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La Revue hebdomadaire (Paris. 1892) Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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La Revuehebdomadaire (Paris.

1892)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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La Revue hebdomadaire (Paris. 1892). 1892-1939.

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N&8 34e Année - 21 Février 1925 2

LA REVUEHEBDOMADAIREET SON SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ

PARAISSANT LE SAMEDI

• CONFÉRENCES DE LA "SOCIETECHARLES B*NOIST \ DES CONFÉRENCES"

de l'institut, i Choses d'aujourd'hui. III. La'

France et le Vatican 259

ANDRÉ BELLESSORT Voltaire. IV. Voltaire amou-reux et courtisan 285

HENRI DAVIGNON Un Pénitent de Furnes (I)... 318

JEAN-DARS Poésies 340

JEAN GOUDAL Surréalisme et cinéma 343

GEORGES MANDEL Rappel aux principes 358

MARTIAL-PIÉCHAUD Le Théâtre : La Vierge au grandcoeur, de M. François Porche. 369

LOUIS LATZARUS Chronique parisienne : Les

net vis de Marseille et km s

amis 373

LÉON VIGNEAULT : Bulletin financier.

LIBRAIRIE PLON, 8, rue-Garancière — PARIS (6»)1 v

\frSLSsttfiâUii/EURus-12-53)

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LA REVUEHEBDOMADAIREET SON SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ

FONDÉE EN 1891 PAR PLON-NOURRIT ET 0>, ÉDITEURS

DIRECTEUR : FRANÇOIS LE GRIX

RÉDACTEUR EN CHEF : JEAN D'ELBÉE

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LA FRANGE ET LE VATICAN «

Le sujet dont je vais avoir l'honneur de vous entre-tenir est de ceux sur lesquels tout a été dit, bien des fois

et très bien dit. Je ne l'aurais pas choisi, mais René

Doumic me l'a imposé tout doucement, avec cette espèced'obstination sourde qu'il met à l'accomplissement de

ses desseins. Les circonstances semblent lui donner raison,mais me rendent la tâche plus ingrate encore, car tout ce

qui avait été déjà dit vient d'être répété à satiété. Jen'ai donc pas la prétention d'apporter ici quoi que ce soit

de nouveau. Tout mon objet est de vous présenter au-

jourd'hui, le plus brièvement et avec le plus de relief

qu'il m'est possible, un résumé de la sempiternelle et

plus que jamais actuelle question des rapports de la France

avec le Saint-Siège, vue sous l'aspect concret du main-

tien ou de la suppression de notre ambassade au Vatican.

I

Ni la papauté, ni la France, ne sont nées d'hier. Il y a

des siècles qu'elles se connaissent. Sans remonter jusqu'àClovis, comme certain document parlementaire demeuré

célèbre, ni même jusqu'à Charlemagne, il est clair que le

pape, docteur et chef suprême de l'Église catholique,et les rois qui devaient plus tard se parer du titre de

\1) Conférence prononcée à la Société des Conférences le 6 février 1923.

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260 LA FRANCE ET LE VATICAN

Très-Chrétiens, ne pouvaient ni ne devaient s'ignorer.Non pas, il faut le noter, parce qu'ils se disaient Très-

Chrétiens, mais simplement parce qu'ils étaient rois ;non pas parce que la France était un État catholique,mais simplement parce qu'elle était un État. Du fait

qu'il y avait un pouvoir spirituel, un pouvoir temporel,et que ces deux pouvoirs n'étaient pas réunis dans une

même personne, il y avait un domaine spirituel, un do-

maine temporel, et, entre les deux, une marche indécise,

disputée, aux frontières incertaines, dite « les matières

mixtes ». Lorsqu'on est deux et qu'on n'est pas d'accord,le seul moyen qu'on ait de s'entendre est de causer;et lorsqu'on est loin l'un de l'autre, le seul moyen qu'onait de causer (si d'ailleurs on est un trop grand person-

nage pour se déranger à tout instant) est de s'envoyerl'un à l'autre des hommes de confiance, bien instruits

de vos pensées et de vos intentions. Ainsi furent amenés

de très bonne heure à faire le pape et le roi, non pas à

cause des donations, plus ou moins authentiques, de Cons-

tantin, non pas à cause de l'exarchat de Ravenne, non pasà cause des États de l'Église quelle qu'en fût la dimension,non pas parce que le pape était roi, mais simplement

parce qu'il était le Souverain Pontife et que, comme chef

de l'Église universelle, il avait des affaires à traiter et à

régler en France ; parce que le roi avait des affaires à

traiter et à régler à Rome avec le pape, à l'autorité de

qui était unie l'Église de France. Quand Charles VII,

après son ordonnance de 1423, envoya à Martin V une

ambassade solennelle, le pape ne mesura pas quelle était

au juste à cette heure l'étendue des États du roi.

En parlant du pape et du roi, du Saint-Siège et de la

France, des relations de l'Église de France avec le Pon-

tife romain, je prie de croire que je n'oublie pas le galli-canisme. Nous avons tous recueilli et nous nous transmet-

tons de génération en génération, nous bourgeois de ce

pays, quelque goutte du sang qui coula de la veine de

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LA FEANCE ET LE VATICAN 2ÔI

nos légistes. Assurément, le gallicanisme est un fait

presque originel, constant et permanent de notre histoire ;il est sa tendance et son esprit même. Mais quoi? Prenons

le gallicanisme à son plein développement, constitué

en doctrine, sur le point de passer presque en force de loi

du royaume, à l'apogée ou tout près de l'apogée de la

monarchie. Puisque M. le président du Conseil a relu,à l'occasion de la dernière discussion parlementaire, les

« Instructions données aux ambassadeurs, de la paixde Westphalie à la Révolution française », il est une obser-

vation qui ne lui a pas échappé. A ce moment où la diplo-matie a revêtu ses formes modernes, où il ne s'agit plus,comme autrefois, de missions occasionnelles, toutes tem-

poraires, à personnel variable, à but limité et unique,'

depuis Hugues de Lionne qui, en 1654, a remplacé, avec

rang et titre d'ambassadeur, le cardinal d'Esté, « protec-teur des affaires de France près du Saint-Siège », jamaisla France n'a été absente de Rome. On voit se succéder

le président Colbert de Vandières, envoyé (1660) ; le sieur

d'Aubeville, envoyé (1661) ; le duc de Créqui, ambassa-

deur (1662) ; M. de Bourlemont, auditeur de rote (aprèsl'incident de la garde suisse) ; le duc de Chaulnes, am-

bassadeur (1666), puis sans qualification (pendant le

conclave, à la mort d'Alexandre VII), puis de nouveau

ambassadeur (1669) > César d'Estrées, évêque de Laon,

envoyé extraordinaire (1671) ; le duc d'Estrées, am-

bassadeur (1672), réaccrédité (1676) à l'accession au trône

d'Innocent XI ; le marquis de Lavardin, sans qualitédéterminée (1687). Dans l'intervalle, il y a eu (1682) la

Déclaration du clergé de France. Il est vrai qu'il y a eu

aussi la Révocation de l'édit de Nantes (1685). Pas une

lacune, pourtant ; pas une vacance, pas une interruption.Et la chaîne se déroule tout le long du dix-huitième

siècle. Vainement M. Herriot croira tirer argument d'une

phrase qui se trouverait dans les instructions données

en 1748 au duc de Nivernais (en 1748 : cela sent l'Ency-

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2Ô2 LA FRANCE ET LE VATICAN

clopédie, dont le prospectus va paraître dans deux ans) ;à savoir « qu'il ne reste presque plus au pape, même dansles pays catholiques, qu'un grand nom et la facultéde dispenser les indulgences ». Un membre de la droitelui crie avec à-propos : « Mais il y a un ambassadeur ! »Tout le point est là, en effet. Il y avait un ambassadeur.

Il y en eut un jusqu'à la Révolution française. Même

pendant la Révolution, le lien ne fut pas tout à fait coupé.La Convention elle-même eut Cacault. On ergotera tant

qu'on voudra sur la mission de Cacault, sur les conditionsdans lesquelles elle lui fut confiée et les résultats qu'onen attendait. Les lettres de créance publiées si opportu-nément par M. Georges Grosjean n'en disent pas moinsen propres termes : « Ce changement dans la forme du

gouvernement (l'institution de la République) ne devanten aucune manière altérer les liaisons d'amitié qui sub-sistent depuis si longtemps entre la France et les Étatsde Votre Sainteté, et la République française désirantau contraire maintenir et cultiver les mêmes liaisons,nous avons fait choix du citoyen Cacault pour vous en

porter l'assurance et rester auprès de Votre Saintetéen qualité de résident. » Rester en qualité de résident,c'est écrit. Peu importe que le ministre ait d'abord été

empêché de dépasser Florence et de gagner son poste !La République française, substituée à la monarchie, n'enavait pas moins accrédité auprès du pape le citoyenCacault, qui, selon la remarque chargée d'intentions deM. le président du Conseil, était de Nantes. Que de choses,pour le dire en passant, nous sont venues de Nantes ou

par des Nantais ! C'est à Nantes qu'eut lieu, entre lecardinal d'Amboise et Machiavel, le fameux dialogue :a Les Italiens n'entendent rien à la guerre. — Et les

Français, rien à la politique, car, s'ils s'y entendaient,ils ne laisseraient pas l'Église en venir à une telle gran-deur. » Paroles mémorables, dont un Nantais éminent atiré, de notre temps, des conclusions excessives : le Secré-

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LA FRANCE ET LE VATICAN 263

taire florentin ne pensait qu'aux conquêtes de César

Borgia dans les Romagnes, alors que le duc, gonfalonierde l'Église, « mangeait l'artichaut feuille à feuille », etnullement à la puissance morale ou sociale de la papauté.Mais c'est toujours un sujet de méditation pour nous,

quoique peu réconfortant, particulièrement en ce quitouche l'ambassade auprès du Saint-Siège, quand, de

gaieté de coeur, certains s'apprêtent à abandonner cette

position incomparable, qu'au bout du compte il est peut-être vrai que « les Français n'entendent rien à la poli-

tique ».

Glissons sur l'Empire, la Restauration, le règne de

Louis-Philippe, périodes de réaction, comme chacun sait,bien que Louis-Philippe n'ait jamais passé pour dévot,et que Louis XVII lui-même ne l'ait été, dans le fond,

guère plus que Napoléon. Mais la seconde Républiquene rompit pas non plus avec Rome. M. Georges Grosjeannous a donné encore, dans un autre article, la correspon-dance de Bastide et de Lamartine. Il faudrait être bien

difficile pour ne pas la trouver édifiante et bien sûr de

soi pour la négliger. Généreux, désintéressés, qu'on n'es-

saie pas de les récuser pour leur générosité, leur désinté-

ressement même. Nous répondrions, avec la chanson,

que c'étaient des républicains, non pas plus grands, —

il ne s'en fait pas ! — mais aussi grands que « ceux du

jour d'aujourd'hui ».

n

Et tombons d'un coup au temps de M. Combes. Dans

le commencement de l'été de 1903, il devint visible quel'État, sous la domination des radicaux-socialistes, allait

chercher querelle à l'Église. Dès le 25 juin, M. DenysCochin, inquiet, demanda à interpeller le gouvernement.D'autres députés, de la droite ou du centre, qui parta-

geaient ses craintes, l'imitèrent. La gauche répondit

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264 LA FRANCE ET LE VATICAN

par une sorte de contre-interpellation. M. Gustave-

Adolphe Hubbard, qui était bien de ce parti, mais quin'était pas ministériel, et qui feignait de redouter le vieux

fonds de cléricalisme de M. Combes, voulut savoir si

M. Loubet, président de la République, au cours du sé-

jour qu'il se proposait de faire à Rome pour rendre la

visite du roi d'Italie, n'irait pas présenter ses hommagesau pape. Dans le même sens, M. Marcel Sembat précisait :

a En réponse à la visite attendue du roi d'Italie, nous

pouvons compter, puisqu'on ne saurait différer de la

rendre, sur telle abstention qui, définitivement, mettra

dans leur vrai jour les rapports entre la République

française et le Vatican. » Ainsi le plan se dessinait. Sur-

vint l'affaire des évêques de Dijon et de Laval, Mgr le

Nordez et Mgr Geay. Rome les avait mandés par mesui e

disciplinaire ; le gouvernement, s'appuyant sur un texte

repris par le Concordat des anciennes dispositions de la

police monarchique du culte, leur fit « expresse inhibition

et défense de sortir du royaume, » — je me trompe— du

territoire de la République. C'était les mettre en révolte

contre le Saint-Siège. Plus sages, ils se soumirent et quit-tèrent leurs diocèses. Mais on tenait ce qu'on désirait.

On avait poussé dans la voie de la séparation M. Combes

qui, jusque-là, et tout récemment encore, proclamaitsa fidélité au régime concordataire, non sans scandale pour

beaucoup de ses amis. Il sauta le pas à Auxerre, où il

prononça un discours après lequel ils ne purent plus douter

que, pour toutes les besognes qu'il leur plairait d'entre-

prendre, il était bien leur homme.

La visite de M. Loubet à Victor-Emmanuel eut lieu.

On lui fit produire plus qu'on n'en avait espéré. Le Sou-verain Pontife avait cru devoir protester au titre des

droits qu'il n'avait cessé de revendiquer sur la capitalede l'Église. Pouvait-il consentir à y paraître ignoré, à

y être traité en absent? D'autres chefs d'État étaient

venus, des souverains non catholiques; l'empereur aile-

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LA FRANCE ET LE VATICAN 265

mand, notamment, à plusieurs reprises, une fois avec Bis-

marck lui-même, douze ou quinze ans après le Kultur-

kampf. Ils avaient tous trouvé un chemin qui, par un

détour protocolaire, les avait menés au Vatican. Le papes'était contenté d'un simulacre qui, les faisant partirdu sol exterritorialisé de leur ambassade, permettaitde se représenter qu'ils arrivaient en droite ligne de leur

pays. On n'indiqua pas ce sentier au président de la Répu-

blique, qui n'eut pas la curiosité de voir ce qu'était la Citéléonine. Peut-être même y eut-il pis. Je me souviensd'avoir entendu raconter que, dans une promenade au-

tour de la ville qu'ils faisaient en tête à tête, le roi condui-

sant lui-même son phaéton, Victor-Emmanuel l'avait

arrêté juste devant l'endroit où s'ouvrit en septembre 1870la brèche de la Porta-Pia. Ce détail est vrai ou ne l'est

pas, je ne sais, et je ne veux pas le retenir. Mais, s'il était

vrai, il ajouterait aux motifs que le Souverain Pontife

pensa avoir d'exprimer son mécontentement. Il le fit

éclater — c'est le mot — dans un document diplomatique

auquel le hasard (fut-ce vraiment le hasard?) donna un

retentissement énorme, des conséquences qu'on n'avait

pas voulues, une portée qu'on avait mal calculée. Ce docu-

ment pontifical, la protestation du pape aux puissances,étant parvenu aux mains de Jean Jaurès, il l'imprimatout vif dans le journal l'Humanité. Or, on apprit que la

lettre du cardinal Merry del Val n'avait pas été adresséeà notre gouvernement. D'où un déchaînement d'honnêtes

et scrupuleuses fureurs, dont la vertu exigeait une répa-ration immédiate. Ce ne pouvait être que le rappel denotre ambassadeur, préludant à la suppression de notreambassade. Il y fut procédé pendant les vacances ; pro-cédé, je n'y songe pas sans tristesse, par un ministre qui,à tant d'égards, avait grandement mérité de la patrie,et qui devait la servir encore brillamment, par le même

ministre qui, quatre ans à peine auparavant, le 27 no-

vembre 1899, regardant en particulier vers l'Orient,

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266 LA FRANCE ET LE VATICAN

déclarait : « L'action de notre ambassadeur ne vise passeulement les rapports du clergé catholique avec son chef ;

qu'on le regrette ou qu'on s'en félicite, telle est la forcede l'histoire, tel est le prestige de la tradition que c'estvers la France encore que se tournent en Orient les po-

pulations qui appartiennent à la foi catholique... et siétroite pour ces populations est la solidarité entre

l'Église latine et la Puissance protectrice que touteatteinte à l'une est regardée comme une diminution del'autre. »

Bientôt après fut entamée la procédure de séparation.Le Concordat fut non pas dénoncé, mais abrogé, c'est-à-

dire qu'un contrat fut aboli par la seule volonté d'unedes deux parties, et la brutalité de la manière soulignanettement le caractère de l'opération. Lorsqu'à vingt ansde distance, j'en repasse les différentes phases dans mamémoire qu'a rafraîchie une nouvelle lecture (car ilfaut faire comme Royer-Collard et comme M. Herriot :il faut relire), j'ai l'impression très vive d'un mot d'ordredonné du dehors, imposé par une sorte de conspirationà un gouvernement qui n'était pas le vrai gouvernement,à un gouvernement en réalité gouverné, et du chef appa-rent duquel on savait que, pour tout ce qui pourraitporter atteinte ou ombrage à l'Église catholique, on pou-vait escompter la complaisance sans refus, parce qu'ilétait personnellement vis-à-vis d'elle dans la situationde Mathan à la porte du temple, voulant « anéantir leDieu qu'il a quitté. »

A ce propos, tandis que s'éveillent des réminiscences,qu'on me pardonne d'égayer un peu la sévérité de cettecauserie par une jolie histoire. Je l'entendis conter au-trefois, dans une salle voisine de celle-ci, par l'ancienministre des Affaires étrangères, M. Emile Flourens, et,en vous la répétant, je m'efforcerai de lui conserver sonaccent ; mais ce que, malheureusement, je ne pourraipas vous rendre, c'est le visage imperturbable en sa

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LA FRANCE ET LE VATICAN 267

pâleur froide, c'est la pointe d'humour à la glace qui en

décuplait la saveur.« En vain, disait M. Flourens, une presse stylée répand

le bruit que M. Loubet n'est pas allé voir le pape. Mes

renseignements m'autorisent à affirmer le contraire ; il

y est allé. Seulement, au lieu de passer par la porte de

bronze, la cour Saint-Damase et l'escalier royal, il a fait,à la brune, le tour de Saint-Pierre, et a pris la ruelle du

Musée. La sentinelle italienne qui monte la garde à cet

endroit l'a parfaitement reconnu et lui a présenté les

armes. Admis à l'audience du Souverain Pontife, comme

un étranger de distinction, après le premier échange de

compliments : « Monsieur le président, dit le pape, nous

« ne sommes pas très satisfaits de la conduite de la Fille

« aînée de l'Église. Elle nous donne bien du souci. — Et

« pourquoi, Très Saint-Père? — Vous ne le savez que trop !

a Ses tendances... — Mais, Très Saint Père, il n'y a que« deux mois, j'ai fait faire sa première communion à... »

Ici, je coupe, dans un sentiment que tout le monde com-

prendra. « Oui, vous, monsieur le président, reprit le

« pape. Mais vos ministres ! Oh ! vos ministres ! — Eh 1

0 répliqua M. Loubet, où Votre Sainteté veut-Elle que je« les prenne? Ils sortent de Ses séminaires ! »

Je ne donne pas cette boutade pour une explication.

III

Seize années durant, de 1904 à 1920, notre place fut

déserte à Rome. Et durant vingt années, de 1904 à 1924,

l'Église de France resta sans statut légal. A la vérité, les

offices ne cessèrent jamais d'être célébrés, mais, dans les

édifices voués au culte, les prêtres n'étaient que des occu-

pants sans titre. Situation dangereusement précaire, quin'était maintenue qu'en vertu d'une espèce de bon plaisir.

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268 LA FRANCE ET LE VATICAN

parce qu'il convenait aux pouvoirs publics de laisser les

églises ouvertes, mais s'il leur plaisait de les fermer?

Le pape n'ayant pas accepté les associations cultuelles,

pour des raisons qui touchent à la hiérarchie, et dont en

tout cas il était juge, on vivait au jour le jour, en faisant

mine de s'ignorer. C'est cet isolement dans la méfiance

mutuelle qu'un président du Conseil appelle avec séré-

nité « la paix » ! Je passe les autres misères, et pourtant,de si réelles, parfois de si cruelles misères ! Car enfin, il

y avait la question des biens, et il y a la question du pain.Mais ce serait faire en quelque sorte injure à ce clergé

qui a donné au monde un si unanime et si magnifique

exemple de dignité, que de la faire intervenir dans un

débat où il n'est point descendu à la mêler, se préoccupant

uniquement de la foi et des âmes.

Quoi qu'il en soit, on était dans le provisoire, dans le

suspensif, dans l'indéfini, sinon absolument dans l'arbi-

traire. Cela allait tant que cela allait, tant qu'un capricede gouvernement ou de majorité n'enfonçait pas, ne ren-

versait pas le chancelant abri. Mais c'est un axiome cher

aux théologiens romains que souvent les solutions sortentex visceribus necessitatis reciproeoe, « des entrailles d'une

nécessité réciproque ». A la longue, et même assez vite,cette nécessité devait être la plus forte. Elle rétablit le

contact. Seulement, ce fut comme dans le mythe de la

visite de M. Loubet. Au lieu qu'un ambassadeur passât

par l'escalier royal, des émissaires empruntèrent les esca-

liers secrets. Un remerciement leur est dû, ils furent à la

peine et ne furent pas à l'honneur. Du moins pas à cet

honneur-là. L'un d'eux, ce charmant et vaillant Joseph

Ollé-Laprune, en choisit volontairement un autre, qu'il

paya d'un sang héroïque. Ce serait manquer à son sacrificemême que de ne pas lui rendre hommage. Et notre gra-titude serait incomplète si elle omettait M. Charles

Loiseau, qui, après le départ d'Ollé-Laprune, assura lescommunications sous le couvert de notre autre ambas-

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LA FRANCE ET LE VATICAN 269

sade, dont la laïcité tranquillisait un peu les consciences

effarouchées des purs entre les purs.Maintenant, j'attends qu'on ose dire que M. Aristide

Briand n'est pas un pur ! Un républicain-socialiste, du

groupe de M. Painlevé, ancien socialiste unifié, ancien...

et, dans l'intervalle, auteur de la loi de séparation, huitou dix fois ministre et président du Conseil ! C'est lui

pourtant qui prit l'initiative de relever de ses ruines

l'ambassade de France auprès du Saint-Siège. M. Her-

riot, chroniqueur minutieux, et certainement bienveillant,a tenu à marquer, en datant ses justices, selon le conseil

de son maître Michelet, les étapes de cette restauration :

invitation prudente, mais claire, du cardinal Gasparri,secrétaire d'État de Sa Sainteté, en janvier 1920 ; dé-

marches officieuses de Mgr Boudinhon, recteur de Saint-

Louis-des-Français, en février ; mission officielle de

M. Doulcet, à la fin de mars.« Voilà donc l'ambassade rétablie sur des bases bien

fragiles, » note M. Edouard Hcrriot. Si fragiles ! J'ai eu

quelque motif, à cette époque, et un peu plus tard, de

réfléchir sur ce rétablissement. Il m'a paru reconnaître

(mais peut-être était-ce trop soupçonner), chez ceux quile recommandaient ou qui s'y ralliaient, je ne veux pasdire un défaut de sincérité, mais des hésitations, des réti-

cences et comme du repentir au moment même de l'acte.

A telles enseignes qu'on pouvait se demander si la nouvelle

ambassade, l'ambassade renouvelée dans ces conditions,ne serait pas un de ces postes hasardeux où c'est échouer

que de trop bien réussir. A considérer moins les personnes

engagées que les partis (passez-moi ce mot) qui se ran-

geaient derrière elles, les palmes sous lesquelles cette

ambassade renaissait n'étaient pas sans évoquer, en des

esprits chagrins, celles mêmes du martyre. S'il eût fallu

en juger d'après leurs figures, saint Laurent aurait été

un homme heureux, auprès du futur ambassadeur de la

République au Vatican. Il n'était grillé que d'un seul

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270 LA FRANCE ET LE VATICAN

côté, tandis que l'ambassadeur recevrait à la fois, pour

parler par métaphore, des coups de poing d'un côté,

des'coups de pied de l'autre ! Quoi qu'il fît ou qu'il ne fît

pas, les uns trouveraient toujours qu'il en fait trop, les

autres qu'il n'en fait pas assez...

Mais qu'importe? Je revois, aux environs de 1890, la

grand'messe du dimanche, à Saint-Louis. M. Lefebvrede Béhaine était au premier rang de l'assistance ; on lui

offrait solennellement l'eau bénite et l'encens ; le célé-

brant, avant de se retirer, venait s'incliner devant lui.

Alors, on recevait avec respect, par politique autant quepar tradition et par sentiment, les honneurs liturgiques,sans distinguer entre « les honneurs consulaires » et « leshonneurs personnels ». Le représentant de la Francene commettait pas, à la face de l'univers, l'erreur de tenir

pour rien ce salut à la France.

IV

Le premier paragraphe de la déclaration ministériellede M. Herriot promettait la suppression de l'ambassade

au Vatican, conformément au programme de la Ligue de

la République, noyau du Cartel des gauches, lequelprogramme s'inspirait en secret de résolutions prises ail-leurs. Cette forte pensée était venue au parti radical-

socialiste d'où lui viennent ses plus belles pensées. De cesdirections et de ces décisions, il serait, comme au tempsde M. Combes où, sur ce point, il semble que nous soyonsretournés, facile de dresser un tableau synoptique. De

nouveau, nous avions un gouvernement de suite, et levrai gouvernement était hors du gouvernement ; mais

empressons-nous d'ajouter que le ministère du 15 juinSuit sans murmure, qu'il fait siennes les décisions, et queles directions concordent avec ses désirs.

Je suppose que tout le monde s'est tenu au courant de

la discussion qui a occupé pendant une quinzaine entière

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LA FRANCE ET LE VATICAN 27!

les séances de la Chambre des députés. Mais tout le monde

n'a pas eu le temps, l'occasion ou le moyen de consulterce qu'on nomme les « documents parlementaires ». Si

vous le voulez bien, nous allons donc, très rapidement,feuilleter ensemble le principal d'entre eux, le rapport de

M. Henry Simon, fait au nom de la Commission des

finances chargée d'examiner le projet de loi portantfixation du budget général de l'exercice 1925 (ministèredes Affaires étrangères). Ce titre est long et lourd, mais il

est suggestif.C'est en effet de biais et pour ainsi dire en dessous,

un peu bassement, que le coup est donné. Quand on enleva

à Brunetière, par un artifice analogue, sa maîtrise de

conférences à l'École normale, il s'indigna surtout de la

manière : « Je valais bien, dit-il, une révocation ! » L'am-

bassade auprès du Saint-Siège valait bien une suppres-sion nette et franche. La question méritait d'être posée en

principe. Il n'y a pas de noblesse à la trancher par une

réduction de crédits, à prendre la place par la famine.

M. Henry Simon est innocent, reconnaissons-le, de ce

mauvais procédé qu'il n'a pas inventé. Comme il est,d'autre part, un homme courtois, et n'est pas du tout un

député insignifiant, puisqu'il fut ministre, des Colonies,

je crois, et, je crois, dans le cabinet Clemenceau, on peutexaminer ses arguments.

Le premier est quand même — tant il est manifeste

qu'on ne saurait s'en détacher tout à fait ! — un argumentde principe : « Notre Constitution républicaine, écrit le

rapporteur, les relations extérieures de la République

française, sa représentation à l'étranger, sont basées

sur une théorie démocratique... Dans cette théorie, il

est impossible, en droit, de légitimer l'ambassade fran-

çaise auprès du Vatican. Le principe, en effet, est qu'unedémocratie envoie des représentants auprès des puissances

représentant des peuples. Or, le pape n'est pas un sou-

verain et ne représente pas de peuple. Son autorité, —

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272 LA FRANCE ET LE VATICAN

si haute et respectée soit-elle, — ne s'appuie que sur des

croyances, et l'on ne voit pas qu'il puisse être associé à la

discussion des intérêts français à l'étranger. »

Le deuxième argument est tiré du fait : « Peut-être,et c'est souvent le cas dans la vie, et plus souvent encore

en politique,— note philosophiquement M. Henry

Simon, — le droit théorique pourrait céder ici devant le

fait : ce serait le cas si l'expérience acquise avait révélé

les avantages que la France peut retirer de son ambassade

auprès du Saint-Siège. Hélas ! l'épreuve de ces dernières

années est concluante. Les relations de la France avec

le Vatican ont été reprises en 1921, et qui, en France,

pourrait se flatter des résultats acquis? »

Au Maroc, le rapporteur ne le nie pas, des religieux

français ont été substitués aux religieux étrangers.Mais « nulle part ailleurs, l'intervention de la papauténe s'est montrée favorable à la France, ni sur le Rhin,ni dans la Ruhr, ni en Orient. » Là, en Orient, « ce n'est

pas le catholicisme qui protège la France, mais c'est la

France qui a protégé le catholicisme et les autres

croyances ». Aujourd'hui, du reste, remarque M. HenrySimon avec placidité, « chaque grande nation revendiquele droit de protéger ses nationaux ».

La troisième raison est encore empruntée aux faits,mais dans l'ordre de la politique intérieure : « Y a-t-il un

intérêt au rétablissement de l'ambassade, et la paix reli-

gieuse,—

que tous les partis sont unanimes à souhaiter,la reconnaissant indispensable au développement intel-

lectuel et moral de la France et liée même en un certain

sens à sa prospérité générale —(voilà une grande phrase !),

la paix religieuse ne peut-elle être assurée que par la

présence d'un ambassadeur de France au Vatican et celle

d'un nonce à Paris? Nous en doutons et les faits ne nous

permettent guère d'avoir une autre opinion. Nous

vivons actuellement sous le régime de l'ambassade et le

moins qu'on puisse dire, c'est que, si elles se sont pro-

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LA FRANCE ET LE VATICAN 273

duites, les interventions du pape n'ont pas jusqu'ici

témoigné d'une grande efficacité. »

Arrivé au bout de son effort, que nous regretteronsde trouver si bref, M. Henry Simon se pose spontanémentune objection : « Reste la question importante, grave

même, de l'Alsace-Lorraine. » Mais cette objection ne

l'arrête guère. Il s'en remet à M. Herriot, qui a dit : « Voir

large, se montrer libéral, agir librement et vite. » — « C'est

cette politique que, par son vote, la Commission désire,à la fois, indiquer et consacrer. »

J'ai rassemblé, afin de ne pas l'affaiblir, tous les élé-

ments de l'argumentation du rapporteur, mais on pensebien que je n'en avoue pas un mot. Et d'abord, sur les

principes. Je me pique de connaître un peu (c'est, comme

on dit, mon métier) « la Constitution républicaine et les

théories politiques ». J'ai touché pratiquement « aux rela-

tions extérieures de la République française et à sa repré-sentation à l'étranger ». Je suis professionnellement

plein de vénération pour les maximes et les doctrines,mais je ne puis en vérité deviner où M. Henry Simon est

allé chercher celle-là.

