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NÉOLIBÉRALISME, THÉORIE POLITIQUE ET PENSÉE CRITIQUE Geoffroy de Lagasnerie Presses de Sciences Po | Raisons politiques 2013/4 - N° 52 pages 63 à 76 ISSN 1291-1941 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-4-page-63.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- de Lagasnerie Geoffroy, « Néolibéralisme, théorie politique et pensée critique », Raisons politiques, 2013/4 N° 52, p. 63-76. DOI : 10.3917/rai.052.0063 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 10h26. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 10h26. © Presses de Sciences Po

Néolibéralisme, théorie politique et pensée critique

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NÉOLIBÉRALISME, THÉORIE POLITIQUE ET PENSÉE CRITIQUE Geoffroy de Lagasnerie Presses de Sciences Po | Raisons politiques 2013/4 - N° 52pages 63 à 76

ISSN 1291-1941

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--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------de Lagasnerie Geoffroy, « Néolibéralisme, théorie politique et pensée critique »,

Raisons politiques, 2013/4 N° 52, p. 63-76. DOI : 10.3917/rai.052.0063

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Néolibéralisme et tradition critique

Nous sommes tellement habitués à considérer le néolibéralisme commeun système hégémonique, comme l’incarnation contemporaine de laforme de gouvernementalité contre laquelle il faudrait forger des instru-ments de résistance, que l’associer aux luttes, aux pratiques de la séditionet de l’émancipation heurte nécessairement, au premier abord, nos caté-gories de perception. Et pourtant, il est frappant de constater que le thèmede la critique, de la rétivité, hante la réflexion de Michel Foucault sur latradition néolibérale. L’une des affirmations peut-être les plus troublantesde Naissance de la biopolitique est en effet qu’il y a quelque chose delibérateur qui s’élabore à travers le néolibéralisme. Michel Foucault énonceexplicitement ce point dès la première leçon de son cours. À la fin decelle-ci, il s’adresse à ses auditeurs pour souligner que l’on se tromperaità considérer que s’interroger sur le libéralisme puis le néolibéralisme neserait doté que d’un intérêt historique ou documentaire. Ces problèmes,dit-il, sont « posés dans notre actualité immédiate et concrète ». Ils concer-nent le présent, la situation dans laquelle nous évoluons. Et Foucault depréciser : « De quoi s’agit-il lorsque l’on parle de libéralisme, lorsqu’onnous applique à nous-mêmes, actuellement, une politique libérale et quelrapport cela peut avoir avec ces questions de droit que l’on appelle leslibertés ? » Puis il continue, formulant une interrogation à travers laquelleil opère un rapprochement entre le néolibéralisme économique et cer-taines pratiques de résistances, qui se développent au nom du libéralismepolitique : « De quoi s’agit-il dans tout cela, dans ce débat d’aujourd’huioù curieusement, les principes économiques d’Helmut Schmidt viennentfaire un bizarre écho à telle ou telle voix qui nous vient des dissidents del’Est, tout ce problème de la liberté, du libéralisme 1 ? »

1 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, éd.par Michel Senellart, sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 2004, p. 25.

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Comment Foucault justifie-t-il cette association entre d’un côté le libéra-lisme et le néolibéralisme et, de l’autre, des mouvements de dissidence ? Qu’ya-t-il de potentiellement émancipateur dans le discours néolibéral ? Ou, plusexactement, en quoi est-il possible de trouver dans ce discours des instruments,des armes pour mener des luttes politiques et démocratiques ?

Une potentialité critique est inscrite dans la rationalité néolibérale. Celle-cis’enracine dans le fait que cette tradition s’est affirmée dans le cadre d’uneopposition à l’État, ou, mieux, à la raison d’État. À la racine de l’attitude libéralepuis néolibérale, ne se trouvent pas en effet un corps constitué d’axiomes théo-riques ou philosophiques, ni même quelques principes idéologiques de base.Si l’on voulait caractériser ce qui rassemble les intellectuels néolibéraux au-delàde leurs différences parfois très grandes, il faudrait plutôt invoquer un trait decaractère, un ensemble d’obsessions quasi-psychologiques. Leur pulsioncommune, dit Foucault, c’est une « phobie d’État 2 ». Les libéraux sont animéspar une hantise de l’État, dont Foucault illustre l’intensité en citant ces proposde l’historien de l’art Bernard Berenson : « Dieu sait si je crains la destructiondu monde par la bombe atomique, mais il y a au moins une chose que je crainsautant, qui est l’invasion de l’humanité par l’État 3 ».

Le néolibéralisme est traversé par l’idée selon laquelle « “on gouverne tou-jours trop” » – ou, du moins, selon laquelle « il faudrait toujours soupçonnerque l’on gouverne trop 4 ». En d’autres termes, il y a dans le néolibéralisme laformulation d’une interrogation radicale sur la gouvernementalité étatique.Cette doctrine ne se contente pas de se demander quels seraient les meilleursmoyens, ou les moyens les moins coûteux, d’atteindre des objectifs politiques.Elle questionne la possibilité même de l’État. Elle impose de répondre à ceproblème : « pourquoi donc faudrait-il gouverner 5 ? ».

