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Raymond Winling Péguy — Nietzsche : un chrétien du parvis répond à l'auteur de Zarathoustra In: Revue des Sciences Religieuses, tome 46, fascicule 3, 1972. pp. 212-255. Résumé Péguy aborde souvent les mêmes problèmes que Nietzsche ; les solutions qu'il propose sont parfois comme la contrepartie des réponses apportées par l'auteur de Zarathoustra. La comparaison entre les deux auteurs permet de découvrir une dimension insoupçonnée de l'œuvre de Péguy. Sa connaissance des problèmes et sa souplesse dialectique mettent Péguy à même d'engager le dialogue avec les plus grands. Sa soif d'absolu et sa sincérité dans la foi l'amènent à aller à l'essentiel et à présenter un christianisme qui satisfait aux exigences les plus élevées de l'homme moderne. Citer ce document / Cite this document : Raymond Winling. Péguy — Nietzsche : un chrétien du parvis répond à l'auteur de Zarathoustra. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 46, fascicule 3, 1972. pp. 212-255. doi : 10.3406/rscir.1972.2652 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rscir_0035-2217_1972_num_46_3_2652

Nietzche Peguy

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Page 1: Nietzche Peguy

Raymond Winling

Péguy — Nietzsche : un chrétien du parvis répond à l'auteur deZarathoustraIn: Revue des Sciences Religieuses, tome 46, fascicule 3, 1972. pp. 212-255.

RésuméPéguy aborde souvent les mêmes problèmes que Nietzsche ; les solutions qu'il propose sont parfois comme la contrepartie desréponses apportées par l'auteur de Zarathoustra. La comparaison entre les deux auteurs permet de découvrir une dimensioninsoupçonnée de l'œuvre de Péguy. Sa connaissance des problèmes et sa souplesse dialectique mettent Péguy à mêmed'engager le dialogue avec les plus grands. Sa soif d'absolu et sa sincérité dans la foi l'amènent à aller à l'essentiel et àprésenter un christianisme qui satisfait aux exigences les plus élevées de l'homme moderne.

Citer ce document / Cite this document :

Raymond Winling. Péguy — Nietzsche : un chrétien du parvis répond à l'auteur de Zarathoustra. In: Revue des SciencesReligieuses, tome 46, fascicule 3, 1972. pp. 212-255.

doi : 10.3406/rscir.1972.2652

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rscir_0035-2217_1972_num_46_3_2652

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PÉGUY — NIETZSCHE :

UN CHRÉTIEN DU PARVIS RÉPOND A L'AUTEUR

DE ZARATHOUSTRA

« Un renouveau catholique se fait par mai. Il faut tenir bon » *

La deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle représentent l'une des époques les plus passionnantes de l'histoire des idées. Cette période de féconde fermentation voit naître des théories qui renouvellent les questions ; elle voit se déployer des efforts prodigieux pour refaire la société et créer un homme nouveau. Des penseurs se dressent pour crier leur révolte et pour rejeter toute autorité autre que celle de la raison. Pour eux la révolution religieuse doit aller de pair avec la révolution sociale afin d'achever l'émancipation de l'homme : celui-ci serait parvenu à sa maturité et devrait donc prendre en main son propre destin. A ces novateurs font face ceux qui veulent maintenir ce qu'ils croient essentiel et sauver les valeurs qu'ils estiment sûres. La littérature épouse cette grande querelle et devient un champ clos où s'affron-

(*) Lettre de Péguy à J. Lotte, citée dans les « Feuillets de l'Amitié Charles Péguy » n° 84, p. 5. Abréviations :

Pr. PL I = Ch. Péguy, Œuvres en prose de 1808 à 1908, Pléiade 1950. Pr. PI. II = Ch. Péguy, Œuvres en prose de 1909 à 1914, Pléiade 1961. F.A.C.P. = Feuillets de l'Amitié Charles Péguy. C.A.P. = Cahiers de l'Amitié Ch. Péguy. Pour les Cahiers de la Quinzaine, le chiffre romain indique la série, le

chiffre arabe le numéro dans la série : Ex. : VII-3 = 3e Cahier de la 8e série.

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tent les deux partis : elle se fait « problématique et métaphysique » (1).

Quelques écrivains occupent les devants de la scène et sont considérés comme des guides et des maîtres à penser. Très vite Nietzsche, le prophète de la mort de Dieu et de l'avènement du surhomme, est opposé à Dostoïevski, le défenseur des valeurs religieuses et l'adversaire des nihilistes.

«En Dostoïevski, j'admire un Nietzsche racheté», dira A. Suarès (2).

Or, dès 1913, Alain-Fournier mettait en parallèle Péguy et Dostoïevski :

« De longues conversations avec Péguy sont les événements de ces jours passés. ... Je dis, sachant ce que je dis, qu'il n'y a pas eu sans doute, depuis Dostoïevski, un homme qui soit aussi clairement Homme de Dieu» (3).

D'autres n'hésitent pas à faire le rapprochement entre l'auteur d'Eve et l'auteur du Gai Savoir. Henri de Lubac dans le Drame de l'humanisme athée, va jusqu'à dire :

« Nietzsche et Péguy : deux prophètes qui dominent notre époque » (4) .

(il) L'expression est de B.-M. Albérès, qui caractérise de cette façon les nouvelles tendances en littérature :

« L'œuvre met tout en question : le sens même de la vie et les fondements de la réalité. ... Rendre vivantes et aiguës des questions sans réponse universellement admise, tel est le sens dans lequel nos écrivains font de la métaphysique. » (Bilan littéraire du XXe siècle, p. 30 et 32).

(2) A. Suarès, « Dostoïevski », VIII-8, p. 86. (3) Alain-Fournier, Lettre à Jacques Rivière, 3. 1. 1913, F.A.CJ*., n° 35. (4) Henri de Lubac, Le Drame de l'humanisme athée, p. 93. Autres

rapprochements : — Benda range Péguy et Nietzsche dans la catégorie des clercs qui ont

trahi, en exaltant l'attachement au particulier et au pratique. (Benda, La trahison des clercs ; cf. infra, p. 651.)

— « L'œuvre de Péguy est la seule œuvre française à faire chœur avec les Nietzsche et les d'Annunzio dans la tragédie du besoin d'héroïsme que se sera jouée le XXe siècle à ses débuts. » (Clouard, Histoire de la Littérature française, I, p. 382.)

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Mais à part quelques indications fort judicieuses, on ne trouve 'dans ce livre aucun développement destiné à prouver cette affirmation qui est du plus haut intérêt.

Si réellement on pouvait établir que Péguy et Nietzsche appartiennent au même ordre de grandeur, si en plus on pouvait prouver qu'entre les deux écrivains il y a parfois parenté, parfois dialogue et discussion, si par ailleurs on pouvait démontrer que l'œuvre de l'un est comme une réplique à celle de l'autre, on ferait mieux ressortir l'envergure de Péguy, puisque celle de Nietzsche ne fait pas de doute. Nous voudrions poser ici les premiers jalons pour une étude de ce genre.

Péguy connaissait-il Nietzsche ? Alors que, grâce aux textes, il est relativement facile de suivre

l'évolution de Péguy dans son lent détachement du kantisme, il est beaucoup plus difficile d'analyser son attitude à l'égard de Nietzsche. Sur ce point précis, la problématique est particulièrement délicate.

Péguy connaissait le solitaire de Sils-Maria, pour avoir entendu parler de ce génie tragique. Charles Andler et Georges Sorel étaient, sous ce rapport, des informateurs compétents, capables de fournir des renseignements très sûrs. Le pasteur de Eoberty et Benda étaient à même d'exposer les idées de Nietzsche au gérant des Cahiers, qui aimait ce genre de conversation (5). Mais plus que d'autres, Daniel Halévy devait entretenir Péguy de l'auteur de Zarathoustra, auquel il consacra un important ouvrage qui parut en 1909. Est-il

(5) A l'Ecole Normale Supérieure Péguy suivait les cours de Charles Andler. Le savant germaniste cherchait à initier les étudiants à la philosophie et à la culture allemandes et s'efforçait de leur faire connaître l'Allemagne moderne.

Georges Sorel venait tous les jeudis à la Boutique des Cahiers de la Quinzaine. Il prônait une morale d'inspiration nietzschéenne.

Le pasteur de Roberty connaissait bien Nietzsche. Il fit, à l'Ecole des Hautes Etudes Socialistes, une série de conférences sur l'auteur de la Généalogie de la Morale. Péguy, ami du pasteur, assistait à ces conférences.

Benda fut pendant un certain temps l'interlocuteur privilégié de Péguy. Ils parlaient souvent de philosophie et dans l'œuvre de Péguy on trouve des allusions à ces entretiens et notamment « aux questions nietzschéennes ».

Quant à Daniel Halévy, il fit partie du groupe de la Revue Blanche qui à partir de 1890 s'attache à faire connaître Nietzsche en publiant des traductions.

Pour plus de détails prière de se reporter à notre thèse « Péguy et l'Allemagne ». Cette remarque vaut aussi pour d'autres passages qui peuvent sembler trop concis dans cet article destiné à poser des jalons.

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défendu de supposer qu'au cours des longues promenades sur le plateau de Saclay, D. Halévy exposait à son ami les théories de Nietzsche et les jugements qu'il portait sur celles-ci ?

A côté de l'information par voie orale, y a-t-il information due à la lecture ? Péguy a-t-il lu des articles de revue consacrés à cet auteur qui intriguait les Français ? Tonnelat insiste sur l'importance de cette voie de pénétration du nietzschéisme :

« II n'était pas, à vrai dire, nécessaire d'avoir étudié Nietzsche, pour avoir une idée approximative de ses thèses essentielles. Un assez grand nombre de critiques ou d'historiens des idées contribuaient dès lors à répandre ces thèses en les exposant ou en les discutant dans des articles de revues» (6).

Autre possibilité : Péguy a pu lire des ouvrages sur Nietzsche : nous pensons à la Vie de Frédéric Nietzsche, de D. Halévy. Aucune indication ne permet de confirmer ou d'infirmer cette hypothèse. Péguy a-t-il lu des œuvres comme le Zarathoustra ou la Généalogie de la Morale, du moins en traduction, puisque depuis 1890 les traductions existaient ?

M. Marcel Péguy, à qui nous avons demandé si dans la bibliothèque de Péguy figuraient des œuvres de Nietzsche, éventuellement annotées, nous a fort obligeamment répondu :

« Mon père n'avait point pour habitude d'annoter le livre qu'il lisait. D'ailleurs il ne possédait qu'une bibliothèque fort maigre et il utilisait pour certaines études erudites des ouvrages empruntés. ... Jamais je n'ai vu sur sa table un seul livre 'allemand» (7).

Il reste donc la possibilité de l'emprunt d'œuvres de Nietzsche en traduction. C'est l'hypothèse retenue par M. Jacques Maritain, que nous avons consulté :

« Nietzsche, il a dû le lire dans la traduction française »,

(6) E. Tonnelat, Vie de Charles Andler, p. 53, Belles Lettres 1937. (7) Extrait d'une lettre de M. Marcel Péguy du 23. 2. 1971, en réponse à

une demande de renseignements.

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déclare-t-il dans son aimable lettre du 16 août 1966. Cette hypothèse mérite d'être prise en considéraltion et nous invite à interroger les Cahiers de la Quinzaine pour y recueillir éventuellement les éléments capables de la confirmer.