Le principe, sur lequel seraient fondées nos relations

extérieures, notre représentation à l'étranger (et, naturel-

lement, périsse tout plutôt que les principes !), serait

« qu'une démocratie envoie des représentants auprès des

puissances représentant des peuples. »Or, d'après le députédu Tarn, « le pape, ne représentant pas de peuple, n'est

pas un souverain ».

Mais une telle affirmation, si catégorique, sipéremptoire,offense tout ensemble la langue, l'histoire et le droit

international. N'appelle-t-on pas le pape : « le Souverain

Pontife? » Et même, n'est-il pas le seul homme au monde

à porter dans son titre protocolaire cette épithète de sou-

verain? Si le rapporteur se réfère à l'étymologie et veut

démontrer que l'adjectif « souverain » n'est qu'un doublet

de « suprême », que, par conséquent « Souverain Pontife •

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274 LA FRANCE ET LE VATICAN

signifie simplement « Pontife suprême », il conviendra

toutefois qu'il en est de même pour tous les autres mo-

narques ou princes, pour toutes les autres souverainetés

Le souverain, aux termes d'une définition classique,c'est celui qui n'a pas de supérieur humain. Qui donc,sur la terre, a moins que le pape un supérieur humain?

Mais, toujours selon l'avis de M. Henry Simon, la papauté,« ne représentant pas de peuple », ne serait pas une puis-sance. Ici, c'est l'histoire qui proteste. Que fait-il des

siècles remplis de la querelle entre les deux pouvoirs

qui se disputaient le globe, et comment oublie-t-il le

grand combat entre les deux glaives? C'est le droit aussi

qui lui donne tort. Que fait-il de la loi italienne des

Garanties, de mai 1871, qui proclame la souveraineté

du pape, lui reconnaît expressément la faculté de rece-

voir et d'envoyer des ambassadeurs, faculté dont elle lui

garantit le libre exercice, et consent même à sa souverai-

neté, en face de celle du roi, une sorte de prééminence?Mais, précisément, ce que le rapport n'admet pas, ce

qu'il récuse, c'est la puissance spirituelle. Il n'y a, pourle parti radical et radical-socialiste, de puissance que

temporelle. Son royaume est essentiellement de ce

monde, et ses biens sont les biens de la terre. Pourtant,est-il permis de dire que le chef de 300 millions de fidèles

« ne représente pas de peuple »? M. Henry Simon fait au

pape une concession. Il accorde que son autorité est« haute et respectée ». Ainsi Bouvard ou Pécuchet (jen'ai pu vérifier lequel des deux) détestait les jésuites,mais il marquait de la considération pour la religion.

Seulement, bien que cette autorité soit estimable, aux

yeux du rapporteur, elle « ne s'appuie que sur des

croyances », et il « ne voit pas que le pape puisse êtreassocié à la discussion des intérêts français à l'étranger ».

Le plus fort est que le député qui a signé ces lignes re-

vient de Syrie, a parcouru l'Orient, monté et descendu

les « Échelles du Levant ». Eh ! quoi, l'Islam n'est-il pas

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LA FRANCE ET LE VATICAN 275

la * Maison de la Foi »? Les khalifes, les sultans, les émirs

et leurs successeurs ne sont-ils pas « les Commandeurs des

croyants »? Ce qu'on ne voit pas, c'est que M. HenrySimon les efface de la liste des puissances auprès des-

quelles une démocratie puisse, sans mentir à son prin-

cipe, se faire représenter. Alors, Rome ne serait plu3dans Rome, mais Constantinople serait dans Angora.Et la France, qui ne serait plus auprès du pape, continue-

rait d'être auprès de l'ombre du Grand Turc.

Quant au deuxième point, point de fait, l'absence de

résultats acquis, ce n'est pas à moi de répondre. Mais il

a été déjà et il sera encore victorieusement répondu. Ce

n'est pas peu de chose d'avoir réglé en notre faveur

l'affaire épineuse, et qui traînait depuis si longtemps

(on en parlait dès le temps de l'ambassade de M. Le-

febvre de Béhaine, avant l'établissement de notre pro-tectorat, mais combien plus encore elle nous intéresse

depuis notre installation à Rabat !), du vicariat aposto-

lique au Maroc. Pour ce qui se serait passé sur le Rhin

et dans la Sarre, je l'ignore, sauf que les pouvoirs conférésà l'aumônier général des troupes françaises d'occupation,

Mgr Rémond, ne sont pas restés inutiles entre ses mains

et que son intervention a aidé à ouvrir aux enfants sarrois

les écoles des mines domaniales qu'avaient voulu leur

fermer les défenses de l'évêque allemand de Trêves.

Dans le bassin de la Ruhr, on peut penser, et j'ai pensé,

je ne le cache pas, que Rome aurait mieux fait de s'abs-

tenir; mais en Orient? Soutiendra-t-on que le maintiende l'ambassade auprès du Saint-Siège n'importe en rienà la situation traditionnelle de la France dans ces pays?Parce que « ce n'est pas, en Orient, le catholicisme quiprotège la France, mais la France qui a protégé le catho-licisme »? Parce que les capitulations de 1535 ne sont pasl'oeuvre d'un pape, mais d'un de nos rois, François Ier?

Mais, sans reporter sur le Saint-Siège l'honneur des capi-tulations, nous ne perdons pas de vue qu'en ces contrée*

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276 LA FRANCE ET LE VATICAN

le pape et le roi se sont toujours présentés comme alliés

et associés. Si la France y a toujours été la protectricedes chrétientés, le catholicisme, en retour, y a toujoursété plus que l'auxiliaire, le véhicule de l'influence fran-

çaise, à ce point que les deux idées de France et de catho-

licisme tendaient à se confondre dans la représentation

que se font du monde ces populations encore primitiveset qui n'entendent point les finesses de la « théorie démo-

cratique ». Écoutons la voix de M. Delcassé qui, d'outre-

tombe, répète : « Pour ces populations, la solidarité

est si étroite entre l'Église latine et la puissance pro-tectrice que toute atteinte à l'une est regardée comme une

diminution de l'autre. » Et c'est nous-mêmes qui, en por-tant atteinte à la papauté, diminuerions la France de nos

propres mains !« Chaque grande nation, jette, d'un air détaché,

M. Henry Simon, revendique aujourd'hui le droit de pro-téger ses nationaux. » Justement, c'est ce qui rend

précieux pour la France, pour la conservation de « sa

situation traditionnelle dans les pays d'Orient », le con-

cours du Souverain Pontife, plus facile certainement à

obtenir si nous avons à toute heure auprès de lui un repré-sentant qualifié pour le demander.

Il y a vingt ans, un président du Conseil en avait fait

légèrement son deuil. « Si une puissance quelconque avait

le désir de remplacer la France en Orient, nous ne lui

opposerions aucune difficulté. La France n'a, de ce pro-tectorat, que des embarras et aucun avantage, » avait-il

l'inconscience de déclarer. A ce trait, vous l'avez reconnu.

Vous ne souhaitez pas en connaître un second. C'est là

ce qu'on peut, non sans une bonne moitié d'antiphrase,

appeler « l'esprit combiste ». Au contraire, tous les Fran-

çais doivent se réjouir de ce qui aide la France à conserver,

puisqu'elle semble avoir renoncé à l'agrandir, sa placeen Orient. Elle considère, par exemple, comme des succès

pour elle l'élévation d'un dominicain français au siège

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LA FRANCE ET LE VATICAN 277

archiépiscopal de Bagdad, la nomination d'un carme fran-

çais comme administrateur apostolique à Ispahan. Elle

ne tient pas pour périmés, ensevelis dans le mandat

britannique, ses titres à la Custodie des Lieux saints de

Jérusalem. Où sont ses religieux, est son drapeau, et

elle est.

En admettant, ce qui est contesté, que, jusqu'ici, les

interventions du pape «n'aient pas témoigné d'une grandeefficacité », ce ne serait pas encore assez pour qu'on se

passât et d'elles et de lui. Resterait en tout cas, avoue le

rapporteur, « la question grave, importante même, de

TAlsace-Lorraine », dont il laissait à M. Herriot le soin de

se tirer, en approuvant d'avance, par un blanc-seing,tout ce que le président du Conseil pourrait faire. Nous

allons voir vers quelle solution, par une tactique d'ater-

moiements, le gouvernement paraît s'orienter.

Je n'insisterai pas longuement sur la discussion à 1"

tribune. Du côté qu'il faut bien appeler le parti national-

libéral, un sérieux effort a été fait pour ramener notre

politique dans les voies de l'évidente réalité, et dissiperautour d'elle les fumées de la métaphysique jacobine.Adressons un remerciement à MM. Fernand Engerand,Edouard Soulier, Oberkirch, Louis Madelin, Paul Simon,l'abbé Bergey, de Tinguy du Pouët, Groussau, Georges

Leygues, Maurice Colrat, l'abbé Lemire et autres dont les

noms peuvent ne pas nous être présents. Foulant aux piedsle respect humain, et, ce qui peut-être est parlementaire-ment plus difficile, l'esprit de parti, M. Aristide Briand

a délibérément jeté dans le débat le poids de son expé-rience. Nous en sommes là, qu'un discours comme celui

qu'il a prononcé passe non seulement pour un chef-

d'oeuvre d'art oratoire, mais pour un monument de sagesse.La vérité et le bon sens ont pris, dans la Chambre, une

si grande vertu de nouveauté qu'on ne les y retrouve passans surprise et presque sans scandale. La réponse de

M. Herriot a été très faible, on pourrait dire d'une sim-

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S78 LA FRANCE ET JE VATICAN

plicité stupéfiante. Quand nous étions enfants, on nous

donnait à lire les contes ingénus du chanoine Schmidt.Il y en avait un qui nous charmait : le Bon Fridolin et le

méchant Gustave. De même, pour M. le président du Con-

seil, il y a le bon État et la méchante Église. Tout ce quiest arrivé de fâcheux depuis un quart de siècle, pendantla guerre et dans la paix, est advenu par la faute du

pape. M. Edouard Herriot, latiniste de profession, s'éver-

tue à l'établir à grand renfort de textes, assénant à l'As-

semblée coups d'encyclique sur coups d'encyclique ;Gravissimo offwio, Ubi arcano, Maximum... Voilà pour-

quoi notre ambassade au Vatican doit rester vide ! Un tel

discours sur un tel sujet, de la part d'un chef de gouver-nement, ce n'est rien, c'est une misère. Guarda e passa.

En revanche, M. Herriot, qui devait nous étonner,

quelques jours plus tard, par la fermeté de son langagedans la question du non-désarmement de l'Allemagne,a tenu sur la survivance du Concordat en Alsace et en

Lorraine des propos moins désagréables. « Le Conseil

d'État, a-t-il affirmé, a été d'avis que le régime concor-

dataire, tel qu'il résulte de la loi du 18 germinal an X,est en vigueur dans les trois départements du Bas-Rhin,du Haut-Rhin et .de la Moselle. Je fais observer que cela

n'est qu'un avis de sections du Conseil d'État et que si

le gouvernement voulait épuiser ses droits de consulta-

tion, il pourrait provoquer l'avis du Conseil d'État

toutes sections réunies. Je ne le ferai pas. Je désire donner

à l'Alsace et à la Lorraine la certitude de mon impartia-lité, et je tiens pour bon cet avis du Conseil d'État...Le régime concordataire continuera d'être appliquédans les trois départements..., jusqu'à ce que le Parlementen ait décidé autrement à une date que je ne puis pas pré-voir... Le modus vivendi est trouvé. Je l'appliqueraiexactement, loyalement, sans arrière-pensée. »

Le président du Conseil a même ajouté : « S'il est

nécessaire d'envoyer une personne spéciale à Rome pour

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LA FRANCE ET LE VATICAN 279

traiter les questions relatives aux trois départementsd'Alsace et de Lorraine, j'accepte très volontiers de le

faire. »

Il espère évidemment que cette personne sera bien reçue,et tout fait croire qu'elle ne serait pas écartée, par dépitdu retrait de l'ambassadeur; le Saint-Siège n'a pas de

ces mouvements d'humeur; mais quelle qualité aura-t-

elle? de quel crédit jouira-t-elle? et du point de vue fran-

çais, serait-il très habile de l'envoyer? Est-il utile de

signaler aux regards malveillants qui peuvent être fixés

sur nous un point qui fait dissentiment ou tout bonne-

ment différence entre la France et ses provinces récu-

pérées? Le meilleur envoyé possible pour l'Alsace et pourla Lorraine n'était-il pas, sans en chercher un autre, l'am-

bassadeur de France au Vatican?

Pareillement, au cours de son intervention, M. Aristide

Briand avait donné lecture de la liste des travaux et

études qui incomberaient au conseiller technique pour les

affaires religieuses, maintenu, à Paris même, auprès du

ministre des Affaires étrangères, et dont le rapporteura écrit « qu'il serait d'autant plus nécessaire qu'il n'y aura

plus de relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Cette

liste est longue et édifiante, à une inconvenance près :

l'expression « internationale blanche », qui ne devrait passe rencontrer dans un document parlementaire. Maissoit : que les affaires religieuses soulèvent tant de pro-blèmes et donnent tant de besogne, n'est-ce pas la dé-monstration la plus forte de la ni.\ ^ssité non d'un fonc-

tionnaire de plus auprès du ministre, mais d'un ambassadeur de la République auprès du Souverain Pontife?

Il est vrai que les preuves les plus éclatantes ne peuventrien contre la passion, et qu'il n'en est pas de pire quele fanatisme retourné. Trois cent quatorze députés ont

approuvé la manoeuvre oblique du gouvernement. Lescommunistes eux-mêmes s'y sont ralliés. Une politesseen vaut une autre ; il leur fallait bien payer la satisfaction

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28o LA FRANCE ET LE VATICAN

d'avoir obtenu une ambassade auprès des Soviets. Mais,

malgré l'appoint de leurs vingt-six voix, la majorité est

minime. On peut encore, sans excès de confiance, espérerun peu en la prudence du Sénat.

V

Me voici au bout de mon temps et de votre patience,à laquelle j'ai déjà trop demandé pour la fatiguer davan-

tage. Et pourtant je sens avec peine tout ce que cet

exposé a d'insuffisant. J'invite ceux qui voudront être

mieux renseignés à se reporter à la brochure de

M. Georges Goyau : la Présence de la France au Vatican

et à l'interview de Mgr Baudrillart : la France et le

Saint-Siège, parue dans les deux numéros du Figarodes 27 et 28 novembre 1924, Mais permettez-moi, avant

de finir, et pour finir, quelques réflexions encore. Je ne

vous retiendrai plus que cinq minutes.

Dans son rapport, M. Henry Simon exprime un doute :

la question de l'ambassade au Vatican n'aurait-elle pasété « mal vue et mal posée »? En effet, elle l'a peut-êtreété, irais non comme il l'imagine. On a eu le tort d'en

faire d'abord et surtout (excusez l'air de paradoxe) ce

qu'on nomme en Italie robba di prête, une « affaire de

curés ». Au Vatican, un ambassadeur de France, pourtoutes sortes de raisons, et qui viennent de très loin,ne doit « parler de curés » que le moins possible. L'am-

bassade n'aurait donc dû être officiellement rétablie,et l'ambassadeur en prendre possession, qu'une fois

apaisés les différends, résolues les difficultés, déterminé

et accepté un système de rapports légaux, moraux et

sociaux, entre l'État et l'Église en France. L'ambassade

eût été alors placée sur ses vraies voies, et l'ambassadeur

tout entier à sa vraie mission.

D'autre part, on conçoit mal qu'il ait pu échapper

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LA FRANCE ET LE VATICAN 28l

au Gouvernement et à la Commission, que cette ambas-

sade auprès du Saint-Siège, à côté de son importancedirecte, a pour notre politique une importance indirecte

non moins grande. C'est une banalité de le redire, mais le

Vatican, ne fût-il pas autre chose, est un observatoire

sans égal. Ses fenêtres sont ouvertes sur tous les horizons,et tous les bruits y trouvent un écho. Le caractère uni-

versel de la papauté en fait un centre universel. Si vous

voulez être informés, ayez un oeil et une oreille là-haut.

Les postes diplomatiques par excellence, dans le monde

tel qu'il est en train de se reconstruire, sont aux carrefours

de ses routes, et c'est un vieux proverbe qui le dit : « Tous

les chemins mènent à Rome. » Il faut aller au Vatican, et,

lorsqu'on y est, il faut y rester, non seulement pour être

à Rome, mais pour être à la croisée de tous les chemins.

Que prétend-on pour nous en faire partir? Que le pape,à l'intérieur, tolérerait ou encouragerait même la forma-

tion d'un parti catholique. De cela encore, je ne sais rien.

Ce que je sais parfaitement, c'est que ce n'a pas toujoursété l'attitude ou l'opinion des Souverains Pontifes, et

que Léon XIII, pour ne pas remonter plus haut, ne

recommandait pas cette politique. Depuis lors, dans

plusieurs pays, des partis catholiques se sont constitués ;dans certains, ils ont pris ou partagé le pouvoir en tant

que tels. Les catholiques, comme catholiques, se sont jetésdans la bataille, ou, le plus souvent, ils y ont été jetés

par des vexations et des provocations. Malgré tout, il

n'est pas sûr que ce ne serait pas, à cause de notre histoire

et de notre psychologie, une erreur de créer en France un

parti catholique à constitution cléricale, comme il en est

ailleurs, mais il est certain qu'en tout cas ce ne serait quel'usage d'un droit. Dans ce cas même, même s'il s'en

fondait un, l'ambassade auprès du Saint-Siège n'en de-

viendrait que plus utile, car il serait moins malaisé de luifaire donner de Rome que d'autre part, des conseils de

modération.

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282 LA FRANCE ET LE VATICAN

A l'extérieur, on reproche au Saint-Siège de ne pas em-

ployer à notre bénéfice une influence que, du reste, on

estime trop vantée. On va jusqu'à l'accuser de nous avoir

été peu sympathique, si ce n'est secrètement hostile

pendant la guerre, de s'être entremis pour une paix pré-maturée, pour une paix blanche ; de n'avoir pas cru

à notre victoire, de ne pas l'avoir désirée, de ne pas s'en

être réjoui. Eh ! bien, voici un témoignage. J'ai eu, au mois

de février 1915, étant en mission à Rome, mais non au

Vatican, l'insigne faveur d'être, avant mon départ,

reçu par le pape Benoît XV. J'avais autrefois rencontré,à la table de mon ami Henri Lorin, l'organisateur des

Semaines sociales catholiques, Mgr délia Chiesa, alors

substitut à la Secrétairerie des Affaires ecclésiastiquesextraordinaires. Benoît XV daigna s'en souvenir et ou-

blier toute la distance qui nous séparait. Il me reçut avec

une bienveillance gracieuse. Il m'invita à parler librement,

et, comme il s'agissait de la France, j'usai de la liberté

avec une respectueuse hardiesse. « Très Saint-Père, osai-jeLui dire, la France serait plus disposée à écouter une parolede paix, si elle avait entendu d'abord une parole de jus-tice. » Cette parole de justice, le pape voulut bien se dé-

fendre de ne point l'avoir prononcée. Il rappela diverses

allocutions, dont il me fit, le lendemain, envoyer la col-

lection, et que j'eus l'occasion d'utiliser deux ans aprèsdans la chronique politique de la Revue des Deux Mondes,

quand le Saint-Siège offrit ouvertement sa médiation pourla paix. Puis, tout à coup, avec une émotion mélanco-

lique, comme j'en appelais, d'une impartialité que nos

souffrances nous faisaient trouver partiale, au papemieux informé : « C'est votre faute aussi ! s'écria

Benoît XV. Pourquoi me laissez-vous seul avec vos

ennemis? »

Ce mot, qui était une plainte, presque un gémissement;ne m'est jamais plus sorti de l'oreille. Il ne faut pas laisser

le pape seul dans une chambre haute de son immense

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LA FRANCE ET LE VATICAN 283

palais, car aussi bien il n'y sera jamais seul. Nous n'yserons pas, mais d'autres y seront.

Telle est ma conclusion sur la question même de l'am-

bassade de France auprès du Saint-Siège. Elle ne s'en-

toure ni de si, ni de mais ; elle est absolue, et vaut pourtous les temps. En aucun temps, dans aucune circons-

tance, sous aucun prétexte, il ne faudrait supprimer cette

ambassade. Mais, en ce moment, dans les circonstances

présentes, avec les prétextes qu'on donne, la suppressionde l'ambassade au Vatican s'aggraverait du fait que,

par un même vote, on aurait installé une ambassade au-

près des Soviets. Il est certain que ni l'un ni l'autre de

ces deux gestes ne devrait être fait. Il est bien plus cer-

tain encore qu'ils ne devraient pas être faits tous les deux

en même temps. Le premier prend ainsi du second

quelque chose de plus offensant, et il n'en était pas be-

soin.

Mais je voudrais vous avoir, par cet entretien, conduits

à une conclusion plus générale. La France n'appartient

pas aux maîtres de l'heure qui passe. Ce n'est pas, entre

leurs mains, une propriété dont ils puissent, suivant l'an-

tique adage, user et abuser. Chacun d'eux, quelle que soit

la forme du gouvernement, même électif, même éphé-mère, et en apparence le moins rattaché à ses prédéces-seurs, est un chaînon dans une chaîne. Il est saisi, engrenédans la série de tous ceux qui furent avant lui, de tous

ceux qui seront après lui. Il y devient un numéro. De

loin les morts le commandent, et il conditionne au loin

les actes des générations qui ne sont pas encore nées.La puissance des puissants du jour n'est pas sans bornes :elle en trouve dans l'histoire, dans la tradition, dans lesnécessités de vie publique qu'elles ont créées et qu'ellesmaintiennent. A sa limite extrême, s'élève la barrièrede l'absurde.

Que si l'on nous oppose « la souveraineté du suffrageuniversel », libre de faire et de défaire, maître encore une

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284 LA FRANCE ET LE VATICAN

fois d'user et d'abuser, je réponds qu'il ne faut pourtantpas porter le défi à la raison jusqu'à l'obliger à se révolter.

Supprimer l'ambassade auprès du Vatican, parce que la

majorité des électeurs se serait prononcée pour cette

suppression, serait une de ces insultes au bon sens. Mais

il n'est pas vrai qu'elle se soit prononcée. En fait, le suf-

frage universel n'a pas été directement ni franchement

consulté là-dessus. En raison, il ne pouvait pas l'être,car il y a des questions, et c'en est une, sur lesquelles il

est incapable d'avoir un avis. Ses pensées, qui ne sont

ordinairement que des sentiments, des impressions ou des

réflexes, sont beaucoup trop simples pour que des pro-blèmes aussi compliqués puissent lui être légitimementsoumis. Et comme la question des rapports de la France

avec le Saint-Siège n'est pas la seule de cette nature,comme il en est beaucoup d'autres aussi difficiles et plusdifficiles encore, qu'on nous baille une bonne fois la paixavec « la souveraineté du suffrage universel ». Le suf-

frage universel n'est pas un juge à compétence indéfini-

ment étendue.

Il fut un temps, — « du temps que les Français ne s'ai-

maient pas », — où il n'aurait peut-être vu dans la sup-

pression de l'ambassade au Vatican qu'un épisode de

la « guerre aux curés ». Mais, depuis lors, il y a eu une'

bien autre guerre, et les curés l'ont faite, avec tous les

autres Français. Aujourd'hui, si le suffrage universel

veut clairement quelque chose, il veut qu'on les laisse

tranquilles. Il est de l'intérêt de tout régime de ne pas

pousser à dire de sa politique : « C'est odieux !» ou : « C'est

trop bête ! » Dans cette sentence sommaire, il trou-

verait sa condamnation, qui, tôt ou tard, serait exécutée.

CHARLES BENOIST.

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VOLTAIRE

AMOUREUX ET COURTISAN '"

On comprendrait qu'à son retour de Londres, Voltaire

se fût montré plus circonspect dans sa vie et plus réservé

encore envers une noblesse dont l'esprit de caste lui avait

infligé un aussi cruel mécompte. Mais l'Angleterre ne

l'avait pas changé. Du jour où elle nous le rendit en 17:9

jusqu'au jour où la Prusse nous l'enleva en 1751, il se

passa vingt-deux ans pendant lesquels il fut toujours le

même Voltaire, objet de divertissement pour le public,et d'inquiétude pour le gouvernement. Cette longue

période, dont je n'indiquerai que les faits les plus saillants,a été dominée par deux événements : sa liaison avec

Mme du Châtelet et sa nomination de gentilhomme ordi-

naire de la Chambre et d'historiographe du roi. Nous

pourrions en ajouter un troisième : l'amitié du prince

royal de Prusse, bientôt roi de Prusse, Frédéric II ; maie

nous y reviendrons plus tard, quand elle produira toutes

ses conséquences, c'est-à-dire après 1750.Ce qu'il était à sa rentrée en France, il nous l'a dit lui-

même dans une épître en vers :

Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme.

Tout art a mon hommage et tout plaisir m'emflamme...

Sur les pas du plaisir je vole à l'Opéra...

Je cours après Newton dans l'abîme des cieux...

J'en entends raisonner les plus profonds esprits...

Je lis au coeur de l'homme et souvent j'en rougis...

(1) Conférence faite à la Société des Conférences, le H février 1925.

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286 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

Sur ce point il se flatte un peu ; mais il est beaucoup

plus vrai lorsqu'il déclare la guerre à Pascal :

Il enseigne aux humains à se haïr eux-mêmes.

Je voudrais malgré lui leur apprendre à s'aimer.

Ainsi mes jours égaux, que les Muses remplissent,Sans soins, sans passions, sans préjugé fâcheux,Commencent avec joie et vivement finissent

Par des soupers délicieux.

Sans soins, sans passions! Nous verrons ce qu'il faut

en penser, comme, plus loin, du voeu secret que son coeur

formait encore :

L'amour dans mes plaisirs ne mêle plus ses peines ;La tardive raison vient de briser mes chaînes.

J'ai quitté prudemment ce dieu qui m'a quitté.

J'ai passé l'heureux temps fait pour la volupté.Est-il donc vrai, grands dieux, qu'il ne faut plus que j'aime?La foule des beaux arts dont je veux tour à tour

Remplir le vide de moi-même

N'est pas encore assez pour remplacer l'amour (i).

A cette époque, il loge chez la comtesse de Fontaine-

Martel, dont il s'est fait le directeur spirituel, et qui

dépense ses quarante mille livres de rente à le divertir.

Elle l'a pris à demeure parce qu'il est philosophe et

aussi, écrit-il à l'ami Cideville, parce qu'il a une tropmauvaise santé pour être amoureux. Cette vieille dame

n'entend pas que ses hôtes aient des maîtresses, ce quilui ferait trop amèrement sentir qu'elle ne peut plus en

être. Ce -fut pourtant elle qui, à l'article de la mort,demanda : « Quelle heure est-il? » et ajouta : « Dieu soit

béni ! Quelque heure qu'il soit, il y a un rendez-vous. »

Voltaire fut chargé de la préparer au grand départ. Il

(i) Ces vers, écrits en 1732, étaient adressés à Mlle Malcrais de la

Vigne. Mais cette demoiselle n'était qu'un certain Breton Desforges-Maillard qui envoyait ses vers aux poètes renommés sous un nomféminin qu'il estimait, non sans raison, plus propre à le faire lire et à

lui Valôflrdes réponses. Voltaire y fut pris comme bien d'autres.

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 287

s'en acquitta dans les règles, et elle mourut dans les règles,

comique jusqu'au bout. La brusque disparition de son

jeune ami le président de Maisons, enlevé par la petite

vérole, l'atteignit bien plus profondément. Mais la for-

tune semblait le porter. Son Charles XII est dans toutes

les mains ; Zaïre, dans tous les coeurs. Il est l'historien

des héros, le peintre des âmes sensibles. Il suit la cour à

Fontainebleau. Son cordial ennemi Piron l'y rencontre

« roulant comme un petit pois vert à travers les flots de

courtisans ». « Ah I bonjour, mon cher Piron, que venez-

« vous faire à la cour? J'y suis depuis trois semaines •

« on y joua l'autre jour ma Mariamne, on y jouera Zaïre.

« A quand votre Gustave? Comment vous portez-vous?...« Ah, monsieur le duc, un mot ! Je vous cherchais. »

Tout cela dit l'un sur l'autre et moi resté planté là pourreverdir ». Le lendemain Piron le rencontre et l'aborde

par ces mots : « Fort bien, monsieur, et prêt à vous

servir. » Voltaire ne savait pas ce qu'il voulait dire, « Jel'ai fait ressouvenir qu'il m'avait quitté la veille en me

demandant comment je me portais et que je n'avais pului répondre plus tôt. » L'anecdote, qui a des chances

d'être exacte, est un joli croquis du Voltaire grisé de la

faveur mondaine

Cependant le pouvoir ne le perdait pas des yeux et,avec une maladresse qui n'ira qu'en s'accentuant, ne

manquait pas une occasion de le tracasser. Le premiervolume de Charles XII est saisi sous prétexte que le roi

Auguste de Saxe en pourrait être froissé, ce qui était

absurde. On s'indigne de ses vers sur la mort d'Adrienne

Lecouvreur qui, à Londres, aurait eu des tombeaux

Parmi les beaux esprits, les rois et les héros.

On l'oblige à désavouer son épître le Pour et le Contreécrite dix ans plus tôt. On sait qu'elle est de lui. Mais on

accepte de croire qu'elle est, comme il l'affirme, de feu

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288 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

l'abbé Chaulieu. Alors, à quoi bon lui imposer un dé-

saveu qui ne trompe personne?La même année que Charles XII, paraît le Temple

du goût, une exquise fantaisie en prose mêlée de vers.

