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Mythe et justice dans la pensée grecque

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Collection dirigée par Bjarne Melkevik

La collection Inter-Sophiase veut un carreour de réfexions et d’interrogations,

ouvert et pluraliste. Interdisciplinaire et internationale, cette collection se

présente comme un lieu d’interprétation et d’argumentation qui agit, par la

pensée, dans et sur notre contemporanéité. En recherchant une revalorisation

légitime des aspirations de l’individu moderne et de l’importance primordiale

du dialogue, elle s’inscrit au sein de l’espace public moderne accueillant aussi

bien des analyses issues de la tradition qu’une interrogation concernée par

des questions contemporaines et en cours d’élaboration. Au confuent de la

philosophie, des sciences humaines, des sciences politiques et des lettres,

Inter-Sophia cherche à promouvoir des idées novatrices, à ouvrir et à stimuler

les débats publics appelant des choix démocratiques et à enrichir les repères

intellectuels modernes.

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Mythe et justice

dans la pensée grecque

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Mythe et justice

dans la pensée grecque

Sou co

Smo Tzz

M Poopp-MBj Mkk 

Les Presses de l’Université Laval

2009

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Mqu couu : M Mombu

ISBN 78--7637-8767-1

© L P ’U L

Tou o . Impm u C 

Dpô g 3 m

L P ’U LPo Muc-Pock 35, u ’U, buu 313Qubc (Qubc) G1V A6CANADA 

www.pu.com

L P ’U L ço chqu u Co Au C Soc ’ u oppm p cuu- u Qubc u fcè pou ’mb u pogmm pubco.

Nou coo ’ fcè u goum u C p ’-m o Pogmm ’ u oppm ’u ’o(PADIÉ) pou o c ’o.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction 1

S TZITZIS, M PROTOPAPAS-MARNELI, B MELKEVIK 

Première Partie : tradition mythique

1 Onomastique grecque et droit 7

Ilias ARNAOUTOGLOU

2 Figures anthropologiques de la justice Du mythos au logos 2 3

Stamatios TZITZIS

3 Mythe et mathématiques 45

Christina PHILI

4 Le voyage d’Apollon au pays des hypervoréens ou lafascination d’un mythe culturel 59

Iphigénie BOTOUROPOULOU

5 L’élément empirique dans le mythe de Sisyphe 71

Kerassenia PAPALEXIOU

6 Mythe et symbolisme d’Euridice 89

Apostolos STAVÉLAS

deuxième Partie : de la mythologie à la PhilosoPhie

7 Ontologie et justice chez les présocratiques 109

Golfo MAGGINI

8 Mythe et justice: le cas de Palamède 135

Thérèse PENTZOPOULOU-VALALAS

9 Mythe traditionnel et mythe platonicien : l’idée de justice 151

Jean FRÈRE et Eugénie VEGLÉRIS

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10 Le mythe de Protagoras sur la justice 161

Constantin DESPOTOPOULOS

11 La justice dans la tragedie grecque 173

Chara BACONICOLA

12 Élements de droit penal dans la tragédie grecque ancienneFormes d’application de peines dans les  Bacchantes d’Euripide 193

Athanasios STEFANIS

troisième Partie : de la théologie à la PhilosoPhie

13 Le sens de la justice (« corps juste » et « médecin juste »)dans la medecine grecque ancienne 225

Athéna BAZOU

14 Les notions de justice et de justesse dans la théologie platonicienne de Proclus 243

E MOUTSOPOULOS

15 La fondation metaphysique de la justice dans l’oeuvre du philosophe neoplatonicien Proclus 253

Christos TEREZIS

quatrième Partie : mythe et modernité

16 La notion de justice dans les lumières néohelléniquesAdamantios Koraïs-Benjamin de Lesbos 267

Roxane ARGYROPOULOS

17 Justice cosmique et droit politique Le cas d’Antigonechez Hegel 281

Périklès VALLIANOS

18 Mythe tragique et justice dans la pensée grecqueselon Kostas Papaïoannou 309

Yannis PRELORENTZOS

19 Walter Benjamin : histoire, mythe et justice 347

Panayiotis NOUTSOS

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INTRODUCTION

STAMATIOS TZITZIS

Directeur de Recherche CNRS/UMR7891 et Directeur adjoint de l’Institut deCriminologie de Paris

MARIA PROTOPAPAS-MARNELI

Directrice du Centre de Recherche sur la Philosophie Grecque, de l’Académie

d’AthènesBJARNE MELKEVIK

Professeur à la Faculté du droit/Université Laval

Les peuples de grandes civilisations développent de grandsmythes pour raconter le merveilleux de leurs cultures. Les premiershéros mythiques sont les ancêtres-démiurges-héros qui glorifientleur pays. Ils y exposent le parcours de l’humanité, à travers letemps, pour des conquêtes terrestres et spirituelles. Dans cecontexte, leur langage est symbolique, reflétant le sens caché de lavie humaine dans les efforts de l’homme de maitriser le vrai savoir et la connaissance authentique. Mais les mythes racontent aussicomment la culture se greffe sur la nature et comment l’une et

l’autre font naître les grands principes qui règnent dans l’universmoral.

Les mythes décrivent, sous forme narrative, l'origine ducosmos et les acteurs qui l’habitent. Souvent, sous un aspectirrationnel, ils cherchent, à travers des contes poétiques, àexpliquer le fonctionnement du monde et les forces qui le régissentd’une manière qui viole les principes de la logique. Le mythos et lelogos semblent ainsi a priori se contredire.

Chez les Grecs le mythos et le  Logos s’enchaînent et secomplètent. Le mythe grec est l’indicateur d’une rationalitéimmanente aux choses de la nature. Il donne des paradigmes deconcevoir et d’agir. Il transmet au logos l’art d’inventer, de créer etde former de grandes leçons de morale et de justice.

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2 MYTHE ET JUSTICE DANS LA PENSEE GRECQUE

Ainsi, le mythos et le logos transmettent-ils, dans une

heureuse symbiose, les grands principes fondateurs de la paideia (laculture hellénique) dont l’enseignement est en harmonie avec lesrègles de la nature.

Par sa culture et sa civilisation, la Grèce ancienne se révèlecomme l’architecte du logos au cœ ur des mythes, contribuantgrandement à l’héritage occidental des trésors intellectuels et desvérités éternelles. Notamment, la définition classique de la justice

 prend ses sources dans les expressions mythiques de la dikaiosynè qui portent nombre d’images anthropologiques telles :  Dikè,

Thémis, Némésis….. En effet, chez les Hellènes, la justicemythique, contrairement à celles des légendes orientales, n’estguère dépourvue d’une rationalité bienfaitrice pour l’homme.

En effet, dans les récits philosophiques, ce qui est juste, to

dikaion, est incarné presque toujours par une figure féminine.

Même l’idée de fécondité qui suit la justice porte le visage de ladéesse Déméter . Par extension, la justice engendre ce qui assure la prospérité politique, tout en conservant en équilibre les rapportsentre l’homme et le cosmos.

La justice se dévoile dès lors comme principe régulateur del’univers et de l’ordre social de la cité dans leurs mouvementscontinus. Ici les mythes racontent les combats des héros, les forces

des divinités et l’évolution de la mentalité des citoyens dans ledéploiement de leur histoire et l’évolution de leur culture.

 Le mythos et le logos ramènent à une justice tributaire del’esthétique naturelle, présente dans le domaine de la philosophie etde la science hellénique, car la pensée grecque ne sauraits’exprimer, dans toutes ses expressions, sans se rapporter directement ou indirectement, explicitement ou implicitement à

l’idée de kalon (désignant à la fois beauté physique

1

et beautémorale). Celle-ci renvoie inexorablement à deux autres idées : celledu dikaion (le juste) et celle de l’agathon (le bien). Or l’esthétiquegrecque devient le pont qui mène du mythos au logos avec la présence de la justice qui scelle les relations humaines.

1 Qui appartient ou qui vient de la physis, de l’ordre naturel des choses.

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INTRODUCTION 3

L’esthétique de la  physis (la nature grecque) nous dévoile

une justice gardienne du savoir cosmique. C’est pourquoi justice etvérité (aléthéia) vont ensemble. En d’autres termes, la justice visiteles coins obscurs de la nature pour éclairer ce que cette dernièrerend opaque. La nature aime à se cacher 2. Or la vérité se dévoilechaque fois que la justice intervient. C’est pourquoi le dikaion le juste, est aléthique et pas formel comme le conçoit la modernité.

La justice possède, dès lors, une fonction gnoséologique.

Son chant traverse les chemins de l’Être (nous le voyons bien chezParménide) et fait savoir aux mortels que toute faute objective(hybris), c’est-à-dire toute démesure, sera inévitablementsanctionnée relevant d’une exigence de l'ordre des choses. Car l’ordre des choses ne saurait s’assurer sans les harmoniquescosmiques. Le cosmos est, pour les Grecs, synonyme d’harmonie etd’équilibre.

La tragédie classique illustre bien cet état des choses. Ledrame classique est inconcevable sans les mythes qui décrivent lefonctionnement du monde des dieux et de celui des hommes. Lasagesse trouve ses nobles expressions dans la bouche des déessesqui incarnent la justice et demande toujours la triomphe du logos, source sacrée de messages salutaires pour les mortels enclins à ladémesure. Celle-ci enfante le drame tragique qui traduit uneagression métaphysique : l’outrage des forces surhumaines quiassurent l’ordre du monde. L’appel aux divinités célestes etsouterraines, l’évocation de la Nécessité ou de la Providence et lamise en cause des forces naturelles qui dominent l’ordre de lanature font partie de l’aspect mythique de justice.

En outre, les représentations anthropomorphiques de la justice et leurs aventures dans les mondes des hommes et des dieuxrévèlent les spécificités du droit naturel. Il s’agit d’un droit « anti-normatif » et « antirationaliste » qui exprime la densité ontologiquede la  physis. En effet, la nature grecque est conçue à la manièred’une cité sans bornes, peuplée par des forces et des divinitésanthropologiques qui honorent la justice. Si le mythos permet à la

2 C’est la thèse d’Héraclite.

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4 MYTHE ET JUSTICE DANS LA PENSEE GRECQUE

littérature hellénique de transmettre les messages du juste comme

étant un droit aléthique, le logos figure l’esprit de ce dikaion quiassure la pérennité des mouvements de l’Être. La multiplicité desformes anthropologiques de la justice à travers la symbolique desmythes éclaire ce que Aristote affirme dans  L’Ethique à

 Nicomaque : « la justice se dit de plusieurs façons » 3.

*

 Nous avons voulu classer les travaux de notre livre selon

l’ordre historique et la cohérence qui lui est inhérente. Dans la première partie, intitulée Tradition mythique, nous avons voulucentrer notre intérêt sur l’héritage hellénique si riche ensignifications concernant les figures anthropomorphiques de la justice. La deuxième partie comprend les travaux consacrés au passage  De la mythologie à la philosophie. Les études de latroisième partie se rapportent aux pensées qui décrivent la transition

d’une justice théologique à une justice philosophique et s’intitule : De la théologie à la philosophie. Enfin les essais de la dernière partie étudient la réception et l’exploitation des mythes de la justiceaux temps modernes : Mythe et modernité est son titre.

Enfin toute notre reconnaissance à tous ceux qui ont réponduà notre invitation à collaborer et à élaborer ce programme relatif aux divers aspects de la présente question dans l’Antiquité ; il est à

signaler que notre démarche a rencontré un large écho auprès de personnalités francophones du monde académique grec, issus dediverses disciplines : la qualité de leur travail a permis de mener à bien l’entreprise et, grâce à leurs efforts conjugués, ce précieuxvolume peut aujourd’hui voir le jour. Nous exprimons notregratitude à tous les participants et nous espérons qu’une nouvelleédition traitant d’un autre sujet d’égale importance nous permettra

d’envisager une nouvelle collaboration tout aussi fructueuse.

3 E.N. 1129 a 25-26

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Première partie :

Tradition mythique

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1

ONOMASTIQUE GRECQUE

ET DROIT* 

ILIAS ARNAOUTOGLOU 

Chercheur, Centre de Recherche sur l’histoire du droit grec

On le sait que l’étude des anthroponymes est à même de nousoffrir, pour les périodes les plus anciennes de l’histoire, desinformations très précieuses concernant la diffusion de divers

cultes, le caractère local de certains autres, les relations unissantmétropole et colonies, la composition démographique de cités et deroyaumes, les rapports entre indigènes et occupants, ainsi que le

* Dans l’article, nous utiliserons les abréviations suivantes: Bechtel (1917) =Bechtel, Fr. (1917), Die historische Personnennamen des Griechischen bis zu

Kaiserzeit , Halle; Effenterre (1974) = van Effenterre, H. (1974),« Thémistodikè» dans le volume  Mélanges d’histoire ancienne offerts àWilliam Seston, 481-488, Paris; Parker (2000) = Parker, R. (2000),« Theophoric names and the history of Greek religion» , in Hornblower, S. & E.Matthews (eds), Greek Personal Names. Their value as evidence, 53-80,London (Proceedings of the British Academy 104); Rudhardt (1999) =Rudhardt, J. (1999), Thémis et les Hôrai. Recherche sur les divinités grecquesde la justice et de la paix, Genève; Svenbro (1993) = Svenbro, J. (1993),Phrasikleia. An anthropology of reading in ancient Greece, traduit par J.

Lloyd, New York [première édition: Svenbro J. (1988) Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris]. L’article constitue uneversion élaborée de la communication « Onomastique et droit. Le cas desanthroponymes à deuxième terme – thémis », faite  dans le cadre de la 7e Rencontre des historiens grecs du droit (Komotini, 22-24 octobre 2004) et il aété publié dans l’ Annuaire du Centre de Recherche de l’Histoire du Droit Grec 39 (2005) 31-53 sous le titre « Anthroponymia kai dikaio» . Je remercie Mme J.Roques-Tesson pour la traduction française.

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8 ILIAS ARNAOUTOGLOU

 processus d’hellénisation puis, plus tard, de romanisation1. De la

même manière, l’étude des choix dans l’attribution des noms à desépoques plus récentes est susceptible d’apporter deséclaircissements en matière d’idéologie ou encore de mobilitésociale et géographique2. En quoi l’étude des anthroponymes peut-elle nous aider à mieux comprendre et à interpréter des institutionset des notions juridiques? Les anthroponymes peuvent contribuer non pas tant à faciliter notre compréhension de différentes

institutions du droit public ou privé –ainsi, il est difficile, voireimprobable de repérer des anthroponymes comme  Misthosis ouPrasis3 –qu’à nous éclairer sur l’idéologie des cités grecquesanciennes de la période archaïque et classique en matière de droit.Dans le domaine du droit et, avec toutes les réserves quis’imposent, les anthroponymes nous fournissent un réservoir immédiat d’idées, de valeurs, de symboles et d’images relatives audroit ou, plus précisément, à la notion de justice. Ainsi, en grec

moderne, pour dire que la justice a triomphé, on utilisefréquemment la formule « la justice a lui» ou « la justice luira» , quiattribue à la justice la qualité de ce qui brille, éclaire. Quand il serévèle au grand jour, son éclat aveuglant terrasse l’injustice. C’estla même idée qui s’exprime à travers certains anthroponymes grecs

1 Cf. la discussion sur la contribution de l’étude des anthroponymes à l’histoiresociale de l’antiquité, in McLean, B. H. (2002),  An introduction to Greek epigraphy of the Hellenistic and Roman periods from Alexander the Great down to the reign of Constantine (323 B.C. –A.D. 337), 74-111, Ann Arbor,Michigan.

2 Pour le cas néohellenique, voir Droulia, L. (1985), « He éthimike paradosi stinonomatodosia kai o Diaphotismos. Ena paradeigma apo tin Achaïa» , Mnemon10, 187-201.

3 Quoiqu’il en soit, l’anthroponyme Misthodikos figure dans un sortilège du IIIe siècle à Athènes (CIA App.29.9) et celui d’ Anenklétos est attesté sur unmonument funéraire du début du IVe siècle ( IG ii2 5980) mais également plustard, à l’époque romaine [Sparte ( IG v (1) 53 et 54, Smyrne ( ISmyrna 299,763), Amathonte dans l’île de Chypre (SEG 39.1522), Acmonia en Phrygie(SEG 40.1195)]. L’anthroponyme  Hypodikos apparaît dans la Corinthe dudébut du VIe siècle [ AJA 30 (1926) 448] et à Chalcis en Eubée à la fin du Ve siècle av. J.-C. [FGrH 239 A 46].

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ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 9

anciens comme dans les noms Phauthémis (et éventuellement

Chrysothémis). Telles sont les pistes autour desquelles s’articulera le présent

article. Il s’inscrit dans une démarche plus vaste qui embrasseral’examen d’anthroponymes à deuxième terme en -dikè et en – nomos. Ici, je me bornerai à étudier les anthroponymes suffixés en -thémis4.

Il y a 30 ans, H. van Effenterre a étudié les anthroponymes

en – thémis et – dikè, en se fondant sur la collection établie par Bechtel (1917). Il avait ainsi à sa disposition un ensemble dequelque 150 noms5. Son objectif était d’approcher le contenusémantique des termes thémis et dikè, à travers l’usage qui en estfait dans des anthroponymes. Or, il est parvenu à la conclusion quela notion de thémis dans les anthroponymes ne concerne pas larègle du droit, la loi ni la justice mais « cette primitive réserve

sacrée qu’à notre sens, on confiait aux dieux ou aux chefs pour qu’ils en usent à bon escient» . À mon tour, j’ai tenté de constituer 

4 J’ai exclu les anthroponymes à premier terme en thémis(t) –tels que les nomsThémixenos, Thémisthagoras (-tagoras, -stagoros), Thémistharétos,Thémistandros, Thémistogénès, Thémistodamos (-demos), Thémistodikè,Thémistodoros, Thémistokléas (-klès, -kleus), Thémistokleia, Thémistokypra,Thémistopolis, Thémistônax (-anax), Thémistès, Thémistia, Thémistion,

Thémistios, Thémistis, Thémistiôn, Thémistola, Thémistolas, Thémistô,Thémistôn, car ils constituent une catégorie spécifique qui se réfère plutôt à ladéesse Thémis (gén. Thémistos) –cf. Parker (2000: 56 sq) –et sur lequels jeme pencherai dans un de mes prochains articles. Analyse linguistique destermes thémis/thémistai chez Fränkel, E. (1913), « Graeca-Latina» , Glotta 4,22-49 et notamment 22-31, ainsi que chez Chantraine, P. (1953), « Réflexionssur les noms des dieux helléniques» ,  L’Antiquité classique 22, 65-78. Sur leculte de Thémis, voir Stafford, E. J. (1997), « Thémis. Religion and order inarchaic polis» dans l’ouvrage de Mitchell, L. G. et P. J. Rhodes (eds) The

development  of the polis in archaic Greece, 158-167, London; Berti, I. (2001),« Il culto di Themis in Grecia ed in Asia Minore»  ASAA ser. 3 (1), 79, 289-298et Berti, I. (2002), « Epigraphical documentary evidence for the Themis cult:

 prophecy and politics» Kernos 15, 225-234. Cf. également les remarques à cesujet de Rudhardt (1999).

5 Cf. Effenterre (1974: 482). Son étude se fonde sur un échantillon de 150anthroponymes, formes composées de thémis et dikè, y compris desanthroponymes présentant le premier terme thémist -.

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10 ILIAS ARNAOUTOGLOU

un ensemble le plus exhaustif possible de témoignages, en

m’appuyant sur les volumes publiés et sur le matériel non publié du Lexicon of Greek Personal Names répertorié  à Oxford. J’ai ainsicollecté 66 anthroponymes composés en – thémis qui sont portés par 319 sujets6.

Anthroponymes et attribution des noms dans l’Antiquité

Le choix et l’usage d’un nom est influencé par des paramètres sociaux variés, tels la fortune, la position sociale etl’idéologie. Dans l’Athènes classique, l’attribution d’un nom àl’enfant intervenait après le rite de la reconnaissance par le père lorsde la cérémonie des  Amphidromia (ou Fête des Nouveaux-Nés) et prenait place au plus tard le 10e jour après la naissance7.Habituellement, si ce n’est toujours, le garçon premier-né recevaitle nom de son grand-père du côté paternel8. Une pratique analogue

6 Fraser P. M. et E. Matthews (eds) (1987-2005)  Lexicon of Greek Personal Names, vols. I-IV, Oxford. Je n’ai pas pris en compte les noms Abroth[émis?] [ ILaodikeia am Lykos 68 (141/2 A.D.)],  Anthémis, Panthémis, Euryth[émis?][SEG 50.1042. Métaponte, première moitié du IVe siècle av. J.-C.] et

 Axiothémis (?) (Kymè, SNG Aulock 7694). Dans l’échantillon des nomscomposés en – thémis sont inclus également les variantes dialectales etorthographiques (par ex.  Hegésithémis-Hagésithémis, Hiérothémis-

 Heirothémis, Kléothémis-Kleuthémis, Phannothémis-Phanothémis, Xeinothémis-Xénothémis). Dès la parution de l’article en grec, cinq casd’anthroponymes en – themis avaient été publiés:  Apollothémis (Maionia enLydie, EA 39 (2006) 103 no. 2);  Damothémis (Melos, Koumanoudes,  Attikesepigraphai epitymbioi. Prosthekai, 1996b);  Istrothémis (Apollonia Pontica,SEG 52. 690C); Stasithemis (Xanthos en Lycie,  REG 118 (2005) 329-366);Skydrothemis (Sinope, Tacite Hist . iv 84).

7 Cf. Pomeroy, S. B. (1997), Families in Classical and Hellenistic Greece, 68-69, Oxford.

8 Cf. Dém. 43 (Contre Macartatos) 74: « Après que j’eus obtenu en justice lamère de cet enfant, quatre fils me sont nés et une fille. Et voici les noms que

 j’ai donnés à mes fils: à l’aîné, celui de mon père, Sosias; il est normal d’enuser ainsi, j’ai donc donné ce nom à l’aîné; au second que voici, celuid’Euboulidès que portait le grand-père maternel de cet enfant; au suivant, lenom de Ménesthée qui était celui d’un proche parent de ma femme; au plus

 jeune, celui de Callistratos, celui du père de ma mère.» (traduction L. Gernet, Les Belles Lettres) Cf. également Dém. 39 (Contre Boetos A) 27 et

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ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 11

était suivie, moins rigoureusement il est vrai, pour la fille aînée.

Parfois, il arrivait que les parents tombent d’accord pour doter leur enfant d’un nouveau nom : c’est ce qui se produit, par exemple, pour le fils de Strepsiadès, Phidippide, dans la comédied’Aristophane,  Les Nuées9. Il arrivait aussi que, dans une famille,les noms soient tous formés avec un même premier composant: telest le cas de la famille de l’orateur Démosthène où sont attestés lesnoms  Démomélès, Démon, Démophon, et bien entendu,

 Démosthène

10

. Comme en témoigne l’exemple ci-dessus, la plupartdu temps, les parents attribuaient des noms qu’ils jugeaient de bonaugure pour l’avenir de leurs enfants, en les attachant à une divinitélocale ou panhellénique ou encore à des qualités, des valeurs et descaractéristiques personnelles qui avaient une résonance positivedans la société. En outre, comme le signale également Svenbro11, lenom est une manière de commémorer un ancêtre, l’enfant qui reçoitson nom étant appelé à le surpasser en gloire.

On peut donc en conclure que l’attribution des noms, dans laGrèce antique, se caractérise par son conservatisme. Unconservatisme qui perpétue indirectement un certain nombred’anthroponymes et, en outre, préserve des valeurs qui peuvent ne plus être d’actualité12.

Aristophane,  Nuées, 282. Voir également l’interprétation de Svenbro (1993:76) sur ce phénomène: « To give the child the name of a grandfather is to makeit sound forth one again and thereby to increase the kleos of the ancestor whois already, or soon may be, dead.»

9 Aristophane,  Les Nuées, 61-67: « [comme venait de nous naître le fils quevoilà] à moi et à mon excellente épouse, ce fut sur le nom à lui donner quenous nous querellions. Elle voulait un nom avec « hippos» , Xanthippos ouCharippos ou Callipide; moi, à cause du nom de mon grand-père, je proposais

Philonide. Long fut le différend. Enfin, nous nous accordâmes pour l’appeler Phidippide.» (traduction Hilaire van Daele, Les Belles Lettres).

10 Cf. Davies, J. (1971),  Athenian Propertied Families, no 3597, Oxford etstemma.

11 Cf. Svenbro (1993: 64-79) et en particulier p. 72: « The name originally is not afunctional description of the person to whom it is given but an epithet thatapplies to his father or grandfather –whom he must, if possible, resemble» .

12 Cf. Effenterre (1974: 482-3).

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12 ILIAS ARNAOUTOGLOU

Contenu du terme  thémis 

Le vocable thémis apparaît souvent dans les épopéeshomériques pour désigner soit une divinité, soit une notion quicaractérise ce qui doit et ne doit pas se faire13. Les historiens de la première moitié du 20e siècle ont voulu distinguer la thémis de ladikè, estimant que la première exprime la justice endo-familiale(tribale) et la seconde, la justice entre familles et tribus. On aobservé, toutefois, que cette distinction ne correspondait pas à

l’usage des termes, du fait que thémis et dikè ne régissent pasrigoureusement une seule et unique catégorie de relations mais lesdeux catégories précitées à la fois. Un réexamen assidu du matériela conduit les spécialistes à postuler que le terme thémis suggèreinitialement l’exigence qu’il y a pour les hommes à procéder ounon à un acte14. Cette exigence s’extériorise soit sous la forme d’unoracle (c’est-à-dire d’une réponse du dieu), soit à travers les

décisions des chefs (par exemple anax)15

. L’espace relationnel querecouvre la thémis concerne les relations endo-familiales, ledomaine des rituels, les obligations envers le groupe social, maisaussi la stabilité (comme une sorte d’ordre cosmique), l’équilibre.Par conséquent, la thémis constitue un antidote à la violence et auxémeutes qui mettaient à mal les cités de la période archaïque, dufait des affrontements endo-aristocratiques. Plus généralement, la

13 Cf. également les tentatives d’interprétation de Ruiperez, M. S. (1960),« Historia de Themis en Homero» , Emerita 28, 99 –123 et van Effenterre, H.et H. Trocmé (1964), « Autorité, justice et liberté aux origines de la citéantique» ,  Revue Philosophique de la France et de l’étranger  154, 405-434.Voir également Ruzé, Fr. (1997), Délibération et pouvoir dans la cité grecquede Nestor à Socrate, 30 et 97. Paris (Histoire ancienne et médiévale 43).

14 Cf. Rudhardt (1999: 20): « Au singulier il existe une exigence qui s’impose àl’esprit des hommes, les autorisant ou non à exécuter certaines actions… La

locution prend parfois un sens plus fort: la conduite normale devient conduiterecommandée ou imposée par les convenances.»

15 Il convient de signaler ici la thèse de Rudhardt (1999: 23) selon laquelle lathémis demeure une puissance qui influence de façon décisive la conduitehumaine mais ne se transforme pas en un ensemble distinct de règles. Bien sûr,la thèse ci-dessus laisse ouverte la question de savoir comment cette puissancese transforme en règle, éventuellement par le biais d’une pression sociale ou del’intégration de procédures. 

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ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 13

thémis impose un certain nombre d’exigences, non seulement à

ceux qui rendent la justice mais à tous ceux qui disposent d’un pouvoir au sein de la société16.

Perspective chronologique

Le témoignage le plus ancien d’un anthroponyme en -thémisfigure dans le catalogue des olympioniques pour l’année 732 av. J.-C.: il s’agit d’Oxythémis qui était arrivé premier à l’épreuve decourse du stade et était originaire de Coronée17. Cependant, la plupart des témoignages d’anthroponymes de cette catégorie proviennent de Chypre. Ils apparaissent dans les inscriptions enécriture syllabique et datent de la fin du VIIe ou du début du VIe siècle av. J.-C. Au VIe siècle av. J.-C., des anthroponyme en – thémis sont attesté en outre à Athènes, dans les îles de l’Egée(Théra, Chios, Samos) et dans des colonies de Chalcidique [Sanè

(colonie d’Andros), Mendè (colonie d’Erétrie)] ainsi que dans lamer Noire [Olbia (colonie de Milet)]. Au Ve siècle, desanthroponymes analogues apparaissent en outre à Milet (et dans sescolonies au bord de la mer Noire, Istros, Nymphaion), en Eubée, àParos, à Argos et à Cyrène. Alors qu’au IVe siècle, les sources semultiplient, des anthroponymes analogues sont égalementrépertoriés dans des îles de l’Égée (Délos, Amorgos, Péparéthos,

Rhodes, Kéos), en Asie Mineure (Kolophon, colonies des Milésiens(Cyzique, Sinope), Phasélis, Érytrée, Prokonésos), à Marseille(colonie des Phocéens), en Thessalie (Larissa), en Macédoine et enThrace (Maronée).

16 Cf. également Gioffredi, C. (1962) « Su i concetti di themis e dike in Omero»

 BIDR 3e ser. 4, 69-77. Vlachos G. K. (1984), Politikès koinoniès ston Omero,191-203, Athènes. L’auteur est convaincu que le terme thémis correspond audroit de la période mycénienne; en effet, dans la mesure où nous savons qu’il yavait une écriture mycénienne, nous devons admettre également l’existenced’un droit mycénien.

17 Moretti, L. (1957) Olympionikai I vinctori negli antichi agoni olimpici, no 12,Roma, considère qu’il s’agit de Coronée en Arcadie et non de la villehomonyme de Messénie ou de Thessalie.

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14 ILIAS ARNAOUTOGLOU

Concentration géographique des anthroponymes

Dans leur majorité, les anthroponymes en – thémis apparaissent dans la Grèce insulaire, à Chypre, dans les villes dulittoral d’Asie Mineure et leurs colonies. Le premier volume du Lexicon of Greek Personal Names qui comprend la Grèceinsulaire18, Chypre19, et Cyrène20, fait état de 56 noms à secondterme en -thémis;  le deuxième tome qui couvre l’Attique n’enrépertorie que 821, le troisième tome (Péloponnèse, Grèce

occidentale et Grande Grèce) 522 et le quatrième tome (Béotie,Grèce centrale et Thessalie) uniquement 223. À l’inverse, dans larégion de la Macédoine, de la Thrace et de la mer Noire, ondénombre 1424 noms ( mais tous dans des colonies) et en AsieMineure, on en recense 2325. Ce qui donne raison à Bechtel, qui

18 Cf.  Hagesithémis (1 cas),  Hagnothémis (1),  Alkithémis (1),  Amphithémis (1),

 Anaxithémis (10),  Androthémis (2),  Antithémis (1),  Apollothémis (3), Aristothémis (2),  Basilothemis (1),  Daithémis (1),  Damothémis (5), Deisithémis (1),  Delothémis (2),  Diothémis (1), Eothémis (1),  Ergothémis (1), Hermothémis (4),  Euthémis (5),  Euxithémis (3),  Eurythémis (1),  Zenothémis (2),  Hegesithémis (1),  Herothémis (2), Theothémis (1),  Hierothémis (1),

 Eirothémis (1),  Isothémis (1), Kaikothémis (1), Kallithémis (4), Kleisithémis (4), Kleothémis (2), Kleuthémis (5),  Lesbothémis (1),  Mandrothémis (1),

 Menothémis (3), Metrothémis (1), Nikothémis (2), Pasithémis (4), Pratothémis (1), Prexithémis (1), Timothémis (6),  Hypsithémis (2), Phanothémis (2),

Philothémis (4), Chrysothémis (4).19 Cf.  Akestothémis (2 cas), Diaithémis (1), Dieithémis (3), Ellothémis (1),  Eslothémis (1), Eurythémis (1), Zoôthémis (2), Kyprothémis (3), Onasithémis(3), Timothémis (1), Philothémis (1).

20 Cf. Aristothémis (1 cas), Kleuthémis (7), Polythémis (1).21 Cf.  Akestothémis (1 cas), Apollothémis (3), Zénothémis (3), Hérothémis (1), 

Théothémis (1), Kallithémis (2), Pheggothémis? (1), Chrysothémis (5).22 Cf.  Aristothémis (2 cas), Ménothémis (1), Oxythémis (1), Pasithémis (2), 

Chrysothémis (3). 23 Cf. Oxythémis (3 cas).24 Cf.  Agnothémis (1 cas), Apollothémis (3), Dionysothémis (1),  Euxithémis (1), 

 Zénothémis (2), Hérothémis (1), Idanthémis (1), Hiérothémis (1), Istrothemis(1), Kyprothémis (1), Ménothémis (1), Molpothémis (2), Xeinothémis (2), Sôthémis (1). On notera que l’anthroponyme Dionysothémis ne figure pas dansle volume IV de LGPN .

25 Cf. Amphithémis (4 cas), Anaxithémis (4), Androthémis (1), Apollothémis (16),  Aristothémis (1), Boulothémis (1), Damothémis (3), Diothémis (2), Hellothémis

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ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 15

observait qu’en Grèce continentale, on ne rencontre pas souvent

d’anthroponymes en – thémis et que la majorité d’entre eux apparaîten Asie Mineure et dans les îles voisines26. Mais pourquoi une telleconcentration? La diffusion de la poésie épique (en particulier desépopées homériques) peut expliquer jusqu’à un certain point cellede la notion de la thémis. Un autre facteur qui a pu jouer un rôlenon négligeable est l’existence de conflits endo-aristocratiques dansles cités-états, particulièrement en mer Égée et en Ionie, au tout

début de la période archaïque, conflits qui, parfois, donnèrent lieu àdes guerres intestines (cf. Mytilène27, Samos28, Milet29, Erythrai30,Cnide31). Peut-être est-ce dans un tel environnement32 que le sens

(1), Epithémis (1), Zénothémis (1), Hegésithémis (1), Hérothémis (2),  Iatrothémis (3), Kallithémis (4), Lysithémis (1), Ménothémis (23), Métrothémis(2), Molpothémis (1), Xénothémis (6), Skydrothemis (1), Stasithémis (19), Phannothémis (5).

26 Bechtel (1917: 201) « An den Namen auf – themis ist das Mutterland fast ganzunbeteiligt. Die Hauptmasse stellen Kleinasien und die vorgelagerten Inseln“.Ehrenberg, V. (1921),  Die Rechtsidee im frühen Griechentum.Untersuschungen zur Geschichte der werdenden Polis, 16-17, Leipzig(réimpression Stuttgart 1966). a repris à son compte cette constatation.Effenterre (1974: 482 n. 7) s’est demandé avec raison si l’apparition de telsanthroponymes constitue un phénomène tardif. Les données disponiblesmontrent la présence indéniable de tels anthroponymes dès le VIe siècle av. J.-C.

27 Cf. les poèmes d’Alcée. Si, à l’époque archaïque, seul l’anthroponyme Lesbothémis apparaît, au IIIe siècle av. J.-C., les anthroponymes Hagésithémis,Kaïkothémis apparaissent à Eressos et  Daithémis, Diothémis, Irothémis àMytilène. Aux époques hellénistiques tardive et romaine apparaissent lesanthroponymes « théophores»  Apollothémis, Ménothémis, Métrothémis. 

28 Plut.  Moralia 303c. Cf.  Androthémis, Antithémis, Délothémis, Zénothémis, Hérothémis, Kallithémis, Prexithémis, Hypsithémis.

29 Plut.  Moralia 298c; Athen. 524a, Hérod. 5.28-29. Cf.  Amphithémis, Anaxithémis, Aristothémis, Diothémis, Zénothémis, Iatrothémis, Kallithémis,

 Xénothémis.30  FGrH 421 F1. Cf. Hérothémis, Phannothémis. 31 Aristot. Politique 1305b. Cf. Androthémis, Damothémis.32 La description que fait Solon de l’eunomia est révélatrice: (Solon, frg. 3, 32-39

(ed. Gentili-Prato)). Sur le sens de l’eunomia, cf. à titre indicatif, Ehrenberg,V. (1930) « Eunomia» in Charisteria Alois Rzach zum achttzigsten Geburgstag.16-29, Reichenberg (= réimprimé in Stroheker, K. F. et A. J. Graham (eds)(1965) Polis und Imperium. Beiträge zur alten Geschichte, 139-158, Zürich et

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16 ILIAS ARNAOUTOGLOU

de thémis a évolué, finissant par désigner ce qui garantit l’ordre, la

 paix sociale, et l’équilibre. Étant donné que, dans les cités grecquesantiques, l’attribution d’un nom visait à doter l’enfant de propriétésfavorables, il n’est pas impossible que l’usage d’anthroponymes en – thémis ait visé à exorciser le mal. Toutefois, une telleinterprétation ne vaut pas pour toutes les villes du monde grec puisqu’il y avait des régions, comme Mégare, qui connurent unesédition mais où les anthroponymes en – thémis étaient rares33.

Particularités attribuées aux anthroponymes

se terminant en – thémis 

Dans l’antiquité déjà, les noms se divisent en deuxcatégories: les « théophora» (qui renferment un nom de divinité» eten « athéa» (qui ne rappellent celui d’aucun dieu)34. Les noms« théophores» en – thémis constituent une catégorie importante,

constituée de quatre cercles concentriques35. Au centre, se trouventles noms proprement « théophores» en l’honneur d’Apollon( Apollothémis ainsi que  Iatrothémis [31 personnes]), de Zeus ( Diothémis et ses variantes  Dieithémis, Zénothémis mais aussi  Basilothémis [27 personnes]), de Dionysos ( Dionysothémis [1 personne]), d’Héra ( Hérothémis [9 personnes], du dieu Mandre( Mandrothémis [1 personne])36, du dieu Mèn37 ( Ménothémis [30

en traduction anglaise dans l’ouvrage de Ehrenberg, V. (1946),  Aspects of theancient world. Essays and reviews, 70-93, Oxford).

33 Cf. Papakonstantinou, Z. (2004), « Justice of the “kakoi”. Law and social crisisen Theognis»  Dike 7, 5-18.

34 Cf. Klearchos fr.86 (Wehrli) in Athénée 448d-e.35 Cf. Effenterre (1974: 484) et Parker (2000). Effenterre observe qu’il n’existe

que deux noms théophores en – dikè, -dikos. Pour ma part, j’en ai répertoriétreize ( Basilodika, Hermodikè/Hermodikos, Hérakléodikos,

 Hérodikè/Hérodikos, Themistodikè/Thémistodikos, Théodikos/Theudikos, Isidikè/Isidikos, Kaïkodikos, Kaüstrodikos, Mandrodikos, Poseidikos,Poseidikè, Skamandrodikè)

36 Cf. à Milet, l’anthroponyme  Mandronikos,  Milet  I (3) 122 I, 4 (523/2 av. J.-C.); 122 I, 14 (513/2 av. J.-C.); 122 I, 54 (473/2 av. J.-C.) et les noms

 Mandrogénès, Mandrodoros, Mandroklès en Magnésie, formés d’après leMandre. En dernier lieu, Thonemann, P. (2006), « Neilomandros. Acontribution to the history of Greek personal names» Chiron 36, 11-43.

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ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 17

 personnes]), de la Mère des dieux ( Métrothémis [3 personnes]). Ils

ne posent guère de difficulté d’interprétation puisqu’ils suggèrentl’ordre qui procède de la divinité. Bien sûr, seules quelquesdivinités sont en relation avec l’imposition et le maintien de l’ordre,comme Zeus et Apollon. Et ce n’est sûrement pas un hasard si lesdeux dieux en question sont liés à l’art divinatoire. Du reste, lathémis s’extériorise aussi par des sentences divines (cf. les oraclesd’Apollon à Delphes, à Didyme, et de Zeus à Dodone)38. On

connaît, encore qu’il soit contestable, le rôle joué par l’oracle deDelphes dans la colonisation ainsi que dans le soutien d’initiativesen matière de législation à l’époque archaïque (cf. législation deLycurgue à Sparte)39. D’autres divinités sont commémorées enraison de la place particulière qu’elles occupent dans les panthéonslocaux, comme Dionysos à Maronée, Héra à Samos, la Mère desdieux à Lesbos et en Mysie, le dieu Mèn en Bithynie, en Mysie etdans les régions avoisinantes. Il convient de faire une mention

spéciale du dieu Mandre, par ailleurs inconnu, qui est mentionnédans une inscription de Kymé en Éolide ( IKyme 37), qui enregistrela vente de droits sacerdotaux. Dans un second cercle se rangent lesanthroponymes qui sont formés sur des noms de fleuves, comme le Istrothemis [1 personne], le Kaïkothémis [1 personne] etéventuellement l’ Hermothémis [4 personnes] qui se réfèrent auxfleuves du même nom arrosant l’hinterland d’Asie Mineure40. Dans

37 Cf. Effenterre (1974: 485) qui hésite entre l’interprétation selon laquelle ilssont théophores ou reflètent une « régularité mensuelle» .

38 Deux témoignages indirects sur le rapport entre des oracles et l’obtentiond’une concorde à l’intérieur des cites sont sauvés dans une réponse d’oracle duVe siècle av. J.-C. à Dodone: quand les Corcyréens demandèrent à quelledivinité ils devaient sacrifier et consacrer leurs prières pour parvenir à la

concorde et vers 190 av. J.-C.; dans le vote honorifique pour Antiochus III( IIasos 4 II, 54), il est mentionné que le dieu archégète (Apollon) avaitordonné qu’ils vivent « dans la concorde» .

39 Cf. Burkert, W. (1985), Ancient Greek Religion, 116, Oxford et Fontenrose, J.(1978), The Delphic oracle, Its responses and operations with a catalogue of responses, Berkeley.

40 Cf. Parker (2000: 59-60). Effenterre (1974: 484) inclut dans la catégorie desthéophores les noms Akestothémis, Lesbothémis et Molpothémis, en supposant

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18 ILIAS ARNAOUTOGLOU

un troisième cercle pourraient se ranger les anthroponymes dans

lesquels dominent des caractéristiques religieuses, comme la pureté( Hagnothémis [3 personnes])41, la prière/l’imploration ( Euxithémis[4 personnes]), le divin (Théothémis [2 personnes]), le sacré( Hiérothémis/Eirothémis [3 personnes]), le très haut ( Hypsithémis [2 personnes]), celle qui se rend visible(Phannothémis/Phanothémis [8 personnes]). Enfin, dans unquatrième cercle qui a trait au plus vaste domaine religieux-cultuel,

il convient d’inclure l’anthroponyme  Molpothémis [3 personnes].Les molpoi constituaient un groupe d’officiants chargés de pourvoir au culte d’Apollon Delphien à Milet, d’où la fréquence dans cetteville est ses colonies de noms comportant ce premier terme42. Sinous centrons par la suite notre étude sur la période archaïque, jusqu’au Ve siècle, sur les 31 noms attestés, 1/3 environ ou biensont « théophores» stricto sensu, ou bien ont un lien avec la religion.

On a prétendu que les anthroponymes Chrysothémis [15 personnes] et Onasithémis [3 personnes] constituaient une catégoriede noms présentant des caractéristiques économiques. Mais le nomChrysothémis rattache la thémis à des propriétés physiques de l’or.De même que l’or est brillant et précieux, de même l’ordre, qu’ilsoit divin ou humain, est brillant, précieux et inestimable. Enfin,trois anthroponymes rattachent la thémis à des entitésgéographiques,  Délothémis [2 personnes] (Délos), Kyprothémis [4

 personnes] (Chypre)43 et Lesbothémis [1 personne] (Lesbos).

qu’ils se rattachent à quelque divinité locale ou douée de propriétésthérapeutiques.

41 Effenterre (1974: 484).42   RE Supplbd. 6 (-). Molpoi en Milét, Syll³ 57 = LSAM 50, molpoi en Olbie, MH  

31 (1974) 209-215. Également Georgoudi, St. (2001), « La processionchantante des Molpes de Milet» in Brulé, P. et Ch. Vendriès (eds) Chanter lesdieux. Musique et religion dans l’Antiquité grecque et romaine (Actes duColloque des 16, 17 et 18 décembre 1999), 153-172, Rennes; cf. Effenterre(1974: 484).

43 Le premier terme Kypro- peut renvoyer à une entité géographique, une unité demesure ou au bronze. Effenterre (1974: 484) considère que l’anthroponymecache un élément économique.

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ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 19

Une catégorie importante est constituée par les

anthroponymes qui associent la thémis à des caractéristiquesindividuelles et sociales. La première unité inclut les notions devigueur ( Alkithémis [1 personne]), de virilité ( Androthémis [3 personnes]), (on peut se demander s’il y avait l’idée fémininecorrespondante), de ressemblance avec thémis ( Antithémis [1 personne]), de perfection ( Aristothémis [7 personnes]), de craintesacrée ( Déisithémis [1 personne]), de jeunesse ( Hellothémis [2

 personnes]), d’esprit d’entreprise ( Ergothémis [1 personne]), degrandeur d’âme ( Eslothémis [1 personne]), de bonté( Euthémis/Eothémis [6 personnes]), de largeur ( Eurythémis [2 personnes]), de vitalité ( Zoôthémis [2 personnes]), de beauté(Kallithémis [11 personnes]), de bonne réputation (Kleisithémis [4 personnes]), de gloire (Kléothémis/Kleuthémis [14 personnes]), devictoire ( Nikothémis [2 personnes]), de perspicacité (Oxythémis [4 personnes]), de disponibilité envers tous (Pasithémis [6

 personnes]), d’abondance (Polythémis [1 personne]), de primauté(Pratothémis [1 personne]), d’énergie (Prexithémis [1 personne]),d’élévation (Pyrgothémis [1 personne])44, de lumière (Phauthémis [1 personne]), d’honneur (Timothémis [7 personnes]) et d’amour (Philothémis [5 personnes])45.

Dans une seconde unité se rangent les anthroponymes« politiques» 46, comme  Hagésithémis/Hégésithémis [3 personnes]

(celle qui commande),  Akestothémis [2 personnes] (dans le sensspécifique de la thémis qui guérit, suggérant peut-être son rôle dans

44 Cf. Effenterre (1974: 485) qui considère que Pyrgothémis est à rattacher aux« greniers, silos» . Je pense toutefois, pour ma part, que le premier terme est àrapprocher du verbe  pyrgoô, qui signifie « j’élève» ; cf. l’anthroponyme

Pyrgotélès attesté à Rhodes au début du 1er  siècle av. J.-C. (SEG 39. 732 III12).

45 Cf. toutefois Effenterre (1974: 483-84) qui soutient que nombre de cesanthroponymes sont des « formations banales» .

46 Il convient de signaler l’anthroponyme gréco-scythe Idanthémis, qui est attestésur un vase dans l’Olbia du VIe siècle av. J.-C. Selon les scholiastes, ilcombine le thème scythe  Idan-, connu dans la région (cf. Hérod. 4. 76) et ledeuxième terme – thémis, qui apparaît dans la région.

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20 ILIAS ARNAOUTOGLOU

la guérison du corps social après les querelles)47,  Amphithémis [6

 personnes] (celle qui prend en compte les deux points de vue,l’impartiale), Isothémis [1 personne] (celle qui promeut l’égalité)48, Lysithémis [1 personne] (celle qui sauve)49, Xeinothémis/Xénothémis [8 personnes](celle qui concerne lesétrangers), Stasithémis [19 personnes] (celle qui garantit lastabilité). Une catégorie particulièrement importante et intéressanteest constituée par les anthroponymes qui conjuguent la thémis avec

des caractéristiques de l’organisation politique et sociale des cités,comme  Anaxithémis [14 personnes],  Boulothémis [2 personnes]50, Damothémis [9 personnes] et Léothémis [2 personnes].

Malheureusement, la continuité familiale dans l’usage de cesanthroponymes est très limitée et les rares informations dont nousdisposons sur les porteurs de tels noms ne nous permettent pas dedéterminer la raison pour laquelle quelqu’un se nomme, par exemple, Anaxithémis. Plus précisément, on observe un certain typede continuité dans l’usage du nom  Amphithémis à Milet, à la fin duIer  siècle av. J.-C. (des membres de la famille occupaient descharges sacerdotales et civiques)51 ainsi que du nom  Anaxithémis àDélos (certains d’entre eux avaient été archontes ou avaient exercéune autre charge publique et proposaient des décrets àl’assemblée)52 et à Milet au IIIe siècle av. J.-C. (dédicaces dans letemple d’Apollon à Didymes)53, du nom  Hermothémis à Chios à la

fin du IIIe siècle av. J.-C. (ils avaient contribué à l’érection des

47 Effenterre (1974: 484) se demande si l’anthroponyme ne doit pas être attribuéà une divinité guérisseuse.

48   IG xii (3) Suppl. 1302, 54 (Thera, 2e siècle av. J.-C.).49   IIlion 10, 9 (Assos, 77 av. J.-C.).50 Effenterre (1974: 485) observe que le premier terme Boulo- ne s’accompagne

que du thème – thémis. Il est probable que l’anthroponyme soit lié à l’épithètecultuelle  Boulaios ou/et  Bouleus de Zeus et appartienne par conséquent auxthéophores au sens large du terme.

51 Voir  IDidyma II 205; 218I; 231; 232A; 236; 340; 342; 390B; 391B; Milet I (3)125, 41; 126; 127, 32.

52 Cf. Vial, Cl. (1984) Délos indépendante, 44 (stemma) Paris (BCH Suppl. 10), IG xi (2) 144A, 33 et IG xi (4) 1288.

53 Voir  Milet I (3) 122 I, 103; IDidyma II 432; 452, 10-11.

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ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 21

remparts de la ville)54, du nom  Euxithémis à Cos à la fin du IIIe 

siècle av. J.-C.55

, du nom Oxythémis à Larissa au IVe

siècle av. J.-C.(parasite de Démétrius Poliorcète), du nom Stasithémis à Tlos enLycie, à la fin du Ier  siècle et au début du IIe siècle ap. J.-C. (troisgénérations successives portent ce même nom, attesté seulement enLycie, et acquièrent la nationalité romaine relativement tôt).56 

Il convient de faire une mention particulière d’Arkésiné dansl’île d’Amorgos au IIIe siècle av. J.-C., où un Kléothémis appela son

fils Aristothémis ( IG xii (7) 164), alors qu’à la fin du IIIe

siècle av.J.-C., on voit à Minoa toujours sur la même île, un grand-père et un petit-fils homonymes ( Nikothémis) participer ensemble à la prise encharge d’une proxénie ( IG xii (7) 227), tandis qu’un Pasithémis appelle son fils  Mandrodikos ( IG xii (7) 327), et qu’enfin, dans laThéra du IIe siècle av. J.-C., une certaine Telésidika nomme sa filleChrysothémis ( IG xii (3) Suppl. 1398). L’épouse de Daïthémis dansla Mytilène du IIIe siècle av. J.-C. se nomme Télésidika ( IG xiiSuppl. 24 no. 74).

Les anthroponymes et l’idée de la justice

Par delà l’examen extra-textuel qui a précédé, lesanthroponymes nous offrent un ensemble d’images de ce qu’onappelle aujourd’hui justice. Si l’on en croit les anthroponymes, la

thémis procède habituellement d’une divinité (d’où le nombrerelativement important d’anthroponymes « théophores»comparativement aux noms en -dikè), surtout si celle-ci a unrapport avec un oracle qui proférera les déclarations divinesrelativement à l’établissement et au maintien de l’ordre et del’équilibre social. La thémis est également liée à des valeursindividuelles, traditionnelles dans les cités de la Grèce ancienne,

54 Voir SEG 19. 578 II, 15.55 Voir  ASAA n.s. 25-26 (1963-64) 169 no. IX a, 56; TCal 88, 107.56 Voir  FdXanthos 7 nos 60-61, 92;  IKaunos 351, 5-6;  IMylasa 366;  JÖAI  5

(1902) 198; Petersen –Luschan,  Reisen II, 87-88; REG 118 (2005) 329-366;SEG 28.1220; 44.1219B, 20; TAM  ii 194; 247; 261; 280; 375; 516; 601a, 5;615; 627; 765.

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22 ILIAS ARNAOUTOGLOU

dans la mesure où le maintien de la paix sociale, de la stabilité et de

l’équilibre contribue à une reconnaissance de gloire, d’honneur, etde vertu pour l’individu.

S’agissant de ses caractéristiques sociales, la thémis constituela valeur primordiale mais aussi salvatrice de la coexistence sociale,elle se signale par la stabilité qu’elle apporte à la société deshommes, promet l’égalité entre les membres de la société etl’impartialité dans le jugement des différends, protège non

seulement les autochtones mais aussi les étrangers et enfin a la propriété de soigner le corps social après des querelles ou/et desguerres intestines.

En guise de conclusion, nous pourrions dire que lesanthroponymes en -thémis, en dépit de toutes les réserves àobserver, s’offrent comme un champ privilégié pour explorer l’idéede la justice dans la Grèce archaïque et classique. Mais on ne

saurait se limiter à ce terme. Celui de dikè est très largement usitédès la fin du VIe siècle av. J.-C. et l’exploration des anthroponymesen -diké s’impose donc tout pareillement.

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2

FIGURES ANTHROPOLOGIQUES

DE LA JUSTICE

DU MYTHOS AU LOGOS STAMATIOS TZITZIS

Directeur de Recherche CNRS, Directeur adjoint de l’Institut de Criminologie,Université PAtnhéon-Assas/UME 7184

La postmodernité vit une morale qui vient de la conscience

de soi de s’accomplir comme personne dans le monde. Le personnalisme postmoderne situe l’individu au plus haut niveau desvaleurs existentielles. Dans cette direction, l’idéal de la justice plonge ses racines dans les droits attachés à la personnalitéhumaine, à savoir aux spécificités qui font distinguer l’homme desautres créatures vivantes du monde. Or la justice humanitaire sedéploie à partir des devoirs de l’humanité envers l’Homme et ses

règles sont inspirées du respect de la dignité humaine. Cette justiceest développée à la suite d’un droit international humanitaire quistipule des « standards minimum » en vue de la protection del’homme et notamment les victimes des conflits internes1. Ce droittire son origine du droit international et possède une valeur hautement morale. Il s’inspire d’un sentiment profond d’humanitécentré sur la protection de la personne en temps de conflit armé2.

1 Cf. l’article 3 des conventions de Genève de 1949. Il comprend des principeshumanitaires minimaux ayant une valeur morale, principes que l’on peutopposer aux violences faites entre parties dans un conflit interne.

2 Voir, J.PICTET,  Développement et Principes du Droit Internationale Humanitaire, Paris, A.Pedone, 1983; Le Droit International Humanitaire : Les Dimensions Internationales, Paris, A.Pedone, 1986.

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24 STAMATIOS TZITZIS 

Le droit humanitaire révèle, en effet, une justice qui tourne

autour de la personne considérée comme un absolu auto-référentielà l’abri de la transcendance. Or la justice qui inspire l’individu postmoderne s’accomplit dans l’orbite d’une dignité personnelle,inviolable qui aide l’homme à se réaliser comme citoyencosmopolite. Le « je suis» postmoderne désigne dès lors la personne humaine qui jouit des droits subjectifs inextirpables,appuyés sur l’humanité de l’homme et dont la validité ne saurait

être contesté par aucun régime authentiquement démocratique.Cette justice s’attache principalement à l’individu ; elle lui dicte etimpose ses droits, et se justifie à partir de l’intériorité de l’homme.Cette intériorité est présente sur le terrain de l’éthique juridiquesous le nom de dignité, concept à la fois moral et juridique, bastionde l’intégrité humaine et bouclier de la personne. La dignité nesaurait souffrir aucune dérogation.

Le droit humanitaire s’ouvre dès lors à des idéaux de justicequi ont brisé tant les frontières des moralités territoriales que desdogmatiques théologiques. En effet, le monde objectif est forgé par la volonté humaine de désigner des normes qualifiées defondamentales pour l’homme. La volonté de dire (instaurer) le droitva de pair avec l’explication rationnelle du fondement des normes.Cette justice vient notamment d’une volonté humaine visant àreconnaître des valeurs à l’individu comme étant une singularité

dans l’universel, comme une invidualité dans la totalité. Cette justice comprend l’idée de reconnaissance de la réalité juridico-morale de l’homme en tant qu’existant social privilégié.

Cette justice est à distinguer de la justice morale qui serapporte à la métaphysique de la volonté3, universelle etatemporelle, qui considère la raison comme réceptacle de la loi

3 Cf ;E.KANT , Leçons d’Ethique, Paris Classiques de poche1997 p. 123-124 : «Les lois morales expriment des ordres…elle peuvent être considérées commedes commandements de la volonté divines. Elles n’ont pourtant pas leur origine dans ce commandement : si Dieu ordonne ceci ou cela, c’est parce quce sont là des lois morales et que sa volonté s’accorde elle –même avec seslois morales..» .

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 25

morale4. Kant en est un de ses zélotes. Cette justice conjugue une

obligation subjective et une liberté individuelle qui jugent le bien etle mal, le juste et l’injuste devant le tribunal de la conscience5.

La justice morale se déploie notamment à partir de laconstante interrogation « que je dois faire ?» selon les dictats de laloi morale qui fait toujours appel à la rectitude de la conscience. Or la connaissance du juste se situe au niveau de la raison qui émet desimpératifs de faire ou de ne pas faire. L’homme a une densité

intérieure foncièrement morale, car il est censé être guidé par uneraison droite.

La justice morale demeure au niveau de la subjectivé desidées ou des idées subjectives qui forment les lumières de la raison.Elle peut réunir dans son orbite la pensée humaine avec la volontédivine6. L’homme peut saisir le logos divin diffus dans la nature deschoses grâce à la puissance de sa raison qui participe à la raison

divine7

(L’École du droit nature moderne). Alors que la justicehumanitaire est d’une portée existentielle, la justice morale estd’une nature onto-théologique qui s’accomplit dans le champ d’unemétaphysique subjective. La justice humanitaire annonce la postmodernité qui substitue à l’absoluité du Divin, l’humanité del’homme sacralisée, alors que la modernité, tributaire dans unegrande mesure des valeurs classiques, demeure encore attachée à

4 E.KANT,  Métaphysiques des Mœurs. Première Parties, Doctrine du Droit , paris, Vrin, 1986, p.99 : « ..Les lois qui obligent, et pour lesquelles unelégislation extérieure est possible, s’appellent des lois externes…De ce nombresont celles dont l’obligation peut être reconnue a priori par la raison, mêmesans législation extérieure, et qui bien qu’extérieures sont des lois naturelles ».

5 Cf.E. KANT , Métaphysique des Mœurs, op. cit.,  p. 96. « L’obligation est lanécessité s d’une action libre sous un impératif catégorique de la raison » .

6 Il est caractéristique que pour les Stoïciens les hommes possèdent la mêmenature que Dieu. Toute activité divine (qui est celle de la nature universelle) estd’une parfaite rationnalité Or comme l’homme s’y accomplit, car il fait partiede la nature universelle dont la rationalité conicide avec la beauté morale.C’est pourquoi il doit se conformer à la droite raison comme obéissance au

 juste. Voir LONG et SEDLEY,  Les Philosophes Hellénistiques, v. II LesStoticiens, Paris GF Flammarion, p. 454, 2001.

7 Cf., CICERON, De la République, III, 22,33.

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26 STAMATIOS TZITZIS 

une métaphysique transcendante que l’individu peut appréhender 

grâce à la force de la raison, la Présence divine.Toutefois, ce qui est commun à la modernité et la

 postmodernité, c’est le règne du positivisme juridique, un des piliers de l’Etat de droit. La justice officielle constitue le champ del’application des lois formelles, dépouillée de toute théologique etobéissance à une éthique qui est propre à leur juridicité. Cette justice représente le champ idéel créé par la volonté d’un législateur 

humain où la clarté rationnelle joue un tout premier rôle. Le logos moderne et postmoderne exige ainsi un droit épuré de tout élementmythique. Le droit, considéré tant comme science que comme art,exige sa mise en pratique sur un terrain logique et conséquent, où larhétorique juridique est fondée sur des raisonnements et desargumentations à partir des principes rationnels. Tout mythos  juridique ne pourrait avoir qu’une valeur paradigmatique quin’affecterait nullement la validité du droit formel. Le savoir  juridique vient dès lors d’une science ou d’un système de droitqu’impliquent les codes, les décrets-lois, les circulaires, voire la jurisprudence, tout ce qui signale la présence des normesrationnelles formelles et de leurs hiérarchies.

Il en allait tout autrement dans l’antiquité, j’entends par làl’antiquité hellénique où la philosophie ontologique fait naître une justice épousant à la fois le mythos et le logos. Car le logos renvoieà cette raison qui embrasse à la fois le fini et l’infini; il visite lemythos qui, par ses symboles, s’efforce de révéler les significationscachées du juste dans l’Etre dont le logos est l’animateur. Lamythologie de la justice, chez les Hellènes, se présente aussicomme le prélude à l’ontologie juridique qui fixe les champsd’application du dikaion, ce qui est juste tant comme idée, quecomme acte ou bien comme part équitable distribuée dans la nature

des choses.

1. Justice et cosmos 

Le droit fait partie de l’ordonnancement du monde qui est uncosmos c’est-à-dire un ensemble harmonieux des choses reflétant

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 27

l’harmonie. Les premiers penseurs sont des savants-philosophes ou

des poètes, car les harmoniques de l’univers leur inspirent la poésiede l’équité : ce qui est esthétiquement et moralement juste. Or si ilsrecherchent une logique dans leurs réflexions sur le droit, le mythos les aide à exprimer ce qui déborde la raison et qui n’en est pasmoins rationnel à savoir conforme au logos. Le logos est présentdans le cosmos8. L’univers grec ne saurait être conçu, par la plupartde ses penseurs, sans le logos. Celui-ci devient le critère de la

vérité

9

. Car le tout, la  physis, l’être, est d’une certaine façon lelogos-éternité10. En tant qu’artisan des existants11, le logos est lié àce qui apparaît et qui ne se cache pas, dont le vrai12. Mais justice etvérité vont ensemble dans l’antiquité hellénique. Parménide entémoigne sans aucune ambiguïté.

La dikè est ainsi associée, surtout à l’époque présocratique, àl’alèthéia, à savoir à ce qui est opaque dans l’être et qui doitapparaître dans la clarté des choses. L’être aime se cacher 13 pour des raisons qui nous sont insalissables et inexplicables. La vérités’appelle en grec alèthéia. Elle indique la partie cachée de l’être quis’est révélée; Or pour les Grecs, le mythos, au lieu de renvoyer àl’irrationnel reflète un logos non révélé ; le mythos préparel’avènement du logos  pour l’initiation à la vérité. En d’autrestermes, le mythos est le prélude à la quête de l’aléthèia qu’assure lelogos. Le mythos sait mettre en images et surtout en images

anthropomorphiques les vérités du logos et leur fonctionnement. Il

8 Héraclite soutient notamment : « toutes chose naissent et meurent selon celogos-ci » frg I, p.145, éd de la Pléiade. Le logos est également au cœ ur des

 philosophies stoiennes tant de la Grèce et de Rome. MARC-AURELE résumecaractéristiquement l’importance du logos qui est géniteur (spermatikos) dansle cosmos en ces termes : « La substance universelle est docile et plastique. Laraison qui la gouverne n’a aucun motif en soi de faire du mal » , Pensées, livre

VI, 1 c f ; » VI, 5 pour le logos spermatikos, Pensées livre ; IV, 14 ; 219 HERACLITE, frg. XVI p.141 Les Présocratiques, éd. de La Pléiade, 1989.10 HERACLITE frg L, p. 157, op. cit ., l’ordre cosmique, l’ensemble des

symétries et des proportions de l’univers qui assurent un ensemble beau etharmonieux de l’Etre.

11 FrgVIII, p.137 éd. de la Pléiade.12 Frg. II a, p. 146, éd. De la Pléiade. 13 HERACLITE, frg.CXXIII, p.173 éd de la Pléïade

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28 STAMATIOS TZITZIS 

représente dès lors la poésie14 de la justice avant de devenir une

discipline juridique ou bien une éthique de droit.Le mythos renvoie avant tout au logos cosmique qui désigne

des rapports de symétrie et d’équilibre. Mais l’univers helléniqueest habité par de nombreuses divinités anthropomorphiques quiassurent des fonctions symboliques donnant à comprendrecomment l’être se manifeste et se pérennise. La justice,  Dikè, avecses assistantes, en tant que régulatrice des mouvements de l’être, y

tient une part non-négligeable. Grâce à elle et à ses manifestationssymboliques, il est aisé d’approfondir les règles qui déterminent lescycles de l’univers ainsi que les rapports de l’homme avec l’être et, par là, avec son destin politique15.

En effet, la justice, coiffée du nom général de dikè fait partiede la quête de l’être, qui, en tant qu’omniprésence de toute chose,engendre des mouvements créateurs (les métamorphoses) de son

devenir( gignestai)La dikè se fait garante du déterminisme ontologique du

monde, comme régulatrice de l’unité de l’être (la taxis). Touterupture ou anarchie des éléments de la  physis engendrent undésordre (a-taxia), qui est décrite en terme d’injustice (adikia). Or dans la conception mythique de la justice, il y a le logos, commeexplication rationnelle du rétablissement de ce qui a été dérangé

selon une nécessité ontologique. C’est à partir d’une mythologiquesur l’équilibre cosmique qu’une philosophie non-normative du droitvoit sa naissance en Grèce. Ainsi la rationalité du droit passe par lasymbolique des mythes qui constitue le noyau d’une épistème 

14 Au sens de la construction ordonnée, de la poièsis15 MARC-AURELE résume magistralement ces idées dans le passage suivant :

« Toutes choses s’enchaînent entre elles et leur connexion est sacrée etaucune…n’est étrangères aux autres, car toutes ont été ordonnées ensemble etcontribuent ensemble au bel ordre du même monde » Pensées, Livre. VII, § 9.et en suite il établit le rapport entre la justice l’être et sa vérité : « Un, en effet,est le monde que composent toutes choses, un Dieu répandu partout ; unesubstance, une loi, une raison commune à tous les êtres intelligents, unevérité », ibidem.

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 29

(science) juridique. Nous reprendrons tout cela en détails dans la

suite de notre étude.

2. Justice et métamorphoses ontologiques.

La justice surgit des phénomènes naturels pour rêvetir uneforme anthropogique.Elle a une fonction dans l’être et un autreauprès des immortels, car l’être est habité par des multiplesdivinités qui travaillent à sa pérennité.

L’être n’est pas seulement matière et mouvement, maisencore possède-t-il un noûs16, un logos et une  pronoia17 pierresangulaires de sa structure métaphysique. Il anime en effet ses élansdans les transformations créatrices de ses éléments (pour ces penseurs qui croient dans la mobilité de l’être). Et ce qui fait leursspécificités, c’est leur conception en fonction des mouvements dudevenir et non pas en fonction des hommes et de leurs institutions politiques.

Les pythagoriciens conçoivent en effet une justice denombres car tout est nombre qui ordonne l’être18. En particulier, le cosmos s’oppose au désordre irrespectueux des chiffres quiexpriment les équations proportionnelles et les symétries del’univers. Rien ne se perd dans l’univers, tout s’échange, setransforme et apparait sous une autre formes selon des progressionsanalogiques. Et la justice y est comme protagoniste. De ce fait, cessages conçoivent la justice comme la réciprocité et notamment letraitement réciproque qui assure l’équilibre dans les rapports19 C’est pourquoi ils préconisent de ne pas « rompre l’équilibre de la balance » , c’est-à-dire ne pas chercher à dépasser les autres20. Eneffet, l’équilibre de la balance renvoie à l’équilibre des rapports

16 Cf. ARISTOTE, Physique 196 a 24. MARC-AURELE, précise que le noûs dutout est sociable ( koinonikos), Les Pensées, L l. V§ 30.

17 Cf. Aetius, 2, 3, 2(DK 67 122) Voir aussi DEMOCRITE, La Vie et son Œuvre. Les Fondements de la Théorie Atomiste ‘en grec), Grèce, Zètros, éd 2004, p.279.

18 Cf. ARISTOTE, Traité du Ciel, I, 1, 268 a 10.19 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, 1132 b 2120 Les Présocratiques, op. cit., frg V, p. 589.

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30 STAMATIOS TZITZIS 

 justes et le dépassement humain engendre l’hybris, la démesure

qualifiée de faute objective.En effet, la physis comme expansion de tout ce qui phyei (ce

qui pousse)21 est à l’origine de l’engendrement de ce qui apparaît etse déploie dans la visibilité de l’être. Lumière et obscurité font le jeu dialectique d’un cosmos déterminé par les normes del’équilibre. Dans cet espace la justice veille à l’unité de l’être. Par son intervention régulatrice, elle assure la réciprocité dans les

échanges pour garantir l’équilibre des éléments et sauvegarder leurs proportions symétriques. Ici elle se manifeste comme une tisis àsavoir elle assume une fonction punitive.

Or sanctionner veut dire compenser une perte pour un profitissu de l’engendrement d’une nouvelle forme des élémentsdisparus. Car il est important de noter que l’idée d’immortalité dansla pensée présocratique (ce qui est notamment très clair chez

Empédocle22

) et plus tard chez Marc-Aurèle23

, concerne leséléments naturels qui se renouvellent, une fois disparus, mais ilsapparaissent, sous d’autres formes. C’est là une norme del’harmonie ontologique qui influe sur la fonction rétributive de ladikè.

21   Archa kai pantôn genna : Le commencement et la naissance du tout. Ces

 paroles sont extraites d’un hymne à la nature attribué aux Pythagore, mais ce poème appartient au 4ème ou au 5ème siècle après J.C. Il est de tendancegnostique, voir  Anthologie des Anciens Hymnes Helléniques, Grèce, Zètros,2005, p. 402 (en grec).

23 C’et pourquoi, l’existence appartient à ceux qui ne sont pas encore nés commeaussi à ceux qui sont déjà morts. Ainsi Empédocle remarque-t-il que « Jamaisil ne viendrait à la pensée d’un sageQue le temps de la vie, au sens usuel de vie,Avec tout son cortège et de maux et de biens,

Pourrait à lui tout seul constituer l’existence ;Qu’avant d’être assemblé qu’après’s’être dissous,Les mortels ne sont rien. » , frg. XV, p. 378-379, éd de la Pléïade.

23  Pensées, livre l. IV, § 14 : » Tu as été formé comme partie. Tu t’évanouirasdans ce qui t’a donné naissance ou plutôt tu seras repris dans sa raisongénératrice par transformation » ; § 21 C’est que, comme ici bas les corps,après avoir suscité quelques temps, se transforment et se décomposent pour faire place à d’autres cadavres » . ;

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 31

Chez les Hellènes, la rétribution (l’antapodosis24 ou bien

l’antipénponthos25

) traduit plus l’idée d’une compensation mesuréeet équitable qu’un sentiment de vengeance.

Ainsi la justice se présente-t-elle comme la gardienne de lamesure (métron) ontologique. Appartenant à l’être, à ce qui pousse( phyei) ; elle est naturelle ( physikè), comme  physikè est l’adikia(l’injustice) pour les Présocratiques, disciples de la mobilité del’être, qui est constamment présente dans l’écoulement des choses

de la nature. Anaximandre remarque à ce sujet : « Ce dont lagénération procède par les choses qui sont, est aussi ce vers quoielles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice (dikèn kai tisin) et réparentleurs injustices selon l’ordre du temps » 26.

Or ce fragment témoigne d’une justice immanente auxchoses de la nature : les étants qui sont programmés, dans leur 

devenir, à faire surgir le juste comme réparation à tout changment-dommage que leur condition initiale a subie. Or la justice etl’injustice relèvent d’un déterminisme27 ontologique dont aucunevolonté humaine ne saurait changer les normes.

En effet, la justice apparaît comme compagnon du temps quiest inengendré et éternel; elle affirme l’être dans ses mouvements

24 L’andapodosis désigne la restitution en échange THUCYDIDE, La Guerre duPéloponnèse, 4, 81. mais aussi l’action de payer en retour d’où le paiementd’une dette et au sens figuré la récompense ou le châtiment ARISTOTE,E.N .,5,5,7. La valeur de l’antapodosis comme châtiment rétributif, nous letrouvons dans l’idée de timôria et de tisis. Pour l’idée de timôria commesanction pour l’effusion du sang voir EURIPIDE , Oreste, v. 400 ; 425. Voir aussi, PLATON , Gorgias, 472 d ;  La République, 579 a. Pour la Tisis voir HOMERE, Iliade, 22, 19 ; Odyssée, 1, 40 ; 2, 76. HERODOTE, L’Enquête, 7,8 ; 8, 76.

25 Du verbe antipaschein, éprouver à son tour ou en retour la pareille (en bien ouen mal) Cf. SOPHOCLE, Philoctète, v. 584. ARISTOTE, Ethique à

 Nicomaque, 8,13, 8, où le philosophe l’entend au sens de réciprocité enmatière pénale et où il comment cette loi pythagoricienne comme fondement etfinalité du châtiment.

26 ANAXIMANDRE, frg.1, p. 39, éd La Pléiade , op. cit. 27 C’est pourquoi la  Dikè comme justice rétributive, immanente à la  physis, est

inévitable

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32 STAMATIOS TZITZIS 

de ce qui arrive (tygchanein). Le temps qui, comme la  physis 

(l’illimité pour Anagimandre)28

, détermine les cycles de l’êtreimpose la nécessité ontologique, le chréôn, qui fixe les moments dece qui arrive donc de la tychè, hasard ou fatalité. Ainsi tout ce quiarrive arrive selon l’ordonnancement du temps. En effet, pour lesPythagoriciens, le temps est le mouvement de l’univers29 et pour Pythagore notamment, le temps est la sphère de l’enveloppe dumonde30 Et comme le temps est éternel à la manière de l’être, il ne

 peut pas ne pas être, il est donc inévitable. De ce déterminisme tiresa force la justice, puisque toujours présente dans la présence dutemps, elle lui est indissociable. Il n’a point de nécessité en dehorsdu temps comme il n’y point de justice sans sa détermination par lanécecisité. La nécessité assure dès lors l’inévitable de la justicerétributive, car cet inévitable est engendré par le temps quiaccompagne l’éternité de l’être le temps est une dimension dumouvement du monde, le temps et le monde doivent avoir la même

durée31. Le temps préserve par conséquent la dikè. Ce qui se trouve au niveau de l’idée poético-mythologique

chez Anaximandre, est donné comme image poético-anthropologique par Héraclite : « Le soleil n’outrepassera pas seslimites, sinon les Erinyes, servantes de  Dikè le dénicheront » 32.Pour ce penseur, la justice va de pair avec le logos, ce qui engendretout et qui représente le destin du monde33. Destin et nécessité sont

identiques obéissant au logos34 qui assure l’ordonnance cosmique.Or le logos figure « comme artisan des existants à partir dumouvement au sens contraire » 35 ; car il est « mesure de la période

28   Ibid ; frg. II, p. 39.29 ARISTOTE Physique, IV, X 218, a 33.30   Les Présocratiques, op. cit ., frg. XXXIII, p.580.31 PHILON, De l’Indestructibilité du Monde, 52, 54.Cf., PLATON, Timée, 37 e.32 Frg. XCIV, éd. de La Pléiade, p. 167,33 Frg.VIII, p.137, éd., La Pléiade.34   Ibidem 35   Ibidem 

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 33

ordonnée » 36 ; il est assimilé « au feu éternel s’allumant en mesure

et s’éteignant en mesure »37

.La justice se révèle dès lors comme servante du logos, prête à

sanctionner tout ce qui nuit aux mouvements de l’être. Et ce quinuit les aux rythmes cycliques de l’être, c’est la démesuredestructrice de la cohésion ontologique. C’est pourquoi les Hellènesont assigné à la justice le statut de déesse.

En effet, dans « L’hymne orphique aux Ôrai38», la justice est

une divinité coiffée du nom de l’ôra. Les ôrai sont les sœ urs detrois  Moirai, les Parques39, qui déterminent la vie de l’homme. Enrevanche, Dikè avec ses deux sœ urs Eunomia (bonne législation) etEiréné  (la paix) déterminent principalement les saisons et enassument la prospérité40. Elles sont décrite comme les filles deThémis41 et de Zeus, gardiennes des portes du ciel et servantes desgrandes déesses. Elles président au cours harmonieux des choses de

l’être, donc outre à celui des saisons, et à l’ordre socio-politiqe de lacité et à la vie de l’homme aussi 42 i.

 Dikè, avec ses sœ urs sont dès lors immanentes au temps del’être comme aussi à celui de la cité ; car elles veuillent auxrythmes de la physis, c’est-à-dire à l’engendrement et à l’expansion

36  Ibidem37   Ibid , frg.XXX, p.153 Héraclite va jusqu’à considéré que le feu (assimilé au

logos) est doué de conscience et cause de l’ordonnance de toute choses» , op.cit ., frg. LXIV, p. 160-161.

38 L'ôra désigne une période du temps cf., XENOPHONE,  Mémorables, 4, 7,4;ou bien une période déterminée du temps comme l’année, voir SOPHOCLIE ,Œdipe Roi, v. 156, HERODOTE,  L’Enquête, 2, 4. Elle désigne en plus lasaison, EURIPIDE, Cyclope,v. 506. Dans sa conception anthropomorphique,l’Ora représente la Jeunesse, messager d’Aphrodite, PINDARE,  Néméennes.8,1.

39  Clôthô, Lachésis et Atropos. Voir HESIODE , Théogonie, 904.40   Anthologie des Hymnes.op. cit. p. 412.41 Cf. les paroles de Médée qui qualifie Thémis de  potnia (auguste) et de

euktaian (gardienne des vœ ux) ; voir EURIPIDE, Médée, v. 160 et 169.42 A Athènes elles portent les noms de Avxô, Thallô et Karpô. Etudiées toujours

en liaison avec tout ce qui se pousse ( phyein) et porte des fruits. Voir HESIODE, Théogonie, 901 ; Oeuvres et Jours, 75, HOMERE, Iliade, 5, 749 ;8, 393 et 433.

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34 STAMATIOS TZITZIS 

des choses de la nature. Elle contrôle, par sa fonction rétributive, les

transformations ontologiques43

, fonction qui se manifeste dans satâche de faire toujours respecter la mesure comme la normefondamentale des symétriques cosmiques. Mais cette mesure prolonge sa validité dans les affaires de la cité en tant que finalitégénérale des règles sociopolitiques car la  polis est conçue commeun microcosme à l’image du cosmos, c’est-à-dire obéissant auxmêmes normes. C’est pourquoi toute violation de la mesure tant au

niveau ontologique (même le soleil est menacé, souvent assimilé àune divinité inférieure, l’aiôn44, comme nous l’avons vu chezHéraclite) qu’au niveau sociopolitique : la faute humaine a toujoursson origine dans la faute objective l’hybris45; c’est cette dernièrequi donne naissance à la tragédie humaine.

Dans sa tâche,  Dikè est aidée par d’autres divinitésanthropomorphiques, protectrices d’un ordre juridique plus ancien,adeptes de la rétribution.

Parménide, lui aussi, brosse le tableau d’une justiceanthropomorphique qui veille au déploiement de l’être lorsquecelui-ci se révèle par ses multiples métamorphoses ( phainesthai).Mais cette justice apparaît sous un autre jour (que celui décrit par Anaximandre et Héraclite), en conservant toutefois la mêmefonction punitive.

3. Justice et Vérité

L’être pour Parménide est immuable et stable. Or l’idéed’une justice rétributive immanente aux cycles rythmiquesontologiques ne saurait y avoir droit de cité.. Ici, il faut surtoutétudier la conception de la justice et de son rôle en fonction del’alèthéia. En effet,  Dikè, aux nombreux châtiments détient les clés

43 Cf. HESIODE , Théogonie, 910-3. 44   Anthologies des Hymnes …op. cit . p.42.45 L’hybris figure la faute ontologique, c’est-à-dire qu’elle est commise

indépendamment de la volonté humaine, alors que le péché tire son origine dela volonté de l’homme. L’l’hybris comme faute ontologique se distancie du

 péché qui désigne la faute théologique.

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 35

de la porte de la vérité, à savoir de la porte qui mène de la nuit

ontologique au jour, signe du dévoilement de l’être en tant quegénérateur de toute choses. Car, pour Parménide le non-êtren’existe pas46. Et celui qui suit le droit chemin de la justice est celuiqui emprunte la voie de Thémis et de  Dikè, souvent assimilées, la première à la loi et la seconde au droit47 

 Dikè est la déesse qui montre le chemin du juste48 Pour Paméenide,  Dikè mène à la connaissance de l’être, c’est pourquoi

 justice et vérité sont indissociables. Et c’est au nom de la nécessitéontologique du chréôn49 que la justice mène à la vérité, une véritéqui affirme l’être et dément le non-être50. Dikè tire dès lors sa raisond'être de l’être, car elle indique la nécessité qui siège dans l’êtredont le logos de l’être. Elle implique par là la mise en marche de la justice du mythos au logos. Cette nécessité représente le destin dumonde51, destin qui est providentiel et obéit à l’unité de l’être52. Aufond, la dikè, l’anankè et la moira signalent la cohésion de ce quiest dans son immobilité.

Certes, Parménide n’est pas d’accord avec Anaximandre etHéraclite qui conçoivent la mobilité de l être. Toutefois, il estimportant de souligner un point capital commun à leur ontologique juridique : la justice vient de l’accord harmonieux des éléments dela  physis ; donc elle se trouve à l’abri de la volonté humaine. Lesrègles de cette justice ne renvoient point à une validité formellecomme la modernité la conçoit mais à la vérité : dévoilement d’une

46 « De la nature » , p; 255, Les Présocratiques, édition de La Pléiade, op.cit ..47   Ibid ., p. 255.48 Il ne faut pas oublier que étymologiquement la dikè est de la même famille que

le verbe deiknymi, montrer, faire apparaître aux yeux.49 Le chréon qui signale la présence indispensable de la justice dans le Temps quilui sert, pour la plupart de temps de catalyseur 

50 Frg. XXXVII, p. 247 éd. La Pléiade.51 Cf. les paroles du coryphée dans Hippolyte d’EURIPIDE, v.1255-56 : « Hélas!

voici consommés de nouveaux malheurs! Au sort (moiras) et au destin(chréôn) nul moyen d’échapper » .

52 Frg.XXX, p.245; éd. La Pléiade.

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36 STAMATIOS TZITZIS 

nécessité ontologique qui impose un être finaliste53 (qui n’est pas

donc une simple matière).En effet, la validité formelle des règles juridiques est une

caractéristique du positivisme juridique moderne qui est fondée sur une justice rationnelle et se situe, par là aux antipodes de cettemythologie de  Dikè. Toutefois, cette représentation mythique de la justice, soulignons-le, n’est pas entièrement dépourvue derationalité. Il s’agit d’une rationalité propre au mythos hellénique

qui se différencie très sensiblement du mythos oriental, très souventirrationnel. L’anankè ne correspond point à la fatalité des mythesorientaux.

Pour les Hellènes, l’être est finaliste et non irrationnel (sanslogos) Ainsi, l’anankè et la dikè désignent-elles une exigence de la pensée (noêin) qui s’affirme dans l’être, en même temps que cenoeîn est validé  par l’être. En effet, selon Parménide, ce qui peut

être dit (légein) et pensé (noeîn) se doit d’être »54

. Ces idéessuggèrent, une fois de plus, que la justice est à l’abri des expédientsde la volonté humaine.

Démocrite, lui aussi, va dans des perspectives analogues.Selon le témoignage de Aetius55, Parménide et Démocriteconsidèrent que l’origine de toute chose est due à la nécessité,l’anankè, qui est assimilé à l’heimarménè, le destin, la justice,

(dikè) et la providence ( pronoia), créatrice du monde(kosmopeion56 ). Crysippe confond la raison du monde avec ledestin ; il assimile ce dernier à la vérité, à la nature voire à lanécessité57Cicéron58 remarque de son côté que toute chose (omnia)est faite par le Fatum, la  Moira qui porte la force (vim) de la

53. C’est-à-dire qui possède un logos, un noûs et une pronoia.54 frg.VI p.26055 1, 25, 3 (DK 28 A32) DEMOCRITE, Sa Vie et son Oeuvre, Athènes, éd

Zètros, Athènes, 2004, p.277.56 DK 28A32 57 Selon le témoignage de Stobée, I, 79, 1-12.58  De Fato, 17,39 D.K 68 A66, voir DEMOCRITE, op. cit ., p ; 282.

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 37

nécessité59. Il est là une idée partagée par Démocrite, Héraclite,

Empédocle et Aristote.La justice, personnifiée et assimilée à plusieurs forces du

cosmos déteint une place centrale dans l’univers comme gardiennede la cohérence profonde de l’être. Mais son rôle ne s’arrête pas là.Elle se projette dans l’ordre sociopolitique de la cité. En effet, Dikè a comme mère Thémis une autre conception de la justice quidésigne la coutume, l’usage, ce qui est établi depuis des époques

indéterminées de l’humanité, dans la société et qui est travaillée par la nécessité et le temps. En tant que coutme ancestrale, elle estremplie de sagesse.

4. Du cosmos à la polis

La justice (dikè) vise le maintien de l’ordre socio-politique.Avec la pudeur (aidô), elles constituent les fondements de la  polis dès l’époque archaïque60. Notamment, la première en est le pilier moral et la seconde le pilier politique61, ce qui révèle une sociétéinstitutionnellement bien organisée62.

Dans ce cadre, la justice assume des fonctions analogues àcelles qu’elle exerce au niveau du cosmos. Elle vise à maintenir lacohésion sociale et l’équilibre dans les rapports entre citoyens(synallagmata). À la manière de l’hybris cosmique, il existeégalement une hybris humaine, la démesure qui nuit auxsynallagmata. Elle intervient chaque fois qu’il y a un dépassementde la mesure par les citoyens, à savoir une violation du  prépon (leconvenable), de ce qui est juste dans la nature des choses. Uneétroite corrélation existe entre l’hybris cosmique et l’hybris

59 Cicéron assimile le destin à l’heimarmenè. Par ce terme, il entend

l’ordonnancement du monde et ses causes à effets. En plus il fait de ce destinla vérité du monde qui est suit l’écoulement des choses éternelles de la nature,Voir,  De la Divination, 1, 125-126. Ne s’agit-t-il pas d’une assimilation dudestin à chaque dévoilement de l’être : alèthéia, destin conforme aux normesde l’être ?

60 Cf. PLATON , Protagoras, 322 c.61 Au sens grec du mot, ce qui se rapporte aux affaires sociales de la cité.62 Cf. HESIODE, Oeuvres et Jours, v.192-193 ; HOMERE, Iliade 112 et suiv.

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38 STAMATIOS TZITZIS 

humaine car toutes les deux portent atteinte à ce qui pousse ( phyei),

la  physis, commencement et totalité dans choses dans leurséternelles tranformations et leur surgissements63. Dans ce sens-là,l’une et l’autre témoignent de la transgression du droit « naturel »

Le conseil de Solon aux Athéniens64 illustre bien cettesituation. Solon voit dans l’hybris politique, la démesure engendréedans les affaires de la cité et l’esprit de l’injustice (adikos noos) desgouvernants. Mais il discerne la soif excessive pour l’argent qui

entendre le koros, l’orgueil ou l’insolence65

. Le châtiment estinévitable, sous forme de grands malheurs. Car le koros engendre, àson tour, l’hybris et fait appel à l’atè ; une fois que les fondementsde la justice sont ébranlés par la violation des principes de droit quiassurent le bon ordre de la cité. Solon attire, lui aussi l’attention, sur l’inévitable de la punition, vu que la  Dikè détient un rôleinextricablement rétributif (apotisomenè) dans le temps catalyseur.

C’est le moment où advient  Némésis dispensatrice des peines, pour sanctionner l’hybris des mortels66. Elle est décritecomme la fille de  Dikè, et sa présence dans l’univers punitif confirme le caractère ontologique de la sanction. Eschyle, dans unetragédie perdu dont un petit fragment nous est parvenu, fait d’elle la justice qui assume la punition de ceux qui veulent châtier au nomdes morts67.

63 Selon le témoignage de Sextus Empiricus, Contre les Professeurs, IX, 332, inA.A.LONG –D.N SEDLEY, Les Philosophes Hellénistiques , op. cit, p.241 : «Les philosophes stoïciens supposent qu’il y a une différence entre le ‘tout’etl’ensemble’. En effet, ils disent que le ‘tout’est le monde, alors quel’‘ensemble’est le vide extérieur pris avec le monde.C’est pourquoi ils disentque le ‘tout’est fini, puisque le monde est fini, mais que l’‘ensemble’est infini,

 puisque le vide extérieur au monde l’est » .64   Hyppothèkè pros Athènaious, 2S =2D =4W, voir  Poésie Lyrique, Athènes

Zèbres, vol 2,2000, p. 202-203(en grec).65 Pour le rapport entre koros et hybris et l’até : châtiment envoyé par lesdieux,sous forme de grands malheur, voir aussi ESCHYLE, Les Perses,v. 821et suiv. : Agamemnon, v.374 et suiv.…Cf. PYNDARE , Olympiques 13, 10.

66   Anthologie….op. cit . p. 339.67   Les Phrygiens ou  La Rançon d Hector , «  Némésis est plus forte que nous et

c’est la Justice qui assume la colère du mort » . Tragiques Grecs, Eschyle.Sophocle, La Pléiade,1977, p. 981.

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 39

Ailée, symbolisant la rotation de la vie (biou ropè),  Némésis 

devient l’équivalent de Tychè, la fortune, celle qui arrive fixée par les normes de la nécessité cosmique. Or  Tychè exige que  Némésiségallizei (égalise) les parts inégales, c’est-à-dire qu’elle est chargéede trouver le juste milieu entre le trop peu et le trop, déséquilibreengendrée par l’hybris. C'est pourquoi, d’ailleurs, elle est dépeinte àla manière de Thémis tenant une balance à la main ; elle mesure lavie humaine avec un  pèchyn (coude).  Némésis rend une justice

implacable (dikaspolos

68 

). Notons que le nom de  Némésis vient dela même famille que le nomos, la norme qui garantit la bonnedistribution des choses tant dans l’ordre du monde que dans celuide la cité.

L’idée de Némésis est également étroitement associée à cellede Tychè qui est assimilé à Clôthô, la parque (moira), tisseuse la viehumaine69.  Némésis est assimilée à son tour à la nécessité. Ellecontrôle dès lors tout ce qui se passe et qui es en train des’achever 70.

5. Les Erinyes, personnification de la rétribution

Dans le Panthéon des divinités qui rendent complexe lastructure du monde et dont les éléments obéissent aux règles de larétribution, il faut encore citer  Alastôr 71 (assimilé souvent à un

Justicier qui porte malheur 72 et qui accompagne souvent l’Erinys73)

68 Cf., HOMERE, Iliade, 1, 238 ; Odyssée, 11, 18669   Anthologie.op. cit , p.392-393. Cf..PINDARE, Olympiques.12, 1 et suiv ; cf 

aussi les aproles de Pélée dans  Médée, v. 1081-82: « O destin( moira), auterme suprême de la vieillesse, de quelle infortune m’as-tu enveloppé ! »

70   Anthologie, op. cit, p.392. LUCIEN, La Nécromancie, 1671 Cf.EURIPIDE, Hippolite, v. 818-820 : « O fortune-s’exclame Thésée-, de quel

 poids tu t’es abattue sur moi et ma maison, souillure mystérieuse infligée par quelque génie vengeur ! » .

72 Cf.EURIPIDE , Médée, v.1333 : « Le génie vengeur attaché à ta personne, c’estsur moi que l’ont lancé les dieux » .Il s’agit des paroles qu’adresse Jason àMédée.

73 Cf. les parole du chœ ur dans Médée, v. 1258-1260 : « Va donc, lumière née de Zeus, retient-là, arrête-la (Médée), chasse de la maison la misérablesanguinaire Erinys suscitée par les génies du mal » . Cf.aussi l’imprécation de

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40 STAMATIOS TZITZIS 

et  Adrastée. Le premier indique le génie qui ne manque point pas

de venger le crime74

. La seconde est souvent confondue avec Némésis et châtie en particulier l’orgueil outrecuidant75 Mais les plus redoutables déesses, adeptes de la justice rétributive sont lestrois Erynies, Mégaira, Tisiphonè et Alèstô, filles de la Terre (Gaia)qui a été fécondée par le sang d’Uranos, lorsque Cronos l’a castré76.Elles apparaissent comme les gardiennes tant de l’ordre naturel quede l’ordre moral, exigeant la punition des crimes de sang, surtout

celle de l’effusion du sang parental. Lycien les associe aux Poinai,(les peines personnifiées) dans sa comédie  Necyomancie77. De soncôte, Hérodote les présente comme justicières du sang versé sous lenom de Tiseis78 . Tisiphonè est mise au service de  Rhadamanthe,grand juge de l’âme des morts79 comme Aiakos80, Triptolème etMinos ; qualifiés de Justes qui sont considérés comme demi-dieux81. Ces juges garantissent dans le jugement d’outre-tombe le principe de la méritocratie82 pour les âmes des mortels. De cette

manière, les bonnes âmes iront au près des asphodèles (asphodelosleimôn)83 ou bien, aux Iles des Bienheureux ou en encore auxChamps Elysées84, alors que les mauvaises âmes sont vouées au

Jason lancée contre Médée après le meurtre de leurs enfants, v.1288-1390 : » Ah !puisse te faire périrl’Erinys de tes enfants et la Justice vengeresse

du meurtre ! » .74 Cf. ESCHYLE  Les Perses, v.354,  Agamemnon, v. 1501, 1508 ; SOPHOCLEŒdipe à Colonne, v.788 et suiv.

75 C’est pourquoi, il faut faire acte d’humilité devant Adrastée. Adrastée est en plus assimilée à Nécessité (PLATON, Phèdre 248 c). Elle désigne par làcomme son nom le suggère bien l’inévitable. Cf. PLATON,  La République,451 a. STRABON 13, 1, 13. LYCIEN, Le Banquet , 23.

76 Cf. HESIODE, Théogonie, 176-185.77 § 9 et 11.Voir aussi dans sa pièce, Du Deuil, § 6.78 HERODOTE, Enquête, III, 126; 128.79 LUCIEN , Le Navire, 2380 ISOCRATE , Evagoras, 14-15.81 Cf. PLATON, Apologie de Socrate, 41 a. LUCIEN, Du Deuil, 7 ; 9.82 L’application du principe fondamental qui règne dans les échanges sociaux et

s’applique également au comportement humaine, à chacun selon son mérite83 HOMERE, Odyssée, 11, 539, 537; 24, 13.84 Cf. HOMER, Odyssée, 4, 563-565.