En ce sens, il n’est pas faux de dire que Michel Foucault a perçu le néolibé-ralisme comme l’une des incarnations contemporaines de la tradition critique.Dans une conférence de 1978 intitulée « Qu’est-ce que la critique ? », prononcéequelques mois seulement avant Naissance de la biopolitique, il associe en effet lacritique à une attitude, un geste qui consiste à se situer du côté des gouvernés,et à se dresser contre les formes de gouvernements. Bien sûr, continue-t-il, cetterevendication ne repose pas sur un refus incantatoire de tout gouvernement.Elle s’appuie sur une volonté plus modeste, plus diffuse. Elle témoigne d’uneintention de ne pas être gouverné « comme cela, par cela, au nom de ces prin-cipes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés, pas commeça, pas pour ça, pas par eux ». Michel Foucault définit la critique comme « l’artde n’être pas tellement gouverné 6 ». C’est aussi l’un des aspects de l’art néolibéral.

2 - Ibid., p. 77-78.

3 - Ibid., p. 77.

4 - Ibid., p. 324.

5 - Ibid.

6 - Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? (Critique et Aufklärung) », Bulletin de laSociété Française de Philosophie, 84e année, no 2, avril-juin 1990.

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La science économique comme instrument de pensée

Le néolibéralisme n’apparaît pas à Michel Foucault comme une doctrineou une idéologie. Il le définit de façon plus générale, comme un système depensée, une façon de voir le monde. C’est, dit-il, un style général d’analyse etd’imagination, un foyer utopique, une revendication multiforme avec ancrageà droite et à gauche 7. Bref, il ne s’agit pas de quelque chose de constitué, d’uncorps axiomatique, d’un programme. Le néolibéralisme doit être vu commeune manière d’être, une formulation théorique du souci éthique de n’être pasgouverné.

Dans son cours, Michel Foucault ne s’intéresse jamais au libéralisme ni aunéolibéralisme pour eux-mêmes. Il ne les trouve pas intéressants en tant quetels. Au contraire, il considère les productions théoriques néolibérales commedes outils. Il les utilise comme un test, un instrument de critique de la réalitéet de la pensée, qui nous permet de nous interroger sur nous-mêmes, sur noscatégories de pensée, sur notre inconscient – et qui peut par là-même nousinviter à formuler d’autres langages d’observation.

Je voudrais avancer ici que l’un des usages critiques les plus importantsopérés par Michel Foucault dans ce cours consiste en l’utilisation de la traditionnéolibérale pour déconstruire la philosophie politique, la théorie du droit, lacroyance dans l’État – c’est-à-dire l’ensemble des incarnations et réincarnationsdu kantisme dans la théorie. L’analytique néolibérale offre à Michel Foucaultdes armes pour défaire l’emprise des modes de pensée politique, la conceptionjuridique de la souveraineté, l’axiomatique juridico-déductive. Les concepts de« marché », de « rationalité économique », d’homo œconomicus, etc., ont étéperçus par Foucault comme des instruments critiques extrêmement puissants,permettant de disqualifier le modèle du Droit, de la Loi, du Contrat, de laVolonté générale, etc.

Comme l’a souligné Gary Becker, il est frappant de constater que ce sontavant tout des œuvres et des concepts économiques que Michel Foucault mobi-lise dans son cours, et non des philosophes néolibéraux 8. Et c’est un point trèsimportant : Foucault a pris les économistes au sérieux. L’un des éléments quel’on peut retirer de ces analyses, c’est qu’avec leurs instruments, leurs concepts,leurs fictions, les économistes produisent des théories novatrices et de nouvellesvisions du monde. Il y a quelque chose comme une logique productrice duraisonnement économique, qui conduit celles et ceux qui le manient à sortirde l’économie. Michel Foucault utilise dans son entreprise les modèles de l’éco-nomie néolibérale et néoclassique dont la nature spéculative, abstraite, et irréelleest souvent retenue contre l’économie orthodoxe. Mais en réalité, on peut sedemander si ce n’est pas cette démarche de modélisation et d’abstraction qui

7 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 224-225.

8 - Gary Becker, François Ewald et Bernard Harcourt, « Becker on Ewald on Foucault on Becker.American Neoliberalism : Michel Foucault’s Birth of Biopolitics Lectures », Chicago Public Lawand Legal Theory Working Paper, no 401, p. 10-11 (http://www.law.uchicago.edu/files/file/401-bh-Becker.pdf).

