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NIETZSCHE Langage et interprétation Notes de cours, Fernand Couturier, Fondation littéraire Fleur de Lys, Lévis, Québec, décembre 2017, 312 pages.

Édité par la Fondation littéraire Fleur de Lys, organisme sans but lucratif, éditeur libraire québécois en ligne sur Internet. Adresse électronique : [email protected] Site Internet : http://manuscritdepot.com/ Tous droits réservés. Toute reproduction de ce livre, en totalité ou en partie, par quelque moyen que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur. Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays. La reproduction d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque moyen que ce soit, tant électronique que mécanique, et en particulier par photocopie et par microfilm, est interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur. Disponible en version numérique et papier. ISBN 978-2-89612-549-4 © Copyright 2017 Fernand Couturier. En couverture : Friedrich Nietzsche around 1869. Photo taken at studio Gebrüder Siebe, Leipzig. Then, he must have sent it to Deussen with his letter from July 1869 ([1], KGB II.1 No 10). A copy of this photography is at Goethe und Schillerarchiv, No. GSA 101/11. Public domain due to age of photography. Scan processed by Anton (2005). Wikipédia. Dépôt légal – 4ème trimestre 2017

Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada Imprimé à la demande au Québec.

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Du même auteur Un peuple et sa langue – Pour l’avenir du Québec Mots de Noël – Grâces à la clairière de l’être! Quatrième édition augmentée Régime de l’être – Condition humaine Heidegger en opuscule Deuxième édition augmentée Mythes Religions Laïcité – Une aire de liberté Mort humaine… suprême Séjour en Être Recueil de textes

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AVANT-PROPOS

Le texte de ce livre a été conçu et écrit à partir des notes données aux étudiants en philosophie lors du dernier cour donné à l’UQAM pendant le semestre d’hiver 1993, immédiatement avant ma retraite de l’enseignement. La rédaction, pour l’essentiel, eut lieu pendant les premières années e la retraite. Elle a été revue et modifiée au rintemps-été 2017.

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PRÉFACE

Dans ce livre tenteront de se rencontrer les idées directrices de la pensée de Nietzsche, la capacité de relance d'une pensée inhérente à l'interrogation heideggérienne ainsi que le stimulant interprétatif dégagé par l'auto-compréhension contemporaine de l'herméneutique sous l’influence des travaux de Hans-Georg Gadamer. C'est dire que ce livre veut se situer au carrefour des questions qui ont animé les cours que j'ai eu le plaisir de donner à l'UQAM sur Heidegger, Nietzsche et l'Herméneutique pendant plusieurs années.

Un livre où se reflète l'idée que la pensée d'un penseur est toujours à un saut plus loin que la place occupée par les signes du discours formulé, et que pour l'accompagner dans le développement de ses possibilités il faut s'engager dans l'ouverture du monde et de l'être qui la supportent et la distendent. Cet engagement est celui de l'interprétation qui, selon une perspective contemporaine, ne laisse intact ni le lecteur ni cela que celui-ci lit. Voilà pour la méthode ou le chemin qui sera emprunté. C’est, dans ce cas-ci, le cheminement de la pensée elle-même. Ce n'est donc pas une méthode au sens d'un instrument plus ou moins arbitrairement choisi et tout simplement utilisé pour soumettre un objet à un traitement purement cognitif et objectif.

Par ailleurs, ce livre voudra rester près des particularités de la pensée de Nietzsche. Une pensée qui s'alimente aux paradoxes ou qui fréquente les extrêmes; une pensée en voyage qui modifie sans relâche le panorama et maintient un effet de

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

dépaysement; une pensée qui, par une impitoyable perspicacité, pratique inlassablement des trouées dans les remparts de l'habituel ou de ce qui est; une pensée qui est invitation continuelle à être soi-même, i.e. à devenir autre; une pensée inspirée plutôt que besogneuse, i.e. animée par un instinct de créativité; une pensée qui pousse sans cesse à prendre le large dans la liberté, mais qui suggère en même temps le désarroi de l'astronaute échappant à son orbite, et fait éprouver le mal du pays et de ses assises; une pensée qui par sa tournure langagière, peut-être obligée, risque de provoquer un mortel ennui si ne s'ouvre un quelconque horizon pour la réalité répétitive qui bat lourdement en elle. Ces particularités peuvent se synthétiser dans ce qu'on appelle plus académiquement le renversement des valeurs: la critique des valeurs anciennes qui prévalent et l'instauration de valeurs nouvelles. Et à son tour ce renversement des valeurs peut se comprendre, selon ce que Heidegger a retenu, comme les quatre idées fondamentales de Nietzsche: la mort de Dieu, le surhomme, la volonté de puissance et l'éternel retour de l'identique.

La démarche que se propose ce livre, en suivant le fil conducteur de l'interprétation heideggérienne et gadamérienne et son rapport au langage, voudrait ainsi présenter le paysage mouvant de la pensée de Nietzsche et laisser apparaître l'articu-lation et le sens de ces quatre idées dites fondamentales.

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INTRODUCTION

1. Particularités de la pensée de Nietzsche

a. Fréquentation des extrêmes Il n'est pas nécessaire d'avoir un contact très prolongé

avec l'œuvre de Nietzsche pour se sentir invité à une réflexion sur les extrêmes. Cette réflexion trouve une expression simple dans des formulations assez courantes: «Le génie est près de la folie.», «On passe souvent d'un extrême à l'autre.», «Qui tombe de haut tombe bas.»; ainsi que dans cette pensée de Nietzsche lui-même: "Le sommet et l'abîme sont confondus."1 Et dans la même veine Heidegger dit : «Qui pense grandement doit se tromper grandement.» (Wer groß denkt, muß groß irren.", Aus des Erfahrung des Denkens, p. 17). La pensée de Nietzsche s'alimente au paradoxe.

Nietzsche s'est promené et a dansé la majeure partie de sa vie sur les crêtes aiguës, éclairées et illuminées du génie. Nietzsche s'est abîmé ensuite dans les profondeurs apparemment obscures de la folie.

Mais qui louche trop vers la vie d'un penseur, en lisant son œuvre, risque de ne pas comprendre sa pensée. Il faut plutôt interroger résolument le "monde" et l'"être" qui gisent au fondement de son œuvre et la supportent. C'est Nietzsche lui-

1 NIETZSCHE, F., Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de poche, p. 178.

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même qui le suggère. Car l'essentiel de la pensée d'un penseur ne se situe pas au niveau du langage qui relate l'événement, le fait divers; pas dans le langage de surface, pourrait-on dire. "Car tout grand penseur pense toujours à un saut plus originellement que là où il parle immédiatement."2 D'après cette remarque de Heidegger, l'essentiel de la pensée d'un penseur ne se retrouverait pas d'emblée et tout simplement dans son dire immédiat ou explicite. Il semble que Heidegger annonce là la tâche d'inter-prétation nécessaire à toute lecture qui veut comprendre vraiment. Quoi qu'il en soit, on voudrait dire au moins, pour le moment, que la biographie de Nietzsche n'est pas immédiatement intéressante pour la pensée philosophique de Nietzsche, ni pour la pensée tout court. La pensée superficielle demeure au niveau de l'anecdote. Convenons-en.

Mais comment présenter Nietzsche? Voici comment Pierre Boudot le voit; et voici le lieu où il le perçoit:

“Entre la parole et les cris, dans une zone où tout est plus

ardent parce que la volonté créatrice ne renonce jamais, où tout est plus confus parce que le mouvement saccadé ne trouve pas sa finalité, où tout est plus redoutable parce qu'on voit remuer des lèvres sans distinguer le message, où tout est plus tragique parce qu'un homme seul mime simultanément une civilisation qui change, une civilisation qui naît, nous apercevons une silhouette qui se nomme Nietzsche.”3

Ce qui est intéressant et possible dans une introduction,

– notre projet ne se veut pas autre chose – c'est d'entrevoir au moins les possibilités qu'offre une pensée, en l'occurrence celle de Nietzsche. Ceci peut comporter les éléments suivants: indiquer ses dimensions, relever ses pistes directrices, énoncer ses principaux thèmes, dégager son articulation maîtresse. Il faut commencer par les nommer, ces possibilités. Puis, dans la mesure du possible, en explorer l'une ou l'autre d'une façon plus minutieuse.

2 HEIDEGGER, M., Nietzsche I, p. 158. Cf. COUTURIER, F., Monde et être chez Heidegger, p. XIV. 3 BOUDOT, P., Nietzsche en miettes, PUF., 1973, p. 118.

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INTRODUCTION

La présente introduction va surtout s'efforcer de nommer, de faire apparaître, de montrer. Elle ne comportera à vrai dire que des flashes. Cela devrait être aussi détestable, mais aussi intéressant, par ailleurs, que des pré-vues dans une salle de cinéma! Il s'agira de laisser entendre, de laisser pressentir, de laisser soupçonner ce que peut être la pensée de

Nietzsche, ce vers quoi elle s'avançait ou s'avance encore, ce dans quoi elle évoluait.

b. Effets de voyage En train de rédiger Aurore, Nietzsche fait la digression

suivante: "Un livre comme celui-ci n'est pas fait pour être lu à la suite ni devant un public, mais pour être feuilleté, surtout en promenade et en voyage. On doit pouvoir constamment y plonger et en sortir la tête, et ne plus rien trouver d'habituel autour de soi."1 Ce que Nietzsche dit d'Aurore, nous pouvons le dire de toute son œuvre. Ce n'est pas une œuvre faite pour être lue à la suite, ni devant un public. Ceux qui constituent le public doivent eux-mêmes lire cette œuvre. C'est la seule façon d'arriver à une "formulation de la pensée originaire" de Nietzsche, pour reprendre l'expression que je servais régulièrement à mes étudiants. Mais ils doivent la lire en chemin. Ils doivent être comme en promenade, en voyage. Ils doivent continuellement lever, tourner, détourner la tête pour apercevoir les changements brusques du paysage, les coins insoupçonnés de la pensée; ils doivent continuellement aussi baisser les yeux vers le sol pour évaluer au fur et à mesure le chemin parcouru et pour prévoir aussi les précipices qu'il faut éviter ou, peut-être, dans lesquels il faut se précipiter. La pensée doit être en chemin; il faut qu'elle consente à l'inhabituel; au moins, il faut qu'elle s'attende à lui. Il faut qu'elle s'attende au dépaysement, au défigurement, aux éclaboussures, aux insolences, de toute façon, au génie, c'est-à-dire, au dépassement, à la création.

1 NIETZSCHE, F., Aurore, no 454: Digression.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

c. Trouer l'habituel

Continuellement, la pensée va prendre connaissance des trouées que fait le tir nourri de ce penseur perspicace (perspicere = regarder à travers) dans les remparts solides de l'habituel, de la mode, de la vie courante, de la vie commune. L'œil de Nietzsche s'est exercé à regarder à travers l'enveloppe pétrifiée de l'acquis, des mœurs, de la morale, de la culture, des institutions, de la civilisation.

d. Devenir autre pour être soi Continuellement la pensée sera invitée en dehors des

chemins battus, loin de la foule. Vers l'autre. Voici à cet égard un fragment posthume :

"Une chose est urgente: l'isolement des gens doués, leur

autarcie alimentaire, leur renoncement à la célébrité et aux places, le mépris de tous les hommes et de tous les événements résultant de grandes accumulations d'hommes. Une émeute ou un journal de grande ville est de fond en comble «spectacle», «absence d'authenticité».1

C'est là, dans l'isolement, qu'on peut se retrouver soi-

même, être authentique, c'est-à-dire devenir autre. Voilà bien un paradoxe: être soi-même, c'est devenir autre. L'homme, en effet, doit être un continuel dépassement de l'homme. "Le serpent qui ne peut changer de peau périt. De même les esprits que l'on empêche de changer d'opinions; ils cessent d'être esprit."2 Donc, refus de s'enfermer dans des orthodoxies et des croyances; refus aussi de se restreindre à ce qui a les mêmes effets que les ortho-doxies, à savoir les modes et les slogans. L'homme doit se dépasser, soit. Mais il ne faut pas oublier que “plus nous nous élevons haut, plus nous semblons petits à ceux qui ne savent pas voler.”3 Le dépassement ne va pas nécessairement de soi dans une société. Il y a des forces d'inertie à l'œuvre partout: dans les coutumes, dans les structures, dans le langage. Il faut donc être critique par

1 NIETZSCHE, F., Aurore, 6[360], p. 566. 2 NIETZSCHE, F., Aurore, 573. 3 NIETZSCHE, F., Aurore, 574.

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INTRODUCTION

rapport à l'appréciation qui origine du commun. Il ne convient pas de se laisser démoraliser par les commentaires de la foule. Il ne convient pas de se "démobiliser", c'est-à-dire, au sens littéral du terme, de cesser d'être en mouvement, de s'arrêter.

e. Pensée inspirée plutôt que besogneuse

À ce propos, j'ai recueilli quelques observations d'Eugen Fink dans son volume intitulé La philosophie de Nietzsche:

L'importance, la grandeur de Nietzche ne réside pas telle-

ment dans son travail conceptuel, mais bien dans son œuvre de «précurseur», de héraut d'un chemin futur de la philosophie, de penseur qui pressent un «changement de l'être». P. 177

Les idées de Nietzsche – et il en est ainsi partout chez lui – sont toujours plus profondes et plus essentielles que ses preuves et les raisons qu'il donne. Il pressent une nouvelle dimension, mais il ne peut pas encore la développer. P. 190

La grandeur du penseur Nietzsche, c'est qu'il abandonne la voie qu'a suivie la pensée occidentale pendant tant de siècles. Il ne le fait pas par goût de l'aventure, par plaisir du neuf et de l'extraordinaire, par une vanité absurde qui – pareille à celle d'Erostrate, cet incendiaire du temple de Diane à Éphèse, égaré par la soif de gloire – mettrait le feu aux temples du sacré, au foyer de la morale et aux châteaux forts des pensées ontolo-giques. Nietzsche se comprenait comme une fatalité, c'est-à-dire comme une nécessité historique. Le nécessaire (Not-wendige), c'est toujours aussi ce qui fait virer la nécessité, c'est un tournant du destin. Nietzsche vit la nécessité, la détresse de son époque comme fin d'époque. p. 192

Nietzsche, «héraut d'un chemin futur de la philosophie»,

«précurseur», penseur annonciateur d'un changement essentiel, pressentant une nouvelle dimension, vivant l'expérience d'une fin d'époque, poussé comme par une nécessité historique dans l'affirmation d'un monde nouveau, d'une nouvelle époque, a fait l'expérience aiguë de ce qu'on appelle communément l'inspiration. L'inspiration, ce qui fait que le dire profère de l'inédit, que la parole fait entendre de l'inouï, que la pensée devient originale, inaccoutumée, dépaysante, c'est-à-dire introductrice à autre chose, à quelque chose de plus originel, de plus authentique. Nietzsche a fait cette expérience comme une nécessité qui s'impose. Lisons

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

un passage célèbre sur l'inspiration dans Ecce homo ou Comment on devient ce que l'on est:

“– Est-il, en cette fin du XIXe siècle, quelqu'un qui ait

une idée nette de ce que les poètes des époques fortes appe-laient inspiration? Si ce n'est pas le cas, je m'en vais le décrire. – Pour peu que l'on conserve un grain de superstition, on ne saurait qu'à grand-peine repousser la conviction de n'être qu'une incarnation, un porte-voix, le médium de forces supé-rieures. La notion de révélation, si l'on entend par là que tout à coup, avec une sûreté et une finesse indicibles, quelque chose devient visible, audible, quelque chose qui vous ébranle au plus intime de vous-même, vous bouleverse, cette notion décrit tout simplement un état de fait. On entend, on ne cherche pas; on prend sans demander qui donne; une pensée vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante, sans hésitation dans la forme – je n'ai jamais eu à choisir. Un ravissement dont l'énorme tension se résorbe parfois par un torrent de larmes, où les pas, inconsciemment, tantôt se pré-cipitent, tantôt ralentissent; un emportement «hors-de-soi»; où l'on garde la conscience la plus nette d'une multitude de frissons ténus irriguant jusqu'aux orteils : une profondeur où le comble de la douleur et de l'obscurité ne fait pas contraste, mais semble voulu, provoqué, mais semble être couleur néces-saire au sein de ce débordement de lumière : un instinct des rapports rythmiques, qui recouvre d'immenses étendues de formes – la durée, le besoin d'un rythme ample, voilà presque le critère de la puissance de l'inspiration, et qui compense en quelque sorte la pression et la tension qu'elle inflige… Tout se passe en l'absence de toute volonté délibérée, mais comme dans un tourbillon de sentiments de liberté, d'indétermination, de puissance, de divinité… Le plus remarquable est le caractère involontaire de l'image, de la métaphore : l'on n'a plus aucune idée de ce qu'est une image, une métaphore, tout se présente comme l'expression la plus immédiate, la plus juste, la plus simple. Il semble vraiment, pour rappeler un mot de Zara-thoustra, que les choses viennent s'offrir d'elles-mêmes pour servir d'images (– «…voici qu'à ton discours toutes les choses accourent, caressantes, et te flattent: car elles veulent s'envoler sur ton aile. Avec chaque image, tu voles vers une vérité. Le verbe, les trésors du verbe s'ouvrent à toi pour dire l'«être»: tout «devenir» veut se faire verbe pour que tu lui apprennes à

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INTRODUCTION

parler–» Telle est mon expérience de l'inspiration: je ne doute pas qu'il faille remonter à des milliers d'années pour trouver quelqu'un qui soit en droit de me dire: «C'est aussi la mienne.»”4

Il peut être intéressant d'évoquer ici comment cette

expérience de la pensée inspirée oppose Nietzsche à Kant qui exprimait à peu près ainsi sa révolution copernicienne : jusqu'à maintenant la pensée se réglait sur les choses… Désormais les choses seront réglées par la pensée... Nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons… Pour la pensée inspirée, le mouvement va des choses à la pensée selon l’affluence même de ces choses. Pour la pensée kantienne, le mouvement va en sens inverse, de la pensée aux choses. La pensée maîtrise ainsi son objet.

Voici comment, pour sa part, Fink commente: “Dans ce passage, Nietzsche caractérise avec une lucidité

sans égale l'éclosion d'une nouvelle conception du monde, l'explosion foudroyante d'une révélation où, avec toutes les choses, le penseur lui-même est converti, ébranlé et renversé.”5

Par cette expérience originelle de la pensée, Nietzsche

est situé beaucoup plus qu'il ne se situe lui-même aux confins d'un monde ancien et d'un monde nouveau. L'avènement de ce monde nouveau serait ici signifié par le rapprochement appa-remment contradictoire entre l'être et le devenir. Être serait le devenir qui apprend à parler. Voilà un coup de langue qui supprime l'opposition entre l'être et le devenir considérée comme fonda-mentale par la philosophie occidentale. Et c'est le devenir qui veut se faire verbe. Il y a quelque chose de nécessaire dans cette expérience de la pensée. Ce n'est pas une pensée qui décide d’elle-même de se mettre en recherche. Par ailleurs, c'est une nécessité qui entraîne dans une dimension où s'expérimente une espèce spéciale de liberté: celle de la souveraineté, de la toute-puissance, de la création.

4 NIETZSCHE, F., Ecce Homo, Paris, Gallimard, Œuvres philosophiques complètes, tome VIII, vol. p. 309-310. 5 FINK, E., La philosophie de Nietzsche, Les Éditions de Minuit, Paris, 1965, p. 79.

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f. Invitation à prendre le large

Vers quoi nous amène la promenade dans l'œuvre de Nietzsche? Voulons-nous vraiment poser cette question? Alors lisons le dernier paragraphe d'Aurore, qui s'intitule Nous autres aéronautes de l'esprit!

“Tous ces hardis oiseaux qui prennent leur essor vers le

lointain, le plus extrême lointain, – certes, un moment viendra où ils ne pourront aller plus loin et se percheront sur un mât ou sur un misérable récif – encore reconnaissants d'avoir ce misérable refuge! Mais qui aurait droit d'en conclure que ne s'ouvre plus devant eux une immense voie libre et qu'ils ont volé aussi loin que l'on peut voler! Tous nos grands maîtres et prédécesseurs ont fini par s'arrêter, et le geste de la fatigue qui s'arrête n'est ni le plus noble, ni le plus gracieux: à moi comme à toi, cela arrivera aussi! Mais que m'importe, et que t'importe! D'autres oiseaux voleront plus loin ! Cette idée, cette foi qui est la nôtre vole avec eux à l'envi vers les lointains et les hauteurs, elle monte à tire-d'aile au-dessus de notre tête et de son impuissance, vers le ciel d'où elle regarde au loin et prévoit des vols d'oiseaux bien plus puissants que nous qui s'élanceront dans la direction où nous nous élancions, là où tout est encore mer, mer, mer! – Et où voulons-nous donc aller? Voulons-nous donc franchir la mer? Où nous entraîne ce désir puissant qui compte pour nous plus qu'aucune joie? Pour-quoi précisément dans cette direction, là où jusqu'à présent tous les soleils de l'humanité ont disparu? Peut-être racontera-t-on un jour que nous aussi, tirant vers l'ouest, nous espérâmes atteindre une Inde, – mais que notre destin fut d'échouer devant l'infini? Ou bien, mes frères? Ou bien? –”6

C'est ainsi que se termine Aurore. On y parle d'échec

possible devant l'infini. Ce qui est le plus important dans ce texte n'est peut-être pas ce que Nietzsche a lui-même souligné. C'est peut-être ce qui est contenu dans la question suivante, mais sans être cependant ce sur quoi porte la question : “Où nous entraîne ce désir puissant qui compte pour nous plus qu'aucune joie?” L'infini, peut-être, est ce sur quoi porte la question. Mais le désir puissant semble plus important que cet

6 NIETZSCHE, F., Aurore, 575.

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INTRODUCTION

infini problématique, car il soulève la question. Et c'est ce désir qui compte le plus pour Nietzsche. Cela compte plus qu'aucune joie. La joie résulte de la possession d'un acquis. La joie est contemporaine d'un avoir. Le désir, lui, fait décoller de la posses-sion, de ce que l'on a, de ce que l'on est, et il fait s'élancer dans un dépassement de… De quoi? De soi… de l'homme… du monde… de la culture… de la mode… de la civilisation… de la morale… de la religion…? Vers quoi? Vers le surhomme…, dans la volonté comme volonté ou volonté de puissance…, dans le monde comme volonté de puissance? Cela mène-t-il vers l'infini? Mais comment comprendre l'infini? Comme un infinir, ou un incessant retour ou perpétuelle circulation? Une répétition sans terme?

2. Renversement des valeurs

Ce que l'on vient de présenter comme des particularités de la pensée de Nietzsche peut être synthétisé dans la formule bien connue de renversement des valeurs. Car on présente souvent ainsi la pensée de Nietzsche. Nietzsche prend de la sorte figure d'iconoclaste absolu et impénitent. Rien n'échappe à la fureur de son marteau démolisseur! Mais la vérité de cette image a des limites. À elle seule elle ne met en relief que le côté négatif de l'œuvre. Aussi importe-t-il de souligner dès le départ les deux dimensions du renversement des valeurs.

a. Critique des valeurs anciennes Ce serait la philosophie à coups de marteau, pour

employer une image même de Nietzsche. C’est en effet le sous-titre de Crépuscule des Idoles. Ausculter les idoles éternelles ou valeurs anciennes pour entendre comme elles sonnent creux. Nietzsche pense qu’il y a dans le monde plus d’idoles que de réalités.

b. Instauration de nouvelles valeurs Il ne s’agit cependant pas de détruire pour le simple

plaisir de détruire. Mais le but est bien plutôt de remplacer des valeurs anciennes et figées par d’autres valeurs, des valeurs nouvelles. Ceci fait appel à la création. Cette création consistera souvent à changer de signe ce qui était, à transformer en positif

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ce qui était négatif. Par exemple, valoriser le sensible, le corps, le devenir par rapport à l'intellectuel et la raison, le spirituel, l'être.