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 41

Tartare 85 , l’endroit glacé et brumeux du monde, situé aux enfers,

identifié souvent avec l’Hadès86 

. La trilogie d’Eschyle, L’Orestie87   illustre bien les fonctions

des Erinyes dans l’univers mythologique de la justice. Dans cettetrilogie nous retrouvons l’esthétique juridique des Présocratiques.En effet, l’Orestie montre la place faite de la beauté (to kalon) à lamorale (to agathon) et leur convergence dans l’idée du juste (todikaion). La beauté, sans perdre de sa valeur objective, est

accueillie par la raison humaine et exprimée en termes de droit. Ellereprend l’architectonique de la justice punitive qui est fondée sur la beauté objective (to kalon) résumant les symétries et l’harmonie del’univers grec. Elle marque le passage du mythos au logos : sansque la rétribution perde de son caractère ontologique, elle revient àla compétence d’un tribunal humain l‘Aréopage où la raisonhumaine intervient décisivement pour résoudre la sanction descrimes de sang. Avec l’établissement d’un tribunal et des jugeshumains (l’Aréopoage), la justice mythologique qui façonne ledestin tragique de l’homme se transforme en une justice rationnellesans perdre pour autant sa portée ontologique.

Selon les nomoi, il incombe d’abord au fils aîné –tel le casd’Oreste –de devenir  timôros(justicier) du sang de ses parents aunom des coutumes et de la décision divine (Oreste a agiconformément à l’ordre d’Apollon), mais en même temps il est poursuivi par les Erinyes, au nom des lois plus anciennes,notamment lorsque en tant que timôros, il tue sa propre mèremeurtrière de son père. Ainsi Oreste commet-il une faute objective :il viole le Droit en s’évertuant à rétablir un équilibre dérangé.

Le choix entre les deux solutions révèle la nature tragique dudikaion. La faute objective est sanctionnée indépendamment de la

85 Cf.EURIPIDE, Hippolyte, v.1290-1293. Ici, Artemis s’adresse à Thésee en cestermes : » Sous la terre, au fond du Tartare, que ne vas-tu cacher ta honte, oudans les airs, changeant de vie, prednre ton vol pour échapeer à la misère ? »

86 Cf. HESIODE, Théogonie, 720 et suiv.  Le Bouclier d’Héraclès (Scutum) v.254-255.

87 Elle est composée de trois pièces :Agamemnon, Les Choéphores et LesEuménides.

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42 STAMATIOS TZITZIS 

volonté de l’agent au nom du rétablissement d’un ordre troublé :

celui qui comprend les choses de la nature, la cité et les citoyens àla fois membres de la polis et du cosmos. Mais la compréhension decette justice dépasse les limites de la raison humaine. Puisqueontologique, elle est liée à l’alètheia, à ce que l’être se permet dedévoiler dans l’agencement du destin de l’homme. Mais l’être aimese cacher ; par conséquent, l’homme n’a que des bribes de cettealèthéia. De ce fait, il n’arrive guère à saisir la totalité du Juste. Le

silence du cosmos fait que les exégèses et les interprétationshumaine du droit ne sauraient être ni certaines ni définitives.

D’autant plus que, tributaire des lois de l’être, le juste sedéplace88, car justice et injustice cohabitent, apparaissent et sesuccèdent dans l’ordre des choses, visitant les affaires cosmiques ethumaines; en sens là, elles sont naturelles, indépendantes de lavolonté de l’homme. Celui-ci ne peut qu’inventer des solutions pour s’accommoder aux choses et aux circonstances. Sa penséedevient alors une demeure de l’être.

La tragédie humaine vient de l’erreur humaine, de l’orgueilde l’individu de vouloir se prendre pour un forgeur de l’être, alorsqu’il n’est que son auxiliaire avec une marge de liberté qui lui permet d’apparaître comme agent moral : celui qui, déterminéd’écrire l’histoire du monde, se donne comme tâche d’affronter ledestin.

Epilégomènes

La justice mythologique nous révèle la nature et le caractèredu dikaion qui est conçu, depuis l’aurore de la pensée antique,comme pacificateur des discordances de l’être dues à sa portéedialaetique. Cette entreprise est décrite dans un langage poétique

qui trouve son expression dans le mythos et ses images dans laconception de la justice à multiples visages anthropomorphiques.

88 ESCHYLE , Les Choéphores, v. 306-308 : Le coryphée, en s’adressant auxErinyes, remarque à ce sujet : Parques, que, de par Zeus, tout s’achève dans lesens où se porte aujourd’hui le Droit ( to dikaion métabainei »)

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FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 43

Aristote est par excellence le philosophe qui situe la justice

au niveau du logos poli-tique89

. Ainsi son dikaion est dépouillé detoute harmonique mythique et religieuse. En effet, dans un langage juridique, donc rationnel, Aristote fait du juste une chose qui sedégage des relations sociopolitiques, c’est-à-dire de la nature deschoses90. La quête du juste demande la participation de la  phronésis humaine qui met tout son art pour le déterminer. Car, pour lesHellènes, le droit ne se crée pas, mais se découvre. Cela implique

que le dikaion ne saurait être un produit de la raison raisonnante del’individu, mais une réalité de la  physis, et en ce sens il est naturel.Il renvoie ainsi à un monde objectif qui possède sa propre éthiquesous forme de règles esthétiques, donc une éthique hautementesthétique que les Hellène se sont évertuées à dépeindre principalement par le mythos. En effet, ces règles acquièrent unecoloration morale lorsque l’esprit grec (le noûs) trouve dans tout cequi pousse, l’harmonie qui enveloppe son être et lui fait découvrir 

sa liberté de penser et ses limites d’agir.Or, si pour la modernité et la postmodernité, la réalité du

droit se conçoit en fonction de la réalité du sujet, pour l’ontologie juridique des Anciens, la réalité du droit s’impose indépendammentdu sujet. L’homme grec n’est guère peint comme sujet ni personne.Il n’est qu’une expression de l’être, une partie indissociable qui semanifeste dans l’alèthéia, à savoir dans ce que l’être veut bien

révéler comme phénomène. La justice classique ne permet dès lorsni de créer ni de connaître ni de posséder la réalité juridique, maisde se connaître dans la réalité ontologique et de s’y reconnaîtrecomme faisant partie de l’être dont l’entière compréhension estinsaisissable. Si aujourd’hui le droit représente un discours quidonne un sens juridique à la réalité du monde, le dikaion commeindicateur de la justice désigne à la fois les rapports juridiquement

équilibrés et le mode d’être de l’être. Or plus qu’un discours qui

89 Au sein de la polis, de la cité grecque.90 Voir notamment le livre V de l’Ethique à Nicomaque 

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44 STAMATIOS TZITZIS 

structure l’être, ce droit est la raison de l’être qui se dit de plusieurs

façons91

.De cette manière, les normes générales qui règnent dans la

nature sous-tendent l’arétè, la vertu grecque à savoir ce qui est propre à chaque chose désignant en même temps sa fonction principale et assure son harmonie interne. Et par là ce qui estconforme à la droite raison qui doit dominer dans les échanges detoute sorte. Dans cette perspective, l’énergie de la nature révèle

l’activité du droit.

91 En effet, pour Aristote l’être et le droit se disent de plusieurs manières.Cf.,Ethique à Nicomaque, 1129 a 24-26 ; Métaphysique, Z, 1,1028, a 10 et suiv.

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3

MYTHE ET MATHÉMATIQUES

CHRISTINA PHILI

Professeur à l’École Polytechnique d’Athènes, Docteur d’État,Membre corr. de l’Académie Internationale d’Histoire des Sciences,

Université Technique d’Athènes

« L’histoire et la légende ont le même but, peindresous l’homme momentané l’homme éternel» .

V. Hugo

I. Introduction

Le titre de notre article pourra probablement surprendre lelecteur, cependant au début de notre civilisation1, ces deux entitésnettement disjointes, s’allient par une sorte d’affinité.

Dans son livre  Le Rôle des Mathématiques dans les Progrès

des Sciences2

, Samuel Bochner, mathématicien renommé du 20e

 siècle, tâche de mettre en évidence cette alliance. En se basant sur un extrait où apparaît la « définition» du mythe, il remarque que, s’ilremplace le mot mythe par le mot mathématiques, cette définitionreste valable. Le fragment suivant explicite, d’un livre3 sur le réveil

1 V. F.R.S. Lord Raglan,  How Came Civilization? London 1939; W. McNeill,The Rise of the West Chicago. University of Chicago Press 1970; Peoples and 

Places of the Past . Washington. National Geographic Society 1983; A.Marshack, The Roots of Civilization 2nd ed. Mount Kisco, N.Y.: Moyer BellLimited 1991.

2 S. Bochner, The Role of Mathematics in the Rise of Science. Princeton.Princeton University Press. 1966.

3 H. Frankfort, The Intellectual Adventures of Ancient Man. Chicago 1946 p. 8.

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46 CHRISTINA PHILI 

de l’intellectualité en Égypte4 et en Mésopotamie5, provoque une

certaine envie chez Bochner qui aurait aimé l’avoir formulé.« Les Mathématiques sont une forme de poésie qu’elles

dépassent car elles proclament la vérité, une forme de raisonnementqu’elles dépassent car elles veulent faire apparaître la véritéqu’elles proclament, une forme d’action de comportement rituel,qui ne trouve pas sa réalisation dans l’acte, mais elles doivent proclamer et élaborer une forme poétique de la vérité6 7» .

 Naturellement tout symbole, qui au moyen de héros oud’éléments imaginaires, transforme l’idée, contient certainesambivalences presque inexistantes en mathématiques. Cependant lasymbolisation des mythes nous fait supposer que les véritésdéclarées sont dotées d’une validité universelle8, même si enmathématiques cette déclaration est beaucoup plus dominante. Car désormais les mythes ne se trouvent pas sur scène, tandis que les

mathématiques munies d’un grand pouvoir sont très dynamiques et productives.

 Néanmoins cette « identité» que Bochner dévoile tout ensoulignant que ces deux entités, mythes et mathématiques, utilisent

4 En ce qui concerne les mathématiques v. R.J. Gillings,  Mathematics in the

Time of the Pharaohs Cambridge MIT Press 1972; v. aussi The Mathematicsof Ancient Egypt, Dictionary of Scientific Biography New York Scribner 1978vol. 15 pp. 681-705.

5 O. Neugebauer, The Exact Sciences in Antiquity Princeton. PrincetonUnversity Press 1951; New York Dover 1969 et B.L. Van der Waerden,Science Awakening I New York Oxford University Press 1961; v. également J.Friberg, « Mathematik»  Reallexikon der Assyriologie 7. 1987-1990, pp. 531-

585; D. Schmandt-Besserat,  Before Writing: From Counting to CuneiformAustin: University of Texas Press 1962; E. Robson,  Mesopotamian

 Mathematics 2100-1600 B.C: Technical Constants in Bureaucracy and 

 Education. Oxford, Oxford University Press, 1998.6 S. Bochner, op. cit. p. 14.7 Comme nous l’avons déjà mentionné, cette définition se réfère au mythe. C’est

à dire « Le Mythe est une forme de poésie qui …» .8 S. Bochner, op. cit. p. 17.

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MYTHES ET MATHEMATIQUES 47

des symboles9 comme outils essentiels, nous a conduit à examiner 

« la similitude» de leurs rôles.

II. Les Mythes

 Notre étude ne contiendra point de mélanges desMathématiques10 et des Mythes de Timée chez Platon, ni le problème de duplication du cube11, suivant l’oracle des Déliens,mais elle aura pour but de tâcher d’interpréter la tragédie de troishéros renommés de la mythologie grecque par des conceptsmathématiques. Sous cet angle nous devons examiner les mythes etles mathématiques puisque selon Platon, la mythologie est larecherche de choses antiques12.

Les héros mythiques Sisyphe, Tantale et Prométhée serebellent contre le divin et tâchent de comprendre sonfonctionnement. Dans ces mythes nous connaissons bien la punitionsévère, tandis que les causes qui l’ont provoquée, restent peuclarifiées. Ces trois héros avec leur comportement ont provoqué la justice divine13. qui les condamne à une punition éternelle. Sisyphe,Tantale et Prométhée n’appartiennent pas à l’ordre sacré social,celui qu’Eschyle nomme « l’harmonie de Zeus14» que les mortels ne peuvent jamais dépasser.

 Naturellement, nous devons écarter l’interprétation vulgaireselon laquelle ils ont violé les lois en se révoltant contre la

9 Les Grecs avaient une aisance naturelle à penser par des symboles. Ils sont les premiers à utiliser des lettres de l’alphabet comme numéros.

10 D.H. Fowler, The Mathematics of Plato’s Academy: A New Reconstruction.Oxford. Clarendon Press 1987;

11 F. Lasserre, The Birth of Mathematics in the Age of Plato Larchmont NewYork. Larchmont New York. American Research Council 1964. Y. aussi

H.D.F. Kitto, The Greeks London Penguin 1951; G.E.R. Loyd,  Early Greek Science: Thales to Aristotle New York. Norton 1970;  Magic, Reason and 

 Experience Cambridge University Press 1979.12 Critias 11a.13 V. Ch. Phili, Juriprudence’s elements in Lavdakian and Atredian Myths.

Festschrift für Kostas Beys dem Rechtdenker in Attischer Dialektik. Athen2003 pp. 1255-1271.

14 Eschyle, Prométhée Enchaîné 551.

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48 CHRISTINA PHILI 

domination divine afin d’affirmer leur existence exceptionnelle.

Leur déviation de « l’harmonie» est purement phénoménale car Sisyphe, Tantale et Prométhée, après des procédures basées sur l’identification des héros avec le divin, rentrent de nouveau dansl’ordre.

III. Sisyphe et la continuité

Sisyphe, fils d’Aeolos, est le plus rusé15 des hommes(kerdestos), doué d’une grande habilité, dont son esprit fécond16 rappelle celui d’Ulysse. Epoux de Mérope, fille d’Atlas, il résidait àSphyra, pas loin de Corinthe, dont il est considéré être lefondateur 17.

Aisopos, dieu des rivières dont la fille Aegina fut enlevée,cherche l’appui de Sisyphe qui en échange lui demande de faire jaillir une fontaine de son rocher 18. Sisyphe dévoile le nom duravisseur, acte qui provoque la colère des Dieux19, alors Zeus luienvoie la Mort. Mais il se montre assez malin pour déjouer son plan. Quand elle vient pour le chercher, il l’enchaîne de sorte que personne ne peut plus mourir. Zeus en fureur envoie Mars pour délivrer la Mort et livrer Sisyphe.

Mais Sisyphe, avant de partir pour Hadès, demande uneultime faveur, rencontrer son épouse, la reine Mérope, afin de luiconseiller de ne pas offrir de sacrifices au royaume des morts.Après, il réussit malicieusement20 à convaincre Perséphone de lelaisser repartir 21 chez les vivants afin de régler la question desoffrandes rituelles.

15 Iliade VI. 153.16 Peut être que son nom est formé par redoublement de la racine sophos.17 Apollodore 1,9,3.18 Pausanias 2,5,1.19 Iliade VI. 153.20  Theog. 703.21 Cf. Sisyphe s’évade. St. Radt (éd). Tragicorum Graecorum Fragmenta.

Göttingen 1984. Eschyle fr. 220.

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MYTHES ET MATHEMATIQUES 49

Une fois de plus, il échappe à la Mort et durant sa longue vie

il fera preuve de son astuce22

. Sisyphe, âgé et affaibli23

ne pourra plus échapper à la Mort et, puisqu’il a défié les Olympiens, il seracondamné24 à pousser éternellement dans l’Hadès, jusqu’au sommetd’une colline, un énorme rocher, qui redescend à chaque fois avantde parvenir à son sommet.

Le martyre de Sisyphe nous renvoie au concept de lacontinuité, racine commune de l’analyse et de la géométrie.

Aristote en étudiant Parménide, tâche d’élucider le concept de lacontinuité et, dans sa Physique, donne une remarquable définition :« Je dis qu’il y a continu (sunehès) quand les limites25 ( péras) par lesquelles deux choses se touchent sont une seule et mêmechose» .26 Donc le continu est celui dont les limites s’identifient « ôn

ta eshata én» 27.

En se limitant au cas de la ligne droite, cette définition

affirme qu’en étant unique, le point qui coupe une droite doit être« attribué» à l’une et à l’autre des extrémités de la « coupure » ou aumoins à une et à une seule de ces deux extrémités et considère quel’autre extrémité n’aura pas elle-même de point extrême.

Quand l’analyse sera rigoureusement fondée grâce auxtravaux de Bolzano28, Cauchy et Weierstrass, le grand

22 Cf. Sa rivalité avec le fils d’Hermès, Autolykos.23 Iliade VI. 153.24 Odyssée XI. 593.25 Le mot limites ici signifie bornes, et Aristote dans sa Métaphysique définit ce

qu’il entend par limite : « Est dit limite l’extrême de chaque chose, premier terme à l’extérieur duquel rien ne peut se trouver et à l’intérieur duquel ontrouve tout et qui est aussi la forme d’une grandeur ou de ce qui a unegrandeur » . Aristote, Métaphysique 1022 a 4-6.

26 Aristote, Physique 227 a 11-12.27 Idem 228 a 29.28 B. Bolzano formule le concept de la continuité, inspiré d’une source ancienne

 philosophique en même temps que mathématique. Le célèbre principe decontinuité de Leibniz, ayant comme titre Principium quoddam generale …« Lorsque la différence de deux cas peut être diminuée au-dessous de toutegrandeur donnée in datis ou dans ce qui est posé, il faut qu’elle puisse setrouver aussi diminuée au-dessous de toute grandeur donnée in quaesitis outout ce qui en résulte » . G.W. Leibniz, Math. Schriften éd. Gerhardt. t. III. P.

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50 CHRISTINA PHILI 

mathématicien allemand R. Dedekind dans son livre classique

« Continuité et nombres irrationnels pose la question suivante29

: dequoi est constituée cette continuité » ? La réponse de Dedekind valui « permettre de trouver une base scientifique pour l’étude de tousles voisinages continus » 30. Sa définition, qui pour certains va paraître assez triviale, contient la quintia essentia de la continuité,qui se trouve dans « l’axiome » suivant : « Si tous les points de ladroite se séparent en deux classes, telles que tout point de la

 première classe se trouve à gauche de tout point de la secondeclasse, alors il existe un et un seul point qui provoque cetteséparation en deux classes, cette division de la droite en deuxmorceaux31» .

Dans cette définition on retrouve la définitionaristotélicienne. Cependant la conception du Stagirite pour la droiteet celle de Dedekind sont différentes. La droite à laquelle se réfèreDedekind, n’est pas la droite conçue dans sa Géométrie et ne pouvait pas encore s’appeler fonction. Cette différence de l’objetsur laquelle se base la définition d’Aristote pour la continuité et ladroite que Dedekind utilise, font la distinction. En réalité ladéfinition de Dedekind est libérée de l’« existence » de la droite etde ses points puisqu’elle se fonde sur la valeur limite de la fonction

( ) f x quandn

 x x  .

IV. Tantale et la limite.

Tantale, fils de Zeus32 et de la nymphe Plouto33, est le roi deLydie34, pays renommé de ses mines d’or, époux de Dionée, fille

52 cf. Principieun quoddam generale. Math. Schriften éd. Gerhardt tom. VI. p.129.

29 En comparant l’ensemble des nombres rationnels et la droite, Dedekind veutconclure la continuité de la droite.

30 P. Dugac,  Histoire de l’Analyse. Autour  de la notion de limite et de ses

voisinages préface J.P. Kahane. Vuibert Paris 2003.31 R. Dedekind, Stetigkeit und irrationale Zahlen. Branschweig Vieweg. 1872.

 p.1832 Euripide, Orestes 5.33 Son nom évoque la richesse.

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MYTHES ET MATHEMATIQUES 51

d’Atlas et père de Pélops et de Niobé. Sa fortune légendaire35,

équivalente à celle de Midas, dépasse toute mesure humaine etcertains même faisaient un jeu de mots avec son nom et la monnaieantique, talanton.

Selon Pindare36, Tantale, souverain puissant, a été admisdans le milieu des Olympiens37 et participa à leurs festins. Enivréde cette chance, il osa dérober le nectar et l’ambroisie38 du banquetdes Dieux pour en donner aux mortels. De ce point de vue son

crime est analogue à celui de Prométhée.Les Dieux offusqués l’ont condamné éternellement à subir 

son martyre, c’est ce qu’on appelle le supplice de Tantale. D’aprèsHomère39, Tantale ne pourra jamais apaiser sa faim et sa soif.Entouré d’arbres fruitiers chargés de fruits délicieux et d’une eaurafraîchissante, aussitôt qu’il approche ses lèvres pour en boire,l’eau disparaît et quand il tend sa main pour en attraper, les fruits

des branches s’éloignent.La pensée grecque antique « fidèle à l’idéal d’achèvement et

de mesure qui animait son art et sa religion, se méfie de l’infini …l’apeiron –serait indétermination, désordre, mal. Mais les formesfinies, claires et intelligibles constituent le cosmos. L’infini, sourced’illusion, s’y mêle et doit en être chassé comme les poètes de lacité platonicienne40» .

Cependant Anaximandre choisit comme principe l’Apeiron,source de toute chose, non engendré et incorruptible, qui ne seréduit à aucun élément matériel. Il considérait que l’infini contientles propriétés fondamentales des dieux homériques, immortalité et puissance illimitée41.

34 Son royaume comprenait la Phrygie, le Plateau de Ida et le champ de Troie.35 Platon, Ethyphron 11e.36 Olymp. I, 55.37 Plutarque Eth. 607f.38 Pindare Olymp. I. 60.39 Odys. XI. 582.40 Article Infini, Encyclopedia Universalis p. 992.41 Plusieurs siècles plus tard, Saint Thomas d’Aquin va identifier l’infini du Dieu

de la Bible.

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52 CHRISTINA PHILI 

Plus tard, la découverte de l’incommensurabilité de la

diagonale du carré par un pythagoricien a provoqué un séisme àl’édifice des Pythagoriciens où régnait le nombre entier. Selon lalégende, celui qui a dévoilé le secret caché de l’École de Croton, périt dans un naufrage. Cependant la divulgation de 2 a ouvert lavoie pour « le lieu où règne la démesure, où s’effacent les contours,où s’accumulent les multiplicités indomptables et redoutables, lelieu sans frontières de l’apeiron» 42.

Aristote considère que « les mathématiciens n’ont pas besoinde l’infini et ne l’utilisent pas : ils ont simplement besoin d’unegrandeur finie choisie aussi grande qu’ils le veulent» 43. Mais lagrandeur ne reste pas un terme monolithique. Dans le même traité,le Stagirite révèle ses pensées sur le concept de grandeur: « enajoutant toujours au fini, on dépassera tout fini, en retranchant ontombera au-dessous de tout fini…44 45» . Une ligne, une surface, unsolide, « une grandeur est pensée comme un continu divisible àl’infini en puissance46» .

Dans les mathématiques grecques, les concepts de lavariabilité et du mouvement sont absents. Pourtant lesPythagoriciens ont appliqué leur philosophie plutôt aux aspects duchangement47 qu’à ceux de la permanence. En plus, les apories deZénon ont évoqué une série d’interprétations48 où inévitablement

42 Article Infini  Encyclopédia Universalis p. 995.43 Aristote, Physique 207 b8.44 Idem 266 b, 3.45 Il s’agit du fameux « lemme d’Eudoxe» énoncé plus tard par Euclide, Eléments 

X, 1.46 Article Infini  Encyclopédie Universalis p. 995.47 C. Boyer, The History of the Calculus and its conceptual development  New

York 1949 p. 24.48 V. p. ex. Fl. Cajori, The purpose of Zeno’s Arguments on Motion  Isis III 1920 pp 7-20; History of Zeno’s arguments on motion,  American Mathematical

 Monthly 22 (1915) pp. 1-5, 39-47, 77-82, 109-115, 143-149, 179-186, 215-220, 253-258, 292-297. V. également G.E.L. Owen, Zeno and themathematicians, Proccedings of the Aristotelian Society V. 58 1957-58 pp.199-1222; B. L. van der Waerden, Zenon und die Grundlagenkrise der Griechischen Mathematik.  Math. Annalen 8d. 117 1940 pp. 141-161 et F.

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MYTHES ET MATHEMATIQUES 53

apparaissent les notions de limite et de continuité, concepts élucidés

seulement au 19e

siècle, à l’époque de la réorganisation de l’analysegrâce aux travaux de Bolzano, Cauchy et Weierstrass.

Donc même si la notion de la limite ne figure pas dans sonaspect contemporain numérique, elle apparaît néanmoins sous uneforme implicite géométrique. Nous nous référons aux idéesd’Antiphon et plus tard à celles de Bryson concernant l’inscriptionet la circonscription de polygones réguliers dans un cercle où par de

successives divisions du nombre de côtés, ils peuventéventuellement coïncider. Cependant ces polygones intérieurs oùextérieurs ne coïncideront jamais avec la circonférence du cercle,car ils n’ont pas établi la fin à cette procédure de subdivisions descôtés. Néanmoins, implicitement, ils ont conçu la notion de lalimite, mais ils ne pouvaient pas la formuler. Cependant le martyrede Tantale peut être exprimé par la définition de la limite formulée par d’Alembert : « On dit qu’une grandeur est la limite d’une autregrandeur, quand la seconde peut approcher la première plus prèsque d’une grandeur donnée, si petite qu’on la puisse supposer, sans pourtant que la grandeur qui approche puisse jamais surpasser lagrandeur dont elle approche, en sorte que la différence d’une pareille quantité à sa limite est absolument inassignable49 50» .

Un siècle après d’Alembert, l’analyse mathématique, serafondée rigoureusement sur la notion de la limite par A.L. Cauchy51.

V. Prométhée et le nombre

Prométhée, fils de Japet ( Iapétonidès) et d’Asie52 ou bien deClyméné, fille de l’Océan, appartient à la race des Titans qui,

Enriques, Pluralità e moto nella polemica eleatica e in partiocolare negli

argomenti di Zenone. Revista di Filosofia v. 27 1936 pp. 198-209.49 Article Limite, Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Artset des Métiers. Paris, Briasson, David, Le Breton 1754.

50 En langage moderne nous pouvons traduire la définition de d’Alembert de lamanière suivante : nous disons que A est la limite de

n A où les

n A A<  

quandn

 A A  < ou ε est une quantité inassignable, la suite desn

 A necoïncide jamais à

n A c’est à dire la différence est « inassignable » .

51 A.L. Cauchy, Cours d’Analyse … Paris 1821.

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54 CHRISTINA PHILI 

révoltés contre les Dieux, furent foudroyés par Zeus. Hésiode

révèle que le père Ouranos les a nommés ainsi par le verbe titainein (étendre) et le substantif tisis (châtiment) car en étant audacieux ilsont étendu leur puissance afin d’achever une grande œ uvre et pour cette raison ils ont été punis.

Leur fils, cet archétype de l’homme, cache sa double nature:dieu des arts, du feu, céramiste et Titan dont la révolte et la punitionsont liées à l’affrontement entre les générations divines. Donc deux

 personnages, deux origines distinctes se sont mélangés. Quand ledieu des arts, du feu s’assimile au Titan, la victime de la colère deZeus apparaît comme le voleur du feu et subit un châtiment sévère.

Chez Hésiode, nous trouvons ce double caractère.Prométhée53 est le brave fils de Japet, bienfaiteur de l’humanité etl’être plein de pensées rusées qui provoqua des malheurs àl’humanité. Cependant son nom Prométhée, contient la racine

(math-manthanein) apprendre, dont le dérivé forme l’adjectif, lesélèves initiés de Pythagore54. Selon une autre interprétation, sonnom renferme le verbe  promanthanô, prévoir. En tout cas son nomest attaché à la connaissance.

Selon Hésiode, le prudent fils de Titan, Japet, trompa Zeus endérobant et en cachant dans le creux d’un narthex le feu infatigable,à l’éclat resplendissant55. Sa conquête audacieuse faite sur le ciel,

52 L. Séchan, Le mythe de Prométhée. Paris 1951.53 Nous ne devons pas passer sous silence que du sanscrit prâmathyus, dérivé du

mot pramantha, « celui qui obtient le feu par le frottement » nous obtiendrons

l’interprétation qui converge vers la légende du héros eschylien. cf. A. Kuhn, Die Herabkunft des Feuers und des Göttertranks. Berlin 1859 ; M. Bandry,Les mythes du feu et du breuvage céleste. Revue germanique 1861 p. 358.

54 Les élèves de Pythagore se divisaient en deux classes : auditeurs et disciples.Au Moyen-Age, le terme commence à désigner celui qui est versé dans lascience mathématique, le mathématicien.

55 Theog. 565.

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MYTHES ET MATHEMATIQUES 55

 provoqua la colère de Zeus qui le fit enchaîner 56 sur le mont

Caucase57

.Eschyle dans son Prométhée Enchaîné  adopte les traits

caractéristiques de la mythologie qui entoure le fils de Japet. Naturellement Prométhée reste le voleur du feu qui initiel’humanité à la connaissance de tous les arts. Cependant, le tragiquegrec le plus ancien met tout son art poétique pour désigner cet acte« Pantechnou pyros sélas» 58 qui s’est révolté contre la puissance de

Zeus «  Dios tyrannia»59

. Maître de tous les arts, il a fait aux mortelsce don séditieux « didaskalos technes passois brotois  pephène kai

megas poros» 60.

Jusqu’ici Eschyle suit les données mythologiques connues.Mais l’offre du Titan à l’humanité ne se limite pas au feu des cieux,Prométhée a donné aux hommes, la plus éminente des disciplines,le nombre :

« kai men arithmon, exohon sophismatôn exyvran autois...61 62» .Une question se pose. D’où Eschyle a-t-il obtenu ce

renseignement? (Qu’il nous soit permis de présenter notreargument).

Eschyle, descendant d’une famille aristocratique, a sûrementreçu une bonne éducation et sûrement fut imprégné des idées de philosophes ioniens ainsi que de celles de l’Ecole de Croton.

D’ailleurs, dans Prométhée Enchaîné se cache un hymne à la naturetandis que le pythagorisme apparaît explicitement à cette offre dunombre à l’humanité. Ce concept primordial dont Stobée nous a

56 E. de Lasaulx, Prometheus, die Sage und ihr Sinn. Ratisbonne. 1854.57 Prométhée devait porter durant toute sa vie une bague de fer provenant de ses

chaînes ornée d’un morceau du rocher caucasien. La bague montée d’une pierre précieuse ou semi-précieuse renvoie au martyre prométhéen.

58 Eschyle, Prométhée Enchaîné 7.59 Idem 10.60 Idem 110.61 Idem 459-460.62 Eschyle dans ces mêmes vers ajoute que Prométhée a également offert les

lettres dans leurs formes ordonnées et la mère des Muses, la mémoire. Vers460-461 tandis, que dans le vers précédent, il considère que c’est lui qui leur aappris le coucher des étoiles (vers 458).

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56 CHRISTINA PHILI 

transmis la formule de Philolaos : « Kai pant agar to gignoskômena

arithmo ehonti. Ou gar oion te ouden oute nohthômen outegnôsthômen aneu toutou 63» .

Donc, non seulement toute chose procède des nombres maistoute chose est nombre. Les Pythagoriciens alors concevaient lesnombres comme des choses.

Evidemment, pour les Pythagoriciens le nombre64, doctrinefondamentale de l’Ecole, n’était pas un outil de calcul, un

instrument logistique mais plutôt une essence ontologique. Sanature opératoire liée à l’opération de mesure des grandeursappartenait à un niveau inférieur.

Le nombre jouit d’une primauté absolue dans la sphère de laconnaissance, fonde le modèle de la création du monde65, tandisque l’arithmétique « préexiste aux autres sciences dans la pensée dudieu artisan, comme une raison cosmique et paradigmatique66» .

Donc le feu, le feu de la connaissance, a été dérobé ettransmis à l’humanité par Prométhée, qui a dépassé l’ordrereligieux et cosmique en commettant l’hybris. Il n’enseigna passeulement la métallurgie et d’autres arts comme la mythologie ledéclare mais il enseigna aussi « l’art le plus ancien, le plus précieux, le plus vénérable67» .

Zeus qui gardait scrupuleusement l’ordre du monde et de la

nature, gardait également au fond « la force motrice » de la nature,le nombre que les gens ne devaient jamais connaître. Car cettecréation ontologique conçue par le dieu créateur ne devait pasdevenir un « objet » intelligible et pratique aux mains des êtreshumains : « Tout ce qui est arrangé dans le monde par la nature,

63 H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker . 1er Bd. 2e Aufl. Berlin 1906.64 Nous n’abordons point ici la découverte de l’irrationalité v. Aristote, Premiers

 Analytiques 14 a 26.65 Nicomaque de Gérase dans son  Introduction arithmétique admet deux

nombres, l’intelligible et l’épistémologique, qui est l’objet de l’arithmétique v. Nicomaque de Gérase,  Introduction arithmétique trad. Par J. Bertier, ParisVrin 1978, I. VI 1 et 2.

66 Ibidem I.IV. 2.67 Ibidem I.V. 3.

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MYTHES ET MATHEMATIQUES 57

selon un développement industrieux, dans les parties et dans

l’ensemble apparaît avoir été différencié et ordonné conformémentau nombre par la providence et par l’intelligence qui a organisétoute chose, le paradigme tenant sa force de ce qu’il s’appuie telune épure sur le nombre préexistant dans la pensée du dieucréateur 68» .

Prométhée devait subir une punition hors du commun car il avolé le nombre qui préexistait dans la pensée divine, une entité

 purement abstraite69

, « essence réellement éternelle70

» base de toutela réalité, « temps, mouvement, ciel, astres, révolutions de toutesorte71» . Prométhée a dévoilé ce que Zeus détenait, la clé des principes premiers des choses.

VI. Conclusion

Les symboles dans les mythes créent la supposition selonlaquelle les vérités qu’ils proclament, ont une valeur universelle etinvariable72. Selon le mythe donc, les trois héros qui se sontrévoltés contre Zeus Sisyphe, Tantale et Prométhée, ont subi lechâtiment sévère du Père des Dieux. Malgré cette punition, ces troismartyres de nos héros peuvent cacher des concepts mathématiquesfondamentaux qui même au sommet des mathématiques grecques

constituaient des questions sacro-saintes. Les concepts de la limite,de la continuité et du nombre, cristallisés et élucidés au XIXe siècle,étaient implicitement évoqués dans ces mythes.

 Nous avons tâché de présenter ce passage des mythes auxnotions scientifiques qui ont désormais défini le cadremathématique. Pourtant ce cadre demeurera une sorte de rêve sans prise directe sur la véritable réalité73.

68 Idem 1. VI. 1.69 « dépourvu de matière» Nicomaque de Gérase, op. cit . 1. VI. 1.70 Idem.71 Idem.72 S. Bochner, op. cit. p. 17.73 Platon, République VII, 533 B.

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Page laissée blanche intentionnellement

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4

LE VOYAGE D’APOLLON

AU PAYS DES HYPERVORÉENS

OU LA FASCINATION

D’UN MYTHE CULTUREL

IPHIGENIE BOTOUROPOULOU

Université d’Athènes –Faculté des Lettres,

Département de Langue et de Littérature Françaises

L’Hyperborée perdue

 Nous sommes très conscients que n’existe point d’Hyperborée

au-delà des monts Ripées, même si ses bleues frontières

se déplaçaient de plus en plus au loin,

selon les découvertes les plus récentes des géographes.

Aujourd’hui c’est attesté :

le pays, d’où nous venaient les cygnes et les cailles,

où les dignes vierges Laodiké et Hyperokhé préparaient

 pour les dieux

les prémices des fruits, les enveloppant avec attention

dans la paille du froment et du papier fin,

c’était de la pure imagination.

Et maintenant on se demande

où peut-il bien émigrer Apollon chaque hiver 

sur son char attelé de cygnes et de griffons,

 jouant sa lyre dorée, tandis que nous, durant des mois

et des mois,

attendions en vain son retour en mars,

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60 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU 

en train de composer dans le froid ses péans de fête ?

Ou bien n’y a-t-il plus d’Apollon ni de lyre ?

 Nous continuons, pourtant, le péan à moitié fini

laissant un vide à la place du nom, espérant

d’en trouver un nouveau que nous ajouterons au dernier moment,

toujours dans la peur, que le nombre de ses syllabes,

 plus petit ou plus grand, gâche la mesure.

Yannis Ritsos1 

Ce poème, écrit en 1969 par ce grand poète grec, fut un point

de départ pour jeter un regard nouveau sur le vieux mythe du

voyage d’Apollon au pays des Hyperboréens, mythe qui, à part la

question de la géographie sacrée des points cardinaux qu’il pose

 pour les chercheurs, reste encore pour l’homme actuel le symbole

d’un paradis, perdu à jamais, mais qui a marqué la relation

singulière des Grecs avec ce peuple.

On parle souvent du « miracle grec » et par cette formule on

tente d’exprimer ce merveilleux point de vue des premiers poètes et

écrivains grecs, qui désormais plaça l’homme au centre de

l’univers, marquant de cette façon à jamais la pensée humaine ; cela

est dû au fait que les Grecs avaient imaginé leurs dieux à leur 

image, traçant ainsi un chemin complètement différent des autres

 peuples, se préoccupant uniquement du visible et du beau. Le

miracle de la mythologie grecque tire justement son origine de ce

monde humanisé, séduisant, gardant tous les défauts de la nature

humaine et doté, en même temps, des qualités divines ; mais

surtout, cette mythologie donne des réponses à une série des

questions soit existentielles, soit métaphysiques ou morales.

Il est bien connu que le mythe a toujours servi à l’esprit

humain pour de causes différentes : tantôt pour la recherche de ses

1Yannis Ritsos, Pierres. Reprises. Balustrade (en grec), Athènes, EditionsKedros, 1972, p. 82, [notre traduction]

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LE VOYAGE D’APOLLON 61

origines, tantôt comme refuge pour son imagination, ou bien

comme consolation à l’inexplicable, ou comme approche del’interdit ; mais surtout il lui a servi pour interpréter sa fascination

devant l’univers. La fonction du mythe, d’après Mircea Eliade, est

de donner une signification au monde et à l’existence humaine : « le

mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu

lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des

‘commencements’. Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce

aux exploits des Etres Surnaturels, une réalité est venue àl’existence, que se soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un

fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain,

une institution »2.

Le voyage, de son côté, fut pour l’homme, depuis les temps

les plus reculés qu’on puisse s’imaginer, le choix qui pouvait

donner libre champ à sa curiosité et à son besoin de connaître ou

 bien une nécessité de survie, une alternative à son inquiétude pour 

les mystères qui l’entouraient ; ou bien la quête de la vérité, de la

 paix, de l’immortalité, la recherche et la découverte d’un centre

spirituel3. De toute façon, le voyage fut toujours pour lui une

occasion de dépasser son ignorance, de prendre le contrôle de

l’univers et battre ses peurs et ses préjugés. L’exploration des pays

lointains fut, incontestablement, une conquête, tentée par des

 personnes qui visaient au-delà des horizons familiers, mais

n’empêche qu’elle se mêlait avec des exagérations et desmensonges. Les voyages aux pays légendaires, plus que tout autre

voyage, expliquaient le besoin de l’homme à tenter l’impossible,

l’intouchable, mais, en même temps, ils comblaient son goût du

merveilleux, inné chez lui. Nos connaissances sur les voyages qui

s’effectuaient à l’Antiquité sont pourtant incomplètes, d’autant plus

 pour les voyages des temps mythiques.

Les scientifiques aujourd’hui peuvent décrire des payslointains, imaginaires ou pas, se basant sur des textes, tout en

2Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, pp. 16-17.

3J.Chevalier, A. Gheerbrant,  Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont,1982, p. 1027.

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62 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU 

avouant en même temps le caractère disparate de ces sources

d’information sur des peuples comme les Cimmériens et lesHyperboréens. Pour les Cimmériens, par exemple, on lit : « Le

monde terrestre était entouré par un fleuve immense, Océan, que ne

troublaient jamais le vent ni la tempête. Sur son rivage le plus

lointain vivait un peuple mystérieux, les Cimmériens, mais rares

sont ceux qui ont trouvé le chemin de leur pays car personne ne

savait s’il était au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest. C’était une

contrée enveloppée de brumes et des nuages, où la lumière du jour ne pénétrait jamais, sur laquelle la splendeur du soleil ne s’étendait

 jamais, ni à l’aube, à l’instant où il se lève dans le ciel étoilé, ni au

crépuscule, quand il revient du ciel vers la terre. Une nuit éternelle

recouvrait ce pays mélancolique»4.

Le pays des Hyperboréens, en revanche, dans la pensée

grecque, était un espace légendaire de félicité, qui se trouvait au-

delà de l’Océan, au-delà du Nord et à part quelques héros fameux

(comme p. ex. Persée, qui y fut accueilli –sans le savoir –quand il

essayait, aidé d’Athéna, de trouver l’île des Gorgones pour tuer la

Méduse et Héraclès qui, lui aussi y est arrivé avec l’aide de la

déesse Diane, quand il chassait la biche à la corne dorée de

Kyrénia), personne ne l’avait jamais visité. Un spécialiste en Etudes

Arctiques estime : « C’est au nord que les âmes s’élèvent (Platon).

Borée est, selon Homère, le vent de la génération ; il conduit, il

amène les âmes. Si fort est le pouvoir mythique que, malgré lesévidences géographiques rapportées par les voyageurs –froid,

glace, nuit polaire –l’espace boréal pour les Grecs est lieu de

 bonheur ; il connaît un climat si doux que la terre donne deux

moissons par an. Les hommes y vivent bienheureux par ‘magie’ ;

ils sont éternels »5.

D’autres pensent qu’il s’agissait d’un peuple qui aurait

survécu de la chute de l’Atlantide et son devenir était d’une

4Edith Hamilton,  La mythologie, Verviers, Les Nouvelles Editions Marabout,

1978, pp. 74-75.5

Jean Malaurie, « Les routes polaires. Le mythe du Pôle Nord : les

Hyperboréens, Apollon, la licorne de mer et l’étoile polaire » , Pôle Nord 1983,Paris, CNRS-EHESS.

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LE VOYAGE D’APOLLON 63

importance fondamentale pour l’Europe, l’Asie et l’Afrique du

 Nord, car il disposait une civilisation ancienne et très avancée. Lecontinent de ce peuple se situait sur l’actuel Arctique et a fini par 

être englouti et disparu totalement avec la glaciation. On nommait

ce pays le pays des Sept Bœ ufs car il se reportait ainsi aux Sept

étoiles de la Constellation de la Grande Ourse et le mot septentrion

qui désigne le nord est directement hérité des Hyperboréens, le

 peuple du nord, septentrion signifiant les sept bœ ufs en latin qui

donnera naissance au légendaire Royaume de Thulé. Il paraît queles rescapés de la chute du continent d’Hyperborée se sont réfugiés

en Europe du Nord et l’Islande, d’où ils ont ensuite répandu leur 

civilisation au peuple que les écrivains grecs et latins appelaient

Celtes6.

Les Grecs de l’époque archaïque, déjà, croyaient que les

Hyperboréens était un peuple, béni des dieux, paisible et

accueillant, qui vivait en plein air, dans les bois et les forêts, ne

mangeant jamais de viande, se nourrissant uniquement des fruits et

restant intouchable des maladies et de la vieillesse. Il habitait bien

loin, dans un pays mal défini géographiquement et d’après Pindare

« ni par mer, ni par terre vous ne trouverez pas la route merveilleuse

des contrées où les Hyperboréens vivent dans des fêtes

continuelles 7» . Tout ce qu’on peut dire de ce pays incertain est

qu’il était situé bien loin au nord et à côté de l’Océan, et les

Hyperboréens, explique Diodore de Sicile, sont « ainsi nommés parce qu’ils vivent au-delà du point d’où souffle Borée (en grec = le

vent du nord), c’est-à-dire au-delà de ces imaginaires monts

Rhipées sur lesquels Borée est censé prendre naissance. La

dénomination « Rhipées8

» est aussi un mot grec (=rafale).

6« La disparition du continent d’Hyperborée » , au site

électronique :http ://www. Atlantide-energies.com.7

Pind.., Olymp. III.8

« ripaia orè » , première mention connue dans Alcman, poète qui vivait à

Sparte vers 650 avant J.-C., cité dans R. Dion, « La notion d’Hyperboréens, ses

vicissitudes au cours de l’Antiquité » , Bulletin de l’Association G. Budé , n° 1,1976, p. 143.

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64 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU 

Homère, qui ne connaissait qu’une partie de la Méditerranée,

qui s’étendait de la Sicile jusqu’à l’Hellespont9

, ne fait pas du toutallusion aux Hyperboréens, tandis qu’Hérodote, qui avait passé sa

vie en traversant le monde parle de ce peuple et de ces habitants,

mais il dit que « personne ne connaît la moindre chose, à part les

 prêtres d’Apollon à l’île sacrée de Délos10» . Il précise qu’il tire

cette information du fait que les Hyperboréens y envoyaient

régulièrement leurs offrandes, enveloppées avec attention dans la

 paille de froment, que leurs voisins se chargeaient de transmettre àleur tour à leurs voisins et ainsi de suite jusqu’à ce que les offrandes

arrivent à Délos. Il est probable que derrière cette pratique se cache

le commerce de l’ambre, qui provenait du Nord lointain et qui

 passait de peuple en peuple jusqu’à ce qu’il arrive à la

Méditerranée11. Les Hyperboréens rappellent à Hérodote les

multiples efforts des gens pour établir une carte pas seulement de ce

 pays, éloigné du monde connu jusqu’alors et qui dépassait les

connaissances des géographes, mais une carte de tout le monde12.

Hellanicus, de son côté, disait que « les Hyperboréens, au-

delà des Rhipées, pratiquaient la justice et ne se nourrissaient que

des fruits des arbres13 » , en vrais habitants du Paradis. Vers l’an 400

avant J.-C. pourtant le poète Antimaque pensait que les

Hyperboréens n’étaient pas autres que les Arimaspes. Un

contemporain d’Alexandre, Hécatée d’Abdère, transporta les

Hyperboréens dans les régions tempérés de l’Occident, où étaientdéjà Ogygie, les îles des Bienheureux et les Champs-Elysées, les

Hespérides, Erythie, l’Atlantide de Platon, tandis que Apollodore

confond les mythes des Hyperboréens, des Hespérides et d’Atlas et

situe dans le Maroc ce peuple fabuleux14

.

9Lionel Casson, Travel in the Ancient World , (en grec), Athènes, MIET, 1996,

 p. 67.10

Ibid, p.129.11

Lionel Casson, Travel in the Ancient World , (en grec), Athènes, MIET, 1996, p. 129.

12Ibid.

13Hellanicus, Fragm. Hist. Grec. II, p. 58.

14  Fragm. 113, cité par Fréderic de Rougemont,  Le peuple primitif, sa religion,

son histoire et sa civilisation, Genève, Joel Cherbuliez, 1857, p. 166.

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LE VOYAGE D’APOLLON 65

Le mythe, dont il est question à cette courte étude, se réfèreau voyage d’Apollon vers un pays, qui, avec le temps, a pris les

dimensions fabuleuses d’un paradis lointain, d’un séjour aux pays

des Bienheureux, d’une sorte d’utopie des temps reculés : l’île des

Hyperboréens. Apollon, fils de Zeus et de Léto, apparaît comme

une des plus belles figures de la mythologie grecque dont la

 personnalité présente, comme c’est souvent le cas pour beaucoup de

dieux grecs, une multiplicité des caractéristiques et son histoire,d’après les spécialistes, est confuse15; c’est lui le plus beaux des

dieux, le musicien qui charmait avec sa lyre dorée, le dieu-archer 

qui tirait mieux que tout autre l’arc, le guérisseur qui apprit aux

hommes l’art de la médecine. Mais il était surtout le dieu de la

Lumière, celui en qui nulle ombre ne demeure, et c’est ainsi qu’il

devient le dieu de la Vérité. Léto, sa mère, était censée naître au

 pays des Hyperboréens, ce qui explique pourquoi son fils y était

tant vénéré plus que tout autre dieu et pourquoi il existait en son

honneur dans un magnifique bois sacré son temple, de forme ronde,

orné d’une foule d’offrandes.

Selon la mythologie grecque16

, à sa naissance, son père Zeus

le couronna d’une mitre d’or, lui donna une lyre et l’envoya aux

Delphes, sur un char attelé de cygnes, afin qu’il s’y installe et qu’il

offre les oracles aux humains. Mais, pour une raison inconnue,

Apollon laissa les cygnes le conduire aux Hyperboréens. Entre

temps les habitants des Delphes avertis, se mirent à chanter des

 péans et des chants pour prier le dieu de revenir à leur ville.

Apollon, après avoir passé une année chez les Hyperboréens, rentra

sur son char à Delphes et depuis il partagea son temps entre ses

deux pays.

Donc, selon ce mythe énigmatique, quand l’automne

s’approchait, Apollon se rendait chez les Hyperboréens et y

séjournait jusqu’au printemps, dans ce pays épargné des hivers

15Robert Graves, Les Mythes grecs, Paris, Fayard, 1967, p. 70.

16I. Kakridis, Mythologie grecque (en grec), Athènes, Ekdotiki Athinon, 1986, t.2, p. 335.

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66 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU 

vigoureux et de la nuit, royaume de la lumière éternelle. Selon

Hécatée, « la plupart des habitants sont des musiciens qui, dans letemple, chantent sans discontinuer, en l’honneur du dieu, des

hymnes où ils célèbrent ses faits. Ils parlent une langue

 particulière… La lune paraît là très proche de la terre, et l’on y

discerne des éminences semblables à celles de notre globe. Sur la

ville et le temple règnent, de génération en génération, les

Boréades…Les prêtres sont trois frères, hauts de six coudées, fils de

Borée et de Chioné (du vent du nord et de la neige)

17

.À part cette tradition delphique qui parle des liens de ce dieu

avec les Hyperboréens, existe une autre, la tradition délienne, qui

donne une version différente sur la question : à des temps très

reculés, deux vierges hyperboréennes, Laodiké et Hyperokhé

étaient arrivées à Délos apportant des offrandes sacrées, pour 

accomplir un ex-voto à la déesse de l’accouchement, qui aurait aidé

Léto à Délos à mettre au monde Apollon. Il paraît que les habitants

de l’île y ont retenu les missionnaires, sans leur volonté, et quand 

les Hyperboréens se sont rendus compte du fait, ont décidé de rester 

fidèles à l’accomplissement de l’ex-voto, mais ils ont choisi une

manière indirecte pour envoyer les offrandes : ils prièrent leurs

voisins, les Scythes de livrer les offrandes, enveloppées dans la

 paille de froment, ceux-ci les ont données à leurs voisins et ainsi de

suite, jusqu’à ce que les offrandes arrivent à Délos.

Les prêtres hyperboréens continuaient à rendre hommage à

Apollon même après son départ au début du printemps –période

 pendant laquelle il quittait les Hyperboréens assis dans son char 

volant, tiré par de cygnes ou de griffons –et ils envoyaient à Délos

et à Delphes comme offrandes les prémices de leurs fruits, pratique

qui a joué grand rôle à l’établissement du culte d’Apollon en Grèce.

L’arrivée des offrandes de la part des Hyperboréens formait la

 partie la plus originale du rituel délien et contribua à l’établissementdes rapports intimes entre les Hyperboréens et les Grecs. Ce culte,

selon les mythe de Delphes et de Délos, rappelait, avec des

17Hécatée, Fragm. Hist. Grec., t. II, p. 388 sq., cité par F. de Rougemont (voir note n° 14), p. 167.

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LE VOYAGE D’APOLLON 67

cérémonies particulières, le séjour du dieu au pays des

Hyperboréens : en automne on lui chantait des chants sérieux etmélancoliques parce qu’Apollon partait pour son cher pays des

Hyperboréens (« apodimia » ), tandis qu’au printemps les chants

 priaient le dieu absent de revenir et saluaient son retour 

(« épidimia » ).

Il est intéressant de voir aussi ce que symbolisent les cygnes,

inséparables compagnons d’Apollon, qui garantissaient le lien des

 peuples méditerranéens avec les mystérieux Hyperboréens. D’aprèsla légende, Apollon, est né à Délos le jour sept, et que ce jour-là,

des cygnes sacrés, ouraniens oiseaux immaculés, « dont la

 blancheur, la puissance et la grâce font une vivante épiphanie de la

lumière18

» , firent sept fois le tour de l’île, puis Zeus remit à la

 jeune divinité, en même temps que sa lyre, un char attelé de ces

 blancs oiseaux. Ceux-ci l’ont conduit d’abord dans leur pays, sur 

les bords de l’océan, au-delà de la patrie des vents du Nord, chez

les Hyperboréens qui vivent sous un ciel toujours pur 19. Dans des

représentations artistiques du mythe, des griffons portaient aussi le

char d’Apollon avec les cygnes. Ceux-ci symbolisaient chez les

Grecs la force et la vigilance et ils étaient les gardiens des trésors au

 pays des Hyperboréens. Ces oiseaux fabuleux à bec et à aile

d’aigle, au corps de lion, d’où leur qualité de symbole solaire,

reliaient la puissance terrestre du lion à l’énergie céleste de l’aigle.

Ainsi, le cygne et le griffon représentaient les facultés et les qualitésd’Apollon : la beauté, la grâce, la blancheur, la pureté, la lumière, la

force.

Si l’on cherchait à comprendre le symbolisme de ce

déplacement d’Apollon à ce pays lointain, on pourrait

éventuellement penser, comme s’est déjà dit au début, que c’est la

notion du paradis perdu ; qu’Apollon s’y régénérait chaque année et

ainsi il pouvait rester dieu de la lumière et éternellement jeune ;

18J.Chevalier, A. Gheerbrant,  Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont,

1982, p. 33219 Ibid, p. 333.

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68 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU 

qu’en souvenir du voyage accompli en son enfance, emporté par les

cygnes dans l’Hyperborée, il retournait au-delà du vent du Nord,afin d’être en mesure au printemps d’exercer, avec des qualités de

médium, ses grands pouvoirs oraculaires prophétiques à Delphes. Il

était surtout thaumaturge et médecin, celui qui apaisait les tensions

sociales, et, selon Platon, c’était le dieu qui énonçait les lois

fondamentales de la République, de la vie civile, « les premières

lois »20

. Donc, sa présence était capitale pour guider le destin des

humains. En ce qui concerne l’Hyperborée, existe plusieursvariantes concernant son peuple et sa position mystérieuse sur la

 planète, mais en tout cas elle reste le symbole d’un pays de lumière,

de paix, de bonheur, un pays que tous désirent mais qui est

introuvable ; de tous les dieux de l’Olympe il n’y a qu’Apollon qui

reçut le privilège d’y séjourner, probablement parce qu’il était un

des principaux dieux capable de divination, interprète traditionnel

de la religion, établi au centre et au nombril de la Terre.

Les avis des chercheurs diffèrent sur le symbolisme de ce

voyage d’Apollon ; il y en a qui pensent que peut-être ce voyage

était-ce le souvenir nostalgique des contrées lointaines, d’où les

 premiers Hellènes descendirent en Grèce, au début du deuxième

millénaire avant notre ère21

, d’autres qui prétendent que c’est de là

qu’est partie la flèche prodigieuse qui a formé, au ciel, la

constellation du Sagittaire22

; mais n’empêche que toutes les

interprétations sont fascinantes et font preuve du charme et du pouvoir qu’exerçait le dieu de la clarté solaire et de la justice.

Les pays légendaires, que l’homme n’a pas pu atteindre parce

qu’elles n’existent que dans son imagination, restent pourtant

abordables par le rêve pour nous rappeler sans cesse la force que

dispose l’esprit humain dans sa tâche de jeter des ponts et de tisser 

des liens entre terre et ciel, espace et temps, matière et esprit, réel et

rêve, inconscient et conscience, afin de créer des affinités qui lui

20J. Malaurie, ibid.

21J.Chevalier, A. Gheerbrant,  Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont,

1982, p. 515.22

Jean Richer, Géographie sacrée du monde Grec (en grec), Athènes, EditionsKyvéli, 2001, p. 65.

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LE VOYAGE D’APOLLON 69

 permettront de comprendre et d’expliquer le cosmos à travers les

symboles. « Tout n’est ici-bas que symbole et que songe » , a dit ungrand sage du 19

esiècle

23. L’humanité a marché jusqu’à présent

avec des symboles, et le mythe du voyage d’Apollon au pays des

Hyperboréens symbolisera longtemps encore la fugue de l’homme

d’un monde, plein de menaces, et l’éternel retour vers un autre,

lumineux et paisible, d’où il revient revigoré.

C’est justement le symbolisme des mythes grecs, éternels et

universels qui constitue l’inspiration des gens et leur donnent lesmoyens d’aller plus loin dans la connaissance de l’homme et du

monde qui les entoure. Même déformés, les mythes transmis

d’abord par la tradition orale et puis repris par les différentes

formes de l’art, continuent à nous intriguer et à nous fasciner, à

capter notre intérêt tout en restant un défi jeté à l’intelligence

scientifique. La réflexion sur la symbolique du mythe constitue une

composante majeure, remarque J.-P. Vernant24

, et nous, nous

ajouterions que cela est vrai parce que la réflexion humaine n’a

 jamais fini –tout en se préoccupant à représenter l’« ailleurs » –à

chercher la vérité et à travailler à la victoire de la raison.

23Ernest Renan, « La Prière sur l’Acropole » , O. C , Paris, Calmann-Lévy, 1947,

t. II, p. 759.24

J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, F. Maspero, 1982, p.227.

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5

L’ÉLÉMENT EMPIRIQUE

DANS LE MYTHE DE SISYPHE

KERASSENIA PAPALEXIOU

Docteur en Philosophie

Sisyphe1 – fils d’Éole et d’Enarété, fille d’un Atlante –étaitle roi de la cité antique d’Ephyra (Corinthe). Selon l’interprétationactuellement prédominante de ce mythe, Sisyphe a provoqué la

colère de Zeus en délivrant le nom de ce dernier à Asopos, pèred’Égine enlevée par le Maître des dieux. Le dieu-fleuve Asoposs’est adressé à Sisyphe pour obtenir de lui des renseignements enéchange d’une promesse d’installer une source d’eau inépuisablesur l’acropole de Corinthe. Zeus a survécu aux poursuites du pèred’Égine, et a ordonné à la Mort d’amener Sisyphe dans le Tartare,en guise de vengeance. Sisyphe a cependant engagé un combat avecla Mort, l’a vaincue et l’a enchaînée pour que les hommes cessentde mourir. Zeus s’est vu dans l’obligation d’envoyer Arès pour 

1 Sisyphe est le fondateur des Jeux Isthmiques en l'honneur de Mélicerte dont ilavait trouvé le tombeau dans cette région de l'isthme de Corinthe. Mélicerte – fils d’Ino et de frère de Sisyphe, Athamas –a été sauvé de noyade par undauphin qui l’a transporté sur son dos et l’a déposé sur la côte maritime près deCorinthe. Sisyphe, voulant remercier Poséidon pour avoir sauvé le fils de son

frère, a instauré la tradition des Jeux Isthmiques, un grand événement sportif de l’antiquité. En général, voir Odyssée, XI, 593, Iliade, VI, 153. L’étymologiedu nom de Sisyphe n’est pas d’origine grecque, ce qui démontre l’interactionet la coexistence des éléments indoeuropéens et méditerranéens dans lamythologie grecque. Réminiscences historiques, histoire archaïque,vénérations ancestrales ont trouvé chez les Grecs un terrain commun dans le

 besoin de créer une mythologie. Voir Alb. Lesky,  Histoire de la LittératureGrecque Antique, trad. en grec Ag.Tsompanakis, Thessalonique, 1964, p. 37.

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72 KERASSENIA PAPALEXIOU

libérer la Mort et lui délivrer Sisyphe. Selon une autre interprétation

du mythe, s’apprêtant à mourir, Sisyphe a instruit son épouseMérope2 de ne pas procéder aux offrandes habituelles lors de sasépulture. Obtenant ainsi un prétexte pour se faire passer pour unevictime d’impiété, Sisyphe se présente à Perséphone avec unedemande d’autorisation de remonter dans le monde de vivants pour trois jours afin de punir son épouse « négligente» et d’accomplir sasépulture correctement. Il n’a évidemment pas tenu sa promesse de

redescendre chez Hadès au bout de trois jours, et est resté parmi lesvivants. Les dieux du royaume sous-terrain ont réservé à Sisypheun châtiment qui a été mis en exécution après son assassinat par Thésée: Hermès l’a retourné au royaume d’Hadès, où Sisyphe a étécondamné à éternellement rouler une grande et lourde pierre vers lesommet d’une montagne, mais la pierre redescendait en arrièrechaque fois qu’il s’approchait du sommet.

À la conception philosophique du mythe contribuent desrecherches et des déploiements théoriques qui portent sur ladistinction, maintes fois renégociée, entre le mythe et la littérature,ainsi que sur leur entrelacement aux origines de l’expression philosophique de la Grèce antique, sur l’analyse structurelle dumythe, sur son interprétation allégorique3 ou logique, sur l’étudecomparative du mythe (16e-17e siècles), sur son interprétationromantique (18e-19e siècles) et, enfin, sur la fameuse approche

historique et critique de la philosophie de mythologie par Schelling4.

2 Les sœ urs de Mérope étaient les Pléiades: Maïa, Célaéno (Sélène), Astérope,Taygète, Électre, Alcyone.

3 L’interprétation allégorique des mythes est également fondée sur l’étymologiedes noms principaux comme moyen de déchiffrer leur signification, selonHéraclite. Voir: Ernst Cassirer, Langage et mythe, à propos des noms de dieux, 

Les éditions de minuit, Paris 1973, pp.10, 11, 55; I. Kakridis,  MythologieGrecque, vol.1,  Ekdotiki, Athènes 1986, p. 247. Les propositionsd’interprétation et les "théories" mythologiques sont nombreuses et

 proviennent des écoles différentes. Voir: F. W. Schelling, Philosophie de lamythologie, traduction de S. Jankelevitch, Aubier, Editions Montaigne, Paris1945, pp. 30, 265; Jean Pépin,  Mythe et Allégorie, Aubier Edition Montaigne1958, pp. 41, 423.

4 Voir F. W. Schelling ibid., et J.Pépin, ibid., pp. 33, 479.

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L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 73

L’objectif de la présente étude est une recherche de la

composition du mythe en tant que tel à la base de la mise en valeur de l’élément empirique. Il s’agit d’un mythe dont l’intégralitéorganique et la « matière» se trouvent dans le volcan de la personnalité du Sisyphe. Son thème fondamental est en rapportavec le problème archaïque de la lutte de l’homme contre la mort5,ce qui correspond à une narration de type eschatologique, selonlaquelle l’acte téméraire de Sisyphe engageant un combat contre la

Mort devait le conduire à son châtiment post-mortem

6

.

Perception philosophique du mythe

1. L’élément empirique

Chaque mythe est composé des éléments rationnels etirrationnels. Le châtiment de Sisyphe, tel qu’il est « présenté» dansla dernière partie du mythe, est un élément empirique qui fait partiede ces éléments rationnels et nous intéresse particulièrement dans lamesure où il se reflète de façon singulière dans la conception philosophique du mythe.

L’examen de l’empirique –qui constitue le substractum7 dumythe –sur le plan de son immanence, forcément, dévoile unecertaine possibilité de l’existence de Sisyphe, telle une nouvelleidentité. Un intérêt plus spécifique représente, cependant, laconception et la « lecture» de l’empirique en tant que conditioninitiale qui facilite: a) la réception logique du mythe, et b)« inaugure» la rencontre de l’empirique avec le logique.

D’après l’empirisme classique, qui considère que la problématique de la perception sensorielle n’est pas réductible,

5  «Aida monon feuxin ouk epaxetai», Sophocle, Antigone, verses 361-362.6 Nous rencontrons des variations semblables dans d’autres mythes également,

comme le tonneau de Danaïdes condamnées à le remplir éternellement bienqu’il n’ait pas de fond, tout en souffrant d’une terrible soif; ou comme le hérosépique Digénis l’Akrite qui affronte Charon sur une aire de battage en marbre.Voir également: Platon, République, 330d-331a.

7 D’autres mythes comportent aussi une valorisation de l’empirique, maisd’habitude il s’agit cependant des expériences post-mortem, comme dans lemythe d’Er de Pamphylie à la fin de la République de Platon , 614b-621d.

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74 KERASSENIA PAPALEXIOU

l’observation empirique est présentée comme un événement

gnostique ne nécessitant ou ne supposant aucun autre savoir etconstituant un principe de référence suprême8.

Ce mythe nous présente une image du monde mythique sansartifices esthétiques ni falsifications –dont Platon faisait si souventusage dans ses mythes philosophiques –mais à travers de sonréduction empirique vers une « réalité» incontestable. Il convient denoter ici notre distance critique de la partialité de l’empirisme

classique en matière de la réception passive des sense-data9

. Laraison intervient forcément de manière active pour organiser etagencer les données empiriques. Dans ce cadre-là, le mythe dudatum, articulé directement sur l’empirisme et les prémices de la philosophie analytique, manifeste ici une caractéristique particulière suivante: le datum est un  fait donné  et ne l’est pas.Dans son essence, il n’est pas un  fait donné  car nous n’en avonsqu’une description mythique, mais c’est un  fait donné  dans notreconscience, puisqu’il y est désormais imprimé comme un

8 Voir en général, sur ce sujet, la critique de McDowell adressée à Sellars dans« Transcendental Empiricism» , trad. en grec N. Psaromiligos,  Deucalion, Juin2003, Stigmi, Athènes, p. 65.

9 Le terme de "données sensibles" (sense-data) dans l’empirisme et dans la

 philosophie analytique a une signification notionnelle particulière. Denombreuses opinions différentes ont été exprimées au sujet de la possibilitéd’analyser les sense-data. Voir à ce sujet: A. J. Ayer, Foundations of EmpiricalKnowledge, Macmillan, London, 1940. Le rôle déterminant a été joué par lacritique formulée par J. L. Austin dans Sense and Sensibilia, 1959, OxfordU.P., 1964, et par la suite par W. Sellars dans Empiricism and The Philosophyof Mind, Harvard University Press, 1997. Un intérêt exceptionnel représententles dimensions de l’analyse du mythe qui pourraient être atteintes à la base del’empirisme de J. Locke, où le savoir provient autant de l’extérieur (sensation)

que de l’intérieur (réflexion), et l’analyse gnoséo-théorique s’appuie sur cetterelation entre les expériences interne et externe. L’environnement del’empiriocriticisme serait également bénéfique (Ε. Mach, R. Avenarius) pour une première estimation d’une expérience, loin des théories métaphysiques.L’approche existentialiste serait aussi intéressante dans la mesure où elle faitapparaître l’essence des choses à travers d’une expérience subjective

 primordiale qui nous offre le premier matériel créé par une théorisationgénérale et forme ainsi un certaine type de savoir.

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L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 75

« événement", c’est-à-dire le contenu d’un discours descriptif reçu

 par la conscience humaine.En parlant ici de l’élément empirique, nous faisons référence

aux expériences individuelles externes10 que Sisyphe vit et quiconstituent le corps des perceptions sensorielles. Elles ont uncaractère fonctionnel de représentation et de réduction dans lemythe, tel un point de vue logique, gnoséologique et esthétique quicorrespond à la perception esthétique du mythe dans l’art de

l’antiquité11

. Nous pourrions même dire que la pureté et larecevabilité des formes mythiques dans l’art antique est adéquate àla recevabilité des formes d’un mythe donné à travers d’unedescription vivante de l’élément empirique.

Plus concrètement, il y a des références observationnelles quise focalisent sur la dimension physique du mythe et supportent lesexpériences individuelles externes: La grande force physique et la

résistance de Sisyphe, qui sont incontestablement fondées sur savigueur psychique, sur cet émoi psychique qui est d’ailleurs lemodèle de la pensée philosophique12, la sueur humaine, lescontractions douloureuses du visage sous le fardeau insupportable,les épaules courbées et les pieds qui résistent au poids comme s’ilsétaient en acier, les mains capables de lever le poids de la terre auciel, le visage pétrifié comme la pierre qu’il est en train de lever.Chaque fois que la torture se répète dans son cycle tyrannique sanslimite, c’est toujours la même image qui se restructure: une« narration» d’une certaine expérience et d’une certaine  praxis de

10 Aristote lui-même fait référence à l’exactitude de la perception sensorielle de"kath’ekasta": «ek ton kath’ekasta gar to katholou. Touton oun ehein deiaisthisin, auti d’esti nous», Éthique à Nicomaque, 1143b,4-6 et «H menempeiria ton kath’ekston esti gnosis»,  La Métaphysique, 981a15. Aristote et

Platon ont été parmi les premiers qui ont nettement distingué le savoir individuel –fondé sur l’expérience –du savoir universel, fondé sur l’intellect.Ces expériences externes individuelles ne sont pas obligatoirement

 perceptibles pour nous en tant que réalité existante, étant donné que nousavons ici une énonciation mythique.

11 Soit l’expérience de la beauté, soit l’expérience érotique du savoir, surtoutchez Platon.

12 Voir Κ . Despotopoulou, Essais et Discours, Estia, Athènes 1983, p. 25.

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76 KERASSENIA PAPALEXIOU

l’homme. Nous avons donc un fondement matériel empirique

contre lequel Sisyphe lutte pour se sauver: sa force physique. Le pôle opposé est le mythe de Persée, où la place centrale est occupée par un élément non-matériel contre lequel le héros lutte pour sesauver: un échange de regards réciproque13 avec Méduse. Perséeose affronter le regard mortel de la Gorgone tout en prenant lerisque de perdre ainsi son identité (la déesse Athéna l’aide, bien sûr,en lui donnant son bouclier miroir grâce auquel Persée reçoit une

 possibilité de voir l’image de Méduse). C’est, au contraire, enaffrontant la pierre et en ressentant son poids, que Sisyphe trouveson identité.

Cette expérience de Sisyphe l’amène à la découverte de sonidentité en cohésion avec l’élément corporel qui intervientactivement dans la formation de la perception des choses14.L’aspect corporel prend une dimension d’une tragédie profane.Cette profanation se trouve sur le plan négatif: dans le rapportcorporel avec la pierre. De cette façon, la relation entre le corps etla réalité s’extériorise et fait ressortir le visage de l’hommeincessamment mis en épreuve, au détriment de son aspect inconnu, paradoxal, irrationnel, désiré et fantastique. Il existe toutefois unerelation qui ne se manifeste pas ouvertement et n’est pas(sous)entendue non plus ni de façon négative, ni de façon positive:c’est la relation entre le corps et l’âme (la question philosophique et

religieuse archaïque)15. La force de persuasion dans la relationcorps-pierre (correspondante à la force de persuasion16 du mythe

13 Voir J. P. Vernant, Le mort dans les yeux, Hachette 1985, trad. en grec G.Pappas, Alexandria, 1992, p. 99.

14 En général, à ce sujet, voir M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945.

15  Philèbe platonicien parle des pathologies (irritations) qui n’affectent que lecorps, et de celles qui traversent le corps et affectent aussi l’âme en provoquantun tremblement. Le cas de Sisyphe concerne ces dernières: «Thes ton peri tosoma imon ekastote pathimaton ta men en to somati katasvenymmena prin epitin psyhin diexelthein apathy ekeinin easanta, ta the di’amfoin ionta kai tinaosper seismon entithenta idion te kai koinon ekatero», Philèbe, 33d 2-6.

16 La force de persuasion du mythe dans la tradition antique est soulignée par Aristote dans La Métaphysique, 1074b 1-6.

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L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 77

dans la tragédie antique) est une condition sous laquelle devient

 possible percevoir la relation corps-âme. Il devient évident que ceteffort corporel et psychique intense possède une dynamiquesingulière, une charge émotionnelle manifeste et représente uneréalité naturelle qui renvoie aux racines de l’existence.

Dans tous les cas, nous avons une narration signifiante, dontla compréhension est facile, pas du tout énigmatique et ayant uneorientation philosophique. La narration de ce type facilite

l’approche philosophique du mythe autant articulée sur sa visiond’ensemble que sur ses aspects partiels, et c’est une approchedifficile par excellence, étant donné que le mythe vient avant laRaison, la philosophie, l’histoire et la science.

1a) La réception logique du mythe

La nature des mythes revêt un caractère allégorique de façon

générale, et ce caractère fait référence à une réalité intelligible, etnon pas sensible. Malgré cela, l’approche de la « réalité» du mythe par la valorisation de l’empirique est provocatrice de plusieurs points de vue. Tout d’abord, elle mène à la réception logique dumythe. Sisyphe forme une nouvelle optique17 de la réalité à la basede l’expérience vécue, une optique qui exerce un contrôle sur sondestin et en même temps devient tout de même évidente aux yeux

de tout le monde. Dans cette montée difficile, que Sisyphe parcourtavec son fardeau, d’autres hommes y sont aussi retrouvés. Cette particulière signification du réel par l’intermédiaire de l’empiriquerègne sur la dimension humaine et « correspond» à sa logique.Deuxièmement, la réception d’un acte tragique se produit dans lecadre de cette expérience: même si Sisyphe vit la déchéance (lamontée perpétuelle et vaine de la pierre), il essaie néanmoins par là

de sauver soi-même et son optique du monde. En effet, plus nousapprochons l’élément empirique, plus la compréhension d’un drame

17 Le terme empirique  provient de la racine indoeuropéenne  per  ( peira, peirasthai,  poros –expérience, mais aussi  periculum, danger). L’expérienceimplique donc le passage par une voie imprévisible, en accumulant deséléments nouveaux pour la perception de l’homme.

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78 KERASSENIA PAPALEXIOU

humaine s’intensifie et un mode de penser rendant le mythe

diachronique, didactique et humain s’impose, ce qui facilite saréception.

La base fondamentale de cette trace rationnelle réside dansson caractère naturel18, qui est fortement lié avec une mise enévidence, avec un éloignement du secret et du mystère. Dans lanature, il n’y a pas de sans caché. Bien au contraire, selonl’interprétation des philosophes présocratiques, pour Heidegger, la

nature est ici le synonyme de la révélation de « Être» permettantsortir de l’oubli. Le paradoxe de la narration mythique en généraldémontre la place de la description naturelle d’une expériencehumaine, d’une vérité naturelle qui en l’occurrence est aussi unchâtiment. Cette transportation du paradoxal au naturel crée uncadre bénéfique pour la réception du mythe par l’homme et pour son explication logique (nous avons à rechercher un nouveau typed’interprétation anthropologique du mythe). L’accent mis sur l’élément de la situation naturelle s’accompagne aussi d’une idéesingulièrement ressentie de contribution. Sisyphe ne prend pas sesdistances par rapport à son destin et ne fonctionne pas dans uncadre d’une neutralité impersonnelle, mais est mis à l’épreuve defaçon dynamique, et cette mise à l’épreuve concrétise sonexpérience dramatique. La participation à l’expérience sur un moderégulier et rythmé assure à Sisyphe le parcours sur lequel la victime

acquiert une individualité et une capacité d’adaptation, devenantainsi le maître de son vécu en raison de sa propre volonté.

La réception logique du mythe est donc fondée sur ladescription de l’élément naturel19 qui contient: a) une téléologie,avec laquelle est entrelacée la perception philosophique grecqueantique, et particulièrement celle d’Aristote, et b) une tendancerationnelle qui existe dans le monde, bien que le châtiment de

18 Voir Βruno Snell,  Die Entdechung des Geistes. Studien zur Entstehung deseurapaischen Denkens bei den Griechen, Vandenhoeche & Ruprecht,Gottingen 1975, trad. en grec D. Iakov, éd. M.I.E.T., Athènes, 1997, p. 59.

19 Nous n’avons certainement pas à faire ici à une problématique liée à laréception du naturel qui est à la base de la relation sujet-objet, comme c’est lecas chez Κ ant, par exemple.

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L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 79

Sisyphe soit lié au fait de sa tentative de renverser le déterminisme

de l’ordre naturel en lançant un défi à la Mort20

. Nous sommes doncface à la description d’une expérience qui n’est pas surnaturelle,comme c’est le cas de la plupart de mythes, mais tout à faitnaturelle. Une relation intime se développe entre le niveau natureldu mythe et l’observateur qui perçoit désormais une unité à la placede la partialité.

C’est cette expérience que vit Sisyphe, c’est cette expérience

 par laquelle s’accomplit le discours du mythe.

1b) Approche empirique et logique

On pourrait soutenir l’idée de l’empirique allant de pair avecle logique, dans une interprétation qui semble concilier l’empirismeavec le rationalisme de manière innovatrice et insolite, leur conciliation ayant constitué le thème cardinal de la philosophie

moderne (Wolff, Kant, Durkheim, Bachelard21). En parlant de lalogique à propos de ce mythe en particulier, nous entendons une présentation logique du monde naturel et une approche del’expérience au-delà du cadre contrôlé par l’énonciationmythologique. Nous rencontrons ici une sorte de rationalité quicoexiste avec le mode de penser mythique et est familière àl’homme, puisqu’elle est articulée en fonction de son hypostase

spirituelle et prête à accepter l’acte de philosopher. Un certain typede l’approche de ce phénomène se met ainsi en place, plus proched’une vision logique du naturel, et cette approche deviendra le

20 Nous ne sommes pas ici face à un cas classique d’une virilité qui cherche às’affirmer (le modèle si fréquent dans la mythologie mondiale). Sisyphe aimela vie et haït la mort, et cherche à l’éviter par des moyens qui sont à sadisposition. Une problématique liée à la réception du naturel qui est à la base

de la relation sujet-objet, comme c’est le cas chez Κ ant, par exemple, seraittrès intéressante à examiner si ce fondement philosophique primaire favorisaitle développement de ce genre de concepts.

21 G.Bachelard a élaboré une approche épistémologique de cette problématiqueen poursuivant une forme de dialogue entre l’expérience et le discours. Voir  Ladialectique de la durée, P.U.F., Paris, 1936, et « Critique préliminaire duconcept de frontière épistémologie» , in Actes du 8e Congres international de philosophie, Prague, 1936, pp. 3-9.

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80 KERASSENIA PAPALEXIOU

noyau du développement de la pensée scientifique grecque

(Leucippe, Démocrite, Hipparque), atteignant sa maturité àl’époque des Lumières, quand la notion de la logique prend uneautre dimension. Le dénouement d’une contradiction existant entrela diversité des phénomènes et l’unité du monde22 n’appartient pasencore à un certain type d’approcher le phénomène.

Même si l’empirisme s’entrelace avec le relatif 23 etl’individuel (et peut donc difficilement répondre aux revendications

 posées dans la perspective par le rationalisme), dans le mythel’empirique renvoie à une hypostase logique perceptible du point devue de common sensus. L’expérience individuelle de Sisyphereflète les efforts et le combat des hommes qui ont levé un grandfardeau sur leurs épaules. Par conséquent, la raison de la vanité del’existence de Sisyphe ne réside pas dans sa solitude. Le fait qu’il peine, se couvre de sueur et se force sans en tirer de profit ni desens est quelque chose que chacun a vécu dans sa vie, dans desdegrés différents. Soit littéralement, soit dans sa dimensionmétaphorique, c’est un maillon caractéristique de la vie humaine,qui est d’ailleurs très convaincant. Ce « ministère» à l’échelleinfernale a donc quelque chose de familier. Ainsi, cette expérience particulière du châtiment de Sisyphe dispose de tous les avantagesd’une proposition empirique fondée sur les données d’observationd’une vie agitée de cet homme, et son avantage principal est la

 possibilité de la contrôler par intellect humain. Cette partie dumythe s’offre donc facilement aux mécanismes de notre sensibilité,mélange l’individuel avec le collectif et rationalise le processus duchâtiment. C’est une explication naturelle24 compatible avec laréalité dans laquelle vit l’humanité. Les aspects subjectif et relatif de cette expérience de Sisyphe: a) Elle aboutit à une conclusion

22 Voir S. Sambursky, The physical world of the Greeks, Routledge and KeganPaul, London, 1987, pp. 4, 185.

23 Les sophistes sont considérés précurseurs de cette opinion (Protagoras:«pant οn hrimat οn metron anthr ο pon einai», Platon, Théétète, 152a ).

24 Le signifié dans l’explication du mythe a été le sujet de remarquables étudesqui figurent dans les référencées bibliographiques. Nous mettons l’accent sur  F. W. Schelling, Philosophie de la mythologie, op.cit., pp. 9,16.

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L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 81

logique en ce qui concerne l’intégralité des combats vains et

insupportables menés par l’homme. Le syl-logique se coordonneavec le logique. Les qualifications de la logique s’appuient sur lenaturel qui constitue la base de l’expérience. Par conséquent, iln’existe pas de rupture, mais au contraire, une continuation entrel’empirique et le logique qui explique « le statut de l’homme dans lemonde» dans le cadre d’une estimation de sa liberté et sacivilisation, ce qui représente l’axe principal de la théorie

anthropologique de la philosophie. b) Elle représente « le phénomène» logiquement et le sauve dans une optique désormaishumaine au lieu d’une optique divine. Ainsi on réussi à « sauver lesapparences", sozein ta fainomena. 

2. Approche gnoséologique

Le lien de l’empirique avec la problématique gnoséologique

constitue la question fondamentale dans l’histoire de la philosophie.Dans les moments d’apogée de son histoire (empirisme, philosophie analytique), la réduction du contenu gnostique desidées proposées en données empiriques a été considérée comme unegarantie de leur validité, et la formation des notions logiques à la base d’interprétation du matériel empirique soutenait la certitude dusavoir acquis.

L’évaluation de l’élément empirique dans le mythe contribueà son approche gnoséologique dans un premier temps, cetteapproche ne saurait tout de même pas rester indépendante d’uneévaluation plus générale des éléments psychologiques, poétiques,anthropologiques et autres du mythe, ni mobiliser des méthodes quiatteignent le savoir scientifique. La plénitude la sensibilité dumythe, sa dimension apolloniaque et poétique encadrent

 parfaitement l’empirique. L’empirique est désormais possible àconnaître; et pour cette raison il contribue définitivement àl’approche gnoséologique du mythe.

La préoccupation principale de l’approche gnoséologique – que nous entreprenons ici dans une tentative par définitionincomplète et imparfaite puisque fondée exclusivement sur 

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l’évaluation d’une expérience25 – est de démontrer le lien entre le

lieu, le temps et l’acte. Ces trois éléments forment l’être perceptif etdéterminent certaines catégories (logiques) spécifiques26 du réel: a)Le lieu (une rude montée de montagne). b) Le temps (à perpétuité)27, du point de vue de sa régularité et du rythme. Lesentiment du temps se reflète même dans le rythme de la répétitionde l’acte. Cette définition de l’espace-temps qui est l’intégration deSisyphe dans un certain espace et dans un certain temps, constitue

une référence à l’aventure existentialiste de l’être humain et rendcollective, c’est-à-dire syllogique, une expérience initialementindividuelle. c) La spécificité de forme de l’acte. En dehors ditemps et indépendamment des conditions difficiles du lieu, cet actese produit sous une forme particulière qui, bien qu’elle soit au-delàdu mesurable et de la mesure (à perpétuité), peut toutefois êtretransférée sur une échelle humaine d’expérience, toujours enrespectant les proportions. Le langage corporel de Sisyphe met en

 présence ces catégories de telle façon qu’une relation logique sedéveloppe entre la réalité du mythe (situation de châtiment deSisyphe) et la réalité de la perception. Cette relation est fortementsoutenue par l’empirique, tel qu’il est représenté dans le naturel28.Ainsi, au-delà de l’espace, du temps et de la mort, il existe la formed’un acte, la forme du combat humain qui est plus fort que

25 Nous n’approfondissons pas ici le thème des différenciations définitives durôle et de l’importance de l’expérience chez Descartes, Hume, Locke, ou chezKant, Leibniz, Wittgenstein.

26 Par opposition à Kant, qui articule ces catégories selon les concepts a priori dugénie, et non pas selon les données résultant de l’expérience. Les conceptsempiriques résultent de l’expérience, et les concepts purs –du génie.

27 Ce temps n’est pas l’éternité des dieux, ni le temps terrestre des mortels non plus, c’est le temps qui sera défini par les philosophes comme l’image mobile

d’une éternité immobile. Voir J. P. Vernant,  L’Univers, les Dieux, les Hommes, Récits grecs des origines, Editions du Seuil, 1999, trad. en grec T.Dimitroulia, Patakis, Athènes 2001, p. 81.

28   Ν. Kazantzakis dans  Lettre au Gréco fait à plusieurs reprises référence à lanature de la Grèce, ses montagnes, ses rivières, ses côtes maritimes et sesvallées qui sont "personnifiées" et parlent à l’homme en langage presquehumain, ne l’oppriment pas et ne lui apportent pas de souffrance, en devenantses amis.

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L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 83

l’homme lui-même, qui l’anime, le dirige et le libère.

Caractéristique par sa continuité, par son surpassement et par sa proximité de l’humain et du divin simultanément, ce combat unitl’homme avec son monde.

 Nous soulevons ici des questions gnoséologiques pertinentes,comme par exemple la nature de la relation entre la théorie etl’expérience29 (qui a préoccupé aussi bien les premiers philosophesdu naturel et les médecins de l’antiquité), ou celle du génie et de

l’imagination dans le mythe. Quel est le rôle de l’expérience dans laformation des concepts, ces dernières sont-elles une simplerépercussion du réel dans l’intelligence, sont-elles une simplereprésentation, ou bien les « intuitions sans concepts sont aveugles»(Kant)? Comment le contenu des expériences individuellesacquiert-il une unité ? Que contiennent les propositionsempiriques ? Les sense-data contribuent-elles finalement à laformation d’un savoir particulier, ou quelle est le « langage» dessense-data? Quelle approche doit-on adopter du langage du mythe,qui revêt un caractère poétique et une composition mystérieuse,voire énigmatique, afin d’évaluer l’empirique? À la base de quelleoptique peut-on concrétiser l’expérience? Quel est le rôle demétaphore30  en tant que ligne intellectuelle reliant le langage aumythe? Comment la conscience de Sisyphe reçoit-elle son vécu?Cette réception se réalise-t-elle sur un mode purement sensoriel, ou

se réimprime-t-elle chaque fois de nouveau? Un fonctionnement

29 Voir Marshall Clagett, Greek Science in Antiquity, Collier-Macmillan LTD,London, second edition, 1966, p. 41. Nous pourrions faire une référencedétaillée à la relation théorie-expérience qui est à la base de la notion du terme

théorie selon Heidegger. Le terme théorie provient du verbe théoro (théa, vue+ oro, regarder), c’est-à-dire, voir l’apparence d’une chose. La théorie estdonc une vision, en tant qu’acte à la base de laquelle nous concevonsl’apparence d’une chose, d’un être, cet acte ayant un rapport spécifique avecl’expérience. À ce sujet, voir M.Heidegger, « Wissenschaft und Besinnung» ,Vortage und Aufsatze, 3e édition 1967,  Νeske Pfullingen, trad. en grec N.Sevastakis, Erasmos, Athènes 1990, pp. 23-28.

30 Voir E. Cassirer, Langage et Mythe, op.cit.,  p. 84.

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intentionné de la conscience a-t-il eu lieu (H. G. Gadamer)31? Ces

questions supposent des analyses étendues et des généralisationsdésormais basées sur le Discours qui tend vers l’unité. Dans le casdu mythe, nous ne pouvons cependant pas revendiquer un cadrerationaliste. L’unité du mythe, bien qu’elle soit imparfaite, est toutde même confortable pour l’esprit humain, tandis que l’unité duDiscours, bien qu’elle soit plus proche de la perfection, est toutefoiscomposite et suppose un jugement et des efforts intellectuels

fastidieux. La proposition gnoséo-théorique kantienne (synthèseempirisme-rationalisme, ou expérience-intellect)32 et sesreproductions et finitions ultérieures dans l’histoire de la philosophie sont d’un apport incomparable dans ce domaine.

L’être s’identifie à l’aventure personnelle de Sisyphe, et la phénoménologie de son vécu constitue son essence pure et simple(à l’époque husserlienne)33. La dialectique de la continuité (la possibilité de percevoir une chose et de remédier au manque de lacontinuité à travers de la répétition), de la limitation (résistancehumaine) et de l’infini (dans le châtiment perpétuel divin) servent àatteindre l’objectif qui est de connaître le « être". L’empirique semet naturellement en rapport avec une habileté pratique34 quifacilite la recevabilité des contextes sans ignorer l’émotionnel,l’élément magique et poétique qui accompagne forcément latradition de mythes.

31 H. G. Gadamer, Vernunft im Zeitalter der Wissenschaft. Aufsatze, SurhrkampVerlag, Frankfurt am Main 1976, trad. en grec L. Anagnostou, éd. Nisos,Athènes 1997, p.166.

32 Le Discours offre le fil conducteur au sujet de l’expérience, selon Im. Kant,« L’origine probable de l’histoire de l’humanité» , publié dans  Berlinissche Monatsschrift , Janvier 1786, trad. en grec E. Papanoutsos, Essais, Dodoni,

Athènes 1971, p. 53.33 Sans avoir une vision husserlienne de la conscience, évidemment,l’intentionnalité de la conscience (intentionalitat), représente la condition pour évaluer un phénomène et un principe fondamental de la gnoséologie.

34 Voir Bruno Snell, op.cit., p. 265. La connaissance de la nature estempirique/pratique dans le temps du mythe, selon l’opinion connue de F.Bacon,  De sapienta reterum liber ad inclytam academian Cantabrigiensem, London, 1609.

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L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 85

Événement interne

Un des objectifs primordiaux du mythe de Sisyphe étaitl’évaluation de l’expérience d’un châtiment à travers d’unedescription d’un vécu humain. Il s’y trouve un sens mis enexpectative, le sens de comprendre à la base de la répétition del’acte. Ce sens se dégage grâce à la réalisation d’une expériencetragique. L’empirique fonctionne ainsi comme éclaireur apportantle lumen naturale. Cet élément d’éclaircissement appartenant à

l’empirique, ce pas subjectif particulier, se trouve intensément aucœ ur de l’événement interne du mythe.

Cet événement interne est la descente de Sisyphe de lamontagne, qui fonctionne comme une deuxième réalité dans laconception philosophique du mythe. La relation de Sisyphe avec lanature grecque (symboliquement, la vie et la survie dans un pays demontagne) délimite le cadre de cette deuxième réalité, dans laquelle

s’installe Sisyphe. Nous avons ici des observations suivantes: a) La perception du monde est fondée sur une acceptation de l’empiriqueet sur une incorporation du sensible. b) La relation de Sisyphe avecle naturel se réalise à travers un crescendo de l’ascension et formeun fond empirique qui servira de base pour une nouvelle personnalité vivant dans cette deuxième réalité et correspond à laréalité mythique. c) La nouvelle optique qui se crée s’offre en tant

qu’objet d’un traitement par l’imaginaire35

. À travers sa dynamique,cette deuxième réalité constituera un noyau fertile du discours philosophique (Platon) et poétique (Homère, Hésiode, Palamas,Elitis) dans la pensée grecque et fonctionnera comme une sorte deforme prélogique de la pensée ayant indubitablement descaractéristiques philosophiques et littéraires. d) La possibilité queSisyphe s’installe dans cette deuxième réalité donne un sens, unaccomplissement et une lumière à la vie humaine. La condition decette possibilité est un Sujet activement libre36 dramatiquement

35 À ce sujet, voir l’introduction de G.Durant,  Les Structures Anthropologiquesde l’imaginaire, P.U.F., Paris 1963, pp.11-56, 409-431.

36 La liberté, dans le sens ontologique du terme, donc en tant que conditionimpérative de l’existence humaine. La relation concrète de Sisyphe avec lesdieux (châtiment) a contribué dans la prise de conscience de sa liberté

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86 KERASSENIA PAPALEXIOU

vaillante. L’oxymore que nous constatons ici consiste en éléments

suivants: a) Le dur destin de Sisyphe devient perceptible sur le plande la deuxième réalité, et non pas sur celui de la réalité mythiquesupposée par l’énonciation. b) La hauteur de la personnalité deSisyphe n’apparaît pas dans sa montée notoire, mais lors de ladescente qui le conduit dans l’Abîme et dans le Chaos, d’après latradition mythique.

Au cours d’une période de temps (temps nécessaire pour 

retourner au pied de la montagne pour recommencer la montée dela pierre) et dans un certain espace (la descente du flanc demontagne), Sisyphe est théoriquement libre et dispensé de sonfardeau éternel, donc autonome par rapport à son drame. Ils’avance, il fait son chemin, se tenant droit malgré son chagrin et safatigue après la montée précédente, il philosophe, majestueux etlibre dans sa descente. Ce retour en arrière37 est le moment d’uneheureuse liberté, le moment d’une jouissance. Le sujet ne vit pas icisimplement une expérience, mais souffre de celle-ci. La passion decette expérience protège, cependant, Sisyphe du naufrage de sonmoi, ce qui est le point cardinal de la problématique de la philosophie existentialiste. Si nous considérons que le désespoir éventuel, le sentiment d’échec, la théorie nihiliste et la vanitémènent à la perte du sens de la vie, Sisyphe n’apparaît pas résigné àaccepter une telle perte. Sa seule perte, provoquée par sa tentative

de dépasser les limites, c’est son arrogance.

 personnelle. Le divin n’intervient pas ici dans la conscience de la libertéhumaine, et au contraire, il s’articule sur un mode de « retenue» . À ce sujet,voir Renato Lazzarini « Mythe et foi dans la perspective eschatologique» ,  Mythe et foi, actes du colloque organise par le Centre International d’Etudes

Humanitaires et l’Institut d’Études Philosophiques de Rome, Rome, Janvier 1966, et Aubier, Paris, 1966, pp. 565; L. Brunschvicg, La raison et la religion, nouvelle édition, P.U.F., Paris, 1964, pp. 43-45; W. C. Guthrie, The Greeksand their Gods, A University Paperback, Methuen&Go LTD, London 1968,

 pp. 113,121; G. Mckean, Ways to God, The Council for Research in Valuesand Philosophy, Washington, U.S.A., 1999, pp.123-130.

