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Film italo-franco-espagnol en couleurs. 1970. 105 mn. Scénario Luis Buñuel et Julio Alejandro, d’après la nouvelle de Benito Perez Galdos. Photographie José F. Aguayo. Décors Enrique Alarcon. Production Corona / Epoca Film / Talia Film. Interprétation Catherine Deneuve Tristana Fernando Rey Don Lope Franco Nero Horacio Lola Gaos Saturna Jesus Fernandez Saturno Mardi prochain Suite et fin du cycle “folie et psychiatrie” avec Persona d’Ingmar Bergman. Film suédois en noir et blanc. 1965. 1 heure 24. Une actrice de théâtre est brusquement atteinte de mutisme. Elle est soignée et passe sa convalescence dans une villa au bord de la mer avec son infirmière. La première se tait encore, la seconde parle à outrance. Les deux femmes commencent à se fasciner mutuellement et à vouloir s’approprier la personnalité de l’autre. “Persona” désigne le masque que portaient les comédiens dans l’antiquité. Ici, les deux personnages de ce huis-clos laissent tomber leurs masques pour affronter une douloureuse crise d’identité. Résumé : Don Lope, notable âgé de Tolède et libre-penseur a adopté la jeune orpheline Tristana. Ses aspirations dépassent cepen- dant vite celles d’un père adoptif et il fait de Tristana sa maîtresse. Il la soumet complètement, l’enferme et la surveille. Celle-ci ne laisse pas non plus indifférent le fils sourd-muet de la servante de Don Lope. Deux ans plus tard, elle a épousé Don Lope chez que l’âge et la maladie ont considérablement affaibli. Tristana le soigne et fait désormais preuve d’autorité. Mais elle rencontre un peintre, Horacio, ce qui met à son comble la jalousie de Don Lope. Elle s’enfuit à Madrid. Deux ans plus tard, Horacio l’a abandonnée. Don Lope s’est considérable- ment enrichi. Tristana revient malade. Elle est de plus en plus agressive envers son tuteur qu’elle accepte pourtant d’épouser. Mais elle le laisse mourir sans appeler le médecin, assaillie par les vi- sions qui n’ont cessé de hanter son exis- tence. Un film testament ? Tristana était un ancien projet de Buñuel datant des années 1950. En 1970, au moment de la sortie du film, il l’a pré- senté comme son dernier film, ce qu’il avait déjà fait pour les deux précédents (Belle de jour et La Voie lactée). Ceci est révélateur des angoisses du réalisateur sentant les effets de l’âge et dans ce film- ci, le thème de la vieillesse, déjà abordé auparavant, prend un ton plus grave et douloureux. Tristana est donc à un pre- mier égard une somme esthétique. On re- trouve les frustrations et fantasmes de Ca- therine Deneuve (Belle de jour, 1967), le baiser du vieillard et de la jeune fille (L’Age d’or), l’amour du tuteur pour sa pupille (Viridiana), la jalousie maladive (El) et des thèmes récurrents comme la sa- tire sociale ou la critique du clergé. Tristana est d’abord le drame de l’homme vieillissant qui s’accroche déses- pérément à ses passions de jeunesse. Don Lope n’est pas le bourgeois qu’on pourrait attendre dans un film de Buñuel. Il a gardé une certaine jeunesse d’esprit : il est libre-penseur, opposé au mariage, aux conventions, il égare la police quand elle poursuit un voyou. Bien que protecteur abusif au début, il devient progressive- ment la victime de sa pupille. Sa lubricité initiale se mue à la fin en sentiment sin- cère pour Tristana. On le voit en pleine déchéance au contact de celle qui est de moins en moins l’innocente jeune fille aux longues nattes portant le deuil de ses parents. Don Lope finit effectivement par inviter des curés à sa table ou accepter les remerciements d’un policier pour ses dons à l’orphelinat. La fragilité qui l’at- teint lui fait perdre son identité. Il est en fin de compte un personnage sinon tout à fait sympathique, du moins extrêmement touchant. Les deux protagonistes ont en fait un parcours inverse : lui passe de la liberté à la soumission et elle de la sou- Mardi 14 octobre 1997

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Page 1: New 0 Mardi 14 octobre 1997 Mardi prochain Suite et fin du cycle … · 2017. 9. 19. · Scénario Luis Buñuel et Julio Alejandro, d’après la nouvelle de Benito Perez Galdos

� � � � � � � � � � � � � �Film italo-franco-espagnol en couleurs. 1970. 105 mn.

Scénar io Luis Buñuel et Julio Alejandro, d’après la nouvelle de Benito Perez Galdos.

Photographie José F. Aguayo.Décors Enrique Alarcon.Production Corona / Epoca Film / Talia Film.

Interprétation Catherine Deneuve TristanaFernando Rey Don LopeFranco Nero HoracioLola Gaos SaturnaJesus Fernandez Saturno

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Mardi prochainSuite et fin du cycle “ folie et

psychiatrie” avec Persona d’I ngmarBergman. Film suédois en noir etblanc. 1965. 1 heure 24.

