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La Revuehebdomadaire (Paris.
1892)
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
La Revue hebdomadaire (Paris. 1892). 1892-1939.
1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].
N&8 34e Année - 21 Février 1925 2
LA REVUEHEBDOMADAIREET SON SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ
PARAISSANT LE SAMEDI
• CONFÉRENCES DE LA "SOCIETECHARLES B*NOIST \ DES CONFÉRENCES"
de l'institut, i Choses d'aujourd'hui. III. La'
France et le Vatican 259
ANDRÉ BELLESSORT Voltaire. IV. Voltaire amou-reux et courtisan 285
HENRI DAVIGNON Un Pénitent de Furnes (I)... 318
JEAN-DARS Poésies 340
JEAN GOUDAL Surréalisme et cinéma 343
GEORGES MANDEL Rappel aux principes 358
MARTIAL-PIÉCHAUD Le Théâtre : La Vierge au grandcoeur, de M. François Porche. 369
LOUIS LATZARUS Chronique parisienne : Les
net vis de Marseille et km s
amis 373
LÉON VIGNEAULT : Bulletin financier.
LIBRAIRIE PLON, 8, rue-Garancière — PARIS (6»)1 v
\frSLSsttfiâUii/EURus-12-53)
LA REVUEHEBDOMADAIREET SON SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ
FONDÉE EN 1891 PAR PLON-NOURRIT ET 0>, ÉDITEURS
DIRECTEUR : FRANÇOIS LE GRIX
RÉDACTEUR EN CHEF : JEAN D'ELBÉE
LA FRANGE ET LE VATICAN «
Le sujet dont je vais avoir l'honneur de vous entre-tenir est de ceux sur lesquels tout a été dit, bien des fois
et très bien dit. Je ne l'aurais pas choisi, mais René
Doumic me l'a imposé tout doucement, avec cette espèced'obstination sourde qu'il met à l'accomplissement de
ses desseins. Les circonstances semblent lui donner raison,mais me rendent la tâche plus ingrate encore, car tout ce
qui avait été déjà dit vient d'être répété à satiété. Jen'ai donc pas la prétention d'apporter ici quoi que ce soit
de nouveau. Tout mon objet est de vous présenter au-
jourd'hui, le plus brièvement et avec le plus de relief
qu'il m'est possible, un résumé de la sempiternelle et
plus que jamais actuelle question des rapports de la France
avec le Saint-Siège, vue sous l'aspect concret du main-
tien ou de la suppression de notre ambassade au Vatican.
I
Ni la papauté, ni la France, ne sont nées d'hier. Il y a
des siècles qu'elles se connaissent. Sans remonter jusqu'àClovis, comme certain document parlementaire demeuré
célèbre, ni même jusqu'à Charlemagne, il est clair que le
pape, docteur et chef suprême de l'Église catholique,et les rois qui devaient plus tard se parer du titre de
\1) Conférence prononcée à la Société des Conférences le 6 février 1923.
260 LA FRANCE ET LE VATICAN
Très-Chrétiens, ne pouvaient ni ne devaient s'ignorer.Non pas, il faut le noter, parce qu'ils se disaient Très-
Chrétiens, mais simplement parce qu'ils étaient rois ;non pas parce que la France était un État catholique,mais simplement parce qu'elle était un État. Du fait
qu'il y avait un pouvoir spirituel, un pouvoir temporel,et que ces deux pouvoirs n'étaient pas réunis dans une
même personne, il y avait un domaine spirituel, un do-
maine temporel, et, entre les deux, une marche indécise,
disputée, aux frontières incertaines, dite « les matières
mixtes ». Lorsqu'on est deux et qu'on n'est pas d'accord,le seul moyen qu'on ait de s'entendre est de causer;et lorsqu'on est loin l'un de l'autre, le seul moyen qu'onait de causer (si d'ailleurs on est un trop grand person-
nage pour se déranger à tout instant) est de s'envoyerl'un à l'autre des hommes de confiance, bien instruits
de vos pensées et de vos intentions. Ainsi furent amenés
de très bonne heure à faire le pape et le roi, non pas à
cause des donations, plus ou moins authentiques, de Cons-
tantin, non pas à cause de l'exarchat de Ravenne, non pasà cause des États de l'Église quelle qu'en fût la dimension,non pas parce que le pape était roi, mais simplement
parce qu'il était le Souverain Pontife et que, comme chef
de l'Église universelle, il avait des affaires à traiter et à
régler en France ; parce que le roi avait des affaires à
traiter et à régler à Rome avec le pape, à l'autorité de
qui était unie l'Église de France. Quand Charles VII,
après son ordonnance de 1423, envoya à Martin V une
ambassade solennelle, le pape ne mesura pas quelle était
au juste à cette heure l'étendue des États du roi.
En parlant du pape et du roi, du Saint-Siège et de la
France, des relations de l'Église de France avec le Pon-
tife romain, je prie de croire que je n'oublie pas le galli-canisme. Nous avons tous recueilli et nous nous transmet-
tons de génération en génération, nous bourgeois de ce
pays, quelque goutte du sang qui coula de la veine de
LA FEANCE ET LE VATICAN 2ÔI
nos légistes. Assurément, le gallicanisme est un fait
presque originel, constant et permanent de notre histoire ;il est sa tendance et son esprit même. Mais quoi? Prenons
le gallicanisme à son plein développement, constitué
en doctrine, sur le point de passer presque en force de loi
du royaume, à l'apogée ou tout près de l'apogée de la
monarchie. Puisque M. le président du Conseil a relu,à l'occasion de la dernière discussion parlementaire, les
« Instructions données aux ambassadeurs, de la paixde Westphalie à la Révolution française », il est une obser-
vation qui ne lui a pas échappé. A ce moment où la diplo-matie a revêtu ses formes modernes, où il ne s'agit plus,comme autrefois, de missions occasionnelles, toutes tem-
poraires, à personnel variable, à but limité et unique,'
depuis Hugues de Lionne qui, en 1654, a remplacé, avec
rang et titre d'ambassadeur, le cardinal d'Esté, « protec-teur des affaires de France près du Saint-Siège », jamaisla France n'a été absente de Rome. On voit se succéder
le président Colbert de Vandières, envoyé (1660) ; le sieur
d'Aubeville, envoyé (1661) ; le duc de Créqui, ambassa-
deur (1662) ; M. de Bourlemont, auditeur de rote (aprèsl'incident de la garde suisse) ; le duc de Chaulnes, am-
bassadeur (1666), puis sans qualification (pendant le
conclave, à la mort d'Alexandre VII), puis de nouveau
ambassadeur (1669) > César d'Estrées, évêque de Laon,
envoyé extraordinaire (1671) ; le duc d'Estrées, am-
bassadeur (1672), réaccrédité (1676) à l'accession au trône
d'Innocent XI ; le marquis de Lavardin, sans qualitédéterminée (1687). Dans l'intervalle, il y a eu (1682) la
Déclaration du clergé de France. Il est vrai qu'il y a eu
aussi la Révocation de l'édit de Nantes (1685). Pas une
lacune, pourtant ; pas une vacance, pas une interruption.Et la chaîne se déroule tout le long du dix-huitième
siècle. Vainement M. Herriot croira tirer argument d'une
phrase qui se trouverait dans les instructions données
en 1748 au duc de Nivernais (en 1748 : cela sent l'Ency-
2Ô2 LA FRANCE ET LE VATICAN
clopédie, dont le prospectus va paraître dans deux ans) ;à savoir « qu'il ne reste presque plus au pape, même dansles pays catholiques, qu'un grand nom et la facultéde dispenser les indulgences ». Un membre de la droitelui crie avec à-propos : « Mais il y a un ambassadeur ! »Tout le point est là, en effet. Il y avait un ambassadeur.
Il y en eut un jusqu'à la Révolution française. Même
pendant la Révolution, le lien ne fut pas tout à fait coupé.La Convention elle-même eut Cacault. On ergotera tant
qu'on voudra sur la mission de Cacault, sur les conditionsdans lesquelles elle lui fut confiée et les résultats qu'onen attendait. Les lettres de créance publiées si opportu-nément par M. Georges Grosjean n'en disent pas moinsen propres termes : « Ce changement dans la forme du
gouvernement (l'institution de la République) ne devanten aucune manière altérer les liaisons d'amitié qui sub-sistent depuis si longtemps entre la France et les Étatsde Votre Sainteté, et la République française désirantau contraire maintenir et cultiver les mêmes liaisons,nous avons fait choix du citoyen Cacault pour vous en
porter l'assurance et rester auprès de Votre Saintetéen qualité de résident. » Rester en qualité de résident,c'est écrit. Peu importe que le ministre ait d'abord été
empêché de dépasser Florence et de gagner son poste !La République française, substituée à la monarchie, n'enavait pas moins accrédité auprès du pape le citoyenCacault, qui, selon la remarque chargée d'intentions deM. le président du Conseil, était de Nantes. Que de choses,pour le dire en passant, nous sont venues de Nantes ou
par des Nantais ! C'est à Nantes qu'eut lieu, entre lecardinal d'Amboise et Machiavel, le fameux dialogue :a Les Italiens n'entendent rien à la guerre. — Et les
Français, rien à la politique, car, s'ils s'y entendaient,ils ne laisseraient pas l'Église en venir à une telle gran-deur. » Paroles mémorables, dont un Nantais éminent atiré, de notre temps, des conclusions excessives : le Secré-
LA FRANCE ET LE VATICAN 263
taire florentin ne pensait qu'aux conquêtes de César
Borgia dans les Romagnes, alors que le duc, gonfalonierde l'Église, « mangeait l'artichaut feuille à feuille », etnullement à la puissance morale ou sociale de la papauté.Mais c'est toujours un sujet de méditation pour nous,
quoique peu réconfortant, particulièrement en ce quitouche l'ambassade auprès du Saint-Siège, quand, de
gaieté de coeur, certains s'apprêtent à abandonner cette
position incomparable, qu'au bout du compte il est peut-être vrai que « les Français n'entendent rien à la poli-
tique ».
Glissons sur l'Empire, la Restauration, le règne de
Louis-Philippe, périodes de réaction, comme chacun sait,bien que Louis-Philippe n'ait jamais passé pour dévot,et que Louis XVII lui-même ne l'ait été, dans le fond,
guère plus que Napoléon. Mais la seconde Républiquene rompit pas non plus avec Rome. M. Georges Grosjeannous a donné encore, dans un autre article, la correspon-dance de Bastide et de Lamartine. Il faudrait être bien
difficile pour ne pas la trouver édifiante et bien sûr de
soi pour la négliger. Généreux, désintéressés, qu'on n'es-
saie pas de les récuser pour leur générosité, leur désinté-
ressement même. Nous répondrions, avec la chanson,
que c'étaient des républicains, non pas plus grands, —
il ne s'en fait pas ! — mais aussi grands que « ceux du
jour d'aujourd'hui ».
n
Et tombons d'un coup au temps de M. Combes. Dans
le commencement de l'été de 1903, il devint visible quel'État, sous la domination des radicaux-socialistes, allait
chercher querelle à l'Église. Dès le 25 juin, M. DenysCochin, inquiet, demanda à interpeller le gouvernement.D'autres députés, de la droite ou du centre, qui parta-
geaient ses craintes, l'imitèrent. La gauche répondit
264 LA FRANCE ET LE VATICAN
par une sorte de contre-interpellation. M. Gustave-
Adolphe Hubbard, qui était bien de ce parti, mais quin'était pas ministériel, et qui feignait de redouter le vieux
fonds de cléricalisme de M. Combes, voulut savoir si
M. Loubet, président de la République, au cours du sé-
jour qu'il se proposait de faire à Rome pour rendre la
visite du roi d'Italie, n'irait pas présenter ses hommagesau pape. Dans le même sens, M. Marcel Sembat précisait :
a En réponse à la visite attendue du roi d'Italie, nous
pouvons compter, puisqu'on ne saurait différer de la
rendre, sur telle abstention qui, définitivement, mettra
dans leur vrai jour les rapports entre la République
française et le Vatican. » Ainsi le plan se dessinait. Sur-
vint l'affaire des évêques de Dijon et de Laval, Mgr le
Nordez et Mgr Geay. Rome les avait mandés par mesui e
disciplinaire ; le gouvernement, s'appuyant sur un texte
repris par le Concordat des anciennes dispositions de la
police monarchique du culte, leur fit « expresse inhibition
et défense de sortir du royaume, » — je me trompe— du
territoire de la République. C'était les mettre en révolte
contre le Saint-Siège. Plus sages, ils se soumirent et quit-tèrent leurs diocèses. Mais on tenait ce qu'on désirait.
On avait poussé dans la voie de la séparation M. Combes
qui, jusque-là, et tout récemment encore, proclamaitsa fidélité au régime concordataire, non sans scandale pour
beaucoup de ses amis. Il sauta le pas à Auxerre, où il
prononça un discours après lequel ils ne purent plus douter
que, pour toutes les besognes qu'il leur plairait d'entre-
prendre, il était bien leur homme.
La visite de M. Loubet à Victor-Emmanuel eut lieu.
On lui fit produire plus qu'on n'en avait espéré. Le Sou-verain Pontife avait cru devoir protester au titre des
droits qu'il n'avait cessé de revendiquer sur la capitalede l'Église. Pouvait-il consentir à y paraître ignoré, à
y être traité en absent? D'autres chefs d'État étaient
venus, des souverains non catholiques; l'empereur aile-
LA FRANCE ET LE VATICAN 265
mand, notamment, à plusieurs reprises, une fois avec Bis-
marck lui-même, douze ou quinze ans après le Kultur-
kampf. Ils avaient tous trouvé un chemin qui, par un
détour protocolaire, les avait menés au Vatican. Le papes'était contenté d'un simulacre qui, les faisant partirdu sol exterritorialisé de leur ambassade, permettaitde se représenter qu'ils arrivaient en droite ligne de leur
pays. On n'indiqua pas ce sentier au président de la Répu-
blique, qui n'eut pas la curiosité de voir ce qu'était la Citéléonine. Peut-être même y eut-il pis. Je me souviensd'avoir entendu raconter que, dans une promenade au-
tour de la ville qu'ils faisaient en tête à tête, le roi condui-
sant lui-même son phaéton, Victor-Emmanuel l'avait
arrêté juste devant l'endroit où s'ouvrit en septembre 1870la brèche de la Porta-Pia. Ce détail est vrai ou ne l'est
pas, je ne sais, et je ne veux pas le retenir. Mais, s'il était
vrai, il ajouterait aux motifs que le Souverain Pontife
pensa avoir d'exprimer son mécontentement. Il le fit
éclater — c'est le mot — dans un document diplomatique
auquel le hasard (fut-ce vraiment le hasard?) donna un
retentissement énorme, des conséquences qu'on n'avait
pas voulues, une portée qu'on avait mal calculée. Ce docu-
ment pontifical, la protestation du pape aux puissances,étant parvenu aux mains de Jean Jaurès, il l'imprimatout vif dans le journal l'Humanité. Or, on apprit que la
lettre du cardinal Merry del Val n'avait pas été adresséeà notre gouvernement. D'où un déchaînement d'honnêtes
et scrupuleuses fureurs, dont la vertu exigeait une répa-ration immédiate. Ce ne pouvait être que le rappel denotre ambassadeur, préludant à la suppression de notreambassade. Il y fut procédé pendant les vacances ; pro-cédé, je n'y songe pas sans tristesse, par un ministre qui,à tant d'égards, avait grandement mérité de la patrie,et qui devait la servir encore brillamment, par le même
ministre qui, quatre ans à peine auparavant, le 27 no-
vembre 1899, regardant en particulier vers l'Orient,
266 LA FRANCE ET LE VATICAN
déclarait : « L'action de notre ambassadeur ne vise passeulement les rapports du clergé catholique avec son chef ;
qu'on le regrette ou qu'on s'en félicite, telle est la forcede l'histoire, tel est le prestige de la tradition que c'estvers la France encore que se tournent en Orient les po-
pulations qui appartiennent à la foi catholique... et siétroite pour ces populations est la solidarité entre
l'Église latine et la Puissance protectrice que touteatteinte à l'une est regardée comme une diminution del'autre. »
Bientôt après fut entamée la procédure de séparation.Le Concordat fut non pas dénoncé, mais abrogé, c'est-à-
dire qu'un contrat fut aboli par la seule volonté d'unedes deux parties, et la brutalité de la manière soulignanettement le caractère de l'opération. Lorsqu'à vingt ansde distance, j'en repasse les différentes phases dans mamémoire qu'a rafraîchie une nouvelle lecture (car ilfaut faire comme Royer-Collard et comme M. Herriot :il faut relire), j'ai l'impression très vive d'un mot d'ordredonné du dehors, imposé par une sorte de conspirationà un gouvernement qui n'était pas le vrai gouvernement,à un gouvernement en réalité gouverné, et du chef appa-rent duquel on savait que, pour tout ce qui pourraitporter atteinte ou ombrage à l'Église catholique, on pou-vait escompter la complaisance sans refus, parce qu'ilétait personnellement vis-à-vis d'elle dans la situationde Mathan à la porte du temple, voulant « anéantir leDieu qu'il a quitté. »
A ce propos, tandis que s'éveillent des réminiscences,qu'on me pardonne d'égayer un peu la sévérité de cettecauserie par une jolie histoire. Je l'entendis conter au-trefois, dans une salle voisine de celle-ci, par l'ancienministre des Affaires étrangères, M. Emile Flourens, et,en vous la répétant, je m'efforcerai de lui conserver sonaccent ; mais ce que, malheureusement, je ne pourraipas vous rendre, c'est le visage imperturbable en sa
LA FRANCE ET LE VATICAN 267
pâleur froide, c'est la pointe d'humour à la glace qui en
décuplait la saveur.« En vain, disait M. Flourens, une presse stylée répand
le bruit que M. Loubet n'est pas allé voir le pape. Mes
renseignements m'autorisent à affirmer le contraire ; il
y est allé. Seulement, au lieu de passer par la porte de
bronze, la cour Saint-Damase et l'escalier royal, il a fait,à la brune, le tour de Saint-Pierre, et a pris la ruelle du
Musée. La sentinelle italienne qui monte la garde à cet
endroit l'a parfaitement reconnu et lui a présenté les
armes. Admis à l'audience du Souverain Pontife, comme
un étranger de distinction, après le premier échange de
compliments : « Monsieur le président, dit le pape, nous
« ne sommes pas très satisfaits de la conduite de la Fille
« aînée de l'Église. Elle nous donne bien du souci. — Et
« pourquoi, Très Saint-Père? — Vous ne le savez que trop !
a Ses tendances... — Mais, Très Saint Père, il n'y a que« deux mois, j'ai fait faire sa première communion à... »
Ici, je coupe, dans un sentiment que tout le monde com-
prendra. « Oui, vous, monsieur le président, reprit le
« pape. Mais vos ministres ! Oh ! vos ministres ! — Eh 1
0 répliqua M. Loubet, où Votre Sainteté veut-Elle que je« les prenne? Ils sortent de Ses séminaires ! »
Je ne donne pas cette boutade pour une explication.
III
Seize années durant, de 1904 à 1920, notre place fut
déserte à Rome. Et durant vingt années, de 1904 à 1924,
l'Église de France resta sans statut légal. A la vérité, les
offices ne cessèrent jamais d'être célébrés, mais, dans les
édifices voués au culte, les prêtres n'étaient que des occu-
pants sans titre. Situation dangereusement précaire, quin'était maintenue qu'en vertu d'une espèce de bon plaisir.
268 LA FRANCE ET LE VATICAN
parce qu'il convenait aux pouvoirs publics de laisser les
églises ouvertes, mais s'il leur plaisait de les fermer?
Le pape n'ayant pas accepté les associations cultuelles,
pour des raisons qui touchent à la hiérarchie, et dont en
tout cas il était juge, on vivait au jour le jour, en faisant
mine de s'ignorer. C'est cet isolement dans la méfiance
mutuelle qu'un président du Conseil appelle avec séré-
nité « la paix » ! Je passe les autres misères, et pourtant,de si réelles, parfois de si cruelles misères ! Car enfin, il
y avait la question des biens, et il y a la question du pain.Mais ce serait faire en quelque sorte injure à ce clergé
qui a donné au monde un si unanime et si magnifique
exemple de dignité, que de la faire intervenir dans un
débat où il n'est point descendu à la mêler, se préoccupant
uniquement de la foi et des âmes.
Quoi qu'il en soit, on était dans le provisoire, dans le
suspensif, dans l'indéfini, sinon absolument dans l'arbi-
traire. Cela allait tant que cela allait, tant qu'un capricede gouvernement ou de majorité n'enfonçait pas, ne ren-
versait pas le chancelant abri. Mais c'est un axiome cher
aux théologiens romains que souvent les solutions sortentex visceribus necessitatis reciproeoe, « des entrailles d'une
nécessité réciproque ». A la longue, et même assez vite,cette nécessité devait être la plus forte. Elle rétablit le
contact. Seulement, ce fut comme dans le mythe de la
visite de M. Loubet. Au lieu qu'un ambassadeur passât
par l'escalier royal, des émissaires empruntèrent les esca-
liers secrets. Un remerciement leur est dû, ils furent à la
peine et ne furent pas à l'honneur. Du moins pas à cet
honneur-là. L'un d'eux, ce charmant et vaillant Joseph
Ollé-Laprune, en choisit volontairement un autre, qu'il
paya d'un sang héroïque. Ce serait manquer à son sacrificemême que de ne pas lui rendre hommage. Et notre gra-titude serait incomplète si elle omettait M. Charles
Loiseau, qui, après le départ d'Ollé-Laprune, assura lescommunications sous le couvert de notre autre ambas-
LA FRANCE ET LE VATICAN 269
sade, dont la laïcité tranquillisait un peu les consciences
effarouchées des purs entre les purs.Maintenant, j'attends qu'on ose dire que M. Aristide
Briand n'est pas un pur ! Un républicain-socialiste, du
groupe de M. Painlevé, ancien socialiste unifié, ancien...
et, dans l'intervalle, auteur de la loi de séparation, huitou dix fois ministre et président du Conseil ! C'est lui
pourtant qui prit l'initiative de relever de ses ruines
l'ambassade de France auprès du Saint-Siège. M. Her-
riot, chroniqueur minutieux, et certainement bienveillant,a tenu à marquer, en datant ses justices, selon le conseil
de son maître Michelet, les étapes de cette restauration :
invitation prudente, mais claire, du cardinal Gasparri,secrétaire d'État de Sa Sainteté, en janvier 1920 ; dé-
marches officieuses de Mgr Boudinhon, recteur de Saint-
Louis-des-Français, en février ; mission officielle de
M. Doulcet, à la fin de mars.« Voilà donc l'ambassade rétablie sur des bases bien
fragiles, » note M. Edouard Hcrriot. Si fragiles ! J'ai eu
quelque motif, à cette époque, et un peu plus tard, de
réfléchir sur ce rétablissement. Il m'a paru reconnaître
(mais peut-être était-ce trop soupçonner), chez ceux quile recommandaient ou qui s'y ralliaient, je ne veux pasdire un défaut de sincérité, mais des hésitations, des réti-
cences et comme du repentir au moment même de l'acte.
A telles enseignes qu'on pouvait se demander si la nouvelle
ambassade, l'ambassade renouvelée dans ces conditions,ne serait pas un de ces postes hasardeux où c'est échouer
que de trop bien réussir. A considérer moins les personnes
engagées que les partis (passez-moi ce mot) qui se ran-
geaient derrière elles, les palmes sous lesquelles cette
ambassade renaissait n'étaient pas sans évoquer, en des
esprits chagrins, celles mêmes du martyre. S'il eût fallu
en juger d'après leurs figures, saint Laurent aurait été
un homme heureux, auprès du futur ambassadeur de la
République au Vatican. Il n'était grillé que d'un seul
270 LA FRANCE ET LE VATICAN
côté, tandis que l'ambassadeur recevrait à la fois, pour
parler par métaphore, des coups de poing d'un côté,
des'coups de pied de l'autre ! Quoi qu'il fît ou qu'il ne fît
pas, les uns trouveraient toujours qu'il en fait trop, les
autres qu'il n'en fait pas assez...
Mais qu'importe? Je revois, aux environs de 1890, la
grand'messe du dimanche, à Saint-Louis. M. Lefebvrede Béhaine était au premier rang de l'assistance ; on lui
offrait solennellement l'eau bénite et l'encens ; le célé-
brant, avant de se retirer, venait s'incliner devant lui.
Alors, on recevait avec respect, par politique autant quepar tradition et par sentiment, les honneurs liturgiques,sans distinguer entre « les honneurs consulaires » et « leshonneurs personnels ». Le représentant de la Francene commettait pas, à la face de l'univers, l'erreur de tenir
pour rien ce salut à la France.
IV
Le premier paragraphe de la déclaration ministériellede M. Herriot promettait la suppression de l'ambassade
au Vatican, conformément au programme de la Ligue de
la République, noyau du Cartel des gauches, lequelprogramme s'inspirait en secret de résolutions prises ail-leurs. Cette forte pensée était venue au parti radical-
socialiste d'où lui viennent ses plus belles pensées. De cesdirections et de ces décisions, il serait, comme au tempsde M. Combes où, sur ce point, il semble que nous soyonsretournés, facile de dresser un tableau synoptique. De
nouveau, nous avions un gouvernement de suite, et levrai gouvernement était hors du gouvernement ; mais
empressons-nous d'ajouter que le ministère du 15 juinSuit sans murmure, qu'il fait siennes les décisions, et queles directions concordent avec ses désirs.
Je suppose que tout le monde s'est tenu au courant de
la discussion qui a occupé pendant une quinzaine entière
LA FRANCE ET LE VATICAN 27!
les séances de la Chambre des députés. Mais tout le monde
n'a pas eu le temps, l'occasion ou le moyen de consulterce qu'on nomme les « documents parlementaires ». Si
vous le voulez bien, nous allons donc, très rapidement,feuilleter ensemble le principal d'entre eux, le rapport de
M. Henry Simon, fait au nom de la Commission des
finances chargée d'examiner le projet de loi portantfixation du budget général de l'exercice 1925 (ministèredes Affaires étrangères). Ce titre est long et lourd, mais il
est suggestif.C'est en effet de biais et pour ainsi dire en dessous,
un peu bassement, que le coup est donné. Quand on enleva
à Brunetière, par un artifice analogue, sa maîtrise de
conférences à l'École normale, il s'indigna surtout de la
manière : « Je valais bien, dit-il, une révocation ! » L'am-
bassade auprès du Saint-Siège valait bien une suppres-sion nette et franche. La question méritait d'être posée en
principe. Il n'y a pas de noblesse à la trancher par une
réduction de crédits, à prendre la place par la famine.
M. Henry Simon est innocent, reconnaissons-le, de ce
mauvais procédé qu'il n'a pas inventé. Comme il est,d'autre part, un homme courtois, et n'est pas du tout un
député insignifiant, puisqu'il fut ministre, des Colonies,
je crois, et, je crois, dans le cabinet Clemenceau, on peutexaminer ses arguments.
Le premier est quand même — tant il est manifeste
qu'on ne saurait s'en détacher tout à fait ! — un argumentde principe : « Notre Constitution républicaine, écrit le
rapporteur, les relations extérieures de la République
française, sa représentation à l'étranger, sont basées
sur une théorie démocratique... Dans cette théorie, il
est impossible, en droit, de légitimer l'ambassade fran-
çaise auprès du Vatican. Le principe, en effet, est qu'unedémocratie envoie des représentants auprès des puissances
représentant des peuples. Or, le pape n'est pas un sou-
verain et ne représente pas de peuple. Son autorité, —
272 LA FRANCE ET LE VATICAN
si haute et respectée soit-elle, — ne s'appuie que sur des
croyances, et l'on ne voit pas qu'il puisse être associé à la
discussion des intérêts français à l'étranger. »
Le deuxième argument est tiré du fait : « Peut-être,et c'est souvent le cas dans la vie, et plus souvent encore
en politique,— note philosophiquement M. Henry
Simon, — le droit théorique pourrait céder ici devant le
fait : ce serait le cas si l'expérience acquise avait révélé
les avantages que la France peut retirer de son ambassade
auprès du Saint-Siège. Hélas ! l'épreuve de ces dernières
années est concluante. Les relations de la France avec
le Vatican ont été reprises en 1921, et qui, en France,
pourrait se flatter des résultats acquis? »
Au Maroc, le rapporteur ne le nie pas, des religieux
français ont été substitués aux religieux étrangers.Mais « nulle part ailleurs, l'intervention de la papauténe s'est montrée favorable à la France, ni sur le Rhin,ni dans la Ruhr, ni en Orient. » Là, en Orient, « ce n'est
pas le catholicisme qui protège la France, mais c'est la
France qui a protégé le catholicisme et les autres
croyances ». Aujourd'hui, du reste, remarque M. HenrySimon avec placidité, « chaque grande nation revendiquele droit de protéger ses nationaux ».
La troisième raison est encore empruntée aux faits,mais dans l'ordre de la politique intérieure : « Y a-t-il un
intérêt au rétablissement de l'ambassade, et la paix reli-
gieuse,—
que tous les partis sont unanimes à souhaiter,la reconnaissant indispensable au développement intel-
lectuel et moral de la France et liée même en un certain
sens à sa prospérité générale —(voilà une grande phrase !),
la paix religieuse ne peut-elle être assurée que par la
présence d'un ambassadeur de France au Vatican et celle
d'un nonce à Paris? Nous en doutons et les faits ne nous
permettent guère d'avoir une autre opinion. Nous
vivons actuellement sous le régime de l'ambassade et le
moins qu'on puisse dire, c'est que, si elles se sont pro-
LA FRANCE ET LE VATICAN 273
duites, les interventions du pape n'ont pas jusqu'ici
témoigné d'une grande efficacité. »
Arrivé au bout de son effort, que nous regretteronsde trouver si bref, M. Henry Simon se pose spontanémentune objection : « Reste la question importante, grave
même, de l'Alsace-Lorraine. » Mais cette objection ne
l'arrête guère. Il s'en remet à M. Herriot, qui a dit : « Voir
large, se montrer libéral, agir librement et vite. » — « C'est
cette politique que, par son vote, la Commission désire,à la fois, indiquer et consacrer. »
J'ai rassemblé, afin de ne pas l'affaiblir, tous les élé-
ments de l'argumentation du rapporteur, mais on pensebien que je n'en avoue pas un mot. Et d'abord, sur les
principes. Je me pique de connaître un peu (c'est, comme
on dit, mon métier) « la Constitution républicaine et les
théories politiques ». J'ai touché pratiquement « aux rela-
tions extérieures de la République française et à sa repré-sentation à l'étranger ». Je suis professionnellement
plein de vénération pour les maximes et les doctrines,mais je ne puis en vérité deviner où M. Henry Simon est
allé chercher celle-là.