Il suppose que le cardinal de Polignac, « vengeur du

ciel et vainqueur de Lucrèce », l'emmène au Templedu Goût, « un temple qui ressemble à celui de l'Amitié,dont tout le monde parle et où vont peu de gens ».

Ils rencontrent d'abord, « tout noircis d'encre et coiffes

de poussière », une nuée de commentateurs et de com-

pilateurs qui n'ont jamais mis le pied dans le templeet ne s'y décrasseront jamais. Puis ce sont des peintres,des architectes, des sculpteurs, de mauvais musiciens

qui tournent le dos au dieu du Goût. Ils arrivent

enfin à ce temple fondé par la Grèce, exhaussé par Rome,rasé par les Musulmans, reconstruit par les Italiens,

réparé par Richelieu, décoré par Louis le Grand.

Simple en était l'architecture ;

Chaque ornement à sa place arrêté

Y semblait mis par la nécessité :

L'art s'y cachait sous l'air de la nature ;L'ceil satisfait embrassait sa structure,

Jamais surpris et toujours enchanté.

Les ennemis du mérite en étaient repoussés. Quant auxmédiocres écrivains qui grattaient à la porte, la Critiquene les laissait point entrer. L'un apportait un roman

mathématique ; l'autre, une harangue à l'Académie.« J'apporte ici Marie Alacoque, disait un homme grave.— Allez souper avec elle, répondit la déesse. » J.-B. Rous-seau se présente soutenu de petits satyres et couvertde lauriers et de chardons. Il venait d'Allemagne. La Cri-

tique consentit à lui ouvrir la porte en faveur de ses

premiers vers. Mais elle s'écria :

O vous, messieurs les beaux esprits,Si vous voulez être chéris

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 289

Du dieu de la double montagneEt que toujours dans vos écrits

Le dieu du goût vous accompagne,Faites tous vos vers à Paris,Et n'allez point en Allemagne.

Les deux pèlerins parviennent jusqu'au trône du dieu,

Ce dieu charmant que l'on ignore

Quand on cherche à le définir,

Ce dieu qu'on ne sait point servir

Quand avec scrupule on l'adore.

Voltaire est étonné de ne pas trouver dans son sanc-

tuaire des gens qui ont passé pour être ses favoris. Et

ici que de fins jugements épigrammatiques sur les petits

poètes et les écrivains de second ordre ! Les Muscs

avaient retouché, émondé de leurs mains presque tous

les livres de la bibliothèque. L'ouvrage de Rabelais

est réduit tout au plus à un demi-quart; l'oeuvre de

Marot, à huit ou dix feuillets. Les grands hommes

sont occupés eux-mêmes à corriger « les fautes de

leurs écrits excellents qui seraient des beautés dans

les écrits médiocres ». L'auteur du Télémaque enlève les

répétitions et les détails inutiles de son roman moral ;Bossuet raye quelques familiarités échappées à son génie

impétueux ; Corneille jette au feu ses dernières tragédies ;Racine s'aperçoit que ses héros amoureux sont tous des

courtisans français; La Fontaine accourcit ses Contes,réduit le nombre de ses Fables et déchire les trois quartsd'un gros recueil d'oeuvres posthumes. Molière regretted'être descendu parfois au bas comique.

On est effrayé de l'exiguïté de ce sanctuaire. Comme le

dieu du Goût a le front étroit ! Comme il connaît peu la

Grèce, sa première patrie ! Comme ce Sybarite, qu'unefamiliarité de Bossuet offusque et qu'un éclat de rire de

Molière scandalise, a donc peu profité de son voyage en

Angleterre ! Mais il ace mérite de savoir d'un mot piquant

dégonfler les fausses réputations, et, si nous lui souhai-

R. H. 1925. — II, 3. 10

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290 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

ferions une compréhension plus large à l'égard des génies,du moins il garde son indépendance et ne les admire

pas « en bloc », ce qui est la négation de toute cri-

tique. Ajoutez qu'il ne lui déplaît pas de servir,

peut-être avec trop d'insistance, les rancunes person-nelles de Voltaire. En tout cas, cet opuscule, cette « fre-

daine », comme l'appelait son auteur, où l'épigrammeétait toujours de bonne compagnie, ne justifiait pas la

mauvaise humeur hargneuse du gouvernement. Paris fut

inondé de libelles pour et contre. La comédie italienne

s'empara de ce Temple, et en fit « un amas de pierres de

scandale ». C'est le sort des moindres ouvrages de Vol-

taire, d'exciter les controverses et les animosités. Mais

ici les gens de lettres étaient les seuls qui eussent le droit

de s'émouvoir, et l'on est révolté que les malices d'un

aussi joli petit écrit aient pu faire craindre au poète un

nouvel embastillement. « Croiriez-vous, disait Voltaire

à Thiériot, que M. le Garde des sceaux me persécute pource malheureux Temple du Goût comme on aurait pour-suivi Calvin pour avoir abattu une partie du trône du

pape (i)? » On ne saurait trop relever ces taquineries

inintelligentes du pouvoir qui seront autant de circons-

tances atténuantes aux mensonges et aux exaspérationsde Voltaire. Déjà il écrivait en septembre 1733 à Cideville :

« Il n'y a guère de semaine où je ne reçoive des lettresde pays étranger par lesquelles on m'invite ' à quitterla France. J'envie souvent à Descartes sa solitude d'Eg-mont, quoique je ne lui envie point ses tourbillons et sa

métaphysique. Mais enfin je finirai par renoncer ou àmon pays ou à la passion de parler tout haut. »

Mais, trop ambitieux des honneurs que seuls la couret Paris pouvaient lui dispenser, il n'était point fait

pour la solitude de Descartes ; et son pays allait le retenir

encore, et longtemps, par un lien très solide. Il avait

(1) Lettre du 34 juillet 1733.

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 291

trente-neuf ans lorsqu'il rencontra Mme du Châtelet

qu'il avait connue petite fille et qui en avait vingt-sept.Emilie Le Tonnelier de Breteuil avait épousé à dix-neuf

ans le marquis Claude du Châtelet-Lomont. Ce galanthomme partageait sur les devoirs et le rôle d'un mari

l'opinion des grands seigneurs de son temps. Par délica-

tesse autant que par indifférence, il laissait a sa femme une

entière liberté. « C'est l'homme le plus respectable et le

plus estimable que je connaisse, écrivait-elle un jour à

d'Argental ; et je serais la dernière des créatures si je ne

le pensais pas. » Sa première aventure se nomma le mar-

quis de Guébriant. Abandonnée par lui, elle avait avalé

une dose d'opium qui avait failli la tuer. Elle crut trouver

une consolation près du duc de Richelieu. Toutes les

femmes étaient amoureuses de lui. Pour une fois, Emilie

ressembla à toutes les femmes. Elle s'aperçut très vite

de son erreur. Mais de cette passade naquit une réelle

amitié. « Je m'applaudis d'aimer en vous, lui écrira-t-elle

plus tard, l'ami de mon amant. Ce sentiment ajouteraitencore à la douceur que je trouve dans votre amitié si

je ne l'avais empoisonné. Je ne me pardonne pas d'avoir

eu pour vous des sentiments passagers, quelque légers

qu'ils aient été. Assurément le caractère de mon amitié

doit réparer cette faute, et si c'est à elle que je dois la

vôtre, je dirai, malgré tous mes remords : felix culpa! »

Mme du Châtelet était certainement une des femmes

les plus curieuses et les plus remarquables de son siècle.Les autres femmes ne l'aimaient guère, et les portraits

que quelques-unes nous ont tracés de « la belle Emilie »,dénotent beaucoup plus que de l'antipathie : « Grande,sèche, sans hanches, la poitrine étroite, de gros bras,de grosses jambes, des pieds énormes, une très petitetête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeuxvert de mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche

plate, les dents clairsemées et extrêmement gâtées :

voilà la figure de la belle Emilie dont elle est si contente

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292 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

qu'elle n'épargne rien pour la faire valoir : frisures,

pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion ;mais comme elle veut être belle en dépit de la fortune,elle est souvent obligée de se passer de bas, de chemises,de mouchoirs et autres bagatelles. » Ainsi parle Mme du

Deffand ; et Mme de Créqui renchérit encore : « Ma cou-

sine Emilie...' était un colosse en toutes proportions :

c'était une merveille de force et un prodige de gaucherie.Elle avait des pieds terribles et des mains formidables.

Elle avait la peau comme une râpe à muscades. Enfin

la belle Emilie était un vilain Cent-Suisse et pour avoir

souffert que Voltaire parlât de sa beauté, il fallait que

l'algèbre et la géométrie l'eussent fait devenir folle. » Il

ne restait plus à ces dames qu'à la scalper. Mme du Def-

fand nous livre l'explication d'une haine aussi valeureuse.

Elle avoue qu'Emilie avait assez d'esprit, mais que a le

désir de paraître en avoir davantage lui fit préférer l'étude

des sciences les plus abstraites aux connaissances

agréables... Elle a voulu être princesse : elle l'est devenue,non par la grâce de Dieu ni par celle du roi, mais par la

science. » Et c'est là un premier grief qu'on ne lui par-donne pas. Mais on lui pardonne encore bien moins ce

qui suit. « Quelque célèbre que soit Mme du Châtelet,elle ne serait pas satisfaite si elle n'était pas célébrée;et c'est encore à quoi elle est parvenue en devenant

l'amie déclarée de M. de Voltaire. C'est lui qui donne de

l'éclat à sa vie, et c'est à lui qu'elle devra l'immortalité. »

Voilà son crime ; voilà ce qui rétrécit sa poitrine, ce qui

grossit ses jambes, ce qui durcit sa peau, ce qui noircit

sont teint, ce qui rend ses pieds et ses mains formidables.

Mais les hommes, qui ne sont point blessés qu'elle soit

immortelle, et les peintres, qui ne demandent que cela

la voient avec d'autres yeux : grande, svelte, brune, un

peu osseuse, d'une allure quelquefois virile, le front décou-

vert et lumineux et l'intelligence rayonnante sous d'épaissourcils.

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 293

Très intellectuelle, comme nous dirions aujourd'hui, et

très sensuelle, elle avait ce fond de sécheresse des espritsaffranchis dont une haute situation ou l'orgueil de la

naissance renforce le sentiment de leur supériorité. Dure

envers ses inférieurs, prenant devant ses valets des

libertés qui leur témoignaient crûment qu'une femme

de sa caste ne les tenait point pour des hommes, elle s'im-

posait à son monde par sa valeur et ses talents bien plus

que par son amabilité et ses prévenances. Elle n'était

attentive à plaire qu'à ceux qui l'intéressaient vivement ;mais elle pouvait être une amie sûre et dévouée. La raison

la gouvernait en tout, sauf en amour : du moins elle le

croyait. Elle se punissait de la gourmandise en s'obli-

geant à des diètes rigoureuses. Ces jours-là elle dînait de

mathématiques et soupait de philosophie. « J'ai un tem-

pérament de feu, écrivait-elle : je passe la matinée à me

noyer de liquides. » Cette femme savante, admirablement

douée pour les sciences, était cependant très femme,aussi passionnée de colifichets et de plaisirs que d'études

abstraites. On l'appelait lady Newton; mais que Newton

eût été surpris d'avoir une pareille lady : joueuse enragée,danseuse infatigable, chanteuse et comédienne ! Elle est

toute dans ces vers que Voltaire prêta généreusement à

Mme de Boufflers et que Musset s'est peut-être rappelés

quand il composa son sonnet : Il faut dans ce bas monde

aimer beaucoup de choses...

Tout lui plaît, tout convient à son vaste génie :

Les livres, les bijoux, le compas, les pompons.Les vers, les diamants, le biribi, l'optique,

L'algèbre, les soupers, le latin, les jupons,

L'opéra, les procès, le bal et la physique.

Elle ressemblait à Voltaire par son goût ardent de la

vie et par sa curiosité universelle. Elle était convaincue

que l'amour de l'étude est moins nécessaire au bonheur

des hommes qu'à celui des femmes, les hommes ayantbien d'autres moyens d'arriver à la gloire : la politique,

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294 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

la guerre, la diplomatie ; mais seule l'étude console les

femmes « de toutes les exclusions et de toutes les dépen-dances auxquelles elles se trouvent condamnées par état ».

Et elle était aussi ambitieuse de renommée que Voltaire

lui-même. « On ne s'avoue pas toujours le désir vaguede faire parler de soi quand on ne sera plus ; mais il est

toujours au fond de notre coeur, » disait-elle. En revanche,ils différaient sur quelques points assez importants : elle

avait peu de fantaisie, n'aimait pas beaucoup les vers et

surtout apportait dans l'amour, avec un caractère impé-rieux, autant de passion que Voltaire, avec sa mobilité

nerveuse, y mettait d'esprit. Mais au début, dans cette

période où les amoureux ne se montrent jamais tels qu'ilssont parce qu'ils obéissent moins à leur vraie nature

qu'aux règles immuables de la défensive et de l'offensive,on aurait pu croire que c'était le contraire. Voltaire écri-

vait à l'abbé de Sade (i) :

J'avouerai qu'elle est tyrannique :

Il faut pour lui faire sa cour

Lui parler de métaphysique

Quand on voudrait parler d'amour.

Il arrivera un temps où il préférera lui parler de méta-

physique et où elle se plaindra qu'il ne lui parle plusd'amour. C'est une vieille histoire.

Leur liaison devait durer seize ans. Si Mme du Châtelet

avait consulté le marc de café qui jouissait d'une grande

vogue au moins dans le petit peuple, nul doute qu'elle yaurait vu des fuites précipitées, des déménagements,des hommes de loi en marche, des enquêtes, des perqui-sitions, des saisies, des séjours à l'étranger, des fêtes à la

cour, des triomphes, des peurs soudaines, des routes

désertes, des carrosses renversés, des déceptions et encore

des départs ; mais, au centre de ce remue-ménage et de

cette bruyante inquiétude, un endroit tranquille, amical

(:) Lettre du 29 août 1733.

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 295

et beau, où elle eût reconnu son château de Cirey.Les bourrasques commencèrent dès les premiers mois

de leur union. La publication des Lettres philosophiquesmet la maréchaussée en campagne, « le roi ayant jugé à

propos de faire arrêter et conduire au château d'Auxonne

Arouet de Voltaire et son intention étant qu'il n'en

puisse sortir sous quelque prétexte que ce soit ». Mais

Arouet de Voltaire avait jugé encore plus à propos de ne

pas y entrer. Il s'était enfui, et il avait eu raison, car on

ne désirait pas sérieusement l'arrêter. Au bout d'un mois

de vie errante, il alla se terrer à Cirey, pendant queMme du Châtelet, désolée « de l'avoir perdu dans le tempsoù elle sentait le plus de bonheur de le posséder », s'ef-

forçait d'apaiser le ministère. Huit mois plus tard onl'autorise à revenir. Paris ne le garda pas longtemps. On

parlait déjà un peu trop de son poème la Pucelle, de ce

poème, le plaisir et la terreur de sa vie, qu'il caressait et

polissait et ne pouvait s'empêcher de lire à ses amis.On comprend l'émoi causé par les Lettres philosophiques

et que le gouvernement s'apprête à sévir contre la publi-cation possible de la Pucelle. Mais on s'étonne que la

pièce badine du Mondain, découverte dans les papiers de

l'évêque de Luçon qui venait de mourir et colportée àtravers Paris, lui attire des menaces de lettre de cachet.« C'est bien assurément, s'écriait-il, réunir l'absurdité de

l'âge d'or et la barbarie du siècle de fer que de me menacer

pour un tel ouvrage (i) ! » Le Mondain est un de ces

petits chefs-d'oeuvre malicieux où Voltaire fait entrer

sur un rythme léger toutes les qualités de sa prose et qui,dans l'histoire de notre poésie, se rattachent d'un côté

aux badinages de Marot avec moins d'imagination prime-sautière, mais avec plus d'esprit, et de l'autre à ceux

de Musset, avec moins de sensibilité et sans la fantaisie

lyrique. Il raillait les amateurs du bon vieux temps, et

(1) Lettre d'Argental, décembre 1736.

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296 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

y dénonçait gentiment nos illusions ou notre insincérité

quand nous parons les anciens âges de tous les charmes de

l'idylle et de toutes les vertus.

Regrettera qui veut le bon vieux tempsEt l'âge d'or et le règne d'Astrée

Et les beaux jours de Saturne et de Rhée

Et le jardin de nos premiers parents.Moi je rends grâce à la nature sage

Qui pour mon bien m'a fait naître en cet âge...O le bon temps que ce siècle de fer !

Pourquoi admirer nos aïeux de leur simplicité et de

leur sobriété?

Il leur manquait l'industrie et l'aisance.

Est-ce vertu? C'était pure ignorance.

Quel idiot, s'il avait eu pour lors

Quelque bon lit, aurait couché dehors?

Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père.

Que faisais-tu dans les jardins d'Éden?

Travaillais-tu pour ce sot genre humain?

Caressais-tu madame Eve, ma mère?

Avouez-moi que vous aviez tous deux

Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,La chevelure un peu mal ordonnée,Le teint bruni, la peau bise et tannée...

Dessous un chêne ils soupent galammentAvec de l'eau, du millet et du gland.Le repas fait, ils dorment sur la dure.

Tel est l'état de la pure nature.

Comparez à cet état le train d'un honnête homme en

ces jours tant maudits. Il vit entouré des merveilles de

l'art. Par ses fenêtres il aperçoit des jardins, des berceaux

de myrtes, des jets d'eau. Les bains parfumés rendent sa

peau plus fraîche. Il va à l'Opéra. Il soupe.

Qu'un cuisinier est un mortel divin 1

Et le poète terminait sur ces vers :

Or maintenant, monsieur du Télémaque,Vantez-moi bien votre petite Ithaque...J'admire fort votre style flatteur

Et votre prose encor qu'un peu traînante;

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 297

Mais, mon ami, je consens de grand coeur

D'être fessé dans vos murs de Salente

Si je vais là pour chercher mon bonheur;

Et vous jardin de ce premier bonhomme,

Jardin fameux par le diable et la pomme,C'est bien en vain que par l'orgueil séduits

Huet, Calmet, dans leur savante audace,Du paradis ont recherché la place :

Le paradis terrestre est où je suis.

Voltaire pose mal la question qui est de savoir, non

pas si nos premiers ancêtres menaient une vie plus facile

que la nôtre, mais si tous les raffinements que nous avons

introduits dans la nô;re nous rendent plus heureux.

D'ailleurs il ne comprendra jamais cette nostalgie de

l'existence primitive qui parfois s'empare de l'homme

très civilisé et que Jean-Jacques Rousseau exploitera.Ses regrets du passé ne remonteront pas plus haut que le

siècle de Louis XIV. Mais ce n'est pas un crime d'aimer

son temps. Et, si cette pièce du Mondain faisait froncer

le sourcil aux tristes jansénistes, s'il s'en exhalait même

pour les âmes religieuses un petit fumet d'impertinenceet de libertinage, si le poète n'avait pas mêlé sans quelqueintention irrévérencieuse le jardin de nos premiers parents,la règne d'Astrée et les beaux jours de Saturne, il n'yavait pas là de quoi le mettre dans le cas de prendre le

chemin de la Hollande. On l'accusa de préconiser la

morale du plaisir. Il répondit par l'Apologie du luxe,écrite l'année suivante, où il soutenait que le luxe était

une source de richesse pour un État et où il invoquait à

l'appui de cette opinion le sage Colbert et le roi Salomon ;

Vit-on jamais un luxe plus superbe?Il faisait naître au gré de ses désirs

L'argent et l'or, mais surtout les plaisirs.Mille beautés servaient à son usage.— Mille? — On le dit : c'est beaucoup pour un sage.

Qu'on m'en donne une et c'est assez pour moi

Qui n'ai l'honneur d'être sage ni roi.

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'298 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

On la lui avait donnée ; il l'avait ; mais elle tremblait

toujours que le ministère prononçât le mot d'exil. Et qued'alertes après les Lettres philosophiques et après le

Mondain/ La publication d'un fragment du Siècle de

Louis XIV lui fit craindre une nouvelle séparation. Une

lettre du roi de Prusse faillit amener une tempête. Une

parole imprudente lâchée au jeu de la reine força son

amant de se cacher pendant deux mois. « Il faut à tout

moment le sauver de lui-même, écrivait-elle ; et j'emploie

plus de politique pour le retenir que le Vatican n'en

déploie pour retenir la chrétienté dans les fers. » Elle sur-

veille ses manuscrits, elle enferme les plus compromet-tants et, sous cent clefs, les chants de la Pucelle. Mais

il se produit toujours des fuites et juste au moment où,désireux de revenir à Paris, on se préparait à y jouird'une installation plus confortable. Le président Hénault

disait : « La pauvre du Châtelet devrait faire mettre dans

le bail de toutes les maisons qu'elle loue la clause de

toutes les folies de Voltaire. »

A ces menaces du pouvoir s'ajoutent les tracas et la

fureur des procès. L'éditeur rouennais des Lettres philo-

sophiques, qui a été jeté à la Bastille, intente une action

contre Voltaire. L'affaire est compliquée, embrouillée, en

somme aussi peu honorable pour l'un que pour l'autre.

Voltaire veut poursuivre l'abbé Desfontaines qui a lancé

contre lui le plus virulent des pamphlets : la Voltairomanie.

On lui a souvent reproché son acharnement à écraser ses

ennemis, les folliculaires ; et il est vrai qu'il s'est fait le

plus grand tort dans ces luttes inglorieuses. Encore faut-il

remarquer qu'il ne commence jamais les hostilités et que,la plupart du temps, il a été la victime d'une première

générosité. Son histoire avec Desfontaines est très carac-

téristique. EÏ; 1723, le connaissant à peine, il l'avait

sauvé de la G.ève et l'avait tiré de Bicêtre où cet ex-

jésuite était eu/ermé « pour avoir corrompu des ramo-

neurs de cheminée qu'il avait pris pour des Amours à

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 599

cause de leur fer et de leur bandeau ». Desfontainés lui

avait dû la vie et l'honneur et le retour à Paris après un

bref exil. Il récompensa son bienfaiteur en écrivant contre

lui, et pendant une dizaine d'années il le harcela de ses

critiques d'abord doucereuses, puis fielleuses. Dans des

cas pareils, Voltaire n'a point l'habitude de brusquer les

choses. Il aime à protester de son dégoût et de son hor-

reur des libelles qui déshonorent la républiques des lettres.

Il essaie même de désarmer l'animosité, de réduire l'in-

gratitude. Quand il n'y est pas arrivé et qu'il a bien tem-

porisé, alors il. se met en mouvement. Il n'éclate pas. Ilfait courir, sous un pseudonyme ou sous le nom d'unhomme de paille, un de ces libelles qu'il prétendait abo-

miner, où il démasque l'ingrat, mais dont il niera éper-dument être l'auteur. Ce fut ainsi que l'abbé Desfontainesvit un jour la honte de son passé s'étaler dans un petitécrit intitulé le Préservatif. L'attaqué riposte. Le Pré^

servatif est suivi de la Voltairomanie. Aussitôt Voltaire se

tourne vers ce pouvoir qu'il frondait hier, en appelle à

sa justice, le conjure de le venger, réclame des geôliers

pour son insulteur. La colère l'emporte. Il ne pardonnera,il n'oubliera jamais. Il gardera pendant trente ou qua-rante ans la même jeunesse d'indignation. L'outrage est

toujours d'hier ou du matin. Son ressentiment l'aveugleau point de lui enlever le souvenir des incidents les plusfâcheux de son existence. Dans la haine qu'il a vouée à

l'hypocrite J.-B. Rousseau, il n'hésite pas à triompherdes coups de bâton que le sieur Péconet a généreusementdistribués au poète lyrique et des cent coups de canne

qu'il a reçus de M. de La Faye, comme si lui, Voltaire,n'avait pas eu à se plaindre des mêmes procédés du sieur

Beauregard et du chevalier de Rohan. La Voltairomanie

je représentait comme un homme déshonoré par ses

impostures, ses fourberies, ses bassesses, ses vols publics,et sa superbe impertinence qui lui avait attiré de si flé-

trissantes disgrâces. Le pamphlet était d'autant plus

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300 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

accablant que Desfontaines s'était armé d'une lâcheté

de Thiériot qui, sur un point assez grave, semblait lui

avoir donné raison. Notez aussi que toute cette boue

remuée autour de Voltaire risquait d'atteindre Mme du

Châtelet et que sa situation fausse au château de Cireyle rendait encore plus vulnérable. Cette lamentable

affaire se prolongea des mois et des mois. Le public s'ar-

rachait la Voltairomanie. Mme du Châtelet s'opposait de

toutes ses forces au procès criminel et ne cessait d'exhorter

son amant à la modération. N'exigeait-il pas que le gou-vernement défendît à Desfontaines, sous les peines les

plus rigoureuses, de jamais prononcer son nom ! Elle com-

prenait que les magistrats ne désiraient point poursuivreet que les ministres ne voyaient pas d'un mauvais oeil

avilir un homme qu'ils redoutaient et dont ils ne se

sentaient pas la force de réprimer les audaces. On

finit par obtenir de Desfontaines qu'il désavouât son

factum comme Voltaire avait désavoué le Préservatif.Le public eut l'impression qu'on les renvoyait dos à

dos.

Quelques années plus tard, nouvelle histoire. Un

violon de l'Opéra nommé Travenol fut convaincu de s'être

employé à répandre des pamphlets contre Voltaire. Vol-

taire, qui venait d'entrer à l'Académie, considéra sa

cause comme une question d'ordre public. Travenol

était un assez triste sire ; mais la police, stimulée parl'illustre académicien, commit la maladresse de jeter au

For-1'Évêque le père, un vieillard, pour se dédommagerde n'avoir point trouvé le fils. Le public avait ri du duel

d'injures avec Desfontaines : cette fois, il s'indigna.Jamais, dans toutes ces traverses, l'amour de Mme du

Châtelet ne se démentit un seul instant. Mais aucune

épreuve ne lui fut aussi dure que l'intrusion du roi dePrusse dans leur vie. Du jour où Frédéric manifesta le

désir de s'attacher Voltaire, elle eut le sentiment qu'unterrible rival s'était dressé contre elle. Il fallut bien

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 30I

qu'elle se résignât à le laisser partir seul pour l'Alle-

magne puisqu'il était chargé d'une mission confidentielle.Ses voyages en Hollande l'avaient déjà remplie d'inquié-tudes; ce premier voyage en Prusse l'épouvanta. Sonamour se sentait impuissant à lutter contre le prestiged'une amitié royale. Ses lettres à d'Argental, — leseul des amis de Voltaire qui ne la tînt pas pour une

ennemie, — les lettres qu'elle lui écrivait pendantles absences de son amant, ne sont certes pas d'une« femme savante », mais uniquement d'une femme pas-sionnée et douloureuse : « Quand je regarde la terre cou-

verte de neige, ce temps sombre et épais, quand je songedans quel climat il va et l'excessive délicatesse dont il estsur le froid, je suis prête à mourir de douleur... La vio-

lence de mon imagination est capable de me faire mourir

en quatre jours... Il est affreux d'avoir à se plaindre de

lui : c'est un supplice que j'ignorais... Si vous aviez vu sa

dernière lettre, vous ne me condamneriez pas : elle est

signée et il m'appelle madame. C'est une disparate si

singulière que la tête m'en a tourné de douleur. » En 1743,durant son séjour en Prusse : « Je ne reconnais plus celui

d'où dépend et mon mal et mon bien, ni dans ses lettres,ni dans ses démarches. Il est ivre absolument... Malgrétout ce que je souffre, je suis bien persuadée que celui quiaime le mieux est encore le plus heureux. » Tout son

amour s'exprime en ces quelques lignes : « Je n'ai pu

m'empêcher de gémir sur mon sort quand j'ai vu com-

bien il fallait peu compter sur la tranquillité de ma vie ;

je la passerai à combattre contre lui pour lui-même sans

le sauver, à trembler pour lui ou à gémir de ses fautes et

de son absence. Mais enfin telle est ma destinée, et elle

m'est encore plus chère que les plus heureuses. »

Ne la plaignons pas trop : elle eut ses mois, ses années

de bonheur dans ce Cirey qu'elle aimait tant. Un beau

château, un vaste parc, la prairie sillonnée d'une rivière,des mamelons couverts de vignes et la vallée fermée par

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302 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

un grand bois ; tel fut le décor de son amour aux heuresd'accalmie. Voltaire avait prêté quarante mille francs

aux du Châtelet pour qu'ils embellissent leur résidence.

Il occupait une aile que l'on avait construite pour lui

et qui aboutissait au gros pavillon. Sa chambre était

tendue de velours cramoisi, ornée de tableaux, de glaces,

d'encoignures en laque et des plus jolis bibelots. Elle

donnait sur une galerie boisée et vernie où des statues se

dressaient entre les fenêtres et où deux armoires conte-

naient l'une des livres, l'autre des instruments de phy-

sique. L'appartement d'Emilie, tout jaune et bleu jus-

qu'au panier du petit chien, se reflétait avec ses tableaux

de Véronèse dans des glaces encadrées d'argent. Tout

près de sa chambre, son petit boudoir, où régnaitWatteau, ouvrait sur une terrasse d'où la vue était magni-

fique. La bonne Mme de Grafignj^ à qui nous devons

tant de détails, s'extasiait devant la salle de bains et le

cabinet de toilette et concluait par ce mot délicieux :

« Si j'avais un appartement comme celui-là, je me ferais

réveiller la nuit pour le voir. » Mais le reste de la maison

était aussi mal chauffé que mal meublé. Mme du Châtelet

ne se préoccupait point du confort de ses hôtes. Tout

était sacrifié au bien-être de Voltaire et au sien.