37 A. Camus, "Le mythe de Sisyphe", Essais, Bibliothèque de la Pléiade,Gallimard et Calmann-Lévy, 1965, pp.196-197.

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L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 87

Par conséquent, et malgré l’évaluation des sense-data qui

tend vers une image de l’existence pénible et pleine de souffrance,nous pouvons tout de même distinguer que le combat éternel du roide Corinthe avec la sévérité de la nature et de ses lois ne soulève plus en lui des questionnements vains. Il n’est pas préoccupé par ldilemme shakespearien de « to be or not to be". Il a stoïquementaccepté la contradiction de son destin et de son martyre qui n’a nifin, ni pause, et n’aboutit ni à une réussite de son objectif, ni à

l’expiration d’un délai temporel. La montée et la descente ne sont plus un événement insupportable, mais sont devenu le cycle de savie même. Son combat, aussi bien sur le plan individuel quecollectif, est si loin du passé et de l’avenir du destin commun del’humanité. Son expérience individuelle prend des dimensionsdiachroniques et interculturelles. Grâce à son essence humaine, saforme mythique ressort de l’isolement du discours mythique, d’unecomposition épique et lyrique, et tend à occuper  sa place dans un

monde ordonné et compréhensible pour l’être humain. Tout ce quiétait contradictoire, chaotique, multiforme, monstrueux etsurnaturel dans la narration mythique devient une unité équilibrée.Cette unité domine l’existence humaine maintes fois agitée etdéchirée par les contradictions et les déséquilibres, ainsi que par lecombat éternel de l’homme. Ainsi, à travers du martyre de Sisyphecommence à se dessiner un ordre rationnel obéissant à la logique

d’une nécessité, d’un certain modus (prise de position, régularité,unité): la réconciliation avec cette force mystique qui s’appelledestin. Cette réconciliation a ses fondements dans une certaineexpérience et ouvre la voie de kenousthai à  plirousthai38 . Cette particulière  prise de position (humainement rationnelle) et cetteunité (interaction avec le diamétralement opposé) sont les élémentsfondamentaux de la méditation philosophique et de la pensée

scientifique primaire qui fait sa première apparition principalementen Grèce, la patrie de la philosophie. Même si nous faisons ici uneréférence au sujet, nous ne pouvons évidemment pas parler d’unesubjectivité humaine ou d’une perception du sujet en tant que Moi

38 Platon, Philèbe, 35a 3-4: «O kenoumenos imon ara os eoiken epithymei tonenantion i pashei; kenoumenos gar era plirousthai». 

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88 KERASSENIA PAPALEXIOU

au niveau philosophique. La prise de conscience de l’hypostase du

sujet se base néanmoins sur l’empirique, sur l’élément corporel, etla certitude de la réalité de ce vécu détermine son existence. Le

résultat en est la création d’une sorte de raisonnement dans le

mythe de Sisyphe, d’une autarcie interne –fondement de la nature

spirituelle de son existence –qui vient en tant que précurseur de la

 prise de conscience de soi-même par l’homme et fonctionne en tant

que force constructrice.

Sisyphe ne se focalise pas sur son désespoir, mais letransforme en une volonté de survivre. Un ombre abstrait du

désespoir laisse progressivement sa place à un raisonnement

 philosophique qui s’ouvre sur une perspective de démarquer 

rationnellement le progrès de la pensée qui saura interpréter 

autrement le mystère de l’existence. La force de ce raisonnement

maintient Sisyphe érigé droit debout sur le chemin de sa vie. La vue

du chemin peut chaque fois être différente, mais son fondement est

toujours dans une méditation interne et dans une tendance à se

recueillir. Ainsi, cette montée de montagne, qui est son drame, se

répète autant de fois que la descente qui rime pour Sisyphe à un

coup d’œ il philosophique de l’homme libre et tyrannisé au cours

des siècles.

Polla ta deina kouden an-/thropou deinoteron pelei /̇ toutou kai

 poliou peran / pontou xeimerio noto / horei, peribryhioisin / peron

up’ oidmasin, theon / te ta upertatan Gan / afthiton, akamaton

apotryetai, / illomenon arortron etos eis etos, / ippeio genei polevon

Sophocle,  Antigone, vers 332-341,

(traduction de Leconte de Lisle)

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MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDICE

APOSTOLOS STAVELAS

Docteur en Philosophie 

Les «visages» d’Eurydice

« Sauf s’il voulait en réalité la tuer»

Insérer un sujet traitant de la compagne d’Orphée dans lathématique d’un volume consacré à la relation entre le mythe et la justice induit à penser que la relation entre la mythologie et la justice passe sous la surface, couverte et dissimulée, à travers lesSymplégades de la perte et de la mort et, par extension, à travers le

débat sur le rôle et la destinée de l’homme dans le monde. Etlorsque l’on tente d’explorer les définitions conceptuelles d’un sujettel que, ici, la Justice, dans la sphère d’une thématiquemythologique, si répandue soit-elle, alors notre intérêt ne sefocalise pas sur le commentaire historique de références mythiques;il ne se concentre pas non plus sur la découverte de parallélismesintrinsèques avec les mutations historiques; il n’exploite pas

davantage l’interprétation fragmentaire du mythe telle qu’elles’offre dans le recours à des domaines scientifiques de laconnaissance divers mais strictement délimités. Le concept globald’un sujet se définit par référence à la constitution structurellefondamentale du mythe telle que, au total, son interprétation en a préservé les éléments au fil du temps.

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90 APOSTOLOS STAVELAS

Les éléments primaires de la relation du mythe d’Orphée et

de la Naïade ou, selon d’autres, de la Dryade Eurydice1

avec lathématique de la justice et de la façon dont cette dernière a ététraitée par la mythologie grecque ancienne se distinguent enexternes et internes. Les éléments externes sont ceux quiconcernent: a) l’étymologie du nom de l’héroïne2; b) l’échec durepentir d’Orphée; c) l’infliction d’une punition à sa personne. Ilssont aussi liés à la conception du mythe de la descente d’Orphée

aux Enfers comme l’histoire d’un demi-dieu ou d’un initié auxmystères, musicien et poète amoureux, image que cultivèrent les poètes tragiques du Ve siècle avant notre ère et ensuite, notamment,Virgile. Ces éléments sont également liés à la version positive del’issue du mythe de la descente aux Enfers que citent Isocrate et unefois Euripide3. Les éléments internes de la relation utile apportée par la mythologie à la justice, comme en témoigne l’analyse de cemythe, sont: a) l’aboutissement de la division primordiale et du

conflit intérieur qui tourmentent l’âme humaine; b) l’applicationrestrictive de la peine de mort4 dans le cadre de l’administration dela justice. Ces éléments sont aussi liés, par extension, à la visionsotériologique d’Orphée et même à son caractère transcendant deMessie, appelé d’une manière divine et mystique à accomplir lamission pour laquelle il a été incarné. La relation de la justice et dumythe est examinée ici sur la base d’un code axiologique tout prêt,

hérité de la mythologie et des conceptions religieuses des siècles précédents; par conséquent, l’accent est mis non pas sur lesélaborations morphologiques et les ajouts ou avatars du mythe qui

1 L’histoire de la descente d’Orphée aux Enfers est citée au départ par Prodicosde Samos et le pythagoricien Cécrops, Hérodikos de Périnthe et Orphée deKamarina. Voir à ce propos Clément d’Alexandrie, Stromates, 1.21.134 et lesremarques dans le dictionnaire de la Souda.

2 L’approche étymologique des noms d’Orphée et d’Eurydice est liée à la visiond’Orphée comme héros-artiste: K. L. McKinley, Reading the Ovidian Heroine.

«Metamorphoses» Commentaries 1100-1618 , Brill, Leiden –Boston –Köln2001, p. 62.

3 E. Liakopoulos, Les mystères orphiques et la métaphysique grecque ancienne,2e éd., Smili, Athènes 2006, p. 255-256. (en grec)

4 C’est la poursuite de la vie qui est attribuée comme peine à Orphée, pour qu’agisse le châtiment de la privation d’Eurydice.

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MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 91

se manifestent par périodes, mais sur la conception éthologique

globale qu’apporte son image interprétative, c’est-à-dire le fait desavoir  si et dans quelle mesure cette conception existe. Dans lamesure où le mythe de la descente d’Orphée aux Enfers construitl’image du héros protecteur de la religion, imbriquant l’élémenthéroïque et l’élément religieux, et dans la mesure où le mythe faitvaloir l’idée que les fautes se corrigent par des sacrifices personnels, il devient évident que la présentation et l’analyse du

mythe de cette descente-là ne peuvent avoir de caractèredémonstratif mais que sa démonstrativité se limite à l’idée quecertifient les usages (c’est-à-dire la lecture et les interprétations) dumythe. En ce sens, il résulte une série d’hypothèses à l’aidedesquelles nous essaierons de palper les différents « visages» , lesdifférents « personnages» ou rôles d’Eurydice mais aussi d’Orphée, puisque les « visages» d’Eurydice sont aussi, en grande partie, ceuxd’Orphée.

Dans la tradition culturelle de l’Europe occidentale, le mythed’Orphée et Eurydice repose principalement sur le savant récitqu’en fait le quatrième livre des Géorgiques de Virgile5 (70-19 av.J.-C.) et sur le dixième livre des  Métamorphoses d’Ovide (43 av. J.-C.-18 apr. J.-C.). Pour résumer le mythe, le berger et éleveur d’abeilles Aristée tente d’agresser la nymphe Eurydice peu aprèsses noces avec Orphée. La morsure d’un serpent conduit Eurydice

au monde des morts, où Orphée descend la chercher et persuadePerséphone et Hadès de permettre son retour. Orphée transgressecependant la condition de ne pas parler à Eurydice, ne pas laregarder ou la toucher tant que dure leur marche: avant qu’ils nesoient parvenus à la lumière du jour, il se retourne et la regarde.Hermès ramène Eurydice au royaume d’Hadès, tandis qu’Orphée,ne pouvant plus communiquer avec elle, escalade le Pangée6 qui,

selon les Orphiques, était le fils de Zeus et de Perséphone, puisaboutit en Thrace, instituant son enseignement et mourant sous lesassauts des Ménades en furie.

5 M. Geymonat, P. Vergili Maronis Opera, Paravia, Torino 1973, et J. Kinsley,The works of Virgil, Oxford University Press, Oxford 1967.

6 Identifié à Dionysos Zagreas, qui est un surnom d’Hadès.

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92 APOSTOLOS STAVELAS

Le mythe s’accompagne d’un ensemble d’éléments

symboliques et contradictoires qui en soutiennent les motifs principaux. Parmi les éléments symboliques accessoires du mythes’inscrivent principalement la lyre, l’abeille, Hadès et le serpent. Àcôté du symbolisme formel de la lyre comme élément représentatif de l’harmonie et de l’approche apollinienne de la réalité, l’abeilleconstitue dans ce mythe un symbole matriarcal. Elle illustre lahiérarchie et la soumission de l’ordre humain à l’ordre divin des

choses et suggère le changement de la personnalité de la nymphe etla renaissance d’Eurydice dans le royaume nouveau, divin, desEnfers comme un processus d’initiation, exactement comme le mieldans la symbolique orphique représente la connaissance. Le serpentqui conduit Eurydice au trépas figure l’intervention de la divinitéféminine chtonienne, à savoir Perséphone. Il présage de cettemanière l’intervention d’Hermès lors de la seconde mortd’Eurydice –l’équilibre des deux serpents sur son caducée suggère

la restauration de la relation des éléments apollinien et dionysiaquedu mythe. Le serpent de la mort d’Eurydice constitue dans lemythe, de même que dans sa fonction symbolique plus générale7, lemoment de la perversion, du renversement ou de la métamorphosed’un ordre et/ou le point révélateur de la hiérogamie; dans lesversions médiévales du mythe, il reflète la punition primordialed’Eurydice et installe un soupçon de péché8. Enfin, l’Hadès du

mythe de la descente aux Enfers représente notre subconscient punitif; un lieu domestiqué, utopique et pour cela non réel –non pas lumineux mais limpide; dans la mesure où Orphée lui-même estobscur quant à la pureté de son action, Hadès représente le champde l’auto-connaissance et de l’auto-accomplissement d’Eurydice.

Dans les paires antithétiques du mythe dominent:l’opposition entre l’apollinien et le dionysiaque, la lutte entre le

divin et le démoniaque et entre la purification authentique et la purification fallacieuse, la disjonction entre la mort physique et la

7 S. Seltzer-Sackman,  Remembering Orpheus resurrecting Eurydice: a depth

 psychological analysis of the intersections of myth, biography, and culture,Ph.D. dissertation, Pacifica Graduate Institute, 2004, UMI 3173608, p. 141.

8 McKinley, 104.

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MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 93

mort spirituelle et entre l’élément corporel et l’élément spirituel. On

repère aussi l’opposition entre la vision authentique de l’art (c’est-à-dire de l’art de vivre) et ses manifestations sacrilèges, dont lesversions se partagent9 entre le démon de l’art d’Orphée et lesformes d’art plus primitives des Centaures; on observe également ladistinction entre l’art purifié et l’art dégénéré comme partie del’élément romantique dans le mythe secondant la fonction dumodèle de l’artiste-héros. Enfin, on note la distinction entre Monde

d’En-Haut et Monde d’En-Bas, qui se profile comme unedistinction entre la lumière et les ténèbres, les cibles et les instinctsou la non-violence et la violence, et la distinction de la finalité desdescentes aux Enfers, puisque nulle autre, en dehors de celled’Orphée –celles d’Ulysse, de Thésée et de Pirithoos, de Jason, dePersée ou d’Héraclès –n’a eu lieu pour l’amour d’une femme,mortelle ou immortelle.

L’examen de la fonction de la condition posée par Perséphone à Orphée dans l’évolution du mythe nous amène à desobservations intéressantes. Cette condition est un ajout tardif dansle mythe, une trouvaille littéraire qui accentue la tension dramatiquedu contenu. Cette condition, qui est posée comme une interdictionen puissance, semble au départ concerner la vision du visaged’Eurydice et non du Monde d’En-Bas. Le fait est qu’elle est là pour donner à l’ensemble de l’entreprise d’Orphée l’apparence d’un

 processus rituel10. Elle est posée comme exigence minimale delégitimation du retour d’Eurydice à la vie et comme confirmationsymbolique du repentir d’Orphée pour la réaction ambivalente qu’ila manifestée vis-à-vis d’Eurydice en ne choisissant pas de mourir  pour obtenir l’union de leurs âmes.

D’un autre côté, le comportement que l’on attendaitd’Orphée, pour ce qui est de détourner son regard durant la marche

vers le monde de la lumière, ne relève pas du repentir ni de la

9  P. Diel,  Le symbolisme dans la mythologie grecque, Hatzinikoli, Athènes2004, p. 143. (en grec)

10 E. Noort & Eb. Tigchelaar, Sodom’s Sin, Brill, Leidein –Boston 2004, p. 133-134.

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crainte devant l’ordre divin. L’interdiction11, si conventionnelle

qu’elle paraisse, est pourtant substantielle: si elle est imposéecomme une limitation juste et compensatoire par rapport à lademande d’Orphée de ramener à la vie Eurydice, elle suggère quela descente de celle-ci aux Enfers a eu lieu dans le cadre d’un droitnaturel, d’origine divine et non pas démoniaque –considération quis’accorde avec l’identification d’Aristée avec Zeus Meilichios; sielle est imposée comme une condition présupposant une action,

alors elle est posée comme épreuve: simple en apparence, mais aufond pertinente, puisque ce qui est demandé, c’est la distinction dudésir suprême par rapport à la séduction et à la multiplicité desobjets de séduction.

Quoi qu’il en soit, le fait est que, dans la fonction symboliquedu mythe, Perséphone, en posant la condition, a empêché laréappropriation des deux anciens amants et a conduit à ladistinction entre le visage antérieur de la nymphe Eurydice et celuide la vierge du Monde d’En-Bas12.

Cette dernière, durant la marche où elle quitte les Enfers, estet n’est pas un corps –est et n’est pas une ombre. La seule chosesûre, c’est qu’Orphée ne peut la voir, et c’est pour cela qu’il n’a pas besoin de se retourner. D’ailleurs, elle-même n’acquerrait deconsistance corporelle que lorsqu’elle serait revenue au Monded’En-Haut.

Alors, que regarde Orphée derrière lui ? À coup sûr, il nes’agit pas de « mettre son doigt dans la marque des clous» . Orphéeregarde derrière lui soit parce qu’il espère voir quelque chose, soit parce qu’il craint de voir quelque chose, sans exclure que les deuxversions puissent coïncider –explication bien en accord avecl’esprit d’ambivalence du mythe.

Ce qu’Orphée craint sans doute de voir ne peut être quel’objet de son enchaînement: l’objet de séduction dont il devient par 

11 L’interdiction est triple: parler, voir et toucher; Virgile, Géorgiques, 4.487 etCulex, 289-293.

12 Sh. Santos, Poetry of Two Minds, Life of Poetry Series, University of GeorgiaPress, Georgia 2000, p. 10.

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MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 95

excellence et de manière permanente le prisonnier. Ce qu’il espère

voir en regardant derrière lui, c’est Eurydice comme objet de sondésir et non comme visage –on ne voit pas les morts, on entendseulement leur voix13. C’est la raison pour laquelle c’est Orphéequi, dans l’essence de son rôle, s’identifie à la femme de Loth –etnon pas Eurydice. C’est pourquoi, dans les deux histoires, la mainqui intervient pour rétablir l’ordre est divine.

Si la tentative d’Orphée de voir Eurydice est considérée

comme une fin en soi, cela explique probablement l’absence detémoignages dans le mythe sur les figures monstrueuses etténébreuses du Monde d’En-Bas que, en tout état de cause, il a dûrencontrer lors de sa descente aux Enfers. Et si Orphée a déplacéson centre d’intérêt d’Eurydice vers le témoignage égoïste de lavision de son changement, alors l’intervention d’Hermès se justifiemieux, est plus prévisible.

Mais même si ce qu’il redoute et ce qu’il espère voir s’identifient comme étant l’objet de son désir insatiable, ce n’est pas le manque de maîtrise de soi d’Orphée qui conduit à la pertefinale d’Eurydice. Au contraire, c’est probablement sa maîtrise desoi qui le conduit à tourner son regard vers elle, déclarant que lesdésirs sont (du moins dans certains cas) « plus pieux» que leursobjets ou, plus encore, manifestant son dédain du caractèrecontraignant des conditions supposées –et dans ce cas, la descenteaux Enfers représente un type différent d’exercice d’actionhéroïque, où le héros choisit à l’avance le douloureux moyen de safin.

L’ensemble du mythe d’Eurydice semble avant tout servir le besoin de motiver la perte d’Eurydice par Orphée. Mais la cause principale de la perte globale qu’exprime le mythe est le manque defaculté de surseoir dont fait preuve Orphée. Orphée est d’abordéparpillé psychiquement et ensuite mis en pièces physiquement, parce que dans le parcours du mythe il s’est montré incapable desurseoir à la nécessité de démembrer ses désirs, en séparant

13 K. Kerényi, La mythologie des Grecs, Librairie Estia, 5e éd., Athènes 2005, p.523. (en grec)

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l’intention authentique de l’esprit et les désirs dispersés de la

 jouissance, la difficile élévation et la perversion ancestrale de lasatisfaction effrénée. Pour ces raisons, le châtiment véritable, finalet purificateur d’Orphée n’est pas la perte d’Eurydice mais sa miseen pièces par les Ménades.

Le non-respect des conditions entraîne le procès, et le procès,dans des cas semblables, entraîne le châtiment; mais le châtimentn’efface pas la faute: il en dompte les traits caractéristiques en

apaisant ses conséquences. C’est pourquoi il est naturel d’admettre,certes, que la séduction exercée par Orphée, grâce à sa musique, sur les rochers et les monstres, c’est-à-dire sur la nature irraisonnée deses désirs et de ses passions14, est non pas simplement étrangère à laraison mais personnellement pervertisseuse. Cependant, ce seraitune erreur de croire que nous tuons les « dragons» lorsque, dans lemythe, nous choisissons le bien contre le mal, que nous ne les tuons pas quand nous voulons dissimuler notre indécision, ne pasextérioriser notre instabilité intérieure et ne pas procéder à deschoix. Car tout simplement, nous ne devons pas tuer les dragons,mais apprendre à dompter la peur qu’ils nous provoquent.

Ainsi Orphée meurt-il d’abord comme âme et ensuite commecorps, parce qu’il ne parvient pas à mettre ses désirs en harmonieavec sa concentration créatrice. Sa descente aux Enfers est unretour au « monde» de notre inconscient, dont nous prétendons provenir et auquel nous revenons chaque fois que nous perdonsnotre focalisation dans notre quête. C’est pourquoi les passages,fût-ce au titre de tentative, soit d’Orphée soit d’Eurydice, d’unmonde à l’autre sont des manifestations de l’irrésolution et le produit de l’ambivalence de l’homme.

Dans ce cadre transitoire, précisément, les « visages»d’Eurydice sont (aussi) en grande part les visages d’Orphée.Manifestement, si Eurydice n’avait pas épousé Orphée, il n’y aurait pas eu ensuite pour elle de morsure de serpent et de descente auxEnfers. Sur son visage prennent forme les besoins et les espoirs

14 Horace, Ars Poetica, 391-393.

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MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 97

sentimentaux ainsi que les idéalisations que fait d’elle Orphée15. En

tant qu’objet du désir d’Orphée, Eurydice est au moins l’objet de sanostalgie et de son impatience à son égard. Et cependant, cesentiment de nostalgie ou d’impatience est une tentation, il s’avèreune attente irrationnelle et une soumission à une exigencesubconsciente et une déviation par rapport à l’objectif fondamentalde la descente d’Orphée aux Enfers, et il constitue unetransgression des exigences qui lui sont posées. Orphée est

descendu aux Enfers non pas pour se trouver avec sa bien-aiméemais pour la « sauver» en la rendant au monde de la lumièreapollinienne. Eurydice n’est pas retournée au monde de la lumière parce que, par sa descente aux Enfers s’est amorcé le processus deson éloignement de la sphère d’influence des connaissances et desfacultés d’Orphée. Une telle évolution plaide en faveur de la thèseque la première mort d’Eurydice marque le début du processusd’intériorisation de ses caractéristiques et de leur transformation, de

ceux de la Nymphe en ceux de l’Âme (anima). Dans le cadre de ce processus d’intériorisation, nous pouvons distinguer les différentesnuances que prend le visage d’Eurydice et tenter de les définir comme suit:

La première version du visage d’Eurydice est celle de l’objetdes désirs et de la victime d’une lutte d’amants rivaux ou d’unevengeance amoureuse. Dans cette version, l’éleveur d’abeilles

Aristée16 est probablement identifié avec Zeus Meilichios etEurydice avec l’abeille, symbole animal des vertus d’innocence, de pudeur et de fidélité conjugale17. Le deuxième visage d’Eurydiceest celui de ce qui fut probablement son nom initial,  Agriopè, c’est-à-dire « au visage sauvage» –épithète qui rattache Eurydice àMédée et aux forces chtoniennes et qui sied à Perséphone, reine duMonde d’En-Bas. Le nom d’ Agriopè se rencontre au IIIe siècle

avant notre ère, le nom d’ Eurydice au Ier  siècle avant notre ère,

15 Ir. Finel-Honigman, The Orpheus and Eurydice Myth in Camus’s «The

Plague», Classical and Modern Literature 1.3 (1981), p. 211.16 Aristée Agreus, fils d’Apollon et de Cyrène.17 M. Detienne, The myth of ‘Honeyed Orpheus’; R. L. Gordon, Myth, Religion,

and Society, Cambridge 1981, p. 100.

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98 APOSTOLOS STAVELAS

tandis que le personnage d’Eurydice existe dans ce mythe dès le Ve 

siècle avant notre ère18

. Le troisième visage d’Eurydice est celuiqui fusionne et incorpore le rôle de la victime dans celui de la reinedu Monde d’En-Bas, Perséphone. Cette approche est inhérente àl’image d’Eurydice comme personnage silencieux, impassible etmystérieux –image qui se fige quand elle pénètre dans le Monded’En-Bas et s’identifie à Perséphone. Le silence d’Eurydice n’a passimplement caractère de non-communication, mais devient

hiératique: même quand, pour la seule et unique fois, elle s’adresseà Orphée pour le saluer, celui-ci ne peut l’entendre19 parce qu’ellese trouve dans le Monde d’En-Bas, l’espace de son auto-définitionet de la prise de conscience d’elle-même. Eurydice, comme une loiévidente qui restitue le rythme qui convient et la juste façon, est un prolongement, une projection, un titre ou le visage même dePerséphone, et, en cela, l’élément purificateur et libérateur s’ajouteà ses qualités. Ainsi est-elle « placée» à l’intérieur du mythe20 pour 

qu’ensuite Orphée puisse mourir. Dans cette version, il est à noter que dans le monde chrétien, les rôles de la nymphe Eurydice et dePerséphone-Eurydice qui, dans l’Antiquité, avaient été confiés àEurydice, ont été réanalysés et distingués en ceux de Madeleine etde la Vierge Marie21. Quatrième visage d’Eurydice, celui de sonautre nom probable, Argiopè, c’est-à-dire la lune au blanc visage – interprétation qui facilite l’opposition d’Eurydice à un Orphée

dionysiaque représentant l’avidité et la débauche et qui s’accordeavec la vision de la morsure du serpent comme une interventionsalvatrice. Le cinquième visage d’Eurydice incarne le rôle de cellequi n’a pu suivre son bien-aimé dans sa patrie –rôle identique àcelui d’Ariane. Sixième visage –le rôle de celle qui est rappeléedans l’Hadès; dans cette version, la tentative d’Orphée de ramener 

18 Sackman, 427.19 Ovide, Métamorphoses, 10.62-63.20 Guthrie considère que l’ajout du personnage d’Eurydice à la place d’Agriopè

dans l’histoire de la descente aux Enfers ou sa fixation est due auxgrammairiens alexandrins et au caractère romantique des textes littéraires del’époque: W. K. C. Guthrie, Orphée et la religion grecque ancienne, Institut duLivre –A. Kardamitsa, Athènes 2000, p.79. (en grec)

21 Sackman, 151-152.

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MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 99

Eurydice au monde de la lumière n’est qu’une autre forme de rapt.

Septième visage d’Eurydice, celui d’Orphée lui-même. Si Orphéeet Eurydice s’identifient, alors Eurydice constitue l’image visuellesuprême –un dérivé de l’imagination créatrice de l’artiste etélément apollinien de sa spiritualité, auquel Orphée tendait mais sur lequel il ne pouvait jamais se concentrer, brisant ses élansfantasmatiques. Orphée et Eurydice ne peuvent être deux entitésmythologiques distinctes car la question n’est pas simplement que

le mythe d’Eurydice reflète l’histoire de l’état psychique d’Orphée:les deux visages composent la double nature de l’âme humaine etleur histoire exprime la tentative anxieuse et vouée à l’échec des’assimiler en une seule nature. Le huitième visage d’Eurydice, entant que prolongement du visage et des ambitions d’Orphée, estcelui qui se rattache à la femme de Loth22. Le neuvième visaged’Eurydice est celui du chat de Schrödinger: c’est le même visage,modèle ou masque de comportement, vu sous trois angles différents

de son existence: comme nymphe, comme vierge du Monde d’En-Bas et comme une quasi-femme, qui participe au dépeçaged’Orphée. Comme dans le cas du chat de Schrödinger 23,l’observation transforme le résultat et l’observateur transformel’observé, puisque, tant que nous ne regardons pas l’objetd’observation et que nous ne savons pas s’il est vivant ou mort,celui-ci se trouve dans une situation quantique de vie-mort et n’est

ni l’un ni l’autre: de même aussi Eurydice, lors de sa remontée desEnfers et avant qu’Orphée ne la regarde, n’est ni vivante ni morte – et vivante et morte. Dès qu’il la regarde, elle est l’un des deux: il l’a

22  Genèse, 19.26.23 Un chat est enfermé dans une boîte fermée hermétiquement et isolée qui

contient un matériel radioactif, un compteur Geiger et un mécanisme réglé

 pour libérer un poison si un photon vient frapper sur le système. SelonSchrödinger, le chat dans la boîte n’est ni vivant ni mort mais existesimultanément dans ces deux états possibles. Ces deux états possibless’effondrent en un seul (le chat est soit mort, soit vivant) dès que le phénomèneest observé par un observateur. Mais jusque là, l’état du système contientsimultanément les deux possibilités. Cette expérience imaginaire a été

 proposée en 1935 par Erwin Schrödinger pour examiner l’indéfinitionquantique sur un phénomène macroscopique.

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regardée et il l’a perdue. Le dixième visage d’Eurydice est celui de

la femme comme don et comme prêt: Orphée demande àPerséphone le retour d’Eurydice plus comme un prêt que comme undon24. Le onzième visage d’Eurydice est le visage clinique de sonsyndrome: le cas de la femme a) qui a vécu la tromperie oul’abandon; b) qui identifie son compagnon ou des éléments de son propre psychisme à « Orphée» et semble avoir une tendance à ladépression; c) qui présente les réactions anti-« orphéiques» d’un

éclatement; d) qui est convaincue qu’elle peut et doit revenir seule;e) dont la tentative de revenir et de découvrir une nouvelle identité passe par des activités créatrices25.

Dans le visage d’Eurydice fusionnent ces visages et ces rôles,et plusieurs autres; il y fusionne aussi des personnifications, tellesles suivantes: la première est la personnification de la connaissancedes mystères soit de la nature féminine soit du comportementamoureux en général soit du Monde d’En-Bas et du Monde d’En-Haut, dont Orphée espère l’acquisition. Eurydice symbolise, decette manière, la connaissance qui est couverte et dissimulée dans lemonde de la lumière et découverte dans le monde des morts. Ladeuxième est la personnification en elle de la limite des succès possibles de l’art: le sens de son existence étant caché derrière sonnom et elle-même couverte d’un voile, elle constitue le point limiteobscur vers lequel tendent l’art, le monde du désir, la mort et la

nuit26. Enfin, la troisième est la personnification dans la figured’Eurydice à la fois, d’un côté, du désir suprême, et de l’autre, desfemmes désirées considérées comme un désir multiple et, pour cela, pervers27.

24 L. Locke,  Eurydice’s Body: Feminist Reflections of the Orphic Descent Myth

in Philosophy and Film, Ph. D. dissertation, Department of Folklore andEthnomusicology. Indiana University, November 2000, UMI 9993636, p. 35.

25  T. Dawson, « The Orpheus complex» ,  Journal of Analytical Philosophy,45(2000), p. 257-258.

26 Santos, p. 9.27 Diel, p. 140.

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MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 101

Il est sans doute simpliste de voir en Orphée, de façon

univoque, un héros de l’expression artistique28

ou de considérer l’histoire de sa descente aux Enfers comme un exercice méditatif sur le thème de la relation du deuil et de la créativité ou de l’art etde l’idéalisation29. Il est également univoque de limiter la finalité dumythe à la vision du désir comme un ressort irréfléchi de l’actionhumaine. Dans la lecture primaire du mythe de la descente auxEnfers, l’un meurt et passe en suivant son cours naturel dans le

monde des morts, et l’autre est transformé en un être pitoyable qui,en tant que tel, sera mis en pièces. C’est cette incohérence quisuggère l’interprétation inversée du mythe.

 Nous pouvons naturellement limiter le tragique de l’histoireen la concevant comme l’histoire d’un amour extrême, vainqueur de tout sauf de lui-même. Cependant, Orphée descend aux Enfersnon seulement pour ne pas perdre Eurydice comme objet de sondésir ou de son amour, mais aussi pour ne pas perdre sa capacitémême de désirer et d’aimer. En outre, la morale de l’action et ducomportement d’Orphée dans l’histoire de la descente aux Enfersne semble pas d’un orgueil analogue à son but supposé, à savoir lesalut de sa bien-aimée. La corrélation comparative d’Orphée etd’Aristée facilite au départ l’imputation de la responsabilité d’uneculpabilité, dans la mesure où elle nous permet de poser la questionde savoir qui est le véritable ensorceleur d’Eurydice et qui est son

sauveur: Aristée, ou Orphée qui a charmé toutes les créatures par samusique ? N’est-ce pas l’instabilité et l’excès sensuel ducomportement d’Orphée qui le « féminise» lui-même face àAristée ? Et la possibilité que le but fondamental de sa descente auxEnfers soit la connaissance des forces chtoniennes et non pas lesalut d’Eurydice conforte cette approche.

S’il est admis que Dionysos est une divinité chtonienne et

que le Monde d’En-Bas est le subconscient, alors nous paraphrasons le mythe en disant qu’Orphée a essayé de mais n’a

28  I.Th. Kakridis,  Mythologie grecque, Ekdotiki Athinon, t. 3, Athènes 1986, p.296. (en grec)

29   Ibid .

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102 APOSTOLOS STAVELAS

 pas réussi à récupérer sa conscience parce que –par le métalangage

ou le paralangage –il a tenté de témoigner, à travers sa vision, de ce passage –avantage des seuls dieux. Son côté dionysiaque a déréglénon seulement le fonctionnement des ombres de l’Hadès mais aussil’harmonie de la relation du monde immanent et du mondesupérieur –acte d’un indicible égoïsme. Dans ce cadre, si Eurydice,telle qu’elle est identifiée au Monde d’En-Bas, est plus proche dudivin, Orphée est reconnu comme luttant plus proche du

démoniaque.L’élan ambivalent d’Orphée suggéré par le fait qu’il regardederrière lui n’exprime pas seulement sa faiblesse sentimentale30 mais aussi sa probable nostalgie et son attachement à la sensualitédémesurée de son érotisme excessif et de ses désirs insatiables, dontil a lui-même peur et qu’il reconnaît secrètement sur le visaged’Eurydice. Orphée reflète par son comportement dans le mythel’instabilité démesurée de la vanité artistique et du monde des désirset des jouissances esthétiques et paie par son châtiment les désirsardents d’une appétibilité  dionysiaque et déspiritualisée. Malgrécela, Eurydice n’est pas son alter ego; c’est Orphée lui-même, dansune lecture différente du mythe, qui se présente comme sondeuxième visage. Ce n’est pas Orphée qui meurt en Eurydice,symbolisant la déspiritualisation de l’individu; c’est son incapacitéà mourir 31 –c’est-à-dire son incapacité à abandonner l’hypostase

ambivalente de son amour envers elle et à se libérer des liens ducorps –qui le conduit au démembrement de son corps.

Le mythe de la descente d’Orphée aux Enfers est, bienentendu, une histoire d’amour, un amour qui, comme tendresse,s’est avéré fallacieux, et comme  passion/désir , s’est éloigné de lavérité. Étant donné que, selon la loi de Perséphone, nul ne peutregarder les morts, Orphée, en regardant en arrière pour voir sa

 bien-aimée, confirme son hypostase physique et en vie, mais aussil’inutilité de la transgression de la condition posée. En ramenantEurydice au monde de la lumière, Orphée ne sauve pas son âme;

30 Diel, p. 142.31 Platon, Le Banquet , 179d, Guthrie, 79.

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MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 103

c’est pourquoi, en tournant le regard vers elle, il confirme son désir 

de perdre son hypostase physique, de sorte à « témoigner» plus tardde la vérité divine.

La descente d’Orphée aux Enfers n’est pas un acte de respectou de piété ( pietas). De toute façon, puisqu’elle symbolise la plongée dans l’inconscient, qui est une condition fondamentale durenforcement de l’authenticité artistique, la seconde mortd’Eurydice est le socle sur lequel le comportement archétype

d’Orphée escompte appuyer son « accomplissement artistique» .Mais Orphée « est condamné» à échouer dans sa tentative deregagner Eurydice, parce qu’il descend dans l’Hadès vivant etensorceleur (mage); il « est condamné» à revenir à la vie parce qu’ilne lui est pas permis de choisir lui-même le moment et lesconditions de sa mort –il ne lui est pas permis de devenir maître dela mort, la sienne et celle d’autrui: il doit se distinguer des dieux.C’est sur ce point que nous devons signaler que le châtiment etl’expiation, en tant qu’éléments de la justice, dépassent dans leur dimension sotériologique la conception du salut après la mortcomme un retour à la vie et promeuvent comme modèle le combat personnel du héros pour son union avec le divin et l’esprit.

Si l’on considère la condition posée par Perséphone commeun dilemme virtuel et si, avec le mythe de la descente aux Enfers,est explorée l’exigence que justice soit rendue dans de tellessituations, alors la réponse à cette exigence se situe dans lecaractère irréversible de l’ordre naturel ou de l’agencement dumonde32 par les dieux et dans leur caractère inéluctable. Dans cecadre, on repère, dans le mythe de la descente d’Orphée aux Enfers,un deuxième élément de dramaticité si l’on considère son échec àramener Eurydice à la vie comme une chute à l’état de héros33 et, par conséquent, comme une possibilité d’une nouvelle union de

l’homme à la divinité à travers l’acceptation de la loi morale. La perte comme châtiment qu’apporte Eurydice est l’échec de celui qui

32  G. S. Kirk,  Myth. It’s Meaning and Functions in Ancient and Other Cultures,University of California Press, Cambridge Berkeley and Los Angeles 1970, p.259.

33 C’est aussi ce qui se passe dans le cas d’Aristée.

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104 APOSTOLOS STAVELAS

entreprend l’union avec le divin ou cherche la reconnaissance du

dépassement que promet l’union avec le divin, sans la quêteintensive et ascétique permanente de la vérité transcendante.

Si le regard d’Orphée tourné vers Eurydice apparaît commeun manque de foi et de confiance d’Orphée envers Perséphone,alors cette méfiance, qui est issue de la tradition apollinienne,soutient la nécessité de la mutation des Orphiques dionysiaques auculte de Dionysos. Bien entendu, en regardant en arrière vers

Eurydice, Orphée fait usage de ses facultés et de ses droitsconcernant l’autonomie de l’homme et la responsabilité personnelle, aux conséquences de l’exercice desquels il est appelé àrépondre, après sa descente, par son ascèse, dans une tentative deréparer son outrage (c’est-à-dire son espérance de ramener Eurydiceà la vie) en ramenant la mesure. C’est ce besoin de ramener lamesure qui montre le caractère rituel du processus empirique de ladescente comme outrage, c’est-à-dire comme dépassement de lalimite entre l’humain et le divin, et qui entraîne le Procès.

La multiplicité des visages d’« Eury-Dikè» jaillit précisémentdes rôles alternatifs et des personnages ou des masques d’Orphéedans l’univers du mythe: par exemple, on comprend aisément quela différence qui sépare la deuxième mort de la première mortd’Eurydice réside dans la présence ou non d’Orphée comme témoinet vraisemblablement comme auteur fondamental et délibéré del’événement principal du mythe.

Formellement, les composantes criminelles possibles oumanifestes du mythe se situent dans la raison de la mort d’Eurydice,dans la décision d’Orphée de pénétrer dans le monde des morts enétant en vie, dans sa mise en cause de la condition posée par le dieuHadès, dans son espérance et sa tentative de ramener Eurydice enarrière au monde de la lumière sans qu’il existe de possibilité derenaissance ou de salut  post mortem, et enfin dans l’attente du ré-enfermement d’Eurydice dans son corps sans aucun espoir d’une purification qui les conduirait à la béatitude ou à une vie vertueuse.

Dans ce mythe, la Justice a l’aspect d’Eurydice, vue comme« eureia-dikè» , c’est-à-dire jugement et châtiment, imposés non pasexclusivement à Orphée mais à celui-ci au premier chef comme

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MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 105

 personne, et aussi plus largement à l’ordre des choses du monde. La

descente d’Orphée aux Enfers est la marche et la tentative du corpsde rencontrer son âme (l’anima d’Eurydice) pour restaurer ainsi sonesprit; –« sauf s’il voulait en réalité la tuer » 34, pour la raisonqu’Eurydice est censée jouer concernant le portrait psychologiqued’Orphée: pour qu’il se sauve lui-même, parce qu’ainsi il sauverason ego personnel dans l’Âme collective qu’Eurydice représentedans le Monde d’En-Bas. Pour cette raison, puisqu’il ne peut pas la

laisser, il doit la perdre

35

, abandonnant ses visages et ses masques.

34 Sackman, 92.35   Ibid., p. 95.

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Deuxième partie :

De la mythologie à la philosophie

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7

ONTOLOGIE ET JUSTICE

CHEZ LES PRÉSOCRATIQUES

GOLFO MAGGINI

Université de Ioannina, Grèce

Lorsqu’on s’interroge sur le sens et la trajectoire

 philosophiques du concept de justice, on s’arrête certes sur l’étape

décisive qui fut son remaniement chez Platon et Aristote.

L’importance de la justice dans sa portée essentiellement ethico- politique pour la formation des valeurs occidentales est hors de

question. Et pourtant, dans le cadre de la modernité tardive, l’intérêt

 porté sur l’originalité conceptuelle et la rigueur méditative de la

 philosophie présocratique fraie le chemin vers une re-évaluation du

discours sur la justice dans l’ère préclassique. Nietzsche et, bien,

évidemment Heidegger furent les figures éminentes de ce nouvel

élan que nous pourrions désigner comme une quête de la portée

 proprement ontologique de la justice, hors et peut-être même en

dépit de ses ramifications éthico-politiques. Comme le remarque

Hans-Georg Gadamer, la nouvelle présence des Présocratiques

après la Première Guerre mondiale se fait jour avec le tournant

libéral qu’annonce la « philosophie de la vie» ( Lebensphilosophie)

notamment chez Nietzsche dont les premiers écrits sur les

Présocratiques –  La Naissance de la tragédie,  La philosophie à

l’époque tragique des Grecs – furent encore sous l’emprise du pessimisme romantique de Schopenhauer –et Dilthey : même le

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110 GOLFO MAGGINI 

renouvellement heideggérien de la question de l’être dans l’horizon

du temps n’échappe pas à l’impulsion nietzschéenne1

.Dans le propos qui suit, nous nous porterons notre attention

sur un des chemins pris par la philosophie moderne et

contemporaine dans cette direction, celui de Heidegger, dont nous

suivrons le parcours dans la période médiane de son itinéraire

 philosophique, à savoir, dans les écrits et les cours des années trente

et quarante. En réalité, la question de la dikè chez les Présocratiques

y apparaît en même temps que le projet d’un dépassement(Ueberwindung) de la métaphysique parvenue à son achèvement,

ou bien, d’une extrication (Verwindung) hors de la métaphysique

 pour laquelle la pensée présocratique sert de modèle. Cette

récupération de la pensée grecque originaire à l’aide des outils de la

 phénoménologie herméneutique ne va pourtant pas sans une

réflexion intense sur le statut du langage conceptuel de la

métaphysique elle-même: l’univers pré-conceptuel des

Présocratiques ouvre l’espace d’un langage qui se situe à la

 proximité des choses mêmes en favorisant le primat du « mot »

(Wort ) sur le concept, ce que dans notre ère serait plutôt le privilège

des poètes: Hölderlin sera le poète de prédilection pour Heidegger,

le seul à rendre poétiquement l’essence de la « justice » dans sa

 portée historico-destinale.

(I)Comment se déroule alors l’explication longue et sinueuse de

Heidegger avec ces penseurs de l’origine que furent les

Présocratiques ? Dans le cours de 1936 sur « La volonté de

 puissance en tant qu’art» , afin d’élucider le rapport de l’art à la

vérité chez Nietzsche, il met en perspective son appartenance à la

tradition métaphysique. Le problème de la fondation métaphysique

de l’art va devoir se confronter avec la pierre de touche del’esthétique occidentale, à savoir, la doctrine platonicienne de la

mimèsis exposée de façon magistrale dans le livre X de la

1Hans-Georg Gadamer,  Interroger les Grecs.  Etudes sur les Présocratiques,

Platon et Aristote, Montréal, Fides, 2006, p. 49.

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 111

 République2. C’est à cette occasion que Heidegger introduit la

dikaiosunè chez Platon en précisant d’emblée qu’il faudrait la percevoir comme un concept métaphysique et non pas uniquement

 politique ou moral. Or c’est lors de son explication de la portée

 politique de l’art dans la  République, situé dans l’horizon de cette

fin de la métaphysique que porte en elle la philosophie

nietzschéenne, que Heidegger remonte de la dikaiosunè 

 platonicienne à la dikè présocratique: « dikè est un concept

métaphysique, non pas d’origine morale; il désigne l’être eu égard àla fatalité qui dispose et enchaîne essentiellement tout étant. Sans

doute est-ce à la faveur de la philosophie platonicienne que la dikè 

glisse dans le clair-obscur de la moralité»3. Pour Heidegger, en

effet, l’opposition établie entre dikè et dikaiosunè illustre le passage

du commencement initial ( Anfang) de la philosophie au début

( Beginn) de la métaphysique4. Ce n’est que dans le cours de

1942/43 sur Parménide que le renvoi de la  polis à la dikè 

s’explicitera par la coappartenance de l’homme historial et de

l’« ajointement» (Fug) de la dikè qui l’« ajointe» , de l’être5. Pourtant

dans Parménide, comme nous le verrons par la suite, contrairement

au rapprochement opéré en 1936 de la dikè présocratique à

l’expérience nietzschéenne de la désunion de l’art et de la vérité, il

s’agit pour Heidegger de trancher entre la dikè originaire et la vérité

entendue comme justice (Gerechtigkeit ) chez Nietzsche, dans la

2   Nietzsche, vol. I, Paris, Gallimard, 1971, p. 149-171 (désormais sous le sigle

 NI ).Ce qui certes nous surprend ici c’est le silence gardé par Heidegger sur uneautre figure de la justice qui se situe elle aussi au « début» ( Beginn) de la

métaphysique, à savoir, la mesotès aristotélicienne. Sans doute, ceci a affaire à

la ligne directe qui noue le « début » platonicien à la « fin» de la métaphysique

occidentale chez Nietzsche en vue de l’insertion du projet métaphysique dans

l’histoire de l’être (Seinsgeschichte).3   NI , p. 152.4

Sur la distinction entre « Anfang» et « Beginn» chez Heidegger, ainsi que sur le

sens singulier du « retour à l’origine» opéré par Heidegger: M. Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine, Paris, Vrin, 1990, p. 257-266 et R.

Schürmann,  Le principe d’anarchie Heidegger et la question de l’agir , Paris,

Les Editions du Seuil, 1982, p. 144-58.5  Parmenides, Gesamtausgabe, vol. 54, Klostermann, Francfort 1992, p. 141

(désormais sous le sigle GA 54).

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112 GOLFO MAGGINI 

mesure ou cette dernière prend son origine dans la iustitia romaine,

 plutôt que dans l’alèthéia.En revenant au cours de 1936, la conception mimétique de

l’étant telle qu’elle s’expose dans la  République porte en elle le

 poids d’une décision ontologique fondatrice de l’esthétique

occidentale. Cette position se résume dans la prépondérance de la

vérité sur l’art en tant que les deux formes principales de la

 présence de l’étant. L’inferiorité de la mimèsis est due à son écart

de l’idea et de la  phusis. La question qui se pose par la suite portesur la position nietzschéenne à l’égard de la mimèsis. Au lieu de

l’« écart» entre l’art et la vérité propre à l’idéalisme platonicien,

l’art et la vérité se trouvent désormais en « désunion» 6. Par la suite,

Heidegger qualifiera cette désunion de pathétique désaccord 

(erregender Zwiespalt ). C’est en vue de cette tension irrésolue que

le rapport de la fin de la métaphysique à son début se qualifie

d’« extrication » ( Herausdrehung)7. Celle-ci serait à envisager non

 plus comme un contre-mouvement mais dans son essence

 proprement « agonistique» , comme un

« différend » ( Auseinandersetzung) ou bien un « litige » (Streit )8.

Ainsi, dans la mesure où la « désunion» de l’art et de la vérité se

meut hors du platonisme et de la métaphysique, dikè et

 Herausdrehung vont de pair. Cette dernière n’est à cet égard qu’une

figure de la répétition du commencement initial de la philosophie

et, par là même, une figure de « justice» historiale9. De même, dansle cours de 1936 ainsi que dans la conférence sur  L’origine de

l’œuvre d’art l’art s’avère être le terrain où se joue la reformulation

6   NI , p.196.7 Nous tenons à dissocier ici le terme de Herausdrehung de celui d’Umdrehung 

synonyme de l’inversion ( NI , p. 182). Voir à cet égard: J. Derrida,  Eperons.

 Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, p. 63.8   Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), Gesamtausgabe, vol. 65, Francfort,

Klostermann, 2003 (1986), p. 61, 96, 384, 386, 390-91, 412.9

La « justice» comme mode temporel de la répétition (Wiederholung) est traitée

notamment dans les Beiträge zur Philosophie (1936-38) ainsi que dans le cours

de 1937 sur la doctrine de l’Eternel Retour du Même chez Nietzsche. Cf. G.

Maggini, « La première lecture heideggérienne de l'Eternel Retour", Dialogue.

Canadian Philosophical Review ΧΧΧΙΧ (1999), pp. 25-52.

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 113

de la « différence ontologique » 10. Désormais, l’accent n’est plus

mis sur l’engloutissement de la technè dans l’inauthenticité propre àla quotidienneté du  Dasein, mais sur son ambivalence essentielle,

ce qui la fait accéder à un rang ontologique supérieur 11.

Dans l’ Introduction à la métaphysique (1935) a lieu une des

 premières tentatives pour revaloriser la technè à partir de son

appartenance essentielle au deinon. Cette liaison est d’autant plus

significative que c’est à l’occasion du propos tenu sur la technè 

qu’apparaît le premier maillon conceptuel de la « justice» , puisquela surpuissance de l’être est rendue par le terme de dikè. Le

contexte dans le quel le terme fait son apparition n’est autre que

l’explicitation du deinon (Unheimliches) tel qu’il apparaît dans le

 premier chœ ur d’ Antigone de Sophocle. Heidegger s’engage dans

trois voies différentes pour l’aborder. Dans la première voie,

l’homme est le faisant-violence (gewalt-tätig) au sein du prépotent

(deinon). La tension inhérente au poème repose sur la relation

interne des deux sens: il s’agit de percevoir le deinon, d’une part,

dans son rapport essentiel à la technè en tant que l’« employer-

violence contre le prépotent» . Le deinon désigne, d’autre part, l’être

identifié à la dikè: « le deinon, considere comme le prépotent,

apparaît dans le terme grec dikè. Nous traduisons ce mot par Fug,

l’ordre qui joint et enjoint » 12. C’est dans ce contexte que la dikè et

la technè sont censées coappartenir dans un « face à face» qui laisse

apparaître leur coappartenance essentielle. C’est aussi dans ce

10 Cf. Peter Trawny, « Ueber die ontologische Differenz in der Kunst. EinRekonstruktionsversuch der „ Ueberwindung der Aesthetik“ bei Martin

Heidegger“, Heidegger Studies 10 (1994).11 Nous tenons à signaler qu’à partir du milieu des années trente, la technè,

qualifiée par J. Taminiaux de « correctif majeur» de la dérive subjectiviste de

l’analytique existentiale, se voit liée avec le commencement initial de la

 philosophie ainsi que la possibilité de sa répétition: « Pourquoi cette contrainteà la technè et à la mise-en-œ uvre? Parce que l’être, dont les noms initiaux sont

 phusis, logos, dikè est de nature foncièrement polémique» ( Lectures de

l’ontologie fondamentale.  Essais sur Heidegger , Grenoble, Jérôme Millon,

1993, p. 283, 286).12

   Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1980, p. 166 (désormais sous

le sigle  I.M .). A ce sujet : B. Romano, Tecnica e giustizia nel pensiero di

 Martin Heidegger , Milano, 1969, p. 199-218.

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114 GOLFO MAGGINI 

 propos qu’une interrogation sur l’histoire (Geschichte) entre sur 

scène : « Ce face à face consiste bien plutôt en ceci que la technè sesoulève contre la dikè, qui de son côté, en tant qu’ordre, dispose de

toute technè. Ce face à face est . Il est seulement en tant que ce qu’il

y a de plus inquiétant, l’être-homme, pro-vient, en tant que

l’homme est comme histoire » 13. Néanmoins, l’entrelacement de la

technè et de la dikè n’aura pas de suite. Dans sa nouvelle lecture

d’Antigone en 1942 Heidegger interprète la dikè comme le « wie

sich’s zuschickt »

14

. La différenciation dont témoignent les deuxlectures est due notamment à la translittération alèthéique du

lexique de la « justice» .

Par ailleurs, le renvoi de la dikè à la différence

ontologique devient explicite dans le cours de 1934/35 sur l’hymne

hölderlien « La Germanie» . L’occasion en est l’explication du

fragment 80 d’Héraclite :

Eidenai de chrè ton polemon eonta  xunon, kai dikèn erin, kaiginomena panta kat’erin kai chreon

Heidegger traduit le fragment ainsi: « Il faut savoir une chose:

le combat est toujours présent (dans tout étant) et donc la « justice »

n’est rien d’autre que conflit, et tout étant qui vient à l’être est par 

conflit et par nécessité » 15. En effet, ce qui est en question ici n’est

autre que la compréhension hölderlienne de l’être. C’est afin

d’expliquer le litige (Streit ) entre les grandes puissances de l’êtrechez le poète que Heidegger le met en rapport avec le penseur 

emblématique du commencement initial de la philosophie,

Héraclite. Le polemos heraclitéen semble server ici de modèle pour 

la compréhension de la coappartenance de la justice et du conflit:

13   I.M ., p. 167 (souligné dans le texte). Comme le remarque J. Taminiaux: « La

tragédie, elle-même mise-en-œ uvre de l’affrontement alèthéique de la technè àla dikè, ne fait donc que célébrer jusqu’à ses plus extrêmes limites la necessité

ontologique dont se soutient cet affrontement» ( Le théâtre des philosophes. La

tragédie, l’être, l’action, Grenoble, Jérôme Millon, 1993, p. 212).14

   Hölderlins Hymne «Der Ister » , Gesamtausgabe, vol. 53, Klostermann,

Francfort, 1993, p. 123.15

   Les Hymnes de Hölderlin: La «Germanie» et «Le Rhin», Paris, Gallimard,1988, p. 122.

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 115

« dikè  eris –justice est  conflit…Originellement et par essence, la

 justice ne se manifeste comme telle, ne se forme, ne s’affirme, nes’avère que dans le conflit. Celui-ci détermine les deux parties, et

l’une n’est ce qu’elle est que grâce à l’autre, en un mouvement de

reconnaissance réciproque »16

. C’est en raison du maintien de la

différence ontologique explicitée en termes de  polemos régissant le

rapport de l’homme à l’être, que Nietzsche parachève la mouvance

de la Herausdrehung hors du platonisme17

. En 1936, cette opération

n’est pas encore neutralisée par sa considération en termes decontre-mouvement, englouti d’avance dans la métaphysique dont

 pourtant il est censé se libérer. Ainsi, à travers le renvoi de la dikè 

au commencement initial de la philosophie la  Zwiespalt  de l’art et

de la vérité chez Nietzsche se voit confrontée à la dikaioynè 

 platonicienne. Bien au-delà de ses connotations morales et

 politiques, la « justice» représente d’emblée pour Heidegger la

 philosophie elle-même, « les lois de la fatalité de l’être de l’étant»

(den Fügungsgesetzen des Seins des Seienden)18.

(II)

 Notre intention n’est certes pas de retracer le mouvement de

la « dikè» dans le discours heideggérien sur les Présocratiques dans

son ensemble, mais de repérer le nerf de son argumentation. Le

lacis sémantique de la « justice» s’élargit, notamment a partir du

cours de 1939 sur « La volonté de puissance en tant queconnaissance» pour inclure aussi bien la dikè entendue comme

ajointement (Fug) que la vérité entendue comme rectitude

( Richtigkeit ) et, chez Nietzsche, comme « justice » (Gerechtigkeit ).

L’art et la connaissance, entendus dans leur unité métaphysique,

fournissent la pleine sécurité de la consistence du vivant en tant que

tel. Or l’assimilation du chaos est visée ici uniquement à partir du

16   Ibid .

17Le concept de  polemos n’est pas d’importance mineure pour les questionscritiques qui jalonnent l’interrogation heideggérienne à l’époque. Ainsi, P.

Lacoue-Labarthe renvoie l’idée d’une mimèsis originaire fondatrice de

l’historialité au  polemos ( L’imitation des modernes. Typographies II , Paris,

Galilée, 1986, p. 194).18   NI , p. 152.

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116 GOLFO MAGGINI 

 principe subjectif de « donner la mesure » ( Mass geben), de « faire

ce qui est juste » (das Rechte «fertigen») qui se fondent sur lecommandement: « La pensée vient alors inévitablement que

l’assimilation même et elle seule puisse et doive nécessairement

donner la mesure et « faire ce qui est juste » , c’est-à-dire qu’elle

décide absolument de la mesure et de la direction dans l’essence. Il

faut que la vérité en tant que homoiôsis soit ce que Nietzsche

nomme “justice”…»19

. Heidegger saisit le rapport du monde vrai au

monde apparent chez Nietzsche comme un rapport de valeurs. Cecifait que la vérité chez lui est appréhendée en termes de « justice»

entendue comme justesse de la représentation, du fait d’« être reglé

sur » (Gerichtetheit auf ) et finalement de conformité à « ce qui est» .

Dans l’affirmation nietzschéenne de la vérité comme un genre

d’erreur Heidegger ne voit que la clôture du champ des mutations

historiales de la vérité métaphysique.

L’interrogation sur la « justice» nietzschéenne fait l’objet des

dernières sections du cours de 1939 où il s’agit de rapprocher la

 justice comme « suprême représentante de la vie» de la vérité

métaphysique entendue comme adéquation (omoiosis) dont elle

constitue la figure ultime. Elle laisse apparaître par ailleurs le

rapport étroit tissé entre la justice et le commandement ( Befehl) de

la volonté de puissance. C’est à l’arrière-fond de la « justice»

nietzschéenne que Heidegger fait une remarque très suggestive sur 

son rapport à la dikè présocratique: « La pensée de la justice dominedès ses débuts la réflexion de Nietzsche. On peut démontrer 

historiquement qu’elle lui est venue lors de sa méditation sur la

métaphysique préplatonicienne –en particulier celle d’Héraclite.

Mais le fait que précisément cette pensée grecque de la justice, de

la dikè, s’alluma chez Nietzsche …la raison en est …dans la

destination historiale à laquelle se soumet le dernier métaphysicien

de l’Occident » 20. Heidegger se hâte de préciser par la suite le

19   NI , p. 494.

20   NI , p. 490. Cf. « Heidegger refuse expressément de voir le concept de justice

chez Nietzsche comme une appropriation de la dikè héraclitéenne» (Reiner 

Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir , op.cit ., p. 234). La démonstration historique enverrait aux réflexions consacrées à la

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 117

caractère non hellénique de la pensée de l’éternel retour : l’éternel

retour est une pensée non heraclitéenne, puisqu’elle pense laconsistance de la présence « dans son achèvement sans issue comme

enroulé en soi» (in seiner ausweglosen, in sich eingerollten

Vollendung)21

. L’histoire de la métaphysique entendue désormais

dans l’horizon de l’histoire de l’être fait qu’ici la Gerechtigkeit  

nietzschéenne se situe à l’autre bout de la dikè présocratique : la

« justice» nietzschéenne, désormais réduite à la « justification»

( Rechtfertigung) de la subjectivité achevée, exclut toute possibilitéde répétition du commencement initial de la philosophie. Nietzsche,

 pour Heidegger, n’a pas eu une compréhension adéquate de la dikè 

héraclitéenne, puisqu’il est resté définitivement enfermé dans une

saisie historique (historisch) des Présocratiques. Témoin par 

excellence de cette déficience fut sa métaphysique du vivant qui se

situe dans la stricte continuité de la métaphysique de l’idéalisme

allemand 22. Désormais, seul le poète, seul Hölderlin a un accès

originaire à la pensée du commencement initial de la philosophie,

car il est le seul à reconnaître la coappartenance de la Geschichte 

avec l’alèthéia23. Ainsi, dans le cours de 1942/43 sur Parménide, la

remontée de la justice nietzschéenne vers le droit ( Recht ) romain et

 justice dans l’œ uvre publiée de Nietzsche qu’il s’agit de mettre de côté afin de

saisir la destination historiale (geschichtlich) de sa pensée présente notamment

dans son œ uvre posthume. Ainsi, des ouvrages majeurs ou se déploie la penséenietzschéenne de la justice –la seconde des Considérations Intempestives,

mais aussi  Humain, trop Humain ou bien  La Généalogie de la Morale –sont

écartés de la lecture heideggérienne ou bien lus à la lumière des fragments posthumes.

21   Nietzsche, vol. II, Paris, Gallimard, 1971, p. 12 (désormais sous le sigle NII ).22 « Beide Versuche (Hegels und Nietzsches) sind nicht ursprünglich genug, weil

sie nicht von der Frage befeuert und getragen sind, durch die das anfängliche

griechische Denken sich selbst überwachsen muss zu einem anderen Anfang»

(Grundfragen der Philosophie, Gesamtausgabe, vol. 45, Francfort,Klostermann, 1992, p. 221).

23  Vom Wesen der Wahrheit: Zu Platons Höhlensgleichnis und Theätet , GA 34,

Francfort, Klostermann, 1997 (1988), p. 121, 327. Sur les sens et les

connotations multiples de la Geschichte dont celui de l’alèthéia comme dé-

voilement: M. Inwood, « Truth and Untruth in Plato and Heidegger » dans C.

Partenie-T. Rockmore (ed.), Heidegger and Plato. Toward Dialogue, EvanstonIllinois, Northwestern University Press, 2005, p. 87-88.

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la figure historiale de la veritas qui en est le fondement témoigne de

l’écart le plus extrême entre la Gerechtigkeit  et l’alèthéia originaire: la dikè sera désormais rendue en termes de Fug dans

l’horizon historial qui est celui de l’« autre commencement de la

 pensée»24

.

C’est en fait dans la perspective de l’« unification époquale»25

 

entreprise par Heidegger que la dikè présocratique vient au premier 

 plan dans sa portée ontologico-historiale. Dans  La parole

d’Anaximandre (1946) l’historialisation de la métaphysique finira par devenir une eschatologie de l’être: « L’essence de l’être

 jusqu’ici de mise sombre en sa vérité encore voilée. L’histoire de

l’être se recueille en pareil dis-cès. Le recueil en ce dis-ces comme

rassemblement (logos) de l’extrême (eschaton) de son essence

 jusqu’alors de mise est l’eschatologie de l’être»26

. Dans le recueil

 Dépassement de la métaphysique datant de la décennie 1936-46

s’expose de façon explicite le rapport délicat de la technique à la

métaphysique achevée chez Nietzsche: la volonté de puissance

s’actualise dans la « volonté de volonté» en tant que volonté

technique27

. Celle-ci révèle la détresse du recouvrement absolu de

l’être, à savoir, l’oubli total de la différence ontologique28. Il s’agit

en effet d’affirmer l’enlisement de la différence ontico-ontologique

dans la maîtrise technique de l’étant : « La position foncière

24 « Wenn wir dort dieses Wort dikè, worin für die Griechen zugleich anklingt das

deiknumi, zeigen, weisen, und das dikein, werfen, durch « Fug» übersetzen,

dann fällt uns das bekannte Gegenwort « Un-fug» sein. Aber der hier gemeinte« Fug» ist nun nicht bloss das Gegenwesen zu irgendeinem von uns

vorgestellten « Un-fug» . Im Fug denken wir das weisende, zeigende,

zuweisende, und zugleich einweisende « werfende» Fügen…» (GA 54, p. 137).25 D. Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, p. 275.26

  Chemins qui ne mènent nulle part , Paris, Paris, 1986, p. 394 (désormais sous le

sigle Chemins). Pourtant, ce geste risque de mettre en place une téléologie del’histoire, même si c’est de façon inverse (M. Haar, « Structures hégéliennes

dans la pensée heideggérienne de l’histoire» ,  Revue de métaphysique et de

morale 1 (1980), p. 54 et D. Janicaud,  La métaphysique à la limite. Cinq

études sur Heidegger , Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 131.27

   Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1980, p. 92.28

   E.C ., p. 89. Cf. J. Sallis, « La différence ontologique et l’unité de la pensée deHeidegger» , Revue Philosophique de Louvain, 76 (1967).

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 119

(Grundstellung) des Temps nouveaux est la position « technique» .

Elle n’est pas technique parce qu’on y trouve des machines avapeur, bientôt suivies du moteur à explosion. Au contraire, des

choses de ce genre s’y trouvent parce que cette est l’« ère»

technique»29

.

Or c’est dans le cadre de cette nouvelle interrogation que la

 présence du commencement grec dans le mouvement

d’historisation, voire d’époqualisation de la métaphysique, s’avère

être d’une importance majeure. C’est aux antipodes de la doctrinehéraclitéenne du logos, mais aussi de la dikè, que se meut la volonté

dans la métaphysique moderne entendue comme action, esprit,

amour ou bien puissance30. Si le calcul ( Rechnen) est considéré

comme le dévoilement inconditionnel de l’essence représentative

de la subjectivité moderne dans la technique, c’est dans les cours du

début des années quarante sur les Présocratiques que le calcul finit

 par devenir l’essence essentiel de la rationalité moderne face à la

 pensée originaire (ursprüngliches Denken). Dans la seconde partie

du cours de 1943/44 sur Héraclite31

, intitulée « Logique. La doctrine

heraclitéenne du logos» , Heidegger explicite l’appartenance de la

Logique au domaine de la métaphysique à la lumière de sa

confrontation avec le logos présocratique. L’analyse se déploie

autour d’une opposition nette entre la « pensée originaire» , d’une

 part, et la Logique, d’autre part, en tant que la doctrine

29  Concepts fondamentaux, Gallimard, Paris, 1985, 103. Aussi: NII , p. 195-203 etGA 55, p. 342. Au sujet de la position à nouveaux frais de la question de la

différence ontologique dans le cours de 1941 sur les Concepts fondamentaux:

J. Greisch, La parole heureuse. Martin Heidegger entre les mots et les choses,

Paris, Beauchesne, 1987, p. 116 et G. Kovacs, « The Ontological Difference in

Heidegger’s Grundbegriffe» , Heidegger Studies 3-4 (1987/88).30   Heraklit , Gesamtausgabe, vol. 55, Francfort, Klostermann, 1994, p. 386.31

Pour une présentation détaillée des fragments d’Héraclite traités par Heidegger 

durant sa longue confrontation avec les philosophes présocratiques: P. Emad-K. Maly, Heidegger on Heraclitus: A new Reading, New York, Edwin Mellen

Pr, 1986, p. 9-68. En ce qui concerne spécifiquement le cours de 1943/44, voir 

la présentation et le commentaire succincts de M. Frings dans « Heraclitus:

Heidegger’s 1943 lecture held at Freiburg University» , Journal of the British

Society for Phenomenology 21 (1990).

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120 GOLFO MAGGINI 

métaphysique de l’énoncé et du jugement32. Quant à son but, il y va

d’un « retour» à la contrée originaire de la Logique. C’est dans cecontexte que le calcul apparaît comme la figure par excellence de la

 pensée représentative (vorstellendes Denken), situé aux antipodes

de la saisie essentielle de la différence ontologique (Unterschied )33

.

La prédominance métaphysique de la Logique autorise la réduction

du logos originaire à la raison entendue comme ratio34

. Ce mode de

réflexion constituerait en effet la structure intime de la subjectivité

du sujet dans la métaphysique moderne

35

. Dans le contexte ducours, trois figures apparaissent pour désigner, d’une part, la

domination moderne de la subjectivité –Rilke et Nietzsche –et,

d’autre part, le poète qui prend leur contrepied, Hölderlin36

. Le

calcul qui détermine l’essence de la technique moderne ne fait

qu’affirmer l’essence réflexive de la subjectivité moderne. Ceci

devient manifeste aussi bien avec l’avènement de la science

historique ( Historie) –en tant que représentation calculante de

l’histoire (Geschichte) –qu’avec la saisie technique du langage et

de la pensée que Heidegger désigne comme le « caractère conforme

au travail» de la langue. Or ce que la réalité technique recouvre le

 plus, c’est précisément le voilement (Verborgenheit ) constitutif du

commencement initial de la philosophie: le fragment 123

d’Héraclite selon lequel « phusis kruptesthai philei » juxtapose la

32 Voir à ce propos: Eliane Escoubas, « Logos et tautologie: La lecture

heideggérienne d’Héraclite et de Parménide» dans Phénoménologie et logique,

Paris, Vrin,1996, p. 297-307.33  GA 55, p. 196-99, 83-84. Cf. GA 54, p. 31, 114. Dans le  Dialogue avec le

 Japonais (1953-54), Heidegger revient au cours sur Héraclite pour le qualifier 

d’achèvement d’un long cheminement amorcé avec le cours de 1934 sur la

Logique ( Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1981, p. 93,

désormais sous le sigle A.P.). A ce sujet : Michel Haar,  Le chant de la terre.

 Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, Paris, L’Herne,1980, p. 109-21.34

  GA 55, p. 240. Pour une critique de la réduction du logos et de l’epistémè grecs

à la lumière de son interrogation sur la technique moderne: F. Volpi,« Seinsvergessenheit oder Logosvergessenheit ? Die Diagnose der Gegenwart

nach Ηeidegger» , Philosophisches Jahrbuch 70 (1962-63).35

  GA 55, p. 210-211, 188, 219-220, 239, 316-317.36

   Ibid , p. 218. Une continuité s’établit en effet entre la logicisation du logos originaire et la métaphysique de la volonté (p. 199).

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 121

 phusis et le kruptesthai, le se mettre-en-retrait et le surgir-hors-du-

retrait. Il ne s’agit pas d’une alternance ou bien d’une succession,mais d’une coappartenance ou bien d’une inclination mutuelle qui

est elle-même de nature polémique et adversative37. Si l’histoire

authentique rend possible la répétition du commencement initial de

la philosophie, le rapport « technique» , voire calculant, à l’histoire

l’occulte38

. Certes, le mot fondamental (Grundwort ) de dikè n’est

 pas thématisé dans le contexte du cours de 1943/44 comme le sera

 par suite:  physis, alétheia et surtout logos, sont les motsfondamentaux, voire originaires, prononcés dans le fragment 112

d’Héraclite39. Pourtant, sa non thématisation n’exclut pas

l’entrelacement de la dikè avec le logos, d’autant plus que le réseau

sémantique de la « justice» originaire est tissé à partir d’une

« remontée à Héraclite» 40, déjà dans l’ Introduction à la

métaphysique. Dans l’explication du fragment 50, le logos est

explicité en termes de recueillement ( Lese, Sammlung)41. Or le

logos, entendu ainsi, est renvoyé par la suite au « jointoiement»

(Fügung)42

, d’où son rapport historico-destinal à la dikè. Le retour 

37 GA 55, p. 278-9. Voir à ce sujet : D. Franck, « De l’alétheia à l’ Ereignis « dansJ.-F. Mattéi (éd.), Heidegger. L’énigme de l’être, Paris, Presses Universitaires

de France, 2004, p. 108-9. Pour un traitement exhaustif du rôle et de la

signification de Hölderlin pour la pensée heideggérienne de l’histoire dans les

années trente et quarante et tout particulièrement dans les cours sur les

Présocratiques: Suzanne Ziegler,  Heidegger, Hölderlin und die Alétheia. Martin Heideggers Geschichtsdenken in seinen Vorlesungen 1934/35 bis 1944,

Berlin, Duncker & Humblot, 1991, p. 270-372.38  GA 55, p. 31, 43, 50-51, 79, 114, 242; cf. GA 54, p. 242. C’est ici que se situe

la mécompréhension essentielle d’Héraclite que Nietzsche partage avec Hegel

(GA 55, p. 30).39  GA 55, p. 185.40 L’expression est de J. Derrida dans Politiques de l’amitié , Paris, Galilée, 1994,

 p. 380.41  GA 55, p. 266-70. Aussi au sujet du fragment 50: « Logos» (1951),  E.C ., p.

249-78. Pour un commentaire pénétrant de ce propos : K. Held, « Der Logos-

Gedanke des Heraklits» dans  Durchblicke. Martin Heidegger zum 80.

Geburtstag, Francfort, Klostermann,1970.42

Le rapport homologique du logos originaire au logos de l’âme est qualifié de

« recueillement ajointé» ( fügsames Sammeln) (GA 55, p. 295). Ce rapport sera

aussi qualifie de « recueillement de l’homme historial» (Gesammeltheit des

geschichtlichen Menschen) (p. 291). Le logos entendu comme recueillement

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de la ratio technicisée au logos originaire suppose en effet la

récupération de la dimension pré-métaphysique propre au« jointoiement» . Ainsi, à l’univers conceptuel de l’énoncé

( Aussage), de la raison (ratio/Vernunft ) et du calcul se juxtapose le

logos entendu comme recueillement « ajointé» ( fügende), ainsi que

tout un ensemble de « mots fondamentaux» 43 –  phusis, alèthéia,

dikè –qui témoignent d’une affinité profonde avec lui44

. Il s’agit en

 particulier de ceux d’armoniè (Einklang, Diels/Kranz : fragments 8,

9, 51, 54) et de  philia (Gunst, Diels/Kranz : fragments 35, 123).Dans les deux cas, l’« ajointement» ne figure pas uniquement

comme une référence étymologique pour les termes de  philein et

d’armoniè, Fuge, mais en tant que l’essence même de la  phusis qui

advient à travers l’« ajointement» du voilement et de l’éclosion45

.

Ce dernier sera qualifié par la suite d’antixoon,  palintonos,

 palintropos (Diels/Kranz: fragments 8, 9, 51). La relation propre à

l’« ajointement» emprunte ici la forme d’une dif-férence irrésolue,

d’une dia-fora46. Ce qui vient ainsi, une fois de plus, au premier 

 plan de l’interrogation heideggérienne, c’est l’opposition nette

comprend en lui le litige (Streit ) qui est tout autre que l’opposition logique

(Widerspruch) (p. 112-9, 133).43 Sur la portée et le rôle des « mots fondamentaux » , situés à l’autre bout de la

 pensée énonciative de l’étant, dans la pensée heideggérienne de l’ Ereignis :

Wolfgang Ullrich, Der Garten der Wildnis. Eine Studie zu Martin Heideggers Ereignis-Denken, München, Wilhelm Fink, 1996, p. 127-31.

44 Sur la physis chez Héraclite d’après Heidegger: M. Haar, Le chant de la terre.

 Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, op.cit ., p. 109-114. Voir aussi :J.Beaufret, Dialogue avec Heidegger , vol. I, Paris, Εditions de Minuit,1974, p.

38-44.45 « …waltet hier die  physis selbst als die Fügung, armonia, der Fuge, in der 

Aufgehen und Sichverbergen wechselweise die Gewährung ihres Wesens

einander zureichen» (GA 55, 141). Cf. « Aletheia» dans E.C ., p.326-32. Marle

Zarader transcript la « Fügung» aussi bien comme ajointement que commeharmoniè ( Heidegger et les paroles de l’origine, op.cit ., p. 290).

46« Das Wider- und Gegenspannende zum Wesen der Fügung selbst gehört» (GA55, p. 147). Ce « Widerspannende» est désigné aussi comme « différence»

(Unterschied ), d’où la coappartenance de la différence ontologique et du

« litige» dans le fragment 72 (GA 55, p. 320-324). Au sujet du renvoi du logos 

à la différence ontologique: « Logos» dans E.C ., p. 268, 276. Cf. « Seminairesde Thor » dans Questions IV , p. 364 (Diels/Kranz : fragments 1, 2, 72).

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 123

entre, d’une part, le principe de contradiction dominant la Logique

traditionnelle et, d’autre part, le logos originaire qualifié de« recueillement ajointé du soi» ( fügsames Sichsammeln).

(III)

Le discours de la dikè va s’approfondir à l’occasion du cours

de 1942/43 sur Parménide et ceci n’est pas un hazard. Dans la

mesure où l’interrogation sur l’essence métaphysique de la

technique moderne se constitue désormais en « alèthéiologie» 47, elle

succombe aux conséquences propres à la dichotomie qui survientaux multiples figures de la justice et qui se résume dans le couple

antithétique dikè/Gerechtigkeit . C’est dans Parménide que pour la

 première fois depuis l’apparition du mot de justice dans

l’ Introduction à la métaphysique, la dikè se rattache explicitement à

l’alèthéia. Ainsi, contrairement à la iustitia romaine et à ses dérivés

modernes –la rectitude, la justification, le calcul et même la

« justice» nietzschéenne –la dikè déploie son essence à partir del’alèthéia

48. À cette occasion fait son apparition l’élément décisif 

dans la confrontation des deux origines –grecque et latine –de la

technique moderne, à savoir le rapport à la langue et à la traduction.

Sans mettre en doute la provenance historiale de la technique

moderne de la technè, cette explication met l’accent sur l’altération

47 Comme le remarque Eliane Escoubas: « la connexion de Geschichte etd’alèthéia, c’est bien dans le Parmenides qu’elle se met en œ uvre de façon

flagrante pour Heidegger» (« Heidegger: la question romaine, la question

impériale. Autour du “tournant”» dans  Heidegger. Questions ouvertes, Paris,Collège International de Philosophie/Editions Osiris, 1988, p. 180). Pour 

Escoubas, une continuité s’instaure entre les deux volumes de Nietzsche et le

cours de 1942/43, de sorte que celui-ci puisse constituer la culmination de la

 pensée de la Kehre chez Heidegger.48

« …hat die iustitia einen ganz anderen Wesensgrund als die dikè die aus der 

alèthéia west» (GA 54, p. 59). Pour une lecture de Parménide qui l’envisagecomme l’accomplissement du rapport établi par Heidegger entre historialité et

alèthéia: M. Frings, « Parmenides : Heidegger’s 1941-42 lecture held atFreiburg University » ,  Journal of the British Society for Phenomenology 19

(1989), M. Foti, «  Aletheia and oblivion’s field: On Heidegger’s Parmenides 

Lecture» dans A. B. Dallery, C. E. Scott (ed.), Ethics and Danger. Essays on

 Heidegger and Continental Philosophy, New York Albany, State University of  New York Press, 1992.

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124 GOLFO MAGGINI 

qu’a subi a le terme par sa transcription latine49. En fait, le cours sur 

Parménide envisage l’essence non grecque, voire romaine, de lamétaphysique sous un angle nouveau. Sans aucun doute, c’est

l’examen de la vérité dans ses transmutations historiales qui engage

cette interrogation. Dans la première partie du cours, Heidegger 

revient a sa définition de la vérité comme dévoilement

(Unverborgenheit ). Sans entrer dans le détail de ce long propos, il

suffit de constater que, afin d’expliciter cette définition, il fait

allusion à deux termes grecs qui correspondent à première vue auterme de fausseté: le lathon et le  pseudos. L’analyse du premier 

emprunté à la poésie homérique est d’une étonnante précision

 philologique50

. Or le trait qui différencie sensiblement les deux

concepts, c’est que le second est susceptible d’une transcription en

latin par le terme de falsum51. Le déploiement du falsum en tant que

saisie du voilement dans le domaine de la vérité a lieu dans le

domaine essentiel de l’« impérial » (imperium). Or l’« impérial »

relève du commandement conçu comme une injonction52. Cette

49  GA 54, p. 78-9. Nous assistons ici au début d’une interrogation qui sedéploiera notamment au cours des années ’50 et ’60 en mettant au premier plan

le rapport de la technique moderne à la langue. Voir notamment :  A.P., p. 145,

253. A ce sujet: F. Chiereghin, Der griechische Anfang Europas und die Frage

der Romanitas. Der Weg Heideggers zu einem anderen Anfang“ dans Hans-

Helmuth Gander (Hrsg.),  Europa und die Philosophie, Francfort,Klostermann,1997 et G. Seubold,  Heideggers Analyse der neuzeitlichen

Technik, München, Karl Alber Verlag, 1998, p. 247-59.50  GA 54, p. 30-42. Entre deux étapes consécutives de l’analyse du concept de

fausseté –lathon et  falsum –intervient un développement sur le lien entre la

vérité – aleteia mais aussi certitude, rectitude –et sa contre-essence (lèthé ,

 pseudos,  falsum) (p. 42-50). La vérité sauvegarde le voilement par son aidos 

[aidos/Scheu] (p. 112).51

  GA 54, p. 57. A ce sujet: G. Haeffner,  Heideggers Begriff der Metaphysik ,

München, Kohlhammer, 1974, 84-87 et O. Pöggeler,  Neue Wege mit  Heidegger , München, Karl Alber Verlag, 1992, p. 243.

52Comme le remarque J.-L. Nancy : « Si le droit romain se substitue à la

 philosophie, ou lui impose son masque, c’est peut-être aussi bien que la

métaphysique à Rome et à partir de Rome, se met à s’énoncer par le droit. Il y

aurait ainsi, intimement tissé dans le discours grec de la métaphysique, un

discours latin: le discours juridique« ( L’impératif catégorique, Flammarion,Paris, 1992, p. 37). Voir aussi : B. Cassin, « Grecs et Romains. Les paradigmes

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 125

connexion est d’autant plus significative qu’une continuité

ininterrompue semble s’établir entre, tout d’abord, la veritas romaine et la dogmatique chrétienne, ensuite, le droit romain et la

« justification» (iustificatio) scolastique et, enfin, la ratio et la

rectitudo comme essence de la vérité moderne. Dès lors, veritas,

ratio et rectitudo ne sauraient être séparées53. C’est à la suite de

cette analyse que la dikè, tout en délimitant le domaine de

l’alèthéia, est renvoyée à la « main » . L’occasion pour cette analyse

est offerte par le terme grec de  pragma [ Handlung]: le  pragma appartient au domaine d’essence de la « main»54

. Or, la dikè et la

« main» dépendent toutes les deux de l’alétheia originaire55. L’essai

de 1946 sur  La parole d’Anaximandre ne fait qu’enrichir cette

interrogation ontologique. Le thème pivot ici n’est autre que le

temps, la présence temporelle ou bien le « présentement présent »

(gegenwärtig Anwesendes)56

. Le questionnement n’est toutefois pas

inauguré par l’analyse préparatoire du  Dasein, comme dans  Etre et 

temps, mais par une hypothèse de traduction d’Anaximandre :

« kata to chreon·didonai gar auta dikèn kai tisin allèlois kata tin tou

chronou taxin »57

 

de l’antiquité chez Arendt et Heidegger » dans M. Abensour (éd.), Ontologie et 

 politique. Colloque Hannah Arendt , Paris, Tierce Deux Temps, 1988, p. 22-23.53  GA 54, p. 74.54  GA 54, p. 118. Voir à ce sujet: J.-F. Courtine, « Donner/prendre: la main »

dans Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p. 302.55 « …homeoises ist orthotes. Das griechisch gedachte orthos hat min dem

römischen rectum und dem deutschen „ recht“ anfänglich nichts gemeinsam.Zum Wesensbereich von pragma, der wesenhaft begriffenen Handlung, gehört

der geradeaus „ auf das Unverborgene“ gehende Weg“ (GA 54, p. 120). Cf. C.

J. White, „ Heidegger and the Greeks“, dans H. L. Dreyfus-M. A. Wrathall

(ed.),  A Companion to Heidegger , Malden CA-Oxford-Victoria, Blackwell

Publishing, 2006 (2005), p. 125.56  Chemins…, p. 417-423. Au sujet du temps et de la temporalité en rapport avec

l’interrogation de l’être et du temps: J. Derrida, « Ousia et gramme. Note sur 

une note de Sein und Zeit » dans Marges, Paris, Editions de Minuit, 1968, p.75-78.

57« …selon la nécessité; car ils se paient les uns aux autres châtiment pour leur 

injustice» (Chemins…, p. 387). Pour un propos élucidant sur le thème de

 justice chez Anaximandre: E. Wolf, Griechisches Rechtsdenken, vol. I,Francfort, 1950-56, p. 218-234.

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126 GOLFO MAGGINI 

On retrouve ici la dikè, mais aussi l’adikia, rendues

respectivement comme « ajointement » et « disjointure » , le faitd’être « hors de ses gonds » . Οr ces termes s’appliquent,

explicitement cette fois-ci, à la temporalité. L’ajointement qualifie

le séjour historial (Weile): à la « justice» du séjour appartient la

« disjointure » du présent58. C’est à cette occasion que Heidegger 

fait une allusion explicite à la façon dont Nietzsche rend 

l’expression de dikèn  didonai, en la mettant en rapport avec la

« justice» mais aussi avec la « vengeance» ( Rache) : « “Ils doiventexpier” traduit  Νietzsche…Mais il n’est nullement question de dette

et de paiement, aussi peu que de châtiment et d’expiation, ni de

culpabilité de quoi que ce soit, laquelle, pour le comble, devrait être

vengée, selon une idee chère à ceux pour lesquels seul le vengé

(Gerächte) est le juste (Gerechte) » .59 

58 Comme le remarque Christian Iber: « Für Heidegger hat die von Anaximander 

als Rechtszusammenhang von Schuld und Sühne beschriebene kosmischeOrdnung der Dinge, die ihr Urmodell im mythischen Götterkonflikt der 

Theogonie hat, basal ontologische Bedeutung. Obgleich sich Heidegger im

klaren darüber ist, dass die Grundworte eon und  einai erst bei Parmenides

thematisch werden, bringt der Anaximander-Satz für ihn das Sein des Seiendenzur Sprache und damit das abendländischen Denken der Metaphysik auf den

Weg» (« Ιnterpretationen zur Vorsokratik. Frühgriechisches Denken und 

Heideggers Projektionen» dans D. Thomä, Hrsg.,  Heidegger Handbuch.

 Leben-Werk-Wirkung, Stuttgart/Weimar, J. B. Metzler Verlag, 2003, p.233).59  Chemins…, p. 428-429. Notons que le lexique de la justice et du logon didonai 

mis au service du questionnement sur la temporalité avait déjà apparu dans le

cours de 1941 sur les Concepts fondamentaux (p. 151-158). Un autre terme

que Heidegger y emploie pour désigner l’« injonction » (Verfügung) est celuid’arche (p. 141). Trois aspects complémentaires sont finalement dégagés de

l’arche: issue ( Ausgang), prédominance ( Durchwaltung), domaine

( Eröffnung). Si les deux premières désignations impliquent la double idée de

commencement et de commandement: « En dernière instance, c’est le motVerfügung qui est choisi pour restituer la notion originelle d’ Arche…Et si nous

voulons maintenir l’idée d’« Origine» , il faudra toujours spécifier celle-cicomme Origine ordonnatrice, comme origine fondatrice dont l’activité de

fondation se réduit aussi peu à l’événement ponctuel d’un choc causal qu’iln’est permis de se former de l’originaire un concept localiste. C’est à ce prix

que l’ Arche d’Anaximandre, Dis-position non causale et non chosique des

choses en général, pourra continuer d’être appelée leur origine fondamentale

ou leur fondement originel» (D. Panis,  Il y a le «il y a». L’énigme de

 Heidegger , Bruxelles, Ousia, 1993, p. 158-9).

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 127

D’après la traduction nietzschéenne telle qu’elle est reprise et

interpretée par Heidegger, le juste dépend essentiellement del’injuste, du « vengé» , puisque ce dernier constitue la disjointure

(Unfuge) du présent. Nietzsche, penseur de la fin, révèle l’être de

l’étant à travers le thème qui fait le noyau de sa position

métaphysique fondamentale, à savoir la Volonté de puissance.

Ainsi, dans la mesure où l’Eternel retour du même chez Nietzsche

s’identifie à l’être de l’étant, voire à la présence du présent, il est

renvoyé à l’« injustice » (adikia), à la « disjointure » et, par conséquence au « vengé» . Il correspond en effet au durcissement du

 présent ( Beständigkeit ) qui s’oppose à la présence, au demeurer 

(Verweilen). Il devient ainsi « sans joint » (ohne Fuge), dans la

« disjointure » (in der Unfuge), « hors de ses gonds » , voir disjoint,

hors du jointoiement. Or ce dernier est une figure d’injustice:

« Dans quelle mesure le présent, en son séjour transitoire, se

trouve-t-il dans l’injustice? Qu’est-ce qui chez le présent, est

injuste ? N’est-ce donc pas le juste du présent que, séjournant à

chaque fois pour un temps, il séjourne, accomplissant ainsi sa

 présence ?» 60 

De plus, et c’est ici que l’interrogation sur la temporalité

originaire rejoint celle de la technique –le primat du présent

culmine dans la saisie technique des étants. L’essence

métaphysique de la technique se qualifie de « présence dans la

représentation du représenter » 61. Et pourtant, dans un premier temps en 1939 Heidegger introduit les deux fragments tardifs de

 Nietzsche sur la justice en écartant toute possibilité de renvoi de la

Gerechtigkeit nietzschéenne à la dikè présocratique, à Héraclite en

 particulier. Or dans les cours sur les philosophes préplatoniciens

auxquels Heidegger fait allusion dans  La parole d’Anaximandre,

 Nietzsche renvoie précisément la dikè héraclitéenne à l’adikia chez

Parménide: « …[pour Anaximandre] le devenir est une adikia (injustice) et doit être expié par la  phthora (décomposition)…Au

60  Chemins…, p. 426-7.

61   Ibid , p. 447. Cf. Questions IV , p. 200-201,  E.C ., p. 15. Quant à ce sujet: C.

Scott, « Adikia and catastrophe: Heidegger’s “Anaximander Fragment”» , Heidegger Studies 10 (1994), p. 140.

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128 GOLFO MAGGINI 

contraire: la voie de chaque chose, de chaque individu est déjà

écrite et ne sera enfreinte par l’hubris (la démesure). La dikè (justice) se manifeste dans cette régularité. «

62On serait ainsi en

droit de soutenir que le questionnement nietzschéen est marqué

d’emblée par la quête pour dépasser l’esprit de la vengeance, de

l’adikia, par sa pensée d’une justification du devenir 

( Rechtfertigung des Werdens) au moyen de la création artistique.

Certes, dans un premier temps, cette référence à l’« injustice» n’est

 pas suivie d’une démarche généalogique qui porte atteinte au phénomène du nihilisme tout en mettant en perspective son

éventuel dépassement.

C’est précisément cette liaison établie tardivement entre

l’injustice, voire la « vengeance» , et le nihilisme qui fera l’objet des

deux long propos que Heidegger consacre à Nietzsche dans les

années cinquante. La vengeance y rend ici explicite le rapport de la

volonté à la temporalité, en constituant ainsi la quintessence du

nihilisme métaphysique: « Si Nietzsche pense la vengeance comme

trait fondamental de la représentation traditionnelle, il la pense

métaphysiquement, c’est-à-dire ni seulement psychologique ni

seulement morale » 63. Or la même dissociation entre l’interprétation

métaphysique et juridico-morale de l’injustice (adikia) a déjà lieu

dans  La parole d’Anaximandre64. Ainsi, à travers sa confrontation

62   Les philosophes préplatoniciens, Paris, Editions de l’éclat, 1994, p. 150-151.

La justice correspond chez Nietzsche à la volonté créatrice, à la justification

esthétique du devenir: La  philosophie à l’époque tragique des Grecs. Ecrits

 posthumes 1870-73, Paris, Gallimard, 1975, p. 228-38. L’équivalent artistique

de la dikè présocratique serait àa chercher dans la tragédie grecque: « Mais le

 plus admirable, dans ce poème de Prométhée qui est par sa pensée

fondamentale, l’hymne par excellence de l’empiète, c’est la profonde

aspiration eschyléenne à la justice…tout cela rappelle avec la plus grande force

ce qui fait le centre même et le principe de la conception eschyléenne dumonde, qui voit trôner la Moira, la justice éternelle, au-dessus des dieux et des

hommes» ( La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1970, p. 66; soulignédans le texte), Pourtant, c’est sur le primat de l’œ uvre posthume sur l’œ uvre

 publiée de Nietzsche que la lecture heideggérienne va s’ordonner.63

  Qu’appelle-t-on penser?, Paris, Presses Universitaires de France 1992 (1959),

 p. 125. Cf. « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? » ( E.C ., p. 131-3).64  Chemins…, p. 426.