3. Quatre idées fondamentales

Le renversement des valeurs peut à son tour se comprendre selon ce que Heidegger a appelé les quatre idées fondamentales de Nietzsche. On les connaît déjà sans doute. Il s'agit premièrement de la mort de Dieu ou la dévaluation de toutes les valeurs suprêmes ou encore le nihilisme, deuxièmement du surhomme, troisième-ment de la volonté de puissance ou nouveau principe de la création des valeurs, et quatrièmement de l'éternel retour de l’identique ou la lourde pensée du temps, la pensée la plus lourde à porter.

Nous n'allons pas développer chacune de ces idées pour elle-même. Mais la démarche que nous allons faire en nous servant de l'interprétation comme fil conducteur devrait permettre de dégager le sens de ces quatre idées ainsi que leur articulation.

4. Méthode

La méthode, étymologiquement, est une voie que l'on emprunte et que l'on suit. Pour entrer dans l'œuvre de Nietzsche, nous allons procéder essentiellement par lecture et commentaire d'aphorismes. Ces sortes de touches ou de condensés selon lesquels la pensée s'essaie, se reprend, se dépasse et laisse le lecteur en tentation d'établir des liens, de proposer une articulation.

D'abord la lecture permet d'entendre le texte lui-même. Il s'agit de maintenir le contact avec l'original. C'est infiniment plus intéressant et profitable d'entendre parler d'un film quand on l'a vu soi-même! L'écoute est essentielle à la pensée. Car lire un texte, c'est beaucoup plus que voir des signes et comprendre leurs significations; c'est aussi entendre parler. Signes et musicalité et signification. La vue et l'ouïe à l'œuvre dans la lecture en quête de signification. Exercer l'écoute comme activité de l’ouïe peut développer l'écoute comme attente. Et cette dernière est une attitude fondamentale de la pensée, de la pensée inspirée. L'attente est la préparation à recevoir, la disposition pour l'accueil.

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INTRODUCTION

Le commentaire, quant à lui, est déjà et nécessairement une interprétation. On a ravalé indûment le commentaire en en faisant une glose manquant d'originalité. Quand les créateurs s'éteignent, les commentateurs surgissent, pense-t-on. Malgré la part de vérité qu'il peut y avoir dans cette opinion, on doit maintenir que l'interprétation a besoin du commentaire. Ceci pourra apparaître avec plus de précision au cours de notre cheminement. Car notre méthode veut pratiquer ou mettre en pratique l'idée d'interprétation et son rapport au langage, d'inspiration heideggé-rienne et gadamérienne, qui va d’ailleurs s'expliciter tout au long de la démarche.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

De 1864 à 1868, Nietzsche fréquente les Universités de Bonn et de Leipzig comme étudiant en philologie et en théologie. Ses préférences vont à la philologie. Mais il se découvre aussi une tendance pour la philosophie. De 1869-1879, il est titulaire de la chaire de philologie à l'Université de Bâle. Cette période représente autant une dimension de son œuvre qu'une étape de sa vie. Il importe donc de nous y attarder quelque peu. Car c'est alors que Nietzsche a expérimenté la philologie comme art de lire. Du reste l'art de lire s'avère important pour une introduction à un auteur. Comment peut-on autrement que par la lecture entrer vraiment dans son œuvre? Puis cet art concerne au plus près notre thématique de l'interprétation, elle-même non indifférente à l’idée même d’introduction.

1. Ambivalence de Nietzsche vis-à-vis la philologie

a. Aspect positif Nietzsche a commencé par être philologue. Ses travaux

lui font comprendre la philologie comme l'art de lire. À cet égard il faut prendre connaissance d'un aphorisme de Humain trop humain qui a précisément pour titre L'art de lire:

“Toute tendance fortement marquée est bornée; elle se

rapproche dans sa direction de la ligne droite et, comme celle-ci, est exclusive, c'est-à-dire n'épouse pas une quantité d'autres directions comme le font les partis et les natures faibles dans

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

leurs oscillations ondulatoires; si les philologues sont exclusifs, il faut donc le leur passer aussi. La restitution et la conservation des textes, ainsi que leur explication, poursuivies pendant des siècles au sein d'une corporation, auront finalement permis de trouver aujourd'hui les bonnes méthodes; tout le moyen âge fut radicalement incapable d'une explication strictement philologique, c'est-à-dire du pur et simple désir de comprendre ce que dit l'auteur, – ce fut tout de même quelque chose que de trouver ces méthodes, il ne faut pas le sous-estimer! Toutes les sciences n'ont acquis de continuité et de stabilité que du moment où l'art de bien lire, c'est-à-dire la philologie, est parvenu à son apogée.”1

α. Éléments de l'art de lire Les philologues sont exclusifs. Ils suivent une direction

marquée et têtue. La tâche de la philologie consiste à restituer et à conserver les textes. Elle consiste aussi à expliquer ces textes. Et à trouver des bonnes méthodes. Que faut-il entendre ici par explication?

L'explication philologique consiste à comprendre ce que dit l'auteur. Ainsi toute l'entreprise philologique est mise en branle et soutenue par ce désir de comprendre ce que dit un auteur. Et cela est l'art de bien lire. Cela paraît chose facile. Mais en réalité, le texte est-il toujours limpide? Et nous est-il parvenu dans son authenticité? Mais comment le savoir? Questions qui posent le problème de l'interprétation. Celle-ci a-t-elle à comprendre ce que dit l'auteur, ou bien ce que veut dire l'auteur? Ou bien encore l'interprétation aurait-elle à comprendre mieux que l'auteur, ou au moins à comprendre autrement ce que dit l'auteur ou ce qui est en question? On a pu formuler ainsi la tâche de l'interprétation à différents moments de son histoire. Nietzsche, ici, prend position. Sans parler expressément d'inter-prétation, il dit quand même ce qu'elle est: comprendre ce que dit l'auteur. Et s'y appliquer en suivant des méthodes appropriées est pour lui un caractère de haute civilisation comme le laisse entendre la partie du livre dans laquelle se trouve l'aphorisme en question: Caractères de haute et basse civilisation .

1 NIETZSCHE, Humain, trop humain, OPC, tome I, no 270, p. 188.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

β. L'art de lire transposé aux sciences En se développant de la sorte, la philologie a permis de

trouver «les bonnes méthodes»; et c'est grâce à ces efforts soutenus pendant des siècles, à ces efforts de «bien lire» que les sciences ont acquis «continuité» et «stabilité». Mais l'explication philo-logique n'est pas chose facile et elle est loin d'être acquise uni-versellement. Sa transposition elle-même dans les autres domaines, comme méthode permettant aux sciences de devenir rigoureuses, est également une tâche ardue qui demande de l'intelligence:

“Il faut beaucoup d'intelligence pour appliquer à la nature

le même genre d'interprétation rigoureuse que les philologues ont désormais établi pour tous les livres : en vue de comprendre simplement ce que le texte veut dire, mais sans y flairer, ni même y supposer un double sens. Pourtant, tout comme le mauvais moyen d'explication est loin d'être entièrement aboli même en ce qui touche les livres, et que l'on se heurte cons-tamment, dans la meilleure société cultivée, à des vestiges d'interprétation allégorique et mystique; il en va de même en ce qui concerne la nature – et encore, c'est bien pis.”2

Nietzsche associe ici expressément l'explication à l'inter-

prétation. Ce qu'il ne faisait pas dans le passage précédent. Par ailleurs, il est dit maintenant que cette explication ou interprétation philologique doit chercher non pas ce que dit l'auteur, mais ce que le texte veut dire. Est-ce la même chose? Peut-on accéder à l'un et à l'autre de ces dire et vouloir-dire par les mêmes méthodes? Pour le moment soulignons que la bonne interprétation ou expli-cation d'un texte doit s'abstenir de supposer un double sens, qu'elle doit rompre avec les interprétations allégorique et mystique à la recherche d'un autre sens, un sens spirituel par exemple, comme à l'époque médiévale, qu'elle doit être rigoureuse en s'en tenant tout simplement à ce que le texte veut dire. À ce que le texte veut dire objectivement, pourrait-on ajouter. Ou encore selon la lettre. Il semble que ce soit là ce que veut dire Nietzsche. Mais la lettre détermine-t-elle de façon tout à fait indiscutable

2 NIETZSCHE, Humain, trop humain, OPC, tome I, no 8, p. 27-28.

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ce que veut dire le texte? Et comment un texte peut-il vouloir dire quelque chose? Vouloir dire n'est-il pas le propre de l'auteur? De sorte que, rigoureusement, chercher ce qu'un texte veut dire, peut signifier la même chose que chercher ce que l'auteur veut dire. Il apparaît ainsi que le texte de Nietzsche sur l'art de bien lire présente lui-même les difficultés de cet art. La voie de l'explication et de l'interprétation n'est peut-être pas balisée de manière rectiligne. La détermination de leur nature pourrait-elle ou devrait-elle échapper à l'univocité?

γ. Retour au texte Richard Roos, dans son article sur les "Règles pour une

lecture philologique de Nietzsche", fait sienne cette conception nietzschéenne de la philologie:

“– il faut dépouiller la pensée de Nietzsche des inter-

prétations successives que soixante-quinze ans d'exégèse ont accumulées sur elle. Contre les annexions abusives et les récupérations partisanes, il n'y a qu'un seul moyen de défense: c'est le retour aux textes. Or l'examen minutieux et méthodique des textes, sans préventions et sans visées annexionnistes, c'est ce qu'on appelle la philologie.”3

Le retour aux textes est bien la première chose à faire pour comprendre ce que dit l'auteur et ce que veut dire l'écrit. Retour aux textes par-delà les différentes exégèses ou interpré-tations qui en ont été faites. Saisir le sens du texte sans essayer de l'annexer à un parti pris quelconque ou de le récupérer pour une cause, sans essayer de le ramener à une théorie déterminée, ou encore de le faire servir d'aliment à une idéologie particulière. Voilà pour Roos la philologie. Ceci semble assez bien correspondre au contenu des aphorismes nietzschéens que nous venons de citer. (Préventions… cf. préjugé et précipitation de Bacon)

3 ROOS, Richard, in Nietzsche aujourd'hui, tome II, coll. 1018, pp. 284-285.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

δ. Objectivisme ou subjectivisme D'aucuns diront que l'expédient du retour au texte pour

déterminer rigoureusement ce qu'il veut dire reflète une conception objectiviste de la philologie. Une confiance absolue dans la possibilité d'atteindre une objectivité totale, sans relent de quelque subjectivisme que ce soit. Retenons la possibilité d'une telle accusation. Mais nous allons nous abstenir, pour le moment, de la commenter. Nous pouvons cependant demander si rigueur et objectivité doivent signifier la même chose. Nous pouvons aussi remarquer que la philologie, en cherchant ce que le texte veut dire, se donne en définitive pour tâche de comprendre ce que l'auteur veut dire. Mais ceci ne nous oriente-t-il pas vers le subjectivisme? Car comment comprendre ce qu'un auteur veut dire sans se couler en quelque sorte dans son esprit, dans sa tournure psychologique? Sans reproduire d'une certaine façon le processus créateur qui a abouti au texte? Cela est-il simplement possible? Ne sommes-nous pas ainsi confrontés à une contradiction ou transportés en plein paradoxe? Mais peut-être s’égare-t-on tout simplement en disant que la philologie cherche ce que le texte veut dire. Cette dernière expression n’est-elle pas tout simplement la manière courante de dire ce que signifie le texte? Or c’est bien cela que cherche la philologie.

ε. Dépouiller une pensée de ses interprétations Par ailleurs, nous pouvons nous demander dans quelle

mesure faut-il détacher un texte des interprétations auxquelles il a donné lieu depuis sa parution. Une œuvre appelle-t-elle d'elle-même l'interprétation, ou est-elle condamnée à subir ce traitement malencontreux? L'interprétation serait-elle une vaine activité, une activité nuisible, une activité à proscrire? Sans doute notre démarche laissera-t-elle entrevoir quelque réponse à ces questions. Mais suivons pour le moment la règle de la lecture philologique au sens où il vient d'être dit et revenons «aux textes», ceux de Nietzsche.

Nous pouvons d'ores et déjà remarquer, lorsqu'il s'agit d'interprétation, le voisinage qu'il semble y avoir entre les mots «comprendre», «interpréter» et «expliquer». Signifient-ils la même

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

chose? Renvoient-ils à des concepts différents? Y a-t-il un ordre à établir entre eux? Si oui, comment le concevoir? Il faut pour le moment maintenir ces questions ouvertes. Garder des questions ouvertes est une attitude nécessaire à la pensée. C'est se tenir dans un état de disponibilité pour des réponses diverses ou encore pour différentes dimensions ou facettes d'une réponse. C'est une condition essentielle au cheminement de la pensée. Il faut aussi laisser sans réponse tout à fait décisive, au moins provisoirement, la question de savoir si «ce que l'auteur veut dire» et «ce que le texte veut dire» signifient la même chose. Sinon, la philologie peut-elle envisager de travailler dans les deux directions sans se contredire? Nietzsche sera-t-il de quelque secours pour trancher cette difficulté ou l'éliminer? (Nous venons cependant de remarquer que l’expression « ce que le texte veut dire » serait tout juste l’équivalent dans le langage courant de ce que signifie le texte en lui-même, selon la lettre.)

On pourra alléguer en outre que ces textes faisant état de considérations positives à l'égard de la philologie, se situent dans la période scientiste ou intellectualiste de Nietzsche, qu'il n'a pas toujours pensé ainsi, et que cette manière de voir n'a pas été sa pensée la plus profonde. Faisons plutôt l'hypothèse que Nietzsche a toujours compris la philologie de cette manière, qu'il l'a pratiquée ainsi comme méthode, à Bâle, en tant que professeur d'université et qu'il continua après encore à la considérer comme hautement précieuse.

b. Aspect négatif Mais en même temps que Nietzsche loue les bienfaits

de la philologie, il est atteint de maladie. Son état de santé l'oblige même à délaisser la pratique de cette discipline. Et il n'en éprouve aucun regret, bien au contraire. Il le dit clairement dans Ecce Homo :

“La maladie me donnait pour ainsi dire droit à une inver-

sion complète de toutes mes habitudes; elle me permettait, elle m'ordonnait d'oublier; elle m'offrait l'obligation absolue du repos, du désœuvrement, de l'attente et de la patience… Mais qu'est-ce que tout cela, sinon penser !… Mes yeux se chargèrent d'en finir avec l'habitude de bouquiner furieusement,

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

traduisez, avec la philologie: j'étais sauvé des «livres», et, pendant des années, je ne lus plus rien – c'est le plus grand bienfait que je me sois jamais accordé! –”4

La maladie lui ordonnait d'oublier (cf. CI sur l'histoire:

quel sens donner à oublier… est-ce compatible avec «sauver le passé»? Passé et interprétation). L'oubli, le repos, le désœu-vrement, la patience sont présentés ici comme des conditions ou même des caractéristiques de la pensée. Et penser, de son côté, c'est en finir avec la pratique de la philologie.

Cette impression de libération, Nietzsche l'a vécue en quittant sa chaire de philologue en 1879. Mais le plein de cette expérience, c'est-à-dire ce qu'elle comportait de positif eu égard à la pensée, pourrait être antidaté. L'oubli, le repos, la patience, comme conditions pour penser, étaient déjà expérimentés pendant qu'il écrivait Humain, trop humain, entre 1876 et 1878, et d'où nous avons tiré les aphorismes vantant les bienfaits de la philologie comme discipline. À preuve ce qu'il écrit à Sils-Maria en 1886 comme préface au deuxième livre de Humain, trop humain :

“Il ne faut parler que si l'on ne peut se taire; et ne parler

que de ce que l'on a surmonté, – tout le reste est bavardage, «littérature», manque de discipline…. À une seule exception près, quoique essentielle, il convient en ce sens d'antidater tous mes ouvrages, – ils parlent toujours de ce que j'ai laissé «derrière moi» –”5

Donc, au moment où Nietzsche vantait les mérites de la

philologie, il souffrait d'elle et s'en libérait pour ainsi dire inté-rieurement. Il la tenait déjà en arrière de lui. Il était et œuvrait déjà ailleurs. Il avait déjà surmonté la philologie. Ce qui lui permettait d'en parler sérieusement. Parler à volonté, selon son bon plaisir, de ce qui n'est pas surmonté ou derrière soi est bavardage ou littérature. Littérature au sens péjoratif de ce qu'on ne trouve pas dans la réalité, mais seulement dans des œuvres

4 EH, à propos de Humain, trop humain , par. 4, p. 299-200. 5 HTH, vol. 2, p. 9. L'exception essentielle dont il est ici question est peut-être Ainsi parlait Zarathoustra , ou encore La volonté de puissance qui n'a jamais vu le jour comme ouvrage accompli.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

littéraires. Ou mieux encore au sens de ce qui est artificiel, commandé, peu sincère, peu naturel. On croirait entendre le dernier vers de l'Art poétique de Verlaine: "Et tout le reste est littérature." Nietzsche semble une copie vivante de cette parole du même Verlaine: Rien de plus cher que la chanson grise / Où l'Indécis au Précis se joint.

c. Ambivalence

Ceci nous laisse entendre que Nietzsche dut être ambi-valent envers la philologie. Il le fut effectivement. En prenant rapidement connaissance de cette ambivalence, nous allons nous rendre plus aptes à voir dans l'écriture de Nietzsche à la fois la précision de la frappe, qu'il doit probablement en partie, à sa formation de philologue, et l'effervescence de la créativité qui explique vraisemblablement pourquoi il ne pouvait pas se limiter à la méthode philologique.

α. Méthode vs créativité Cette ambivalence est bien décrite par Richard Blunck

dans son ouvrage Friedrich Nietzsche, Kindheit und Jugend , Munich/Bâle, 1953 p. 137 :

“La philologie a coûté à Nietzsche, étudiant et enseignant,

une grande partie de sa vie. Jusqu'en 1879, il lui est resté fidèle sur le plan professionnel. On ne saurait imaginer sans elle sa vie et sa pensée. Néanmoins, elle ne fut essentielle et nécessaire ni à l'une ni à l'autre. Ce que Nietzsche lui devait – outre sa position dans le monde et son gagne-pain – était la matière dont elle procède: la tradition littéraire de l'Antiquité. La méthode avec laquelle elle pénétrait cette matière, dès le début, ne satisfaisait pas son esprit réceptif et encore moins ses intentions créatrices. Il est vrai qu'il percevait et acceptait sans réticences l'exactitude scientifique de la réflexion et de la recherche philologique, mais plutôt comme un exercice et une discipline du sens de la vérité que comme un but final; son imagination et sa puissance intuitive de représentation dépas-saient constamment, et sans timidité, les limites que la philologie rigoureuse s'était assignées et continuait à s'assigner. Il s'appro-chait des problèmes philologiques, pourvu qu'il y prît feu,

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

toujours avec les yeux de l'artiste. Certes, il apprenait très tôt à dominer le métier comme le faisaient peu de ses collègues – et il le reconnaissait, – mais partout où, dans ses travaux philologiques, il restait dans le cadre de ce métier, comme lors de la poursuite de son travail sur Théognis, il se sentait profondément insatisfait. La petite besogne philologique ne suffisait pas à son instinct créateur.”6

Ce recours à un auteur familier avec la dimension philo-

logique de l'œuvre de Nietzsche permet donc encore de voir que celui-ci prisait la philologie pour l'occasion qu'elle lui donnait de se familiariser avec la tradition littéraire de l'Antiquité, mais que la méthode par elle employée ne le satisfaisait pas, bien qu'il la considérât par ailleurs précieuse, voire indispensable.

β. Philologie pour et dans la philosophie Du même article de Blunck, nous allons tirer quelques

citations de Nietzsche lui-même où il apparaît clairement que l'étudiant et le jeune professeur d'université a une vie et un esprit qui débordent largement les préoccupations philologiques. Dans la lettre à Rohde7, datée du 20 novembre 1868; donc pen-dant ses années de formation:

“Maintenant, je revois de près l'engeance grouillante de

nos philologues, je suis journellement forcé d'observer tout leur travail de taupes, de les voir, les bajoues pleines et les yeux aveugles, se réjouir du vermisseau qu'ils ont conquis et rester indifférents aux vrais problèmes et même aux problèmes les plus urgents de la vie –”

Et maintenant, en 1868, dans la conclusion de sa leçon

inaugurale sur Homère et la philologie classique : Absolument toute activité philologique doit être enfermée

et enserrée dans une vision du monde philosophique, où tout ce qui est particulier et isolé s'évapore, et où ne demeure que ce qui est entier et un.”

6 Cité par Heinz Wismann dans son article "Nietzsche et la philologie ", in Nietzsche aujourd'hui, Paris, U.G.E., coll. 1018, 1973, tome 2, p.328. 7 Les trois amis de Nietzsche à Leipzig : Deussen, Gersdorff, Rohde.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Puis encore dans l'Introduction à l'étude de la philologie classique en 1871, Nietzsche parle d'une préparation philosophique nécessaire à la philologie:

“Le philologue doit donc avant tout, à l'université, s'exercer

à voir les choses avec sérieux et en grand, et à s'arracher lui-même et son entourage aux considérations de détail. C'est pourquoi il doit étudier la philosophie, par un besoin intime. Ici, il lui sera le plus profitable de rapprocher Platon et Kant. Il doit d'abord être convaincu de l'idéalisme et corriger ses conceptions naïves de la réalité : une fois acquise cette con-viction fondamentale, il aura gagné le courage de se livrer à de grandes contemplations et ne s'effrayera pas d'apparents paradoxes : le bon sens vulgaire ne l'impressionnera plus. Il lui faut maintenant le courage de trouver seul son chemin.”

Le philologue doit s'adonner à la philosophie pour pouvoir

voir les choses en grand, dépasser le détail. Le travail philo-logique strictement scientifique retient la pensée en dehors des vrais problèmes, des problèmes urgents de la vie. La pensée de Nietzsche, et la pensée tout court, ne peuvent pas se limiter à ce travail scientifique. La pensée est faite pour d'autres horizons. Ainsi il apparaît clairement que Nietzsche, au moment même où il s'adonnait avec succès à la pratique de la philologie et vantait ses mérites, faisait aussi l'expérience de ses limites et la situait dans des perspectives plus larges que la philosophie, disait-il, semblait pouvoir offrir.