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donne à cette discipline une force et les moyens de produire des effets critiques.L’analytique néoclassique élabore un dispositif par essence critique. L’abstrac-tion, la modélisation nous forcent à nous départir de nous-mêmes. La fictionéconomique permet de révéler les soubassements, les impensés, les évidencesqui se situent au principe de nos manières habituelles de penser et de construirela réalité. Le caractère fictif de l’homo œconomicus, du concept de marché,permet, par comparaison, de révéler la multitude des hypothèses implicites etdes choix arbitraires sur lesquels reposent nos façons instituées de réfléchir.Souvent décrié pour son irréalisme, le raisonnement économique, le raisonne-ment par modèle et par abstraction incarne ainsi un instrument très puissantde dénaturalisation : il met en question l’image que nous nous formons dumonde ; il nous force à rompre avec l’adhésion spontanée que nous accordonsà celui-ci ; il nous confronte à la possibilité d’imaginer d’autres façons de laregarder. En d’autres termes, on peut trouver dans ce cours de Foucault uneforme d’éloge implicite de l’approche spéculative et modélisatrice en sciencessociales, de mise en évidence de la puissance de déstabilisation d’une telledémarche, qu’il serait sans doute important de retrouver aujourd’hui oùdomine plutôt une valorisation de la pratique ethnographique et du terrain,amenant à un retour, parfois dénié et pourtant bien réel, de l’empirisme dansles sciences sociales.

Marché, pluralité et politique

Dans son utilisation de l’appareillage conceptuel des économistes contre la« conception juridique de la souveraineté », la philosophie politique et le nor-mativisme juridique, Foucault va se concentrer sur deux fictions : la forme-marché d’une part, qui autorise une critique de la catégorie de « politique »,de « communauté politique » et de souveraineté ; l’homo œconomicus d’autrepart, qui ouvre la voie à une récusation de la figure du sujet-de-droit et du« citoyen ».

On le sait, la forme-marché occupe une place centrale dans la science éco-nomique. Elle est analysée comme la technique de coordination de multiplesactions individuelles décentralisées. Mais, selon Foucault, l’intérêt de ce dispo-sitif est qu’il offre une manière nouvelle d’interpréter et de donner une solutionau problème que la philosophie politique, à travers l’axiomatique rousseauisteet kantienne – qui se perpétue dans la théorie contemporaine chez John Rawlsou Jürgen Habermas –, ne cesse d’affronter, voire, pour être plus exact, decréer et d’imposer : celui des rapports entre pluralité, politique et société.

Comme le dit Hannah Arendt dans Qu’est-ce que la politique ?, la questionpolitique, la question de la philosophie politique émerge à partir d’un affron-tement au problème de la pluralité ou, plus exactement, comme affirmationd’une nécessité impérative de concilier pluralisme et cohabitation 9. La caté-gorie de « politique », c’est-à-dire l’idée selon laquelle il serait nécessaire de

9 - Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 40-41.

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définir, dans les activités humaines, et dans la théorie, un domaine supérieuret extérieur au domaine économique et social, qui prendrait en charge la ques-tion des modes de construction de la communauté des hommes, cette catégorieprésuppose, par son existence même, de constituer l’ordre social comme unproblème. On pose d’abord l’existence d’individus différents, ayant des viesséparées, des intérêts contradictoires, des relations économiques diversifiées,etc. Et l’on en déduit qu’un dilemme apparaît aussitôt : comment rendre pos-sible la coopération ? Comment instituer quelque chose qui serait la « société »et qui serait dotée d’une certaine cohérence ? À quelles conditions peut émergerun corps politique doté d’une certaine autonomie et stabilité ? Le « contratsocial » est le nom donné à cette institution censée unifier et ordonner la société.

La philosophie politique, et, en fait, l’idée même de politique, reposent surl’hypothèse selon laquelle il faudrait nécessairement penser des mécanismes,des dispositifs ou des institutions destinés à produire de l’unité, de la cohérence– de la communauté – afin d’encadrer la multiplicité potentiellement antago-niste des modes d’existence. La constitution d’une « souveraineté » ou d’uncorps politique y est systématiquement présentée comme une réponse audilemme de la pluralité. Dans sa Métaphysique des mœurs, Kant énonce expli-citement que la construction d’un « peuple » suppose l’instauration d’une« constitution » destinée à « rassembler » la « multitude » des hommes. Lachose publique est pensée comme une instance d’unification, destinée à ins-taurer le règne du « commun intérêt des hommes » contre leur particularité :« Un État est l’unification d’une multitude d’hommes sous des lois juridi-ques 10. » La politique, c’est l’action qui consiste à « ordonner » une « fouled’êtres raisonnables 11 ».

Le fait que la catégorie de la « politique » ait toujours un rapport avec laproblématique de l’ordonnancement, de la mise en ordre, apparaît également,pour prendre cette fois une illustration dans la philosophie contemporaine,dans l’œuvre de John Rawls 12. On retrouve chez l’auteur de Théorie de la justiceun geste, une manière de poser les problèmes analogues à ceux de Rousseauet Kant. Certes, John Rawls affirme que le pluralisme constitue le point dedépart d’une analyse libérale. Mais justement, c’est le point de départ, et nonle point d’arrivée. En d’autres termes, c’est ce que toute la théorie de la justicecomme équité va devoir ensuite contenir, en cherchant un dispositif qui per-mettrait, malgré ce pluralisme, d’unifier et d’ordonner la société – ce que Rawlsappelle trouver une « structure de base » ou un « consensus minimum ». Le

10 - Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, in Œuvres Philosophiques, t. 3, Paris, Gallimard,Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 577-578. Dans son cours de 1976 intitulé Il faut défendre lasociété, Foucault prend l’exemple de Hobbes qui, selon lui, tient le discours de l’État en tenantle discours du contrat et de la souveraineté. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », inCours au Collège de France, 1975-1976, éd. par Mauro Bertani et Alessandro Fontana, sous ladir. de François Ewald et Alessandro Fontana, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 85.