Le gérant a tenu à éditer un Cahier entièrement consacré à Nietzsche et intitulé Le travail de Zarathoustra (8). Daniel Halévy, qui l'a rédigé, y retrace la genèse de l'œuvre où est exposée la doctrine de l'éternel retour et du surhomme. Par désir de répondre au Parsifal de Wagner, qui montre l'humanité tirée de sa langueur par le mystère eucharistique, Nietzsche aurait inventé le « mythe » du surhomme, qui montre l'humanité rénovée par les vertus d'une élite solitaire. Mythe, car, aurait déclaré l'auteur, il faut « oser rêver et mentir ».

Dans une autre étude intitulée Dostoïevski (9), une place de choix est faite à Nietzsche. Après un bref aperçu sur la vie et les tribulations du romancier russe, A. Suarès cherche à situer l'homme et l'œuvre. Il esquisse alors un parallèle pour démontrer que Dostoïevski est un Nietzsche racheté. L'auteur de cette monographie est très sévère pour l'ancien professeur bâlois, qui avait pris prématurément sa retraite et avait vécu dans la solitude de l'Enga- dine.

« Je ne crois pas, dit-il aux Prométhées qui perdent leur tête sur le rocher. ... Je ne ferai pas crédit à des dieux qui finissent à quatre pattes dans un asile. Misérable jactance de Nietzsche qui excède tout ce qu'on peut permettre à l'orgueil de l'esprit ; car c'est l'esprit même qui y entre en décadence.

Nietzsche peut servir de guide à l'Enfant Prodigue dans ses routes de jeune homme. Nietzsche est une bonne méthode pour la rébellion. A la façon des docteurs, il est ivre de ses principes et tout aveugle sur la vie, il despotise.

Nietzsche tient lieu des Anciens et de vie héroïque aux gens qui ne savent pas lire... On doit s'arrêter a Nietzsche. Mais on n'est que la moitié d'homme, si l'on s'y fixe.

Quant au surhumain, c'est un bon mot pour philo-

<8) Cahier X-12. (9) Cahier XIII-8. A. Suarès, Dostoïevski.

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sophes amateurs d'éloquence. Il a le son répugnant de l'emphase. Il n'y a rien de plus humain que d'être homme. Sois pleinement homme, si tu veux passer l'homme (10).

Un autre texte qui nous semble important figure dans le Cahier X-9. Péguy reproduit d'abord un article que Romain Rolland avait publié dans la Voce et qui proclame la nécessité, pour les Français, de rester en communion avec le génie latin.

« La civilisation latine, c'est notre âme même que nous redécouvrons, notre âme perdue, trahie, livrée aux vainqueurs germaniques, anglais et slaves, cette grande âme méditerranéenne, riche de 30 siècles de civilisation et brûlante de lumière » (11).

Suit alors un article de Giovanni Paipini qui fait écho à celui de Romain Rolland.

« Depuis 40 années, l'Italie a vu s'amener une vingtaine de génies étrangers, annoncés comme la suprême révélation de l'humanité, ... Comte ... Hegel .... Spencer ... Stirner ou Nietzsche avec ses poétiques eriailleries d'Allemand ivre de gréco-latinité, ou Marx avec sa spirituelle analyse de la société, si finement satirique qu'on a pu la prendre pour une œuvre de science. ...

Mais l'Italie ferait mieux de relire ses vieux auteurs et elle y trouverait plusieurs de ces idées qu'elle écoute les oreilles dressées, quand elles sont trompettées dans la langue du oui, du ja ou du yes. ... Nietzsche était sûrement une grande âme, qui ne méritait pas le massacre qu'en ont fait les elephantissimes universitaires et les grosses mouches dorées de la philosophie. Et pourtant je me figure que sa pensée est le résultat du contact d'une pauvre âme débile, grandie dans une caserne luthérienne, avec le monde gréco-latino-italien. Ce qui pour nous est commun, clair, si naturel que nous ne sentons même pas le besoin de l'exprimer, est apparu à cet esprit du Nord comme une lumière soudaine, une révélation

(10) Ibid., p. 86-89, passim. (11) Cahier X-9, p. 111.

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prophétique. Il en est resté étourdi et épouvanté. Autour de ces lieux communs de la Vita païenne et italienne, il a accumulé des sophismes et des prophéties, des images et des légendes ; il a tant fait que les Italiens n'ont pas reconnu la sagesse implicite de leurs frères de la Renaissance. Relisez Boccace, Machiavel ... vous y découvrirez les idées les plus caractéristiques et les plus curieuses de Nietzsche. La différence est en ceci que les vieux Italiens n'avaient pas l'habitude d'imprimer tout ce qui leur passait par la tête ; s'ils trouvaient un paradoxe, ils le gardaient pour eux et ne le gonflaient pas » (12).

A côté de ces textes publiés avec l'autorisation ou sur la demande du gérant, il convient de citer les déclarations que fait Péguy- auteur à propos de Nietzsche. A vrai dire, la moisson est assez maigre. Dans la 2e Suite de Notre Patrie est évoquée « la haine acharnée, grande comme une vertu» (13), de Nietzsche contre Wagner. Dans ce cas, il ne s'agit plus d'un musicien dramatique moderne et d'un « âpre philologue antiphilologue »,

« il s'agit du génie même de Nietzsche et du génie de Wagner ; ... dans ces deux hommes les génies mêmes sont ennemis .... Nietzsche, ami, adorateur déçu, retombé camarade, jeune camarade, quelle ardeur, quelle fureur, quelle piété de haine il conçut pour Wagner, telle que dans nos mémoires ils se haïssent comme vivants, une haine telle que d'en parler même et d'y faire allusion, on a l'impression qu'on a soi-même comme la cruauté de raviver une blessure non morte» (14).

Dans la Thèse se trouve une plaisanterie à propos des « questions que nous nommons nietzschéennes » (15) que Benda est censé soumettre à Socrate. Dans la même œuvre on peut relever une autre allusion à Nietzsche, cette fois-ci sous forme de comparaison.

(12) Ibid., p. 112-113. (13) Par ce demi-clair matin, p. 147, Gallimard 1952. (14) Ibid., p. 152. (15) Thèse, p. 95, Gallimard 1956.

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« On se demande si un Platon tout simple ne vaut pas infiniment mieux qu'un sur-Platon, comme généralement un homme vaut plus et mieux, infiniment mieux qu'un surhomme» (16).

Enfin, dans Clio, figure un intéressant développement sur les Muses qui, en petites filles bien sages, allaient à l'école de l'oncle Apollon et qui, à force d'être sages, « composèrent la sagesse antique >.

« Nous l'appelions notre oncle, parce qu'il était [un divin] instituteur. C'était déjà la grande querelle des Apolliniens et des Dionysiens. Vous en avez entendu parler. ... Le blond Apollon était naturellement le fils de la blonde Latone aux bras blancs, fille de Kronos. Le rouge Bacchos était fils de Sémélé la foudroyée. Ce fut une grande querelle, un débat qui partagea le monde antique... Nous autres, les Musettes, nous étions naturellement apolliniennes. Préférentiellement. Les grandes sou- lographies dionysiennes ne nous épouvantaient pas seulement, elles nous révoltaient. ... Nous étions apoliiniennes. C'était plus 'correct et plus exact, seul parfaitement correct et parfaitement exact, seul parfait, seul harmonieux. ... J'[dio]ai connu depuis tous ces odieux abus des populations dionysiennes... Ce n'est pas gai... Ces rites orgiaques, ces barbares cérémonies dionysiaques, venues de quel Orient, me donnèrent la nausée. ... Votre Dieu vint, qui nous mit rapidement et pour étemellenemt d'accord » (17).

Il conviendrait aussi de mentionner les passages qui rendent un son nietzschéen, sans qu'il y ait nécessairement imitation servile. A lire les différentes Situations, on ne peut s'empêcher de penser aux diatribes des Intempestives. La satire du Parti intellectuel n'est pas sans rapports avec celle des Philistins de la culture. Le diagnostic du monde moderne établi par Péguy rejoint souvent

(16) Ibid., p. 293. (17) « Clio », Pr. PI. II, p. 97. — Une autre allusion aux apolliniens

se trouve dans « Victor-Marie, comte Hugo » : « les bons enfants et Les mauvais... les apolliniens et les avortons » (Pr. PI. II, p. 767).

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celui de Nietzsche : même anti-intellectualisme, même méfiance à l'égard des historiens et des méthodes scientifiques, même réaction contre le nivellement. Certains n'ont pas manqué de faire le rapprochement entre les appels à la grandeur lancés par les deux auteurs. Parfois la parenté semble encore plus évidente ; quand Péguy dénonce la « momification » de la réalité par abus de certaines méthodes, quand il dit que «la morale est faite pour les malingres», quand il parle du « bois mort », on peut être tenté d'y voir des échos directs de Nietzsche, qui lui aussi parle des savants qui « momifient », de la nécessité de dépasser la morale des faibles, du « bois mort » qui est le symbole de « l'esprit de système ».

Quelles conclusions peut-on tirer de tout cela ? En tant que gérant des Cahiers, Péguy semble tantôt être désireux de faire connaître l'auteur de Zarathoustra, et tantôt partager la défiance que nourrissent A. Suarès et G. Papini. Lorsqu'il parle en son propre nom, il montre qu'il est au courant de la querelle qui opposa Wagner à celui qui fut pour un temps son disciple préféré. Par ailleurs, les deux dernières citations prouvent que Péguy a pris ses distances et qu'il n'admet ni la doctrine du surhomme ni l'exaltation de la vie dionysiaque. Il préfère les apolliniens qui vivent dans la clarté et la sérénité classiques et il rejette les extases et les ivresses faites de démesure et de licence effrénée. Enfin une idée importante : le Dieu chrétien, selon lui, a mis définitivement d'accord les apolliniens et les dionysiaques ; dès lors pareille distinction ne correspond plus à la réalité et la problématique de Nietzsche est comme dépassée sur ce point pour l'homme moderne, même si elle est valable pour l'Antiquité.

Du moins cela prouve que Péguy connaissait certaines thèses de Nietzsche et qu'il s'était livré à la réflexion personnelle à ce propos. Comment en définitive a-t-il acquis >cette connaissance ? La question reste ouverte. L'information par voie orale joue sûrement un rôle de premier plan. Mais on a bien l'impression qu'il s'est adonné à la lecture de certaines œuvres de Nietzsche ou d'articles et d'ouvrages consacrés à cet auteur.

Dialogue et affrontement. Certaines pages de Péguy semblent dictées par le désir de

répondre aux angoissantes questions que soulève l'auteur de la Volonté de Puissance. Le dialogue était-il effectivement engagé entre les deux solitaires qui ont côtoyé les mêmes abîmes et hanté les mêmes cîmes, mais qui finalement ont emprunté des chemins différents ?

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Péguy, par désir de réagir contre une vision du monde qu'il n'approuvait pas, a-t-il formé le projet de donner la réplique à Nietzsche ? Aucun texte connu ne permet de prêter à Péguy l'intention réfléchie d'engager He débat et de réfuter les thèses nietzschéennes. Mais on sait ce que valent ses silences. H ne parle pas non plus de Dante et pourtant Eve a été composée par un écrivain désireux de se mesurer avec l'auteur de la Divine Comédie. D'ailleurs une déclaration d'intention vaut ce qu'elle vaut, il faudrait, malgré tout, consulter les textes pour voir si l'ambition n'a pas été trop haute. Or, justement, en face de l'œuvre monumentale de Nietzsche se dresse l'œuvre de Péguy qui aborde souvent les mêmes problèmes et transmet un message qui parfois est identique mais qui, souvent, est comme la contrepartie de celui qui est contenu dans la première. Soumettre une œuvre à la relecture en fonction de la problématique nietzschéenne est à coup sûr une épreuve redoutable pour l'auteur. Ne pas sortir diminué de cette épreuve est fort honorable. Or, Péguy s'en tire à son avantage à tel point que la comparaison permet de découvrir une dimension insoupçonnée de son œuvre.