γ. Un art de bien lire modifié On comprend dès lors pourquoi Nietzsche dut soupirer

de soulagement, malgré la maladie, lorsqu'il quitta sa chaire de philologie à Bâle en 1879. Mais après cependant, il ne nia jamais les bienfaits de cette discipline scientifique, même une fois sa soi-disant phase scientiste passée. En témoigne un passage de l'avant-propos qu'il écrivit en 1886 pour Aurore. Ici, comme dans Humain, trop humain, la philologie va être com-prise comme un art de lire. Mais il est possible que cet art de

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

lire se soit un peu modifié comme semble l'indiquer la fin du passage:

“– Et pour finir : pourquoi devrions-nous dire si fort et

avec tant d'ardeur ce que nous sommes, ce que nous voulons ou ne voulons pas? Considérons-le avec plus de froideur, de distance, d'intelligence, de hauteur, disons-le comme cela peut être dit entre nous, si discrètement que le monde entier ne l'entende pas, que le monde entier ne nous entende pas ! Surtout, disons-le lentement. Cette préface vient tard, mais non trop tard; qu'importent, au fond, cinq ou six ans? Un tel livre, un tel problème ne sont pas pressés; en outre nous sommes tous deux des amis du lento, moi et mon livre. On n'a pas été philologue en vain, on l'est peut-être encore, ce qui veut dire professeur de lente lecture: – finalement on écrit aussi lentement. Maintenant cela ne fait plus seulement partie de mes habitudes mais aussi de mon goût, – un méchant goût, peut-être? – Ne plus jamais rien écrire qui n'accule au désespoir toutes les sortes d'hommes «pressés». La philologie, effectivement, est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose : se tenir à l'écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent, – comme un art, une con-naissance d'orfèvre appliquée au mot , un art qui n'a à exécuter que du travail subtil et précautionneux et n'arrive à rien s'il n'y arrive lento . C'est en cela précisément qu'elle est aujour-d'hui plus nécessaire que jamais, c'est par là qu'elle nous attire et nous charme le plus fortement au sein d'un âge de «travail», autrement dit : de hâte, de précipitation indécente et suante qui veut tout de suite «en avoir fini» avec tout, sans excepter l'ensemble des livres anciens et modernes : – quant à elle, elle n'en a pas si aisément fini avec quoi que ce soit, elle enseigne à bien lire, c'est-à-dire lentement, profondément, en regardant prudemment derrière et devant soi, avec des arrière-pensées, avec des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux subtils. O, mes amis patients, ce livre souhaite seu-lement des lecteurs et des philologues parfaits: apprenez à bien me lire !”8

8 A, Avant-propos, par. 5, p. 18.

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Nietzsche a développé l'habitude et pris le goût de lire et d'écrire lentement, dans le silence. Voilà la philologie dans sa perfection. Et par le fait même la philologie enseigne aussi l'art de vivre dans un âge du travail précipité. Et Nietzsche ajoute quelque chose d'important. Bien lire, c'est lire lentement et profondément, soit; mais en regardant derrière soi, c'est-à-dire avec des arrière-pensées, et en regardant devant soi, c'est-à-dire avec des portes ouvertes; en somme, avec des yeux et des doigts subtils.

Serait-ce faire violence au texte que de voir dans ces expressions l'exigence, chez le bon lecteur, d'un état d'esprit et d'attitudes qui dépasseraient ce qui est requis pour atteindre la pure objectivité? Car la pure objectivité ne semble-t-elle pas réclamer de l'indifférence, de la neutralité, du détachement, de la distance, plutôt que des arrière-pensées, et des portes ouvertes, c'est-à-dire des attentes, des visées? Car avoir des arrière-pensées et garder des portes ouvertes semblent impliquer des préalables en vigueur, un intérêt personnel, une recherche subjective de quelque chose, une disponibilité pour quelque chose, une capacité d'accueil ou d'être affecté, une volonté de prendre position par rapport à quelque chose. Tout le contraire, semble-t-il, du vide que veut réclamer chez le lecteur la pure objectivité. Le lecteur n'est pas mis entre parenthèses.

Nous aurons à revenir sur ce thème du désintéressement, de la neutralité et de l'objectivisme. Car il doit être considéré de près pour que puisse s'ouvrir un peu largement la question de l'interprétation. En effet, toute lecture ne suppose-t-elle pas un intérêt? Et sur quoi peut porter cet intérêt? Que peut viser cet intérêt? De multiples choses, semble-t-il, comme conserver ce que l'on sait déjà, ramener à ce que l'on sait déjà, ou au contraire trouver un appui pour remettre en question ce que l'on sait déjà ou ce qui est, découvrir ce que le texte dit ou veut dire, découvrir ce que l'auteur dit ou veut dire, déterrer ce que le texte ne dit pas mais présuppose, faire accéder au langage ce que le texte ne peut pas dire expressément, etc.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

2. Philologie, sciences et philosophie

Jusqu'ici on a tenté de mettre en relief l'ambivalence de Nietzsche vis-à-vis la philologie. Ceci a amené à prendre connais-sance de la manière dont il concevait le dépassement de cette philologie par et dans la philosophie. On serait porté à penser qu'il allait laissé de côté la philologie pour s'abandonner tout simplement à cette philosophie. Les choses ne sont peut-être pas aussi simples. Il importe de laisser de nouveau la parole à Nietzsche.

a. Vers la réalité par les sciences naturelles

Qu'est-ce que Nietzsche a encore à dire sur sa crise et son «monument commémoratif», Humain, trop humain :

“Ce qui alors s'accomplit en moi, ce n'était pas comme

on pourrait le croire une rupture avec Wagner – mais je me rendais compte que j'avais radicalement dévié de mon instinct profond et que chaque méprise particulière, qu'il s'agît de Wagner ou de ma chaire d'enseignement à Bâle, n'était qu'un symptôme d'une aberration plus générale. Je fus saisi d'une véritable irritation contre moi-même, je perdis patience: je vis qu'il était pour moi grand temps de revenir à moi. D'un seul coup, je compris avec une terrible évidence combien de temps j'avais déjà gaspillé – combien inutilement, combien arbitrairement toute mon existence de philologue jurait avec ma tâche – j'eus honte de cette fausse modestie. Dix ans derrière moi, où littéralement, mon esprit avait cessé de se nourrir, où je n'avais rien appris d'utile, où j'avais oublié une absurde quantité de choses à cause de tout un bric-à-brac de poussié-reuse érudition – Fouiller avec une minutie maniaque – et une mauvaise vue – les métriciens de l'Antiquité : voilà où j'en étais arrivé ! Saisi de pitié, je me vis, décharné, à moitié mort d'inanition: les réalités manquaient entièrement dans ma vie, quant aux «idéalistes», je savais ce qu'en vaut l'aune! – Une soif ardente s'empara littéralement de moi; depuis lors, je ne me suis en fait plus occupé de rien d'autre que de physiologie, de médecine et de sciences naturelles, –”9

9 EH, à propos de Humain, trop humain, par. 3, pp. 298-299.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Nietzsche avait dévié de son instinct profond. Son travail en philologie l'avait éloigné de lui-même. Il s'était mis entre parenthèses. Il s'était oublié au profit d'une tâche obscure qui le cantonnait dans une fausse modestie. Il s'était coupé de la réalité. Les réalités lui manquaient. Il faut avoir le sens de la terre, dira-t-il plus tard dans Zarathoustra. Il faut balancer l'idéalisme. Car ce qu'on conçoit en général comme des idéaux, cela lui paraît autant de choses humaines, par trop humaines. Aussi ne veut-il plus s'occuper désormais que de physiologie, de médecine et de sciences naturelles. À travers ces sciences il reprendra contact avec lui-même et la réalité concrète. Il a pris la mesure des «idéalistes», dit-il. Est-ce une façon d'annoncer qu'il rejette la philosophie? Toute la philosophie? Est-ce l'annonce d'un retournement total et sans condition vers l'objectivisme réaliste de la science, c'est-à-dire des sciences naturelles adonnées aux choses physiques et concrètes, aux réalités qui manquaient? Il veut retourner à lui-même. Mais son moi lui sera-t-il suffi-samment dévoilé à travers les discours de la physiologie et de la médecine?

b. Savant et affairement vs libre penseur et méditation

Par ailleurs, c'est dans le même ouvrage, Humain, trop humain, qu'il dit les bons côtés du sens des études historiques10 qui consistent à tracer et fixer une image fidèle de certaines phases d'évolution, se révélant en cela le genre de peinture le plus élevé, qu'il affirme aussi que la culture doit concilier des forces hétérogènes telles que l'amour de l'art plastique et de la musique, ainsi que l'esprit de la science11, c'est dans cet ouvrage qu'il écrit la lamentation suivante:

“Ce sont peut-être les avantages de notre époque qui en-

traînent un recul et, à l'occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien s'avouer que notre temps est pauvre en grands moralistes, que Pascal, Épictète, Sénèque, Plutarque ne sont plus guère lus, que le travail et le zèle (qui

10 HTH, vol. 1, par. 274. 11 HTH, vol. 1, par. 276.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

faisaient autrefois partie de la suite de la grande déesse Santé) semblent parfois sévir comme une maladie. Comme le temps de penser et le calme de la pensée manquent également, on ne pèse plus les opinions qui s'écartent de la règle: on se contente de les haïr. L'accélération monstrueuse de la vie habitue l'esprit et le regard à une vision, à un jugement partiels ou faux, et tout le monde ressemble aux voyageurs qui font connaissance avec les pays et les gens sans quitter le chemin de fer. Une attitude indépendante et circonspecte dans la recherche du vrai est quasiment jugée une sorte de folie, le libre penseur se voit décrié, surtout par des savants affligés de ne pas retrouver leur méticulosité foncière et leur affai-rement d'abeilles dans son art de considérer les choses, et qui aimeraient bien l'exiler dans un coin isolé de la science: alors qu'il a, lui, la tâche toute différente et plus élevée de com-mander, de sa position à l'écart, le ban et l'arrière-ban des savants et des érudits et de leur montrer les voies et les but de la culture. – Une lamentation comme celle que l'on vient d'entendre aura sans doute un jour fait son temps et se taira alors d'elle-même, quand le génie de la méditation sera revenu dans toute sa puissance.”12

Les «avantages de notre époque» dont il est fait mention

sont sans doute les connaissances scientifiques et les possibilités techniques qui leur sont associées. Celles-ci, en raison de l'affai-rement dans lequel elles plongent le siècle, sont peut-être la cause de l'effacement plus ou moins total de la vie contemplative. Nietzsche déplore ce fait. Mais il annonce tout de même le retour du génie de la méditation. Pour quand ce retour? Il est sans doute bien incapable de le dire. Il déplore aussi l'absence de vrais moralistes, laissant entendre que toute la conduite humaine ne saurait être laissée aux soins de la science. Il oppose également le libre penseur, probablement le libre esprit de Par-delà bien et mal13, aux savants. Ceux-ci ne sont pas libres, enfermés qu'ils sont dans leurs sérieuses besognes, dirigés qu'ils sont par leur méthode scientifique. C'est l'esprit libre du libre penseur qui doit montrer aux savants et aux érudits les voies et les buts de

12 HTH, vol. 1, par. 282, p. 194-5. 13 PBM, par. 211, p. 131.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

la culture. La culture n'a pas ici pour Nietzsche le sens plutôt négatif qu'elle prendra plus tard et selon lequel elle serait vouée à la reproduction et au maintien des structures en place, des coutumes établies et des comportements qui ont cours. La culture est en dehors du domaine scientifique, ou du moins le déborde. On peut donc voir ici clairement que Nietzsche ne s'adonne pas aveuglément à la science.

c. Savant et philosophe Il sait en quoi consiste le savant dégénéré pour l'avoir

été lui-même, et il en fait encore la psychologie dans une variante pour Ecce Homo à la fin des commentaires sur les Inactuelle:

“Comment je conçois le philosophe… savant. – Avant

correction: «Ce que le philosophe doit être, ce que je n'étais absolument pas à cette époque, je l'ai écrit sur le mur avec une impatiente dureté contre moi-même. Veut-on un échan-tillon de la manière dont je me ressentais moi-même alors, presque dégénéré en savant, devenu un rat de bibliothèque de plus, qui creusait son chemin [tournant en retournant] à travers les métriciens de l'antiquité avec une minutie maniaque et une mauvaise vue, [prisonnier] enfoncé dans un métier qui, non seulement absorbait les trois quarts de mes forces, mais me privait du temps même de songer à [les] recons-tituer ces forces? J'offre [le vertigineux] cet âpre morceau de psychologie du savant qui vous saute brusquement au visage dans cet écrit, comme surgi d'une indicible expérience.»”14

Cette dureté à l'égard du savant qu'il a été n'empêche pas

Nietzsche de reconnaître du bon dans cette recherche de savant. “Il était nécessaire que, pour un temps, je fusse, aussi, un savant.”15 Mais, c'est philosophe qu'il voulait être. Quelle sorte de philosophe précisément? À propos de Shopenhauer éducateur, donc avant Humain trop humain, le monument commémoratif de la crise:

14 EH, Notes et variantes, note 2 de la page 295, p. 549. Fin de ses commentaires sur les Inactuelles. 15 EH, Les «Inactuelles», par. 3, p. 295.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

“Comment je conçois le philosophe, comme un terrifiant explosif qui met le monde entier en péril, comment je situe l'idée que je me fais du philosophe, à mille lieues d'une notion qui englobe encore jusqu'à Kant, sans même parler des «ruminants» universitaires et autres professeurs de philo-sophie: là-dessus, ce texte livre un inestimable enseignement, même en admettant que ce ne soit pas tant «Schopenhauer éducateur» mais son antipode, «Nietzsche éducateur», qui s'y exprime.”16

3. Science et philosophie Nous poursuivons cette partie en jetant un regard plus

attentif sur les rapports entre la science et la philosophie. Nous le ferons en parcourant la sixième partie de Par-delà bien et mal. Cette partie a pour titre Nous, les savants. On est en 1885. Ici encore, Nietzsche se raconte. Il confesse sans gêne ce qu'il a été et ce qu'il continue d'être comme savant. Il dit sans timidité ce qu'il veut être comme philosophe, dévoilant ainsi sa propre conception de la philosophie.

a. La science détrône la philosophie Nietzsche constate que le monde intellectuel fait subir un

changement de place à la science et à la philosophie. “Au risque de moraliser et de prouver une fois de plus

que celui qui moralise ne fait en somme, comme le dit Balzac, que montrer ses plaies sans pudeur, je me hasarderai à protester contre un bouleversement qui tend à s'établir dans le monde intellectuel, bouleversement qui modifie insensiblement la place respective de la philosophie et de la science. L'expérience seule – et qui dit expérience ne dit-il pas mauvaise expé-rience? – confère le droit d'émettre un avis sur cette importante question de préséance; –”17

Nietzsche a fait l'expérience de cette attitude intellectuelle.

Une mauvaise expérience, selon le sens courant de faire une expérience. (Cf. Chapitre dans Vérité et Méthode sur l’expérience.

16 EH, Les «Inactuelles», par. 3, p. 295. 17 PBM, par. 204, p. 118.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Gadamer y met en relief la négativité propre à l’expérience.) D'après ce que nous savons déjà, il s'agit d'un bouleversement qui désavantage la philosophie. Pourquoi ce bouleversement se produit-il? L'explication suit le constat:

“La déclaration d'indépendance de l'homme de science,

son affranchissement de la philosophie, est une conséquence indirecte de la pensée démocratique et de ses prétentions; aujourd'hui le savant étale partout sa suffisance, il se glorifie lui-même, on voit fleurir la bonne opinion qu'il a de lui-même, spectacle qui ne laisse pas de manquer de goût. «Foin de tous les maîtres!» voilà ce que son instinct souffle au vulgaire, en cette matière aussi; et maintenant que la science s'est victorieusement défendue contre la théologie, dont elle fut trop longtemps la «servante», elle prétend, dans son exubérance et son étourderie, dicter des lois à la philosophie, jouer à son tour au «maître», que dis-je? au philosophe .”18

Dans les traités de philosophie anciens figuraient entre

autres la cosmologie et la psychologie rationnelle. La science moderne s'est emparée des questions concernant la nature du monde et de l'esprit humain. Par ailleurs la pensée démocratique, dit Nietzsche, rejette la domination et les maîtres. Elle pourrait en cela ne pas échapper au vulgaire, au nivellement par le bas. C'est dans cette veine que le savant prend position à l'égard de la philosophie. Il tend à mettre son savoir à la place de la pensée philosophique. Il cherche à lui imposer ses lois. Il pousse l'insolence jusqu'à jouer au maître, au philosophe. Le philosophe, alors, serait un maître? Aurait-il à faire des lois, à légiférer?

b. Réduction de la philosophie Mais si tel est le cas, on l'en empêche bien. Et cet em-

pêchement vient d'abord des philosophes eux-mêmes. “Réduire la philosophie à la «théorie de la connaissance»,

en faire littéralement une timide doctrine du doute et de l'abstention, une philosophie qui ne franchit même pas le seuil de son domaine et se refuse misérablement d'y pénétrer,

18 PBM, par. 204, p. 118.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

ce n'est rien d'autre qu'une philosophie in extremis , à l'article de la mort, à l'agonie, un objet pitoyable. Comment une pareille philosophie pourrait-elle régner !”19

Allusion ici, semble-t-il, au doute méthodique de Descartes

et à son rejeton lointain qu'est la théorie de la connaissance. La philosophie semble se préoccuper surtout de la méthode, du procédé. Ramener la philosophie à cela conduit à l'abstention dans la pratique ou à la pratique de l'abstention. C'est l'agonie, la fin ou la mort de la philosophie. Au vingtième siècle, on dirait: la philosophie réduite à l'épistémologie et à l'analyse du discours. C'est encore la philosophie condamnée à ne pouvoir parler pour elle-même, rendue incapable d'instituer un discours, privée du droit d'avoir un discours propre, déclarée impuissante à tenir un discours original. Voilà la pitié. Nietzsche, on dirait, avait prévu le règne du positivisme logique et de la philosophie analytique au vingtième siècle. Mais cela est un asservissement de la philosophie à la méthode et au discours du savant. Alors que la philosophie, bien au contraire, doit régner. On verra plus loin en quel sens.

D'autre part, la foule aussi réduit la philosophie à autre chose qu'elle-même et méconnaît la vraie nature du philosophe. Elle a confondu celui-ci depuis longtemps avec l'homme de science ou le savant idéal. Ou bien encore elle en a fait un mystique enivré de Dieu, détaché de ses sens et retiré du monde. Pour le populaire, la sagesse est une espèce de fuite, une tenue à l'écart, un genre dégradé de prudence. Alors que la philosophie, bien loin de vouloir tirer son épingle du jeu, consiste précisément à jouer le jeu dangereux de la vie avec ses tentations et ses tentatives multiples.

“En fait, la foule a longtemps méconnu le philosophe; elle

l'a confondu tantôt avec l'homme de science et le savant idéal, tantôt avec le mystique exalté qui s'enivre de Dieu, se détache de ses sens et s'éloigne du «monde». Aujourd'hui lorsqu'on entend dire de quelqu'un qu'il vit «en sage» ou «en philosophe», l'éloge ne signifie guère plus que ceci: «c'est un homme avisé et

19 PBM, par. 204, p. 120.

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prudent, qui se tient à l'écart». Pour le populaire, la sagesse est une espèce de fuite, un moyen et un art de tirer son épingle d'un jeu dangereux; mais le vrai philosophe – n'est-ce pas notre sentiment, mes amis? – mène une vie «non-philosophique» et «non-sage», avant tout une vie imprudente; il assume le fardeau et le devoir des cent tentatives, des cent tentations de la vie: il se risque continuellement lui-même, il joue le jeu dangereux.”20

Le vrai philosophe mène une vie qui n'a rien à voir avec

ce que pense la foule d'une vie philosophique, d'une vie sage. D'une vie tranquille, calme.

c. Philosophie: jeu dangereux Le philosophe doit régner. Mais c'est un jeu dangereux.

Dangereux à l'égard de la science. En effet, comment régner sur le savant? Car le savant joue maintenant au maître et détrône la philosophie. Le philosophe, en effet, peut être tenté de démissionner devant le colossal édifice des sciences. Pourra-t-il se rendre jusqu'à son sommet d'où il regarderait les choses de haut en bas, et régner? Tentation alors de s'arrêter à un palier intermédiaire ou encore de se spécialiser. Danger aussi de devenir dilettante et touche-à-tout. Et alors arrive la menace de perdre son autorité et de ne plus dominer et régner. «… il saura trop bien qu'un homme qui a perdu le respect de soi perd aussi son autorité en matière de connaissance, qu'il ne domine plus;»21 Comment ne pas se spécialiser, c’est-à-dire ne pas limiter sa connaissance des sciences? Et comment renoncer à aller jusqu'à la fine pointe du savoir sans risquer de tomber dans un dilettantisme demeurant à la surface du savoir, vu l'étendue et l'extrême spécialisation des connaissances scientifiques? Nietzsche croyait-il encore possible la maîtrise de l'ensemble du savoir scientifique à la fin du XIXe siècle? Chose certaine est que la question ne se pose plus un siècle plus tard, la maîtrise même d'une seule spécialisation scientifique échappant bien souvent aux spécialistes eux-mêmes. Alors comment comprendre ce que dit ici Nietzsche sur la nécessité pour le philosophe de s'y connaître en matière scientifique? (Nous les savants…)

20 PBM, par. 205, p. 121. 21 PBM, par. 205, p. 121.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

Voici peut-être quelque élément de réponse. Sans doute en visant à la connaissance de l'essentiel et du sens de la science comme phénomène de connaissance. Comme phénomène histo-rique. Ceci permet d'éviter l'éparpillement folâtre dans les innom-brables allées des jardins scientifiques et assure une vue inté-gratrice. On peut ainsi atteindre à une connaissance respectable qui peut être reconnue comme valable et fondant de la sorte une autorité. À partir de là le philosophe peut envisager de dominer. Alors la domination du philosophe serait basée sur une autorité elle-même fondée sur une reconnaissance. Ce type d'autorité est à cent lieues de l'autoritarisme.

Cependant, la suprême difficulté du philosophe réside ailleurs. Son jeu dangereux concerne surtout la vie.

“Mais ce qui met le comble aux difficultés du philosophe,

c'est qu'il exige de soi un jugement affirmatif ou négatif non pas sur les sciences mais sur la vie et la valeur de la vie, qu'il se persuade difficilement d'avoir le droit ou même le devoir de porter un tel jugement et que pour parvenir à ce droit et à cette foi, il doit se frayer son chemin, non sans hésitations ni réticences, à travers l'expérience la plus étendue, peut-être aussi la plus bouleversante et la plus destructrice.”22

Le philosophe n'a pas à porter un jugement affirmatif

ou négatif sur les sciences. Sans doute Nietzsche pense-t-il à leur contenu. Mais d'autre part les sciences appartiennent aussi à la vie. Et ainsi il est concerné par elles, au moins par leur sens pour la vie. Car la vie est ce qui interpelle le philosophe en premier lieu. Il faut, pour devenir philosophe, accomplir un trajet difficile et périlleux. Un cheminement à travers une expérience étendue de la vie, une expérience qui pourrait bou-leverser et détruire les valeurs reconnues de la vie; car l'expé-rience a toujours un caractère douloureux, pénible. C'est dans la vie expérimentée et ainsi arpentée que surgissent le droit et le devoir de porter un jugement sur elle, c'est-à-dire d'affirmer ou de nier à son propos. On sent bien qu'il ne saurait s'agir ici d'un jugement évaluatif désintéressé ou objectif. Il y va, bien

22 PBM, par. 205, p. 121.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

au contraire, d'une prise de position. Il ne s'agit pas non plus d'autoritarisme. Mais il est question d'un droit et d'un devoir surgis d'une expérience étendue, bouleversante et périlleuse impliquée dans le jeu dangereux de la philosophie.

d. Contraste entre savant et philosophe

Alors il convient de regarder de plus près comment le savant et le philosophe se distinguent. On salue en général la neutralité objective de l'esprit scientifique. Le savant s'est taillé une place d'honneur dans la mentalité du dix-neuvième siècle tirant à sa fin et fatigué des effluves du moi romantique.

α. Qualités et défauts de l'esprit objectif “Quelle que soit la reconnaissance que l'on doive témoi-

gner à l'esprit objectif – et qui n'a jamais été écœuré à mourir de tout le subjectif et de sa maudite «ipsissimosité»? –, il faut apprendre aussi à se méfier de cette reconnaissance et mettre un frein aux louanges excessives qui saluent depuis peu le détachement et la dépersonnalisation de l'esprit comme si c'était là une fin en soi, une rédemption, une transfiguration : ainsi en est-il notamment, dans l'école pessimiste qui a de bonnes raisons de décerner les honneurs suprêmes à la «con-naissance désintéressée».”23

Le détachement est le remède contre le culte exagéré de

l'ego. Il caractérise l'esprit du savant qui doit se dépersonnaliser. Le désintéressement dans la connaissance devient la marque et la garantie de sa valeur. Cependant Nietzsche, tout en voyant un certain bien-fondé à cette appréciation de l'esprit objectif, n'en développe pas moins à son endroit une méfiance certaine. Nous allons en connaître à l'instant les raisons.

