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Multiplication des alertes sanitaires dans les médias : quelle pertinence ? Jean-Marc Sapori Hospices civils de Lyon, centre antipoison et de toxicovigilance, 162, avenue Lacassagne, 69424 Lyon cedex 03, France Correspondance : Jean-Marc Sapori, Hospices civils de Lyon, centre antipoison et de toxicovigilance, 162, avenue Lacassagne, 69424 Lyon cedex 03, France. [email protected] Disponible sur internet le : 22 août 2013 Increase of health scare in the media: What relevance? La commercialisation fin 2012 d’une farine de sarrasin bio, contaminée par du Datura, est un cas d’école d’une alerte sanitaire touchant l’industrie agroalimentaire. Son analyse permet de mieux comprendre son émergence, les problèmes concernant sa gestion et ainsi de proposer des pistes d’amélioration. Plus globalement, le traitement médiatique actuel de telles alertes sanitaires introduit une confusion dans l’esprit du public, entraînant un contexte anxiogène diffus au détriment d’une compréhension intelligente du risque. Les difficultés rencontrées ont été diverses et multiples : les modalités de contamination initiale des champs de sarrasin par des plants de Datura, les insuffisances de contrôles effectués tout le long de la chaîne agroalimentaire, les différentes présentations commerciales de cette farine de sarrasin et leurs circuits de distribution, les modalités de contamination des consommateurs (habitudes alimentaires, quantités ingérées), la symptomatologie présentée par les personnes intoxiqués (avec souvent une certaine disparité intrafamiliale), les difficultés initiales de diag- nostic (avec plusieurs consultations, hospitalisations, investigations multiples entraînant des surcoûts de santé et un risque iatrogénique lors d’examens invasifs), les difficultés de détection initiale du signal (et le rôle central des centres antipoison et de toxicovigilance [CAP-TV] dans sa mise en évidence), les difficultés (voire l’absence) de communications entre, d’une part, le secteur économique et commercial (représenté par l’administration avec, en particulier, les services de la DGCCRF 1 , mais également les industriels producteurs, les chaînes et magasins en ligne sur / on line on www.em-consulte.com/revue/lpm www.sciencedirect.com Presse Med. 2013; 42: 12981299 ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. 1298 Éditorial 1 Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. tome 42 > n810 > octobre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.07.006

Multiplication des alertes sanitaires dans les médias : quelle pertinence ?

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Presse Med. 2013; 42: 1298–1299� 2013 Elsevier Masson SAS.

Tous droits réservés.

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Édit

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Disponible sur internet le :22 août 2013

1 Direction générale de la concurrence, de la

Multiplication des alertes sanitaires dans lesmédias : quelle pertinence ?

Jean-Marc Sapori

Hospices civils de Lyon, centre antipoison et de toxicovigilance, 162, avenueLacassagne, 69424 Lyon cedex 03, France

Correspondance :Jean-Marc Sapori, Hospices civils de Lyon, centre antipoison et de toxicovigilance,162, avenue Lacassagne, 69424 Lyon cedex 03, [email protected]

Increase of health scare in the media: What relevance?

La commercialisation fin 2012 d’une farine de sarrasin bio, contaminée par du Datura, est uncas d’école d’une alerte sanitaire touchant l’industrie agroalimentaire. Son analyse permet demieux comprendre son émergence, les problèmes concernant sa gestion et ainsi de proposer despistes d’amélioration. Plus globalement, le traitement médiatique actuel de telles alertessanitaires introduit une confusion dans l’esprit du public, entraînant un contexte anxiogènediffus au détriment d’une compréhension intelligente du risque.Les difficultés rencontrées ont été diverses et multiples : les modalités de contamination initialedes champs de sarrasin par des plants de Datura, les insuffisances de contrôles effectués tout lelong de la chaîne agroalimentaire, les différentes présentations commerciales de cette farine desarrasin et leurs circuits de distribution, les modalités de contamination des consommateurs(habitudes alimentaires, quantités ingérées), la symptomatologie présentée par les personnesintoxiqués (avec souvent une certaine disparité intrafamiliale), les difficultés initiales de diag-nostic (avec plusieurs consultations, hospitalisations, investigations multiples entraînant dessurcoûts de santé et un risque iatrogénique lors d’examens invasifs), les difficultés de détectioninitiale du signal (et le rôle central des centres antipoison et de toxicovigilance [CAP-TV] dans samise en évidence), les difficultés (voire l’absence) de communications entre, d’une part, lesecteur économique et commercial (représenté par l’administration avec, en particulier, lesservices de la DGCCRF1, mais également les industriels producteurs, les chaînes et magasins

consommation et de la répression des fraudes.