L'un et l'autre étaient dévorés de la même fureur de

travail. Voltaire se plaignait continuellement du temps

perdu à bavarder. Il s'était commandé un équipage de

chasse ; mais, à moins qu'il ne digérât trop mal, les che-

vreuils pouvaient se promener tranquillement : il aimait

mieux courir le Desfontaines ou le J.-B. Rousseau en

attendant que chaque matin, à Ferney, pour se fouetter

le sang, il courût le Fréron ou le Pompignan. Mme du

Châtelet, elle, menait une vie extraordinaire. Elle n'ac-

cordait guère plus de trois heures au sommeil. La moitié

de ses nuits se passait à lire ou à écrire et, sauf quelquessorties à cheval, elle restait toute sa journée devant sa

table. Mais elle quittait tout dès que Voltaire s'alitait

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 303

et, assise au chevet de son lit, elle lui lisait indifférem-

ment dans le texte les Épîlres de Pope ou les Tusculanes

de Cicéron. Maîtres et invités ne se réunissaient qu'aux

repas. Après le dîner de midi on se permettait une demi-

heure de causerie ; puis Voltaire se levait, faisait une

grande révérence à la société et se retirait jusqu'au souper

qui avait lieu à neuf heures et qui était le seul repas.sérieux. Mais il n'y paraissait qu'aux derniers services.

Son valet de chambre, debout derrière sa chaise, rece-

vait les plats des laquais comme les gentilshommes du

roi les recevaient des pages. Sa conversation était étin-

celante ; ses manières, exquises ; et personne n'avait son

art de dire des choses aimables. Le souper fini, c'était un

délice pour les convives de l'entendre lire une nouvelle

tragédie, ou un chapitre du Siècle de Louis XIV ou un'

chant de cette Pucelle à laquelle son inflexible gardienneet geôlière, Mme du Châtelet, consentait une heure de

liberté. On s'entretenait aussi de Newton et de la philo-

sophie du divin Locke. Mais assez souvent on descendait

de ces hauteurs à la lanterne magique ou aux marion-

nettes. Voltaire imitait à merveille le ton savoyard; etles marionnettes entre ses mains improvisaient des comé-

dies impayables où se trémoussaient ses amis et Ses

ennemis, depuis le duc de Richelieu jusqu'au monstre de

Desfontaines. Quelquefois, lorsque les vi iteurs étaient

assez nombreux, Cirey devenait comme ,..ie succursale

du grand tripot : c'était ainsi que Voltane appelait la

Comédie-Française. On avait élevé au fond d'une galerieune scène faite d'un plancher sur des tonneaux vides

et des coulisses formées de vieilles tapisseries. On y a

joué ou chanté jusqu'à trente-trois actes dans une journée.Les deux amants ne vivaient pas toujours en par-

faite intelligence. Voltaire était capricieux et boudeur;

Emilie, absorbante et autoritaire. Des querelles écla-

taient pour un verre de vin du Rhin qu'il désirait boire

ou pour un habit qu'il refusait de changer. Mais quand

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304 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

ils en venaient aux propos vifs, ils parlaient en anglais.

Quelquefois cependant Voltaire excédé n'avait pas le

temps de recourir à la langue anglaise, comme le jour où,

devant la maréchale de Luxembourg, à table, il saisit son

couteau et cria : « Ne me regarde pas tant avec ces yeux

hagards et louches ! » Il est vrai que le sujet de la disputeétait grave : il s'agissait de vers. Mme du Châtelet affec-

tait souvent pour les vers le dédain qui n'est pas rare

chez les esprits scientifiques. Et Voltaire nous en don-

nera un exemplaire plaisant dans une lettre au présidentfiénault (i). Elle le surprend écrivant au roi de Prusse :

Songez que les boulets ne vous épargnent guère,

Que du plomb dans un tube entassé par des sots

Peut casser aisément la tête d'un héros,

Lorsque multipliant son poids par sa vitesse

Il fend l'air qui résiste et pousse autant qu'il presse.

Ces vers étaient détestables; mais ce ne fut point ce

qui choqua Emilie. Elle tomba en arrêt sur multipliantson poids par sa vitesse, et elle écrivit de sa main par le

carré de sa vitesse. « J'eus beau lui dire que le vers serait

trop long. Elle répondit qu'il fallait toujours être de l'avisde Leibniz en vers et en prose. » Elle n'aimait guère plusl'histoire qu'elle ne goûtait la poésie. Mais Voltaire le lui

pardonnait en faveur de sa passion pour la science, deSis talents pour le théâtre, de son intelligence et de son

esprit. Il l'admirera toujours.Ses années de Cirey furent fécondes. « Je m'imagine

lui écrivait Frédéric II, qu'il y a quelque part en Franceune société choisie de génies égaux et supérieurs qui tra-vaillent tous ensemble et qui publient leurs ouvragessous le nom de Voltaire, comme une autre société en

publie sous le nom de Trévoux (2). » Sans compter les

tragédies et les comédies, il publie les sept Discours en

(1) Lettre du 15 mai 1741.\i) inclue du 9 août 1739.

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 305

vers sur l'homme, fort médiocres, où je ne vois guère à

relever qu'une réhabilitation de l'amour-propre, attaqué

par les dévots et qui est un don de Dieu ; des ouvragesde polémique comme la Vie de J.-B. Rousseau et son

Mémoire sur la satire, une de ses productions assurément

les plus paradoxales, car il s'y propose d'inspirer aux

jeunes gens le mépris et l'aversion des ouvrages satiriques,et il déclare le plus sérieusement du monde « qu'il ne

connaît de bons ouvrages que ceux dont le succès n'est

point dû à la malignité humaine. » Si je l'osais, je lui

appliquerais son mot sur Frédéric II écrivant l'Anti

Machiavel : « Il crache au plat pour en dégoûterles autres. » Mais cette période de sa vie a été surtout

marquée par ses travaux scientifiques. Il est tellement

l'homme de son siècle qu'il en partage les goûts sans

qu'on puisse souvent dire s'il les devance ou s'il les suit.

La curiosité de la science qu'il avait apportée d'Angle-terre se propageait à Paris où « tout le monde commen-

çait à faire le géomètre et le physicien » (i). Les femmes

elles-mêmes étaient conquises, Mme de Richelieu comme

Mme du Châtelet, et se mettaient à l'école du géomètre

Maupertuis et du mathématicien Clairaut. Le livre de

Voltaire, les Eléments de la philosophie de Newton, où,

après avoir présenté les idées du savant anglais sur Dieu,

ja liberté, la religion naturelle et la manière dont l'âme

est unie au corps, il exposait ses découvertes en optique et

en astronomie, était un modèle de vulgarisation origi-nale, car le vulgarisateur savait prendre parti et, au

besoin, donner raison à Descartes contre son adversaire.

« Je crois, disait-il, avoir enfin mis les Eléments de Newton

au point que l'homme le moins exercé dans ces matières,et le plus ennemi des sciences de calcul, pourra les lire

avec quelque plaisir et fuit (2). » Ce qu'avait fait Fonte-

(1) Lettre à Cideville, 1735.(2) Lettre à Cideville, 25 avril 1740

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306 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

nelle dans ses Entretiens sur la plutalitê des mondes, il le

faisait à son tour, mais sans les grâces mignardes et la

préciosité salonnière de son prédécesseur, avec sa sim-

plicité et sa rapidité lumineuses.

Il avait organisé à Cirey un laboratoire de physique et

de chimie ; il y avait même installé un héliostat que le

professeur hollandais S'Gravesande venait d'inventer

pour fixçr un rayon de soleil. Et l'Académie des sciences

ayant choisi, comme sujet d'un prix à décerner en 1738,une étude sur la nature et la propagation du feu, il

résolut de concourir. Mme du Châtelet aussi, mais à

l'insU de son amant ; elle n'en fit confidence qu'à son

mari. Elle passa ses nuits à rédiger son mémoire. Quandelle succombait à la fatigue, elle se plongeait les mains

dans de l'eau glacée et se promenait en se battant les

bras. Ni l'un ni l'autre n'obtint le prix qui fut attribué

à un mathématicien déjà célèbre, Euler. Mais leurs deux

mémoires furent imprimés. Il ne nous appartient pas de

les juger. Nous nous en rapportons à des hommes du

métier : un Allemand, du Bois-Reymond, qui l'a fait

en 1869, et un Français, Emile Saigey, en 1873. Le travail

de Mme du Châtelet dénote, selon du Bois-Reymond,une rare vigueur de pensée. Quant à celui de Voltaire,ils s'accordent tous les deux à en reconnaître la valeur

incontestable. « Il ne faudrait pas beaucoup d'artifice,dit Saigey, pour y montrer des signes avant^coureurs de

notre théorie moderne de la chaleur. » Du Bois-Reymondvoit dans Voltaire un prédécesseur du physicien moderne.

Et son appréciation me Semble singulièrement intéres-

sante quand il ajoute : « Voltaire garde dans tous ces

travaux l'instinct du sceptique qui ne s'en rapporte à

aucune autorité qu'au témoignage de ses propres yeux...Il ne fait jamais difficulté d'avouer qu'il ne sait pas...Mais ses prétentions à l'évidence palpable lui interdisent

l'accès de mystères plus profonds... » Que ce soit en phy-

sique ou en histoire ou en philosophie, toute la force et

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 307

toute la faiblesse de Voltaire sont là. C'est une erreur de

n'attacher aucune importance à ses travaux scientifiqueset de les qualifier, comme Sainte-Beuve, d'excursion fort

inutile. Ils nous prouvent, dans un domaine où les

preuves sont irrécusables, la solidité d'un esprit qui avait

ses limites mais qui n'était pas superficiel. Ils ont

fortifié son intelligence. « Le peu que nous savons, écri-

vait-il au comte des Alleurs, étend réellement les- forces

de l'âme : l'esprit y trouve autant de plaisirs que le corpsdans d'autres jouissances qui ne sont pas à mépriser (1). »

Mais vers 1740-1741 il commença de se détacher des

sciences, probablement à la même époque où son amour

pour Mme du Châtelet se changea en amitié. Il écrivait

à d'Argental : « Je ne veux plus d'autre étude que celle

qui peut rendre la société plus agréable et le déclin de la

vie plus doux. On ne saurait parler physique un quartd'heure et s'entendre. On peut parler poésie, musique,

histoire, littérature, tout le long du jour. » Et il écrivait

à Frédéric II qu'il venait de quitter pour rejoindreEmilie qui soutenait un procès à Bruxelles.

« Un ridicule amour n'embrase plus mon âme.

Cythère n'est point mon séjour,Et je n'ai point quitté votre adorable cour

Pour soupirer en sot aux genoux d'une femme.

« Mais, Sire, cette femme a abandonné pour moi toutes

les choses pour lesquelles les autres femmes abandonnent

leurs amis : il n'y a aucune sorte d'obligations que je ne

lui aie. Les coiffes et la jupe qu'elle porte ne rendent

pas les devoirs de la reconnaissance moins sacrée. »

Pendant qu'il écrivait cela, Mme du Châtelet gémissaitsur son ingratitude. Elle lui avait rendu la bienveillance

du ministère ; elle lui avait ouvert le chemin des aca-

démies. Elle le voyait déjà en possession des faveurs de

(1) Lettre du 26 novembre 1738.

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308 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

la cour. L'amitié du roi de Prusse, qu'elle détestait, yétait bien pour quelque chose, et aussi l'arrivée au minis-tère des Affaires étrangères de l'aîné des d'Argenson,son plus affectueux protecteur, qui l'emploie très intel-

ligemment à la rédaction de pièces diplomatiques. On lui

commande des divertissements pour Versailles. Il est

nommé gentilhomme ordinaire et reçoit bientôt son

brevet d'historiographe du roi. Et quel début dans cenouveau rôle ! Le jeudi 13 mai 1745, à onze heures du

soir, il apprend la victoire de Fontenoy. « Ah ! le bel

emploi pour votre historien ! écrit-il aussitôt à d'Ar-

genson. Il y a trois cents ans que les rois de France

n'ont rien fait de si glorieux. Je suis fou de joie. Bonsoir,

monseigneur. » Et d'Argenson de lui répondre : « Mon-

sieur l'historien, vous auriez dû apprendre dès mercredi

au soir la nouvelle dont vous nous félicitez tant. » Et il

continue par le récit de la bataille, une des pages les plusvives et les plus entraînantes de notre littérature épis-tolaire, une page telle, disait Voltaire, que Mme de

Sévigné l'eût faite si elle s'était trouvée au milieu d'une

bataille, une page bien supérieure, il faut l'avouer, au

Poème sur Fontenoy qui en a retenu cependant un peudu frisson héroïque.

O combien de vertus que la tombe dévore I

Combien de jours brillants éclipsés à l'aurore !

Que de lauriers sanglants doivent coûter de pleurs !

Ils tombent, ces héros ; ils tombent, ces vengeurs.Ils meurent et nos jours sont heureux et tranquilles...Vous qui lancez la foudre et qu'ont frappé ses coupsRevivez dans nos chants quand vous mourez pour nous.

Ce poème faisait de Voltaire un poète national. Il eut

ses détracteurs qui furent agréablement fustigés dans

la Lettre crit.que d'une belle dame à un beau monsieur

de Paris sur le poème de la bataille de Fontenoy. L'amu-

sant babil de caillette ! « Je ne sais pas, monsieur, pour-

quoi j'ai pu lire jusqu'au bout tout ce poème... C'est un

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 309

ouvrage qui roule tout entier sur des faits vrais et récents :

y a-t-il rien de plus insipide pour des esprits comme les

nôtres, si solidement nourris de la lecture du Prince Titi

et de Zerbinette? » Quelle obligation a-t-on au roi de

gagner des batailles en personne? Elle a un parent quia reçu un coup de fusil dans la manche et que le poèten'a pas nommé. Elle se soucie fort peu qu'en revanche il

nomme tous les lieutenants-généraux qui étaient à leur

poste. Ne voilà-t-il pas une chose bien extraordinaire

d'être à son poste? Il doit être Anglais pour avoir donné

l'épithète de brave au duc de Cumberland... Ce petitmorceau si joli, si pétillant, étincelle de la joie du succès.

Le succès allait grandir. Voltaire avait eu la chance de

connaître Mlle Poisson qui avait épousé le sous-fermier gé-néral Le Normand, seigneur d'Etiolés ; et il avait même été

le confident de ses royales espérances. Celle dont le vain-

queur de Fontenoy devait faire la marquise de Pompa-dour appartenait de toute sa sympathie au clan des philo-

sophes et ne demandait qu'à servir ses amis. Elle y eut

d'autant plus de mérite en ce qui concernait Voltaire

que Louis XV n'éprouvait pour lui aucune sympathie.Louis XV avait beaucoup d'esprit et un esprit étonnam-

ment lucide. D'une humeur douce et gaie, mais « avec

une grandeur qui ne se laissait pas oublier », d'une irréso-

lution qui lui venait de sa défiance des hommes et de son

manque de confiance dans l'avenir, s'il répugnait à per-sécuter les philosophes, il se refusait à les protéger. Son

sens aigu des réalités l'avertissait qu'ils étaient, — et

Voltaire plus que les autres, — les ennemis déclarés d'un

ordre qu'il voulait voir durer au moins autant que lui.

Il lui était odieux que des rois de Prusse ou des impéra-trices de Russie étendissent sur ses sujets des faveurs

dont le désintéressement, à juste titre, lui paraissait

suspect. Et il détestait les Anglais. « Qu'avez-vous été

faire en Angleterre? » demandait-il au duc de Laura-

guais. Le duc lui répondit assez niaisement : « Sire, j'ai

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310 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

été y apprendre à ,penser. — Des chevaux! » ripostale roi en lui tournant le dos. Il ne pouvait être que pré-venu contre l'auteur des Lettres philosophiques. Tenez

Compte aussi d'une certaine timidité qui n'a point

échappé à son entourage. L'esprit de Voltaire où l'on

devinait tant de persiflage le mettait mal à l'aise. Enfin

il n'aimait pas les courtisans, encore moins les flatteurs :

il pensait sans doute comme Montesquieu qu' « un flat-

teur est un esclave qui n'est bon pour aucun maître ». On

raconte qu'après la représentation à Versailles du Templede la gloire dont les vers étaient de Voltaire et la musiquede Rameau et dans lequel Trajan apparaissait couronné

de lauriers, le poète s'approcha de la loge royale et dit

assez haut pour être entendu du roi : « Trajan est-il

content? » Louis XV se retourna, les sourcils froncés, etle regarda fixement sans lui dire un mot.

Cependant Voltaire entrait à l'Académie élu par vingt-huit Voix sur vingt-neuf. On le voyait à Fontainebleau ;on le voyait à Versailles. « Vous serez peut-être étonné de

recevoir une lettre de moi datée de Versailles, écrivait-ilà Vauvenargues qui lui inspirait une tendre admira-tion. La cour ne semblait guère faite pour moi ; mais

les grâces que le roi m'a faites m'y arrêtent et j'y suisà présent plus par reconnaissance que par intérêt. »

Toujours accompagné de Mme du Châtelet, il fréquente

plus que jamais les salons et les châteaux. Mlle de Launaynous a laissé une image saisissante de leur arrivée chezla duchesse du Maine dans sa résidence d'Anet. « Mme du

Châtelet et Voltaire qui s'étaient annoncés pour aujour-d'hui, et qu'on avait perdus de vue, parurent hier, surle minuit, comme deux spectres avec une odeur de

corps embaumés qu'ils semblaient avoir apportée deleurs tombeaux. » On est heureux de posséder Voltaire

qui est d'une extrême politesse et très accommodant.Mais Mme du Châtelet se montre exigeante sur le loge-ment. Le lendemain soir elle en est à son troisième; et,

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 3II

à peine installée, elle met la maison au pillage. Il lui

faut cinq ou six tables et de toutes les grandeurs. Elle

est en train de faire la revue de ses principes. « C'est un

exercice, dit Mlle de Launay, qu'elle réitère chaque

année, sans quoi ils pourraient s'échapper. » Voltaire et

elle travaillent du matin au soir. Ils ne sortent de leur

tombe qu'à la nuit close ; et c'est pour monter sur les

planches. On joue une comédie de Voltaire, le Comte de

Boursoufle, et tous les agencements qu'a donnés Mme du

Châtelet sont oubliés, tant elle amuse dans le rôle de

Mlle de la Cochonnière.

Le couple repart pour Fontainebleau. Un soir, au jeude la reine, les pertes d'Emilie prennent les proportionsd'un désastre. Voltaire, spectateur impuissant à l'ar-

rêter, lui dit en anglais : « Vous ne voyez donc pas

que vous jouez avec des fripons? » Le mot a été com-

pris. Ils sont saisis tous les deux d'une peur paniqueet se sauvent la nuit même. La duchesse du Maine avait

regagné Sceaux : Voltaire lui demanda un refuge. Il s'ycacha deux mois dans un petit appartement dont les

volets restaient fermés. Ce fut là qu'il composa, aux

lumières, ses premiers contes et romans : Babouc, Scar-

mentado, Zadig. Le soir venu, il descendait dans la

chambre de la duchesse et les lui lisait. Mais nous pou-vons juger d'après cette alerte combien la situation du

gentilhomme ordinaire, historiographe du roi, était pré-caire. Un nouvel incident le prouva mieux encore. Il ne

laissait passer aucune occasion de flatter Mme de Pom-

padour. « Ce n'est point comme vieux flatteur de belles

que je vous parle, c'est comme bon citoyen. » Et l'en-

tourage de la reine ne perdait aucune occasion de s'en

indigner. Un madrigal où il souhaitait que le roi

vainqueur et la favorite gardassent tous deux leurs

conquêtes acheva d'irriter celle qui l'appelait jadis « son

pauvre Voltaire ». Il fut prié de s'éloigner. Les deux

amants se remirent en route pour Cirey. C'était l'hiver.

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312 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

L'essieu de leur carrosse rompit en pleine nuit et en pleine

campagne ; le carrosse versa. On eut du mal à les en tirer

par la portière. Pend?nt qu'on le réparait, assis l'un prèsde l'autre sur des COUSSJISau milieu de la neige, ils con-

templaient la lune et les étoiles et s'entretenaient d'as-

tronomie. Cette vision glaciale est comme le dernier

symbole de leur amour.

Mme du Châtelet avait dans sa bibliothèque huit

volumes bien reliés de lettres que Voltaire lui avait

écrites. Elles contenaient plus d'épigrammes contre la

religion que de tendresse ; mais enfin la tendresse s'y

exprimait. Elle disait quelquefois à son confident, l'abbé

de Voisenon, qu'elle était entièrement détachée de Vol-

taire. L'abbé ne répondait rien. Il tirait un des huit

volumes et lisait quelques lettres. Les yeux de Mme du

Châtelet s'emplissaient de larmes. Il s'empressait de

refermer le livre et lui disait : « Vous n'êtes pas guérie. *

Mais, nous raconte-t-il, « la dernière année de sa vie,

je fis la même épreuve : elle les critiquait ; je fus con-vaincu que la cure était faite. »

Elle le fut définitivement à Lunéville. Le •père de

la reine, le roi Stanislas, ancien allié de Charles XII,

y régnait alors d'une royauté viagère. C'était un trèsbrave homme de prince, un roi d'Yvetot, mais en

plus noble, et qui eût été parfaitement heureux s'ilavait su se passer d'une maîtresse ou d'un confesseur,de Mme de Boufflers ou du père Menoux. Dans cettecour de cocagne, l'après-midi était consacré aux con-certs et aux représentations dramatiques ; le soir au

lansquenet, et toutes les heures de la journée à l'amour,Mme du Châtelet y vint désireuse d'obtenir pour sonmari un commandement en Lorraine ; Voltaire, parce

qu'il était dans sa destinée de la suivre et qu'il lui

plaisait fort d'être reçu par le père de celle qui l'avait

exilé de Versailles. Mais sa santé était mauvaise. « Me

voici dans un beau palais, avec la plus grande liberté, et

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 313

pourtant chez un roi, avec toutes mes paperasses d'his-

toriographe, avec Mme du Châtelet ; et avec tout cela,

je suis un des plus malheureux êtres pensants qui soientdans la nature. » Emilie n'avait jamais été plus vaillante

au plaisir. Elle ne croyait pas être malheureuse quand elle

rencontra un jeune officier poète, Saint-Lambert. Il était

spirituel, séduisant, d'une politesse assez dédaigneuse;mais il trouvait le moyen d'avoir le coeur encore plusfroid que ses vers. Elle l'aima, le lui dit et se donna. Elle

nous a conté son histoire dans ses Réflexions sur le bonheur.

«J'ai été heureuse pendant dix ans par l'amour de celui quiavait subjugué mon âme et, ces dix ans, je les ai passésen tête à tête avec lui sans aucun moment de dégoût et

de langueur. Quand l'âge, les maladies peut-être, aussi

la satiété de la jouissance ont diminué son goût, j'ai été

longtemps sans m'en apercevoir : j'aimais pour deux;

je passais ma vie entière avec lui ; et mon coeur, exemptde soupçons, jouissait du plaisir d'aimer et de l'illusion

de se croire aimé. Il est vrai que j'ai perdu cet état si

heureux et que ce n'a pas été sans qu'il m'en ait coûté bien

des larmes... La certitude de l'impossibilité du retour de

son goût et de sa passion, que je sais bien qui n'est pasdans la nature, a amené insensiblement mon coeur au

sentiment paisible de l'amitié, et ce sentiment joint à la

passion de l'étude me rendait assez heureuse. » Mais elle

réfléchissait qu'il fallait craindre de quitter cet état quin'était point malheureux pour essuyer des malheurs que

l'âge et la perte de la beauté rendraient inévitables.

Belles réflexions ! « Vous verrez de quoi elles vous ser-

viront, ajoutait-elle mélancoliquement, si vous avez

jamais du goût pour quelqu'un qui devienne amoureux

de vous. » Elles ne lui servirent de rien. Et ses tourments

commencèrent.Voltaire n'avait pas le moindre soupçon. Il avait appris

que les Italiens préparaient une parodie de sa tragédiede Sémiramis, et il était dans des transes. La majesté de

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314 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

la muse tragique, la dignité de l'Académie allaient êtrebafouées. Il écrivait à la reine ; il écrivait à Mme de Pom-

padour ; il écrivait à M. d'Aiguillon ; il remuait ciel etterre pour que cette injure lui fût épargnée. Mais un soirà Commercy, entrant brusquement dans une pièce oùse tenaient Saint-Lambert et leur Emilie, il n'eut aucundoute sur une infortune qui le substituait à M. du Châ-telet. Il le prit très mal ; Saint-Lambert aussi. La scènefut violente. Voltaire furieux remonta chez lui, ordonna

qu'on fît ses paquets et qu'on lui cherchât une voitureet des chevaux. On ne lui trouva ni chevaux ni voiture.

Quand il fut couché, Mme du Châtelet parut et s'assitau bord de son lit. Elle lui représenta qu'elle ne pouvaitse passer d'amour, qu'il ne l'aimait plus et qu'il avait dansSaint-Lambert un fervent admirateur et un ami sincère.Bref, le lendemain, Saint-Lambert étant venu s'enquérirde sa santé, Voltaire l'embrassa et lui dit : « Mon enfant,j'ai tout oublié : c'est moi qui ai eu tort ; vous êtes dans

l'âge heureux où l'on aime, où l'on plaît ; un vieillard, etmalade comme je le suis, n'est plus fait pour les plaisirs :les roses sont pour vous et les épines pour moi. » Et bientôtil le lui répéta en vers.

Saint-Lambert, ce n'est que pour toi

Que ces belles fleurs sont écloses :

C'est ta main qui cueille les roses

Et les épines sont pour moi...

Mais je vois venir sur le soir,Du plus haut de son aphélie,Notre astronomique Emilie

Avec un vieux tablier noir

Et la main d'encre encor salie.

Elle a laissé là son compasEt ses calculs et sa lunette ;Elle reprend tous ses appâts.Porte-lui vite à sa toilette

Ces fleurs qui naissent sous tes pasEt chante-lui sur ta musette

Les beaux airs que l'Amour répèteEt que Newton ne connut pas.

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 3*5

La comédie eut un dénouement tragique. De retour

à Cirey >Mme du Châtelet lui avoua qu'elle attendait un

enfant. On prête à Voltaire ce mot qui d'ailleurs pour-rait fort bien être de lui : « Nous le mettrons au nombre

de vos OEuvres mêlées. » Mais un bon mot ne résout pasune situation aussi fâcheuse. L'enfant devait appartenirde droit au mari. M. du Châtelet, appelé et retenu quelque

temps à Cirey, en partit chargé des félicitations que lui

valait sa paternité prochaine. De ce jour la pauvrefemme, dont le coeur se déchirait aux duretés tranchantes

de Saint-Lambert, fut poursuivie par l'appréhension de

la mort. Elle n'en travaillait que plus opiniâtrement à

un livre sur Newton. Le 4 septembre 1749, Voltaire écri-

vait dé Lunéville à l'abbé Voisenon : « Mme du Châtelet,étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable cou-

tume, a dit : « Mais je sens quelque chose. » Ce quelquechose était une petite fille qui est venue au monde sur-

le-champ. On l'a mise sur un in-quarto qui s'est trouvé là,et la mère est allée se coucher. » Mais six jours après,sans qu'on eût aucune raison de s'inquiéter, elle mourut

en quelques minutes. « Elle n'eut point les horreurs de la

mort : il n'y eut que ses amis qui les sentirent. » Voltaire

sortit de la chambre ivre de douleur. Il tomba au pied de

l'escalier et sa frappa la tête contre le pavé dans un accès

de désespoir. Saint-Lambert se précipite, s'efforce de le

relever. « Ah, mon ami, s'écrie-t-il en pleurant, c'est vous

qui l'avez tuée ! » Puis se adressant furieux : « Eh ! mor»

dieu, de quoi vous avisiez-vous de lui faire un enfant? »

Le roi Stanislas envoya ses principaux officiers aux

Obsèques ; et tous les notables de Lunéville y assistèrent.

Le cercueil devait traverser la salle de spectacle. Le bran-

card cassa sur le théâtre à la place même où elle avait

recueilli tant d'applaudissements.Voltaire fut atterré. «Je n'ai point perdu une maîtresse ;

j'ai perdu la moitié de moi-même, une âme qui pour la

mienne était faite. » Il se réfugia à Cirey, Il la revoyait y

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3l6 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN

arrivant avec lui, seize ans plus tôt, dans une espèce de

tombereau, secouée, meurtrie, mais pleine de santé, et

riant au milieu de ses deux cents ballots et se mettant

à rapiécer de vieilles tapisseries et transformant la maison

dépenaillée en « un temple de l'amitié et de l'amour ».

Il la revoyait dans son petit phaéton léger comme une

plume et traîné par des chevaux gros comme des élé-

phants. « Les lieux qu'elle a habités, disait-il, nourrissent

une douleur qui m'est chère. » Il se levait la nuit et par-courait ses appartements plus semblable à un spectresorti de sa tombe que lorsqu'il apparaissait, sur le minuit,chez la duchesse du Maine. Revenu à Paris, personne ne

pouvait l'approcher en dehors de son notaire, de son

neveu l'abbé Mignot et de ses amis d'Argental et Riche-

lieu qui lui apportaient tous les soirs les nouvelles de la

cour et de la ville. Cependant Marmontel lui rendit visite.

Il le trouva pleurant, sanglotant, et tout à coup, à une

plaisante histoire qu'il lui racontait, il le vit rire aux

éclats. On n'imagina pas de moyen plus sûr pour l'arra-

cher à sa tristesse que d'organiser chez lui des repré-sentations de Mahomet et de Rome sauvée. Ses mani-

festations douloureuses ne duraient jamais longtemps.Il y avait là, je crois, plus de philosophie que d'in-constance. En .1728 il écrivait dans une lettre à un

anonyme : « La nature efface en nous les impressions les

plus profondes : nous n'avons, au bout d'un certain temps,ni le même sang qui coulait dans nos veines, ni les mêmesfibres qui agitaient notre cerveau ni par conséquent lesmêmes idées. Nous ne sommes plus réellement et physi-

quement la même personne que nous étions autrefois. Ilfaut se dire à soi-même : « J'ai éprouvé que la mort demes parents, de mes amis, après m'avoir percé le coeur

pour un temps, m'a laissé ensuite dans une tranquillité

profonde; j'ai senti qu'au bout de quelques années ils'est formé dans moi une âme nouvelle... Tâchons doncde nous mettre par la force de notre esprit, autant qu'il

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VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 317

est en nous, dans la situation où le temps nous mettra

un jour ; devançons par notre pensée le cours des années. »

La mort de Mme du Châtelet terminait la période mon-

daine de la vie de Voltaire. Si elle avait vécu, se fût-il

enfin rendu aux pressantes invitations du roi de Prusse

qui voulait se l'attacher définitivement à Berlin? En tout

cas, rien ne l'empêchait plus de commettre cette faute.