En passant, il convient de rappeler encore que le thème de l'intérêt fait partie de la problématique de l'interprétation. On y reviendra nécessairement. Poursuivons pour le moment la caractérisation de l'esprit ou de l'homme objectif.

23 PBM, par. 207, pp. 122-123.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

“Il n'est qu'un instrument, disons-nous : il est un miroir – il n'est pas une «fin en soi». L'homme objectif est effective-ment un miroir : habitué à se soumettre à tout ce qui veut être connu, sans autre plaisir que celui de connaître, de «refléter», il attend que quelque chose se présente, et s'applique alors à ne rien laisser perdre sur sa surface, sur son épiderme, du passage léger et fantomatique des êtres.”24

Et encore dans la même veine: “L'homme objectif est un précieux instrument de mesure,

un chef-d'œuvre de miroiterie, fragile et vite terni, qu'il faut ménager et honorer; mais

ce n'est pas une fin, pas une issue ou un essor, pas un homme complémentaire dans lequel le reste de l'existence se légitime, pas un terme – et encore moins un commencement, une naissance et une cause première, rien de virulent, de puissant et d'autonome qui aspire à dominer : c'est bien plutôt un vase délicat et plastique, auquel il faut une forme et un contenu pour se modeler sur eux; c'est d'ordinaire un homme sans forme ni contenu, un individu «désintéressé». Rien non plus pour les femmes, par conséquent, soit dit entre parenthèses.”25

La connaissance est un reflet. Engels disait la même

chose. Cette compréhension de la connaissance se situe en droite ligne avec la tradition qui a compris depuis l'antiquité la con-naissance vraie comme une adéquation à la chose. Aussi l'image du miroir se présente-t-elle d'emblée pour caractériser l'homme ou l'esprit objectif. Qui d'ailleurs demande à être entretenu et considéré comme un miroir. Il est délicat et fragile. Il n'est pas virulent, n'a pas de force. Il ne peut par conséquent offrir d'issue au reste de l'existence, ni lui présenter quelque fin que ce soit. Dans le prologue de Ainsi parlait Zarathoustra, il est dit que l'homme doit donner un sens au reste. C'est dans cette optique qu'il devient complémentaire. Mais cette aptitude n'est pas le lot de l'esprit objectif qui ne s'en tient qu'à ce qui est rigoureu-sement donné, simplement là. Pour ce qui est de l'incapacité de

24 PBM, par. 207, p. 123. 25 PBM, par. 207, p. 124.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

l'esprit objectif de plaire aux femmes, on peut référer à HTH, partie VII, "Femme et enfant", & 377-437.

β. Philosophe: homme complémentaire

de tout le reste Comme le suggère ce que nous avons vu un peu aupa-

ravant, il faut comprendre que le philosophe doit être ce que l'esprit objectif n'est pas : quelqu'un qui commence un monde, lui présente un but et qui aspire à commander et à dominer. Encore ce thème de la domination. Mais dans le contexte toujours de la création. Domination et création semblent associées. Il faudra s'en rappeler lorsqu'il s'agira plus loin de préciser le sens que peuvent prendre domination et puissance chez Nietzsche.

γ. Philosophe: pas un critique Et c'est dans ce sens qu'on doit comprendre que la philo-

sophie ne saurait se ramener à une critique. “Ces philosophes de l'avenir ne se plieront pas seulement

à la discipline critique et à des habitudes qui conduisent à la netteté et à la rigueur dans les choses de l'esprit: il se pourrait qu'ils fassent montre de ces vertus comme de leur parure – et néanmoins ils ne voudront pas être appelés critiques pour autant. A leur yeux, ce n'est pas faire un petit affront à la philosophie que de décréter, comme si souvent de nos jours: «La philosophie elle-même est une critique, une science cri-tique, et rien d'autre». Il se peut qu'un tel jugement sur la philosophie reçoive l'assentiment de tous les positivistes de France et d'Allemagne (et peut-être eût-il même flatté le cœur et le goût de Kant; souvenons-nous des titres de ses œuvres maîtresses), nos nouveaux philosophes n'en continueront pas moins de dire: «Les critiques sont les instruments du philosophe et comme tels il s'en faut de beaucoup qu'ils soient eux-mêmes des philosophes. Le grand Chinois de Königsberg ne fut lui aussi qu'un grand critique.» –”26

26 PBM, par. 210, p. 130.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

C'est une offense à la philosophie que de la réduire à une science critique. Ça pourrait faire le bonheur du positivisme qu'il en fût ainsi. N'a-t-on pas eu tendance au XXe siècle à faire de la philosophie une critique, tantôt pour l'opposer à l'épisté-mologie ou tantôt pour la considérer à côté de cette dernière comme une partie de la philosophie. Mais, pour Nietzsche, la critique n'est qu'un instrument de la philosophie. La critique n'est pas la philosophie. Et le "Chinois de Königsberg", Emmanuel Kant, n'aurait été qu'un critique de grand renom comme l'indi-quent les titres de ses trois principaux ouvrages27, et non un philosophe au sens nietzschéen.

δ. Philosophe: pas un ouvrier de la philosophie Et alors Nietzsche veut qu'on distingue bien entre les

philosophes et les ouvriers de la philosophie. “Qu'on cesse enfin, j'y insiste, de confondre les ouvriers

de la philosophie et les hommes de science en général avec les philosophes; c'est ici qu'il convient d'accorder rigoureuse-ment «à chacun son dû» et non pas trop aux premiers, trop peu aux seconds. Peut-être est-il nécessaire à son éducation que le vrai philosophe passe lui-même par les différents degrés où ses serviteurs, les ouvriers scientifiques de la philo-sophie, se sont arrêtés, doivent s'arrêter; peut-être doit-il avoir été lui-même critique, sceptique, dogmatique, historien, et par surcroît poète, collectionneur, voyageur, déchiffreur d'énigmes, moraliste, voyant, «esprit libre», avoir été presque tout pour être en mesure de parcourir en son entier le cercle des valeurs et des sentiments de valeurs humains et de considérer les choses à travers toutes sortes d'yeux et de consciences, d'en haut regardant vers tous les lointains, d'en bas vers toutes les cimes, d'un coin dans toutes les directions. Mais ce ne sont là que des conditions préalables; sa tâche elle-même requiert autre chose, elle exige qu'il crée des valeurs .”28

27 Kritik der reinen Vernunft, Kritik der praktischen Vernunft, Kritik der Urteilskraft: Critique de la raison pure, Critique de la raison pratique, Critique du jugement. 28 PBM, par. 211, p. 130-131.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Il est possible que le philosophe ait à pratiquer les habi-letés des ouvriers scientifiques de la philosophie. Cela concourt à sa formation. Mais il doit aller au-delà de ce à quoi l'ouvrier de la philosophie en tant que tel doit s'arrêter. Même si ce niveau de connaissance est très élevé et très étendu, comme le texte l'indique bien, le philosophe doit le dépasser. Et le philo-sophe, en plus, trouve avantage à faire aussi les expériences de la poésie, de meubler son esprit de choses rares, de se laisser habiter par toutes sortes d'énigmes, de développer une vision capable de scruter le monde dans toutes les directions et jusque dans ses profondeurs. Tout cela n'est qu'un préalable à la philosophie. Le philosophe doit dépasser tout cela. Et comment?

ε. Philosophe: créateur de valeurs Comme on le voit, beaucoup de tâches préparent à la

philosophie. Mais il ne faut pas s'y méprendre: elles ne sont pas elle-mêmes de la philosophie. Elles ne sont que des conditions préalables à la tâche de celle-ci qui consiste à créer des valeurs. Créer des valeurs après avoir considéré de tous les angles possibles les valeurs et les sentiments de valeur établis. Beaucoup doivent s'arrêter à ce niveau des tâches préparatoires à la philosophie. Ce sont ses ouvriers. Ils sont incapables de créer des valeurs. Aussi sont-ils subordonnés au philosophe qui, lui, est créateur de valeurs. Encore la création comme déterminant de l'essence du philosophe. Nietzsche est le philosophe des valeurs. Pas seulement celui qui critique les valeurs établies, mais qui en crée de nouvelles.

ζ. Créer et commander Et c'est cette capacité de créer qui autorise le philosophe

à commander. “Mais les philosophes proprement dits sont des hommes

qui commandent et qui légifèrent : ils disent «il en sera ainsi!», ils déterminent la destination et la finalité de l'homme et disposent pour cela du travail préparatoire de tous les ouvriers de la philosophie, de tous ceux dont le savoir domine le passé;

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

ils tendent vers l'avenir des mains créatrices, tout ce qui est, tout ce qui fut, leur devient moyen, instrument, marteau. Leur «connaissance» est création, leur création est législation, leur volonté de vérité est volonté de puissance . – Y a-t-il au-jourd'hui de tels philosophes? Y eut-il déjà de tels philosophes? Ne faut-il pas qu'il y ait de tels philosophes? –”29

Nietzsche établit ici des équations peu communes. Elles

sont importantes pour comprendre sa pensée. La tâche du philo-sophe consiste à créer des valeurs. Ainsi le philosophe doit com-mander et légiférer. Sa connaissance est création. Sa connaissance est naissance de…, de valeurs. Non pas simple reflet. Et parce qu'il s'agit de créer des valeurs, i.e. de déterminer ce qui vaut, ce qui vaut d'être poursuivi comme but ou fin, cette création établit quelque chose comme une règle, une règle à suivre, et se trouve être ainsi une législation. Il y a quelque chose d'impératif dans la valeur. Elle exprime un idéal, une norme, voire une éthique. Ainsi la manière, le besoin, le devoir du philosophe de poursuivre et de chercher la vérité ou, autrement dit sa volonté de vérité, sa connaissance, est volonté de puissance parce qu'elle consiste à chercher ce qui sera en ayant le pouvoir de le déter-miner. La valeur revêt ainsi le caractère de ce qui peut être, du possible. La vérité pour l'esprit objectif est de refléter ce qui est, alors que la vérité pour le philosophe est de déterminer ce qui sera. Le vrai relève de ce pouvoir. Pouvoir de déterminer ce qui doit valoir pour l'humain. La vérité concerne le possible de l'avenir. Nietzsche est le philosophe de la volonté de puissance. La volonté de puissance est volonté de vérité qui s'exerce dans la création de valeurs. Puissance est instauration de valeurs. Tout le savoir scientifique mis au service du philosophe sert ainsi à la création de valeurs, à la volonté de vérité en tant que volonté de puissance. Rappelons que Heidegger donna un cours au semestre d'été 1939 qui s'intitulait: Der Wille zur Macht als Erkenntnis, La volonté de puissance comme connaissance.30

29 PBM, par. 211, p. 131. 30 Gesamtausgabe, Band 6.1.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Reformulons ici quelques questions souvent posées à l'occasion de la lecture de Nietzsche: Que signifie pour l'humain, pour le monde et pour l'histoire cette apparition de la valeur et son adéquation à la puissance? Comment comprendre la vérité quand elle est poursuivie par la même volonté que celle qui veut la puissance? Et comment faut-il comprendre la puissance? Le passage que nous venons de lire apporte quelques élément de réponse. Le philosophe de la volonté de puissance décrète ce qui sera, il détermine la destination et la finalité de l'humain. Et il a comme instrument tout le passé dont les ouvriers scientifiques de la philosophie assure la maîtrise ainsi que tout ce qui est. Tout ce qui est et tout ce qui fut devient marteau, moyen ou instrument, entre les mains du philosophe. Ainsi équipé il peut créer des valeurs, dire ce qui vaut pour l'humain, ce qui lui fournit un sens et un but, ouvrant ainsi l'avenir, déterminer ce qui peut être et en ce sens légiférer et commander. La connaissance du philosophe s'exerçant dans une telle création est puissance, est volonté de puissance, besoin ou volonté de chercher ce qui peut et doit être. Le philosophe apparaît comme l'homme à la vaste expérience, disposant de l'expérience de tout, du tout peut-être. Tout paraît à son service et à travers lui au service de l'humanité. Le philosophe de la volonté de puissance détermine l'avenir. Ou mieux, il ouvre l'avenir. Il indique ce qui peut être. C'est en ce sens que le philosophe de la volonté de puissance est complémentaire de tout le reste. En ce que son dire concerne ce que deviendra tout le reste. La volonté de puissance du philosophe, des philosophes, oriente le monde et l'histoire vers leur destin.

Il va sans dire que cette donnée est intéressante pour l'interprétation. La création des valeurs n'est pas une création à partir de rien. Elle implique le passé. Chargée de passé, la parole surgit disant ce qui sera. Ce passage est une balise pour l'interprétation de la volonté de puissance, thème qui caractérise habituellement la philosophie de Nietzsche et qui a pu servir de différentes manières à justifier certains abus de pouvoir. En disant ce qui sera, les philosophes exercent leur vouloir: ce qu'ils veulent sera. Leur volonté porte sur l'être à venir. Mais cette volonté implique la connaissance de ce qui sera, de l'être à venir. Et c'est pour cela que Nietzsche l'appelle volonté de

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

vérité. Cette volonté de vérité, en déterminant ce qui sera, choisit ou détermine, ou mieux: peut choisir ou déterminer ce qui peut advenir, ce qui peut être: c'est-à-dire un possible. La volonté de vérité des philosophes est volonté de puissance. La connaissance des philosophes est volonté de vérité et volonté de puissance parce qu'elle détermine ce qui peut être. Ce pouvoir être est à mettre en rapport avec la puissance d'une part, et avec le possible aussi. La puissance selon Nietzsche semble être orientée vers l'avenir. Elle est indicatrice de ce qui sera, de ce qui vient. Dans quelle mesure peut-elle être interprétée comme force extérieure exerçant une autorité sur d'autres? Dans quelle mesure peut-on la comprendre comme un autoritarisme? Dans la mesure, sans doute, où l'humain a le pouvoir, parce que libre, de faire servir une pensée à la poursuite d'intérêts particuliers de clan ou de parti en les imposant aux autres.

Par ailleurs, tout paraît être au service de l'humain. En ceci Nietzsche est tout à fait moderne. Il contribue en effet au maintien du règne de la subjectité de l'humain, favorisant ainsi l'avènement, à tout moment, du subjectivisme et du règne de l'Erlebnis, du vécu. Subjectivisme pourtant honni par Nietzsche. Souvenons-nous, à cet égard, de ce qu'il dit de l'«ipsissimosité» au par. 207 de PBM.

η. Philosophe de l'avenir et grandeur Aussi doit-on comprendre que le philosophe soit l'homme

de demain et d'après-demain, qu'il soit inactuel (cf. Les Inactuelles), qu'il soit à cet égard en contradiction avec son temps, qu’il soit sa mauvaise conscience: la conscience qui dérange, tourmente, tracasse, turlupine.

“J'ai le sentiment toujours plus net que le philosophe, qui

est nécessairement l'homme de demain et d'après-demain, s'est trouvé et devait se trouver à n'importe quelle époque en con-tradiction avec le présent. Jusqu'ici tous ces extraordinaires promoteurs de l'humanité que l'on nomme des philosophes et qui se crurent rarement eux-mêmes des «amis de la vérité», mais des fous déplaisants et de dangereuses énigmes, placèrent leur tâche, leur rude, involontaire, inéluctable tâche, mais

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

finalement la grandeur de leur tâche, dans cette ambition: devenir la mauvaise conscience de leur temps. C'est préci-sément en disséquant les vertus de leur temps, qu'ils trahirent leur propre secret: ils agissaient ainsi pour connaître une nouvelle grandeur de l'homme, pour découvrir un chemin non frayé vers son accroissement. Chaque fois ils virent tout ce qui se cachait d'hypocrisie, de confort moral, de négli-gence, d'indolence, en un mot de mensonge dans l'idéal moral de leur temps, combien il y avait de vertu usée; chaque fois ils dirent : «Il nous faut aller plus loin, là où vous, hommes d'aujourd'hui, vous vous sentez le moins chez vous». En face d'un monde d'«idées modernes» qui aimerait confiner chacun dans un coin et dans une «spécialité», un philosophe serait contraint – s'il pouvait y avoir des philosophes aujourd'hui – de placer la grandeur de l'homme, la notion même de «gran-deur», dans l'étendue et la diversité de l'esprit, dans une totalité faite de multiplicité : il fixerait même le rang et la valeur d'un homme d'après l'ampleur et la diversité de ce qu'il peut supporter et assumer, selon la portée qu'il sait donner à sa responsabilité.”31

Parce qu'il est l'homme de l'avenir, le philosophe est

l'ennemi de l'idéal du jour, il dénonce ce qu'il y a d'usé dans la vertu du temps présent, il appelle au dépaysement, il essaye de découvrir la nouvelle grandeur de l'homme. Cette grandeur doit consister dans une totalité. Non pas une totalité réductrice à un modèle unique, non pas un totalitarisme; mais une totalité qui réunit des traits multiples, qui assume et respecte la diversité, justement pour contrer la tendance à la spécialisation essen-tiellement limitative et au savoir parcellaire. Pour dépasser le savoir scientifique nécessairement parcellaire. La grandeur ou la valeur de l'humain est liée à la responsabilité qu'il veut bien assumer à l'égard de cette totalité plurielle. Le philosophe qui dit ce qui sera, de demain et d'après-demain, qui est en contra-diction avec ce qui est, n'est pas absent, ne tire pas simplement son épingle du jeu, mais se charge d'une vaste responsabilité qui concerne le tout et qui lui est en ce sens complémentaire.

31 PBM, par. 212, pp. 131-132.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

Autre précision sur la grandeur : “– le philosophe trahira quelque chose de son propre

idéal en postulant que le plus grand sera celui qui saura être le plus solitaire, le plus impénétrable, le plus à l'écart, l'homme par-delà bien et mal, l'homme maître de ses vertus, en qui surabonde l'énergie du vouloir; il nommera grandeur le pou-voir d'unir la totalité à la multiplicité, l'ampleur à la plénitude. Et, demandons-le encore une fois: la grandeur est-elle aujour-d'hui possible?»32

Ainsi la grandeur doit unir la multiplicité à l'unité et

l'ampleur à la plénitude. Le petit peut être plein. Mais il faut aussi l'ampleur. Belle manière de reprendre le σοφον εν παντα. La philosophie, c'est aimer la sagesse: φιλειν σοφον. Et cette sagesse est de savoir et de dire que toutes les choses multiples et diverses (παντα) sont une, forment une totalité (εν). Savoir et dire une telle chose n'est pas l'affaire du commun. Se savoir dans une telle totalité et l'embrasser dans un amour responsable (φιλειν) n'est pas chose courante, n'est pas chose facile à entendre par la foule pressée et le savant spécialisé. Cela rend dans un sens solitaire. Ainsi le philosophe, caché à la vue de la foule, à l'écart, est-il apparemment absent de son monde. Mais il s'agit d'une absence résultant d'une présence qui a scruté les tares et les défauts d'une manière de vivre ou d'être diminuée et dimi-nuante. D'une vertu usée, affaiblie. Le philosophe prend congé de ce monde en se projetant ailleurs selon la surabondance de l'énergie du vouloir. La volonté de puissance contre la faiblesse du contentement et de la satisfaction. La volonté de puissance qui projette en dehors de la vertu usée, par-delà ce que celle-ci considère bien et ce qu'elle déclare mal, par-delà bien et mal, i.e. son bien et son mal. C'est là que se trouve ce qui sera. C'est là que la responsabilité s'agrandira aux dimensions de la totalité pleine de diversité. C'est là qu'il convient de chercher la grandeur authentique.

32 PBM, par. 212, p. 133.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

La volonté de puissance pourrait apparaître comme la méchanceté même. Elle l'est effectivement aux yeux de l'inter-prétation coutumière du bien. Mais Nietzsche ne la comprend pas ainsi. “Ce qui est fait par amour s'accomplit toujours par-delà bien et mal.”33 La volonté de puissance qui est création de valeurs, qui projette par-delà bien et mal, en dehors de la vertu communément reconnue, obéit quand même à l'amour. L'amour fait dépasser le bien et le mal. L'amour est volonté de puissance et inversement.

En somme, la volonté de vérité du philosophe est création de valeurs, législation, commandement, volonté de puissance, amour. Avant d'interpréter la volonté de puissance comme un autoritarisme à la recherche d'un totalitarisme, il importe de considérer qu'elle équivaut à l'amour de la grandeur, de l'ampleur, de la diversité et de la multiplicité. Certains pans de l'histoire du vingtième siècle auraient pu être autres si des meneurs avaient pris cette précaution.

θ. Philosophe par hérédité Venons-en maintenant au dernier paragraphe de cette

section de Par-delà bien et mal que nous suivons presque pas à pas pour comprendre comment Nietzsche voit les rapports entre science et philosophie, et ce qu'il entend par philosophie. Un passage de ce paragraphe a déjà été cité plus haut. Mais il sera intéressant de le revoir dans son contexte.

“Il est difficile d'enseigner ce qu'est un philosophe, parce

qu'il n'y a rien à apprendre: on doit le «savoir» d'expérience, ou avoir l'orgueil de ne pas le savoir. Si de nos jours chacun parle de choses dont il ne peut avoir aucune expérience, cela est vrai surtout du philosophe et de l'esprit philosophique: –”34

La foule et le savant peuvent bien dire ce qu'ils veulent

du philosophe. Leurs discours n'en restent pas moins vides. Car ils ne savent pas ce qu'il est. Et ils ne peuvent pas le savoir car

33 PBM, par. 153, p. 92. 34 PBM, par. 213, p. 133.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

cela ne s'enseigne pas. On doit en faire l'expérience. On doit avoir l'"orgueil" de ne pas le savoir. Pourquoi l'orgueil et non l'humilité? Outre que Nietzsche n'aime pas cette dernière vertu telle que pratiquée couramment, il veut sans doute dire qu'il faut avoir l'orgueil et la fierté de ne pas se ranger du côté ou au niveau de ceux qui savent déjà et trop bien ce qu'est un philo-sophe et la philosophie. C'est une invitation à dépasser les lieux communs. Il n'y a rien à apprendre sur le philosophe dans un discours d'école ou d'université qui porterait sur lui. À quoi peut alors servir le cours de philosophie? Peut-être à disposer à faire l'expérience de la philosophie. Car c'est elle seule qui permet de savoir ce qu'est la philosophie, ou mieux, le philosophe. Le reste est parler de ce qu'on ne sait pas. Mais ceci peut être un emploi du temps affectionné par le dilettante. Tout comme les prolétaires de salon affectionnent parler du travail salarié et de ses misères, offrant l'exemple de l'intellectuel supérieur, mais complaisant.

“Ainsi, par exemple, cette association d’une intellectualité

hardie et libre qui se meut avec agilité et d’une nécessaire rigueur dialectique qui ne commet pas un faux pas reste inconnue à l’expérience de la majorité des penseurs et des savants, et de ce fait elle leur paraîtrait incroyable si on leur en parlait.”