11 - Cf. Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Paris, Seuil, 1991, p. 36.

12 - On aurait pu mentionner aussi, évidemment, Jürgen Habermas, qui, par exemple dansDroit et démocratie (Paris, Gallimard, 1997), présente le droit comme une instance d’intégrationet de cohésion, de construction procédurale de la « réciprocité » dans un monde différencié.

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problème de l’ordre social et politique devient celui de savoir comment« regrouper » des individus profondément divisés, comment trouver une basede « consensus » malgré la diversité des intérêts et des croyances : « Le libéra-lisme politique se demande comment est possible une société stable et justedont les citoyens libres et égaux sont néanmoins profondément divisés 13. »John Rawls retrouve ainsi le langage de l’ordre et de l’unité, caractéristique dece mode d’analyse. Il voudrait en effet déterminer « comment la société démo-cratique bien ordonnée par la théorie de la justice comme équité peut établiret préserver son unité et sa stabilité, étant donné le pluralisme raisonnable quila caractérise 14 ».

Il est d’ailleurs intéressant de noter que même un auteur comme WillKymlicka, qui plaide pourtant pour une nouvelle conception de la citoyennetéà l’ère multiculturelle, ouvrant la voie à la mise en place de droits particulierspour des minorités, ne cesse d’insister sur le fait que ce dispositif ne menaceraitpas l’« unité nationale ». Parce qu’il inscrit son projet dans la philosophie ducontrat et du droit, Will Kymlicka se condamne à concevoir son travail commeune réflexion sur les « liens qui unissent », sur l’« autorité de la communautépolitique » et sur le sentiment d’appartenance à une « culture commune » (cesont ses expressions). Et pour lui, c’est justement la redéfinition de la citoyen-neté qu’il propose qui pourrait en renouveler la fonction « intégratrice » 15.

L’un des éléments qui a intéressé Michel Foucault dans le néolibéralisme,c’est que cette doctrine permet de voir, de révéler, de mettre en évidence lecaractère nécessairement problématique de ce dispositif de pensée. Les néoli-béraux récusent en effet la catégorie de politique et les cadres de la philosophiepolitique. Le présupposé selon lequel penser la société ou la politique impo-serait de penser l’édification d’une entité supra-individuelle, impliquant unesorte de nécessité à faire exister un cadre transcendant par rapport à la pluralitéet au-dessus du jeu des intérêts particuliers, leur est totalement étranger. Toutela théorie sociale du néolibéralisme vise ainsi à démentir l’idée selon laquelle

13 - John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995, p. 171.

14 - Ibid.

15 - Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités,Paris, La Découverte, 2001. Dans son dernier ouvrage, Vers la cohabitation, Judith Butler tentede proposer une réflexion qui conserverait les cadres de la politique, mais ne constituerait pasla pluralité comme un spectre négatif. À travers une relecture des textes d’Hannah Arendt, ellepropose d’utiliser le concept de cohabitation en tant que condition de l’existence humaine, desorte que le « Nous » qui forme la communauté politique s’affirme comme d’emblée marquépar une pluralité irréductible que la politique n’a pas pour fonction de contenir ou de réduire,mais au contraire de préserver voire d’accentuer. Cette proposition débouche sur une critiquede l’État-nation, au nom d’une notion de fédération, où la question ne serait pas celle d’uneredistribution de la souveraineté entre plusieurs nations, mais celle d’une dissolution de lasouveraineté elle-même dans le cadre d’une pluralité fédérée, dans laquelle le droit et la poli-tique seraient élaborés en commun. Judith Butler, Vers la cohabitation. Judéité et critique dusionisme, Paris, Fayard, 2013, p. 177-235. On pourrait s’interroger sur les différences et lesproximités entre cette vision et celle, défendue par Robert Nozick, de la société néolibéralecomme « canevas d’utopie », espace indéterminé qui laisse la possibilité à chacun de faire sédi-tion et de créer de nouveaux mondes, et dans lequel ne se posent dès lors plus que des pro-blèmes de gestion des territoires entre les communautés. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie,Paris, PUF, 1988.

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il y aurait besoin d’un « plan » supérieur venant instaurer du « consensus »entre les individus. On peut fort bien imaginer un monde fondamentalementpluriel, qui laisse les divers modes d’existence et les contradictions s’exprimer.Et c’est précisément dans cette optique que s’inscrit l’utopie d’une « marchan-disation » de la société et la formulation du modèle du marché : le marché estconçu comme l’instance permettant le développement d’un « ordre spontanéqui laisse les individus libres d’utiliser leur propre connaissance pour leurspropres buts 16 ». Le marché n’est pas une organisation. Il ne se fonde pas surune idée d’harmonie, d’unité, de cohérence. Il est ouvert à l’hétérogénéité et àl’incohérence. La contribution majeure des néolibéraux à l’histoire intellectuellea ainsi été de défaire l’un des fondements implicites des philosophies politiquestraditionnelles, qui est de constituer la pluralité et l’hétérogénéité comme unepolarité négative contre laquelle il faudrait constituer de la « souveraineté », dela « société », du « politique », etc. La forme-marché ouvre la possibilité dedésindexer la réflexion sur le monde social de toute invocation à une instancetranscendante (qu’elle prenne une forme politique, juridique, etc.) censée uni-fier et organiser la diversité sociale. Le néolibéralisme impose l’image d’unmonde par essence désorganisé, d’un monde sans centre, sans unité, sanscohérence, sans sens. Michel Foucault insiste ainsi sur le fait que la théorienéolibérale annule la possibilité même d’un regard « central, totalisateur, sur-plombant 17 ». Il écrit :