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 129

avec la traduction nietzschéenne du fragment d’Anaximandre

Heidegger parvient à l’aboutissement extrême d’une étape critiquede son « différend » ( Auseinandersetzung) avec Nietzsche entamée

en 1939 avec la thématisation de la « justice » : « Les Grecs seraient

 bien éloignés de cette prétendue profondeur, et cela malgré 

 Nietzsche, qui, avec son opposition creuse de l’être et du devenir,

s’est rendu impossible la saisie de la pensée grecque«65

. Dans  La

 parole d’Anaximandre, la saisie de la vérité comme « justice»

s’avère être la conséquence ultime de la prépondérancemétaphysique de la présence du présent, à savoir de l’oblitération

de la différence ontologique66. De grande importance pour l’essai

de 1946 est aussi l’affirmation du caractère dérivé de la justice dans

la métaphysique, autrement dit, la dépendance du « juste » de

l’« injuste » , voire du « vengé» . Il s’agit ici, selon nous, d’un des

 points litigieux de la lecture heideggérienne. En fait, dans la

formule de « dikèn didonai» que Nietzsche rend comme punition et

châtiment ( Buss zahlen), Heidegger s’aperçoit de l’interférence

entre le « juste» et le « vengé»67

. Ainsi, ce qui est mis de cote par la

lecture heideggérienne, c’est l’opposition, pourtant nette chez

 Nietzsche, entre, d’une part, le caractère réactif de la vengeance qui

qualifie la dette, le devoir et leur dérive immédiat, la « mauvaise

conscience» et, d’autre part, la nature proprement affirmative de la

« justice»68

. Par le rapprochement établi entre le calcul et l’essence

65  Concepts fondamentaux, op.cit ., p. 137 (nous soulignons).66  Chemins…, p. 439. Cf . GA 55, p. 385.67 « La volonté, cette libératrice, est devenue ainsi une malfaitrice, et sur tout ce

qui peut souffrir elle se venge de ne pouvoir en arrière venir…Contre le temps

et contre son « Cela fut» le contre-vouloir de la volonté» ( Ainsi parlait 

 Zarathoustra, Œ uvres Complètes, vol. VI, Paris, Gallimard, 1982, p. 160).68

   La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1975, p. 267-8, 286-7. Pour un

commentaire approfondi du geste reducteur a l’égard de Nietzsche dansQu’appelle-t-on penser?: W. Müller-Lauter, « Der Geist der Rache und die

ewige Wiederkehr. Zu Heideggers später Nietzsche-Interpretation» dans Redliches Denken – Festschrift für G.-G. Grau, p. 112 et Joan Stambaugh,

Untersuchungen zum Problem der Zeit bei Nietzsche, La Haye, Martinus

 Nijhoff, 1959, p. 163-6. Pourtant, chez Nietzsche, l’opposition entre le sens

affirmatif de la justice et celui, réactif, du ressentiment est clairement aperçu à partir de l’écart absolu entre morale et justice: J. Simon, « Moral oder 

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130 GOLFO MAGGINI 

adéquative de la vérité métaphysique comme « justice» Heidegger 

neutralise la tension entre deux concepts opposés chez Nietzsche enles qualifiant par leur dépendance mutuelle. Vue sous cet angle la

« justice» est renvoyée à la ratio, au « rendre compte» dans lequel

 prend ses sources le subjectum moderne69

. Au fond, à travers

d’entrelacements complexes, la lecture nietzschéenne des

Présocratiques ne fait pour Heidegger que perpétuer le dualisme

 platonicien de l’être et du devenir ne permettant aucun accès au

commencement initial de la philosophie. Nietzsche mésinterprètedonc les Présocratiques, parce qu’il est plutôt du côté de Platon que

d’Aristote, malgré sa volonté de renverser le platonisme. Son

rapport à Aristote, qui est « plus grec » que Platon, et aux

Présocratiques est définitivement fermé: « La radicalisation de la

 phénoménologie conduit de Husserl à Aristote, qui permet de lire

Platon et d’entendre alors une parole plus vieille que la sienne.

Platon ainsi compris appelle Nietzsche, dont la consonance avec

Hölderlin permet d’entendre à nouveau les paroles de l’origine» 70.

En fait, la diké  se meut dans l’horizon de la  phusis et de

l’alèthéia71

. Une ambiguïté profonde règne dans le « dialogue

Gerechtigkeit ? Ueberlegungen zu einem Grundproblem der metaphysischen

Ethik» dans Ueberlieferung und Aufgabe. Festschrift für E. Heintel, Wien,

1982. Aussi sur l’impossibilité de réduire la probité chez Nietzsche –autre

terme pour celui de justice –a une simple alternative de la morale entenduecomme figure de l’omoiosis dans la métaphysique: J.-L. Nancy, « Notre

 probité ! –sur la vérité au sens moral chez Nietzsche» dans  L’impératif 

catégorique, Paris, Flammarion,1983, p. 68.69 Dans Qu’appelle-t-on penser? la « justification » ( Rechtfertigung) constitue

l’essence subjective de la ratio (p. 253).70 J.-M. Vaysse, « Aristote et Heidegger. La mémoire de l’initial» , Kairos 9

(1997), p. 218.71

« Alèthéia,  phusis, logos sind das Selbe, nicht in der leeren Gleichförmigkeit,

sondern als das ursprüngliche Sichversammeln in das unterschiedsreiche Eine:to hen. Das Hen, das ursprünglich einigende Eine-Einzige, ist der logos als die

alèthéia, als die  phusis» (GA 55, p. 371, emphase de l’auteur). Comme leremarque J.-M. Vaysse: « Le séminaire sur la physis s’ouvre sur une citation de

Wie wenn am Feiertage de Hölderlin et se termine sous le signe du “Physis

kruptesthai philei” d’Héraclite. Durant cette même période Heidegger s’est

tourné vers Nietzsche, Hörderlin et les Présocratiques. Aristote permet à présent de remonter vers une entente plus matinale de la parole grecque dont il

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 131

herméneutique» de Heidegger avec les Présocratiques: ceux-ci sont

à l’origine de la philosophie, qui est à distinguer du début de lamétaphysique, et pourtant ils ne font qu’œ uvrer pour sa préparation.

Si Platon est le premier métaphysicien qui met la philosophie sous

l’égide de l’idea, du « Was-sein» , en favorisant la prévalence du

regard sur le proprement étant, la Gesicht , la vue, qui est commun

entre cet étant et d’autres étants faisant la même figure, les

 philosophes du commencement originaire ont déjà entrevue la

singularité de l’être, trait principal de l’ Ereignis lui-même

72

.Pourtant, les Présocratiques font l’expérience de l’alèthéia et de

l’être d’une façon qui n’a pas eu de suite dans la métaphysique

occidentale, mais ils ne s’interrogent pas là-dessus73

. Aucun autre

« mot fondamental» ne témoigne de cette ambiguïté que celui de la

 phusis que Heidegger fait correspondre aussi bien à la dikè qu’à

l’alèthéia. En fait, la phusis en tant qu’« αufgehende Anwesung» est

l’essence même de la métaphysique74. Or c’est précisément ce lien

qui se montre plus que problématique. Pour Gadamer, si

l’explication temporelle de l’eon parménidien ainsi que du séjour 

(Weile) dans le poème d’Anaximandre ne font pas violence aux

textes, il ne va pas de même pour l’alèthéia: « les interprétations

 philosophiques de Heidegger sur l’alèthéia et la léthè, le

dévoilement, le recouvrement et la mise à l’abri, ne peuvent pas

être étayés par le contenu du poème. Heidegger en conclut que les

Grecs n’ont jamais compris l’alèthéia en tant qu’“évènement”

n’est que le dernier écho. Le cours de semestre d’été 35 avait déjà opéré une

remontée décisive via Sophocle vers Parménide…» (« Aristote et

Heidegger… » , op.cit ., p. 213).72

Voir sur ce point les remarques fort élucidantes de Jean-François Marquet:

« Quinze regards sur la métaphysique dans le destin de l’histoire de l’être» dansMaxence Caron (dir.), Heidegger , Paris, Les éditions du Cerf, 2006, p. 534-5.

73  GA 66 , p. 383. La corrélation de la  phusis avec l’alèthéia chez les Grecs n’a

 pas conduit à une interrogation intense sur l’être de l’alèthéia, mais ceci ne

doit pas être envisagé comme une insuffisance ou bien comme un échec : W.

Patt, Formen des Anti-Platonismus bei Kant, Nietzsche und Heidegger ,

Klostermann, Francfort, 1997, p. 263-4.74   Ibid , p. 370-371.

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132 GOLFO MAGGINI 

( Ereignis)… » 75. Et pourtant, Aristote semble être la figure

emblématique pour le « pas en arrière» vers la pensée grecqueoriginaire: en renvoyant aux ouvrages physiques et métaphysiques

d’Aristote Heidegger ne cesse de déclarer que la métaphysique

n’est qu’« une saisie de la phusis» (ein Begreifen von phusis)76

. Ceci

devient particulièrement important quand il importe de s’interroger 

comment celui qui fut la culmination de la grande tradition grecque

voit ces prédécesseurs, notamment dans sa  Métaphysique, que

Heidegger ne cesse de reprendre

77

. Or ici une fois de plusHeidegger repondrait a la façon dont il n’a cessé de s’adresser de

façon critique a Nietzsche, en opposant la compréhension

historique (historisch) des Présocratiques a la méditation historiale

(geschichtlich) a partir d’eux. De même que l’interprétation

nietzschéenne, quoiqu’elle vise au renversement du platonisme, en

75 H.-G. Gadamer, Interroger les Grecs, op.cit , p.82. Ce même constat est fait par 

Charles Guignon: « What was forgotten in the first understanding of the beingof beings is what Heidegger calls be-ing (Seyn)…Heidegger’s story suggests

that the first beginning of Western thought “misfired” or did not come off as it

should have, if it was to be a full realization of be-ing» (« The History of 

Being» dans A Companion to  Η eidegger , op.cit ., p. 401).76   Ibid , p. 379. Selon F. Dastur: « Le logos produit ainsi le non-occulté –comme

Platon, qui définit le logos comme dèloun, comme un rendre manifeste, et

Aristote, qui le caractérise comme apophainesthai, comme un amener-à-se-

montrer, l’ont, à la suite d’Héraclite, bien compris –, et, en tant qu’il devient le

faire nécessaire de l’homme, il détermine alors l’essence de la langue. Or celle-ci, comme l’a montré le chœ ur d’Antigone, n’est pas une invention humaine,

elle ne peut avoir trouvé son origine que dans l’irruption de l’homme dans

l’être et donc dans la puissance subjuguante de la  phusis» ( Heidegger. La

question du logos, Paris, Vrin, 2007, p. 162).77 Cette ligne interprétative qui fait un pas en arrière d’Aristote aux

Présocratiques et qui en même temps s’étend vers nous serait l’objet favori de

la quête philosophique chez Heidegger: « Heidegger sees in Aristotle the

culmination of the Greek tradition, its completion, the ultimate, glorious

achievement by which the wonder giving rise to the Greek love-of-wisdom istaken up and brought to a closure –to an end. In a genealogy of greatness

unfolding in relative continuity (doubtless a constancy of the great that would  be worth interrogating further), Heidegger finds the distinctive mark of the

Greek inception. But (and this is also the question underlying Heidegger’s

discourse), how is one to understand this closure, this end, as we see it –today

and here?» (Claudia Barracchi, « Meditations on the History of Philosophy» , Research in Phenomenology XXI, 2001, p. 234).

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ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 133

demeure en effet fortement imprégnée –chez Héraclite il voit « le

devenir» , chez Parménide « l’être» – en raison de l’oubli de sasituation historiale comme fin de la métaphysique occidentale

78, le

 penseur qui cherche à expliquer l’univers des Présocratiques en

empruntant un mot à Aristote ne ferait que clore

herméneutiquement l’espace riche des possibilités. La  phusis,

comme d’ailleurs la dikè, n’est pas simplement empruntée à

Aristote, puisque il y va plutôt pour Heidegger de la transcription

d’un mot de la métaphysique dans le langage de l’histoire de l’être.

78 « Nicht der Heraklitismus bringt Nietzsche in den geschichtlichen Wesenszug

zum Anfang, sondern jenes Denken, demzufolge die Frage nach dem Sein desSeienden sich auflöst in die unbeschränkte Vormacht des Seienden im Ganzen

als sich selbst beständigendes und bestätigendes “Leben”, das auf keinen

“Wert” mehr abschätzbar, sondern nur lebbar ist» (GA 66, 1997, 385). Comme

le remarque H.-G. Gadamer, Heidegger s’oppose à la lecture d’Héraclite et de

Parménide par les philosophes de l’idéalisme allemande et les néo-kantiensdont la « Problemgeschichte» fut axée sur les concepts d’être et de devenir: « In

repeated attempts, Heidegger undertook to overcome this idealist

misconception of the beginnings of Greek philosophy, a misconception fullydeveloped in Hegel’s metaphysics and, in another way, in Neo-Kantian

transcendental philosophy which failed to recognize its own Hegelianism. In

 particular, he was bound to find provocative the complex problematic created 

 by the concept of identity itself, and by its inner connection with the concept of 

difference» (« Heidegger and the History of Philosophy» , The Monist 64, 1981,

 p. 438).

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8

MYTHE ET JUSTICE:

LE CAS DE PALAMÈDE

THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

Professeur de Philosophie, Université de Thessaloniki,

Membre Associé de l’Académie d’Athènes.

L'univers mythique grec est la scène où à maintes reprises la

 justice divine et la justice humaine s'affrontent. Certes, la volonté

divine l'emporte sur la désobeissance ou l'hybris de l'homme et lechâtiment survient. Némésis personnifiant la vengeance divine

 punit la démesure, l'orgueil des puissants ou l'excès de bonheur, et

Thémis, de son côte, défend les lois éternelles, les rites, les oracles;

les héros homériques sont souvent mis sur l'orbitre des divinités et

leur vaillance se mesure à l'aune de la faveur et de la protection des

dieux ou des déesses. Il arrive cependant à un héros d'être aux

 prises avec la vengeance d’un autre héros. Et là, la justice montre

son visage humain, trop humain. La ruse tient le haut du pavé. Ce

n'est pas qu’elle n’ait été le subterfuge des dieux. Les

métamorphoses de Zeus en temoignent de manière éclatante.

Toutefois, lorsque la ruse associée à l'intrigue et à la perfidie

viennent de la part d'un héros juré de se venger alors le récit

mythique ouvre l'horizon à ce qui fut de tout temps le point faible

de la justice: l’action de l’injustice, son revers immanent1.

L'injustice prend le pas sur la justice et le verdict des juges vient

1Le mot d' Hésiode résonne, du fond des âges, de façon prophetique: « ....il est

mauvais d'être juste, si l'injustice doit avoir les faveurs de la justice» ( Les

Trauvaux et les jours, 270)

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136 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

alors peser lourdement sur l'innocent. Tel fut le cas de Socrate, tel

fut le cas de Palamède2

.C'est à un des rhéteurs les plus brillants du monde hellénique,

à Gorgias qui, avec son étonnant talent de prosateur et d'orateur a

fait également preuve d'un esprit philosophique aussi profond 

qu'intuitif que nous devons un chef d’œ uvre de prose attique: la

 Défense de Palamède, texte qui nous est parmenu intégralement3.

Le personnage mythique du héros – dont la légende est

indépendante des récits homériques –et son sort tragique ont donnéà Gorgias l'idée d'imaginer et mettre par écrit une défense que son

héros, plaidant lui-même sa cause, aurait présenté devant le

tribunal. Son procès aurait pour fond la guerre de Troie. Mais

voyons qui était Palamède.

Héros mythique, fils de Nauplios et de Clymène, il aurait

 prits part à la guerre des dix ans contre les Troyens. Son nom qui

n'est pas cité par Homère ni dans l’ Iliade, dont les épisodes relatésremontent à la dernière année du siège, ni dans l’Odyssée, figure

dans le cycle des épopées pré-homériques4. Grâce à Apollodore5 

nous connaissons le récit mythique dans ses grandes lignes. En

voici un résumé des antécédents à la plaidoirie, mise sur scène par 

Gorgias.

Sur le conseil d’Ulysse, Tyndare, le père d’Hélène, face à la

foule des prétendants à la main de sa fille, leur avait fait prêter serment qu’après le: choix de celle-ci les autres devraient venir en

2 Sur le parallélisme du texte de l’Apologie de Socrate et de celui de la Défense

de Palamède consulter J. Coulter, « The Relation of the Apology of Socrates to

Gorgias’ Défense of Palamedes and Plato’s Gritique of Gorgianic Rhetorik» ,

 Harvard Studies in Classical Philology, vol. 68, 1964 pp. 269-303.3

In H. Diels-W.Kranz,  Die Fragmente der Vorsokratiker , II, Zurich 1966,

Gorgias 82 [ 76] B 11a Trad. franç. J. P. Dumont,  Les sophistes. Fragments et témoignages. PUF, Paris 1969 pp. 90-102.

4Kypria epi, fr. VII in Homeri Opera, vol. V, Oxonii 1905. Il s'agit des poèmesépiques du cycle troyen qui se réfèrent aux héros et aux épisodes de la guerre

de Troie durant les neuf premières années. Les poèmes homériques relatent les

épisodes de la denière année.5

Apollodore  Epitomé , III 6-8 (=Apollodori Bibliotheca Epitoma, The LoebClassical Library I-II, 1956).

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MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 137

aide au prétendant choisi au cas où il serait attaqué. Après

l'enlèvement d’Hélène Ménélas demande à son frère Agamémnonde faire campagne contre Troie et pour ce faire de rappeler aux

chefs Grecs leur serment et leur demander de se joindre à

l’expédition. Plusieurs chefs militairés ont répondu à l’appel

d’Agamémnon, car l’affront à Ménélas était un affront à tous les

Grecs. Toutefois, Ulysse, à qui le devin Alitherse avait présagé les

malheurs d'un grand périple avant de regagnert Ithaque, s’il partait

à la guerre, était peu disposé à se joindre à l’expédition. Il jouadonc la comédie devant les deux émissaires, Ménélas et Palamède,

simulant la folie et se mettant à semer du sel dans son champ6. C'est

Palamède qui comprit la ruse et saisissant le fils d’Ulysse et le

 plaçant devant la charrue, obligea celui-ci à se joindre finalement

aux forces armées. Ulysse avait à l'égard de Palamède un

ressentiment profond. De là son désir de vengeance. Le procès dans

le mythe peut ainsi être interprété comme un véritable règlement de

compte, qui s'accumule contre Palamède. Au moment proprice

Ulysse va accuser Palamède de trahison auprès d’Agamémnon. Un

 prisonnier forcé d’« avouer» que Palamède conspire avec l'ennemi,

une lettre « écrite» par Palamède –mais en fait par le Troyen – 

adressée à Priam, une bourse mise exprès sous le lit du héros et

voilà les soi-disant « preuves» de sa complicité avec l’ennemi.

Palamède, arrêté et traduit en justice, fut jugé coupable et mis à

mort par lapidation. Bien évidemment cette injustice provoqua lacolère de Nauplios, du père, qui, rencontrant le refus

d’Agamémnon, complice d'Ulysse, de faire le nécessaire pour 

démasquer l'auteur du complot, se vengea à sa façon: il poussa les

épouses des chefs Grecs à tromper leur mari et, en allumant sur les

côtes rocheuses de l’île d’Eubée des grands feux réussit à détruire

la flotte des Grecs qui, dirigèrent leurs vaisseaux sur les récifs

 pensant qu’il s’agissait de ports7

.

6Voir les fragments 462-468 de la tragédie perdue de Sophocle, Odysseus

ménoménos, in Sophocles, Fragments, trad. Hugh Lloyd Jones, The Loeb

Classical Library, 1996.7 Apollodore, Epitomé , VI 7-11.

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138 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

Voilà le mythe raconté par Apollodore. D'autres sources nous

éclairent sur la personnalité de Palamède. Il était le « plus savant detous les Grecs»

8, le « premier inventeur» connu pour ses inventions,

son savoir, ses capacites9. Avec cela il était aussi le bienfaiteur des

Grecs10

. Il jouissait donc d'une grande réputation. Ce portrait du

héros souligne la gravité de la situation dans laquelle il va se

trouver. En effet. Un grand savant est accusé de haute trahison.

L'accusateur, rusé par excellence, lui a tendu le piège. Désir de

vengeance, jalousie, machination, tout est mis en œ uvre du côtéd'Ulysse qui réussit son coup. L'accusé est condanmé à mort. Or, il

était bien innocent. Les poètes tragiques se sont intéressés au sort

tragique du hèros. Tous les trois ont écrit une tragédie Palamédès.

Il est à regreter qu'il n'en reste de chacune que quelques fragments

réunis dans Tragicorum graecorum fragmenta.

Le jeu de la justice et de l'injustice dans le mythe de

Palamède se lit dans ce qui en fait, l'essence: on est devant un

« fait» , la prétendue trahison, qui n'en est pas un puisqu’il n’y a eu

 jamais trahison. Ulysse l'accuse à tort. Gorgias, dans son discours

rhétorique, s'engage dans un chemin difficile. Il devra montrer-via

Palamède plaidant pour son innocence-que le fait visé dans l'acte

d'accusation est un non-fait. Palamède, lui, sait qu'il n'a pas trahi.

Ses juges, cependant, ne le savent pas.

La stratégie de Gorgias ne manque pas d'ingéniosité. Plutôt

qu'insister sur l'innocence de Palamède et sur la vérité, il introduit

une idée dont on connait la belle fortune dans la pensée hellénique:

l'idée du probable et du vraisemblable11. Il fera voir aux juges qu'il

8 Voir  Tragicorum graecorum fragmenta, E. Nauck, p. 542= Polyaen. I.

Prohoem. 12. Cf. frag. 588.9

Consulter l'article Palamedes, E. Wüst in RE p. 2500-2512 et en particulier, 6-

12.10

Aeschyle, Palamède, fr. 98 (182) in Trag. graec. fr ., E. Nauck, Cf. Sophocle,

Fragments, fr. 432 et 479.11

Il n'est aucunement possible que l'accusé ait commis l'acte de trahison. Gorgias

use avec bonheur de l'idée du vraisemblable. Sur l'utilisation de l'eikos  par 

Gorgias consulter A. Tordesillas, « Palamède contre toutes raisons. La

naissance de la raison en Grèce» , Actes du Colloque de Nice, mai 1987, P.U.F.,Paris 1990 pp. 241-255. Le pragmatisme de Gorgias éclate en pleine lumière.

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MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 139

est invraisemblable que Palamède ait pu trahir. Ce qui commence à

se profiter ici c'est bien l'ouverture au champ du réel auquel lemythe nous introduit.

C'est là que le mythe va dévoiler sa fonction essentielle, celle

de nous livrer la vision de la réalité, voire de la vérité sous ses

divers aspects. L'univers mythique introduit au réel. Il en est le

 portique12.

Mais reprenons la lecture du texte. Dans la  Défense Gorgias

 paraît bien connaître le cadre judiciaire. Il sait que dans un procès ilfaut suivre un certain nombre de règles. Palamède est respectueux

des règles judiciaires. Il évite de provoquer les juges et surtout et

avant tant il évite d'attaquer directement son accusateur qu'il sait

être l'ami d’Agamémnon. Il déroge enfin à la règle de tout discours

rhétorique qui exige que l'on résume à la fin les grandes lignes de

l'argumentation. Les juges, sont des personnes de qualité occupant

le premier rang parmi les Grecs. Il les met, toutefois en garde de setromper dans leur jugement, soit en préférant les accusations aux

 preuves soit en prêtant attention aux paroles plutôt qu'au fait. On est

 bien loin d'un jeu mythique. Gorgias rhéteur et philosophe, révèle

encore une fois son visage de pragmatiste: il connaît les faibleses

humaines, il sait à quel point on se laisse aller à des jugements

 précipités, il souligne l'aspect moral du problème.

Le glissement de la vérité vers la vraisemblance esquissédans l'approche stratégique de Gorgias éclaire un premier moment

dans le jeu de la justice et de l'injustice. Tout autre que Gorgias

aurait tâché dans la plaidoirie de Palamède, de commencer par nier 

les faits particuliers: Palamède n'a jamais écrit la lettre, il ne parle

que le grec ce qui empêche le contact avec l'ennemi; l'argent trouvé

Ce n'est pas au nom de la morale-la trahison est haïssable mais au nom duréalisme Palamède se défend. La trahison est invraisemblable car les

 présuppositions sont invraisemblables. Les conditions pour la trahison étaientinexistantes. Sur la méthode de Gorgias voir les commentaires de J. de

Romilly, Histoire et raison chez Thucydide, Les Belles Lettres. Paris 1967, p.

96 et suiv.12

Sur l'importance du mythe dans ses divers aspects voir Vassilis Vitsaxis, Mythe and the Existential Quest, Somerset Hall Press, Boston, Mass. 2006.

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140 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

aurait été caché dans ses affaires par celui qui voulait lui nuire; les

 présumées preuves étant fabriquées, l'accusé doit être disculpé.Voilà ce qu'un avocat de la défense aurait soutenu. Or, Gorgias suit

un tout autre chemin. Il laisse de côté les faits relatifs au cas

 particulier, pour s'élever à l'idée de trahison en général. La  Défense

de Palamède est la défense de tout homme indûment accusé de

haute trahison. D’où l'énormité de sa tâche.Il lui faut avancer des

arguments valant pour toute accusation de trahison, valables donc

 pour tout lieu, tout homme, toutes circonstances. Du cas particulier il passe bien au cas général. C’est dans ce passage du particulier au

général que l'on reconnaît un premier signe du pasage du mythique

au réel. À partir du moment où une analogie entre un cas mythique

et un cas historique peut s'établir, à partir de ce moment le mythe

cède la place à la réalité.

Gorgias fonde la défense de Palamède sur une distinction qui

sera désormais utilisée dans tous les procès criminels. Il s'agit de la

distinction entre la possibilité et la motivation, c'est-à-dire la

volonté. C'est la fameuse distinction entre moyen et mobiles. En

effet, l'opposition de boulestai et de dynastai est l'opposition entre

les fins et les moyens. C'est à Gorgias qu'il faut faire remonter l'idée

qu'il ne suffit pas de pouvoir faire un acte; il faut aussi que la

volonté se joigne à la possibilité. Dorénavant l’argument sera repris

et reproduit dans tout cas analogue. C'est un vrai art combinatoire

que Gorgias va déployer quand il fera du couple « vouloir-pouvoir»le point nodal de son argumentation. En effet, quatre cas peuvent se

 présenter: pouvoir et vouloir; ne pas pouvoir et ne pas vouloir;

 pouvoir mais ne pas vouloir; vouloir mais ne pas pouvoir. En

d'autres termes: on peut avoir les moyens mais ne pas vouloir trahir;

ou inversement avoir la volonté de trahir mais pas les moyens. Or,

Palamède n'avait ni les moyens (il ne pouvait pas) mais aussi ni

l'intention (il ne voulait pas) de trahir. Pour fair valoir l'absence desmoyens celui-ci procède à une analyse détaillée des possibilités. On

doit connaître la langue de l'ennemi ou alors employer un

interprète. Palamède n'entend que le grec; un interprète éventuel n'a

 jamais été présenté par l'accusateur. De même, il faut bien qu'il y ait

rencontre pour qu'il y ait échange de gages et d'argent. Mais qui

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MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 141

 peut avoir confiance à quelqu’un qui trahit? Quel serment de traitre

 peut être un gage satisfaisant? Et l'argent? Comment le transporter,comment le dépenser? Faire toutes les tractations qu'entraîne la

trahison demande la présence des complices. Or, il n’y en a pas eu,

car s'il y en avait ils seraient ici présents. Et Palamède d'énumérer 

tous les obstacles à l’entreprice d'une trahison présumée. « Il n'était

 pas du tout en mon pouvoir de totalement mener à bien toute

l'affaire» dit-il en conclusion.

Dans toute cette argumentation Gorgias suit la méthodequ’on lui connaît être la sienne dans ses autres écris, qu'il s’agisse

de l’ Eloge d'Hélène ou du Traité du Non-Etre ou de la Nature.  Il

commence par admettre l'hypothèse du cas jugé ou discuté.

Supposons p.ex. qu’il y ait eu trahison; dans ce cas il faut

 présupposer toute une série de conditions qui confirmeraient

l’hypothèse du départ; s'il n’y a pas confirmation alors l’hypothèse

est à écarter. Ce raisonnemen a la forme, logique suivante: si A (la

trahison) alors B, C, D (les moyens). Mais ni B ni C ni D. Donc,

 pas A. C'est le principe du tiers exclu dont se sert Gorgias. Qu'un

discours judiciaire par essence persuasif suive un raisonnement

rigoureux voilà de quoi renforcer davantage l'impact du mythe sur 

le réel. Aussi bien l’ Eloge d'Hélène que la  Défense de Palamède 

sont des textes construits sur des élements mythiques mais conduits

 par des raisonnements formels. Dans la première phase de la

 plaidoirie de Palamède visant l'absence des moyens (B, C, D)l'argumentation est fondée sur la réfutation logique de l’hypothèse

de la trahison, (à savoir que ce qui ne s’était pas produit, se soit

 produit). Palamède va procéder, par la suite à une analyse

minutieuse des mobiles éventuels qui auraient pu le pousser à la

trahison. Dans quel but aurait-il trahi, se demande-t-il. Ni amour de

l'argent et désir des richesses –il possède suffisamment de biens –,

ni la poursuite de la gloire –il jouissait d'honneurs auprês desGrecs-, ni le sentiment de sa propre sûreté –la trahison lui aurait

nui-, mobiles ordinnaires de la trahison ne peuvent convenir à son

cas. Ni moyens, ni mobiles et voilà l'innocence de l'accusé établie.

Mais Palamède s'en prend aussi aux mobiles d'Ulysse.

L'argumentation sur les mobiles de l’accusateur mérite notre

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142 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

attention. On est placés devant la seule alternative possible: soit

Ulysse l'accuse en pleine connaissance de cause soit il se base sur une simple supposition. Le premier cas est à écarter, puisque le

« fait» de la trahison est inexistant. Comment représenter comme

existant quelque chose qui n'est pas arrivé?13

La question est posée

 par Palamède des le début de son discours. De la même façon le

second cas est à rejeter car aucune accusation ne tient devant un

tribunal si elle est fondée sur des simples hypothèses. Plutôt que sur 

l'opinion c'est sur le savoir que tout acte d'accusation doit êtrefondé.

 Nous voilà transportés sur le terrain de l'opposition « opinion-

savoir» 14, pierre angulaire de toute l'argumentation. Sans rentrer 

dans les détails de cette opposition que l'on rencontre au cœ ur des

grandes thèses débattues dans les dialogues platoniciens, qu’il nous

suffise de souligner ici le souci majeur de Gorgias de donner à la

démarche argumentative de l’accusé un statut logique. En effet il

sera montré que l'accusateur se contredit. La contradiction saute aux

yeux: qu'un homme savant et inventif ait pu commettre un acte de

trahison c'est lui reconnaître en même temps habileté et folie. Or, il

est impossible qu'un même homme, soit au même moment à la fois

savant et fou, prudent et imprudent. Voilà donc la contradictio in

terminis15.

Dans ce discours épidictique  Défense nous assistans à un

double jeu: d’une part celui de l’aléthéia et de la doxa (verité-

opinion) et de l'autre celui de la justice et de l'injustice. Ce jeu met

sur scène les grands concepts qui sont au cœ ur des débats des

sophistes et de Platon. Le texte, remarquable aussi bien par la forme

que par le fond, associe de façon fort heuseuse le mythe et la

 philosophie. Car, Gorgias de ce double jeu déduit deux thèses dont

chacune renferne une affirmation et une négation : la première est

13On- me genomenon [5]. Gorgias semble respecter ici l'opposition de ce qui estet de ce qui n'est pas. Le non-être ne peut se réduire à l'être.

14C'est la distinction bien connue que Palamède introduit dans son discours

quand il s'adresse à Ulysse: sur quoi fonde-t-il son accusation?  Eidos e

doxazon;[ 22].15 Gorgias suit toujours le procédé des antithèses: qui lui est cher sophia – mania.

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MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 143

celle du relativisme; la seconde celle du rejet de l’absolu. Ces deux

thèses sont centrées sur le grand thème de l’aléthéia. Nous sommesen plein dans le vif du sujet: le problème de la vérité et de la justice.

Le mythe va dévoiler dans toute leur complexité les instances non

mythiques d'un récit mythique. On est bien forcé de reconnaître que

la vérité n'a pas su s'imposer aux juges. La justice qui a été faite est

une justice injuste. Voilà l'homme aux prises avec l'opinion (doxa).

Le champ de l'opinion, note Gorgias, est ouvert à tous16

. Certes,

l'opinion n'est point fiable mais il est difficile d'en faire l'économie.L'homme semble lui préférer un « savoir» fondé sur l'impression du

moment. Est-ce que les juges connaissent la vérité? C'est une

question laissée en suspens. Si l'on s'en maintient aux faits racontés

 par Apollodore, Agamémnon désireux de ne pas rompre avec

Ulysse a fait semblant de prendre l'accusation de trahison an

sérieux. Au fond il ne se doute point qu'il s'agisse d'un coup monté

contre Palamède.

Il y a dans la plaidoirie de Palamède un passage continu du

niveau logique au niveau psychologique et inversement. En glissant

de l'un à l'autre Gorgias joue sur deux tableaux simultanément.

D'un côté il recourt à des arguments convaincants par leur forme

logique: c'est le cas du principe du tiers exclu. De l'autre côté il met

en valeur un nombre impressionant d'observations d'ordre

 psychlogique. Relevons-en quelques unes: personne n’a confiance

en une personne qui trahit; un esclave accuse volontairement pour recouvrer sa liberté; les honneurs procèdent de la vertu; personne

n’agit dans l'intention de s’exposer aux pires maux; les actions

 procèdent chez tous d'un double dessein: poursuivre un bien et

éviter une peine; la confiance perdue ne se retrouve jamais;

l’opinion est chose dont il faut se méfier; il vaut mieux prévenir les

erreurs possibles que déplorer celles qui sont sans remède. Gorgias

nous offre tout un plateau de préceptes, et de reflexions où lafinesse psychologique rencontre les règles de morale pratique.

16  To de doxazein koinon apasin kai peri pantôn [24]. La formule porte le sceau

du réalisme de Gorgias. Quoi qu'au regard du philosophe la justice est

reconnue en tant que haute valeur, éthique il sait qu' au regard du juge le vraiest souvent mis de côté par la force de la doxa.

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144 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

Certes, le texte qui abonde en analyses d'ordre psychologique et qui

engage, en même temps la philosophie de Gorgias manifesterait,nous semble-t-il, une tentative fort réussie dans l'histoire de la

 philosophie grecque d'associer discours oratoire et discours

 philosophique sur le fond d'un mythe.Insistons sur l’aspect de

discours rhétorique car le phenomème de l'association du mythe et

de la philosophie remonte aux temps archaiques. On le trouve dans

les grands thèmes hésiodiques de la justice, dans le discours

 protreptique à Persès

17

de toujous garder dans la mesure des choses,les grands mythes des sophistes de Protagoras18

, de Prodicus, sans

oublier les instances mythiques du Poème de Parménide19. Pourtant

en effet ce qui fait la particularité de la  Défense c'est qu'elle laisse

 planer aussi bien dans l'esprit de Palamède que dans le nôtre

comme un soupçon de doute à l'égard du pouvoir de la vérité. La

 plaidoirie émouvante par plusieurs côtés laisse un arrière goût de

scepticisme.

 Nous assistons ici à un mode de penser qui s'instaure à partir 

d'éléments mythiques et qui s'élabore dans le contexte culturel

archaïque de l'éloge de la justice et de la vérité mais cette fois-ci

aux résonances sceptiques. Gorgias sous des apparences d'un défi

de rhéteur engage un pari: faire montrer le double visage de la

 justice. Le mythe s’y prête à merveille. Par trois fois il élève la

vérité en instance suprême. Il montre qu'Ulysse se fonde sur 

l'opinion mais que la vérité est plus digne de foi que l'opinion. Ens'adressant aux juges, il leur dit que c'est en démontrant le vrai qu'il

essaie d'échapper à l'accusation. Enfin, il oppose la vérité des faits

aux paroles et demande aux juges de décider de son sort en fonction

de la vérité.

17« Mais, toi Persès, écoute la justice, ne laisse pas en toi grandir la démesure.

La démesure est chose mauvaise pour les pauvres gensã; les grands eux-mêmes ont peine à la porter et son poids les écrase» . Hésiode, Les travaux et 

les jours, 200, trad. fr.18

La justice triomphe de la démesure; dike d’hyper hybreôs ischei.19

Nous renvoyons ici à l'étude classique de T.G. Rosenmeyer, « Gorgias,Aeschylus and Apate» , American Journal of Philology 76 (1955), pp. 225-260.

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MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 145

Et pourtant, par trois fois aussi Gorgias semble mettre en

doute le pouvoir de la vérité. Palamède place son honneur plus hautque sa vie, laissant entendre que même si la vérité ne prévaut pas et

qu'il est jugé coupable il aurait au moins défendu son honneur. Il

recourt à l'argument de sa bonne conduite et de sa vie passée,

faisant son propre éloge d'homme honnête et juste. Si dire le vrai

suffisait à rendre la justice, il n’y aurait aucune nécessité à produire

des arguments d'ordre moral. Enfin il déclare que les paroles ne

suffisent pas à faire éclater la vérité.Dans la  Défense le mythe s'affirme comme le chemin qui

 permet l'accès à la réalité. Dans le réel la vérité qualifiée de maître

dangereux étant dépendante du discours persuasif paraît souvent

vaincue par la force de l'opinion et des impressions. De même la

 justice exposée aux vicissitudes de la rhétorique révèle son visage

trop humain quand il est clair qu’elle aussi subit le prouvoir 

contraignant et dominateur du discours. Vérité et justice semblent

affirmer toutes les deux la faiblesse humaine.

L'homme qu’il soit juge ou jugé se laisse emporter par la

force des choses. Gorgias use du mythe, terrain de prédilection de

la production poétique, et philosophique du monde hellénique pour 

mieux faire prévaloit à côté de son talent d'orateur son intuition

 philosophique. Bien évidemment le schème du mythe s'avère

avantageux à Gorgias, car derrierè le but apparent d'un discours

épidictique se cache un dessein plus secret: révéler l'enjeu d'une

association tenue pour inviolable.

En effet, les tons réalistes et pragmatistes du texte de Gorgias

ne parviennent point, nous semble-t-il, à voiler les résonances d'un

scepticisme à peine dissimulé. Gorgias brillant orateur ne résiste

 pas à la tentation de laisser percer à jour sa pensée philosophique la

 plus profonde: langage et réel, logos et réalité diffèrent

essentiellement. Les objets sont bien désignés par les paroles mais

le discours n'est ni les objets ni les substances. Le fond sceptique de

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146 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

son approche philosophique trouve son expression la plus claire

dans la troisième thèse du Traité du non-être ou de la nature20

.La conception non réductionniste de l'être au logos enchaîne

de la façon la plus adéquate la vérité dans le mythe. Or,

l'enchaînement de cette dernière dans le cadre mythique où se

déroule le jeu de la justice et de l'injustice dégage la vraie nature du

mythe. Car maintenant c'est le mythe qui, tout en gardant son

autonomie de discours fictif, vient s'ouvrir à la réalité, ouverture qui

engendre des conséquences philosophiques-concernant le statut dela vérité. La vérité relève du  pros  ti, autrement dit elle

appartiendrait aux choses relatives. Et pourtant Gorgias, via

Palamède n'a-t-il pas misé sur la valeur de la vérité quand il la

déclare plus digne de foi que l'opinion? N'est-ce pas la valeur de la

vérité qui éclaire l'opposition à l'opinion? En effet la nature

changeante, de cette dernière s'oppose à la vérité, une et immuable.

Palamède n'hésite pas à faire l'éloge de la vérité.

 Nous voilà confrontés à deux attitudes différentes mais non

incompatibles. D'un côté il y a l'engagement du rhéteur Gorgias

connaît le mécanisme d'un discours persuasif et il en use de toutes

les techiques: tropes, questions, antithèses. À côté de cela il fait

appel aux valeurs éthiques telles que vérité, honneur, loyauté. Il

articule les parties du discours de façon à frapper l'imagination,

respectant la mesure et les règles judiciaires. De l'autre côté il y a

son engagement de philosophe, aux couleurs sceptiques. Il fait

sortir la pensée de son enracinement mythique. S'interroger sur 

l'autoaffirmation de l’être (vérité) et faire valoir le pouvoir du

logos, et la force de la persuasion, montrer le combat à l’issue

20 La question de l'interprétation du Traité et l'interrogation sur un scepticisme

radical de Gorgias sont trop vastes pour être évoquées ici. Les travaux, entre

autres, de M.I. Untersteiner ( I Sofisti, Torino 1949, transl. Kathleen Freeman,The Sophists, Oxford 1954), C. Calogero (Studi sull' eleatismo, Firenze

21977), Barbara Cassin (Positions de la sophistique Paris, 1986), W. Bröcker 

(« Gorgias contra Parmenides» , Hermes 86 (1958) pp. 425-440), H. J. Newiger 

(Untersuchungen zu Gorgias' schrift Uber das Nichtseiende, Berlin / New

York 1973), E. Dupréel ( Les Sophistes. Protagoras, Gorgias, Prodicus,

 Hippias, Neuchâtel 1948) témoignent de la diversité dans l'approche

interprétative de la question.

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MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 147

souvent incertaine de la justice et de l’injustice qui aurait pour fond 

la finitude humaine, tel est l’enjeu philosophique de la  Défense.Certes, Gorgias proclame la foi de Palamède en la valeur de la

vérité, bastion de la justice. Mais il sait, pertinemment que

l'autoaffirmation de la vérité peut souvent engager une entreprise

risquée. Ainsi comprise la thèse de Gorgias est sans équivoque. Au

niveau des affaires humaines justice et vérité ne vont pas toujours

de pair. Le tort en revient au logos qui est un dynaste au pouvoir 

duquel il n'est pas facile d'échapper. Son pragmatisme s'inscrit biendans la tradition du relativisme instaurée par les sophistes. Quoi de

mieux que le choix d'un mythe pour masquer l'annonce d'une thèse

subversive? La foi de Gorgias en la puissance du discours n'a

 jamais été contestée. C'est cette même foi qui sous-tend la

 plaidoirie de Palamède qui sait, au fond du lui-même que le

discours persuasif est plus fort que le discours de la vérité. C'est

dans l' Eloge à Hélène que Gorgias s'explique sans ambiguité sur la

rhétorique et l'art de la persuasion devant les tribunaux « ....il faut 

apprendre les combats convaincants par discours, dans lesquels un

seul discours a charmé une foule nombreuse et l'a persuadée, pour 

avoir été composé avec art, et non pour avoir dit la vérité (=par 

l'art de dire plutôt que par la vérité de ce qui est dit):...» [13].

Voilà une confession de foi digne non pas seulement d'un

rhéteur mais d’un philosophe qui sait dire à haute voix le contraire

de ce que l'on enseigne dans les cours de philosophie: la vérité est

impuissante. Dire vrai ne garantit pas la justesse d'un verdict.

Le mythe de Palamède auquel Gorgias a prêté son style

oratoire sans pareil enseigne que le fondement de la justice passe

 bien par la nature humaine. L'homme dans son rapport au réel qui

l'entoure ne saurait atteindre à la justice en tant qu'absolu. En

constatant les deux visages de la justice, justice divine dont il n'est

 pas ici question et justice humaine Gorgias fait jouer au mythe unrôle décisif dans l’approche à la justice tant par son côté humain

que par son aspect non humain. Est-ce à dire que le discours

 philosophique trouve dans le mythe sa force de persuasion? Il nous

semble bien qu'il ne faille point se dérober devant la question aussi

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148 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

séduisante que défiante. Car la Défense de Palamède lance un défi

aux philosophes.

Dans cette plaidoirie au thème mythique dont du dire vrai le

texte nous est parvenu intégralement Gorgias met à nu l'aspect

tragique: ce n'est point la vérité qui décide du sort d'un être humain,

mais bien la doxa. La vérité, pour qu'elle puisse être admise doit

être reconnue comme telle des deux parties en conflit: ce conflit il

arrive que dans la doxa l'emporte. Et Gorgias d'élever avec force savoix pour dire ce que personne avant lui n'avait osé penser; la vérité

est un maître dangereux. Le discours vrai est un discours

dangereux. Pour faire face au danger qui guette la vérité on doit

recourir à la doxa. C'est ainsi que le discours persuasif est là pour 

 porter secours. Mais la persuasion, bastion de la rhétorique est une

arme à double tranchant; elle peut se mettre soit au service de la

vérité soit au service de l’apaté, de la tromperie.Dans la  Défense de Palamède Gorgias défend une théorie de

la vérité à la mesure de l'homme. Son pragmatisme lui fait

comprendre que la justice humaine subit le sort de tout ce qui passe

 par la nature humaine. Toutefois, se gardant de faire l'éloge de la

doxa il lui suffit de constater le pouvoir du quasi-vrai (veri-simile),

qui est à même de se jouer de la vérite. C'est la vraisemblance de

l'accusation –la trahison parait vraisemblable aux yeux des jugesgrâce aux « preuves» –qui a décidé du sort de Palamède. Le mythe

a offert le cadre à ce texte du 5e s. Av.J.-C. qui est un véritable tour 

de force. Tous les faits décrits et commentés relèvent du mythe.

Pourtant la vérité que cache le récit mythique –à savoir les

arguments avancés par Palamède – n'est point mythique. Elle

touche le fond du jeu de la justice et de l'injustice qui s'articule sur 

la finitude humaine.

Et cependant l'homme conscient de ses limites ne cesse

d'aspirer au dépassement de sa condition humaine, s'élever à l'idée

d'une justice soustraite aux de passions de l'âme, d'une justice

divine symbolisée par Thémis portant le glaive et la balance.

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MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 149

Dans cet effort permanent de l'homme de trouver la bonne

réponse au problème de l'espérance d'une justice humaine tellequ'elle puisse réduire l'ampleur de l'injustice, il convient de prêter 

l'oreille aux récits aux résonances mythiques. Car le mythe est à la

fois appel et défi. Il lui appartient d'être le miroir où se reflète le

réel.

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9

MYTHE TRADITIONNEL

ET MYTHE PLATONICIEN :

L'IDÉE DE JUSTICE

JEAN FRERE

Centre Léon Robin, Paris

EUGENIE VEGLERIS

Consultation philosophique, Paris

L'horizon de la justice

La Justice ne va pas sans l'Injustice qu'elle a pour but de

combattre. L'originalité des conceptions mythiques, qu'elles

relèvent du mythe traditionnel ou du mythe platonicien, est double.

D'une part, ces deux conceptions donnent au couple

Justice/Injustice un fondement à la fois divin et humain

1

. D'autre part, elles élaborent toutes deux une généalogie de la justice

humaine en décrivant l'histoire de sa naissance et de son élaboration

 progressive.

Malgré leur originalité commune, mythe traditionnel et

mythe philosophique diffèrent profondément. Pour mettre en relief 

les divergences, les récits hésiodiques et la fable platonicienne duProtagoras sont particulièrement éclairants. Si Hésiode et Platon

empruntent la voie d'une histoire pour montrer la source divine et

1Tel n'est pas le cas de l'analyse rationnelle que fait Platon de la Justice. Dans

ce cas, en effet, il ne s'agit pas de fonder par les origines historiques divines,

mais de fonder en raison en relation avec les Idées.

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152 JEAN FRERE ET EUGENIE VEGLERIS

humaine de la Justice, l'histoire hésiodique est tragique : violence,

vol, mensonge au niveau des dieux eux-mêmes constituent l'arrière-fond de l'émergence de la Justice. Dans la fable du Protagoras, aucontraire, l'histoire racontée par Platon est tout simplement uneaventure: sans méchanceté, les dieux oublient ou commettentmaladresses dont la correction coïncidera avec l'avènement de laJustice.

La nature de la Justice

Dans les Poèmes d'Hésiode2 comme dans le Protagoras3 de

Platon, la justice est accordée par Zeus4. Mais la nature de la justicen'est pas conçue de la même façon chez Hésiode et dans leProtagoras.

Dans les mythes d'Hésiode, la justice (dikè) est qualitééthique. Elle désigne la "juste mesure" dans l'action qui s'oppose àtoute forme de "démesure". Elle est cette saine ligne d'existence quel'effort et la lutte des hommes (eris) se doivent de suivre : paysans,citadins, ainsi que chefs. Le Poète Sage se fait ici le conseiller detous.

Dans le mythe du Protagoras, la justice (dikaiosunè) estavant tout vertu politique. Sa naissance comporte plusieurs étapes.Au point de départ, et pour remédier à leur possibilité de se léser mutuellement, Zeus accorde également à tous les hommes lerespect (aidôs) et le sens du juste (dikè). De ces deux principesdécoulent ensuite l'amitié (philia) dans la cité ainsi que les lois(nomoi). Enfin, l'amitié et les lois engendrent la vertu politique dela justice (dikaiosunè), et aussi toutes les grandes vertus àdimension sociale : la piété (hosiotès), la tempérance (sôphrosunè)et le courage (andreia). Si tous les hommes participent

naturellement à ces dons divins, il revient à des maîtres sages

2  Théogonie,  Les travaux et les jours.3  Protagoras, 320c-324c.4 Dans les Travaux et les Jours, apparaît aussi la déesse Justice, fille de Zeus, v.

256.

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MYTHE TRADITIONNEL ET MYTHE PLATONICIEN 153

d'actualiser ce potentiel naturel. C'est dans ce sens que la vertu

 politique de la justice peut et doit s'enseigner.

••••••••••

LES MYTHES HESIODIQUES

Origine poético-mythique de la Justice et de l'Injustice

Hésiode aborde à deux reprises la question de la Justice.Mais dans les deux cas, il l'aborde en décrivant l'originemouvementée de l'injustice chez les hommes.

Dans la Théogonie, il fait remonter la conduite injuste –ladémesure –aux courroux en cascade de Zeus. Zeus se met en colèrecontre Prométhée qui tente de le tromper en lui offrant, sous lagraisse blanche, non pas la chair du bœ uf, mais rien que ses os.Fortement irrité, Zeus renforce son dessein d'affaiblir les hommesen détournant d'eux l'élan du feu. Sur ce, Prométhée dérobe le feudivin à Héphaistos et donne ce bien précieux aux mortels. Furieuxde colère, Zeus envoie alors aux hommes, contre ce bien qu'ils possèdent par la ruse de Prométhée, un mal inédit : la femme.Avides, paresseuses et séductrices, les femmes contraignent leshommes à peiner et à ruser pour les satisfaire. Avec la démesure

naturelle de la femme, la difficulté de vivre et d'être juste faitirréversiblement son entrée dans la vie des humains. L'injusticeadvient donc en même temps que le malheur.

Dans les Travaux et les Jours, Hésiode fait aussi remonter l'injustice au courroux de Zeus. Mais l'histoire est ici présentéedifféremment. Furieux contre Prométhée, voleur du feu au profitdes hommes, Zeus envoie aux hommes un mal par l'intermédiaire à

la fois de son frère Héphaistos et du frère de Prométhée, Épiméthée.Héphaistos forge la statue d'une vierge splendide. Tous les dieux del'Olympe contribuent à la fabrication de cette femme, nommée dece fait Pandore et destinée à séduire les hommes pour leur malheur.Hermès lui insuffle un tempérament radicalement trompeur. Zeuscharge Épiméthée de remettre cette créature aux humains. Bravant

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154 JEAN FRERE ET EUGENIE VEGLERIS

les conseils de son frère, qui l'avait sommé de ne jamais accepter de

Zeus un présent, Épiméthée se laisse prendre au piège. À peinearrivée parmi les hommes, Pandore ouvre la jarre dans laquelle lesdieux avaient placé les maux qu'ils destinaient aux humains. Cesmaux se répandent sur les hommes. Reste l'espoir, seul biensubsistant dans l'amphore. La sauvegarde de ce bien revient à Zeusqui, au dernier moment, pousse Pandore à refermer la jarre. Par cegeste, Zeus, à l'origine des malheurs et des injustices qui rongent les

humains, laisse cependant place à la possibilité d'événementsheureux et d'actions justes.

Les dieux, les hommes et la justice

C'est dans le prolongement du mythe de Zeus et Prométhéedans les Travaux et les jours qu'Hésiode précise comment leshommes doivent triompher de l'injustice. Cette victoire est affaire

 proprement humaine. Chez les animaux, la loi du plus fort règnesans susciter la nécessité d'une contrepartie5. Chez les hommes, enrevanche, rétablir l'équilibre est conjointement la condition de leur survie et fondement de la vertu.

Dans ce combat que les hommes doivent livrer pour lavictoire de la justice, le rôle des dieux est ambivalent. En effet, lesdieux, dans le sillage de Zeus, envoient Pandore. Ce sont encore les

dieux, dont Zeus est le roi, qui soumettent les hommes de lacinquième et de la sixième race à la loi de la force; aussi leshommes n'attachent-ils plus aucun prix au serment tenu, au juste(dikaion), au bien (agathon)6. Le respect (aidôs), présent chez leshommes des premières races, n'existe plus; le respect et la juste punition (nemesis) délaissent les hommes mortels pour monter versles dieux éternels. "L'épervier dévore le rossignol". "De tristes

souffrances restent aux mortels".C'est pourtant dans ce contexte de violence que Zeus et sa

fille Justice ( Dikè) enseignent aux hommes à refuser la démesure

5  Travaux, 217-218.6   Ibid ., 191-191.

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MYTHE TRADITIONNEL ET MYTHE PLATONICIEN 155

(hubris) et à faire régner la paix (eirènè). Hésiode renchérit en

incitant les hommes à écouter (akouein) la voix des dieux,suggérant par là que ceux-ci attendent que les hommes triomphentde leur propre injustice. "Écoute, Persès, la justice; oublie laviolence (bia) à jamais, telle est la loi (nomos) que le Cronide a prescrite (dietaxe) aux hommes". "Aux hommes, Zeus a fait don(evdôke) de la justice (dikè), qui est ce qu'il y a d'excellent(ariston)". "À celui qui énonce en public les choses justes (tadikaia

) en connaissance de cause, Zeus donne la prospérité". "La postérité de l'homme fidèle à son serment grandira dans l'avenir"7.

Le poète, la justice et les hommes

Hésiode se fait donc le défenseur de la justice telle que Zeusla définit. Il oppose par conséquent la démesure à la mesure ens'appuyant sur des exemples très concrets.

Il conseille d'abord le paysan avide qu'est son frère Persès.La démesure mène au désastre les pauvres comme les riches.Vouloir plus que son dû, ne pas tenir ses promesses : autant deformes d'injustice individuelle qu'il faut entièrement réprimer. Lessentences torses débouchent sur un triste pâtir. "Les mangeurs de présents finissent par connaître la clameur venant des hommes justes et les punitions divines"8. Ceux qui préparent le mal pour 

autrui nuisent, en fin de compte, à eux-mêmes. La pensée estsurtout mauvaise pour qui l'a conçue. Ce qui déplaît le plus auxdieux, c'est l'injustice qui se donne l'apparence de la justice.

Hésiode conseille ensuite les hommes en tant que membresde la cité. La paix, la prospérité et la gloire d'une cité dépendent durespect des sentences droites. La réalisation de la justice dans la cité

instaure une sorte de paradis terrestre : la terre devient fertile, lesenfants ressemblent à leurs pères dont ils prolongent l'attitude juste.Quant aux hommes qui, s'adonnant aux œ uvres malveillantes,

7   Ibid ., 275-285.8   Ibid ., 219-224.

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156 JEAN FRERE ET EUGENIE VEGLERIS

mettent leur cité en péril, ils se trouvent punis par leurs concitoyens

et farouchement châtiés par Zeus, qui détruit leurs remparts, leur armée et leur flotte au milieu des mers.

Le poète prête à Zeus un œ il qui voit tout ce que les hommesconçoivent et font. Zeus sait ce que valent les comportementsqu'enferment les murs d'une cité. Aussi, tout homme a intérêt, pour les autres et pour lui-même, à surveiller autant ses intentions queses actions. La justice humaine implique la justice des dieux.

••••••••••

LE MYTHE PLATONICIEN DU PROTAGORAS

La préhistoire de la justice

Pour démontrer que la vertu politique peut s'enseigner,Protagoras emprunte la voie du mythe. Mais si certains des

 personnages divins évoqués par le mythe du sophiste sont ceux dont parlait Hésiode, le rôle de ceux-ci et sens de l'histoire racontée sonttout autres.

Zeus vient de former les animaux et les hommes etd’inventer une série de dons qui leur permettront de survivre. Ilcharge Epiméthée de répartir ces dons de sorte que tout animal aitce qu’il lui faut pour subsister et se défendre. Distrait, Epiméthée

 pourvoit les animaux et, lorsque le tour des hommes arrive, ils’aperçoit qu’il n’a plus rien à distribuer. Pour remédier à cetteomission, Prométhée vole le feu d’Héphaistos et la science des artsd’Athéna. Ainsi, les hommes se trouvent-ils dotés d’une doubleénergie, l’une physique –le feu –et l’autre mentale –l’ingéniosité.Pourvus de la sorte, les hommes se mettent à célébrer les dieux, àfabriquer des vêtements et à bâtir des villes. Mais ils n’arrivent pas

à se relier entre eux et, faute de liens, ils se lèsent réciproquement etse trouvent ainsi exposés au péril de disparaître.

Inquiet du sort des hommes, Zeus, par l'intermédiaired'Hermès, leur donne à tous le respect (aidôs) et la la justice (dikè)afin qu'il y ait, dans les cités, de l'ordre (kosmos) et des lienscréateurs d'amitié (desmoi philias sunagôgè). À la différence du

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MYTHE TRADITIONNEL ET MYTHE PLATONICIEN 157

Zeus hésiodique, le Zeus de Protagoras-Platon manifeste une

 bienveillance constante pour les hommes. Surpris par l'étourderied'Epiméthée, il laisse faire Prométhée. Puis, constatantl'insuffisance des dons de Prométhée, il supplée en accordant auxhommes deux tendances innées favorables à l'ordre politique.

Au regard de Protagoras, la justice est d'emblée une vertu politique. Elle est, en effet, constituée par l'entente entre leshommes et l'ordre qui en découle pour la cité.

Les leçons du mythe

La première leçon du mythe de Protagoras est quel'humanisation des hommes ne saurait s'accomplir seulement par latechnique. L'industrie ne protège pas les hommes des maux qu'ilss'infligent les uns aux autres. La culture est un processus qui trouveson accomplissement dans l'instauration de la justice politique.

La deuxième leçon du mythe c'est que tous les hommes"participent" (metechousin) à la justice. Parce qu'ils se savent touségalement dotés par Zeus des mêmes penchants innés, lesAthéniens n'hésitent pas à accepter, en matière de justice précisément, l'avis du premier venu. Le revers paradoxal del'universalité du sens de la justice est le fait que, dans ce domaine,tout le monde peut se prétendre compétent, et donc commettrel'injustice.

La troisième leçon du mythe, c'est que cette participationinnée à la justice ne devient effective que si elle est actualisée par l'éducation et l'enseignement. Plus précisément, pour que la dvkè etl'aidôs deviennent vertu (aretè;), il est indispensable que l'individurencontre des adultes qui lui apprennent ce qu'est la justice etcomment elle doit être pratiquée. L'éducation à la justice commence

dès l'enfance, elle est d'abord l'œ uvre des parents et des nourrices.L'enseignement de la justice se poursuit par des maîtres de sagesse,en l'occurrence les sophistes. Quant à son exercice, il relève del'effort de chacun.

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158 JEAN FRERE ET EUGENIE VEGLERIS

La prévention de l'injustice

Il reste que tous ne font pas cet effort, pas plus qu'ils nereçoivent l'éducation qui convient. Du coup, par tempérament personnel et/ou par ignorance, des hommes commettent desinjustices et se nuisent mutuellement. Surgit alors la nécessité de punir avec raison (kolazein meta logou) des hommes qui agissentinjustement (tous adikountas).

La punition raisonnable ne frappe pas à cause du passé, car 

ce qui est fait est fait (to  prachtèn ouk an agennêton theiè), mais en prévision de l'avenir. Sa finalité est de faire en sorte que ni lecoupable ni les témoins de son acte ne soient tentés derecommencer. Cette façon d'envisager la punition estinextricablement liée à l'idée que la vertu peut s'enseigner : lechâtiment vise l'intimidation (apotropè)9. Protagoras pense quecette manière de voir se trouve dans toutes les cultures, comme est

inné chez tous les hommes le penchant à la justice et au respect.La justice, telle que Protagoras la présente dans ce mythe,

suppose la présence d'une législation qui soumet également tous lescitoyens aux lois édictées par la cité. Parmi ces lois, il y a celles quidéfinissent les peines proportionnellement aux actes injustes. Lasubordination aux lois a lieu à travers l'enseignement de celles-ci,administré aux jeunes à la sortie de l'école. La justice selon ce

mythe est une vertu politique et une institution politique : ellerelève de la conduite des individus les uns vis-à-vis des autres touten étant le produit d'une discipline organisée par la cité. Une citéqui enseigne la justice est en même temps une cité qui fait duchâtiment une mesure préventive des injustices. De telles idéesn'effleurent pas Hésiode, qui s'intéresse au comportementindividuel et qui ne conçoit le châtiment que comme ce que mérite

le coupable.

9  Protagoras, 324a-b.

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MYTHE TRADITIONNEL ET MYTHE PLATONICIEN 159

••••••••••

LA VERTU ET LA JUSTICE

Dans les mythes d'Hésiode, la justice humaine inspirée desdieux consiste dans le comportement qui respecte la "juste mesure".En ce sens, elle se confond avec la conduite vertueuse sansconstituer une vertu particulière. Quand même le lien entre la justice et la cité est évoqué, c'est surtout l'attitude individuelle quiintéresse Hésiode. En revanche, le mythe de Protagoras ouvre lavoie au repérage rationnel d'une multiplicité de vertus, les unesliées à la justice vertu politique, les autres non. Parmi les vertusassociées à la justice et, comme celle-ci innées à tous les hommes,figurent la tempérance (sôphrosunè) et la conformité à la loi divine(to hosion). Parmi les vertus indépendantes de la justice et propresseulement à certains individus ou à certains groupes d'individusfigurent la sagesse (sophia) et le courage (andreia). Ces deux vertus

 peuvent exister elles-mêmes indépendamment l'une de l'autre, puisqu'un individu peut être courageux sans être sage ou sage sansêtre pour autant courageux.

Le principe et la conduite

Pour Hésiode comme pour Protagoras, mais aussi pour 

Platon, le terme de dikè recouvre le principe de la justice, que ce principe soit une puissance divine ( Dikè, fille de Zeus chezHésiode) ou une ressource divine innée en nous (dikè associée à

aidôs) chez Protagoras-Platon.

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10

LE MYTHE DE PROTAGORAS

SUR LA JUSTICE

CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

Membre de l’Académie d’Athènes

INTRODUCTION

LES CONDITIONS DE VIE DE L’HOMME PRIMITIF

Le mythe anthropologique de Protagoras (Platon,

Protagoras, 321b-322b) présente les hommes comme moins bien

dotés par la nature que les autres animaux en capacités de

subsistance (321c) ; mais il les montre aussi dépassant très tôt cette

infériorité en acquérant une technique pour se procurer des

ressources vitales, don merveilleux de Prométhée, le symbole de

l’essence supra-humaine de l’esprit humain : «Se demandant quel

salut trouver pour l’homme, Prométhée dérobe à Héphaïstos et  Athéna, avec le feu, la connaissance habile […] et en fait don àl’homme» (321d ; cf. 321d-322a). Ainsi l’acquisition de la

technique est-elle présentée comme un exploit de l’inventivité des

 premiers hommes, mais avec la suggestion d’une source

transcendante. Cependant, cet acte philanthropique de Prométhée

est aussi qualifié de « vol» de la connaissance habile d’Héphaïstos et

d’Athéna, et donc de perturbation de l’ordre du monde puisque,grâce à l’acquisition d’un tel bien, les hommes participent à ce qui

auparavant n’appartenait qu’aux dieux et que, en l’utilisant, c’est-à-

dire en faisant usage de la technique, ils apportent au monde un

changement conforme à leur propre volonté, et donc en violation du

rythme du monde institué par les dieux.

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162 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

La suite du mythe signale que cette conquête protohistorique

de l’homme, qui le distingue de manière décisive de l’ensemble desautres animaux, est à l’origine de l’esprit incorporé dans l’Histoire,

c’est-à-dire de la civilisation, pour employer un terme moderne,

mais aussi le point de départ de la création d’autres de ses

éléments : l’homme ayant acquis une part de divinité en acquérant

la « connaissance habile» d’Héphaïstos et Athéna, il possédait

désormais, seul parmi les animaux, la capacité qui en résulte de

croire aux dieux, de s’adonner à des actes cultuels en construisantdes autels et des statues de dieux, mais aussi de structurer sa voix

en langage et d’inventer et utiliser une maison, un lit, des

vêtements, des chaussures, et de « trouver» les aliments tirés de la

terre (cf. 322a).

Pour Eschyle, dans sa pièce Prométhée enchaîné (rappelons

qu’Eschyle était de quarante ans l’aîné de Protagoras), le début de

la présence d’hommes véritables dans le monde et l’origine

subséquente de l’Histoire vont de pair non pas avec la conquête de

la technique mais avec l’acquisition de l’intelligence, décisive pour 

le passage de l’état de pré-hommes à celui d’hommes parfaits.

L’acquisition des différents éléments de la civilisation est présentée

comme suivant l’intelligence acquise par l’homme. Prométhée

raconte : «Alors que les hommes étaient dans l’enfance, je les airendus intelligents et maîtres de leur raison [...] Alors qu’ils

voyaient, ils voyaient vainement, alors qu’ils entendaient, ilsn’entendaient pas» (443-448) ; et ce n’est qu’après avoir vanté

l’élévation des pré-hommes à l’état d’hommes parfaits par 

l’acquisition de l’intelligence qu’il expose, comme acquis

 postérieurs, les différentes réalisations de la civilisation, des plus

nécessaires pour la vie quotidienne à celles qui se situent dans la

sphère de la grandeur et de la connaissance supra-quotidiennes des

hommes. Par ailleurs, Eschyle avait déjà montré dans la même pièce l’odieux représentant du pouvoir sur le monde qualifiant de

faute cosmohistorique l’initiative de Prométhée, ce «pillage» (83)

«au-delà du temps marqué» (507) et «au-delà de ce qui est juste» 

(30), d’accorder aux hommes mortels un «privilège des dieux», si

 bien que ces êtres jusqu’alors dociles avaient dorénavant une

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LE MYTHE DE PROTAGORAS 163

liberté, c’est-à-dire une source de rébellion contre l’instinct,

élément authentique du bon ordre du monde pré-humain1

. N’oublions pas non plus l’autre hymne à la grandeur de

l’homme, dû, après Eschyle, à Sophocle dans la pièce  Antigone :

«nombreuses sont les choses étranges, et rien ne l’est plus quel’homme», qui ne parle pas de source transcendante de l’admirable

grandeur de l’homme face à la Nature.

Pas davantage d’allusion à une source transcendante chez

Démocrite quand il raconte comment les hommes ont acquis lesressources vitales et autres : c’est la «nécessité» qui fut leur guide ;

mais sont également signalées les capacités nées du génie de

l’homme et le fait qu’il soit doté de mains, de parole et d’une âme

ingénieuse : «Car en toute chose, c’est la nécessité qui a enseigné l’homme, guidant comme il convenait l’apprentissage de chaquechose à cet animal heureusement doué et qui avait pour auxiliaires

en toute chose des mains, la parole et une âme ingénieuse».En somme, si l’on applique ici le vocabulaire de la science

moderne, selon Eschyle, l’homo sapiens précède l’homo faber ;

selon Protagoras, c’est l’homo faber qui précède historiquement ;

selon Démocrite, apparaissent dans une action plutôt simultanée et

d’égale valeur, même si ce n’est pas sans un certain ordre de

 priorité, l’homo faber («mains»), l’homo loquens («parole») et

l’homo sapiens (« âme ingénieuse» ).

I

LA VIE PRESOCIALE DE L’HOMME

ET L’ABSENCE DE L’ART POLITIQUE

L’acquisition préhistorique par l’homme d’une technique de

subsistance n’incluait pas la politique. Dans le langage du mythe, il

est dit d’elle : « Elle était en effet auprès de Zeus. Il n’avait pas étédonné à Prométhée d’accéder à la citadelle où il résidait. Car les

gardes de Zeus étaient terribles» (321 d-e).

1  Voir dans C. Despotopoulos, Études de littérature et de philosophie, le

chapitre intitulé « Les œ uvres et le destin de Prométhée selon Eschyle» , éd.Ellinika Grammata, Athènes 1998 (en grec).

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164 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

L’échec attribué à Prométhée, qui n’avait pu dérober la

 politique pour en faire également don aux hommes, suggère, à notreavis, une haute appréciation de l’essence et de la valeur de la

 politique : il sous-entend que c’est un bien suprême de l’esprit,

supérieur à la technique, et donc très difficile à acquérir, en tant que

sagesse pratique ayant pour objet la réglementation du

comportement des hommes dans et face à la société, mais toujours,

aussi, à la Nature, pour consolider le « vivre» et le « bien vivre» .

La suite du mythe décrit le mode de vie des hommes primitifs et souligne le terrible danger des bêtes sauvages : « Ainsi

 pourvus aux origines, les hommes habitaient de manière dispersée

et n’avaient pas de cités. Ils étaient donc détruits par les bêtes

sauvages parce qu’ils étaient en toute chose plus faibles qu’elles, et

l’art créateur leur était d’un utile secours pour trouver de la

nourriture, mais ne servait de rien pour faire la guerre aux bêtes

sauvages. Car ils n’avaient pas l’art politique, dont la politique est

une partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et se sauver en

construisant des cités» . La vie présociale des hommes primitifs est

racontée ici sur un ton dramatique : déjà pourvus de la technique de

subsistance, ils étaient incapables, avec celle-ci seulement, de

défendre leur vie contre le danger mortel des bêtes sauvages. Et la

nécessité de se protéger de ce danger mortel est présentée comme le

mobile de la fondation des « cités» , refuges des hommes.

Mais les cités ne peuvent fonctionner normalement sans

règles pour déterminer le comportement des habitants. Le simple

rassemblement d’individus dans l’espace d’une cité, sans

coordination de leur comportement, n’entraîne pas une coexistence

harmonieuse. Au contraire, des querelles et des conflits

surviennent, rendant la vie invivable. Or, l’instauration de règles

déterminant la vie des individus dans les cités est l’œ uvre principale

de la politique, encore inexistante chez les hommes primitifs. Et laconséquence de l’inexistence, dans les cités, de la politique et des

règles de comportement qui en dérivent fut que les hommes

 primitifs vivaient à nouveau «dispersés», et donc exposés au danger 

mortel des bêtes sauvages : «Une fois rassemblés, ils commettaient des injustices les uns envers les autres parce qu’ils ne possédaient 

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LE MYTHE DE PROTAGORAS 165

 pas l’art politique, si bien que, à nouveau dispersés, ils étaient 

anéantis» (322b)2

.II

DEUX BIENS ETHIQUES, FONDEMENTS DE LA SOCIETE

La suite du mythe de Protagoras explique comment la

disparition du genre humain fut évitée grâce à la victoire remportée

sur l’insociabilité. Les hommes primitifs parvinrent un jour, assez

rapidement, à acquérir deux biens éthiques d’une grande valeur, qui

améliorèrent leur caractère et leurs moyens de subsistance, « la pudeur et la justice» : «Zeus, craignant donc que notre genre nedisparaisse tout entier, envoie Hermès apporter aux hommes la pudeur et la justice pour qu’elles soient des ornements et des liensdes cités comportant de l’amitié» (322b-c).

L’envoi de ces deux biens éthiques est censé avoir apporté

harmonie et cohésion dans les cités, mais aussi avoir entraîné

l’amitié entre les hommes, leur donnant la possibilité de mener unevie normale et féconde dans les cités, protégés du danger des bêtes

sauvages.

Par ailleurs, ce mythe anthropologique souligne aussi,

comme condition nécessaire de la genèse des cités, l’existence de

2 Démocrite présente, mais comme une rumeur (« on dit» ), un mode de vie

similaire des hommes primitifs, mais un caractère différent : «On dit que ceuxdes hommes qui naquirent à l’origine, vivant dispersés une vie sans règles et sauvage, en vinrent aux pâturages et se portèrent vers l’herbe la plus salutaireet les fruits produits naturellement par les arbres» ; et «pratiquant uniquement l’affection mutuelle, ils vivaient leur vie en groupes à la manière de troupeaux,allant sur les pâturages, nourris en commun par les fruits des arbres et lesherbes». Ainsi les ancêtres des hommes sont-ils réputés vivre une vie dispersée,

mais aussi regroupée, et surtout pratiquer l’amitié réciproque, et non pas se

quereller ni être en conflit. Selon Démocrite, donc, qui invoque la rumeur, le

régime de vie des hommes primitifs semble être un régime non pas de propriétécommune mais de nourriture commune d’hommes sans propriété, dans un esprit

d’affection mutuelle. Cet esprit d’affection mutuelle caractérise aussi, selonPlaton, les premiers ancêtres des hommes de son temps : «Étant peu nombreux,ils avaient plaisir à se retrouver» ( Lois, 678c) ; «premièrement, ils s’aimaient et avaient des sentiments de bienveillance les uns envers les autres» (678e) ; «ilsétaient bons pour ces raisons, et aussi à cause de ce qu’on appelle lasimplicité» (679c).

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166 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

ces deux biens éthiques essentiels dans la conscience de tous les

hommes sans exception, à la différence de ce qui se passe avec lesarts, où prévaut le partage social, c’est-à-dire que seuls quelques-

uns dans la société doivent en posséder un. L’ordre de Zeus

concernant l’acquisition de ces deux biens éthiques est clair :

«Qu’ils y participent tous ; car il n’y aurait pas de cités siquelques-uns seulement y participaient, comme c’est le cas pour lesautres arts» (322d).

La coexistence de ces deux biens éthiques dans la consciencede tous les hommes, caractérisée par Protagoras comme une

condition indispensable de l’existence des cités, c’est-à-dire de la

société, est aussi le soubassement idéologique de la démocratie, et

en particulier du droit à l’égalité de parole des citoyens. Mais elle

témoigne aussi de la relation intime de l’éthique avec l’individu,

également décisive pour sa valeur en tant qu’homme.

Il vaut la peine de signaler que Protagoras présente l’éthiquecomme envoyée par les dieux, donc agréable à ces dieux, et non

comme perturbant l’ordre du monde comme la technique, acquise

 par les hommes grâce au vol commis par Prométhée au détriment

des dieux. Mais il se pose la question suivante : la valeur positive

de l’éthique réside-t-elle seulement dans sa mission, expressément

avancée comme salvatrice du genre humain, pour consolider la vie

des hommes au sein d’une société qui les préserve du trépas dans la

 Nature ? Ou bien suggère-t-elle davantage, à savoir une sorte de

correction des conséquences de la perturbation de l’ordre du monde

depuis le moment où l’homme a acquis la technique auparavant

 possédée par les seuls dieux, entraînant par son usage la liberté

radicale de l’individu, capable d’une action plus perturbatrice

encore de l’ordre du monde, notamment dans les relations

interhumaines, intégrées au deuxième degré dans celui-ci ? La

liberté radicale de l’homme, détenteur, qui plus est, des capacitésnées de la technique, si elle reste dépourvue d’éthique, est aussi

source de scélératesse. Aristote nous avertit sommairement : «Demême que l’homme achevé est le meilleur des animaux, de même,séparé de la loi et de la justice, il est le pire de tous. Car quand l’injustice a des armes, elle est tout à fait fâcheuse, alors que

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LE MYTHE DE PROTAGORAS 167

l’homme croît pourvu d’armes au service de la sagesse et de la

vertu, dont il peut user pour des choses contraires. Car sans vertu,il est tout à fait impie et sauvage» (Politique, 1253a).

Par ailleurs, nous observons aussi que Zeus, dans son souci

de ne pas voir disparaître le genre humain, se montre un peu

 pingre : il n’a pas accordé aux hommes l’art politique qui se

trouvait en sa possession, seul guide parfait de leur vie sociale, mais

s’est borné à les pourvoir de ce qui suffirait à leur permettre de

vaincre leur insociabilité.Ainsi s’exprimait, à mon avis, le pessimisme de Protagoras

concernant la relation de l’humanité avec la politique, c’est-à-dire

l’existence d’une politique dans l’Histoire, bon guide de l’humanité

vers le « vivre» et le « bien vivre» .

III

LES QUALITES DE LA JUSTICE

ET DE SON COROLLAIRE ETHIQUE

Dans le mythe de Protagoras, le pessimisme concernant la

 possibilité qu’il existe un art politique au service des hommes est

compensé par l’opinion optimiste concernant la capacité de biens

éthiques, telles la pudeur et la justice, à faire que les hommes vivent

normalement dans des cités. La pudeur et la justice apparaissent

donc comme une sorte de complément de la politique.

La conjonction de la justice et de la pudeur suggère sansdoute que la justice est conçue sur le plan subjectif, comme

sentiment éthique, de même que la pudeur, qui existe

manifestement subjectivement comme sentiment éthique. C’est

 peut-être ce que signifient les trois mots « apporter aux hommes» ,

c’est-à-dire insuffler dans la conscience des êtres humains, chacun

 pris individuellement. Mais la phrase : « pour qu’elles soient des

ornements et des liens des cités» souligne la destination communede la pudeur et de la justice : consolider l’harmonie et la cohésion

dans la société encore pré-politique, avec pour conséquence

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168 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

automatique la création de liens d’amitié entre ses membres

(« comportant de l’amitié » )3

.La pudeur et la justice diffèrent entre elles (329c), malgré

leur collaboration constructive en faveur de la société.

La pudeur, synthèse de honte et de respect, agit surtout de

manière dissuasive, en éloignant l’homme des actes contraires à

l’éthique. La justice, outre de dissuader des actes antihumains et

antisociaux, implique aussi une action qui guide l’individu vers ce

qu’il faut faire pour servir sa vie, et notamment le « bien vivre» ,mais sans diminuer, voire même en servant aussi les conditions du

« vivre» et du « bien vivre» des autres individus de la même société,

au moins, ou éventuellement en veillant aussi particulièrement au

« vivre» ou même au « bien vivre» de certains autres hommes, par 

exemple les enfants mineurs.

La pudeur, en tant que honte et respect, est quelque chose de

 plus interne à l’âme que la justice, mais elle soutientéventuellement la justice : qui a de la pudeur s’auto-dissuade de

violer les injonctions de la justice, et il n’est nul besoin de le

contraindre en le menaçant, d’une peine par exemple, s’ils les viole.

La pudeur, étant pour l’individu quelque chose qui surgit du

tréfonds de lui-même, ne subit pas le poids du comportement dicté

 par autrui et contient même très fortement l’élément sentimental,

quoique non sans correspondance chaque fois avec une valeur négative ou positive : négative comme honte, positive comme

respect.

Avec la honte coexiste souvent le bien également éthique de

l’honneur, c’est-à-dire un vécu intime par l’individu de sa valeur 

éthique ou la reconnaissance de sa valeur éthique par les autres

hommes dans la société. Et le sentiment de l’honneur est

 particulièrement fort quand il est terni, soit dans la conscience de

3La valeur de ces deux biens éthiques avait déjà été vantée dans des œ uvres de

 poètes grecs antérieurs à Protagoras : par les deux grands, Hésiode et Homère,

mais aussi d’autres, tel Tyrtée et Solon. Selon Hésiode, notamment, la justice

n’existe que chez le genre humain et est un élément qui distingue l’homme desautres animaux ( Les travaux et les jours, 278-280).

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LE MYTHE DE PROTAGORAS 169

son sujet lui-même, soit à la suite d’une attaque par d’autres

hommes dans la société. La pudeur, en tant que respect et honte,rencontre l’honneur : en tant que respect, elle le défend ; en tant que

honte, elle fait suite à son attaque.

La justice, en tant que vertu aussi, c’est-à-dire quelque chose

de personnel, voire même de sentimental en quelque manière, a

 pour élément essentiel la justesse pratique du jugement, ce qui n’est

 pas sentimental. Mais elle assume aussi la responsabilité d’une

distribution objectivement correcte des devoirs et des biens entreles hommes au sein d’une société. Elle est donc indissociablement

liée à des éléments de la société ou de l’environnement naturel qui

influent en grande part sur ses définitions.

Il vaut la peine d’insister sur le fait que Protagoras ne se fie

 pas, pour la coexistence normale des hommes dans les cités, à la

seule « justice» , mais juge indispensable aussi la pudeur, éthique

spontanée par excellence.IV

LA GENESE DU DROIT POSITIF

Mais peut-être le mot « justice» signifie-t-il, dans le mythe de

Protagoras, non pas simplement la justice mais aussi un droit

 positif, c’est-à-dire adopté en quelque sorte dans une société, fût-

elle pré-politique, comme l’admet d’ailleurs le Platon des  Lois 

quand il décrit l’unité initiale de la société, la famille, antérieureaux deux autres sortes de société, le « village» et la « cité»

4.

Dans les  Lois, Platon, qui s’avère ici un excellent théoricien

du droit, n’ignore pas que la coexistence harmonieuse des hommes

et leur solidarité pratique fleurirent originalement dans la cellule de

la société, c’est-à-dire la famille, par la force de la douce chaleur 

familiale, psychiquement formatrice vers l’éthique, avec pour 

4L’accès en trois étapes de l’humanité à une société de plus en plus large, de la« maison» au « village» et du « village» à la « cité» , prévu par Platon, non pas de

manière dogmatique mais comme simplement probable ( Lois, 681 a 4), a été

adopté par Aristote, qui l’a mis en avant avec insistance (Politiques, 1252b 9-

31) ; et même, bien des siècles plus tard, par le philosophe allemand Hegel(Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1821, § § 158-360).

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170 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

source principale la tendresse maternelle enracinée en un lien

 biologique, et avec le concours, par ailleurs, de l’expérience des besoins pratiques dans la coexistence des membres de la famille.

Les coutumes intrafamiliales, élaborées dans l’espace de douceur 

éthique des différentes grandes familles complexes de sang

commun, subissent parfois un tri quand ces dernières s’unissent et

composent ensemble une société plus large. Et par ce tri sont

constituées les premières législations ( Lois, 680a-681d).

Or, dans son mythe, Protagoras ne signale pas la famille ni ladynamique sociale qui mène de la famille à une société plus large ;

il n’entreprend pas de concevoir la genèse du droit dans la

 protohistoire de l’humanité, fût-ce dans la vie des hommes

 primitifs. Il ne met donc pas en avant la notion stricte de droit

 positif comme facteur nécessaire pour l’existence de la société

élargie. Si bien qu’il se borne à mentionner la « justice» de manière

vague, sans présenter son mode de fonctionnement, destiné à établir 

l’ordre dans la société, et il la présente même comme déjà existante

à l’extérieur de la société et brusquement importée, sur une

initiative divine, dans celle-ci.

 N’oublions pas, toutefois, que le sujet discuté était chez

Protagoras la possibilité pour la vertu d’être enseignée et que son

mythe sur la pudeur et la justice avait pour but d’appuyer son

opinion concernant cette importante question d’éducation. Ainsi

s’explique en quelque mesure qu’il ne clarifie pas la portée de la

notion de justice : englobe-t-elle virtuellement le réseau

d’obligations et de droits qui constitue le droit positif, voire même

la fonction déterminatrice du droit, qui régule de manière directe la

vie dans la société, ou contient-elle aussi ses deux autres fonctions

auxiliaires, la fonction sanctionnatrice et la fonction judiciaire ?

Il s’ensuit néanmoins un enseignement précieux de

l’expression « pudeur et justice» , à savoir que, pour affermir les

sociétés, la contribution de la justice ne suffit pas, fût-elle assortie

de l’existence d’un système parfait de droit positif, et qu’il est aussi

 besoin de la contribution de l’éthique, intérieure à la conscience

dans son essence, sans rapport et supérieure aux injonctions et aux

sanctions du droit positif, déterminante du comportement de

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LE MYTHE DE PROTAGORAS 171

l’individu, non seulement au regard du respect, en principe, des

injonctions du droit positif, mais surtout, au-delà de celles-ci, faceaux nombreux instants de la vie inévitablement liés à l’action

individuelle auto-déterminante de l’homme.

Une autre spécificité du mythe de Protagoras est l’insistance

à voir dans le danger des bêtes sauvages qui menacent les hommes

la cause de la création des premières sociétés. Et sur ce point, c’est-

à-dire le mobile de l’acquisition de la sociabilité par les hommes

 primitifs, Démocrite semble plutôt en accord avec Protagoras :«Combattus par les bêtes sauvages, l’intérêt leur enseigna à s’aider les uns les autres, et rassemblés par la crainte, ils apprirent àreconnaître peu à peu les formes les uns des autres». Alors que

Platon, dans les  Lois (681a), note simplement le souci des hommes

de protéger leur vie contre les bêtes sauvages comme un parmi

d’autres lors de la fondation de cités : «fabriquant des clôturessemblables à des haies, comme des murs de protection, à cause desbêtes sauvages».

Le Platon de  La République, traitant de la constitution de la

« cité» du point de vue non pas de la genèse mais de la pratique,

 privilégie le partage des tâches : «Une cité naît […] parce qu’il setrouve qu’aucun de nous n’est autarcique et que chacun a besoinde beaucoup de gens. […] Ainsi donc, l’un prenant près de soi unautre pour une raison, et un autre pour une autre raison, liés par lebesoin de beaucoup de gens, ayant assemblé de nombreux associéset auxiliaires en une seule habitation, nous avons donné le nom decité à cette habitation» (369b-c). Dans son mythe, Protagoras ne

fait pas valoir le partage des tâches comme mobile de la fondation

des cités, même s’il ne l’ignore pas, comme on le déduit de la

 phrase : «Il n’y aurait pas de cités, si quelques-uns seulement  participaient, comme c’est le cas pour les autres arts» (322d). Et

cela s’explique, puisque le récit mythique de Protagoras a pour objet immédiat la vie des hommes primitifs, où le partage des

tâches est de peu d’importance et à peine sous-développé.

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172 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

CONCLUSION

Telles sont les réflexions que nous inspire le mythe deProtagoras selon Platon. N’oublions pas la sentence classique de ce

célèbre sophiste : «L’homme est la mesure de toute chose», qui fait

de l’homme le sujet auto-posé de la pensée de toute chose.

 N’oublions pas, en particulier, sa sentence fameuse, agnostique :

«Pour ce qui est des dieux, je ne peux savoir ni s’ils sont, ni s’ils nesont pas». La mention, donc, par ce même sophiste, de dieux tels

que Zeus, Hermès, Héphaïstos ou Athéna, voire d’un êtresurhumain comme Prométhée, doit être imputée simplement au

langage symbolique de la fiction, c’est-à-dire être entendue sans

 prétention à une réflexion logiquement responsable, mais comme

une licence poétique, et plus précisément une licence mythologique,

et être interprétée comme suggérant les réalisations de l’inventivité

et de la sensibilité des hommes, dans le dépassement de leur 

subjectivité existentielle.

Cette appréciation critique de la contribution du mythe

anthropologique de Protagoras à la philosophie de l’Histoire et du

Droit est une expression non pas d’irrévérence mais plutôt

d’honneur, au service de la réputation de ce grand sophiste, c’est-à-

dire de ce penseur plein de sagesse, glorieux rejeton de la Grèce du

 Nord.

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11

LA JUSTICE

DANS LA TRAGÉDIE GRECQUE

CHARA BACONICOLA

Professeur au Département d’Études Théâtrales, Université d’Athènes

La problématique de la justice dans l’antiquité classique neconstitue point un souci exclusif des philosophes. Elle apparaîtégalement dans l’Histoire1, aussi bien que dans la poésie, quoique

les modes d’approche diffèrent selon le genre littéraire. Et s’ilsdiffèrent, c’est que chaque genre littéraire vise à un but qui lui est propre, et qui n’est pas nécessairement lié aux problèmes moraux.

Pour ce qui est de la poésie tragique, on comprend bien quela discussion sur le bien et le mal, la justice et l’injustice, estmonnaie courante, puisque l’acte y revêt presque toujours uneambiguïté morale. Par conséquent, ce que nous avons l’intention de

faire ici, ce n’est pas de révéler une prétendue forme unique de justice que la tragédie suggérerait (puisque cela est exclu d’avance),mais d’examiner les niveaux auxquels se développe la justice dansl’œ uvre tragique, et de déceler éventuellement un certain degré desouplesse morale qui va de pair avec l’absence de système juridiquerigide en Grèce2.

1 D’après Jacqueline de Romilly, le terme même de nomos (loi), dans sonacception propre, apparaît en vertu du développement de l’écriture et de la vie

 politique ( La loi dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1971, pp.11-3), bien que son usage servît également à désigner des traditions, des façonsde vivre ou des règles de principe (v. ibid., p. 15).

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174 CHARA BACONICOLA

Les héros de la tragédie se définissent essentiellement par 

leurs actes, et non pas par leur caractère ou par leurs paroles.Pourtant, les mots qu’ils prononcent révèlent toujours quelquechose de grave: une revendication, une critique, un engagement personnel, une exigence morale. Ainsi, le langage fait souvent partie de leur action, ou bien il l’éclaire en en exposant la cause.Dans ce langage souvent imbibé de fatalité, ainsi que dans lelangage souvent modéré du chœ ur, les vocables de la justice

reviennent à plusieurs reprises dans un contexte de déclaration, de postulat ou d’exigence.

Les mots qui véhiculent la notion de la justice sont en principe le dikaion et la dikè, la themis, le nomos et les nomima

3, ta

thesmia4 et leurs dérivatifs (tels les adjectifs endikos

5, diképhoros,ennomos

6), tout comme leurs contraires ( paranomos7).

On ne peut parler d’un système de lois fixe dans l’Antiquité

classique, et, à plus forte raison, dans la  poésie tragique qui, de par sa nature, est exempte de devoirs moraux ou juridiques. Pourtant,dans la tragédie, on rencontre souvent non seulement des lois oudes décrets prononcés ad hoc et dictés par de graves circonstances8,mais aussi des règles sociales ou des coutumes assumant le rôle delois, en vertu de leur application séculaire. Telles sont les liaisonssacrées de l’amitié ou du sermon. De plus, il y a certainescatégories de personnages dont le statut social ou politique estspécifique et, donc, ils sont traités d’une façon particulière, ayantdes droits et surtout des devoirs précis. Tels sont les esclaves, lescaptifs, les femmes9, les suppliants et les personnes (voyageurs ouexpatriés) qui séjournent chez un hôte étranger.

2 V. Euripide Suppliantes, 311.3 V. Médée, 494.4 V. Euripide Suppliantes, 65.5 V. Eschyle Suppliantes, 384.6. 7 V. Troyennes, 284.8 Tel est, par exemple, le décret de Créon qui interdit, dans  Antigone,

l’enterrement de Polynice.9 Sur le statut des femmes, v. Sue Blundell, Women in Classical Athens,

London, 1998.

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LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 175

On peut discerner trois niveaux d’application de la justice,

modelés à chaque fois par le mythe dramatique ou par une situationcritique.

1) La justice imposée directement par les dieux aux mortels

On sait bien qu’Eschyle est le poète dévot par excellence,celui qui croit non seulement à la toute-puissance de Zeus, mais à la justice divine. Les déesses Diké et Thémis accompagnent plusd’une fois le père des dieux, surveillant ainsi l’équilibre des choseshumaines. Pourtant, ce n’est pas qu’Eschyle qui se réfère à la justice extra-humaine. Sophocle et Euripide reconnaissentégalement chez les dieux le pouvoir de rendre justice et de punir leshommes. Ce sera même chez Euripide, le poète sceptique etchancelant entre piété et impiété, que nous apercevrons le dieu justicier le plus dynamique et sévère: le Dionysos des Bacchantes.

Si l’on tenait à localiser les lois qui régissent la justice desdieux, on finirait par conclure qu’elles sont plutôt vagues etinstables. Deux mythes dramatiques mis en opposition suffiraient pour nous montrer cette relativité du droit divin. Prenons commeexemples les  Euménides d’Eschyle et les  Bacchantes d’Euripide.Oreste, devenant matricide, offense les vieilles déesses Erinyes, quile persécutent afin de le punir pour son crime hideux et impie.

L’affaire passe entre les mains de juges mortels, dont les suffragesse partagent. Le dénouement du drame sera l’absolution d’Orestegrâce à l’intervention d’Athéna, dont le vote va innocenter l’accusé.Il va sans dire qu’Eschyle, étant incontestablement un homme pieux, n’a pas eu l’intention de montrer dans ses drames l’arbitrairedivin, mais plutôt d’insinuer deux éléments de la justice divine: premièrement, la possibilité d’une indulgence à volonté, qui peut

transcender les limites de la justice en soi, mais qui suggère lasouplesse d’une autre justice, plus ‘humaniste’, en quelque sorte; etdeuxièmement, une exigence ‘civique’, si l’on peut dire, quidépasse le simple souci de punir un seul homme, et qui vise à un bien plutôt collectif. Ainsi, ce ne sera pas Oreste seul qui profiterade la bienveillance d’Athéna, mais aussi la ville d’Athènes, qui

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176 CHARA BACONICOLA

n’aura plus à redouter le courroux des vieilles déesses

chthoniennes10

.On peut résumer la justice divine, et surtout celle de Zeus,

selon Eschyle, dans les mots suivants que profère le Chœ ur de sesSuppliantes: « L’auteur commun de nos deux races contemple cedébat, Zeus impartial qui, suivant leurs mérites, traite les méchantsen coupables, en justes les cœ urs droits» 11. En d’autres termes, « la puissance de Zeus est celle de la justice» 12. Malgré tout, la justice

divine demeure parfois, même chez Eschyle, assez opaque, commenous le montre le texte de Prométhée enchaîné .

De son côté, le Dionysos euripidéen arrive à Thèbes, afind’initier la ville à son culte, et surtout afin de punir les sœ urs de samère Sémélé: leur crime, juvénile d’ailleurs et si reculé dans le passé, a été de ne pas avoir cru à l’accouplement de leur sœ ur avecZeus, voire d’avoir cru que son fils divin fut le fruit d’une union

secrète avec un mortel. « Il faut que malgré elle cette villecomprenne combien lui manquent mes danses et mes mystères, que je venge l’honneur de Sémélé, ma mère –en me manifestant auxhommes comme le dieu qu’elle enfanta pour Zeus» 13.

Dionysos rendra justice: il éliminera la lignée royale deThèbes, en incitant Agavé à tuer, en état de transe religieuse, son propre fils, le roi Penthée. L’impiété de Penthée envers Dionysos

n’a fait que compléter l’image de la faute familiale à punir. Detoute façon, le dieu nouveau était résolu à punir la famille de samère, et le châtiment qu’il lui a infligé a été trop cruel et, en partie,

10 La critique a même entrevu cette justice indirecte et latente chez le Zeus qui punit Prométhée, et qui, malgré sa cruauté explicite et incontestable, tient àinstaller un ordre humain, nécessaire à la vie collective (v. Stephen White,« Io’s world: intimations of theodicy in Prometheus Bound » ), dans The Journal

of Hellenic Studies, vol. 121, 2001, p. 130 (« The justice of Zeus displayed inPD is stern and sometimes severe. But it is never arbitrary, vindictive or malicious. The arrogant, impious and violent are punished harshly, but alwaysfor transgressing ordinances that an Attic audience could find just andhumane» ).

11 Eschyle Suppliantes, 402-4.12   Ibid., 437.13   Bacchantes, 39-42.

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LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 177

injuste. Le pieux Cadmos va payer autant que ses filles coupables et

son petit-fils impie. À propos de Penthée, il dira à Agavé: « Il fut pareil à vous dans son mépris du dieu. Celui-ci, d’un seul coup,nous enveloppa tous dans un malheur commun pour perdre mamaison, oui, vous, lui-même et moi qui, privé d’enfant mâle» 14 etc.