Les raisons qu'il croyait avoir de quitter la France et

qu'il donnait au duc de Richelieu étaient la persistancedes dévots à le persécuter, l'animosité de la reine con-

vaincue qu'il pervertissait son père, le refroidissement de

Mme de Pompadour, le refus qu'il avait essuyé d'une placed'associé libre à l'Académie des sciences, et l'impossibi-lité, tout historiographe du roi qu'il fut, d'avoir ses

entrées chez Sa Majesté. On a dit qu'un sourire de

Louis XV l'eût retenu. Mais Louis XV était incapablede lui sourire. Quand il vint à Compiègne lui demander

l'autorisation de se rendre près de Frédéric, le roi lui

ripondit sèchement qu'il pouvait partir quand il vou-

drait et se détourna. « Que veut donc Voltaire? dit-il

ensuite. Je l'ai traité aussi bien que Louis XIV a traité

Racine et Boileau; je lui ai donné, comme Louis XIV

à Racine, une charge de gentilhomme ordinaire et des

pensions : ce n'est pas ma faute s'il a fait des sottises et

s'it a la prétention d'être chambellan, d'avoir une croix

et de souper avec un roi. Ce n'est pas la mode en France. »

Il partit ; et derrière lui, la Critique, la déesse servante

du Temple du Goût, fredonnait :

O vous, messieurs les beaux esprits,Si vous voulez être chéris

Du dieu de la double montagneEt que toujours dans vos écrits

Le dieu du goût vous accompagne.Faites tous vos vers à Paris

Et n'allez point en Allemagne.

ANDRÉ BELLE SSORT.

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UN PENITENT DE FURNES

i Sous vos yeux, ô Seigneur, nous

portons le fardeau de nos fautes, et

nous portons en même temps les

plaies qu'elles nous ont faites. »

Saint AUGUSTIN.

I

LE DOSSIER DE L'ABBÉ HUIS

L'abbé posa la lettre qu'il venait de lire et releva sur

le front ses lunettes.— Un de plus, fit-il. Ce sera le dernier, nous n'avons

plus de croix.

Et prenant dans un tiroir une feuille déjà plus qu'àdemi couverte de noms, il y inscrivit le dernier venu.

D'un geste machinal, il fit un relevé rapide— Vingt-deux. C'est un de plus que l'an passé.Et, la plume en main, le vicaire demeura pensif.

N'était-ce pas étrange, cette recrudescence d'adhérents

à la procession de pénitence? En ouvrant le dossier placéau fond du tiroir, il aurait pu, avant d'y joindre la lettre

qu'il venait de recevoir, reprendre une à une celles qu'ilavait classées là depuis des années. Chacune y était encore

dans son enveloppe et munie de son timbre. Plusieurs

venaient de l'étranger. Un philatéliste aurait trouvé là

une ou deux « très sérieuses occasions ». Mais une fois

l'inscription achevée, le prêtre se borna à glisser le

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)UN PÉNITENT DE FURNES 319

document nouveau sous la couverture jaunie et referma

le tiroir.Prenant dans un cartonnier à portée de la main, un

large billet imprimé, il se mit en demeure de tracer sur

la seule ligne laissée libre : « M. X... » Puis, sur un feuillet

quadrillé, il écrivit vivement :

Furnes, le 1" juillet 1923.

MONSIEUR,

Conformément à votre désir, je vous réserve une robe de pé-nitent avec cagoule pour la procession du dernier dimanche de

ce mois. La seule croix encore disponible vous est destinée.Vous

la trouverez dans la sacristie de la nef gauche. Ci-joint le billet

vous donnant accès à la collégiale Sainte-Walburge, qui sera .

fermée au public dès midi.

Recevez, monsieur, l'hommage de mon entier dévouement

in X" Jesu.

J. Huis,vicaire.

Le prêtre plaça dans la lettre le billet, dont le texte

1 latin, fort bref, autorisait M. X... à participer en qualitéde « pénitent porteur de croix » à la procession de la

Sodalité du Sauveur crucifié. Au moment de tracer

l'adresse sur l'enveloppe, il hésita, fit mine de rouvrir

le tiroir, puis prenant un parti, il écrivit :

Monsieur Camerlinghe,La Solitude,

La Panne.

Il n'était pas sûr du prénom. Après avoir timbré la

lettre, il la plaça en évidence contre l'encrier et, amenant

à lui un vaste pot à couvercle, y puisa le tabac néces-

saire pour bourrer une pipe toujours à portée de sa main.

Le jour était mesuré dans la chambre basse, bien

qu'au dehors le soleil fût éclatant. La fenêtre donnait

sur une rue étroite. A l'opposé, la porte était ouverte

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320 UN PÉNITENT DE FURNES

sous un auvent qui abritait une vigne et faisait face à

un étroit jardin. Au delà, c'était l'ancien cimetière trans-

formé en parc, où les ruines de la tour interrompue ser-

vaient d'avant-plan à l'église Sainte-Walburge. Pour

jouir de la chaleur et de la lumière du jour, l'abbé Huis

n'avait que peu de pas à faire. Il passait devant l'entrée

de la cuisine, où la vieille servante Phrasie s'occupait à

moudre le café. Quels pensers suivait-il en tirant les pre-mières bouffées de sa pipe, pour que, s'arrêtant, il de-

mandât brusquement :— Phrasie, la famille Camerlinghe?Un visage ridé, encadré d'une coiffe serrée, sans orne-

ment, nouée sous le menton par un cordon blanc, ap-

parut sur le seuil.— Très bien connue... c'est tout La Panne.

La vieille femme s'exprimait comme son maître dans

le doux west-flamand de la côte, à peine guttural et tout

oint de sonorités humides. Un démon curieux tenaillait

l'abbé, car il ajouta :— Des seigneurs?Le mot flamand se traduirait mieux par : « des mes-

sieurs ». Il comporte une nuance de déférence plus mar-

quée. Phrasie y fit écho.— Certes. J'ai bien connu le vieux M. Égide Camer-

linghe. Un grand homme avec des favoris et une largecravate. Il a fait présent d'une barque à mon père. Ainsi

nous sommes devenus pêcheurs.— Votre grand-père ne l'était donc pas?— Oh ! non. De son temps, les pauvres gens d'Adin-

kerke plantaient des pommes de terre dans le sable. On

y récoltait à peine de quoi manger. Le vieux M. Camer-

linghe nous a ouvert les champs de la mer. Le brave

homme! Ce sont des choses à ne pas oublier.

Et la vieille servante rentra dans son antre parfumé de

l'odeur du café vespéral. L'abbé sortit par le jardin.L'heure approchait où il devait chanter le salut pour les

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(

UN PÉNITENT DE FURNES 321

membres les plus zélés de la Sodalité. Le siège n'en était

pas la collégiale à laquelle il était attaché comme vicaire,mais l'église Saint-Nicolas, érigée par l'abbaye aujour-d'hui détruite et dont la tour contient le bourdon de la

cité. C'était en effet un prêtre de Sainte-Walburge, le

chanoine Clou, titulaire d'une stalle au chapitre de la

collégiale, mais appartenant à l'abbaye de Saint-Nicolas,

qui l'avait fondée. Depuis le début du dix-septième siècle,les deux paroisses participaient ainsi à la grande pro-cession annuelle dans une proportion difficile à délimiter.

A mesure qu'approche le dernier dimanche de juillet,l'effervescence religieuse gagne d'ailleurs toute la ville.

Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que, en passantdevant le portail de la haute église en forme de châsse,le vicaire se trouvât sollicité par un groupe d'hommes

autour d'un singulier corbillard. Le sacristain s'avança :— Monsieur le vicaire, fit-il. Voilà le char du tom-

beau. Il est encore très bien et peut remplacer celui quia brûlé.

— Ah! dit le prêtre, c'est l'ancien, celui du dix-hui-

tième siècle. On devra tout de même le réparer.— La figure du Christ seulement. Voyez : elle est

noircie. Sans doute, c'est Jésus mort... Tout de même,

elle a besoin d'une couche de blanc. Pour le char, il est

comme neuf. Et c'est vraiment la voiture des morts.

L'homme se félicitait de l'analogie. Les autres l'ap-

prouvaient. L'abbé considéra le véhicule à quatre roues.

Un baldaquin le domine, surmonté d'un pélican se fouil-

lant du bec la poitrine, et abrite un lit véritable dans le-

quel est couchée la forme rigide du Sauveur après la

crucifixion. L'ensemble était bien différent de la machine

prétentieuse et compliquée, inventée par un peintre de la

ville vingt ans auparavant, pour figurer, à grand renfort

de carton-pierre et de toiles peintes, une anfractuosité

rocheuse et vaguement orientale. L'admiration des gens

d'église auxquels se joignaient les enfants et des femmes

R. H. 1925. — II, 3. 11

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322 UN PÉNITENT DE FURNES

accourus des ruelles voisines était sincère. L'abbé Huis

en partagea le sentiment naïf et profond. Le Christ dans

la voiture des morts, après le groupe pesant de l'agoniesur la croix et précédé immédiatement de la cohorte des

pénitents voilés, ne déparerait pas le caractère réaliste

et familier du long cortège traditionnel. Le vicaire tra-

duisit la pensée de tous :— On ne regrettera pas le char incendié.— C'est celui-ci qui est le bon. On est bien content de

l'avoir retrouvé.

Le sacristain avait dit la phrase décisive. L'abbé s'en

fut. La grand'place de Furnes atteint l'apogée de sa

gloire quotidienne quand le soleil décline. Les rayons

obliques allument une flamme claire sur la brique rose du

pavillon des officiers espagnols et font saigner les bandes

de chair vive striant le corps de brique grise de la tour de

Saint-Nicolas. A l'angle opposé, l'ombre légère sied mieux

à la pyramide du beffroi, souple charnière entre le gra-cieux Hôtel de Ville et l'imposant Palais de Justice. A

travers l'immense quadrilatère de la place, la traversée

rapide d'un véhicule est rare. Les plus fougueux touristes

cèdent à la surprise de tant d'archaïsme, préservé à si

peu de distance des plages bruyantes. Une quiétude sou-

riante les rend attentifs à la pesée des siècles dans l'air

saturé des brises marines.

Pourtant une torpédo couverte de poussière, débouchantà vive allure de la rue de l'Est, fit mine de ne pas s'arrêter.

Au moment d'enfiler la rue de La Panne, ses freins blo-

qués l'immobilisèrent, trépidante, à la hauteur de l'abbé

Huis. Se penchant par-dessus la carrosserie blanche de

poudre, un visage crispé par un monocle articula i— Pardon, monsieur le curé, c'est bien le chemin de

la mer?— Si vous voulez atteindre La Panne, oui. Mais la

route de Dunkerque, le long du canal, est meilleure. Vous

passez le pont à Adinkerke.

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UN PÉNITENT DE FURNES 323

— Je sais, seulement je suis pressé, venant de loin, et

ma voiture s'inquiète peu des pavés. Merci, monsieur le

curé.— Bon voyage, monsieur.

L'élégant conducteur, en parlant, avait laissé mou-

rir le ronronnement du moteur. Le décalage électriquerefusa d'obéir. Il fallut descendre et recourir à la mani-

velle. L'abbé Huis, intéressé, eut tout le temps d'admirer

l'homme et son véhicule. L'auto n'avait que deux places.L'arrière portait un nombreux bagage. Un nécessaire

raffiné le couronnait, à la poignée duquel une étiquettebattait dans la brise. Était-elle mise en évidence, en vue

d'attirer la considération de douaniers méticuleux? Un

nom s'y détachait en lettres majuscules, suivi d'un

titre calligraphié avec le même soin. L'inscription sauta

aux yeux de l'abbé. Il lut sans le vouloir : Benoît Ca-

merlinghe, conseiller de légation de S. M. le roi des Belges.

Déjà la voiture avait disparu. L'aumônier de la Soda-

lité s'interrogea !— Serait-ce là mon pénitent? Je ne me rappelle pas

son prénom. Et comment ignorerait-il son chemin? Aprèstout, c'est possible, et je n'ai pas le droit d'y rêver.

Mais le bon prêtre eut toutes les peines du monde à

chasser l'image de l'élégant voyageur. Sa qualité diplo-

matique l'intriguait, et surtout ce monocle, mal commode

à porter sous la cagoule.Il trouva les confrères assemblés sous la triple voûte

de hauteur égale de la vieille église abbatiale, devant

l'autel où repose le beau calvaire d'ébène et de buis,emblème et centre de leur Sodalité. Aucun de ces bour-

geois de Fûmes ne fléchissait le genou devant la fine

silhouette du Christ, entre la Vierge et saint Jean, dressés

sur un socle ciselé comme un reliquaire, sans se rappelerle lien tangible par lequel il leur était attaché. Le jour de

sa profession, le sodaliste tient un cordon dont la peloteest suspendue en temps habituel à la croix elle-même. Un

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324 UN PÉNITENT DE FURNES

voeu, ratifié par l'orgueil civique et le zèle religieux des

Furnois depuis près de trois siècles, l'oblige à perpétuerdans tout son éclat la procession de pénitence. Le Cal-

vaire de la Sodalité y a sa place et son rang, immédia-

tement avant le dais du Saint-Sacrement. Il forme le

quarantième groupe de l'Ommegang et couronne la repré-sentation mortifiée de la passion divine.

Dans l'allocution qu'il avait à adresser à ses fidèles

administrés, l'abbé Huis mêlait volontiers aux exhorta-

tions de rigueur des détails précis et même triviaux. Il

parla, cette fois, du char du tombeau, si fortuitement

retrouvé, si conforme au goût populaire. Il ne se retint

pas de faire allusion au nombre inespéré de pénitentsvolontaires.

— Mes chers confrères, la discrétion sacerdotale m'em-

pêche naturellement de vous dire où se recruteront

cette année les rangs de nos chers porteurs de croix.

Nous en avons vu venir, vous le savez, de toutes les par-ties du monde. Fûmes conserve le privilège de maintenir,à travers les siècles, une tradition médiévale, celle de la

pénitence publique, si nécessaire à la vie mystique de

notre catholicisme. Ceux qui veulent expier matérielle-

ment des fautes graves, acquérir des mérites exception-nels, ou simplement participer de chair et d'âme à la souf-

france infinie de Notre-Seigneur dans sa passion rédemp-trice, ne peuvent aller ailleurs. Soyons fiers pour Fûmes,

pour la West-Flandre, pour la Belgique, de cette richesse

supérieure à la prospérité de la terre et à la gloire des

armes. Nous voici, depuis cinq ans déjà, sortis de la plusaffreuse guerre. Notre campagne ressuscitée n'en garde

pour ainsi dire plus de traces. Partout des toits rouges,des moissons dorées, des prés où paît un bétail nombreux.

Seules, les rives de l'Yser montrent leurs cicatrices et,de-ci de-là, une croix désigne dans les champs une der-

nière tombe qui attend le transfert de quelques ossements

sans nom dans nos cimetières agrandis. Les plaies de

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UN PÉNITENT DE FURNES 325

Fumes sont fermées. L'Hôtel de Ville a retrouvé son

perron. Nos deux couvents des Soeurs Noires et des An-

nonciades sont rebâtis ; et, quant à nos belles tours, elles

n'ont jamais cessé de regarder jusqu'à la mer, où une foule

païenne a recommencé, hélas ! à ne songer qu'au plaisir.Comme elles, la Sodalité est demeurée fidèle à son oeuvre

dévote. Malgré les obus, à défaut de la procession an-

nuelle, nous avons pratiqué sans interruption nos che-

mins de croix à travers la ville les vendredis de chaquecarême. Nous n'oublierons jamais cette nuit de Semaine

Sainte où l'on a cru la guerre perdue. Nous étions trois

encore, à minuit, les bras tendus devant la porte close

de Sainte-Walburge. Quelle récompense alors que nos

processions de 1920 à 1922 ! Celle-ci ne va-t-elle pas les

dépasser en éclat, en piété, en force secrète? Prions,

agissons, vivons dans la perspective du 29 juillet. Sous

la cagoule ou dans la pieuse figuration biblique, notre

mission propre c'est l'amour par la souffrance et parl'Union divine 1.

Après le salut, une courte séance fut tenue dans la

sacristie. On y expédia quelques affaires de détail. Le

trésorier proposa d'augmenter le crédit affecté précédem-ment à la confection de la robe de Jésus portant sa croix.

Le budget de l'Ommegang est lourd. Il est pourtant limité

à l'entretien de la garde-robe et à la réfection des chars.

Aucun figurant n'est rétribué, pas même la cohorte dé-

penaillée des Juifs, chargés de narguer le divin crucifié et

d'agiter autour de sa marche douloureuse, entrecoupéede chutes, d'étranges ferrailles bruyantes. Elle se recrute

parmi les habitants de la plus sordide ruelle. Pour rien

au monde d'ailleurs, cette tourbe, au surplus de douteuse

moralité, ne céderait son privilège.

Quelqu'un demanda :— L'ancienne robe n'est donc plus bonne?— Si fait. On la mettra de côté. Mais notre nou-

veau Seigneur est deux fois plus grand. Jugez vous-

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326 UN PÉNITENT DE FURNES

même. H est venu de Coxyde pour prendre mesure.

Et l'homme fut introduit. Tout le monde se leva pour

répondre à son salut. Sa taille dépassait en effet la

moyenne. Le profil de son sombre visage, entièrement

rasé, aurait fait merveille dans une médaille. Il dit, pré-venant l'objection :

— Je puis, si l'on veut, mettre la robe du Cyrénéen.Voilà dix ans que c'est moi Simon. Il y aura économie.

On se récria :— Non, non. Le Christ a toujours eu sa robe à lui.

Qu'on en fasse une nouvelle et une belle. Où est le tail-

leur?

Un des confrères s'avança.— Le voici. Il est bien entendu que je ne demande

rien. Je fournirai la note de l'étoffe; naturellement,c'est plus cher qu'autrefois, comme tout.

L'homme de Coxyde enleva sa veste. Le silence régnapendant l'opération. Les chiffres étaient martelés forte-ment. Aucun rire. Quand tout fut terminé, des mercissonores s'échangèrent. La séance fut levée aussi grave-ment qu'elle avait été ouverte.

Rentrant chez lui par la rue des Bouchers et celle desSoeurs Noires, l'aumônier fut rejoint par le nouveauChrist à la hauteur du cabaret des « Trois-Rois ».

— Vous retournez à la côte? monsieur, demanda-t-il.— Pas précisément. J'habite à la lisière des dunes. Ma

ferme est une terre de l'ancienne abbaye.— De l'abbaye des Dunes? Elle est à vous?— Oh ! non. C'est un bien des Camerlinghe.Pour la troisième fois, ce nom revenait devant le vi-

caire.— Ce sont de bons chrétiens, ces Camerlinghe?— Il n'y a plus guère ici que M. Reginald.Ce prénom n'était pas celui que le vicaire avait lu sur

l'étiquette de la luxueuse valise.— Il y en a plusieurs donc?

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UN PÉNITENT DE FURNES 327

— Us étaient nombreux autrefois. Enfant, j'ai jouéavec plusieurs. On n'en voit plus jamais qu'un. Mais les

dunes et les fermes appartiennent toujours à l'indivision

des héritiers du vieux M. Égide. C'est M. Reginald qui

gère pour tous. Il s'y entend.

La voix respectueuse trahissait une réserve. Elle ap-puya :

— Les Camerlinghe connaissent la valeur de l'argent.— S'ils en font un bon usage, tant mieux.— Je ne dis pas le contraire, monsieur le vicaire. Les

gens dépensiers ne sont pas les meilleurs. Les Camer-

linghe n'aiment pas dépenser sans profit.— On doit laisser du bien à ses enfants.— M. Reginald n'a plus d'enfant.— Ah ! Et il est vieux?— Non, dans les quarante. C'est un grand chasseur.

On ne le voit à la ferme que l'hiver, à cause des canards.

Nous avons un marais. Parfois, il vient loger chez nous.— Avec madame?— Elle venait aussi. Une bien belle femme...— Morte?— Oh! non... Monsieur le vicaire, je suis pressé.

Excusez-moi.— Allez, mon fils, et que Notre-Seigneur vous assiste.

C'est un grand honneur que de le représenter !— Je voudrais en être digne. Bonsoir, monsieur le

vicaire.— Bonsoir, monsieur.

Le fermier de l'Abbaye s'en fut, grand homme à la

démarche balancée. Son nom, l'aumônier eût été em-

barrassé de le dire. On avait dû le prononcer devant lui.

Mais ce n'est pas l'habitude de divulguer l'identité des

personnages du cortège sacré. Longtemps, l'abbé avait

ignoré que le Christ précédent était le bourgmestre d'une

commune voisine. Il n'était d'ailleurs point familier avec

les gens de la région, originaire d'Ostende, amené par son

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328 UN PÉNITENT DE FURNES

ministère dans ce coin retiré du diocèse de Bruges. Le

pays de Fûmes, ce Veurne ambacht, autrefois si malrelié au reste de la West-Flandre que la seule route vers

Bruges commençait par ramener le voyageur vers lesmers françaises, se suffit à lui-même ; et, quant à la cité,elle demeure, elle aussi, à l'écart. On pouvait l'habiter

depuis vingt ans, y exercer une charge paroissiale etentendre prononcer le nom de familles de la côte voisinecomme celui d'étrangers.

Arrivé devant la porte de sa maison, presque en facedu couvent des Soeurs Noires qui donne son nom à la

rue, le vieux vicaire y entra par l'issue opposée au

jardin par lequel il en était sorti. Habitude immuable.Phrasie n'avait pas besoin de regarder l'horloge pourconnaître l'heure du souper. Au bruit de la clef dans la

serrure, elle retirait du feu le café neuf et le plaçait sur latable couverte d'une nappe à carreaux. Sans le laisser

paraître, elle se tenait ensuite tournée de trois quarts,l'oeil et l'oreille au guet. Elle ne retournait à ses occupa-tions qu'après avoir constaté l'effet ordinaire de satis-faction et de bien-être produit par le breuvage favori.Dans les bons jours, l'abbé témoignait son plaisir par uneexclamation reçue comme une récompense :

— Le bon café 1

Aujourd'hui, ce fut dit d'un élan si sincère que Phrasiese rapprocha. Comment ferait-elle pour témoigner à sonmaître sa vénération, son dévouement? Et tout à coup :

— Puisque M. l'Abbé tient à le savoir, M. EgideCamerlinghe avait un frère, Prosper, venu à La Panne

plus tard. Il a bâti la première maison devant l'estran.On a longtemps prédit qu'elle ne tiendrait pas, que la

tempête la renverserait tôt ou tard. Elle est toujourslà. Le toit en est si lourd, qu'elle a l'air écrasée dessous.Les Camerlinghe d'aujourd'hui l'habitent.

—Reginald ou Benoît? fit l'abbé comme en songe.

— M. Reginald naturellement. Je ne connais pas de

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UN PÉNITENT DE FURNES 329

Benoît. Peut-être un des nombreux petits-cousins qu'on

voyait jouer sur le sable. Un seul est resté. Il ne res-

semble pas au grand-père Egide.— En quoi?— Demandez ça aux gens qui louent ses champs dans

la dune. Il aime trop la chasse. Les lapins ne laissent pasune patate. Et on doit payer le loyer.

Le prêtre laissa tomber la conversation. Aussi bien le

souper, frugal et copieux, l'absorbait : un hareng, une

pile de tartines de pain beurré. Phrasie, tenant un sujetde bavardage, n'allait pas le lâcher.

— Monsieur l'abbé n'a jamais entendu parler de

Mme de Aguero?— Non. Pourquoi?— Encore une Camerlinghe, et qui habite aussi La

Panne. Ses filles sont tellement belles et on dit...

Mais le vicaire refusa de laisser ouvrir devant lui une

avenue à des commentaires oiseux. Les affaires du pro-chain ne sont pas les nôtres. Phrasie lancée, on ne savait

jusqu'où irait sa verve cancanière. Déjà, il se reprochaitune curiosité involontaire à l'endroit d'un futur pénitent.Il se réjouit de garder un doute sur sa véritable identité

et se promit de ne pas ouvrir le dossier clos.— J'ai vu notre nouveau Christ, fit-il en guise de di-

version. Un bel homme, beaucoup plus grand que le

pauvre bourgmestre de Bulskamp, mort cet hiver. On a dû

lui commander une nouvelle robe.— Eh bien, on saura ce qu'il en coûte... au prix où est

l'étoffe.

Et la vieille femme de retourner à ses doléances coutu-

mières. L'abbé, rassasié, quitta la chambre basse et re-

trouva dans son cabinet le fauteuil usé, la pipe et le potde tabac, compagnons fidèles de sa paisible et pieuse médi-

tation.

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330 UN PÉNITENT DE FURNES

nLA DUNE

Benoît Camerlinghe n'avait pas exagéré les mérites de

son véhicule. La rapide voiture « avala » les mauvais

pavés de la route de Fumes à La Panne. Elle traverse

d'abord des champs où le froment mûrissant fait, au ba-

lancement du vent soufflant de la mer, un bruit d'étoffe

froissée. Bientôt des levées de sable, parsemées de touffes

d'oyat, érigèrent contre le ciel l'illusion d'une chaîne

montagneuse. L'automobiliste se trouva environné de

plaines étranges, couvertes d'une courte brousse épi-neuse et bornées par de larges remontées blanches, aussi

nues qu'une moraine de glacier. Aperçut-il un obstacle

imprévu, se prit-il à douter du chemin? Il arrêta net sa

voiture, embrassa lentement d'un coup d'oeil attendri

tout le paysage. L'odeur, citron et miel mêlés, des arbou-

siers à baie rousse, des rosiers sauvages et des peupliersminuscules le rajeunit brusquement de quinze ans. Il

se passa la langue sur les lèvres pour s'assurer que le

sel marin saturait l'air, et remettant en marche sa docile

torpédo, pénétra à petite allure dans le domaine de son

enfance.

Une fois atteint le village de La Panne, accueilli parle sourire des anciennes maisonnettes de pêcheurs, volets

verts et brique passée au lait de chaux, il n'hésita plus au

carrefour des deux routes. L'une, bâtie de villas neuves

et baroques, écoulait vers la plage moderne un flot nom-

breux de baigneurs aux tenues hétéroclites. Elle n'obtint

pas de lui un regard. Il suivit lentement le vieux chemin

d'un pavé désert, bordé de hauts peupliers d'Amérique,dont les formes ont pris, dans une longue défense contre

les attaques du vent d'ouest, l'attitude recroquevillée de

guetteurs. Ceux-ci cédèrent enfin la place à une, simple

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UN PÉNITENT DE FURNES 33X

haie irrégulière de courtes aulnelles. Et la route elle-même fit défaut, évanouie sous un amoncellement de

sable mou. Les roues de l'auto s'enfoncèrent, tournèrent

à faux, l'avant piqua du nez sur une dune en formation.Au delà, la marée haute faisait courir sur une plage invi-sible des embruns prismatiques.

Une course de deux mille kilomètres — tel était lechiffre annoncé par le compteur placé sous le volant —

aboutissait à cet arrêt devant l'océan inaccessible.

L'homme, prestement descendu, se trouva les pieds dans

le sable mouvant. Non sans peine, il gagna une barrière

fermée dans la haie, l'ouvrit délibérément et pénétrasur le sol gazonné d'un parterre, au bord d'un étangd'eau douce, plus qu'à demi envahi par des roseaux. Un

chemin étroit s'offrit à lui, qui conduisait à une singu-lière bâtisse, moitié pavillon, moitié château.

— Défense de passer ! Propriété privée, entrée interdite.

L'intrus n'apercevait personne. Ce cri devait sortir

d'une chambre du rez-de-chaussée, donnant de plain-

pied sur la terrasse. Il fut répété trois fois, on eût dit àtravers un mégaphone. Loin d'obtempérer à l'injonction,Benoît, abandonnant l'auto ensablée, referma la barrièreet se faisant un porte-voix de ses mains, clama à son

tour:— Je suis de la famille. J'ai le droit de passer.On se tut. Mais une silhouette féminine parut sur le

seuil, et le jeune homme se sentit dévisagé. Tournant ledos au rivage, il s'enfonça alors dans le petit bois où

se perdait la plaine. Une vague sente le mena parmi desaulnelles et des peupliers emmêlés jusqu'au socle d'unestatue mutilée de Diane. Les restes d'un parterre rede-

venu sauvage faisaient monter, comme une offrande, des

parfums de réséda. Bientôt, sa marche devint plus diffi-

cile. Il lui fallut enjamber les lianes tentaculaires d'un

taillis rampant, sous lequel s'ouvraient les chausse-trapesde terriers invisibles.

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33* UN PÉNITENT DE FURNES

A présent, il osait porter les yeux sur le large horizon

de la mer bruissante. Elle étincelait dans le soleil et le

vent. Un flot bleu moutonnait jusque contre le ciel pâle ;

mer du Nord, mer flamande, soeur des dunes et de l'es-

tran. C'est ici le point du littoral belge où elle se déploiele plus largement et donne la mesure de sa domination

exaltante. Du rivage à l'horizon, elle cède et reconquiertdeux fois le jour un vaste espace mystérieux où tient la

vie jumelée de la plage et du flot.

Benoît Camerlinghe s'attardait dans une contemplationimmobile. Était-elle le but de son long voyage? Ou

venait-elle tout à coup de le rendre prisonnier d'un passé

qu'il ne savait pas si puissant? Ceux qui, comme lui,ont eu une enfance pleine d'images marines compren-dront le mystère de son émoi devant ce paysage de sable

et d'eau. Quand il put ramener les yeux vers l'autre bout

de l'horizon, ce fut une autre reprise. La largeur des dunes

en fait une province isolée, un univers sans analogue,sauf dans les déserts d'Orient. Et cette succession defonds verts et gris, entre les immenses pentes immacu-

lées, rendait au Camerlinghe, revenu aux lieux de seschevauchées enfantines et de ses débuts de chasseur,

l'orgueil du domaine resté intact.

Seules le bordaient à l'est les tours de Fûmes, hiéra-

tiques, imposantes ou délicates au gré des heures. En ce

moment, la lourde barre de Saint-Nicolas paraissait do-miner le bulbe gracieux du beffroi et la mince flèche de

Sainte-Walburge. Elle rattachait fermement à la coupoledu ciel gris l'île de la cité flottante.