L’homo œconomicus, c’est le seul îlot de rationalité possible à l’intérieur d’un pro-cessus économique dont le caractère incontrôlable ne conteste pas, mais fonde, aucontraire, la rationalité du comportement atomistique de l’homo œconomicus. Ainsi,le monde économique est par nature opaque. Il est par nature intotalisable. Il estoriginairement et définitivement constitué de points de vue dont la multiplicité estd’autant plus irréductible que cette multiplicité même assure spontanément et enfin de compte leur convergence. L’économie est une discipline athée ; l’économieest une discipline sans Dieu ; l’économie est une discipline sans totalité ; l’économieest une discipline qui commence à manifester non seulement l’inutilité, maisl’impossibilité d’un point de vue souverain, d’un point de vue souverain sur latotalité de l’État qu’il y a à gouverner 18.

Évidemment, l’économie ne rend en aucun cas impossible l’adoption d’unpoint de vue souverain. Beaucoup de courants et d’auteurs perpétuent cetteambition, et notamment, donc, la philosophie politique. Mais l’analyse néo-libérale affirme qu’une telle démarche est vouée à l’échec. Lorsque l’on posela question du politique, on adopte un point de vue souverain, c’est-à-direque l’on est amené à penser en termes de communauté, de totalité, de ras-semblement, de reconnaissance mutuelle. Or énoncer l’existence d’une mul-tiplicité discordante des sujets d’intérêt, c’est ruiner la valeur et les fondements

16 - Friedrich Hayek, « Les principes d’un ordre social libéral », in Essais de philosophie, descience politique et d’économie, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 250.

17 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 296.

18 - Ibid., p. 285-286.

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d’une telle vision. Le néolibéralisme formule l’existence d’une incompatibilité,dit Foucault, entre « d’une part, la multiplicité non totalisable caractéristiquedes sujets d’intérêts, des sujets économiques et, d’autre part, l’unité totalisantedu souverain juridique 19 ». La conséquence d’une telle affirmation est quetout un ensemble de sujets, d’aspirations minoritaires, de communautés alter-natives, seront occultés dans la définition et la construction de l’espace ditpolitique. Il y aura toujours quelque chose qui échappera à la philosophiepolitique, au normativisme juridique, à la catégorie de « politique ». C’est laraison pour laquelle la pensée critique ne saurait accompagner cette démarcheassujettissante. Elle se situera nécessairement de l’autre côté. Elle cherchera àmettre en lumière l’envers de la philosophie politique : ce qu’elle occulte, cequi lui échappe, ce qu’elle définit comme non politique, les frontières qu’elleinstaure, les clôtures qu’elle pose à la communauté qu’elle entend construire,etc. Il y a par conséquent un antagonisme entre la démarche qui s’opère entermes de « politique » et la démarche critique, qui s’incarne, elle, dans lescourants qui dissolvent cette catégorie et cette préoccupation : le marxisme,la sociologie critique, l’historicisme, etc. Par certains côtés, par certains deleurs effets, le néolibéralisme et l’économie néoclassique s’intègrent danscette tradition.

Homo œconomicus et sujet de droit

Dans son entreprise de démystification de la philosophie politique, destinéeà révéler les effets d’assujettissement à l’œuvre dans cette tradition de penséequi se présente d’habitude comme libératrice – la politique comme lieu d’éman-cipation, comme plus haut degré d’accomplissement humain, comme conquêtecollective de la liberté, comme régulation collective, etc. – Michel Foucault vaaccomplir un pas supplémentaire à travers l’analyse de la notion d’homo œco-nomicus. Si la forme-marché permet de dégager le caractère problématique dela notion de communauté politique, le concept d’homo œconomicus va per-mettre de comprendre la nature de ce sujet central de la philosophie occidentalequ’est le sujet de droit. Il s’agit de dégager l’image de l’homme sur laquellerepose l’axiomatique juridico-déductive, le type de disposition, d’éthique, derapport de soi à soi que tend à instaurer la philosophie politique.

L’homo œconomicus tel qu’il est formalisé dans la science économique, c’estl’homme de l’intérêt, c’est l’agent maximisateur, qui applique le calcul écono-mique coût/avantage à toutes choses. Mais ce qui est remarquable, c’est quel’homo œconomicus ne renonce jamais à son intérêt. On ne demande jamais àquelqu’un de renoncer à son intérêt 20. Le sujet d’intérêt s’inscrit dans unemécanique égoïste ; il n’arrête jamais le processus de maximisation de sonutilité au nom d’exigences présentées comme « supérieures ». Ce faisant, il rend

19 - Ibid.