Une actrice de théâtre estbrusquement atteinte de mutisme. Elleest soignée et passe sa convalescencedans une vill a au bord de la mer avecson infirmière. La première se taitencore, la seconde parle à outrance.Les deux femmes commencent à sefasciner mutuellement et à vouloirs’approprier la personnali té de l’autre.“ Persona” désigne le masque queportaient les comédiens dansl’antiquité. Ici, les deux personnagesde ce huis-clos laissent tomber leursmasques pour affronter unedouloureuse crise d’ identité.

Résumé :Don Lope, notable âgé de Tolède et

li bre-penseur a adopté la jeune orphelineTristana. Ses aspirations dépassent cepen-dant vite celles d’un père adoptif et il faitde Tristana sa maîtresse. Il la soumetcomplètement, l’ enferme et la surveille.Celle-ci ne laisse pas non plus indifférentle fil s sourd-muet de la servante de DonLope.

Deux ans plus tard, elle a épouséDon Lope chez que l’âge et la maladie ontconsidérablement affaibli . Tristana lesoigne et fait désormais preuve d’autorité.Mais elle rencontre un peintre, Horacio,ce qui met à son comble la jalousie de DonLope. Elle s’enfuit à Madrid.

Deux ans plus tard, Horacio l’ aabandonnée. Don Lope s’est considérable-ment enrichi. Tristana revient malade.Elle est de plus en plus agressive enversson tuteur qu’elle accepte pourtantd’épouser. Mais elle le laisse mourir sansappeler le médecin, assail lie par les vi-sions qui n’ont cessé de hanter son exis-tence.

Un film testament ?Tristana était un ancien projet de

Buñuel datant des années 1950. En 1970,au moment de la sortie du film, il l ’a pré-senté comme son dernier film, ce qu’ i lavait déjà fait pour les deux précédents(Belle de jour et La Voie lactée). Ceci estrévélateur des angoisses du réalisateursentant les effets de l’âge et dans ce film-ci, le thème de la vieil lesse, déjà abordéauparavant, prend un ton plus grave etdouloureux. Tristana est donc à un pre-

mier égard une somme esthétique. On re-trouve les frustrations et fantasmes de Ca-therine Deneuve (Belle de jour, 1967), lebaiser du vieil lard et de la jeune fi lle(L’Age d’or), l ’amour du tuteur pour sapupille (Viridiana), la jalousie maladive(El) et des thèmes récurrents comme la sa-tire sociale ou la critique du clergé.

Tristana est d’ abord le drame del’homme vieilli ssant qui s’accroche déses-pérément à ses passions de jeunesse. DonLope n’est pas le bourgeois qu’on pourraitattendre dans un film de Buñuel. I l agardé une certaine jeunesse d’esprit : il estl ibre-penseur, opposé au mariage, auxconventions, il égare la poli ce quand ellepoursuit un voyou. Bien que protecteur

abusif au début, il devient progressive-ment la victime de sa pupill e. Sa lubricitéinitiale se mue à la fin en sentiment sin-cère pour Tristana. On le voit en pleinedéchéance au contact de celle qui est demoins en moins l’ innocente jeune fi lleaux longues nattes portant le deuil de sesparents. Don Lope finit effectivement parinviter des curés à sa table ou accepter lesremerciements d’un policier pour sesdons à l’orphelinat. La fragilit é qui l’at-teint lui fait perdre son identité. Il est enfin de compte un personnage sinon tout àfait sympathique, du moins extrêmementtouchant. Les deux protagonistes ont enfait un parcours inverse : lui passe de laliberté à la soumission et elle de la sou-

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Mardi 14 octobre 1997

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mission à la rébelli on. Ce mouvement ad’ail leurs été analysé par un critique àtravers l ’évolution de leurs positions etattitudes respectives au cours des trèsnombreuses scènes de repas qui jalonnentle film1.

Ce mécanisme de rapport de forceconstant entre les personnages est enoutre le point de départ d’une critique so-ciale, si caractéristique chez Buñuel. Leréalisateur a déplacé l’époque et le lieu del’action pour se situer au moment du pas-sage de la monarchie à la république dansl’Espagne des années 1930 (qui est aussil’époque de ses premiers films). La mani-festation ouvrière montrée dans le filmest un événement réel. En se situant dansun contexte historique précis beaucoupplus nettement que ne le faisait le roman,Buñuel montre son intérêt pour ces ques-tions d’ordre poli tique et rappelle quel’onirisme profond du film ne doit pasfaire oublier certaines réalités. Il dénoncela société phallocratique et patriarcale. Lasociété est très nettement divisée enclasses dans Tristana : c’est ce que mon-trent en particulier les divers logementsdes personnages (ou l ’absence d’espace

propre dans le cas de Saturno) et leurs re-pas respectifs. Les relations entre les êtressont fondées sur la dépendance ou la sou-mission. La femme est dans une situationde soumission par excellence. Elle lereste dans le roman, mais plus dans lefilm.