Les deux protagonistes On est tout d'abord frappé par la ressemblance entre ces deux

écrivains. Une même curiosité d'esprit, une même recherche inlassable de

la vérité les lance dans les aventures de l'esprit. Un même courage leur confère la force d'aller jusqu'au bout, au point qu'ils donnent parfois l'impression de se renier.

« Erreur très populaire : avoir le courage de ses convictions ; mais il s'agit d'avoir le courage d'attaquer ses propres convictions »,

dira Nietzsche (18).

« La vie de l'honnête homme est une apostasie et une renégation perpétuelle »,

explique Péguy, dans un passage qui montre que toute vérité menace d'être exploitée à des fins utilitaires et d'être dénaturée (19). La

(18) Volonté de Puissance, II, p. 106. Trad. Bianquis, Gallimard 1948. (19) « Situation faite à l'histoire », Pr. PL I, p. 1024.

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fidélité poussera l'honnête homme à se désolidariser de ceux qui défigurent la vérité.

Les deux œuvres sont quelquefois soulevées par des colère® terribles, des « haines grandes comme des vertus », haines qui sont à la mesure de l'admiration vouée à ceux qui ont été d'abord l'objet d'un véritable culte. Nietzsche vomit Wagner, Péguy piétine Jaurès.

« Nous susciter des ennemis : nous avons besoin d'eux à cause de notre idea! ! Transformer en dieux les ennemis dignes de nous et de ce fait nous élever et nous transformer » (20).

La vie de Péguy est pleine du bruit des verres cassés des amitiés brisées, comme dit Tharaud. C'est que pour des caractères de cette trempe la solitude est presque inévitable : pour eux la vérité n'admet pas de demi-mesure. La solitude peut leur peser et leur arracher des plaintes et des cris ; mais en dernier ressort on accepte « les sept solitudes ».

« L'esprit philosophique supérieur est environné de solitude, non parce qu'il veut être seul, mais parce qu'il est un être hors de pair. ... Il est nécessaire à ces hommes si prodigieusement isolés de s'envelopper aussi ... dans le manteau de la solitude extérieure et spatiale : cela fait partie de leur sagesse» (21).

Cependant les différences entre Péguy et Nietzsche l'emportent sur les ressemblances. Ces différences se constatent d'abord dans l'expérience qu'ont vécue les deux écrivains. L'un, se drapant orgueilleusement dans le manteau de la solitude, affiche un mépris souverain pour la foule serve ; l'autre s'est perdu dans la foule, et a par là, redécouvert l'homme, son frère ! L'un a rêvé d'aristocratisme et de distinction ; l'autre s'est senti peuple, et a ainsi découvert le secret de sa force. Le premier a pu mener une existence assez libre, non hypothéquée par les soucis matériels ; le deuxième a connu les

(20) Volonté de Puissance, H, p. 376. (21) Ibid., II, p. 110.

« II sentait qu'il avait besoin de solitude pour y trouver la liberté... C'est « classique » et c'est très beau de s'en al'ler dans le désert pour y attirer à soi la foule. » (Barres, Préface aux Œuvres complètes de Péguy, II, p. 33).

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servitudes économiques qui peuvent peser sur un directeur de revue. Le premier, célibataire, n'était pas soumis aux obligations créées par les liens familiaux et sociaux, le second engagé dans la grande aventure qui est celle du père de famille, a éprouvé l'angoisse pour les siens et aussi les joies profondes qui résultent de la paternité.

Nietzsche se mouvait dans les régions dangereuses du rêve métaphysique et se sentait une âme capable de refaire le monde et une intelligence capable de comprendre les mystères de la vie ; Péguy, guéri des illusions par les dures leçons de la vie, n'admet comme maître que le réel et se fait humble devant l'inévitable. Nietzsche, le pro- méthéen, lance un défi au ciel et veut libérer l'homme de 'la tyrannie des faux-dieux ; Péguy, l'épiméthéen, se fait homme parmi les hommes. Nietzsche, le faustien, veut sonder les secrets du devenir et cherche à vaincre le temps par l'idée de l'Eternel Eetour ; Péguy, le pasealien, accepte les limitations de l'homme et croit vaincre le temps par l'entrée dans l'éternité.

Nietzsche s'est donné pour compagnon de route symbolique le Chevalier suivi de la Mort et du Diable :

« L'homme qui est entré dans l'irréparable solitude ne saurait choisir de meilleur symbole que le Chevalier suivi de la Mort et du DiaMe, tel que Durer l'a gravé, l'homme bardé de fer, au regard dur et acéré, qui suit son effroyable chemin, indifférent à ses affreux compagnons, mais désespéré, seul entre son cheval et son chien» (22).

Péguy chemine en compagnie de la jeune fille Espérance :

« Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé Sur la route montante...

La petite espérance. S'avance.

Et au milieu entre ses deux grandes sœurs elle a l'air de se laisser traîner.

Et en réalité, c'est elle qui fait marcher les deux autres.

Et qui fait marcher tout le monde » (23).

(22) Ibid., I, p. 7. (23) « Porche du mystère de la 2e vertu », Po. PI, p. 840.

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Problèmes gnoséologiques Selon André Rousseaux, Thomas Mann a créé, avec son Doktor

Faustus,

« une œuvre où se reflète toute l'Allemagne. Derrière le Doktor Faustus, il y a Goethe naturellement, puisqu'il y a Faust, et il y a Nietzsche » (24) .

C'est un fait que le héros du roman est une sorte de réincarnation de Faust et de Nietzsche : Adrian Leverkuhn, compositeur génial, n'a qu'une passion : découvrir le sens de la vie, sonder les mystères de l'existence, fût-ce au prix de son salut éternel. Cette œuvre montre, à sa façon, combien l'auteur de Zarathoustra était animé de l'esprit faustien et combien par là il est fils de son peuple.

En effet, comme Faust, Nietzsche entend scruter les secrets de la nature et faire sauter les verrous des portes qui donnent accès à un monde jusque là interdit aux hommes.

« Connaître ce qui fait la contexture intime du monde

Contempler toute force active et tous les éléments premiers.

Et ne plus fureter dans les mots (25) ,

s'écrie Faust. Nietzsche lui fait écho et revendique la connaissance intégrale : il voudrait entrer en contact direct avec la Nature et se situer dans l'axe même de la Vie. Aussi est-il amené 'à faire le procès de la raison, des idées traditionnelles et des méthodes d'investigation rationnelle. Il est l'un des représentants les plus caractéristiques du mouvement antiintelleetualiste qui insiste sur les limites de la raison et la nécessité d'avoir recours à d'autres instruments de découverte.

Selon Nietzsche, la réflexion logique, telle qu'elle a été pratiquée à partir de Socrate, est à l'origine d'un divorce entre la pensée et la vie. Depuis lors la pensée bride et mutile la vie, la juge et la condamne au nom de valeurs prétendues supérieures. La pensée

(24) A. Rousseaux, Littérature du XXe siècle, IV, p. 124. (25) Faust, Première Partie, vers 880-85. Autre aspect de l'esprit faustien :

« Si Dieu me proposait de choisir entre la vérité possédée ou la recherche inlassable, je lui répondrais : garde pour toi la vérité, je choisis, moi, l'inquiétude de la recherche. » (Lessing.)

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se fait négative, la vie est dépréciée : le philosophe devient « métaphysicien » en introduisant la distinction entre les deux mondes, en opposant l'essence à l'apparence, l'intelligible au sensible. Mais

« ce savoir est froid et sec ; ... il ossifie chez ceux qui le servent ce qu'ils pourraient avoir d'humain. Lorsqu'un homme s'est habitué à traduire toute sorte d'expériences en termes de dialectique et en un pur problème cérébral, il est surprenant de voir avec quelle rapidité il se dessèche dans une telle activité» (26).

Les formes de connaissances traditionnelles, au lieu d'épanouir l'homme, le rabougrissent et paralysent les facultés qui lui permettraient de s'accomplir en pleine liberté. Nietzsche entend dépasser la méthode communément pratiquée et introduire les notions de sens et de valeur. C'est ainsi qu'il enseigne qu'il ne faut pas poser la question :

« Quelle est l'essence du vrai ? »

mais plutôt celle-ci :

« Quelle est la volonté de celui qui cherche la vérité ? ». « La vérité a toujours été posée comme essence, comme

Dieu, comme instance suprême. ... Il faut essayer une bonne fois de mettre en question la valeur de la vérité » (27).

La vérité est « une pauvre vieille » au service de bien des causes et de bien des appétits : égoïsme des castes et des classes, égoïsme de l'Etat, égoïsme des savants (28). Pour démystifier la métaphysique, Nietzsche a montré que la vérité n'était qu'une fiction nécessaire à certains vivants et que la question relative à la vérité était de type axiologique et non ontologique. Pour lui, il n'y a pas de vérité, extérieure à l'homme, reflet de la vérité, garantie par l'Etre suprême : cet Etre n'existe pas pour le prophète de la mort de Dieu.

Les véritables objets de la connaissance sont donc l'homme dans

(26) Considérations intempestives, p. 113. Trad. Bianquis, Aubier 1966. (27) Généalogie de la morale, HI, § 24. Trad. Albert, Gallimard. (28) Considérations intempestives, p. 110. Trad. Bianquis, Aubier.

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sa dynamique du dépassement et la nature dans son élan vital. En réalité c'est un seul et même objet. L'homme porte en lui le Moi cosmique et à cause de cela peut le connaître en apprenant à se connaître lui-même.

« Nous participons du caractère de l'univers. Nous n'avons accès à l'univers qu'en passant par nous-mêmes » (29).

Tout le passé de l'évolution revit en nous et est présent à l'homme de génie. Par là Nietzsche rejoint Goethe qui dit que si le génie humain a découvert les lois de l'évolution qui régissent l'univers, c'est grâce à l'éclair d'un souvenir, souvenir rendu possible parce que l'esprit humain était présent à la codification de ces lois. En tout cas Nietzsche a conscience d'être l'un de ces génies révélateurs.

« Chose étrange ! je me sens à tout moment dominé par cette pensée que mon histoire n'est pas seulement mon histoire personnelle, que j'agis pour beaucoup d'autres en vivant ainsi, en me formant et en notant ainsi mes pensées» (30).

H insiste d'ailleurs sur le caractère vécu de ses découvertes.

« Je ne parle que de choses vécues. J'ai écrit mes ouvrages avec ma vie tout entière. Ce n'est pas le domaine du pur intellect. Rien de bon n'est jamais sorti du simple reflet que l'esprit contemple dans un miroir [la pensée toute faite] » (31).

**

Dans son Introduction aux exist entialismes, Emmanuel Mounier a rangé Nietzsche et Péguy parmi les existentialistes, en prenant

(29) Volonté de Puissance, II, p. 206. (30) Ibid., II, § 618, p. 386. (OL) Ibid., IV, p. 387.

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soin de préciser que l'un appartient au courant athée, l'autre au courant chrétien (32) .

C'est un fait que Péguy a intenté le même procès que Nietzsche aux intellectuels qui ont violenté la réalité vivante pour pouvoir construire leur système. De même il a réagi contre les idées toutes faites qui représentent aussi un « système », destiné à procurer la tranquillité et la sécurité à ceux qui s'y sont installés. H sait gré à Bergson d'avoir dénoncé l'esclavage qui résulte de l'empire du « tout fait ». Cette dénonciation lui semble « l'instauratio magna » de la philosophie bergsonienne.

« II est vrai que l'immense majorité des hommes pense par idées toutes faites. Par idées apprises. ... Et voit par visions toutes faites. Par visions apprises» (33).