Pour achever la reprise de possession, il fallait bien

poursuivre le tour de l'horizon et se heurter à l'étalageconfus et carnavalesque de la nouvelle plage.

Profanation et vulgarité. Où étaient le « mont Blanc »

et la « Fin du Monde », collines sacrées d'autrefois, fau-

chées par le vandalisme d'une exploitation balnéaire?

Un voisin sans scrupule et avide de gain avait créé de

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UN PÉNITENT DE FURNES 333

toutes pièces route, digue, hôtels et casinos. Ainsi s'expli-

quait l'abandon du vieux chemin gagné par le sable de

l'estran ; ainsi encore l'hostilité de La Panne pour la tra-

dition de silence et de fierté patricienne des Camerlinghe.Elle demeurait incarnée dans les deux seules construc-

tions de ce domaine de six cents hectares si proche de

la frontière française ; le pavillon d'où une voix impéra-tive avait tenté d'interdire à Benoît de mettre le piedsur le sol privilégié ; le bastion carré au toit pesant vers

lequel il avait à dévaler à présent, s'il voulait accomplirenfin le dessein particulier de sa longue randonnée.

L'accès de la « Solitude » n'était pas aisé. Aucun che-

min ne semblait plus la relier ni à la mer ni à la route.

Quand Benoît eut réussi à descendre de la dune, à travers

trous et broussailles, il eut devant lui le visage blafard

d'un mur percé de fenêtres uniformes et surmonté d'un

toit analogue à un chapeau de métal enfoncé par un mar-

teau-pilon sur un cube de maçonnerie. La fantaisie d'une

avancée en bois verni, d'où cinq marches menaient à la

plage, essayait vainement de rompre la rigueur d'une

aussi désespérante uniformité. Des géraniums grimpants,le long de la face opposée au vent, y réussissaient mieux.

Mais des volets fermés sur toutes les fenêtres à l'orient

donnèrent à croire au revenant que la maison était close.

Il allait céder à son dépit, quand des abois de chiens

l'attirèrent à l'angle sud du bâtiment, où toute la vie

semblait s'être réfugiée. Dans le contre-bas d'un mur de

brique adossé à la dune, le sol dallé d'une cour alignaitun chenil peuplé, un garage et des communs. Un étroit

chemin y débouchait, reliant, sans doute, cette maison

au village.Benoît pénétra par la porte entre-bâillée et cria vive-

ment :— Bonjour, Reginald.Un pas fit écho à son appel. Les deux cousins se trou-

vèrent face à face.

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334 UN PÉNITENT DE FURNES

— Oh! Benoît ! Comment ne m'as-tu pas téléphoné?...C'était vrai, le diplomate se rappelait à présent la pré-

caution omise. Il avait annoncé son arrivée voici plusd'un mois. En le déclarant le bienvenu à « la Solitude 3»,Reginald lui avait recommandé expressément de l'avertir

quelques jours à l'avance de la date où il mettrait son

projet à exécution. « Tout au moins, téléphone-moi de

Bruxelles, la veille ». Entraîné par la course, Benoît partide Vienne, voyageant par étapes calculées selon l'extrêmerendement de son moteur et de ses nerfs, ne songea plusà l'avertissement préalable. Qu'avait-il besoin d'ailleursde mettre tant de cérémonie à rejoindre le ménage des

Reginald ! Il le savait fixé à La Panne, hiver et été,

depuis des années. En juillet surtout, rien de plus na-turel qu'une visite au bord de la mer.

— J'ai saisi mon congé au vol. Le ministre est revenu

plus tôt qu'il n'était prévu de la conférence où il était

délégué. J'en ai profité pour passer la main dès son re-tour. J'arrive donc sans désemparer d'Autriche, et pour

piquer du nez dans le sable de tes dunes. La Panne estbien le bout du monde, finis terres. Ta femme va bien?

— Allons chercher ton auto.— Oh ! où elle est, on ne la volera pas. Pour la retirer,

il faudra un cheval. Mais comment l'amener chez toi?

J'avais compté passer devant le pavillon. Autrefois, une

digue de briques le reliait à « La Solitude ».— Tout est obstrué. Mais j'ai construit un chemin qui

débouche derrière le petit bois, à hauteur du village.Rien de tel que d'être complètement chez soi, mon cher.

Benoît examinait son cousin. Il ne le trouvait paschangé. Ses tempes grisonnaient, sans doute, et sa culotte,serrée aux genoux, faisait saillir quelque embonpoint.L'allure rapide et réticente à la fois de la parole, du

geste tendu de l'avant-bras, une sort de hâte à prendre lesdevants de la conversation pour prévenir on ne savait

quelles questions inopportunes, un ton péremptoire et

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UN PÉNITENT DE FURNES 335

craintif tout ensemble. : c'était bien le Reginald qui, tout

enfant, faisait bande à part et montra si vite une véri-

table obstination à mener à La Panne une vie recluse.

En ce moment encore, rien de plus malaisé que de ré-

sister à l'impulsion de sa main, de son regard et de l'agi-tation volontaire de sa personne. Le nouveau venu se

sentit vivement entraîné au dehors. Du chenil ouvert parun geste machinal, trois chiens de chasse, un épagneulet un griffon bondirent dans un étourdissant vacarme.

A leur suite, les deux hommes s'engagèrent sur le chemin

de briques qui contournait la dune à canons. On y était à

l'abri complet du vent et loin du bruit de la mer. Rien de

la nouvelle cité balnéaire n'y était visible. C'était vrai-

ment le chemin de « La Solitude », d'une solitude voulue

et appropriée.Le secours d'un cheval ne fut pas nécessaire pour tirer

la torpédo de son enlisement. Reginald se chargea de la

manoeuvre. Il fit seulement enlever par Benoît le charge-ment des valises, non sans le plaisanter sur leur nombre.

— Quelle garde-robe ! As-tu apporté au moins ton

uniforme avec claque, épée et décorations? Nous n'at-

tendons pas de visite de souverains, je te préviens. De-

puis la fin de la guerre, malgré trois dancings, La Panne

est redevenue une plage de famille.— Et notre famille, à nous, est-elle demeurée aussi

jalouse de ses droits? Du Pavillon, tout à l'heure, on m'a

enjoint de prendre le large.— Ah! ah! on a raison. Et ne te frotte pas à cette

maison-là.— La cousine Aguero est donc réfractaire au monde?— Au contraire. Elle en raffole. Mais elle tient tous les

intrus en suspicion. C'est une sotte.— Et Carmen?

La question avait été posée avec une indifférence

jouée. La réponse vint, identique :— Tu la verras, si tu y tiens... Gare, je lance le moteur.

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336 UN PÉNITENT DE FURNES

Pilotée avec une rare dextérité, la voiture émergea du

sable et bondit sur le pavé enseveli.— Là ! La route va jusqu'à la plage, malgré l'envchis-

'sèment du sable. Tu as donné au delà du pavé, dans le

bas côté profond. Il suffirait de quelques jours de travail

pour la dégager, mais l'État s'en fiche. Tout est pour la

nouvelle plage. Ce n'est pas drôle pour les gens du Pa-

villon.— Il est vrai que ces dames ont l'usage de ta route.— Jamais de la vie. Chacun chez soi. Je l'ai payée de

mes deniers.

Benoît Camerlinghe n'avait pas de chance. Ses allusions

tombaient mal. Une méchante ironie, une sourde rancune

retroussaient les lèvres de son cousin, qui montraient

des dents longues sous un nez fort. Reginald avait l'air

rien moins qu'en bons termes avec sa voisine Aguero,

qui occupait le vieux Pavillon familial, construit par

Égide Camerlinghe. Et comme Mme de Aguero était la

belle-mère, en même temps que la cousine, de l'habitantde « La Solitude », le diplomate flaira entre eux un

antagonisme traditionnel, fortifié par leur parentémême.

Ils rentrèrent, Reginald au volant. L'espace sur lechemin de briques avait été calculé au plus juste. Le

moindre écart enverrait la voiture dans le sable.— La brique est chère, fit Benoît, plaisamment.— Plus que tu ne crois. Tout est hors de prix, d'ail-

leurs. Et l'on a plus de peine à ne pas être volé qu'à vivre

honnêtement soi-même— Avec tes revenus, la chose importe peu.— Mes revenus? Ils ne sont pas ce que tu penses.

D'ailleurs, aujourd'hui, qu'est-ce que le revenu? On doit

tabler sur le capital et son accroissement régulier.— En ce cas, regarde monter le sable de nos dunes.

Hein ! c'est devenu une fortune. Toute la côte est bâtie.

On n'aurait qu'à exploiter nos terrains.

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UN PÉNITENT DE FURNES 337

— Oui, mais ce n'est pas l'heure. Je m'y opposerai

toujours... Et ici, je suis le maître.

Une servante sans style prit le bagage de l'hôte.

Reginald gara lui-même l'auto. Qu'attendait-il pour in-

troduire son cousin dans sa maison et le mener à sa

femme? Il s'attardait en des propos oiseux.— Le désert de La Panne, c'est notre bien et notre

agrément. Jouissons d'être seuls et de ce plaisir uniqued'une chasse au gibier, sans cesse renouvelé. La valeur

vénale du domaine, tu l'as dit, ne cesse de croître. Elle est

à l'abri des fluctuations de la Bourse et du change. Lais-

sons le reste du littoral s'exploiter, se peupler. Nous se-

rons un jour les seuls détenteurs de la sauvagerie et du

silence. Et l'humanité ne peut s'en passer.Entraînant son compagnon vers l'ouest par un passage

ménagé.entre deux blocs de sable durci, il ouvrit devant

ses yeux le spectacle d'une plaine par-dessus laquelledes fils de cuivre tendus avaient l'air de courir vers la

mer.— Reconnais-tu la plaine du Télégraphe? Dans ces

épines viennent s'abattre les bécasses fatiguées. J'en ai

tué jusqu'à trente en un jour. Couché contre le sol dans

le thym et l'arbousier, on peut passer des heures à en-

tendre le vent chanter sur la lyre des fils. Ils me relient

moi-même à ce que je veux, car mon téléphone est

branché sur eux...— L'hiver tout de même doit être rude.— L'hiver est la vraie saison de la mer. On voit bien

que tu n'y es jamais venu qu'en villégiature.— Il y a quinze ans que je n'avais revu La Panne. Ce

fut le centre de mon enfance. A m'y retrouver, je me sens

rajeuni, stabilisé...— Parbleu! courir le monde n'équilibre point.— Et cela vieillit. Je vais avoir trente-cinq ans. Cette

perspective m'a donné un coup. Et j'ai pensé tout de

suite à La Panne. Je viens m'y renouveler.

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338 UN PÉNITENT DE FURNES

<— Tu es au moins ministre?— Non, mais en passe de l'être. Cela aussi m'a fait

venir...— Ah!— Oui, je ne suis pas marié, et...— Moi, Benoît, je ne le suis plus.Cette déclaration soudaine avait été faite avec une brus-

querie voulue. Comme s'il eût attendu d'avoir pu la faire,

Reginald Camerlinghe ramena son cousin vers la maison

et l'introduisit enfin. Sans lui donner le temps de revenir

de sa surprise, il le mena à une chambre du premier étagedonnant sur la mer. Les volets venaient d'en être poussés.Elle gardait l'odeur des chambres depuis longtemps closes.

Avec beaucoup de sollicitude, Reginald demanda si

Benoît avait tout ce qu'il lui fallait. Une affection véri-

table perçait dans son accent. Son cousin avait peine à y

répondre, suffoqué par la révélation imprévue, inquietd'une explication inévitable. De la fenêtre, on apercevaitle toit du Pavillon, mais le bâtiment était caché par unedune récente où les oyats n'avaient pas encore eu le tempsde pousser. Du doigt, Benoît l'indiqua avec étonnement.

Reginald eut l'air de s'excuser.— Je n'y suis pour rien. C'est le vent. Pendant la

guerre, on a cessé de refouler les apports des hautes

marées. Quand les Aguero sont revenus de France, car

moi, je n'ai jamais quitté le pays, j'étais prêt à faire le

travail de compte à demi... Et puis, ça n'a plus été la

peine.— Mais comment alors va-t-on d'ici au Pavillon?La question trahissait une préoccupation si directe, que

Reginald se mit à rire ;— Rassure-toi. Il y a un passage. Je te l'indiquerai.— Ça ne te fâche pas, Reginald, que j'y aille dès ce

soir?...— Tu es libre. Qu'est-ce qui te pousse?... Il n'y a que

ma belle-mère et Carmen.

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UN PÉNITENT DE FURNES 339

— Justement.— Elle a vingt-trois ans.— Eh oui. Si elle est aussi jolie que... sa soeur...— Que Maria?... Elle l'est davantage... malheureux!— Pardon, Reginald. Mais il faut que tu saches pour-

quoi exactement je suis revenu.— Si c'est un secret, garde-le. Nous aurons chacun le

nôtre.— Je n'ai pas à te faire mystère que j'ai rêvé de me

faire épouser par Carmen et que je comptais sur ta femme

et sur toi pour favoriser mon dessein.

Le solitaire ne répondit rien. Il regardait fixement la

mer, assombrie par la chute brusque du soleil qui avait

paru vouloir l'enflammer. Un gong retentit de l'autre

côté de la dune. Un timbre grêle y répondit au rez-de-

chaussée de la maison.— Tu dois avoir faim, descendons, fit Reginald.Benoît comprit qu'on ne lui répondrait pas, qu'il serait

vain aujourd'hui d'aller plus avant.

HENRI DAVIGNON.

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POÉSIES'"

ÉTÉ

Vous partez. Triste est l'adieu

Malgré le riant visage.

Je suis un enfant bien sage

Qu'il suffit d'aimer un peu.

Vers l'Août qui brille et la joiePuérile de sentir

Le soleil s'appesantirSur la douceur de la soie.

Vous partez. Tendre est l'adieu.

Plaignez-moi, chère égoïste,Car je suis un enfant triste

Qu'il faut consoler un peu.

Clémente soit la lumière

Que contempleront vos yeuxEt vos pas toujours joyeuxSur cette terre étrangère.

(i) Ce» vers sont extraits d'un volume à paraître chez Plon-Nourritsous ce titre : Fihres. M. Jean-Dars a obtenu le prix Sully-Pru-dhomme en décembre dernier.

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POÉSIES 341

Moi, je reste ici, là-bas...

(Vous me savez de passage,Mais que votre chère imageD'un jour ne me quitte pas).

C'est l'époque où j'aime entendre

Mes rêves approfondisChanter leur De profundisLentement, d'une voix tendre.

En ces longs jours anxieux

Mon âme est une chapelleOù le souvenir épelle—

Chapelet silencieux.

Tristes ou gais, les jours passent,Tristes souvent, parfois gais,Et les rosaires parfaitsEn mon coeur laissent des grâces...

Je me retrouve meilleur,

Lorsque ma souffrance expire,Et plus digne du sourire

Qui va refleurir mon coeur.

Bientôt un rameau s'agite...Dans le jardin, doucement,L'été s'éloigne, mourant,Et les soirs tombent plus vite.

Alors un souffle très doux

Vient effeuiller dans ma chambre

Les derniers jours de Septembre

Qui me séparent de vous.

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342 POÉSIES

L'APPARITION

Ici, tout est si plein de grâce et de mystère,Tant d'élégance a dessiné chaque contour

Qu'une nuit j'aimerais auprès de vous me taire

Jusqu'au jour.

L'ombre d'un grand nocturne entraînerait mon rêve

A travers les reflets de ces miroirs profonds,Dans le parc où fleurit la nostalgique sève

Des beaux sons.

Vous joueriez, vous joueriez ces valses romantiques

Qui font s'évanouir l'âme et ces mazurkas

Où la Mort doucement étouffe des phtisiquesDans ses bras.

Je sentirais alors se disperser mon être

Tout entier par delà le néant des tombeaux.

Un peu de lune écarterait à la fenêtre

Les rideaux...

Et l'immobilité de la chambre endormie

Où l'accord passe avec un reflet de velours

Résignerait mon coeur à laisser fuir la vie

Pour toujours.

Le clavier retiendrait une âme qui soupire.Sur mon front glisserait la blancheur d'une main.

Et mes yeux doucement s'ouvriraient au sourire

De Chopin...

JEAN-DARS.

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SURRÉALISME ET CINÉMA

Une technique naît : aussitôt accourent les philosophes,'armés de faux problèmes. — Est-ce un art? — N'est-ce

pas un art? — Est-il digne d'entrer?< Le cinéma, disent les uns, n'est en somme qu'une

photographie perfectionnée. » Et ils refusent ses passe-ports à l'invention nouvelle.

Dans l'autre sens prennent position les outranciersnécessaires. Ils nous disent (i) : « Non seulement 1«cinéma est un art, mais encore il absorbera graduelle-ment tous les autres arts. » Démonstration ; le cinémase substitue à l'architecture (30 mètres de pelliculedressent les palais du Voleur de Bagdad), — à la mu-

sique (20 mètres font gesticuler un jazzband de nègres),— à la danse (25 mètres pour un tango de Valentino).Qu'ils aillent donc jusqu'au bout de leur plaisante lo-

gique et nous persuadent que, dans l'avenir, nos repasseront remplacés par la vision de Chariot et du Kidse partageant un plat de crêpes.

* *

t Comment imaginer l'avenir du cinéma d'après lesconditions profondes de sa technique? »

Voilà une question plus réaliste. Pour en établir la

(1) M. Marcel L'Herbier, dans une causerie faite au Collège de France,répétée à Genève, en octobre 1924, lors de la présentation derinhumaine dans cette ville et publiée auparavant dans la Rewtheidotimime, en 1923.

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344 SURRÉALISME ET CINÉMA

légitimité, et lui donner \m commencement de réponse,11suffirait de considérer très rapidement l'évolution des

autres arts.

Nous les voyons, chacun à leur tour, suivre la même

ligne générale :

Ils échappent d'abord à la contamination littéraire

(abandon des tableaux à sujets, de la musique à pro-

gramme) ;Ils renoncent ensuite à la contrainte de la logique, celle-

ci étant considérée comme un élément intellectuel res-

trictif de la liberté sensorielle, pour ne demander leur

loi qu'aux conditions de leur technique (cubisme, impres-sionnisme musical).

(On peut déjà prévoir la troisième étape : avides d'une

suprême liberté, les artistes repousseront le support der-

nier de la technique et réclameront le droit de mettre en

oeuvre, sans contrainte d'aucune sorte, la matière même

qui est à la base de leur art.)Nous ne nous dissimulons pas l'excessive simplifica-

tion de ces vues ni le danger de ces formules ; mais per-sonne ne nous contestera cette conclusion : dans l'évolu-

tion de tout art, il arrive un moment, qu'il y ait lieu

ou non de le déplorer, où les artistes répudient tout com-

mandej»ent de provenance intellectuelle ou logique pour

interroger les possibilités techniques de leur art. Ce mo-

ment nous paraît venu pour le cinéma.

***

Ouvrons ici une courte parenthèse sur un mouvementlittéraire dont les origines ne sont pas récentes, mais quise manifeste actuellement d'une manière assez bruyante.

On connaît l'essentiel des thèses surréalistes (nous en

trouvons une authentique expression dans le Manifestesurréaliste d'André Breton) : l'activité inconsciente de

l'esprit, sur laquelle l'attention générale a été attirée par

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SURRÉALISME ET CINÉMA 345

les travaux de professeurs comme Freud ou Babinski,ou les romans d'auteurs comme Marcel Proust, devien-

drait la clef de voûte de la vie spirituelle. Le but prin-

cipal dés artistes serait dorénavant de chercher dans le

rêve une réalité supérieure à celle que nous propose l'exer-

cice logique, donc arbitraire, de la pensée. Le surréalisme

se présente d'une part comme une critique des moyensactuels de la littérature, d'autre part comme un renou-

vellement complet du domaine et des méthodes artistiques,et même, peut-être, comme une rénovation des règles les

plus générales de l'activité humaine : bref, un boulever-

sement absolu de toutes les valeurs.

•*•

Contre le surréalisme (dont on ne saurait d'ailleurs

nier la relative fécondité), on peut penser que les

objections ne manqueront pas. Et M. André Breton se

montre comme enivré des obstacles qui déjà se dressent :« C'est à sa conquête (de la surréalité) que je vais, cer-

tain de n'y pas parvenir, mais trop insoucieux de ma

mort pour ne pas supputer un peu les joies d'une telle

possession. »

Les difficultés possibles nous semblent pouvoir être

ramenées à deux chefs principaux.D'abord, une objection de méthode. Il n'est pas aisé

de déterminer si les surréalistes placent la réalité supé-rieure dans le rêve lui-même, ou dans une sorte d'union,

d'ajustement, difficile à imaginer, des deux états : rêveet réalité. Mais, dans les deux cas, la même objectiongarde sa valeur. Si l'on admet en effet que le rêve cons-titue la réalité supérieure, il y aura, pour atteindre etfixer ce rêve, d'insurmontables difficultés pratiques. Cardès que la conscience réussit à fouiller dans l'inconscient,on ne saurait plus parler d'inconscient. D'autre part, sil'on place la réalité supérieure dans une sorte de fusion

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346 SURRÉALISME ET CINÉMA

mystique du réel et du rêve, on ne voit pas par quel biais

on fera communiquer deux domaines incommunicables

par définition. (Notre dessein d'aller vite n'est pas sans

donner ici à notre argumentation une allure trop schéma-

tique. Aussi bien notre vrai objectif n'est-il pas une

critique du surréalisme.)Le second ordre d'objections porte, plus profondément,

sur les ambitions anti-logiques du surréalisme. Les

hommes ont depuis si longtemps l'habitude d'user du

langage pour communiquer entre eux qu'on se demande .s'ils pourront jamais renoncer à cette utilisation. Ce quenous appelons raison est, en somme, la partie de notre

esprit commune à tous les hommes : si elle vient à man-

quer, ne tomberons-nous pas dans un mode d'expressionindividuel et incommunicable? « Je crois de plus en plus,écrit M. André Breton (i), à l'infaillibilité de ma pensée

par rapport à moi-même. » M. André Breton a raison ;

mais, une fois fixé dans son ingénuité absolue ce « méca-nisme scriptural et mental » de M. André Breton, qui n'est

valable que pour M. André Breton lui-même, pourquoile faire imprimer et publier? N'est-ce pas pour quenous établissions, sous un angle quelconque, une com-

paraison entre son esprit et notre esprit, et cette com-

paraison est-elle possible sans quelques repères essentiels

que seule la raison, la logique, peuvent fournir?

.*•

Un fait nous paraît remarquable. Ces objections, quenous venons de formuler rapidement, perdent leur valeur

dès qu'on cransporte les thèses surréalistes dans le

domaine du cinéma. (Que les théoriciens du surréalisme

aient voulu introduire leurs points de vue en littérature,c'est-à-dire là justement où ils sont le plus contestables,

(i) Manifeste du surréalisme, p. 39, note i.

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SURRÉALISME ET CINÉMA 347

il ne faut pas trop s'en étonner, la même plume servant

naturellement au théoricien et au poète.) Appliquée à la

technique du cinéma, la thèse surréaliste ne nous frappe

plus que par sa justesse et sa fécondité.

L'objection de méthode (difficulté de fondre dans un

même plan le conscient et l'inconscient) ne vaut pas pourle cinéma, dont le spectacle constitue justement une hal-

lucination consciente.

Entrons dans une salle où la pellicule perforée grésilledans l'obscurité. Dès l'entrée, notre regard est guidé

par le faisceau lumineux vers l'écran où, deux heures

durant, il restera fixé. La vie de la rue n'existe plus.Nos affaires s'évanouissent, nos voisins disparaissent.Notre corps lui-même subit une sorte de dépersonnalisa-tion temporaire, qui lui ôte le sentiment de sa propreexistence. Nous ne sommes plus que deux yeux rivés à

dix mètres carrés de toile blanche.

Mais gardons-nous de vagues analogies. Il convient ici

d'entrer dans le détail.

M. André Breton, voulant établir la supériorité du

rêve, écrit : « L'esprit de l'homme qui rêve se satisfait

pleinement de ce qui lui arrive. L'angoissante questionde la possibilité ne se pose plus (i). » Et il interroge :

< Quelle raison, je le demande, raison tellement plus large

que l'autre, confère au rêve cette allure naturelle, me

fait accueillir sans réserve une foule d'épisodes dont

l'étrangeté à l'heure où j'écris me foudroierait? (2) »

La réponse à cette question réside dans ce que Taine

appelait le « mécanisme réducteur des images ». Lorsquenous sommes éveillés, les images jaillies de notre imagina-tion ont une couleur pâle, anémique, qui fait ressortir,-

par contraste, la vigueur et le relief des images réelles,c'est-à-dire de celles qui nous viennent par nos sens : et

(1) Manifeste du surréalisme, p. 22.

{2) loti., p. 33.

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348 SURRÉALISME ET CINÉMA

cette différence de valeur suffit à nous faire distinguerle réel de l'imaginé. Quand nous dormons, nos sens

chôment, ou du moins leurs sollicitations ne franchissent

pas le seuil de notre conscience, et, le contraste réducteur

n'existant plus, les séries imaginaires accaparent le pre-mier plan ; comme rien ne les contredit, nous croyons à

leur existence absolue.

Éveillés, nous concevons à la fois le réel et le possible,tandis que dans le rêve, nous ne concevons que le pos-sible. Les surréalistes voient un avantage là où, jusqu'àeux, on s'accordait à voir une infériorité. Sans discuter

la légitimité de ce paradoxe, revenons au cinéma. Nous

voyons que tout un ensemble de conditions matérielles

y conspire à détruire le « mécanisme réducteur des

images ». L'obscurité de la salle annihile la concurrence

des images réelles qui contrarieraient celles de l'écran. Il

importe également d'écarter les impressions qui pour-raient nous venir par d'autres sens : qui n'a remarqué le

caractère particulier de la musique au cinéma? Elle sert

avant tout à abolir un silence qui nous permettrait de

percevoir ou d'imaginer des phénomènes auditifs d'ordre

réaliste, dont souffrirait l'unicité nécessaire de la vision.Et quel spectateur n'a été parfois gêné de l'attention

qu'il prêtait, malgré lui, à la musique, durant le déroule-ment du film? En réalité, la seule musique qui con-viendrait au cinéma serait une sorte de bruit continu,harmonieux et monotone (comme le ronflement d'un

ventilateur), dont l'effet serait d'obturer, en quelque sorte,le sens de l'ouïe, tout le long du spectacle.

On objectera que ce sont là des conditions communesà tout spectacle et que, dans toute salle de théâtre, onfait l'obscurité pour faciliter la concentration, sur la

scène, de l'attention des spectateurs. Mais remarquonsque les êtres qui évoluent sur la scène d'un théâtre pos-sèdent une réalité charnelle que fortifie le trompe-l'oeildu décor ; ils ont le relief, ils vivent parmi les bruits de

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SURRÉALISME ET CINÉMA 349

la vie normale; nous les acceptons comme nos frères,comme nos semblables, tandis que le cinéma prétend à

donner l'illusion de la réalité au moyen d'un simulacre

d'ordre uniquement visuel. Une hallucination véritable

est ici requise, que tendent à renforcer les autres condi-

tions du cinéma, de même que, dans le rêve, les imagesmouvantes se succèdent sans relief, sur un plan uniqueartificiellement délimité par un rectangle qui est comme

une trouée géométrique sur le royaume métapsychique.L'absence de couleur, le blanc et noir, représente aussi

une simplification arbitraire analogue à celles que l'on

rencontre dans les rêves. Remarquons encore que la suc-

cession même des images au cinéma a quelque chose

d'artificiel qui nous éloigne de la réalité. La persistancedes images lumineuses sur la rétine, qui est la base phy-

siologique du cinéma, prétend nous présenter le mouve-

ment avec la continuité même du réel ; mais, en fait,nous sentons bien qu'il y a là une illusion, un artifice

sensoriel dont nous ne sommes pas absolument dupes.Le rythme profond des êtres que nous voyons se mou-

voir à l'écran possède je ne sais quoi de saccadé dans le

silence, qui les fait parents des personnages qui hantent

nos rêves.

Ajoutons une dernière analogie. Au cinéma, comme

dans le rêve, le fait règne en maître absolu. L'abstrac-

tion perd ses droits. Aucune explication ne vient légi-timer les gestes des héros. Les actes succèdent aux actes,

portant en eux-mêmes leur justification. Et ils se suc-

cèdent avec une telle rapidité que nous avons à peine le

temps d'évoquer le commentaire logique qui pourraitles expliquer, ou tout au moins les relier.

(Considérations assurément sommaires, mais qui nous

permettent, dès maintenant, de faire justice de certaines

illusions sur l'opportunité d'adjoindre au cinéma des

i perfectionnements » tels que la couleur, le relief, ou

quelque synchronisme auditif. Avec le blanc et noir, sans

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35° SURRÉALISME ET CINÉMA

relief ni accompagnement sonore, le cinéma a trouvé sa

vraie technique. Essayer de le « perfectionner » dans un

sens qui voudrait le rapprocher de la réalité ne pourrait

que contrarier et ralentir son évolution authentique.)Le cinéma constitue donc une hallucination consciente

et utilise cette fusion du rêve et de l'état conscient quele surréalisme voudrait voir réalisée dans le domaine lit-

téraire. Ces images mouvantes nous hallucinent, mais en

nous laissant une conscience confuse de notre personna-lité et en nous permettant d'évoquer, si c'est nécessaire,les disponibilités de notre mémoire. (En général, d'ail-

leurs, le cinéma n'exige de nous que juste ce qu'il faut de

souvenirs pour lier les images.)

*.

Le cinéma n'échappe pas moins victorieusement au

second ordre de difficultés que soulève le surréalisme.

Si une répudiation totale de la logique est interdite

au langage, né de cette même logique, le cinéma peut se

la permettre sans contrevenir à une inéluctable nécessité

interne.