Le principe, sur lequel seraient fondées nos relations
extérieures, notre représentation à l'étranger (et, naturel-
lement, périsse tout plutôt que les principes !), serait
« qu'une démocratie envoie des représentants auprès des
puissances représentant des peuples. »Or, d'après le députédu Tarn, « le pape, ne représentant pas de peuple, n'est
pas un souverain ».
Mais une telle affirmation, si catégorique, sipéremptoire,offense tout ensemble la langue, l'histoire et le droit
international. N'appelle-t-on pas le pape : « le Souverain
Pontife? » Et même, n'est-il pas le seul homme au monde
à porter dans son titre protocolaire cette épithète de sou-
verain? Si le rapporteur se réfère à l'étymologie et veut
démontrer que l'adjectif « souverain » n'est qu'un doublet
de « suprême », que, par conséquent « Souverain Pontife •
274 LA FRANCE ET LE VATICAN
signifie simplement « Pontife suprême », il conviendra
toutefois qu'il en est de même pour tous les autres mo-
narques ou princes, pour toutes les autres souverainetés
Le souverain, aux termes d'une définition classique,c'est celui qui n'a pas de supérieur humain. Qui donc,sur la terre, a moins que le pape un supérieur humain?
Mais, toujours selon l'avis de M. Henry Simon, la papauté,« ne représentant pas de peuple », ne serait pas une puis-sance. Ici, c'est l'histoire qui proteste. Que fait-il des
siècles remplis de la querelle entre les deux pouvoirs
qui se disputaient le globe, et comment oublie-t-il le
grand combat entre les deux glaives? C'est le droit aussi
qui lui donne tort. Que fait-il de la loi italienne des
Garanties, de mai 1871, qui proclame la souveraineté
du pape, lui reconnaît expressément la faculté de rece-
voir et d'envoyer des ambassadeurs, faculté dont elle lui
garantit le libre exercice, et consent même à sa souverai-
neté, en face de celle du roi, une sorte de prééminence?Mais, précisément, ce que le rapport n'admet pas, ce
qu'il récuse, c'est la puissance spirituelle. Il n'y a, pourle parti radical et radical-socialiste, de puissance que
temporelle. Son royaume est essentiellement de ce
monde, et ses biens sont les biens de la terre. Pourtant,est-il permis de dire que le chef de 300 millions de fidèles
« ne représente pas de peuple »? M. Henry Simon fait au
pape une concession. Il accorde que son autorité est« haute et respectée ». Ainsi Bouvard ou Pécuchet (jen'ai pu vérifier lequel des deux) détestait les jésuites,mais il marquait de la considération pour la religion.
Seulement, bien que cette autorité soit estimable, aux
yeux du rapporteur, elle « ne s'appuie que sur des
croyances », et il « ne voit pas que le pape puisse êtreassocié à la discussion des intérêts français à l'étranger ».
Le plus fort est que le député qui a signé ces lignes re-
vient de Syrie, a parcouru l'Orient, monté et descendu
les « Échelles du Levant ». Eh ! quoi, l'Islam n'est-il pas
LA FRANCE ET LE VATICAN 275
la * Maison de la Foi »? Les khalifes, les sultans, les émirs
et leurs successeurs ne sont-ils pas « les Commandeurs des
croyants »? Ce qu'on ne voit pas, c'est que M. HenrySimon les efface de la liste des puissances auprès des-
quelles une démocratie puisse, sans mentir à son prin-
cipe, se faire représenter. Alors, Rome ne serait plu3dans Rome, mais Constantinople serait dans Angora.Et la France, qui ne serait plus auprès du pape, continue-
rait d'être auprès de l'ombre du Grand Turc.
Quant au deuxième point, point de fait, l'absence de
résultats acquis, ce n'est pas à moi de répondre. Mais il
a été déjà et il sera encore victorieusement répondu. Ce
n'est pas peu de chose d'avoir réglé en notre faveur
l'affaire épineuse, et qui traînait depuis si longtemps
(on en parlait dès le temps de l'ambassade de M. Le-
febvre de Béhaine, avant l'établissement de notre pro-tectorat, mais combien plus encore elle nous intéresse
depuis notre installation à Rabat !), du vicariat aposto-
lique au Maroc. Pour ce qui se serait passé sur le Rhin
et dans la Sarre, je l'ignore, sauf que les pouvoirs conférésà l'aumônier général des troupes françaises d'occupation,
Mgr Rémond, ne sont pas restés inutiles entre ses mains
et que son intervention a aidé à ouvrir aux enfants sarrois
les écoles des mines domaniales qu'avaient voulu leur
fermer les défenses de l'évêque allemand de Trêves.
Dans le bassin de la Ruhr, on peut penser, et j'ai pensé,
je ne le cache pas, que Rome aurait mieux fait de s'abs-
tenir; mais en Orient? Soutiendra-t-on que le maintiende l'ambassade auprès du Saint-Siège n'importe en rienà la situation traditionnelle de la France dans ces pays?Parce que « ce n'est pas, en Orient, le catholicisme quiprotège la France, mais la France qui a protégé le catho-licisme »? Parce que les capitulations de 1535 ne sont pasl'oeuvre d'un pape, mais d'un de nos rois, François Ier?
Mais, sans reporter sur le Saint-Siège l'honneur des capi-tulations, nous ne perdons pas de vue qu'en ces contrée*
276 LA FRANCE ET LE VATICAN
le pape et le roi se sont toujours présentés comme alliés
et associés. Si la France y a toujours été la protectricedes chrétientés, le catholicisme, en retour, y a toujoursété plus que l'auxiliaire, le véhicule de l'influence fran-
çaise, à ce point que les deux idées de France et de catho-
licisme tendaient à se confondre dans la représentation
que se font du monde ces populations encore primitiveset qui n'entendent point les finesses de la « théorie démo-
cratique ». Écoutons la voix de M. Delcassé qui, d'outre-
tombe, répète : « Pour ces populations, la solidarité
est si étroite entre l'Église latine et la puissance pro-tectrice que toute atteinte à l'une est regardée comme une
diminution de l'autre. » Et c'est nous-mêmes qui, en por-tant atteinte à la papauté, diminuerions la France de nos
propres mains !« Chaque grande nation, jette, d'un air détaché,
M. Henry Simon, revendique aujourd'hui le droit de pro-téger ses nationaux. » Justement, c'est ce qui rend
précieux pour la France, pour la conservation de « sa
situation traditionnelle dans les pays d'Orient », le con-
cours du Souverain Pontife, plus facile certainement à
obtenir si nous avons à toute heure auprès de lui un repré-sentant qualifié pour le demander.
Il y a vingt ans, un président du Conseil en avait fait
légèrement son deuil. « Si une puissance quelconque avait
le désir de remplacer la France en Orient, nous ne lui
opposerions aucune difficulté. La France n'a, de ce pro-tectorat, que des embarras et aucun avantage, » avait-il
l'inconscience de déclarer. A ce trait, vous l'avez reconnu.
Vous ne souhaitez pas en connaître un second. C'est là
ce qu'on peut, non sans une bonne moitié d'antiphrase,
appeler « l'esprit combiste ». Au contraire, tous les Fran-
çais doivent se réjouir de ce qui aide la France à conserver,
puisqu'elle semble avoir renoncé à l'agrandir, sa placeen Orient. Elle considère, par exemple, comme des succès
pour elle l'élévation d'un dominicain français au siège
LA FRANCE ET LE VATICAN 277
archiépiscopal de Bagdad, la nomination d'un carme fran-
çais comme administrateur apostolique à Ispahan. Elle
ne tient pas pour périmés, ensevelis dans le mandat
britannique, ses titres à la Custodie des Lieux saints de
Jérusalem. Où sont ses religieux, est son drapeau, et
elle est.
En admettant, ce qui est contesté, que, jusqu'ici, les
interventions du pape «n'aient pas témoigné d'une grandeefficacité », ce ne serait pas encore assez pour qu'on se
passât et d'elles et de lui. Resterait en tout cas, avoue le
rapporteur, « la question grave, importante même, de
TAlsace-Lorraine », dont il laissait à M. Herriot le soin de
se tirer, en approuvant d'avance, par un blanc-seing,tout ce que le président du Conseil pourrait faire. Nous
allons voir vers quelle solution, par une tactique d'ater-
moiements, le gouvernement paraît s'orienter.
Je n'insisterai pas longuement sur la discussion à 1"
tribune. Du côté qu'il faut bien appeler le parti national-
libéral, un sérieux effort a été fait pour ramener notre
politique dans les voies de l'évidente réalité, et dissiperautour d'elle les fumées de la métaphysique jacobine.Adressons un remerciement à MM. Fernand Engerand,Edouard Soulier, Oberkirch, Louis Madelin, Paul Simon,l'abbé Bergey, de Tinguy du Pouët, Groussau, Georges
Leygues, Maurice Colrat, l'abbé Lemire et autres dont les
noms peuvent ne pas nous être présents. Foulant aux piedsle respect humain, et, ce qui peut-être est parlementaire-ment plus difficile, l'esprit de parti, M. Aristide Briand
a délibérément jeté dans le débat le poids de son expé-rience. Nous en sommes là, qu'un discours comme celui
qu'il a prononcé passe non seulement pour un chef-
d'oeuvre d'art oratoire, mais pour un monument de sagesse.La vérité et le bon sens ont pris, dans la Chambre, une
si grande vertu de nouveauté qu'on ne les y retrouve passans surprise et presque sans scandale. La réponse de
M. Herriot a été très faible, on pourrait dire d'une sim-
S78 LA FRANCE ET JE VATICAN
plicité stupéfiante. Quand nous étions enfants, on nous
donnait à lire les contes ingénus du chanoine Schmidt.Il y en avait un qui nous charmait : le Bon Fridolin et le
méchant Gustave. De même, pour M. le président du Con-
seil, il y a le bon État et la méchante Église. Tout ce quiest arrivé de fâcheux depuis un quart de siècle, pendantla guerre et dans la paix, est advenu par la faute du
pape. M. Edouard Herriot, latiniste de profession, s'éver-
tue à l'établir à grand renfort de textes, assénant à l'As-
semblée coups d'encyclique sur coups d'encyclique ;Gravissimo offwio, Ubi arcano, Maximum... Voilà pour-
quoi notre ambassade au Vatican doit rester vide ! Un tel
discours sur un tel sujet, de la part d'un chef de gouver-nement, ce n'est rien, c'est une misère. Guarda e passa.
En revanche, M. Herriot, qui devait nous étonner,
quelques jours plus tard, par la fermeté de son langagedans la question du non-désarmement de l'Allemagne,a tenu sur la survivance du Concordat en Alsace et en
Lorraine des propos moins désagréables. « Le Conseil
d'État, a-t-il affirmé, a été d'avis que le régime concor-
dataire, tel qu'il résulte de la loi du 18 germinal an X,est en vigueur dans les trois départements du Bas-Rhin,du Haut-Rhin et .de la Moselle. Je fais observer que cela
n'est qu'un avis de sections du Conseil d'État et que si
le gouvernement voulait épuiser ses droits de consulta-
tion, il pourrait provoquer l'avis du Conseil d'État
toutes sections réunies. Je ne le ferai pas. Je désire donner
à l'Alsace et à la Lorraine la certitude de mon impartia-lité, et je tiens pour bon cet avis du Conseil d'État...Le régime concordataire continuera d'être appliquédans les trois départements..., jusqu'à ce que le Parlementen ait décidé autrement à une date que je ne puis pas pré-voir... Le modus vivendi est trouvé. Je l'appliqueraiexactement, loyalement, sans arrière-pensée. »
Le président du Conseil a même ajouté : « S'il est
nécessaire d'envoyer une personne spéciale à Rome pour
LA FRANCE ET LE VATICAN 279
traiter les questions relatives aux trois départementsd'Alsace et de Lorraine, j'accepte très volontiers de le
faire. »
Il espère évidemment que cette personne sera bien reçue,et tout fait croire qu'elle ne serait pas écartée, par dépitdu retrait de l'ambassadeur; le Saint-Siège n'a pas de
ces mouvements d'humeur; mais quelle qualité aura-t-
elle? de quel crédit jouira-t-elle? et du point de vue fran-
çais, serait-il très habile de l'envoyer? Est-il utile de
signaler aux regards malveillants qui peuvent être fixés
sur nous un point qui fait dissentiment ou tout bonne-
ment différence entre la France et ses provinces récu-
pérées? Le meilleur envoyé possible pour l'Alsace et pourla Lorraine n'était-il pas, sans en chercher un autre, l'am-
bassadeur de France au Vatican?
Pareillement, au cours de son intervention, M. Aristide
Briand avait donné lecture de la liste des travaux et
études qui incomberaient au conseiller technique pour les
affaires religieuses, maintenu, à Paris même, auprès du
ministre des Affaires étrangères, et dont le rapporteura écrit « qu'il serait d'autant plus nécessaire qu'il n'y aura
plus de relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Cette
liste est longue et édifiante, à une inconvenance près :
l'expression « internationale blanche », qui ne devrait passe rencontrer dans un document parlementaire. Maissoit : que les affaires religieuses soulèvent tant de pro-blèmes et donnent tant de besogne, n'est-ce pas la dé-monstration la plus forte de la ni.\ ^ssité non d'un fonc-
tionnaire de plus auprès du ministre, mais d'un ambassadeur de la République auprès du Souverain Pontife?
Il est vrai que les preuves les plus éclatantes ne peuventrien contre la passion, et qu'il n'en est pas de pire quele fanatisme retourné. Trois cent quatorze députés ont
approuvé la manoeuvre oblique du gouvernement. Lescommunistes eux-mêmes s'y sont ralliés. Une politesseen vaut une autre ; il leur fallait bien payer la satisfaction
28o LA FRANCE ET LE VATICAN
d'avoir obtenu une ambassade auprès des Soviets. Mais,
malgré l'appoint de leurs vingt-six voix, la majorité est
minime. On peut encore, sans excès de confiance, espérerun peu en la prudence du Sénat.
V
Me voici au bout de mon temps et de votre patience,à laquelle j'ai déjà trop demandé pour la fatiguer davan-
tage. Et pourtant je sens avec peine tout ce que cet
exposé a d'insuffisant. J'invite ceux qui voudront être
mieux renseignés à se reporter à la brochure de
M. Georges Goyau : la Présence de la France au Vatican
et à l'interview de Mgr Baudrillart : la France et le
Saint-Siège, parue dans les deux numéros du Figarodes 27 et 28 novembre 1924, Mais permettez-moi, avant
de finir, et pour finir, quelques réflexions encore. Je ne
vous retiendrai plus que cinq minutes.
Dans son rapport, M. Henry Simon exprime un doute :
la question de l'ambassade au Vatican n'aurait-elle pasété « mal vue et mal posée »? En effet, elle l'a peut-êtreété, irais non comme il l'imagine. On a eu le tort d'en
faire d'abord et surtout (excusez l'air de paradoxe) ce
qu'on nomme en Italie robba di prête, une « affaire de
curés ». Au Vatican, un ambassadeur de France, pourtoutes sortes de raisons, et qui viennent de très loin,ne doit « parler de curés » que le moins possible. L'am-
bassade n'aurait donc dû être officiellement rétablie,et l'ambassadeur en prendre possession, qu'une fois
apaisés les différends, résolues les difficultés, déterminé
et accepté un système de rapports légaux, moraux et
sociaux, entre l'État et l'Église en France. L'ambassade
eût été alors placée sur ses vraies voies, et l'ambassadeur
tout entier à sa vraie mission.
D'autre part, on conçoit mal qu'il ait pu échapper
LA FRANCE ET LE VATICAN 28l
au Gouvernement et à la Commission, que cette ambas-
sade auprès du Saint-Siège, à côté de son importancedirecte, a pour notre politique une importance indirecte
non moins grande. C'est une banalité de le redire, mais le
Vatican, ne fût-il pas autre chose, est un observatoire
sans égal. Ses fenêtres sont ouvertes sur tous les horizons,et tous les bruits y trouvent un écho. Le caractère uni-
versel de la papauté en fait un centre universel. Si vous
voulez être informés, ayez un oeil et une oreille là-haut.
Les postes diplomatiques par excellence, dans le monde
tel qu'il est en train de se reconstruire, sont aux carrefours
de ses routes, et c'est un vieux proverbe qui le dit : « Tous
les chemins mènent à Rome. » Il faut aller au Vatican, et,
lorsqu'on y est, il faut y rester, non seulement pour être
à Rome, mais pour être à la croisée de tous les chemins.
Que prétend-on pour nous en faire partir? Que le pape,à l'intérieur, tolérerait ou encouragerait même la forma-
tion d'un parti catholique. De cela encore, je ne sais rien.
Ce que je sais parfaitement, c'est que ce n'a pas toujoursété l'attitude ou l'opinion des Souverains Pontifes, et
que Léon XIII, pour ne pas remonter plus haut, ne
recommandait pas cette politique. Depuis lors, dans
plusieurs pays, des partis catholiques se sont constitués ;dans certains, ils ont pris ou partagé le pouvoir en tant
que tels. Les catholiques, comme catholiques, se sont jetésdans la bataille, ou, le plus souvent, ils y ont été jetés
par des vexations et des provocations. Malgré tout, il
n'est pas sûr que ce ne serait pas, à cause de notre histoire
et de notre psychologie, une erreur de créer en France un
parti catholique à constitution cléricale, comme il en est
ailleurs, mais il est certain qu'en tout cas ce ne serait quel'usage d'un droit. Dans ce cas même, même s'il s'en
fondait un, l'ambassade auprès du Saint-Siège n'en de-
viendrait que plus utile, car il serait moins malaisé de luifaire donner de Rome que d'autre part, des conseils de
modération.
282 LA FRANCE ET LE VATICAN
A l'extérieur, on reproche au Saint-Siège de ne pas em-
ployer à notre bénéfice une influence que, du reste, on
estime trop vantée. On va jusqu'à l'accuser de nous avoir
été peu sympathique, si ce n'est secrètement hostile
pendant la guerre, de s'être entremis pour une paix pré-maturée, pour une paix blanche ; de n'avoir pas cru
à notre victoire, de ne pas l'avoir désirée, de ne pas s'en
être réjoui. Eh ! bien, voici un témoignage. J'ai eu, au mois
de février 1915, étant en mission à Rome, mais non au
Vatican, l'insigne faveur d'être, avant mon départ,
reçu par le pape Benoît XV. J'avais autrefois rencontré,à la table de mon ami Henri Lorin, l'organisateur des
Semaines sociales catholiques, Mgr délia Chiesa, alors
substitut à la Secrétairerie des Affaires ecclésiastiquesextraordinaires. Benoît XV daigna s'en souvenir et ou-
blier toute la distance qui nous séparait. Il me reçut avec
une bienveillance gracieuse. Il m'invita à parler librement,
et, comme il s'agissait de la France, j'usai de la liberté
avec une respectueuse hardiesse. « Très Saint-Père, osai-jeLui dire, la France serait plus disposée à écouter une parolede paix, si elle avait entendu d'abord une parole de jus-tice. » Cette parole de justice, le pape voulut bien se dé-
fendre de ne point l'avoir prononcée. Il rappela diverses
allocutions, dont il me fit, le lendemain, envoyer la col-
lection, et que j'eus l'occasion d'utiliser deux ans aprèsdans la chronique politique de la Revue des Deux Mondes,
quand le Saint-Siège offrit ouvertement sa médiation pourla paix. Puis, tout à coup, avec une émotion mélanco-
lique, comme j'en appelais, d'une impartialité que nos
souffrances nous faisaient trouver partiale, au papemieux informé : « C'est votre faute aussi ! s'écria
Benoît XV. Pourquoi me laissez-vous seul avec vos
ennemis? »
Ce mot, qui était une plainte, presque un gémissement;ne m'est jamais plus sorti de l'oreille. Il ne faut pas laisser
le pape seul dans une chambre haute de son immense
LA FRANCE ET LE VATICAN 283
palais, car aussi bien il n'y sera jamais seul. Nous n'yserons pas, mais d'autres y seront.
Telle est ma conclusion sur la question même de l'am-
bassade de France auprès du Saint-Siège. Elle ne s'en-
toure ni de si, ni de mais ; elle est absolue, et vaut pourtous les temps. En aucun temps, dans aucune circons-
tance, sous aucun prétexte, il ne faudrait supprimer cette
ambassade. Mais, en ce moment, dans les circonstances
présentes, avec les prétextes qu'on donne, la suppressionde l'ambassade au Vatican s'aggraverait du fait que,
par un même vote, on aurait installé une ambassade au-
près des Soviets. Il est certain que ni l'un ni l'autre de
ces deux gestes ne devrait être fait. Il est bien plus cer-
tain encore qu'ils ne devraient pas être faits tous les deux
en même temps. Le premier prend ainsi du second
quelque chose de plus offensant, et il n'en était pas be-
soin.
Mais je voudrais vous avoir, par cet entretien, conduits
à une conclusion plus générale. La France n'appartient
pas aux maîtres de l'heure qui passe. Ce n'est pas, entre
leurs mains, une propriété dont ils puissent, suivant l'an-
tique adage, user et abuser. Chacun d'eux, quelle que soit
la forme du gouvernement, même électif, même éphé-mère, et en apparence le moins rattaché à ses prédéces-seurs, est un chaînon dans une chaîne. Il est saisi, engrenédans la série de tous ceux qui furent avant lui, de tous
ceux qui seront après lui. Il y devient un numéro. De
loin les morts le commandent, et il conditionne au loin
les actes des générations qui ne sont pas encore nées.La puissance des puissants du jour n'est pas sans bornes :elle en trouve dans l'histoire, dans la tradition, dans lesnécessités de vie publique qu'elles ont créées et qu'ellesmaintiennent. A sa limite extrême, s'élève la barrièrede l'absurde.
Que si l'on nous oppose « la souveraineté du suffrageuniversel », libre de faire et de défaire, maître encore une
284 LA FRANCE ET LE VATICAN
fois d'user et d'abuser, je réponds qu'il ne faut pourtantpas porter le défi à la raison jusqu'à l'obliger à se révolter.
Supprimer l'ambassade auprès du Vatican, parce que la
majorité des électeurs se serait prononcée pour cette
suppression, serait une de ces insultes au bon sens. Mais
il n'est pas vrai qu'elle se soit prononcée. En fait, le suf-
frage universel n'a pas été directement ni franchement
consulté là-dessus. En raison, il ne pouvait pas l'être,car il y a des questions, et c'en est une, sur lesquelles il
est incapable d'avoir un avis. Ses pensées, qui ne sont
ordinairement que des sentiments, des impressions ou des
réflexes, sont beaucoup trop simples pour que des pro-blèmes aussi compliqués puissent lui être légitimementsoumis. Et comme la question des rapports de la France
avec le Saint-Siège n'est pas la seule de cette nature,comme il en est beaucoup d'autres aussi difficiles et plusdifficiles encore, qu'on nous baille une bonne fois la paixavec « la souveraineté du suffrage universel ». Le suf-
frage universel n'est pas un juge à compétence indéfini-
ment étendue.
Il fut un temps, — « du temps que les Français ne s'ai-
maient pas », — où il n'aurait peut-être vu dans la sup-
pression de l'ambassade au Vatican qu'un épisode de
la « guerre aux curés ». Mais, depuis lors, il y a eu une'
bien autre guerre, et les curés l'ont faite, avec tous les
autres Français. Aujourd'hui, si le suffrage universel
veut clairement quelque chose, il veut qu'on les laisse
tranquilles. Il est de l'intérêt de tout régime de ne pas
pousser à dire de sa politique : « C'est odieux !» ou : « C'est
trop bête ! » Dans cette sentence sommaire, il trou-
verait sa condamnation, qui, tôt ou tard, serait exécutée.
CHARLES BENOIST.
VOLTAIRE
AMOUREUX ET COURTISAN '"
On comprendrait qu'à son retour de Londres, Voltaire
se fût montré plus circonspect dans sa vie et plus réservé
encore envers une noblesse dont l'esprit de caste lui avait
infligé un aussi cruel mécompte. Mais l'Angleterre ne
l'avait pas changé. Du jour où elle nous le rendit en 17:9
jusqu'au jour où la Prusse nous l'enleva en 1751, il se
passa vingt-deux ans pendant lesquels il fut toujours le
même Voltaire, objet de divertissement pour le public,et d'inquiétude pour le gouvernement. Cette longue
période, dont je n'indiquerai que les faits les plus saillants,a été dominée par deux événements : sa liaison avec
Mme du Châtelet et sa nomination de gentilhomme ordi-
naire de la Chambre et d'historiographe du roi. Nous
pourrions en ajouter un troisième : l'amitié du prince
royal de Prusse, bientôt roi de Prusse, Frédéric II ; maie
nous y reviendrons plus tard, quand elle produira toutes
ses conséquences, c'est-à-dire après 1750.Ce qu'il était à sa rentrée en France, il nous l'a dit lui-
même dans une épître en vers :
Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme.
Tout art a mon hommage et tout plaisir m'emflamme...
Sur les pas du plaisir je vole à l'Opéra...
Je cours après Newton dans l'abîme des cieux...
J'en entends raisonner les plus profonds esprits...
Je lis au coeur de l'homme et souvent j'en rougis...
(1) Conférence faite à la Société des Conférences, le H février 1925.
286 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
Sur ce point il se flatte un peu ; mais il est beaucoup
plus vrai lorsqu'il déclare la guerre à Pascal :
Il enseigne aux humains à se haïr eux-mêmes.
Je voudrais malgré lui leur apprendre à s'aimer.
Ainsi mes jours égaux, que les Muses remplissent,Sans soins, sans passions, sans préjugé fâcheux,Commencent avec joie et vivement finissent
Par des soupers délicieux.
Sans soins, sans passions! Nous verrons ce qu'il faut
en penser, comme, plus loin, du voeu secret que son coeur
formait encore :
L'amour dans mes plaisirs ne mêle plus ses peines ;La tardive raison vient de briser mes chaînes.
J'ai quitté prudemment ce dieu qui m'a quitté.
J'ai passé l'heureux temps fait pour la volupté.Est-il donc vrai, grands dieux, qu'il ne faut plus que j'aime?La foule des beaux arts dont je veux tour à tour
Remplir le vide de moi-même
N'est pas encore assez pour remplacer l'amour (i).
A cette époque, il loge chez la comtesse de Fontaine-
Martel, dont il s'est fait le directeur spirituel, et qui
dépense ses quarante mille livres de rente à le divertir.
Elle l'a pris à demeure parce qu'il est philosophe et
aussi, écrit-il à l'ami Cideville, parce qu'il a une tropmauvaise santé pour être amoureux. Cette vieille dame
n'entend pas que ses hôtes aient des maîtresses, ce quilui ferait trop amèrement sentir qu'elle ne peut plus en
être. Ce -fut pourtant elle qui, à l'article de la mort,demanda : « Quelle heure est-il? » et ajouta : « Dieu soit
béni ! Quelque heure qu'il soit, il y a un rendez-vous. »
Voltaire fut chargé de la préparer au grand départ. Il
(i) Ces vers, écrits en 1732, étaient adressés à Mlle Malcrais de la
Vigne. Mais cette demoiselle n'était qu'un certain Breton Desforges-Maillard qui envoyait ses vers aux poètes renommés sous un nomféminin qu'il estimait, non sans raison, plus propre à le faire lire et à
lui Valôflrdes réponses. Voltaire y fut pris comme bien d'autres.
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 287
s'en acquitta dans les règles, et elle mourut dans les règles,
comique jusqu'au bout. La brusque disparition de son
jeune ami le président de Maisons, enlevé par la petite
vérole, l'atteignit bien plus profondément. Mais la for-
tune semblait le porter. Son Charles XII est dans toutes
les mains ; Zaïre, dans tous les coeurs. Il est l'historien
des héros, le peintre des âmes sensibles. Il suit la cour à
Fontainebleau. Son cordial ennemi Piron l'y rencontre
« roulant comme un petit pois vert à travers les flots de
courtisans ». « Ah I bonjour, mon cher Piron, que venez-
« vous faire à la cour? J'y suis depuis trois semaines •
« on y joua l'autre jour ma Mariamne, on y jouera Zaïre.
« A quand votre Gustave? Comment vous portez-vous?...« Ah, monsieur le duc, un mot ! Je vous cherchais. »
Tout cela dit l'un sur l'autre et moi resté planté là pourreverdir ». Le lendemain Piron le rencontre et l'aborde
par ces mots : « Fort bien, monsieur, et prêt à vous
servir. » Voltaire ne savait pas ce qu'il voulait dire, « Jel'ai fait ressouvenir qu'il m'avait quitté la veille en me
demandant comment je me portais et que je n'avais pului répondre plus tôt. » L'anecdote, qui a des chances
d'être exacte, est un joli croquis du Voltaire grisé de la
faveur mondaine
Cependant le pouvoir ne le perdait pas des yeux et,avec une maladresse qui n'ira qu'en s'accentuant, ne
manquait pas une occasion de le tracasser. Le premiervolume de Charles XII est saisi sous prétexte que le roi
Auguste de Saxe en pourrait être froissé, ce qui était
absurde. On s'indigne de ses vers sur la mort d'Adrienne
Lecouvreur qui, à Londres, aurait eu des tombeaux
Parmi les beaux esprits, les rois et les héros.
On l'oblige à désavouer son épître le Pour et le Contreécrite dix ans plus tôt. On sait qu'elle est de lui. Mais on
accepte de croire qu'elle est, comme il l'affirme, de feu
288 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
l'abbé Chaulieu. Alors, à quoi bon lui imposer un dé-
saveu qui ne trompe personne?La même année que Charles XII, paraît le Temple
du goût, une exquise fantaisie en prose mêlée de vers.