On vient de voir comment, dans le premier cas, la justicedivine se transforme en une attitude trop indulgente, alors que dansle second, la justice aboutit à une punition extrêmement cruelle,

voire disproportionnée par rapport au crime15

. Agavé, après s’êtreremise du délire, osera critiquer directement le dieu vengeur: « Nousavons compris tout cela. Pourtant, tes coups sont trop durs» .D’ailleurs, « la rancune des dieux ne doit point ressembler à celledes mortels» 16, ajoute l’infanticide, suggérant par là que le courrouxdu dieu aurait dû être plus modéré. Pourtant, d’un autre point devue, la cruauté fait partie de l’essence même du dieu17, dont lesménades ont déjà eu l’expérience sur la montagne.

 Nous avons vu plus haut qu’Oreste, absous de son crime, jouit du côté bénéfique de la justice divine. Il n’est même plusquestion de justice mais d’un acte de grâce de la part d’Athéna etd’Apollon. Le fils d’Agamemnon exprime sa reconnaissance non pas parce que les dieux ont été justes, mais parce qu’ils l’ont sauvé(l’idée qui prédomine est le côté salutaire – sôzein – del’intervention divine18). Agavé, au contraire, qui ne parle pas non plus de justice divine, ne voit dans la punition infligée par le dieu

14   Bacchantes, 1302-5.15 « Le temps, parfois lentement, comme nous l’avons vu dans la structure des

 Bacchantes, ne révèle pas la justice des dieux, mais leur pouvoir, leur force,leur présence incontournable. La « justice» dionysiaque ressemble plutôt à celle

qui règne dans l’apeiron d’Anaximandre» , nous dit Luc Van der Stockt (« Letemps et le tragique dans les  Bacchantes d’Euripide» , dans  Les Etudes

Classiques, t. 67, no 2-3, 1999,  p. 179).16   Bacchantes, 1346 et 1448.17 Cf. Walter Otto,  Dionysus, Mythos und Kultus, 1933 (en grec:  Dionysos,

 Mythos kai Latreia, Athènes, Ekdoseis tou Eikostou Prôtou, 1991, trad.Theodôros Loupasakès, p. 106 et ailleurs).

18   Euménides, 754-61.

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qu’un « coup atroce» 19. Il va sans dire qu’Euripide n’hésite point à

 présenter plusieurs héros qui accusent carrément les dieuxd’injustice. Il suffit de parcourir le texte d’Oreste, pour voir ce queles héros pensent d’Apollon: « Injuste fut Loxias, injuste son oracle,le jour où, sur le trépied de Thémis, son arrêt ordonna un meurtresans nom, celui de ma mère» 20, dit Oreste et, un peu plus tard,Ménélas formulera aussi un jugement assez sévère à propos dumême dieu: celui-ci a ordonné le parricide parce qu’« il connaissait

mal le bien et la justice»

21

.Pour ne pas oublier Sophocle, nous suivrons aussi l’Athénad’ Ajax, dans le prologue dialogué du drame. Nous sommes dans lecamp des Achéens, en Troie. La déesse apparaît au moment oùUlysse cherche avec une précaution exagérée Ajax, qui, paraît-il,vient de massacrer une bonne partie du bétail de la région, lorsd’une crise de folie qui lui cause des hallucinations. Ulysseespionne le héros, mais il a peur de lui. Athéna l’encouraged’approcher sans crainte, puisqu’elle-même a jeté le grand hérosdans cette situation pitoyable. Ce qui a précédé l’interventionmaléfique de la déesse a été la colère d’Ajax contre les Achéens quilui ont refusé les armes d’Achille déjà mort. Cette rémunération luirevenait de droit, puisqu’il était le plus brave des stratèges. Donc, sacolère contre les chefs Grecs est justifiée. Pourtant, Athénatransforme ce courroux en folie meurtrière, qui humilie le héros de

deux façons: premièrement, en lui inspirant la haine et le désir de sevenger de ses compatriotes, ce qui est extrêmement honteux, etdeuxièmement, en lui donnant l’illusion qu’il tue des Achéens,alors que sa furie se dirigeait contre les bêtes. L’épée du premier héros de l’armée grecque est doublement souillée: d’une part, par l’intention de son maître (poursuite de gens de la même race) et,d’autre part, par le résultat  de son délire (tuerie de simples

animaux, voire d’animaux qui ne sont même pas sauvages).

19   Bacchantes, 1374.20  Oreste, 163-5.21   Ibid., 417.

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LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 179

Athéna poursuit Ajax et pour cause. Nous apprenons que cet

homme s’est montré impie deux fois envers les dieux, en méprisantleur aide pendant la guerre22. Ajax est trop sûr de lui-même et ladéesse prétend que « les dieux aiment les sages, ils ont les méchantsen horreur» 23. Néanmoins, la fille de Zeus n’invoque nil’arrogance24 et l’impiété du héros, ni la justice en soi. Elle tient àdécrire les mouvements fous de sa victime, ainsi que saridiculisation qu’elle-même a voulue. En effet, après avoir assuré

Ulysse qu’Ajax est le tueur des bêtes, et après lui avoir promisqu’elle sera son alliée, elle retarde trop sur la description de sonactivité maléfique et miraculeuse contre Ajax, ainsi que desmouvements délirants de ce dernier. Le langage que tient Athéna nenous renvoie point à l’idée de la justice à rendre, mais surtout à unvif désir de rendre le héros dérisoire aux yeux de tous les Achéens.Les mots qu’elle adresse à Ulysse en sont révélateurs: « Mais jeveux que tu sois témoin de cette démence éclatante: tu la feras

connaître à tous les Grecs» 25. Et, pour convaincre son interlocuteur d’assister au spectacle piteux de la démence, elle ajoutera: « Eh bien! Quoi de plus doux: rire d’un ennemi?» 26. Athéna ne semble pas assumer ici le rôle de justicier, mais plutôt celui d’un metteur en scène qui monte une comédie méchante ou une farce mauvaise.Sophocle, en effet, nous suggère « l’idée d’une divinité injuste» , quiaurait pu punir le héros sans le déshonorer 27.

Dans ce drame, la justice divine ressemble à un jeu ironiqueet moqueur, qui n’a rien de sublime. Par ailleurs, la punition d’un

22   Ajax, 766-75.23   Ibid., 132-3.24 C’est Ajax lui-même qui avoue être fier, ce que répèteront plusieurs

 personnages de son entourage: voir ibid., 205, 212, 222, 96, 766, 770 etc.25   Ibid., 66-7.26   Ibid., 79.27 Albert Machin écrit à propos de l’attitude déconcertante d’Athéna qui est bien

loin de donner une leçon morale convaincante: « Cela est d’autant plus vrai quela déesse, dans tout ce début, ne fait pas preuve seulement de puissance, maisde cruauté. (…) Mais pourquoi le poète avait-il besoin d’une Athéna injuste etcruelle? Pour humilier peut-être encore plus Ajax. Peut-être aussi, pour quel’on voie dès le début en lui, plus qu’un coupable, un persécuté» (« Ajax, sesennemis et les dieux» , dans Les Etudes Classiques, t. LXVIII, 2000, p. 7).

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180 CHARA BACONICOLA

homme arrogant, sans doute, mais courageux, honnête qui, en plus,

a subi une injustice de la part de ses compatriotes, est loin d’êtreadéquate en l’occurrence: avant qu’Ajax se suicidât, il a subil’opprobre par excellence: ses égaux le privent d’un prix qu’ilméritait, son image physique s’altère, ses mouvements deviennentdésordonnés et farouches, l’armée se rie de lui ou, au moins, leméprise franchement. Son suicide, donc, sera l’aboutissement d’unehonte structurée avec plusieurs matériaux: sa folie envoyée par la

déesse, d’où sa rage contre ses alliés et la tuerie des animaux, et,enfin, et surtout, le rire et les sarcasmes des Grecs. Ajax est réduitau néant, puisqu’il a perdu son honneur à cause d’un jeu divincruel: mais la justice ne doit pas railler le coupable, sinon elle perdde son prestige. Athéna, en fin de compte, se montre plus cruellequ’Ulysse lui-même, ennemi d’Ajax.

On pourrait conclure, finalement, que la justice qui vient desdieux peut varier selon leur humeur temporaire ou leur caractère ou,à la rigueur, à leurs projets secrets et, par conséquent, elle estimprévisible, sinon choquante parfois.

2) La justice appliquée sur le plan interhumain/interpersonnel

Si la justice divine n’a point de contour précis ni stable, la justice appliquée par les mortels entre eux semble être plus

familière ou, au moins, plus ‘lisible’. Il nous faut avouer que chezEschyle l’acte de justice est presque toujours réalisé sous l’égide dudieu. Mais cela n’empêche que les mortels (surtout les gens du pouvoir) changent parfois d’avis sur ce qui est juste ou injuste. On peut, donc, déceler certaines allusions à la fluidité de l’idée de droit parmi les mortels: « …et ce que l’État recommande comme le droit,tantôt c’est ceci et tantôt cela» , dira le chœ ur dans Sept contre

Thèbes.28

 Il y a, évidemment, plusieurs moments où les conceptions de

la justice divergent, et où deux attitudes opposées sont mises enlumière lors d’une dispute. En réalité, presque tous les « agônes

28  Sept contre Thèbes, 1071-2.

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LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 181

logôn» , les ‘luttes verbales’ que l’on rencontre surtout chez

Sophocle et Euripide, ne font qu’étaler deux argumentationsopposées à propos de la justice.

Quelle est cette justice établie et soutenue par la consciencehumaine? Il nous faudra répondre d’avance que c’est une justiceconditionnée par les intérêts personnels et les circonstancesobjectives, la nécessité vitale et la nécessité politique, les besoinsaffectifs et les valeurs morales, bref, par tout ce qui a affaire à

l’imperfectibilité et la finitude humaines, quoique tous ces facteursqu’on vient d’énumérer se projettent le plus souvent sur un fonddivin. Parmi les victimes de l’injustice les plus pathétiques de ladramaturgie antique, on discerne le Philoctète sophocléen, qui araison de souhaiter le châtiment divin des Atrides et d’Ulysse quil’ont jadis abandonné sans pitié à Lemnos29: « Et vous périrez pour le mal que vous m’avez fait, si les dieux ont vraiment souci de la justice» 30. Pourtant, Ulysse conçoit autrement la justice, voire par rapport à l’efficacité pratique de l’attitude adoptée à chaque fois. Etvoilà ce qu’il déclare carrément: « …pour l’instant, je n’ai qu’unmot à dire. Chaque fois que l’on a besoin de telle ou telle espèced’hommes, je suis de l’espèce qu’il faut; et si l’on a quelque jour àchoisir parmi des justes et des probes, tu ne découvriras personnede plus scrupuleux que moi» 31.

Il n’y a pas de justice absolue dans le monde tragique. C’est pour cela qu’une controverse sur la justice et l’injustice est toujours possible. Les héros qui se disputent un droit quelconque sontincapables de comprendre que leur vérité n’est pas unique, niinébranlable. Polynice, affrontant son frère un peu avant le combat,déclare: « La vérité parle un langage sans détour, et la justice n’aque faire d’explications compliquées. Elle trouve en soi sonopportunité, tandis que l’injustice, viciée en son essence, réclame

des sophismes pour remèdes» 32. À cette certitude simple et limpides’oppose Etéocle par une autre ‘vérité’ qui est la sienne: « Si la

29  Philoctète, 314-6.30   Ibid ., 1035-6.31   Ibid., 1048-51.32  Phéniciennes, 469-72.

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même chose était également pour tous belle et sage, les humains ne

connaîtraient pas la controverse des querelles. Mais il n’existe pour les mortels rien de semblable ni de pareil, sauf dans les mots: laréalité est différente» 33. Etéocle met en lumière la dynamique de lasubjectivité qui, seule, est en mesure d’attribuer à un fait une valeur  positive ou négative, selon le cas. Cette optique détache le nom(onoma) de l’action (ergon) qui lui correspond au niveausémantique. En outre, en refusant à un acte sa qualification

traditionnelle, Etéocle refuse en même temps au langage sa fonctioncommunicative.

Au niveau des rapports intersubjectifs,  Médée est unetragédie exemplaire: tout d’abord, les dieux y sont pratiquementabsents (la parenté de la Colchidienne avec le dieu Hélios ne joue,ici, qu’un rôle accessoire, tout comme Hécate que Médée ‘choisit’ pour auxiliaire34), et ensuite son nœ ud tragique se concentre principalement autour d’un acte ‘privé’: une trahison conjugale. Levocabulaire de l’injustice purement humaine est riche: le verbeadikein/adikeisthai se répète incessamment35, en alternance avec lesmots ‘juste’ (dikaios) et ‘injuste’ (adikos)36, ‘justice’ (dikè)37 etThémis38.

Pourtant, il ne faut pas perdre de vue le fait que, dans latragédie grecque, on ne suit jamais une discussion purementthéorique et désintéressée sur ce sujet, vu que la tragédie n’arrive jamais –et ne s’intéresse jamais –à nous donner des cours de philosophie, mais plutôt, dirions-nous, à nous montrer indirectement les lacunes logiques de tout système philosophique(moral ou autre). C’est ainsi que même un homme sage peut setromper. Thésée, dans les Suppliantes d’Euripide, critique Adraste pour son mauvais choix de beaux-fils, en lui jetant à la face que « lesage ne devrait pas accoupler les choses justes avec des choses

33   Ibid., 499-502.34   Médée, 396-7 et 406.35 V. ibid., 26, 165, 221, 309, 314, 692.36   Ibid., 724 et 580. Cf. ibid., 267 (endikôs), et 1121 ( paranomôs).37   Médée, 219, 261, 411, 537, 764, 802, 1298, 1316, 1390.38   Ibid., 160, 208, 1054.

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LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 183

injustes» 39. D’autre part, faute de système juridique écrit ou, au

moins, non écrit mais valide pour tous, il est souvent question de‘lois’, qu’on doit instaurer en vue d’un phénomène socialinquiétant. Ainsi, Hécube incite Ménélas à tuer sa femme perfide età établir « pour toutes les autres femmes cette loi: que celle quitrahit son époux soit mise à mort» 40.

Le droit, donc, et la justice passe peu à peu entre les mainsdes mortels, tout en gardant son enveloppe sacrée, mais fragile.

Hécube est peut-être le personnage le plus compétent pour attribuer à ces notions un caractère anthropocentrique. Dans la tragédie qui porte son nom, nous la voyons prête à implorer l’alliance de sonennemi Agamemnon, afin de se venger d’un autre ennemi,Polymestor. Dans son désespoir, la reine dépouillée de tous sesenfants et de tous ses biens, transforme momentanément dans saconscience un ennemi juré en ‘ami’, afin d’appliquer la loi du talioncontre un ennemi nouveau. La justice devient ainsi, pour elle, nonseulement une affaire humaine, mais surtout relative etconditionnée par les circonstances. Les dieux semblent ‘dériver’des lois de la terre, et en tout cas, passent au deuxième plan: « Pour moi, je suis esclave et sans force peut-être. Mais les dieux sontforts, et aussi la loi qui les domine. Car c’est la loi qui nous faitcroire aux dieux, et vivre en distinguant le juste de l’injuste» 41. Cecaractère civique des lois est alludé encore une fois, lorsque Hécube

constate que les décrets des lois (nomôn graphai) comptent parmiles obstacles de la liberté individuelle42. Rappelons-nous, aussi, quedans les Troyennes, ce sera encore cette femme anéantie quiexprimera à voix haute une idée assez audacieuse sur l’origine de la justice, dans sa fameuse prière: « O toi, support de la terre et qui sur la terre as ton siège, qui que tu sois, insoluble énigme, Zeus, loiinflexible de la nature ou intelligence des humains, je t’adore.

Toujours, suivant sans bruit ton chemin, tu mènes selon la justice

39 V. Euripide Suppliantes, 223-4.40  Troyennes, 1030-2.41   Hécube, 798-801. Cf. D.W. Lucas, The Greek Tragic Poets, New York,

 Norton Library, 1964,  pp. 234-5.42   Hécube, 864-7.

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les affaires des mortels» 43. Hécube verra, également, chez Ulysse

tous les vices d’un homme injuste par excellence dans ses rapportsavec les humains: « Le sort me fait l’esclave d’un être abominable et perfide, d’un ennemi du droit, d’un monstre sans loi, qui chez vouscalomnie les intentions des autres et va, des vôtres, en faire autantchez eux, langue doublement fausse qui met la haine partout oùrégnait l’amitié» 44.

3) La justice appliquée au niveau ‘international’

Le crime, dans la poésie tragique, n’est pas toujours dicté par un désir de vengeance personnelle. Les héros parlent souvent decrimes politiques ou bien commettent eux-mêmes une injustice entant que conquérants d’un peuple vaincu, en tant qu’hôtes puissantsou en tant qu’étrangers qui courent un danger.

En général, puisqu’on ne trouve pas un ensemble de loisfixes régissant les rapports familiaux ou communautaires, on ne pourrait pas non plus découvrir l’idée d’un droit ‘international’ ou‘inter-civil’. Néanmoins, il y a des moments où l’on formule descritiques sévères, lorsqu’un acte transgresse des règlesfondamentales implantées dans la conscience, paraît-il, par uneculture qui dépasse les frontières d’un peuple précis45. On dirait queces règles émanent d’un droit naturel et humanitaire fondé sur 

l’idée universelle que les mortels partagent le même sort et qu’ilssont également susceptibles de souffrances46.

Une telle loi prescrit la sépulture des soldats morts, après lecombat. Le héraut de Thésée, envoyé à Thèbes, proclame: « Nousvenons chercher ici des morts pour les mettre au tombeau,

43  Troyennes, 884-8.44   Ibid., 282-7. A propos de la complexité du caractère d’Ulysse dans la tragédie,

v. Pietro Janni, « Euripide, Troiane 281 sgg.» , dans Quaderni Urbinati di

Cultura Classica, no 21, 1976, pp. 97-102.45 À propos des lois non écrites les plus fondamentales, v. Jacqueline de Romilly,

 La loi dans la pensée grecque, p. 42.46 « En somme, ce qui ressortit de la loi non écrite relève de la morale et de la

solidarité humaine» , écrit Jacqueline de Romilly ( La loi dans la pensée

grecque, p. 38).

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LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 185

respectant ainsi la loi de tous les Grecs» (ton panellénion nomon

sôzontes)47

.D’autre part, les droits et les devoirs de l’hospitalité semblent

être connus et acceptés de tous les peuples qui se mêlent auxmythes tragiques. Ainsi, le meurtre d’un hôte, au double sens duterme (que ce soit un étranger qui jouit de l’hospitalité ouquelqu’un qui l’offre), est considéré comme un crime impie auxyeux de l’humanité. Dans  Iphigénie en Tauride, lorsque Oreste

s’entretient avec Iphigénie en cherchant un moyen de fuir avec elle,et qu’il lui propose, à cette fin, de tuer le tyran du pays, sa sœ ur rejette ce projet injuste: « Des étrangers assassiner leur hôte? Ah,quel forfait!» 48. Signalons, de plus, que c’est une femme qui proteste ici contre un acte qui s’oppose à une valeur moraleincontestable, liée à la pratique de l’hospitalité au niveau‘international’: l’acte de tuer celui qui offre l’hospitalité.Évidemment, ce n’est pas la première fois qu’un personnageféminin ose exprimer une idée sociale ou politique, bien que lesécrits féministes tiennent à soutenir que la tragédie montre toujoursles femmes subjuguées au système patriarcal qui leur ôte la libertéd’expression et d’initiative49.

On retrouve la même idée dans  Hécube, mais en sensinverse, où l’assassinat de Polydore, fils d’Hécube, par le roiThrace Polymestor qui l’hébergeait chez lui pendant la guerre deTroie, choque tout le monde. Hécube s’écrie: « Indicible,innommable forfait, qui passe les bornes de la stupeur, impie,intolérable! Où donc est la justice qui protège les hôtes?» 50 

47 V. Euripide Suppliantes, 670-2.48   Iphigénie en Tauride, 1021.49 V. à titre d’exemple, Sarah B. Pomeroy, « Images of Women in the Literature

of Classical Athens» , dans l’ouvrage collectif Tragedy, London & New York,Longman, 1998, ed. by John Drakakis & Naomi Conn Liebler,  pp. 217-8.

50   Hécube, 714-5 (Pou dika xenôn;). Constantinos Savva Yialoukas signale latriple injustice commise contre Polydore: « Hecuba saw in the murder of Polydorus the violation of a law of general validity which in the case of Polymestor took three concrete forms: disrespect towards human life, violationof the law of  xenia and denial of the burial due to a dead person» (The conflict 

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186 CHARA BACONICOLA

Agamemnon, à son tour, exprime son horreur pour celui qui tue

l’étranger qui est logé chez lui. « Il m’est pénible de juger les tortsd’autrui; cependant, il le faut. Car il serait honteux, ayant pris cetteaffaire en main, d’en rejeter la charge. Mon avis, si tu veux lesavoir, c’est que ni mon intérêt ni celui des Achéens ne t’ont pousséà tuer ton hôte, mais le désir de garder l’or en ta maison: tombédans le malheur, tu tiens le langage qui sert ta cause. Chez vous,tuer un hôte est peut-être sans importance; chez nous, qui sommes

Grecs, c’est un acte honteux. Comment, donc, t’absolvant,échapperais-je au blâme? Je ne pourrais. Tu as osé commettre uneaction infâme; supporte maintenant un traitement hostile» 51.

De son côté, la séduction d’Hélène est désapprouvée par toutle monde, puisque Pâris non seulement a enlevé l’épouse d’un autrehomme, mais qu’il l’a enlevée alors qu’il profitait de l’hospitalitéde Ménélas: il sera traité d’hôte félon ( xeinapatès)52. La mêmequalification recevra également Jason de la part de Médée, puisqu’ila trompé le roi de Colchide et sa propre femme53.

Le devoir sacré de protéger son hôte coïncide au statutd’inviolabilité auquel a droit tout homme qui arrive dans un paysétranger, indépendamment de son origine. Mais dans  Hélène,Ménélas, dès son arrivée en Égypte, rencontre une vieille femmequi le conseille de disparaître car il court un danger mortel: le roiThéoclymène hait les Grecs. Ménélas lui répond sans hésitation:« Je suis là en tant qu’étranger qui a naufragé, donc ma personne estinviolable» (asyléton genos)54. Pourtant, le roi Égyptien, toutcomme le roi Thoas en Tauride, poursuit et met à mort les Grecsqui pénètrent dans son pays55. On pourrait supposer ici qu’enÉgypte et en Tauride les mœ urs ou les lois qui ont affaire auxétrangers ne sont pas les mêmes que celles des cités grecques. Mais

of doxa and  alétheia in Euripides and his predecessors, Nicosia-Cyprus, TheCyprus Association of Greek Philologists ‘Stasinos’, 1990, p. 74).

51   Hécube, 1240-51.52  Troyennes, 866.53   Médée, 1392.54   Hélène, 449.55 V. Hélène, 468 et 479-80, et Iphigénie en Tauride, 38-39.

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LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 187

nos poètes tragiques tiennent trop peu à montrer des différences

culturelles entre les pays où ils nous amènent. Et si Euripide faitdire à Iphigénie, prêtresse en Tauride, que les lois de son paysinterdisent aux Hellènes de sacrifier des victimes humaines56, nousne pouvons voir dans ce commentaire qu’une attitude ironique du poète57, puisque Iphigénie, un peu avant, s’était rappelée la violencede son propre massacre (esphaxen -!-) sacrificiel en Aulide58.

En réalité, le droit d’asile et d’hospitalité est, dans la tragédie

grecque, encore une question ‘ouverte’, susceptible de discussion.La protection des étrangers est, d’une part, un acte pieux (dont Zeuslui-même se porte garant), mais, d’autre part, elle doit souvent tenir compte d’un tas de paramètres sociopolitiques, selon lesquelsl’asile accordé pourrait éventuellement nuire à l’ordre établi sur le plan de la cité ou de ses relations avec une cité ou un pays étranger.Euripide, par la voix de Médée, nous rappelle que l’asile etl’hospitalité ne sont pas accordés aux meurtriers59. Pourtant, mieuxque tous, Eschyle étale une problématique minutieuse à propos del’asile dans ses Suppliantes, où le roi Argien hésite à prendreimmédiatement le parti des Danaïdes persécutées par leurs cousins:« décider ici n’est point facile» 60. Et il expose une argumentationdétaillée qui trahit son souci de la justice tant pour les suppliantesque pour son propre pays61.

56   Iphigénie en Tauride, 465-6.57 Les sous-entendus religieux et culturels de ce drame ne sont pas les seuls à

mettre en doute les idées traditionnelles. Dans  Héraclès, par exemple, c’estThésée, au moment où il soulage moralement le héros malheureux, et où ill’assure de sa protection, qui exprime cette idée ambivalente: « Quand on a lafaveur des dieux, les amis sont inutiles. Il suffit de la protection qu’il plaît à ladivinité de nous accorder» (1338-9). Cf. Michael R. Halleran, « Rhetoric,Irony, and the Ending of Euripides’ Heracles» , dans Classical Antiquity, vol. 5,

no 2, October 1986, p. 181.58   Iphigénie en Tauride, 8.59   Médée, 386-8.60 Eschyle Suppliantes, 397.61   Ibid., 387-9, 399-401, 474-7 et ailleurs. Cf. [Chara Baconicola, Moments de la

tragédie grecque, t. II]: Chara Baconicola,  Moments de la tragédie grecque,Athènes, 2004, Kardamitsa, pp. 93-111 (chap. « Le droit du suppliant et l’asile

 politique dans la tragédie grecque» ).

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188 CHARA BACONICOLA

La dramaturgie antique fait souvent allusion à unetransposition de la justice divine au domaine de la dynamiquehumaine. Dans  Hélène,  la prêtresse Théonoé, prompte à aider lecouple à fuir, déclare assumer, de par sa nature, le rôle de jugeimpartial: « Je suis par ma naissance un vivant sanctuaire, un templeauguste de Diké» 62. Mais Eschyle lui-même, qui invoque tropsouvent le nom de Zeus, ainsi que de ses ‘accompagnatrices’

divines, Diké et Thémis, insinue parfois que l’œ uvre de la justiceincombe plutôt aux mortels. Les Danaïdes, en attendantanxieusement le verdict de la ville qui va décider de leur sort,expriment une haute déontologie culturelle à propos du droitinternational: « Que le conseil qui commande en cette cité gardesans trouble ses honneurs, pouvoir prévoyant qui pense pour le biende tous! Qu’aux étrangers, avant d’armer Arès, on offre, pour éviter des maux, des satisfactions réglées par traité!» 63. D’une façon oud’une autre, on constate chez tous les poètes tragiques unetendance, plus ou moins explicite, à désacraliser la justice et ledroit64.

Dans  Antigone, Créon apparaît afin de nous exposer unensemble de postulats concernant le bien-être de la cité et afin dedéclarer carrément que par ses lois il compte augmenter la grandeur de sa ville65. Il est évident que la justice que Créon préconise est justifiée et raisonnable, et que les lois qu’il tient à instaurer àThèbes ne visent point à éliminer une personne précise. Pourtant, ils’avère que cette loi est destinée tout d’abord à punir Polynice, bienque déjà mort. La loi dont il parle n’est, par conséquent, qu’unemesure politique (ekkekerydtai)66, voire urgente. Le Chœ ur s’y

62   Hélène, 1002-3.63 Eschyle Suppliantes, 698-703.64 Cf. [Stéphanos I. Délicostopoulos, Genèse du droit et poésie grecque

ancienne]: Athènes-Komotinè, Sakkoulas, 1996, pp. 107-43. 65   Antigone, 175-91. Cf. ibid., 177.66   Ibid., 203.

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LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 189

résigne, puisque le roi a le droit exclusif d’appliquer la forme de

 justice qui lui plaît67

.Mais voici Antigone, qui a osé passer outre aux ordres de

Créon. À ce reproche du roi, Antigone répondra en faisant unedistinction sémantique rigoureuse entre la loi telle que la pense elle-même et ce que Créon appelle ‘la loi’68. Cela l’amène à signaler lesdifférences linguistiques qui séparent sa propre axiologie desvocables de la justice employés par le roi. Ainsi, Créon profère

toujours le mot nomos, alors qu’Antigone emploie le motkerygmata (et le verbe proukeryxas)69, pour désigner les prétendues‘lois’ de son oncle. La justice à laquelle obéit la fille d’Œ dipe estune justice non écrite mais très nette pour elle. À la questionrhétorique que lui pose Créon (« ainsi as-tu osé passer outre à maloi?» ) Antigone répond non pas comme une révoltée, mais commeune personne pieuse, quoique inflexible:

« Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée! Ce n’est pas la justice, assise aux côtés des dieux infernaux; non, ce ne sont pas làles lois qu’ils ont jamais fixés aux hommes, et je ne pensais pas quetes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à unmortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites,inébranlables, des dieux! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’huini d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru» 70.

Sophocle a donné plus de points à Antigone lors de sonopposition ouverte à Créon, qui semble outrager non seulement lesens de justice de sa nièce, mais aussi celui de son fils et celui de lacité71. Pourtant, cela ne signifie point qu’Antigone soit tout à fait juste (le texte fait allusion à ses torts à elle72) et que Créon soit le

67   Ibid., 213.68 Cf. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 29.69   Antigone, 454 et 461 respectivement.70   Ibid., 450-7.71 V. ibid., 743 (critique d’Hémon), 1270 (critique du chœ ur). Cf. Mary Whitlock 

Blundell,  Helping Friends and Harming Enemies, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1989,  p. 126.

72 V.  Antigone, 853-5 et 872-5 (critique du Chœ ur), et 924 (aveu ambigud’Antigone: « ma piété m’a valu le renom d’une impie» ).

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190 CHARA BACONICOLA

seul coupable. Ils partagent la responsabilité de ce conflit qui

causera tant de morts. Munoz met au point cette réalité ambivalenteque ces héros tragiques envisagent: « En réalité, ce qui semble êtredébattu dans la pièce est la nécessaire harmonisation entre les deuxsortes de lois, les divines et les humaines. […]…ce ‘nouage’ entreles dieux et la ‘polis’, cette ‘compénétration’ entre les lois divineset humaines (…)» 73. Pourtant, quant à l’« harmonisationnécessaire» , elle demeure plutôt un vœ u qu’une réalité.

La thématique de la justice sans la tragédie attique, loind’aboutir à un ensemble d’axiomes cohérents, nous met en présenced’une gamme de nuances axiologiques interminable quant à la justice et la loi qui régissent le ciel aussi bien que la terre deshommes. Les sophistes y sont pour quelque chose, surtout en ce quiconcerne la problématique d’Euripide. Évidemment, la polysémie

et la relativité de la justice s’enrichit encore plus à l’époque dessophistes-orateurs74, où la rhétorique encourage des points de vuevariés sur des différends personnels entre citoyens ou bien sur desoppositions politiques75. Mais cette polysémie n’est pas du mêmegenre que celle de la tragédie, puisque l’une s’introduit dans la viede la cité et la vie politique, introduisant dans la problématique dela justice la question de l’efficacité76, alors que l’autre s’attacheessentiellement aux grandes ‘apories’ vis-à-vis de l’existence et dusort humains, vis-à-vis d’un univers qui ne sera jamais ni juste niinjuste. Ainsi, le problème de la justice, divine, humaine oucosmique demeure irrésolu dans la tragédie. Car, commeSchürmann l’écrit, « il faut un déni tragique pour que naisse la loi

73 Felipe-G. Hernandez Munoz, « Le conflit tragique entre Créon et Antigone et

son reflet dans la langue de Sophocle» , dans Les Etudes Classiques, t. LXIV,1996, pp. 157-8.

74 Cf. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 75.75 V. à ce propos, C. Carey, « Nomos in Attic rhetoric and oratory» , dans The

 Journal of Hellenic Studies, vol. CXVI, 1996, pp. 33-46.76 Cf. Jacqueline de Romilly,  La loi dans la pensée grecque, p. 85 (« Ainsi, au

nom de l’utilité et de la préservation humaine, les vertus propres à maintenir l’ordre de la cité prennent une place essentielle» ).

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LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 191

univoque» 77. Sinon, on reste dans le royaume de la tragédie, dont la

dialectique implique la perte de toute certitude absolue, de toutesymétrie dans la vie humaine (« a radical imbalance» , dira Storm, enrejetant l’optique hégélienne)78.

Ainsi, nous apprenons qu’il existe des malheurs extrêmes quisont justes79, des paroles justes et honteuses à la fois80, et des principes justes qui permettent des exceptions (injustes)81.

L’ambiguïté ontologique, gnoséologique et même

linguistique qui parcourt la tragédie antique ne saurait épargner lamorale et, par conséquent, la justice elle-même. Celle-ci a dûattendre Platon pour trouver une place stable et indubitable dans la pensée grecque.

77 Reiner Schürmann, Des hégémonies brisées, Mauvezin, Trans-Europ-Repress,

1996, p. 40.78 William Storm,  After Dionysus. A Theory of the Tragic, Ithaca & London,Cornell University Press, 1998, p. 43.

79 V. Iphigénie en Tauride, 559.80 V. Euripide Electre, 1051 et Oreste, 194.81 V. Phéniciennes, 524-5. Cf. Chariclia Baconicola-Ghéorgopoulou,  L’absurde

dans le théâtre d’Euripide, Athènes, Université Nationale et Capodistriaqued’Athènes, 1993, pp. 394-6.

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12

ÉLÉMENTS DE DROIT PÉNAL DANS

LA TRAGÉDIE GRECQUE ANCIENNE

FORMES D’APPLICATION DE PEINES DANS

LES BACCHANTES D’EURIPIDE  

ATHANASIOS STEFANIS

Chercheur,Centre de Recherche sur les Littératures grecque et latine, Académie d’Athènes

Au début des  Bacchantes, le dieu Dionysos fait sonapparition sous les traits d’un jeune homme, et dans le Prologuequ’il prononce, il explique les raisons de sa métamorphose: il estvenu à Thèbes dans le but de punir les sœ urs de sa mère Sémélédont elles ont souillé la mémoire en colportant les bruits qu’elleavait été mise à mort par Zeus; selon elles, la cause en était qu’elleaurait attribué au père des dieux la responsabilité de sa grossesse,fruit d’une relation avec un mortel. C’est la raison pour laquelleDionysos les avait chassées de leurs demeures en état de démence;depuis lors, elles habitent sur le Cithéron, l’esprit égaré, vêtues dela tenue rituelle de la Bacchante (32-34). Mais il avait aussi, avecelles, chassé toute la population féminine de Thèbes (35-36): pour 

Dionysos, ce qui prime, c’est de (a) montrer à la cité quelle graveomission elle commettait en ignorant les cérémonies qui lui étaientdues, (b) réhabiliter la mémoire de sa mère et (c) imposer, par la

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194 ATHANASIOS STEFANIS

force1, son culte à Thèbes, malgré la résistance de Penthée à qui son

grand-père, Kadmos, avait cédé le pouvoir (43-44): il démontreraainsi au jeune roi et à tous les Thébains qu’il est Dieu, fils de Zeus.Certes, cela entraîne l’application de peines sévères comportant lamise à mort rituel de Penthée et le bannissement de la familleroyale de Thèbes.

Dès son entrée en scène (215), Penthée se fait l’écho del’information donnée précédemment par Dionysos au sujet des

femmes de Thèbes qui, ayant abandonné leurs demeures pour serendre sur le Cithéron, se rassemblent en thiases pour adorer lenouveau dieu: il va ajouter, toutefois, que selon ses informations àlui2, il ne s’agit que d’un prétexte; en vérité, les Thébaines, au lieud’être devenues des Ménades de Bacchus, s’enivrent de vin et seretirent dans des endroits déserts pour offrir des plaisirs érotiques àdes hommes, autrement dit, elles préfèrent Aphrodite à Dionysos3.

1 Bien que Dionysos soit associé à la loi (891), déjà dans son Prologueexplicatif, il se déclare sans détour pour l’usage de la violence: « …contraintesde porter ma livrée orgiaque (skeuên t’echein ênagkas’orgiôn emôn)» (34), « ilfaut que malgré elle (kei mê thelei) cette ville comprenne» (39), « contre eux jemènerai mes troupes de ménades ( xynapsô mainasi stratêlatôn)» (52). (Lestraductions utilisées ici sont celles de la Collection des Universités de France).

2 Les Bacchantes 216: « j’appris le récent fleau de la cité (klyô de neochmatênd’ana ptolin kaka)» . Il s’agit d’informations qui lui viennent de tiers et non

 pas d’une perception personnelle des événements, comme le souligne fort pertinemment J. R. March, « Euripides’ Bakchai: a Reconsideration in the Lightof Vase-Paintings» ,  BICS  36 (1989), 45. En ce qui concerne le point de vueselon lequel Penthée transforme graduellement en perception personnelle toutce qui lui a été transmis quant aux événements survenus durant son absence,voir V. Leinieks, The City of Dionysos. A Study of Euripides’Bakchai, Stuttgart1996, 217 et R. P. Winnington-Ingramm, Euripides and Dionysos. An Interpretation of the Bacchae, London 19972, 45-46.

3 Il vaut la peine de noter que la question de la probable activité érotique des

femmes de Thèbes, provoque des réactions immédiates, comme celles deTirésias: « Ce n’est pas à Dionysos de forcer les femmes à la modération dansle culte de Kypris (ouch o Dionysos sôphronein anagkasei / gynaikas es tênKyprin)» (314-315), ou celles du Messager, « témoin visuel» : « et non pas, ainsique tu les peins,… cherchant à l’écart l’amour dans la fôret (ouch ôs sy phês…thêran kath’ylên Kyprin êrêmômenas)» (686-688), de plus, ces deux

 personnages, semblent attribuer ce point de vue, qui cependant se fonde sur des informations, à Penthée lui-même.

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 195

C’est ainsi que l’on interprète l’expression  plastaisin bakhiaisin 

(218) qui qualifie le comportement des femmes de Thèbes –lequelsemble menacer la cohésion de l’ordre social –décrit en détail dansles vers 221-225.

C’est la raison pour laquelle le jeune roi considère commeindispensable de prendre des mesures privatives de liberté pour le bien de la cité dont il semble s’inquiéter. Son réquisitoire àl’encontre des femmes de Thèbes est effectivement très sévère: (a)

comportement séditieux4

envers la cité puisqu’elles ont abandonnéleurs demeures (dômat’ ekleloipenai, 217) et se trouvent en un lieuéloigné et dangereux, (b) consommation de vin et (c) comportementérotique malséant (eunais arsenôn hypêretein, 223). Il nous informequ’il n’est pas resté sans réagir: il a déjà fait arrêter 5 et emprisonner 

4 La notion de stasis est renforcée par la qualification de kakôn accompagnantl’adjectif neochma (216). Voir P. Chantraine, Dict. Étym., s.v. neochmos, « qui

innove, qui constitue une innovation» , cf. Thucydide 1, 12, 2 (on trouve leverbe neochmoun à côté du terme stasis), et Souda n  223 (III 452 Adler),neochmoun: kainotomein, neôtera ergazesthai. Thèbes, d’ailleurs, constitue lemodèle de la cité « divisée» (cf. N. Loraux,  La cité divisée, l’oubli dans lamémoire d’Athènes, Paris 1997). A. W. Verrall (The Bacchants of Euripidesand other Essays, Cambridge 1910), qualifie les femmes de « rebelliouswomen» (p. 94).

5 Curieusement, alors que Penthée, selon ses déclarations, était absent de la cité(215), non seulement il semble posséder des informations très détaillées sur les

événements survenus (217-225), mais il soutient même qu’il est déjà passé àl’action, et de plus avec succès (226-227). Ceci s’est probablement fait avantson retour à Thèbes, selon des ordres donnés de loin. Sur ce point,l’interprétation que donne F. A. Paley (Euripides. With an EnglishCommentary, vol. II, London 1858), concernant les explications de Penthée nesemble pas tenir: « il se trouvait que j’étais absent lorsque j’ai pris pour la

 première fois connaissance des événements; je suis immédiatement rentré pour y mettre fin et j’ai déjà arrêté certaines de ces femmes» (p. 412). Fort

 justement, A. Rijksbaron, Grammatical Observations on Euripides’Bacchae,

Amsterdam 1991, souligne l’inconséquence relativement à l’ordre temporeldes événements (et en particulier le moment exact de l’arrestation des femmesde Thèbes) et il se réfère au phénomène de la « parataxe rhétorique» (p. 39), eninterprétant le verbe klyô comme un présent historique et en restituant de cettefaçon l’ordre logique des actions du roi (contrairement à G. S. Kirk, The Bacchae of Euripides. Translated with an Introduction and Commentary,Cambridge 1979, dont il cite la traduction). Ce ne serait toutefois pas inutile defaire remarquer que c’est plutôt intentionnellement que l’inconséquence en

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196 ATHANASIOS STEFANIS

(sous surveillance) certaines de ces femmes, les mains liées, dans la

 prison d’État. S’agissant des autres6

, il projette de se lancer à leur  poursuite pour s’en emparer (thêrasomai) comme s’il s’agissait de bêtes sauvages et de plus très dangereuses, puisqu’il pense se servir de filets de fer: la raison en est la kakoûrgos bakheia des femmes àlaquelle le roi veut mettre fin. Cette kakoûrgos bakheia apparaît par conséquent comme la principale raison invoquée par Penthée afinde justifier la décision d’arrêter les femmes de Thèbes qui se

trouvent sur le Cithéron et, surtout, de les ramener dans la cité pour les avoir sous sa garde. Le qualificatif de kakoûrgos (àsavoir nuisible, catastrophique, calamiteux) accolé à bakheia estcertainement en rapport avec la cité. La bakheia7  des femmes de

question est implicite dans la pièce pour des raisons purement dramatiques:d’ailleurs, comme on le sait, le monologue de Penthée fonctionne comme unsecond Prologue explicatif et semble avoir pour objectif de montrer tant le

caractère impulsif du jeune roi que sa détermination à ne pas permettre ladiffusion du nouveau culte, élément décisif pour le déroulement de la pièce.Cette attitude semble aller à l’encontre des tergiversations dont il fait montre

 par la suite quant à la question de son déplacement sur le Cithéron, de mêmeque du dilemme qui le tracasse (se rendre sur le Cithéron seul, accompagné,avec ou sans armes, travesti, etc.). Pour notre cas, donc, Penthée mentionnequ’il était absent de Thèbes, mais dès qu’il fut informé de ce qui survenait dansla cité, il a immédiatement donné l’ordre d’arrêter les femmes qui avaientabandonné leurs demeures afin de s’adonner au culte du nouveau dieu, en ne

souffrant aucun retard, retard qui entraînerait une procédure plus prudente de la part d’un dirigeant plus chevronné: à savoir attendre d’être de retour dans lacité, s’informer plus exactement sur place de la situation, se faireéventuellement conseillé avant de prendre une décision puis de procéder à la

 prise des mesures requises. Il manifeste la même précipitation dans la suite deses déclarations: (a) faire arrêter le reste des femmes qui se sont rendues sur leCithéron, (b) capturer l’étranger, qui semble être responsable de tout ce qui se

 produit dans la cité. Un peu plus tard, lors d’une explosion de colère dirigéecontre les deux vieux Bacchants, il ordonnera de détruire le lieu où Tirésias

rend ses oracles.6 De plus, elles sont organisées en trois thiases commandés par sa mère et lessœ urs de celle-ci (680-682). L’intensité dramatique que constitue le fait pour Penthée lui-même d’entendre prononcer les noms de ces trois femmes, qui entant que parentes le concernent davantage, remplit de scepticisme quant à laquestion du marquage des vers 229-230 par un obèle.

7 C’est le même terme qu’Euripide emploie dans les Phéniciennes 21, où Jocasteinforme qu’en dépit de l’interdiction formelle faite à Laïos d’avoir des enfants,

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 197

Thèbes nuit à la cité elle-même, constituant l’un des fléaux

(neochma kaka, 216)  qui l’ont frappée, elle est de plus fausse( plastaisin bakhiaisin, 218), dissimulant d’autres activités et c’est laraison pour laquelle le roi veut y mettre rapidement fin avantqu’elle ne menace l’ordre et la sécurité publique.

La deuxième information que nous fournit Penthée serapporte à la venue d’un étranger à Thèbes, un mage jeune et beau(c’est donc une menace pour la chasteté des femmes) et comme les

 bruits en courent (legousi, 233), cet étranger aurait des relations(syggignetai, 237) jour et nuit avec les femmes de Thèbes. En outre,il prétend que Dionysos est Dieu, fils de Zeus et de Sémélé.

Ainsi, selon ses déclarations, le jeune roi se présente commele protecteur de la cité et comme un chef responsable, désireux derétablir le plus rapidement possible l’ordre vacillant dans la cité. Satactique a pour but le retour des femmes de Thèbes dans la cité et

leur détention dans la prison d’État, ainsi que la punitionexemplaire de cet étranger charlatan qui les entraîne. Il pense,qu’ainsi, il empêchera l’instauration du nouveau culte trompeur quiconstitue une menace, principalement pour la population fémininede la cité8.

ce dernier, cédant à la volupté es te bakheian pesôn espeiren…paida. D. J.Mastronarde (Euripides: Phoenissae. Edited with Introduction and Commentary, Cambridge 1994) donne à ce terme l’interprétation de « revelryunder the influence of wine» (p. 147).

8 Ce que nous pourrions soutenir en ce qui concerne Penthée, c’est qu’il sembledès le départ, quant aux événements, céder à une certaine impression qui netient pas compte de la dimension religieuse de l’affaire, mais seulement de ladimension profane (voir J. Gregory, « Some Aspects of Seeing inEuripides’ Bacchae» , G&R 32 (1985) 23-31). D’ailleurs, pour le jeune roi de

Thèbes, cet aspect est important: les femmes auraient-elles quitté la cité pour « s’amuser» , prétextant vouloir honorer le « nouveau dieu» ? L’étranger qui sefait passer pour « prophète» du dieu serait-il un charlatan animé de vues« malhonnêtes» sur les Thébaines? De même, élément encore plus important

 pour Penthée, d’un point de vue politique: est-il vrai que l’étranger colportedes inexactitudes quant à l’identité du nouveau dieu, Dionysos, en prétendantqu’il fut porté dans la cuisse de Zeus?

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198 ATHANASIOS STEFANIS

Dans la présente étude, où nous entreprenons une nouvelle

approche de cette tragédie, nous nous intéresserons au moded’utilisation de certains termes de procédure, connus du droit pénalathénien. Ces termes, insérés dans le cadre du discours tragique,sont employés pour désigner les tentatives désespérées que déploiePenthée afin de punir les responsables du désordre occasionné dansla ville de Thèbes. Dans la mesure où, dans les  Bacchantes d’Euripide, le « transport dionysiaque» est présenté dans toute sa

splendeur, et où l’on montre la manière dont sont punis tous ceuxqui résistent à la puissance divine, l’ambiguïté constitue le pointfort de notre recherche tout autant que l’inversion fréquente du sensdes termes liés à ce vocabulaire particulier. Ici, nous intéressent tantla terminologie des peines que les termes qui se rapportent à descomportements illicites pour lesquels sont prévues des peines précises. Le poète présente les deux principaux personnages de la pièce, Penthée et Dionysos, employer des expressions qui renvoient

au droit pénal de l’époque, dans « un clin d’œ il» au spectateur. C’estdans ce sens que l’on entreprend de faire un rapprochement entreles références tirées d’une tragédie représentée à la fin du Ve siècleav. J.-C. et un droit pénal déjà développé et organisé, tel qu’ilexistait à Athènes. Néanmoins, nous ne méconnaissons pas laspécificité du genre et du discours tragiques, où, comme nous lesavons, la préférence se tourne vers la confusion des sens, la

controverse, et les références allusives, tendance qui contredit leslois consacrées de la cité, lesquelles se distinguent par leur clarté.Les différentes formes d’application d’une punition, les cas deculpabilité, mais aussi les procédures y afférentes, sont envisagéscomme des catégories socialement fixées et en tant que telles, elles peuvent être repérées dans des institutions sociales précises, àl’instar de la tragédie grecque ancienne.

La méthode suivie consiste (a) à repérer les peines quePenthée applique ou bien se propose d’appliquer, vues en relationavec le droit pénal athénien, (b) relever et discuter certaines peinestrès sévères que Penthée annonce, sous forme de menaces, peinesqui, au cours du déroulement de la pièce, se retournent, d’unecertains manière, contre lui, (c) tenter d’expliquer cette tactique du

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 199

 point de vue du roi, autrement dit d’expliquer les raisons pour 

lesquelles Penthée veut, grâce à l’« application» des différentes peines, empêcher la propagation du nouveau culte. L’objectif de cetravail, dans lequel nous examinons avec une grande attention larelation entre les vocabulaires juridique et tragique, est aussid’apporter une réponse à la question suivante: en définitive,Penthée ne disposerait-il pas d’une plus grande lucidité et d’un plusgrand bon sens, donc d’une plus grande responsabilité politique que

ce que lui attribue la bibliographie

9

jusqu’aujourd’hui? Nous pensons que le cadre juridique de l’époque de la rédaction de latragédie10 peut éclairer cet aspect et nous permettre d’être menévers quelques constatations utiles.

(a) Pour avoir abandonné leurs demeures et s’être renduesdans la montagne, les femmes arrêtées sont punies – comme le mentionne Penthée –d’emprisonnement:

226-227 « J’en ai saisi (eilêpha) plusieurs qui, les mains bienliées (desmious cheras), dans mes cachots publics par mes gens sont tenues (sôzousi pandêmoisi prospoloistegais)» . 

C’est une peine de ce type que le roi semble aussi réserver aureste des femmes qui séjournent sur le Cithéron. Il pense les pourchasser et les capturer dans des filets de fer (228-231).

Tirésias11

est à un moment menacé d’être jeté en prison au milieu9 C’est le point de vue de March, op. cit. (note 2), p. 44: « Pentheus is instead

this very young king, very much aware of his responsibilties, who takes hisduties as a ruler very seriously» , (dans sa note 45, elle mentionne des étudesqui s’expriment de façons favorable ou défavorable sur Penthée).

10 Notons qu’en 409/8, la loi de Dracon sur l’homicide, que Solon n’avait pasabrogée, fut réinscrite sur une colonne de pierre (voir M. N. Tod, Greek  Historical Inscriptions, Oxford 1946-1948, 87), alors que déjà depuis 410, une

nouvelle recension du code des lois de Solon et de Dracon –achevée peu avant403/2 –avait été entreprise à Athènes. Voir aussi N. Robertson, « The Laws of Athens, 410-399 BC: The Evidence for Review and Publication» ,  JHS  110(1990) 43-75.

11 Il est flagrant que Penthée identifie Tirésias à une bacchante, tandis quel’image que donnent les deux vieillards le fait rire (250) comme pour anticiper sur sa propre ridiculisation (854-855) lorsqu’il consentira, sous l’influence dudieu, à revêtir la parure féminine de bacchante. Le point de vue de Gregory

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des Bacchantes, bien que l’accusation portée contre lui soit

 beaucoup plus grave, cependant elle ne lui sera pas appliquée, car ledevin est très âgé (le cas de Tiresias, toutefois, se rattache à la sous-catégorie des menaces d’application de peine: de plus, par la suite,l’ordre sera donné de profaner le lieu d’où il observe les oiseaux,ordre qui ne sera vraisemblablement pas exécuté).

258-260 « Mais, si tes cheveux blancs ne te protégeaient pas,tu irais bel et bien t’asseoir chargé de chaînes

(desmios) au milieu des bacchantes! Et cela pour avoir essayé d’introduire chez nous un culte scelerat (teletas ponêras eisagôn)» . 

Enfin, pour ce qui concerne l’étranger, la punition seraidentique: le roi l’enferme, ou tout du moins tente de l’enfermer, enlui faisant lier les mains, dans les écuries du palais.

Il est clair que l’emprisonnement des femmes dans la prison

d’État (les mains liées et sous surveillance) est en rapport avecl’intention du roi de ramener les femmes dans la cité, en mettant finà ces bacchanales qui constituent un prétexte à un comportementillicite et malséant. Et cet enfermement est prévu manifestement jusqu’à ce que Penthée parvienne à faire face à la cause du malheur,à savoir le principal responsable qui n’est autre que l’étranger arrivéà Thèbes. Autrement dit, il s’agit d’un renforcement des mesures de

sécurité dans la cité même, de façon à empêcher les femmes

(op. cit.) sur la façon dont Penthée voit Kadmos et Tiresias, qui sont, toutefois,les seuls à vouloir réellement adorer le nouveau dieu, sans autre incitation, estquelque peu excessive: « what he (scil. Pentheus) sees is two decrepit anciens

 prepared once more to enter the sexual lists» (p. 28), à partir du moment où leroi considère que les cérémonies bachiques ne sont que le prétexte à commettredes actes de luxure. Nous pensons que Penthée n’adresse cette accusationqu’aux seules femmes, en fonction des informations qu’il possède jusqu’alors(consommation de vin, préférence donnée à Aphrodite plutôt qu’à Dionysos),sinon, il n’hésiterait pas à faire emprisonner les deux vieillards où à les enmenacer, tout en mentionnant la raison.

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 201

arrêtées de s’enfuir, objectif qui ne sera pas atteint comme la suite

le démontrera (443-448)12

.S’agissant de l’arrestation de l’étranger, l’ordre de Penthée

est on ne peut plus clair, il doit être amené desmios.

355-356 « Et quand vous l’aurez pris et dûment enchainé(desmion), amenez-le vers moi...» .

Effectivement, le Serviteur amène l’étranger sur scène, lesmains liées (437, 451). La punition que Penthée va lui infliger 

(suite aux menaces de lui couper ses boucles, bostrucchon, et de luienlever son thyrse) est: l’emprisonnement.

497 « Puis nous te garderons au fond de notre geôle(heirktaisi t’ endon sôma son phylaxomen)» .

Il s’agit des écuries du palais de Penthée, choisies, cette fois-ci, à la place de la prison d’État, en raison des ténèbres épaisses quiy règnent (510 et 549; voir 611, skoteinas horkanas) comme pour anticiper sur la scène qui va suivre (où le roi enchaîne un taureauqu’il prend pour son prisonnier étranger 13).

Il est clair, dans ce cas, que cette mesure qui consiste àlimiter la liberté de mouvement de l’étranger, est prise en attendantde rassembler des éléments à charge qui permettront le prononcéd’une peine plus sévère. Ce qui apparaît plus bas, lorsque Penthéeexhorte le Messager à parler avec franchise, après l’avoir rassuré enlui promettant l’impunité:

12 Il n’en est même pas question par la suite, dans la mesure où Penthée sembledésormais porter son intérêt sur le prisonnier étranger et sur l’instruction quisuivra.

13 À partir de ce moment, la puissance divine de l’étranger –qui ridiculise

Penthée –commence à se manifester lors de la scène de l’enchaînement dutaureau, dont s’occupe curieusement le roi lui-même (en dépit de l’ordreexpresse qu’il avait donné précédemment (509-510), « Enfermez-le(katheirxat’auton) près d’ici au fond des écuries (hippikais pelas phatnaisin),que son œ il ne voie plus que d’épaisses ténèbres!» ): « Avisant un taureau, dansl’étable ( pros phatnais) où j’étais prisonnier (ou katheirx’êmas agôn), il[Penthée] tenta d’entraver ses genoux, ses sabots (tôde peri brochous eballegonasi kai chêlais podôn)» (618-619).

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« Mais, plus tu m’en diras au sujet des bacchantes (deinotera

bakhôn peri), plus inflexiblement s’abbattra ma justice (tê dikê prosthêsômen) sur celui qui souffla sa magie à nos femmes (tonhypothenta tas technas gynaixi)» .

Du point de vue dramatique, la réaction immédiate de l’étranger àl’annonce de la peine est également digne d’intérêt:

498 « Le Dieu viendra me libérer quand je voudrai (lyseim’ o daimôn autos, otan egô thelô)» . 

Au cours du vif dialogue qui s’ensuit, l’étranger « interdira» qu’onle lie: audô me mê dein (504). Penthée lui répliquera sur le mêmeton, en se prévalant de sa force: 

505 « T’enchaîner est mon droit: je suis plus fort que toi(egô de dein ge, kyriôteros sethen)» .

La scène se termine sur les menaces de l’étranger qui en appelle àDieu pour l’injustice14 qui lui est faite:

518 « Tu nous fais tort, mais c’est lui que tu mats aux fers !(êmas gar adikôn keinon es desmous ageis)» .

Dans la pratique de la procédure, l’emprisonnement (desmos)constitue une peine15 ordinaire appliquée par les tribunaux

14 Ici l’ambiguïté qui domine dans la formulation du vers renvoie à la procédure

 juridique de dikê ou graphê eirgmou (à ce sujet, voir É. Karabélias, Étudesd’histoire juridique et sociale de la Grèce Ancienne, Athènes 2005, 263). 

15  Ta de timêmata: zêmia, phygê, atimia, thanatos, desmos, stigmata, stêlê (Pollux 8, 69). Voir A. R. W. Harrison, The Law of Athens, vol. II. Procedure,Indianapolis 19882, 177, 241-244, Karabelias, op. cit ., 262. Les termes, serapportant à la punition d’emprisonnement, mais aussi de captivité, qui serépètent dans le texte, sont: eirgô (443), katheirgô (509, 618), eirktê (497,549), horkanê (611) – deô (439, 444, 504, 505), desmeuô (616), desmos (444,447, 518, 634, 643, 1035), desmios (226, 259, 355, 792), desmios brochos 

(615), brochos (545, 619). Leinieks, op. cit ., 210-216, attribue cette tactique dePenthée à sa « propension à l’emploi de la violence» . (En ce qui concerne lesens « primitif» du terme desma, voir Homère,  Hymne à Hermès, où Apollonlie les mains d’Hermès à l’aide de liens d’osier très serrés (kartera desmaagnou, 409-410). En ce qui concerne le terme eirktê qui désigne la prison (cf.Hérodote 4, 146, Thucydide 1, 131), son emploi (au pluriel) par Xénophon, Mémorables 2, 1, 5, présente un intérêt car il prend le sens de la partieintérieure de la maison, des appartements destinés aux femmes, à savoir du

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 203

compétents, pour divers délits. On l’applique habituellement dans

l’attente du procès (« détention préventive» ) ou bien après jusqu’àl’exécution d’une peine plus sévère ou jusqu’au versement del’amende infligée16.

(b) Parmi les menaces qu’il profère, principalement17 contre l’étranger, Penthée mentionne des peines beaucoup plus sévères qui ne laissent certainement pasde surprendre:

« gynécée» . Comparant le comportement des hommes avec celui des fauvesstupides qui tombent dans les pièges à cause de leur  lagneia, Socrateremarque: ôsper oi moichoi eiserchontai eis tas eirktas eidotes, oti kindynos tôimoicheuonti a te o nomos apeilei pathein kai enedreutheinai kai lêphthentahybristhênai. Pour ce qui concerne le terme horkanê cf. Hésychius o 28 (II 776Latte) horkanê: eirktê, desmôtêrion. 

16 Témoignages indicatifs tirés de textes d’orateurs: (a) Détention préventive;

voir Démosthène, Contre Timocrate 136: « De même, les trésoriers (oitamiai)…sont demeurés en prison (en tô oikêmati toutôi) jusqu’au jour de leur 

 jugement (eôs ê krisis autois egeneto)» . (b) Peine de prison pour avoir commisde graves délits; voir Dinarque, Contre Aristogiton 2: « car il a commis dans le

 passé maints forfaits qui méritaient la mort (thanatou axia polla) et il a passé plus de temps en prison (en tô desmôtêriôi) qu’en liberté» .  Ibid. 9: («unhomme qui fut jeté en prison (eis to desmôtêrion) pour sa conduite criminelle(dia ponêrian)» . (c) Détention en prison jusqu’au remboursement des fonds

 publics détournés; voir Démosthène, op. cit . 135: « Il resta lui aussi en prison

(en tô oikêmati toutôi) plusieurs années, jusqu’à remboursement intégral desfonds publics dont il avait été reconnu détenteur (eôs ta chrêmat’apeteisen aedoxe tês poleôs ont’echein» ). Cf. Platon, Apologie de Socrate 37 b-c: poterondesmou; kai ti me dei zên en desmôtêriôi, douleuonta tê aei kathistamenêarchê, tois endeka; alla chrêmatôn kai dedesthai eôs an ekteisô;

17 Il menace aussi le devin Tirésias, qu’il considère responsable de la folie(anoia) de Kadmos, de détruire le lieu où il exerce son art de la divination(346-351), tandis que précédemment, il l’avait menacé de le jeter en prison (ence qui concerne la menace de détruire une propriété sacrée comme indice d’un

caractère impie, voir J. D. Mikalson,  Honor Thy Gods. Popular Religion inGreek Tragedy, Chapel Hill and London 1991, 149 et note 80). La menaceultérieure adressée aux femmes de Thèbes qui séjournent sur le Cithéron (« Jelui ferai le sacrifice mérité! Des flots de sang de femme (thysô, phonon gethêlyn, ôsper axiai)» , 796), s’inscrit dans les projets de Penthée de mener uneexpédition militaire dans la montagne et ne constitue pas une punition, maisune défense du pays face au danger désormais existant que constituent lesménades pour la cité.

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 Ni plus ni moins, il propose la peine capitale, sous trois variantes18:

la décapitation (241), la pendaison (246) et la lapidation (356).

1. La décapitation:

241 « … en lui tranchant le col (trachêlon sômatos chôristemôn)» . 

Ce vers nous indique la punition que Penthée se propose d’infliger 19 

à l’étranger, s’il l’arrête, car il le considère comme l’instigateur del’état dans lequel se trouvent les femmes de Thèbes. C’est lui quiinitie les femmes (neanisin, 238) aux cérémonies bachiques, tout enentretenant des relations20 avec elles jour et nuit. Néanmoins, la peine capitale se justifie-t-elle pour ce délit? Nous y reviendrons.

2. La pendaison:

« Est-il point digne de la potence, quel qu’il soit, cetintrus qui m’insulte et me brave ? (taut’ouchikaghonês est’ axia, hybreis hybrizein, hostis estin ho xenos)» . 

Ensuite, Penthée va porter son intérêt sur deux éléments quecolporte l’étranger à propos de Dionysos: (a) qu’il s’agit d’un dieu,(b) qu’il s’agit du fils de Zeus, sauvé dans la cuisse de son père.

Pour Penthée, toutefois, il est évident que l’embryon que portaitSémélé en son sein, fut frappé par la foudre en même temps que sa

18 Cf. Souda t 150 4IV 508 Adler) Ta tria tôn eis thanaton: oti tois eis thanatonkatakritheisi tria paretithoun, xiphos, brochos, kôneion.

19 L’objectif de Penthée est de neutraliser le comportement bachique del’étranger qui constitue une source d’imitation pour les adorateurs (240-241):« je lui désapprendrai de frapper le sol de son thyrse ( pausô ktypounta thyrson),

et de laisser flotter ses longs cheveux au vent (anaseionta te komas)» . Les vers493 (menace de Penthée de couper les boucles de l’étranger), et 495 (demandeimpérative que l’étranger lâche son thyrse) sont en relation avec ce thème. Ence qui concerne la décapitation du roi, réelle cette fois-ci, voir 1137, 1139,1170, 1214, 1239, 1277, 1284 (mentions de la tête coupée de Penthée).

20 Sur le sens de « avoir commerce avec une femme» , que le verbe syggignetai(237) possède entre autres, voir Platon, Politique 329c, Xénophon, Anabase 1,2, 12 (cf. aussi Hérodote 2, 121).

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 205

mère, car cette dernière avait prétendu, faussement d’après lui, que

c’était le fruit de son union avec Zeus. C’est la version à laquellecroient les sœ urs de Sémélé (26-31) et pour laquelle elles sont punies par Dionysos. Ces deux derniers éléments que colportel’étranger sont donc les « terribles» propos qui méritent la pendaison: ce sont eux qui constituent son hybris, et non pas soncomportement précédent relatif à la fréquentation jour et nuit desfemmes et leur initiation aux cérémonies bachiques (237-238),

comportement pourtant pour lequel il fut immédiatement proposé sadécapitation, dans le cas où il serait arrêté eisô … têsde stegês(« sous mon toit» , 239). En revanche, N. R. E. Fisher ( Hybris. AStudy in the Values of Honour and Shame in Ancient Greece ,Warminster 1992, 444) considère comme probable que ces deuxvers se rapportent « aux activités du jeune étranger (233-245) etconcernent tout autant l’initiation des jeunes femmes auxcérémonies bachiques immorales que la propagation d’histoires

impies à propos de dieux» , en se référant pour cette appréciation àJeanne Roux (commentaire des vers 246-7), position déjà défendue par J. G. J. Hermann (voir Paley, op. cit. 413).

3. La lapidation:

356 « …pour que je le condamne à mourir lapidé

(hôs an leusimou dikês tychôn thanê)» .Ce type de peine renvoie au délit d’offense envers la société, audélit de sacrilège. Ceci ressort des vers 353-354 qui précèdent: hoseispherei noson kainên gynaixi kai lechê lymainetai (« qui vint, parmi nos femmes, porter le mal nouveau qui corrompt nosfoyers» 21. D’ailleurs, la lapidation, punition qui remonte à la

21 Le verbe lynainetai signifie « salir, souiller» et fait partie de la catégorie destermes, tels que lyma, kathairô, katharos, miainô, miaros, dont le sensd’origine était purement physique (saleté materielle-nettoyage qui la supprime)et qui acquirent un sens religieux dans la pensée religieuse; voir L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée grecque et morale en Grèce.Étude sémantique, Paris 20012, 247. Néanmoins, l’expression lechê lymainetai désigne un délit sexuel et renvoie à syggignetai du vers 237, comme nous lenotons plus bas.

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206 ATHANASIOS STEFANIS

tradition antique, suppose la participation de la communauté, de la

foule, constituant, toutefois, une pratique que l’on ne rencontre quesous forme de mention dans les textes des poètes tragiques.

4. La réduction en esclavage:

511-514 « ... Et quand à tes complices, à ces femmes que tuconduis parmi nous, je vais, ou bien les vendre àl’enchère (diempolêsomen), ou plutôt... au métiet àtisser je les occuperai (eph’ histois dmôidaskektêsomai)» .

Le roi s’en prend aussi aux femmes du Chœ ur: il va menacer –sansque cela soit suivi d’effets, semble-t-il22 –de réduire en esclavageles complices de l’étranger, le thiase que Lydos a amené avec lui; il pense soit à les vendre soit à les occuper pour son compte sur lesmétiers à tisser 23, en tant qu’esclaves domestiques.

5. Sur l’impiété:

L’accusation que Penthée formule à l’encontre de Tirésias, commequoi celui-ci voudrait imposer le nouveau dieu à des fins lucratives,constitue un cas à part:

255-257 « Car tu veux, en prônant ce Dieu nouveau aux

hommes (ton daimon’ anthropoisin espherôn neon), tefaire bien payer (misthous pherein) pour l’observationdes présages ailés ainsi que des victimes!» .

Il s’agit d’une accusation très grave, à laquelle la prison dont il lemenace ne pourrait suffire, puisque, conformément au cadre juridique, ce délit entraîne la peine de mort. Rappelons le cas de

22 En revanche, le Chœ ur des femmes étrangères a peur de la peine de la miseaux fers brandie par le roi (os em’en brochoisi …tacha xynapsei, 545-546),tandis que dès qu’il est informé de la mort de Penthée par le Messager, ils’exclame (1035): « la crainte d’être chargée de chaînes ne me fait plustrembler (ouketi gar desmôn hypo phobô ptêssô)» .

23 Les femmes de Thèbes s’adonnaient aux mêmes travaux dans leurs oikoi avantde se rendre sur le Cithéron (118, 1236).

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 207

Socrate et l’une des accusations pour laquelle il fut condamné à

mort24

: « Socrate est coupable (adikei)… d’introduire d’autresdivinités, nouvelles (etera de kaina daimonia eispherôn»(Xénophon, Mémorables 1, 1, 1)25. 

 Notons ici que c’est d’impiété, mais à l’égard du nouveaudieu, que Penthée lui-même est accusé par l’étranger:

476 « Nos mystères sacrés ont horreur de l’impie(asebeian askount’orgia echthairei theou)» .

490 « Toi, de ton ignorance impie et sacrilège(sê d’ amathias ge asebount’ eis ton theon)» .

502 « … mais l’impiété (asebês autos ôn) te rendaveugle!» .

Certes, ici, il est fait un emploi différent du terme juridique asebeia dans le discours tragique.

Grâce à l’énumération des peines ci-dessus mentionnées dansle texte des  Bacchantes, celles qui sont proposées par Penthée maisne sont pas appliquées, montrent la tentative du jeune roi demaintenir l’ordre dans la cité de Thèbes, en empêchant toutetentative de subversion de la morale et de la situation politique: et

24 En effet, la loi interdisait l’introduction des cultes étrangers. Flavius Josèphedans son deuxième discours Contre Apion (chap. 37, 262-267) se réfère à la

 punition sévère prévue par les lois d’Athènes en cas d’impiété. Après avoir rappelé le cas de la condamnation à mort de Socrate et les poursuites contreAnaxagore, Diagoras et Protagoras, il souligne que même les femmes quiavaient commis le crime d’impiété n’échappaient pas à la peine de mort tout enrapportant l’exemple d’une prêtresse qui, au IVe siècle av. J.-C., avait introduitdes mystères phrygiens: « En effet, ils mirent à mort la prêtresse Ninos parcequ’on l’avait accusée d’initier au culte de dieux étrangers (oti xenous emyeitheous); or la loi chez eux l’interdisait, et la peine édictée contre ceux quiintroduisaient un dieu étranger (kata tôn xenon eisagontôn theon) était la

mort» . Voir aussi J. Rudhardt, « La définition du délit d’impiété d’après lalégislation attique» , MH 17 (1960) 87-105.

25 Pour ce qui concerne l’emploi du participe eispherôn ou eisêgoumenos dans letexte de l’accusation portée contre Socrate, voir E. de Strycker & S. R. Slings,Plato’s Apology of Socrates (Mnemosyne, Bibliotheca Classica Batava 137),Leiden 1994, 84-85. Ici, dans l’« accusation» que formule Penthée contreTirésias, les termes employés sont espherôn (256) mais aussi eisagôn (260).Cf. Rudhardt, op. cit., p. 93.

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ceci parce que compte tenu des informations qu’il possède, il

suppute que la vertu des femmes est en danger. Cette impression,qui est la sienne, ne constitue pourtant pas une obsession injustifiée,mais s’appuie sur un savoir qu’il considère posséder. La situationva changer suite à la nouvelle information que fournit le Messager relativement aux « prodiges» accomplis par les femmes sur leCithéron. Maintenant, Penthée comprend que la sécurité de la citéest ébranlée par le comportement hostile des femmes envers les

hommes. Et tandis qu’avant le récit du Messager, son intérêt se portait sur le retour des femmes dans la cité, afin de leur assurer  protection, et sur la punition de l’étranger qui les avait entraînées,après ce récit sa seule pensée est de marcher contre les femmes, car désormais ce sont elles qui mettent en danger la pérennité de laville. Il ne profère plus aucune menace de punition à l’encontre del’étranger: les vers 792-79326 montrent exactement que l’intérêt dePenthée se porte sur le Cithéron où les femmes menacent

l’existence même de la stabilité politique. Il pense lancer uneexpédition contre les femmes comme s’il s’agissait d’unquelconque ennemi. L’idée du retour des femmes dans la ville, afinde les protéger de la kakourgos bakheia, a cessé d’être dominante pour Penthée: maintenant, il veut protéger les membres de la citécontre le comportement hostile des femmes. Alors que dans le premier cas il se référait à la chasse, maintenant il se réfère à la

guerre, à une expédition (thêrasomai, 228, epistrateusomen, 784).À la suite de l’arrivée du premier Messager, Penthée a dans l’espritl’étranger perturbateur et la punition qu’il veut lui infliger pour ledésordre qu’il a provoqué dans la cité en éloignant les femmes deleurs demeures. Dans les vers 674-676, et tandis qu’il avait précédemment assuré d’impunité le Messager pour tout ce qu’il

26 « Ah, trêve des leçons! N’es-tu point satisfait d’avoir fui ta prison (desmios phygôn)? Vais-je t’y renvoyer?» . Ici, Penthée renonce à toute exigence de punition contre l’étranger: il a compris que la situation a pris un autre tour,dorénavant plus dangereux et que l’étranger ne saurait être rendu responsabledu comportement agressif des femmes sur le Cithéron. Il considérait l’étranger coupable de suborner les femmes et de les initier au cours de « cérémonies

 bachiques» , qui servaient de prétexte à un comportement immoral. Les parolesdu Messager l’ont convaincu que ces soupçons n’étaient plus fondés.

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 209

relaterait (élément qui constitue un lieu commun dans les paroles du

Messager), il l’exhorte à exposer en détail les actions des ménades,de la gravité desquelles dépendra la punition de l’étranger qui aentraîné les femmes: par conséquent, il considère encore ce dernier responsable. Après le récit du Messager, le roi va prendreimmédiatement ses décisions: cet étranger près de lui et que peuavant il projetait de punir, ne l’intéresse déjà plus; désormais, leseul problème pour Penthée, ce sont les femmes du Cithéron et leur 

comportement outrageux:779 « l’outrage des bacchantes (hybrisma bakhôn) nousdéshonore aux yeux des Grecs!» . 

Dans la trentaine de vers qui suivent (778-809), Penthée s’obstineradans sa nouvelle tactique, à savoir la guerre, pour laquelle il pensealler jusqu’aux extrêmes:

776-797 « Je lui ferai le sacrifice mérité! Des flots de sang de

femme ( phonon ge thêlyn) aux flancs du Cithéron!» .Le vers 809, décisif dans cette affaire,

« Apportez-moi mes armes (hopla) ici! Et toi, silence» . 

dans lequel le roi décide, semble-t-il, de façon absolue de son moded’action, vient buter sur la question suivante de l’étranger 

810-811 « Ah! Voudrais-tu les voir camper dans les

montagnes? (en oresi sygkathêmenas)» . Ainsi, le cours de la pièce va s’en trouver modifié suite àl’intervention décisive du dieu qui, en vue de détruire Penthée,utilise un subterfuge consistant à persuader le roi, toujours intéressé par la sécurité de la ville, d’espionner les femmes (837-838).

(c) Comment expliquer la tactique suivie par Penthée en

fonction des peines qu’il propose? En d’autres termes, pourquoi veut-il au début tuer l’étranger, ensuitequ’est-ce qui le conduit à changer d’avis, en tentantseulement de l’emprisonner, et enfin quelles sont lesraisons qui le font se désintéresser d’appliquer une peine quelconque? Cette attitude de Penthée est à

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mettre en relation avec son comportement envers les

femmes: dans la première moitié de la pièce il veut lescapturer et les ramener dans la cité pour les protéger,alors qu’ensuite il veut se rendre lui-même sur leCithéron, soit avec une armée soit seul pour espionner,dans une tentative, cette fois-ci, de protéger la cité desfemmes.

Penthée, par-delà son pouvoir dans la cité, a la responsabilité

de son oikos. Il a sous sa protection les femmes de son foyer, samère Agavé, mais aussi ses sœ urs, Ino et Autonoé. Le soupçon quitourmente Penthée, c’est que l’étranger venu dans leur pays aitcommis le délit d’adultère avec des femmes qui sont ses parentes.Conformément au code attique, Penthée, s’il ne voulait pas subir l’hybris de l’étranger, aurait dû en tant que « personne lésée» le fairearrêter et le présenter devant les juges (apagogê). L’application dela peine de mort par le tribunal requiert soit l’aveu de l’auteur ducrime, soit la preuve qu’il a agit par intention27: ce sont les élémentsque Penthée tente de soutirer à l’étranger au cours del’« interrogatoire» auquel il le soumet.

L’autre cas serait de le tuer lui-même sans que cela entraînela moindre conséquence (meurtre légitime, conformément toujoursau cadre juridique de l’Athènes du Ve-IVe siècle av. J.-C.) àcondition, cependant qu’on l’arrêtât « en flagrant délit» à l’intérieur de son oikos en compagnie d’une des femmes qui font partie descatégories qui relèvent des attributions du kyrios. 

En effet, Penthée apparaît comme le kyrios des femmes deson oikos: de sa mère, Agavé, et des deux sœ urs de celle-ci (Ino etAutonoé). On ne mentionne pas présentement de mari pour ces troisfemmes, et dans la mesure où leur père Kadmos a, en raison de sonâge, renoncé à la responsabilité du gouvernement de l’État, encédant le pouvoir à son petit-fils, cela laisse entendre que Penthée aaussi assumé ce pouvoir de tutelle, en tant que parent mâle le plus proche.

27 Cf. 487, dolion.

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 211

Le transfert du pouvoir politique de Kadmos à Penthée est

mentionné par deux fois: dans le Prologue de Dionysos,43-44 « Or Kadmos a transmis son royal apanage (geras28  te

kai tyrannida) à Penthée, rejeton de sa fille (thygatrosekpephykoti)» ,

et avant la première entrée de Penthée en scène, par Kadmos,

212-213 « Justement, Penthée vers le palais en hâte se dirige,Penthée, fils d’Échion, l’héritier de mon sceptre (ôi

kratos didômi29 gês)» .Kadmos, donc, qui conservait jusqu’alors le pouvoir à Thèbes, l’acédé à son petit-fils, fils de sa fille Agavé, sans que ce pouvoir,semble-t-il, ne fût auparavant passé par les mains d’Échion30, pèrede Penthée. Il semble que le vieux roi ait attendu la majorité dudescendant mâle de sa fille, pour lui léguer le pouvoir 31. Autrement

28 En ce qui concerne, ici, le sens du mot geras, un passage de l’ Iliade en rapportavec la transmission du pouvoir royal, nous éclaire. Juste avant que nes’engage le duel entre Énée et Achille, ce dernier s’adresse au héros troyen ences termes: « Énée, pourquoi viens-tu te poster si loin en avant des lignes?Serait-ce que ton cœ ur te pousse à me combattre dans l’espoir de régner sur tous les Troyens dompteurs de cavales, avec le rang qu’a aujourd’hui Priam(timês tês Priamou)? Mais, quand tu me tuerais, ce n’est pas pour cela quePriam te mettrait son apanage en main (ou toi touneka ge Priamos geras en

cheri thêsei)? Il a des fils, il est d’esprit solide –ce n’est pas une tête folle»(Chant 20). De même, dans l’Odyssée, c’est ce terme qui détermine le trôned’Ithaque (Chant 11, 175 et 184, Chant 15, 522). Enfin, dans son« Archéologie» , Thucydide se référant aux royaumes de la période homériquequi existaient avant l’instauration de tyrannies dans la plupart des cités, notequ’il s’agissait de « royautés héréditaires aux prérogatives déterminés (epirêtois gerasi patrikai basileiai» , 1, 13, 1).

29 Le verbe didonai (ici, de même qu’au vers 44) est employé au présent pour indiquer que le résultat de l’action demeure (E. R. Dodds, Euripides Bacchae.

Edited with Introduction and Commentary, Oxford 19602, 97).30 Pratique habituelle durant la période archaïque, où la femme transmet le pouvoir via son mariage; voir L. Gernet, « Mariages de tyrans» , Anthropologiede la Grèce ancienne, Paris 1968, 344-359. Kadmos apparaît ici sansdescendance mâle: ses trois filles sont appelées, par conséquent, à conserver età transmettre leur lot familial à leurs fils.

31 Au contraire de Priam, qui dans l’ Iliade (voir ci-dessus, note 28) conserve ce privilège, en dépit du fait qu’il soit âgé et qu’il ait des descendants.

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dit, Kadmos applique une procédure en vigueur en cas d’epiklêros 

concernant le transfert du klêros familial au descendant mâle. Pour ce qui concerne Échion, en dépit des mentions faites sur sa qualité(père de Penthée ou époux d’Agavé), aucune information n’estfournie sur son existence32.

Dès son entrée en scène, Penthée nous informe sur lasituation qui prévaut dans la cité et sur ses intentions (215 et suiv.).La fuite des femmes est sa première source d’inquiétude:

217 gynaikas êmin dômat’ ekleloipenai. Se référant à l’abandon des dômata  par les femmes, il semble, enemployant le pronom personnel au datif, souligner le fait qu’ils’agit de nos femmes, « des nôtres» , qui ont abandonné les dômata,nos dômata, « les nôtres» , comme s’il se pouvait que cela ne fût pas bien compris: à savoir que les femmes de Thèbes ont abandonné lesdemeures des Thébains (de leurs époux)33. Est-ce ainsi qu’il faille

interpréter ce vers où existerait-t-il quelque ambiguïté? Le termedômata qui désigne les oikoi, que les Thébaines ont délaissés,désigne aussi l’oikos de Penthée, les basileia…dômata…Pentheôs (60-61), les dômata Pentheôs (595), auquel le dieu met le feu (cf.606, 624, 633 et dômatôn, 637) et à l’intérieur duquel se produit letravestissement de Penthée (dômatôn esô, 827 cf. 914). Sa mèreretournera pros dômata (1149). Ainsi, c’est comme si l’on entendait

le jeune roi dire au vers 217: « les femmes ont abandonné (ma)

32 Ceci est valable aussi dans le cas d’Aristée (1227), époux d’Autonoé et pèred’Actéon (victime, lui aussi, d’une colère divine, comme va le devenir aussison cousin, Penthée). S’agissant d’Ino, on ne lui mentionne pas d’époux, ni du

fait qu’elle aurait eu, dans le passé, comme ses sœ urs, des enfants.33 C’est ainsi que les spécialistes de cette tragédie comprennent le sens du vers.D’autres (les plus nombreux) rapportent, dans leurs traductions, le pronom

 personnel au datif, êmin, à gynaikas, d’autres à dômata. Verdenius, « Cadmus,Tiresias, Pentheus. Notes on Euripides’ Bacchae 170-369» ,  Mnemosyne 41(1988) 250, signale le fait que toutes les femmes ont abandonné la ville, enrenvoyant aux vers 35-36. Winnington-Ingram, op. cit. (note 2), traduit le verscomme suit: « that our women have left our homes» (p. 45).

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 213

demeure (me) causant de la douleur 34» ; C’est seulement dans le

Prologue de la pièce que Dionysos avait mentionné très clairement:35-36 « De plus, toute la gent féminine de Thèbes, tout ce

qu’elle comptait de femmes (hosai gynaikes êsan), jel’ai chassé de ses demeures» ,

 pour désigner les oikoi des Thébains, tandis que pour l’oikos royal,le dieu emploie l’expression basileia dômata (60). Par la suite, leterme dômata est employé exclusivement pour l’oikos, le palais de

Penthée représenté sur scène (avec les termes domoi, stegê, stegai,mais aussi dôma).

Quant au verbe ekleipein (cf. aussi eklipousa, 1236, ekleipô, 1369) la probabilité qu’il soit lié au terme technique apoleipein, quidésigne le fait pour la femme de quitter l’oikos conjugal (autrementdit la rupture des liens du mariage à l’initiative de l’épouse) est dudomaine du possible35. Nous rencontrons l’emploi du verbe

ekleipein dans ce sens chez Euripide, dans  Andromaque 1049-1050,dômat’ eklipousa Meneleô korê / phroudê tad’  (« que la fille deMénélas a quitté la maison et disparu» ); cf.  Andromaque 987-992,où Hermione consent d’une part à ce que son premier époux, Néoptolème, l’abandonne et d’autre part à son enlèvement par Oreste qui veut en faire sa femme; l’expression qu’emploie alorsHermione est: oikous m’ exerêmousan, 99136. De même, le Chœ ur,

dans la même pièce, emploie le verbe ekleipein pour  parler des

34 Certes, le sens littéral du vers est: « les femmes ont abandonné les demeures « ànotre grand regret, à notre grand déplaisir» (étant un datif éthique)» .

35 Anecdota Graeca (Bachmann) I 116 ( Recueil de mots utiles) Apelipen: apelipemen ê gynê ton andra legetai, apepempse de o anêr tên gynaika. outôs Menandros.  Ibid. I 128  Apoleipsis: sêmainei men kai allôs to apolipein, idiôsde ot’an ganetê ton andra apolipê. Legetai de chrêmatizein pros autonapoleipsin. 

36 Cf.  Andromaque 597-605, exerêmousai domous…exekômasen (voir Souda e 1611, II 305 Adler, et Hésychius e  83, II 120 Latte,  exekômasen:exeporneusen).

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214 ATHANASIOS STEFANIS

femmes qui se remarient: alochoi d’ exeleipon oikous pros allon

eunator’ (1040-1041)37

.Par conséquent, l’abandon des oikoi par les femmes apparaît,

au vu du lexique employé par Penthée encore plus grave que dansla réalité et selon le point de vue du roi dangereuse pour la stabilitéde la cité. S’agit-il d’une rupture en masse des liens du mariage,d’une subversion de la cohésion sociale de la cité?

Ensuite, Penthée va procéder à la description détaillée de

l’étranger sous les traits d’un dangereux38 séducteur (234-241). Sila description s’appuyait sur des informations possédées par le roi,les trois vers qui suivent constituent une décision et un désir  personnels:

239-241 « Que je le tienne ici, sous mon toit (ei d’ auton eisôlêpsomai stegês), et je lui désapprendrai de frapper lesol de son thyrse, et de laisser flotter ses longs cheveux

au vent ― en lui tranchant le col (trachêlon sômatoschôris temôn)» . 

Penthée, ici, déclare que s’il surprend l’étranger dans son oikos39, ille fera décapiter. Quelle pourrait être la gravité de la faute commise

37 Voir P. T. Stevens, Euripides Andromache. Edited with Introduction and Commentary, Oxford 1971, 209, 217 et M. Lloyd, Euripides Andromache with

 Introduction, Translation, and Commentary, Warminster 20052, 165.38 Les vers 233-234 (…ôs tis eiselêlythe xenos, / goês epôdos Lydias apochthonos) renvoient à deux passages parallèles: à Hippolyte d’Euripide (ar’ouk epôdos kai goês pephych’ode, 1038) à propos des accusations lancées par Thésée contre son fils qu’il soupçonne d’avoir séduit sa femme Phèdre, « aprèsavoir déshonoré l’auteur de ses jours (ton tekont’atimasas) (1040). Et au textede Platon,  Ménon 80b: ei gar xenos en allê polei toiauta poiois, tach’an ôsgoês apachtheiês (« dans une ville étrangère, avec une pareille conduite, tu neserais pas long à être arrêté comme sorcier» ), où « apagein is the regular term

for summary arrest» , Plato’s Meno. Edited with Introduction and Commentary  by R. S. Bluck, Cambridge, 1961, 270. Peu avant, Ménon avait analysé lecomportement de Socrate en disant à ce dernier: « En ce moment même, je levois bien, par je ne sais quelle magie et quelles drogues, par tes incantations, tum’as si bien ensorcelé (goêteueis me kai pharmatteis kai atechnôs katepadeis)que j’ai la tête remplie de doutes» (op. cit. 80a).

39 La leçon stegês (que l’on trouve dans les deux manuscrits L et P, dans lesquelsle texte est sauvegardé), dans l’expression eisô têsd’…stegês, détermine

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 215

 par l’étranger, pour justifier l’application de la peine capitale par le

roi et quel serait le sens de son arrestation dans l’oikos? Pourrions-nous lier ce meurtre que pense commettre le roi avec la loi deDracon mentionnée dans les cas où l’on considère l’homicide justifié?

Démosthène, Contre Aristocrate 53:  « Si quelqu’un tue(apokteinei) involontairement au cours des jeux, ou en abattant (un brigand) sur une route, ou à la guerre par méprise, ou en flagrant

délit avec son épouse, sa mère, sa sœ ur, sa fille, ou la concubinequ’il a prise pour avoir des enfants libres (ê epi damarti ê epi mêtriê epi adelphêi ê epi thygatri, ê epi pallakêi ên an epi eleutherois paisin echêi), le meurtrier ne sera pas banni (toutôn eneka mê pheugein kteinanta)» .

Certes, ici, le lien qui est fait avec les vers d’Euripide ne vautque pour les cas de la loi qui concernent la relation adultère

commise avec une certaine catégorie de femmes: comme il ressortde la bibliographie y afférente, pour être justifié le meurtre del’homme adultère requiert que ce dernier ait été pris en flagrantdélit et de plus dans la demeure du mari40. Dans le discours deLysias Sur le meurtre d’Ératosthène, Euphilète, qui tua l’amant desa femme, tente de convaincre les juges qu’il a commis ce meurtreconformément aux lois, en entreprenant de démontrer: (4)« …qu’Ératosthène était l’amant de ma femme (emoicheuen…têngynaika tên emên), qu’il avait séduite (diephtheire) et qu’ildéshonorait (êschyne) mes enfants, qu’il s’est introduit dans ma

l’intérieur de son oikos, du palais royal, comme un peu plus haut, dansl’expression  pandêmoisi stegais, il désigne la prison d’État (cf. 593, stegasesô). En revanche, l’expression eisô têsde…chthonos (cf. l’édition de J. Diggle,Oxford 1994), ne peut avoir d’autre signification que « l’intérieur de la terre» ,

ce qui semble incompréhensible. En ce qui concerne Penthée « “house”signifies more than domestic space or means of punishment. It is a symbol of his authority» (Ch. Segal, Dionysiac Poetics and Euripides’Bacchae, Princeton19972, 89).

40 Voir A. R. W. Harrison, The Law of Athens, vol. I. The Family and Property,Indianapolis 19882, 33, note 1, et E. Cantarella, « Gender, Sexuality, and Law» ,The Cambridge Companion to Ancient Greek Law (éd. M. Gagarin, D. Cohen),Cambridge 2005, 240-241.

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216 ATHANASIOS STEFANIS

maison pour m’outrager (kai eme auton hybrisen eis tên oikian tên

emên eisiôn)…».Penthée, donc, de façon abstraite, et après avoir 

 précédemment associé de manière évidente l’étranger aux activitésérotiques illégales des femmes de Thèbes (223, 237), se réfère à un« droit» théorique de l’époux, ou plus généralement du kyrios d’unefemme, celui de pouvoir tuer, sous certaines conditions, l’hommequ’il surprend en train de commettre l’adultère avec celle-ci, sans

subir les conséquence juridiques de son acte. Arrivé à ce point, ilnous faut souligner que le roi semble considérer comme allant desoi qu’il a la tutelle des femmes de son oikos, et c’est effectivementle cas (voir 43-44 et 213), mais aussi qu’il a celle de toutes lesfemmes de Thèbes, ce qui n’est naturellement pas le cas. Commenous l’avons noté plus haut, relativement au vers 217, le roidéclare: « nos femmes ont abandonné les dômata» en assumantinconsciemment le rôle de kyrios de toutes les femmes de Thèbes.En passant sous silence la situation réelle, il apparaît considérer sans distinction toutes les femmes assujetties à sa tutelle.

Ainsi, Penthée, en position de kyrios des femmes de la cité, prend quelques mesures: la première mesure est contre les femmesqu’il veut ramener dans la cité et enfermer en mettant fin à leur kakourgos41 bakheia.

Les soupçons de Penthée quant au comportement immoraldes femmes sont-ils toutefois fondés? Déjà, dans son Prologue,Dionysos employait l’expression  parakopoi phrenôn pour qualifier l’état des femmes: cependant c’est dans les mêmes termes quePhèdre est qualifié dans Hippolyte 238 ( parakoptei phrenas); elleest devenue folle42 en raison de l’amour qu’elle éprouve pour son

41 Cf. dans la loi athénienne le terme kalourgoi, qui recouvre aussi les coupablesde moicheia, contre lesquels peut s’appliquer la procédure d’apagogê (voir M.H. Hansen, Apagoge, Endeixis and Ephegesis against Kakourgoi, Atimoi and Pheugontes.  A Study in the Athenian Administration of Justice in the FourthCentury B.C ., Oxford 1976, 19).

42 Voir aussi le commentaire de W. S. Barrett, Euripides Hippolytos. Edited with Introduction and Commentary, Oxford 1964, 205-206, lequel mentionne« mental derangement» . Cf. aussi la note 38 ci-dessus.

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 217

fils adoptif à la suite, il est vrai, d’une intervention divine. Penthée

relie par deux fois l’activité érotique des femmes avec la présencede vin lors des cérémonies du nouveau culte (221-223 et 260-262)43. Tirésias répondant (314 et suiv.) aux griefs de Penthéecomme quoi les femmes préfèrent Aphrodite à Dionysos, conclut:

317-318 « … les transports orgiaques ne corrompront jamaisla femme vraiment chaste (kai gar en bakheumasin / ous’ ê ge sôphrôn ou diaphtharêsetai) 

tout en mettant l’accent sur l’élément important que représente lachasteté pour la vertu des femmes. La formulation, toutefois, dudevin Thébain passe sous silence toutes les femmes qui ne possèderaient pas cette qualité. Le Messager qui décrit les activitésdes femmes sur le Cithéron insistera sur cet élément (sôphronôs,686), tandis qu’il se réfère aussi à la bienséance (eukosmia)44 quiles caractérise.

La deuxième mesure de Penthée vise l’instigateur de cettesituation gênante, le mage étranger. En ce qui le concerne, la punition ne peut être moindre que la peine de mort (décapitation, pendaison, lapidation).

La description de l’étranger, centrée sur les traits qui font soncharme et sa séduction, renforce l’idée qu’il subornerait lesfemmes. En effet, Penthée mentionne par deux fois, très clairement

et sans détour, ce point juste avant l’entrée de l’étranger sur scène:237-238 « (qui) se mêle, jour et nuit à leur foule (os êmeras

te keuphronas syggignetai).

À nos vierges, il offre, comme appât, la fureur de sesrites (teletas proteinôn euious neanisin)!

et

43 Le Chœ ur, toutefois, prône la consommation de vin (380-385, 421-423), tandisque du récit du Messager, il ressort que le dieu offre de manière miraculeuseune source de vin aux bacchantes du Cithéron (707).