Ce tout fait est comme « un vêtement de confection » qui finalement est un vêtement d'occasion, car c'est « par occasion » qu'il va : ce n'est pas un vêtement sur mesure. Une idée toute faite est comme un arbre de théâtre : il a beau être neuf, il n'est pas pour cela un vrai arbre : de même

l'idée toute faite est totalement étrangère à la germination, à la fécondité, à la conception » (34) .

Si les hommes acceptent si facilement les idées toutes faites, c'est par paresse et par souci du confort intellectuel.

« En réalité tout ce grand besoin de fixer l'esprit est un besoin de paresse et l'expression même de la paresse intellectuelle. ... Es veulent avant tout une philosophie, un système de pensée, un système de connaissance où l'on est assis. Seulement il faudrait savoir si c'est le

(32) Mounieb, Introduction aux existentialismes, p. 11, Gallimard, Collection Idées.

« Ceux qui ont connu dans sa fraîcheur l'appel bergsonien et nous l'ont chanté en termes lyriques y reconnaîtront, sans le nom, face à l'objectivation de l'homme par le positivisme, l'accent de 'l'appel existentiel, dont Péguy et Claudel furent les poètes. »

<33) « Note sur Bergson », Pr. PI II, p. 1206. (34) Ibid., p. 1206.

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connaissaMe qui a été fait pour la commodité du connaisseur ou le connaisseur qui doit se faire pour la connaissance du connaissable » (35).

Une autre analogie que l'on pourrait relever, c'est l'importance attribuée à la connaissance empirique. Antérieurement à la connaissance scientifique qui se targue de formuler un problème de façon précise et de proposer des solutions rationnelles, il y a eu des réponses trouvées par voie empirique : celles-ci étaient grosses des « calculs scientifiques » et les savants n'ont fait que reprendre ces solutions, en les parant des atours du langage scientifique :

« Comme Phidias empirique n'avait point attendu, statuaire, que l'histologie eût dit son dernier ni même son premier mot, Eembrandt peintre a-t-il attendu que la physique des couleurs eût été même instituée ? ... Des siècles et des siècles, l'humanité a vécu sans les enregistrements, sans les classements ... de la science. Les Grecs navigateurs allaient sur les océans nautiques ... et tous les calculs ultérieurs, tous les calculs scientifiques résidaient endormis, je veux dire non encore éveillés, dans les courbes nautiques de la coque et des voiles. Car ce sont les calculs qui sont dans la réalité et non la réalité dans les calculs. ... Dans aucun ordre, l'humanité n'a attendu la science. ... Pour élever des enfants, elle n'a point attendu les pédagogies modernes, des enfants dont quelques-uns sont tout de même devenus Isaïe et Moïse ... Socrate et Platon ... Pascal et Shakespeare ... des prophètes, des sages, des héros, des martyrs, des saints — et pour tomber et pour être sauvée, l'humanité n'a point attendu que fût créée la science de l'histoire des religions ni que fût inaugurée l'Ecole pratique des Hautes Etudes et qu'enfin y fût ouverte cette célèbre cinquième section > (36).

Pourtant les différences entre Nietzsche et Péguy l'emportent sur les ressemblances. Jamais l'auteur de la Note conjointe ne serait

(36) « Note conjointe sur Descartes », Pr. PL II, p. 1436. (3G) Ch. Péguy, Thèse, p. 212-21, passim.

A rapprocher de G. Lttkacs : « Si Homère... demeure inégalable, c'est uniquement parce qu'il a trouvé la réponse avant que le développement historique de l'esprit permît de formuler la question », Théorie du Eoman — Médiations, p. 21.

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prêt à condamner Socrate, sous prétexte qu'il est à l'origine du divorce entre la pensée et la vie. De même il refuserait de condamner les métaphysiques qui reposent sur la distinction entre le monde visible et le monde invisible, entre l'essence et l'apparence, entre l'intelligible et le sensible. On connaît l'importance que revêtent pour Péguy les couples charnel-spirituel, temporel-éternel. S'il a été sévère pour certains systèmes métaphysiques, c'est qu'ils ne rendent plus compte de la vie réelle et qu'ils représentent du « bois mort », dont

« toute la souplesse a été mangée par le raidissement, dont tout l'être a été sclérosé par le durcissement » (37).

Par contre, il admet les grandes métaphysiques.

« Comme les grandes et profondes races, comme les grandes et vivantes nations, comme les peuples, comme les langages mêmes des peuples, ... les grandes métaphysiques et les grandes philosophies ne sont rien moins que des langages de la création. ... Et à ce titre elles sont irremplaçables. ... Elles sont les unes et les autres, toutes, des langages éternels » (38).

L'homme ne peut pas renoncer à la métaphysique, il en fait, même s'il prétend en faire fi :

« L'athéisme lui-même ... est une métaphysique » (39).

D'ailleurs, selon Péguy, la métaphysique est peut-être

« la seule recherche de connaissance qui soit directe »,

alors que la physique est une

« tentative de recherche de connaissance indirecte, administrée par le ministère intermédiaire des sens» (40).

(37) « Note conjointe sur Descartes », Pr. PL II, p. 1436. (38) « VIII-11 », Pr. PI. I, p. 1095. (39) Ibid. (40) Ibid.

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Nulle envie, chez Péguy, de rabaisser la raison. Sous ce rapport, Banda a été trop sévère envers celui qui fut son ami. Dans La Trahison des clercs, Péguy est cité plusieurs fois au banc des accusés en compagnie de Bergson, de Nietzsche et de Sorel : il aurait trahi l'universel au profit du particulier.

« On sait le haro de Nietzsche contre l'homme de cabinet, l'érudit — « l 'homme-reflet » — , qui n'a d'autre passion que de comprendre ; ... les sorties de Sorel ; ... celles d'un Péguy admirant les philosophies dans la mesure où « elles se sont bien battues ». ... On me dira que c'est là, le plus souvent, des boutades de gens de lettres. ... Je réponds qu'ils se donnent pour des penseurs sérieux. [Leur volonté] est d'humilier les valeurs de la connaissance devant les valeurs d'action» (41).

La méprise est tragique : les accusations qu'on sent en filigrane dans le début si prudent de la Note conjointe (42) sont ici formulées en clair : Benda répudie les philosophes et les penseurs qu'il juge hostiles à la raison. Et pourtant Péguy, comme par anticipation, a écrit sa plaidoirie. Il affirme avec force l'admiration et le respect qu'il porte à Descartes, ce penseur non compromis aux yeux de Benda. Puis il souligne le rôle que joue la raison dans la philosophie bergsonienne.

« Le 'bergsonisme aussi est une méthode pour bien conduire sa raison, ... Le bergsonisme entend même servir encore mieux la raison, car il entend pour ainsi dire la servir encore de plus près. Le cartésianisme a été dans son principe un effort pour conduire la raison à la recherche de la vérité dans les sciences. ... Le bergsonisme a été d'ans son principe un effort pour conduire la raison, à l'étreinte de la réalité. ... Le bergsonisme n'a jamais été ni un irrationalisme ni un antifationalisme. H a été un nouveau rationalisme et ce sont les grossières métaphysiques que le bergsonisme a déliées (métaphysiques matérialistes ... sociologiques) qui étant des durcissements..., étaient 'littéralement des amortissements de la

(411) J. Benda, op. cit., p. 183. (42) « Note conjointe sur Descartes », Pr. PL II, p. 1305.

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raison. ... Le bergsonisme est si peu contre la raison que non seulement il a fait rejouer les vieilles articulations de la raison, mais qu'il a fait jouer des articulations nouvelles » (43).

Cette raison permet à l'homme d'arriver tant bien que mal à l'a vérité, à celle que l'homme porte en lui et à celle qui lui est en partie extérieure, mais dont il vit quand même. C'est que Péguy admet un Dieu, ultime garant de la vérité. En dernière analyse, nous constatons que Péguy, tout en prêchant l'audace dans la recherche, n'est pas « faustien », car 'il se soumet à la réalité et il accepte les limites imposées par la condition humaine. Jamais il n'accepterait de vendre son âme, comme l'a fait Faust.

Problèmes métaphysiques et religieux Dostoïevski a inséré dans Les Frères Karamazov un chapitre

qui fait apparemment figure de Moc erratique, mais qui en réalité fournit la clef du roman tout entier. L'auteur imagine que le Christ revient sur terre à l'époque la plus terrible de l'Inquisition, et se montre au peuple souffrant et misérable de Seville. Silencieux, il passe au milieu de la foule, bénit les malheureux et accomplit des miracles. Mais voici que passe le vieux Cardinal, Grand. Inquisiteur : il donne à ses sbires l'ordre d'arrêter le Christ et de le jeter en prison : le peuple, habitué à obéir en tremblant, s'écarte et laisse faire. Pendant la nuit, le Cardinal va trouver son illustre prisonnier dans sa geôle et lui explique qu'il n'a pas le droit de déranger l'ordre établi. L'Eglise a compris que la masse n'était pas capable de vivre la liberté prêchée par le Christ mi de pratiquer la sainteté exigée par la religion d'amour. Seule une élite en est capable. Pour la masse, une autre formule a été trouvée : à la place de la liberté on a mis l'autorité ; le peuple a du pain, des plaisirs, il est tranquille et content. Le captif, qui a écouté en silence, se lève, s'approche du prélat, dont il baise les lèvres exsangues, puis se perd dans les ténèbres de la ville.

(43) « Note sur Bergson », Pr. PI II, p. 1287-88. — Péguy est aussi platonicien : il est prêt à contempler la splendeur des Idées de Vérité, de Justice, de Bonté ; Nietzsche ne croit pas aux Essences.

Sous ce rapport, Barbéris a raison de dire : « [Pour Péguy], l'essentiel n'est pas en avant, mais derrière nous ;

la vérité ce n'est pas le devenir, mais l'éternel » (Actes du Colloque df Orléans, p. 81).

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La légeride du Grand Inquisiteur est dirigée contre ceux qui cherchent à construire une nouvelle société en faisant abstraction du christianisme. Elle soulève aussi le problème des rapports entre Dieu et l'homme, entre le fini et l'Infini, qui est justement au centre des préoccupations de ce monde moderne dont Nietzsche et Péguy sont des représentants caractéristiques.

Mort de Dieu et libération de l'homme D'une certaine façon, on pourrait comparer Nietzsche au Grand

Inquisiteur. Lui aussi veut construire un monde sans Dieu et songe à confier la terrible responsabilité de guider la masse à une élite lucide et décidée.

Nietzsche s'est fait le prophète de la mort de Dieu. Reprenant la thèse formulée par Feuerbach, Heine, Bauer et Schopenhauer, il opte délibérément pour l'athéisme. On ne trouve pas chez lui d'effort systématique pour prouver la non-existence de Dieu. L'athéisme est plutôt présenté comme un fait historique, comme une constatation,

« constatation d'un mouvement fondamental de l'histoire d'Occident» (44).

Nietzsche se fait le héraut de ce qui relève du domaine de l'événement

« événement supérieur qui ressemble à l'acte qui consiste à sortir d'un champ magnétique» (45).

Mais l'athéisme est aussi une option personnelle, la mort de Dieu est un acte :

« Si Dieu est mort, c'est nous qui l'avons tué» (46).

Les raisons qu'a Nietzsche de poser cet acte ne sont pas tellement d'ordre rationnel : le philosophe du Gai Savoir ne fait pas confiance à la raison. Chez lui, la négation de Dieu est une de ces options qui concernent l'homme dans ses profondeurs existentielles.

(44) Martin Heidegger, Holzwege, Francfort, 1950, p. 200. (45) Ernst Junger, An der Zeitmauer, Stuttgart, 1959, p. 294. (46) Le gai savoir, $ 125, Gallimard.