Une intellectualité qui combine la liberté et la nécessité

paraît impossible à la plupart des savants et des penseurs car ils ne font pas une telle expérience. Dans leur travail de tous les jours, ils avancent autrement. Ils n'obéissent qu'à la seule néces-sité, celle de leur méthode. La nécessité cherchée et poursuivie a des exigences particulières, présente un caractère pénible; et c’est à la sueur de son front qu’on pense, qu'on aligne les rai-sonnements, qu'on aménage soigneusement des passages de prémisses à conséquences, qu'on monte des expériences laborieuses précisément pour faire apparaître la nécessité. “– ils n’y voient jamais une activité légère, divine, qui s’apparente de très près à la danse et à la joie.”35 Les artistes, par contre font une tout

35 PBM, par. 213, p. 133.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

autre expérience et ils sont plus près de comprendre le philosophe. Car :

“_ ils savent bien que là où ils ne se forcent plus mais

obéissent à la nécessité, leur sentiment de liberté, de délica-tesse, de toute-puissance atteint son apogée, qu’ils sont alors maîtres de créer et de modeler à leur gré, qu’à ce moment, en un mot, la nécessité et le «libre arbitre» s’unissent en eux.”36

La Not heideggérienne, la nécessité ou le besoin fonda-

mental, peut être la piste convenable pour interpréter la nécessité dont parle ici Nietzsche. Globalement et fondamentalement cette nécessité ou ce besoin veut exprimer le rapport d'appartenance inaliénable qu'il y a entre l'être et la pensée. L'être arrive à son propre dans le dire de l'humain dont l'articulation est œuvre de pensée. Mais le dire de l'humain est simplement un Entsprechen, une réponse, une correspondance à un Ansprechen, à une interpellation originelle de l'être. Être c'est interpeller, adresser la parole. Et cette interpellation s'achève en une réponse-correspondance de l'humain. Ici loge le besoin, la nécessité. Dans ce rapport d'achèvement ou de ce rapport d'achèvement surgit la manifestation, une aire de liberté. Les artistes, les poètes font l'expérience de ce rapport originel entre l'être, la parole et la pensée. La nécessité de ce rapport se montre dans leur œuvre. Mais cette nécessité elle-même les rend ce qu'ils sont, à savoir artistes. Ce n'est pas eux qui commandent, ils n'exercent pas la force du commandement; ils évoluent dans l'aire de manifestation dans laquelle entrent les choses à la faveur de leur dire qui est la résultante ou mieux l'achèvement de l'interpellation de l'être et de la réponse-correspondance de l'humain. La liberté consiste à évoluer dans cette aire de la manifestation des choses. On ne s'invente pas artiste et poète. On l'est par la grâce du souffle de l'être qui donne la parole originelle. Ce qui rend le poète tout près de comprendre qui est le philosophe. Car on ne s'invente pas philosophe.

36 PBM, par. 213, pp. 133-134.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

Et le paragraphe se termine par un passage qui présente des difficultés particulières. D'emblée on pourrait y déceler un élitisme héréditaire, ou à tout le moins un enthousiasme infantile et naïf. Il faut regarder de près. Nietzsche aborde le problème de la hiérarchie.

“Il existe en définitive une hiérarchie des problèmes; et

les problèmes les plus élevés repoussent impitoyablement tous ceux qui osent s’en approcher sans posséder l’esprit élevé et puissant qui les prédestine à les résoudre. C’est en vain que d’habiles intelligences mondaines ou de braves mécanistes ou empiristes à l’esprit pesant se pressent avec une ambition plébéienne jusqu’au voisinage de ce saint des saints, comme c’est le cas si souvent aujourd’hui. Les pieds des rustres n’ont jamais le droit de fouler ces lieux réservés; l’ordre même des choses les en empêche: les portes restent fermées devant ces importuns, même s’ils y heurtent leur front au point de se fracasser la tête. Nul ne pénètre dans un monde supérieur à moins d’y avoir un droit de naissance; soyons plus clair: il faut être formé et façonné pour un tel monde, nul n’a le droit de se dire philosophe – ce mot étant pris dans son sens suprême – à moins que son origine ne l’y autorise; ici aussi les ancêtres, le «sang» jouent un rôle déterminant. Pour produire un philosophe il faut le travail d’un grand nombre de générations; il faut que ses vertus aient été acquises et cultivées une à une, puis transmises par hérédité afin qu’elles deviennent chair et sang; je ne songe pas seulement au vol hardi et léger des pensées, mais avant tout au goût des grandes responsabilités, à la majesté du regard dominateur, au pouvoir de s’abstraire de la foule, de ses tâches et de ses vertus, à la bienveillance qui prend parti pour ce qu’on méconnaît et calomnie, s’agît-il de Dieu ou du diable, à la joie de pratiquer une justice de grande envergure, à l’art de commander, à l’ampleur du vouloir, au regard attentif qui admire rarement, respecte rarement, aime rarement ”37

37 PBM, par. 213, p. 134.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Tout un chacun ne peut pas traiter de n’importe lequel ni de tous problèmes. Ceux-ci sont hiérarchisés. Les problèmes élevés, ceux qui sans doute dans la pensée de Nietzsche appartiennent à un monde supérieur, ne sont abordables que par ceux qui ont la préparation pour ce faire, c’est-à-dire les philo-sophes. En quoi consiste cette préparation? Elle implique d’abord un élément de formation. La formation est l’acquisition et la culture de vertus une à une. C’est ainsi qu’un philosophe se façonne. Mais cela ne saurait être accessible par un seul individu. Cette formation requiert plutôt un long travail de générations. Elle se transmet par hérédité, devenant ainsi chair et sang.

Sans doute sommes-nous, à la fin du XXe siècle, plus en mesure que Nietzsche ne l’était de déterminer ce qui est transmissible par hérédité et ce qui ne l’est pas. La manipulation génétique a fait des progrès depuis, si tant est que nous puissions appeler cela progrès! Mais il reste qu’un passage comme celui-ci pourrait être utilisé pour alimenter une idéologie raciste aspirant à la pureté d’un type quelconque d’humain, blond, blanc ou jaune. Cependant cette interprétation raciste est-elle nécessaire? Le texte l’impose-t-elle? Le nazisme a-t-il pu s’inspirer de quelque manière de ces lignes? A-t-il pu se croire autorisé à le faire? L'a-t-il fait? L'hérédité qui lègue à quelqu'un les fondements nécessaires pour être philosophe ne semble pas être l'apanage d'une race déterminée.

Il y a par ailleurs suffisamment de passages dans l’œuvre de Nietzsche vitupérant la lourdeur de l’esprit allemand qui auraient pu décourager la volonté nazie d’y trouver un fondement raciste. Nietzsche ne semble pas favoriser quelque germanisme que ce soit. Il semble donc qu’on puisse raisonnablement douter de visées racistes dans ce texte. Surtout si on prend au sérieux la part du travail long et patient, requis de génération en génération, pour former et façonner les vertus du philosophe. Quelles sont ces vertus? Nietzsche les décrit encore rapidement comme pour se résumer. Ce ne sont pas seulement des vertus intellectuelles, le vol hardi et léger des pensées. C’est surtout un ensemble d’attitudes qui font sortir du commun. À cet égard la troisième dans l’énumération apparaît fondamentale : le pou-voir de s’abstraire de la foule, de ses tâches et de ses vertus.

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

Nietzsche parle ici de la capacité de sortir du nivellement popu-laire et de s’isoler. Prône-t-il pour le philosophe un individualisme égoïste, élitiste? Pas précisément. Parce que cet isolement doit être compatible avec le goût des grandes responsabilités qui, on peut le présumer, s’exercent vis-à-vis les autres. Cet isolement, sur les cimes sans doute, confère la majesté du regard dominateur qui compose avec la joie d’une justice de grande envergure, une justice capable de bienveillance, même pour ce que l'usage méconnaît et calomnie, que ce soit le dieu ou le diable. Un isolement à l’écart de la foule où le vouloir peut prendre de l’ampleur, où peut se développer l’art de commander conformé-ment au sens des responsabilités et de la justice tout juste évoqué. Un isolement au-dessus du commun permettant un regard attentif qui admire, respecte, aime rarement. Pourquoi rarement? Parce que la foule offre peu pour l’admiration, le respect et l’amour. Parce qu’elle a trop de vertus usées. Et parce que le philosophe est à la recherche de ce qui sort de l’ordinaire, parce qu'il est en quête de l’extra-ordinaire. Cet isolement réclamé pour le philo-sophe est le contre-pied de l'idéologie de la mobilisation aveu-glante des foules, de l'exploitation de l'instinct grégaire.

ι. Philosophe aristocrate Un aristocrate, le philosophe? On retrouve plus loin

dans le même livre, plus précisément dans la partie intitulée “Qu’est-ce que l’aristocratie”, un paragraphe particulier sur le philosophe:

“Un philosophe est un homme qui ressent, voit, entend,

soupçonne, espère, rêve sans cesse des choses extraordinaires; que ses propres pensées, qui sont ses événements, frappent pour ainsi dire de l’extérieur, d’en haut et d’en bas, à la manière de coups de foudre; qui est peut-être lui-même un orage gros de nouveaux éclairs; un homme de destin autour duquel le ciel gronde et la terre s’entrouvre, qui vit dans une atmosphère de présages. Un philosophe: un être qui, hélas, prend souvent la fuite devant ses pensées et a peur de lui-même, – trop curieux toutefois pour ne pas constamment «revenir à soi».”38

38 PBM, par. 292, p. 205.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Nous faisons ici l’hypothèse que Nietzsche, en parlant d’aristocratie, tente d’approcher ce que pourrait être la noblesse morale, la grandeur de l’humain. Le paragraphe 272 de la même section semble faire cette invitation. “Signes de la noblesse morale : ne jamais songer à rabaisser ses devoirs pour en faire les devoirs de tout le monde, ne pas abdiquer sa responsabilité propre, ne pas vouloir la partager, compter ses privilèges et l’exercice de ses privilèges au nombre de ses devoirs.” Aristocrate moral, le philosophe. Quelqu’un qui par tous ses sens, son ima-gination et son esprit est ouverture pour ce qui sort de l’ordinaire. Il a le devoir de l’extraordinaire. Et ce devoir lui est imposé comme un destin.

Le philosophe est destiné à dépasser l’ordinaire, le commun, le vulgaire. Tout cela parle du surhomme. La vie riche et pleine que doit être celle du philosophe ne peut pas être assimilée à la vie du «spécialiste» en tant que tel, mais elle paraît néanmoins possible aux hommes de différentes disciplines, parce qu’elle est autre chose qu’une discipline. On pourrait peut-être dire que, pour Nietzsche, le boulot de la discipline scientifique est de l’ordre du commun ou de l’ordinaire et qu’il doit être dépassé en tant que tel pour atteindre à la véritable grandeur de l’humain. Mais que du reste ce dépassement n’est pas refusé en soi à quelqu’un qui pratique une discipline quel-conque. Pourvu qu'il ait quelque disposition à sortir de sa méthode en tant que telle.

Tantôt Nietzsche présente le philosophe comme la résultante d’un long travail de générations, comme le siège de la transmission héréditaire de vertus longuement pratiquées et acquises. Mais il faut se garder de voir là la nécessité d’un pur automatisme. En tout cas, s’il y a là nécessité, elle doit se concilier avec le hasard de l’événement ou admettre le fortuit événementiel. Car les pensées du philosophe, bien qu’elles lui soient propres et qu’elles soient ce qui le particularise spécifi-quement en tant qu’elles sont ses événements, lui viennent quand même en quelque sorte de l’extérieur. Ainsi elles ne semblent pas être le simple produit d’une programmation géné-tique. Elles arrivent comme des coups de foudre. À cet égard, le passage que l’on vient d’entendre résonne tout à fait comme

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I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE

le texte portant sur l’inspiration tiré de Ecce homo, et qu’on a lu plus haut dans l’introduction.

Un philosophe “est peut-être lui-même un orage gros de nouveaux éclairs”. L’orage semble être un thème important dans la pensée de Nietzsche. Un orage, cela gronde, secoue, ébranle, terrifie, enveloppe dans l’insécurité du sombre. Un orage, d’autre part, cela éclate, éclaire, illumine, révèle dans la clarté de la lumière. Le thème de l’orage caractérise bien la pensée de Nietzsche qui aime les opposés et cherche les contrastes. À ce titre, elle est excellemment pensée. Car la pensée n’a-t-elle pas comme tâche de dévoiler ou de laisser apparaître dans la distinction tout ce qu’elle pense ou ce à quoi elle pense selon le sens originel de l'αληθεια grecque? De la vérité comme entrée dans la manifestation? Ne lui appartient-il pas de relever les caractéristiques propres de ce qu’elle pense, de contraster ainsi ce à quoi elle pense? D'ailleurs ce dévoilement ne rejoindrait-il pas ce que cherche la volonté de puissance, qui est aussi volonté de vérité? Et ce dévoiler ne serait-il pas ce que cherche Nietzsche, au-delà des vérités établies et fixées?

Cependant le philosophe lui-même a peur de ses propres coups de tonnerre. Ses pensées l’effraient. Il prend la fuite. Mais pour se ressaisir et revenir à lui-même constamment. On avait dit plus haut, en effet, qu’il est l’homme des cent tentations et des cent tentatives.

Résumé

Science et philosophie est le titre du présent chapitre. Il ressort du parcours accompli que pour Nietzsche le savoir de l’humain ne doit pas se limiter au savoir scientifique et que la vie de l’humanité ne doit pas se laisser diriger par la science et les scientifiques. Elle ne doit pas être confiée à des savoirs parcellaires. “Que l’on considère dans l’histoire d’un peuple les époques où le savant apparaît sur le devant de la scène : ce sont des temps de lassitude, souvent de crépuscule, de déclin – qu’ont désertés la force débordante, la certitude de la vie, la certitude de l’avenir.39 La vie, pour son avenir, a besoin du débordement

39 GM, par. 25, p., 340. (Cf. suite du même passage pour antiféminisme)

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

d’une autre force que celle requise pour la poursuite têtue du labeur scientifique spécialisé. Les sociétés de notre temps ont tendance à confier la vie commune, la vie de la cité, de la πολιs, les orientations et les décisions de la politique, de la πολιτεια, aux experts ou aux spécialistes. Les experts deviennent les maîtres des États. La gouvernance vers des projets d'avenir qui soulèvent les peuples devient une simple affaire de gestion de la réalité présente selon des points de vue spécialisés ou épars. La mondialisation des marchés poursuivie dans le huis clos par les seuls experts économistes pourrait être un exemple contem-porain d'un manque d'amplitude qui risque d'étouffer l'humanité si elle n'est pas efficacement contrée ou complétée par des visions où la multiplicité et la diversité, pour reprendre les termes nietzschéens, sont justement prises en compte.

Nous avons ainsi pris connaissance de passages signifi-catifs où Nietzsche dit les côtés positifs de la démarche scientifique et où il montre aussi les limites de ce savoir. Ils témoignent du trajet suivi par le penseur qui va du commerce avec la philo-logie où il développe le sens de la méthode rigoureuse et prend connaissance d'un long et précieux héritage littéraire, en passant par une appréciation très positive des sciences naturelles qui lui font redécouvrir le sens des réalités concrètes, et qui aboutit à la philosophie qui requiert l'ampleur de la pensée pouvant seule ouvrir l'avenir. La vie et son avenir ont besoin d’un savoir d’un autre ordre que les savoirs scientifiques spécialisés et parcellaires. Elle requiert l'amplitude de la pensée philosophique qui elle-même ne saurait se ramener à la simple étude des dires philoso-phiques déjà exprimés, mais doit dévoiler toujours à nouveau ce qui vient.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

La philologie a donc permis à Nietzsche de s’approprier la tradition littéraire de l’Antiquité. C’est le bienfait essentiel que lui a procuré cette science.

Par contre, le travail à l'intérieur de la discipline scientifique maintient l’humain dans des limites méthodologiques étroites qui le rendent aveugle et absent aux vrais problèmes, aux pro-blèmes urgents de la vie. L’humain finit ainsi par manquer de réalités.

Et cependant la méthode philologique a appris à Nietzsche à lire. La philologie est un art de lire, celui de lire lentement, avec des portes ouvertes, des yeux et des doigts subtils. Et cela aussi est un bienfait inestimable, surtout à une époque où le tempo de la vie s’est accéléré de façon vertigineuse.

“La philologie, effectivement, est cet art vénérable qui

exige avant tout de son admirateur une chose: se tenir à l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent, – comme un art, une connaissance d’orfèvre appliquée au mot, un art qui n’a à exécuter que du travail subtil et précau-tionneux et n’arrive à rien s’il n’y arrive lento.”1

Un art et une connaissance d’orfèvre appliqués au mot.

Mais qu’est le mot pour réclamer un tel traitement? Pourquoi lui prêter une telle attention? Qu’est-ce qui lui vaut un maniement

1 A, Avant-propos, par., 5, p. 18.

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d'une telle délicatesse? Comment peut-il exiger tant de précision et d’habileté? Le mot serait-il comme un joyau qui ne livre sa beauté qu’à ceux qui sont doués d’une bonne vue? Une pierre précieuse dont le sertissage requiert habileté, subtilité et précaution?

Le mot est l'élément originel de la langue. En lui ou de lui surgit le sens. Le sens est l'aura lumineuse du mot. C'est sans doute grâce à lui que le philologue développe un art de lire qui garde des portes ouvertes. Le mot introduit au large du sens, à des espaces de signification dont la vie a besoin pour s'étaler. En tant que ce grand art du mot la philologie introduit à la philosophie, demande en quelque sorte à s'accomplir en philosophie. Celle-ci la relaie. Ainsi la pensée de Nietzsche devient une quête du sens. S'agit-il de la recherche d'un sens déjà trouvé et exprimé dans des textes reçus en héritage? D'une recherche orientée vers le passé? Ou s'agit-il plutôt de la poursuite d'un sens qui nous précède et en qui s'annoncerait en quelque sorte la fin de l'existence, le but de la vie? Une orientation tournée vers l'avenir? Ou encore s'agirait-il de se mettre à l'œuvre, d'agir au présent pour que chemine le sens, qu'il poursuive son accomplissement conformément à la manière humaine d'exister qui ne s'implique dans le présent que grâce à l'ouverture de l'avenir et en tablant sur la densité et la solidité du passé? Ces questions paraissent appropriées, légitimes et engagent la pensée dans un processus d'interprétation.

1. Langue, écriture et pensée

Les rapports entre la langue, l'écriture et la pensée inter-viennent toujours de quelque manière dans la thématique de l'interprétation. Le titre que nous avons donné à cet ouvrage: Nietzsche: Langage et Interprétation voudrait évoquer ce fait. Comment sont compris ces rapports par Nietzsche? Expressément ou implicitement…

a. Langage-obstacle À ne s’en tenir qu’aux exigences du traitement du mot,

– la philologie devant l'aborder avec un art et une connaissance d'orfèvre –, on pourrait croire que celui-ci ne présente que les

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

qualités du trésor, de l'objet délicat et précieux. Mais, en réalité, il n’en est pas tout à fait ainsi.

α. Mot-barrière Voici ce que Nietzsche dit du mot dans Aurore: “Partout où les premiers hommes plaçaient un mot, ils

croyaient avoir fait une découverte. Combien il en allait autre-ment, en vérité! – ils avaient effleuré un problème et, croyant l’avoir résolu, ils avaient fabriqué un obstacle à sa solution. – Maintenant, dans tout effort de connaissance, on trébuche sur des mots pétrifiés, éternisés, et le choc rompra plus facilement la jambe que le mot.”2

Le mot est vu ici comme un obstacle à la pensée, une

barrière de pierre en travers de la route. Rien de bien délicat et précieux. Il est la pensée pétrifiée. Celle-ci acquiert par le mot valeur d’éternité. Et, d’après le contexte, cela ne peut avoir qu’un sens négatif. Tout effort de connaissance achoppe aux mots. Et on est tout près de penser que l’instrument le plus approprié pour l’aborder est la pelle mécanique du service de la voirie plutôt que les pincettes de l’orfèvre. À moins que ce ne soit l’équipement capable de dégager une pierre précieuse de sa gangue. Et ceci évoquerait le processus de l'interprétation en mesure de faire apparaître la vérité.

D'autre part, il convient de noter la manière dont le mot semble surgir. Il serait un objet de fabrication humaine, quelque chose comme une étiquette que l’on colle sur les problèmes ou les choses pour signer une compréhension ou une découverte. À cet égard, ce passage d'Aurore serait le reflet de cette conception de la langue qui veut que ses signes soient affaire de pure con-vention. On verra plus loin que Nietzsche élargit la question de l’origine du mot. Mais, pour le moment, examinons de plus près ce mot-barrière.

Le rapport obstructif du mot à la pensée se retrouve d’une certaine manière dans cette remarque de Fink où il essaye de montrer comment la pensée de Nietzsche dépasse, ou mieux,

2 A, par., 47, p. 38.

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échappe à la tradition de pensée occidentale, et comment par ailleurs elle n’arrive pas à une expression achevée.

“Peut-être Nietzsche se détache-t-il le plus de la tradition

métaphysique par le fait qu’il passe de la pensée de l’étant intra-mondain, à la pensée du vaste monde englobant. De l’homme et de Dieu, par-dessus l’agitation de toutes les choses, il remonte à la totalité universelle. Et la totalité universelle, il la pense par la pensée de l’éternel retour du pareil.

Cependant il ébauche cette pensée plutôt qu’il ne la déve-loppe. Il craint presque de la formuler; le centre de sa pensée redoute le verbe. C’est un savoir secret. Nietzsche hésite et dresse toujours de nouveaux remparts autour de son secret, parce qu’il n’arrive guère à conceptualiser son intuition la plus haute. Le secret de sa pensée fondamentale reste pour lui-même dans l’ombre de l’insolite. Peut-être par là échappe-t-il pour la première fois à la voie de la métaphysique pour se trouver égaré, embarrassé dans une nouvelle dimension.”3

Le centre de la pensée nietzschéenne, c’est-à-dire la totalité

universelle pensée comme éternel retour du pareil ou de l’iden-tique, redoute le verbe. Ce centre semble hésiter à accéder au langage. Il reste à l'ombre de l'insolite et en cette manière se cache. C'est-à-dire qu'il est ce qui est dissimulé et qui se manifeste tout à la fois. Si Nietzsche parvient si difficilement à formuler sa pensée fondamentale ou centrale, c’est peut-être, comme dit Fink, parce qu’il n’arrive pas à conceptualiser son intuition. Mais il semble que l'idée de “pensée qui redoute le verbe” soit plus heureuse. Elle paraît en effet assez bien tenir compte de cette expérience du mot-obstacle que fait Nietzsche.

Cette expérience du mot obstructif peut être considérée à un double point de vue: 1) Les mots barrent la route parce que la langue déjà constituée représente une barrière de pensée figée, pétrifiée, en raison de sa détermination acceptée ou imposée comme telle ou de son sens devenu courant. D'entrée de jeu les mots barrent la route. 2) Les mots barrent la route aussi dans le sens où Nietzsche a peur que les mots nouveaux

3 FINK, E., La philosophie de Nietzsche, Les Editions de Minuit, Paris, 1965, pp. 105-106.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

qu’il réussirait à frapper d’une façon originale, en raison d’une retombée nécessaire, lui boucheraient à leur tour l’horizon qui doit cependant demeurer ouvert par et pour la créativité du surhomme, c’est-à-dire par et pour l’activité créatrice. Des mots nouveaux barreraient donc aussi la route.

Parce que la pensée fondamentale de Nietzsche n’arrive qu’avec peine ou à peine au langage en raison même du caractère fixé et figeant de la langue, i.e. à cause de l’obstacle des mots et par crainte de leur pétrification, c’est une pensée qui s’offre essentiellement à l’interprétation, si interprétation veut dire explicitation (Auslegung), ou encore dé-ploiement et exposition. Et sans doute peut-on dire cela de toute pensée, si toute pensée a un rapport essentiel à la langue. De toute façon, étant donné la nature du mot, il y a toujours lieu d’interpréter. Parce que le mot aurait toujours déjà arrêté la pensée.