Il suppose que le cardinal de Polignac, « vengeur du
ciel et vainqueur de Lucrèce », l'emmène au Templedu Goût, « un temple qui ressemble à celui de l'Amitié,dont tout le monde parle et où vont peu de gens ».
Ils rencontrent d'abord, « tout noircis d'encre et coiffes
de poussière », une nuée de commentateurs et de com-
pilateurs qui n'ont jamais mis le pied dans le templeet ne s'y décrasseront jamais. Puis ce sont des peintres,des architectes, des sculpteurs, de mauvais musiciens
qui tournent le dos au dieu du Goût. Ils arrivent
enfin à ce temple fondé par la Grèce, exhaussé par Rome,rasé par les Musulmans, reconstruit par les Italiens,
réparé par Richelieu, décoré par Louis le Grand.
Simple en était l'architecture ;
Chaque ornement à sa place arrêté
Y semblait mis par la nécessité :
L'art s'y cachait sous l'air de la nature ;L'ceil satisfait embrassait sa structure,
Jamais surpris et toujours enchanté.
Les ennemis du mérite en étaient repoussés. Quant auxmédiocres écrivains qui grattaient à la porte, la Critiquene les laissait point entrer. L'un apportait un roman
mathématique ; l'autre, une harangue à l'Académie.« J'apporte ici Marie Alacoque, disait un homme grave.— Allez souper avec elle, répondit la déesse. » J.-B. Rous-seau se présente soutenu de petits satyres et couvertde lauriers et de chardons. Il venait d'Allemagne. La Cri-
tique consentit à lui ouvrir la porte en faveur de ses
premiers vers. Mais elle s'écria :
O vous, messieurs les beaux esprits,Si vous voulez être chéris
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 289
Du dieu de la double montagneEt que toujours dans vos écrits
Le dieu du goût vous accompagne,Faites tous vos vers à Paris,Et n'allez point en Allemagne.
Les deux pèlerins parviennent jusqu'au trône du dieu,
Ce dieu charmant que l'on ignore
Quand on cherche à le définir,
Ce dieu qu'on ne sait point servir
Quand avec scrupule on l'adore.
Voltaire est étonné de ne pas trouver dans son sanc-
tuaire des gens qui ont passé pour être ses favoris. Et
ici que de fins jugements épigrammatiques sur les petits
poètes et les écrivains de second ordre ! Les Muscs
avaient retouché, émondé de leurs mains presque tous
les livres de la bibliothèque. L'ouvrage de Rabelais
est réduit tout au plus à un demi-quart; l'oeuvre de
Marot, à huit ou dix feuillets. Les grands hommes
sont occupés eux-mêmes à corriger « les fautes de
leurs écrits excellents qui seraient des beautés dans
les écrits médiocres ». L'auteur du Télémaque enlève les
répétitions et les détails inutiles de son roman moral ;Bossuet raye quelques familiarités échappées à son génie
impétueux ; Corneille jette au feu ses dernières tragédies ;Racine s'aperçoit que ses héros amoureux sont tous des
courtisans français; La Fontaine accourcit ses Contes,réduit le nombre de ses Fables et déchire les trois quartsd'un gros recueil d'oeuvres posthumes. Molière regretted'être descendu parfois au bas comique.
On est effrayé de l'exiguïté de ce sanctuaire. Comme le
dieu du Goût a le front étroit ! Comme il connaît peu la
Grèce, sa première patrie ! Comme ce Sybarite, qu'unefamiliarité de Bossuet offusque et qu'un éclat de rire de
Molière scandalise, a donc peu profité de son voyage en
Angleterre ! Mais il ace mérite de savoir d'un mot piquant
dégonfler les fausses réputations, et, si nous lui souhai-
R. H. 1925. — II, 3. 10
290 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
ferions une compréhension plus large à l'égard des génies,du moins il garde son indépendance et ne les admire
pas « en bloc », ce qui est la négation de toute cri-
tique. Ajoutez qu'il ne lui déplaît pas de servir,
peut-être avec trop d'insistance, les rancunes person-nelles de Voltaire. En tout cas, cet opuscule, cette « fre-
daine », comme l'appelait son auteur, où l'épigrammeétait toujours de bonne compagnie, ne justifiait pas la
mauvaise humeur hargneuse du gouvernement. Paris fut
inondé de libelles pour et contre. La comédie italienne
s'empara de ce Temple, et en fit « un amas de pierres de
scandale ». C'est le sort des moindres ouvrages de Vol-
taire, d'exciter les controverses et les animosités. Mais
ici les gens de lettres étaient les seuls qui eussent le droit
de s'émouvoir, et l'on est révolté que les malices d'un
aussi joli petit écrit aient pu faire craindre au poète un
nouvel embastillement. « Croiriez-vous, disait Voltaire
à Thiériot, que M. le Garde des sceaux me persécute pource malheureux Temple du Goût comme on aurait pour-suivi Calvin pour avoir abattu une partie du trône du
pape (i)? » On ne saurait trop relever ces taquineries
inintelligentes du pouvoir qui seront autant de circons-
tances atténuantes aux mensonges et aux exaspérationsde Voltaire. Déjà il écrivait en septembre 1733 à Cideville :
« Il n'y a guère de semaine où je ne reçoive des lettresde pays étranger par lesquelles on m'invite ' à quitterla France. J'envie souvent à Descartes sa solitude d'Eg-mont, quoique je ne lui envie point ses tourbillons et sa
métaphysique. Mais enfin je finirai par renoncer ou àmon pays ou à la passion de parler tout haut. »
Mais, trop ambitieux des honneurs que seuls la couret Paris pouvaient lui dispenser, il n'était point fait
pour la solitude de Descartes ; et son pays allait le retenir
encore, et longtemps, par un lien très solide. Il avait
(1) Lettre du 34 juillet 1733.
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 291
trente-neuf ans lorsqu'il rencontra Mme du Châtelet
qu'il avait connue petite fille et qui en avait vingt-sept.Emilie Le Tonnelier de Breteuil avait épousé à dix-neuf
ans le marquis Claude du Châtelet-Lomont. Ce galanthomme partageait sur les devoirs et le rôle d'un mari
l'opinion des grands seigneurs de son temps. Par délica-
tesse autant que par indifférence, il laissait a sa femme une
entière liberté. « C'est l'homme le plus respectable et le
plus estimable que je connaisse, écrivait-elle un jour à
d'Argental ; et je serais la dernière des créatures si je ne
le pensais pas. » Sa première aventure se nomma le mar-
quis de Guébriant. Abandonnée par lui, elle avait avalé
une dose d'opium qui avait failli la tuer. Elle crut trouver
une consolation près du duc de Richelieu. Toutes les
femmes étaient amoureuses de lui. Pour une fois, Emilie
ressembla à toutes les femmes. Elle s'aperçut très vite
de son erreur. Mais de cette passade naquit une réelle
amitié. « Je m'applaudis d'aimer en vous, lui écrira-t-elle
plus tard, l'ami de mon amant. Ce sentiment ajouteraitencore à la douceur que je trouve dans votre amitié si
je ne l'avais empoisonné. Je ne me pardonne pas d'avoir
eu pour vous des sentiments passagers, quelque légers
qu'ils aient été. Assurément le caractère de mon amitié
doit réparer cette faute, et si c'est à elle que je dois la
vôtre, je dirai, malgré tous mes remords : felix culpa! »
Mme du Châtelet était certainement une des femmes
les plus curieuses et les plus remarquables de son siècle.Les autres femmes ne l'aimaient guère, et les portraits
que quelques-unes nous ont tracés de « la belle Emilie »,dénotent beaucoup plus que de l'antipathie : « Grande,sèche, sans hanches, la poitrine étroite, de gros bras,de grosses jambes, des pieds énormes, une très petitetête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeuxvert de mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche
plate, les dents clairsemées et extrêmement gâtées :
voilà la figure de la belle Emilie dont elle est si contente
292 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
qu'elle n'épargne rien pour la faire valoir : frisures,
pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion ;mais comme elle veut être belle en dépit de la fortune,elle est souvent obligée de se passer de bas, de chemises,de mouchoirs et autres bagatelles. » Ainsi parle Mme du
Deffand ; et Mme de Créqui renchérit encore : « Ma cou-
sine Emilie...' était un colosse en toutes proportions :
c'était une merveille de force et un prodige de gaucherie.Elle avait des pieds terribles et des mains formidables.
Elle avait la peau comme une râpe à muscades. Enfin
la belle Emilie était un vilain Cent-Suisse et pour avoir
souffert que Voltaire parlât de sa beauté, il fallait que
l'algèbre et la géométrie l'eussent fait devenir folle. » Il
ne restait plus à ces dames qu'à la scalper. Mme du Def-
fand nous livre l'explication d'une haine aussi valeureuse.
Elle avoue qu'Emilie avait assez d'esprit, mais que a le
désir de paraître en avoir davantage lui fit préférer l'étude
des sciences les plus abstraites aux connaissances
agréables... Elle a voulu être princesse : elle l'est devenue,non par la grâce de Dieu ni par celle du roi, mais par la
science. » Et c'est là un premier grief qu'on ne lui par-donne pas. Mais on lui pardonne encore bien moins ce
qui suit. « Quelque célèbre que soit Mme du Châtelet,elle ne serait pas satisfaite si elle n'était pas célébrée;et c'est encore à quoi elle est parvenue en devenant
l'amie déclarée de M. de Voltaire. C'est lui qui donne de
l'éclat à sa vie, et c'est à lui qu'elle devra l'immortalité. »
Voilà son crime ; voilà ce qui rétrécit sa poitrine, ce qui
grossit ses jambes, ce qui durcit sa peau, ce qui noircit
sont teint, ce qui rend ses pieds et ses mains formidables.
Mais les hommes, qui ne sont point blessés qu'elle soit
immortelle, et les peintres, qui ne demandent que cela
la voient avec d'autres yeux : grande, svelte, brune, un
peu osseuse, d'une allure quelquefois virile, le front décou-
vert et lumineux et l'intelligence rayonnante sous d'épaissourcils.
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 293
Très intellectuelle, comme nous dirions aujourd'hui, et
très sensuelle, elle avait ce fond de sécheresse des espritsaffranchis dont une haute situation ou l'orgueil de la
naissance renforce le sentiment de leur supériorité. Dure
envers ses inférieurs, prenant devant ses valets des
libertés qui leur témoignaient crûment qu'une femme
de sa caste ne les tenait point pour des hommes, elle s'im-
posait à son monde par sa valeur et ses talents bien plus
que par son amabilité et ses prévenances. Elle n'était
attentive à plaire qu'à ceux qui l'intéressaient vivement ;mais elle pouvait être une amie sûre et dévouée. La raison
la gouvernait en tout, sauf en amour : du moins elle le
croyait. Elle se punissait de la gourmandise en s'obli-
geant à des diètes rigoureuses. Ces jours-là elle dînait de
mathématiques et soupait de philosophie. « J'ai un tem-
pérament de feu, écrivait-elle : je passe la matinée à me
noyer de liquides. » Cette femme savante, admirablement
douée pour les sciences, était cependant très femme,aussi passionnée de colifichets et de plaisirs que d'études
abstraites. On l'appelait lady Newton; mais que Newton
eût été surpris d'avoir une pareille lady : joueuse enragée,danseuse infatigable, chanteuse et comédienne ! Elle est
toute dans ces vers que Voltaire prêta généreusement à
Mme de Boufflers et que Musset s'est peut-être rappelés
quand il composa son sonnet : Il faut dans ce bas monde
aimer beaucoup de choses...
Tout lui plaît, tout convient à son vaste génie :
Les livres, les bijoux, le compas, les pompons.Les vers, les diamants, le biribi, l'optique,
L'algèbre, les soupers, le latin, les jupons,
L'opéra, les procès, le bal et la physique.
Elle ressemblait à Voltaire par son goût ardent de la
vie et par sa curiosité universelle. Elle était convaincue
que l'amour de l'étude est moins nécessaire au bonheur
des hommes qu'à celui des femmes, les hommes ayantbien d'autres moyens d'arriver à la gloire : la politique,
294 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
la guerre, la diplomatie ; mais seule l'étude console les
femmes « de toutes les exclusions et de toutes les dépen-dances auxquelles elles se trouvent condamnées par état ».
Et elle était aussi ambitieuse de renommée que Voltaire
lui-même. « On ne s'avoue pas toujours le désir vaguede faire parler de soi quand on ne sera plus ; mais il est
toujours au fond de notre coeur, » disait-elle. En revanche,ils différaient sur quelques points assez importants : elle
avait peu de fantaisie, n'aimait pas beaucoup les vers et
surtout apportait dans l'amour, avec un caractère impé-rieux, autant de passion que Voltaire, avec sa mobilité
nerveuse, y mettait d'esprit. Mais au début, dans cette
période où les amoureux ne se montrent jamais tels qu'ilssont parce qu'ils obéissent moins à leur vraie nature
qu'aux règles immuables de la défensive et de l'offensive,on aurait pu croire que c'était le contraire. Voltaire écri-
vait à l'abbé de Sade (i) :
J'avouerai qu'elle est tyrannique :
Il faut pour lui faire sa cour
Lui parler de métaphysique
Quand on voudrait parler d'amour.
Il arrivera un temps où il préférera lui parler de méta-
physique et où elle se plaindra qu'il ne lui parle plusd'amour. C'est une vieille histoire.
Leur liaison devait durer seize ans. Si Mme du Châtelet
avait consulté le marc de café qui jouissait d'une grande
vogue au moins dans le petit peuple, nul doute qu'elle yaurait vu des fuites précipitées, des déménagements,des hommes de loi en marche, des enquêtes, des perqui-sitions, des saisies, des séjours à l'étranger, des fêtes à la
cour, des triomphes, des peurs soudaines, des routes
désertes, des carrosses renversés, des déceptions et encore
des départs ; mais, au centre de ce remue-ménage et de
cette bruyante inquiétude, un endroit tranquille, amical
(:) Lettre du 29 août 1733.
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 295
et beau, où elle eût reconnu son château de Cirey.Les bourrasques commencèrent dès les premiers mois
de leur union. La publication des Lettres philosophiquesmet la maréchaussée en campagne, « le roi ayant jugé à
propos de faire arrêter et conduire au château d'Auxonne
Arouet de Voltaire et son intention étant qu'il n'en
puisse sortir sous quelque prétexte que ce soit ». Mais
Arouet de Voltaire avait jugé encore plus à propos de ne
pas y entrer. Il s'était enfui, et il avait eu raison, car on
ne désirait pas sérieusement l'arrêter. Au bout d'un mois
de vie errante, il alla se terrer à Cirey, pendant queMme du Châtelet, désolée « de l'avoir perdu dans le tempsoù elle sentait le plus de bonheur de le posséder », s'ef-
forçait d'apaiser le ministère. Huit mois plus tard onl'autorise à revenir. Paris ne le garda pas longtemps. On
parlait déjà un peu trop de son poème la Pucelle, de ce
poème, le plaisir et la terreur de sa vie, qu'il caressait et
polissait et ne pouvait s'empêcher de lire à ses amis.On comprend l'émoi causé par les Lettres philosophiques
et que le gouvernement s'apprête à sévir contre la publi-cation possible de la Pucelle. Mais on s'étonne que la
pièce badine du Mondain, découverte dans les papiers de
l'évêque de Luçon qui venait de mourir et colportée àtravers Paris, lui attire des menaces de lettre de cachet.« C'est bien assurément, s'écriait-il, réunir l'absurdité de
l'âge d'or et la barbarie du siècle de fer que de me menacer
pour un tel ouvrage (i) ! » Le Mondain est un de ces
petits chefs-d'oeuvre malicieux où Voltaire fait entrer
sur un rythme léger toutes les qualités de sa prose et qui,dans l'histoire de notre poésie, se rattachent d'un côté
aux badinages de Marot avec moins d'imagination prime-sautière, mais avec plus d'esprit, et de l'autre à ceux
de Musset, avec moins de sensibilité et sans la fantaisie
lyrique. Il raillait les amateurs du bon vieux temps, et
(1) Lettre d'Argental, décembre 1736.
296 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
y dénonçait gentiment nos illusions ou notre insincérité
quand nous parons les anciens âges de tous les charmes de
l'idylle et de toutes les vertus.
Regrettera qui veut le bon vieux tempsEt l'âge d'or et le règne d'Astrée
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée
Et le jardin de nos premiers parents.Moi je rends grâce à la nature sage
Qui pour mon bien m'a fait naître en cet âge...O le bon temps que ce siècle de fer !
Pourquoi admirer nos aïeux de leur simplicité et de
leur sobriété?
Il leur manquait l'industrie et l'aisance.
Est-ce vertu? C'était pure ignorance.
Quel idiot, s'il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors?
Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père.
Que faisais-tu dans les jardins d'Éden?
Travaillais-tu pour ce sot genre humain?
Caressais-tu madame Eve, ma mère?
Avouez-moi que vous aviez tous deux
Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,La chevelure un peu mal ordonnée,Le teint bruni, la peau bise et tannée...
Dessous un chêne ils soupent galammentAvec de l'eau, du millet et du gland.Le repas fait, ils dorment sur la dure.
Tel est l'état de la pure nature.
Comparez à cet état le train d'un honnête homme en
ces jours tant maudits. Il vit entouré des merveilles de
l'art. Par ses fenêtres il aperçoit des jardins, des berceaux
de myrtes, des jets d'eau. Les bains parfumés rendent sa
peau plus fraîche. Il va à l'Opéra. Il soupe.
Qu'un cuisinier est un mortel divin 1
Et le poète terminait sur ces vers :
Or maintenant, monsieur du Télémaque,Vantez-moi bien votre petite Ithaque...J'admire fort votre style flatteur
Et votre prose encor qu'un peu traînante;
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 297
Mais, mon ami, je consens de grand coeur
D'être fessé dans vos murs de Salente
Si je vais là pour chercher mon bonheur;
Et vous jardin de ce premier bonhomme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,C'est bien en vain que par l'orgueil séduits
Huet, Calmet, dans leur savante audace,Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis.
Voltaire pose mal la question qui est de savoir, non
pas si nos premiers ancêtres menaient une vie plus facile
que la nôtre, mais si tous les raffinements que nous avons
introduits dans la nô;re nous rendent plus heureux.
D'ailleurs il ne comprendra jamais cette nostalgie de
l'existence primitive qui parfois s'empare de l'homme
très civilisé et que Jean-Jacques Rousseau exploitera.Ses regrets du passé ne remonteront pas plus haut que le
siècle de Louis XIV. Mais ce n'est pas un crime d'aimer
son temps. Et, si cette pièce du Mondain faisait froncer
le sourcil aux tristes jansénistes, s'il s'en exhalait même
pour les âmes religieuses un petit fumet d'impertinenceet de libertinage, si le poète n'avait pas mêlé sans quelqueintention irrévérencieuse le jardin de nos premiers parents,la règne d'Astrée et les beaux jours de Saturne, il n'yavait pas là de quoi le mettre dans le cas de prendre le
chemin de la Hollande. On l'accusa de préconiser la
morale du plaisir. Il répondit par l'Apologie du luxe,écrite l'année suivante, où il soutenait que le luxe était
une source de richesse pour un État et où il invoquait à
l'appui de cette opinion le sage Colbert et le roi Salomon ;
Vit-on jamais un luxe plus superbe?Il faisait naître au gré de ses désirs
L'argent et l'or, mais surtout les plaisirs.Mille beautés servaient à son usage.— Mille? — On le dit : c'est beaucoup pour un sage.
Qu'on m'en donne une et c'est assez pour moi
Qui n'ai l'honneur d'être sage ni roi.
'298 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
On la lui avait donnée ; il l'avait ; mais elle tremblait
toujours que le ministère prononçât le mot d'exil. Et qued'alertes après les Lettres philosophiques et après le
Mondain/ La publication d'un fragment du Siècle de
Louis XIV lui fit craindre une nouvelle séparation. Une
lettre du roi de Prusse faillit amener une tempête. Une
parole imprudente lâchée au jeu de la reine força son
amant de se cacher pendant deux mois. « Il faut à tout
moment le sauver de lui-même, écrivait-elle ; et j'emploie
plus de politique pour le retenir que le Vatican n'en
déploie pour retenir la chrétienté dans les fers. » Elle sur-
veille ses manuscrits, elle enferme les plus compromet-tants et, sous cent clefs, les chants de la Pucelle. Mais
il se produit toujours des fuites et juste au moment où,désireux de revenir à Paris, on se préparait à y jouird'une installation plus confortable. Le président Hénault
disait : « La pauvre du Châtelet devrait faire mettre dans
le bail de toutes les maisons qu'elle loue la clause de
toutes les folies de Voltaire. »
A ces menaces du pouvoir s'ajoutent les tracas et la
fureur des procès. L'éditeur rouennais des Lettres philo-
sophiques, qui a été jeté à la Bastille, intente une action
contre Voltaire. L'affaire est compliquée, embrouillée, en
somme aussi peu honorable pour l'un que pour l'autre.
Voltaire veut poursuivre l'abbé Desfontaines qui a lancé
contre lui le plus virulent des pamphlets : la Voltairomanie.
On lui a souvent reproché son acharnement à écraser ses
ennemis, les folliculaires ; et il est vrai qu'il s'est fait le
plus grand tort dans ces luttes inglorieuses. Encore faut-il
remarquer qu'il ne commence jamais les hostilités et que,la plupart du temps, il a été la victime d'une première
générosité. Son histoire avec Desfontaines est très carac-
téristique. EÏ; 1723, le connaissant à peine, il l'avait
sauvé de la G.ève et l'avait tiré de Bicêtre où cet ex-
jésuite était eu/ermé « pour avoir corrompu des ramo-
neurs de cheminée qu'il avait pris pour des Amours à
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 599
cause de leur fer et de leur bandeau ». Desfontainés lui
avait dû la vie et l'honneur et le retour à Paris après un
bref exil. Il récompensa son bienfaiteur en écrivant contre
lui, et pendant une dizaine d'années il le harcela de ses
critiques d'abord doucereuses, puis fielleuses. Dans des
cas pareils, Voltaire n'a point l'habitude de brusquer les
choses. Il aime à protester de son dégoût et de son hor-
reur des libelles qui déshonorent la républiques des lettres.
Il essaie même de désarmer l'animosité, de réduire l'in-
gratitude. Quand il n'y est pas arrivé et qu'il a bien tem-
porisé, alors il. se met en mouvement. Il n'éclate pas. Ilfait courir, sous un pseudonyme ou sous le nom d'unhomme de paille, un de ces libelles qu'il prétendait abo-
miner, où il démasque l'ingrat, mais dont il niera éper-dument être l'auteur. Ce fut ainsi que l'abbé Desfontainesvit un jour la honte de son passé s'étaler dans un petitécrit intitulé le Préservatif. L'attaqué riposte. Le Pré^
servatif est suivi de la Voltairomanie. Aussitôt Voltaire se
tourne vers ce pouvoir qu'il frondait hier, en appelle à
sa justice, le conjure de le venger, réclame des geôliers
pour son insulteur. La colère l'emporte. Il ne pardonnera,il n'oubliera jamais. Il gardera pendant trente ou qua-rante ans la même jeunesse d'indignation. L'outrage est
toujours d'hier ou du matin. Son ressentiment l'aveugleau point de lui enlever le souvenir des incidents les plusfâcheux de son existence. Dans la haine qu'il a vouée à
l'hypocrite J.-B. Rousseau, il n'hésite pas à triompherdes coups de bâton que le sieur Péconet a généreusementdistribués au poète lyrique et des cent coups de canne
qu'il a reçus de M. de La Faye, comme si lui, Voltaire,n'avait pas eu à se plaindre des mêmes procédés du sieur
Beauregard et du chevalier de Rohan. La Voltairomanie
je représentait comme un homme déshonoré par ses
impostures, ses fourberies, ses bassesses, ses vols publics,et sa superbe impertinence qui lui avait attiré de si flé-
trissantes disgrâces. Le pamphlet était d'autant plus
300 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
accablant que Desfontaines s'était armé d'une lâcheté
de Thiériot qui, sur un point assez grave, semblait lui
avoir donné raison. Notez aussi que toute cette boue
remuée autour de Voltaire risquait d'atteindre Mme du
Châtelet et que sa situation fausse au château de Cireyle rendait encore plus vulnérable. Cette lamentable
affaire se prolongea des mois et des mois. Le public s'ar-
rachait la Voltairomanie. Mme du Châtelet s'opposait de
toutes ses forces au procès criminel et ne cessait d'exhorter
son amant à la modération. N'exigeait-il pas que le gou-vernement défendît à Desfontaines, sous les peines les
plus rigoureuses, de jamais prononcer son nom ! Elle com-
prenait que les magistrats ne désiraient point poursuivreet que les ministres ne voyaient pas d'un mauvais oeil
avilir un homme qu'ils redoutaient et dont ils ne se
sentaient pas la force de réprimer les audaces. On
finit par obtenir de Desfontaines qu'il désavouât son
factum comme Voltaire avait désavoué le Préservatif.Le public eut l'impression qu'on les renvoyait dos à
dos.
Quelques années plus tard, nouvelle histoire. Un
violon de l'Opéra nommé Travenol fut convaincu de s'être
employé à répandre des pamphlets contre Voltaire. Vol-
taire, qui venait d'entrer à l'Académie, considéra sa
cause comme une question d'ordre public. Travenol
était un assez triste sire ; mais la police, stimulée parl'illustre académicien, commit la maladresse de jeter au
For-1'Évêque le père, un vieillard, pour se dédommagerde n'avoir point trouvé le fils. Le public avait ri du duel
d'injures avec Desfontaines : cette fois, il s'indigna.Jamais, dans toutes ces traverses, l'amour de Mme du
Châtelet ne se démentit un seul instant. Mais aucune
épreuve ne lui fut aussi dure que l'intrusion du roi dePrusse dans leur vie. Du jour où Frédéric manifesta le
désir de s'attacher Voltaire, elle eut le sentiment qu'unterrible rival s'était dressé contre elle. Il fallut bien
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 30I
qu'elle se résignât à le laisser partir seul pour l'Alle-
magne puisqu'il était chargé d'une mission confidentielle.Ses voyages en Hollande l'avaient déjà remplie d'inquié-tudes; ce premier voyage en Prusse l'épouvanta. Sonamour se sentait impuissant à lutter contre le prestiged'une amitié royale. Ses lettres à d'Argental, — leseul des amis de Voltaire qui ne la tînt pas pour une
ennemie, — les lettres qu'elle lui écrivait pendantles absences de son amant, ne sont certes pas d'une« femme savante », mais uniquement d'une femme pas-sionnée et douloureuse : « Quand je regarde la terre cou-
verte de neige, ce temps sombre et épais, quand je songedans quel climat il va et l'excessive délicatesse dont il estsur le froid, je suis prête à mourir de douleur... La vio-
lence de mon imagination est capable de me faire mourir
en quatre jours... Il est affreux d'avoir à se plaindre de
lui : c'est un supplice que j'ignorais... Si vous aviez vu sa
dernière lettre, vous ne me condamneriez pas : elle est
signée et il m'appelle madame. C'est une disparate si
singulière que la tête m'en a tourné de douleur. » En 1743,durant son séjour en Prusse : « Je ne reconnais plus celui
d'où dépend et mon mal et mon bien, ni dans ses lettres,ni dans ses démarches. Il est ivre absolument... Malgrétout ce que je souffre, je suis bien persuadée que celui quiaime le mieux est encore le plus heureux. » Tout son
amour s'exprime en ces quelques lignes : « Je n'ai pu
m'empêcher de gémir sur mon sort quand j'ai vu com-
bien il fallait peu compter sur la tranquillité de ma vie ;
je la passerai à combattre contre lui pour lui-même sans
le sauver, à trembler pour lui ou à gémir de ses fautes et
de son absence. Mais enfin telle est ma destinée, et elle
m'est encore plus chère que les plus heureuses. »
Ne la plaignons pas trop : elle eut ses mois, ses années
de bonheur dans ce Cirey qu'elle aimait tant. Un beau
château, un vaste parc, la prairie sillonnée d'une rivière,des mamelons couverts de vignes et la vallée fermée par
302 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
un grand bois ; tel fut le décor de son amour aux heuresd'accalmie. Voltaire avait prêté quarante mille francs
aux du Châtelet pour qu'ils embellissent leur résidence.
Il occupait une aile que l'on avait construite pour lui
et qui aboutissait au gros pavillon. Sa chambre était
tendue de velours cramoisi, ornée de tableaux, de glaces,
d'encoignures en laque et des plus jolis bibelots. Elle
donnait sur une galerie boisée et vernie où des statues se
dressaient entre les fenêtres et où deux armoires conte-
naient l'une des livres, l'autre des instruments de phy-
sique. L'appartement d'Emilie, tout jaune et bleu jus-
qu'au panier du petit chien, se reflétait avec ses tableaux
de Véronèse dans des glaces encadrées d'argent. Tout
près de sa chambre, son petit boudoir, où régnaitWatteau, ouvrait sur une terrasse d'où la vue était magni-
fique. La bonne Mme de Grafignj^ à qui nous devons
tant de détails, s'extasiait devant la salle de bains et le
cabinet de toilette et concluait par ce mot délicieux :
« Si j'avais un appartement comme celui-là, je me ferais
réveiller la nuit pour le voir. » Mais le reste de la maison
était aussi mal chauffé que mal meublé. Mme du Châtelet
ne se préoccupait point du confort de ses hôtes. Tout
était sacrifié au bien-être de Voltaire et au sien.
L'un et l'autre étaient dévorés de la même fureur de
travail. Voltaire se plaignait continuellement du temps
perdu à bavarder. Il s'était commandé un équipage de
chasse ; mais, à moins qu'il ne digérât trop mal, les che-
vreuils pouvaient se promener tranquillement : il aimait
mieux courir le Desfontaines ou le J.-B. Rousseau en
attendant que chaque matin, à Ferney, pour se fouetter
le sang, il courût le Fréron ou le Pompignan. Mme du
Châtelet, elle, menait une vie extraordinaire. Elle n'ac-
cordait guère plus de trois heures au sommeil. La moitié
de ses nuits se passait à lire ou à écrire et, sauf quelquessorties à cheval, elle restait toute sa journée devant sa
table. Mais elle quittait tout dès que Voltaire s'alitait
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 303
et, assise au chevet de son lit, elle lui lisait indifférem-
ment dans le texte les Épîlres de Pope ou les Tusculanes
de Cicéron. Maîtres et invités ne se réunissaient qu'aux
repas. Après le dîner de midi on se permettait une demi-
heure de causerie ; puis Voltaire se levait, faisait une
grande révérence à la société et se retirait jusqu'au souper
qui avait lieu à neuf heures et qui était le seul repas.sérieux. Mais il n'y paraissait qu'aux derniers services.