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Ce qui en définitive pousse Nietzsche à la révolte, c'est qu'il considère Dieu comme celui qui menace l'homme en son centre le plus intime et qui le diminue moralement et psychologiquement. Comment supporter l'idée d'un Dieu qui voit tout, qui contrôle tout ?

« Le Dieu qui voyait tout, et même l'homme, il a fallu qu'il mourût. L'homme ne souffre pas de laisser un pareil témoin» (47).

Comment supporter l'idée d'un Dieu qui ordonne tout, alors que l'individu éprouve le besoin de s'affirmer en pleine autonomie ? L'athéisme de Nietzsche est en partie une révolte contre un Dieu présenté comme jouissant d'une puissance illimitée. Le règne arbitraire de ce Dieu vide de sa substance toute liberté humaine et s'oppose radicalement à la Volonté de Puissance qui pousse l'homme à être lui-même démiurge (47 bis) .

« Des tâches de démiurge nous sollicitent : produire des soleil® et des planètes. ... Que resterait-il à créer, s'il y avait là des dieux ?

S'il existait des dieux, comment supporterais- je de n'être pas un Dieu ? » (48)

Cet athéisme postulatoire se trouve déjà chez Dostoïevski, qui prête à Kirillov ces paroles :

« Si je dois être, il ne peut pas être. Or il faut que je sois, donc il n'a pas le droit d'être» (49).

(47) Zarathoustra, p. 515. Trad. Bianquis, Aubier 1954. (47 bis) Cet argument a déjà été utilisé par les épicuriens dans leurs!

diseussions avec les stoïciens et par les païens dans leurs polémiques avec les chrétiens. — Cf. Cicéron, De Natura deorum 1-20, « Qui ne craindrait pas un maître qui prévoit tout, qui pense à tout et qui estime que tout se rapporte à lui ?» et Minucius Felix, dans l'Octamus X-5, « Ce dieu qui est le leur, ... enquêterait avec soin sur la conduite de chacun, sur ses actes, sur ses paroles et ses pensées cachées ; ils le prétendent importun, indiscret jusqu'à l'impudeur, si vraiment il assiste à tous nos faits et gestes ». La prudence ne s'im- pose-t-elle pas dans la présentation de certains attributs de Dieu ?

(48) Ibid., p, 116-118. R. Guardini, L'univers religieux de Dostoïevski, p. 202^08 .

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C'est, selon Guardini, l'aboutissement d'un mouvement qui a commencé au XVIe siècle. Après avoir découvert un monde beaucoup plus vaste que celui qu'on connaissait au Moyen Age, l'homme se sent perdu dans l'indéfini et l'illimité et il a l'impression que sa réalité finie est de toute part menacée : on en perçoit l'écho dans Pascal. En même temps les progrès de la science donnent à l'homme la conscience de sa puissance. Lentement naît l'idée que le fini se suffit à lui-même, qu'il n'a pas été besoin de la protection de l'Absolu. Et on en vient à l'affirmation que le fini seul existe (50).

Il est bien entendu que, si Nietzsche parle de la mort de Dieu, il n'affirme pas que ce Dieu aurait réellement existé. Il a recours à une présentation dramatique pour dire que la vieille idée que l'humanité s'était faite de Dieu est définitivement morte et que l'homme moderne doit vivre sans cette idée.

Si Nietzsche est devenu athée parce qu'il considérait Dieu comme une illusion dangereuse pour la liberté et la dignité de l'homme, Péguy a abandonné la foi à cause du problème du Mal. La misère sociale le révolte, la misère éternelle des damnés lui paraît inadmissible. Au nom de la justice il se lance dans l'action révolutionnaire, au nom de l'équité il refuse l'idée de l'Enfer et l'existence d'un Dieu qui serait assez cruel pour faire vivre dans l'Absence éternelle des être humains. Hardiment il proclame son incroyance. Péguy a donc vécu à sa façon le drame de Nietzsche. Il a été athée par option, et comme Nietzsche, il a évité de s'engager dans un débat d'ensemble avec la dogmatique chrétienne.

Mais à la difference de Nietzsche, il semble n'avoir pas pu oublier la brûlure du baiser de ce Christ auquel il avait signifié le congé, et il semble avoir toujours gardé la nostalgie de ce monde chrétien auquel il avait renoncé pour un temps. Quand il retrouve sa foi, il constate avec satisfaction qu'il était resté chrétien 'dans ses réflexes les plus profonds. Il n'éprouve nullement le besoin de justifier sa conversion : il la présente comme une opération de la grâce, et chaque fois qu'il parle de Polyeucte, il donne l'impression de vouloir proposer un exemple de ce qui s'est passé chez lui.

Lorsque, après sa conversion, il se met à réfléchir sur les rapports entre l'homme et Dieu et sur le problème de la liberté, il

(50) Ibid., p. 13.

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énonce des thèses qui s'opposent à celles de Nietzsche. Dieu n'est plus présenté comme un tyran jaloux, qui agit de façon arbitraire, qui punit de façon rigoureuse et qui éprouve du plaisir à voir souffrir. Dieu est présenté comme un Père, bon jusqu'à la faiblesse, toujours prêt à pardonner, infiniment patient et accordant sa grâce avec surabondance,

II regarde avec angoisse les enfants faire leurs premiers pas, il prend pitié des hommes qui peinent et les admire pour leur persévérance, il isait apprécier le beau travail, «les jardins, les cathédrales», il exprime sa joie devant les ébats des enfants dont l 'insouciance est confiance, il souhaite que l'homme oublie ses soucis, cesse de se préoccuper et s'en remette à lui des soucis du lendemain. Il parle aussi de son impuissance à la vue « des flottes de prières » qui brisent « les flots de sa colère ». Et surtout, dans sa bonté, il a confié aux hommes son propre Fils.

Ce Dieu respecte la liberté de l'homme, au point qu'il a comme aliéné sa propre liberté.

« Par la création de la liberté de l'homme et par le jeu de cette liberté, Dieu s'est mis dans la dépendance de l'homme» (51).

« La volonté de Dieu s'est créée deux limitations et pour ainsi dire deux manquements : l'un est la liberté de l'homme, dans l'ordre de la vie ; l'autre est la force de l'habitude, dans l'ordre de l'amortissement» (52).

Les textes poétiques fournissent les raisons de cette limitation volontaire :

« Cette liberté de cette créature est le plus beau reflet qu'il y ait dans le monde de la liberté du Créateur » (53).

(51) « Note sur Bergson », Pr. PI. II, p. 1275 . — Nous nous contentons d'indiquer le thème péguyste qui nous semble le plus intéressant par rapport à l'argumentation de Nietzsche. On pourrait naturellement examiner d'autres aspects.

(52) Note conjointe sur Descartes, Pr. PI. II, p. 1357. — Cf. Sartre : « Qu'est-ce que la littérature ? », p. 30 .

« L'homme est l'être vis-à-vis de qui aucun être ne peut garder l'impartialité, même Dieu. Car Dieu, s'il existait, serait, comme l'ont bien vu certains mystiques, en situation par rapport à l'homme. »

(53) « Mystères des Saints Innocents », Po. PI, p. 715.

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Bien n'est beau comme un acte posé par un homme libre au nom de sa liberté.

« Quand une fois on a connu d'être aimé par des hommes libres, les prosternements d'esclaves ne vous disent plus rien » (54) .

« Toutes les soumissions d'esclaves du monde ne valent pas un beau regard d'homme libre» (55).

Certes le risque de cette limitation librement acceptée est grand,

« Nous pouvons lui manquer. Ne pas répondre à son appel ... Effrayante liberté de l'homme. Nous pouvons faire tout manquer» (56).

Mais si Dieu a assumé ce risque, c'est en premier lieu par amour.

« Voilà la situation que Dieu s'est faite. Celui qui aime tombe sous la servitude

de celui qui est aimé. ... Effrayant amour, effrayante charité,

Le Créateur a besoin de sa créature, ... C'est un roi qui aurait abdiqué aux

mains de chacun de ses sujets Simplement le pouvoir suprême» (57).

Ce Dieu ne pose pas sur l'homme un regard de juge et de « témoin », mais un regard plein de paternelle sollicitude et d'affectueuse bonté. Si Péguy a retrouvé la foi, c'est qu'il a pu dépasser le problème 'du Mal grâce à la révélation 'du Dieu- Amour.

Certes on pourrait objecter que Péguy reprend des thèses traditionnelles et que Nietzsche semble bien plus audacieux en refusant tout examen du problème de Dieu. Mais du moment que nous sommes dans le domaine des certitudes vécues, reconnaissons que

(54) Ibid., p. 716. (55) Ibid., p. 739. (56) « Porche du Mystère de la 2e vertu », Po. PL, p. 616. (57) Ibid., p. 015. — Ce Dieu ne cherche pas à diminuer l'homme, bien au

contraire il lui donne sa grâce pour s'élever. La sainteté est considérée par Péguy comme une promotion. Cf. ibid., p. 675.

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l'expérience de Péguy mérite d'être opposée à celle de Nietzsche. Son mérite est d'autant plus grand qu'il a redécouvert cet aspect essentiel du christianisme à une époque où l'Eglise officielle mettait de préférence l'accent sur la Seigneurie de Dieu et la nécessité d'obéir inconditionnellement à sa Loi.

L'éternel Retour et le Sens de la vie La mort de Dieu entraîne comme conséquence la disparition de

l'idée de fin dernière et de but situé au-delà de la vie. Le monde est fermé sur lui-même et l'homme doit apprendre à déchiffrer et à accepter la loi de ce monde qui tourne sans fin sur lui-même, loi qui, selon Nietzsche, est celle de l'Eternel Eetour.

Au fond, cette doctrine n'est pas très claire. D'après certains textes, c'est l'éternel retour du même :

« Toute douleur et tout plaisir et toute pensée et tout soupir et tout ce qu'il y a d'ineffaMement grand dans ta vie te reviendra dans le même ordre et dans le même enchaînement» (58).

L'affirmation est effrayante en elle-même : Nietzsche s'en rend compte et il imagine que Zarathoustra en tombe malade (59) : si tout revient, l'homme d'autrefois, petit et mesquin, avec sa morale du ressentiment reviendra aussi. Mais d'autres (textes montrent Zarathoustra guéri, car il a compris que le Eetour Eternel est sélectif et que seules les valeurs d'affirmation reviendront, permettant l'avènement de l'homme supérieur.

« Ma doctrine enseigne : « Vis de telle sorte que tu doives souhaiter de revivre, c'est le devoir — car tu revivras, en tout cas ! Celui dont l'effort est la joie suprême, qu'il s'efforce ! iCelui qui aime avant tout le repos, qu'il se repose !... Mais qu'il sache bien où va sa préférence et qu'il ne recule devant aucun moyen ! Il y va de l'éternité ! Cette doctrine est douce envers ceux qui n'ont pas la foi en elle : elle n'a ni enfer ni menaces. Celui qui n'a pas la foi ne sentira en lui qu'une vie fugitive » (60) .

(58) Le gai savoir, § 341. (59) Zarathoustra, p. 425 ss. (60) Volonté de puissance, I, p. 288 ; II, p. 243-244.

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Cette doctrine, qui fait pénétrer l'éternité dans cette vie, ne peut être portée que par les esprits forts, capables du grand « oui », capables d'accepter tout : souffrance, épreuves, hasard. Le mouvement circulaire de l'univers permet au déroulement interne du monde de trouver son axe, de se reposer en lui-même et de se suffire à lui-même.