20 - Gary Becker, The Economic Approach of Human Behaviour, Chicago, Chicago UniversityPress, 1976, p. 14.

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impossible la constitution d’une unité politique définie par l’existence d’unsouverain – puisque ce processus nécessite le renoncement à ses droits, le trans-fert de ses droits à quelqu’un d’autre 21 : l’homo œconomicus dit Foucault« s’intègre à l’ensemble dont il fait partie, non pas par un transfert, une sous-traction, une dialectique de la renonciation ; mais par une dialectique de lamultiplication spontanée 22 », qui est celle du marché libre et décentralisé, del’échange où la volonté de chacun va s’accorder à la volonté des autres.

L’élément essentiel ici est que l’homo œconomicus est un type d’homme quis’inscrit dans une logique positive de l’affirmation, de la non-renonciation. Dece point de vue, c’est un être, au sens politique, ingouvernable, au sens où ilfait échec à toute tentative de construire une instance transcendante à laquelleil accepterait de se soumettre. Et le fait que cette logique néolibérale de l’homoœconomicus mette en échec la possibilité même de construire une instancepolitique permet de mettre en lumière à quel point, à l’inverse, la politique etle droit fonctionnent à l’obéissance, à la renonciation, à la négativité. L’homojuridicus, le sujet de droit, est un homme qui accepte la négativité, la trans-cendance, la limitation.

C’est là tout l’enjeu de la démonstration de Michel Foucault et de la décons-truction qu’il entend opérer. Il voudrait mettre au jour le fait que l’axiomatiquejuridico-politique a pour propriété fondamentale d’agir dans le sens d’unelégitimation de l’État. Même si ce type de dispositif a pu jouer un rôle révo-lutionnaire, et peut parfois incarner un instrument de limitation du pouvoird’État au nom du « droit des gens », il n’en demeure pas moins qu’il restenécessairement pris dans le cadre de la raison d’État et qu’il est donc solidairede l’exercice de la raison juridique.

Selon Michel Foucault, le problème de la philosophie politique est, avanttout, le problème du souverain. L’obsession de la pensée juridique a toujoursété de déterminer comment il est possible de constituer une « unité politique »définie par « l’existence d’un souverain, individuel ou non, peu importe, maisdétenteur d’une part de la totalité de ses droits individuels et principe en mêmetemps de la limitation de ces droits 23 ». Or pour justifier la pratique gouverne-mentale et la prétention de l’État à être ce qu’il est, c’est-à-dire pour constituerde la souveraineté politique et en légitimer l’exercice 24, l’axiomatique juridico-déductive doit fabriquer une certaine image du citoyen comme sujet obéissant.

La théorie de la souveraineté s’adosse à cette figure centrale de la philoso-phie occidentale qu’est le sujet de droit. Sujet de droit et souveraineté forment

21 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 286.

22 - Ibid., p. 295-295.

23 - Ibid., p. 286.

24 - Ce mode d’analyse est par là même consubstantiellement lié à une attitude, à une façonpour le philosophe de se subjectiver comme législateur, de se rêver comme homme universel.La théorie politique se prétend neutre. Elle voudrait arriver après la bataille, se placer au centreet au-dessus de la mêlée. Sa fonction serait de rendre possible un armistice en imaginantcomment fonder un ordre qui réconcilie.

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les deux faces solidaires d’un même paradigme. L’un ne peut pas fonctionnersans l’autre. Or ce sujet n’est pas, d’abord, contrairement à ce que l’on croit,un être ayant conscience de ses droits et qui agirait de façon à les faire jouercontre la raison d’État. Au contraire, il s’agit d’un « sujet à assujettir 25 » :

Qu’est-ce qui caractérise le sujet de droit ? C’est qu’il a au départ des droits naturels,bien sûr. Mais il devient sujet de droit, dans un système positif, lorsque ces droitsnaturels, il a accepté au moins le principe de les céder, il a accepté au moins leprincipe d’y renoncer, il a souscrit à une limitation de ces droits, il a accepté leprincipe du transfert. C’est-à-dire que le sujet de droit est par définition un sujetqui accepte la négativité, qui accepte la renonciation à soi-même, qui accepte, enquelque sorte, de se scinder et d’être, à un certain niveau, détenteur d’un certainnombre de droits naturels et immédiats et, à un certain autre niveau, celui quiaccepte le principe d’y renoncer et qui va par-là se constituer comme un autre sujetde droit superposé au premier. Le partage du sujet, l’existence d’une transcendancedu second sujet par rapport au premier, un rapport de négativité, de renonciation,de limitation entre l’un et l’autre, c’est cela qui va caractériser la dialectique oula mécanique du sujet de droit, et c’est là, dans ce mouvement, qu’émergent la loiet l’interdit 26.

Le système volonté-loi façonne ainsi le sujet d’une manière négative, limi-tative. Loin de mettre en avant et de valoriser les capacités de résistances,d’indocilité, de rétivité, il fonctionne comme un principe assujettissant.