44 Les Bacchantes 693. En ce qui concerne les filles de Prœ tos (Lysippé, Iphinoéet Iphianassa), qui emanêsan…oti tas Dionysou teletas ou katedechonto,Apollodore mentionne que genomenai emmaneis eplanônto…met’akosmiashapasês dia tês erêmias etrochazon ( Bibliothèque 2, 2, 2).

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218 ATHANASIOS STEFANIS

353-354 « ...qui vint, parmi nos femmes, porter le mal

nouveau qui corrompt nos foyers (os espherei noson / kainên gynaixi kai lechê lymainetai)» .

Ensuite, lorsque l’étranger lui est amené, le roi insiste (453-459) sur les éléments qui font que sa beauté le rend dangereux pour lachasteté des femmes: dans les vers 454 et 459, il le reliedirectement aux femmes de Thèbes et à Aphrodite (la quête del’amour) tandis que plus bas, il revient sur ses craintes de

corruption des femmes, dans la mesure où, comme l’étranger le luia dit, la plupart des cérémonies se déroulent au cours de la nuit:

487 « C’est justement la piège où se prennent les femmes(tout’ es gynaikas dolion esti kai sathron)» .

La réponse de l’étranger à cette accusation correspond à celle deTirésias à propos de la chasteté:

488 « Le jour aussi se prête aux actions honteuses (kan

êmera to g’ aischron exeuroi tis an)» .Ce qui caractérise toutes les déclarations de Penthée, c’est qu’il fait personnellement face à la situation afin de la résoudre. Il nes’adresse pas à d’autres hommes, d’autres membres de la cité, pour la conduite de cette affaire, bien qu’il s’agisse des mères, desépouses et des sœ urs des citoyens de Thèbes, ou même encore deleurs esclaves. D’ailleurs, Penthée se considère comme l’unique

homme de Thèbes:962 « il n’est qu’un homme ici pour oser ce que j’ose!

(monos gar autôn eim’ anêr tolmôn tode)» . 

Lorsqu’il s’adresse à d’autres hommes, ceux-ci sont soit Kadmos etTirésias qu’il traite avec mépris, soit ses serviteurs à qui il donnedes ordres45. Et à la fin de la scène, au cours de laquelle il estconvaincu par l’étranger de se travestir en bacchante, faisantmention du cas de comparution par la force des femmes, il envisaged’aller marcher lui-même avec des armes (ê gar hopla echôn

45 Dans les vers 781-785, Penthée se référant à une éventuelle expédition contreles bacchantes sur le Cithéron, énumère des membres de la cité de Thèbes etc’est bien la seule fois qu’il note (en utilisant le pluriel) que les femmes, par leur comportement, font aussi du mal à d’autres hommes que lui.

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 219

 poreusomai, 845), en repoussant son idée précédente d’une

 participation des autres hommes de Thèbes.Comme le Messager en fait la remarque avant de débuter son

récit, est-ce le caractère de Penthée (to basilikon lian, 671) qui lefait méconnaître les droits des autres hommes sur les femmes deThèbes? Le roi, toutefois, agit comme un sur-homme, rassemblantdans sa personne l’élément collectif de la communauté masculinede la cité. D’ailleurs, c’est dans cet élément que réside le caractère

tragique de Penthée: comme l’étranger le lui dit ironiquement, il estle seul qui se donne tant de mal pour la cité:

963 « Tu es seul à peiner, tout seul, pour cette ville (monossy poleôs têsd’ yperkamneis, monos)» .

Agissant donc en tant que kyrios46 de toutes les femmes de Thèbes,il se montre décidé à les mettre à la raison et à punir le responsablede leur éloignement de Thèbes: en effet, la punition à laquelle il

 pense est à la hauteur, ainsi qu’il le croit, du crime de l’étranger.L’ordre donné par le roi de rechercher l’étranger et de le faire

comparaître devant lui aura un résultat puisque, après l’intermèdedu Chœ ur, le Serviteur lui amènera le prisonnier (434).Curieusement, il est vrai, Penthée ordonne de retrouver les traces del’étranger à l’intérieur de la cité (ana polin, 352) et non pas sur leCithéron, ce qui semblerait plus logique, comme le rapportait

46 Signalons deux cas qui montrent la manière dont la quasi terminologie juridique apparaît corrompue dans la tragédie. `A la fin de la scène del’« instruction» de l’étranger par Penthée, le roi manifeste son intention de lefaire emprisonner. La réaction de l’étranger est de l’en dissuader: audô me mêdein, sôphronôn ou sophrosin (504). Penthée s’obstine dans sa décision,déclarant qu’il est plus kyrios que son interlocuteur: egô de dein ge, kyriôterossethen (505). Le second cas se rapporte à la façon dont la mère de Penthée considère la

 position sociale de ce dernier: Agavé, encore sous l’emprise de la folieenvoyée par le dieu, demande à Kadmos de réprimander son fils, comme s’ils’agissait d’un enfant mineur, ou de toute façon, de quelqu’un qui se trouvesous la protection et le contrôle (kyrieia ou epitropeia) de son père: « il faut legronder, père! (nouthetêteos, pater, soustin)» (1256-1257). Kadmos, plus bas,va inverser la relation en soulignant que c’est lui-même qui se trouvait

 jusqu’alors sous la protection de son petit-fils (1130 et suiv., et 1320-1321:délit d’outrage).

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220 ATHANASIOS STEFANIS

Dionysos47 lui-même dans le Prologue (62-63). D’ailleurs, la

manière miraculeuse dont les femmes sont libérées, selon les diresdu Serviteur, n’est pas reliée par le roi à l’arrestation de l’étranger et n’entraîne de sa part aucun commentaire.

Par la suite, lorsqu’on lui aura amené l’étranger captif, le roisemblera avoir oublié toutes ses menaces précédentes et la seule punition qu’il lui infligera sera de le faire emprisonner, et de plusdans les écuries du palais, d’où l’étranger s’enfuira. Son

emprisonnement, ou plutôt sa séquestration (eirgmos), est-il enrapport avec le délit d’adultère que, selon Penthée, l’étranger auraitcommis, en prévision de sa comparution devant le tribunalcompétent pour être jugé? S’agit-il d’une détention préventive oude la peine principale que Penthée inflige à l’étranger en raison dudésordre qu’il a causé dans la cité, comme il l’avait fait pour lesfemmes qu’il avait fait arrêter auparavant? L’intention de poursuivre et de punir l’étranger apparaît plus bas, lorsqu’ildemande au Messager de parler de la manière la plus détaillée desturpitudes des Bacchantes, de façon à punir le plus sévèrement possible le responsable (674-676). Comme la description duMessager est centrée sur l’opération « militaire» menée contre leshommes (731-764) et sur le comportement dangereux des femmes,qui menace désormais l’existence même de la cité, Penthée renonceà toute tentative de punir l’étranger (792-793) afin de s’occuper de

ce qu’il considère être une « affaire politique» : la répression par tousles moyens de l’agressivité des femmes de Thèbes, laquelle prenddes dimensions considérables.

47 Cf. aussi Dodds, op. cit., 130, qui note que le Serviteur entre sur scène par la porte de droite, c’est-à-dire comme venant ek tês poleôs. En ce qui concerne lesujet des entrées de la scène, voir R. Seaford, Euripides Bacchae with an

 Introduction, Translation and Commentary, Warminster 20012, 148-149 et D.Kovacs, Euripidea Tertia (Mnemosyne, Bibliotheca Classica Batava 137),Leiden-Boston 2003, 124. La conviction de Penthée est que l’étranger setrouve encore dans la cité et que c’est là que l’on doit mener les recherches.Voir l’expression ek domôn, qu’emploie Dionysos au vers 32, et lecommentaire de Seaford, op. cit., 149.

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ELEMENTS DE DROIT PENAL 221

220 « Comme un feu qui s’allume et nous gagne, l’outrage

des bacchantes (hybrisma bakhôn) nous déshonore( psogos) aux yeux des Grecs!» .

Dans cette étude, nous avons esquissé quelques aspects liés àl’intégration de termes de procédure dans le vocabulaire tragique:nous avons constaté que la peine de prison constitue la peine principale infligée par Penthée afin d’empêcher des situations

fâcheuses relatives à l’ordre et la paix dans la cité. Parallèlement, ilse réfère à des peines plus sévères, à l’instar de la peine de mort(pour l’étranger fauteur de troubles) ou de la réduction en esclavagedes femmes du Chœ ur, peines abandonnées par la suite bienqu’elles puissent s’appuyer sur le droit pénal athénien. De même, leroi ne manque pas de faire mention du grave délit d’impiété (dansle cas du devin Tirésias), sans toutefois brandir la menace d’une

 peine. En expliquant la tactique de Penthée, nous avons misl’accent sur deux de ses qualités: celle de roi responsable de Thèbeset celle de kyrios de son oikos et de kyrios de l’oikos collectif de lacité. En qualité de kyrios, il fait face tant à l’« adultère» des femmes,qu’à leur abandon des oikoi conjugaux, se retrouvant ainsi enconfrontation ouverte et directe avec le mage étranger et séducteur,dont il refuse de croire qu’il est un dieu.

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Troisième partie :

De la théologie à la philosophie

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13

LE SENS DE LA JUSTICE

(« CORPS JUSTE » ET « MÉDECIN JUSTE »)

DANS LA MÉDECINE GRECQUE ANCIENNE 

ATHENA BAZOU

Chercheur,Centre de Recherches sur les Littératures grecque et latine, Académie d’Athènes

I. Dans la pensée grecque de l’époque classique, la justice étaitconsidérée comme la vertu la plus importante, renfermant en elletoutes les autres vertus1 ; chez Aristote2, elle concerne les relationsentre les citoyens ; c’est pour cela qu’elle s’appelle justice politique ; chez Platon3 elle se divise en justice sociale (dans laCité) d’un côté et justice psychique (chez l’individu) de l’autre; la justice sociale existe quand chaque classe sociale accomplit sestâches dans la société ; de même, la justice psychique prévaut

quand chaque partie de l’âme accompit ses propres fonctions.La justice se trouve assez souvent rapprochée de la médecine

chez Platon. Dans le livre IV de la  République, Platon montreSocrate établissant un parallèle entre la justice et la médecine4. Lasanté dans le microcosme du corps trouve son analogie dans la justice dans le macrocosme de l’État5. Santé et justice résultent du

1 Arist. Eth. Nic. V 1129b29-30.2   Eth. Nic. V 1129a26 sq.3   Resp. IV433d, 435b, 441c, 442cd.4   Ibid . IV 444cd.5 L’analogie entre équilibre des forces dans le corps et l’État remonte à

Alcmaeon de Croton (D.-K. 24B4), d’après qui la maladie correspond à lamonarchie, comme la santé correspond à la isonomia (égalité des droits) dans

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226 ATHENA BAZOU

 bon équilibre des forces, la première dans le corps humain, la

seconde dans la société. Dans le premier, il faut que ses diverséléments constitutifs, qui prennent la forme des humeurs (sang, phlegme, bile noire, bile jaune), se trouvent mélangés en bonne partafin que la santé subsiste, tandis que le manque d’équilibre dans les proportions des humeurs entraîne la maladie. Il en va de même dansla société, où les forces politiques, toujours en compétition, doiventêtre en équilibre afin que règne l’eunomia (la bonne gouvernance)

dans la cité. L’injustice est présentée comme une maladie de l’âme.Dans Gorgias aussi6, on rencontre la métaphore de l’injusticecomme maladie de l’âme, formulée d’une manière très expressive.Ce qui est juste est bon et beau, tandis que le plus grand des mauxest d’être injuste. L’homme injuste est malade ; il ne peut pas êtreheureux parce que les injustices sont des maladies dont l'âmesouffre comme en souffrent les malades. Le mal en tant quemaladie de l'âme doit être puni, guéri, purgé par le médecin (del'âme), le juge, qui délivre le châtiment en contribuant ainsi aurétablissement de la santé de l’âme, à savoir la justice. Les maladesdoivent s’adresser à lui pour être guéris de leur maladie, l’injustice,avant que celle-ci devienne incurable. La justice (corrective)devient ainsi la médecine de la méchanceté (iatrikè … ponérias hè

dikè) 7.

La justice en tant que une vertu de l’âme, est distribuée dansles trois parties de celle-ci : la partie rationnelle, la partieconcupiscible et la partie irascible8 . Il existe plusieursclassifications des vertus de l’âme, dont la justice fait partie, ainsique de celles du corps, dont relève la santé. Une classification trèsrépandue est celle que nous trouvons dans les  Définitions médicales

 pseudo-galéniques, reprise aussi dans le Sur la nature de

l’État. Les germes de cette conception se trouvent déjà chez Hésiode, Héracliteet Empédocle. Voir M.S. Hurwitz, « Justice and the Methaphor of Medicine inthe Early Greek Thought» , dans K.D. Irani, M. Silver, Social justice in the

ancient world , Greenwood Press, 1995, pp. 69, 70, 72.6 Plat. Grg. 468e-470e, 477bc, 477e-478e, 479cd, 480ab.7   Ibid. 478d6-7.8 Melet. De nat. hom. 29, 24-25, éd. Cramer.

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LE SENS DE LA JUSTICE 227

l’homme de Mélétius (médecin, après le VIIème siècle) 9. D’après

cette classification la santé trouve son parallèle dans la sagessetandis que la justice l’y trouve dans la beauté du corps.

Les vertus du corps sont la santé, la force, la beauté,l’intégrité. Les vertus de l’âme sont le jugement, la sagesse, lecourage, la justice. Quel rapport y a-t-il entre ces deux séries? Lasanté correspond à la sagesse. En effet la santé est l’équilibre bientempéré et la bonne organisation des éléments premiers…. Quant à

la justice, elle ressemble à la beauté. La beauté en effet se reconnaîtà la bonne proportion entre les parties, en même temps qu’au joliteint10.

II. L’utilisation du mot dikaios et de ses dérivés est très fréquentedans le corpus des textes médicaux de l’antiquité. Tantôt sous laforme de l’adjectif (dikaios), tantôt sous la forme de l’adverbe

(dikaiôs) ou encore du nom (dikaiosynè), on observe que le mot estemployé dans des sens différents11. Son premier sens renvoie à la justice légale (dikaiosynè), mais on trouve aussi le mot, comme enfrançais, employé souvent dans le sens de la justesse. L’adjectif devient alors synonyme de orthos (correct), symmetros (symétrique), ou kanonikos (régulier). Comme le glossateur Erotien(1er  siècle ap. J.-C.) le mentionne dans son Glossaire

hippocratique

12

, dikaion (juste) pour Hippocrate, signifie aussi

9   Ibid . 46, 14-25.10   Def. Med. CXXX (XIX, p. 383, 10-384, 9, éd. Kühn); trad. D. Gourevitch dans

« L’esthétique médicale» ,  LEC  LV, 1987, pp. 267-268. Concernant le rapportentre la justice et la beauté dans la médecine grecque, voir  De plac. Hipp. et 

Plat. VII, 1, 30 (p. 434, 22sq., éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). Aussi l’importantarticle de J. Pigeaud, « L’esthétique de Galien» , Metis VI, 1-2, 1991, 7-42.

11 Aristote ( Eth. Nic. I  1129a34) conclut que la notion de « juste» signifienomimon (légal, conforme à la loi) et ison (égal). L’emploi du mot dans le sensde nomimon n’est pas traité dans la présente étude ; il est courant mais sansimportance particulière pour la médecine grecque ancienne, d’après nous. Voir P. Apostolidès,  Hermeneutiko lexiko pasôn tôn lexeôn tou Hippokratous,Athènes, éd. Gavriélidès, 1997, p. 202 et K. Métropoulos, Glôssarion

 Hippokratous : (Idiai kat’Erôtianon kai Galénon), Athènes, 1978, p. 86.12  s.v. dikaion (p. 32, 3-17, éd. Nachmanson).

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228 ATHENA BAZOU

eulogon (raisonnable), omoion (semblable), ison (égal), sympherôn 

(convenable), ischyron (puissant) et aploun (simple).« Car seul le juste peut être à la fois raisonnable, simple, puissant etconvenable» 13.

Hippocrate, dans son ouvrage Sur les articulations, écrit qu’ilest facile pour les médecins de distinguer le sain du malsain, puisque les hommes ont le corps  juste

14. Le corps humain est parfait : les membres ont une disposition parfaitement symétrique,

avec deux mains, deux yeux, deux oreilles etc. Dans le corps sain,les membres du corps qui vont par paire sont identiques,symétriques, donc justes15. L’harmonie des membres, la juste proportion des parties du corps, indique la santé et la beauté. Si,lors de l’examen médical, le médecin observe que l’un des brase.g., est mal placé par rapport à l’autre bras, il peut conclure aveccertitude qu’il est luxé. La justice du corps y est perturbée. Le

médecin doit d’abord examiner et comparer les membres (sain etmalsain) du même patient, car les mêmes membres d’un autre patient peuvent être plus saillants16. Il doit ensuite rétablir lemembre malsain dans les formes justes17 , donc correctes, qui sont,dans ce cas, les formes semblables. « Bref, il faut, comme si l'onmodelait de la cire, ramener à la conformation naturelle (es tèn

 physin tèn dikaièn) les parties déviées et les parties distendues» 18.La justice dans les membres du corps se manifeste, comme on l’adit, par la ressemblance des formes, ce qui montre non seulement la justice de la kataskeuè (construction) du corps mais aussi la puissance et l’habileté extrême de celui qui l’a construit19.

13   Ibid., p. 32, 15-17.14   De art. 10, 2-3 (p. 102, éd. Littré IV).15 Galien ( De hum., XXXIII ; XVIIIa, p. 369, 7-8, éd. Kühn) en commentant le

 passage en question (Hipp. De art. 10, 2-3) parle du corps égal (ison). Erotien(s.v. dikaion ; p. 32, 3-6, éd. Nachmanson) d’autre part, comprend ici le mot« juste» comme homoion (semblable).

16 Hipp. De art. 10, 5-7 (p. 102, éd. Littré IV).17   Ibid. 69, 40-41 (p. 286).18   Ibid. 62, 29-31 (p. 266); trad. p. 267.19   De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 12 (p. 592, 32-594, 4, éd. De Lacy, CMG V 4, 1,

2).

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LE SENS DE LA JUSTICE 229

Toutefois, comme l’observe Galien dans son Commentaire sur le

traité hippocratique Sur les fractures20

, les patients eux-mêmes sont parfois mieux à même de parler de leur propre corps et de la position correcte de leur membre blessé ou luxé. Ils choisissentinstinctivement la position la moins douloureuse, position qui est àla fois, selon Hippocrate, la position correcte; le médecin doit leur faire confiance et être par la suite guidé afin de rétablir correctement le membre luxé.

Dans le sens de « correct» et « régulier» , le mot dikaios (juste)et ses dérivés se trouvent inclus dans des expressions commedikaiotatai de hai antirropai (efforts les plus réguliers)21, dikaiè

mochleusis (levier régulier)22, dikaiès cheirixios (opérationrégulière)23. Les membres du corps grandissent dans les formesrégulières (en toisi dikaioisi schémasin)24 et les yeux se trouvent endikaiai thesèi (dans la position régulière)25 grâce à la sagesse de la Nature qui les a créés.

Employé dans le sens de « symétrique» , « semblable» et de« correct» , le mot dikaios (juste) l’est aussi assez souvent dans lesens de isos (égal). Galien dit qu’un corps juste est celui qui est égaldes deux cotés (ison  ekaterwthen)26. Il dit aussi que, dans lamédecine, il faut chercher et trouver les dikaia schémata (lesformes justes) en chaque circonstance, qu’il définit comme cellesqui sont les formes égales autant que possible (kata dynamin isa), àsavoir celles qui conviennent et sont propres à chaque chose27.

C’est dans son traité Sur les tempéraments que Galienévoque la justice en la comparant au tempérament parfait et moyendes êtres vivants (eucrasia), qui ne réside pas exactement dans

20   In Hipp. De fract. I, 4 (XVIIIb, p. 337-338, éd. Kühn). Le passage commenté par Galien est le Hipp. De fract. 1, 6-7 (p. 412-414, éd. Littré III). Voir aussi

 Ibid ., p. 413, n. 21.21 Hipp. De art. 7, 26 (p. 90, éd. Littré IV).22   Ibid. 7, 33 (p. 92).23 Hipp. De fract.7, 22 (p. 442 Littré III ; trad. p. 443).24 Hipp. De art. 62, 42 (p. 268, éd. Littré IV).25 Gal. De usu part. X, 13 (p. 105, 22-23, éd. Helmreich).26 Gal. De hum. XXXIII (XVIIIa, p. 369, 7-8, éd. Kühn).27   Ibid . XLVIII (p. 382, 8-9).

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230 ATHENA BAZOU

l’égalité des contraires mais, autant que possible, dans la symétrie.

Après avoir défini l’eucrasia, qui n’est ni stable ni identique cheztous les êtres vivants mais varie d’après la nature de chacun28,Galien la compare avec la justice plus généralement29, qui ne vise pas à l’égalité dans la quantité mais suivant ce qui est propre,convenable à la nature de l’être vivant, et selon sa valeur . Galieninterprète enfin le mot « juste» comme oikeios (familier)30.

D’après Erotien31, le mot dikaios (juste) signifie isos (égal) et

sympherôn (convenable) dans le passage suivant du traitéhippocratique Sur les articulations32: « Cette réduction est de

 beaucoup la plus puissante, car elle fait le plus régulièrementl’office du levier (dikaiotata ….mochleuei) … les efforts en senscontraire sont également les plus réguliers (dikaiotatai de hai

antirropai)» , tandis que d’après lui parfois le mot dikaios signifieseulement « convenable» 33, comme par exemple lorsque Hippocrate parle de la dikaiotatè physis (la nature la plus juste)34: « Le médecindoit, pour les luxations et les fractures, faire, autant qu’il est possible, les extensions dans l’attitude naturelle du membre, car c’est la manière d’être la plus familière» et de la loi juste

35: «ladoctrine que je viens d’exposer, est comme la loi qui règle (hôsper 

nomos keitai dikaios) la cure des fractures» . Enfin, Erotien dit36 que

28 D’après les conceptions médicales de l’antiquité, le tempérament est lemélange des qualités premières (chaleur, froideur, humidité, sécheresse) dansle corps, dont l’équilibre assure la santé et le déséquilibre entraîne la maladie.Les qualités premières, notion assez abstraite, s’actualisent sous la forme desquatre humeurs (sang, phlegme, bile jaune et bile noire) dans le corps.

29 Elle (l’eucrasia) ne se trouve pas exactement à mi-chemin entre les extrémités ;mais elle consiste autant que possible dans la symétrie) ; il en va de même avecla justice ; elle n’est pas non plus l’égalité dans la quantité mais selon la nature

 propre et la valeur de l’individu. Gal. De temp.VI (p. 24, 16-22, éd.

Helmreich).30   In Hipp. De fract . I, 2 ; XVIIIb, p. 335, 10, ed. Kühn; Ibid . II, 3; p. 423, 8-10.31  s.v. dikaion ; p. 32, 6-10, éd. Nachmanson.32   De art. 7, 25-26 (p. 90 Littré IV; trad. p. 93).33  s.v. dikaion ; p. 32, 10-13, éd. Nachmanson.34   De fract. 1, 1-3 (p. 412 Littré III; trad. p. 413).35   Ibid. 7, 20 (p. 442; trad. p. 441).36  s.v. dikaion ; p. 32, 13-15, éd. Nachmanson.

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LE SENS DE LA JUSTICE 231

le mot signifie aussi ischyros (puissant) et donne l’exemple de

dikaiè mochleusis (levier régulier)37

.

III. Mais d’où provient la justice du corps, son état juste ? Pour la

conception médicale grecque, elle provient de la justice de la

nature. Le papyrus médical connu comme l’Anonymus Londinensis 

du IIème siècle après J.-C., porte que, d’après Asclépiade, la nature

conserve la justice (térétikè kathestéken tou te dikaiou…)38. Le

corpus hippocraticum regorge de références à la nature juste, sageet technicienne. Grand admirateur d’Hippocrate, Galien, au IIème

siècle après J.-C., justifie cette conception. Hippocrate déclare la

nature juste, Galien en fournit les preuves; il attribue le dogme de la

 justice de la nature au Père de la médecine39 qui, comme Galien le

dit, premier de tous les médecins et de tous les philosophes, fut

aussi le premier à apercevoir les actes miraculeux de la nature40.

Galien prétend que si l’on veut apprendre de quelle sorte estla justice de la nature, il faut lire Platon, selon qui le magistrat-

artiste vraiment juste doit toujours viser à (apovlepein) l’égal selon

la valeur 41

. D’après les doctrines philosophiques, poursuit-il, la

 justice consiste dans la distribution des qualités à chacun non pas

selon la loi mais selon sa nature propre. Il en va de même pour la

 justice dans le corps. La forme juste (dikaion …schèma) est celle

qui conserve la forme et la position propres à chaque membre ducorps

42. La nature est la plus juste (dikaiotatè), parce qu’elle aussi,

tout comme la justice platonicienne, a pour mission de distribuer les

37   De art ., 7, 33 (p. 92, Littré IV).38

36.49, éd. Diels.39 Gal.  De usu part. I, 22 (p. 59, 20-22, éd. Helmreich);  Ibid. II, 16 (p. 116, 9-

10) ;  Ibid. III, 10 (p. 172, 15-17);  Ibid. V, 9 (p. 277, 26-27) ;  De nat. fac. I

(XII, p. 122, 6-10, éd. Helmreich, SM  III ) ; De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 27(p. 596, 25, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2).

40   De nat. fac. I (XIII, p. 128, 23-129, 3, éd. Helmreich, SM III ).

41   De usu part . XVI, 1 (p. 377, 13-17, éd. Helmreich). Voir aussi Plat.  Leg. VI

757b sq.42 Gal. In Hipp. De fract. II, 3 (XVIIIb, p. 423, 5-10, éd. Kühn).

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232 ATHENA BAZOU

qualités selon la valeur de chacun (kata tèn axian hékastôi)43. Elle

choisit l’égal non selon la représentation immédiate (ison ou to katatèn procheiron phantasian) mais selon la fonction et selon l’utilité

sans faire quoique ce soit de trop ou d’inutile par rapport au

convenable44

.

Pour Galien la nature est « la puissance, à la fois immanente

et transcendante, à l’œ uvre dans la formation des êtres vivants ….

elle est continuellement pensée comme un démiurge qui compose le

corps humain en suivant un plan préétabli, où rien n’est laissé auhasard » 45. Son œ uvre immense est traversée par l’idée de la justice

de la nature. La nature est juste, technicienne et providentielle46

 ; en

 plus elle est sage47

 et suffit par elle-même en toute circonstance48.

Galien répète à maintes reprises que l’œ uvre de la nature relève

d’une justice admirable, divine, extrême, parfaite et complète49

. Il

exprime son admiration devant elle et lui consacre son œ uvre

monumentale Sur l’utilité des parties du corps humain en dix-sept

livres, véritable éloge à la Nature, sage et juste. Galien décrit les

fonctions des parties du corps, pour arriver à leur utilité, afin de

démontrer la sagesse de la puissance se trouvant à l’origine de la

création des hommes et du monde naturel. Le traité est plein des

réminiscences platoniciennes, puisque le médecin de Pergame

évoque le sujet cher à Platon (en particulier dans le Timée) d'un

43 Gal. De usu part. V, 9 (p. 277, 27-278, 2, éd. Helmreich). Voir aussi Gal.  In

 Hipp. De art. IV, 36 (XVIIIa, p. 720, 10-13 éd. Kühn).44

  Gal. De usu part. XI, 2 (p. 116, 12-17, éd. Helmreich). Voir aussi  Ibid . VI, 4(p. 308, 13-15) et XIII, 2 (p. 238, 3-6).

45 J. Boulogne, « L’ Epode de Galien. Une célébration au merveilleux» dans O.

Bianchi, O. Théenaz, Conceptions et représentations de l’extraordinaire dans

le monde antique. Actes du colloque international, Lausanne, 20-22 mars

2003, Bern-Berlin…, Peter Lang, 2005, p. 313.46   De usu part. V, 9 (p. 277, 26-27, éd. Helmreich); Ibid . XVI, 4 (p. 388, 16-18).47

   Ibid . XVI, 1 (p. 376, 9-10).48

Gal. De dieb. decr. XI (IX, p. 823, 3-4, éd. Kühn);  De nat. fac. I (XIII, p. 129,1-3, éd. Helmreich, SM  III); De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 26 (p. 596, 24, éd.

De Lacy, CMG V 4, 1, 2).49

   De usu part. V, 13 (p. 285, 4-5, éd. Helmreich): Ibid . XI, 2 (p. 116, 14) ; Ibid .

XI, 8 (p. 134, 26-27 et p. 135, 22-23);  Ibid . XVI, 14 (p. 432, 23-24) ;  Ibid. XVII, 1 (p. 444, 16-17) et ailleurs.

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LE SENS DE LA JUSTICE 233

sage Démiurge, prévoyant et providentiel créateur de tout. Tout est

miraculeux et admirable dans le corps. Le fait que nous neconnaissons pas son démiurge, ne signifie pas qu’il ne soit ni

important ni admirable50. Galien parle tantôt de la justice de la

nature, tantôt de la justice du Démiurge, tantôt de la justice divine

se trouvant à l’origine de la création des êtres vivants en général 51.

La Nature est identifiée à cette puissance indéfinie, à cette

intelligence suprême qui a précédé la création de toute chose ; elle

est le Créateur, le Démiurge, la Divinité au dessus de tout

52

.La perfection, toute la merveille de la constitution et du

fonctionnement de chaque membre du corps présentée lors du très

long et minutieux exposé galénique, constitue la preuve du dogme

hippocratique: la nature est juste. L’homme ne peut que rester 

admiratif devant cette nature juste et sage, qui ne fait rien en vain.

Rien d’inutile, rien de négligé dans son plan majestueux. La

disposition des organes démontre non seulement le sens extrême de

la justice, mais aussi la logique, l’art et le savoir-faire de la nature53.

L’utilité et la justice ne sont pas conçues comme séparées de

la fonctionnalité. La nature juste a construit les organes du corps

 par rapport à la fonction que chacun d’eux aurait à accomplir 54 ;

elle les a doté des qualités propres et convenables à cette fonction

en les leur distribuant de la façon la plus juste. La disposition des

membres du corps, leur conformation, leur volume, la quantité et la

forme, la souplesse ou la dureté, la lourdeur ou la légèreté de

chaque organe, dont tous servent un but spécifique, démontrent la

50   De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 22sq. ( p. 596, 5sq., éd. De Lacy, CMG V 4, 1,

2).51   De usu part. XIV, 13 (p. 329, 12-13, éd. Helmreich); Ibid. XVII, 1 (p. 443, 21-

22).52 Galien précise que d’après Hippocrate aussi c'est la Nature qui est la cause

créatrice des êtres vivants, donc le Créateur du monde physique ( De plac.

 Hipp. et Plat. IX, 8, 27 ; p. 596, 28-29, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2).53

Gal.  De usu part. V, 13 (p. 285, 4sq., éd. Helmreich);  Ibid . IX, 17 (p. 50,

10sq.). 54

Ibid. III, 10 (p. 171, 7-9) ; Ibid. V, 8 (p. 277, 27- p. 278, 12) ; Ibid. VII, 22 (p.

439, 19-23); Ibid. XVI, 1 (p. 376, 3-5); Ibid. XVI, 2 (p. 378, 19-20); Ibid. XVI,6 (p. 399, 5-6).

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234 ATHENA BAZOU

 pensée juste et sage de la nature55

. Il se peut parfois que les œ uvres

de la nature ne semblent pas être vraiment justes. Galien démontretoutefois que même en ce cas, c’est la nature juste qui se trouve

derrière, puisqu’une position exactement symétrique des membres

ou des organes du corps ou le nombre égal des nerfs ne servirait pas

l’utilité, ou la fonction à accomplir 56. La doctrine téléologique de la

nature repose sur le fait que tout par ses fonctions contribue à une

fin préétablie, sert le plan grandiose du Créateur. La téléologie

aristotélicienne trouve ici pleinement son expression. Nombreux sont ceux qui louent Polyclite, le sculpteur, pour 

la symétrie et les proportions de ses sculptures. Mais Galien se

demande ce qu’il faut dire de la nature que Polyclite a imitée ; outre

la symétrie extérieure, la nature a tout disposé de manière juste et

habile, y compris à l’intérieur du corps, en dotant les parties des

fonctions57. Comme Boulogne le récapitule très bien: « la nature

déploie partout sa sagesse (rien n’est inutile), sa prévoyance (elle

 pense à tout), son ingéniosité (il est impossible de faire mieux) et sa

 justice (rien n’est oublié dans la répartition de ce qui satisfait les

 besoins liés aux activités et celle-là s’effectue proportionnellement

à ceux-ci.)» 58.

D’après Galien, la construction du corps humain ne résulte

 pas du hasard mais de l’art de la Nature-Démiurge59

. Galien se

demande comment on peut suivre ces philosophes qui ne voient

dans le corps humain que le résultat de la combinaison fortuite des

atomes. Il attaque en réalité les disciples de l’école philosophique

55   Ibid . VI, 7 (p. 316, 2-8).56   Ibid. VI, 4 (p. 308, 1-27). Voir aussi J. Pigeaud, « L’esthétique de Galien» ,

 Metis VI, 1-2, 1991, 10-11.57   De usu part. XVII, 1 (p. 441, 10-25, éd. Helmreich) ; Ibid. XVII, I (p. 444, 7-

17). 58

J. Boulogne, « L’ Epode de Galien. Une célébration au merveilleux» dans O.Bianchi, O. Théenaz, Conceptions et représentations de l’extraordinaire dans

le monde antique. Actes du colloque international, Lausanne, 20-22 mars

2003, Bern-Berlin…, Peter Lang, 2005, p. 314.59

   De usu part. XI, 7 (p. 130, 13-28, éd. Helmreich); Ibid. XVII, 1 (p. 445, 1-2) etailleurs.

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LE SENS DE LA JUSTICE 235

des atomistes, à savoir Démocrite, Epicure et Asclépiade, qui

rejetaient l’existence de la Nature –Créateur providentiel60

. Aumoyen d’exemples concrets e.g. la disposition symétrique des dentsdans la bouche, il conclut à la providence, la sagesse, l’art et la justice de la nature61. Il intervient donc dans la discussion philosophique sur la création du monde, non pas comme médecinmais comme philosophe62.

IV. Le rôle des médecins envers cette nature juste, consiste à

l’admirer et à lui venir en aide afin de restituer la justice du corps,chaque fois que celle-ci est perturbée. Il est vrai que la médecine etses ministres sont la science et les professionnels les plusappropriés à démontrer la justice prédominante dans la nature.Sages connaisseurs des merveilles du corps, aptes praticiens dans letravail médical quotidien, les médecins sont, de par leur profession,en position d’observer, vérifier, puis certifier que les hommes ont lecorps juste. Tous les médecins qui pratiquent l’anatomie (hoi anatomikoi tôn iatrôn), dit Galien63, admirent l’art de la nature, car l’examen de l’intérieur du corps humain révèle un monde trèscomplexe et témoigne d’une sagesse et d’un art créateur achevé.L’anatomiste se fonde sur des données perceptibles pour prouver lavérité des théories. Galien se sert de l’exemple du rapport entre la

60   Ibid. XI, 8 (p. 135, 13sq.).61   Ibid. XI, 8 (p. 135, 20sq.).62 Les deux sectes principales étaient celle qui d’une part regroupait, les

Platoniciens, les Stoïciens et les Aristotéliciens et celle d’autre part quesoutenaient les disciples de Leucippe et de Démocrite. D'après la premièresecte toute la substance du monde est continue et peut être altérée. C'est lasecte du vitalisme, des humoralistes qui croyaient aussi à la notion de la naturequi crée le corps. La deuxième secte, soutenue par les atomistes, professait quela substance du monde ne peut pas être altérée. Le corps, d'après Démocrite et

ses sectateurs, est un ensemble composé d'atomes qui, à un moment donné, sesont réunis par hasard. Entre les différents atomes il y a, selon eux, des poresou de petits blancs; quand ces pores sont symétriques, la santé prévaut; quandau contraire ils ne sont pas tous symétriques, mais que les uns sont plus grandsque les autres, naissent les maladies dans le corps. Voir  De usu part. VII, 14(p. 415, 10-27, éd. Helmreich) ; Ibid. XI, 8 (p. 135, 10-20).

63   De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 10-11 (p. 592, 22-31, éd. De Lacy, CMG V 4, 1,2).

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236 ATHENA BAZOU

veine, l’artère et le nerf –rapport que seuls les anatomistes ont le

 privilège de voir 64

–afin de démontrer non seulement la justicedans la construction (kataskeuè) du corps mais aussi la puissanceextrême (dynamin… akran) de celui qui l’a construit65.L’expérience de l’autopsie (autoptikè peira) lève tout doute sur l’artet la justice de la nature66.

Convaincus de la justice de la nature, les médecins ont ledevoir de la servir 67 et de l’imiter 68. D’après la médecine

hippocratique la nature est le médecin par excellence qui guérit lesmalades par elle-même. Sans instruction, non par intelligence, mais par elle-même, elle fait ce qui convient en chaque circonstance. En plus c’est la nature individuelle, la complexion de chacun quiindique en fait le moyen de la guérison69. Les médecins doncdoivent aider la nature dans sa mission ; ils doivent essayer, si nonde rétablir la justice de la nature quand elle est perturbée, du moinsde s’en rapprocher. Ils peuvent par la suite guider les autres dans ladécouverte des merveilles du corps humain. C’est justement cettetâche que Galien s’assigne dans le traité Sur l’utilité des parties du

corps. Par le biais de nombreux exemples, il y initie ses lecteurs auculte de la nature, la qualifiant de puissance providentielle présidantau monde créé. D’après son auteur, ce traité constitue le débutd’une « théologie exacte » (theologias akrivous… archè), quisurpasse l’art de la médecine, utile non seulement aux médecins

mais plus encore aux philosophes désireux de connaître la science

64   De usu part. IX, 8 (p. 27, 19-27, éd. Helmreich).65   De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 12 (p. 592, 32-594, 4, éd. De Lacy, CMG V 4, 1,

2). Voir aussi De usu part. XVI, 1 (p. 375, 14sq., éd. Helmreich).66   De usu part. VI, 20 (p. 370, 6-8, éd. Helmreich).67 Gal. De dieb. decr . XI (IX, p. 823, 5-6, éd. Kühn).68 Gal. De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 27 (p. 596, 25-26, éd. De Lacy, CMG V 4, 1,

2).69 Gal.  De plac. Hipp. et Plat . IX, 8, 26 (p. 596, 23-24). Voir aussi Hipp.  Epid .

VI, 5, 1.

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LE SENS DE LA JUSTICE 237

de la nature70. La science médicale rejoint ainsi une « théologie» de

la nature71

.On attend de l’homme bon et honnête qu’il choisisse

librement la justice. Toutefois, d’après la médecine grecque, pour être bon et juste, il faut aussi disposer d’un tempérament bon etéquilibré. La morale se trouve donc intimement mêlée à la physiologie.

Les hommes en effet ne naissent ni tous ennemis ni tous amis

de la justice, mais les uns et les autres deviennent tels en raison destempéraments de leurs corps72.

Cette conception condamne-t-elle donc ceux dont letempérament est mal réglé à être irrémédiablement méchants ?Galien fournit la réponse dans son traité Que les facultés de l’âme

suivent les tempéraments du corps. Il constate tout d’abord que siquelqu’un n’est pas juste, ce n’est pas de sa faute mais celle de son

tempérament non équilibré dès le départ ou lors de sa croissance73

.

70   De usu part. XVII, 1 (p. 447, 22-448, 3, éd. Helmreich).71 P. Moraux, « Galien comme philosophe: la philosophie de la nature» , dans

 Nutton V. (éd.), Galen. Problems and Prospects, Londres, Wellcome Institutefor the History of Medicine, 1981, p. 101.

72 Gal. Quod. an. virt. XI (p. 73, 10-12, éd. Müller, SM II).73 Le débat philosophique sur le caractère inné ou acquis des qualités morales

chez l’homme, comme la bonté et la méchanceté, le caractère juste ou injuste,a intéressé également les médecins grecs anciens. D’après les Stoïciens d’uncoté, tous les hommes sont bons de nature mais sont ensuite pervertis par ceuxqui vivent avec eux. De l’autre coté, les Épicuriens soutenaient que tous leshommes sont méchants de nature et donc incapables d’acquérir la vertu (Gal.

 De plac. Hipp. et Plat. V, 5, 8 ; p. 318, 12-16, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2).Beaucoup de médecins enfin croyaient à la prédominance de la nature,éventuellement modifiée sous l’influence de l’éducation et des exercices.Galien fournit l’exemple d’Aristide le juste qui, à la question de la manière

dont il était devenu juste, répondit que la nature avait joué le rôle le plusimportant mais que lui aussi par la suite avait contribué à renforcer ce que lanature lui avait donné ( De an. aff. dign. et cur. VII, 10 ; p. 26, 6-11, éd. DeBoer, CMG V 4, 1, 1). D’après Mélétius, le médecin, toutefois, la part la plusimportante de la responsabilité pèse sur l’individu lui-même. Être juste ou nonrelève finalement de la responsabilité des hommes eux-mêmes (eph’hémin).Ceux qui ont une héxis (habitude, voire condition physique) juste, agissentaussi de manière juste. Les études et les exercices agissent sur les habitudes et

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238 ATHENA BAZOU

L’homme méchant est considéré comme un malade qui doit être

guéri74

. Il doit s’adresser au médecin afin qu’il l’aide à devenir juste par le biais de la nourriture et des boissons. Et c’est sur ce point, enrétablissant l’équilibre du tempérament corporel de l’individu, quele médecin peut intervenir de manière bienfaisante75. En agissantsur le tempérament, il modifie non seulement la santé physique del’individu mais aussi la santé de son âme, agissant également sur son comportement et ses mœ urs. Le bon tempérament corporel

(eucrasia

) ainsi rétabli, rend du même coup les mœ urs et lecomportement bons et justes. La morale se réduit à l’humoralisme.Le régime alimentaire administré par le médecin est la principaleclé, à la fois de la santé et de la vertu76. Les autres moyens sont lesmédicaments et le changement des conditions de vie (le climat,l’air, les eaux, l’habitat, les habitudes). Le rôle de l’éducation et des bonnes habitudes n’est pas négligé, y compris dans les textesmédicaux franchement naturalistes comme c’est le cas ici. Mais le

médecin (à la fois médecin du corps et médecin de l'âme) est le seulqui puisse, par le régime alimentaire, gouverner l’action des quatrehumeurs ayant un impact direct et rapide sur le comportementmoral.

les transforment ; les habitudes par la suite règlent les actions qui en

dépendent. Il suffit donc de se soumettre à l’étude et aux exercices qui promeuvent la justice pour obtenir les habitudes et le comportement justes ( De

nat. hom. 29, 28-30, 8, éd. Cramer).74 Voir supra, n. 6, 7.75  Quod an. virt . IX (p. 67, 2-16, éd. Müller, SM II).76 La théorie n’est pas nouvelle. Les Pythagoriciens définissaient des normes

diététiques dont le but premier était d’assurer la santé du corps mais dont levrai but était d’atteindre la vertu de l'âme. Dans le corpus hippocraticum également, certains écrits ( De l'ancienne médecine,  Du régime) donnent des

 prescriptions diététiques pour l’amélioration de la condition mentale del’homme. Plutarque dans ses Préceptes de santé  remarque l'importance dumaintien de la bonne santé physique pour le bien-être spirituel. Et chez Galiende nombreux passages sont consacrés à la diététique et à son rapport avecl'âme ; par exemple dans son traité sur l' Hygiène, ou dans le traité Que les

 facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps où, à plusieurs reprises, ilréduit la médecine à l'alimentation et à la diététique, remède, selon lui, à toutemaladie.

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LE SENS DE LA JUSTICE 239

Par ce traité, Galien révèle son ambition principale : placer la

médecine au sommet de toutes les sciences et, la rendantresponsable aussi bien de la santé morale que de la santé physique,élever le statut du médecin au dessus des autres professions. Ce quiintéresse Galien surtout c’est de prouver que le tempérament ducorps est le principal facteur du comportement moral de l’homme.Ses idées se rapprochent dangereusement d’un déterminismenaturaliste. Il ne faut cependant pas oublier qu’à l’intérieur même

de ce traité, il introduit les notionsdes

 exercices

etdes études

77 

 susceptibles de faire naître la vertu.

Le rôle social du médecin est donc véritablement très précieux : il détient le pouvoir thérapeutique et, puisque la moraledépend de l’état de santé, il détient aussi le pouvoir moral; il guéritnon seulement le corps mais aussi l’âme. Il apparaît donc comme le personnage le plus utile à la société : en charge du bien-être physique et mental des citoyens, il l’est aussi de la prospérité decelle-ci.

V. Cependant, afin de bien exercer l’art de la médecine, de manièreefficace et juste (dikaiôs), il faut aussi que le médecin lui-même soit juste. À en juger par le nombre important des traités médicauxconcernant les vertus indispensables aux bons médecins dansl’exercice de leur art, la déontologie médicale était déjà bieninstituée dans l’antiquité. Dans le corpus hippocraticum figure letraité, épistémologique par excellence, Sur le médecin, qui définitdès le premier chapitre les qualités morales dont le bon médecindoit disposer dans ses relations avec les malades. D’après ces préceptes, le bon médecin doit avoir un joli teint, le corps beau et propre ; il doit être honnête et modeste, miséricordieux et gentil,tempérant et incorruptible. Il doit surtout être juste dans sesrelations avec les malades et ne pas accepter d’être payé ou

corrompu par des présents.

77  Quod an. virt. X (p. 72, 3-4, éd. Müller, SM II).

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240 ATHENA BAZOU

La justice présidera à toutes ses relations car il faut que la

 justice intervienne souvent78

.Dans le Serment , la déontologie médicale exige que le bon

médecin se tienne à l’écart de toute injustice volontaire (ektos eôn

 pasès adikiès hekousiès)79 dans ses relations avec les autres personnes, les malades et leur entourage familial80. D’aprèsDeichgr ä ber, le Serment, par ses prescriptions, résume l’idéal dumédecin juste81.

Galien, à son tour, dans son traité Que l’excellent médecin est aussi philosophe, en parlant des qualités du bon médecin, se réfèreégalement à la justice. Mais pour être maître de soi, tempérant, au

dessus des questions d’argent  et juste82, comme il le dit, il faut que

le médecin soit philosophe ; il faut aussi avoir fréquenté de maîtres 

78   De med. I (p. 20, 18-20, éd. Heiberg, CMG I 1) ; trad. J. Jouanna (J. Jouanna,C. Magdelaine,  Hippocrate. L’art de la médecine, Paris, GF Flammarion,1999, p. 248, n. 5).

79 Hipp. Jusj. VI (p. 5, 2, éd. Heiberg, CMG I 1) ; trad. J. Jouanna (J. Jouanna, C.Magdelaine, Hippocrate. L’art de la médecine, Paris, GF Flammarion, 1999, p.71).

80 Voir le commentaire du mot dikaios (juste) associé à hosios (pieux) par H. vonStaden (« Character and Competence. Personal and Professional Conduct inGreek Medicine» dans H. Flashar, J. Jouanna,  Médecine et morale dans

l’antiquité  [ Entretiens sur l’antiquité classique, XLIII], Vandoeuvres(Genève), Fondation Hardt, 1997, pp. 184-5), d’après qui le mot dikaios seréfère toujours au comportement envers les autres personnes, tandis que hosios renvoie au comportement envers les dieux. L. Edelstein (The Hippocratic oath,Baltimore, The John Hopkins Press, 1943, pp. 32-36) soutient que le Serment  est issu d’un milieu pythagoricien du IVème siècle av. J.-C. ; il interprète par conséquent la référence à la justice suivant les doctrines pythagoriciennes, luidonnant un sens plus large : « …The recommendation of justice epitomizes allduties of the physician towards his patients in the contacts of daily life, all he

should do or say in the course of his practice ; it gives the rules of medicaldeportment in a nut-shell» (p. 36).

81 K. Deichgr ä ber, « Die ärztliche Standesethik des hippokratischen Eides» ,Quellen u. Studien z. Geschichte d. Naturwissenschaften u. d. Medizin, III,1932, p. 4, n. 5 (d’après la citation de L. Edelstein, The  Hippocratic oath,Baltimore, The John Hopkins Press, 1943, p. 36).

82  Quod opt. med. IV, 1 (p. 292, éd.- trad. V. Boudon-Millot, Galien I, Les BellesLettres).

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LE SENS DE LA JUSTICE 241

et s’être soi-même livré à des exercices83. Il est intéressant de noter 

que nous trouvons une fois encore84

–mais avec beaucoup plus de précision –l’idée de la justice associée à l’incorruptibilité par l’argent et les plaisirs de l’amour.

Il n’est pas à craindre en effet quand on méprise l’argent etque l’on s’exerce à la tempérance que l’on commette quelqueinjustice. Car tous les actes que les hommes osent perpétrer contrela justice, ils les commettent séduits par l’amour de l’argent ou

égarés par le plaisir 85

.Pour conclure, récapitulons le devoir du bon médecin envers

le corps juste et la nature juste : le médecin doit respecter la justicedans le microcosme du corps, comme on le fait dans le macrocosmede la nature, du monde. Cette nature n’étant pas la même pour tous,dans la pratique médicale comme dans l’exercice de la loi, la justiceest attribuée selon la valeur de chacun et non pas selon la quantité.

Chaque malade – objet de la médecine – constitue un cas particulier, unique ; c’est pourquoi l’application de la médecine doit prendre en compte, outre le tempérament du patient, tous les autreséléments le concernant (lieu de séjour, alimentation, état psychologique, conditions de travail). La place du médecin, praticien mais aussi moraliste, devient primordiale pour le bien-êtrede l’individu et de la société.

83   Ibid . IV, 3.84 Voir e.g. les phrases qui suivent immédiatement les références à la justice et au

médecin juste dans les traités hippocratiques Sur le médecin (I, p. 20, 21-22,éd. Heiberg, CMG I 1) et le Serment (VI, p. 5, 3-4, éd. Heiberg, CMG I 1) 

mentionnées ci-dessus. De même dans le traité galénique Sur le diagnostic et le traitement des passions de l’âme (VIII, 3, p. 28, 14, éd. De Boer, CMG V 4,1, 1), où Nikon, le père de Galien, est qualifié de dikaios te kai chrématôn

einai kreittôn (juste et au dessus des questions d’argent). D’après une autrelecture du passage, Galien ne parle pas de son père mais d’un de ses maîtres,un platonicien, élève de Gaios.

85  Quod opt. med., III, 9 (p. 291, éd.- trad. V. Boudon-Millot, Galien I, LesBelles Lettres).

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14

LES NOTIONS DE JUSTICE

ET DE JUSTESSE DANS LA

THÉOLOGIE PLATONICIENNE  

DE PROCLUS

E. MOUTSOPOULOS

Membre de l’Académie d’Athènes

Tout en marquant le domaine sémantique de l’adjectif  justeou équitable, le terme dikaios est, lui, très inéquitablement répartidans l’œ uvre de Proclus. Dans la Première partie de l’ Index généralde ses écrits authentiques, entrepris sur notre initiative au Centre de Recherches sur la Philosophie Grecque, de l’Académied’Athènes, et en voie d’achèvement (une Deuxième partiecomprendra l’ Index général des écrits incertains ou suspects du

Diadoque), on n’en compte pas moins (et pour cause, vula thématique de l’ouvrage précis) de 253 occurrences du termedans le seul Commentaire au Premier Alcibiade, de Platon. Or leschiffres décroissent dramatiquement dans les autres Commentaires:31 pour celui du Parménide; 18 pour celui du livre I de la République; 13 pour celui du livre II; 6 au total pour les livres I etIII du Commentaire sur le Timée; 4 pour celui du Cratyle; 1 pour 

celui du Premier livre des «Éléments» d’Euclide et1 respectivement pour chacun des livres I et V de la Théologie platonicienne. Nous nous arrêterons sur les deux dernièresoccurrences qui condensent à elles seules les deux groupesd’acceptions possibles du vocable.

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244 E. MOUTSOPOULOS

* * *

1. Pour des raisons de méthode, mais aussi, pour la commodité del’enquête, il semble indiqué d’intervertir ces deux occurrences pour accorder la priorité à celle du livre V de la Théologie. Elle répond àl’acception traditionnelle, plus générale, du terme en cause, insérédans le chapitre 24, pp. 87, 15 et suiv. de l’édition Saffrey-Westerink, qui traite du mythe du Protagoras platonicien.Rappelons brièvement l’essentiel du contenu du récit originel1 

avant de procéder à son exégèse proclusienne. On est d’embléeintroduit dans le devenir de la création à laquelle ce n’est pas unedivinité « subalterne» , le « démiurge» intelligent2 du Timée, qui préside, mais bien les dieux de l’Olympe et, en particulier, Zeus en personne. Le récit de la construction de l’âme du mondeest présupposé3. On en est à la formation des êtres vivants. Leur tour arrive précisément au moment (opportun, le kairos), fixé par ledestin (heimarménè). Ils reçoivent leurs formes respectives àl’intérieur de la terre grâce au mélange, pour le moins, desquatre éléments empédocléens4, avant d’émerger à la lumière du jour. Les deux frères, Prométhée et Épiméthée, sont chargés de leséquiper pour en assurer la survie. Sur sa demande, Épiméthéeentreprend le travail, son aîné consentant à en inspecter le résultat.Les aptitudes, physiques et autres, auraient été convenablement,équitablement et judicieusement réparties entre les espèces afin

d’en empêcher la disparition à cause des intempéries ou de leursfrictions mutuelles. Or, sa sagesse étant limitée, Epiméthée auraitépuisé ses ressources à équiper les espèces « déraisonnables» ,

1 Cf. Platon, Protag., 320 d - 328 d; Timée, 31, b. Cf. E. Moutsopoulos, Lacréation de l’homme,  Les origines de l’homme, Univ. de Nice, Sophia-Antipolis, Publ. de la Fac. des Lettres, n. s., no 46, pp. 125-132.

2 Cf. Timée, 34 b - 37 c; Lois, V, 790 e et suiv. Cf. Idem, Mouvements de sons,

de corps et d’âmes, Philosophia, 31, 2002, pp. 104-1093 Cf. Timée, 28 a-b. Cf. Idem, Hasard, nécessité et kairos dans la philosophiede Platon. Hasard et nécessité dans la philosophie grecque, Athènes, Académied’Athènes, 2005, pp. 65-69; Nécessité et intelligence, dans le Timée et les Lois,Philosophia, 37, 2007, pp. 48-59.

4 Cf. EMPED., fr. A 28-52 (D.-K.16, I, 287, 34 - 293,23). Cf. E. Moutsopoulos.Le modèle empédocléen de pureté élémentaire et ses fonctions, Giornale di Metafisica, 21, 1999, pp. 125-130

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LES NOTIONS DE JUSTICE ET DE JUSTESSE 245

laissant l’espèce5 humaine privée6 de toute capacité. À ce moment

(nouveau kairos, lui aussi fixé par le destin) où le tour des hommesserait venu de surgir de la terre démunis de tout équipementdéfensif survient l’inspection de Prométhée qui constatel’injustice (involontaire) commise par la frivolité de son frère àl’égard du genre humain7. Dans son embarras (aporiai) il recourt àun stratagème dont il subira les conséquences: s’étant introduitfurtivement dans l’atelier d’Héphaistos et d’Athéna8, il s’empare de

leur savoir artisanal en même temps que du feu sans lequel ces bienfaits n’eussent été d’aucune utilité à l’homme, pourtant doué deraison, par opposition, implicitement indiquée, aux autres espèces9.

Cette raison originaire fut la cause de la participation deshumains à l’essence divine et, en conséquence, du développementdes sociétés:  religion, langage, habitations, habillement, économierudimentaire10. Il leur manquait toutefois l’art de vivre ensemble engroupes organisés pour pouvoir se défendre. Sur ce, nouvelleintervention de Zeus, cette fois par l’entremise d’Hermès, chargé deleur distribuer la pudeur et la justice11 à titre d’égalité etd’équivalence: en effet, ces deux valeurs sont mentionnées àcinq reprises, coup sur coup, même en ordre inversé. À la questiond’Hermès, s’il doit répartir ces vertus au choix, à l’instar des autresdons, des divers arts, par exemple, la réponse est catégorique: « Àtous, et que tous y participent!» 12. Ainsi les experts en médecine ou

en architecture suffisent à conseiller un groupe restreint13, tandisque sans justice et pudeur, communes à tous, et sans législation, la

5 Cf. Protag., 321 c : aloga, « privés de raison» (cf. infra, et la n. 9).6 Cf. ibid ., 320 c: akosméton.7 Cf. ibid ., 321 c.8 Cf. ibid ., 321 e. C’est l’art du tissage, dont l’instrument par excellence est

la navette. Cf. Moutsopoulos, Un instrument divin: la navette, de Platon àProclus, Kernos, 10, 1997, pp. 241-247.

9 Cf. Protag., 321 c (cf. supra, et la n. 5; cf. infra, et la n. 26).10 Cf. ibid ., 322 a-b.11 Cf. ibid ., 322 c-d.12 Cf. ibid ., 322 d.13 Cf. ibid ., 322 c-d.

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246 E. MOUTSOPOULOS

formation de cités serait impossible14. Ainsi, quand il est question

de consultation en matière de politique, qui est elle-même unevertu15, tout un chacun est écouté16, à condition que cela se passesur fond de  justice institutionnelle17 et de  prudence18. Un peu plusloin il sera question de la justice comme faisant partie de la vertu politique en général19. La vertu politique fait l’objet d’unenseignement. C’est d’ailleurs la thèse que Protagoras défend ausujet de toutes les vertus20. C’est aussi, ne serait-ce que sous une

forme différente, la thèse défendue par Socrate déjà dansl’Apologie21, comme dans le Théétète22, à savoir que nul n’estméchant volontairement23 et que l’on ne commet d’erreur que par ignorance qui est le plus grand mal qui puisse frapper l’homme24.Du coup, l’ensemble du récit de Protagoras acquiert l’aspect d’unedoctrine plus précise:  le don des dieux aux humains ne leur est pasaccordé gratuitement; il leur faut le conquérir en le faisant valoir.

Le chapitre 24 du livre V de la Théologie platonicienne,quant à lui, débute sur l’identification de la divinité, supposéesubalterne, qu’est le « démiurge» du Timée avec la divinité suprêmequ’est le Zeus du Protagoras25, ce qui d’ailleurs n’est pas icile sujet de notre propos. C’est l’action de Prométhée qui est surtoutenvisagée et qui concerne en tout premier lieu le don de la raison à

14 Cf. ibid ., 322 d; 323 a.15 Cf. ibid .16 Cf. ibid .17 Cf. ibid . dikaiosynè au lieu de dikè.18 Cf. ibid . : sôphrosynè au lieu de aidôs; 324 e - 325 a.19 Cf. ibid ., 323 a; 323 b (cf. Phèdre, 250 b : dikaiosynès kai sôphrosynès).20 Cf. ibid ., 324 a; 324 c.21 Cf. Apol., 37 a; Protag., 345 d; 358 c; Tim., 86 d; Rép., I, 336 e; II, 360 c.22 Cf. Théét ., 146 c; 206 b; Phil., 37 d.23 Cf. E. Moutsopoulos, Épistémologie et ontologie dans le Théétète platonicien,

 Athéna, 64, 1961, pp. 230-238.24 Cf. Idem, Erreur et solitude in IDEM, Parcours de Proclus, Athènes,C.I.E.P.A. - Paris, Vrin, 1993, pp. 14-15.Cf. Proclus, Théol. plat ., V, p. 87, 15-21 (S.-W.); p. 90, 4; 11-12; 15; 22-23,(cf. Platon, Timée, 31 c; 41 d-42 d).

25 Cf. Proclus, Théol. plat ., V, p. 87, 15-21 (S.-W.); p. 90, 4; 11-12; 15; 22-23,(cf. Platon, Timée, 31 c; 41 d-42 d).

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LES NOTIONS DE JUSTICE ET DE JUSTESSE 247

l’espèce humaine26, afin de lui éviter les passions terrestres et la

soumission aux impératifs de la nature27

. La complexion del’homme reflète celle de Zeus qui tient son intellect de son père;son âme, de sa mère28. Ainsi les techniques artisanales sontdifférenciées et n’aboutissent qu’à des imitations de l’intellection etdes formes29 en imposant l’ordre à la matière sous-jacente30. Il enest de même chez les dieux artisans: au départ, l’incitation, cause detous les arts, invite à la création à laquelle la cognition et

l’intellection, procurées d’en haut, confèrent du brillant

31

. Proclusrecourt à l’ambiguïté à propos de l’initiative de l’apport de la« science politique» 32. Ce serait Prométhée qui en aurait conçu le besoin, en tant que science de synthèse33, mais n’aurait pus’introduire, pour la dérober, dans la demeure bien gardée de Zeusqui en est toutefois la cause et l’unique dispensateur 34, et se seraitrabattu en désespoir de cause sur l’atelier des dieux artisans. Lerécit du Protagoras ne mentionne pas cette première tentative

avortée ni le châtiment encouru à sa suite par Prométhée, ce quiimplique que les deux tentatives furent quasiment simultanées.Toujours est-il que « le grand Zeus» a tenu compte favorablementdu projet prométhéen. À partir d’ici le commentaire de Proclusrejoint le récit platonicien. Hermès se voit chargé d’apporter auxhommes la pudeur et la prudence, avec, en bloc, la science politique, à partager entre tous35 et non point séparément à l’instar 

des arts particuliers36. Il est à souligner qu’à la différence de cesarts, la politique est conçue, ici encore, comme une science, voire

26 Cf. ibid ., p. 87, 22-24 (S.-W.) ; cf. Platon, Protag., 321 c. Cf. supra et les notes5-9.

27 Cf. Théol. plat ., p. 87, 24-25 (S.-W.).28 Cf. ibid ., p. 87, 6-13 (S.-W.).29 Cf. ibid ., p. 88, 1- 4 (S.-W.), cf. Platon, Rép., X, 596 e - 599 b.30 Cf. Théol. plat ., p. 88, 4-5 (S.-W.).31 Cf. ibid ., p. 88, 8-11 (S.-W.).32 Cf. ibid ., p. 88, 12-13: (S.-W.); p. 84, 2-3; 10.33 Cf. ibid ., p. 88, 13-14: (S.-W.).34 Cf. ibid ., p. 88, 17: (S.-W.).35 Cf. ibid ., p. 88, 24-25: (S.-W.); p. 89, 7 (S.-W.). cf. Platon, Protag., 322 d. cf.

supra, et la n. 12.36 Cf. Théol. plat ., p. 88, 27-28 (S.-W.).

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248 E. MOUTSOPOULOS

comme une science d’ensemble comparable à une vertu37 entraînant

une connaissance globale38

de ce qui a trait aux affaires ouréalités ou causes justes, belles et bonnes39.

 Justes, belles et bonnes sont des adjectifs qui renvoient à desvaleurs, notamment à la triade des valeurs mises en évidence par Victor Cousin, éminent philosophe et érudit, père du système del’enseignement philosophique en France, promoteur du« second éclectisme» français40, fortement, influencé par 

l’hégélianisme, mais tenant à la tradition platonicienne etnéoplatonicienne et auteur de l’édition monumentaledu Commentaire sur le Parménide platonicien, de Proclus41. Pour ce qui est des termes belles et bonnes aucun problème ne se pose.Quant au terme  justes, il renvoie sans nul doute à l’idée de justice,mais il faudrait rappeler que les trois groupes de valeurscités présupposent une connaissance elle aussi transmiseéquitablement 42. Or la connaissance de ce qui est juste équivaut, à plus d’un point à la connaissance de ce qui estraisonnable, rationnel, précis, exact et correct, et la rectitude n’estque l’aspect par excellence de la vérité43. On conçoit, dès lors, leglissement de sens qui a pu amener Victor Cousin à substituer, dans

37 Cf. ibid., p. 88, 24: (S.-W.) : aretèn.38 Cf. ibid .: mè diéirémenôs. 39 Cf. ibid ., p. 88, 23-26 (S.-W.). Cf. infra, et la n. 45.

40 Sur la « premier éclectisme» français dont le chef de file fut FrançoisThurot (1768-1837), cf. E. Moutsopoulos, Néophyte Bambas et sa position ausein de la pensée grecque du XIXe siècle, Université d’Athènes, Discoursofficiels, 1969-1970, pp. 267-282.

41 Cf. Procli Diadochi, in Platonis Parmenidem commentaria éd. Victor Cousin,in Œuvres de Proclus (6 vols.,) Paris, 1820-1827; Hildesheim, Olms,

19612.  Cf. V. Cousin, Cours de philosophie sur le fondement des idéesabsolues du vrai, du beau et du bien, Paris (1818; 1836; 1845), 1953.

42 Cf. Théol. plat ., p. 88, 24-26 (S.-W.). Curieusement, ceci rappelle de près letout début du Discours de la méthode cartésien.

43 Cf. E. Moutsopoulos,  La pensée et l’erreur , Athènes, 1961, pp. 92-43; Idem, La connaissance et la science, Athènes, Éd. de l’Université, 1971, pp 134-141;Idem, Le vrai et les catégories affiliées,  L’homme et la réflexion, Paris, Vrin,2006, pp. 238-242.

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LES NOTIONS DE JUSTICE ET DE JUSTESSE 249

son ouvrage capital44, au terme  juste le terme vrai à travers

les notions de justice, d’équité, de loyauté, de droiture,d’impartialité, d’intégrité etc., conjointement avec les deux autrestermes désignant des valeurs (ou groupes de valeurs) expressémentmentionnées par Proclus45. Ceci pourrait n’être qu’une hypothèsearbitraire n’était-ce le texte du livre I de la Théologie platonicienne qui la corrobore46.

* * *

2. Effectivement, on a affaire ici à un passage très particulier. Il estcensé rapporter une discussion à propos de l’ontologie duParménide47, du Phèdre48 et du  Banquet 49, en corrélation avecl’ontologie du néoplatonisme50 et en particulier avec celle deProclus dont la caractéristique principale réside dans lamultiplication des entités intermédiaires entre l’Un et le quasi-non-être qu’est la matière51: multiplication qui assure la continuité du

système ainsi que la solution de problèmes philosophiquesqui autrement demeureraient insolubles52.

44 Cf. supra, et la n. 41.45 Cf. supra, et la n. 39.46 Cf. Théol. plat ., I, p. 30, 21 (S.-W.)47 Cf. ibid ., p. 31, 12-13 (S.-W.); (cf. Platon, Parménide, 131 a - 133 a; 144 b

et suiv.; 157 b - 158 b; 160 d 161 a; cf. Sophiste, 264 e).48 Cf. ibid ., p. 31,3 (S.-W.); (cf. Phèdre, 246 b - 250 b).49 Cf. ibid ., p. 31,5 (S.-W.); (cf.  Banquet , 209 e - 212 c). Cf. E. Moutsopoulos,

De la perception à la contemplation du beau dans le Banquet de Platon,Philosophia, 35, 2005, pp. 64-71.

50 Cf. Idem. L’évolution du dualisme platonicien et ses conséquences pour le néoplatonisme, Diotima, 10, 1982, pp. 179-181.

51 Cf. Idem, Mouvement et désir de l’Un dans la Théologie platonicienne, Diotima, 28, 2000, pp. 70-74.

52 Cf. Idem, L’idée de multiplicité croissante dans la Théologie platonicienne 

de Proclus,  Néoplatonisme et philosophie médiévale, Louvain, Brépols, 1997, pp. 59-65; L’Un et la fonction architectonique et épistémologique des hénadesdans le système de Proclus, Diotima, 28, 2000, pp. 75-76; The Participabilityof the One through the Henads, Elementa (Amsterdam - Atlanta, Ga.), 69,1997, pp. 83-93; Proclus comme lien entre philosophie ancienne et moderne, Actualité de la philosophie grecque, Athènes, Lettres Grecques, 1997, pp. 372-385; Idem,  Les structures de l’imaginaire dans la philosophie de Proclus, 2eéd., Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 7-11 et 255-256.

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250 E. MOUTSOPOULOS

La question à laquelle Proclus est censé devoir répondre est

assez clairement formulée à la fin du chapitre 653

et porte sur lathéorie « transcendante» (hyperfyès) de l’amour chez Platon54. Elleincite à la réflexion, mais manque de précision comparéeà l’exposition platonicienne. L’essentiel de la question posée estrepris de manière analytique dans la réponse qui couvre l’ensembledu chapitre 755. Or ce qui intéresse ici, c’est que cette réponse se présente sous forme de développement et quasiment punctum contra punctum

au regard de la formulation qui précède.Indépendamment de la substance du sujet particulier traité qu’elleen est le reflet fidèle, introduit en ces termes:  « En ce qui meconcerne, je répliquerai à pareille objection56 par une riposte  justeet nette» 57. L’adjectif « nette» (saphè), visiblement, ne pose pas problème. Il désigne la perspicacité et la limpidité, la transparenceet l’intelligibilité de l’argumentation.

Tel n’est pas, dans ce contexte, le cas de « juste» (dikaian).La thématique de la controverse n’entraînant point l’application dequelque « loi du talion» , il n’est manifestement pas question de« rendre justice» , tout au contraire. Il s’agit d’avancer à l’adresse del’interlocuteur une rétorsion adéquate et appropriée. La spécificitéde la réplique consiste, en fait, en sa rectitude et sa  précision àl’égard de l’objection formulée. On entendra, finalement, dans cecas, par « juste» ce que l’on est en droit de désigner par correct,

 précis, exact, raison nable, convenable ( prepon, deon)58 ou conforme à la vérité et qui, en dernière analyse, mérite d’êtretaxé de  justesse. Cette dernière qualification non seulement met en jeu la racine commune des deux notions en cause:  justice et justesse, et par suite des deux acceptions ainsi différenciées duterme « juste» , mais encore elle milite pour les droits accrus de la

53 Cf. Théol. plat ., I, p. 30, 11-17 (S.-W.).54 Cf. supra, et les notes 48 et 49.55 Cf. Théol. plat . I, pp. 30, 19 et suiv.56 Cf. E. Moutsopoulos, La notion de controverse, Philosophia, 33, 2003, pp. 21-

25.57  Théol. plat ., I, p. 30, 21 (S.-W.).58 Cf. Platon, Politique, 284e; cf. Plotin, Enn., VI, 8, 18, 44.

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LES NOTIONS DE JUSTICE ET DE JUSTESSE 251

seconde de ces acceptions qu’elle rapproche de l’idée de jugement

épistémologiquement correct à l’encontre de celle de verdict juridiquement ou moralement équitable et impartial. De touteévidence, la distinction sémantique sous-entendue n’est pas la seule possible et ne renvoie certainement pas à un signifié isolé (hapax).Elle est cependant très indicative de la richesse des nuances dansl’usage du vocabulaire proclusien.

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15 

LA FONDATION MÉTAPHYSIQUE

DE LA JUSTICE DANS L’ŒUVRE DU

PHILOSOPHE NÉOPLATONICIEN PROCLUS

CHRISTOS TEREZIS

Professeur de Philosophie, Université de Patras

Introduction

Les questions concernant la justice occupaient une placecentrale dans les études du monde grec ancien depuis la tradition

 philologique d’Homère et l’Hésiode. Ces questions étaient liées non

seulement au mode d’existence et de fonctionnement du corps

social et de sa constitution politique mais aussi aux interrogations et

recherches ontologiques. Ce second aspect est surtout dominant

dans la philosophie présocratique. Mais, dans tous les cas, la justice

était définie comme une force qui garantissait l’équilibre entre les puissances opposées, et qui conservait l’ordre, ayant, d’une certaine

manière, la valeur et la fonction d’une loi naturelle. Le sens de la

 justice est une des questions préférées de Platon, qu’il étudie dans

les dialogues comme Gorgias,  République, Politique et  Lois. Le

 philosophe explore, dans plusieurs de ces œ uvres, les fondements

métaphysiques de la notion de justice1. Et Proclus, qui est un

 philosophe néoplatonicien (412-485), se situe de façonsystématique dans cette même lignée.

1Voir Ada Neschke- Hentschke, Platonisme Politique et Théorie du Droit 

 Naturel, Vol. I, Louvain La Neuve, Louvain-Paris 1995.

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254 CHRISTOS TEREZIS

Dans la courte étude qui suit on essaiera de relever un aspect

de la place qu’occupe la notion de « justice» dans le système du philosophe néoplatonicien Proclus. On considérera, plus précisément, la justice non pas en tant que valeur morale ou politique, mais en tant qu’entité métaphysique, non pas en tant quecatégorie abstraite de vertu, mais en tant que réalité inaltérable etstrictement formée, qui intervient de la manière qui lui est propredans la région divine et humaine, et qui présente des traits lui étant

spécifiques. Proclus, un philosophe néoplatonicien authentique,transpose la justice du cadre de l’action quotidienne et inconstante àcelui des dieux et des archétypes métaphysiques. De cette manièreil rend la justice facteur de possibilités authentiques et inépuisables,et élucide, à travers sa présence, un aspect de la dépendance et de lasubordination du monde physique au monde métaphysique2.

Le texte que l’on va traiter est un chapitre concis duquatrième tome de l’œ uvre volumineuse du philosophenéoplatonicien Théologie Platonicienne. Dans ce chapitre la justiceest examinée parallèlement à la science (epistémè) et la prudence(sôphrosynè), qui sont –elles aussi –conçues comme des entitésmétaphysiques de nature et des qualités analogues à celles de la justice. L’intérêt général de recherche provoqué par ce chapitre sesitue au fait qu’il présente divers secteurs théoriques quidéveloppent des relations étroites entre eux et qui ne sont pas

indépendants l’un de l’autre. Leurs caractéristiques particulièresconstituent les façons spéciales dont une unité universelle est présentée.

Procédant, de prime abord, à une distinction entre le monde physique empirique et le monde métaphysique supra-empirique,Proclus note qu’il existe deux types de sciences, clairement

2 La dépendance-subordination du monde physique au monde métaphysiqueconstitue chez Proclus un lieu commun, et apparaît au niveau ontologiqueaussi qu’au niveau gnoséologique et moral. Son livre Sur le premier Alcibiadede Platon, qui est dit œ uvre d’annotation, mais qui est en réalité une œ uvresystématiquement théorique, forme un cas indicatif de cette dépendance. Est àsouligner le fait que la dépendance en question est aussi un engagementd’ordre épistémologique.

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LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 255

différenciés entre eux: la science humaine et la science

métaphysique. À la première il attribue la caractéristique du vrai, età la seconde celui du vrai de soi-même. Il soutient aussi que lascience métaphysique est un dieu, et qu’elle acquiert pour la première fois son existence dans la région de la première triade desintellectifs (noerôn) dieux ou de l’« Intellect» (nou). Et c’est grâce àcette qualité divine que la science a la possibilité d’accéder au perfectionnement, alors qu’elle dispose, en même temps, d’une

 puissance d’unification. Par conséquent, le philosophe attribue à lascience un contenu ontologique, et la présente en tant qu’une entitédivine qui émane du cadre des processus productifs du mondemétaphysique3. Il la constitue une étape dans le processus dudéveloppement et de la spécification des entités métaphysiques. Sidonc on la considère aussi comme une faculté cognitive raisonnableet cohérente, il faudra admettre que cette qualité est quelque chosede secondaire quant à une existence ou une essence, à savoir quant

à sa condition. C’est-à-dire, la science constitue la projection d’uneréalité ontologique envers ce qui l’entoure. Cependant, par sa projection cette science n’élargit pas son existence, car en tantqu’entité métaphysique elle est absolue. Elle ne fait que manifester sa qualité qu’elle délivrera ensuite aux hommes.

En élargissant, par la suite, son raisonnement, le philosophenéoplatonicien remarque que dans le dialogue platonicien Phèdre,

247 d 5-7, il est mentionné que chacune des âmes pures etauthentiques qui se meut en commun avec Zeus et avec le nombrearchétype voit la justice, la sagesse et la science4. Une telle âme est,en d’autres termes, accompagnée, dans son trajet théorique ou danssa référentialité, de l’idiome théologique ou ontologique, ce quicorrespond à la tendance générale du système proclien concernant

3 Voir Théologie Platonicienne, IV, 43. 24-44. 7: « Autre est la science qui esten nous, autre celle qui est dans la lieu supracéleste;... Source de toute laconnaissance intellective c’est une divinité... C’est en effet vers cette puissanceuniforme de toutes les connaissances, que les âmes s’élèvent pour rendre

 parfaites leurs propres connaissances» . Le passage cité constitue un exposéclair de ce que l’on a mentionné dans la citation précédente.

4 Voir Platon, Phèdre, 274 d-e.

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256 CHRISTOS TEREZIS

la constitution d’une « ontologicothéologie» 5. Proclus soutient que

ces trois vertus supérieures se trouvent dans le mondemétaphysique sous la forme de sources ou de noyauxd’alimentation. De par cette position elles constituent des dieux denature intelligible et des sources des vertus intellectives, et non,comme certains penseurs le soutiennent, des « formes» d’ordreintellective6. On pourrait donc soutenir ici à juste titre que l’auteur attribue à cette triade de vertus un contenu ontologique, telle qu’il

transcende dans l’échelle métaphysique les « formes archétypes»des êtres sensibles et leurs interventions. Il rappelle en plus quePlaton les présente en tant que termes composés ayant comme premier constitutif le préfixe « auto» –« science de soi-même» ,« sagesse de soi même» , « justice de soi-même» –, à savoir en tantqu’expressions absolues et autonomes des qualités qu’elles possèdent et fournissent7. Et, afin de confirmer son opinion, ilrecourt à un autre témoignage du philosophe Athénien, puisé dans

le dialogue Phèdre ( 75 c-d ), où il est soutenu qu’en tant qu’entitésmétaphysiques les trois vertus sont transcendentales par rapport aux« formes» 8. Ainsi est-il démontré indirectement que la science, lasagesse et la justice possèdent davantage de capacités que deconstituer les causes productives, exemplaires et finales des êtressensibles. Et ces capacités seront bien évidemment associées àcertaines de leurs interventions dans la région métaphysique elle-

 5 Voir à titre indicatif à l’œ uvre de Proclus Commentaire sur le Parmenide de

Platon, 1089. 17- 1239. 21, où les catégories ontologiques traditionnellescorrespondent à des dieux. Ici la Philosophie et la Théologie ne sont pasautonomes en tant que filières théoriques, mais s’entrelacent et se superposentdans un système essentiellement uniforme.

6 Voir  Théologie Platonicienne, IV, 44. 8-12. Cf . Commentaire sur leParmenide de Platon, 944. 6-18. Il existe une différence fondamentale entre

ces deux œ uvres de Proclus: dans la première il est souligné que la science, lasagesse et la justice acquièrent leur existence dans la région des dieuxintellectives, alors que dans la seconde il est noté que cela a lieu dans la régiondes dieux intelligibles-intellectives.

7 Voir, Théologie Platonicienne, IV, 44. 13-14. Cf. Plotin, Ennéades, Ι 2 (19), 6.16-17, et 22-23. Plotin attribue à l’auto-justice les caractéristiques del’indivisible et de l’insécable.

8 Voir, Platon, Phédon, 75 c-d.

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LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 257

même. Soulignons que dans le système du philosophe Lycien le

degré des interventions dépend de celui de l’indépendance desentités divines ou quasi divines, ainsi que de la qualité des rapportsqu’elles développent entre elles9. Les entités supérieuresdéterminent l’existence et le fonctionnement de celles qui sontinférieures et ainsi le système ontologique se développehiérarchiquement.

Proclus, entreprend, par la suite, une approche de la question

du fondement métaphysique des dites valeurs à travers les schémasinterprétatifs qui lui sont familiers. Il invoque, selon une pratiquequi lui est chère, des passages des dialogues platoniciens, qu’ilinsère remaniés dans les directions de son système10. Il remarquedonc que dans Phèdre Socrate, en employant les termes « sciencede soi-même» , « sagesse de soi-même» et « justice de soi-même» ,donne l’impression qu’il nous présente des divinités autonomes etintelligibles. Par « autonome» le philosophe néoplatonicien entendsans doute qu’elles contiennent en elles –mêmes le but de leur existence, à savoir la raison pour laquelle elles ont apparu. Commedans le paragraphe précédent, un problème interprétatif émergeconcernant le terme « intelligibles» , parce que les dieux en questionsont d’ordre intellective. Sans doute les caractérise-t-il intelligibles –à savoir comme des objets de référence –quant aux hommes ouquant à toutes les entités qui leur sont inférieures en non en tant que

telles11. Parallèlement, le philosophe note que tous les trois dieuxacquièrent leur existence de façon ternaire. D’après les règles de

9 Voir à titre indicatif, Théologie Platonicienne, III, 83. 20-99. 23. Eléments deThéologie, pr. 7-13, pp. 8. 1-18. 6. Cf. J. Trouillard, La mystagogie de Proclos,éd. Les Belles Lettres, Paris 1982, pp. 187-206.

10 Voir à titre indicatif, Commentaire sur le Parménide de Platon, 785. 4-799. 22et 978. 21-983. 18. Commentaire sur le Timée de Platon, IV, 94. 4-103. 31. Cf.

H. D. Saffrey, Recherches sur le Néoplatonisme après Plotin, éd. J. Vrin, Paris1990, pp. 173-200.

11 À propos de la triade hiérarchique: « intelligibles-inelligibles intellectives-intellectives» , qui constitue le théologique correspondant de la philosophiquetriade hiérarchique: « Être-Vie-Intellect» , cf. Élements de Théologie, pr. 101-103, pp. 90. 17- 92. 29. Cf. aussi W. Beierwaltes, Proklos, Grundzügen seiner 

 Metaphysik , Frankfurt am Main 1979, pp. 93- 118. P. Hadot, Porphyre et Victorinus, I, Paris 1968, pp. 213- 246 et 260- 272.

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258 CHRISTOS TEREZIS

formation de son système, la trinité au procession signifie qu’une

entité métaphysique –et jamais physique –a) est produite par sonentité supérieure, b) s’autoproduit selon ses propres conditions et c)s’étend en produisant l’entité suivante inférieure. Elle signifie aussique cette entité: a) préexiste comme germe et comme possibilitéontologique dans l’entité supérieure, b) ensuite, elle sort et elledevient comme une nouvelle réalité et c) enfin, elle revient à sasource, pour acquérir de nouvelles énergies et pour ne pas être

emmené à une évolution sans limites et sans résultats précis

12

. Enfinle philosophe remarque que ces trois dieux sont hiérarchisés entreeux, dans l’ordre suivant: premièrement la science, deuxièmementla sagesse et troisièmement la justice13. Il faut noter que d’après un principe de l’hiérarchie les dieux qui appartiennent au même cadreontologique sont dans une relation de coexistence entre elles. L’unecontient en son intérieur de sa propre façon les deux autres. La justice, par exemple, va s’entrelacer avec les deux autres et il va se

dépendre d’elles-mêmes, bien qu’elle les contienne de sa proprefaçon, c’est-à-dire de la justice. Elle possède une science juste etune sagesse juste14.

Cependant, à part leur en-soi –ou leur autodéfinition –etleur réciprocité – ou leur définition par un autre –, Proclusremarque que les trois dieux constituent des facteurs nourriciers deleurs entités inférieures. Plus concrètement, la science est donatrice

de l’intellect immaculé, aclinique et invariable. Il s’agitévidemment ici d’un intellect qui a un caractère d’autoréférence, àsavoir de la non transitivité à quelque chose hors de soi-même, c’està dire en quelque sorte d’un intellect de l’intellect. Une entitémétaphysique à cause de sa plénitude ontologique ne comprend que

12 Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 16- 20. Il s’agit d’une application typique

du système productif triadique: « manence-procession-conversion» . Elementsde Théologie, pr. 25-33, pp. 28. 21-42. 7. Cf. aussi E. R. Dodds, Proclus, TheElements of Theology, Oxford 1963, pp. 212-223.

13 Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 16-20. Proclus se réfère aux hiérarchiesen tant qu’on caractérise le terme supérieur comme monade. Cf. aussi, InPlatonis Timaeum commentaria, I, 444. 16-447. 32.

14 Ici il s’agit de l’application de la phrase célèbre de Proclus : « Chacun est tout,mais selon son mode propre» , Eléménts de Théologie, pr. 103, p. 92. 13-29.

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LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 259

soi-même car à son intérieur il y a en même temps les entités

supérieures en tant que ses causes productives et les entitésinférieures en tant que ses dérivés imminents15. Concernant lasagesse, il observe qu’il donne à toutes les entités la cause propulsive-possibilité de rentrer à la région divine. Ce dieufonctionne en quelque sorte comme un mécanisme réparatif,comme un obstacle pour une coupure des produits d’avec le plérôme du monde divin et comme un rappel à ceux de leurs

origines ontologiques

16

. Enfin, il mentionne à propos de la justicequ’il distribue toutes les vertus d’une façon qui correspond à lavaleur des êtres. Par la distribution en question un parallélismestructurel est défini entre la hiérarchie ontologique et la hiérarchiemorale17. Dans tout le système du philosophe néoplatonicien lahiérarchie constitue la quintessence et la parole herméneutique desméthodes et des procédures ontologiques. Chaque entité acquiertson sens selon la place qu’elle possède à l’échelle ontologique. La

hiérarchie a cours tant au monde empirique qu’au mondehyperempirique. C’est celle-ci que la justice est appelée d’unecertaine manière à découvrir ou à reconnaître. Par cettereconnaissance elle octroie à chaque entité la vertu qui lui convient,de sorte que celle-ci acquiert un comportement ou une manière dese présenter qui reflète le statut ontologique de cet archétypemétaphysique. Donc, quelconque dérivation de l’affaire axiologique

des données ontologiques fait dériver du correct et du vrai etconstitue une injustice, une dissimulation de ce qui existe en réalité.

15 Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 22-23. Concernant la situation de la nontransition des entités métaphysiques, cf. Commentaire sur le Parménide dePlaton, 1039. 1-1189. 28. Cette non transition se contient à la perspective de la

théologie apophatique.16 Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 23-24. Pour le sens qui obtient le terme

« conversion» au système de Proclus, cf. Eléménts de Théologie, pr. 15-17, pp.16. 30-20. 20. Cf. aussi J. Trouillard , L’Un et l’âme selon Proclos, Les BellesLettres, Paris 1972, pp. 78-106.

17 Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 25-26. Cf. aussi Elements de Théologie, pr. 122, p. 108. 11-22 et pr. 136, p. 120. 26. Quelque chose pareil observe lechrétien Denys l’Aréopagite à Noms divins, ΙΧ 10, P. G. 3, 917 a.

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260 CHRISTOS TEREZIS

Si la justice n’existait pas, les hiérarchisations ontologiques ne

seraient pas possibles ou, au moins, seraient violées18

.Par la suite, Proclus se réfère aussi à d’autres interventions

des trois dieux. Il note alors que chaque dieu étant muni de lascience connaît tous les dieux qui sont supérieures à lui. Il éclaircit pourtant que cette science-savoir est due en principe à tout ce quelui confèrent les dieux supérieurs à lui, dont les sublimes sont lesintelligibles, c’est-à-dire l’Être19. Ce qui est intéressant ici que la

science-savoir est fondée en premier lieu à une révélation et ensecond lieu à son assimilation par ses inférieures. Il s’agit d’unerelation spéciale de l’« entendement» avec l’« être» , puisque touteacquisition du savoir signifie préexistence ontologique. Et nous nesoutiendrons pas sans raison que dans le monde métaphysique cesdeux situations s’identifient, puisque tout s’accomplit en dehors dudéroulement du temps. Par la suite, le philosophe remarque que lasagesse incite chaque dieu à retourner à soi-même. Par son retour,le dieu renforce son unité et conquiert à un degré plus élevé saqualité du bien. Il s’agit d’un dieu qui, en possédant la sagesse,règle et corrige soi-même d’une certaine manière. Il s’abstientc’est-à-dire d’un développement sans borne et garde ainsi dans saconscience les sources authentiques desquelles il a obtenu sonexistence20.

Les dieux, munis des deux qualités que nous venons dementionner, définissent leur relation respectivement avec ce qui est

18 A propos de la relation de l’objet morale avec les données ontologiques, cf.Sur le Premier Alcibiade de Platon, 319. 15-337. 26, où on se réfère et auxsens qu’on traite au texte ci-dessus.

19 Au système de Proclus l’« Être» constitue l’entité métaphysique après l’Un –le premier principe –et les hénades –les seconds principes. C’est un archétype productif universel qui fournit à toutes –physiques et métaphysiques –entités

l’idiome de l’essence. Cf. Théologie Platonicienne, III, 26. 2- 28. 21 et 100. 1-102. 6. Cf. aussi S. Gersh, From Iamblichus to Eriugena, Leiden 1978, pp.141-151.

20 Cf. Théologie  Platonicienne, IV, 44. 26-45. 2. Ici il s’agit d’une applicationindirecte du principe de Proclus: « Tout ordre a son origine dans une monadequi procède en une multiplicité qui lui est coordonnée et tout ordre est tissud’une monade vers laquelle il se convertit» (Éléments de Théologie, pr. 21, p.24. 1-33 ).

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LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 261

supérieur à eux et avec le soi-même, alors qu’avec la justice ils

définissent leur relation avec les entités qui sont inférieures à eux.Proclus mentionne que chaque dieu dirige avec la justice les entitésqui se créent après lui, à travers un processus occulte ou ineffabletout au long de leur trajet, de toute évidence celui qui convient à lalimitation juste et rigoureuse. En même temps, il met des limitesaux valeurs données et offre la puissance qui est propre à chaquecas d’existence. Chaque dieu étant muni des qualités et de la

 plénitude qui lui assurent une connaissance de référence extasiéeainsi qu’une connaissance de référence de soi-même, a lesconditions et finalement la légitimité de se mouvoir pleinement verstoutes les nouvelles formes d’existence21. Avec la justice, ilintroduit le facteur de la construction logique, il joint la dispositionharmonieuse et impose des limites à un système d’actions cohérentet déterminé. En guise de conclusion, le philosophe néoplatoniciensoutient que les sources ci-dessus offrent une cohérence dans tous

les actions des dieux22. Avec cette observation, il transfère l’affairesurtout dans le domaine de l’action et non pas dans celui del’essence. Si nous tenons compte pourtant du fait que dans sestextes l’énergie est le résultat précis de ce qui est l’essence, nousaboutissons à l’appréciation que les dieux donnent tout ce qu’ils possèdent, c’est-à-dire tout ce qui constitue l’expression d’eux-mêmes23.

À la dernière étape de son syllogisme, Proclus se réfère à lamanière selon laquelle la science, la sagesse et la justice obtiennentleur hypostase. Suivant ses principes fixes, chaque entité,indépendamment de son appartenance à la région physique ou

21 Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 2-4. Il s’agit ici d’une forme de causaliténon pas sous le sens de la production mais sous celui de l’ordonnance. Pour 

une considération globale du sujet, cf. J. Trouillard, « Les degrés du poein chezProclos» , Dionysius, 1977, pp. 69-84.

22 Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 4-6. Avec ce texte, un caractère logique etfacultatif est attaché à l’action divine tandis qu’un caractère rigide etnécessaire est exclu.

23 Pour une considération globale de la question de la relation de l’essence avecl’énergie dans la pensée néoplatonicienne, cf. S. Gersh, From Iamblichus toEriugena, pp. 27-45.

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262 CHRISTOS TEREZIS

métaphysique, se produit de ses supérieures ou du moins d’une

manière analogue à elles24

. Par conséquent, il observe que lascience est provenue d’une façon analogue à la première triade desdieux intelligibles. De même que la première triade intelligibleoffre à tous les êtres la substance, ainsi la science offre aux dieuxles connaissances25. Concernant la sagesse, il mentionne qu’elle est provenue de façon analogue à la deuxième triade intelligible.Suivant cette analogie, elle imite la cohérence et la qualité métrique

de cette triade, et de cette manière elle offre les mesures aux actionsdes dieux, pendant qu’elle renvoie chacun à soi-même26. Enfin,quant à la justice il souligne qu’elle provient de façon analogue à latroisième triade intelligible. Comme la triade ci-dessus, la justice pose les distinctions aux êtres inférieurs à elle d’une manière quiconvient à leur contexture. Plus concrètement, avec sa qualitéintellective, elle donne à chacun d’eux ce qui lui convient, c’est unechose que la troisième intelligible l’accorde aux exemples

ontologiques primordiaux avec la qualité propre à elle27. Ici,l’accent est mis sur le fait que la justice fonctionne comme divinitéqui impose des limites ou comme puissance métaphysique quidéfinit tout ce qui la suit, comment il va exister et comment il vaagir. Suivant son analogie à la troisième intelligible, il spécifie, àune échelle plus large, c’est-à-dire à plusieurs entités, tout cequ’elle possède comme possibilité ou comme une charge intérieure

et il le confère à un nombre plus restreint de niveauxmétaphysiques.

24 Cf. Éléments de Théologie, pr. 7-12, pp. 8. 1-14. 23 et pr. 56-64, pp. 54. 4-62.12.

25 Cf. Théologie  Platonicienne, IV, 45. 7-10. Une priorité ontologique de

l’essence sur la connaissance est donnée sans doute, mais c’est par laconnaissance que l’essence obtient un sens et une mobilité. Il s’agit d’unevariation de la thèse que Proclus exprime dans l’œ uvre Commentaire sur leParménide de Platon, 844. 1-2.

26 Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 10-13. Pour une considération globale dusujet, cf. W. Beierwaltes, Proklos, Grunduzüge..., pp. 118-163.

27 Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 13-15. Quant à la manière d’agir desdieux intelligibles où on se réfère ici, cf. op. cit., III, 59. 8-65. 10.

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LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 263

Conclusions

Selon tout ce que nous avons examiné, nous aboutissons auxconstatations suivantes:

• Proclus transfère la question de l’action morale duniveau anthropologique au niveau métaphysique. Decette façon, il la rend ontologique en lui donnant desqualités qui ne sont pas influencées par les particularités des actions humaines et par les

déviations des passions humaines. La vivante actionhumaine se met alors en marge et les conditions d’unsujet hyperbatologique se forment, c’est-à-dire d’un permanent critère d’évaluation du système des vertus.Certes, dans d’autres de ses textes le philosopheexamine aussi la façon dont les actes humaines semanifestent au sein de l’environnement social et

 politique. Pourtant, il les évalue toujours en se basantsur leur conformité ou non-conformité avec les critèresmétaphysiques.