« L'image la plus forte est celle qui présente le degréd'arbitraire le plus élevé », déclare M. André Breton (i),

qui cite, parmi des exemples, cette image de Philippe

Soupault :

« Une église se dressait, éclatante comme une cloche, t

Qui ne voit que le mot église étant enclos, par la vertu

du langage, dans un réseau de relations logiques, de même

que le mot cloche, le seul fait de prononcer ces deux mots,

pour les comparer, évoque ces deux réseaux et nous con-

seille de les faire coïncider? Et comme ils ne sont pas jux-

taposables, le lecteur répugne à accepter la comparaison.Par contre, que le cinéma nous montre une église écla-

\i) Manifeste du surréalisme, p. 60.

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SURRÉALISME ET CINÉMA 351

tante, puis, sans transition, une cloche éclatante, et

notre oeil acceptera cette succession ; ce sont deux faits

auxquels il assistera, deux faits qui portent en eux-

mêmes leur justification. Et si les deux images se suc-

cèdent avec la rapidité voulue, le mécanisme logique quichercherait à rapprocher par quelque biais ces deux objetsn'aura même pas le temps d'être déclanché. On n'aura

que la vision presque simultanée des deux objets, c'est-à-

dire exactement le processus cérébral qui a suggéré à

l'auteur sa comparaison.Dans le langage, la donnée première est toujours' la

trame logique. L'image naît à propos de cette trame et s'yajoute pour l'orner, pour l'éclairer. Au cinéma, la donnée

première est l'image, qui, à l'occasion, et point néces-

sairement, entraîne à sa suite des lambeaux rationnels.Les deux processus, on le voit, sont exactement in-

verses.

*\

Ce qui précède tend à montrer non seulement quel'application des idées surréalistes au cinéma échappeaux objections qu'on peut adresser au surréalisme lit-

téraire, mais encore que la surréalité représente un

domaine tout indiqué au cinéma par sa technique.

Que l'on parcoure ces poèmes rêvés que M. André

Breton a réunis, sous le titre de Poisson soluble, à la suite

de son Manifeste, et l'on dira si le plus sûr moyen de les

faire accepter du public ne serait pas de les traitercomme des scénarios de cinéma.

Les aventures de cette caisse traversée de bras humains,dévalant les côtes, heurtant « les arbres qui lui font un

grand soleil bleu », puis échouant au premier étage d'un

hôtel misérable, et qui se trouve ne contenir que de

l'amidon (i), et le mystérieux voyage de cette barque,

(i) André BRBTON, Manifeste du surréalisme, Poisson soluble, p. 106.

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35* SURRÉALISME ET CINÉMA

qui est la tombe du poète, après la fermeture du cime-

tière (i), et les tribulations du réverbère baladeur (2),et la poursuite de cette femme qui laisse entre les

mains de l'amoureux un voile, source de miracles et de

félicités inexprimables (3), autant de merveilleuses

histoires dont les anacoluthes nous choquent inévita-

blement à la lecture, mais qui, portées à l'écran, seraient

peut-être acceptées avec ravissement par le spectateur.Celui-ci ne verrait plus dans les défaillances logiquesdont elles fourmillent que mille détails, comiques ou

étranges, également ingénieux.

•%

11 serait temps que tels cinéastes voient nettement

quels profits de toute sorte ils trouveront à ouvrir à leur

art les régions inexplorées du rêve. Cela n'a été fait

jusqu'à présent que fragmentairement et comme paraccident. Qu'ils n'hésitent plus à marquer leurs produc-tions des trois caractères essentiels du rêve, qui sont d'être

visuel, illogique et pénétrant.

** *

VISUEL.

Le cinéma l'est déjà, par la force des choses.Il le restera exclusivement.

(Rien à craindre pour lui, répétons-le, des tels ridicules

petits essais de synchronisme phonographique.)

*

ILLOGIQUE.Tout ce qui subsiste de niaiserie au cinéma se rattacheun respect périmé de la logique.

(1) André BRETON, Poisson soluble, p. 118.

(2) Ibid., p. 128.

(3) Ibid., p. 141.

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SURRÉALISME ET CINÉMA 353

Le sentimentalisme est le respect de la logique dans

l'ordre des sentiments. (Toute élégance, toute désinvol-

ture résulte de la rupture d'un ou plusieurs maillons dans

la chaîne traditionnelle des sentiments.)Le « feuilleton » est le respect de la logique dans l'ordre

des épisodes. (J'appelle « feuilleton » une suite d'évé-

nements tels que, posés les personnages et la situation

initiales, le déroulement intégral de l'action peut être

prévu par un concierge de l'espèce moyenne.)La lenteur est le respect de la logique dans l'ordre des

situations et des gestes.Etc.

***PÉNÉTRANT.

Mais si l'on ne porte à l'écran que des séries d'images

illogiques, assemblées selon les plus capricieuses sug-

gestions des associations d'idées, ne risque-t-on pas de

rebuter le public?Nous répondrons d'abord que nous ne traçons ici

qu'une direction possible du cinéma. D'autres voies res-

teront ouvertes à côté de celle-là. L'éducation du publicse fera peu à peu.

Ensuite nous admettons la nécessité de ne pas perdre

pied dans l'incolj érence absolue. L'homme ne s'intéresse

qu'à ce qui lui ressemble. Je m'intéresse à mes rêves,

malgré leur incohérence, parce qu'ils viennent de moi,

parce que je leur trouve une qualité particulière, tenant

sans doute à ce que j'y reconnais des éléments de ma

vie passée, mais arbitrairement assemblés. Ces souvenirs

m'appartiennent ; mais j'ai de la peine à les identifier.

C'est ce que je définis, faute de mieux, par l'expression :

le rêve est pénétrant.Cette propriété du rêve, on le voit, est strictement

personnelle. Comment un film, qui s'adresse à des mil-

liers de spectateurs, saurait-il être pénétrant?C'est ici le lieu de réintroduire le sens de l'humain.

R. H. 1925. — II, 3. 13

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354 SURRÉALISME ET CINÉMA

Un point de départ légitime du surréalisme est cette

observation que tout ce qui sort d'un cerveau, serait-ce

sans formule logique, révèle immanquablement la sin-

gularité de ce cerveau. L'homme garde sa personnalité,même (et peut-être surtout) dans ses productions les

plus spontanées.Un film aura donc un caractère suffisamment péné-

trant et humain du seul fait qu'il sera sorti du cerveau

d'un de mes semblables.

Il est vrai que nous nous heurtons ici à une sérieuse

difficulté. Dans l'état actuel du cinéma, un film n'a pasun auteur, il en a deux, trois, dix, cinquante. Un pre-mier créateur fournit le scénario, qui consiste habituel-

lement en une donnée assez sommaire. Ce scénario est

repris par le metteur en scène, qui le développe, l'en-

richit de trouvailles de détail, bref le fait descendre dans

le plan des réalisations matérielles. Il resterait à noter

l'apport de chaque artiste, les suggestions des costu-

Tsuers et accessoiristes, les exigences des spécialistes de

l'éclairage. Au cours d'une collaboration aussi multiple,l'oeuvre ne risque-t-elle pas de perdre cette qualité péné-trante qu'elle devait à l'individualité de l'auteur, à la

singularité de la conception première?Cette difficulté, croyons-nous, n'est que provisoire et

tend déjà à disparaître. Elle tient aux conditions excep-tionnelles créées par la croissance trop rapide du cinéma.Le cinéma a rencontré dès ses débuts (il est à peine âgéde trente ans) un tel succès qu'il a dû faire face à des

demandes disproportionnées avec ses moyens. Le public

exige chaque semaine des oeuvres nouvelles. Pour les

établir, on se met à plusieurs. On enrôle qui l'on peut.Laissons à la division du travail et aux spécialisationsnécessaires le temps de se déterminer. Alors le cinéaste,

partant de la cellule originale, de l'idée mère jaillie de

son cerveau, pourra la conduire, grâce à une technique.dont il devra être maître, jusqu'aux réalisations de

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SURRÉALISME ET CINÉMA 355

l'écran, sans que cette idée soit gâtée par une organi-sation commerciale pressée de l'exploiter. Ce jour-là,le cinéma aura ses artistes, et la question « si le cinéma

est un art » recevra de ce fait une réponse affirma-

tive difficile à contester.

*

Les cinéastes commencent à apercevoir quelquesvérités.

On relèverait sans peine dans leurs plus récentes pro-ductions des indices qui confirmeraient nos prévisions.Mais ce Merveilleux où le cinéma trouvera sa véritable

langue, avec quelle gaucherie en est-il encore à le parler !

La réussite viendra-t-elle du côté du film comique? Nousavons le souvenir de certains films américains, presquesans sous-titres, et où des girls, des êtres irresponsables,des animaux se laissent aller aux caprices de la plusréjouissante fantaisie. Les derniers « Chariot » ne tra-

hissent-ils pas le souci de dresser un décor simplifié

qu'aucun détail trop précis ne viendrait localiser (Chariotétant universel, les lieux où il évolue ne doivent êtred'aucun pays), — et aussi la préoccupation de créer une

atmosphère de rêve qui favorise la crédibilité, et rende

vraisemblables les gestes extraordinaires du disgraciéà la petite moustache et aux grands pieds. Que l'on se

rappelle dans The Pilgrim cette étrange chapelle,

peuplée d'étranges fidèles, où Chariot faux pasteur faitcet étrange sermon ; et, dans Pay-Day, le retour, aprèsles libations, de Chariot maçon vers le logis lointain,

impossible à atteindre, et cette pluie de cauchemar, et

ces vaines, irréelles tentatives d'ivrogne pour monter

dans un tramway sans patrie qui toujours échappe,

chargé de clients éternels, sur un fond de nuit anonyme,A côté du Merveilleux burlesque, qui est la véritable

atmosphère de Chariot, il y a place pour un Merveilleux

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356 SURRÉALISME ET CINÉMA

féerique, que certaines bandes commencent à nous

montrer, et dont deux éléments essentiels seraient la

géométrie de la ligne et l'illogisme du détail.

Le Merveilleux au cinéma, ne pouvant utiliser les res-

sources infinies de la couleur, devra surtout compter sur

celles de l'éclairage et des lignes. Comme aucune lignen'est absolument géométrique dans le monde où nous

vivons, une stylisation résolument géométrique crée

déjà une atmosphère surprenante.Dans le Voleur de Bagdad, par exemple, deux détails

frappent puissamment l'esprit du spectateur : la portede la ville qui s'ouvre et se ferme par la disjonction etl'emboîtement de panneaux aux découpures régulières,et la chevauchée de Douglas monté sur un cheval anky-losé planant au-dessus de nuages irréels. Ces deux détailsont l'artifice manifeste, admirable, du rêve.

Par contre, dans le même film, les maladroits Améri-

cains voulant figurer un monstre, ont laborieusementcherché la vraisemblance et dressé une sorte d'énorme

lézard, au lieu de découper un être nettement fantastique,

par larges plans, dans un carton géométrique. Même

maladresse des Allemands, par excès d'adresse, lors-

qu'ils ont voulu représenter le cerbère qui garde le burgde Brunhild (dans les Niebelungen). Us ont construit

une machine compliquée, naïvement réaliste, dans

laquelle seize hommes font mouvoir un mécanisme

colossal. Que d'efforts et d'argent dépensés, non pas en

vain, mais à côté I

Nous trouvons du moins une réussite dans ce décor de

laboratoire que Fernand Léger a dessiné pour l'Inhu-

maine de Marcel L'Herbier. L'impression est saisissante,

lorsque ce décor cubiste vit et s'anime dans une frénésie

intelligente de toutes les machines appliquées à ressus-

citer la femme aimée.

Citons encore une fois M. André Breton : « Si char-

mants soient-ils, l'homme croirait déchoir à se nourrir

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SURRÉALISME ET CINÉMA 357

de contes de fées, et j'accorde que ceux-ci ne sont pastous de son âge. Le tissu des invraisemblances adorables

demande à être un peu plus fin, à mesure qu'on avance^et l'on en est encore à attendre ces espèces d'arai-

gnées (i)... » La finesse de ce tissu, c'est à quoi nous pen-sons en réclamant l'illogisme du détail. Ce n'est pas sans

une peine inouïe que l'homme, écrasé par une millénaire

hérédité logique, renoncera au principe d'identité. Le

féerique américain, tel que nous le trouvons dans ce

même Voleur de Bagdad (tapis volants, flammes et

monstres), n'est pas beaucoup plus courageux que celui

de Perrault dont les fées n'allaient pas jusqu'à trans-

former la citrouille en cheval et le rat en carrosse, tirant

prudemment l'animal de l'animal, et l'objet de l'objet.« Il y a, ajoute M. André Breton, des contes à écrire pourles grandes personnes, des contes encore presque bleus. »

Ces contes, qui les écrira, sinon le cinéma?

Les pages qui précèdent ne visent, répétons-le, qu'à

suggérer au cinéma une direction possible.Sur les concessions nécessaires au goût du public, nous

ne croyons pas utile d'insister. Il y aura toujours assez

d'industriels pour maintenir les vieilles traditions et con-

tinuer à adapter des romans, qu'ils feront jouer par des

champions de boxe et par les plus belles midinettes de

France.

Ce que le cinéma a réalisé depuis un quart de siècleautorise tous les espoirs. On ne lutte pas contre les

forces de l'esprit.

JEAN GOUDAL.

(i) Manifeste du surréalisme, p. 26.

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RAPPEL AUX PRINCIPES

Il est surprenant que nul n'ait encore songé à sou-

ligner combien les temps présents ressemblent aux

phases les plus douloureuses de la guerre. Mêmes ten-

dances des assemblées politiques, même disproportionentre la grandeur des événements et ceux qui, de parleurs fonctions, devraient y faire face : un pays qui pro-

digue les sacrifices pour conjurer le péril financier avec

autant d'abnégation qu'il a, cinquante mois durant,versé son sang pour vaincre ; mais qui, pour son malheur,

aujourd'hui comme hier, est gouverné ou représenté pardes hommes également incapables d'oser et de vouloir !Rien n'atteste mieux que, dans l'enthousiasme du

triomphe final, la démocratie aussi légère que le Grand

Roi tancé par Bossuet — Et nunc erudimini! — a oublié

la sanglante leçon de l'histoire. Sinon pourrait-on voir

s'agiter de part et d'autre sur le devant de la scène tant

de figurants vieillis de la comédie tragique de 1914-1917?

La face du monde a eu beau changer ; eux, ils n'ont

rien appris et ils continuent comme devant leurs petites

opérations de commodité personnelle qu'ils ne se mettentmême pas en peine de colorer de considérations de prin-

cipe. Aussi conçoit-on que l'opinion, trop vite portée àattribuer aux institutions la responsabilité de ses propresfautes, se désintéresse d'un jeu dont les résultats ne sau-

raient en aucun cas apporter de remède aux maux de

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RAPPEL AUX PRINCIPES 359

l'heure. Qu'importe en effet qu'à M. Herriot, dont l'insuf-

fisance n'aurait plus dû faire de doute après sa faillite

au ministère du Ravitaillement, succède M. Painlevé?

Si on avait pu garder des illusions sur le compte de

l'ancien ministre de la Guerre qui avertit l'ennemi, du

haut de la tribune, après l'échec de l'offensive du 16 avril,

que nous renoncions pour de longs mois à toute attaquede grande envergure, il. suffirait de le voir « présider »

pour être édifié sur ses qualités de pondération et de

sang-froid. Quant à ses adversaires qui, à l'occasion de

l'élection à la présidence de la Chambre, se sont pitoya-blement essayés à faire grève autour des urnes plutôt

que de lui opposer un concurrent, au grand jour d'une

publicité moralisatrice, quelques-uns d'entre eux ne

furent-ils pas tour à tour ses collègues au Comité de

Guerre, ses ministres, ou encore ne votèrent-ils pas pourlui, lorsqu'il Vengeait l'honneur outragé du commandi-

taire d'Almereyda? C'est ce qui explique l'indifférence

excessive avec laquelle, malgré la gravité des circons-

tances, sont trop souvent accueillies les protestations de

la minorité. M. Romier traduisait exactement le senti-

ment public, lorsqu'il demandait quelle attitude elle

adopterait au cas où M. Briand viendrait à former un

cabinet de concentration.

Sans doute, M. Millerand et les anciens collaborateurs

qui se sont groupés autour de lui ont sur d'autres, quin'ont rompu le silence que pour courir ignominieusementau secours du plus fort, la supériorité de se battre. Pour

cela, quelles qu'aient pu être leurs fautes passées, on

aurait mauvaise grâce — à moins de ne prétendre à une

infaillibilité toujours contestable — à énerver leur

action. Mais on concevra que certains de ceux qui avaient

prévu la défaite du n mai hésitent à lier ouvertement

parti avec ceux qui, au lieu de vouloir rester systématique-ment dans l'opposition durant toute la législature,semblent en quête du premier prétexte pour rentrer dans

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3ÔO RAPPEL AUX PRINCIPES

le giron de la majorité. Plus d'un article de M. FrançoisPoncet n'a-t-il pas, hélas ! laissé cette impression?

D'ailleurs, au même moment, M. Le Trocquer, quis'était déjà présenté aux dernières élections législativescontre ses meilleurs amis politiques et qui est un des prin-

cipaux inspirateurs de la Ligue, ne s'est-il pas joyeusementassocié à l'amnistie par laquelle on rendait à M. Caillaux

et à près de vingt mille repris de justice la plénitude de

leurs droits civiques? Certes, quelque excessive que fut

cette amnistie, dont M. Uhry a pu légitimement dire

qu'elle était la plus étendue qui eût jamais été votée,elle avait été sérieusement amendée par le Sénat quin'avait pas consenti à imposer aux compagnies des che-

mins de fer la réintégration de tous les révoqués de 1920,et il pouvait paraître opportun de seconder les velléités

d'indépendance de la haute Assemblée. De ce point de

vue, la réélection de M. de Selves, avec une majorité sen-

siblement accrue, aura constitué un nouvel et heureux

symptôme. Toutefois on ne comprend pas que les adver-

saires du Cartel tardent davantage à abroger la loi élec-

torale de 1919. Le bon sens ne leur en fait pas seulementun devoir — il est pour le moins insensé de fausser le régime

représentatif au point de couper presque tout contactentre le pays et ses mandataires et de décapiter la plu-

part des partis en livrant leurs chefs en holocauste aux

trahisons de leurs colistiers ! — mais c'est encore une impé-rieuse nécessité, car tout effort d'opposition appuyé surle Luxembourg doit aboutir logiquement à la dissolution.Et le Sénat ne consentira pas à la voter aussi longtemps

qu'on n'aura pas rétabli le scrutin uninominal. Le gou-vernement ne s'y méprend pas. Du reste, la première

conséquence du retour à l'arrondissement ne serait-elle

pas d'opposer les unifiés aux radicaux-socialistes dansla plupart des départements? Il est vrai qu'ils auraient

toujours la ressource de s'unir au second tour contre

l'ennemi commun. Néanmoins il suffirait que sur quelques

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RAPPEL AUX PRINCIi'ES 36*'

points du territoire la concentration ne s'exécutât pasavec une discipline parfaite pour que le Cartel fût irrémé-

diablement brisé. La commission du suffrage universel

qu'il préside a donc eu beau émettre les votes les pluscontradictoires, M. Varenne, qui ne s'inspire pas exclusi-

vement de considérations doctrinales, est resté irréducti-

blement hostile à la réforme électorale. Et M. Herriot,

qui l'avait pourtant formellement promise par la déclata-

iion ministérielle, s'est jusqu'ici abstenu d'en réclamer

l'inscription à l'ordre du jour. C'est trop naturel ! On ne

trouve pas souvent une majorité ou un gouvernement

pour se suicider par persuasion.Mais que penser des membres de l'opposition qui

favorisent une telle manoeuvre? Comment peut-on se

flatter d'atteindre certaines fins, si on n'en veut pas les

moyens? Il n'y aurait d'excuse à cette attitude que s'il

était permis de réaliser la justice électorale avec le con-

cours des socialistes et des communistes, qui demeurent

unanimement épris de la R. P. Mais l'importance de la

majorité (225 voix contre 27), qui s'est groupée au Sénat

en faveur de l'arrondissement — M. Poincaré n'en a-t-il

pas été réduit à s'abstenir une fois de plus? — atteste

que si la Chambre ne revient pas purement et simple-ment à la loi de 1889, l'accord ne se fera pas entre

les deux Assemblées et que nous garderons le même mode

de scrutin. Or qui est-ce qui en sera victime? Sera-ce la

majorité qui, par sa seule présence au pouvoir, a gagné le

concours de la grande presse dont l'influence est prépon-dérante avec la loi actuelle? Sera-ce la minorité qui auravolontairement renoncé au bénéfice moral d'abolir un

système électoral justement détesté des masses popu-laires? La question ne peut même pas se poser, puisquele maintien du statu quo exclut l'éventualité de la disso-

lution et expose le pays à endurer encore pendant trois

années le régime du Cartel.— «Pure chimère, objectent ces étranges opposants. Un

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3Ô2 RAPPEL AUX PRINCIPES

tel risque est des plus aléatoires. L'union contre nature

des radicaux et des socialistes ne saurait se prolonger.

Que demain M. Herriot soit renversé, si son successeur

est imbu des saines traditions, l'inévitable divorce entre

un parti patriote et un parti internationaliste, entre les

partisans et les adversaires de la propriété individuelle

se produira. Les unifiés quitteront fatalement la majoritéet .le gros des radicaux aura vite fait d'aller rejoindre le

centre pour reconstituer le bloc républicain depuis trop

longtemps morcelé, s M. Poincaré ne tenait guère un

autre langage sous la législature précédente. Quand des

orateurs le pressaient de choisir entre deux formules

politiques diamétralement opposées et également nettes,

qui avaient été tour à tour symbolisées au pouvoir parM. Méline et par M. Combes, il en esquissait vaguementune troisième et essayait de justifier ses offres successives

de portefeuilles aux protagonistes du Cartel des gauchesen faisant l'éloge facile de M. Thiers ou celui, plus original,d'Alain Targé. Mais jamais, en trente mois de gouver-

nement, il ne s'est publiquement solidarisé avec sa

majorité ; il n'a voulu se proclamer le chef du Bloc

national. On sait ce qui en est résulté. Cependant la

minorité, rebelle à tout enseignement, a confié le soin

de ses destinées aux artisans de sa débâcle. De là, la

réédition des manoeuvres dont on avait souvent eu le

dégradant spectacle pendant le drame de la guerre mon-

diale. On ne combat pas au grand jour, on essaye uni-

quement d'user l'adversaire ; au besoin même, on colla-

bore avec lui pour mieux tromper sa confiance; mais

quoi qu'il advienne, on se garde de l'irréparable. Ne vous

étonnez pas dès lors de la timidité avec laquelle on s'est

élevé contre la reconnaissance par voie de circulaire des

syndicats de fonctionnaires, contre la reprise des rela-

tions avec la Russie des Soviets ou le projet de reddition

de la flotte Wrangel. On a bien pu rédiger de virulentsmanifestes ; toutefois leurs auteurs se sont prudemment

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RAPPEL AUX PRINCIPES 363

abstenus de les porter à la tribune. N'est-ce pas ainsi

qu'il y a quelque dix années, les mêmes — toujours ! —

qui votaient en séance publique des ordres du jour enthou-

siastes, erraient lamentablement dans les couloirs en se

plaignant de l'insuffisance du haut commandement et

de l'impréparation militaire ou diplomatique dans

laquelle l'ennemi nous surprenait? Et entre temps, avec

le concours d'un chef de l'État, trop enclin à confondrela parole avec l'action, M. Briand succédait à M. Vivianisans que celui-ci eût été renversé ; M. Ribot préparaitson minktère en aidant à démissionner son propre pré-sident du Conseil ; M. Painlevé était égaré à la tête du

gouvernement jusqu'à ce qu'au bord de l'abîme, on fût

tout d'un coup acculé à ce dilemme tragique : soit la paixet l'hégémonie allemande soit la guerre jusqu'à la victoire

finale... ou bien la mort.

C'est le front, comme M. André Foucault vient de le

rappeler dans un livre d'une haute portée civique (1),

qui, à ce moment, a relevé le moral des dirigeants et

leur a imposé la voie devant laquelle ils reculaient depuis

près de quarante mois. De même aujourd'hui, l'opposi-tion est bien plutôt dans le pays que dans les Assem-

blées. De là l'importance que le gouvernement attache

à toute campagne de presse et aussi... certains de ses

réflexes. Il sait bien qu'il ne peut encourir aucun danger

parlementaire du fait d'adversaires qui ne sont même

pas capables de répondre sur-le-champ, quand on leur

demande compte des arn.oments de l'Allemagne, ou

quand les amis des assassins de Marseille les accusent

d'être les véritables fauteurs coupables des incidents

sanglants de Douarnenez. Des muets ou des absents, —

car, de l'aveu de M. Dollius dans l'Avenir, les députésde la minorité sont beaucoup moins assidus aux séances

que ceux de la majorité — ne sont pas à craindre. Par

(1) Le bain de sang, roman d'un guerrier, par André FOUCAULT,édition Baudinière, Paris.

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364 RAPPEL AUX PRINCIPES

contre, l'opinion, elle, est inquiète, mouvante, impression-nable. L'augmentation constante du coût de la vie, la

baisse des rentes qui a fait perdre à l'épargne plusieursdizaines de milliards depuis le n mai, la perception des

nouveaux impôts que le Cartel n'a pas votés mais qu'iln'a pas non plus abrogés, et qu'on lui reproche (commeon avait jadis imputé au Bloc national la responsabilitéde la taxe sur les salaires qui avait été établie longtempsavant les élections du 16 novembre) ont créé un profondmalaise dont témoigne l'élection du Loir-et-Cher. Il

n'est aucun préfet qui en fasse mystère. Pu reste les

résultats du dernier emprunt, que connaissent tous les

financiers étrangers, mais qu'on laisse obstinément

ignorer — et pour cause — à nos concitoyens, sont assez

suggestifs. N'en déplaise à M. Briand, le Cartel n'a cepen-dant pas cru devoir renoncer à une mesure qui aura, dans

les circonstances actuelles, les plus funestes effets. Périsse

le pays, plutôt que le parti !

Sans doute l'exercice 1925 est le plus lourd auquel le

Trésor ait jamais eu à faire face, puisque, d'après les cal-

culs du rapporteur général de la Commission des finances

au Sénat, M. Henry Bérenger, plus de cent milliards de

bons environ viennent à échéance d'ici le mois de

décembre. Et si c'est par la contrainte qu'on peut pré-tendre à faire rentrer les impôts, c'est seulement par la

confiance qu'on obtiendra des porteurs qu'ils n'exigent

pas le remboursement de leurs titres de créances. Ne

fût-ce que pour cela, la rupture avec le Vatican constitue

une très lourde faute.

Mais M. Briand, l'ancien rapporteur de la loi de Sépa-ration, avait-il le droit d'ignorer quelles seraient les con-

séquences d'élections cartellistes quand il les préparait

par son discours de Carcassonne? N'avait-il pas assez

d'avenir dans l'esprit pour prévoir que le premier soin

des radicaux-socialistes, s'ils entraient en majorité à la

Chambre, serait, avant d'entreprendre toute réforme fis-

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RAPPEL AUX PRINCIPES 365

cale, économique ou sociale, de faire, quoi qu'il dût

advenir, de l'anticléricalisme à outrance? C'est en partie

pour cela qu'ils avaient vaincu; ce n'est qu'à ce prixaussi — que M. Briand consulte au besoin certains de

ses meilleurs amis qu'il n'est pas parvenu à convaincre 1— qu'ils pouvaient espérer se maintenir.

L'honneur comme l'intérêt politique condamnent ledilettantisme trop facile, qui consiste à changer au hasarddes variations de fortune. « L'histoire n'est qu'un vaste

cimetière, a dit M. Briand. Les idées, les principes, sion s'y laisse enfermer, a-t-il ajouté, sont parfois des for-

mules de stérilité. » ...« Une seule chose compte, la réa-

lité. » Machiavel ne fut pas plus cynique ; et encore se

flattait-il moins de donner des conseils que d'indiquerquels avaient été, selon César Borgia, les préceptes ,del'art de réussir. Tel reniement, qui peut accidentellement

servir la carrière d'une puissante individualité, compro-mettrait à jamais l'avenir d'un groupement. On conçoit

qu'en raison même de son manque absolu de scrupules,un politicien retors, prompt à s'adapter aux conditions

les plus diverses, n'essuie de toute sa vie aucun échec ;tandis qu'il n'est pas d'exemple de majorité qui ne soit— momentanément au moins — devenue minorité.

Voyez plutôt dans le Royaume-Uni où le jeu normal du

parlementarisme a longtemps abouti au gouvernementalterné des wighs et des tories! Il faut donc que celui quela confiance de ses collègues a chargé de les diriger ait

assez la maîtrise de lui-même pour envisager au zénith du

triomphe l'éventualité de la défaite. C'est par là, et non

par sa puissance d'oubli, que se distingue le véritable

homme d'État. Toutefois celui-là ne prend le pouvoir

qu'afin d'y réaliser le programme pour lequel il a lutté

dans l'opposition et auquel, tel le lierre au chêne, il reste

rivé à travers tous les remous de la tempête. Qu'importedès lors qu'il vienne un instant à succomber ! Son auto-

rité, celle de son parti ne seront pas diminuées ; il aura

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366 RAPPEL AUX PRINCIPES

sûrement sa revanche, pour peu qu'il ne s'abandonne pas.Mais encore un coup, pourquoi? Parce qu'il n'a jamaislaissé porter atteinte au roc. C'est ce qu'en dépit des adju-rations de leurs meilleurs amis, les élus du 16 novembre,

qui se croyaient des députés de droit divin, n'ont pas

compris lorsqu'ils ont voté des projets suicidaires de des-

saisissement parlementaire. Aussi le Cartel victorieux ne

s'est-il pas mis en frais d'explication pour violer la Cons-

titution et légiférer par voie de circulaires.