Son valet de chambre, debout derrière sa chaise, rece-
vait les plats des laquais comme les gentilshommes du
roi les recevaient des pages. Sa conversation était étin-
celante ; ses manières, exquises ; et personne n'avait son
art de dire des choses aimables. Le souper fini, c'était un
délice pour les convives de l'entendre lire une nouvelle
tragédie, ou un chapitre du Siècle de Louis XIV ou un'
chant de cette Pucelle à laquelle son inflexible gardienneet geôlière, Mme du Châtelet, consentait une heure de
liberté. On s'entretenait aussi de Newton et de la philo-
sophie du divin Locke. Mais assez souvent on descendait
de ces hauteurs à la lanterne magique ou aux marion-
nettes. Voltaire imitait à merveille le ton savoyard; etles marionnettes entre ses mains improvisaient des comé-
dies impayables où se trémoussaient ses amis et Ses
ennemis, depuis le duc de Richelieu jusqu'au monstre de
Desfontaines. Quelquefois, lorsque les vi iteurs étaient
assez nombreux, Cirey devenait comme ,..ie succursale
du grand tripot : c'était ainsi que Voltane appelait la
Comédie-Française. On avait élevé au fond d'une galerieune scène faite d'un plancher sur des tonneaux vides
et des coulisses formées de vieilles tapisseries. On y a
joué ou chanté jusqu'à trente-trois actes dans une journée.Les deux amants ne vivaient pas toujours en par-
faite intelligence. Voltaire était capricieux et boudeur;
Emilie, absorbante et autoritaire. Des querelles écla-
taient pour un verre de vin du Rhin qu'il désirait boire
ou pour un habit qu'il refusait de changer. Mais quand
304 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
ils en venaient aux propos vifs, ils parlaient en anglais.
Quelquefois cependant Voltaire excédé n'avait pas le
temps de recourir à la langue anglaise, comme le jour où,
devant la maréchale de Luxembourg, à table, il saisit son
couteau et cria : « Ne me regarde pas tant avec ces yeux
hagards et louches ! » Il est vrai que le sujet de la disputeétait grave : il s'agissait de vers. Mme du Châtelet affec-
tait souvent pour les vers le dédain qui n'est pas rare
chez les esprits scientifiques. Et Voltaire nous en don-
nera un exemplaire plaisant dans une lettre au présidentfiénault (i). Elle le surprend écrivant au roi de Prusse :
Songez que les boulets ne vous épargnent guère,
Que du plomb dans un tube entassé par des sots
Peut casser aisément la tête d'un héros,
Lorsque multipliant son poids par sa vitesse
Il fend l'air qui résiste et pousse autant qu'il presse.
Ces vers étaient détestables; mais ce ne fut point ce
qui choqua Emilie. Elle tomba en arrêt sur multipliantson poids par sa vitesse, et elle écrivit de sa main par le
carré de sa vitesse. « J'eus beau lui dire que le vers serait
trop long. Elle répondit qu'il fallait toujours être de l'avisde Leibniz en vers et en prose. » Elle n'aimait guère plusl'histoire qu'elle ne goûtait la poésie. Mais Voltaire le lui
pardonnait en faveur de sa passion pour la science, deSis talents pour le théâtre, de son intelligence et de son
esprit. Il l'admirera toujours.Ses années de Cirey furent fécondes. « Je m'imagine
lui écrivait Frédéric II, qu'il y a quelque part en Franceune société choisie de génies égaux et supérieurs qui tra-vaillent tous ensemble et qui publient leurs ouvragessous le nom de Voltaire, comme une autre société en
publie sous le nom de Trévoux (2). » Sans compter les
tragédies et les comédies, il publie les sept Discours en
(1) Lettre du 15 mai 1741.\i) inclue du 9 août 1739.
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 305
vers sur l'homme, fort médiocres, où je ne vois guère à
relever qu'une réhabilitation de l'amour-propre, attaqué
par les dévots et qui est un don de Dieu ; des ouvragesde polémique comme la Vie de J.-B. Rousseau et son
Mémoire sur la satire, une de ses productions assurément
les plus paradoxales, car il s'y propose d'inspirer aux
jeunes gens le mépris et l'aversion des ouvrages satiriques,et il déclare le plus sérieusement du monde « qu'il ne
connaît de bons ouvrages que ceux dont le succès n'est
point dû à la malignité humaine. » Si je l'osais, je lui
appliquerais son mot sur Frédéric II écrivant l'Anti
Machiavel : « Il crache au plat pour en dégoûterles autres. » Mais cette période de sa vie a été surtout
marquée par ses travaux scientifiques. Il est tellement
l'homme de son siècle qu'il en partage les goûts sans
qu'on puisse souvent dire s'il les devance ou s'il les suit.
La curiosité de la science qu'il avait apportée d'Angle-terre se propageait à Paris où « tout le monde commen-
çait à faire le géomètre et le physicien » (i). Les femmes
elles-mêmes étaient conquises, Mme de Richelieu comme
Mme du Châtelet, et se mettaient à l'école du géomètre
Maupertuis et du mathématicien Clairaut. Le livre de
Voltaire, les Eléments de la philosophie de Newton, où,
après avoir présenté les idées du savant anglais sur Dieu,
ja liberté, la religion naturelle et la manière dont l'âme
est unie au corps, il exposait ses découvertes en optique et
en astronomie, était un modèle de vulgarisation origi-nale, car le vulgarisateur savait prendre parti et, au
besoin, donner raison à Descartes contre son adversaire.
« Je crois, disait-il, avoir enfin mis les Eléments de Newton
au point que l'homme le moins exercé dans ces matières,et le plus ennemi des sciences de calcul, pourra les lire
avec quelque plaisir et fuit (2). » Ce qu'avait fait Fonte-
(1) Lettre à Cideville, 1735.(2) Lettre à Cideville, 25 avril 1740
306 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
nelle dans ses Entretiens sur la plutalitê des mondes, il le
faisait à son tour, mais sans les grâces mignardes et la
préciosité salonnière de son prédécesseur, avec sa sim-
plicité et sa rapidité lumineuses.
Il avait organisé à Cirey un laboratoire de physique et
de chimie ; il y avait même installé un héliostat que le
professeur hollandais S'Gravesande venait d'inventer
pour fixçr un rayon de soleil. Et l'Académie des sciences
ayant choisi, comme sujet d'un prix à décerner en 1738,une étude sur la nature et la propagation du feu, il
résolut de concourir. Mme du Châtelet aussi, mais à
l'insU de son amant ; elle n'en fit confidence qu'à son
mari. Elle passa ses nuits à rédiger son mémoire. Quandelle succombait à la fatigue, elle se plongeait les mains
dans de l'eau glacée et se promenait en se battant les
bras. Ni l'un ni l'autre n'obtint le prix qui fut attribué
à un mathématicien déjà célèbre, Euler. Mais leurs deux
mémoires furent imprimés. Il ne nous appartient pas de
les juger. Nous nous en rapportons à des hommes du
métier : un Allemand, du Bois-Reymond, qui l'a fait
en 1869, et un Français, Emile Saigey, en 1873. Le travail
de Mme du Châtelet dénote, selon du Bois-Reymond,une rare vigueur de pensée. Quant à celui de Voltaire,ils s'accordent tous les deux à en reconnaître la valeur
incontestable. « Il ne faudrait pas beaucoup d'artifice,dit Saigey, pour y montrer des signes avant^coureurs de
notre théorie moderne de la chaleur. » Du Bois-Reymondvoit dans Voltaire un prédécesseur du physicien moderne.
Et son appréciation me Semble singulièrement intéres-
sante quand il ajoute : « Voltaire garde dans tous ces
travaux l'instinct du sceptique qui ne s'en rapporte à
aucune autorité qu'au témoignage de ses propres yeux...Il ne fait jamais difficulté d'avouer qu'il ne sait pas...Mais ses prétentions à l'évidence palpable lui interdisent
l'accès de mystères plus profonds... » Que ce soit en phy-
sique ou en histoire ou en philosophie, toute la force et
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 307
toute la faiblesse de Voltaire sont là. C'est une erreur de
n'attacher aucune importance à ses travaux scientifiqueset de les qualifier, comme Sainte-Beuve, d'excursion fort
inutile. Ils nous prouvent, dans un domaine où les
preuves sont irrécusables, la solidité d'un esprit qui avait
ses limites mais qui n'était pas superficiel. Ils ont
fortifié son intelligence. « Le peu que nous savons, écri-
vait-il au comte des Alleurs, étend réellement les- forces
de l'âme : l'esprit y trouve autant de plaisirs que le corpsdans d'autres jouissances qui ne sont pas à mépriser (1). »
Mais vers 1740-1741 il commença de se détacher des
sciences, probablement à la même époque où son amour
pour Mme du Châtelet se changea en amitié. Il écrivait
à d'Argental : « Je ne veux plus d'autre étude que celle
qui peut rendre la société plus agréable et le déclin de la
vie plus doux. On ne saurait parler physique un quartd'heure et s'entendre. On peut parler poésie, musique,
histoire, littérature, tout le long du jour. » Et il écrivait
à Frédéric II qu'il venait de quitter pour rejoindreEmilie qui soutenait un procès à Bruxelles.
« Un ridicule amour n'embrase plus mon âme.
Cythère n'est point mon séjour,Et je n'ai point quitté votre adorable cour
Pour soupirer en sot aux genoux d'une femme.
« Mais, Sire, cette femme a abandonné pour moi toutes
les choses pour lesquelles les autres femmes abandonnent
leurs amis : il n'y a aucune sorte d'obligations que je ne
lui aie. Les coiffes et la jupe qu'elle porte ne rendent
pas les devoirs de la reconnaissance moins sacrée. »
Pendant qu'il écrivait cela, Mme du Châtelet gémissaitsur son ingratitude. Elle lui avait rendu la bienveillance
du ministère ; elle lui avait ouvert le chemin des aca-
démies. Elle le voyait déjà en possession des faveurs de
(1) Lettre du 26 novembre 1738.
308 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
la cour. L'amitié du roi de Prusse, qu'elle détestait, yétait bien pour quelque chose, et aussi l'arrivée au minis-tère des Affaires étrangères de l'aîné des d'Argenson,son plus affectueux protecteur, qui l'emploie très intel-
ligemment à la rédaction de pièces diplomatiques. On lui
commande des divertissements pour Versailles. Il est
nommé gentilhomme ordinaire et reçoit bientôt son
brevet d'historiographe du roi. Et quel début dans cenouveau rôle ! Le jeudi 13 mai 1745, à onze heures du
soir, il apprend la victoire de Fontenoy. « Ah ! le bel
emploi pour votre historien ! écrit-il aussitôt à d'Ar-
genson. Il y a trois cents ans que les rois de France
n'ont rien fait de si glorieux. Je suis fou de joie. Bonsoir,
monseigneur. » Et d'Argenson de lui répondre : « Mon-
sieur l'historien, vous auriez dû apprendre dès mercredi
au soir la nouvelle dont vous nous félicitez tant. » Et il
continue par le récit de la bataille, une des pages les plusvives et les plus entraînantes de notre littérature épis-tolaire, une page telle, disait Voltaire, que Mme de
Sévigné l'eût faite si elle s'était trouvée au milieu d'une
bataille, une page bien supérieure, il faut l'avouer, au
Poème sur Fontenoy qui en a retenu cependant un peudu frisson héroïque.
O combien de vertus que la tombe dévore I
Combien de jours brillants éclipsés à l'aurore !
Que de lauriers sanglants doivent coûter de pleurs !
Ils tombent, ces héros ; ils tombent, ces vengeurs.Ils meurent et nos jours sont heureux et tranquilles...Vous qui lancez la foudre et qu'ont frappé ses coupsRevivez dans nos chants quand vous mourez pour nous.
Ce poème faisait de Voltaire un poète national. Il eut
ses détracteurs qui furent agréablement fustigés dans
la Lettre crit.que d'une belle dame à un beau monsieur
de Paris sur le poème de la bataille de Fontenoy. L'amu-
sant babil de caillette ! « Je ne sais pas, monsieur, pour-
quoi j'ai pu lire jusqu'au bout tout ce poème... C'est un
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 309
ouvrage qui roule tout entier sur des faits vrais et récents :
y a-t-il rien de plus insipide pour des esprits comme les
nôtres, si solidement nourris de la lecture du Prince Titi
et de Zerbinette? » Quelle obligation a-t-on au roi de
gagner des batailles en personne? Elle a un parent quia reçu un coup de fusil dans la manche et que le poèten'a pas nommé. Elle se soucie fort peu qu'en revanche il
nomme tous les lieutenants-généraux qui étaient à leur
poste. Ne voilà-t-il pas une chose bien extraordinaire
d'être à son poste? Il doit être Anglais pour avoir donné
l'épithète de brave au duc de Cumberland... Ce petitmorceau si joli, si pétillant, étincelle de la joie du succès.
Le succès allait grandir. Voltaire avait eu la chance de
connaître Mlle Poisson qui avait épousé le sous-fermier gé-néral Le Normand, seigneur d'Etiolés ; et il avait même été
le confident de ses royales espérances. Celle dont le vain-
queur de Fontenoy devait faire la marquise de Pompa-dour appartenait de toute sa sympathie au clan des philo-
sophes et ne demandait qu'à servir ses amis. Elle y eut
d'autant plus de mérite en ce qui concernait Voltaire
que Louis XV n'éprouvait pour lui aucune sympathie.Louis XV avait beaucoup d'esprit et un esprit étonnam-
ment lucide. D'une humeur douce et gaie, mais « avec
une grandeur qui ne se laissait pas oublier », d'une irréso-
lution qui lui venait de sa défiance des hommes et de son
manque de confiance dans l'avenir, s'il répugnait à per-sécuter les philosophes, il se refusait à les protéger. Son
sens aigu des réalités l'avertissait qu'ils étaient, — et
Voltaire plus que les autres, — les ennemis déclarés d'un
ordre qu'il voulait voir durer au moins autant que lui.
Il lui était odieux que des rois de Prusse ou des impéra-trices de Russie étendissent sur ses sujets des faveurs
dont le désintéressement, à juste titre, lui paraissait
suspect. Et il détestait les Anglais. « Qu'avez-vous été
faire en Angleterre? » demandait-il au duc de Laura-
guais. Le duc lui répondit assez niaisement : « Sire, j'ai
310 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
été y apprendre à ,penser. — Des chevaux! » ripostale roi en lui tournant le dos. Il ne pouvait être que pré-venu contre l'auteur des Lettres philosophiques. Tenez
Compte aussi d'une certaine timidité qui n'a point
échappé à son entourage. L'esprit de Voltaire où l'on
devinait tant de persiflage le mettait mal à l'aise. Enfin
il n'aimait pas les courtisans, encore moins les flatteurs :
il pensait sans doute comme Montesquieu qu' « un flat-
teur est un esclave qui n'est bon pour aucun maître ». On
raconte qu'après la représentation à Versailles du Templede la gloire dont les vers étaient de Voltaire et la musiquede Rameau et dans lequel Trajan apparaissait couronné
de lauriers, le poète s'approcha de la loge royale et dit
assez haut pour être entendu du roi : « Trajan est-il
content? » Louis XV se retourna, les sourcils froncés, etle regarda fixement sans lui dire un mot.
Cependant Voltaire entrait à l'Académie élu par vingt-huit Voix sur vingt-neuf. On le voyait à Fontainebleau ;on le voyait à Versailles. « Vous serez peut-être étonné de
recevoir une lettre de moi datée de Versailles, écrivait-ilà Vauvenargues qui lui inspirait une tendre admira-tion. La cour ne semblait guère faite pour moi ; mais
les grâces que le roi m'a faites m'y arrêtent et j'y suisà présent plus par reconnaissance que par intérêt. »
Toujours accompagné de Mme du Châtelet, il fréquente
plus que jamais les salons et les châteaux. Mlle de Launaynous a laissé une image saisissante de leur arrivée chezla duchesse du Maine dans sa résidence d'Anet. « Mme du
Châtelet et Voltaire qui s'étaient annoncés pour aujour-d'hui, et qu'on avait perdus de vue, parurent hier, surle minuit, comme deux spectres avec une odeur de
corps embaumés qu'ils semblaient avoir apportée deleurs tombeaux. » On est heureux de posséder Voltaire
qui est d'une extrême politesse et très accommodant.Mais Mme du Châtelet se montre exigeante sur le loge-ment. Le lendemain soir elle en est à son troisième; et,
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 3II
à peine installée, elle met la maison au pillage. Il lui
faut cinq ou six tables et de toutes les grandeurs. Elle
est en train de faire la revue de ses principes. « C'est un
exercice, dit Mlle de Launay, qu'elle réitère chaque
année, sans quoi ils pourraient s'échapper. » Voltaire et
elle travaillent du matin au soir. Ils ne sortent de leur
tombe qu'à la nuit close ; et c'est pour monter sur les
planches. On joue une comédie de Voltaire, le Comte de
Boursoufle, et tous les agencements qu'a donnés Mme du
Châtelet sont oubliés, tant elle amuse dans le rôle de
Mlle de la Cochonnière.
Le couple repart pour Fontainebleau. Un soir, au jeude la reine, les pertes d'Emilie prennent les proportionsd'un désastre. Voltaire, spectateur impuissant à l'ar-
rêter, lui dit en anglais : « Vous ne voyez donc pas
que vous jouez avec des fripons? » Le mot a été com-
pris. Ils sont saisis tous les deux d'une peur paniqueet se sauvent la nuit même. La duchesse du Maine avait
regagné Sceaux : Voltaire lui demanda un refuge. Il s'ycacha deux mois dans un petit appartement dont les
volets restaient fermés. Ce fut là qu'il composa, aux
lumières, ses premiers contes et romans : Babouc, Scar-
mentado, Zadig. Le soir venu, il descendait dans la
chambre de la duchesse et les lui lisait. Mais nous pou-vons juger d'après cette alerte combien la situation du
gentilhomme ordinaire, historiographe du roi, était pré-caire. Un nouvel incident le prouva mieux encore. Il ne
laissait passer aucune occasion de flatter Mme de Pom-
padour. « Ce n'est point comme vieux flatteur de belles
que je vous parle, c'est comme bon citoyen. » Et l'en-
tourage de la reine ne perdait aucune occasion de s'en
indigner. Un madrigal où il souhaitait que le roi
vainqueur et la favorite gardassent tous deux leurs
conquêtes acheva d'irriter celle qui l'appelait jadis « son
pauvre Voltaire ». Il fut prié de s'éloigner. Les deux
amants se remirent en route pour Cirey. C'était l'hiver.
312 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
L'essieu de leur carrosse rompit en pleine nuit et en pleine
campagne ; le carrosse versa. On eut du mal à les en tirer
par la portière. Pend?nt qu'on le réparait, assis l'un prèsde l'autre sur des COUSSJISau milieu de la neige, ils con-
templaient la lune et les étoiles et s'entretenaient d'as-
tronomie. Cette vision glaciale est comme le dernier
symbole de leur amour.
Mme du Châtelet avait dans sa bibliothèque huit
volumes bien reliés de lettres que Voltaire lui avait
écrites. Elles contenaient plus d'épigrammes contre la
religion que de tendresse ; mais enfin la tendresse s'y
exprimait. Elle disait quelquefois à son confident, l'abbé
de Voisenon, qu'elle était entièrement détachée de Vol-
taire. L'abbé ne répondait rien. Il tirait un des huit
volumes et lisait quelques lettres. Les yeux de Mme du
Châtelet s'emplissaient de larmes. Il s'empressait de
refermer le livre et lui disait : « Vous n'êtes pas guérie. *
Mais, nous raconte-t-il, « la dernière année de sa vie,
je fis la même épreuve : elle les critiquait ; je fus con-vaincu que la cure était faite. »
Elle le fut définitivement à Lunéville. Le •père de
la reine, le roi Stanislas, ancien allié de Charles XII,
y régnait alors d'une royauté viagère. C'était un trèsbrave homme de prince, un roi d'Yvetot, mais en
plus noble, et qui eût été parfaitement heureux s'ilavait su se passer d'une maîtresse ou d'un confesseur,de Mme de Boufflers ou du père Menoux. Dans cettecour de cocagne, l'après-midi était consacré aux con-certs et aux représentations dramatiques ; le soir au
lansquenet, et toutes les heures de la journée à l'amour,Mme du Châtelet y vint désireuse d'obtenir pour sonmari un commandement en Lorraine ; Voltaire, parce
qu'il était dans sa destinée de la suivre et qu'il lui
plaisait fort d'être reçu par le père de celle qui l'avait
exilé de Versailles. Mais sa santé était mauvaise. « Me
voici dans un beau palais, avec la plus grande liberté, et
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 313
pourtant chez un roi, avec toutes mes paperasses d'his-
toriographe, avec Mme du Châtelet ; et avec tout cela,
je suis un des plus malheureux êtres pensants qui soientdans la nature. » Emilie n'avait jamais été plus vaillante
au plaisir. Elle ne croyait pas être malheureuse quand elle
rencontra un jeune officier poète, Saint-Lambert. Il était
spirituel, séduisant, d'une politesse assez dédaigneuse;mais il trouvait le moyen d'avoir le coeur encore plusfroid que ses vers. Elle l'aima, le lui dit et se donna. Elle
nous a conté son histoire dans ses Réflexions sur le bonheur.
«J'ai été heureuse pendant dix ans par l'amour de celui quiavait subjugué mon âme et, ces dix ans, je les ai passésen tête à tête avec lui sans aucun moment de dégoût et
de langueur. Quand l'âge, les maladies peut-être, aussi
la satiété de la jouissance ont diminué son goût, j'ai été
longtemps sans m'en apercevoir : j'aimais pour deux;
je passais ma vie entière avec lui ; et mon coeur, exemptde soupçons, jouissait du plaisir d'aimer et de l'illusion
de se croire aimé. Il est vrai que j'ai perdu cet état si
heureux et que ce n'a pas été sans qu'il m'en ait coûté bien
des larmes... La certitude de l'impossibilité du retour de
son goût et de sa passion, que je sais bien qui n'est pasdans la nature, a amené insensiblement mon coeur au
sentiment paisible de l'amitié, et ce sentiment joint à la
passion de l'étude me rendait assez heureuse. » Mais elle
réfléchissait qu'il fallait craindre de quitter cet état quin'était point malheureux pour essuyer des malheurs que
l'âge et la perte de la beauté rendraient inévitables.
Belles réflexions ! « Vous verrez de quoi elles vous ser-
viront, ajoutait-elle mélancoliquement, si vous avez
jamais du goût pour quelqu'un qui devienne amoureux
de vous. » Elles ne lui servirent de rien. Et ses tourments
commencèrent.Voltaire n'avait pas le moindre soupçon. Il avait appris
que les Italiens préparaient une parodie de sa tragédiede Sémiramis, et il était dans des transes. La majesté de
314 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
la muse tragique, la dignité de l'Académie allaient êtrebafouées. Il écrivait à la reine ; il écrivait à Mme de Pom-
padour ; il écrivait à M. d'Aiguillon ; il remuait ciel etterre pour que cette injure lui fût épargnée. Mais un soirà Commercy, entrant brusquement dans une pièce oùse tenaient Saint-Lambert et leur Emilie, il n'eut aucundoute sur une infortune qui le substituait à M. du Châ-telet. Il le prit très mal ; Saint-Lambert aussi. La scènefut violente. Voltaire furieux remonta chez lui, ordonna
qu'on fît ses paquets et qu'on lui cherchât une voitureet des chevaux. On ne lui trouva ni chevaux ni voiture.
Quand il fut couché, Mme du Châtelet parut et s'assitau bord de son lit. Elle lui représenta qu'elle ne pouvaitse passer d'amour, qu'il ne l'aimait plus et qu'il avait dansSaint-Lambert un fervent admirateur et un ami sincère.Bref, le lendemain, Saint-Lambert étant venu s'enquérirde sa santé, Voltaire l'embrassa et lui dit : « Mon enfant,j'ai tout oublié : c'est moi qui ai eu tort ; vous êtes dans
l'âge heureux où l'on aime, où l'on plaît ; un vieillard, etmalade comme je le suis, n'est plus fait pour les plaisirs :les roses sont pour vous et les épines pour moi. » Et bientôtil le lui répéta en vers.
Saint-Lambert, ce n'est que pour toi
Que ces belles fleurs sont écloses :
C'est ta main qui cueille les roses
Et les épines sont pour moi...
Mais je vois venir sur le soir,Du plus haut de son aphélie,Notre astronomique Emilie
Avec un vieux tablier noir
Et la main d'encre encor salie.
Elle a laissé là son compasEt ses calculs et sa lunette ;Elle reprend tous ses appâts.Porte-lui vite à sa toilette
Ces fleurs qui naissent sous tes pasEt chante-lui sur ta musette
Les beaux airs que l'Amour répèteEt que Newton ne connut pas.
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 3*5
La comédie eut un dénouement tragique. De retour
à Cirey >Mme du Châtelet lui avoua qu'elle attendait un
enfant. On prête à Voltaire ce mot qui d'ailleurs pour-rait fort bien être de lui : « Nous le mettrons au nombre
de vos OEuvres mêlées. » Mais un bon mot ne résout pasune situation aussi fâcheuse. L'enfant devait appartenirde droit au mari. M. du Châtelet, appelé et retenu quelque
temps à Cirey, en partit chargé des félicitations que lui
valait sa paternité prochaine. De ce jour la pauvrefemme, dont le coeur se déchirait aux duretés tranchantes
de Saint-Lambert, fut poursuivie par l'appréhension de
la mort. Elle n'en travaillait que plus opiniâtrement à
un livre sur Newton. Le 4 septembre 1749, Voltaire écri-
vait dé Lunéville à l'abbé Voisenon : « Mme du Châtelet,étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable cou-
tume, a dit : « Mais je sens quelque chose. » Ce quelquechose était une petite fille qui est venue au monde sur-
le-champ. On l'a mise sur un in-quarto qui s'est trouvé là,et la mère est allée se coucher. » Mais six jours après,sans qu'on eût aucune raison de s'inquiéter, elle mourut
en quelques minutes. « Elle n'eut point les horreurs de la
mort : il n'y eut que ses amis qui les sentirent. » Voltaire
sortit de la chambre ivre de douleur. Il tomba au pied de
l'escalier et sa frappa la tête contre le pavé dans un accès
de désespoir. Saint-Lambert se précipite, s'efforce de le
relever. « Ah, mon ami, s'écrie-t-il en pleurant, c'est vous
qui l'avez tuée ! » Puis se adressant furieux : « Eh ! mor»
dieu, de quoi vous avisiez-vous de lui faire un enfant? »
Le roi Stanislas envoya ses principaux officiers aux
Obsèques ; et tous les notables de Lunéville y assistèrent.
Le cercueil devait traverser la salle de spectacle. Le bran-
card cassa sur le théâtre à la place même où elle avait
recueilli tant d'applaudissements.Voltaire fut atterré. «Je n'ai point perdu une maîtresse ;
j'ai perdu la moitié de moi-même, une âme qui pour la
mienne était faite. » Il se réfugia à Cirey, Il la revoyait y
3l6 VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN
arrivant avec lui, seize ans plus tôt, dans une espèce de
tombereau, secouée, meurtrie, mais pleine de santé, et
riant au milieu de ses deux cents ballots et se mettant
à rapiécer de vieilles tapisseries et transformant la maison
dépenaillée en « un temple de l'amitié et de l'amour ».
Il la revoyait dans son petit phaéton léger comme une
plume et traîné par des chevaux gros comme des élé-
phants. « Les lieux qu'elle a habités, disait-il, nourrissent
une douleur qui m'est chère. » Il se levait la nuit et par-courait ses appartements plus semblable à un spectresorti de sa tombe que lorsqu'il apparaissait, sur le minuit,chez la duchesse du Maine. Revenu à Paris, personne ne
pouvait l'approcher en dehors de son notaire, de son
neveu l'abbé Mignot et de ses amis d'Argental et Riche-
lieu qui lui apportaient tous les soirs les nouvelles de la
cour et de la ville. Cependant Marmontel lui rendit visite.
Il le trouva pleurant, sanglotant, et tout à coup, à une
plaisante histoire qu'il lui racontait, il le vit rire aux
éclats. On n'imagina pas de moyen plus sûr pour l'arra-
cher à sa tristesse que d'organiser chez lui des repré-sentations de Mahomet et de Rome sauvée. Ses mani-
festations douloureuses ne duraient jamais longtemps.Il y avait là, je crois, plus de philosophie que d'in-constance. En .1728 il écrivait dans une lettre à un
anonyme : « La nature efface en nous les impressions les
plus profondes : nous n'avons, au bout d'un certain temps,ni le même sang qui coulait dans nos veines, ni les mêmesfibres qui agitaient notre cerveau ni par conséquent lesmêmes idées. Nous ne sommes plus réellement et physi-
quement la même personne que nous étions autrefois. Ilfaut se dire à soi-même : « J'ai éprouvé que la mort demes parents, de mes amis, après m'avoir percé le coeur
pour un temps, m'a laissé ensuite dans une tranquillité
profonde; j'ai senti qu'au bout de quelques années ils'est formé dans moi une âme nouvelle... Tâchons doncde nous mettre par la force de notre esprit, autant qu'il
VOLTAIRE AMOUREUX ET COURTISAN 317
est en nous, dans la situation où le temps nous mettra
un jour ; devançons par notre pensée le cours des années. »
La mort de Mme du Châtelet terminait la période mon-
daine de la vie de Voltaire. Si elle avait vécu, se fût-il
enfin rendu aux pressantes invitations du roi de Prusse
qui voulait se l'attacher définitivement à Berlin? En tout
cas, rien ne l'empêchait plus de commettre cette faute.