D’ailleurs, il est intéressant de noter que John Rawls assume explicitementce point dans sa critique de Robert Nozick, lorsqu’il reproche à celui-ci de nepas comprendre la spécificité de la politique. Pour Nozick en effet, l’État estl’équivalent de n’importe quelle autre association privée. C’est une agence deprotection à laquelle personne ne peut être forcé d’adhérer et dont tout le mondea le droit de se séparer lorsqu’il estime qu’il n’est plus dans son intérêt de recourirà ses services. La relation individu/État est pensée comme une relation contrac-tuelle orientée par la logique de l’intérêt. Or selon Rawls, une telle conceptionmanifesterait une incompréhension de la spécificité de la relation politique. Lalogique du contrat social s’oppose à la logique de l’accord. Car le contrat socialest un pacte originel qui établit un système de loi publique qui s’applique à toutcitoyen. Le citoyen n’entretient pas avec la Loi un rapport d’extériorité. Il nepeut pas, après son établissement, choisir de la reconnaître comme sienne ounon. Il est constitué comme citoyen intérieurement par son inscription dans lesystème de la Loi. C’est la Loi qui façonne le citoyen. La citoyenneté se définitcomme appartenance et soumission à l’autorité publique 27.

Ainsi les notions de contrat, de volonté générale, de citoyen, de commu-nauté politique, etc., jouent un rôle de légitimation. Par conséquent, ce para-digme fonctionne comme un discours de la soumission, un discours degouvernants, un discours au service de la raison d’État. Il fonde la constitution

25 - Ibid.

26 - Ibid., p. 278-279.

27 - John Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 316-317.

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juridique de la souveraineté politique à partir d’un acte inaugural d’assujettis-sement, voire d’auto-assujettissement, à travers lequel les sujets se constituentou sont constitués comme sujets voulant être gouvernés. Ce qui se situe àl’exact opposé d’une démarche critique, laquelle doit prendre pour objet cesrelations d’assujettissement et étudier comment elles fabriquent des subjecti-vités. De telles relations ne doivent donc pas être présupposées ou poséescomme une nécessité : elles doivent être placées au centre de l’analyse. Notonsd’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’élaborer une critique grossière de l’État au nomde l’individu. Car la tradition juridique et la tradition économique sont toutesdeux des traditions individualistes. Mais elles ne fabriquent pas un mêmeconcept d’individu : dans un cas, celui-ci est construit comme un sujet obéis-sant, alors que dans l’autre il l’est comme un agent affirmant ses intérêts.

Les conditions de la critique du néolibéralisme

Le raisonnement économique introduit une rupture. Il permet de sedépartir de la grille d’analyse dominante du pouvoir et du souverain. La forme-marché, l’homo œconomicus, le calcul coût/avantage, ces instruments de lascience économique ont permis d’accomplir dans la pensée un geste d’insou-mission, et même, pourrait-on dire, une espèce de coup d’État. Les discoursqui restent prisonniers des catégories de la politique, restent inscrits à l’intérieurdu système du souverain. Ils peuvent certes invoquer ces droits pour poser desbornes à l’exercice du pouvoir du gouvernement (lorsque certaines de sesactions apparaissent comme illégitimes ou extra-juridiques), mais jamais ils nepeuvent contester le fondement de l’autorité publique, interroger la forme-Étaten elle-même et contester sa prétention fondamentale à faire obéir.

En refusant les catégories juridiques, en dissolvant la pratique gouverne-mentale dans l’économie, le néolibéralisme est d’abord parvenu, d’un point devue épistémologique, à inventer un dispositif analytique qui permet de penserl’État sans reprendre à son compte la pensée d’État, sans « appliquer à l’Étatdes catégories de pensée produites par l’État », autant d’éléments essentiels àla production d’une science critique de l’État, comme l’a montré PierreBourdieu 28. Mais d’autre part, sur un plan théorique, la conséquence de cetteposition est que le néolibéralisme est parvenu à faire circuler des discours quine se contentent jamais, dans leur réflexion sur la politique, de limiter le pou-voir du souverain : « Jusqu’à un certain point [le néolibéralisme] le déchoit. Ille fait entrer en déchéance 29. » La problématique néolibérale a une fonction dedisqualification du souverain. Le calcul économique démystifie le politique.Dans le dispositif néolibéral, la forme-marché est en permanence retournéecontre le gouvernement. Il s’agit de partir du marché pour ne pas laisser fairele gouvernement. L’idée même d’obéissance, de respect de l’autorité, n’a pasde sens dans le cadre néolibéral. C’est la raison pour laquelle Michel Foucault

28 - Pierre Bourdieu, « Esprits d’État », in Raisons Pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 101.

29 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 296.

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insiste sur le fait que le monde économique et le monde juridico-politiqueapparaissent comme des mondes « hétérogènes et incompatibles 30 » : le néo-libéralisme constitue l’une des formes qu’ont prises, à un moment donné,« l’affirmation et la revendication de l’indépendance des gouvernés 31 ».