« Celui qui ne croit pas au mouvement circulaire de l'univers doit nécessairement croire à un Dieu arbitraire » (61).

L'Eternel Retour s'oppose donc à la foi en Dieu. Mais comment concilier la Volonté de Puissance, expression de

la liberté souveraine de l'Homme avec l'Idée d'un retour éternel, fût-il sélectif ? En effet le vouloir de l'homme se brise malgré tout à l'absolu d'une nécessité régissant le cosmos. K. Lowith, au terme de son étude sur La philosophie nietzschéenne de l'éternel retour écrit :

« Dana cette tentative de trouver pour l'existence déboussolée de l'homme moderne une attache dans la loi éternelle du mouvement cyclique du monde, la philosophie 'de Nietzsche a échoué en même temps que sa vie» (62).

Heidegger lui-même, après avoir soumis cette doctrine à une analyse très fouillée, finit par avouer qu'elle échappe à la vérification scientifique. Aussi n'est-il pas étonnant que Nietzsche prêche la soumission au destin « Amor fati» (63). C'est tout le drame de Nietzsche : parti du postulat de la liberté souveraine de l'homme, il finit par prêcher la soumission à l'inévitable.

***

Le problème soulevé par Nietzsche est celui du sens de l'histoire et du sens de la vie de l'homme sur terre. L'auteur du Gai Savoir propose une solution élaborée à partir d'éléments tirés des décou-

(61) Œuvres de Nietzsche, edit. Kroner, Vol. XIII, p. 57. (62) K. Lowith, Nietzsches Philosophie der ewigen WiederJcimft des

Gleiehen. (63) Le gai savoir, $ 276.

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vertes et des théories des biologistes et des naturalistes. A la limite, il admet un monde où les forces se conservent et où la matière ne se dégrade pas. De plus il emprunte au transformisme la notion de progrès dans l'évolution des êtres vivants.

Tous les hommes de science ne sont pas d'accord sur la conservation de l'énergie.

« Le principe de Carnot-Oausius, relatif à la dégradation de l'énergie... nous montre la marche de l 'univers, non pas comme un cercle fermé où tout reviendrait sans cesse sur soi, mais comme la durée irréversible d'un monde qui a commencé et qui finira, où toute la matière s'achemine vers la symétrie et le nivellement, i.e. vers la mort, tandis que la vie et l'esprit sont une montée vers l'improbable, i.e. vers l'élaboration d'édifices de plus en plus complexes et imprévisibles aux loi» de la statistique, pour converger vers le point Oméga — Dieu — et s'achever en lui» (64).

Cette appréciation que formule J. Chevalier à propos de la doctrine de l'Eternel Retour permet d'introduire les distinctions qui s'imposent et d'explorer d'autres voies d'approche que celle de Nietzsche. Parmi elles, l'approche péguyste n'est pas la moins originale. Certes l'auteur des Situations s'est inspiré des théories berg- soniennes, mais ses longs entretiens avec Clio lui ont donné l'occasion de vérifier ces thèses. La lecture de revues scientifiques le tient au courant des découvertes et des théories concernant les sciences pures et la technique. Tout cela le met à même d'exposer des vues personnelles et de parler en connaissance de cause (65).

D'emblée Péguy fait la distinction entre les sciences physiques et les sciences morales. La thèse, énoncée et démontrée dans Zang- witt et inlassablement reprise dans les œuvres ultérieures, est que le monde moderne a le tort de transposer les méthodes des sciences exactes dans le domaine de l'histoire et des sciences de l'homme : Péguy, reprenant une distinction établie par Pascal, signale un

(64) J. Chevalier, Histoire de la pensée, IV, p. 144, Flammarion 1960. ('65) Une preuve parmi d'autres :

« La Bévue générale des sciences pures et appliquées que je dépouille ^régulièrement » (« VHI-M. », Pr. PI. I, p. 1086).

Dans le même contexte, Péguy fait l'éloge de Sorel pour sa compétence dans le domaine de la technique.

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danger qui, selon lui, est double : les méthodes des sciences exactes appliquées aux sciences morales mènent parfois à des résultats fort décevants et à des conclusions erronées ; de plus, en voulant expliquer par des théories scientifiques, valables dans leur secteur, <îe qui relève des sciences humaines, on risque d'aboutir à des pétitions de principe.

Pour simplifier l'exposé, on pourrait opposer la conception cyclique de Nietzsche à la conception linéaire de Péguy. Mais une telle simplification suscite tout de suite des objections, ©t cela à juste titre, car on ne rend pas compte de la complexité de ces deux conceptions. Il faut donc une présentation plus nuancée.

Certes l'origine de la conception nietzschéenne est à chercher chez les Anciens (66). Parfois l'auteur de Zarathoustra parle de la Grande Année, et semble par là faire allusion à la mythologie étrusque telle qu'elle se retrouve chez Virgile dans la IVe Bucolique. Il est vrai que Nietzsche a transformé cette conception en reprenant l'idée du progrès grâce à une sélection opérée par l'Eternel Retour. De cette façon il a aussi introduit une conception linéaire sous forme d'un vecteur orienté, qui serait comme l'axe autour duquel tourne le monde et le long duquel il se déplace pour progresser. Mais vers quoi est orienté ce vecteur ? En tout cas Nietzsche prêche le recommencement de ce qui a déjà été.

Péguy, par contre, adopte résolument la conception linéaire et irréversible du temps qui est celle de la Bible, celle des hommes de sciences et celle des historiens modernes. Mais l'auteur de Clio était assez averti pour éprouver le besoin de mettre en garde contre des erreurs grossières qui pourraient résulter d'une généralisation hâtive.

En science on peut parler de progrès linéaires selon une ligne ascendante. Les progrès techniques s'additionnent, les découvertes se complètent et rendent possibles de nouveaux progrès.

« C'est une marche, une tradition, une légation sensiblement continue» (67).

D'autre part, chaque nouvelle découverte représente un dépassement de ce qu'on savait ou de ce que l'on pouvait faire.

(66) Volonté de la puissance, I, p. 229. (67) « VHI-11 », Pr. PL I, p. 1000.

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« Le caoutchouc pneumatique a battu de caoutchouc creux... qui lui-même a battu le caoutchouc plein» (68).

Péguy est convaincu que la loi du progrès continuera à jouer dans ce domaine.

« L'humanité dépassera les premiers dirigeables comme elle a dépassé les premières locomotives. Elle dépassera M. Santos-Dumont comme elle a dépassé Stephen- son. Après la téléphotographie elle inventera tout le temps des graphies et des scopies et des phonies, qui ne seront pas moins télé les unes que les autres, et l'on pourra faire le tour de la terre en moins de rien. Mais ce ne sera jamais que de la terre temporelle» (69).

C'est d'ailleurs en se référant à ce principe du progrès linéaire que Péguy cherche à rabaisser l'orgueil de certains modernes qui présentent les conquêtes scientifiques comme une sorte de miracle.

« En somme on nous dit qu'il y aurait eu dans l'histoire du monde, au seuil du monde moderne, ... une sorte d'explosion qui aurait été l'invention... de la science moderne. Soudainement... Disons le mot : miraculeusement » (70).

C'est affirmer implicitement que l'humanité

« a été rigoureusement dépourvue de tout esprit scientifique pendant toute la miséreuse énormité de sa préhistoire et pendant toute la longueur de son histoire » (71).

(68) Ibid., p. 1094. (69) Ibid., p. 1106. (70) Ibid., p. 1080. (71) Ibid. D. Halévy fait un rapprochement fort intéressant entre l'âge

technique de la préhistoire — dont il convient d'apprécier les inventions — et l'âge technique moderne. Entre les deux, il y a 30 à 40 siècles caractérisés par de grands mouvements intellectuels oscillant entre les deux pôles de toute philosophie : le moi, d'où tout part, et Dieu, où tout aboutit. Cf. Péguy et les Cahiers, p. 167.

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Péguy rappelle les théories de G. Sorel selon lesquelles le inonde moderne a pu faire ce prodigieux bond en avant parce qu'il a eu à sa disposition «une technique meilleure» (72), et que les progrès en science sont parfois liés à des choses bien matérielles. Il ajoute que l'esprit scientifique n'est pas propre à l'homme du XXe siècle. Pour lui, l'homme a toujours été intelligent. L'homme moderne a l'avantage de pouvoir établir des faits. Quant à l'explication des faits, les théories modernes ne sont pas nécessairement supérieures 'à celles des Anciens.

« Toutes ces grandes théories modernes et prétendues modernes, pour qui sait un peu lire et pour qui sait un peu d'histoire de la philosophie, ne sont très généralement que des transpositions en langage moderne de théories antiques ou anciennement modernes et quelquefois chrétiennes. Et celui qui croit qu'elles sont entièrement modernes ou, comme ils disent, intégralement... c'est qu'ils ne connaissent [sic] point les langages et qu'ils n'ont pas appris à distinguer ce qui vient de la différence du langage et de la différence de la réalité» (73).

Les anciennes théogonies, mythologies et philosophies peuvent sembler grossières et arriérées à des gens qui se croient avancés. En fait on se laisse abuser par le langage qui paraît dépassé.

« Toute la différence qu'il y a, c'est que c'était généralement beaucoup plus intelligent dans les Anciens- plus subtil et plus avisé, plus délié» (74).

Magnifique hommage d'un homme du XXe siècle à ces Anciens qui ont entrevu ce que les modernes réussissent à prouver, au point qu'on pourrait dire que l'homme ne découvre que ce qu'il est capable d'imaginer. Magistrale mise au point de la part d'un écrivain qui mieux que certains philosophes a compris que l'homme fait appel à son intelligence logique dans tout ce qu'il fait, qu'il construise un système philosophique, qu'il propose une mythologie ou qu'il s'adonne à la science.

(72) Ibid., p. 1090. (73) Ibid., p. 1087. (74) Ibid.

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Mais ce que Péguy reproche surtout aux modernes, c'est de vouloir appliquer la notion de progrès linéaire aux sciences humaines. Il part en guerre contre ceux qui s'imaginent que les métaphysiques s'annulent les unes les autres et donc que la méthaphysi- que moderne a éliminé toutes les philosophies antérieures.

« Bien n'est donc aussi faux que de se représenter la succession des métaphysiques et des philosophies dans l'histoire du monde comme une succession linéaire, comme une chaîne ininterrompue... dont chaque maille annulerait ou dépasserait la maille immédiatement précédente » (75).

Et le jugement de valeur est le suivant :

« La métaphysique [moderne] est généralement grossière et arriérée, infiniment plus grossière et arriérée que celle des grands Anciens » (76)

dont Jean le derc de Pulligny a dit que

« ce sont des contes de fées pour bébés sauvages et des logomachies creuses et vides» (77).

Les métaphysiques ne s'annulent pas, elles ne sont même pas interchangeables, en ce sens qu'elles pourraient se remplacer les unes les autres :

« Ce serait une folie de croire qui si la philosophie platonicienne et la philosophie plotinienne... avait [sic] omis de fleurir ou de fructifier dans cette race, quelque autre philosophie... eût pu venir à sa place» (78).

Ainsi Péguy énonce une première loi : celle de l'unicité de l'événement : oe qui se produit est toujours unique, ce qui ne se produit pas manque éternellement.

Une autre loi est celle de la déperdition.

(75) Ibid., p. 1100. (76) Ibid., p. 1088. (77) Ibid., p. 1086. (78) Ibid., p. 1005.

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« II y a une déperdition perpétuelle, une usure, un frottement, un irréversible qui est dans la nature même, dans l'essence et dans l'événement, au cœur même de l'événement» (79).

Sur cette loi se greffe celle de la dégradation : la mystique se dégrade en politique, l'organique en mécanique, le spirituel en temporel. Tout semble rongé intérieurement et promis à la déchéance.