tome 42 > n810 > octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.07.006

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distributeurs. . .) et, d’autre part, le secteur sanitaire (ARS2,CAP-TV), la gestion médiatique de cette alerte sanitaire, lesdifficultés rencontrées dans l’information des professionnels desanté, la durée dans le temps d’une telle alerte (potentielle-ment sur plusieurs mois, compte-tenu des paquets de farinestockés chez les particuliers) et, enfin, un aspect plus médico-légal avec les revendications notamment financières des vic-times les ayant souvent amené à porter plainte (certaines n’ontpas pu travailler ou étudier pendant plusieurs jours, compte-tenu de la gêne occasionnée, des coûts liés aux bilans ethospitalisations ont été générés).Des propositions (en termes de prévention et de gestion)peuvent être faites, à partir de l’analyse précise et objectivede cette alerte sanitaire :� le renforcement de la vigilance de l’industrie agroalimentaire,

tout au long de sa chaîne de production et de distribution. Ellepasse, par exemple, par une augmentation voire unesystématisation des autocontrôles, l’objectif étant d’empê-cher de futures commercialisations de farine contaminée pardu Datura (de telles contaminations revenant assezrégulièrement) ;

� l’amélioration de la réponse sanitaire. Elle passe par unemeilleure détection de tels évènements (peu fréquents etpour lesquels les étiologies toxiques sont insuffisammentévoquées), mais également dans la redescente d’informa-tions pratiques et validées à destination des professionnelsde santé. Les médecins généralistes jouant un rôlefondamental au sein de telles alertes, renforcer leurformation et leur information (à travers une mise àdisposition de fiches synthétiques) sur ces sujets leurpermettrait de faire plus facilement un lien entre les plaintesde leurs patients et une éventuelle alerte en cours,augmenterait leur recours à l’expertise des CAP-TV, leurpermettrait d’apporter une réponse circonstanciée auxquestions de leurs patients.

L’importance de l’identification précoce du signal par le secteursanitaire (les CAP-TV ayant sur ce point un rôle d’expertiseprimordial), la nécessité du partage des informations (notion detransversalité) entre le secteur économique/commercial/industriel et le secteur sanitaire, la circulation de l’information(remontée des signalements à partir de la base [généralistes,hôpitaux, CAP-TV. . .], rétro-information depuis les ARS vers leséquipes médicales de terrain et le public) sont des points clés.Par ailleurs, à partir de ce cas, il faut s’interroger sur letraitement médiatique de ces alertes sanitaires. En effet, lesmédias (presse écrite, télévision, radio) privilégient souvent untraitement émotionnel/sensationnel, en jouant sur les peursprofondes, en dramatisant ces informations, au détrimentd’une analyse objective et raisonnée qui aurait permis au

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citoyen de replacer cette alerte sanitaire à sa juste place surl’échelle des risques pour le consommateur.La multiplication exponentielle actuelle des alertes, sur des sujetsaussi divers que variés (médicaments, dispositifs médicaux,aliments, boissons, vêtements, mobiliers, jouets. . .), les messa-ges alarmistes dispensés dans les médias, conjugués à ce fameuxprincipe de précaution qui semble prévaloir sur toute réflexion,font que pour le public tout devient dangereux (boire, manger, sevêtir, respirer. . .), certaines préoccupations récentes (prothèses,aluminium. . .) venant se surajouter à d’autres plus anciennes(mais pour lesquels les CAP-TV sont toujours questionnés par lepublic), tels que les amalgames dentaires. La saturation partoutes ces alertes de l’espace médiatique aboutit à un effetinverse : assailli et affolé par tous ces messages anxiogènes, lecitoyen n’est plus capable de différencier par lui-même ceux quidoivent l’alerter sur un réel risque sanitaire (pour lesquelles savigilance est requise) de ceux qui ne pointent que des problèmesde fraude ou d’ordre réglementaire.L’affaire récente de viande de boeuf contaminée par de laviande de cheval en est un exemple : en effet, au-delà de latromperie et des malversations commerciales et financièressous-jacentes, le risque sanitaire était en fait inexistant. Acontrario, la contamination par du Datura d’une farine desarrasin (une contamination prouvée, des toxiques concrète-ment identifiés et dosés, un circuit de distribution clairementétabli, une diffusion importante sur le territoire national etsurtout des manifestations cliniques réelles) est malheureuse-ment passée relativement inaperçue, car noyée dans le flotmédiatique alarmiste quotidien.Tous les acteurs concernés, depuis les pouvoirs publics (minis-tères, agences sanitaires. . .), jusqu’aux médias eux-mêmes(rédacteurs, journalistes. . .), devraient au contraire distinguer,hiérarchiser au sein des informations/alertes transmises aupublic, celles ayant un réel risque sanitaire. Une démarchepédagogique, constructive, raisonnée et scientifique devraitprévaloir au lieu de laisser le champ libre aux interprétationset à la rumeur. Elle permettrait alors au citoyen d’adopter uneattitude adaptée à la réalité du risque. Dans ce contexte, il estextrêmement important pour le secteur sanitaire de participer àcette communication envers le public, en délivrant une informa-tion vérifiée, explicitée, basée sur des preuves scientifiques,hiérarchisée dans l’échelle des risques. Malheureusement, unecertaine frilosité persiste, voire même une méfiance envers lesmédias, laissant le champ libre aux journalistes et aux expertsautoproclamés, qui très souvent fournissent des informationsincomplètes, inexactes, inadaptées et inutilement alarmistes(sans parler des informations circulant sur Internet et les réseauxsociaux). Il faut donc que le corps médical se réapproprie cettecommunication au public. Il est en effet le mieux placé de par sonexpertise, ses compétences, ses connaissances. . .

Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts enrelation avec cet article.

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