Les raisons qu'il croyait avoir de quitter la France et
qu'il donnait au duc de Richelieu étaient la persistancedes dévots à le persécuter, l'animosité de la reine con-
vaincue qu'il pervertissait son père, le refroidissement de
Mme de Pompadour, le refus qu'il avait essuyé d'une placed'associé libre à l'Académie des sciences, et l'impossibi-lité, tout historiographe du roi qu'il fut, d'avoir ses
entrées chez Sa Majesté. On a dit qu'un sourire de
Louis XV l'eût retenu. Mais Louis XV était incapablede lui sourire. Quand il vint à Compiègne lui demander
l'autorisation de se rendre près de Frédéric, le roi lui
ripondit sèchement qu'il pouvait partir quand il vou-
drait et se détourna. « Que veut donc Voltaire? dit-il
ensuite. Je l'ai traité aussi bien que Louis XIV a traité
Racine et Boileau; je lui ai donné, comme Louis XIV
à Racine, une charge de gentilhomme ordinaire et des
pensions : ce n'est pas ma faute s'il a fait des sottises et
s'it a la prétention d'être chambellan, d'avoir une croix
et de souper avec un roi. Ce n'est pas la mode en France. »
Il partit ; et derrière lui, la Critique, la déesse servante
du Temple du Goût, fredonnait :
O vous, messieurs les beaux esprits,Si vous voulez être chéris
Du dieu de la double montagneEt que toujours dans vos écrits
Le dieu du goût vous accompagne.Faites tous vos vers à Paris
Et n'allez point en Allemagne.
ANDRÉ BELLE SSORT.
UN PENITENT DE FURNES
i Sous vos yeux, ô Seigneur, nous
portons le fardeau de nos fautes, et
nous portons en même temps les
plaies qu'elles nous ont faites. »
Saint AUGUSTIN.
I
LE DOSSIER DE L'ABBÉ HUIS
L'abbé posa la lettre qu'il venait de lire et releva sur
le front ses lunettes.— Un de plus, fit-il. Ce sera le dernier, nous n'avons
plus de croix.
Et prenant dans un tiroir une feuille déjà plus qu'àdemi couverte de noms, il y inscrivit le dernier venu.
D'un geste machinal, il fit un relevé rapide— Vingt-deux. C'est un de plus que l'an passé.Et, la plume en main, le vicaire demeura pensif.
N'était-ce pas étrange, cette recrudescence d'adhérents
à la procession de pénitence? En ouvrant le dossier placéau fond du tiroir, il aurait pu, avant d'y joindre la lettre
qu'il venait de recevoir, reprendre une à une celles qu'ilavait classées là depuis des années. Chacune y était encore
dans son enveloppe et munie de son timbre. Plusieurs
venaient de l'étranger. Un philatéliste aurait trouvé là
une ou deux « très sérieuses occasions ». Mais une fois
l'inscription achevée, le prêtre se borna à glisser le
)UN PÉNITENT DE FURNES 319
document nouveau sous la couverture jaunie et referma
le tiroir.Prenant dans un cartonnier à portée de la main, un
large billet imprimé, il se mit en demeure de tracer sur
la seule ligne laissée libre : « M. X... » Puis, sur un feuillet
quadrillé, il écrivit vivement :
Furnes, le 1" juillet 1923.
MONSIEUR,
Conformément à votre désir, je vous réserve une robe de pé-nitent avec cagoule pour la procession du dernier dimanche de
ce mois. La seule croix encore disponible vous est destinée.Vous
la trouverez dans la sacristie de la nef gauche. Ci-joint le billet
vous donnant accès à la collégiale Sainte-Walburge, qui sera .
fermée au public dès midi.
Recevez, monsieur, l'hommage de mon entier dévouement
in X" Jesu.
J. Huis,vicaire.
Le prêtre plaça dans la lettre le billet, dont le texte
1 latin, fort bref, autorisait M. X... à participer en qualitéde « pénitent porteur de croix » à la procession de la
Sodalité du Sauveur crucifié. Au moment de tracer
l'adresse sur l'enveloppe, il hésita, fit mine de rouvrir
le tiroir, puis prenant un parti, il écrivit :
Monsieur Camerlinghe,La Solitude,
La Panne.
Il n'était pas sûr du prénom. Après avoir timbré la
lettre, il la plaça en évidence contre l'encrier et, amenant
à lui un vaste pot à couvercle, y puisa le tabac néces-
saire pour bourrer une pipe toujours à portée de sa main.
Le jour était mesuré dans la chambre basse, bien
qu'au dehors le soleil fût éclatant. La fenêtre donnait
sur une rue étroite. A l'opposé, la porte était ouverte
320 UN PÉNITENT DE FURNES
sous un auvent qui abritait une vigne et faisait face à
un étroit jardin. Au delà, c'était l'ancien cimetière trans-
formé en parc, où les ruines de la tour interrompue ser-
vaient d'avant-plan à l'église Sainte-Walburge. Pour
jouir de la chaleur et de la lumière du jour, l'abbé Huis
n'avait que peu de pas à faire. Il passait devant l'entrée
de la cuisine, où la vieille servante Phrasie s'occupait à
moudre le café. Quels pensers suivait-il en tirant les pre-mières bouffées de sa pipe, pour que, s'arrêtant, il de-
mandât brusquement :— Phrasie, la famille Camerlinghe?Un visage ridé, encadré d'une coiffe serrée, sans orne-
ment, nouée sous le menton par un cordon blanc, ap-
parut sur le seuil.— Très bien connue... c'est tout La Panne.
La vieille femme s'exprimait comme son maître dans
le doux west-flamand de la côte, à peine guttural et tout
oint de sonorités humides. Un démon curieux tenaillait
l'abbé, car il ajouta :— Des seigneurs?Le mot flamand se traduirait mieux par : « des mes-
sieurs ». Il comporte une nuance de déférence plus mar-
quée. Phrasie y fit écho.— Certes. J'ai bien connu le vieux M. Égide Camer-
linghe. Un grand homme avec des favoris et une largecravate. Il a fait présent d'une barque à mon père. Ainsi
nous sommes devenus pêcheurs.— Votre grand-père ne l'était donc pas?— Oh ! non. De son temps, les pauvres gens d'Adin-
kerke plantaient des pommes de terre dans le sable. On
y récoltait à peine de quoi manger. Le vieux M. Camer-
linghe nous a ouvert les champs de la mer. Le brave
homme! Ce sont des choses à ne pas oublier.
Et la vieille servante rentra dans son antre parfumé de
l'odeur du café vespéral. L'abbé sortit par le jardin.L'heure approchait où il devait chanter le salut pour les
(
UN PÉNITENT DE FURNES 321
membres les plus zélés de la Sodalité. Le siège n'en était
pas la collégiale à laquelle il était attaché comme vicaire,mais l'église Saint-Nicolas, érigée par l'abbaye aujour-d'hui détruite et dont la tour contient le bourdon de la
cité. C'était en effet un prêtre de Sainte-Walburge, le
chanoine Clou, titulaire d'une stalle au chapitre de la
collégiale, mais appartenant à l'abbaye de Saint-Nicolas,
qui l'avait fondée. Depuis le début du dix-septième siècle,les deux paroisses participaient ainsi à la grande pro-cession annuelle dans une proportion difficile à délimiter.
A mesure qu'approche le dernier dimanche de juillet,l'effervescence religieuse gagne d'ailleurs toute la ville.
Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que, en passantdevant le portail de la haute église en forme de châsse,le vicaire se trouvât sollicité par un groupe d'hommes
autour d'un singulier corbillard. Le sacristain s'avança :— Monsieur le vicaire, fit-il. Voilà le char du tom-
beau. Il est encore très bien et peut remplacer celui quia brûlé.
— Ah! dit le prêtre, c'est l'ancien, celui du dix-hui-
tième siècle. On devra tout de même le réparer.— La figure du Christ seulement. Voyez : elle est
noircie. Sans doute, c'est Jésus mort... Tout de même,
elle a besoin d'une couche de blanc. Pour le char, il est
comme neuf. Et c'est vraiment la voiture des morts.
L'homme se félicitait de l'analogie. Les autres l'ap-
prouvaient. L'abbé considéra le véhicule à quatre roues.
Un baldaquin le domine, surmonté d'un pélican se fouil-
lant du bec la poitrine, et abrite un lit véritable dans le-
quel est couchée la forme rigide du Sauveur après la
crucifixion. L'ensemble était bien différent de la machine
prétentieuse et compliquée, inventée par un peintre de la
ville vingt ans auparavant, pour figurer, à grand renfort
de carton-pierre et de toiles peintes, une anfractuosité
rocheuse et vaguement orientale. L'admiration des gens
d'église auxquels se joignaient les enfants et des femmes
R. H. 1925. — II, 3. 11
322 UN PÉNITENT DE FURNES
accourus des ruelles voisines était sincère. L'abbé Huis
en partagea le sentiment naïf et profond. Le Christ dans
la voiture des morts, après le groupe pesant de l'agoniesur la croix et précédé immédiatement de la cohorte des
pénitents voilés, ne déparerait pas le caractère réaliste
et familier du long cortège traditionnel. Le vicaire tra-
duisit la pensée de tous :— On ne regrettera pas le char incendié.— C'est celui-ci qui est le bon. On est bien content de
l'avoir retrouvé.
Le sacristain avait dit la phrase décisive. L'abbé s'en
fut. La grand'place de Furnes atteint l'apogée de sa
gloire quotidienne quand le soleil décline. Les rayons
obliques allument une flamme claire sur la brique rose du
pavillon des officiers espagnols et font saigner les bandes
de chair vive striant le corps de brique grise de la tour de
Saint-Nicolas. A l'angle opposé, l'ombre légère sied mieux
à la pyramide du beffroi, souple charnière entre le gra-cieux Hôtel de Ville et l'imposant Palais de Justice. A
travers l'immense quadrilatère de la place, la traversée
rapide d'un véhicule est rare. Les plus fougueux touristes
cèdent à la surprise de tant d'archaïsme, préservé à si
peu de distance des plages bruyantes. Une quiétude sou-
riante les rend attentifs à la pesée des siècles dans l'air
saturé des brises marines.
Pourtant une torpédo couverte de poussière, débouchantà vive allure de la rue de l'Est, fit mine de ne pas s'arrêter.
Au moment d'enfiler la rue de La Panne, ses freins blo-
qués l'immobilisèrent, trépidante, à la hauteur de l'abbé
Huis. Se penchant par-dessus la carrosserie blanche de
poudre, un visage crispé par un monocle articula i— Pardon, monsieur le curé, c'est bien le chemin de
la mer?— Si vous voulez atteindre La Panne, oui. Mais la
route de Dunkerque, le long du canal, est meilleure. Vous
passez le pont à Adinkerke.
UN PÉNITENT DE FURNES 323
— Je sais, seulement je suis pressé, venant de loin, et
ma voiture s'inquiète peu des pavés. Merci, monsieur le
curé.— Bon voyage, monsieur.
L'élégant conducteur, en parlant, avait laissé mou-
rir le ronronnement du moteur. Le décalage électriquerefusa d'obéir. Il fallut descendre et recourir à la mani-
velle. L'abbé Huis, intéressé, eut tout le temps d'admirer
l'homme et son véhicule. L'auto n'avait que deux places.L'arrière portait un nombreux bagage. Un nécessaire
raffiné le couronnait, à la poignée duquel une étiquettebattait dans la brise. Était-elle mise en évidence, en vue
d'attirer la considération de douaniers méticuleux? Un
nom s'y détachait en lettres majuscules, suivi d'un
titre calligraphié avec le même soin. L'inscription sauta
aux yeux de l'abbé. Il lut sans le vouloir : Benoît Ca-
merlinghe, conseiller de légation de S. M. le roi des Belges.
Déjà la voiture avait disparu. L'aumônier de la Soda-
lité s'interrogea !— Serait-ce là mon pénitent? Je ne me rappelle pas
son prénom. Et comment ignorerait-il son chemin? Aprèstout, c'est possible, et je n'ai pas le droit d'y rêver.
Mais le bon prêtre eut toutes les peines du monde à
chasser l'image de l'élégant voyageur. Sa qualité diplo-
matique l'intriguait, et surtout ce monocle, mal commode
à porter sous la cagoule.Il trouva les confrères assemblés sous la triple voûte
de hauteur égale de la vieille église abbatiale, devant
l'autel où repose le beau calvaire d'ébène et de buis,emblème et centre de leur Sodalité. Aucun de ces bour-
geois de Fûmes ne fléchissait le genou devant la fine
silhouette du Christ, entre la Vierge et saint Jean, dressés
sur un socle ciselé comme un reliquaire, sans se rappelerle lien tangible par lequel il leur était attaché. Le jour de
sa profession, le sodaliste tient un cordon dont la peloteest suspendue en temps habituel à la croix elle-même. Un
324 UN PÉNITENT DE FURNES
voeu, ratifié par l'orgueil civique et le zèle religieux des
Furnois depuis près de trois siècles, l'oblige à perpétuerdans tout son éclat la procession de pénitence. Le Cal-
vaire de la Sodalité y a sa place et son rang, immédia-
tement avant le dais du Saint-Sacrement. Il forme le
quarantième groupe de l'Ommegang et couronne la repré-sentation mortifiée de la passion divine.
Dans l'allocution qu'il avait à adresser à ses fidèles
administrés, l'abbé Huis mêlait volontiers aux exhorta-
tions de rigueur des détails précis et même triviaux. Il
parla, cette fois, du char du tombeau, si fortuitement
retrouvé, si conforme au goût populaire. Il ne se retint
pas de faire allusion au nombre inespéré de pénitentsvolontaires.
— Mes chers confrères, la discrétion sacerdotale m'em-
pêche naturellement de vous dire où se recruteront
cette année les rangs de nos chers porteurs de croix.
Nous en avons vu venir, vous le savez, de toutes les par-ties du monde. Fûmes conserve le privilège de maintenir,à travers les siècles, une tradition médiévale, celle de la
pénitence publique, si nécessaire à la vie mystique de
notre catholicisme. Ceux qui veulent expier matérielle-
ment des fautes graves, acquérir des mérites exception-nels, ou simplement participer de chair et d'âme à la souf-
france infinie de Notre-Seigneur dans sa passion rédemp-trice, ne peuvent aller ailleurs. Soyons fiers pour Fûmes,
pour la West-Flandre, pour la Belgique, de cette richesse
supérieure à la prospérité de la terre et à la gloire des
armes. Nous voici, depuis cinq ans déjà, sortis de la plusaffreuse guerre. Notre campagne ressuscitée n'en garde
pour ainsi dire plus de traces. Partout des toits rouges,des moissons dorées, des prés où paît un bétail nombreux.
Seules, les rives de l'Yser montrent leurs cicatrices et,de-ci de-là, une croix désigne dans les champs une der-
nière tombe qui attend le transfert de quelques ossements
sans nom dans nos cimetières agrandis. Les plaies de
UN PÉNITENT DE FURNES 325
Fumes sont fermées. L'Hôtel de Ville a retrouvé son
perron. Nos deux couvents des Soeurs Noires et des An-
nonciades sont rebâtis ; et, quant à nos belles tours, elles
n'ont jamais cessé de regarder jusqu'à la mer, où une foule
païenne a recommencé, hélas ! à ne songer qu'au plaisir.Comme elles, la Sodalité est demeurée fidèle à son oeuvre
dévote. Malgré les obus, à défaut de la procession an-
nuelle, nous avons pratiqué sans interruption nos che-
mins de croix à travers la ville les vendredis de chaquecarême. Nous n'oublierons jamais cette nuit de Semaine
Sainte où l'on a cru la guerre perdue. Nous étions trois
encore, à minuit, les bras tendus devant la porte close
de Sainte-Walburge. Quelle récompense alors que nos
processions de 1920 à 1922 ! Celle-ci ne va-t-elle pas les
dépasser en éclat, en piété, en force secrète? Prions,
agissons, vivons dans la perspective du 29 juillet. Sous
la cagoule ou dans la pieuse figuration biblique, notre
mission propre c'est l'amour par la souffrance et parl'Union divine 1.
Après le salut, une courte séance fut tenue dans la
sacristie. On y expédia quelques affaires de détail. Le
trésorier proposa d'augmenter le crédit affecté précédem-ment à la confection de la robe de Jésus portant sa croix.
Le budget de l'Ommegang est lourd. Il est pourtant limité
à l'entretien de la garde-robe et à la réfection des chars.
Aucun figurant n'est rétribué, pas même la cohorte dé-
penaillée des Juifs, chargés de narguer le divin crucifié et
d'agiter autour de sa marche douloureuse, entrecoupéede chutes, d'étranges ferrailles bruyantes. Elle se recrute
parmi les habitants de la plus sordide ruelle. Pour rien
au monde d'ailleurs, cette tourbe, au surplus de douteuse
moralité, ne céderait son privilège.
Quelqu'un demanda :— L'ancienne robe n'est donc plus bonne?— Si fait. On la mettra de côté. Mais notre nou-
veau Seigneur est deux fois plus grand. Jugez vous-
326 UN PÉNITENT DE FURNES
même. H est venu de Coxyde pour prendre mesure.
Et l'homme fut introduit. Tout le monde se leva pour
répondre à son salut. Sa taille dépassait en effet la
moyenne. Le profil de son sombre visage, entièrement
rasé, aurait fait merveille dans une médaille. Il dit, pré-venant l'objection :
— Je puis, si l'on veut, mettre la robe du Cyrénéen.Voilà dix ans que c'est moi Simon. Il y aura économie.
On se récria :— Non, non. Le Christ a toujours eu sa robe à lui.
Qu'on en fasse une nouvelle et une belle. Où est le tail-
leur?
Un des confrères s'avança.— Le voici. Il est bien entendu que je ne demande
rien. Je fournirai la note de l'étoffe; naturellement,c'est plus cher qu'autrefois, comme tout.
L'homme de Coxyde enleva sa veste. Le silence régnapendant l'opération. Les chiffres étaient martelés forte-ment. Aucun rire. Quand tout fut terminé, des mercissonores s'échangèrent. La séance fut levée aussi grave-ment qu'elle avait été ouverte.
Rentrant chez lui par la rue des Bouchers et celle desSoeurs Noires, l'aumônier fut rejoint par le nouveauChrist à la hauteur du cabaret des « Trois-Rois ».
— Vous retournez à la côte? monsieur, demanda-t-il.— Pas précisément. J'habite à la lisière des dunes. Ma
ferme est une terre de l'ancienne abbaye.— De l'abbaye des Dunes? Elle est à vous?— Oh ! non. C'est un bien des Camerlinghe.Pour la troisième fois, ce nom revenait devant le vi-
caire.— Ce sont de bons chrétiens, ces Camerlinghe?— Il n'y a plus guère ici que M. Reginald.Ce prénom n'était pas celui que le vicaire avait lu sur
l'étiquette de la luxueuse valise.— Il y en a plusieurs donc?
UN PÉNITENT DE FURNES 327
— Us étaient nombreux autrefois. Enfant, j'ai jouéavec plusieurs. On n'en voit plus jamais qu'un. Mais les
dunes et les fermes appartiennent toujours à l'indivision
des héritiers du vieux M. Égide. C'est M. Reginald qui
gère pour tous. Il s'y entend.
La voix respectueuse trahissait une réserve. Elle ap-puya :
— Les Camerlinghe connaissent la valeur de l'argent.— S'ils en font un bon usage, tant mieux.— Je ne dis pas le contraire, monsieur le vicaire. Les
gens dépensiers ne sont pas les meilleurs. Les Camer-
linghe n'aiment pas dépenser sans profit.— On doit laisser du bien à ses enfants.— M. Reginald n'a plus d'enfant.— Ah ! Et il est vieux?— Non, dans les quarante. C'est un grand chasseur.
On ne le voit à la ferme que l'hiver, à cause des canards.
Nous avons un marais. Parfois, il vient loger chez nous.— Avec madame?— Elle venait aussi. Une bien belle femme...— Morte?— Oh! non... Monsieur le vicaire, je suis pressé.
Excusez-moi.— Allez, mon fils, et que Notre-Seigneur vous assiste.
C'est un grand honneur que de le représenter !— Je voudrais en être digne. Bonsoir, monsieur le
vicaire.— Bonsoir, monsieur.
Le fermier de l'Abbaye s'en fut, grand homme à la
démarche balancée. Son nom, l'aumônier eût été em-
barrassé de le dire. On avait dû le prononcer devant lui.
Mais ce n'est pas l'habitude de divulguer l'identité des
personnages du cortège sacré. Longtemps, l'abbé avait
ignoré que le Christ précédent était le bourgmestre d'une
commune voisine. Il n'était d'ailleurs point familier avec
les gens de la région, originaire d'Ostende, amené par son
328 UN PÉNITENT DE FURNES
ministère dans ce coin retiré du diocèse de Bruges. Le
pays de Fûmes, ce Veurne ambacht, autrefois si malrelié au reste de la West-Flandre que la seule route vers
Bruges commençait par ramener le voyageur vers lesmers françaises, se suffit à lui-même ; et, quant à la cité,elle demeure, elle aussi, à l'écart. On pouvait l'habiter
depuis vingt ans, y exercer une charge paroissiale etentendre prononcer le nom de familles de la côte voisinecomme celui d'étrangers.
Arrivé devant la porte de sa maison, presque en facedu couvent des Soeurs Noires qui donne son nom à la
rue, le vieux vicaire y entra par l'issue opposée au
jardin par lequel il en était sorti. Habitude immuable.Phrasie n'avait pas besoin de regarder l'horloge pourconnaître l'heure du souper. Au bruit de la clef dans la
serrure, elle retirait du feu le café neuf et le plaçait sur latable couverte d'une nappe à carreaux. Sans le laisser
paraître, elle se tenait ensuite tournée de trois quarts,l'oeil et l'oreille au guet. Elle ne retournait à ses occupa-tions qu'après avoir constaté l'effet ordinaire de satis-faction et de bien-être produit par le breuvage favori.Dans les bons jours, l'abbé témoignait son plaisir par uneexclamation reçue comme une récompense :
— Le bon café 1
Aujourd'hui, ce fut dit d'un élan si sincère que Phrasiese rapprocha. Comment ferait-elle pour témoigner à sonmaître sa vénération, son dévouement? Et tout à coup :
— Puisque M. l'Abbé tient à le savoir, M. EgideCamerlinghe avait un frère, Prosper, venu à La Panne
plus tard. Il a bâti la première maison devant l'estran.On a longtemps prédit qu'elle ne tiendrait pas, que la
tempête la renverserait tôt ou tard. Elle est toujourslà. Le toit en est si lourd, qu'elle a l'air écrasée dessous.Les Camerlinghe d'aujourd'hui l'habitent.
—Reginald ou Benoît? fit l'abbé comme en songe.
— M. Reginald naturellement. Je ne connais pas de
UN PÉNITENT DE FURNES 329
Benoît. Peut-être un des nombreux petits-cousins qu'on
voyait jouer sur le sable. Un seul est resté. Il ne res-
semble pas au grand-père Egide.— En quoi?— Demandez ça aux gens qui louent ses champs dans
la dune. Il aime trop la chasse. Les lapins ne laissent pasune patate. Et on doit payer le loyer.
Le prêtre laissa tomber la conversation. Aussi bien le
souper, frugal et copieux, l'absorbait : un hareng, une
pile de tartines de pain beurré. Phrasie, tenant un sujetde bavardage, n'allait pas le lâcher.
— Monsieur l'abbé n'a jamais entendu parler de
Mme de Aguero?— Non. Pourquoi?— Encore une Camerlinghe, et qui habite aussi La
Panne. Ses filles sont tellement belles et on dit...
Mais le vicaire refusa de laisser ouvrir devant lui une
avenue à des commentaires oiseux. Les affaires du pro-chain ne sont pas les nôtres. Phrasie lancée, on ne savait
jusqu'où irait sa verve cancanière. Déjà, il se reprochaitune curiosité involontaire à l'endroit d'un futur pénitent.Il se réjouit de garder un doute sur sa véritable identité
et se promit de ne pas ouvrir le dossier clos.— J'ai vu notre nouveau Christ, fit-il en guise de di-
version. Un bel homme, beaucoup plus grand que le
pauvre bourgmestre de Bulskamp, mort cet hiver. On a dû
lui commander une nouvelle robe.— Eh bien, on saura ce qu'il en coûte... au prix où est
l'étoffe.
Et la vieille femme de retourner à ses doléances coutu-
mières. L'abbé, rassasié, quitta la chambre basse et re-
trouva dans son cabinet le fauteuil usé, la pipe et le potde tabac, compagnons fidèles de sa paisible et pieuse médi-
tation.
330 UN PÉNITENT DE FURNES
nLA DUNE
Benoît Camerlinghe n'avait pas exagéré les mérites de
son véhicule. La rapide voiture « avala » les mauvais
pavés de la route de Fumes à La Panne. Elle traverse
d'abord des champs où le froment mûrissant fait, au ba-
lancement du vent soufflant de la mer, un bruit d'étoffe
froissée. Bientôt des levées de sable, parsemées de touffes
d'oyat, érigèrent contre le ciel l'illusion d'une chaîne
montagneuse. L'automobiliste se trouva environné de
plaines étranges, couvertes d'une courte brousse épi-neuse et bornées par de larges remontées blanches, aussi
nues qu'une moraine de glacier. Aperçut-il un obstacle
imprévu, se prit-il à douter du chemin? Il arrêta net sa
voiture, embrassa lentement d'un coup d'oeil attendri
tout le paysage. L'odeur, citron et miel mêlés, des arbou-
siers à baie rousse, des rosiers sauvages et des peupliersminuscules le rajeunit brusquement de quinze ans. Il
se passa la langue sur les lèvres pour s'assurer que le
sel marin saturait l'air, et remettant en marche sa docile
torpédo, pénétra à petite allure dans le domaine de son
enfance.
Une fois atteint le village de La Panne, accueilli parle sourire des anciennes maisonnettes de pêcheurs, volets
verts et brique passée au lait de chaux, il n'hésita plus au
carrefour des deux routes. L'une, bâtie de villas neuves
et baroques, écoulait vers la plage moderne un flot nom-
breux de baigneurs aux tenues hétéroclites. Elle n'obtint
pas de lui un regard. Il suivit lentement le vieux chemin
d'un pavé désert, bordé de hauts peupliers d'Amérique,dont les formes ont pris, dans une longue défense contre
les attaques du vent d'ouest, l'attitude recroquevillée de
guetteurs. Ceux-ci cédèrent enfin la place à une, simple
UN PÉNITENT DE FURNES 33X
haie irrégulière de courtes aulnelles. Et la route elle-même fit défaut, évanouie sous un amoncellement de
sable mou. Les roues de l'auto s'enfoncèrent, tournèrent
à faux, l'avant piqua du nez sur une dune en formation.Au delà, la marée haute faisait courir sur une plage invi-sible des embruns prismatiques.
Une course de deux mille kilomètres — tel était lechiffre annoncé par le compteur placé sous le volant —
aboutissait à cet arrêt devant l'océan inaccessible.
L'homme, prestement descendu, se trouva les pieds dans
le sable mouvant. Non sans peine, il gagna une barrière
fermée dans la haie, l'ouvrit délibérément et pénétrasur le sol gazonné d'un parterre, au bord d'un étangd'eau douce, plus qu'à demi envahi par des roseaux. Un
chemin étroit s'offrit à lui, qui conduisait à une singu-lière bâtisse, moitié pavillon, moitié château.
— Défense de passer ! Propriété privée, entrée interdite.
L'intrus n'apercevait personne. Ce cri devait sortir
d'une chambre du rez-de-chaussée, donnant de plain-
pied sur la terrasse. Il fut répété trois fois, on eût dit àtravers un mégaphone. Loin d'obtempérer à l'injonction,Benoît, abandonnant l'auto ensablée, referma la barrièreet se faisant un porte-voix de ses mains, clama à son
tour:— Je suis de la famille. J'ai le droit de passer.On se tut. Mais une silhouette féminine parut sur le
seuil, et le jeune homme se sentit dévisagé. Tournant ledos au rivage, il s'enfonça alors dans le petit bois où
se perdait la plaine. Une vague sente le mena parmi desaulnelles et des peupliers emmêlés jusqu'au socle d'unestatue mutilée de Diane. Les restes d'un parterre rede-
venu sauvage faisaient monter, comme une offrande, des
parfums de réséda. Bientôt, sa marche devint plus diffi-
cile. Il lui fallut enjamber les lianes tentaculaires d'un
taillis rampant, sous lequel s'ouvraient les chausse-trapesde terriers invisibles.
33* UN PÉNITENT DE FURNES
A présent, il osait porter les yeux sur le large horizon
de la mer bruissante. Elle étincelait dans le soleil et le
vent. Un flot bleu moutonnait jusque contre le ciel pâle ;
mer du Nord, mer flamande, soeur des dunes et de l'es-
tran. C'est ici le point du littoral belge où elle se déploiele plus largement et donne la mesure de sa domination
exaltante. Du rivage à l'horizon, elle cède et reconquiertdeux fois le jour un vaste espace mystérieux où tient la
vie jumelée de la plage et du flot.
Benoît Camerlinghe s'attardait dans une contemplationimmobile. Était-elle le but de son long voyage? Ou
venait-elle tout à coup de le rendre prisonnier d'un passé
qu'il ne savait pas si puissant? Ceux qui, comme lui,ont eu une enfance pleine d'images marines compren-dront le mystère de son émoi devant ce paysage de sable
et d'eau. Quand il put ramener les yeux vers l'autre bout
de l'horizon, ce fut une autre reprise. La largeur des dunes
en fait une province isolée, un univers sans analogue,sauf dans les déserts d'Orient. Et cette succession defonds verts et gris, entre les immenses pentes immacu-
lées, rendait au Camerlinghe, revenu aux lieux de seschevauchées enfantines et de ses débuts de chasseur,
l'orgueil du domaine resté intact.
Seules le bordaient à l'est les tours de Fûmes, hiéra-
tiques, imposantes ou délicates au gré des heures. En ce
moment, la lourde barre de Saint-Nicolas paraissait do-miner le bulbe gracieux du beffroi et la mince flèche de
Sainte-Walburge. Elle rattachait fermement à la coupoledu ciel gris l'île de la cité flottante.