Il en découle la loi du vieillissement ; la durée est un chemin que l'on suit toujours dans le même sens et que l'on ne peut pas parcourir une deuxième fois : cela vaut pour l'individu et pour l'humanité dans son ensemble.

« De la naissance temporelle à la mort temporelle il y a un certain chemin que le voyageur (c'est nous, mon ami, c'est tout homme, c'est toute l'humanité, c'est toute la création temporelle) suit toujours dans le même sens..., sans faculté de recommencement. Il y a le vieil-

» (80).

Ce vieillissement joue aussi bien dans le domaine de l'organique que dans celui de l'intelligence et de l'âme : les idées toutes faites, les habitudes acquises relèvent aussi d'un phénomène de vieillissement.

Toutes ces lois qui jouent dans le sens d'une diminution font que l'évolution de l'humanité devrait normalement se faire en fonction d'une ligne descendante et selon un rythme accéléré. Un pessimisme radical semble s'imposer et l'on aurait le droit de se demander en quoi la conception de Péguy diffère de celle de Qohelet ou de celle des Anciens qui parlaient du mythe de l'âge d'or. Mais Péguy ne s'arrête pas là : les lois qu'il a formulées valent pour le temporel et pour le spirituel, esclave du temporel. Si finalement il prêche l'espérance, c'est que l'évolution de l'humanité depend aussi d'autres lois et, en dernier recours, de l'homme lui-même. Si l'homme est prêt 'à user de sa liberté et à faire appel à certaines virtualités qu'il porte en lui, la ligne de l'évolution sera une ligne ascendante.

(79) « Clio », Pr. PL II, p. 128. (80) Ibid. p. 131.

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II y a tout d'abord la possibilité de la désentrave. Certaines forces paraissent nous entraîner malgré nous : et pourtant l'homme est capable d'échapper à ce courant ou même de le remonter.

« Empêcher l'homme, déshabituer, désentraver l'homme de descendre certaines pentes mentales, si seulement on y réussissait, certaines pentes de pensée, soyons convaincus qu'il y aurait là... matière à une très grande logique, à une très grande morale, à une très gran'de métaphysique. La liberté... ne s'obtient généralement que par une opération de désentrave» (81).

Or Bergson a réussi une opération de ce genre. Il a délié

« le matérialisme, ... le 'déterminisme, ... l'athéisme, ... le faux intellectualisme. ... Il a réintroduit la liberté » (82).

H y a pour l'homme la possibilité d'influer sur une évolution qui ne se fait pas nécessairement selon des lois rigides et immuables. Et c'est encore Bergson qui a fourni l'explication philosophique d'une vérité enseignée par les grandes morales qui croient à la liberté. En effet un système déterministe décourage l'homme dans ses efforts, puisque tout est censé être réglé comme un mécanisme par des relations de cause à effet qui n'offrent aucune prise à l'action libre. Mais Bergson a montré que :

«le présent, le passé, le futur ne sont pas des temps seulement mais de l'être même et... que la création à mesure qu'elle passe du futur au passé par le ministère du présent ne change pas seulement de date, mais qu'elle change d'être» (83).

Le présent est le moment où la liberté est possible : c'est le moment où un ébranlement peut se produire, qui permet à un être de se transformer et à un mouvement de naître. Grâce au présent, le futur pourra acquérir une plénitude que le passé ne laissait pas entrevoir. Le renouvellement est possible.

(81) « Note sur Bergson », Pr. PI II, p. 1276. (82) « Note conjointe sur Descartes », Pr. PL II, p. 1354. (83) « Note sur Bergson », Pr. PI. II, p. 1268.

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« Le présent est le premier point non encore engagé, non encore arrêté. ... Au lieu de considérer la liberté, la vie, le présent, un instant avant qu'elle entre dans l'éternelle prison du passé, on la considérait aussitôt après qu'elle venait de signer sur le registre d'écrou » <84).

En bon poète, Péguy a réussi à créer une figure symbolisant cette idée de la liberté qui permet le recommencement et le renouvellement.

« Ainsi éclate dans son plein jour le sens ... de celle que nous avons nommée la jeune enfant Espérance. Elle ?«t la source de vie, car elle est celle qui constamment ^'•^îabitue. ... Elle est le principe de la recréation comme l'habitude est le principe de la déeréation. Elle est l'agent toujours jeune de la création et de la grâce. Elle introduit partout des entrées et des gains » (85).

Péguy souligne ainsi la vision chrétienne qu'il a de 'Fhistoire du monde. Le mystère de l'Incarnation traduit pour lui une grande vérité. L'éternel est lié au temporel. L'éternel donne au temporel tout son poids et toute sa plénitude. A l'homme il donne toute sa dignité et toute sa responsabilité, car l'homme garde toute sa liberté : il peut se dresser contre Dieu en refusant sa loi ou se hausser au niveau de Dieu grâce à la sainteté et en s'élevant il élève le monde.

Problèmes de morale En axant ses réflexions sur la notion de valeur et en insistant

sur la nécessité d'examiner la valeur des valeurs, Nietzsche a accordé la première place à la psychologie et à la morale. C'est dans ce domaine qu'il a fait l'une de ses découvertes les plus intéressantes : celle du ressentiment. Même si l'application qu'il en fait est discutable, la thèse, du moins, est valable.

Dans Par-delà le bien et le mal et dans la Généalogie de la morale, Nietzsche explique l'origine de certaines « valeurs » à partir du ressentiment. Le refoulement systématique, consécutif à un senti-

(84) « Note conjointe sur Descartes », Pr. PI. II, p. 1430. (85) Ibid., p. 1391.

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ment d'impuissance, entraîne une déformation dans la faculté de juger. Lorsqu'une forte tendance à réaliser une valeur s'accompagne du sentiment d'incapacité de la réaliser, la conscience cherche à résoudre cette contradiction intérieure en dépréciant le bien vers lequel on tend et en accordant une valeur positive à un bien qui en est le contraire ; les forces réactives triomphent des forces actives ; il en résulte un affaiblissement de l'homme. Le ressentiment peut jouer aussi bien pour l'individu que pour un groupe humain. L'histoire est la preuve que les forces réactives triomphent de la volonté de puissance. Les «(faibles», les «esclaves» l'emportent sur les «forts», non par addition de leurs forces, mais par soustraction de celles du fort. En effet les « forts », en adoptant le système de valeur des « faibles », contribuent au triomphe des forces réactives, du nihilisme. Les grands responsables de cette évolution seraient le prêtre judaïque qui a introduit le ressentiment contre tout ce qui est actif, le prêtre catholique qui aurait créé « la mauvaise conscience » et l'idéal ascétique « négation de la vie », et le socratisme qui marque la dégénérescence de la philosophie en Grèce.

Ce qui s^impose est la transmutation des valeurs : l'affirmation joyeuse et confiante doit se mettre au service de la vie et libérer les forces actives. De cette façon, les « maîtres » seront les hommes doués de la volonté de puissance et décidés à faire triompher les vraies valeurs.

Au nom de ce principe, Nietzsche condamne donc la morale chrétienne, la morale juive et même la morale dérivée de l'enseignement socratique. E refuse de même les trois ordres de Pascal, car pour lui le saint est du type « réactif ». Le Surhomme nietzschéen est l'homme autonome, qui n'obéit pas à une loi, l'homme libre, indépendant de la morale.

« Plaçons-nous au bout de l'énorme processus, à l'endroit où l'arbre mûrit enfin ses fruits, où la société et sa moralité des mœurs présentent enfin ce pour quoi dies n'étaient que des moyens ; et nous trouverons que le fruit le plus mûr de l'arbre est l'individu souverain, l'individu qui n'est semblable qu'à lui-même, l'individu affranchi de la moralité des mœurs, l'individu autonome et super-moral (car autonome et moral s'excluent), bref l'homme à la volonté propre, indépendante» (86).

(86) Généalogie de la morale, II, $ 2.

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Ressentiment, morale des maîtres et des esclaves, transmutation des valeurs, telles sont les pièces maîtresses d'un système qui repose sur un principe juste et sur des applications en grande partie contes-

Nietzsche veut que la notion chrétienne de l'amour soit « la fine fleur du ressentiment» (87). Ce paradoxe attire du moins d'attention sur le renversement des valeurs que représente l'amour chrétien par rapport aux idées antiques sur la morale et les rapports entre la divinité et les hommes. C'est autour de cette notion d'amour qu'il convient donc d'organiser le débat.

Dans son étu'de sur L'Homme du ressentiment, Max Scheler se livre à une analyse très serrée de la notion d'amour chez les Grecs et chez les Chrétiens.

« Tous les Anciens s'accordent à déclarer que l'amour est une impulsion, une tendance de l'inférieur vers le supérieur, de l'imparfait vers le parfait, ... de l'apparence vers l'essence» (88).

La conséquence en est que l'Etre parfait ne connaît point l'amour, puisqu 'ayant la plénitude de l'Etre, il n'a plus de désir ni de besoin.

Tout autre est la conception chrétienne :

« L'inouï, le paradoxe absolu ... c'est que Dieu lui- même descend spontanément chez les hommes, vit comme un pauvre et meurt sur la Croix» (89).

Dieu n'est plus cet Etre transcendant vers qui tout tend, ce souverain bien indépendant pour qui l'amour est impensable. Dieu devient une personne qui, de sa propre initiative, se tourne vers la création par amour.

Amour gratuit et libre, qui ne s'exerce pas en fonction d'une Loi ou d'une Justice ; amour inépuisable qui est le débordement

(87) Ibid., I, § 2. (88) Max Scheler, L'homme du ressentiment, p. 69, Gallimard.

Le tout demanderait à être nuancé. Pour plus de détails, prière de se reporter à M. Nédoncelle;, « Vers une philosophie de l'amour » où l'on trouvera une mise au point fort pertinente.

(89) Ibid., p. 71.

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de l'inépuisable plénitude d'être. Le croyant devrait, lui aussi, pratiquer cette forme d'amour et trouver dans l'assurance de sa force les ressources nécessaires pour le don de soi aux autres. De cette façon le chrétien ne subira plus l'auto-empoisonnement du ressentiment, car le don libre engendre la joie et la paix intérieure. Il dépassera les formes fausses de l'amour dictées par la haine de soi-même et la jalousie étouffée à l'égard des riches ou des puissants.

Cette analyse de Max Scheler nous fait mieux découvrir la richesse des étonnantes intuitions de Péguy. En effet l'auteur des Mystères a comme souci essentiel de montrer les relations d'amour qui existent entre Dieu et l'homme. Quand il est question de Dieu, le leitmotiv de beaucoup de ses développements pourrait être le vers de Victor Hugo qu'il cite à plusieurs reprises :

« Une immense bonté tombait du firmament. »

Ce Dieu-Amour n'est pas une pâle abstraction, c'est une personne qui agit, qui parle, qui éprouve des sentiments — parfois bien humains. Certes les images employées par Péguy pour la personnification peuvent sembler naïves et provoquer le sourire ironique du théologien. Qui a jamais osé affirmer que Dieu s'étonne et qu'il découvre chaque jour les merveilles de l'univers ? Quelle prétention de la part de Péguy de rapporter les propos que Dieu lui aurait tenus ! Une telle présentation anthropomorphique ne justifie-t-elle pas la théorie de Nietzsche selon laquelle Dieu n'est qu'une création de l'homme ? Ne confondons pas les problèmes : Péguy lui-même a enseigné que les différents langages ne sont que des interprétations différentes d'une même vérité et d'une même réalité. En tout cas le langage tenu par Péguy interdit de lui prêter des conceptions naïves et simplistes sur ce point.