Tristana et la folieTristana n’est donc apparemment

pas un film essentiellement fondé sur lafolie ou l’étude clinique des personnages.Mais les éléments absurdes et fantasma-tiques, si présents dans l’œuvre du réali -sateur, laissent pourtant une impressionde malaise et de mystère beaucoup plusprofonde que dans ses autres fi lms. Lefilm est globalement silencieux, à part lessons de cloches, ce qui contribue à créerun climat pesant et oppressant. Ce ma-laise vient d’abord de l’ impression phy-sique produite par la vision du corps am-puté de Tristana. Cette beauté muti léereste -ou peut-être en devient d’autantplus- fascinante. Buñuel a déclaré à pro-

pos du roman : “C’est un de plus mau-vais romans de Galdos [...] Seul le détailde la jambe coupée m’ intéressait. Cu-rieusement, c’est aussi ce qui attirait Hit-chcock. Lors d’un repas [...il ] ne cessaitde s’exclamer : “ Ah, la jambe coupée deTristana !... ” ” 2. Les fantasmes mor-bides sont donc autant ceux que le réali -sateur peut vouloir montrer au spectateurque ceux des personnages. Ces dernierssont en fait en proie à des obsessions né-vrotiques. Le jeune sourd-muet poursuitTristana dans l ’espoir de soulever sajupe, puis, à la fin, essaie de pénétrerdans sa chambre. Elle le chasse, mais vaà la fenêtre s’exhiber devant lui dans undes plans les plus magistraux et les plusérotiques du film. “Ce qui importe sur-tout, c’est de stimuler l’ imagination duspectateur” , explique Buñuel qui fait duspectateur non un voyeur, mais le témoinde cet érotisme maladif. Don Lope, lui,sombre dans les excès de la lubricité, dela jalousie et d’une obsession de posses-sion de la jeune fil le. La possession -dans tous les sens du terme- est d’ail-leurs un enjeu essentiel du film. Le vieil -lard est ensuite possédé par Tristana, quielle-même est possédée par ses visions etfantasmes pervers et masochistes.

Tristana est donc un film sur lamythomanie. Si le film adopte les procé-dés du rêve (dans les visions fantastiquesen particulier) et mélange rêve et réalité(ce qui apparaît dans les deux momentsoù Tristana et Don Lope se réveill ent deleurs cauchemars), c’est parce qu’ il estune sorte de lent cauchemar se déroulantdevant nos yeux. Dans Belle de jour,l’ incertitude demeurait totale quant à lapart du rêve. On ne pouvait savoir ce quiétait réel. Dans Tristana, on se situe plusnettement du côté de l’ imaginaire. C’estce que montre le retour à la fin de lascène initiale au cours de laquelle Tris-tana offre une pomme à Saturno. Ce pro-cédé -mis en œuvre par Cocteau en parti-culier dès son premier film, contempo-rain de L’Age d’or, très empreint

d’onirisme- suggère l’aboliti on de la du-rée. Il ne s’est rien passé, tout a peut-êtreété conçu dans la pensée de la jeune fill e.

Le personnage de Tristana estainsi en proie à des hallucinations à lalimite du fantastique. L’ image essentiellede la tête de Don Lope en battant decloche est très proche des contes ou nou-velles gothiques du XIXème siècle à lamanière de Maupassant ou Poe. De plus,Buñuel a situé l’action dans une vill e quia encore ses monuments médiévaux etl’aspect mystérieux des vieill es légendes.On peut ajouter que Buñuel rend d’au-tant plus crédible cette atmosphère oni-rique qu’ il adopte ce qu’on peut appelerla logique du rêve. La structure d’en-semble du film est parfaitement rigou-reuse et symétrique. Un véritable féti-chisme du chiffre deux se fait jour. Il y ade nombreux systèmes de paires tout aulong du film : par exemple deux chiens(dont un abattu par deux coups de feu),deux pois chiches entre lesquels Tristanahésite, deux ell ipses de deux ans, deuxvisions de la cloche... De plus, on peutpercevoir beaucoup de correspondanceset de symétries. Les scènes se répètent :Don Lope au café, Saturno enfermé dansles toi lettes, deux scènes dans l’ atel ierd’Horacio, Tristana joue deux fois dupiano, etc. Ce climat binaire est à rappro-cher de l’antinomie de deux mondes : ce-lui de Don Lope et celui de Saturno,c’est-à-dire de deux classes sociales.Mais c’est aussi l ’affrontement de deuxgénérations ; ou encore celui du réel et del’ imaginaire.

L’ autre aspect de cette logiqueonirique très l iée à l’ absurde, et autrereste du surréalisme, est le rôle du ha-sard, le fameux “hasard objectif” . L’hési-tation de Tristana et sa remarque à pro-pos des pois chiches montre à quel pointce choix est arbitraire. Elle hésite aussi àun autre moment entre deux rues appa-remment identiques : “Ça paraît stupide,non ? Moi j’y trouve en certain mystère.Entre deux choses identiques, pourquoichoisissons-nous l ’une et non pasl’autre? Et cette “ stupidité ” peut altérerune vie. [...] Si elle avait choisi l ’autrerue, il n’y aurait pas d’histoire, ou il y en