Pour achever la reprise de possession, il fallait bien
poursuivre le tour de l'horizon et se heurter à l'étalageconfus et carnavalesque de la nouvelle plage.
Profanation et vulgarité. Où étaient le « mont Blanc »
et la « Fin du Monde », collines sacrées d'autrefois, fau-
chées par le vandalisme d'une exploitation balnéaire?
Un voisin sans scrupule et avide de gain avait créé de
UN PÉNITENT DE FURNES 333
toutes pièces route, digue, hôtels et casinos. Ainsi s'expli-
quait l'abandon du vieux chemin gagné par le sable de
l'estran ; ainsi encore l'hostilité de La Panne pour la tra-
dition de silence et de fierté patricienne des Camerlinghe.Elle demeurait incarnée dans les deux seules construc-
tions de ce domaine de six cents hectares si proche de
la frontière française ; le pavillon d'où une voix impéra-tive avait tenté d'interdire à Benoît de mettre le piedsur le sol privilégié ; le bastion carré au toit pesant vers
lequel il avait à dévaler à présent, s'il voulait accomplirenfin le dessein particulier de sa longue randonnée.
L'accès de la « Solitude » n'était pas aisé. Aucun che-
min ne semblait plus la relier ni à la mer ni à la route.
Quand Benoît eut réussi à descendre de la dune, à travers
trous et broussailles, il eut devant lui le visage blafard
d'un mur percé de fenêtres uniformes et surmonté d'un
toit analogue à un chapeau de métal enfoncé par un mar-
teau-pilon sur un cube de maçonnerie. La fantaisie d'une
avancée en bois verni, d'où cinq marches menaient à la
plage, essayait vainement de rompre la rigueur d'une
aussi désespérante uniformité. Des géraniums grimpants,le long de la face opposée au vent, y réussissaient mieux.
Mais des volets fermés sur toutes les fenêtres à l'orient
donnèrent à croire au revenant que la maison était close.
Il allait céder à son dépit, quand des abois de chiens
l'attirèrent à l'angle sud du bâtiment, où toute la vie
semblait s'être réfugiée. Dans le contre-bas d'un mur de
brique adossé à la dune, le sol dallé d'une cour alignaitun chenil peuplé, un garage et des communs. Un étroit
chemin y débouchait, reliant, sans doute, cette maison
au village.Benoît pénétra par la porte entre-bâillée et cria vive-
ment :— Bonjour, Reginald.Un pas fit écho à son appel. Les deux cousins se trou-
vèrent face à face.
334 UN PÉNITENT DE FURNES
— Oh! Benoît ! Comment ne m'as-tu pas téléphoné?...C'était vrai, le diplomate se rappelait à présent la pré-
caution omise. Il avait annoncé son arrivée voici plusd'un mois. En le déclarant le bienvenu à « la Solitude 3»,Reginald lui avait recommandé expressément de l'avertir
quelques jours à l'avance de la date où il mettrait son
projet à exécution. « Tout au moins, téléphone-moi de
Bruxelles, la veille ». Entraîné par la course, Benoît partide Vienne, voyageant par étapes calculées selon l'extrêmerendement de son moteur et de ses nerfs, ne songea plusà l'avertissement préalable. Qu'avait-il besoin d'ailleursde mettre tant de cérémonie à rejoindre le ménage des
Reginald ! Il le savait fixé à La Panne, hiver et été,
depuis des années. En juillet surtout, rien de plus na-turel qu'une visite au bord de la mer.
— J'ai saisi mon congé au vol. Le ministre est revenu
plus tôt qu'il n'était prévu de la conférence où il était
délégué. J'en ai profité pour passer la main dès son re-tour. J'arrive donc sans désemparer d'Autriche, et pour
piquer du nez dans le sable de tes dunes. La Panne estbien le bout du monde, finis terres. Ta femme va bien?
— Allons chercher ton auto.— Oh ! où elle est, on ne la volera pas. Pour la retirer,
il faudra un cheval. Mais comment l'amener chez toi?
J'avais compté passer devant le pavillon. Autrefois, une
digue de briques le reliait à « La Solitude ».— Tout est obstrué. Mais j'ai construit un chemin qui
débouche derrière le petit bois, à hauteur du village.Rien de tel que d'être complètement chez soi, mon cher.
Benoît examinait son cousin. Il ne le trouvait paschangé. Ses tempes grisonnaient, sans doute, et sa culotte,serrée aux genoux, faisait saillir quelque embonpoint.L'allure rapide et réticente à la fois de la parole, du
geste tendu de l'avant-bras, une sort de hâte à prendre lesdevants de la conversation pour prévenir on ne savait
quelles questions inopportunes, un ton péremptoire et
UN PÉNITENT DE FURNES 335
craintif tout ensemble. : c'était bien le Reginald qui, tout
enfant, faisait bande à part et montra si vite une véri-
table obstination à mener à La Panne une vie recluse.
En ce moment encore, rien de plus malaisé que de ré-
sister à l'impulsion de sa main, de son regard et de l'agi-tation volontaire de sa personne. Le nouveau venu se
sentit vivement entraîné au dehors. Du chenil ouvert parun geste machinal, trois chiens de chasse, un épagneulet un griffon bondirent dans un étourdissant vacarme.
A leur suite, les deux hommes s'engagèrent sur le chemin
de briques qui contournait la dune à canons. On y était à
l'abri complet du vent et loin du bruit de la mer. Rien de
la nouvelle cité balnéaire n'y était visible. C'était vrai-
ment le chemin de « La Solitude », d'une solitude voulue
et appropriée.Le secours d'un cheval ne fut pas nécessaire pour tirer
la torpédo de son enlisement. Reginald se chargea de la
manoeuvre. Il fit seulement enlever par Benoît le charge-ment des valises, non sans le plaisanter sur leur nombre.
— Quelle garde-robe ! As-tu apporté au moins ton
uniforme avec claque, épée et décorations? Nous n'at-
tendons pas de visite de souverains, je te préviens. De-
puis la fin de la guerre, malgré trois dancings, La Panne
est redevenue une plage de famille.— Et notre famille, à nous, est-elle demeurée aussi
jalouse de ses droits? Du Pavillon, tout à l'heure, on m'a
enjoint de prendre le large.— Ah! ah! on a raison. Et ne te frotte pas à cette
maison-là.— La cousine Aguero est donc réfractaire au monde?— Au contraire. Elle en raffole. Mais elle tient tous les
intrus en suspicion. C'est une sotte.— Et Carmen?
La question avait été posée avec une indifférence
jouée. La réponse vint, identique :— Tu la verras, si tu y tiens... Gare, je lance le moteur.
336 UN PÉNITENT DE FURNES
Pilotée avec une rare dextérité, la voiture émergea du
sable et bondit sur le pavé enseveli.— Là ! La route va jusqu'à la plage, malgré l'envchis-
'sèment du sable. Tu as donné au delà du pavé, dans le
bas côté profond. Il suffirait de quelques jours de travail
pour la dégager, mais l'État s'en fiche. Tout est pour la
nouvelle plage. Ce n'est pas drôle pour les gens du Pa-
villon.— Il est vrai que ces dames ont l'usage de ta route.— Jamais de la vie. Chacun chez soi. Je l'ai payée de
mes deniers.
Benoît Camerlinghe n'avait pas de chance. Ses allusions
tombaient mal. Une méchante ironie, une sourde rancune
retroussaient les lèvres de son cousin, qui montraient
des dents longues sous un nez fort. Reginald avait l'air
rien moins qu'en bons termes avec sa voisine Aguero,
qui occupait le vieux Pavillon familial, construit par
Égide Camerlinghe. Et comme Mme de Aguero était la
belle-mère, en même temps que la cousine, de l'habitantde « La Solitude », le diplomate flaira entre eux un
antagonisme traditionnel, fortifié par leur parentémême.
Ils rentrèrent, Reginald au volant. L'espace sur lechemin de briques avait été calculé au plus juste. Le
moindre écart enverrait la voiture dans le sable.— La brique est chère, fit Benoît, plaisamment.— Plus que tu ne crois. Tout est hors de prix, d'ail-
leurs. Et l'on a plus de peine à ne pas être volé qu'à vivre
honnêtement soi-même— Avec tes revenus, la chose importe peu.— Mes revenus? Ils ne sont pas ce que tu penses.
D'ailleurs, aujourd'hui, qu'est-ce que le revenu? On doit
tabler sur le capital et son accroissement régulier.— En ce cas, regarde monter le sable de nos dunes.
Hein ! c'est devenu une fortune. Toute la côte est bâtie.
On n'aurait qu'à exploiter nos terrains.
UN PÉNITENT DE FURNES 337
— Oui, mais ce n'est pas l'heure. Je m'y opposerai
toujours... Et ici, je suis le maître.
Une servante sans style prit le bagage de l'hôte.
Reginald gara lui-même l'auto. Qu'attendait-il pour in-
troduire son cousin dans sa maison et le mener à sa
femme? Il s'attardait en des propos oiseux.— Le désert de La Panne, c'est notre bien et notre
agrément. Jouissons d'être seuls et de ce plaisir uniqued'une chasse au gibier, sans cesse renouvelé. La valeur
vénale du domaine, tu l'as dit, ne cesse de croître. Elle est
à l'abri des fluctuations de la Bourse et du change. Lais-
sons le reste du littoral s'exploiter, se peupler. Nous se-
rons un jour les seuls détenteurs de la sauvagerie et du
silence. Et l'humanité ne peut s'en passer.Entraînant son compagnon vers l'ouest par un passage
ménagé.entre deux blocs de sable durci, il ouvrit devant
ses yeux le spectacle d'une plaine par-dessus laquelledes fils de cuivre tendus avaient l'air de courir vers la
mer.— Reconnais-tu la plaine du Télégraphe? Dans ces
épines viennent s'abattre les bécasses fatiguées. J'en ai
tué jusqu'à trente en un jour. Couché contre le sol dans
le thym et l'arbousier, on peut passer des heures à en-
tendre le vent chanter sur la lyre des fils. Ils me relient
moi-même à ce que je veux, car mon téléphone est
branché sur eux...— L'hiver tout de même doit être rude.— L'hiver est la vraie saison de la mer. On voit bien
que tu n'y es jamais venu qu'en villégiature.— Il y a quinze ans que je n'avais revu La Panne. Ce
fut le centre de mon enfance. A m'y retrouver, je me sens
rajeuni, stabilisé...— Parbleu! courir le monde n'équilibre point.— Et cela vieillit. Je vais avoir trente-cinq ans. Cette
perspective m'a donné un coup. Et j'ai pensé tout de
suite à La Panne. Je viens m'y renouveler.
338 UN PÉNITENT DE FURNES
<— Tu es au moins ministre?— Non, mais en passe de l'être. Cela aussi m'a fait
venir...— Ah!— Oui, je ne suis pas marié, et...— Moi, Benoît, je ne le suis plus.Cette déclaration soudaine avait été faite avec une brus-
querie voulue. Comme s'il eût attendu d'avoir pu la faire,
Reginald Camerlinghe ramena son cousin vers la maison
et l'introduisit enfin. Sans lui donner le temps de revenir
de sa surprise, il le mena à une chambre du premier étagedonnant sur la mer. Les volets venaient d'en être poussés.Elle gardait l'odeur des chambres depuis longtemps closes.
Avec beaucoup de sollicitude, Reginald demanda si
Benoît avait tout ce qu'il lui fallait. Une affection véri-
table perçait dans son accent. Son cousin avait peine à y
répondre, suffoqué par la révélation imprévue, inquietd'une explication inévitable. De la fenêtre, on apercevaitle toit du Pavillon, mais le bâtiment était caché par unedune récente où les oyats n'avaient pas encore eu le tempsde pousser. Du doigt, Benoît l'indiqua avec étonnement.
Reginald eut l'air de s'excuser.— Je n'y suis pour rien. C'est le vent. Pendant la
guerre, on a cessé de refouler les apports des hautes
marées. Quand les Aguero sont revenus de France, car
moi, je n'ai jamais quitté le pays, j'étais prêt à faire le
travail de compte à demi... Et puis, ça n'a plus été la
peine.— Mais comment alors va-t-on d'ici au Pavillon?La question trahissait une préoccupation si directe, que
Reginald se mit à rire ;— Rassure-toi. Il y a un passage. Je te l'indiquerai.— Ça ne te fâche pas, Reginald, que j'y aille dès ce
soir?...— Tu es libre. Qu'est-ce qui te pousse?... Il n'y a que
ma belle-mère et Carmen.
UN PÉNITENT DE FURNES 339
— Justement.— Elle a vingt-trois ans.— Eh oui. Si elle est aussi jolie que... sa soeur...— Que Maria?... Elle l'est davantage... malheureux!— Pardon, Reginald. Mais il faut que tu saches pour-
quoi exactement je suis revenu.— Si c'est un secret, garde-le. Nous aurons chacun le
nôtre.— Je n'ai pas à te faire mystère que j'ai rêvé de me
faire épouser par Carmen et que je comptais sur ta femme
et sur toi pour favoriser mon dessein.
Le solitaire ne répondit rien. Il regardait fixement la
mer, assombrie par la chute brusque du soleil qui avait
paru vouloir l'enflammer. Un gong retentit de l'autre
côté de la dune. Un timbre grêle y répondit au rez-de-
chaussée de la maison.— Tu dois avoir faim, descendons, fit Reginald.Benoît comprit qu'on ne lui répondrait pas, qu'il serait
vain aujourd'hui d'aller plus avant.
HENRI DAVIGNON.
POÉSIES'"
ÉTÉ
Vous partez. Triste est l'adieu
Malgré le riant visage.
Je suis un enfant bien sage
Qu'il suffit d'aimer un peu.
Vers l'Août qui brille et la joiePuérile de sentir
Le soleil s'appesantirSur la douceur de la soie.
Vous partez. Tendre est l'adieu.
Plaignez-moi, chère égoïste,Car je suis un enfant triste
Qu'il faut consoler un peu.
Clémente soit la lumière
Que contempleront vos yeuxEt vos pas toujours joyeuxSur cette terre étrangère.
(i) Ce» vers sont extraits d'un volume à paraître chez Plon-Nourritsous ce titre : Fihres. M. Jean-Dars a obtenu le prix Sully-Pru-dhomme en décembre dernier.
POÉSIES 341
Moi, je reste ici, là-bas...
(Vous me savez de passage,Mais que votre chère imageD'un jour ne me quitte pas).
C'est l'époque où j'aime entendre
Mes rêves approfondisChanter leur De profundisLentement, d'une voix tendre.
En ces longs jours anxieux
Mon âme est une chapelleOù le souvenir épelle—
Chapelet silencieux.
Tristes ou gais, les jours passent,Tristes souvent, parfois gais,Et les rosaires parfaitsEn mon coeur laissent des grâces...
Je me retrouve meilleur,
Lorsque ma souffrance expire,Et plus digne du sourire
Qui va refleurir mon coeur.
Bientôt un rameau s'agite...Dans le jardin, doucement,L'été s'éloigne, mourant,Et les soirs tombent plus vite.
Alors un souffle très doux
Vient effeuiller dans ma chambre
Les derniers jours de Septembre
Qui me séparent de vous.
342 POÉSIES
L'APPARITION
Ici, tout est si plein de grâce et de mystère,Tant d'élégance a dessiné chaque contour
Qu'une nuit j'aimerais auprès de vous me taire
Jusqu'au jour.
L'ombre d'un grand nocturne entraînerait mon rêve
A travers les reflets de ces miroirs profonds,Dans le parc où fleurit la nostalgique sève
Des beaux sons.
Vous joueriez, vous joueriez ces valses romantiques
Qui font s'évanouir l'âme et ces mazurkas
Où la Mort doucement étouffe des phtisiquesDans ses bras.
Je sentirais alors se disperser mon être
Tout entier par delà le néant des tombeaux.
Un peu de lune écarterait à la fenêtre
Les rideaux...
Et l'immobilité de la chambre endormie
Où l'accord passe avec un reflet de velours
Résignerait mon coeur à laisser fuir la vie
Pour toujours.
Le clavier retiendrait une âme qui soupire.Sur mon front glisserait la blancheur d'une main.
Et mes yeux doucement s'ouvriraient au sourire
De Chopin...
JEAN-DARS.
SURRÉALISME ET CINÉMA
Une technique naît : aussitôt accourent les philosophes,'armés de faux problèmes. — Est-ce un art? — N'est-ce
pas un art? — Est-il digne d'entrer?< Le cinéma, disent les uns, n'est en somme qu'une
photographie perfectionnée. » Et ils refusent ses passe-ports à l'invention nouvelle.
Dans l'autre sens prennent position les outranciersnécessaires. Ils nous disent (i) : « Non seulement 1«cinéma est un art, mais encore il absorbera graduelle-ment tous les autres arts. » Démonstration ; le cinémase substitue à l'architecture (30 mètres de pelliculedressent les palais du Voleur de Bagdad), — à la mu-
sique (20 mètres font gesticuler un jazzband de nègres),— à la danse (25 mètres pour un tango de Valentino).Qu'ils aillent donc jusqu'au bout de leur plaisante lo-
gique et nous persuadent que, dans l'avenir, nos repasseront remplacés par la vision de Chariot et du Kidse partageant un plat de crêpes.
* *
t Comment imaginer l'avenir du cinéma d'après lesconditions profondes de sa technique? »
Voilà une question plus réaliste. Pour en établir la
(1) M. Marcel L'Herbier, dans une causerie faite au Collège de France,répétée à Genève, en octobre 1924, lors de la présentation derinhumaine dans cette ville et publiée auparavant dans la Rewtheidotimime, en 1923.
344 SURRÉALISME ET CINÉMA
légitimité, et lui donner \m commencement de réponse,11suffirait de considérer très rapidement l'évolution des
autres arts.
Nous les voyons, chacun à leur tour, suivre la même
ligne générale :
Ils échappent d'abord à la contamination littéraire
(abandon des tableaux à sujets, de la musique à pro-
gramme) ;Ils renoncent ensuite à la contrainte de la logique, celle-
ci étant considérée comme un élément intellectuel res-
trictif de la liberté sensorielle, pour ne demander leur
loi qu'aux conditions de leur technique (cubisme, impres-sionnisme musical).
(On peut déjà prévoir la troisième étape : avides d'une
suprême liberté, les artistes repousseront le support der-
nier de la technique et réclameront le droit de mettre en
oeuvre, sans contrainte d'aucune sorte, la matière même
qui est à la base de leur art.)Nous ne nous dissimulons pas l'excessive simplifica-
tion de ces vues ni le danger de ces formules ; mais per-sonne ne nous contestera cette conclusion : dans l'évolu-
tion de tout art, il arrive un moment, qu'il y ait lieu
ou non de le déplorer, où les artistes répudient tout com-
mandej»ent de provenance intellectuelle ou logique pour
interroger les possibilités techniques de leur art. Ce mo-
ment nous paraît venu pour le cinéma.
***
Ouvrons ici une courte parenthèse sur un mouvementlittéraire dont les origines ne sont pas récentes, mais quise manifeste actuellement d'une manière assez bruyante.
On connaît l'essentiel des thèses surréalistes (nous en
trouvons une authentique expression dans le Manifestesurréaliste d'André Breton) : l'activité inconsciente de
l'esprit, sur laquelle l'attention générale a été attirée par
SURRÉALISME ET CINÉMA 345
les travaux de professeurs comme Freud ou Babinski,ou les romans d'auteurs comme Marcel Proust, devien-
drait la clef de voûte de la vie spirituelle. Le but prin-
cipal dés artistes serait dorénavant de chercher dans le
rêve une réalité supérieure à celle que nous propose l'exer-
cice logique, donc arbitraire, de la pensée. Le surréalisme
se présente d'une part comme une critique des moyensactuels de la littérature, d'autre part comme un renou-
vellement complet du domaine et des méthodes artistiques,et même, peut-être, comme une rénovation des règles les
plus générales de l'activité humaine : bref, un boulever-
sement absolu de toutes les valeurs.
•*•
Contre le surréalisme (dont on ne saurait d'ailleurs
nier la relative fécondité), on peut penser que les
objections ne manqueront pas. Et M. André Breton se
montre comme enivré des obstacles qui déjà se dressent :« C'est à sa conquête (de la surréalité) que je vais, cer-
tain de n'y pas parvenir, mais trop insoucieux de ma
mort pour ne pas supputer un peu les joies d'une telle
possession. »
Les difficultés possibles nous semblent pouvoir être
ramenées à deux chefs principaux.D'abord, une objection de méthode. Il n'est pas aisé
de déterminer si les surréalistes placent la réalité supé-rieure dans le rêve lui-même, ou dans une sorte d'union,
d'ajustement, difficile à imaginer, des deux états : rêveet réalité. Mais, dans les deux cas, la même objectiongarde sa valeur. Si l'on admet en effet que le rêve cons-titue la réalité supérieure, il y aura, pour atteindre etfixer ce rêve, d'insurmontables difficultés pratiques. Cardès que la conscience réussit à fouiller dans l'inconscient,on ne saurait plus parler d'inconscient. D'autre part, sil'on place la réalité supérieure dans une sorte de fusion
346 SURRÉALISME ET CINÉMA
mystique du réel et du rêve, on ne voit pas par quel biais
on fera communiquer deux domaines incommunicables
par définition. (Notre dessein d'aller vite n'est pas sans
donner ici à notre argumentation une allure trop schéma-
tique. Aussi bien notre vrai objectif n'est-il pas une
critique du surréalisme.)Le second ordre d'objections porte, plus profondément,
sur les ambitions anti-logiques du surréalisme. Les
hommes ont depuis si longtemps l'habitude d'user du
langage pour communiquer entre eux qu'on se demande .s'ils pourront jamais renoncer à cette utilisation. Ce quenous appelons raison est, en somme, la partie de notre
esprit commune à tous les hommes : si elle vient à man-
quer, ne tomberons-nous pas dans un mode d'expressionindividuel et incommunicable? « Je crois de plus en plus,écrit M. André Breton (i), à l'infaillibilité de ma pensée
par rapport à moi-même. » M. André Breton a raison ;
mais, une fois fixé dans son ingénuité absolue ce « méca-nisme scriptural et mental » de M. André Breton, qui n'est
valable que pour M. André Breton lui-même, pourquoile faire imprimer et publier? N'est-ce pas pour quenous établissions, sous un angle quelconque, une com-
paraison entre son esprit et notre esprit, et cette com-
paraison est-elle possible sans quelques repères essentiels
que seule la raison, la logique, peuvent fournir?
.*•
Un fait nous paraît remarquable. Ces objections, quenous venons de formuler rapidement, perdent leur valeur
dès qu'on cransporte les thèses surréalistes dans le
domaine du cinéma. (Que les théoriciens du surréalisme
aient voulu introduire leurs points de vue en littérature,c'est-à-dire là justement où ils sont le plus contestables,
(i) Manifeste du surréalisme, p. 39, note i.
SURRÉALISME ET CINÉMA 347
il ne faut pas trop s'en étonner, la même plume servant
naturellement au théoricien et au poète.) Appliquée à la
technique du cinéma, la thèse surréaliste ne nous frappe
plus que par sa justesse et sa fécondité.
L'objection de méthode (difficulté de fondre dans un
même plan le conscient et l'inconscient) ne vaut pas pourle cinéma, dont le spectacle constitue justement une hal-
lucination consciente.
Entrons dans une salle où la pellicule perforée grésilledans l'obscurité. Dès l'entrée, notre regard est guidé
par le faisceau lumineux vers l'écran où, deux heures
durant, il restera fixé. La vie de la rue n'existe plus.Nos affaires s'évanouissent, nos voisins disparaissent.Notre corps lui-même subit une sorte de dépersonnalisa-tion temporaire, qui lui ôte le sentiment de sa propreexistence. Nous ne sommes plus que deux yeux rivés à
dix mètres carrés de toile blanche.
Mais gardons-nous de vagues analogies. Il convient ici
d'entrer dans le détail.
M. André Breton, voulant établir la supériorité du
rêve, écrit : « L'esprit de l'homme qui rêve se satisfait
pleinement de ce qui lui arrive. L'angoissante questionde la possibilité ne se pose plus (i). » Et il interroge :
< Quelle raison, je le demande, raison tellement plus large
que l'autre, confère au rêve cette allure naturelle, me
fait accueillir sans réserve une foule d'épisodes dont
l'étrangeté à l'heure où j'écris me foudroierait? (2) »
La réponse à cette question réside dans ce que Taine
appelait le « mécanisme réducteur des images ». Lorsquenous sommes éveillés, les images jaillies de notre imagina-tion ont une couleur pâle, anémique, qui fait ressortir,-
par contraste, la vigueur et le relief des images réelles,c'est-à-dire de celles qui nous viennent par nos sens : et
(1) Manifeste du surréalisme, p. 22.
{2) loti., p. 33.
348 SURRÉALISME ET CINÉMA
cette différence de valeur suffit à nous faire distinguerle réel de l'imaginé. Quand nous dormons, nos sens
chôment, ou du moins leurs sollicitations ne franchissent
pas le seuil de notre conscience, et, le contraste réducteur
n'existant plus, les séries imaginaires accaparent le pre-mier plan ; comme rien ne les contredit, nous croyons à
leur existence absolue.
Éveillés, nous concevons à la fois le réel et le possible,tandis que dans le rêve, nous ne concevons que le pos-sible. Les surréalistes voient un avantage là où, jusqu'àeux, on s'accordait à voir une infériorité. Sans discuter
la légitimité de ce paradoxe, revenons au cinéma. Nous
voyons que tout un ensemble de conditions matérielles
y conspire à détruire le « mécanisme réducteur des
images ». L'obscurité de la salle annihile la concurrence
des images réelles qui contrarieraient celles de l'écran. Il
importe également d'écarter les impressions qui pour-raient nous venir par d'autres sens : qui n'a remarqué le
caractère particulier de la musique au cinéma? Elle sert
avant tout à abolir un silence qui nous permettrait de
percevoir ou d'imaginer des phénomènes auditifs d'ordre
réaliste, dont souffrirait l'unicité nécessaire de la vision.Et quel spectateur n'a été parfois gêné de l'attention
qu'il prêtait, malgré lui, à la musique, durant le déroule-ment du film? En réalité, la seule musique qui con-viendrait au cinéma serait une sorte de bruit continu,harmonieux et monotone (comme le ronflement d'un
ventilateur), dont l'effet serait d'obturer, en quelque sorte,le sens de l'ouïe, tout le long du spectacle.
On objectera que ce sont là des conditions communesà tout spectacle et que, dans toute salle de théâtre, onfait l'obscurité pour faciliter la concentration, sur la
scène, de l'attention des spectateurs. Mais remarquonsque les êtres qui évoluent sur la scène d'un théâtre pos-sèdent une réalité charnelle que fortifie le trompe-l'oeildu décor ; ils ont le relief, ils vivent parmi les bruits de
SURRÉALISME ET CINÉMA 349
la vie normale; nous les acceptons comme nos frères,comme nos semblables, tandis que le cinéma prétend à
donner l'illusion de la réalité au moyen d'un simulacre
d'ordre uniquement visuel. Une hallucination véritable
est ici requise, que tendent à renforcer les autres condi-
tions du cinéma, de même que, dans le rêve, les imagesmouvantes se succèdent sans relief, sur un plan uniqueartificiellement délimité par un rectangle qui est comme
une trouée géométrique sur le royaume métapsychique.L'absence de couleur, le blanc et noir, représente aussi
une simplification arbitraire analogue à celles que l'on
rencontre dans les rêves. Remarquons encore que la suc-
cession même des images au cinéma a quelque chose
d'artificiel qui nous éloigne de la réalité. La persistancedes images lumineuses sur la rétine, qui est la base phy-
siologique du cinéma, prétend nous présenter le mouve-
ment avec la continuité même du réel ; mais, en fait,nous sentons bien qu'il y a là une illusion, un artifice
sensoriel dont nous ne sommes pas absolument dupes.Le rythme profond des êtres que nous voyons se mou-
voir à l'écran possède je ne sais quoi de saccadé dans le
silence, qui les fait parents des personnages qui hantent
nos rêves.
Ajoutons une dernière analogie. Au cinéma, comme
dans le rêve, le fait règne en maître absolu. L'abstrac-
tion perd ses droits. Aucune explication ne vient légi-timer les gestes des héros. Les actes succèdent aux actes,
portant en eux-mêmes leur justification. Et ils se suc-
cèdent avec une telle rapidité que nous avons à peine le
temps d'évoquer le commentaire logique qui pourraitles expliquer, ou tout au moins les relier.
(Considérations assurément sommaires, mais qui nous
permettent, dès maintenant, de faire justice de certaines
illusions sur l'opportunité d'adjoindre au cinéma des
i perfectionnements » tels que la couleur, le relief, ou
quelque synchronisme auditif. Avec le blanc et noir, sans
35° SURRÉALISME ET CINÉMA
relief ni accompagnement sonore, le cinéma a trouvé sa
vraie technique. Essayer de le « perfectionner » dans un
sens qui voudrait le rapprocher de la réalité ne pourrait
que contrarier et ralentir son évolution authentique.)Le cinéma constitue donc une hallucination consciente
et utilise cette fusion du rêve et de l'état conscient quele surréalisme voudrait voir réalisée dans le domaine lit-
téraire. Ces images mouvantes nous hallucinent, mais en
nous laissant une conscience confuse de notre personna-lité et en nous permettant d'évoquer, si c'est nécessaire,les disponibilités de notre mémoire. (En général, d'ail-
leurs, le cinéma n'exige de nous que juste ce qu'il faut de
souvenirs pour lier les images.)
*.
Le cinéma n'échappe pas moins victorieusement au
second ordre de difficultés que soulève le surréalisme.
Si une répudiation totale de la logique est interdite
au langage, né de cette même logique, le cinéma peut se
la permettre sans contrevenir à une inéluctable nécessité
interne.
« L'image la plus forte est celle qui présente le degréd'arbitraire le plus élevé », déclare M. André Breton (i),
qui cite, parmi des exemples, cette image de Philippe
Soupault :
« Une église se dressait, éclatante comme une cloche, t
Qui ne voit que le mot église étant enclos, par la vertu
du langage, dans un réseau de relations logiques, de même
que le mot cloche, le seul fait de prononcer ces deux mots,
pour les comparer, évoque ces deux réseaux et nous con-
seille de les faire coïncider? Et comme ils ne sont pas jux-
taposables, le lecteur répugne à accepter la comparaison.Par contre, que le cinéma nous montre une église écla-
\i) Manifeste du surréalisme, p. 60.