C'est par amour que ce Dieu a créé le monde. De nombreux quatrains d'Eve sont en quelque sorte le commentaire du vers de Victor Hugo cité plus haut. La création est un effet de la bonté de Dieu, l'homme est à l'image de Dieu.

« Un Dieu lui-même neuf ensemble qu'éternel Regardait l'univers comme un immense don.

Un monde sans offense, un monde sans pardon Développait les plis d'un ordre solennel» (90).

(90) « Eve », Po. PL, p. 943.

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Dieu

« regardait d'un regard paternel l'épanouissement d'un inonde épanoui » (91) .

Après la chute, Eve n'a plus connu

« ce manteau de bonté jeté sur tout un monde » (92)

ni cette époque où

« Le déversement de la création Se poursuivait sans hâte et sans dispersion» (93).

Du moins l'ancêtre commune sait

« que Dieu seul est le seul qui se donne » (94) .

Dans son amour Dieu a aussi créé l'homme.

« Et il considérait d'un regard paternel L'homme de son image et de sa ressemblance» (95).

En lui donnant la liberté, il a comme limité sa propre puissance.

Les relations entre Dieu et l'homme sont des relations d'amour. A l'appel de d'amour, l'homme doit répondre par l'amour. C'est ce que Jeanne d'Arc a compris. La clef de sa vocation, c'est la charité pratiquée à l'imitation du Christ. C'est ce qu'ont compris les saints.

Dans ce système, la notion du « Tu dois » a tendance à disparaître. Ce n'est pas par hasard que Péguy a dit :

« La morale a été inventée par les malingres » (97)

ou encore

« Dieu n'est pas vertueux ».

En effet dans Eve affleure plusieurs fois le thème d'une morale sans règles 'codifiées.

(91) Ibid., p. 940. (92) Ibid., p. 944. (03) Ibid., p. 951. (94) Ibid., p. 952. (95) Ibid., p. 939. (96) « Porche du Mystère de la 2e Vertu » Po. PL, p. 615. (97) « L'Argent Suite », Pr. PL II, p. 1189.

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« Et quand on avait Dieu dans ces premiers moments, On ne demandait pas des formules restreintes.

Quand on vivait heureux sous ces premiers tourments, On ne demandait pas des règles et des craintes » (98).

Il y aurait eu un moment où a existé cette morale sans contrainte, cet agir spontané et libre dont rêvent les meilleurs ; il y aurait eu un état idéal, anticipation d'un état définitif, où l'on a agi non par obéissance, mais par inclination naturelle vers le bien.

Le monde d'après la chute est le monde de la loi, de la dure obligation. Il arrive à l'homme de regimber et de considérer la morale comme un carcan. C'est le règne des règles écrites ; c'est la tentation de faire le moins possible, de faire tout juste ce qu'il faut pour éviter le châtiment d'un Dieu qu'on prend pour un justicier implacable. Péguy condamne cette conception de (La morale. Car le danger est grand de tomber dans l'habitude.

« II y a une immense tourbe d'hommes qui veulent par volontés toutes faites» (99).

L'habitude provoque le durcissement et finalement la mort spirituelle. Elle est donc limitation de l'action de Dieu. Elle encrasse l'articulation entre la grâce et la liberté : dans la mesure où la liberté diminue, la grâce est empêchée de jouer. C'est là le véritable danger de la « morale raide ». Celle-ci peut procurer la tranquillité, le sentiment de la sécurité, au point qu'on ne sent plus l'inquiétude, qu'on ne voit plus les exigences du dépassement.

« Ce sont les morales raides où il peut y avoir des niches, à poussières, à microbes, des moisissures et des creux de pourriture, dans des coins, dans les raideurs, des dépôts, « lues », et ce que nos Latins nomment « situs », une moisissure, une saleté venant de l'immobilité, d'être laissé là» (100).

Pour échapper aux pièges du tout fait, il faut adopter une morale souple qui n'est nullement la morale de la facilité. La morale souple est celle qui vise l'étreinte de la réalité.

(98) « Eve », Po. PL, p. 96L (09) « Note sur Bergson », Pr. PL II, p. 1266. (100) Ibid., p. 1291.

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« C'est une morale souple qui dessine les sinuosités des fautes et des défaillances. C'est dans une morale souple que tout apparaît, que tout se dénonce, que tout se poursuit...

Et ce sont les morales souples qui exigent un cœur perpétuellement tenu à jour ... Ce sont les morales souples et non pas les morales raides qui exercent les contraintes les plus implacablement dures » (101) .

Il faut dans ce cas dépasser « les règles apparentes » (102) qui sont un mol oreiller et tenir compte de ce qui est dicté par le cœur, en raison des différentes circonstances : où l'on retrouve les « agrapta » d'Antigone.

C'est la morale souple qui permet à certains hommes d'atteindre l'héroïsme et la sainteté et de pratiquer cette morale libre dont rêvait Nietzsche.

Le héros est tout d'abord un homme plein de santé et trouvant sa joie dans l'action :

« Or l'héroïsme est essentiellement une vertu, un état, l'action héroïque est essentiellement une opération de santé, de bonne humeur, de joie, ... de largesse, de facilité, ... de fécondité. De fécondité intérieure ; de force comme d'une belle eau de source, de force puisée dans le sang de la race et dans le propre sang de l'homme, un trop-plein de sève et de sang» (103).

Son principe d'action est l'honneur ou la 'gloire, II aime le noble jeu qui consiste tout d'abord à ne pas diminuer l'adversaire. Pas de place pour le ressentiment.

Si le héros a le droit de s'adonner librement à ce noble jeu, le saint doit jouer le jeu qui lui est imposé :

(101) Ibid. (102) On ne peut s'empêcher de penser à la morale ouverte de Bergson.

La parenté est évidente. Signalons que ces textes ont été écrits avant 1914 et sont donc antérieurs à la publication des « Deux sources de la religion et de la morale ». Péguy semble avoir entrevu très vite ce qui était contenu en germe dans les théories bergsoniennes. D'ailleurs :1e maître lui a rendu un hommage éclatant : « Péguy est celui qui a le mieux compris ma pensée ».

(103) « Situation... Gloire Temporelle », Pr. PI. I, p. 1198.

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« On ne demande pas généralement leur avis aux mystiques, ils ont à recevoir : les mystiques reçoivent des visions directes, précisément des ordres, des commandements, des voix» (104).

Et pourtant le saint semble appartenir par bien des côtés à la race des héros.

« II y a une prise de départ de la sainteté, par et dans l'héroïsme » (105).

Le saint, comme le héros, plonge ses racines dans le temporel.

« [Le saint représente] un héroïsme éternel encore pourvu précisément de toute son origine temporelle, de toutes ses racines temporelles, de toute sa race, de tous ses racinements temporels ; un héroïsme de sainteté qui monte de la terre mais qui n'est point préalablement déraciné de la terre ; qui n'est point préalablement lavé à l'eau stérilisée» (106).

Ce genre de saint n'éprouve pas le besoin d'abaisser le monde pour s'élever.

« Ceux qui prennent de la distance du monde, ceux qui prennent de la hauteur à partir du monde en abaissant le monde ne s'élèvent pas...

Ceux qui s'élèvent vraiment, ce sont ceux qui laissent le monde à la hauteur où il est » (107).

Péguy se montre sévère pour les contempteurs du monde, qui vivent dans l'illusion qu'en rabaissant le monde ils sont agréables à Dieu.

(104) « Laudet », Pr. PI. II, p. 321. (105) « Victor-Marie, comte Hugo », Pr. PI. II, p. 719. (106) Ibid., p. 720. — Dans L'Affrontement chrétien, E. Mounier a repris

les reproches adressés par Nietzsche aux chrétiens « désincarnés ». Sur ce point, l'œuvre de Péguy peut être considérée comme une réfutation de ces reproches.

(107) « Note conjointe sur Descartes », Pr. PI. II, p. 1381. — Le tout serait à compléter avec les considérations de Max Scheler dans Le Savntj le Génie, le Héros.

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« Parce qu'ils n'ont pas le courage d'être du monde, ils -croient qu'ils sont de Dieu. ... Parce qu'ils n'aiment personne, ils croient qu'ils aiment Dieu ».

Tel est le système du ressentiment, mais Péguy le rejette au nom du véritable esprit du christianisme.

«Mais Jésus-Christ même a été de l'homme » (108).

L'exemple à la lumière duquel Péguy fait son analyse est celui de Polyeucte, dont la sainteté est fondée sur le dépassement et non sur 'l'ignorance et le mépris du monde.

« Loin que son humanité s'oppose a sa sainteté (comme dans le système athée et parallèlement dans le système dévot) ... on voit que sa sainteté est tellement grande que, partie de l'humanité, c'est encore elle qui nourrit l'humanité. Les vraies saintetés sont contentes, elles débordent, elles en ont de trop » (109).

Cette forme de sainteté a réellement existé selon Péguy et à l'appui de la thèse dégagée de Polyeucte, il cite Saint Louis et Jeanne d'Arc.

Péguy fait donc appel à une moralité qui déborde la morale.

S'il y a quelque part un saint parfait, dit Le Senne, il n'a plus besoin de règles. Il est moral sans morale » (110).

La morale qui est représentée par l'ensemble des règles codifiées a besoin d'être assouplie ou corrigée par la Iforce intime de la moralité qui ne cesse de sourdre et de nourrir l'action. Il y a des hommes qui

« libèrent les autres en suscitant l'élan et en 'les révélant à eux-mêmes par leur exemple» (111).

Ce sont les héros. Il y en a d'autres

(108) Ibid., p. 1388. (109) Ibid., p. 1395. (110) Le Senne, Traité de Morale générale, p. 6. Voir aussi P. Rioœur, « Le conflit des interprétations », Ed. du Seuil 1969, p. 334 ss. (111) Ibid., p. 27.

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PÉGUY - NIETZSCHE 255

? « qui ouvrent la voie vers quelque chose de supérieur » j (112).

f ce sont les saints.

.! C'est d'ailleurs selon ces principes que Péguy a vécu, si l'on veut é accepter le témoignage de Suarès :

« Je crois qu'il s'est débarrassé de la morale. ... On 1 n'a point besoin de morale, quand on est tout conscien- ; ce» (113).

\ Dans ce système il n'y a pas de place pour la morale des maîtres et des esclaves, de l'élite consciente et de la masse qui se laisse agir. Péguy a toujours insisté sur l'égalité des droits de chacun devant la justice et sur la dignité de chacun en tant que personne devant Dieu. Par ailleurs il insiste sur la solidarité qui règne entre tous les hommes. Quant à l'homme supérieur, il n'échappe nullement à la loi commune. Le héros est porté par le peuple 'dont il est issu, le saint appartient au même monde que le pécheur.

I**

A la théorie du ressentiment s'oppose l'affirmation de la primauté de l'amour. A (La morale des maîtres et des esclaves Péguy oppose la morale de la liberté et le principe de 'La dignité de tout homme en tant que personne morale. A la doctrine du surhomme il oppose sa doctrine de l'héroïsme et de la sainteté. L'appel à la grandeur lancé par Péguy n'est pas moins exigeant que celui de Nietzsche.

Eaymond Winling

{A suivre)

(112) Ibid., p. 29. (113) A. Suarès, Péguy, p. 70.

« Péguy a passé sa vie à approfondir ce problème : la notion de l'héroïsme et de la sainteté... Il avait le sentiment de la qualité surnaturelle dans les choses de chaque jour... Il disait que nous nous reconnaissons dans les personnages cornéliens parce qu'ils sont nos représentants éminents. » (Barrés, Préface aux Œuvres complètes de Péguy, II, p. 9.)