Il présente la justice possédant des caractéristiques qui, audébut, ne lui sont pas proches de façon rigoureuse. Mais à sondynamocratique système métaphysique, où les entités se joignent àdes réciprocités puissantes, chaque chose contient toutes les autres.

Comme ça elle se rend multivalente quant à l’essence, l’énergie etses fonctions, en excluant n’importe quelle signification univoque.La justice est en même temps science et sagesse et n’importe quoid’autre à la région métaphysique. Ses supérieurs, elle possèdecomme qualités ou prédicats, tandis que ses inférieurs commeessence. L’exemple ontologique que le philosophe propose estholistique.

À travers la réciprocité des entités-qualités, il édifie unsystème dialectique cohérent et rationnel. Les entités s’enfermentl’une dans l’autre ou s’entre-pénètrent et de cette façon elles nemaintiennent pas une présence autonome, définie par soi-même etréglé par soi-même dans la région métaphysique. Les compositionssont dominantes, sans conduire pourtant à des confusions qui ne

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264 CHRISTOS TEREZIS

sont pas distinctes puisque chaque entité conserve sa particularité.

On pourrait donc soutenir qu’il s’agit d’une dialectique de l’identitéavec l’altérité. Une entité prend conscience de son identité à traversla conscience de son altérité envers les autres. Et, justement, c’est parce que l’altérité rend l’identité connue et la confirme, qu’elle estsupprimée par la réciprocité. Coexister impose sa domination et salogique à l’exister. L’unité est la source initiale et le produit finaldans le développement du système ontologique.

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Quatrième partie :

Mythe et modernité

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16

LA NOTION DE JUSTICE DANS

LES LUMIÈRES NÉOHELLÉNIQUES

ADAMANTIOS KORAÏS-BENJAMIN

DE LESBOS

ROXANE ARGYROPOULOS

Dir. de Recherches,Centre de Recherche sur la Philosophie Néohellénique

Le nouvel essor donné à la réflexion morale et politique par les intellectuels grecs des Lumières a porté la question de la justiceau-devant de la scène philosophique en projetant les rapports de lathéorie politique et de la philosophie qui sont situer dans lesfrontières de la rationalité. Les diverses acceptions du concept de justice dans la philosophie politique et morale néohellénique

démontrent l'intérêt suscité par cette notion considérée comme lesocle de la société, en une période de bouleversement politique,dans laquelle on a pleinement conscience que les termes de libertéet de justice sont inséparables1. La justice se trouve au centre des problèmes qui concernent l'équité, la charité, le bien-être, latolérance, l'instruction. Les discussions, qui en découlent, sont

1 G. P. Henderson, The Revival of Greek Thought,  1620-1830, Albany N. Y.,1970, C. Th. Dimaras,  Les Lumières néohelléniques (en grec), Athènes,Hermis, 1977, Paschalis M. Kitromilidès,  Les Lumières néohelléniques. Lesidées politiques et sociales (en grec), Athènes, Fondation culturelle de laBanque Nationale, 1996. Cf. Panayotis Kondylis,  Les Lumièresnéohelléniques. Les idées philosophiques (en grec) Athènes, Themélio, 1988.

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268 ROXANE ARGYROPOULOS

fondées sur une conception de la nature humaine où l'homme n'est

 pas distingué du citoyen.Afin de mieux cerner la signification selon laquelle la justice

est utilisée chez les auteurs grecs au tournant du dix-huitièmesiècle, il convient en premier lieu d'examiner de plus près lesdoctrines qui ont été élaborées. Dans l'acception la plus large duterme, elle est considérée au sens d'un idéal rationnel, accessibleaux hommes, qui dépend des lois naturelles produites par la volonté

divine ainsi que la rationalité de la nature humaine, et en luidonnant le contenu qu'admettent les représentants du droit naturel2.En particulier, la justice est prise au double sens : au sens moral entant qu'équité et au sens du droit, en tant qu'institution sociale. Danscette perspective, il n'existe pas, en somme, de tiraillement entremorale transcendante et positivisme juridique, et une définition dela justice ne se heurte pas à l’exigence, à la fois intellectuelle etmorale, de parvenir à ancrer le droit dans des principes éthiques, etdans l’affirmation consécutive du dualisme entre éthique et droit.Le droit dans cette direction est droit parce qu'il est juste, et l'ordre juridique découle d’un ordre moral3.

De prime abord, on constate que nous nous trouvons en présence d'un classicisme. Car, la plupart des penseurs reformulentla définition de la justice héritée de Platon et d'Aristote et reprise par le christianisme, non seulement en tant que vertu cardinale maisen tant que vertu globale et complète (aretè teleia): non pas en soi

2 Dans le sens où il est utilisé par Pufendorf au XVIIe siècle, par Turgot etCondorcet au XVIIIe, par Benjamin Constant au siècle suivant et par JohnRawls dans les débats contemporains sur les théories de la justice. Cf. GeorgesGusdorf,  La conscience révolutionnaire. Les Idéologues, Paris, Payot, 1978,

 pp. 116-118.3 Assurément, nous nous trouvons devant ce que Diego Quaglioni a appelé la

conception pré-moderne de la justice. Cf. Diego Quaglioni,  A une déesseinconnue. La conception pré-moderne de la justice, traduit de l’italien par Marie-Dominique Couzinet, Paris, Publications de la Sorbonne (Philosophie),2003. L’auteur démontre que les enjeux de toute tentative de définition de la

 justice sont compris dans l’alternative entre une conception pré-moderne selonlaquelle le droit est droit parce qu’il est juste et une conception dite modernequi réduit la justice à la simple conformité au droit positif et selon laquelle ledroit est juste parce qu’il est droit.

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LA NOTION DE JUSTICE 269

ainsi que la conçoit Platon4, mais comme l'affirme Aristote en tant

qu'inhérente à l'âme d'un homme dans ses rapports avec autrui5

.Dans les textes grecs du tournant du dix-huitième siècle on trouvefréquemment d'une part la conception moralisante d'après latradition platonicienne qui concentre son attention sur lecomportement intérieur de l'homme, et d'autre part la conceptionsociale selon Aristote qui voue une importance au problème del'aspect quotidien de la justice dans les rapports de l'homme avec la

société

6

. La justice, dans cette perspective, forme une vertu dans satotalité et non pas une partie de la vertu comme, d'ailleurs,l'injustice n'est pas une partie du vice mais un vice tout entier 7. Onse sert du mot de justice pour désigner, en règle générale, la partiela plus importante de la moralité à l’égard des autres. C’est dans cesens que Démètre Katartzis (Constantinople 1730–Bucarest 1807)accepte l'art juridique en tant qu'organe de la justice8. Juge- pédagogue de la seconde génération des Lumières grecques9, il

reste fidèle à la tradition aristotélicienne qu'il désire, cependant,renouveler 10. Afin de rédiger son  Art juridique11, qu'il considère

4 Platon, République, livre IV, 427e et suiv. Ici, la justice est considérée commeune vertu cardinale de la même manière que la prudence, la sagesse, latempérance.

5 Constantin Despotopoulos,  Aristote sur la famille et la justice, Bruxelles,Ousia, 1983, p. 88.

6 Aristote, Politique 1283a 38-39 : « koinônikèn gar aretèn einai famen tèndikaiosynèn» .

7 C. Despotopoulos, Aristote sur la famille et la justice, p. 91.8 Démètre Katartzis, L'Art juridique (en grec), in Oeuvres complètes, éd. C. Th.

Dimaras, Athènes, Hermis, 1970, pp. 263, 266. Cf. C. Th. Dimaras, « D.Catargi,“philosophe grec”» , dans  La Grèce au temps des Lumières, Genève,Droz, 1969, pp. 26-36.

9 D. Katartzis,  L'Art juridique (en grec), p. 396. Étant donné que le droit qui prévalait dans l'espace grec était le droit romain-byzantin, la notion de justice

est comprise également dans cette perspective. La définition de la justice,corrélative à cette conception du droit, est fournie par Justinien dès les

 premières lignes des  Institutes, manuel officiel de droit rédigé au VIe siècleaprès J.-C. : « La justice est la volonté constante et perpétuelle d’attribuer àchacun ce qui lui est dû. La jurisprudence est la connaissance de ce qui est del’ordre des choses divines et humaines, la science du juste et de l’injuste» .

10 Roxane D. Argyropoulos, « Aristote selon D. Katartzis» , The Historical Review/La Revue Historique 2 (2005), pp. 53-65. Dans ses projets pour la

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270 ROXANE ARGYROPOULOS

comme un mélange de dialectique et de rhétorique, il s'appuie sur la

 Rhétorique, l'Art juridique, les Problèmes de justice d'Aristote enadoptant la définition de la justice en tant que vertu globale (en dedikaiosynèi syllévdèn pasa aretè (esti)).

La question de la justice joue également un rôle considérabledans la réflexion sur l’organisation politique. La séparation des trois pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), les rapports parfoisambigus entre le pouvoir politique et l’autorité judiciaire sont

également au cœ ur du débat. Un exemple de cette position nous estfourni par  La Nomarchie hellénique12, ouvrage anonyme de 1806,qui englobe dans sa dénonciation du despotisme, l'inégalité deshommes, la confusion des pouvoirs, la cruauté des châtiments13.Dans le gouvernement démocratique, préconisé par son auteur, et présenté comme le contraire de la tyrannie, ce sont les lois qui prédominent et leur bon fonctionnement ouvre la voie à la liberté etau bonheur des citoyens, le bonheur étant un état d'âme réservé ausage et au juste. Ici, nous avons affaire à une conception de la justice qui s'aligne à celles de Montesquieu, de Rousseau et deVoltaire ainsi qu'à l'utilitarisme de Bentham.

 Nous allons, cependant, nous concentrer plus longuement sur les écrits de Adamantios Koraïs (Smyrne 1748-Paris 1833) et deBenjamin de Lesbos (Plomari-Mytilène 1759-Nauplie 1824) qui ontétudié le problème de la justice et ont en formulé une richeargumentation. Dans les années 1820, durant la Guerre pour 

diffusion des idées des Lumières, Katartzis s'écarte de ses contemporains engardant tout son respect pour le Stagirite et fait ressortir la valeur de la penséearistotélicienne. Il veut remettre les doctrines du Stagirite dans leur contexteinitial en mettant fin aux changements apportés par les commentaires desMaîtres de Padoue.

11 A consulter également les articles suivants: D. V. Oikonomidis, « L" Ars

 juridica" de D. Katartzis-Photiadis» (en grec), Epetiris tou Archeiou theistorias rou ellinikou dikaiou tis Akadimias Athinon 3(1950), pp. 17-59, P.Zépos, « A “scholium” of D. Catargis in his “Ars Juridica” Bucarest 1793» ,Florislegium H. J. Scheltema Antecessori Groningano oblati, Groningen 1971,

 pp. 211-215.12 L'auteur se sert ici d'un néologisme qui signifie le gouvernement par les lois.13 Sur le contenu de cet ouvrage qui ouvre la voie au radicalisme néohellénique,

v. les analyses de P. Kitromilidès, op. cit., pp. 343 et suiv.

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LA NOTION DE JUSTICE 271

l'Indépendance, Benjamin de Lesbos et Koraïs affronteront des

questions plus concrètes concernant l'application de la justice dansle nouvel État grec14. Leur argumentation repose sur les principesde liberté et d'égalité auxquels ils accordent une priorité qu'ilsdésirent préserver 15. Chacun d'eux représente un aspect différentd'un libéralisme réformateur et en même temps émancipateur auquel les mène leur foi dans la perfectibilité humaine, le progrès etle bonheur. Ils n'envisagent pas un libéralisme débridé qui accroît

les inégalités, et ils sont persuadés que l'amélioration du sort deshommes passe par l'instruction de tous et par leur commune participation au progrès du savoir. C'est précisement la tâche qu'ilsse fixent : la formation civique du nouveau citoyen grec, enestimant qu'il faut, avant tout, le mettre en garde contre les dangersde l'injustice qui va de pair avec le retour à l'esprit despotique.

Le libéralisme qu’ils formulent est, en fait, une doctrine detransition: avec leur attitude militante autant que conciliatoire, ilstentent de faire sortir les Grecs du despotisme ottoman pour lesamener à l'indépendance nationale et ensuite à un gouvernementdémocratique. Ils divulguent la pensée philosophique, sansrenoncer à traiter les problèmes philosophiques les plus complexesde leur temps. Recepteurs du radicalisme de Katartzis et del'Anonyme auteur de la Nomarchie Hellénique16, ils ont, cependant, puisé leur formation intellectuelle dans la pensée française17 dont ils

14 L'œ uvre morale et politique de Koraïs est immense, tandis que Benjamin deLesbos a répandu les idées philosophiques des Lumières dans les Académiesdu Sud-Est de l'Europe. Ce dernier occupa pendant les premières années de laRévolution grecque de 1821 plusieurs postes administratifs et pris part à larédaction du nouveau code pénal.

15 Sur le concept de liberté dans la pensée néohellénique du dix-huitième et dix-neuvième siècle, voir l'ouvrage collectif, Anna-Kéléssidou-Galanou-

Athanassia Glycofrydi-Léontsini-Roxane Argyropoulou, Le concept de liberté dans la réflexion néohellénique (en grec), premier volume, préface de E.Moutsopoulos, Athènes, Académie d'Athènes, 1996.

16 Roxane D. Argyropoulos,  La pensée morale et politique néohellénique (engrec), Thessalonique, Vanias, 2003, pp. 143 et suiv.

17 Tous les deux restent prochent aux théories des Idéologues, v. Roxane D.Argyropoulos, « La pensée des Idéologues en Grèce» ,  Dix-Huitième Siècle 26(1994), pp. 423-434.

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272 ROXANE ARGYROPOULOS

ont vécu la fermentation à Paris pendant la période

révolutionnaire18

.Les écrits politiques de Koraïs sont dominés par l'idée

générale de la supériorité de la justice dans la société politique19, etil affirme que la justice exerce une médiation dans les conflits entreles individus. En effet, il estime que la vie politique et sociale estimpossible sans la présence de la justice20, car l'être humain quin'est pas sociable est injuste et l'injuste, estime-t-il, ne diffère en

rien du voleur 21

. Il soutient que dans un régime où prédomine la justice, il n'existe a de place pour la fraude et la violence22. Enacceptant les idées aristotéliciennes sur la justice, Koraïs élaboredes arguments puissants contre la sophistique et le scepticisme23 etse tourne nettement vers des conceptions stoïciennes24 selonlesquelles la justice vise l'universel et s'exprime par la loi.

Dans l'introduction à sa traduction en grec moderne des

Pensées de Marc-Aurèle, Koraïs paraît convaincu que la justiceconsiste la clé de la morale et la base de la liberté25. Selon sa thèse, justice et liberté sont deux exigences légitimes, deux valeursmorales inséparables dans la mesure où l'une ne peut exister sansl'autre. La justice repose sur l'égalité et la parenté des hommesdevant la nature, ce qui fait qu’ils possèdent le même droit à la

18 P. M. Kitromilidès, « “Témoin occulaire de choses terribles”. AdamantiosKoraïs observateur de la Révolution française» , Dix-Huitième Siècle 39(2007),

 p. 269-283.19 Quant à la pensée politique de Koraïs, on peut consulter l'article récent de

Ioannis D. Evrigenis, « A Founder on Founding: Jefferson's Advice to Koraes» ,The Historical Review/La Revue Historique 1(2004), pp. 157 et suiv.

20 Adamantios Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité (en grec),v. 2, préface de Emm. N. Frankiskos, Athènes, Fondation Culturelle de laBanque Nationale, 1988, p. 35.

21   Ibid., p. 384.22   Ibid., p. 549.23   Ibid., p. 661. Les sophistes, précise Koraïs, confondent toute idée de la justice.24 Maria Protopapas-Marnéli, « L'influence de la philosophie stoïcienne sur 

l'œ uvre d'Adamantios Coray» ,  Historical Review/La Revue Historique, à paraître.

25 A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité , v. 2, pp. 578, 665,672.

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LA NOTION DE JUSTICE 273

 justice26. D'après les convictions de Koraïs, « la justice est le seul

moyen de préserver la liberté» , et il ajoute « encore elle ne suffit pas, si chacun se contente de ne pas commettre des injustices enversles autres, ni s'il ne s'intéresse à empêcher les actes injustes desautres, en courant au secours de ceux qui ont subi des injustices» 27. Nous y trouvons une identification stoïcienne de la justice avec laraison. Quant à l'injustice, elle est de deux sortes : celle que l'onfait, et celle qu'on laisse faire, lorsqu’on aurait pu l'empêcher 28, car 

celui qui laisse commettre une injustice, explique-t-il, ouvre la voieà d'autres. On observe chez Koraïs une réciprocité entre la justice,la raison et la prudence ; il admet avec Marc-Aurèle que la raison etla justice de même que l'injustice et le manque de raison sont destermes synonymes, et que, par conséquent, seul le juste estraisonnable et prudent29. Koraïs, en suivant toujours les Pensées deMarc-Aurèle, allie la justice à la tolérance dans une manièreinclusive, la tolérance faisant, selon lui, partie de la justice30.

La justice en tant que équité (eunomia), dans le sens donné par Aristide a à ce terme31, s'avère incontournable selon Koraïs pour la survivance du nouvel État grec, et il en développe une richeargumentation. Dans son introduction à Beccaria, il compare àl'aide d'une métaphore, la justice à la nourriture : « le corps politiquea besoin de la justice de même que le corps humain en a de lanourriture, et comme ce dernier cesse de vivre quand la nourriture

lui manque, de même la vie en commun et la société des citoyenss'arrêtent et se dissolvent à partir du moment qu'ils ne se nourrissent

26   Ibid., p. 695.27 A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité (en grec), Athènes,

Fondation culturelle de la Banque Nationale, 1995, v. 4, p. 104. Ce passage esttiré de l'introduction de la seconde édition de 1823 de la traduction de l'œ uvre

de C. Beccaria Dei delitti e delle pene. Cf. Ines di Salvo, « L'opera “Dei delittie delle pene” di C. Beccaria nella traduzione di A. Koraïs» , Studi Bizantini e

 Neogreci, a cura di P. Leone, Galatina 1983, pp. 561-574.28 Christian Godin, Questions de philosophie. La justice, Paris, éditions du temps,

2001.29 A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité , v. 2, p. 404.30   Ibid., p. 405.31 Ibid., p. 673.

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274 ROXANE ARGYROPOULOS

 plus de la justice» 32. C'est avec amertume qu'il conclut : « Voulez-

vous mes compatriotes, que votre nouvel État puisse survivre?Donner lui de la justice pour de la nourriture. La justice garde la paix et la paix sauve la liberté» 33. Il admet que la justice, étantidentifiée à la raison, ne peut être sauvegardée que par la classesociale médiane, la classe bourgeoise qui représente à ses yeux la partie rationnelle de la société, la seule qui, susceptible à lamoralité, puisse conserver le régime démocratique34.

Pourtant, ce qui se trouve au cœ ur des conceptions du sagede Smyrne, c'est le fait qu'il est convaincu, à l'instar de Socrate etdes stoïciens, que la vertu peut être acquise par l'instruction et que par conséquent la justice qui est la plus grande des vertus et fait partie du savoir-vivre (viôtikè) peut elle aussi être enseignée35. Toutle long de ses écrits, on sent qu'il est constamment préoccupé par ladéfense de la fonction sociale de l'instruction qui, dans sa quête dece qui est utile pour le bonheur du peuple, s'achève par laconnaissance des droits. Il s'agit là d'un utilitarisme, car la justiceest un moyen qui assure le bien suprême de l'humanité qui est le bonheur 36. En tant qu'éducateur, Koraïs prône la diffusion del'instruction auprès de tous les hommes, quels qu'ils soient. Àl'exemple de Condorcet, il affirme que l'amélioration du sort deshommes passe par l'instruction de tous et par leur commune participation au progrès du savoir 37. C'est dans ce sens qu'il cite un

 passage d'Adam Smith qui, dans son ouvrage fondamental The

32   Ibid., v. 4, p. 107.33   Ibid., p. 108.34   Ibid., p. 570. Cf. R. D. Argyropoulos,  La pensée morale et politique

néohellénique, pp. 118-119.35   Ibid.,v. 2, p. 574.36 P. M. Kitromilidès, « Koraïs, lecteur de Bentham» (en grec), in Koraïs et Chios

(en grec), v. 1, pp. 285-308. Sur les positions de l'utlilitarisme en général, v.Will Kymlicka, Les théories de la justice;une introduction, traduit de l'anglais

 par Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte/Poche, 1999, pp. 30 et suiv.37 A cet égard, Koraïs se rappelle également de Xénophon qui, à l'exemple des

Perses, avait instauré à Athènes des écoles de justice, v. Prolégomènes auxauteurs grecs de l'Antiquité , v. 2, p. 591.

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LA NOTION DE JUSTICE 275

Theory of moral sentiments, affirme que la justice doit être

enseignée à l'école de la même manière que la grammaire:« The rules of justice may be compared to the rules of 

grammar; the rules of the other virtues, to the rules which critics laydown for the attainment of what is sublime and elegant incomposition... A man may learn to write grammatically by rule,with the most absolute infallibility; and so, perhaps, he may betaught to act justly» 38.

Chez Koraïs, on trouve certains traits de la philosophiemorale de Smith, mais il n'exprime pas les mêmes opinions sur la justice. En fait, il construit une théorie de la justice qui s'oppose auxthèses smithiennes, car si pour lui la justice et l'ordre moral dériventde la raison, Smith, au contraire, ne se donne pas un idéal rationnelde la morale pour faire un idéal de justice, mais voit dans lasympathie le fondement de la morale39.

Ce n'est pas tout. Koraïs incite ses compatriotes non passeulement à conserver la justice, mais de veiller à ce qu'elle soitconservée par tous les citoyens. Encore une fois, il allie la moralitéà la raison ainsi qu’à l'intérêt, la justice et l'injustice à l'utile et aunuisible et affirme plus expressément: « Ce qui est juste constitueégalement l'intérêt de chacun, tandis que ce qui est injuste estégalement nuisible non seulement quand nous faisons tort aux

autres, mais quand nous souffrons à cause des injustices faites auxautres» 40. L'injustice sociale consiste une menace pour la vie civilequi ronge la cohésion de la société démocratique. Dans cette perspective, le problème de l'injustice ne saurait être résolu; maisnous pouvons le rendre moins tenace, le diminuer, en fondant, dèsle début, une société sur des lois justes. À l'origine des hainessociales se trouve une injustice souligne Koraïs ; les sociétés quireposent sur la justice risquent moins d'être dissoutes par les

38 Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments to which is added a Dissertationon the Origin of Languages, Londres, A. Strahan, 1792, tome. I, p. 294.

39 Pour le rôle de la notion de sympathie chez Smith, v. Jean Mathiot,  AdamSmith. Philosophie et économie, Paris, PUF, coll. « Philosophies» , 1990.

40 A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité , v. 4, p. 109.

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276 ROXANE ARGYROPOULOS

discordes que celles qui s'appuient sur l'inégalité41. L'injuste est

défini par son incapacité de se conformer aux lois de la société et devivre en conformité avec ses concitoyens.

Koraïs insiste sur l'importance de la justice non seulementcomme vertu antique mais comme vertu chrétienne. Il avance lathèse selon laquelle elle est connexe avec la charité humaine qui estl'amour du prochain ; la charité ne peut exister sans elle, ni sansd'autres vertus morales comme la prudence et la tempérance. Elle

caractérise l'homme instruit qui doit connaître à être juste dans lafréquentation des autres42. Les représentants de l'Église sontégalement les servants de la justice; la vrai loi politique est aussi laloi du Christ, car tous les deux enseignent l'égalité des droits(isonomia) 43. On y assiste à un dialogue entre la morale antique etla morale chrétienne qui se termine par l'assertion du besoin de la justice dans un monde moral.

Benjamin de Lesbos, s'inspirant directement de l'espacemental de 178944 , admet que la justice se réclame de Dieu, maisaussi d'un assentiment universel du type des droits de l'homme45. Laliberté peut également être référée à un idéal transcendant, ladéclaration universelle des droits de l'homme. Il avance surtoutl'idée que la justice morale, pétrie de principes universels etimmuables, existe, elle n’est ni la source, ni le contenu de la loi positive. La notion de justice n'est pas toujours liée, d’emblée, audroit positif ; preuve en est la tendance répandue à ne pas voir dansle terme de justice un synonyme de légalité. Dans cette perspective,est juste, de façon très simple, ce qui peut n'être pas conforme audroit. La réduction de la justice à la pure légalité ne peut êtreadmise sans réserves. La justice a existé avant les lois et elle est

41   Ibid., p. 111.42   Ibid., p. 409.43   Ibid., p. 345.44 Bernard Groethuysen, Philosophie de la Révolution française, Paris, Gonthier,

1956, pp. 160-161.45 R. D. Argyropoulos,  La pensée morale et politique néohellénique, pp. 63 et

suiv.

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LA NOTION DE JUSTICE 277

contemporaine de la raison, elle vit et meurt avec elle46. La loi peut

être jugée, elle est susceptible d’être passée au crible de la justiceOr, se refuser à réduire la justice à une simple conformité légale,c’est accepter que sa source puisse relever d’une originetranscendante et divine. Le droit naturel revêt une place primordialedans son œ uvre: création de la volonté divine, il régit la réalité dansson ensemble et règle la vie.

Toute la philosophie morale du philosophe de Lesbos

s'appuie sur une compensation mutuelle des devoirs et des peines.La justice y est une « justice compensatrice» , mais en gardant sesracines platoniciennes, parce qu'elle doit être accompagnée par la prudence47, ainsi que ses racines aristotéliciennes, parce qu'ellesuppose une réciprocité morale entre les individus48. Ainsi,Benjamin affirme que la justice est avant tout un droit naturel del'homme dans le sens que lui donnent les Physiocrates. Il est prochede Quesnay qui affirme que la justice est une règle naturelle etsouveraine, reconnue par les lumières de la raison qui évidemmentdétermine ce qui appartient à soi-même, ou à un autre» 49. Dans cesens, il ne s'éloigne pas de l'Encyclopédie de Diderot et ded'Alembert où la justice est présentée comme une des quatre vertuscardinales, mais qui, avant tout, est « une volonté ferme et constantede rendre à chacun ce qui lui appartient» 50. Elle constitue, selonBenjamin, la perfection même de l'homme, et il se réfère également

46 Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique (en grec), introduction-éditioncritique-notes-commentaires Roxane D. Argyropoulos, Athènes, Centre deRecherches Néohelléniques-Fondation Nationale de la Recherche, 1994, f.101.

47 Platon, Phédon 69a.48 Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, f. 101.49 François Quesnay,  Le droit naturel, chapitre 1, dans Eugène Daire,

Physiocrates, Quesnay, Dupont de Nemours, Mercier de la Rivière, l'abbé  Baudeau, Le Trosne. Avec une introduction sur la doctrine des Physiocrates,des commentaires et des notices historiques, Première partie, Genève, SlatkineReprints, 1971, pp. 41 et suiv. Cf. Georges Gurvitch,  L'idée du droit social,Paris 1932, réédition Darmstadt, 1972, p. 237.

50  Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, v.9, Stuttgart-Bad Canstatt, Freiderich Frommann Verlag, 1966, nouvelleimpression en facsimilé de la première édition de 1751-1780, p. 89.

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278 ROXANE ARGYROPOULOS

à la définition globale d'Aristote « syllévdèn pasa aretè esti» .  La

morale chrétienne se trouve présente également chez lui avec la partqu'il assigne à la charité (euergesia). La justice forme en outre, une partie de la charité, et, dans ce sens, on peut comparer lesconceptions de Benjamin à celles des utilitaristes anglais.

De Koraïs à Benjamin de Lesbos, sous assistons à unetransformation de la conception de la justice. Tout en restant prochedes théories de l'Antiquité, Benjamin de Lesbos rejoint, cependant,

les doctrines des Physiocrates sur les droits naturels. Nous ytrouvons la thèse de la primauté des droits selon laquelle ils gardentla priorité sur d'autres notions morales, doctrine qui est entre autrescelle de Locke et de Hobbes. D'après Benjamin, l'objectif de la justice est primordial dans l'ordre social, car il consiste à préserver les droits naturels et les remettre à ceux qui les ont perdus: la justiceest une sorte de bienfaisance51. Pourtant, il affirme que sans le librearbitre et la connaissance, il ne saurait être question de justice. Ellen'existe que grâce à la nature raisonnable de l'homme, et on nesaurait pas admettre que les animaux soient justes ou injustes52. «Iln'y a de justice» , écrit-il, « que lorsque celui qui agit, le fait de sa propore volonté» 53. En insistant sur le rôle de la raison à laréalisation de la justice, Benjamin pense aussi que l'injustice est unacte irrationnel54. Il opère une différenciation entre l'injustice etl'acte injuste, comme il le fait entre la justice et l'acte juste. L'acte

injuste et l'acte juste sont plus restreints moralement que l'injusticeet la justice. Encore, il y de la justice seulement quant l'acte juste sefait précisement pour cette raison et non pas pour une raisonquelconque et dans ce cas, il s'agit d'un hypocrite et non plus d'un juste. 

51 Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, ¨101. Cf. Roxane D. Argyropoulos, Benjamin de Lesbos et la pensée européenne du XVIII e siècle (en grec),Athènes, Centre de Recherches Néohelléniques-Fondation Nationale de laRecherche, 2003 (Bibliothèque-Histoire des idées-2), p. 113.

52 Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, f. 98.53 Ibid., f. 100.54   Ibid., f. 98.

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LA NOTION DE JUSTICE 279

Benjamin de Lesbos s'interroge longuement sur l'assertion

suivant laquelle la justice se réduit aux lois. Il admet que le droitnaturel des hommes diffère du droit légitime ou du droit décerné par les lois humaines, en ce qu'il est reconnu avec évidence par leslumières de la raison, et que par cette évidence seule, il estobligatoire indépendamment d'aucune contrainte; au lieu que ledroit légitime limité par la loi positive, est obligatoire en raison dela peine attachée à la transgression par la sanction de cette loi,

quand même nous ne la connaîtrions que par la simple indicationénoncée dans la loi. Ce qu’implique une telle définition, c’est que ledroit découle directement de la justice et lui est subordonné : la justice est à l’origine du droit, elle en est la source. En admettantque la légalité est soumise à la morale, Benjamin se différencie deKoraïs quand il affirme que les lois en elles-mêmes ne contribuent pas à faire une personne juste. La thèse avancée est que la justiceest intrinsèque à l'homme et liée au bonheur du genre humain. « Je

 pense cependant» , observe-t-il, « que les lois ne peuvent paschanger l'injuste en juste et inversement. La justice et l'injusticesont naturelles et ne proviennent pas des lois. Et si ces lois nereposent sur rien d'autre, que sur la nature humaine, si elles n'ont point pour objectif le bonheur, elles seront de courte durée» 55.Inspiré encore par Cesare Beccaria, Benjamin de Lesbos défend lesidées du célèbre théoricien milanais sur l'éthique pénale. Il pense

que la peine de mort n'est ni utile et nécessaire, car elle est nuisible par l'exemple de cruauté qu'elle donne. La modération pénaleassure la dignité de la justice et la solidité du contrat social protégé par des châtiments moins cruels que la mort56.

Dans les deux exemples que nous venons d'illustrer, l'unconcernant Koraïs et l'autre Benjamin de Lesbos, nous sommes àmême de constater que ces deux théoriciens des Lumières

néohelléniques, à la fois libéraux et dans une mesure utilitaristes,accordent une primauté à une justice transcendante qui n'est pasconsidérée seulement comme idéale, mais dont l'importance estrenforcée par des valeurs telles que la charité, la considération du

55 Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, f. 101.56   Ibid., f. 233.

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280 ROXANE ARGYROPOULOS

 prochain, le bien-être de l'humanité. On est loin de l'image de

l'homme suffisant et égoïste. Dans le cadre d'une telle conception, ilne saurait être question d'une réduction de la justice transcendanteau droit positif dans la mesure où la légalité reste soumise à lamorale. Nous assistons, donc, à un souci d'égaliser les circonstanceset à ne pas prendre en considération les difficultés et les inégalitésnaturelles. Bien entendu, l'étroitesse de ce paysage intellectuel estdue aux thèmes abordés qui se concentrent plutôt sur l'analyse

conceptuelle de la signification de la justice et l'injustice. D'autre part, chez les deux érudits, il s'agit d'une valorisation del'importance de la justice dans la société et d'une mise en garde desdangers que proviennent de son ignorance, aussi bien pour chacundes individus que pour la totalité de la société. On peut, toutefois,dire qu'ils développent une théorie moniste de la justice, car le bienqu'ils entendent promouvoir est le bien-être qui est recherchéimpartialement pour chacun des membres de la société.

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17

JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE

LE CAS D’ANTIGONE CHEZ HEGEL 

PERIKLES VALLIANOS

Professeur de Droit et Politique, Université d’Athènes

I. Passion, individualité et morale sociale: Antigone et Socrate

La figure d’Antigone telle que l’a façonnée Sophocle jette un

éclairage particulier sur la pensée de Hegel. En raison, d’une part,

des caractéristiques de sa physionomie poétique, mais aussi parcequ’à travers elle nous parvient l’écho de la grandeur culturelle de

l’Antiquité grecque. Des deux côtés, l’homme contemporain perçoit

des perspectives axiologiques et des exaltations cosmothéoriques

 prometteuses de guérison pour les blessures et les irréconciliables

ruptures qui sillonnent le paysage social de la modernité.

Hegel, l’intellectuel, est uni à Antigone, l’héroïne mythique,

d’un lien sentimental digne d’être remarqué. Et il est suggestif del’influence durable de la sensibilité romantique qui adoucissait la

conscience de son époque et entourait sa propre œ uvre théorique.

L’aura qui émane de cette femme, née « non pour haïr, mais pour 

aimer» ( Ant., v. 523), est si prenante qu’elle emplit les nervures

souterraines de sa réflexion d’une puissante émotion –un amour,

 pourrait-on dire :

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« Ainsi voyons-nous la céleste Antigone, la plus majestueuse figure

 jamais apparue sur terre, marcher dans l’œ uvre de Sophocle versson trépas…» 1.

La notion d’« amour» avait offert à Hegel durant la périodede Francfort le premier outil conceptuel pour la thématisation de la« reconnaissance» , ou de la sortie mutuelle de soi de deuxconsciences « ponctuelles» (c’est-à-dire radicalementindividualisées) dans le dessein de s’unir à « l’autre» , pour l’identité

dialectique, donc, du Moi et du non-Moi. La période d’Iéna quisuivit est marquée par son détachement de cette vision psycho-sentimentale de la « reconnaissance» . Hegel foudroie maintenant lemysticisme romantique, incompatible avec la sévérité conceptuelleet la discipline méthodologique de la philosophie. Mais malgrécela, l’effervescence romantique qui l’enveloppe continue às’insinuer dans sa réflexion logique par tous ses pores. L’œ uvre qui porte clairement la marque de l’exaltation romantique ambiante, laPhénoménologie de l’esprit , est celle où Hegel, d’un côté, proclamesa rupture avec Schelling, le grand prêtre du romantisme philosophique et son ancien guide intellectuel, et de l’autre, érigeAntigone en physionomie exemplaire de l’esprit hellénique.

Ce qui l’attire chez Antigone, c’est l’élément de la  passion2,

qui est la marque de sa personnalité, lui conférant cette fougueexistentielle qui la transporte au-delà de la quotidiennetécalculatrice (telle qu’elle est exprimée, par exemple, par sa sœ ur Ismène, du moins dans la première partie de la pièce) pour l’identifier à une transcendance qui fait à la fois sa grandeur et sa perte. La vérité, dans la Phénoménologie, c’est la « danse bachique»de consciences qui, enivrées par l’intuition d’une idée, sortentd’elles-mêmes et, dans cette extase, approchent l’absolu, laconception du Parfait et du Tout. À travers ce kaléidoscope,

Antigone symbolise de manière archétype l’union du désir  personnel et de la loi supra-individuelle, de la passion et del’intelligence, illustrant ainsi l’idée fondamentale dissimulée

1 Hegel, 1971b: 509.2 Avineri 1973

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JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 283

derrière la façade glacée –et en bien des points repoussante –du

conceptualisme hégélien, selon laquelle aucun acte important dansl’aventure historique humaine n’est commis sans avoir été amorcé par une passion personnelle:

« ... la passion (en soi) n’est ni bonne ni mauvaise. Ce mot signifieseulement qu’un sujet a mobilisé toute son âme –les intérêts de sonintelligence, de son talent, de son caractère et de ses jouissances –àla poursuite d’un seul but objectif. Rien de grand n’a jamais été

obtenu ni ne le sera jamais sans passion. Seule une morale morte, etsouvent hypocrite, s’en prend à la forme de la passion en soi» 3.

« Rien, donc, ne s’accomplit sans un intérêt personnel. Un acte estl’intention d’un sujet, et c’est son opération pratique qui réalisecette intention. Si le sujet n’était pas disposé de telle manière, ycompris dans l’acte le plus désintéressé, en d’autres termes, s’il n’yavait pas un intérêt, il n’y aurait pas d’acte... L’impulsion et la

 passion sont le sang qui donne vie à tout acte. Ils sont nécessaires sile sujet actif envisage d’atteindre son but et sa réalisation» 4.

Antigone est précisément le concentré de la conscience passionnée, aux sentiments ardents, mais qui gère cette passion desorte à dépasser la partialité de ses sentiments psychologiques (entant qu’individu empirique) pour s’unir à une nécessité universelle.Elle est le sujet actif qui se greffe sur une « substantialité morale»

(ou la partie de celle-ci à laquelle elle s’intéresse, c’est-à-dire unaspect seulement  de la loi morale), sous la forme d’un objet dudésir:

« Son être consiste à appartenir à cette loi morale comme si c’étaitsa propre substance… La substance se présente donc ici commel’élément de la passion dans l’individualité, et l’individualité se présente comme le facteur qui donne vie à la substance… La

substance morale est l’élément de la passion qui, de cette façon,s’identifie à son caractère» 5.

3 Hegel 1971a: par. 4744 Hegel 1971a: par. 4755 Hegel 1967: 491-492

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En d’autres termes, la loi morale (ou du moins ses diverses

manifestations ponctuelles) acquiert une réalité historique, devientdonc un principe actif qui meut la vie pratique des hommes, non pascomme une forme abstraite qui habite l’intelligence « pure» (par exemple, le devoir pour le devoir), mais comme un intérêt pressantqui façonne le caractère de celui qui agit, c’est-à-dire commehabitude et gageure vitale.

La notion de passion, qui s’adresse à l’homme physiquement

existant, l’homme empêtré dans la nécessité et qui la combat del’intérieur, est capitale pour la forme de philosophie pratique donttraite Hegel dans la Phénoménologie

6 . Mettant l’accent sur lafonction moralement bénéfique de la passion, Hegel développe iciune théorie morale qui se distingue catégoriquement du kantisme,de la conception formaliste du devoir qui l’imprègne, du dualismeontologique de la conscience et de la nature qui sous-tend sonanthropologie, de la stricte séparation de la raison droite par rapportà la conscience collective et aux traditions historiques. Chez Kant,la moralité présuppose que l’intérêt psychologique et la passion ontété vaincus par la logique pratique qui se tient au-dessus et endehors d’eux: le devoir moral est la libération par rapport à notrehypostase empirique « crue» et ses fardeaux émotionnels. Mais le prix payé par la loi morale triomphante (dans la consciencedorénavant « pure» ) au détriment du désir et de la passion, c’est-à-

dire dans une séparation existentielle de la moralité par rapport à lasentimentalité, c’est, d’une part, sa  paralysie pratique, c’est-à-direson impuissance à agir comme vivante incitation et cause d’effets pratiques, et d’autre part, l’hypocrisie qui la domine quand,ressentant cette incapacité, elle s’efforce d’y remédier en allantcontre sa propre auto-connaissance. Dans son désespoir à prouver que, dans la vacuité de la tautologie logique du « devoir pour le

devoir» , il est pourtant possible que jaillisse une activité pratiquetangible, elle se raccroche au premier intérêt psychologiquerencontré et le hisse sans autre forme de procès en devoir moral. Lecontenu empirique qui lui fait défaut, elle l’emprunte, au hasard et

6 Shklar 1974; Shklar 1973a

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JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 285

sans jugement, aux matériaux de la quotidienneté qui l’entourent. La

 bonté kantienne débouche ainsi sur une couverture théorique sansscrupules de toute méchanceté empirique: le génie casuistique dudiscours abstrait permet à tout sujet un peu exercé de prétendre quetout acte éventuel doit  être accompli. Dans l’universalité vide etabstraite du devoir kantien est lové le ver de l’hédonisme le plusgrossier, du désir le plus intéressé7. Le destin du kantisme (en raisonde son hostilité constitutive envers l’homme vivant, c’est-à-dire

l’homme des passions) est donc de dégénérer en une moralerhétorique dénuée de consistance ou en une hypocrisie digne deTartufe (Verstellung)8.

L’aversion envers le sentiment s’était avérée dès la premièreheure le talon d’Achille de la théorie morale kantienne. Il n’est pas jusqu’à un néo-kantien comme Fr. Schiller qui n’ait pas noté avecironie que le rejet fanatique de toute (sorte de) jouissance commeincompatible par définition à ce qui est moralement droit révélait a

contrario la répulsion envers le but objectif même de l’acte en tantque critère de sa moralité: « Ce n’est qu’avec dégoût et répugnanceque l’on doit accomplir les actes auxquels pousse le devoir !»(Schiller, Les Philosophes). La réponse de Kant à ces griefs est quele caractère moral accompli consiste en la possibilité d’agir pour ledevoir en étant indifférent aux conséquences matérielles et psychologiques des actes corrects, tout en récoltant du plaisir  du

seul fait d’avoir accompli son devoir 9. Il est évident, toutefois, quel’emploi du terme plaisir relève ici de l’homonymie: il ne décrit pasla jouissance purement sensorielle (de chair et de sang) qu’entendSchiller (voir son  Moraliste), mais une jouissance née du fait quenul ne s’abstient fanatiquement des jouissances !

En tout cas, comme le souligne J. Shklar, Hegel n’a pasl’intention, dans sa Phénoménologie, de reconstituer la structure

logique de l’argument moral kantien, de se livrer à une explicationde texte exacte, mais de décrire un phénomène culturel (allemand)

7 Shklar 19768 Hegel 1967: 629-6419 Shklar 1973b: 268

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de son temps, un type largement répandu d’« homme kantien» qui,

sans s’être nécessairement voué aux lois de la philosophie, met un point d’honneur à découvrir et accomplir strictement ses devoirs.Cette description phénoménologique d’un kantisme « vulgarisé» ,dirions-nous, implique forcément une certaine tendance à ladéformation, sinon à la caricature. Mais cela n’empêche pas Hegelde reconnaître que la théorie morale de Kant est le plus haut pointd’auto-connaissance morale auquel se hisse le sujet logique de la

modernité, au moment même où il décrit et accule à leur comble lesimpasses de cette conception unilatéralement individualiste du bien.La galerie de tableaux phénoménologique de Hegel vise à découvrir les failles fondamentales de cette problématique morale, au fondantisociale, les « échecs de l’homme non social» , selon les termes,encore, de J. Shklar. Et le principal de ces échecs est l’incapacité del’individualité kantienne, enfermée dans les évidences de sesintuitions logiques, à sortir d’elle-même et à reconnaître l’autre

conscience qui se trouve en face d’elle10.Sur ce point, l’image d’Antigone se présente dans le récit

hégélien comme l’expression par excellence de l’existence moralegrecque dont les racines plongent dans « l’objectivité» de l’esprit,c’est-à-dire l’ordre existant dans la diachronie des institutions qui puisent leur légitimité non pas dans la singularité versatile du calculsubjectif mais dans la nécessité de la raison historique. L’esprit

hellenique est pour Hegel l’exercice naturel de la Reconnaissance( Anerkennung), une identification pratique du Moi à l’Autre demanière directe et spontanée, c’est la communication en tant que prédisposition et impulsion naturelles. Cette rafraîchissanteingénuité d’une communicabilité instinctive, cette vigoureuse jeunesse du genre humain, comme devait la qualifier plus tardMarx, est aussi le modèle qui guide et dicte ce qui doit être (le

devoir pratique) à notre époque. Hegel oppose ainsi à l’émiettementmoral de la modernité égocentrique l’idée d’une moralitésubstantielle (de la « substance morale» que nous avons vue plushaut), l’idée d’une communauté de sujets conscients de soi, qui

10 Shklar 1973b

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 puisent toutefois leur auto-connaissance et leur auto-définition non

 pas dans une voix intérieure et individualisée en chacun mais dansl’acceptation volontaire d’un destin commun, d’un ordre donné de pratiques et de cosmothéories à travers lequel ils sontindissociablement liés l’un à l’autre.

L’idée grecque, dit Hegel, c’est « l’État absolu» 11 –et cetteexpression malheureuse a donné prise à d’interminables discussionssur l’intention de la construction théorique politique hégélienne. Or,

il entend par là une communauté politique qui se situe au-dessusdes visées et des intérêts individuels et qui éduque les citoyens –  par la participation au « commander» et « être commandé» –àconsidérer comme leur devoir suprême la défense des manièresd’agir et des mœ urs communes. Et c’est précisément là l’antidotequ’il a à proposer (du moins en 1806, quand il écrit laPhénoménologie) pour combattre la misère moderne telle qu’il laconçoit. Tout le XIXe siècle allemand (de Hegel à Nietzsche en passant par Willamowitz) est illuminé par l’idéal grec sous l’une oul’autre de ses formes, et dans cette « tyrannie de la Grèce sur l’Allemagne» , selon les termes fort bien trouvés de E. M. Butler 12,les intuitions planificatrices de Hegel ont joué un rôle véritablementdéterminant. Dans la Phénoménologie, le schéma politique del’époque moderne après l’effondrement cosmothéorique etinstitutionnel de la Révolution française, abondamment décrit, la

manière, donc, dont sera réalisée la Reconnaissance sur le terraindes institutions économiques et des conceptions sociales modernes,n’est pas encore cristallisée dans l’esprit de Hegel. Les analysessignificatives des conférences encore inédites d’Iéna sur la philosophie politique et sociale (la Realphilosophie, la « philosophiedu réel» )13 n’ont pas encore été incorporées au fonds de sa réflexionhistorique. C’est ainsi que l’hellénisme continue à être présenté ici

comme la seule réussite, jusqu’à présent, d’une « vie moraleobjective» (Sittlichkeit ) qu’ait à faire valoir la lutte historique del’humanité. Cette lacune ne sera comblée qu’en 1821, avec la

11 Hegel 1971b: 50712 Butler 195813 Avineri 1971 ; Avineri 1972

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288 PERIKLES VALLIANOS

Philosophie du droit , où il est montré de quelle façon la conception

grecque de la globalité politique peut être fondée sur le terrain desacquis économiques et sociaux de la modernité, c’est-à-dire sur l’élaboration du sujet autonome. Les deux œ uvres, comme nous lerappelle Shklar 14, doivent être lues en parallèle pour ce qui est deleur dimension politique. Mais malgré le « dépassement» de lagrécité pur-sang de la Phénoménologie, l’œ uvre postérieure deHegel voit survivre le noyau de la problématique grecque, à savoir 

l’exigence que l’intérêt égocentrique de l’homme moderne, sa passion auto-référentielle exacerbée, soit réuni à la substantialitésupérieure de la Globalité sociale.

Mais pourquoi précisément Antigone (et quelle Antigone,d’ailleurs ?) comme expression exemplaire de l’hellénisme, et nond’autres physionomies cosmohistoriques de l’Antiquité grecque,Socrate par exemple ? Le cas de Socrate est par excellencerévélateur des intentions théoriques de Hegel. On aurait pusupposer naturel qu’en raison de ses inclinations philosophiques(par exemple, la philosophie comme degré suprême de « l’espritabsolu» ), il adoptât le fondateur de la pensée abstraite (le chasseur « de l’idée générale » , selon Aristote) comme le véritablereprésentant de l’esprit grec ancien, avec ses attachementslogocentriques. Et pourtant, Hegel rejette formellement Socratecomme incarnation de l’idée grecque. Nous avons ici un

antisocratisme remarquable (unique au moins jusqu’à la polémique philosophique de Nietzsche), une défense passionnée de la position(dans le sens inverse du courant proprement dit de la critiquehistorique et philosophique) selon laquelle Socrate était réellement 

coupable des accusations portées contre lui15.

Socrate n’est pas utile à Hegel sur le plan théorique parceque, dans son interprétation, le grand martyr de la philosophie a été

le  penseur antipolitique par excellence. La raison socratiqueramène la vérité à la voix d’une conscience totalement intérieure ausujet ou, pis encore, à une intuition intérieure secrète, le fameux

14 Shklar 1974: 61515 Hegel 1971b: 496-516

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daimon. Toutes deux, capacité logique subjective et exaltation

mystique du Moi, s’opposent à la collectivité. Elles exigent que lesinstitutions de la cité soient soumises au jugement de la conscienceindividuelle, qui se détache ainsi de son destin social, brise tout lienavec la durée historique et demande à définir dès le départ, à son propre gré, le bien et la vérité. Le socratisme contient donc, pour Hegel, les origines de la philosophie « réflexive» (reflection),fondée sur l’opposition du Moi et du monde (qui trouve son point

culminant chez Kant). La raison socratique exige d’être libérée dela nécessité objective qui guide, oriente et donne son sens au sujetindividuel et, à la place des valeurs traditionnelles qui sont lerésultat d’une sagesse commune, elle demande à installer ses propres dogmes douteux et instables, la contestation corrosive detoutes les idées et de toutes les personnes. Or, on n’édifie pas unmonde institutionnel sur le pur étonnement.

Socrate exprime une tendance qui dissout l’État, une prétention individualiste qui apprécie exclusivement ses propres« intuitions» et n’a que contemption pour les lois et pratiquescommunes. Elle a beau invoquer Apollon et les traditionsoraculaires de Delphes, la conception socratique de la religiondétruit, selon Hegel, la piété grecque traditionnelle, et la questionsophiste de l’ Euthyphron (« Est-ce que quelque chose est bon parceque les dieux le désirent, ou bien les dieux le désirent-ils parce que

c’est bon ?» ) constate cette irréversible insolence de la « certitudesubjective» : d’abord nous découvrons –par la logique individuelle –ce qu’est le bien et ensuite nous demandons aux dieux del’entériner. Mais, si sûre d’elle que soit la raison subjective, cela negarantit en rien la vérité des choses auxquelles elle croit de manièreintransigeante. Ce n’est que lorsque la conscience personnelle a sesracines dans la substance sociale, c’est-à-dire dans les

enseignements de l’expérience collective, et qu’elle y puise, qu’elleacquiert alors des garanties de la rectitude de son jugement. Socratea donc bien été un introducteur de croyances religieuses nouvelles.

Pour ce qui est de la seconde partie de l’accusation, à savoir qu’il corrompait la jeunesse, Socrate n’était pas moins coupable puisqu’il enseignait aux fils de ne pas respecter leurs pères, ces

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derniers étant supposés corrompus et irréfléchis. Les liens

familiaux, dit Hegel dans une apostrophe qui concerne aussidirectement Antigone, sont les plus substantiels et les plus saintsque nous ayons du fait de notre nature humaine, et l’interventionarbitraire d’un tiers (aussi éduqué et aussi bien intentionné, le caséchéant, que Socrate) pour les troubler par des raisonnementsfallacieux est en fait un crime:

« Les enfants doivent avoir le sentiment de l’unité avec les parents,

c’est là la première relation morale directe... Le pire qui puissearriver aux enfants, pour ce qui est de leur moralité et de leur  psychisme, c’est que ce lien qui doit toujours être respecté ne serelâche ou ne se rompe, dégénérant en haine, mépris et méchanceté.Quiconque y contribue porte atteinte à la moralité dans sa forme la plus essentielle. Cette unité et cette confiance sont le lait maternelde la moralité, grâce auquel l’homme a grandi...» 16.

La communauté familiale est une « substance» moralenaturellement primaire (communauté), qui a pour contenu lesentiment spontané et, jusqu’à ce qu’elle épuise sa dynamique(c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée à l’âge adulte des enfants mâles), nuln’a le droit de la dissoudre en tirant prétexte des injonctions d’unequelconque logique supérieure. Il est clair que l’image de Socrateici adoptée par Hegel repose beaucoup plus sur le Socrate sophisted’Aristophane (qui apprend aux enfants à battre leurs parents) et leSocrate « bourgeois» et utilitariste de Xénophon que sur le brillantSocrate métaphysique de Platon. Socrate sonne donc pour Hegel leglas de la cité, annonce le début de sa décomposition, dont la cause principale est l’activation de l’individualité sans maître et auto-référentielle de type socratique. La cité ne supporte pas ni ne peuttolérer l’existence de l’homme socratique en son sein, parce queson expérience culturelle (la soumission spontanée du Moi

individuel au destin commun) est incompatible avec les principessocratiques. La condamnation de Socrate était donc politiquement juste et historiquement nécessaire, bien qu’elle n’ait pas suffi à préserver l’idéal politique classique. La cité se repentit vite de la

16 Hegel 1971b: 505

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JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 291

condamnation à mort de Socrate et la retira ex post . Cela montre

que le socratisme était le courant historiquement émergent dans ladynamique de la culture, la position morale et intellectuelle del’avenir. De ce point de vue, Socrate a effectivement été un héros,un pionnier cosmohistorique à travers lequel s’articulait un principeuniversel (Prinzip) qui se profilait mais brisait les limites et lesopinions de la société qui l’avait vu naître. Le monde laissaitderrière lui les synthèses culturelles et intellectuelles grandioses de

la période classique et passait à une ère de contingence sans freindes instincts individuels qui devait s’achever par le pouvoir artificiel et oppresseur du droit romain. Socrate annoncel’effondrement de la Reconnaissance au moment où elle vit lesummum de sa grandeur et de sa beauté culturelles, et il ne peutdonc en aucun cas être un phare dans la problématique morale deHegel. L’échec de Socrate nous jette dans les bras d’Antigone.

II. Quelle Antigone ?

Que signifie donc Antigone pour Hegel, et comment lamobilise-t-il au service de ses objectifs philosophiques ?Mentionnons brièvement pour commencer un problème qui préoccupe de manière de plus en plus prolixe la vision féministecontemporaine17 et la pensée critique en général (d’Irigaray à

Derrida): la lecture hégélienne d’Antigone est sans contestemasculine, à un degré qui choque la conscience morale et politiqueactuelle, dont le point de départ (théorique, du moins) se trouvedans le postulat de l’égalité des sexes. Hegel tient pour un étatontologique inébranlable de la femme (du fait de sa complexion biologique et sentimentale) son identification à la famille et à la viedes sentiments. Une situation culturelle séculaire qui a condamné la

femme à l’exclusion de l’arène intellectuelle et politique est iciérigée en nécessité naturelle et historique, et il lui est conféré une justification théorique spécieuse (comme l’avait fait Aristote pour l’esclavage):

17 Holland 1998; Jacobs 1996

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« La différence naturelle des sexes apparaît ainsi en même temps

comme une différence des formes intellectuelles et morales»18

.Le fait que la communauté dominée par les hommes

découvre subitement en son sein un « ennemi» (la femme) quicombat obstinément l’universel sur le plan social (c’est-à-dire laloi) en ramenant toutes les questions générales à la vérité intuitivedes liens personnels, et qui « ironise» sur les dispositionsdominatrices de la légitimité19, est dû à ce que cette communauté a

elle-même exilé sa moitié humaine dans la sphère de l’idiotiesentimentale en lui interdisant toute éducation politique. Hegeladmet indirectement cette responsabilité en disant que cet ennemi,c’est l’État lui-même (masculin) qui l’a « engendré» . Et au-delà, lafonction « ironique» de la femme face aux institutions juridiquesétablies n’est pas univoque. Elle peut être subversive, mais aussi eten même temps vivifiante et novatrice: c’est précisément de cetteéquivoque des analyses hégéliennes que part la critique féministe.Quoi qu’il en soit, dans la Phénoménologie, où l’idée grecquedomine dans toute sa beauté originelle, Antigone apparaît dans lecostume héroïque de la « femme éternelle» , en une mystérieusecommunication avec les racines mêmes de l’ordre du monde: sonsexe incarne un principe métaphysique fondamental. Mais dans lefameux paragraphe 166 de la Philosophie du droit 

20, cette force« céleste» a dégénéré en une épouse petite-bourgeoise, responsable

des seules affaires domestiques et sans aucune participation à l’art,la science ou la politique, l’équivalent féminin de l’individualisteSocrate que nous avons vu plus haut. Tel était « l’esprit del’époque» sous l’influence duquel Hegel écrivait, et comme il ledéclarait, il est impossible de « sauter par-dessus son ombre» (et pourtant, comment Socrate y est-il parvenu –voir plus haut –, demême que ces sophistes qui, voyant au-delà de leur temps, avaient

diagnostiqué le caractère artificiel et non rationnel del’esclavage ?). Soyons équitables, cependant, sur le planinterprétatif: autant il est indispensable de souligner l’aspect quasi

18 Hegel 1971a: par. 51919 Hegel 1967: 49620 Hegel 1969

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JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 293

misogyne de sa pensée ( pour les sensibilités actuelles, car lui-même

ne le voit pas du tout ainsi, comme son amour philosophique pour Antigone le prouve), autant il serait injuste d’identifier le traitementhégélien d’Antigone à la séparation idéologique dépassée des sexesqu’il construit –ce ne serait pas moins déformer les choses que sil’on se proposait d’identifier la philosophie politique d’Aristote à ladéfense de l’esclavage.

Que veut donc obtenir de plus Hegel à travers la figure

d’Antigone ? Il entreprend de réquisitionner la tragédie (en tant quegenre littéraire) –et le tragique en général en tant que condition del’action humaine – pour un projet théorique, à savoir lacompréhension du devenir historique dans sa globalité. Le mondede la tragédie est abordé d’un point de vue résolument moderne,celui du présent interprétatif. Certes, ces prismes interprétatifs peuvent, comme le soulignait Sourvinou-Inwood, nous empêcher d’approcher le texte comme le faisait l’auditoire du Ve siècle avantnotre ère21, mais ils peuvent aussi avoir des avantagescompensatoires.

Aristote fut le premier à tirer un bilan philosophique de latragédie, et il vaut la peine de signaler les divergences de Hegel par rapport à la vision aristotélicienne. Aristote choisit, on le sait,Œdipe Roi comme texte exemplaire incarnant l’essence de latragédie, et Hegel choisit  Antigone. Pour Aristote, la force motricedu processus tragique est la faute du protagoniste, le choix d’actesqui le coupent de la nécessité supra-individuelle de la vie, c’est-à-dire la séparation de sa conscience par rapport à l’ordremétaphysique fondamental: la grandeur de la figure tragique émanede ce conflit. Pour Hegel au contraire, la passion personnelle duhéros l’unit  à la loi universelle qui le dépasse, et cela en pleineconscience. Pour Aristote, la catharsis a lieu à travers le caractère

du héros et, par extension, dans le caractère de chacun des membresde la communauté rassemblée qui participe (en personne dans lesgradins et à travers le chœ ur) aux événements tragiques. Pour Hegel, la catharsis dépasse le niveau de l’individualité (même

21 Sourvinou-Inwood 1989

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idéalisée et exemplaire comme la façonne le mythe) et implique la

conscience universelle ou philosophique qui, à travers l’actetragique, acquiert pleine connaissance des nécessités contraires quisous-tendent le monde et conçoit ainsi la possibilité de leur échangedialectique. Pour Aristote, la reconnaissance est l’appréhension dela vérité jusque là dissimulée qui mène à la chute du héros (au faîtede l’aventure existentielle, à la modification de son destin). Pour Hegel, la reconnaissance résulte du déploiement de la perspective

historique dans laquelle s’inscrit l’action tragique: à la fin de ce processus dialectique (mais pas obligatoirement à la fin de chaqueépisode tragique isolé), apparaît dans la conscience philosophiqueen éveil l’identité des sujets historiques qui jusqu’alors étaient enconflit. Aristote distingue, on le sait, l’histoire (en tant queconsignation du partiel et du fortuit) de la tragédie en tantqu’intuition d’une universalité morale inébranlable, éternelle etachevée, tandis que Hegel incorpore le tragique dans l’historicité.

Le conflit tragique est ici le levier qui dévie le processus historiquevers la voie qui aboutit finalement à la « synthèse absolue» dont leLogos a l’intuition. Leur point commun est l’accent mis sur l’action, et plus précisément l’action importante et parfaite, c’est-à-dire une chaîne d’événements telle qu’elle vaut la peine d’êtreétudiée et comprise parce que, à son achèvement (quand elle arriveà son terme), elle jette la lumière sur le sens suprême de la vie. La

question est de savoir si ce sens sera repéré dans une région supra-historique de structures métaphysiques solides et immuables(Aristote) ou dans le rythme productif de l’historicité (Hegel), si lemouvement des existences empiriques se soumettra à l’attitudeontologique ou si la vérité ontologique cédera le pas devant lemouvement empirique.

Aristote s’est aussi penché sur  Antigone, non pas dans sa

Poétique mais dans sa  Rhétorique (1373b 13: 1-15). La questionqui l’occupe ici est celle de la distinction entre droit positif (écrit) etdroit naturel (non écrit): entre les « proclamations des hommes» etles « choses légales non écrites et infaillibles des dieux» , comme ledit Sophocle, avec Antigone en défenseur naturel des volontésdivines en dépit, au besoin, des arrangements conventionnels de la

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vie commune qu’elle ne daigne même pas qualifier de « lois» . Ces

 paroles fameuses d’Antigone ( Ant. v. 450-460) citées par Aristote(et par Hegel) ont été traditionnellement considérées, en accordavec l’interprétation aristotélicienne, comme le point de départ de lathéorie du droit naturel. Quelle que soit la contestation dont cetteinterprétation pourrait faire l’objet22, nous avons ici un autre pointde contact entre Aristote et Hegel: le texte poétique n’est, ni pour l’un ni pour l’autre, un but en soi mais la clé de la compréhension

d’une vérité logique.Antigone se détache de l’ordre politique (masculin) pour seconsacrer à ce qui, selon elle, est réellement légitime et émaned’une volonté supérieure. À le considérer du point de vue du poèteet de son auditoire, le dilemme révèle un conflit réel qui traverse lerégime démocratique tout nouveau d’Athènes: entre les défenseursd’une justice divine (non écrite) qui a ses racines dans la nature et bénit, par conséquent, l’inégalité des êtres selon le critère de leur différence de valeur, et les défenseurs d’une égalité démocratiquedes citoyens (hommes) qui, par la libre participation aux affairescommunes telle qu’elle est instituée par le droit positif (écrit) et par le biais de l’éducation, leur permet d’atteindre au même niveau desagesse pour ce qui est des affaires de la cité, indépendamment deleurs dons naturels23. Sophocle, en tant que poète, n’est pas tenu derésoudre la contradiction sur le plan théorique, il se contente d’en

décrire les conséquences humaines.  En tant que citoyen, nous nesavons pas dans quel camp idéologique il se range, bien que sonélection comme stratège de la démocratie athénienne puisse justifier qu’on lui suppose (sans aller plus loin) des sentimentsdémocratiques24. Mais dans son texte, toute la passion expressive etla beauté sentimentale sont à mettre au compte d’Antigone (et duchœ ur, qui exprime lui aussi une piété séculaire). Au moment

même où l’expression (lexis) du caractère est celle qui convientaussi bien à son monde intérieur qu’à l’idée universelle à laquelle il

22 Burns 200223 Guthrie 1971: 126-12724 MacKay 1962: 174

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s’identifie25, cette identification n’est pas absolue. Le caractère

tragique n’est pas la personnification de l’idée sur scène, commechez Euripide, mais une individualité humaine accomplie quichoisit passionnément et librement l’idée pour donner un sens à savie. La grandeur poétique de Sophocle émane aussi de cetteincertitude, de la coupure relative du caractère tragique par rapportà l’idéal qu’il exprime (« a dissociation of ideal from character » )26,à travers laquelle il approche un substrat psycho-sentimental

commun qui unit les hommes au-delà de tout choix politique.Le problème de Hegel n’est pas la transcription poétique desdissensions partisanes de la démocratie. Il est aristotélicien en cequ’il ne s’intéresse pas à extraire du mythe une image des affaires politiques d’Athènes. Mais il veut l’utiliser comme une énigmeintellectuelle qui concentre en elle le sens de la vie. Il est inspiré par la soumission de l’art à la compréhension philosophique qu’iltrouve chez Aristote, mais cela aussi, il le dépasse. L’Antigone deHegel ne s’identifie pas à la loi globale de la nature mais à une partie de celle-ci seulement, celle qui émane des entrailles de laTerre, la loi « chtonienne» qui concerne les morts et le respect dû àleur mémoire et qui garantit la continuité historique de la vie. Sesdieux sont les dieux des ténèbres, qui, lorsqu’ils sont offensés par la« volonté mauvaise» des mortels, envoient les Érynies lestourmenter. La passion grandiose d’Antigone est annulée (sur le

 plan philosophique) par sa  partialité  même. Sa proximitésentimentale avec un groupe de dieux l’aveugle quant à ladimension humaine de la loi qu’elle défend et quant à l’existenced’autres dieux (masculins) qui protègent et garantissent l’ordre politique (l’ordre de la lumière). Antigone n’invoque pas Zeus27.

Le respect envers les choses divines « légitimes» (l’honneur rendu aux morts) ne peut être simplement une injonction

transcendante et elle n’était pas simplement quelque chose de tel

dans la cité démocratique: les questions touchant à la religion et aux

25 Saunders 193426 Will 1958: 51427 MacKay 1962: 167

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coutumes mortuaires n’étaient pas une affaire privée mais une

institution publique relevant des archontes légitimes28

. L’injonctionmétaphysique doit être –et est par la force des choses –uneréglementation sociale fonctionnelle, une coutume commune quiconfère une profondeur émotionnelle au froid mécanisme de lalégalité (positive). La préparation de son complot (dans le Prologuede la pièce) montre qu’Antigone a pleinement le sentimentd’intervenir dans des affaires qui relèvent de la compétence

reconnue du pouvoir politique. En même temps, elle demande quesa propre conception de ces questions soit reconnue par l’autoritélégitime. Dans les deux cas, Antigone, expression par excellence dela passion personnelle intérieure et de la vie privée, agit en tant que personne publique et politique. Elle exige la ratification par le pouvoir politique de la loi divine telle qu’elle la comprend, c’est-à-dire son institutionnalisation.

D’un autre côté, Créon n’est pas moins aveugle quant aufonds métaphysique dont a besoin la légitimité politique pour s’imposer, elle aussi, comme une composante inhérente et doncinébranlable de l’ordre universel, et non comme quelque chosed’éphémère et arbitraire, émanant de l’association fortuite devolontés momentanées (une volonté de tous, dénuée de toutfondement sur le plan philosophique, dans la terminologie deRousseau). Même si les oiseaux, dit-il, emportaient jusqu’à

l’Olympe les chairs putréfiées de Polynice et polluaient le trône deZeus en personne, il ne changerait pas d’avis ( Ant . v. 10391043).Le politique poussé à ses extrémités rejoint donc l’impie, perdant sa justification métaphysique. Créon est, bien sûr, un chef politiquelégitime – dans quelle mesure il reste démocratique dansl’emportement de sa « volonté mauvaise» requiert examen.Sophocle suggère qu’il doit l’être, mais son comportement

transgresse cette obligation. Dans sa réaction furieuse (imbued’arrogance masculine) à l’égard d’Antigone, la femme qui a oséêtre un homme pour que les chefs de la cité aient l’air de femmes,Créon a cessé d’être le porte-parole du dèmos. Comme Hémon le

28 Sourvinou-Inwood 1989: 137

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lui fait valoir non sans mordant, le dèmos est du côté d’Antigone.

Le peuple le blâme de sa rudesse envers elle et Tirésias, même s’ilse tait, effrayé par sa force. Pour Sophocle (un Athénien), Créon estdevenu un tyran puisqu’il n’interprète plus et ne représente plus laconscience collective.

Mais pour Hegel, le caractère tyrannique de Créon est d’uneautre texture. Il n’est pas intéressé par les credo démocratiques deCréon: nous savons parfaitement que Hegel n’est pas démocrate, ni

au sens sophistique dans le cadre de la cité antique, ni au senscontemporain libéral, anglo-saxon. Pour lui, donc, l’abus de Créonest d’un autre ordre, purement philosophique. En la personned’Antigone, Créon attaque et malmène une autre manifestation dela loi universelle unique dont il fait lui-même partie. La loiterrestre, les coutumes familiales ancestrales sont, elles aussi, unedimension de la cité, l’une de ses composantes organiques.Quiconque les foule aux pieds porte préjudice à l’essence de lacommunauté, lui ôte de son contenu vivant (de la même manièrequ’en déshonorant la dépouille de Polynice et par le meurtred’Antigone il commet un crime contre son propre sang, sa nièce).L’État (idéal) est une synthèse des contraires (raison et sentiment,homme et femme, public et privé), et non pas le rejet de l’un par l’autre.

En outre, Créon ne comprend pas que la loi politique qu’ilentend représenter n’est pas non plus un produit purement humain,une convention artificielle sans racine métaphysique. L’ordre socialest ou doit être, lui aussi, une émanation de l’universel, l’image duLogos universel, une « imitation» de l’agencement harmonieux deschoses dissemblables et contraires que constitue la globalité duTout. Cette conception, qui reflète la position antique d’Héracliteselon laquelle les lois humaines « sont toutes nourries par une loi

divine» , résume précisément la conception théorique de l’ordre politique de Hegel. La Constitution de l’État, nous avertit-il dans laPhilosophie du droit , n’est pas une construction d’une commissiond’experts (comme le pensaient les Lumières individualistes), maisla « réalisation objective» de l’esprit. La Constitution d’un peuplen’est pas écrite par quelques-uns conformément à des principes

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abstraits: elle émerge dans la longue durée de sa présence historique

et de sa création culturelle et incorpore les conditionsinstitutionnelles de son hypostase historique29. Par conséquent, laConstitution juste, la Constitution du Logos, est l’incarnation, sousforme d’institutions sociales, de l’harmonie hiérarchisée descontraires que contient l’univers, la manifestation dans la viecommune d’une justice transcendante qui acquiert, toutefois, réalitéuniquement à travers les actes historiques des hommes.

Dans le conflit entre Antigone et Créon s’affrontent deuxdroits distincts, qui sont néanmoins deux aspects d’un droit unique,sur le plan métaphysique. Deux droits opposés dont chacun, dans sa partialité, reste aveugle à la légitimité de l’adversaire, ce qui le rendipso facto injuste. Par conséquent, le conflit tragique pour Hegel estsimplement médiatisé par la personnalité héroïque(cosmohistorique). Derrière le drame poétique se cache le combatentre des nécessités universelles qui, en déployant leur antithèse,cherchent à s’unir. La catharsis interviendra donc lorsque seraatteinte cette synthèse universelle et que la conscience humaineexemplaire (l’esprit philosophique) s’élèvera à la parfaitecompréhension de cet ordre métaphysique.

La préférence de Hegel pour Antigone peut à présents’expliquer par cette optique philosophique. Dans soninterprétation, Antigone est la seule personnalité tragique àdépasser finalement sa partialité, à acquérir à travers sessouffrances la conscience que le caractère unilatéral de sonattachement au droit des défunts constitue une attaque contre unautre droit non moins divin, celui que représente Créon. Cettelecture, soulignons-le, repose sur une interprétation erronée des versde Sophocle. Marchant vers son tombeau, Antigone s’exclame :

« Mais pourquoi regarder encore vers les dieux ? Quelle voixviendra maintenant me défendre ? Car ma piété m’a valu d’êtretraitée d’impie ! Si tout cela agrée aux dieux, après avoir subi cequ’ils m’ont condamnée à subir, j’apprendrai et conviendrai demon crime. Mais si les coupables sont ceux-là (c’est-à-dire Créon

29 Hegel 1969: par. 273

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et ceux qui l’ont condamnée), je leur souhaite de subir les mêmes

tourments que ceux qu’ils m’ont fait injustement subir» ( Ant .v. 922-928).

Ici, non seulement Antigone n’admet pas sa culpabilité auxyeux des dieux, mais maudit ses injustes  persécuteurs pour qu’ilssubissent le même sort qu’elle lorsqu’ils seront confrontés à leur divin juge.

Or, dans l’ Histoire de la philosophie30 tout comme dans la

Phénoménologie31, Hegel paraphrase ce passage en en déformant lesens. Il traduit les paroles d’Antigone en ces termes: « Si les dieuxle veulent ainsi, alors j’admets que les tourments que je subisviennent de ce que j’ai péché» . Cette traduction erronée, il en a besoin pour justifier son analyse philosophique qui, comme nousl’avons vu, ne ressent pas l’obligation d’être fidèle au cadre politique de la pièce de Sophocle ni à l’intégrité poétique du texte;

en outre, il ignore le fait que dans la pièce, c’est Créon qui acceptetotalement et sans détour, à la fin, sa culpabilité, c’est lui laconscience qui, par le repentir, s’élève à la reconnaissance du droitadverse que jusqu’alors elle combattait. L’image hégélienned’Antigone est donc une philosophie de l’histoire pour notre temps.Sa prétendue acceptation (à savoir qu’elle a péché contre une loinon moins divine, la loi politique), c’est ce que Hegel lui-mêmeveut dire. Et il le fait dire par l’héroïne de Sophocle, parce que danssa conception de l’action (historique), ce qui pousse les événementsvers leur fin, ce n’est pas l’inconscience et l’ignorance (du typeŒ dipe) qui, quand elles deviennent connaissance, détruisent le personnage agissant par le mécanisme de la péripétiearistotélicienne32. C’est au contraire la connaissance parfaite (dutype Antigone, telle que Hegel l’interprète), une auto-connaissancequi exprime son temps et qui disparaît quand la synthèse culturelle

et juridique que constitue cette époque épuise sa dynamiquehistorique. L’Antigone hégélienne est la conscience qui se connaît

30 Hegel 1971b: 50931 Hegel 1967: 49132 Markell 2003: 25-26

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JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 301

elle-même et, à la fin, reconnaît l’Autre comme égal en droit et en

valeur.La théorie de Hegel identifie donc la tragédie et l’histoire,

trouve dans la tragédie l’essence de l’historicité. C’est une théoriequi soumet l’individualité à la nécessité universelle ou à sesmanifestations particulières et qui montre la contradiction de cesmanifestations qui, jusqu’à à aboutir aux synthèses (provisoires etréfutées) qui caractérisent les diverses époques historiques,

entraînent et écrasent les personnages historiques dans l’engrenaged’une nécessité qui les dépasse. L’histoire est pour Hegel un« drame» de bouleversements et d’échecs, un « abattoir» où sontmises à mort les idées et les institutions humaines, un « tribunal» oùun droit clos sur lui-même en condamne temporairement un autre jusqu’à être lui-même condamné, une bacchanale d’injustice, donc –jusqu’à ce que, naturellement, nous soyons élevés là où l’espèreHegel (et il est désormais impossible d’espérer aujourd’hui aveclui), c’est-à-dire à l’accomplissement du temps historique.

La conception tragique du temps historique est ce que la philosophie hégélienne nous a légué de plus vivant et de plus pressant sur le plan existentiel. C’est une vision qui part du sens le plus pertinent de l’action tragique: la constatation qu’aucuneintention subjective n’atteint son but et que quiconque ose (commeil le doit) transposer son idée en action la verra lui échapper desmains et devenir le bien d’un autre, se retournant vers son créateur en ennemi. En voulant défendre le droit éternel de la sphère privée,Antigone franchit le seuil du domaine où elle était placée sur le planontologique, pour se mesurer dans un espace public avec lesexigences de l’autorité politique. En luttant pour le droit de la cité,Créon pénètre dans l’espace sacré des liens personnels et les détruit,se détruisant lui-même dans sa dimension humaine. Les deux

 parties adverses font finalement le contraire de ce qu’ellesvoulaient: Antigone devient le porte-parole du dèmos et Créon enest réduit à l’état de père et d’époux pitoyable qui pleure la perte deceux qu’il aimait33.

33 Markell 2003: 21

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De ce point de vue, et au-delà de toute déformation du texte,Hegel a raison quand il souligne que la « plus grande leçon» à tirer de la tragédie est la culpabilité inévitable (Schuld ) de quiconqueentreprend une action historique34, choisit quelle « idée juste» ilservira au détriment de tant d’autres qui luttent pour conquérir saconscience avec des arguments tout aussi solides. La leçon la plusessentielle d’Antigone, c’est, selon les termes de P. Markell, qui

donne corps à une allusion de H. Arendt, le caractèreconstitutivement « inadapté» de l’action humaine (the impropriety

of action)35. Dans l’effervescence du présent historique, il n’est pasdu tout évident de comprendre lequel des différents « droits»l’emporte et lequel s’imposera historiquement. Dans quel camp onse rangera, dans ce tourbillon de visions axiologiques et decosmothéories, c’est là le résultat fortuit de causes empiriques (le

sexe, la complexion psychologique, la position sociale, etc.). Et cen’est qu’a posteriori, quand l’action historique d’un sujet estaccomplie ou qu’une ère historique vient de se clore, qu’il est possible de lire rétrospectivement  le sens des actes qui laconstituent. La sagesse ne vient qu’à la fin. Mais in medias res,dans l’ébullition de la passion de la vie et de l’action historique, laconscience essentielle que gagne l’homme pratique, c’est lesentiment de sa partialité, de l’indétermination inhérente descirconstances et des limites de sa connaissance et de son jugement.C’est précisément cela aussi qui définit son devoir moral, qui est dedépasser son Moi ponctuel et isolé en s’efforçant de reconnaître ledroit de l’Autre.

III. Un Hegel pour notre temps ?

Un Hegel, donc, sans la fin de l’histoire ? Un Kojèves’indignerait de cet extrémisme conceptuel. Mais comme lesouligne G. A. Kelly36, la question n’est pas de reconstituer le

34 Hegel 1967: 48935 Markell 2003: 2036 Kelly 1976b

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JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 303

système hégélien dans son intégralité conceptuelle mais d’en

incorporer virtuellement les éléments vivants dans « l’optiquethéorique du présent» . Dans l’ambiance intellectuelle des années1970 saturée par l’écho des événements politiques de l’époque,Kelly pensait qu’en réalité, il n’y avait aucun de ces élémentshégéliens qui ne fût incorporé aux visions philosophiques etsociologiques de notre époque.

Cet optimisme a par la suite sérieusement reculé sous la

 pression du technocratisme conceptuel de la philosophie analytiqueet, bien sûr, en raison du changement radical des horizons politiques. Mais il n’a pas disparu. Environ deux décennies plustard, Habermas37 découvrait, dans la réduction hégélienne du Logos(en tant qu’esprit objectif) à la dynamique des institutionshistoriques, l’annonce, précisément, du projet de déstructuration du paradigme de la conscience (mentalist paradigm) qui domine dansla pensée actuelle. Mais face aux conséquences drastiques de cetteconception pragmatocentrique des notions, Hegel a hésité, de l’avisde Habermas, et est revenu à la transcendance kantienne à travers lathéorie de l’« Idée absolue» . Néanmoins, ses analyses historiquesdissimulent un rejet radical de la transcendance du Logos, qui peut prendre la forme d’un paradigme communicationnel alternatif de larationalité.

Répondant à Habermas, Ch. Taylor 38 a souligné qu’à elleseule, la constitution de la sphère communicationnelle à travers lesréglementations procédurales qui garantissent la valeur intersubjective des « actes de parole» (speech acts) qui existent enelle, ne répondait pas à la question plus profonde qui ressort desanalyses hégéliennes –même si Hegel lui-même n’a pas donné deréponses satisfaisantes –pour nous –à ses propres questions. Et cesquestions ont à faire avec celle de savoir si et quand l’échange

communicationnel est ancré dans un substrat solide de vérité, desorte que les convergences et consensus communicationnels soientquelque chose de plus que des « opinions» (doxae), au sens

37 Habermas 199938 Taylor 1999

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304 PERIKLES VALLIANOS

 platonicien du terme. La question est de savoir comment dépasser 

le simple historicisme réducteur (mere historicism), avec sonrelativisme simplificateur, en étayant la « dialectiqueherméneutique» par une « dialectique ontique» qui accroche nos paroles communicationnelles et nos propositions linguistiques auroc d’une réalité « dure» . La métaphysique désagréablementabsconse de Hegel tâtonne, au moins, dans cette direction, et le paysage ténébreux de sa  Logique entreprend précisément cet

amarrage (d’inspiration grecque ancienne) du penser et de l’être. Cen’est pas par hasard que le magnum opus de Ch. Taylor 39 a prétendudémontrer que la  Logique était le cœ ur de la philosophiehégélienne40.

L’« Esprit Absolu» de Hegel n’est donc pas un appendicesuperflu de l’entreprise historique, mais une tentative nécessaire desauver un sens essentiel des phénomènes historiques. Il se peut quele sens que leur confère Hegel (à travers la clôture de l’histoire) nenous satisfasse pas aujourd’hui, mais l’entreprise est en soiinévitable pour que le labeur historique et l’angoisse morale del’individu ne dégénèrent pas en un jeu de mots dénué de sens et nesoient pas peine perdue sur le plan pratique, « sound and fury

signifying nothing» . Le problème hégélien n’est pas résolu par laséparation de la méthode et du système, l’adoption de la première etle rejet du second, comme le proposait la critique marxiste

traditionnelle41. Le défi est pour nous, comme le souligne Kelly, dedécouvrir dans l’idée même d’« Esprit Absolu» les fragments d’une position théorique qui nous permettra de dépasser l’embarras paralysant de « l’historicité pour l’historicité» (la mort pour lamort), sans revenir pour autant à la substantiation abusive d’unLogos coupé de la nature et de la dynamique sociale comme lefaisait Kant (et c’est à juste titre que Habermas nous met en garde

contre une telle régression).

39 Taylor 197540 Kelly 1976a41 Kelly 1976b: 54-57

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JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 305

Comment cela pourrait-il se produire ? La caractéristique de

 base de la philosophie est pour Hegel (et plus elle est intense, pluselle devient « absolue» et se rapproche donc de la Vérité) sarétroactivité . Plus notre connaissance du monde et de nous-mêmedevient essentielle, plus elle résume de contenus objectifs. Et celane peut être que lorsque nous réfléchissons a posteriori sur notrevécu, lorsque nous prenons quelque distance par rapport à notreexpérience et que nous voyons maintenant notre Moi comme un

autre. L’homme dialectique est synoptique: Platon l’avait déjà dit.La philosophie est en fait une réminiscence de choses importanteset parfaites, la conservation dans la mémoire des progrès et desréussites qui ont hissé la société humaine à sa situation culturelleactuelle. Le principe normatif fondamental du Logos est son devoir d’incorporer (de « dévorer» : tel est le terme cru qu’emploie Hegel pour cette relation) la réalité sous tous ses aspects, des plusrudimentaires aux plus sophistiqués. Ce n’est que dans cette

reddition totale à l’existant que l’entendement pourra revenir à lui – de la boue et la lumière de l’existence –et élaborer son expérience

acquise, en en extrayant un sentiment logique des valeurs que lalutte historique de l’homme a servies. La philosophie est lacontemplation critique du passé historique comme épreuveformatrice, comme Bildung, qui hisse la société de la sauvagerie oùl’on s’entre-dévore à la reconnaissance rationnelle de l’Autre

comme « un autre soi» . À condition de ne pas rendre absolu ni idéalle présent culturel de l’homme, et de ne pas attribuer de supérioritéà l’un ou l’autre peuple (comme l’a fait Hegel), tel continue à êtrele travail de la raison:

« … La philosophie nous enseigne à connaître et à invoquer laculture, et la culture est le sentier par lequel nous devenons lessujets pratiques volontairement responsables de notre société et les

gardiens de sa cité... Sans aucun doute, (Hegel) nous suggéreraitque des choses comme « devenir civilisé» et « prendre notreresponsabilité publique» ne sont pas les actes vains d’une sociétévieillie. Ce sont des actes de l’esprit qui ne peuvent être accomplisqu’à l’intérieur et au travers d’une société humaine –pour en

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306 PERIKLES VALLIANOS

assurer les fondements tant qu’elle dure et provoquer son éloge

quand elle sera dépassée»42

.La figure d’Antigone est un symbole culturel suprême qui

ressuscite régulièrement pour œ uvrer pour nos propres tempsd’inquiétude43. Et cela parce qu’elle illustre admirablement ladouble mission de la conscience humaine: d’un côté, se consacrer àl’action avec toute la passion de sa personnalité vivante et, del’autre, peiner pour s’élever au-dessus de l’immédiateté éphémère

de ses visions et sentiments pour découvrir un principe supérieur,durable, qui donne un sens à ses souffrances. À travers Antigone, lacité se maintient vivante dans la mémoire interprétative de l’époqueactuelle comme expérience fondatrice de la culture européenne,avec les conflits internes qui ont conduit à sa dissolution. En facede cette « substance morale» se dessine, plus intense, la physionomie culturelle de notre temps avec tous ses morcellementsmoraux, mais aussi ses incomparables exploits. Et cette présenced’Antigone est en même temps la présence (d’un) Hegel dans notreconscience philosophique.

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18

MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE

DANS LA PENSEE GRECQUE

SELON KOSTAS PAPAÏOANNOU

YANNIS PRELORENTZOS

Professeur adjoint de philosophie moderne et contemporaine,Université de Ioannina

I. Introduction

Kostas Papaïoannou (Volos 1925 –Paris 1981),1 est surtout

connu au public français par ses travaux sur Hegel2 et Marx et lemarxisme.3 Cet élève et ami fidèle de Raymond Aron,4 compte

1 Pour son curriculum vitae, cf. Alain Pons, « Kostas Papaïoannou» in Dictionnaire des Philosophes – Encyclopaedia Universalis, Albin Michel,Paris, 1998 ; et François Bordes, « Le rire de Kostas Papaïoannou» in LaurieCatteeuw et François Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier Costas Papaïoannou, Didier Sedon/ Acedia, Paris, 2004, pp. 135-150. Sur le

travail de classement de la bibliothèque du philosophe, cf. L. Catteeuw, « Lacréation du fonds Papaïoannou» , ibid ., pp. 151-154.

2 Cf. K. Papaïoannou, Hegel, Éditions Seghers, Paris, 1962. Cf. aussi son éditionfrançaise des textes hégéliens essentiels concernant la philosophie del’histoire : Hegel,  La Raison dans l’histoire. Introduction à la Philosophie del’histoire, traduction, introduction et notes, U.G.E., 10/18, Paris, 1965. Cf.aussi sa postface intitulée « La raison et la croix du présent. Note sur lesfondements de la politique hégélienne» à Hegel, Écrits politiques, trad. Jacobet Quillet, Champ Libre, Paris, 1977.

3 En ce qui concerne ses textes écrits en grec, cf. Les fondements du marxisme,en cinq volumes (1954, 1958, 1959 et 1960), dont deux furent réédités en unvolume, avec d’autres textes sur Marx, sous le titre  Le marxisme commeidéologie (introduction Yorgos Karabelias, Ekdoseis « Communa» , Athènes,1988) et deux autres furent réédités en un volume sous le titre  L’État et la philosophie. Le dialogue de Marx avec Hegel II  (introd. Yorgos Karabelias,Enallaktikes Ekdoseis « Communa» , Athènes, 1990). Quant à ses textes enfrançais, cf.  De Marx et du marxisme, préface de Raymond Aron, Gallimard,

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310 YANNIS PRELORENTZOS

même parmi « les meilleurs lecteurs français de Marx» avec deux

autres penseurs grecs, Kostas Axelos et Cornélius Castoriadis,« issus du petit groupe d’exilés qui est venu en France après laSeconde Guerre mondiale après leur rupture avec le particommuniste» .5 Papaïoannou est également l’auteur d’une étudefondamentale sur le totalitarisme, en 1959, passée inaperçue, engrande partie parce qu’elle fut écrite en grec,6 ainsi que de  La

coll. « Bibliothèque des sciences humaines» , Paris, 1983. Cf. aussi  Lesmarxistes (anthologie commentée), J’ai lu, Paris, 1965 ; nouvelle éditionaugmentée sous le titre  Marx et les marxistes, Garnier-Flammarion, coll.« Science» , Paris, 1972 ; réédition avec une préface de Philippe Raynaud,Gallimard, coll. « Tel» , Paris, 2001. Cf. aussi L’idéologie froide. Essai sur ledépérissement du marxisme, Jean-Jacques Pauvert, coll. « Libertés» , Paris,1967. Cf. aussi la réédition de ses traductions préfacées et annotées des Écritsde jeunesse de Karl Marx et d’un écrit de Fr. Engels, avant-propos d’AlainPons, Quai Voltaire, coll. « La République des Lettres» , Paris, 1994. Selon

 Nikos G. Sergis, De Marx et du marxisme est la critique mineure exercée par Papaïoannou au marxisme, sa critique majeure étant contenue dans  Les

 fondement du marxisme (cf.  De la philosophie de l’histoire à l’histoire de la philosophie. Kostas Papaïoannou face au «nihilisme de l’esprit», (en grec), Nissides, Thessalonique, 2006, p. 28 ; cette étude est la version remaniée etaugmentée d’une thèse de doctorat de philosophie soutenue à l’Université deIoannina)

4 Cf. Nicolas Baverez,  Raymond Aron. Un moraliste au temps des idéologies,Perrin, coll. « Tempus» , 2006 (1e édition Flammarion, 1993), pp. 412, 507, 509

et 514. Cf. aussi Pierre Vidal-Naquet,  Mémoires, Éditions du Seuil/LaDécouverte, 1998, coll. « Points. Essais» , Paris, vol. II, pp. 281-282 ; FrançoisBordes, « Le rire de Kostas Papaioannou» in L. Catteuw et F. Bordes (dir.),

 L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahiers Costas Papaïoannou, Didier Sedon/Acedia, Paris, 2004, p. 144 ; et Serge Audier,  La pensée anti-68. Essaisur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, coll.« Cahiers libres» , Paris, 2008, p. 56. Cf. aussi la préface de Raymond Aron à

 De Marx et du marxisme de Kostas Papaïoannou, op. cit ., pp. 7-27.5 Cf. Ph. Raynaud, « préface» in K. Papaïoannou, Marx et les marxistes, op. cit .,

 p. ΧVΙ. Sur le trajet intellectuel et politique de ces trois philosophes grecs àParis, cf. Panayotis Noutsos, « L’intelligentsia grecque à l’étranger. Les cas dePapaïoannou, de Castoriadis et d’Axelos» (en grec), Nea Hestia (Athènes), no 1790, juin 2006, pp. 1127-1146. Sur K. Papaïoannou en particulier, cf. dumême, La pensée socialiste en Grèce (en grec), Ekdoseis Gnossi, Athènes, vol.IV, 1994, pp. 117-119 et 530-534.

6 Cf. La genèse du totalitarisme. Sous-développement économique et révolutionsociale (en grec), Éd. Centre d’Études Sociales, Athènes, 1958 ; seconde

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 311

civilisation et l’art de la Grèce ancienne7 et de  La peinture

byzantine et russe.8

 La philosophie de l’histoire d’inspiration hégélienne de

Papaïoannou –développée dans une série d’essais en grec et enfrançais dans les années cinquante et durant la première moitié desannées soixante9 –est dominée par l’idée que, après quelquessiècles de prédominance presqu’absolue d’une certaine conceptionde la raison et de l’idéal du progrès (depuis la Renaissance), force

est de reconnaître à nouveau le rôle fondamental et le caractèreirréductible de la négativité dans l’homme et « du côté obscur» del’histoire.10 Écrivant après la Seconde Guerre mondiale etl’holocauste, nourri par les analyses sur la négativité de Hegel11 etde Marx12 et très attentif à l’importance accordée par Freud aux

édition Imago, Athènes, 1980 et 3e édition Enallaktikes Ekdoseis, Athènes,1991.

7 Mazenod, Paris, 1972, rééd. Livre de Poche, coll. « Biblio Essais» , Paris, 1990.8 Éd. Rencontre, Lausanne, 1965.9 Ses écrits français sur ce sujet furent rassemblés et publiés, après sa mort, dans

un recueil intitulé  La consécration de l’histoire. Essais, avant-propos d’AlainPons, Champ Libre, Paris, 1983. Son manuscrit inachevé intitulé  Masse et histoire. Théorie générale de la masse révolutionnaire (en grec), datant dudébut des années cinquante, ne fut publié qu’en 2003 par la maison d’édition

athénienne Enallaktikes Ekdoseis, préfacé et annoté par Yorgos Karabelias.Son essai Cosmos et histoire. Cosmologie grecque et eschatologie occidentale (en grec), publié dans la revue Archives de sciences économiques et sociales en1955, a été réédité tant à part (Enallaktikes Ekdoseis, Athènes, 2000) que, plusrécemment, dans un recueil d’articles: K. Papaïoannou, De l’humanisme grec àl’humanisme européen (choix de textes), sous la direction de ThanassisKalafatis, Université du Pirée, Pirée, 2004, pp. 67-108.

10 Sur la critique sévère exercée par Papaïoannou à la « fiction» ou au « mythe» ouà l’« idéologie» ou à l’« illusion» du progrès, notamment durant le XIXe siècle

(chez Hegel, Marx, Comte, Burckhardt, Taine, Durkheim et al.), cf.  Masse et histoire, op. cit ., pp. 46-47, 49, 59, 62, 63, 69, 76, 79-80, 82, 83 et passim. Sur le « “côté obscur” de l’histoire» , cf. ibid ., p. 217.

11 Cf. par exemple La consécration de l’histoire, op. cit ., pp. 112-113, 114, 116,117 et passim ; Masse et histoire, op. cit ., p. 163 et note 120 ; et Hegel, op. cit .,ch. V: « La dialectique de la négativité» .