Mais si l'interprétation doit intervenir en raison du caractère obstructif du mot, c'est-à-dire qui arrête la pensée, est-ce que cela voudrait dire qu’interpréter prolonge ou poursuit la pensée? Est-ce que nous pourrions percevoir ici une dimension créatrice dans l’interprétation? Est-ce qu’interpréter serait autre chose qu’un commentaire ou une glose répétitive sur du déjà dit? C’est pourtant ainsi qu’on l’a souvent comprise. Mais nous avons peut-être affaire, là précisément, à une de ces fixations de la pensée dans le mot, c’est-à-dire dans le mot "interprétation"! Et peut-être aussi aurions-nous avantage à repenser l’idée de "commentaire" à la lumière d’une idée d’"interprétation" renou-velée ou transformée.

β. Langage instrument de la pensée Maintenant, encore quelques questions relativement à

cet aphorisme 47 d’Aurore. Nietzsche voudrait-il laisser entendre que le rapport du mot à la pensée est un rapport instrumental? Pensons aux expressions: "les hommes placent des mots", "fabriquent des obstacles". Est-ce que pour lui la pensée serait première et le mot second? Y aurait-il d’abord la pensée ou une pensée, et y aurait-il ensuite, dans un second temps, cette pensée qui arriverait au langage, dans le mot ou grâce au mot construit à cet effet? Il va sans dire qu’une telle question concerne la

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création littéraire, la pensée philosophique et sans doute toute activité humaine dans la mesure où celle-ci implique toujours une pensée. La vie humaine tout entière se déroule ou baigne dans la pensée. Et selon la manière dont on comprend le rapport de celle-ci au langage, on aperçoit aussi la manière dont cette vie se rapporte au langage: la vie humaine dans le langage ou le langage simple instrument de la vie? Comment penser ou concevoir le rapport de la pensée et du mot, le rapport de la vie au mot? Il y a des contemporains qui pensent que la pensée origine dans le langage, que le mot donc est plus originel que la pensée, ou au moins tout aussi originel qu'elle. Mais l'opinion dominante penche nettement en faveur de la langue instrument pour l'expression de la pensée et moyen pour la communication entre les humains. Comment départager ces compréhensions?

Ce sont là des questions qui toutes concernent l’inter-prétation. Nous aurions cheminé assez loin, si, à la fin du parcours prévu, nous pouvions voir des éléments de réponses à ces questions. Ou mieux: si nous pouvions ouvrir ces questions dans toute leur amplitude. C'est dans cet espace seulement que peuvent surgir les éléments capables de les départager. Pour le moment, ne nous hâtons pas trop. Prenons le temps d’écouter et de penser. Si nous prenons ce temps-là, peut-être allons-nous pouvoir nous rendre compte que nos questions, si elles visent à déterminer qui de la pensée ou du langage est premier ou plus important, ne sont pas posées adéquatement. D'après la méta-physique occidentale la pensée, parce que d'ordre spirituel, aurait préséance sur le langage qui, lui, est sensible et d'ordre matériel. La pensée de Nietzsche évolue sur ce fond métaphysique tout en tentant de s'en débarrasser. Mais dépasser la métaphysique occi-dentale n'est pas une mince tâche. Comment y arriver en pensée et en langage? Heidegger y a consacré sa vie et son œuvre. La tâche est-elle accomplie? Les solutions sont-elles là, toutes prêtes? On ne doit pas ici tabler sur des recettes éprouvées ni escompter des réponses brèves et facilement transmissibles. “Der Dumme erwarten viel. Der Denkende sagt wenig.” (Bertolt Brecht, Geschichten vom Herrn Keuner) Le sot attend beaucoup, c'est-à-dire qu'il compte recevoir des explications définitives, des réponses nettement encapsulées. Le penseur dit peu. Car le penseur navigue précautionneusement dans le large des questions qui

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

s'ouvrent dans l'aura mystérieuse du langage. Là peuvent lui être soufflés par temps propice quelques mots essentiels.

Pour Nietzsche, non seulement les mots barrent la route à la pensée, mais il sont aussi en quelque sorte le signe ou les signes d’une pensée ou de pensées affaiblies, surtout lorsqu’ils sont écrits. À cet égard lisons le dernier paragraphe de Par-delà bien et mal :

“Hélas, mes pensées, qu’êtes-vous devenues, maintenant

que vous voilà écrites et peintes! Il n’y a pas longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire – et à présent? Déjà vous avez perdu la fleur de votre nouveauté, et quelques-unes d’entre vous, je le crains, sont en passe de devenir des vérités: elles ont déjà l’air si impérissable, si mortellement inattaquable, si ennuyeux! Et en fut-il jamais autrement? Qu’écrivons-nous, que peignons-nous avec nos pinceaux chinois, nous autres mandarins, éterniseurs de choses qui peuvent s’écrire, que sommes-nous capables de reproduire? Hélas, seulement ce qui va se faner et commence à s’éventer! Hélas, seulement des orages qui s’éloignent et s’épuisent, des sentiments ternes et tardifs! Hélas, seulement des oiseaux las de voler, égarés, qui se laissent prendre dans la main – dans notre main! Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler très longtemps, des choses exténuées et trop mûres! Et ce n’est que pour votre après-midi, ô mes pen-sées écrites et peintes, que je possède des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de teintes délicates, cinquante jaunes, bruns, verts, rouges: mais nul, à vous voir, ne devinera votre éclat matinal, étincelles subites et merveilles de ma solitude, mes vieilles, mes chères – mes mauvaises pensées!”4

Nietzsche s’adresse d’abord à ses propres pensées écrites.

Ils les plaint. Car il constate qu’elles ont perdu leur nouveauté, leur jeunesse, leur fraîcheur. Elles sont toute prêtes à devenir des vérités, quelque chose de figé, de fixé, de mort. La vérité, selon la conception qui domine en occident depuis Aristote, est la conformité d'un énoncé avec ce qui est, i.e. qui est stable ou en permanence. Qu'en est-il alors de la vérité si ce qui est devient?

4 PBM, par., 296, pp. 208-209.

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Si ce que nous appelons le réel devient? Si l'important est le devenir, si être est devenir? Il faudra revenir sur cette conception de la vérité. De la vérité en rapport avec le devenir.

Puis il interroge ceux qui écrivent et peignent des pensées. Ils ne sont capables de reproduire que ce qui est usé, fané, et qui tombe de fatigue. Voilà ce dont sont capables les intellectuels, mandarins de l’empire des mots, de l'empire du couchant des pensées fatiguées, des vérités. Un clin d'œil aux mandarins de l'empire du levant.

Et, pour finir, il s’adresse de nouveau à ses pensées écrites et peintes. Malgré leur riche coloris d’après-midi, elles lui font regretter leur verdeur matinale de mauvaises pensées qu’elles étaient. Rappelons-nous que pour Nietzsche le philo-sophe est la mauvaise conscience de son temps. Nul ne devinera l’éclat de leur aurore, car nul n’est capable d’écrire la pensée dans son surgissement, dans son émergence même. Nietzsche affirme ici une incapacité fondamentale de l’écriture. Et, en même temps, il reconnaît un écart tranché entre la pensée et le langage. La pensée, pour Nietzsche, semble bien précéder le langage; en tout cas, l’écriture. Le langage ou la langue est l'expression de la pensée, son extériorisation.

Il s’avère qu’en ceci Nietzsche est bien platonicien en dépit de son ambition de renverser l'idéalisme de cette philosophie. En effet son “maintenant que vous voilà écrites et peintes” renvoie assez directement à un passage du Phèdre. Socrate s’adresse à Phèdre:

“Ce qu’il y a de terrible en effet, je pense, dans l’écriture,

c’est aussi, Phèdre, qu’elle ait véritablement tant de ressem-blance avec la peinture. Et de fait, les êtres qu’enfante celle-ci font figure d’êtres vivants; mais qu’on leur pose quelque question, pleins de dignité ils se taisent! Il en est de même aussi pour les écrits: on croirait que de la pensée anime ce qu’ils disent; mais, qu’on leur adresse la parole avec l’intention de s’éclairer sur un de leurs dires, c’est une chose unique qu’ils se contentent de signifier, la même toujours! Autre chose: quand une fois pour toutes il a été écrit, chaque discours s’en va rouler de droite et de gauche, indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent et, pareillement, auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire, et il ne sait pas quels sont ceux à qui

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

justement il doit ou non s’adresser. Que d’autre part il s’élève à son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement dé-daigné, il a toujours besoin de l’assistance de son père: à lui seul, en effet, il n’est capable, ni de se défendre, ni de s’assister lui-même.”5

La phénoménologie du XXe siècle peut inspirer quelques

réflexions sur ce passage du Phèdre. Les discours écrits signifient toujours la même chose, dit Socrate. Le sens ne chemine pas. Ce qui est signifié est comme figé, mort. Il n’est ni capable de s’expliquer, ni de se défendre. Peut-être faudrait-il amener Socrate à réfléchir sur le rapport du discours écrit avec ce dont il parle, ce qui l'a interpellé, inspiré. C’est peut-être cela qui dans l’écrit peut toujours s’expliquer en interpellant à nouveau, répondre à nos questions et se défendre s’il en est besoin. On pourrait faire une remarque semblable à Nietzsche. Qu’est-ce qu’il y a de si captivant et enivrant dans ses belles et mauvaises pensées? Si la pensée est toujours pensée de quelque chose, selon l'insistance de la phénoménologie, c’est sans doute la chose telle qu’elle apparaît dans la pensée ou comme pensée qui attire l'attention et provoque l'admiration. Pourquoi alors la pensée écrite serait-elle morte? L’écriture n’est-elle pas plutôt une garantie que la pensée pourra continuer d’être renvoyée à la chose dont elle est la pensée et dont elle parle d’une certaine manière dans l’écriture? Puis il convient de se demander encore: La chose a-t-elle deux voies totalement distinctes pour se mani-fester, celle de la pensée et celle du discours? Ou la chose se manifeste-t-elle d'une seule manière qui implique à la fois la pensée et le discours, ou le langage et la pensée, ce dernier ou tentant simplement d'exprimer une certaine priorisation dans le surgissement de l'originel? Questions qui pourront s'éclairer en cours de route.

Pour revenir au paragraphe qui nous occupe maintenant (PBM, 296) et en le regardant du point de vue de l’interprétation, on peut demander s’il est bien important pour l’interprétation de deviner l'état matinal ou l'origine d’une pensée? De découvrir ses arrières? Et si c'est le cas, dans quelle mesure? Comment

5 PLATON, Phèdre, 275d-e.

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comprendre l'origine et les arrières d’une pensée? S’agirait-il de tenter de comprendre, par exemple, l’état psychologique de l'auteur au moment de la conception et de l'expression de sa pensée? Ou s'agirait-il encore de mettre au jour les préalables de cette pensée en tant que caractéristiques du monde dans lequel elle a surgit? Est-ce que, d'autre part, l’interprétation ne serait pas plutôt concernée par les devants d’une pensée?6 L'interprétation a peut-être affaire au deux. Mais dans quelle mesure et comment le déterminer? Voilà autant de perspectives qui pourront s'ouvrir au cours de notre cheminement.

γ. Langage, communication et vulgarisation Nietzsche manifeste d'ailleurs une même attitude négative

vis-à-vis la langue et la parole dans Crépuscule des Idoles : “C’est ne plus nous estimer assez que nous communiquer.

Nos vraies expériences capitales sont tout sauf bavardes. Elles ne sauraient se communiquer, même si elles le voulaient. C’est qu’il leur manque la parole. Ce pour quoi nous trouvons des paroles, c’est que nous l’avons dépassé. Dans tout discours, il y a un soupçon de mépris. La langue, semble-t-il, n’a été inventée que pour les choses médiocres, communes, commu-nicables. Par le langage, celui qui parle se vulgarise. Extrait d’une morale pour sourds-muets et autres philosophes.”7

La langue apparaît ici comme le terrain de jeu du dégradé

et de l’ordinaire. Elle a été inventée pour les choses médiocres, communes et par conséquent communicables. Elle donne libre cours à ce qui est opposé aux préoccupations du philosophe ou du surhomme qui, lui, entraîne hors du commun dans l’extraor-dinaire et ainsi hors de la communication. Notons les deux sens que Nietzsche donne à la communication: rendre accessible à l'ensemble, à la foule, et, ce faisant, rendre médiocre et abaisser. D'autre part, la langue est encore vue ici comme l’objet d’une invention. La langue ne semble pas prendre son origine chez

6 RICŒUR, Paul, La métaphore et le problème central de l’herméneutique, Revue philosophique de Louvain, 1972, février, pp. 93-112. 7 CI, par., 26, pp.123-124.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

l'humain en même temps que l'expérience et la pensée. Elle survient après coup sous forme d'instrument patenté pour l'expres-sion et la communication.

Il est très clair que Nietzsche présente ici la langue et la parole comme tardives par rapport à ce qui arrive de source chez l’humain. La parole manque aux expériences capitales. Elle n’exprime que ce qui est dépassé. Nous avons antérieurement relevé un passage de l’introduction de 1886 à Humain, trop humain (HTH, vol. II, p. 9) où Nietzsche dit qu’il ne parle que de ses victoires, que ses livres ne parlent que de ce qu’il a laissé derrière lui, et qu'en ce sens ils peuvent être antidaté. À une seule exception près, disait-il. Nous avons fait l’hypothèse qu’il pouvait s’agir du Zarathoustra. Il s’agit sans doute ici de la même idée. Les expériences capitales ne peuvent pas se dire. Vouloir les dire quand même serait pur bavardage. Un tel dire ne se rendrait pas à ce qu’il voudrait dire. Les expériences capitales sont ainsi inaccessibles aux autres. Les pensées de Nietzsche, qui sont ses événements8, sont sûrement pour lui de l’ordre de ces expériences capitales. Elles sont inaccessibles aux autres parce qu’inexprimables. Et vouloir quand même les communiquer serait un manque d’estime pour elles et pour soi-même. Car parler, c’est se vulgariser. Placer quelque chose au niveau du communicable, c’est le placer au niveau du commun et, dans ce sens, le dégrader dans l’ordinaire. On pourrait même dire que parler c’est autant mépriser les autres que ne pas s’estimer soi-même, puisque c’est, en somme, les mettre au rang du commun par le communicable. Il y aurait ainsi un triple mépris dans la communication: c'est ne pas respecter les expériences et les pensées capitales, ne pas se respecter soi-même et ne pas respecter les autres. Un triple abaissement.

Il est important de souligner ici que, maintenant, des penseurs considèrent au contraire le langage comme le milieu de l’expérience. C'est le cas de Hans-Georg Gadamer. Ludwig Wittgenstein va dans le même sens avec sa notion de jeu de langage qui est aussi une forme de vie. Pour eux, c'est plutôt dans le langage que se fait l’expérience du monde. Selon cette conception, c’est le langage qui rendrait possible toute expérience,

8 PBM, par. 292, p. 205.

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y compris l’expérience de la pensée. Ceci est manifestement l’opposé de ce que Nietzsche dit ici des expériences capitales: qu’il leur manque la parole, qu’elles ne se communiquent pas, qu’elles ne sont pas bavardes.

b. Les choses ont besoin d’accéder à la parole

Mais Nietzsche ne craint pas les contrastes. Il fréquente les oppositions. Il cherche les différences. La vie est différence. Elle porte vers l'autre. Cela, comme il a été mentionné en intro-duction, fait partie des caractéristiques principales de sa pensée. Aussi serait-il surprenant que ce que nous venons de relever sur la langue et la parole soit tout ce qu’il ait à dire à propos du langage. Voyons.

α. La parole vient de l’écoute Il faut se référer aux enseignements de Zarathoustra.

Celui-ci quitte ses amis et prend le bateau pour retourner à sa solitude. Il a le cœur brisé et fermé. Pendant deux jours, il est glacé et sourd de tristesse. Il ne répond ni aux regards, ni aux questions. Grande est sa déception vis-à-vis la curiosité des gens qui sont à bord du bateau qui l’emmène.

“Or le soir du deuxième jour il ouvrit à nouveau les

oreilles, mais toujours sans dire mot, car mainte chose étrange et périlleuse se pouvait ouïr sur ce vaisseau qui venait de loin et plus loin encore voulait aller. Mais Zarathoustra était l’ami de tous ceux qui voyagent au loin et sans péril ne sauraient vivre. Et voici qu’enfin, à force d’écouter, sa propre langue se délia et de son cœur fondit la glace, – et lors ainsi com-mença de parler: –9

Les oreilles de Zarathoustra s’ouvrent, mais il ne parle

pas encore. Cependant à force de prêter l’oreille et d’écouter, sa langue se délie, la glace de son cœur fond et sa parole jaillit. C’est ainsi que parle Zarathoustra. Sa parole jaillit de source à la suite d'une écoute.

9 Z, De la vision et de l’énigme, 1, p. 175.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

Que faut-il entendre par écoute? Écoute de paroles prononcées, sans doute. Mais l’écoute ne doit-elle pas s’élargir et devenir quelque chose comme l’attente, l’ouverture et l’accueil? L’attente de ce qui déborde l’immédiat. L’ouverture à ce qui vient de loin et qui va loin. L’accueil de ce qui est étranger et dangereux, périlleux. Nous l'avons vu, le philosophe joue un jeu dangereux. Ses pensées sont ses événements, des orages. Aussi Zarathoustra qui semble le personnifier, aime-t-il les marins, tous ceux qui naviguent au loin, encore plus loin, exposés aux périls de la mer. Il y a beaucoup à apprendre d'eux. Il suffit d'écouter, c'est-à-dire savoir attendre et puis entendre. Pour entendre il importe de tendre vers ce qui vient, ou mieux vers ce qui peut venir. À la suite de cette écoute tendue et réceptive, la parole peut jaillir.

β. Séparatisme des noms ou

sectionnement onomastique Et plus loin, dans le chapitre intitulé Le convalescent,

Zarathoustra va chanter le caractère illusoire du langage. Son côté agréable. Comment le langage est-il illusoire? C'est qu'il donne l'impression qu'il y a un extérieur au soi, alors que pour Nietzsche il n'y en a pas. Pourquoi le chanter? Parce qu’il est réconfortant. Il est bon de l’écouter. Mais pour mieux comprendre, écoutons ce que ses bêtes, l'aigle et le serpent, disent à Zarathoustra et ce que celui-ci leur répond:

“O Zarathoustra, dirent-elles, ainsi depuis sept jours déjà

tu es couché, les yeux pesants; sur tes pieds ne te veux-tu enfin remettre?

De ta caverne sors; comme un jardin t’attend le monde. La brise joue avec de bonnes pesantes senteurs qui à toi veulent venir; et tous ruisseaux vers toi voudraient courir.

De toi languissent toutes choses depuis que sept jours tu restas seul, – de ta caverne sors! Tes médecins, voilà ce que veulent être toutes choses!

N’as-tu reçu un neuf savoir, riche en levain, pesant? Telle une pâte ayant reçu levain, n’a-t-elle levé, ton âme et sur tous ses bords ne s’est-elle gonflée?” –

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

– O mes bêtes, répondit Zarathoustra, de la sorte encore bavardez et me laissez vous écouter! Que bavardiez m’est réconfort; lorsqu’on bavarde, pour moi déjà le monde est comme un jardin.

Comme est plaisant qu’il y ait des mots et des sons! Ne sont-ils, mots et sons, des arcs-en-ciel et, entre des êtres à jamais séparés, des ponts en trompe-l’œil?

A chacune des âmes appartient un autre monde; pour chacune des âmes arrière-monde est toute âme autre.

Entre les plus semblables justement l’apparence trompe de la plus belle façon; car la plus petite faille est celle qui le plus pesamment se franchit.

Pour moi – comment y aurait-il un hors-de-moi? Il n’est pas d’extérieur! Mais c’est ce qu’on oublie à

chaque son; et comme il est plaisant d’oublier! Si noms et sons aux choses furent prodigués, n’est-ce

point pour que dans les choses l’homme trouve son réconfort? Belle folie est le langage : par lui sur toutes choses danse l’homme.

Comme plaisants sont tout discours et tout sonore men-songe! Sur de multicolores arcs-en-ciel avec des sons danse notre amour. –”10

L’aigle et le serpent invitent Zarathoustra à sortir de sa

caverne. Pour respirer l’air bienfaisant du jardin du monde. Mais rien qu'à les écouter Zarathoustra voit ce jardin, hume et goûte déjà ses odeurs et ses saveurs. Aussi leur demande-t-il de continuer à babiller. Car les mots et les sons de leur babillage rassemblent les choses autour de lui. Ils établissent des liens entre elles, ils jettent des ponts entre elles et l’âme, et entre les âmes qui ont toutes leur propre monde. Mais ces ponts, ces liens sont illusoires comme des arcs-en-ciel. Les mots et les sons donnent l’illusion qu’il y a un extérieur. Cela est un men-songe. Un mensonge doux et agréable. C’est pour cela que l’on donne des noms aux choses. C’est pour que le monde par la diversité et l'altérité de ses choses devienne réconfortant. Le langage est une belle folie. Par ses noms, ses mots (ονομα, ατοs), il sectionne le monde en morceaux ou en altérités diverses et il

10 Z, Le convalescent, 2, pp. 238-239.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

crée de la sorte un extérieur agréable à l'humain. Mais le langage est aussi une bonne folie car il rassemble ces choses éparses autour de l'humain; il en fait un jardin dont tous les éléments deviennent remèdes et baumes bienfaisants.

Une belle folie, mais une folie tout de même. Car pour Zarathoustra, justement, il n’y a pas d’extérieur à lui-même. Savoir qu’il n’y a pas d’extérieur à soi, doit être une pensée lourde, âpre et dure, douloureuse, puisqu’il est doux et aimable de l’oublier. Alors qu’en est-il de cette unité du soi et du monde? Un passage de La naissance de la tragédie peut nous renseigner:

“Transformez en tableau l’«Hymne à la joie» de Beethoven

et ne laissez pas votre imagination en reste lorsque les millions d’êtres se prosternent en frémissant dans la poussière: c’est ainsi qu’il est possible d’approcher le dionysiaque. Maintenant l’esclave est un homme libre, maintenant se brisent toutes les barrières hostiles et rigides que la nécessité, l’arbitraire ou la «mode insolente» ont mises entre les hommes. Maintenant dans cet évangile de l’harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, réconcilié, confondu avec son prochain, mais il fait un avec tous, comme si le voile de Maya s’était déchiré et qu’il n’en flottait plus que des lambeaux devant le mystère de l’Un originaire. Par le chant et la danse, l’homme manifeste son appartenance à une communauté supérieure: il a désappris de marcher et de parler et, dansant, il est sur le point de s’envoler dans les airs. Ses gestes disent son ensor-cellement. De même que les animaux maintenant parlent et la terre donne lait et miel, de même résonne en lui quelque chose de surnaturel: il se sent dieu, il circule lui-même extasié, soulevé, ainsi qu’il a vu dans ses rêves marcher les dieux. L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art : ce qui se révèle ici dans le tressaillement de l’ivresse, c’est, en vue de la suprême volupté et de l’apaisement de l’Un originaire, la puissance artiste de la nature tout entière. Ce qui est pétri ou sculpté, c’est l’argile la plus noble, le marbre le plus précieux, l’homme lui-même, et sous les coups de ciseaux du démiurge dionysiaque retentit l’appel des Mystères d’Eleusis : «Vous vous jetez à terre, millions d’êtres? O monde, pressens-tu ton créateur?»–”11

11 NT, I,1, par. 1, pp.45-46.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Célébration de la réconciliation universelle des choses et de l’humain dans l’unité originelle de la nature qui joint les forces créatrices apollinienne et dionysiaque. Zarathoustra expé-rimente cet «Un originaire», car il n’a pas d’extérieur à lui. Mais il n’y a pas là que simple enivrement, que pur enchantement. S’il est dans une certaine manière toutes choses, Zarathoustra s’en trouve pour ainsi dire responsable. Il est impliqué dans tout et il est concerné par tout. Expérimenter l’unité, c’est en même temps avoir la responsabilité du tout. Il convient ici de renvoyer au paragraphe 212 de Par-delà bien et mal, déjà cité, où Nietzsche, opposant le philosophe aux spécialistes confinés dans leur coin respectif, dit: “… un philosophe serait contraint – s’il pouvait y avoir des philosophes aujourd’hui – de placer la grandeur de l’homme, la notion même de «grandeur», dans l’étendue et la diversité de l’esprit, dans une totalité faite de multiplicité : il fixerait même le rang et la valeur d’un homme d’après l’ampleur et la diversité de ce qu’il peut supporter et assumer, selon la portée qu’il sait donner à sa responsabilité.” Une telle responsabilité, il va sans dire, n’est pas sans joindre de la gravité et de la lourdeur à la danse dionysiaque qui se veut légère et exubérante.