Si ces analyses sont très importantes d’un point de vue épistémologique etthéorique elles le sont également pour nous aujourd’hui, dans le cadre d’uneréflexion sur les conditions de la critique du néolibéralisme. Depuis une dizained’années, on assiste en effet à un retour de la philosophie politique. La perceptiondu néolibéralisme comme d’une tendance négative associée à la dérégulation, audémantèlement des États, au repli sur soi qui s’opérerait au détriment du sensdu politique et de la Loi, de la construction de la vie en commun, de la recon-naissance mutuelle, a conduit à un regain d’intérêt pour la philosophie politiqueou, plus exactement – puisque celle-ci s’est reconstituée à partir des années 1980,comme réaction au marxisme, à la sociologie critique et à l’historicisme – àl’association de ce mode de pensée à une pensée critique, à une pensée de larésistance – ce que l’on voit avec des figures comme Amartya Sen, JürgenHabermas, ou plus récemment Axel Honneth dont une bonne part de l’œuvreconsiste à retraduire les problèmes de la philosophie politique dans une problé-matique éthique 32. On doit, me semble-t-il, s’interroger sur les limites d’unetelle tendance à voir la philosophie politique comme un instrument critique del’ordre néolibéral. Car s’il est vrai que le pouvoir politique fonctionne à l’obéis-sance, à la résignation, à la négativité, alors sortir de ce cadre représente égale-ment une tâche urgente. Foucault nous incite à repenser les conditions del’élaboration d’une pratique émancipatrice – et nous impose de prendreconscience du fait qu’une mise en cause du néolibéralisme qui ferait l’éloge duDroit, de la Politique, du Commun de la Reconnaissance, ou de la Souveraineténe serait pas satisfaisante mais, au contraire, potentiellement régressive.

Si le néolibéralisme défait les cadres de la politique et met en crise la ratio-nalité dite politique, cela devrait être perçu comme l’ouverture d’une potentialiténouvelle, comme un mouvement critique plutôt que comme une menace, unedéperdition, ou un spectre négatif qu’il faudrait s’efforcer de conjurer. En d’autrestermes, c’est en dehors du cadre de la philosophie du droit et de la politiquequ’il faut chercher comment fonder une pratique de la résistance. Il est nécessairede mettre en question dans le même temps, et dans le même mouvement, lesdangers du néolibéralisme et les dangers contenus dans certaines critiques dunéolibéralisme, qui lui opposent ce qu’il défait au lieu de partir de ce qu’il produit– sa « positivité » – pour inventer une nouvelle pratique et une nouvelle théorieauthentiquement et pleinement émancipatrices.

30 - Ibid., p. 286.

31 - Ibid., p. 43.

32 - Pour une analyse critique de la démarche d’Axel Honneth et des présupposés qui animentsa préoccupation de restaurer les cadres de la « reconnaissance mutuelle » et de la « vie éthiquedémocratique » à l’ère néolibérale, voir Stéphane Haber, « Honneth, une interprétation critiquedu capitalisme contemporain », in Penser le néocapitalisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2013,p. 181-211.

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AUTEUR

Geoffroy de Lagasnerie est sociologue et philosophe. Il est professeur à l’École nationalesupérieure d’arts de Paris-Cergy et l’auteur notamment de L’Empire de l’Université. SurBourdieu, les intellectuels et le journalisme (Paris, Éditions Amsterdam, 2007), de Logiquede la création (Paris, Fayard, 2011) et de La dernière leçon de Michel Foucault. Sur lenéolibéralisme, la théorie et la politique (Paris, Fayard, 2012).

RÉSUMÉ

Néolibéralisme, théorie politique et pensée critique

Cet article se propose de mettre en lumière les potentialités critiques qui sont inscritesau cœur de la rationalité néolibérale, qui s’est constituée dans le cadre d’une oppositionà la raison d’État en posant l’idée selon laquelle « on gouverne toujours trop ». La réflexionfoucaldienne dans Naissance de la biopolitique est particulièrement attentive à ce thème :en utilisant le raisonnement économique et les instruments de la science économiquecomme armes critiques pour déconstruire la philosophie politique traditionnelle et démys-tifier ses prétentions émancipatrices, Michel Foucault y présente en effet le néolibéralismecomme l’une des incarnations contemporaines de la tradition critique. Par conséquent,c’est en dehors de la philosophie politique, de la philosophie morale et éthique et de lathéorie du droit que l’on pourra trouver des instruments de résistance au néolibéralisme.

ABSTRACT

Neoliberalism, political theory and critical thought

This article aims at highlighting the critical potentialities inscribed at the heart of neoliberalrationality, which has been established as radically opposed to the raison d’État throughthe idea that “one always governs too much”. Foucault’s analyses in The Birth of Biopoliticsare particularly attentive to this theme : indeed, using economic reasoning and the instru-ments of economic science as critical weapons in order to deconstruct the traditionalpolitical philosophy and to demystify its emancipatory pretenses, Foucault presents neo-liberalism as one of the main contemporary embodiments of the critical tradition. Hence,it is outside political philosophy, moral philosophy or theory of law that we have to searchif we want to resist neoliberalism.

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