12 Cf. par exemple La consécration de l’histoire, p. 117 ; et  De Marx et dumarxisme, op. cit ., p. 73.

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312 YANNIS PRELORENTZOS

 pulsions de mort,13 Papaïoannou ne cesse d’insister, à travers toute

son œ uvre, sur la réalité et sur l’efficacité des puissances négativesque portent en eux, non seulement les hommes,14 toute société15 ettoute civilisation,16 mais aussi la vie elle-même17 et le monde.18 Avec persévérance, il scrute, il sonde ces puissances dans lesmythes tragiques de toute civilisation (surtout dans la tragédiegrecque19 et dans le théâtre élisabéthain20), ainsi que dans l’artcontemporain21 et il exalte l’effort de tous les philosophes,

 psychologues, écrivains et artistes qui ont mis en évidence ces puissances: depuis  Les   Lois de Platon22 et Pascal23 jusqu’àRousseau,24 Saint-Just,25 Nietzsche26 et Jaspers,27 et depuisShakespeare,28 le jeune Goethe,29 Hölderlin,30 Rimbaud,31 et

13 Cf. par exemple Masse et histoire, op. cit ., pp. 44, 57, 59-60, 73 et passim.14 Cf. par exemple Masse et histoire, op. cit ., pp. 64, 102, 103 et 196 ; et Cosmos

et histoire, p. 37 et passim.15 Cf. Masse et histoire, op. cit ., pp. 67-68.16 Cf. ibid ., p. 44.17 Cf. ibid ., pp. 58 et 75.18 Cf. par exemple ibid ., pp. 58, 75 et 118.19 Cf. par exemple ibid ., p. 196 et Cosmos et histoire, op. cit ., pp. 60-62.20 Cf. par exemple Cosmos et histoire, op. cit ., pp. 62-65.21 Cf. Masse et histoire, op. cit ., pp. 44-47.22 Cf. ibid ., pp. 70-71 et 73-74.23 Cf. ibid ., pp. 94 et 143.24 Cf. La consécration de l’histoire, op. cit ., p. 124.25 Cf. Masse et histoire, op. cit ., pp. 38-39 et 43.26 Cf. ibid ., pp. 43-44, 45, 54 et 68.27 Cf. ibid ., ibid ., pp. 77-78.28 Cf. par exemple Cosmos et histoire, op. cit ., p. 70.29 Il ne serait pas inintéressant de comparer le jugement de Papaïoannou sur 

l’évolution de Goethe à celui de Maurice Blanchot formulé vers la mêmeépoque ; selon le premier, « le Goethe révolté de l’Urfaust et de Goetz se livre,après la publication du premier  Faust , à la société et retourne à l’ordre

antitragique du classicisme, le point culminant de son évolution étant lesallégories d’ Iphigénie ou du second Faust (où Faust, un héros de Marlowe, setransforme en une sorte d’entrepreneur saint-simonien ayant la consciencecalviniste d’une innerweltliche Askese, et où Méphisto [...] est devenu unesorte de  Diabolus ex machina» (cf.  Masse et histoire, op. cit ., pp. 164-165).Selon Blanchot, « nous comprenons mieux maintenant le mot du jeune Goethe:« Pour moi, il ne saurait être question de bien finir» , certitude quil’accompagne durant toute sa jeunesse jusqu’au jour où il découvre la

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 313

Lautréamont jusqu’à Dostoïevski, Strindberg, Soloviev, Fedorov,32 

Kafka,33

Van Gogh34

ou Picasso.35

Corrélativement, Papaïoannoufustige toute société, tout courant de pensée et tout auteur qui onttenté d’exiler de leur pensée et de leur langage ces puissancesdémoniaques36 ; il se réfère explicitement ici à la société françaisede l’âge classique et à la philosophie des Lumières.37 

Cette « reconnaissance de la présence du tragique et dunégatif [...] dans la racine même de l’existence humaine» 38 ne

signifie aucunement qu’il faut négliger ou sous-estimer le rôle de laraison. En effet, Papaïoannou s’insurge systématiquement contre lamisologie (haine ou mépris de la raison) contemporaine,39 et, tout

 puissance démoniaque dont l’accord doit le protéger, pense-t-il, contre lacrainte de se perdre. Cette puissance le protégea, en effet, mais alorscommença l’infidélité à soi-même, et la glorieuse déchéance» ( Le livre à venir  (1959), Gallimard, Paris, coll. « Folio/Essais» , 1986, p. 144 ; cf. aussi ibid ., pp.

41-42 et 141).30 Cf. Masse et histoire, op. cit ., p. 68.31 Cf. ibid ., pp. 43-44 et 45.32 Cf. notamment ibid ., pp. 43-44. Sur Dostoïevski en particulier, cf. aussi ibid .,

 pp. 45 et 68.33 Cf. par exemple Cosmos et histoire, op. cit ., p. 70.34 Cf. Masse et histoire, op. cit ., pp. 68-69.35 Cf. ibid ., pp. 54-55.36 Papaïoannou ne se prive pas d’adjectifs pour qualifier ces puissances ; il les

appelle « démoniaques» (cf. ibid ., pp. 44, 103 et 112), « négatives et tragiques»(ibid ., p. 109), « souterraines» (ibid ., p. 39), « obscures» (ibid ., p. 110),« obscures, hostiles et catastrophiques» (ibid ., p. 75), « destructrices» (ibid ., pp.68 et 196 et Cosmos et histoire, op. cit ., p. 37), « nocturnes» ( La consécrationde l’histoire, op. cit ., p. 124) etc. Il parle également, dans le même contexte, de« sources extra-rationnelles» ou de « fonctions extra-rationnelles de la vie

 psychique» (cf.  Masse et histoire, op. cit ., p. 38 et pp. 169-170respectivement), de « démons» (ibid ., pp. 43-44, 134 et 135), d’« instinctsnégatifs et destructeurs» (ibid ., pp. 59-60) etc.

37 Cf. à titre indicatif  ibid ., pp. 92 et 148 ; et  La consécration de l’histoire, op.cit ., p. 124: « … le réveil des puissances nocturnes que les Lumières avaientexilées de l’âme et du langage» .

38 Cf. Masse et histoire, op. cit ., p. 44.39 Cf. par exemple ibid ., p. 110, où il s’oppose « à la “misologie” contemporaine,

à savoir à toute cette superstition des “moyens et des objectifs”, à tout cetabandon sadomasochiste aux puissances obscures, aux idéologies, à cettevolonté de puissance privée de toute spiritualité» .

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314 YANNIS PRELORENTZOS

en critiquant sévèrement le rationalisme étriqué de Descartes ou de

Kant,40

il plaide en faveur d’une conception élargie de la rationalité –en recourant principalement à Héraclite,41 mais aussi à Platon joint de manière inattendue avec le poète grec DionysiosSolomos,42 et en proposant une conception du Logos grec commerythme43 –sur laquelle nous ne pouvons pas nous appesantir ici.Selon Papaïoannou nous devons toujours tenir compte dans nosanalyses et surtout dans notre expérience des deux forces

antagonistes en nous.

44

 Il érige même en critère de la valeur des différentescivilisations la manière dont chacune a fait face à ces forcesobscures et catastrophiques en nous. Il soutient en particulier quenous pouvons en acquérir une idée en examinant le rapport entre lethéâtre de trois époques caractéristiques de l’histoire et son public.

40 Cf. par exemple ibid ., pp. 146-149 et 120.41 Cf. ibid ., pp. 109-111 ; Cosmos et histoire, op. cit ., p. 60 ; et « L’homme et sonombre» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op.cit ., pp. 193-194.

42 Cf. « La mort de Socrate» (fragment d’une introduction au Phédon de Platon)in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit ., p.24, note 3.

43 Cf. ibid ., p. 28.44 Maurice Blanchot croit trouver dans La Mort de Virgile de l’écrivain viennois

Hermann Broch la réponse à cette question qu’il pose en des termes dont lacommunauté d’inspiration avec celle de Papaïoannou est frappante: « Commentles puissances irréconciliables qui divisent le monde humain peuvent-elless’affirmer en un tout où se révélerait la loi secrète de leur contrariétéincessante ?» ( Le livre à venir , op. cit ., p. 165). Nous ne pouvons pasentreprendre ici une comparaison systématique des vues de Papaïoannoudurant sa période humaniste à celles de Blanchot dans ses ouvragesmagnifiques de critique littéraire ; nous croyons que ce rapprochements’impose et qu’il puisse se révéler très fructueux. La parenté de certains

aspects au moins de leur pensée n’est sans doute pas étrangère au fait qu’ilsétaient tous les deux férus de la littérature et de la philosophie allemandes. Sur les trois périodes (humaniste, marxiste, léniniste) en lesquelles nous pouvonsdiviser l’œ uvre de Papaïoannou, pour des raisons purement méthodologiques,cf. N. Sergis, De la philosophie de l’histoire à l’histoire de la philosophie, op.cit ., pp. 22-24 ; cf. aussi du même, « Le léninisme versus l’humanisme ?Opposition sans conciliation dans l’évolution de la théorie de K. Papaïoannou»(en grec), Nea Hestia, no 1790, juin 2006, pp. 1106-1108.

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 315

II. Justice et théâtre

 La tragédie grecque: En Grèce ancienne, les puissancesnégatives qui menaçaient l’homme étaient omniprésentes dans sonexpérience : l’eris (la discorde), l’hybris (la démesure), la pleonexia (« le vouloir-plus» ), l’adikia (l’injustice),45 ou l’acosmia (ledésordre).46 « À côté des dieux civilisateurs comme Apollon ouAthéna, d’autres dieux, représentant la sainteté de la sauvagerieoriginelle (Pan) ou celle de l’abolition violente de tout ordre établi

historiquement (Dionysos), sont là pour rappeler la multiplicitéirréductible de la vie naturelle» .47 

La tragédie grecque a su pleinement reconnaître la présenceet les conséquences funestes de ces forces. Ses mythes authentiques –la notion de l’authenticité est de la plus haute importance dans Masse et histoire et dans toute l’œ uvre de Papaïoannou –furent le produit non pas de l’imagination créatrice des dramaturges en tant

que personnes exceptionnelles isolées, mais de la spontanéité de lamasse, d’une masse historiquement active.48 Ainsi, à l’inverse desconcepts « élisabéthains» mis en relief par la philosophiecontemporaine –la Geworfenheit de Heidegger, le Néant de Sartre,

45 Cf. Cosmos et histoire, op. cit ., pp.  60-62: « tant chez Eschyle que chezSophocle, l’homme demeure terrible (deinotatos), car sa volonté démesurée[…] le rend victime de ces puissances  catastrophiques de l’ Hybris, de la

Pleonexia, de l’Eris et de l’ Adikia qui incitent les êtres à s’affranchir desrapports légitimes qui les lient entre eux, à dépasser la mesure instituée  par l’ordre du cosmos, en menaçant ainsi le fondement même de l’Être» . Sur lerôle de la  pleonexia dans la genèse du tragique, cf. ibid ., p. 31: « Le tragiquesurgit parce que l’homme ne sait pas retenir son droit et veut toujours plus queson droit» .

46 Cf. La consécration de l’histoire, op. cit ., p. 25, où Papaïoannou se réfère à « lamanière proprement tragique dont les Grecs interprétaient le contraste quioppose le cosmos, la belle ordonnance qui règne dans le monde de l’éther, et

l’acosmia (le désordre) inhérente au monde terrestre» .47   Ibid ., p. 21.48 Cf.  Masse et histoire, op. cit ., p. 224, où Papaïoannou se réfère à la

« signification historiquement créatrice qu’avaient les mythes de l’époqueclassique [en Grèce] et, plus généralement, les mythes dans lesquels s’estconcrétisé le contrôle social par en bas dans d’autres moments féconds del’histoire» ; quelques lignes plus loin, il soutient que les mythes authentiques« émanent d’en bas, de la spontanéité des masses» .

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316 YANNIS PRELORENTZOS

le Meurtre et l’ Absurde de Camus –, qui ne font que « styliser notre

expérience historique» ,49

les mythes tragiques furent la force qui asu transcender  l’expérience historique de l’homme grec.50 Cettetranscendance s’est opérée à travers l’expérience concrète –et nonà travers le concept abstrait –de la Justice ( Dikè): « La tragédie estun art mythique et non pas simplement symbolique ; le mythetranscende l’expérience catastrophique des symboles de la mort et proclame la présence au sein du tragique d’un sens, d’un mathos,

qui permet à l’homme de retrouver son identité ; elle proclame la présence d’une puissance qui oblige l’homme à reconnaître leniveau qui est réellement le sien ; il s’agit de la Dikè ; [...] le mythetragique, à travers la toute-puissance du pathos-mathos, [à savoir la« sagesse apprise par la souffrance » ]51 transcende et écrase le Néantet le destin désastreux que portent en eux les héros symbolisant letragique» .52 La conception d’Eschyle rejoint ici celled’Anaximandre: « ce Chreon d’Anaximandre est la Dikè de la

tragédie, le dieu du pathos-mathos loué par Eschyle» .53 Dans la tragédie grecque la Dikè fut « une valeur originelle de

la masse révolutionnaire que les prophètes,54 les hommes politiques

49 Cf. ibid ., p. 107 (souligné par nous).50 Cf. ibid ., pp. 102-103.51 Cf.  La consécration de l’histoire, op. cit ., p. 28 et note 24. Papaïoannou

renvoie ici à Agamemnon (v. 177) d’Eschyle.52 Cf.  Masse et histoire, op. cit ., p. 114. Sur le rôle de la  Dikè dans la penséegrecque, notamment dans la tragédie, cf. ibid ., pp. 217-224.

53 Cf. Cosmos et histoire, op. cit ., p. 41. Papaïoannou se réfère systématiquementà Eschyle à propos de l’expérience de  pathos-mathos ; cf. par exemple Masseet histoire, op. cit ., p. 111 et, dans un contexte différent, ibid ., p. 216: « la “loide l’oligarchie”, bien avant d’être formulée par R. Michels, était, pour toutesles masses qui fécondèrent l’histoire, une expérience cruelle, un pathos-mathos eschylien, une source d’inquiétude permanente qui les conduisit à poser les

questions les plus radicales concernant [...] le sens de l’existence humaine» .54 Papaïoannou qualifie de prophètes, en Grèce ancienne, Héraclite et Eschyle(cf. ibid ., p. 110), Solon (cf.  La consécration de l’histoire, op. cit ., p. 33), etSocrate (cf. « La mort de Socrate» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec àl’humanisme européen, op. cit ., pp. 32-33). Il met également en valeur « laresponsabilité prophétique de la philosophie» (cf. Masse et histoire, op. cit ., p.108) et commente la prophétie du déclin dans Les Lois de Platon (cf. ibid ., pp.72-73). Parmi les prophètes modernes, Papaïoannou exalte Saint-Just (cf. ibid .,

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 317

et son action historique avaient transformé en principe constituant

suprême de la cité démocratique» .55

 La conception mentionnée du mythe incite Papaïoannou à

critiquer certains mythes invoqués par Platon, qu’il considèrecomme « imposés d’en haut, par une organisation hiérarchique» , etqu’il qualifie de « totalitaires» .56 

 Le théâtre élisabéthain: La présence et l’action des puissances démoniaques fut également incontestable dans

l’expérience des hommes de l’époque élisabéthaine ; l’anomie estun des traits caractéristiques de son théâtre de très haut niveau(ainsi que du théâtre espagnol de la même période,57 auquelPapaïoannou ne se réfère qu’en passant58). Pourtant le fait que ces puissances sont ici représentées dans toute leur noirceur sans lemoindre indice d’une force qui puisse les transcender, d’une Loi,59 

 p. 38), Hölderlin, Rimbaud et Nietzsche (cf. son texte « Chasse, patrie, espace»(1970) in L. Catteeuw et F. Bordes (dir.),  L’Amitié, les Travaux et les Jours.Cahier Costas Papaïoannou, op. cit ., pp. 62-64), ainsi que Marx (cf.  Laconsécration de l’histoire, op. cit ., pp. 146-147). Il parle également du« substrat prophétique et éternel de tout grand art et de toute grande

 philosophie» (cf.  Masse et histoire, op. cit ., pp. 188-189). Pour un usagesimilaire de la notion de la prophétie, cf. Le livre à venir de Maurice Blanchot.

55 Cf. Masse et histoire, op. cit ., p. 117.56 Cf. ibid., p. 141: « On pourrait soutenir que l’axe de la philosophie de la

vieillesse de Platon est son effort désespéré et historiquement condamné deremplacer la puissance unificatrice et antihiérarchique de la communautéarchaïque régie par la théâtrocratie par des mythes totalitaires, imposés d’enhaut par une organisation hiérarchique» . Pour un aperçu des vues dePapaïoannou sur la fonction du mythe, à travers l’étude de diverses catégoriesde mythes dans différentes civilisations –une des problématiques les plusimportantes et les plus intéressantes de l’ensemble de son œ uvre –cf. N.Sergis, De la philosophie de l’histoire à l’histoire de la philosophie, op. cit., 

 pp. 202-234.57 Cf. Jean Duvignaud, Sociologie du théâtre. Sociologie des ombres collectives,

P.U.F., coll. « Quadrige» , Paris, 1999 (1e édition 1965), partie II, ch. I:« Théâtre et anomie» et ch. II: « La personnalité criminelle» .

58 Cf. Masse et histoire, op. cit ., p. 100.59 Cf. K. Papaïoannou, « Chasse, patrie, espace» (1970), in L. Catteeuw et F.

Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier Costas Papaïoannou,op. cit ., pp. 58-59: « Le monde de Shakespeare n’est plus la loi implacable quitrace, par le fer et par le feu, la ligne de partage entre l’être qui « sauve» et

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 pousse Papaïoannou à affirmer que l’art et plus particulièrement le

théâtre élisabéthain était plutôt symbolique que mythique au sens propre du mot: « l’homme de la Renaissance décelait dans  Hamlet ,dans Faustus de Marlowe ou dans Vendice de Tourneur lessymboles et non le sens mythique de ses expériences» .60 L’incapacité de la masse élisabéthaine de créer des mythesauthentiques et donc d’éprouver un sentiment analogue à celui de laJustice en Grèce ancienne, fut responsable, selon Papaïoannou, de

la disparition brusque tant du théâtre élisabéthain que de cettemasse elle-même61 (il se réfère à l’interdiction des théâtres en 1642 par la révolution puritaine).62 

Le théâtre élisabéthain est dominé par la passion et lasouffrance ( pathos) tragiques authentiques,63 sans toutefois pouvoir en tirer la moindre leçon (mathos) « qui puisse garantir et sauver [...]l’unité et l’identité de l’homme avec soi-même parmi les puissancesdémoniaques qui le menacent de l’intérieur et de l’extérieur» , car «un tel mathos ne peut être exprimé que par le mythe [...]» .64 « Lethéâtre élisabéthain s’est éteint, car il n’a pas su se réconcilier avecla mort ; il n’a pas su proclamer un  pathos-mathos capable de

l’instinct de désordre et de démesure, dont le mélange toujours remis enquestion fait l’existence humaine : il est la scène immense qui lui permettra desituer ses colosses, l’émanation presque étouffante de volontés souveraines en

 présence desquelles il n’est plus d’ordre légitime, de sécurité, de dignitésindividuelles pour les hommes» (souligné par nous).

60 Cf. Masse et histoire, op. cit ., pp. 102 et 172.61 Cf. ibid ., pp. 103-106 et 172. Sur « l’écart gigantesque qui sépare les symboles

tragiques de Sound and Fury élisabéthain des mythes tragiques de la Grècearchaïque» , cf. aussi ibid ., p. 111: « Les aventures tragiques des Atrides ou desLavdakides –d’un monde également « noir» et destructeur que le monde deRichard III ou de Tamerlan [Tamburlaine the Great  de Marlowe] –ne se

 bornent pas à s’articuler avec les symboles d’une expérience démoniaque dont

l’homme ne peut se sauver qu’à travers le dégoût métaphysique et la volontéde mort de Hamlet» .

62 Cf. Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard,coll. « Folio Essais» , 2006, pp. 107 et 158.

63 Sur le rôle des passions chez Shakespeare, cf. Gisèle Venet, « Shakespeare: deshumeurs aux passions» in P.-F. Moreau (dir.), Les passions à l’âge classique,P.U.F., coll. « Léviathan» , Paris, 2006, pp. 57-76.

64 Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit ., p. 103.

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 319

surmonter l’expérience désastreuse de l’absurdité de l’existence

face aux puissances démoniaques qui la menacent» .65

L’exempleque donne Papaïoannou ici, pour mettre en relief cette différencefondamentale entre la conception grecque et la conceptionoccidentale du tragique, est la pleonexia (le vouloir-plus) du voleur dans Timon of Athens de Shakespeare ; ici aussi Papaïoannou tentede mettre en valeur l’articulation du théâtre et de la philosophied’une époque: « aucun mathos supérieur ne transcende

l’immédiateté de l’expérience tragique afin de sauver l’unité del’homme au-dessus de la passion ( pathos) qui le menace. Bienavant que l’idée du cosmos, à savoir l’idée de l’unité de tous lesêtres, devienne impossible au niveau cognitif (avec Descartes etKant), elle était devenue substantiellement impossible dans cemonde « hors la loi» de l’homme that much do want » .66 

 Le théâtre français classique: Si le trait caractéristique de latragédie grecque est le  pathos-mathos, c’est-à-dire le dépassementde l’expérience historique donnée opéré par la justice, facteur d’unité et d’harmonie, et si le théâtre élisabéthain abonde en pathos,sans pourtant s’accompagner d’un mathos, le théâtre françaisclassique, surtout la tragédie,67 est privé tant de passions etsouffrances véritables que des leçons existentielles qu’il pouvait entirer. Le trait dominant de ce théâtre, selon Papaïoannou, n’est ni lemythe ni même le symbole tragiques mais l’allégorie: « le théâtre

français classique, théâtre hostile aux masses par excellence, ne se

65   Ibid ., p. 105 ; cf. aussi ibid ., p. 172, où il parle de l’« impuissance <de la masseélisabéthaine> de trouver en elle la force pour dépasser la fluidité et lecaractère transitoire de son époque» ; cf. aussi ibid ., p. 102.

66 Cf. Cosmos et histoire, op. cit ., pp. 65-66.67 Papaïoannou ne se réfère guère à la comédie et nullement à la tragi-comédie,

qui visait à remplacer la tragédie en France au début du XVIIe siècle et qui a

connu son âge d’or de 1628 à 1637 (cf. Georges Forestier, Passions tragiqueset règles classiques. Essai sur la tragédie française, P.U.F., coll. « Perspectiveslittéraires» , Paris, 2003, première partie, ch. 1: « Acte de décès. Une tragédiedevenue tragi-comédie» ) ou, selon d’autres chercheurs, de 1631 à 1642 (cf.Roger Guichemerre,  La tragi-comédie, P.U.F., coll. « Littératures modernes» ,Paris, 1981, p. 24 sqq. Sur l’origine et l’évolution de la tragi-comédiefrançaise, cf. l’étude classique de H. Carrington Lancaster, The French Tragi-Comedy, its origin and development from 1552 to 1628 , Baltimore, 1907).

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fonde pas sur des mythes mais sur des allégories ; les héros

tragiques et les aventures tragiques ne sont pas des formes néesd’une expérience tragique primordiale et « originale» et d’uneactivité générant des mythes, mais des produits d’une culturehumaniste: des figures acquises, dérivées, puisées dans la Bible,chez Euripide, chez Sénèque, ou dans l’héroïsme de la grandezaespagnole» .68 En effet, pour des raisons historiques bien connues, lasociété française du XVIIe siècle était régie par la discipline, l’ordre

et une hiérarchie très stricte. Comme alors la question de la justiceétait résolue d’en haut 69 –et non d’en bas, par la spontanéité de lamasse70 –et comme cette société organisée avait neutralisé la vie psychique des masses,71 les conflits caractérisant la grande tragédiefrançaise semblent à Papaïoannou conventionnels, fictifs etabstraits ; selon lui, ils ne pouvaient pas concerner vraimentl’existence concrète du public de ce théâtre, qui était d’ailleurs bienlimité.72 

68 Cf.  Masse et histoire, op. cit ., p. 100 ; cf. aussi ibid ., p. 135, où Papaïoannouexplique comment, dans la Renaissance, « les mythes grecs, privés de leur contenu historique, concret et substantiellement inégalable, ont été transformésen allégories didactiques comme celles à travers lesquelles est éduquée Mariede Médicis dans le tableau de Rubens» . Auparavant, il avait qualifié l’hommeselon le classicisme et le rationalisme de « personnage allégorique désincarné,comme une sorte de homunculus artificiel» (cf. ibid ., pp. 36-37).

69 Cf. ibid ., p. 134: « l’absence d’une [...] puissance unificatrice venant d’en bas etcapable d’animer d’un seul esprit tous les degrés de la hiérarchie sociale futcompensée par l’application de la discipline rationaliste» .

70 Le couple des concepts opposés « d’en haut» -« d’en bas» et la critiquesystématique du pouvoir et de la hiérarchie sociale qui ne s’appuient pas sur les masses jouent un rôle capital dans Masse et histoire ; cf. pp. 134, 141, 218,220, 224, 225, 234, 235 et passim. Cf. en particulier  ibid ., p. 216: « les chefsn’apparaissent que lorsque la vie et la puissance des masses s’éteignent etl’État ne commence que là où disparaît l’homme» .

71 Cf. par exemple ibid ., p. 133, où Papaïoannou qualifie la société françaiseclassique de « première société européenne qui a su neutraliser la masse créée

 par la décomposition explosive du moyen âge, vaincre les forces centrifuges et,ainsi, se hiérarchiser et s’organiser» ; cf. aussi ibid ., p. 140, où il met enévidence le rôle joué par la théorie cartésienne des passions de l’âme dans la« neutralisation du dynamisme psychique de la masse» .

72 Cf. ibid ., p. 100: « Un public limité dans les dimensions d’une castehiérarchique fermée n’a nul besoin –et n’est sans doute pas capable –de se

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À l’appui de sa thèse, Papaïoannou met en relief le rôle du

raisonnement dans les préfaces de Racine à ses tragédies:« L’inexistence de la masse dans la perspective du Petit Théâtre dela société classique [en France] ne pouvait qu’être accompagnéed’une défense systématique contre le tragique, qui condamnait unesprit foncièrement dramatique comme Racine à essayer d’atténuer le sens fondamental de la tragédie à travers ces « préfaces» qui présentaient le tragique non comme une expérience originelle

irréductible mais comme une série de syllogismes. 

[...] La sociétéorganisée sous le signe du classicisme et du rationalisme pour l’emporter sur le chaos créé par la Renaissance, a étouffé dès sanaissance un grand théâtre qui aurait pu se hausser au niveau des[...] oratoires et des passions de la musique allemande» .73 

« La défense de l’homme [de la société française de l’âge classique]contre le tragique et l’« absurde» était telle que Phèdre fut qualifiée

de trop noire et Racine a fait tout ce qu’il pouvait pour convaincrele « surmoi» de la société à laquelle il s’adressait [...] qu’il n’avait jamais écrit de tragédie « où la vertu soit plus mise en jour que danscelle-ci» .74 Est-il possible qu’une tragédie se fonde sur la notion de

hausser au-dessus des conflits tout conventionnels entre le « devoir» et le« sentiment» qui caractérisent le théâtre de Corneille» . Sur le public de latragédie française, cf. Erich Auerbach,  Le culte des passions. Essais sur le

 XVII e siècle français, préface et trad. Diane Meur, Macula, coll. « Argo» , Paris,1998, pp. 115-179: « La Cour et la Ville» (1951).

73 Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit ., p. 132 ; cf. aussi ibid ., pp. 100-101: « Racine fut contraint, pour s’exprimer, d’utiliser le matériau déformantd’un monde bâti sur des syllogismes comme le suivant: « Je n’ai point pousséBérénice jusqu’à se tuer comme Didon,  parce que Bérénice n’ayant pas iciavec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Énée, elle n’est pasobligée comme elle de renoncer à la vie. [...] Ce n’est point une nécessité qu’ily ait du sang et des morts dans une Tragédie ; il suffit que l’Action en soit

grande, que les Acteurs en soient héroïques, que les Passions y soient excitées,et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir dela Tragédie”» . Cette citation est puisée dans la préface de Racine à  Bérénice:cf. Racine, Œuvres complètes, vol. I: « Théâtre-poésie» , édition présentée,établie et annotée par Georges Forestier, Gallimard, « Bibliothèque de laPléiade» , Paris, 1999, p. 450.

74 Cf. Phèdre et Hippolyte, « Préface» , in Racine, Œuvres complètes, vol. I, op.cit ., p. 819.

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« faiblesse» , l’expression même de la convention ? [...] Cette

altération de la vocation tragique indéniable de Racine, le fait quecet homme qui, dans une société plus ouverte, aurait pu être unsecond Shakespeare, [...] n’a pas pu donner à sa rupture avec lasociété la forme explosive de la révolte prométhéenne oudiabolique d’un Goethe ou d’un Rimbaud … » .75 

La société française de l’époque dominée par le classicismefut, selon Papaïoannou, « un monde unifié, intellectuellement

organisé, réduit à un système de règles esthétiques dans lequel la conscience de la Loi  et la quête de la légitimité  remplaçaient lesforces organisatrices mythiques de la communauté romane etgothique et de son art monumental. [...] La découverte des rapportslégitimes de l’homme avec son propre corps, avec la société ouavec l’espace [...] était selon le classicisme la condition nécessairedu rétablissement de l’équilibre entre l’homme et soi-même au-dessus du chaos d’où il provenait» .76 L’homme de cette période « nereconnaissait comme réel que ce qui était légitime, à savoir tout cequi servait sa volonté de discipline, d’ordre, de logique, dehiérarchie, de conciliation avec l’existence et de rejet de toute puissance qui, dépassant sa volonté, pourrait faire apparaîtrel’existence comme un problème» .77 

Mais comment Papaïoannou, dont « la curiosité et la culture prodigieusement variées» est bien connue,78 peut-il ignorer à ce point le rôle fondamental des passions non seulement dans latragédie française79 –même au niveau de l’habit de théâtre80 –, mais

75 Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit ., pp. 92-93.76 Cf. ibid ., pp. 133-134 (souligné par nous).77 Cf. ibid ., p. 92.78 Cf. Alain Pons, « Avant-propos» , in K. Papaïoannou,  La consécration de

l’histoire, op. cit ., p. 9.79 Cf. l’étude mentionnée de Georges Forestier, Passions tragiques et règlesclassiques ; cf. aussi du même, « Les passions dans la tragédie» in Figures dela passion, Éd. Musée de la musique, 2001. Cf. aussi Erich Auerbach, Le cultedes passions. Essais sur le XVII e siècle français, op. cit ., pp. 35-49: « Racine etles passions» (1926) et pp. 51-81: « De la  passio aux passions» (1941). Cf.aussi John Lyons, « Le démon de l’inquiétude: la passion dans la théorie de latragédie» , XVII e siècle, 1994, pp. 787-798. En ce qui concerne plus

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dans l’ensemble de la culture du XVIIe et du XVIIIe siècle: en

 philosophie, en théologie et chez des mystiques, en particulier dansla morale de ce « siècle des moralistes» ,81 en rhétorique,82 enmédecine83 et dans l’art (à part le théâtre, je me réfère surtout à la peinture84 et à la musique85) ? S’il ne connaissait certainement pas,du moins dans toute son ampleur, le rôle capital de la problématique des passions dans l’âge classique, et s’il ne disposait pas des études nombreuses et importantes dont nous disposons sur 

 particulièrement Racine, cf. Gilles Declercq,  Racine, une rhétorique des passions, P.U.F., Paris, 2003.

80 Cf. Anne Verdier, L’habit de théâtre. Histoire et Poétique de l’habit de théâtreen France au XVII e siècle, préface de Christian Biet, Lampsaque, coll. « LeStudiolo-Essais» , Vijon, 2006, pp. 184-186: « Le costume de tragédie:représentation de la noblesse ou facteur d’émotion ?»

81 Cf. Bérengère Parmentier,  Le siècle des moralistes. De Montaigne à La Bruyère, Éditions du Seuil, coll. « Points. Essais» , 2000. Sur les traités de

 passions des moralistes français, cf. Anthony Levi, French Moralists. TheTheory of Passions (1585-1649), The Clarendon Press, Oxford, 1964. Cf. aussiGeneviève Rodis-Lewis, « Les traités de passions dans la première moitié duXVIIe siècle et l’Amour» , in Prémices et floraison de l’âge classique.

 Mélanges en l’honneur de Jean Jehasse, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995.

82 Cf. Gisèle Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions, P.U.F., « Écriture» ,Paris, 2000.

83 Cf. Walter Riese, La théorie des passions à la lumière de la pensée médicale du

XVIIe siècle, S. Karger, Bâle –New York, 1965. 84 Cf. Lucie Desjardins, Le corps parlant. Savoir et représentations des passionsau XVII e siècle, Les Presses de l’Université Laval et L’Harmattan, coll. « Lescollections de la République des Lettres» , Saint-Nicolas (Québec) et Paris,2000, ch. Χ : « La peinture ou les passions entre mimésis et technè» . Cf. aussiG. Mathieu-Castellani,  La rhétorique des passions, op. cit ., pp. 148-168:« Rhétorique de la peinture: la séduction des images» . Cf. aussi Marc Fumaroli,

 L’école du silence. Le sentiment des images au XVII e siècle, Flammarion, coll.« Champs » , Paris, 1998 (1e édition dans la collection « Idées et Recherches» ,

1994).85 Cf. Lucie Desjardins, Le corps parlant. Savoir et représentations des passionsau XVII e siècle, op. cit ., ch. ΧI : « Passions et théorie musicale: de l’imitation àla convention» . Cf. aussi André Charrak,  Musique et philosophie à l’âgeclassique, P.U.F., coll. « Philosophies» , Paris, 1998, pp. 61-108. Cf. aussiGeneviève Rodis-Lewis, « Musique et passions au XVIIe siècle. Monteverdi etDescartes» dans son recueil d’article,  Regards sur l’art , Beauchesne, Paris,1993.

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ce sujet,86 il connaissait au moins des aspects essentiels de la

théorie cartésienne des passions de l’âme, qu’il dénigre par ailleursà pas moins de trois reprises.87 De toute façon, selon une des thèses

86 Cf. à titre d’exemple: a) S. Jones, Passion and Action. The Emotions inSeventeenth-Century Philosophy, Oxford University Press, 1997. b) RemoBodei, Géométrie des passions. Peur, espoir, bonheur: de la philosophie àl’usage politique, trad. Marilène Raiola, P.U.F., coll. « Pratiques théoriques» ,Paris, 1997. c) Pierre-François Moreau (dir.),  Les passions à l’âge classique,

P.U.F., coll. « Léviathan» , Paris, 2006. d) P.-F. Moreau et Ann Thomson (dir.), Matérialisme et passions, E.N.S. Éditions, coll. « La croisée des chemins» ,Lyon, 2004. Cf. aussi quatre articles (deux sur Descartes, un sur Senault et unsur Malebranche) du volume collectif suivant: Bernard Besnier, P.-F. Moreauet Laurence Renault (dir.),  Les passions antiques et médiévales, P.U.F., coll.« Léviathan» , Paris, 2003.Sur les passions de l’âme selon Descartes, cf. l’étude monumentale en deuxvolumes de Denis Kambouchner,  L’homme des passions. Commentaires sur 

 Descartes, Albin Michel, « Bibliothèque du Collège International de

Philosophie» , Paris, 1995. Cf. aussi Carole Talon-Hugon, Les passions rêvées par la raison. Essais sur la théorie des passions de Descartes et de quelques-uns de ses contemporains, Vrin, coll. « Philosophie et Mercure» , Paris, 2002.Parmi les études nombreuses consacrées à la théorie spinozienne des affectsdurant les douze dernières années, cf. a) Pierre Macherey,  Introduction àl’Éthique  III de Spinoza. La vie affective et  Introduction à l’Éthique  IV deSpinoza. La condition humaine, P.U.F., coll. « Les grands livres de la

 philosophie» , Paris, 1995 et 1997 respectivement. b) Fabienne Brugère et P.-F.Moreau (dir.), Spinoza et les affects, Presses de l’Université de Paris-

Sorbonne, coll. « Groupe de Recherches Spinozistes. Travaux et documents» ,Paris, 1998. c) Yirmiyahu Yovel (dir.), Spinoza by 2000. The JerusalemConferences, III.  Desire and Affect: Spinoza as Psychologist , Little RoomPress, New York, 1999. d) Chantal Jaquet, Pascal Sévérac et Ariel Suhamy(dir.), Fortitude et servitude. Lectures de l’Éthique  IV de Spinoza, ÉditionsKimé, Paris, 2003. e) Antonio R. Damasio,  Looking for Spinoza: Joy, Sorrowand the Feeling Brain, Harcourt, Inc., 2003. f) Chantal Jaquet,  L’unité ducorps et de l’esprit. Affects, actions et passions chez Spinoza, P.U.F., coll.« Quadrige. Manuels» , Paris, 2004.

87 Cf. K. Papaïoannou,  Masse et histoire, op. cit ., p. 38: « Descartes ne pouvaitconsidérer “la passion et l’enthousiasme, les sources extra-rationnelles de lavie psychique en général” que comme des “idées confuses”, comme desmanifestations de cette “imagination” qui, dans le système de Malebranche, se

 présente comme la source de toute perception fausse» . Cf. aussi ibid ., p. 140:« L’analyse cartésienne de la passion, la réduction de la passion à descatégories psychologiques clairement distinctes, à des hiérarchies de qualités,mérites et facultés ne pouvait aboutir qu’à une telle neutralisation du

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 325

essentielles de Masse et histoire et des autres textes de Papaïoannou

sur la philosophie de l’histoire, l’anthropologie et la psychologietant de Descartes que de l’ensemble presque des philosophes duXVIIe et du XVIIIe siècle –il se réfère aussi à Hume et à Kant maisaussi, liant la modernité avec l’antiquité, à l’anthropologie dePlaton88 –véhiculent une conception abstraite, schématique etconventionnelle de l’homme, vidée de tout caractère dramatique, detoute historicité, de tout ce qui fait sa vraie vie, notamment de ses

rapports concrets avec les autres hommes.

89

Il est à souligner quePapaïoannou impute aux stoïciens la faute commise à ses yeux par cette anthropologie et cette psychologie schématiques du XVIIe etdu XVIIIe siècle.90 Cela ne signifie pas, bien entendu, que cette période était entièrement privée de personnes authentiquementtragiques ; celui qui fut jusqu’au bout tragique durant le XVIIe 

dynamisme psychique de la masse» . Cf. enfin ibid ., pp. 147-148: « Comparonsn’importe quelle pensée de Descartes dans le Traité des Passions ou la phrasede Racine concernant la “tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de laTragédie” à l’anthropologie post-faoustienne et post-hégélienne ou à ladéfinition aristotélicienne de la catharsis» .

88 Cf. ibid ., p. 140: « l’anthropologie de Platon n’est pas moins schématique etdénuée de psychologie que l’anthropologie de Descartes, de Hume ou de

Kant» ; immédiatement après, il parle de « cette psychologie schématique» .Adoptant le blâme formulé par Hegel à l’encontre de Kant, Papaïoannoureproche également ailleurs à Kant de prôner un universalisme abstrait, etd’avoir formé une idée trop abstraite de l’humanité (cf. ibid ., pp. 151, 153 et162-163).

89 Cf. par exemple ibid ., pp. 143-145, 147-149, 153-154, 162-163, 169 et passim.90 Cf. ibid ., pp. 145-146: en s’appuyant sur des analyses de W. Dilthey,

Papaïoannou soutient ici que « toute la civilisation consciente formée etcristallisée au XVIIe et au XVIIIe siècles [à savoir le classicisme, la

« philosophie dogmatique» , comme il appelle le rationalisme classique, le baroc, les Lumières et l’idéalisme critique] … redonne vie à la méthode et aux principes fondamentaux de la « philosophie naturelle» des stoïciens. Cetteméthode –telle qu’elle fut développée par la théorie du « droit naturel» auxPays-Bas, par le style classiciste et la recherche cartésienne des « véritéséternelles et nécessaires» –consiste dans le développement d’un nombre de

 propositions abstraites qui nous permettent de connaître les éléments« nécessaires» de la « nature» humaine» (souligné par nous).

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326 YANNIS PRELORENTZOS

siècle, selon Papaïoannou, est Pascal et il a dû en payer le prix: « il a

vécu dans l’isolement extra-historique le plus absolu» .91

  Le pathos-mathos de nos jours: L’outil conceptuel

fondamental de « pathos-mathos» sert également à Papaïoannou decritère de l’évaluation d’autres périodes historiques cruciales,92 mais surtout de sa propre époque. Il constate que la PremièreGuerre mondiale a conduit les Européens à se rendre compte ducaractère illusoire de l’idée du progrès et a incité Freud à

démasquer la réalité des puissances négatives en nous. Cependant,« comme cette attitude face à la mort manquait de tout sérieux, detout caractère tragique, de toute crainte, les Européens n’ont pas sutirer la leçon des maux qu’ils ont subi, n’ont pas su avoir peur de profundis» .93 

III. Les masses et le contenu de la justice

 Définition et valeur des masses : Nous avons vu que, selonPapaïoannou, le théâtre français classique et le systèmeanthropologique et axiologique général du XVIIe et du XVIIIe siècle jusqu’à la Révolution Française, sont caractérisés par l’absence,l’inexistence de la masse, tandis que le public du théâtreélisabéthain témoigne de la présence d’une masse historiquementactive mais privée de perspective historique et, enfin, le public

dionysiaque de la tragédie grecque était une masse historiquementactive qui disposait de plus d’une perspective historique.94 Maiscomment Papaïoannou définit-il les masses et quel est le rapport quiles lie avec les individus qui les composent ? « Nous sommes

91 Cf. ibid ., p. 94.92 Cf. par exemple ibid ., p. 219, où il affirme que « la fiction abstraite de la

représentation parlementaire et du contrôle parlementaire» a doté « les massesde l’Europe occidentale, qui, depuis le XVe siècle, avaient perdu toute

 possibilité politique, religieuse ou symbolico-mythique de participer à la viehistorique» , d’« un schéma commode leur permettant de perdre tout souciessentiel et tout  pathos-mathos concernant les aventures dramatiques deThermidor, de 1848 ou de la Commune parisienne» .

93 Cf. ibid ., p. 60.94 Cf. ibid ., pp. 169-170.

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 327

obligés de considérer la masse comme une totalité dynamique de

fonctions psychiques spécifiques [...] que nous trouvons au niveaude l’« individu isolé» dans un état latent, altéré, refoulé ou pathologiquement exprimé et qui se développent et agissenthistoriquement sous certaines conditions objectives: durant des périodes historiques de transition» .95 

La thèse fondamentale de Papaïoannou dans  Masse et histoire est la suivante: « la mise en branle historique de la masse

(l’affirmation de son propre monde psychique et de ses propresvaleurs, ainsi que son apparition dans l’histoire en tant que puissance indépendante et en tant que sujet en soi et pour soi)entraîne inéluctablement un enrichissement radical de la vie psychique de la société et une ouverture de son horizon spirituelinconnue à toute société autoritaire ; et, inversement, toute sociétédans laquelle s’atrophie le contrôle d’en bas et où la masse se présente comme un matériau inerte et  anhistorique, comme unechose sur laquelle s’exerce la volonté de puissance souveraine desdétenteurs du pouvoir, sans avoir la capacité de réagir [...] est unesociété dont les sources de sa vie psychique sont taries et qui estincapable de donner à la forme de l’homme cette complétude quiseule peut satisfaire le besoin de l’homme de se considérer commeune totalité» .96 

En conséquence, Papaïoannou s’oppose vigoureusement aux« professionnels du mépris du vulgus profanum» qui, tels GustaveLe Bon, José Ortega y Gasset ou Theodor Julius Geiger,soutenaient que, « dès que la masse se mobilise historiquement ettente d’acquérir une conscience historique, le niveau mental etspirituel de la société est fatalement condamné à baisser sans cesse,car la masse est « la communauté dans le Non» (Th. Geiger)» .97 

 Le contenu de la justice. Dans le recueil d’essais posthumeintitulé  La consécration de l’histoire et dans d’autres écrits,

95 Cf. ibid ., p. 174.96 Cf. ibid ., pp. 234-235.97 Cf. ibid ., p. 234. Sur la critique exercée par Papaïoannou à Le Bon et à Sighele

 pour le même motif, cf. aussi « L’homme et son ombre» in K. Papaïoannou, Del’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit ., p. 213.

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328 YANNIS PRELORENTZOS

Papaïoannou consacre une série d’analyses à la spécificité de la

conception grecque de la justice. Les auteurs principaux auxquels ilse réfère dans ce contexte sont les dramaturges Eschyle etSophocle, les philosophes présocratiques Héraclite et Parménide,l’historien Hérodote et le législateur Solon. Il se réfère également,mais en second lieu, à des aspects de la conception de la justice dessophistes,98 de Platon,99 d’Aristote100 et d’Euripide.101 

Il faut souligner que la justice grecque dont parle

Papaïoannou est surtout la justice cosmique:« Conçue sur le modèle de la proportion géométrique, la Justiceapparaît en Grèce comme une inclusion de l’ordre civique à l’ordreéternel du cosmos, qui seul peut permettre à l’homme de se libérer de l’« antique péché» [Eschyle,  Agamemnon, 1197] et aspirer àl’Être. Aussi la proclamation du pouvoir souverain de la Justice« qui ne délie pas ses chaînes et ne laisse rien venir au jour ou

disparaître, mais maintient fermement ce qui est» [Parménide,  Dela nature, 8, 13-15 (Diels)] fait-elle ressortir avec vigueur le lienintime qui unit en Grèce le philosophe et le législateur» .

102 

98 Cf. La consécration de l’histoire, op. cit ., pp. 41-42.99 Cf. ibid ., pp. 55 et 90 ; cf. aussi K. Papaïoannou, « Platon le lucide» in  De

l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit ., pp. 62 et 64-65.100 Cf. La consécration de l’histoire, op. cit ., p. 34.101 Cf. ibid ., p. 19 et note 6.102 Cf. ibid ., p. 33. Le caractère foncièrement cosmique de la justice est évident

dans ce que Papaïoannou appelle « second moment de l’“histoire” du verbe poétique, le moment tragique-prophétique. La parole laudative n’a plus ici pour objet les hommes individuels et leur “gloire”, mais la Loi suprême dumonde prophétiquement annoncée, dans la crainte et le tremblement, comme la

 puissance terrifiante du Destin qui protège l’Être contre les existants. Prendreconscience de l’inviolabilité de l’Être dans et par l’expérience del’anéantissement, accepter cette fatalité de la destruction et reconnaître en elle

la Justice ( Dikè) en tant que condition de possibilité de toute existence: voici le pathos-mathos, la “sagesse apprise par la souffrance” qu’enseignait la tragédie.[...] La communion avec la Justice cosmique n’était pas encore la paisiblesophrôsyne platonicienne, mais ce que les prophètes grecs, de Solon à Eschyle,appelaient  phronein, cet état de tension extrême où l’homme dépasse ses

 propres épouvantes pour consentir à cette “grâce bienveillante des dieux”» (K.Papaïoannou, « Chasse, patrie, espace» in L. Catteeuw et F. Bordes (dir.),

 L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier Costas Papaïoannou, op. cit ., p. 57).

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 329

Chez Hérodote, par exemple, il n’y a pas de dissociation

 possible entre la loi et la liberté humaine ; la loi est mêmeconsidérée comme condition de possibilité de la liberté: « les Grecsont reculé prudemment devant toute tentative de dissocier la libertéqu’ils venaient de conquérir et la loi qui l’avait rendue possible. « Ilsétaient libres, disait Hérodote (VII, 104), mais pas dans tous lessens» : la loi était le « maître» (despotès) qu’ils reconnaissaient au-dessus d’eux, et à ce maître ils obéissaient “bien plus que les sujets

du grand Roi”» .

103

 Quant à Eschyle, « son théâtre nous impose tout d’abordl’idée toute puissante de l’unité originelle de l’homme et du monde[...] Selon Eschyle, Xerxe a été battu à Salamine, car son vouloir- plus ( pleonexia) démesuré devait être puni par la Justice Divine ;[...] la Justice punit l’hybris de Xerxe» 104. En revenant sur lasignification de la bataille navale de Salamine, Papaïoannou met enrelief le lien entre le mythe et la justice selon Eschyle: « unévénement historique capital, comme cette bataille, est devenu, àtravers le mythe, un moyen tout-puissant auquel recourait Eschyle pour éduquer le peuple athénien conformément à l’esprit de la“justice”, c’est-à-dire selon le principe central de la citédémocratique. Les Athéniens savaient que le mythe constitue uneforce éducative immense devant laquelle l’État, à savoir l’avant-garde consciente qui gouvernait, ne pouvait pas rester 

indifférent» .105 

103 Cf. La consécration de l’histoire, op. cit ., p. 34 ; cf. aussi ibid ., p. 19 et note 6:commentant la multitude de significations du terme cosmos en grec,Papaïoannou précise qu’une de ces significations est la suivante: « univers outotalité des êtres et constitution politique fondée sur la loi» , en renvoyant àHérodote (I, 65), ainsi qu’à Euripide et à Platon.

104 Cf. « Platon le lucide» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme

européen, op. cit ., p. 39.105 Cf. « Le problème de l’humanisme au ΧΧe siècle» in K. Papaïoannou,  De

l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit ., p. 127. Cf. aussi  Laconsécration de l’histoire, op. cit ., pp. 35-36: « Pour Eschyle, qui vivait dansun monde où l’“antique nature titanique” se faisait encore sentir dans la vieimmédiate, seule la terreur sacrée qu’inspire la Justice pourrait maîtriser les

 forces centrifuges qui menaçaient l’ordre de la cité . Seule une terreur plusforte peut juguler le deinon qu’incarne l’homme» (souligné par nous).

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330 YANNIS PRELORENTZOS

 Nous retrouvons la même conception chez Solon, « le

représentant le plus pur du prophétisme présocratique» ; il « montre pour la première fois la solidarité nouvelle qui doit unir lesindividus et la loi. Chez Solon, la sagesse delphique parle lelangage de la tragédie [...] Seule la Loi dictée par la Justice peutcombiner harmonieusement les droits de tous ; seule la Loi peutfonder la liberté sans laquelle il n’y a pas de droit [...]Originellement vengeance des faibles réunis contre les forts, la

Justice cessait avec Solon de représenter une simple combinaisond’équilibre entre des partis opposés pour désigner une réalitésupérieure aux partis et exprimer une volonté d’ordre et d’unitéluttant contre un principe de violence et de dispersion. Identique aumouvement même de la vie, la Justice est désormais la loi qu’on ne peut nier sans renoncer à vivre» .106

 

 Notons que, selon Papaïoannou, la conception grecque de la justice ne s’inscrit nullement dans une théorie du progrèshistorique. En effet, après avoir expliqué comment Eschyleinterpréta la punition de Xerxe comme transgression des lois de laJustice (« la guerre entre Grecs et Perses obéit aux mêmes lois « a-historiques» qui régissent tous les conflits humains, et c’est seulement pour avoir transgressé les lois de la Justice et franchi leslimites du domaine assigné par le destin que Xerxe est puni» ),Papaïoannou enchaîne: « C’est exactement la démarche d’Hérodote:

le sentiment tragique de  Nemesis, la conviction profonde quel’élément divin qui agit dans l’histoire est « envieux et aime semer le trouble» , la perspective des traverses fortuites, sur lesquellesl’homme n’a point de prise, qui imprègnent sa manière d’écrirel’histoirem le rendaient foncièrement étranger à l’idée que ce quiest exclusivement humain puisse [...] produire une quelconqueévolution progressive» .107 

Ailleurs, Papaïoannou met l’accent sur « le changementcolossal marqué par la victoire de la Démocratie à Athènes» en 462,en ce qui concerne la conception de la justice: « Jusqu’alors, la Loi

106 Cf. ibid , pp. 33-34.107 Cf. ibid , pp. 46-47.

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 331

de la Cité, la  Dikè, était sacrée et immuable, donnée une fois pour 

toutes par les dieux aux aréopagistes, gardiens légitimes etincontrôlés. Désormais, la loi s’humanise, elle est sacrée et mérited’être objet de culte religieux, car elle symbolise le pouvoir suprême de la cité démocratique. Néanmoins, elle est « loi» , c’est-à-dire convention humaine, construction humaine relative etchangeante ; c’est une loi posée non par Dieu, mais par le Dèmeaprès libre discussion. Edoxen tô démô: ainsi commence toujours

tout décret ( pséphisma) du peuple, qui, après avoir été voté, vautcomme une Loi. Le fait que chacun crée lui-même, en tant

qu’homme et non en tant que favorisé par Dieu, la Loi de sonexistence, constitue le secret de la béatitude Divine …» .108 

Dans un long passage où Papaïoannou compare la conceptiongrecque à la conception juive de la justice, il commence en mettanten évidence leur parenté: « Dans leur conception de la Justice les poètes et les philosophes grecs se révèlent de proches parents des prophètes juifs. De même que le prophète apparaît là où le lévite esten défaut pour restituer l’Alliance entre Dieu et son peuple, latragédie et la philosophie se donnent en Grèce la tâche d’exprimer ou de restaurer le lien qui unit la polis au cosmos» .109 Toutefois, il ya une différence fondamentale entre les deux conceptions :« L’importance accordée par le prophétisme juif à la Justice vient de ce qu’elle est liée à une perspective eschatologique et qu’elle

 permet à l’histoire de l’emporter sur la nature. Mais la « voyance»qui donne en hébreu la prophétie, donne en Grèce la contemplationdes essences intemporelles ; la critique de l’injustice ne se fonde pas en Grèce sur la vision d’un Jour de Colère historiquement situéet sur l’imminence du Rien eschatologique, mais sur lacontemplation du Bien, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus éclatantet manifeste, [...] de plus bienheureux et de plus excellent dans

l’Être. La Justice, comme rétablissement du lien privilégié qui allie Dieu et le peuple élu, donne en Israël le contraire de la politique, et tend à faire du peuple juif une église ou une «nation de prêtres» .

108 Cf. « Platon le lucide» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanismeeuropéen, op. cit ., pp. 40-41.

109 Cf. La consécration de l’histoire, op. cit ., p. 32.

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332 YANNIS PRELORENTZOS

Conçue sur le modèle de la proportion géométrique, la Justice

apparaît en Grèce comme une inclusion de l’ordre civique à l’ordreéternel du cosmos, qui seul peut permettre à l’homme de se libérer de l’« antique péché» et aspirer à l’Être. Aussi la proclamation du pouvoir souverain de la Justice [...] fait-elle ressortir avec vigueur le lien intime qui unit en Grèce le philosophe et le législateur» .110 

IV. La méthode

Papaïoannou adopte à travers toute son œ uvre la distinctionessentielle de l’herméneutique philosophique entre l’explication,recherche des causes, et la compréhension, recherche du sens, de lasignification.111 L’auteur auquel il renvoie dans  Masse et histoire à propos de cette distinction, comme l’avait fait Sartre d’ailleurs dansle même contexte,112 est Karl Jaspers (Psychopathologiegénérale) ;113 ailleurs, il renvoie à Dilthey, parfois en corrélation

avec Jaspers.114 La différence essentielle entre les sciences naturelles et les

« sciences sociales et, plus généralement, anthropologiques-historiques» , consiste, selon Papaïoannou, dans le fait que, dans les premières, l’unique type de relations que nous essayons deconcevoir entre les phénomènes que nous étudions sont les relationscausales (afin de formuler des règles de l’évolution ou des

tendances et afin de trouver par la suite des lois) ; ici « nous tenons

110 Cf. ibid ., pp. 32-33 (souligné par nous). Pour d’autres analyses sur la Loi juive,cf. ibid ., pp. 59, 73-74 et 77. 

111 Cf. par exemple  Masse et histoire, op. cit ., pp. 183-184 et 187 ; et Cosmos et histoire, op. cit., p. 22.

112 Cf. J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre. Septembre 1939-Mars 1940,nouvelle édition augmentée, Gallimard, Paris, 1995, p. 176 et note 1.

113 Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit ., p. 187, note 130. Papaïoannouestime tout particulièrement l’« ultime philosophe allemand» , comme il appelleJaspers (ibid ., p. 76) ; cf. la discussion de thèses de Jaspers ibid ., pp. 76-78 et192 ; Cosmos et histoire, op. cit ., p. 34 ; et « L’homme et son ombre» in K.Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit ., pp. 165,188, 190, 199, 216, 223 et note 23.

114 Cf. « L’homme et son ombre» in K. Papaïoannou,  De l’humanisme grec àl’humanisme européen, op. cit ., pp. 221 et 223.

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 333

les phénomènes pour des choses et nous ne voulons les voir que

comme telles» .115

Dans les secondes, par contre, « il n’existe aucunedéfinition « naturelle» ou « objective» de l’homme qui nous permettede savoir toujours et partout où finit la réalité humaine et oùcommence la région des facteurs négligeables, où finit la véritéhumaine et où commence l’arbitraire humain» .116 

Papaïoannou reconnaît que les deux catégories de science ontle même objectif: « trouver et formuler des relations causales» .

Cependant, il ne peut que constater que dans les sciences humaines« nous trouvons des relations causales isolées et, de plus, nous ne pouvons pas affirmer leur régularité ; [...] nous ne réussissons quetrès rarement à passer de l’explication causale à la formulation delois, auxquelles nous ne pouvons d’ailleurs aucunement donner uneexpression mathématique» .117 En effet, « la coexistence humaine estune totalité d’états et de processus qualitatifs» et la condition de possibilité de l’expression des rapports sociaux dans de systèmesd’équations différentielles serait leur transformation en descontinuités quantitatives, ce qui est impossible.118 

Cela ne signifie pas que la recherche de Papaïoannou nie de part en part les explications causales. Au contraire, son objectif explicite ici est la constitution d’une « théorie objective» , puisqu’ilconsidère comme nécessaire la fondation objective de « la recherchesur la masse révolutionnaire et, plus généralement, sur les rapportsentre la masse et l’histoire» .119 Mais en quoi consiste une théorieobjective des masses et quelle est sa tâche ? « Ce sera une théoriedes conditions objectives de l’apparition et du développement de ce

115 Cf. Masse et histoire, op. cit ., p. 175.116  Ibid., p. 176.117 Cf. ibid ., pp. 180-181.118 Cf. ibid ., p. 181. Cf. « L’homme et son ombre» in  De l’humanisme grec à

l’humanisme européen, op. cit ., p. 223, où Papaïoannou exalte la thèsefondamentale de l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889)de Bergson, selon qui « l’adaptation à la recherche psychologique de conceptset de méthodes puisés dans les sciences physiques et mathématiques ne feraitque déformer et détruire la nature même du phénomène psychique et d’enrendre ainsi impossible toute compréhension substantielle» .

119 Cf. Masse et histoire, op. cit ., p. 174.

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334 YANNIS PRELORENTZOS

type d’existence collective, à savoir la théorie de sa situation

objective. La tâche d’une telle théorie consistera à élucider lesconcepts qui nous permettront non seulement d’expliquer causalement l’apparition et le développement de la masse dansl’histoire, mais aussi de distinguer les limites au-delà desquellesl’explication causale ne peut plus avancer» .120 

Le « cercle de la théorie objective» comprend, selonPapaïoannou, l’ensemble des problèmes qui « sont dus à

l’automatisme même de l’évolution sociale et qui, pour cette raison,nous permettent de les étudier « de l’extérieur» , sans nous intéresser à la psychologie et aux réactions intérieures des sujets de l’aventurehistorique» .121 Ici s’insère, plus particulièrement, l’examen a) de lasignification objective d’une crise de régime politique ; b) de lacomposition objective de la masse révolutionnaire et c) des formesd’organisation, des formes cristallisées (partis politiques, arméesrévolutionnaires, corps ecclésiastiques) « dans lesquelless’objectivera le psychisme de la masse révolutionnaire» .122 

Quelle espèce et quelle qualité de connaissance offre cette partie de la recherche concernant les masses qui relève de la« théorie objective» et quelles qualités exige-t-elle du chercheur ?Puisqu’il s’agit d’une étude de l’extérieur  et non de l’intérieur ,Papaïoannou soutient que, « lorsque nous étudions la significationobjective d’une crise politique ou la composition objective de lamasse révolutionnaire, nous éprouvions toute la certitude d’unspectateur à qui il ne faut rien de plus que d’être une observateur consciencieux » .123 

Bien que l’étude concernant les rapports entre la masse etl’histoire ne s’épuise nullement dans la « théorie objective» de lamasse, Papaïoannou souligne que celle-ci est importante etirremplaçable. Sans elle, on laisserait libre cours à des « théories»arbitraires et fantaisistes comme celles construites par les sujets de

120 Cf. ibid ., pp. 174-175.121 Cf. ibid ., p. 183.122 Cf. ibid ., pp. 183-184.123 Cf. ibid ., p. 183.

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 335

l’histoire qui forment des représentations sur leur existence sans les

soumettre à la critique. Les hindouistes, par exemple, rendaientcompte de la différenciation de la société en castes hiérarchiques ens’appuyant sur les particularités anatomiques de Vishnou et certains« sociologues» américains contemporains de Papaïoannouconsidéraient les Etats-Unis comme une « société sans classes» .Pour parer à des « théories» pareilles, Papaïoannou soutient que« l’existence des castes et des classes s’inscrit dans une « réalité

objective» indépendante de toute fabulation subjective» en se hâtanttoutefois de souligner qu’il ne s’agit pas là de la « seule réalitéhumaine» , car « les “fabulations” des hommes [...] constituent ellesaussi une puissance également active historiquement que la puissance de la “réalité objective”» .124

 

Mais quelle partie de l’étude de Papaïoannou concernant lesmasses ne peut aucunement être soumise à des explicationscausales et pourquoi ? Selon lui, « la masse n’est pas une notionquantitative, mais une catégorie qualitative» ;125 par conséquent, « làoù nous rencontrerons la qualité, nous serons obligés de sortir desfrontières de l’explication causale et de la théorie “objective” dansune région dans laquelle ce qui est en jeu n’est pas seulement notre jugement mais notre bonne foi, notre sérieux et la responsabilité sur lesquels seulement peut se fonder la science, non seulement en tantque connaissance mais en tant que “vertu majeure”» .126 

Un peu plus loin, Papaïoannou indique ce qui se trouve endehors du cercle de la théorie objective, c’est-à-dire ce qu’il nousest impossible d’étudier de l’extérieur: « à l’intérieur de l’aventurehistorique, où l’homme se présente avec sa propre réalitéauthentique, il n’y a plus d’objets qui se lient entre eux à traversdes relations causalement explicables mais des ensembles de faits psychiques et de processus subjectifs que nous comprenons ou

interprétons en trouvant en eux une continuité de sens et une unité logique» .127 

124 Cf. ibid ., p. 176.125 Cf. ibid ., p. 173.126 Cf. ibid ., p. 181.127 Cf. ibid ., p. 183 (souligné par nous).

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336 YANNIS PRELORENTZOS

Comme il ressort de cette citation, ainsi que d’une série de

 passages de  Masse et histoire et d’autres textes de Papaïoannou, ceque le philosophe cherche, dans tout ce qui ne relève pasd’explications causales, c’est le sens et la signification,128 et, dansce cas, il sait qu’il interprète (il n’explique pas).129 

Comment devons-nous étudier tout ce qui ne relève pasd’explications causales selon Papaïoannou ? Il est nécessaire dansce cas, sans toutefois qu’il soit suffisant, d’« exiger de nous-mêmes

[...] une capacité d’observation qui tienne compte du plus de pointsde vues possible ou la clarté et la systématicité les plusrigoureuses» .130 Toutefois, il ne suffit pas de nous départir de notre« isolement narcissique» ;131 « il faut quelque chose de beaucoup

128 Cf. à titre indicatif les trois questions successives posées par Papaïoannou dansle passage suivant: « Pouvons-nous comprendre aujourd’hui dans toute sa

 profondeur le sens et la signification  hautement humaine de ces symboles

tragiques et de ces formes mythiques à travers lesquels ces masses ont prisconscience de leur attitude ambivalente envers la société organisée etl’histoire ? Pouvons-nous imaginer comment ces masses ont trouvé en elles la

 puissance qu’il fallait pour garder intacte leur expérience historique [...] ?Pouvons-nous concevoir  la signification humainement victorieuse de cettevigilance psychique constante de ces masses … ?»   (ibid ., p. 215). Cf. aussiibid ., p. 100: « Il suffit de comparer les mythes autour desquels se sontarticulées les trois espèces de théâtre dont nous avons parlé <tragédie grecque,théâtre élisabéthain et théâtre classique français> pour  comprendre le sens le

 plus profond  de la théâtrocratie <dont parle Platon dans  Les Lois> et lesdifférences qualitatives radicales qui existent entre les possibilités créatricesdes trois types de public qui leur correspondent» (souligné partout par nous).Pour d’autres passages de  Masse et histoire où Papaïoannou vise lacompréhension (et non l’explication) et cherche le sens, cf. à titre indicatif ibid ., pp. 96-97 et 102.

129 Cf. ibid ., pp. 103-104: « Dans cette incapacité de la masse élisabéthaine deformes des mythes, dans son incapacité de mettre en valeur sa propreexpérience historique, nous devons attribuer la disparition brusque non

seulement du théâtre mais aussi de cette masse elle-même. Car, de quelle autremanière pourrions-nous interpréter le fait que ce théâtre …» .Cf. aussi ibid ., p.53: il soutient que le héros kafkaïen, en interprétant le passé, « donne un sens àsa propre place dans le monde» (souligné par nous).

130 Cf. ibid ., p. 184.131 Cf. ibid ., p. 188: « Ce qui se passe au niveau de l’individu, qui ne se connaît

soi-même que dans la mesure où il rompt son isolement narcissique, se passeégalement, de nos jours, au niveau de toute notre civilisation» .

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 337

 plus difficile et risqué: une amitié sincère et un effort de sympathie,

une parenté interne et une affinité avec l’homme qui se tiendra ànos côtés comme un problème» .132 

Papaïoannou avait déjà soutenu, afin d’établir que lesdistinctions entre l’objectif et le subjectif ou entre le normal et le pathologique, dans le cadre de la psychologie « individuelle» , sonttoutes relatives, que « personne ne sait exactement ce que ressentait,au niveau individuel, un Grec du cinquième siècle avant J.-C. ou un

chrétien du second siècle» et que, par conséquent, « le sens ultimede l’art herméneutique» consiste à « acquérir une intuition mêmeapproximative des dimensions réelles de l’âme grecque classique» ;autrement « nous risquerons de demeurer étrangers au sens véritablede leur activité politique ou religieuse dont les grecs prenaientconscience à travers la tragédie ou la philosophie» .133 

La condition nécessaire et d’ailleur  unique d’une

« construction herméneutique» , l’élément indispensable pour lafonder ou la transcender, est selon Papaïoannou le suivant: « avoir vigilante en nous une idée supra-empirique de l’homme en tant quetotalité englobante supérieure» .134 Cependant, afin d’éviter toutcontresens, nous devons tenir compte du fait que, lorsquePapaïoannou compare diverses époques, des « styles d’existencehumaine» ou des philosophes, il prend soin de ne pas commettre « lafaute commise par l’anthropologie classiciste» ; il ne croit pas posséder le concept d’une « nature humaine générale et éternelle»dont il pourrait faire usage en tant que mesure de la « rectitude» desdivers systèmes anthropologiques. Au lieu de s’appuyer sur cette« mesure commune inexistante» , il met l’accent sur   « la plénitude

132 Cf. ibid ., p. 184.133 Cf. ibid ., pp. 178-179 (souligné par nous).134 Cf. ibid ., p. 184: « Toute interprétation exige de la vertu et de l’audace, puisque

son but et sa source ne sont autres que l’homme. Nous risquerions de nous perdre dans une foule de connaissances fragmentaires, si nous n’avions pas,vigilante, en nous cette idée supra-empirique de l’homme en tant que totalitéenglobante supérieure. Nous ne réussirons à fonder ou à transcender uneconstruction herméneutique que si nous nous référons constamment à cetteidée qui exprime le besoin impératif et invariablement insatisfait de l’hommede se considérer soi-même comme une unité» .

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338 YANNIS PRELORENTZOS

 psychique contenue explicitement ou implicitement dans tous les

styles d’existence humaine et de conscience de soi» .135

  Notons toutefois que le recours à l’« activité herméneutique»

ne présente pas que des avantages selon Papaïoannou. Certes, grâceà elle, au lieu d’être obligés de considérer la réalité humaine commeun « complexe désordonné de données historiques (de faits, de personnes, de monuments etc.)» , comme une somme de donnéeshistoriques que nous tentons d’« expliquer ou de comprendre chacun

à part» , nous avons la possibilité d’« acquérir une représentationunique» . Mais cet outil méthodologique présente également undésavantage certain: nous sommes ainsi privés d’une fondationempirique absolument satisfaisante.136 Papaïoannou donne icil’exemple suivant: nos connaissances sur le VIIIe et sur le VIIe

siècles en Grèce sont lacunaires; les données objectives, leséléments dont nous disposons ne suffisent pas pour que nous puissions « comprendre le jaillissement explosif de la masserévolutionnaire sous le signe de Dionysos et d’Orphée» .137 

Cependant, il y a deux espèces de compréhension selonPapaïoannou ; une facile, qui reste au niveau de la simplereconnaissance,138 et une difficile, qui exige de notre part un effort pour nous situer au niveau de la coexistence et du dialogue: « Ce quiest difficile [...] est –et cela importe surtout celui qui ne considère pas l’histoire comme un spectacle ou comme un but mais commeun moyen pour « se connaître soi-même» –pouvoir  comprendreréellement, comme s’il s’agissait presque de notre propreexpérience, ce lien intime entre une révolution victorieuse et une

135 Cf. ibid ., pp. 147-148.136 Cf. ibid ., p. 184.137 Cf. ibid ., pp. 184-185, en particulier p. 185: « On ne nous dit rien de la

 psychologie de ceux à qui s’adressait la “poésie prolétarienne” d’Hésiode» .138 Cf. ibid ., p. 187: « Une telle compréhension [de la « continuité de sens» qui

existe entre les luttes révolutionnaires du Dème et, d’une part, sa nouvelleorientation religieuse et, de l’autre, la constitution idéologique de la tragédie]serait sûrement facile, si nous pouvions en rester au niveau du homo sum,humani nil a me alienum puto, à savoir au niveau de la simplereconnaissance» .

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 339

vie religieuse plus riche et intense que jamais auparavant …» .139 

Selon Papaïoannou, le fait que « nous vivons sous les mêmesconstellations et avons les mêmes expériences» que Saint-Just nous permet de ressentir pleinement sa phrase suivante: « Ce qui produitle bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu’oncommence trop tôt» .140 

La compréhension authentique exige également de nous de« mettre de côté ou, mieux, de mettre en doute certains postulats sur 

lesquels se fondent notre conscience historique et l’idée que nousavons formée, en nous appuyant sur notre expérience, concernant lecaractère et le destin de ceux que nous considérons comme des protagonistes de l’histoire» . Papaïoannou se hâte de donner unedéfinition négative de ces postulats (« ils ne sont pas seulement desnotions abstraites enfermées dans le court-circuit desintellectuels» ), avant de les définir positivement: il s’agit de« constellations qui orientent notre cheminement dans le monde etdéterminent notre attitude envers l’histoire dans laquelle nousvivons et les formes dans lesquelles nous communiquons avec lesautres hommes et nous investissons notre volonté d’existence, de puissance et de fécondité» .141 

L’exemple donné par Papaïoannou, lorsqu’il conteste les postulats sur lesquels se fonde notre conscience historique, est lesuivant: « Pour nous, toute révolution [...] n’est qu’une révolte prométhéenne contre la divinité, un refoulement de l’“au-delà” endehors du monde de l’action historique. Et, inversement, toute

139 Cf. ibid .140 Cf. ibid ., p. 163: « Nous devons ressentir  jusqu’au bout (et cela est possible,

car nous vivons sous les mêmes constellations et nous avons les mêmesexpériences) la phrase de Saint-Just : « Ce qui produit le bien général est

toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu’on commence trop tôt» pour comprendre cet élément de la passion jamais vu dans la philosophie classiqueeuropéenne contenu dans la conception hégélienne de la négativité [...] pour ressentir l’abîme qui sépare de l’esprit de la société ancienne ces hommes aveclesquels commence notre propre histoire. Nous devons ressentir toute l’érosiondu monde précédent impliquée dans la phrase de Saint-Just» (souligné par nous).

141 Cf. ibid ., p. 188.

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340 YANNIS PRELORENTZOS

religion et tout  prophétisme n’est pour nous qu’une fuite hors du

monde» .142

Afin de « pouvoir comprendre réellement, comme s’ils’agissait presque de notre expérience» ,143 l’action de la masserévolutionnaire en Grèce, au VIe siècle avant J.-C., afin de « pouvoir comprendre authentiquement le rôle joué par la masserévolutionnaire dans la création et le développement de cettereligiosité foncière du VIe siècle» ,144 il nous faut contester le« postulat» de notre époque, parce que nous connaissons que « le VIe

siècle a vu, avec l’issue triomphale de la lutte révolutionnaire, unerenaissance profonde du sentiment religieux, une piété inconnue jusqu’alors» .145 Mais comment ces deux phénomènes sont-ils liésentre eux? Selon Papaïoannou, la masse révolutionnaire a contribué« à la création et au développement de cette religiosité foncière» ; ils’agit d’une « renaissance religieuse [...] qui devient encore pluscompliquée et plus étrangère à nos représentations, si nous tenonscompte de l’échec de la tentative d’organisation d’une Église

Orphique» .146 Ce qui nous permettra de « ressentir la signification

radicalement responsable de la créativité herméneutique» , c’estl’opposition entre les « postulats de notre attitude et de notreéducation et le monde de l’homme grec classique» .  Mais pourquoinous comparer tout particulièrement à l’homme grec ? Car « c’est ànos yeux le “système de référence” supérieur que nous pouvons

invoquer» ! En quoi une telle opposition nous est d’une quelconqueaide ? « Elle nous ramène, présent, l’homme le plus éloignéhistoriquement de nous» . En quoi consiste cette créativité herméneutique ? « Elle ne peut –et elle ne doit –être qu’une formesupérieure de gravité, de conscience de soi, de maîtrise de soi» .Pourquoi ? Parce qu’elle se réfère à l’« individu [et à la civilisation]qui ne se connaît que dans la mesure où il rompt son isolement

narcissique» . Enfin, en quoi cette créativité herméneutique peut-elle

142 Cf. ibid ., p. 187 (souligné par nous).143 Ibid. (souligné par nous).144 Cf. ibid ., p. 188.145 Cf. ibid ., pp. 185 et 187.146 Cf. ibid ., p. 188 et note 131.

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 341

aider notre propre effort ? Elle nous aide, car, en s’appuyant sur 

elle, « nous pourrons voir, sans risquer, comme dirait Platon, denous aveugler, le grand art et la grande philosophie sur leur baseéternelle, prophétique – ainsi que l’impératif d’une actionhistorique authentique et responsable» .147 

Mais comment est-il possible de considérer les formeshistoriques comme nos expériences propres ? Reconnaissant ladifficulté de la tâche, Papaïoannou recourt à la technique

 psychothérapeutique dite « projective» .148

  Dans ce cadre, ilconsidère même  La naissance de la tragédie de Nietzsche commeune « première “projection-découverte” qui a mis en péril lesfondements des valeurs “humanistes” et de la “fausse santé” duXIXe siècle» .149 

 Nous sommes maintenant à même de comprendre que ladéfense de l’herméneutique philosophique par Papaïoannou est

compatible avec (et implique) la critique sévère des interprétationsgrossières, comme celle de Marx –mais aussi d’une série d’autres penseurs150 –suivant lequel la maturité de l’homme commence

147 Cf. ibid ., pp. 188-189.148 Cf. ibid ., pp. 53-54: « le héros kafkaïen du XXe siècle, ayant perdu son identité,

[...] terrifié de sa propre réalité, [...] se tourne vers le passé, non pas pour admirer les “progrès” réalisés, ni pour retrouver le ravissement d’une

quelconque préhistoire “enfantine” ou la patrie mythique que les classicistes etles romantiques ont décelé en Grèce et au catholicisme du Moyen-Âge, mais

 parce qu’il a appris à considérer les formes historiques comme ses expériences propres, comme le matériau d’une “technique projective”  à traversl’interprétation duquel il découvre son propre moi et donne un sens à sa

 propre situation dans le monde. La “technique projective” comme “diagnosticde la personnalité globale” se présente dans la psychothérapie contemporainecomme une fonction dans un système de “défense”, de dépassement desconflits. Dans ce sens, nous pourrions dire que notre autodiagnostic, depuis la

 Naissance de la tragédie de Nietzsche jusqu’à Waste Land de T.S. Eliot et lesdernières œ uvres de Picasso, se fait à travers un système de “projections” dansl’ensemble de l’histoire universelle» .

149 Cf. ibid ., p. 54.150 Cf.  La consécration de l’histoire, op. cit ., p. 75: d’après saint Augustin la

religion révélée « suppose une histoire, une série de gradations où chaqueépoque constitue la condition nécessaire de l’étape suivante, [...] l’évolution del’humanité, qu’on peut comparer aux divers âges de la vie et qui fait que

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342 YANNIS PRELORENTZOS

avec la révolution industrielle ; de la sorte la Grèce ancienne

représenterait l’enfance de l’humanité.151

« Le fragment del’ Introduction à la critique de l’économie politique de Marx où il sedemande “ce que vaut Mercure ( Hermès) devant la Banqued’Angleterre, ce que vaut Vulcain ( Héphaïstos) devant lamétallurgie moderne” etc. nous permet de dégager la conceptionmarxienne de ce “dépassement” du contenu mythologique de l’artancien. Cela nous suffit pour comprendre que Marx était étranger 

au sens non seulement de la mythologie ancienne mais de toutereligiosité …» .152 

Soulignons enfin que, selon Papaïoannou, une revue rapidede la bibliographie concernant le phénomène des masses suffit pour nous convaincre que l’insuffisance de certaines approches du problème « de la masse, de sa psychologie et de son destinhistorique» n’est pas due à l’incapacité critique ou herméneutiqued’autres philosophes ou sociologues, mais dépend surtout de leur caractère, de leur bonne foi et de leur conséquence. Papaïoannoucritique ici l’attitude partiale de Max Scheler envers lechristianisme: « tandis qu’il admet l’interprétation nietzschéenne durôle du ressentiment dans la création des valeurs morales etreligieuses et tandis qu’il l’applique sur toute la ligne à la “critique”

l’homme devient de plus en plus capable de recevoir la vérité. [...] C’était làune formule décisive que l’on retrouvera, enrichie ou appauvrie, dans toutesles méditations philosophico-historiques postérieures, depuis Florus, quidivisait l’histoire romaine en quatre périodes correspondant à l’enfance,l’adolescence, l’âge viril et la sénescence, jusqu’à Herder, Hegel, quiconsidérait l’époque moderne comme “l’âge sénile de l’esprit”, et Marx qui

 parlait confusément d’une “enfance sociale de l’humanité” en distinguant avecle plus grand sérieux les “enfants normaux” que furent les Grecs, des enfantsanormaux et précoces que furent les autres peuples de l’antiquité» .

151 Cf. Masse et histoire, op. cit ., pp. 52-53. Papaïoannou avait critiqué auparavantle XIXe siècle –en particulier « l’idée de l’histoire comme d’une évolution

 progressive, comme d’une réalisation graduelle de l’autonomie humaine ausein de la société» –en lui reprochant qu’il « ne se limite pas d’“expliquer” le

 présent à travers le passé, mais qu’il cherche surtout à inciter l’homme àtransformer le présent en l’éclairant de façon consciente à travers l’avenir» (cf.ibid ., pp. 49-50).

152 Cf. ibid ., p. 51, note 15 (souligné par nous).

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qu’il exerce aux valeurs bourgeoises et démocratiques, il s’efforce

en même temps de démontrer que le christianisme est au-delà detoute espèce de ressentiment et que même les autodafés del’Inquisition “se faisaient par amour pour l’hérétique lui-même”» .153 

V. Conclusion

 Nous sommes conscients du fait que les analyses dePapaïoannou sur le mythe tragique et la justice dans le cadre de sa philosophie de l’histoire et notamment de sa théorie sur le rôlecréateur des masses historiquement actives s’inscrivent dans uneligne de pensée d’inspiration romantique qui a déjà été critiquée:« Cette idéologie valorisante du théâtre et de la cité grecque est profondément romantique dans ses assises: elle domine la réflexionde jeunes idéologues révolutionnaires allemands frustrés d’action

qui subliment dans l’image d’un “ressort d’harmonie” le passéd’une cité hellénique rassemblée dans une brûlante communioncivile et esthétique, communion dont l’homme peut, dans l’avenir,retrouver les principes. [...] Image d’une réconciliation de l’hommeavec l’esprit et l’âme d’un peuple, d’une identité de l’“en deçà” etde l’“au-delà”, qui, selon le jeune Hegel de Tübingen, alors proched’Hölderlin et de Schelling, n’a été rompue que par le

christianisme. L’harmonieuse relation de l’individu et de lacommunauté civique, l’active participation du citoyen à une cité, oùla religion du peuple soit immanente à son existence, définissentl’idéal moral et esthétique d’où l’on peut tirer l’idée d’un accord profond entre le théâtre, la mythologie qu’il représente et la sociétéramassée en une totalité vivante154» .

 Nous sommes également certains que, étant donné le

changement des standards concernant la précision requise dans lecadre des sciences humaines, les recherches récentes des hellénistes peuvent déceler et dénoncer des inexactitudes dans les détails de

153 Cf. ibid ., pp. 181-182.154 Cf. Jean Duvignaud, Sociologie du théâtre, op. cit ., pp. 232-236, en particulier 

 p. 233.

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344 YANNIS PRELORENTZOS

certaines analyses de Papaïoannou. Mais, à part le fait que  Masse et 

histoire est un manuscrit inachevé écrit par un auteur ayant àl’époque moins de trente ans et le fait que ce travail, ainsi que latotalité des écrits de Papaïoannou concernant la philosophie del’histoire, sont des essais et non des travaux universitaires, nousdevons tenir compte de la remarque judicieuse de Pierre Vidal- Naquet: « qui serait assez fou pour écrire en 1998 comme il le faisaiten 1963 ?» 155 

La pensée de Papaïoannou a le mérite indiscutable deconstituer un des jalons importants de la réception de la philosophieet de la littérature allemande en Grèce, mais aussi en France, oùl’influence de la philosophie allemande sur le « moment 1930» et le« moment 1960» de la philosophie française, pour employer l’expression de Frédéric Worms, fut déterminante. Mais, à partcela, l’intuition fondamentale de Papaïoannou – dans le sens bergsonien du terme qu’il met en valeur à propos de Marx156 –dans Masse et histoire et dans les autres écrits de sa période humaniste,concernant la contribution du psychisme sui generis des masseshistoriquement actives à la création de nouveaux contenus del’existence et de la coexistence humaines nous semble originale etimportante. Elle mériterait en tout cas d’être systématiquementcomparée à d’autres réflexions philosophiques ou psychologiquesconcernant les masses, telles celle de Spinoza,157 de Gustave Le

155 Cf. Pierre Vidal-Naquet,  Mémoires, 2. Le trouble et la lumière (1955-1998 ),Éditions du Seuil/La Découverte, coll. « Points. Essais» , Paris, 1998, p. 168.

156 Cf. K. Papaïoannou, « La fondation du marxisme» (1961) in  De Marx et dumarxisme, op. cit ., p. 39: « Bergson disait que tout système philosophique a uneintuition fondamentale que le philosophe n’a fait ensuite que développer defaçons diverses en l’appliquant à une multitude de cas particuliers. Cetteobservation paraît remarquablement juste en ce qui concerne Marx, et le centre

de perspective de sa doctrine est incontestablement constitué par l’idée des“forces productives”» .

157 Nous nous référons au rôle fondamental de la multitudo dans la philosophie politique de Spinoza, en particulier dans son Traité politique. Cf. notammenta) Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Les Éditions deMinuit, Paris, 1969, surtout la troisième partie. b) Du même,  Anthropologie et 

 politique au XVII e siècle. Études sur Spinoza, Vrin-Reprise, Paris, 1986, en particulier pp. 49-153. c) Le premier numéro de la revue Studia Spinozana,

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MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 345

Bon158 et d’Ortega y Gasset159 que Papaïoannou critique de manière

sévère, de Freud,160

de Sorel,161

de Canetti,162

de Castoriadis,163

de

1985: « Philosophy of Society» . d) Pierre-François Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité , P.U.F., coll. « Épiméthée» , Paris, 1994, en particulier pp. 379-465. e) Laurent Bove,  La stratégie du conatus. Affirmationet résistance chez Spinoza, Vrin, Paris, 1996, notamment le ch. IX: « Lastratégie de la multitudinis potentia, stratégie propre du conatus politique» .

158 Cf. Psychologie des foules (1895), P.U.F., Paris, 8e édition dans la coll.

« Quadrige» , 2003. Cf. aussi la discussion critique des conclusions principalesde Le Bon par Freud dans Psychologie des foules et l’analyse du moi, ch. ΙΙ etΙΙΙ.

159 Cf. La Rebelión de las Massas, 1930.160 Cf.  Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), S. Fischer Verlag, Frankfurt,

1974 ; édition française: « Psychologie des foules et l’analyse du moi» dansEssais de psychanalyse (trad. J. Altounian, A. et O. Bourguignon, A. Rauzy),nouvelle édition Payot, Paris, 1989. Pour un exposé concis des thèsesessentielles de ce texte, cf. Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud ,

trad. Liliane Flournoy, vol. III, P.U.F., Paris, 1969, 1e édition dans la coll.« Quadrige» , 2006, pp. 383-384. Cf. Jean Lefranc, Freud , Hatier, coll. « Profil» ,Paris, 1996, pp. 64-68.

161 Je me réfère surtout aux  Réflexions sur la violence. Études sur le devenir social, Éditions du Seuil, Paris, 1990 (1e édition en tant que texte à part, Pageslibres, Paris, 1908). Je me réfère notamment au rôle fondamental attribué par Georges Sorel, tenant du syndicalisme révolutionnaire, aux mythes (à l’opposéde l’utopie), surtout au mythe de la grève générale comme facteur essentiel du

 passage au socialisme (cf. Philippe Soulez,  Bergson politique, P.U.F., Paris,

1989, pp. 332-334 ; et Marc Crépon, « Les promesses d’un mot: la grèvegénérale (Sorel, lecteur de Nietzsche)» in Frédéric Worms (dir.),  Le moment 1900 en philosophie, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuved’Ascq, 2004, pp. 401-413). En ce qui concerne l’effort de Sorel des’approprier de certaines hypothèses de  L’évolution créatrice afin d’« éclairer les questions d’histoire sociale» , en particulier « ce qui concerne les grandsmouvements populaires dans lesquels s’affirme la liberté» , cf. Pierre Andreu,« Bergson et Sorel» ,  Les études bergsoniennes (P.U.F., Paris), vol. III, 1952,

 pp. 41-78, surtout pp. 46-48 et 57. Cf. Ph. Soulez in Ph. Soulez et F. Worms,

 Bergson. Biographie, P.U.F., « Quadrige» , Paris, 2002, pp. 109-110.162 Cf. Elias Canetti, Masse und Macht , Claassen Verlag, Hamburg, 1971.163 Je me réfère notamment aux analyses de Castoriadis concernant le collectif 

anonyme dans le cadre de l’étude de la question du social-historique dans sonopus magnum:  L’institution imaginaire de la société , 5e édition revue etcorrigée, Seuil, Paris, 1975. Cf. aussi les analyses de Castoriadis contenuesdans le livre qu’il a cosigné (sous le pseydonyme Jean-Marie Coudray) avecEdgar Morin et Claude Lefort:  Mai 68 : la brèche, Fayard, Paris, 1968 ; 2e 

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346 YANNIS PRELORENTZOS

Balibar 164, ainsi que, bien entendu, aux philosophes, aux

 psychologues et aux penseurs qui ont nourri la réflexion desauteurs mentionnés.

édition augmentée:  Mai 68 : la brèche, suivi de Vingt ans après, Complexe,Bruxelles, 1988. Castoriadis met ici l’accent sur le projet d’autonomie et dedémocratie directe.

164 Cf. Étienne Balibar,  La crainte des masses: politique et philosophie avant et après Marx, Galilée, Paris, 1997.

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19

WALTER BENJAMIN :

HISTOIRE, MYTHE ET JUSTICE

PANAYIOTIS NOUTSOS

Professeur de philosophie sociale et politique à l’Université de Ioannina

Dans son œ uvre, Walter Benjamin (1892-1940) s’essaie à

comprendre le penser mythologique, notamment comme pratique

allégorique, ainsi que la fonction du mythe, par exemple celle du

« mythe du progrès”. C’est sous un tel angle d’approche du devenir historique qu’il abordera l’idée de justice, dans son tout dernier 

texte, « Sur le concept d’histoire» 1, comme je vais essayer de le

montrer.

On pourrait, à l’instar d’Anderson1, se borner à voir en lui un

critique du temps « unilinéaire» et de l’« idée même de progrès» 2.

On pourrait faire comme si la critique de l’« évolutionnisme social-

démocrate» et du champ d’application du « matérialisme historique»ne renvoyaient pas, chez ce théoricien de l’entre-deux-guerres, à

une « tradition» théorique précise. En ce qui concerne le premier 

 point, de Kautsky à Rosa Luxemburg se fait jour un nouveau sens

du devenir historique: l’histoire y est distinguée de la nature, la

conception matérialiste de l’histoire dégagée d’un évolutionnisme

darwinisant, si bien que les données préfigurant la « chute» de la

formation sociale actuelle y sont évaluées à l’aune du communisme

 primitif et de la société communiste à venir. On y constate, en tout

11991: 24

2 Liakos 2005: 103

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348 PANAYOTIS NOUTSOS

état de cause, notre incapacité à prévoir l’avenir sur la base de

« lois»3

.En effet, le texte « Sur le concept d’histoire» (1940), qu’on

s’empresse de citer à ce propos, critique la pensée positiviste,

l’historiographie irrationaliste et la conception du temps historique

comme « homogène et vide» (XIII). Cette critique s’appuie sur le

matérialisme historique et porte sur l’« image vraie du passé» qui

« passe en un éclair » (V), non moins que sur la prétention de savoir 

« comment les choses se sont réellement passées» . D’une part, cetteimage est appréhendée telle qu’elle « s’offre inopinément au sujet

historique à l’instant du danger» qui « menace aussi bien les

contenus de la tradition que ses destinataires» (VI). D’autre part,

« l’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire» ne

saurait être dissociée « de celle d’un mouvement dans un temps

homogène et vide» (XIII). C’est en ce sens que l’histoire doit être

« l’objet d’une construction (Konstruktion) dont le lieu n’est pas le

temps homogène et vide, mais le temps saturé d’« à-présent»

( Jetztzeit )» (XIV).

Si tant est que la « conscience de faire éclater le continuum de

l’histoire» correspond aux « classes révolutionnaires, au moment de

l’action» qui est la leur (XV), quel sera le sujet qui aura besoin d’un

concept du présent entendu non comme « passage» mais comme

« arrêt et blocage du temps» ? Ce sera, bien évidemment, l’« historien

matérialiste» , lui qui « écrit l’histoire» « pour sa part» , et qui, de

cette manière, « reste maître de ses forces: assez viril pour faire

éclater le continuum de l’histoire» . Contrairement, s’entend, aux

tenants de l’« historicisme» ( Historismus), qui, visant à exposer 

« l’image « éternelle» du passé» (XVI), procédant « par addition» et

composant ainsi l’« histoire universelle» (Universalgeschichte), ne

manquent pas de « mobiliser» , précisément, « la masse des faits pour 

remplir le temps homogène et vide» .

L’historiographie matérialiste fait fond sur un « principe de

construction» (konstruktives Prinzip, « principe constructif» ) tiré du

 penser comme capacité de « blocage» , d’immobilisation du contenu

3 Cf. Noutsos 1989: 121-130

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WALTER BENJAMIN : HISTOIRE, MYTHE ET JUSTICE 349

de la pensée. L’objet historique apparaît ainsi comme cette

« monade» en laquelle consiste le « blocage» des « événements» ,l’immobilisation du devenir historique, et, de ce fait, comme une

« chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé»

(XVII). Ainsi, le présent comme « à-présent» , comme instant,

« résume en un formidable raccourci l’histoire de toute l’humanité»

(XVIII). Et l’historien qui entreprend une telle œ uvre « saisit la

constellation que sa propre époque forme avec telle époque

antérieure» (Appendice A)

4

.Donc, la dite « primauté du présent dans l’articulation du

 passé»5

ne concerne en rien ce qui « se présente comme nation et

histoire nationale» , mais seulement la possibilité d’« appréhender le

 passé de façon à pouvoir contester les victoires des dominateurs» .

En effet, le sujet du savoir historique, ce n’est pas la nation, c’est la

« classe de ceux qui sont dans les fers, et qui veut se faire justice» 6.

Le commentaire inspiré à Benjamin par le tableau de Klee,« point focal» de l’ensemble de ses thèses sur le concept d’histoire,

a été notamment utilisé « un nombre incalculable de fois et dans les

contextes les plus divers» , comme cela a été noté à juste titre7. Il

sera donc utile, avant que ne s’en établisse encore une interprétation

et que la pratique n’érige l’« usage» en « signification» , de rappeler 

la IXème thèse de ce texte qui, dans d’autre langues que l’allemand,

fut intitulé (103) Thèses sur la philosophie de l’Histoire. 

Que regarde l’« Ange de l’Histoire» ? « Là où nous apparaît

une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique

catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les

 précipite à ses pieds» . L’Ange « voudrait bien s’attarder» , à savoir 

« réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré» . Mais une

tempête en provenance du paradis lui retient les ailes et le « pousse

irrésistiblement vers l’avenir» . Cette tempête qui « élève jusqu’au

41940: 693-704

5Liakos 2005: 103