SURRÉALISME ET CINÉMA 351
tante, puis, sans transition, une cloche éclatante, et
notre oeil acceptera cette succession ; ce sont deux faits
auxquels il assistera, deux faits qui portent en eux-
mêmes leur justification. Et si les deux images se suc-
cèdent avec la rapidité voulue, le mécanisme logique quichercherait à rapprocher par quelque biais ces deux objetsn'aura même pas le temps d'être déclanché. On n'aura
que la vision presque simultanée des deux objets, c'est-à-
dire exactement le processus cérébral qui a suggéré à
l'auteur sa comparaison.Dans le langage, la donnée première est toujours' la
trame logique. L'image naît à propos de cette trame et s'yajoute pour l'orner, pour l'éclairer. Au cinéma, la donnée
première est l'image, qui, à l'occasion, et point néces-
sairement, entraîne à sa suite des lambeaux rationnels.Les deux processus, on le voit, sont exactement in-
verses.
*\
Ce qui précède tend à montrer non seulement quel'application des idées surréalistes au cinéma échappeaux objections qu'on peut adresser au surréalisme lit-
téraire, mais encore que la surréalité représente un
domaine tout indiqué au cinéma par sa technique.
Que l'on parcoure ces poèmes rêvés que M. André
Breton a réunis, sous le titre de Poisson soluble, à la suite
de son Manifeste, et l'on dira si le plus sûr moyen de les
faire accepter du public ne serait pas de les traitercomme des scénarios de cinéma.
Les aventures de cette caisse traversée de bras humains,dévalant les côtes, heurtant « les arbres qui lui font un
grand soleil bleu », puis échouant au premier étage d'un
hôtel misérable, et qui se trouve ne contenir que de
l'amidon (i), et le mystérieux voyage de cette barque,
(i) André BRBTON, Manifeste du surréalisme, Poisson soluble, p. 106.
35* SURRÉALISME ET CINÉMA
qui est la tombe du poète, après la fermeture du cime-
tière (i), et les tribulations du réverbère baladeur (2),et la poursuite de cette femme qui laisse entre les
mains de l'amoureux un voile, source de miracles et de
félicités inexprimables (3), autant de merveilleuses
histoires dont les anacoluthes nous choquent inévita-
blement à la lecture, mais qui, portées à l'écran, seraient
peut-être acceptées avec ravissement par le spectateur.Celui-ci ne verrait plus dans les défaillances logiquesdont elles fourmillent que mille détails, comiques ou
étranges, également ingénieux.
•%
11 serait temps que tels cinéastes voient nettement
quels profits de toute sorte ils trouveront à ouvrir à leur
art les régions inexplorées du rêve. Cela n'a été fait
jusqu'à présent que fragmentairement et comme paraccident. Qu'ils n'hésitent plus à marquer leurs produc-tions des trois caractères essentiels du rêve, qui sont d'être
visuel, illogique et pénétrant.
** *
VISUEL.
Le cinéma l'est déjà, par la force des choses.Il le restera exclusivement.
(Rien à craindre pour lui, répétons-le, des tels ridicules
petits essais de synchronisme phonographique.)
*
ILLOGIQUE.Tout ce qui subsiste de niaiserie au cinéma se rattacheun respect périmé de la logique.
(1) André BRETON, Poisson soluble, p. 118.
(2) Ibid., p. 128.
(3) Ibid., p. 141.
SURRÉALISME ET CINÉMA 353
Le sentimentalisme est le respect de la logique dans
l'ordre des sentiments. (Toute élégance, toute désinvol-
ture résulte de la rupture d'un ou plusieurs maillons dans
la chaîne traditionnelle des sentiments.)Le « feuilleton » est le respect de la logique dans l'ordre
des épisodes. (J'appelle « feuilleton » une suite d'évé-
nements tels que, posés les personnages et la situation
initiales, le déroulement intégral de l'action peut être
prévu par un concierge de l'espèce moyenne.)La lenteur est le respect de la logique dans l'ordre des
situations et des gestes.Etc.
***PÉNÉTRANT.
Mais si l'on ne porte à l'écran que des séries d'images
illogiques, assemblées selon les plus capricieuses sug-
gestions des associations d'idées, ne risque-t-on pas de
rebuter le public?Nous répondrons d'abord que nous ne traçons ici
qu'une direction possible du cinéma. D'autres voies res-
teront ouvertes à côté de celle-là. L'éducation du publicse fera peu à peu.
Ensuite nous admettons la nécessité de ne pas perdre
pied dans l'incolj érence absolue. L'homme ne s'intéresse
qu'à ce qui lui ressemble. Je m'intéresse à mes rêves,
malgré leur incohérence, parce qu'ils viennent de moi,
parce que je leur trouve une qualité particulière, tenant
sans doute à ce que j'y reconnais des éléments de ma
vie passée, mais arbitrairement assemblés. Ces souvenirs
m'appartiennent ; mais j'ai de la peine à les identifier.
C'est ce que je définis, faute de mieux, par l'expression :
le rêve est pénétrant.Cette propriété du rêve, on le voit, est strictement
personnelle. Comment un film, qui s'adresse à des mil-
liers de spectateurs, saurait-il être pénétrant?C'est ici le lieu de réintroduire le sens de l'humain.
R. H. 1925. — II, 3. 13
354 SURRÉALISME ET CINÉMA
Un point de départ légitime du surréalisme est cette
observation que tout ce qui sort d'un cerveau, serait-ce
sans formule logique, révèle immanquablement la sin-
gularité de ce cerveau. L'homme garde sa personnalité,même (et peut-être surtout) dans ses productions les
plus spontanées.Un film aura donc un caractère suffisamment péné-
trant et humain du seul fait qu'il sera sorti du cerveau
d'un de mes semblables.
Il est vrai que nous nous heurtons ici à une sérieuse
difficulté. Dans l'état actuel du cinéma, un film n'a pasun auteur, il en a deux, trois, dix, cinquante. Un pre-mier créateur fournit le scénario, qui consiste habituel-
lement en une donnée assez sommaire. Ce scénario est
repris par le metteur en scène, qui le développe, l'en-
richit de trouvailles de détail, bref le fait descendre dans
le plan des réalisations matérielles. Il resterait à noter
l'apport de chaque artiste, les suggestions des costu-
Tsuers et accessoiristes, les exigences des spécialistes de
l'éclairage. Au cours d'une collaboration aussi multiple,l'oeuvre ne risque-t-elle pas de perdre cette qualité péné-trante qu'elle devait à l'individualité de l'auteur, à la
singularité de la conception première?Cette difficulté, croyons-nous, n'est que provisoire et
tend déjà à disparaître. Elle tient aux conditions excep-tionnelles créées par la croissance trop rapide du cinéma.Le cinéma a rencontré dès ses débuts (il est à peine âgéde trente ans) un tel succès qu'il a dû faire face à des
demandes disproportionnées avec ses moyens. Le public
exige chaque semaine des oeuvres nouvelles. Pour les
établir, on se met à plusieurs. On enrôle qui l'on peut.Laissons à la division du travail et aux spécialisationsnécessaires le temps de se déterminer. Alors le cinéaste,
partant de la cellule originale, de l'idée mère jaillie de
son cerveau, pourra la conduire, grâce à une technique.dont il devra être maître, jusqu'aux réalisations de
SURRÉALISME ET CINÉMA 355
l'écran, sans que cette idée soit gâtée par une organi-sation commerciale pressée de l'exploiter. Ce jour-là,le cinéma aura ses artistes, et la question « si le cinéma
est un art » recevra de ce fait une réponse affirma-
tive difficile à contester.
*
Les cinéastes commencent à apercevoir quelquesvérités.
On relèverait sans peine dans leurs plus récentes pro-ductions des indices qui confirmeraient nos prévisions.Mais ce Merveilleux où le cinéma trouvera sa véritable
langue, avec quelle gaucherie en est-il encore à le parler !
La réussite viendra-t-elle du côté du film comique? Nousavons le souvenir de certains films américains, presquesans sous-titres, et où des girls, des êtres irresponsables,des animaux se laissent aller aux caprices de la plusréjouissante fantaisie. Les derniers « Chariot » ne tra-
hissent-ils pas le souci de dresser un décor simplifié
qu'aucun détail trop précis ne viendrait localiser (Chariotétant universel, les lieux où il évolue ne doivent êtred'aucun pays), — et aussi la préoccupation de créer une
atmosphère de rêve qui favorise la crédibilité, et rende
vraisemblables les gestes extraordinaires du disgraciéà la petite moustache et aux grands pieds. Que l'on se
rappelle dans The Pilgrim cette étrange chapelle,
peuplée d'étranges fidèles, où Chariot faux pasteur faitcet étrange sermon ; et, dans Pay-Day, le retour, aprèsles libations, de Chariot maçon vers le logis lointain,
impossible à atteindre, et cette pluie de cauchemar, et
ces vaines, irréelles tentatives d'ivrogne pour monter
dans un tramway sans patrie qui toujours échappe,
chargé de clients éternels, sur un fond de nuit anonyme,A côté du Merveilleux burlesque, qui est la véritable
atmosphère de Chariot, il y a place pour un Merveilleux
356 SURRÉALISME ET CINÉMA
féerique, que certaines bandes commencent à nous
montrer, et dont deux éléments essentiels seraient la
géométrie de la ligne et l'illogisme du détail.
Le Merveilleux au cinéma, ne pouvant utiliser les res-
sources infinies de la couleur, devra surtout compter sur
celles de l'éclairage et des lignes. Comme aucune lignen'est absolument géométrique dans le monde où nous
vivons, une stylisation résolument géométrique crée
déjà une atmosphère surprenante.Dans le Voleur de Bagdad, par exemple, deux détails
frappent puissamment l'esprit du spectateur : la portede la ville qui s'ouvre et se ferme par la disjonction etl'emboîtement de panneaux aux découpures régulières,et la chevauchée de Douglas monté sur un cheval anky-losé planant au-dessus de nuages irréels. Ces deux détailsont l'artifice manifeste, admirable, du rêve.
Par contre, dans le même film, les maladroits Améri-
cains voulant figurer un monstre, ont laborieusementcherché la vraisemblance et dressé une sorte d'énorme
lézard, au lieu de découper un être nettement fantastique,
par larges plans, dans un carton géométrique. Même
maladresse des Allemands, par excès d'adresse, lors-
qu'ils ont voulu représenter le cerbère qui garde le burgde Brunhild (dans les Niebelungen). Us ont construit
une machine compliquée, naïvement réaliste, dans
laquelle seize hommes font mouvoir un mécanisme
colossal. Que d'efforts et d'argent dépensés, non pas en
vain, mais à côté I
Nous trouvons du moins une réussite dans ce décor de
laboratoire que Fernand Léger a dessiné pour l'Inhu-
maine de Marcel L'Herbier. L'impression est saisissante,
lorsque ce décor cubiste vit et s'anime dans une frénésie
intelligente de toutes les machines appliquées à ressus-
citer la femme aimée.
Citons encore une fois M. André Breton : « Si char-
mants soient-ils, l'homme croirait déchoir à se nourrir
SURRÉALISME ET CINÉMA 357
de contes de fées, et j'accorde que ceux-ci ne sont pastous de son âge. Le tissu des invraisemblances adorables
demande à être un peu plus fin, à mesure qu'on avance^et l'on en est encore à attendre ces espèces d'arai-
gnées (i)... » La finesse de ce tissu, c'est à quoi nous pen-sons en réclamant l'illogisme du détail. Ce n'est pas sans
une peine inouïe que l'homme, écrasé par une millénaire
hérédité logique, renoncera au principe d'identité. Le
féerique américain, tel que nous le trouvons dans ce
même Voleur de Bagdad (tapis volants, flammes et
monstres), n'est pas beaucoup plus courageux que celui
de Perrault dont les fées n'allaient pas jusqu'à trans-
former la citrouille en cheval et le rat en carrosse, tirant
prudemment l'animal de l'animal, et l'objet de l'objet.« Il y a, ajoute M. André Breton, des contes à écrire pourles grandes personnes, des contes encore presque bleus. »
Ces contes, qui les écrira, sinon le cinéma?
Les pages qui précèdent ne visent, répétons-le, qu'à
suggérer au cinéma une direction possible.Sur les concessions nécessaires au goût du public, nous
ne croyons pas utile d'insister. Il y aura toujours assez
d'industriels pour maintenir les vieilles traditions et con-
tinuer à adapter des romans, qu'ils feront jouer par des
champions de boxe et par les plus belles midinettes de
France.
Ce que le cinéma a réalisé depuis un quart de siècleautorise tous les espoirs. On ne lutte pas contre les
forces de l'esprit.
JEAN GOUDAL.
(i) Manifeste du surréalisme, p. 26.
RAPPEL AUX PRINCIPES
Il est surprenant que nul n'ait encore songé à sou-
ligner combien les temps présents ressemblent aux
phases les plus douloureuses de la guerre. Mêmes ten-
dances des assemblées politiques, même disproportionentre la grandeur des événements et ceux qui, de parleurs fonctions, devraient y faire face : un pays qui pro-
digue les sacrifices pour conjurer le péril financier avec
autant d'abnégation qu'il a, cinquante mois durant,versé son sang pour vaincre ; mais qui, pour son malheur,
aujourd'hui comme hier, est gouverné ou représenté pardes hommes également incapables d'oser et de vouloir !Rien n'atteste mieux que, dans l'enthousiasme du
triomphe final, la démocratie aussi légère que le Grand
Roi tancé par Bossuet — Et nunc erudimini! — a oublié
la sanglante leçon de l'histoire. Sinon pourrait-on voir
s'agiter de part et d'autre sur le devant de la scène tant
de figurants vieillis de la comédie tragique de 1914-1917?
La face du monde a eu beau changer ; eux, ils n'ont
rien appris et ils continuent comme devant leurs petites
opérations de commodité personnelle qu'ils ne se mettentmême pas en peine de colorer de considérations de prin-
cipe. Aussi conçoit-on que l'opinion, trop vite portée àattribuer aux institutions la responsabilité de ses propresfautes, se désintéresse d'un jeu dont les résultats ne sau-
raient en aucun cas apporter de remède aux maux de
RAPPEL AUX PRINCIPES 359
l'heure. Qu'importe en effet qu'à M. Herriot, dont l'insuf-
fisance n'aurait plus dû faire de doute après sa faillite
au ministère du Ravitaillement, succède M. Painlevé?
Si on avait pu garder des illusions sur le compte de
l'ancien ministre de la Guerre qui avertit l'ennemi, du
haut de la tribune, après l'échec de l'offensive du 16 avril,
que nous renoncions pour de longs mois à toute attaquede grande envergure, il. suffirait de le voir « présider »
pour être édifié sur ses qualités de pondération et de
sang-froid. Quant à ses adversaires qui, à l'occasion de
l'élection à la présidence de la Chambre, se sont pitoya-blement essayés à faire grève autour des urnes plutôt
que de lui opposer un concurrent, au grand jour d'une
publicité moralisatrice, quelques-uns d'entre eux ne
furent-ils pas tour à tour ses collègues au Comité de
Guerre, ses ministres, ou encore ne votèrent-ils pas pourlui, lorsqu'il Vengeait l'honneur outragé du commandi-
taire d'Almereyda? C'est ce qui explique l'indifférence
excessive avec laquelle, malgré la gravité des circons-
tances, sont trop souvent accueillies les protestations de
la minorité. M. Romier traduisait exactement le senti-
ment public, lorsqu'il demandait quelle attitude elle
adopterait au cas où M. Briand viendrait à former un
cabinet de concentration.
Sans doute, M. Millerand et les anciens collaborateurs
qui se sont groupés autour de lui ont sur d'autres, quin'ont rompu le silence que pour courir ignominieusementau secours du plus fort, la supériorité de se battre. Pour
cela, quelles qu'aient pu être leurs fautes passées, on
aurait mauvaise grâce — à moins de ne prétendre à une
infaillibilité toujours contestable — à énerver leur
action. Mais on concevra que certains de ceux qui avaient
prévu la défaite du n mai hésitent à lier ouvertement
parti avec ceux qui, au lieu de vouloir rester systématique-ment dans l'opposition durant toute la législature,semblent en quête du premier prétexte pour rentrer dans
3ÔO RAPPEL AUX PRINCIPES
le giron de la majorité. Plus d'un article de M. FrançoisPoncet n'a-t-il pas, hélas ! laissé cette impression?
D'ailleurs, au même moment, M. Le Trocquer, quis'était déjà présenté aux dernières élections législativescontre ses meilleurs amis politiques et qui est un des prin-
cipaux inspirateurs de la Ligue, ne s'est-il pas joyeusementassocié à l'amnistie par laquelle on rendait à M. Caillaux
et à près de vingt mille repris de justice la plénitude de
leurs droits civiques? Certes, quelque excessive que fut
cette amnistie, dont M. Uhry a pu légitimement dire
qu'elle était la plus étendue qui eût jamais été votée,elle avait été sérieusement amendée par le Sénat quin'avait pas consenti à imposer aux compagnies des che-
mins de fer la réintégration de tous les révoqués de 1920,et il pouvait paraître opportun de seconder les velléités
d'indépendance de la haute Assemblée. De ce point de
vue, la réélection de M. de Selves, avec une majorité sen-
siblement accrue, aura constitué un nouvel et heureux
symptôme. Toutefois on ne comprend pas que les adver-
saires du Cartel tardent davantage à abroger la loi élec-
torale de 1919. Le bon sens ne leur en fait pas seulementun devoir — il est pour le moins insensé de fausser le régime
représentatif au point de couper presque tout contactentre le pays et ses mandataires et de décapiter la plu-
part des partis en livrant leurs chefs en holocauste aux
trahisons de leurs colistiers ! — mais c'est encore une impé-rieuse nécessité, car tout effort d'opposition appuyé surle Luxembourg doit aboutir logiquement à la dissolution.Et le Sénat ne consentira pas à la voter aussi longtemps
qu'on n'aura pas rétabli le scrutin uninominal. Le gou-vernement ne s'y méprend pas. Du reste, la première
conséquence du retour à l'arrondissement ne serait-elle
pas d'opposer les unifiés aux radicaux-socialistes dansla plupart des départements? Il est vrai qu'ils auraient
toujours la ressource de s'unir au second tour contre
l'ennemi commun. Néanmoins il suffirait que sur quelques
RAPPEL AUX PRINCIi'ES 36*'
points du territoire la concentration ne s'exécutât pasavec une discipline parfaite pour que le Cartel fût irrémé-
diablement brisé. La commission du suffrage universel
qu'il préside a donc eu beau émettre les votes les pluscontradictoires, M. Varenne, qui ne s'inspire pas exclusi-
vement de considérations doctrinales, est resté irréducti-
blement hostile à la réforme électorale. Et M. Herriot,
qui l'avait pourtant formellement promise par la déclata-
iion ministérielle, s'est jusqu'ici abstenu d'en réclamer
l'inscription à l'ordre du jour. C'est trop naturel ! On ne
trouve pas souvent une majorité ou un gouvernement
pour se suicider par persuasion.Mais que penser des membres de l'opposition qui
favorisent une telle manoeuvre? Comment peut-on se
flatter d'atteindre certaines fins, si on n'en veut pas les
moyens? Il n'y aurait d'excuse à cette attitude que s'il
était permis de réaliser la justice électorale avec le con-
cours des socialistes et des communistes, qui demeurent
unanimement épris de la R. P. Mais l'importance de la
majorité (225 voix contre 27), qui s'est groupée au Sénat
en faveur de l'arrondissement — M. Poincaré n'en a-t-il
pas été réduit à s'abstenir une fois de plus? — atteste
que si la Chambre ne revient pas purement et simple-ment à la loi de 1889, l'accord ne se fera pas entre
les deux Assemblées et que nous garderons le même mode
de scrutin. Or qui est-ce qui en sera victime? Sera-ce la
majorité qui, par sa seule présence au pouvoir, a gagné le
concours de la grande presse dont l'influence est prépon-dérante avec la loi actuelle? Sera-ce la minorité qui auravolontairement renoncé au bénéfice moral d'abolir un
système électoral justement détesté des masses popu-laires? La question ne peut même pas se poser, puisquele maintien du statu quo exclut l'éventualité de la disso-
lution et expose le pays à endurer encore pendant trois
années le régime du Cartel.— «Pure chimère, objectent ces étranges opposants. Un
3Ô2 RAPPEL AUX PRINCIPES
tel risque est des plus aléatoires. L'union contre nature
des radicaux et des socialistes ne saurait se prolonger.
Que demain M. Herriot soit renversé, si son successeur
est imbu des saines traditions, l'inévitable divorce entre
un parti patriote et un parti internationaliste, entre les
partisans et les adversaires de la propriété individuelle
se produira. Les unifiés quitteront fatalement la majoritéet .le gros des radicaux aura vite fait d'aller rejoindre le
centre pour reconstituer le bloc républicain depuis trop
longtemps morcelé, s M. Poincaré ne tenait guère un
autre langage sous la législature précédente. Quand des
orateurs le pressaient de choisir entre deux formules
politiques diamétralement opposées et également nettes,
qui avaient été tour à tour symbolisées au pouvoir parM. Méline et par M. Combes, il en esquissait vaguementune troisième et essayait de justifier ses offres successives
de portefeuilles aux protagonistes du Cartel des gauchesen faisant l'éloge facile de M. Thiers ou celui, plus original,d'Alain Targé. Mais jamais, en trente mois de gouver-
nement, il ne s'est publiquement solidarisé avec sa
majorité ; il n'a voulu se proclamer le chef du Bloc
national. On sait ce qui en est résulté. Cependant la
minorité, rebelle à tout enseignement, a confié le soin
de ses destinées aux artisans de sa débâcle. De là, la
réédition des manoeuvres dont on avait souvent eu le
dégradant spectacle pendant le drame de la guerre mon-
diale. On ne combat pas au grand jour, on essaye uni-
quement d'user l'adversaire ; au besoin même, on colla-
bore avec lui pour mieux tromper sa confiance; mais
quoi qu'il advienne, on se garde de l'irréparable. Ne vous
étonnez pas dès lors de la timidité avec laquelle on s'est
élevé contre la reconnaissance par voie de circulaire des
syndicats de fonctionnaires, contre la reprise des rela-
tions avec la Russie des Soviets ou le projet de reddition
de la flotte Wrangel. On a bien pu rédiger de virulentsmanifestes ; toutefois leurs auteurs se sont prudemment
RAPPEL AUX PRINCIPES 363
abstenus de les porter à la tribune. N'est-ce pas ainsi
qu'il y a quelque dix années, les mêmes — toujours ! —
qui votaient en séance publique des ordres du jour enthou-
siastes, erraient lamentablement dans les couloirs en se
plaignant de l'insuffisance du haut commandement et
de l'impréparation militaire ou diplomatique dans
laquelle l'ennemi nous surprenait? Et entre temps, avec
le concours d'un chef de l'État, trop enclin à confondrela parole avec l'action, M. Briand succédait à M. Vivianisans que celui-ci eût été renversé ; M. Ribot préparaitson minktère en aidant à démissionner son propre pré-sident du Conseil ; M. Painlevé était égaré à la tête du
gouvernement jusqu'à ce qu'au bord de l'abîme, on fût
tout d'un coup acculé à ce dilemme tragique : soit la paixet l'hégémonie allemande soit la guerre jusqu'à la victoire
finale... ou bien la mort.
C'est le front, comme M. André Foucault vient de le
rappeler dans un livre d'une haute portée civique (1),
qui, à ce moment, a relevé le moral des dirigeants et
leur a imposé la voie devant laquelle ils reculaient depuis
près de quarante mois. De même aujourd'hui, l'opposi-tion est bien plutôt dans le pays que dans les Assem-
blées. De là l'importance que le gouvernement attache
à toute campagne de presse et aussi... certains de ses
réflexes. Il sait bien qu'il ne peut encourir aucun danger
parlementaire du fait d'adversaires qui ne sont même
pas capables de répondre sur-le-champ, quand on leur
demande compte des arn.oments de l'Allemagne, ou
quand les amis des assassins de Marseille les accusent
d'être les véritables fauteurs coupables des incidents
sanglants de Douarnenez. Des muets ou des absents, —
car, de l'aveu de M. Dollius dans l'Avenir, les députésde la minorité sont beaucoup moins assidus aux séances
que ceux de la majorité — ne sont pas à craindre. Par
(1) Le bain de sang, roman d'un guerrier, par André FOUCAULT,édition Baudinière, Paris.
364 RAPPEL AUX PRINCIPES
contre, l'opinion, elle, est inquiète, mouvante, impression-nable. L'augmentation constante du coût de la vie, la
baisse des rentes qui a fait perdre à l'épargne plusieursdizaines de milliards depuis le n mai, la perception des
nouveaux impôts que le Cartel n'a pas votés mais qu'iln'a pas non plus abrogés, et qu'on lui reproche (commeon avait jadis imputé au Bloc national la responsabilitéde la taxe sur les salaires qui avait été établie longtempsavant les élections du 16 novembre) ont créé un profondmalaise dont témoigne l'élection du Loir-et-Cher. Il
n'est aucun préfet qui en fasse mystère. Pu reste les
résultats du dernier emprunt, que connaissent tous les
financiers étrangers, mais qu'on laisse obstinément
ignorer — et pour cause — à nos concitoyens, sont assez
suggestifs. N'en déplaise à M. Briand, le Cartel n'a cepen-dant pas cru devoir renoncer à une mesure qui aura, dans
les circonstances actuelles, les plus funestes effets. Périsse
le pays, plutôt que le parti !
Sans doute l'exercice 1925 est le plus lourd auquel le
Trésor ait jamais eu à faire face, puisque, d'après les cal-
culs du rapporteur général de la Commission des finances
au Sénat, M. Henry Bérenger, plus de cent milliards de
bons environ viennent à échéance d'ici le mois de
décembre. Et si c'est par la contrainte qu'on peut pré-tendre à faire rentrer les impôts, c'est seulement par la
confiance qu'on obtiendra des porteurs qu'ils n'exigent
pas le remboursement de leurs titres de créances. Ne
fût-ce que pour cela, la rupture avec le Vatican constitue
une très lourde faute.
Mais M. Briand, l'ancien rapporteur de la loi de Sépa-ration, avait-il le droit d'ignorer quelles seraient les con-
séquences d'élections cartellistes quand il les préparait
par son discours de Carcassonne? N'avait-il pas assez
d'avenir dans l'esprit pour prévoir que le premier soin
des radicaux-socialistes, s'ils entraient en majorité à la
Chambre, serait, avant d'entreprendre toute réforme fis-
RAPPEL AUX PRINCIPES 365
cale, économique ou sociale, de faire, quoi qu'il dût
advenir, de l'anticléricalisme à outrance? C'est en partie
pour cela qu'ils avaient vaincu; ce n'est qu'à ce prixaussi — que M. Briand consulte au besoin certains de
ses meilleurs amis qu'il n'est pas parvenu à convaincre 1— qu'ils pouvaient espérer se maintenir.
L'honneur comme l'intérêt politique condamnent ledilettantisme trop facile, qui consiste à changer au hasarddes variations de fortune. « L'histoire n'est qu'un vaste
cimetière, a dit M. Briand. Les idées, les principes, sion s'y laisse enfermer, a-t-il ajouté, sont parfois des for-
mules de stérilité. » ...« Une seule chose compte, la réa-
lité. » Machiavel ne fut pas plus cynique ; et encore se
flattait-il moins de donner des conseils que d'indiquerquels avaient été, selon César Borgia, les préceptes ,del'art de réussir. Tel reniement, qui peut accidentellement
servir la carrière d'une puissante individualité, compro-mettrait à jamais l'avenir d'un groupement. On conçoit
qu'en raison même de son manque absolu de scrupules,un politicien retors, prompt à s'adapter aux conditions
les plus diverses, n'essuie de toute sa vie aucun échec ;tandis qu'il n'est pas d'exemple de majorité qui ne soit— momentanément au moins — devenue minorité.
Voyez plutôt dans le Royaume-Uni où le jeu normal du
parlementarisme a longtemps abouti au gouvernementalterné des wighs et des tories! Il faut donc que celui quela confiance de ses collègues a chargé de les diriger ait
assez la maîtrise de lui-même pour envisager au zénith du
triomphe l'éventualité de la défaite. C'est par là, et non
par sa puissance d'oubli, que se distingue le véritable
homme d'État. Toutefois celui-là ne prend le pouvoir
qu'afin d'y réaliser le programme pour lequel il a lutté
dans l'opposition et auquel, tel le lierre au chêne, il reste
rivé à travers tous les remous de la tempête. Qu'importedès lors qu'il vienne un instant à succomber ! Son auto-
rité, celle de son parti ne seront pas diminuées ; il aura
366 RAPPEL AUX PRINCIPES
sûrement sa revanche, pour peu qu'il ne s'abandonne pas.Mais encore un coup, pourquoi? Parce qu'il n'a jamaislaissé porter atteinte au roc. C'est ce qu'en dépit des adju-rations de leurs meilleurs amis, les élus du 16 novembre,
qui se croyaient des députés de droit divin, n'ont pas
compris lorsqu'ils ont voté des projets suicidaires de des-
saisissement parlementaire. Aussi le Cartel victorieux ne
s'est-il pas mis en frais d'explication pour violer la Cons-
titution et légiférer par voie de circulaires.
M. Herriot ne s'est pas gêné, malgré cela, pour se
qualifier de « doctrinaire ». Le propos ne laisse pas d'être
audacieux à l'heure où la France subit de nouveau la
honte du régime des fiches. Vous croyiez peut-être jusque-là qu'en république tous les Français devaient, en vertu
de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen,être traités sur un pied d'égalité. Quelle erreur ! Il n'y a
qu'un droit qui leur soit commun : celui de payer l'impôt
d'argent et l'impôt du sang. Mais il est formellement
interdit de penser autrement que la majorité, sous peinede se voir priver de toute satisfaction d'intérêt général. Ainsi
en a-t-il été décidé d'ordre de la rue de Valois. Et il est
dès maintenant tel conseil municipal dont, en vue de la
consultation prochaine, on a systématiquement retardé ou
fait échouer les projets parce qu'il n'était pas exclusive-
ment composé de cartellistes. Est-ce pour en arriver là
que le parti républicain a constamment lutté pour affran-chir les communes de la tutelle du pouvoir exécutif et lui
a retiré la nomination des maires?