Ainsi dans cette atmosphère où baignent des sentiments contrastés d’extase et de pesanteur, le langage peut bien avoir un effet de diversion bienfaisant. Par sa fonction de nomination, il fait apparaître le divers, les individualités diverses, engendrant ainsi l’altérité et délestant d’autant le sentiment de responsabilité à l’égard du tout. Le langage atténue ou voile ainsi l’unité fonda-mentale. Le langage présente les choses dans la diversité issue de la séparation onomastique. C’est vrai qu’en nommant les choses il les appelle aussi en quelque sorte. Il semble ainsi les rassembler. C’est un beau spectacle reposant et bienfaisant comme un jardin. Mais cela est illusoire. Car ces rapprochements et ces liens effectués par le langage ne sont que des arcs-en-ciel, du trompe-l’œil qui affiche démesurément l'altérité et l'extériorité au dépend de l'unité du tout. Mais Zarathoustra ne se laisse pas prendre par cette fausse beauté enchanteresse. Comment y aurait-il un hors-de-moi, demande-t-il. Gare au leurre des individualités.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

“Pensée capitale! … Par-delà «moi-même» et «toi-même» sortir! Éprouver d’une manière cosmique! 12

S’il n’y a pas d’extérieur à l’humain, on comprend que celui-ci ne doive pas se confiner dans quelque petit recoin abstrait de la réalité, s’appelât-il faculté, discipline ou autre spécialisation. La mesure de l’humain est la totalité de ce qui est. Sa grandeur est déterminée par la largeur et la diversité de son esprit, par l’ampleur de la responsabilité qu’il assume par rapport à l’ensemble des choses. Et la qualité de cette responsa-bilité, avons-nous vu antérieurement, s’apprécie à la préservation des traits multiples et variés de la totalité. On a affaire ici à une pensée qui s’élève contre toute imposition hégémonique d’une forme de savoir, d’une forme de culture, d’un système politique, d’une forme de religion, d’un agir et d’un être moral. L’unité des choses, soit; mais aussi leur diversité. "Totalité faite de multiplicité." La pensée n’est pas l’uniformisation et l'unité n'est pas l’uniformité. Pas de réduction hégémonique. On voit ici Nietzsche aux prises avec une des formes de la question des rapports du particulier et de l'universel.

Par ailleurs, assumer la responsabilité de l’ensemble doit être lourd à porter. De toute façon, il est bon d’oublier qu’il n’y a pas d’extérieur à moi, dit Zarathoustra. Et le langage remplit joliment cette fonction en présentant les choses détachées dans leur individualité et illusoirement réunies les unes aux autres en un jardin agréable à l’œil et favorable au repos parce que délestant d'un fardeau dans son apparence d'autonomie et d'autosuffisance. Le langage étale le monde devant l’humain, donc en dehors, à l’extérieur de lui et se supportant lui-même. Pourquoi les choses sont-elles illusoirement réunies? Parce qu’au fond non détachées dans le mystère de l’unité originelle.

Il serait intéressant de réfléchir ici sur une parole d’Héraclite: σοφον − Εν παντα. Écoutant non pas moi mais le logos, il est sage de confesser l’unité de tout. Car le logos rassemble. Mes propos, mes discours peuvent bien donner l’impression de la séparation et de la pluralité des choses, semble-t-il dire, mais le logos parle plutôt de l’unité de tout. Ce serait la sagesse. Nietzsche aurait-il fait aussi cette expérience

12 GS, Fragments inédits, 11(7), pp. 298.299.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

du langage originel nommée par Héraclite? La grandeur se mesure à l'étendue et à la diversité de l'esprit. Il appartient peut-être au régime de la pensée d'expérimenter tout à la fois la fonction onomastique des mots et le dire originel de l'un en quoi toutes choses sont déjà rassemblées.

Soulignons quand même, pour résumer, que le langage est en quelque sorte la manifestation des choses dans leur individualité. Les choses sont manifestées en langage. Et leur unité? Peut-être faut-il la chercher dans la manifestation elle-même, dans leur être manifeste, dans l'être même dont le surgis-sement, pour évoquer la pensée heideggérienne, s'accomplit à travers le dire humain.

γ. Retour de la langue au naturel du langage imagé Comme il fallait s’y attendre, les propos qui précèdent

relativement à la langue et à la fonction du langage n’épuisent pas ce que Nietzsche peut en penser et en dire. On va assister à un glissement important vers une autre détermination ou une autre essence du langage.

1. Moment de l’expérience

Nietzsche, encore une fois, va nous parler d’expérience.

Il a fait cette expérience surtout, semble-t-il, au temps du Zara-thoustra. En témoigne ce qu’il dit lui-même de ce livre dans Ecce homo.

“Il n’y a pas de sagesse, pas d’exploration de l’âme, pas

d’art du verbe avant Zarathoustra. C’est la réalité la plus immédiate, la plus quotidienne, qui parle ici de choses inouïes. La sentence frémissante de passion; l’éloquence faite musique; des éclairs lancés à l’avance vers des futurs jusqu’alors in-soupçonnés. La plus puissante invention symbolique connue jusqu’alors est pauvre et enfantine, comparée à ce retour de la langue au naturel du langage imagé.13

13 EH, Ainsi parlait Zarathoustra, par. 6, p. 313.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

Pourquoi une appréciation si dithyrambique de cette œuvre? C'est que Zarathoustra est un poème, une expérience tout à fait originelle du langage. Dans cette période du Zara-thoustra, des choses qui n’avaient pas encore été entendues sont dites et des futurs insoupçonnés jusqu’alors sont annoncés. Ces expressions résonnent bien différemment du dernier para-graphe de Par-delà bien et mal. Là, on l’a déjà relevé, ce ne sont que des pensées lasses et amorties qui peuvent être dites. Ici, la réalité la plus immédiate, la plus quotidienne parle. Là, des pensées sont dites; ici la réalité parle. Nietzsche serait-il en train de comprendre le langage autrement que comme expression d’une pensée? Il semble, en effet, être en passe de surmonter la conception instrumentaliste du langage.

Voici qu'on semble bien dépasser la conception de la langue comme "invention symbolique" pour exprimer des pensées, des expériences. La langue semble changer de statut dans ce "retour… au naturel du langage imagé." On croit en effet perce-voir un autre rapport entre le langage et la réalité. On croit entendre ce que Zarathoustra se faisait dire par la solitude dans Le retour au pays:

Hier kommen alle Dinge liebkosend zu deiner Rede und

schmeicheln dir: denn sie wollen auf deinem Rücken reiten. Auf jedem Gleichnis reitest du hier zu jeder Wahrheit.

Nous traduisons: Ici toutes choses viennent, caressantes, à ta parole et te

flattent: car elles veulent sur ton dos chevaucher. Sur chaque image tu chevauches ici vers chaque vérité.

Ce sont les choses qui viennent à la parole de Zarathoustra.

Les choses se font caressantes et enjôleuses parce qu'elles veulent chevaucher sur son dos. Comme en réponse à cette interpellation des choses, Zarathoustra doit se charger d'elles. Voilà la présentation d'une expérience tout à fait originelle de la parole humaine. Par le langage, l'humain peut accueillir toutes choses et les porter, c'est-à-dire en prendre la responsa-bilité. Par le langage, l'humain est chargé d'univers. Lourde et

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

vaste plénitude! En quoi consiste la responsabilité envers les choses qu'il porte et dont il est rempli? Comment s'acquitte-t-il de cette charge? En ce que sur chaque image il chevauche vers chaque vérité. Mais encore? Les choses viennent chez l'humain en langage. Le langage est image et présente ainsi l'aspect qu'offre chaque chose; en cela même il manifeste ce qui vient à l'humain en l'interpellant selon une espèce de séduction que, dans la ligne de pensée du sujet moderne, l'on interprète souvent de façon restrictive comme le goût de connaître et de savoir. Comme si toute l'initiative relevait tout simplement du sujet humain. Mais, semble-t-il, il y a d'abord cette interpellation des choses. Et ce goût de la connaissance en résulterait. Et c'est ainsi, pour revenir au dire poétique, que l'humain chevauche sur chaque image vers chaque vérité. Vers la manifestation de tout ce qui afflue et s'offre à la présentation. C'est-à-dire pour la manifestation, sans doute jamais complètement achevée, de l'être de chaque chose. Car si le langage poétique semble inépui-sable de ressources, c'est que les choses ont tant à être dit que la puissance évocatrice du langage doit indéfiniment se reprendre, dans une suite de tentatives imagées, pour s'approcher toujours davantage de la plénitude de leur être, mais sans jamais l'atteindre tout à fait.

La traduction de ce passage que Maurice de Gandillac propose pour l'édition des œuvres complètes de Nietzsche se lit comme suit: "À ta parole ici viennent toutes choses, caressantes, et te flattent, car sur ton dos veulent chevaucher. Toute image chevauchant, ici vers toute vérité tu avances."14 Cette traduction apparemment correcte risque cependant de donner un sens différent aux mots "zu deiner Rede", "à ta parole". Elle laisse entendre en effet, si on ne peut la mettre en parallèle avec la formulation allemande, que c'est la parole de Zarathoustra qui incite les choses à venir ici, i.e. dans la solitude. En plaçant "à ta parole" au début de la phrase, contrairement au texte original, on met l'accent sur le pouvoir de la parole. Les choses vien-draient par la parole, en obéissance à une espèce d'injonction que contiendrait la parole. Mais il est manifeste que le "zu" signifie à, au sens de ce vers quoi et auprès de quoi on va.

14 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, "Le retour au pays", p. 204.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

Certes le langage amène les choses dans la présence, mais c'est comme réponse à une interpellation qui vient d'elles, qui vient de leur être même dont le propre est de se montrer. La traduc-tion de Gandillac risque de camoufler ou d'escamoter ce moment de l'interpellation. Cette formulation et la compréhension immé-diate qu'elle suggère sont sans doute conforme à l'esprit de l'anthro-pocentrisme moderne selon lequel c'est le sujet humain qui doit avoir l'initiative complète de la connaissance et de la parole.

Ainsi les choses aiment accourir auprès de Zarathoustra et affluer dans sa parole imagée. On pourrait dire que sa parole devient imagée grâce aux choses qui s’amènent en elle. C'est grâce à cette venue des choses en son langage que Zarathoustra les porte toutes. C’est également ainsi, sans doute, que la réalité la plus immédiate et la plus quotidienne parle et dévoile des choses inouïes. Elle accourt pour servir de symbole ou d’image (Gleichnis) à qui veut parler. Et sur ces images, i.e. sur ces choses dites et rassemblées, Zarathoustra peut lui-même chevau-cher vers toute vérité. C'est que dans le naturel du langage imagé les choses se révèlent elles-mêmes, se manifestent authentiquement ou vraiment. On pourrait dire qu'elles se dévoilent selon le sens originel de l'αληθεια grecque: sortie du voilement, de la non manifestation. Des accents inouïs se font alors entendre.

2. Lieu de l’expérience

Revenons à Le retour au pays. On y apprend qu'une

telle expérience de la transformation du langage advient dans la solitude. En effet Zarathoustra reprend:

“O solitude, ô mon pays Solitude! Que béatement, que

tendrement ta voix me parle! L’un à l’autre rien ne nous demandons, l’un à l’autre de

rien ne nous plaignons, mais l’un à l’autre allons, le cœur ouvert, par des portes ouvertes.

Car rien chez toi n’est clos ni sombre; et sur des pieds moins pesants ici courent également les heures. Car dans la nuit plus lourd pèse le temps qu’à la lumière.

De tous les êtres ici s’ouvrent pour moi d’un coup mots et écrins de mots; parole ici veut devenir tout être; auprès de moi tout être ici veut apprendre à parler.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

La voix de la solitude n’est pas béate comme le dit la traduction, mais bienheureuse (selig). Divine et tendre est cette voix. Communication parfaite avec la solitude. Le cœur y est tout ouvert. Tout sort de l'obscurité. Tout y paraît clair. Même les heures du temps y sont moins lourdes. Comme c'est le cas dans l'obscurité où baigne la foule tâtonnante et empressée, semble dire la solitude. Et les êtres, fait dire le traducteur à la dernière strophe du passage cité, veulent y devenir parole.

Nous nous permettrons ici de ne pas suivre cette traduc-tion de l’édition critique. Voici le texte original et la traduction que nous proposons:

Hier springen mir alles Seins Worte und Wortschreine auf:

Ici de tout être paroles et écrins de paroles s’ouvrent subitement à moi:

alles Sein will hier Wort werden, alles Werden will hier von mir reden lernen.

tout être veut ici devenir parole, tout devenir veut ici par moi apprendre à parler.

Il est bien question ici de l’être et du devenir et non pas

des êtres. Nietzsche semble bien distinguer l’être et les choses. Le traducteur, lui, appelle ces dernières des êtres. La métaphysique a généralement fait cette confusion comme le mettent bien en lumière les travaux de Heidegger. Il faudra se rappeler ceci plus tard quand il s’agira de situer la pensée de Nietzsche par rapport à la philosophie traditionnelle. Pour le moment, retenons que dans la solitude tout être veut devenir parole et que tout devenir veut apprendre à parler. Mais comme il s’agit toujours de l’être et du devenir des choses, on peut aussi comprendre que toutes les choses veulent accéder au langage dans la solitude. Ainsi la réalité parle. Mais elle ne parle pas sans l’humain. Elle parle à travers l’humain. Le sujet n’invente plus de toute pièce la parole, semble-t-il. Ou mieux, peut-être: ce sont les choses, l’être et le devenir qui sollicitent la parole, l’inspirent, la rendent évocatrice et ainsi mènent à la vérité. À cet égard il est opportun de penser au passage sur l'inspiration dont nous avons déjà fait état.

Le Zarathoustra réalise l’art dionysiaque. Il est la sentence frémissante de passion et l’éloquence faite musique. Voilà pour la forme en quelque sorte. Et, d’autre part, c’est le fonds de la

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

réalité, comprenant à la fois l’instinct, la passion, le corps, la terre tout entière, qui parle plutôt que le seul sujet humain pensant.

Dans la solitude, donc, c’est-à-dire loin du caquetage et de la piaillerie de la foule des humains, le rapport véridique des choses au langage peut s’établir. Des paroles essentielles peuvent surgir si on sait se taire assez longtemps. Zarathoustra a pratiqué le silence à plusieurs reprises avant de se mettre à parler. “Oh, comme nous sommes heureux, nous, chercheurs de la connais-sance, pourvu que nous sachions nous taire assez longtemps! ”15

3. Le verbiage de la foule

La pensée de Nietzsche, nous l'avons vu, redoute le verbe.

Nous pouvons dire seulement ce qui est dépassé, fatigué, fané, exténué. Et voilà sans doute pourquoi le verbiage de la foule use le réel. Mais les choses n’en affluent pas moins, et peut-être même pour cette raison, auprès de l’humain pour être dites; pour servir de symboles et d’images qui portent vers autant de vérités.

Cependant, c’est seulement dans la solitude que les choses, l’être et le devenir sollicitent la parole de l’humain. Leur démarche qui est véritablement une interpellation est trop discrète pour aboutir ou être entendue dans le bruit de la foule. Sur la place publique tout discours devient vain. Vain parce qu’il n’est pas écouté des autres. Vain aussi parce que ne provenant pas d’une écoute de la réalité; n’écoutant pas, il profère des paroles vaines ou vides, ou dont le sens est figé, fixé, convenu, ordinaire. De retour au pays de la solitude et du silence, Zarathoustra raconte ce qu’il en est du discours au pays de la civilisation.

“Mais là-bas, dans les fonds – vaine est toute parole!

Oublier, passer outre, là-bas c’est la sagesse la meilleure. Voilà – ce que maintenant j’ai appris!

… O bienheureux silence autour de moi! O pures senteurs

autour de moi! Oh! comme à pleins poumons il aspire, ce silence, un souffle pur! Oh! comme il écoute, ce bienheureux silence!

15 GM, Avant-propos, par. 3, p. 218.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Mais là-bas – tout est discours, rien ne s’écoute. Vous pouvez bien carillonner votre sagesse; plus fort sur le marché les boutiquiers feront sonner leurs sous!

Chez eux tout est discours; comprendre, personne ne le sait plus. C’est à l’eau que tout tombe, mais en des puits profonds plus ne descend aucune chose.

Chez eux tout est discours; plus rien ne réussit; à terme plus ne vient aucune chose. Toutes choses caquètent, mais en silence sur son nid qui donc encore se veut asseoir pour y couver des œufs?

Chez eux tout est discours, farine de discours. Et ce qui hier encore pour le temps même et pour sa dent était trop dur, aux gueules du jour d’hui, raclé, rongé, par bribes tout cela pend!

Chez eux tout est discours, tout se trahit. Et ce qui eut nom jadis mystère et de l’âme profonde intimité, aux trompettes des rues et autres papillons, tout cela ce jour d’hui appartient!

O être humain, ô toi l’étonnant! Vacarme de par les som-bres ruelles! Derrière moi maintenant tu gis à nouveau, – derrière moi gît le plus grand de mes périls!

Ménager, compatir, là fut toujours le plus grand de mes périls, et tout humain veut qu’on le ménage et le supporte.

Retenant mes vérités, avec une main de bouffon et le cœur assotté, et riche en petits mensonges de compassion, – ainsi toujours parmi les hommes j’ai vécu.”16

Zarathoustra a fait la douloureuse expérience de l’incom-

préhension de la foule. On n’a qu’à se reporter au prologue du livre. Pourquoi la foule ne comprend-elle pas? Parce qu’elle nivelle toute parole à la sienne. Et la sienne?

Parole de verbiage est-elle. Sur la place publique toute parole est discours triomphaliste. Caquetage exubérant qui accompagne la ponte d’un œuf. Mais tout le monde oublie que l’œuf pondu n’est pas encore un poussin accompli. Tout le monde oubli que la parole doit être préservée, conservée. Il faut demeurer auprès d’elle en silence. Mais tous caquettent et ou-blient que le penseur parle peu. “Der Denkende sagt wenig”, disait Brecht.

16 Z, Le retour au pays, pp. 205-206.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

Parole d'usure est-elle aussi. Dans la foule, tout passe en paroles, tout s’effrite en paroles: Alles wird zerredet. Mais surtout tout va être détruit, usé, galvaudé, dés-authentifié par la parole caquetante et superficielle. Les humains ont mâché et réduit en lambeaux ce qui avait même résisté à la morsure du temps. Le bavardage est plus nocif et corrosif pour la pensée que la rouille de la pluie des mauvais temps.

Parole d'incompréhension est-elle également. Tous parlent et il n’y a personne pour comprendre. Tout, aussitôt dit, tombe à l’eau et s'efface en noyade rapide. Comme la pierre jetée en flaque d’eau disparaît, ne laissant que des ondes éphémères à la surface. La parole n’a pas de suite. Elle échoue comme ces courtes ondes aux rives de l’oubli. Sur la place publique rien ne tombe dans une fontaine pour rejaillir avec l’eau vive venant du fond, de profond. Comprendre, c’est accueillir la parole comme dans un puits et la laisser rejaillir à partir de son propre fonds.

Cette image nietzschéenne du puits pourra être précieuse plus loin quand il sera question de compréhension et d’inter-prétation.

4. Comment se fait le retour

Et maintenant demandons comment se fait le retour de

la langue au naturel du langage imagé. Comment la parole peut-elle échapper à la vanité? Comment la parole peut-elle dire quelque chose?

Cela se produit en ce phénomène que Nietzsche ose encore appeler l’inspiration. Le mot est ancien et galvaudé. Mais Nietzsche dit de façon nouvelle avec ce mot. Ce mot a tombé dans le puits. Et de cette profondeur il a rejailli avec fraîcheur et vitalité nouvelles. Il faut dans le contexte présent reprendre ce passage déjà mis en relief dans notre introduction.

“On entend, on ne cherche pas; on prend sans demander

qui donne; une pensée vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante, sans hésitation dans la forme – je n’ai jamais eu à choisir. – Le plus remarquable est le caractère involontaire de l’image, de la métaphore : l’on n’a plus aucune idée de ce qu’est une image, une métaphore,

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

tout se présente comme l’expression la plus immédiate, la plus juste, la plus simple. Il semble vraiment, pour rappeler un mot de Zarathoustra, que les choses viennent s’offrir d’elles-mêmes pour servir d’images _”17

Nietzsche parle ici d’expérience. Pour la parole et l’écriture

inspirées, l’écoute semble plus importante que la recherche besogneuse: "on entend, on ne cherche pas". Il y a un don qui se fait sans même qu’on pense à demander d’où il vient. On est illuminé par une pensée, subitement. On ne produit pas la pensée dans un long processus et par un travail laborieux. La pensée ne vient pas du propre cru de la subjectivité. On n’émet pas une pensée; on est plutôt frappé par elle. Elle nous vient.

D’autre part, on ne fabrique pas volontairement ni image, ni métaphore. La véritable parole n’est pas une activité délibérée, consciente, transparente à elle-même d’un sujet ayant une totale maîtrise sur lui-même. La langue n’apparaît pas comme un simple système de signes conventionnels, délibérément institués et utilisés à volonté selon une expertise technique. On ne court pas après les images et les métaphores. Bien plutôt, les choses simples se sont déjà présentées comme symboles et elles sont d’entrée de jeu vues et entendues comme telles. Il va sans dire, pour évoquer le côté négatif de l’expérience avec la philologie, qu’alors on est dans une disposition ou une situation où les réalités ne manquent pas, mais où au contraire les réalités affluent. La philologie avait enseigné à Nietzsche à retourner aux textes. On pourrait semblablement parler ici d’un retour aux choses. Ce retour aux choses implique une disponibilité, une attente qui est tout autre chose que pure passivité. Cet attitude est d’abord éveil ou réveil. Le retour aux choses sera le leitmotiv de la phénoménologie à partir de Husserl. En fait le retour aux textes peut être aussi un retour aux choses qui affluent grâce aux mots des textes. L'ouverture aux textes s'avère ainsi une ouverture aux choses qui se manifestent en eux.

Dans la mouvance de la phénoménologie, Martin Hei-degger fera de la pensée une expérience semblable:

17 EH, Ainsi parlait Zarathoustra, par. 3, pp. 309-310.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

“Quand, dans un ciel de pluie déchiré, un rayon de soleil passe tout à coup sur les prairies sombres…

Nous ne parvenons jamais à des pensées. Elles viennent à nous. (Wir kommen nie zu Gedanken. Sie kommen zu uns.)

C’est alors l’heure marquée pour le dialogue. Il rassérène et dispose à la méditation en commun. Celle-

ci n’accuse pas les oppositions, pas plus qu’elle ne tolère les approbations accommodantes. La pensée demeure exposée au vent de la chose. (Das Denken bleibt hart am Wind der Sache.)