M. Herriot ne s'est pas gêné, malgré cela, pour se

qualifier de « doctrinaire ». Le propos ne laisse pas d'être

audacieux à l'heure où la France subit de nouveau la

honte du régime des fiches. Vous croyiez peut-être jusque-là qu'en république tous les Français devaient, en vertu

de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen,être traités sur un pied d'égalité. Quelle erreur ! Il n'y a

qu'un droit qui leur soit commun : celui de payer l'impôt

d'argent et l'impôt du sang. Mais il est formellement

interdit de penser autrement que la majorité, sous peinede se voir priver de toute satisfaction d'intérêt général. Ainsi

en a-t-il été décidé d'ordre de la rue de Valois. Et il est

dès maintenant tel conseil municipal dont, en vue de la

consultation prochaine, on a systématiquement retardé ou

fait échouer les projets parce qu'il n'était pas exclusive-

ment composé de cartellistes. Est-ce pour en arriver là

que le parti républicain a constamment lutté pour affran-chir les communes de la tutelle du pouvoir exécutif et lui

a retiré la nomination des maires?

M. Combes lui-même, au iemps où florissait la sinistre

pratique des dossiers Carlhage et Corinlhe, ne s'était pasavili, comme dans certaine circonstance que nous pour-rions préciser, jusqu'à priver une commune d'eau po-table pour la châtier du choix de ses représentants. Il

aura fallu M. Chautemps pour réhabiliter le régime

abject. Qu'en dit M. Eugène Lautier? Il s'est laissé aller

ces temps-ci à nous morigéner, parce que nous avions

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RAPPEL AUX PRINCIPES 367

regretté que pour la première fois depuis trente-huit ans,on se fût avisé d'appliquer à un journaliste la loi de 1886.Et dans son admiration éperdue pour M. Herriot et ses

collaborateurs, il nous a opposé le précédent de la guerre.Néanmoins, à aucun moment de tout le ministère Cle-

menceau qu'il visait particulièrement, on n'a poursuiviun journaliste pour espionnage, parce qu'il faisait de

l'opposition, comme on poursuit en ce moment M. Buré.

Ah ! j'entends : il y avait la censure, « cette maudite

censure ». Mais n'est-ce pas le syndicat de la presselui-même qui en avait réclamé l'institution aux pre-miers jours d'août 1914? et jamais, contrairement à

ce qu'on avait vu sous les cabinets précédents, elle ne

s'appliqua à des articles ou à des informations poli-

tiques. On a pu librement attaquer le président du Con-

seil, ses ministres, ses collaborateurs (je suis surpris quel'amitié vigilante de Lautier, qui s'affirma alors avec un

zèle dont je lui serai toujours reconnaissant, lui ait permisde l'oublier). Il n'y eut d'exception qu'au profit du chef

de l'État. Et pourtant combien de fois M. Poincaré se

plaignit-il de l'excessive bienveillance de la censure envers

la presse ! Elle ne s'exerça d'ailleurs qu'une fois, à l'oc-

casion des affaires judiciaires alors en cours, et quelque

singulier que cela puisse sembler, ce fut au sujet d'une

lettre de M. Malvy et, sur les conseils du président de la

République, qui depuis !... En tous cas Lautier, qui lit

tout, sait dans quels termes Erzberger a déploré dans

ses Souvenirs que les Allemands aient été gênés par la

censure pendant les négociations de paix. Dans la me-

sure où je puis être responsable de ce qui s'est passé à

cette époque, je serai — s'il en était besoin — largementconsolé de toutes les attaques par cet hommage indirect

du plénipotentiaire ennemi. Il est peu probable que le

gouvernement, à qui va la confiance de Lautier, puisse se

targuer de tels titres pour justifier la procédure inauguréecontre l'Eclair.

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368 RAPPEL AUX PRINCIPES

Certes M. Herriot a grandement raison de gouverner au

nom de son parti. Ce n'est pas moi qui l'en blâmerai, aprèsavoir jadis, à sa vive indignation, reproché à ses prédé-cesseurs de ne pas le faire. Mais si l'on doit s'appuyerexclusivement sur ses amis politiques

— voilà la véritable

doctrine parlementaire— on doit aussi gouverner pour

tous. C'est par là qu'une république digne de ce nom se diffé-

rencie des régimes d'arbitraire. Or en est-il ainsi quand des

députés de la majorité engagent une campagne contre le

Sénat, en annonçant que les municipalités qui ne seront

pas inféodées au Cartel seront irrémédiablement boy-cottées? Lautier ne voudrait sûrement pas qu'on pûtlui dire : t Comme la République était belle avant quevous ne siégiez au Palais-Bourbon. » L'attitude de

M. Renaudel et des députés de la majorité, à l'égard de

son ami M. Billiet, a déjà, a-t-il avoué, « légèrementchiffonné sa collerette de demi-vierge ». On peut donc être

sûr qu'alors que ses futurs électeurs n'ont pas souffert,

semble-t-il, de sa fidélité à l'orthodoxie radicale-socia-

liste aux temps où, à l'en croire, on persécutait les« meilleurs républicains », il va s'élever contre les pro-cédés sommaires par lesquels, en violentant le suf-

frage universel, on se flatte de faire marcher la Haute

Assemblée. Il ne serait pas besoin sans cela qu'il eût

écrit : « La liberté ! mais il n'y a rien au-dessus de cela.

Et sur le même rang que la Liberté, je vous répète qu'il

n'y a rien, qu'il n'y a rien, qu'il n'y a rien. » C'est assez

que sous l'ancienne législature il ait oublié, par amitié

pour M. Poincaré, de combattre le budget bi-annuel et

les décrets-lois. Il se doit de prendre sa revanche.

GEORGES MANDEL.

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C H R O N I Q_U E S

ET DOCUMENTS

LE THEATRE

La Vierge au grand coeur, de M. François PORCHE, à la Renais-sance.

M. François Porche a mené à bonne fin le travail quetout poète dramatique rêve longuement, commence

quelquefois, et au milieu duquel le plus souvent il sent sesforces défaillir. L'auteur à'A chaque jour, de l'Arrêt sur la

Marne, de Les Butors et la Finette, a écrit et fait représenterune pièce inspirée par la vie de Jeanne d'Arc. Un de ses

plus beaux titres de gloire sera de ne s'être pas montré

indigne d'un thème formidable qui réclame de l'enthou-siasme et un silence adorant, de l'attachement au sol etde l'élan vers le ciel, un bon sens de terrien joint à une

ferveur de mystique. En plus de ces vertus, malaisément

conciliables, mais nécessaires au dramaturge engagé dansun tel sujet, que de difficultés à vaincre pour nous émou-

voir humainement avec une histoire qui passe en maintsendroits l'entendement humain ; et, à un point de vue

plus humble, pour susciter notre intérêt de spectateursen nous exposant des événements dont le plus ignorantconnaît la moindre péripétie ! C'était le droit, et ce fut

la suprême habileté de M. François Porche, d'esquivercertains des obstacles devant lesquels les plus beaux géniesont échoué. Il en avait bien assez à franchir et dont il

s'était attesté victorieux. L'auteur de la Vierge au grandcoeur ne nous a montré ni le Procès, ni le Bûcher. Il s'est

justement dit qu'il n'y avait pas de paroles à ajouter

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370 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

aux sublimes réponses de Jeanne à ses juges; qu'il n'yavait nul commentaire à donner au « Jésus! Maria! » de lasainte livrée aux flammes. Notons que c'est presque tou-

jours entre les scènes historiquement connues et impos-sibles à développer ou à modifier d'une réplique, queM. François Porche s'est, en quelque sorte, glissé, à larecherche de la fleur propre à nourrir son inspiration.Cette fleur, il l'a cueillie, souffreteuse et printanière,dans les champs de Domrémy, où Jeanne mène une jeu-nesse rude, traversée par la sinistre vision des malheureux

qui fuient devant l'envahisseur ; il l'a cueillie, noire sousla neige, aux murs de la chaumière d'une famille paysannequi se lamente, s'irrite de ce que son étrange enfant appelleune Vocation ; il l'a cueillie dans la tranchée où, pendantles intervalles de la bataille, la Vierge d'Orléans reprendmachinalement le tricot jamais fini des bergères ; dansles terreuses mains d'un bonhomme de père rapportantà sa fille, après le Sacre de Reims, le souvenir des félicités

d'autrefois, d'une si déchirante douceur au milieu des

pressentiments qui assaillent la future martyre; enfin,fleur de soufre et de nuit, dans la prison de Rouen, entreles dalles disjointes où résonne déjà le pas du bourreau

qui vient arracher sa victime à un suprème'colloque avecles anges pitoyables. Des grands épisodes qui illustrentla vie de Jeanne d'Arc, M. François Porche n'a, en somme,conservé que celui de la première rencontre de Charles VIIet de l'Envoyée de Dieu. Tout le reste de la pièce, il l'a rêvé,

imaginé autour de ce que les textes et la tradition nous

rapportent ; et, en demeurant absolument respectueuxdes faits et des croyances, il est parvenu à faire preuved'originalité.

Les divers tableaux de la Vierge au grand coeursont encadrés, et reliés entre eux par des scènes de mer-veilleux chrétien. Ce sont, à mon avis, les moins bonnes.En tant qu'enluminures, je suis tenté de les trouver trophabiles ; en tant que poèmes, d'un lyrisme trop sonore et

précis. J'aurais aimé ici je ne sais quelle maigreur médié-

vale, quelle gauche suavité de primitifs ; et là, un langagequi fût aux confins de la musique et de la parole, un lan-

gage qui tînt, plus qu'au verbe, au murmure. J'ajoute

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LE TIIÉVTRE 371

que quelques critiques dramatiques ont été jusqu'àestimer que M. François Porche aurait mieux fait dene pas matérialiser les « apparitions » de son héroïne.On ne savait pas ces critiques dramatiques si éthérés.Pour ma part, j'avoue que j'aurais été bien fâché d'être

privé de la vue de saint Michel et des Saintes. Je penseseulement qu'il eût mieux valu me les montrer moins

proches et moins diserts.Les deux très bons morceaux de la Vierge au grand

coeur, et susceptibles de consacrer un écrivain, sont lascène de Domrémy, où Jeanne, pressentie par ses Voix,lutte contre ses parents effarés, et la scène de Chinonoù elle relève le courage du roi, le persuade d'un triompheprochain, lui apprend à prier ; deux scènes où les vers

inspirés rident, sous le souffle de l'émotion, une eau pureet profonde ; qui ont suffi à assurer, dès le premier soir,un noble succès à cette oeuvre. Je ne connais point, deBernard Shaw, la Sainte Jeanne, qui est jouée actuelle-ment un peu partout dans le monde entier, et dont on

dit merveille. Je doute toutefois qu'elle contienne des

pages d'une plus authentique beauté.

Mme Simone, en jouant le rôle de Jeanne, a réalisé unvéritable tour de force. Cette éminente comédienne estd'une intelligence trop vive pour ignorer que ni sa voixtrès timbrée, ni son allure très moderne, ni aucune des

qualités qu'elle déploie au service des héroïnes de Berns-

tein, de Donnay, de Curel, ne pouvaient l'aider en la cir-constance. Sa réussite est d'autant plus remarquable. De-vant l'arbre des Fées, à force de volonté elle a su nous fairesentir la naïveté d'une bergère ; dans la chaumière fami-

liale, le déchirement d'un coeur choisi par Dieu; dans la

prison, la fatigue d'une âme vouée à un effort surhumain.Si son talent m'a paru quelque peu faiblir au tableau du

siège d'Orléans, c'est que celui de M. François Porche y afaibli également en visant trop à 1' «effet », en rappelantpar de malencontreuses tirades, propres à susciter les

bravos, l'acte des « Cadets de Gascogne » de Cyrano de Ber-

gerac. En résumé, je n'aurai qu'un reproche de détail àfaire à la principale interprète de la Vierge au grand coeur.

Ce n'est presque rien, mais je ne puis me tenir d'en dire

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372 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

un mot. Pourquoi gante-t-elle Jeanne d'Arc, dans la tran-chée, de ces jolis gants blancs à crispin? et commentn'a-t-elle pas pensé que, dans les quelques mois où ellea sauvé la patrie, la sainte n'eut certainement ni l'idéeni le temps de se faire tailler par les meilleurs couturiersdu royaume cette ravissante toilette de Sacre rouge etor? Dans une armure tachée de boue, les mains calleuses,le teint hâlé, les cheveux en désordre sur la divine lumièredu front, c'est ainsi que, de Vaucouleurs à Rouen, nousavons toujours imaginé et imaginerons toujours la

Paysanne sacrée.A signaler spécialement, parmi les comédiens qui en-

tourent Mme Simone, M. Pierre Blanchar. Il a composéune admirable figure de jeune roi craintif, qui, derrièreson trône chancelant, se cache de Dieu et des hommes.Cent autres personnages, joués par d'excellents artistes,concourent à l'action de la Vierge au grand coeur, dansune mise en scène somptueuse que, pour mon goût, j'eussepréférée, çà et là, plus grise, plus fruste, évoquant les bas-reliefs taillés aux murs de quelque église de campagne...

MARTI AL-PIÉCHAUD.

[A suivre.)

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CHRONIQUE PARISIENNE

LES NERVIS DE MARSEILLE ET LEURS AMIS

Deux catholiques ont été tués à Marseille parce qu'ilsavaient eu l'incroyable audace de se rendre à une confé-rence du général de Castelnau. Les journaux du carteldes gauches n'en sont que modérément affligés. « Les vic-

times, écrit l'Ère nouvelle, n'ont-elles pas, dans une cer-taine mesure, provoqué leur malheureux sort? » Assuré-

ment, puisqu'elles avaient pensé que, sous le ministère deM. Herriot, chaque citoyen a le droit d'entendre un dis-

cours, et peut-être — qui sait? — de l'applaudir. Puis-

qu'elles avaient cru que dans la même ville où les libres

penseurs ont tenu leur congrès, il y a peu de temps, les

catholiques conservaient la liberté d'organiser une réu-nion privée. Puisqu'enfin, sans aucune arme, elles avaientosé se montrer à des assassins. ,

Naturellement, une interpellation a été déposée à laChambre. Et naturellement aussi, elle a été « renvoyée àla suite ». C'est l'ingénieux système qui a été adopté,une fois pour toutes, par le cartel des gauches. Aucune

interpellation ne doit plus être discutée. L'oppositionest autorisée à parler sur la date. Et sans doute elle en

profite pour parler aussi sur le fond. Mais aucun ordredu jour n'est adopté. Le débat est étranglé, et le ministère

échappe à tout danger, ce qui est l'essentiel. Ces ennemisde toute dictature ont établi la dictature de trois cents

sectaires, qui ont sur nous tous les droits, et notammentcelui de convier leurs amis à nous tuer.

Car enfin, au cours de cette discussion incomplète,quelques révélations ont été faites, qu'il faut retenir.Notons d'abord l'étrange appel au calme que M. Flais-

sières, maire et sénateur, lança à la population :

Mes chers compatriotes, depuis longtemps déjà le bruit courait

que la ville de Marseille avait été désignée comme l'un des pointsdu pays de France où devrait Ctre entreprise la lutte ardente contre

la Républiaue et ses institutions progressivement libératrices.

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374 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

De nombreuses affiches ont été apposées sur nos murs par des

comités réactionnaires étrangers à noire ville, chargés de cette

malsaine propagande générale.Ces placards répandus, en effet, un peu partout en France, ont

certainement pour but de pousser notre cher pays à un audacieux

et révoltant fascisme.Ils constituent, dès maintenant, un défi à l'ordre public, ils

cherchent à provoquer dans la rue des contre-manifestations,des rixes entre citoyens. Ces messieurs de la réaction voudraient

bien pouvoir pêcher en eau trouble.

En vérité, les ennemi' héréditaires de la République ont fait

preuve de courte vue à rouloir employer de tels moyens à Mai»

seille. Notre population, d'intelligence si vive, a percé à jour, d'un

seul regard ironique, toutes les finasseries lourdes, elle a éventé

le piège grossier que l'on essayait de dresser devant elle.

Les conjurés fomenteurs de guerre civile ont perdu leur tempschez nous.

L'appel du sénateur-maire ne se termine pas là. Et jevais en donner la surprenante conclusion. Mais aupara-vant, tâchons de nous représenter un « militant » de

gauche lisant ce document. Il y apprend que des réaction-naires étrangers ont choisi Marseille pour y mener une

.malsaine propagande contre la République, et y prêcherun révoltant fascisme, que portant un défi à l'ordre pu-blic, ils cherchent à provoquer une bataille de rues. Levoilà indigné, et qui se sent provoqué. Lira-t-il la suite?On veut le croire, car le style de M. Homais (Libre à vous,messieurs de Loyola !) a gardé un vif attrait pour les pri-maires, et il est bien agréable de s'entendre dire qu'on a

percé des finasseries à jour d'un seul regard ironique. Alors,il continue sa lecture.

Une besogne nous reste néanmoins à accomplir, mes cherscompatriotes, pour demain et pour d'autres dates encore, s'il yavait lieu.

Oh! oh! voyons cette besogne :

Fidèles à la République de progrès incessant, nous hausseronsles épaules devant les tentatives faites pour ressusciter un passé de

préjugés, d'erreurs sociales bien définitivement oublié. Fidèles ànotre inébranlable bon sens, nous opposerons le calme le plusabsolu, le plus méprisant, aux provocations de cette propagande

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CHRONIQUE PARISIENNE 375

grotesque ; nous resterons dignes de notre grande cité laborieuse

et clairvoyante, dont l'âme sereine et souriante nous guide, depuis

des siècles, sur la route du vrai progrès humain, vers des destinées

toujours plus hautes.Le maire de Marseille,

D' FLAISSIÈRES.

Si le général de Castelnau faisait placarder une affiche

pareille, que n'entendrions-nous pas sur « l'hypocrisiejésuitique »1 Voilà, s'écrierait le vieux F.-. Flaissières,voilà l'éternel procédé des hommes noirs. Ils appellentau combat, puis, ayant allumé la fureur dans l'âme deleurs séides (il dirait séides), ils les convient à hausserles épaules et à demeurer calmes. Croient-ils nous trom-

per? Ce sont d'odieux provocateurs.Le fait est que les Marseillais à qui s'adressait le maire

n'ont nullement haussé les épaules, et ont manifesté leurcalme à coups de revolver et de matraque. Et l'éloquencedu citoyen Flaissières avait été si convaincante que «es

adjoints se trouvèrent en tête de la manifestation, avocla plupart des conseillers municipaux. Sans doute haus-

sait-il les épaules tout seul dans sa chambre. Mais sescollaborateurs étaient dehors, non point pour retenir

les manifestants, mais pour les guider. Il semblait même

que les agents eussent reçu l'ordre de ne se mêler de rien.« Place Castellane, a dit à la Chambre M. le député

Régis, qui lui-même fut salué de trois coups de revolver,

place Castellane, un manifestant, poursuivi par une bande

qui portait un drapeau rouge, se réfugie dans un café.La foule s'élance à l'assaut de ce café. Que font deux

agents de police qui se trouvaient là? Invités par les con-sommateurs à contenir la foule, ils s'en vont. Au bas dela rue Paradis, un vieillard est déshabillé, secoué ; il

reçoit en pleine figure un coup de poing qui le fait saignerabondamment. Un agent de police se trouvait là. Qu'est-ce qu'il fait? La même chose que ses deux camarades quise trouvaient devant le café Castellane ; il est également

parti. »

Ici, le Journal officiel note : Exclamations et rires.

Des rires I Rien ne semble plus drôle au Cartel des

gauches que des citoyens attaqués et brimés sous l'oeil

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376 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

indifférent de la police. Des rires, quand il s'agit d'uneéchauffourée où deux hommes ont trouvé la mort !

Le ministre s'est expliqué fort mal. M. Herriot a parléaprès lui, pas beaucoup mieux. Naturellement, les assas-

sins n'appartiennent à aucun parti politique : ce sont des

nervis, « qui s'étaient mêlés à la manifestation à la faveurdu trouble ».

Mais le ministre n'a pas expliqué pourquoi les nervisne sont jamais avec les amis du général de Castelnau.

Il a bien voulu également reconnaître que « il n'y a eu

aucune violence de la part de ceux qui sortaient de la

réunion ».Et puis, selon le rite, il a déclaré que la police avait fait

tout son devoir.Il reste à connaître quel devoir avait été imposé aux

agents. Et, pour moi, je crois volontiers M. Régis quand il

assure qu'ils sont demeurés inertes. Je le crois d'abord

parce qu'il l'a vu de ses yeux, et ensuite parce que les

agents étaient dans l'impossibilité absolue de repousser lesmanifestants et les nervis qui les suivaient.

Quels étaient en effet ces manifestants? M. CamilleBlaisot les a énumérés par catégories :

Fédération départementale des Bouches-du-Rhône dola libre pensée et d'action sociale ;

Fédération du parti socialiste (S. F. I. O.) ;Parti socialiste français ;

Ligue des Droits de l'homme ;Union départementale (C. G. T.) ;Union locale (Bourse du Travail) ;Comité féminin d'action sociale républicaine ;Fédération départementale des sociétés d'amis de l'ins-

truction laïque ;Union des délégués cantonaux.C'est-à-dire les électeurs du Cartel des gauches, les grou-

pements qui soutiennent la politique de M. Herriot.Comment le préfet eût-il pu lancer la police, qui à Mar-

seille est police d'État, contre les amis et défenseurs deM. Herriot? Contre la clientèle de sa majorité? Peu im-

porte au gouvernement que deux catholiques aient ététués : les catholiques ne votent pas pour lui.

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CHRONIQUE PARISIENNE 377

— Pendant dix ans, s'est écrié M. Edmond Laroche-

Joubert, la paix a régné dans ce pays. C'est depuis quevous êtes au pouvoir que règne la discorde.

Juste parole. M. Herriot veut donner la paix au monde,et il ne sait même pas l'établir dans son pays. Tout au

contraire, il n'a réussi qu'à dresser les citoyens les unscontre les autres. Menacée de la guerre, suivant le propreaveu de celui qui nous conduit, menacée au surplus de laruine et de la banqueroute, la France ne se pourraitsauver que par l'ordre et la concorde. Et une poignée de

sectaires, occupant le pouvoir, alarment les consciences,mettent la révolte dans les coeurs, et indignent toutes lesâmes honnêtes.

LOUIS LATZARUS.

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LA VIE FINANCIÈRE

N.-B. — Le* nécessités de tirage de « la Revue hebdomadaire»

nous obligeant à livrer à l'imprimerie le bulletin ci-dessous plu-sieurs jours avant son apparition, nous nous bornons à y insérer

des aperçus d'orientation générale. Mais notre SERVICE DE REN-

SEIGNEMENTS FINANCIERS est à la disposition de tous nos lec-

teurs pour tout ce qui concerne leur portefeuille, valeurs à acheter,a vendre ou a conserver, arbitrages d'un titre contre un autre, pla-cement de fonds, etc.

Adresser les lettres a M. Léon Vigneault, 5, rue de Vienne,Paris (8»).

LA CRISE ACTUELLE NE PEUT DURER

Les impôts continuent à donner de fort belles plus-values ; on ne saurait dire, d'autre part, que le commerceet l'industrie soient en état de crise ; dans l'ensemble lesaffaires marchent ou, si l'on veut, continuent à marcher,en dépit des difficultés que la politique financière du journe cherche pas à atténuer, au contraire. L'augmentationdes dépenses publiques et des tarifs des chemins de fer

'amène évidemment, un relèvement des prix de revient

qui ne fait pas que diminuer la faculté d'absorption denotre marché intérieur, mais qui nous met en état d'infé-riorité sur les marchés étrangers où la concurrence estrude et où la hausse du franc ne constitue pas un élémentde protection suffisant. Il suffit de regarder les statistiquesd'exportations de la Grande-Bretagne pour s'en con-

vaincre, en attendant que l'Allemagne, définitivement

rétablie, jette sur le monde la masse de ses produits ma-nufacturés.

Mais la majorité politique actuelle a d'autres soucis.Ses conceptions financières ont amené un résultat qu'ellene prévoyait certainement pas. Elle est, en effet, con-trainte de reconnaître qu'il lui est impossible en ce mo-ment de lancer un emprunt. Or, malgré leurs excédents

qui seront, hélas, absorbés par les dépenses nouvelles sifollement votées, les impôts ne sauraient suffire à assurer

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LA VIE FINANCIÈRE 379

la marche de l'État. Je dois ajouter aussitôt que cettesituation est si violemment paradoxale, qu'elle ne sau-rait durer longtemps et c'est pourquoi elle ne m'inspireque des réflexions amères et non un pessimisme bien pro-fond.

La France est le pays du monde où les emprunts d'Étatont toujours été couverts avec le plus magnifique empres-sement. Est-ce que l'on ne commencerait pas déjà à

s'apercevoir dans les hautes sphères qu'il serait temps derevenir à une politique qui, en rétablissant la confiance

parmi les innombrables souscripteurs éventuels aux pro-chains emprunts, et ce ne sont pas tous des millionnaires,il s'en faut, permettrait de nouveau le lancement de

grandes opérations avec d'aussi belles chances de succès

que jadis?Vous voyez ce qui se passe pour le fameux bordereau

de coupons dont la mise en application le Ier janvier aencore aggravé le malaise général. Mais vous montreriezune singulière ignorance des choses de la politique, sivous pensiez qu'en ayant pleinement reconnu la nocivitéon va simplement le supprimer. Nous verrons auparavantse nouer et se dénouer de multiples intrigues. L'un des

systèmes que l'on vient de proposer en remplacementdu trop célèbre bordereau est assez suggestif. Voici com-ment il fonctionnerait.

Au moment du paiement de tous intérêts, dividendes,revenus et, en général, produits quelconques des valeursmobilières au porteur, autres que les titres de rente fran-

çaise, il sera effectué, au profit de l'État, une retenue de10 pour 100 sur le montant net du coupon, par les soinsde l'établissement payeur. Cette retenue présente une

part provisionnelle du montant de la somme due au titrede l'impôt général sur le revenu, par le porteur de valeur.Mention de cette retenue sera portée sur une pièce déli-vrée audit porteur. Dans les deux premiers mois de l'année

suivante, celui-ci pourra obtenir le remboursement desretenues ainsi effectuées, si l'ensemble de ces retenues

dépasse le total des sommes dues par lui à l'État au titrede l'impôt général sur le revenu.

Il faut admirer l'ingéniosité insondable de nos réfor-

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380 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

mateurs. Dans quelles complications inextricables ne vont-

ils pas se jeter, alors que la question qui domine présen-tement toute notre politique financière se résume si faci-

lement ainsi : ni dépenses nouvelles, ni impôts nouveaux.Il est vrai qu'elle implique quelque franchise et quelqueénergie et que ni l'une ni l'autre ne sont très communes

dans ce que j'appelais tout à l'heure les hautes sphèresde la politique.

PETIT COURRIER

UN LECTEUR DAUPHINOIS. — Huta Bankowa est une des très

bonnes valeurs de la cote. L'obligation Chemins Portugais

3 pour 100 deuxième rang vaut 33 francs environ (cote offi-

cielle) et V'Ouest-Espagne 81 francs (coulisse).E... H..., NICE. — L'affaire peut se relever, sous une impulsion

nouvelle. Mais vos titres doivent être échangés, à raison de deux

actions nouvelles pour une ancienne. Je suis à votre disposition

pour cet échange, et pour vous envoyer, si vous le désirez, les do-

cuments qui s'y rapportent.L... P..., ABONNÉE DE LYON. — Les forges de la Chalas-

sière ne publient ni compte de profits et pertes, ni compte de

répartition. Le bilan du dernier exercice (1923-1924) accuse un

bénéfice de 2 434 000 francs au lieu d'une perte de 84 000 francs,

pour le précédent. Conservez vos titres. Un établissement de crédit

n'a aucune raison de conserver dans ses caisses des titres qui vous

appartiennent, si vous n'y consentez pas ; s'il y a eu échange,il peut se faire qu'il ne les ait pas encore, ce serait sa seule, mais

très valable excuse.

L... M..., PARIS. — La prise d'un bénéfice important est tou-

jours légitime et opportun, et seules de mauvaises raisons peuventla faire différer. Elle s'impose d'autant plus dans votre cas, qu'il

s'agit d'une valeur de luxe, à petit rendement, et soumise depuis

peu à certains aléas qui peuvent influencer les cours.

LÉON VIGNEAULT.

Le Gérant : MAURICE DELAMAIN.

VARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C", 8, RUE GARANClttRB. —31937.

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LE SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ

DE LA REVUE HEBDOMADAIRE

IN 1" Série (21* Année) N» 8 21 Février 1925

LA FRANCE ET LE VATICAN

(Photo Mcurisse.)

30851. — M. Charles Benoist, de l'Institut.

Lire dans ce numéro la conférence que M. Charles Benoist a faite à la Société

des Conférences sur La France et le Vatican et qui a eu un grand retentisse-

ment.

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VOLTAIRE AMOUREUX

30852 — TVTm„ J .-.,-„ (Photo Lemare.)40852. - Mme duChâtelet, gravé par Aug. Vind, d'après NatUer.

(Estampes.)M. André Ressort nous donne sa

quatrième conférence = V^e „„ et .courtier

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VOLTAIRE COURTISAN

(Photo Giraudon.)

30853. — Statuette en bronze vert représentant Voltaireen habit de cour.

(Mustf du Lf.uvie )

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NOTRE NOUVEAU ROMAN

30854. — Fûmes • la (rran'VPlace,

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EN EGYPTE

(Photo Meurisse.)

30855. — Les dernières découvertes de l'expédition Boston-Haward

peintures et reliefs du temps d'Iduw, 2 500 ans avant J.-C.

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L'AVIATION

30856. — Le sergent Vandelle tué dans l'accidentdu « Jean-Casale » à Niamey.

PARIS. — TVP. PLON-NOURRIT ET cie, 8, RUE OARANCrÈRE. —3I937.

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LA REVUE HEBDOMADAIRE ET SON SUPPLEMENT ILLUSTRE PARAISSANT LE SAMEDI N° 8 34<SUP>e</SUP> Année - 21 Février 1925CHARLES BENOIST de l'Institut CONFERENCES DE LA "SOCIETE DES CONFERENCES" Choses d'aujourd'hui. III. La France et le VaticanANDRE BELLESSORT Voltaire. IV. Voltaire amoureux et courtisanHENRI DAVIGNON Un Pénitent de Furnes (I)JEAN-DARS PoësiesJEAN GOUDAL Surréalisme et cinémaGEORGES MANDEL Rappel aux principesMARTIAL-PIECHAUD Le Théâtre: La Vierge au grand coeur, de M. François PorchéLOUIS LATZARUS Chronique parisienne: Les nervis de Marseille et leurs amis