M. Combes lui-même, au iemps où florissait la sinistre
pratique des dossiers Carlhage et Corinlhe, ne s'était pasavili, comme dans certaine circonstance que nous pour-rions préciser, jusqu'à priver une commune d'eau po-table pour la châtier du choix de ses représentants. Il
aura fallu M. Chautemps pour réhabiliter le régime
abject. Qu'en dit M. Eugène Lautier? Il s'est laissé aller
ces temps-ci à nous morigéner, parce que nous avions
RAPPEL AUX PRINCIPES 367
regretté que pour la première fois depuis trente-huit ans,on se fût avisé d'appliquer à un journaliste la loi de 1886.Et dans son admiration éperdue pour M. Herriot et ses
collaborateurs, il nous a opposé le précédent de la guerre.Néanmoins, à aucun moment de tout le ministère Cle-
menceau qu'il visait particulièrement, on n'a poursuiviun journaliste pour espionnage, parce qu'il faisait de
l'opposition, comme on poursuit en ce moment M. Buré.
Ah ! j'entends : il y avait la censure, « cette maudite
censure ». Mais n'est-ce pas le syndicat de la presselui-même qui en avait réclamé l'institution aux pre-miers jours d'août 1914? et jamais, contrairement à
ce qu'on avait vu sous les cabinets précédents, elle ne
s'appliqua à des articles ou à des informations poli-
tiques. On a pu librement attaquer le président du Con-
seil, ses ministres, ses collaborateurs (je suis surpris quel'amitié vigilante de Lautier, qui s'affirma alors avec un
zèle dont je lui serai toujours reconnaissant, lui ait permisde l'oublier). Il n'y eut d'exception qu'au profit du chef
de l'État. Et pourtant combien de fois M. Poincaré se
plaignit-il de l'excessive bienveillance de la censure envers
la presse ! Elle ne s'exerça d'ailleurs qu'une fois, à l'oc-
casion des affaires judiciaires alors en cours, et quelque
singulier que cela puisse sembler, ce fut au sujet d'une
lettre de M. Malvy et, sur les conseils du président de la
République, qui depuis !... En tous cas Lautier, qui lit
tout, sait dans quels termes Erzberger a déploré dans
ses Souvenirs que les Allemands aient été gênés par la
censure pendant les négociations de paix. Dans la me-
sure où je puis être responsable de ce qui s'est passé à
cette époque, je serai — s'il en était besoin — largementconsolé de toutes les attaques par cet hommage indirect
du plénipotentiaire ennemi. Il est peu probable que le
gouvernement, à qui va la confiance de Lautier, puisse se
targuer de tels titres pour justifier la procédure inauguréecontre l'Eclair.
368 RAPPEL AUX PRINCIPES
Certes M. Herriot a grandement raison de gouverner au
nom de son parti. Ce n'est pas moi qui l'en blâmerai, aprèsavoir jadis, à sa vive indignation, reproché à ses prédé-cesseurs de ne pas le faire. Mais si l'on doit s'appuyerexclusivement sur ses amis politiques
— voilà la véritable
doctrine parlementaire— on doit aussi gouverner pour
tous. C'est par là qu'une république digne de ce nom se diffé-
rencie des régimes d'arbitraire. Or en est-il ainsi quand des
députés de la majorité engagent une campagne contre le
Sénat, en annonçant que les municipalités qui ne seront
pas inféodées au Cartel seront irrémédiablement boy-cottées? Lautier ne voudrait sûrement pas qu'on pûtlui dire : t Comme la République était belle avant quevous ne siégiez au Palais-Bourbon. » L'attitude de
M. Renaudel et des députés de la majorité, à l'égard de
son ami M. Billiet, a déjà, a-t-il avoué, « légèrementchiffonné sa collerette de demi-vierge ». On peut donc être
sûr qu'alors que ses futurs électeurs n'ont pas souffert,
semble-t-il, de sa fidélité à l'orthodoxie radicale-socia-
liste aux temps où, à l'en croire, on persécutait les« meilleurs républicains », il va s'élever contre les pro-cédés sommaires par lesquels, en violentant le suf-
frage universel, on se flatte de faire marcher la Haute
Assemblée. Il ne serait pas besoin sans cela qu'il eût
écrit : « La liberté ! mais il n'y a rien au-dessus de cela.
Et sur le même rang que la Liberté, je vous répète qu'il
n'y a rien, qu'il n'y a rien, qu'il n'y a rien. » C'est assez
que sous l'ancienne législature il ait oublié, par amitié
pour M. Poincaré, de combattre le budget bi-annuel et
les décrets-lois. Il se doit de prendre sa revanche.
GEORGES MANDEL.
C H R O N I Q_U E S
ET DOCUMENTS
LE THEATRE
La Vierge au grand coeur, de M. François PORCHE, à la Renais-sance.
M. François Porche a mené à bonne fin le travail quetout poète dramatique rêve longuement, commence
quelquefois, et au milieu duquel le plus souvent il sent sesforces défaillir. L'auteur à'A chaque jour, de l'Arrêt sur la
Marne, de Les Butors et la Finette, a écrit et fait représenterune pièce inspirée par la vie de Jeanne d'Arc. Un de ses
plus beaux titres de gloire sera de ne s'être pas montré
indigne d'un thème formidable qui réclame de l'enthou-siasme et un silence adorant, de l'attachement au sol etde l'élan vers le ciel, un bon sens de terrien joint à une
ferveur de mystique. En plus de ces vertus, malaisément
conciliables, mais nécessaires au dramaturge engagé dansun tel sujet, que de difficultés à vaincre pour nous émou-
voir humainement avec une histoire qui passe en maintsendroits l'entendement humain ; et, à un point de vue
plus humble, pour susciter notre intérêt de spectateursen nous exposant des événements dont le plus ignorantconnaît la moindre péripétie ! C'était le droit, et ce fut
la suprême habileté de M. François Porche, d'esquivercertains des obstacles devant lesquels les plus beaux géniesont échoué. Il en avait bien assez à franchir et dont il
s'était attesté victorieux. L'auteur de la Vierge au grandcoeur ne nous a montré ni le Procès, ni le Bûcher. Il s'est
justement dit qu'il n'y avait pas de paroles à ajouter
370 CHRONIQUES ET DOCUMENTS
aux sublimes réponses de Jeanne à ses juges; qu'il n'yavait nul commentaire à donner au « Jésus! Maria! » de lasainte livrée aux flammes. Notons que c'est presque tou-
jours entre les scènes historiquement connues et impos-sibles à développer ou à modifier d'une réplique, queM. François Porche s'est, en quelque sorte, glissé, à larecherche de la fleur propre à nourrir son inspiration.Cette fleur, il l'a cueillie, souffreteuse et printanière,dans les champs de Domrémy, où Jeanne mène une jeu-nesse rude, traversée par la sinistre vision des malheureux
qui fuient devant l'envahisseur ; il l'a cueillie, noire sousla neige, aux murs de la chaumière d'une famille paysannequi se lamente, s'irrite de ce que son étrange enfant appelleune Vocation ; il l'a cueillie dans la tranchée où, pendantles intervalles de la bataille, la Vierge d'Orléans reprendmachinalement le tricot jamais fini des bergères ; dansles terreuses mains d'un bonhomme de père rapportantà sa fille, après le Sacre de Reims, le souvenir des félicités
d'autrefois, d'une si déchirante douceur au milieu des
pressentiments qui assaillent la future martyre; enfin,fleur de soufre et de nuit, dans la prison de Rouen, entreles dalles disjointes où résonne déjà le pas du bourreau
qui vient arracher sa victime à un suprème'colloque avecles anges pitoyables. Des grands épisodes qui illustrentla vie de Jeanne d'Arc, M. François Porche n'a, en somme,conservé que celui de la première rencontre de Charles VIIet de l'Envoyée de Dieu. Tout le reste de la pièce, il l'a rêvé,
imaginé autour de ce que les textes et la tradition nous
rapportent ; et, en demeurant absolument respectueuxdes faits et des croyances, il est parvenu à faire preuved'originalité.
Les divers tableaux de la Vierge au grand coeursont encadrés, et reliés entre eux par des scènes de mer-veilleux chrétien. Ce sont, à mon avis, les moins bonnes.En tant qu'enluminures, je suis tenté de les trouver trophabiles ; en tant que poèmes, d'un lyrisme trop sonore et
précis. J'aurais aimé ici je ne sais quelle maigreur médié-
vale, quelle gauche suavité de primitifs ; et là, un langagequi fût aux confins de la musique et de la parole, un lan-
gage qui tînt, plus qu'au verbe, au murmure. J'ajoute
LE TIIÉVTRE 371
que quelques critiques dramatiques ont été jusqu'àestimer que M. François Porche aurait mieux fait dene pas matérialiser les « apparitions » de son héroïne.On ne savait pas ces critiques dramatiques si éthérés.Pour ma part, j'avoue que j'aurais été bien fâché d'être
privé de la vue de saint Michel et des Saintes. Je penseseulement qu'il eût mieux valu me les montrer moins
proches et moins diserts.Les deux très bons morceaux de la Vierge au grand
coeur, et susceptibles de consacrer un écrivain, sont lascène de Domrémy, où Jeanne, pressentie par ses Voix,lutte contre ses parents effarés, et la scène de Chinonoù elle relève le courage du roi, le persuade d'un triompheprochain, lui apprend à prier ; deux scènes où les vers
inspirés rident, sous le souffle de l'émotion, une eau pureet profonde ; qui ont suffi à assurer, dès le premier soir,un noble succès à cette oeuvre. Je ne connais point, deBernard Shaw, la Sainte Jeanne, qui est jouée actuelle-ment un peu partout dans le monde entier, et dont on
dit merveille. Je doute toutefois qu'elle contienne des
pages d'une plus authentique beauté.
Mme Simone, en jouant le rôle de Jeanne, a réalisé unvéritable tour de force. Cette éminente comédienne estd'une intelligence trop vive pour ignorer que ni sa voixtrès timbrée, ni son allure très moderne, ni aucune des
qualités qu'elle déploie au service des héroïnes de Berns-
tein, de Donnay, de Curel, ne pouvaient l'aider en la cir-constance. Sa réussite est d'autant plus remarquable. De-vant l'arbre des Fées, à force de volonté elle a su nous fairesentir la naïveté d'une bergère ; dans la chaumière fami-
liale, le déchirement d'un coeur choisi par Dieu; dans la
prison, la fatigue d'une âme vouée à un effort surhumain.Si son talent m'a paru quelque peu faiblir au tableau du
siège d'Orléans, c'est que celui de M. François Porche y afaibli également en visant trop à 1' «effet », en rappelantpar de malencontreuses tirades, propres à susciter les
bravos, l'acte des « Cadets de Gascogne » de Cyrano de Ber-
gerac. En résumé, je n'aurai qu'un reproche de détail àfaire à la principale interprète de la Vierge au grand coeur.
Ce n'est presque rien, mais je ne puis me tenir d'en dire
372 CHRONIQUES ET DOCUMENTS
un mot. Pourquoi gante-t-elle Jeanne d'Arc, dans la tran-chée, de ces jolis gants blancs à crispin? et commentn'a-t-elle pas pensé que, dans les quelques mois où ellea sauvé la patrie, la sainte n'eut certainement ni l'idéeni le temps de se faire tailler par les meilleurs couturiersdu royaume cette ravissante toilette de Sacre rouge etor? Dans une armure tachée de boue, les mains calleuses,le teint hâlé, les cheveux en désordre sur la divine lumièredu front, c'est ainsi que, de Vaucouleurs à Rouen, nousavons toujours imaginé et imaginerons toujours la
Paysanne sacrée.A signaler spécialement, parmi les comédiens qui en-
tourent Mme Simone, M. Pierre Blanchar. Il a composéune admirable figure de jeune roi craintif, qui, derrièreson trône chancelant, se cache de Dieu et des hommes.Cent autres personnages, joués par d'excellents artistes,concourent à l'action de la Vierge au grand coeur, dansune mise en scène somptueuse que, pour mon goût, j'eussepréférée, çà et là, plus grise, plus fruste, évoquant les bas-reliefs taillés aux murs de quelque église de campagne...
MARTI AL-PIÉCHAUD.
[A suivre.)
CHRONIQUE PARISIENNE
LES NERVIS DE MARSEILLE ET LEURS AMIS
Deux catholiques ont été tués à Marseille parce qu'ilsavaient eu l'incroyable audace de se rendre à une confé-rence du général de Castelnau. Les journaux du carteldes gauches n'en sont que modérément affligés. « Les vic-
times, écrit l'Ère nouvelle, n'ont-elles pas, dans une cer-taine mesure, provoqué leur malheureux sort? » Assuré-
ment, puisqu'elles avaient pensé que, sous le ministère deM. Herriot, chaque citoyen a le droit d'entendre un dis-
cours, et peut-être — qui sait? — de l'applaudir. Puis-
qu'elles avaient cru que dans la même ville où les libres
penseurs ont tenu leur congrès, il y a peu de temps, les
catholiques conservaient la liberté d'organiser une réu-nion privée. Puisqu'enfin, sans aucune arme, elles avaientosé se montrer à des assassins. ,
Naturellement, une interpellation a été déposée à laChambre. Et naturellement aussi, elle a été « renvoyée àla suite ». C'est l'ingénieux système qui a été adopté,une fois pour toutes, par le cartel des gauches. Aucune
interpellation ne doit plus être discutée. L'oppositionest autorisée à parler sur la date. Et sans doute elle en
profite pour parler aussi sur le fond. Mais aucun ordredu jour n'est adopté. Le débat est étranglé, et le ministère
échappe à tout danger, ce qui est l'essentiel. Ces ennemisde toute dictature ont établi la dictature de trois cents
sectaires, qui ont sur nous tous les droits, et notammentcelui de convier leurs amis à nous tuer.
Car enfin, au cours de cette discussion incomplète,quelques révélations ont été faites, qu'il faut retenir.Notons d'abord l'étrange appel au calme que M. Flais-
sières, maire et sénateur, lança à la population :
Mes chers compatriotes, depuis longtemps déjà le bruit courait
que la ville de Marseille avait été désignée comme l'un des pointsdu pays de France où devrait Ctre entreprise la lutte ardente contre
la Républiaue et ses institutions progressivement libératrices.
374 CHRONIQUES ET DOCUMENTS
De nombreuses affiches ont été apposées sur nos murs par des
comités réactionnaires étrangers à noire ville, chargés de cette
malsaine propagande générale.Ces placards répandus, en effet, un peu partout en France, ont
certainement pour but de pousser notre cher pays à un audacieux
et révoltant fascisme.Ils constituent, dès maintenant, un défi à l'ordre public, ils
cherchent à provoquer dans la rue des contre-manifestations,des rixes entre citoyens. Ces messieurs de la réaction voudraient
bien pouvoir pêcher en eau trouble.
En vérité, les ennemi' héréditaires de la République ont fait
preuve de courte vue à rouloir employer de tels moyens à Mai»
seille. Notre population, d'intelligence si vive, a percé à jour, d'un
seul regard ironique, toutes les finasseries lourdes, elle a éventé
le piège grossier que l'on essayait de dresser devant elle.
Les conjurés fomenteurs de guerre civile ont perdu leur tempschez nous.
L'appel du sénateur-maire ne se termine pas là. Et jevais en donner la surprenante conclusion. Mais aupara-vant, tâchons de nous représenter un « militant » de
gauche lisant ce document. Il y apprend que des réaction-naires étrangers ont choisi Marseille pour y mener une
.malsaine propagande contre la République, et y prêcherun révoltant fascisme, que portant un défi à l'ordre pu-blic, ils cherchent à provoquer une bataille de rues. Levoilà indigné, et qui se sent provoqué. Lira-t-il la suite?On veut le croire, car le style de M. Homais (Libre à vous,messieurs de Loyola !) a gardé un vif attrait pour les pri-maires, et il est bien agréable de s'entendre dire qu'on a
percé des finasseries à jour d'un seul regard ironique. Alors,il continue sa lecture.
Une besogne nous reste néanmoins à accomplir, mes cherscompatriotes, pour demain et pour d'autres dates encore, s'il yavait lieu.
Oh! oh! voyons cette besogne :
Fidèles à la République de progrès incessant, nous hausseronsles épaules devant les tentatives faites pour ressusciter un passé de
préjugés, d'erreurs sociales bien définitivement oublié. Fidèles ànotre inébranlable bon sens, nous opposerons le calme le plusabsolu, le plus méprisant, aux provocations de cette propagande
CHRONIQUE PARISIENNE 375
grotesque ; nous resterons dignes de notre grande cité laborieuse
et clairvoyante, dont l'âme sereine et souriante nous guide, depuis
des siècles, sur la route du vrai progrès humain, vers des destinées
toujours plus hautes.Le maire de Marseille,
D' FLAISSIÈRES.
Si le général de Castelnau faisait placarder une affiche
pareille, que n'entendrions-nous pas sur « l'hypocrisiejésuitique »1 Voilà, s'écrierait le vieux F.-. Flaissières,voilà l'éternel procédé des hommes noirs. Ils appellentau combat, puis, ayant allumé la fureur dans l'âme deleurs séides (il dirait séides), ils les convient à hausserles épaules et à demeurer calmes. Croient-ils nous trom-
per? Ce sont d'odieux provocateurs.Le fait est que les Marseillais à qui s'adressait le maire
n'ont nullement haussé les épaules, et ont manifesté leurcalme à coups de revolver et de matraque. Et l'éloquencedu citoyen Flaissières avait été si convaincante que «es
adjoints se trouvèrent en tête de la manifestation, avocla plupart des conseillers municipaux. Sans doute haus-
sait-il les épaules tout seul dans sa chambre. Mais sescollaborateurs étaient dehors, non point pour retenir
les manifestants, mais pour les guider. Il semblait même
que les agents eussent reçu l'ordre de ne se mêler de rien.« Place Castellane, a dit à la Chambre M. le député
Régis, qui lui-même fut salué de trois coups de revolver,
place Castellane, un manifestant, poursuivi par une bande
qui portait un drapeau rouge, se réfugie dans un café.La foule s'élance à l'assaut de ce café. Que font deux
agents de police qui se trouvaient là? Invités par les con-sommateurs à contenir la foule, ils s'en vont. Au bas dela rue Paradis, un vieillard est déshabillé, secoué ; il
reçoit en pleine figure un coup de poing qui le fait saignerabondamment. Un agent de police se trouvait là. Qu'est-ce qu'il fait? La même chose que ses deux camarades quise trouvaient devant le café Castellane ; il est également
parti. »
Ici, le Journal officiel note : Exclamations et rires.
Des rires I Rien ne semble plus drôle au Cartel des
gauches que des citoyens attaqués et brimés sous l'oeil
376 CHRONIQUES ET DOCUMENTS
indifférent de la police. Des rires, quand il s'agit d'uneéchauffourée où deux hommes ont trouvé la mort !
Le ministre s'est expliqué fort mal. M. Herriot a parléaprès lui, pas beaucoup mieux. Naturellement, les assas-
sins n'appartiennent à aucun parti politique : ce sont des
nervis, « qui s'étaient mêlés à la manifestation à la faveurdu trouble ».
Mais le ministre n'a pas expliqué pourquoi les nervisne sont jamais avec les amis du général de Castelnau.
Il a bien voulu également reconnaître que « il n'y a eu
aucune violence de la part de ceux qui sortaient de la
réunion ».Et puis, selon le rite, il a déclaré que la police avait fait
tout son devoir.Il reste à connaître quel devoir avait été imposé aux
agents. Et, pour moi, je crois volontiers M. Régis quand il
assure qu'ils sont demeurés inertes. Je le crois d'abord
parce qu'il l'a vu de ses yeux, et ensuite parce que les
agents étaient dans l'impossibilité absolue de repousser lesmanifestants et les nervis qui les suivaient.
Quels étaient en effet ces manifestants? M. CamilleBlaisot les a énumérés par catégories :
Fédération départementale des Bouches-du-Rhône dola libre pensée et d'action sociale ;
Fédération du parti socialiste (S. F. I. O.) ;Parti socialiste français ;
Ligue des Droits de l'homme ;Union départementale (C. G. T.) ;Union locale (Bourse du Travail) ;Comité féminin d'action sociale républicaine ;Fédération départementale des sociétés d'amis de l'ins-
truction laïque ;Union des délégués cantonaux.C'est-à-dire les électeurs du Cartel des gauches, les grou-
pements qui soutiennent la politique de M. Herriot.Comment le préfet eût-il pu lancer la police, qui à Mar-
seille est police d'État, contre les amis et défenseurs deM. Herriot? Contre la clientèle de sa majorité? Peu im-
porte au gouvernement que deux catholiques aient ététués : les catholiques ne votent pas pour lui.
CHRONIQUE PARISIENNE 377
— Pendant dix ans, s'est écrié M. Edmond Laroche-
Joubert, la paix a régné dans ce pays. C'est depuis quevous êtes au pouvoir que règne la discorde.
Juste parole. M. Herriot veut donner la paix au monde,et il ne sait même pas l'établir dans son pays. Tout au
contraire, il n'a réussi qu'à dresser les citoyens les unscontre les autres. Menacée de la guerre, suivant le propreaveu de celui qui nous conduit, menacée au surplus de laruine et de la banqueroute, la France ne se pourraitsauver que par l'ordre et la concorde. Et une poignée de
sectaires, occupant le pouvoir, alarment les consciences,mettent la révolte dans les coeurs, et indignent toutes lesâmes honnêtes.
LOUIS LATZARUS.
LA VIE FINANCIÈRE
N.-B. — Le* nécessités de tirage de « la Revue hebdomadaire»
nous obligeant à livrer à l'imprimerie le bulletin ci-dessous plu-sieurs jours avant son apparition, nous nous bornons à y insérer
des aperçus d'orientation générale. Mais notre SERVICE DE REN-
SEIGNEMENTS FINANCIERS est à la disposition de tous nos lec-
teurs pour tout ce qui concerne leur portefeuille, valeurs à acheter,a vendre ou a conserver, arbitrages d'un titre contre un autre, pla-cement de fonds, etc.
Adresser les lettres a M. Léon Vigneault, 5, rue de Vienne,Paris (8»).
LA CRISE ACTUELLE NE PEUT DURER
Les impôts continuent à donner de fort belles plus-values ; on ne saurait dire, d'autre part, que le commerceet l'industrie soient en état de crise ; dans l'ensemble lesaffaires marchent ou, si l'on veut, continuent à marcher,en dépit des difficultés que la politique financière du journe cherche pas à atténuer, au contraire. L'augmentationdes dépenses publiques et des tarifs des chemins de fer
'amène évidemment, un relèvement des prix de revient
qui ne fait pas que diminuer la faculté d'absorption denotre marché intérieur, mais qui nous met en état d'infé-riorité sur les marchés étrangers où la concurrence estrude et où la hausse du franc ne constitue pas un élémentde protection suffisant. Il suffit de regarder les statistiquesd'exportations de la Grande-Bretagne pour s'en con-
vaincre, en attendant que l'Allemagne, définitivement
rétablie, jette sur le monde la masse de ses produits ma-nufacturés.
Mais la majorité politique actuelle a d'autres soucis.Ses conceptions financières ont amené un résultat qu'ellene prévoyait certainement pas. Elle est, en effet, con-trainte de reconnaître qu'il lui est impossible en ce mo-ment de lancer un emprunt. Or, malgré leurs excédents
qui seront, hélas, absorbés par les dépenses nouvelles sifollement votées, les impôts ne sauraient suffire à assurer
LA VIE FINANCIÈRE 379
la marche de l'État. Je dois ajouter aussitôt que cettesituation est si violemment paradoxale, qu'elle ne sau-rait durer longtemps et c'est pourquoi elle ne m'inspireque des réflexions amères et non un pessimisme bien pro-fond.
La France est le pays du monde où les emprunts d'Étatont toujours été couverts avec le plus magnifique empres-sement. Est-ce que l'on ne commencerait pas déjà à
s'apercevoir dans les hautes sphères qu'il serait temps derevenir à une politique qui, en rétablissant la confiance
parmi les innombrables souscripteurs éventuels aux pro-chains emprunts, et ce ne sont pas tous des millionnaires,il s'en faut, permettrait de nouveau le lancement de
grandes opérations avec d'aussi belles chances de succès
que jadis?Vous voyez ce qui se passe pour le fameux bordereau
de coupons dont la mise en application le Ier janvier aencore aggravé le malaise général. Mais vous montreriezune singulière ignorance des choses de la politique, sivous pensiez qu'en ayant pleinement reconnu la nocivitéon va simplement le supprimer. Nous verrons auparavantse nouer et se dénouer de multiples intrigues. L'un des
systèmes que l'on vient de proposer en remplacementdu trop célèbre bordereau est assez suggestif. Voici com-ment il fonctionnerait.
Au moment du paiement de tous intérêts, dividendes,revenus et, en général, produits quelconques des valeursmobilières au porteur, autres que les titres de rente fran-
çaise, il sera effectué, au profit de l'État, une retenue de10 pour 100 sur le montant net du coupon, par les soinsde l'établissement payeur. Cette retenue présente une
part provisionnelle du montant de la somme due au titrede l'impôt général sur le revenu, par le porteur de valeur.Mention de cette retenue sera portée sur une pièce déli-vrée audit porteur. Dans les deux premiers mois de l'année
suivante, celui-ci pourra obtenir le remboursement desretenues ainsi effectuées, si l'ensemble de ces retenues
dépasse le total des sommes dues par lui à l'État au titrede l'impôt général sur le revenu.
Il faut admirer l'ingéniosité insondable de nos réfor-
380 CHRONIQUES ET DOCUMENTS
mateurs. Dans quelles complications inextricables ne vont-
ils pas se jeter, alors que la question qui domine présen-tement toute notre politique financière se résume si faci-
lement ainsi : ni dépenses nouvelles, ni impôts nouveaux.Il est vrai qu'elle implique quelque franchise et quelqueénergie et que ni l'une ni l'autre ne sont très communes
dans ce que j'appelais tout à l'heure les hautes sphèresde la politique.
PETIT COURRIER
UN LECTEUR DAUPHINOIS. — Huta Bankowa est une des très
bonnes valeurs de la cote. L'obligation Chemins Portugais
3 pour 100 deuxième rang vaut 33 francs environ (cote offi-
cielle) et V'Ouest-Espagne 81 francs (coulisse).E... H..., NICE. — L'affaire peut se relever, sous une impulsion
nouvelle. Mais vos titres doivent être échangés, à raison de deux
actions nouvelles pour une ancienne. Je suis à votre disposition
pour cet échange, et pour vous envoyer, si vous le désirez, les do-
cuments qui s'y rapportent.L... P..., ABONNÉE DE LYON. — Les forges de la Chalas-
sière ne publient ni compte de profits et pertes, ni compte de
répartition. Le bilan du dernier exercice (1923-1924) accuse un
bénéfice de 2 434 000 francs au lieu d'une perte de 84 000 francs,
pour le précédent. Conservez vos titres. Un établissement de crédit
n'a aucune raison de conserver dans ses caisses des titres qui vous
appartiennent, si vous n'y consentez pas ; s'il y a eu échange,il peut se faire qu'il ne les ait pas encore, ce serait sa seule, mais
très valable excuse.
L... M..., PARIS. — La prise d'un bénéfice important est tou-
jours légitime et opportun, et seules de mauvaises raisons peuventla faire différer. Elle s'impose d'autant plus dans votre cas, qu'il
s'agit d'une valeur de luxe, à petit rendement, et soumise depuis
peu à certains aléas qui peuvent influencer les cours.
LÉON VIGNEAULT.
Le Gérant : MAURICE DELAMAIN.
VARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C", 8, RUE GARANClttRB. —31937.
LE SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ
DE LA REVUE HEBDOMADAIRE
IN 1" Série (21* Année) N» 8 21 Février 1925
LA FRANCE ET LE VATICAN
(Photo Mcurisse.)
30851. — M. Charles Benoist, de l'Institut.
Lire dans ce numéro la conférence que M. Charles Benoist a faite à la Société
des Conférences sur La France et le Vatican et qui a eu un grand retentisse-
ment.
VOLTAIRE AMOUREUX
30852 — TVTm„ J .-.,-„ (Photo Lemare.)40852. - Mme duChâtelet, gravé par Aug. Vind, d'après NatUer.
(Estampes.)M. André Ressort nous donne sa
quatrième conférence = V^e „„ et .courtier
VOLTAIRE COURTISAN
(Photo Giraudon.)
30853. — Statuette en bronze vert représentant Voltaireen habit de cour.
(Mustf du Lf.uvie )
NOTRE NOUVEAU ROMAN
30854. — Fûmes • la (rran'VPlace,
EN EGYPTE
(Photo Meurisse.)
30855. — Les dernières découvertes de l'expédition Boston-Haward
peintures et reliefs du temps d'Iduw, 2 500 ans avant J.-C.
L'AVIATION
30856. — Le sergent Vandelle tué dans l'accidentdu « Jean-Casale » à Niamey.
PARIS. — TVP. PLON-NOURRIT ET cie, 8, RUE OARANCrÈRE. —3I937.
LA REVUE HEBDOMADAIRE ET SON SUPPLEMENT ILLUSTRE PARAISSANT LE SAMEDI N° 8 34<SUP>e</SUP> Année - 21 Février 1925CHARLES BENOIST de l'Institut CONFERENCES DE LA "SOCIETE DES CONFERENCES" Choses d'aujourd'hui. III. La France et le VaticanANDRE BELLESSORT Voltaire. IV. Voltaire amoureux et courtisanHENRI DAVIGNON Un Pénitent de Furnes (I)JEAN-DARS PoësiesJEAN GOUDAL Surréalisme et cinémaGEORGES MANDEL Rappel aux principesMARTIAL-PIECHAUD Le Théâtre: La Vierge au grand coeur, de M. François PorchéLOUIS LATZARUS Chronique parisienne: Les nervis de Marseille et leurs amis