Dans de tels échanges, certains peut-être s’affirmeront comme des compagnons dans le métier de la pensée. Afin qu’un jour, sans qu’on ait pu le prévoir, l’un d’eux se révèle un maître.”18

Le véritable dialogue ne se déroule pas dans le bruit de

la foule. Il recueille, permet de redevenir serein et calme, sen-sible aux humeurs des choses qui se font sentir comme en un souffle. Demeurer fermement exposé au vent de la chose. Ce vent est le souffle de l’inspiration.

2. Compréhension, aphorisme et interprétation

Le titre de cette partie nous donne l'occasion de revenir sur la façon de concevoir le présent travail. Il veut être une introduction à la pensée de Nietzsche, cela a été dit. Mais il ne s'agit pas tant d'accumuler des informations sur les œuvres de cet auteur que d'ouvrir une sorte d’avant-cours ou de construire un préau qui puisse être déjà une entrée s'ouvrant au monde de cette pensée. C’est pourquoi, depuis le début, nous déambulons pour ainsi dire entre les piliers de ce préau dans un jeu de lumière et d’ombre où on peut pressentir graduellement les enjeux de cette pensée ou le jeu de son monde. Les piliers, ce sont les textes mêmes de Nietzsche. Nous, nous tâchons de nous faire lecteurs attentifs de façon à ce que selon nos disponibilités

18 HEIDEGGER, M., Questions III, pp. 24-25. Cf. MARTIN HEIDEGGER, Gesamtausgabe, Aus der Erfahrung des Denkens, Vittorio Klostermann, Band 13, p.78.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

et possibilités respectives nous entendions ce qui est dit par la même parole. Nous pensons que se crée ainsi un espace d’écoute partagé, une atmosphère où chacun peut in-spirer, inhaler le vent de la chose, des choses, ou accueillir leurs suggestions de sens, espace qui pourra laisser jaillir des mots de son propre fonds, comme d'une source; des mots qui seront propos signifi-catifs pour notre monde et notre être historique. Des propos peut-être encore inouïs. C'est seulement la lecture qui veut com-prendre à partir de la source même qui peut édifier le préau où une œuvre commence son dévoilement, c’est-à-dire aménager ou monter patiemment le décor où elle pourra étaler son sens, où pourra advenir sa vérité impliquant toujours le jeu de la néces-saire appartenance de la lumière et de l'ombre.

Il est donc manifeste que nous n’élaborons pas une thèse sur Nietzsche. Il n'est pas moins clair que ce travail peut prendre l’allure d’un simple rapaillage ou d'une banale compilation puérilement inchoative aux yeux de l’officielle critique des ouvrages savants. On pourra dire de cette tentative qu’elle manque de personnalité, qu’elle constitue tout juste un ensemble de matériaux non assortis méthodiquement ni assimilés sérieusement. Suggérons plutôt qu’au parcours solitaire du savant objectif et désintéressé, tendant à la saisie exacte et définitive du sens de ce qu'il observe, elle a préféré le cheminement du dialogue. Est-ce possible que des lecteurs dialoguent vraiment avec des textes, et entre eux? Peut-être s'ils tiennent en suspens les opinions reçues, le temps de les exposer à d'autres sens possibles. Peut-être si nous lisons ensemble et si nous nous abstenons ensemble d’être uniquement déclaratifs et plus questionnants. Pour cela il est important de se débarrasser de la conviction qu’on a déjà tout compris et qu’il n’y a plus rien de neuf à apprendre. Ne pas oublier qu'un texte parle. Il parle de choses. De choses qui nous concernent, dans notre situation particulière. De quelque manière. Se souvenir aussi qu'un texte continuera de parler de ces choses à d'autres lecteurs que nous, autrement. Autrement à nous aussi qui serons devenus lecteurs autres demain, dans un mois, dans un an. Car qui peut prétendre avoir sondé d'un seul coup l'abîme de sens pointé par toute chose, par tout ce qui est?

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

a. Nietzsche destiné à l’incompréhension

Comprendre… Est-ce un processus simple? Quand a-t-on compris? Comment se faire comprendre? Pouvons-nous arriver à nous comprendre? Nietzsche a expérimenté les difficultés et les risques de la compréhension. Il n’a pas été compris de ses contemporains. Et il s’est souvent plaint dans ses lettres de ne pas l’avoir été non plus de ses amis.19 Il connaît les raisons de cette incompréhension. Et il en fournit quelques-unes dans Le Gai Savoir. Par exemple, au paragraphe 371 intitulé: Nous autres incompréhensibles.

“Nous est-il jamais arrivé de nous plaindre d’être mal compris, méconnus, confondus (avec d’autres), calomniés, mal ou pas entendus? C’est là justement notre lot – oh! pour longtemps encore! – disons, pour être modeste, jusqu’à 1901 – et c’est là aussi notre excellence; nous n’aurions pas une assez haute estime de nous-mêmes, si nous désirions qu’il en fût autrement. Nous prêtons à confusion – le fait est que nous sommes nous-mêmes en croissance, en perpétuel changement – nous rejetons de vieilles écorces, nous faisons peau neuve à chaque printemps (,) nous ne cessons de devenir de plus en plus jeunes, futurs, élevés, forts, nous poussons nos racines avec toujours plus de puissance dans la profondeur – dans le Mal – tandis que dans le même temps nous embrassons le ciel avec toujours plus d’amour et d’ampleur et que de toutes nos branches, de toutes nos feuilles nous absorbons sa lumière avec une plus grande soif. Nous croissons comme les arbres – voilà qui est difficile à comprendre, comme tout ce qui vit! Nous croissons non pas à un seul endroit, mais partout, non pas dans une direction, mais tout autant vers le haut, vers le dehors que vers le dedans et vers le bas, – notre force agit à la fois dans le tronc, les branches et les racines, il ne nous appartient plus de faire quelque chose séparément ni d’être quelque chose de séparé … C’est donc là notre lot, comme je l’ai dit; nous croissons vers le haut; et cela dût-il même nous être fatal – car nous habitons de plus en plus près de la foudre! – tant mieux, nous ne la tenons pas moins en honneur pour autant, et cette chose demeure ce que nous ne voulons ni partager, ni communi-quer, la fatalité de la hauteur, notre fatalité …”20

19MOREL, Georges, Nietzsche, Aubier-Montaigne, Paris, France, 1970, t. I, pp. 171-177. 20GS, par. 371, pp. 267-268.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Il peut être intéressant de noter en passant comment Nietzsche s'éloigne ici de la philologie qu'il présentait dans Humain trop humain comme l'art de comprendre "ce que dit l'auteur"21. Nous en avons fait état antérieurement. Mais il ne faut pas s'en scandaliser. Car, comme il est dit dans le présent paragraphe, Nietzsche est en croissance. Il devient autre. Mais on pourrait ici encore dénoncer sa suffisance. Ou son narcissisme? Mais laissons pour d’autres intérêts ces traits de psychologie. Nous n'élaborons pas une biographie. Toujours est-il que Nietzsche a fait l'expérience de l'incompréhension. Il pourrait y avoir lieu de s'en plaindre. Mais cela pourrait dénoter une insuffisance dans l’estime de soi. Vouloir être tout de suite et facilement compris peut signifier en effet un manque d’autonomie ou d’assurance, un manque de distinction… Car être facilement et immédiatement compris pourrait bien vouloir dire qu’on se coule sans heurt et sans résistance dans les lieux communs de l’ordinaire, qu'on suit le courant des choses convenues. Mais Nietzsche et ceux qui lui ressemblent ne se voient pas limités à ce qui a cours; ils prisent l’excellence. Tout de leur être est orienté vers elle. Ainsi sont-ils destinés à l'incompréhension. Et en tant que tels ils prêtent à confusion. Pourquoi? Parce qu'ils sont difficiles à suivre. Parce qu’ils sont en changement perpétuel. Et aussi parce que leur mouvement est multidirectionnel comme celui des arbres: ils croissent comme eux dans toutes les directions et dans toutes les dimensions. Et c’est bien cette vitalité qui est difficile à comprendre. En effet, on est habitué à comprendre ce qui se saisit bien, ce qui s’en va dans un sens donné, selon une marche linéaire. C’est ce qu’on appelle logique. Le mouvement logique de la rationalité dominante en Occident. Ce qui s’en va dans tous les sens ou encore en rond apparaît incompréhensible parce que précisément ne respectant pas la logique. On a vite fait d'y voir les semblants du paralogisme et les traces du cercle vicieux. Nietzsche dit en quelque sorte que ce qui vit ne se développe pas selon une démarche unilatérale selon une rationalité scientifique et technicienne. Aussi l’allusion à la spécialisation et à l’attitude disciplinaire est ici à peine voilée. La destinée de Nietzsche le conduit en dehors de la

21 HTH, par. 270, p. 188.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

spécialisation scientifique et l’amène à une pensée et un discours qui ne sont que brume et confusion pour qui n’a pas d’autres attentes intellectuelles que le développement linéairement pro-gressif et cumulatif du savoir spécialisé.

Nietzsche se dit fatalement destiné à la hauteur. Pour le comprendre il faut accepter de sortir du commun ou de l’horizontalité. Mais il ne tient pas à partager ce destin de la hauteur parce qu’il porte en lui une fatalité qui peut être néfaste. Il est dangereux de vivre dans le voisinage de la foudre. Vivre authentiquement, c’est-à-dire se développer en tous les sens et en hauteur aussi, surtout en hauteur pourrait-on dire, serait-il nécessairement dangereux, serait-il une exposition nécessaire aux coups de la foudre? Cette foudre que Nietzsche tient en honneur même si elle lui devient fatale, quelle est-elle? Il peut être intéressant de remarquer la date de 1901 mentionnée au début du paragraphe. C'est la première année d'un autre siècle. C'est aussi l'année qui a suivi sa mort. Sa mort physique qui avait été précédée par sa mort intellectuelle quelque dizaine d'années auparavant. Nietzsche aurait-il eu le pressentiment de ce coup de foudre? Quoi qu'il en soit, l'incompréhension qu'il dit être son lot pourrait durer jusque-là, et beaucoup plus longtemps. Mais c'est bien qu'il en soit ainsi, car désirer et accepter d’être compris, c’est ne pas avoir assez d’estime pour soi. Un soi cantonné dans l'ordinaire et se contentant de fréquenter les lieux communs. Alors que l'excellence ou la hauteur introduit à l’extra-ordinaire. Cependant tout se passe comme si on ne pouvait pas décider de soi-même à poursuivre cette excellence. C’est plutôt une destinée. Une fatalité. Et cette escalade des sommets, Nietzsche ne désire pas la partager ou la communiquer en raison même des dangers d’effondrement qu’elle comporte. Qui tombe de haut, tombe bas.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

b. Compréhension comme accès conditionné à l’écrit, au discours

Et nous voilà devant un autre paradoxe nietzschéen. α. Vouloir et ne pas vouloir être compris “On ne tient pas seulement à être compris quand on écrit,

mais tout aussi certainement à ne pas l’être.”22

Voilà une déclaration bien étrange et surprenante. Une

déclaration qui en dit long sur le rôle du langage ou de l’écri-ture. Ceux-ci ne sont peut-être pas inconditionnellement au service de la communication. On a relevé antérieurement comment la communication risquait de rendre commun, ordinaire, voire vulgaire. Que dirait Nietzsche dans notre monde de l’information où la communication joue un rôle de plus en plus grand, de plus en plus universel? Dans un monde où les décisions essen-tielles se font précéder par la communication de l’information la plus accessible possible, i.e. la plus générale et commune possible, au plus grand nombre possible? Peut-être penserait-il que ce préalable fait en sorte qu’il ne se prend pas précisément de décisions essentielles. Il dirait peut-être que l’universelle communication de l’information accessible à tous est condamnée à niveler vers le bas ou dans le médiocre, ou tout au moins qu’elle est toujours détournée vers le maintien de ce qui est ou prévaut dans le présent. Tous au courant de tout! Voilà qui semble bien démocratique. Mais paradoxalement voilà qui pourrait être le leitmotiv de la volonté de garder tout le monde dans le courant, dans le courant du temps et du monde, dans le courant de la civilisation qui s’impose avec ses soi-disant nécessités. Mettre tout le monde au courant pour le garder dans le courant! Mais beaucoup de politiciens, par exemple, ne se font-ils pas élire sur la base de programmes largement diffusés et prônant le changement? La communication générale ne se cantonne donc pas nécessairement dans le statu quo. Change-ment pour du pareil, dit la foule simplement désabusée ou

22 GS, par. 281, p. 277.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

neutralisée et néanmoins consentante; changement pour du même rétorquerait Nietzsche sans doute en colère. Mais la communication la plus large possible de l'information condamne-t-elle la gestion et l'administration des affaires publiques à l'horizontalité soumise? Vraisemblablement non si on y joint un projet éducatif suscep-tible d'aider à sortir de l'ordre établi et de son train-train, vers des possibles qui haussent le niveau, attirent dans la verticalité.

β. Sélection de ceux qui vont comprendre En effet, il se pourrait qu’on puisse comprendre cette

déclaration de Nietzsche comme un souhait, celui d’une revalo-risation de la communication. Voici comment continue le même paragraphe:

“Ce n’est nullement une objection suffisante contre un

livre, si une quelconque personne le juge incompréhensible: peut-être cela même rentrait-il dans les intentions de l’auteur, – il ne voulait pas être compris par «n’importe qui». Chaque esprit, chaque goût plus élevé quand il veut se com-muniquer choisit son audience: du même coup il trace une démarcation à l’égard des «autres». C’est de là que procèdent toutes les lois plus affinées du style: elles écartent, créent de la distance, interdisent l’«accès», la compréhension comme on a dit, – tandis qu’elles ouvrent les oreilles à ceux qui ont avec nous une affinité d’oreille.”23

Voilà! Le début de ce paragraphe qui ne pouvait pas ne

pas nous retenir annonçait un style particulier ou une forme particulière de l’écriture chez son auteur. Une écriture qui va sélectionner ses lecteurs ou qui va exiger beaucoup de leur part. Qu’une personne ou l’autre ne comprenne pas un livre ne veut pas dire que ce livre est mauvais ou non pertinent; cela est peut-être même une proclamation de son excellence et de l’élé-vation de son contenu.

La compréhension est ici présentée par Nietzsche comme un accès à l’écriture. Mais cet accès n’est pas une ouverture béante comme la porte automatique d'un supermarché ou d'une

23 GS, par. 281, p. 277

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

foire. Il est soigneusement encadré. On ne doit pas le comprendre comme relevant seulement d’une initiative et d’une démarche dépendant de la seule volonté libre ou délibérée de quelqu’un, du lecteur, de n’importe quel lecteur. Elle ne doit pas être comprise uniquement comme cela. Car l’auteur peut vouloir sélectionner ses lecteurs. Et son style, qu’il n’est peut-être pas tout à fait libre de choisir, – penser à la description de l’inspi-ration dans Ecce homo – fait de toute manière un tri dans la foule des lecteurs possibles.

Il est, d’autre part, intéressant de noter que la compré-hension est mise en rapport avec l’écoute. Elle suppose une affinité d’oreille. Il faut déjà avoir cette affinité d’oreille avec le dire de quelqu’un pour que les lois affinées de son style ouvrent les oreilles; autrement dit, pour qu’il y ait compréhen-sion. Alors la compréhension suppose que le lecteur et l’écrit aient quelque chose en commun. Mais on pourrait ajouter que les lois plus affinées du style ou encore les exigences particulières d'un genre déterminé d'écriture non seulement ouvrent les oreilles à ceux qui ont déjà une affinité d'écoute correspondante, mais qu'elles peuvent aussi créer une nouvelle affinité chez le lecteur ou raffiner les possibilités qu'il a déjà. Cette invitation au dépassement n'est-elle pas le propre de toute œuvre d'art, de toute œuvre proprement dite? Et tout ceci peut être mis en rapport avec la Vor-struktur ou la structure d’antici-pation heideggérienne24 qui a relancé la réflexion herméneutique au vingtième siècle. C’est d’ailleurs cette notion et cette réalité de la structure d’anticipation ou structure de préalables que Gadamer a reprises et explicitées dans son analyse des préjugés25. Autant de notions centrales pour une approche le moindrement adéquate de l'interprétation. Toute œuvre, tout texte sont accessibles par le biais de pré-acquis chez ceux auxquels ils s'adressent. Et ces préalables peuvent se développer au fur et à mesure qu'ils regardent ou lisent des œuvres qu'ils ont d'abord pu recevoir comme déjà significatives.

24 HEIDEGGER, M., Sein und Zeit, p. 190; Etre et temps, p. 153. 25 GADAMER, Hans-Georg, Wahrheit und Methode, pp. 250 ss.; Vérité et méthode, pp. 103 ss.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

γ. Raisons de cette sélection Par ailleurs, Nietzsche donne des raisons pour sélectionner

parmi ses lecteurs ceux qui vont comprendre. “Tout penseur profond craint plus d’être compris que

d’être mal compris. Dans le second cas sa vanité souffre peut-être; mais dans le premier c’est son cœur, sa sympathie, qui redisent sans cesse: «Hélas, pourquoi voulez-vous vivre aussi durement que je vis moi-même?»26

L’écriture du penseur profond procède d’une expérience

de la dureté de la vie. Mais qu’est-ce qu’un penseur profond? La profondeur de la pensée peut sans doute être mise en rapport avec la grandeur. Rappelons-nous le passage sur la véritable grandeur. Celle-ci fut définie selon l’ampleur de la responsabilité, d’après la responsabilité que l’on a de la totalité, une respon-sabilité fondée sur le mystère même de l’unité originelle de tout. Cette responsabilité propre à la grandeur entraîne une vie dure. Et le lecteur qui veut comprendre et qui peut comprendre s’engage également dans cette sorte de vie. Pour Nietzsche, on a une piètre idée de la compréhension et de la lecture lorsqu’on pense pouvoir se retrouver, au sortir du livre, dans le même état où on était auparavant. Lire, ce n’est pas un passe-temps, un simple amusement, une agréable activité pour dilettante favori de l’insouciance heureuse. Au contraire, la lecture qui comprend transforme. La lecture qui comprend fait croître comme l’arbre, selon la description évoquée un peu plus haut. La lecture qui comprend fait grandir et expose à la même foudre que celle qui menace l’auteur soumis à la fatalité de la hauteur. La lecture qui comprend, doit-on ajouter, expose aux mêmes tribulations que celles auxquelles s’expose le penseur profond qui croît aussi vers le bas, comme l’arbre, c’est-à-dire selon la même description, dans le Mal. Le penseur profond, comme il sera développé plus loin, a à créer de nouvelles valeurs en renver-sant les anciennes. Et ce processus risque fort de réhabiliter comme Bon pour un monde nouveau ce qui jusqu’alors était

26 GM, par. 290, p. 205.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

déclaré Mal. Cela, on s’en doute facilement, risque aussi de rendre la vie dure, parce que impliquant l’assaut des vertus éprouvées et installées ainsi que le Bien qui leur correspond. (La terre, le corps et le mal)

c. L’aphorisme demande un commentaire, une ré-écriture, des interprétations

Puis, en 1887, Nietzsche s’extériorise de nouveau sur la forme même de ses écrits et sur les conditions qu’il faut remplir pour qu’ils puissent devenir intelligibles. C’est un passage de l’avant-propos à Généalogie de la morale :

“Si l’on trouve cet écrit inintelligible et si l’on a du mal à

l’assimiler, la faute, me semble-t-il, ne m’en incombe pas nécessairement. Il est assez clair, pour peu qu’on ait lu auparavant mes écrits précédents, et qu’on n’y ait pas épargné sa peine: car ils ne sont pas d’un accès facile. Par exemple en ce qui concerne mon Zarathoustra, je n’admets pas qu’on prétende le connaître, si l’on n’a pas été, à un moment ou à un autre, tantôt profondément blessé, tantôt profondément ravi par chacun de ses mots: c’est seulement alors qu’on participera à l’élément alcyonien d’où cette œuvre est née, qu’on jouira du privilège de vénérer le rayonnement de sa clarté, de sa distance, de son ampleur et de sa certitude. Dans d’autre cas, la forme aphoristique de mes écrits présente une difficulté: de nos jours on n’accorde pas suffisamment de poids à cette forme. Un aphorisme si bien frappé soit-il, n’est pas «déchiffré» du seul fait qu’on le lit; c’est alors que doit commencer son interpré-tation, ce qui demande un art de l’interprétation. Dans la troisième dissertation de ce livre, je propose un modèle de ce que j’appelle, dans un tel cas, «interprétation». Cette dissertation est précédée d’un aphorisme dont elle est elle-même le com-mentaire. Évidemment, pour pouvoir pratiquer la lecture comme un art, une chose avant toute autre est nécessaire, que l’on a parfaitement oubliée de nos jours – il se passera donc encore du temps avant que mes écrits soient «lisibles» –, une chose qui nous demanderait presque d’être de la race bovine et certainement pas un «homme moderne», je veux dire : savoir ruminer… ”27

27 GM, Avant-propos, par. 8, p.222.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

Voici les idées maîtresses de ce passage: si on veut accéder à l’intelligibilité d’un écrit, il faut d’abord le situer dans son contexte, c’est-à-dire lui donner comme cadre la connaissance des écrits qui le précèdent, et il faut aussi ne pas épargner ses propres efforts. Il importe également, selon les cas, de se laisser blesser et ravir par chaque mot, c’est-à-dire accepter d’être touché, modifié par le texte; ceci est la seule manière d’entrer dans la disposition fondamentale, l’humeur ou l’atmosphère particulière qui a favorisé le surgissement de l’œuvre en question et dans laquelle elle baigne. À cet égard le Zarathoustra représente une expérience très particulière d’écriture: l’oiseau marin mythologique, l’alcyon, symbole de calme et de paix, a présidé à cette écriture et fait qu’elle coule spontanément et facilement de source et se caractérise par la netteté du contour de ses déterminations et la franchise de son propos. Et, enfin, il est nécessaire de prêter une attention toute spéciale à la forme aphoristique d’autres écrits.

L’aphorisme revêt une importance particulière pour Nietzsche. Pourquoi? Il peut être intéressant de recourir à l'étymologie du mot pour le comprendre. Il vient du nom grec αϕορισμοs dont le dictionnaire fournit quatre sens: 1. Distinction, division. 2. Séparation. 3. Offrande. 4. Aphorisme. Ce dernier nom vient du verbe αϕοριζω qui signifie: 1. Borner, limiter. 2. Délimiter, séparer, mettre à part. 3. Déterminer, préciser, définir. 4. Finir, terminer. 5. Chasser, bannir, excommunier. 6. Séparer par la force des armes, conquérir. Mais αϕοριζω est lui-même composé de απω, préposition et adverbe signifiant: de, hors de, hors, dehors, par, au moyen de, loin, à distance; et de οριζω qui de son côté offre les sens suivants: 1. Borner, limiter, séparer. 2. Dépasser, aller au delà de. 3. Déterminer, statuer, fixer. 4. Définir. 5. Former la limite, être limitrophe. Et à la forme du moyen: 1. Se tracer des limites, s'attribuer comme frontière. 2. Statuer, fixer, établir. 3. Juger, penser, estimer. 4. Définir. 5. Engager, hypothéquer. D'autre part ce verbe est à l'origine du nom οριζων qui signifie horizon, cercle qui borne la vue.

Que peut-on tirer de tout cela? L'idée d'horizon ou de cercle qui borne la vue implique celle d'un point de vue (Blickpunkt), c'est-à-dire d'un point à partir duquel le regard est

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

jeté. Celle aussi de point où on se tient (Standpunkt) pour regarder. Ces éléments sont des composantes d'une situation. Situation: ce site où on se tient, qui s'ouvre pour le regard en un cercle environnant et limité selon la portée de la vue. Le lieu d'une pensée, de la pensée. Ainsi l'aphorisme, par l'idée d'horizon, s'avère comme ce qui délimite. D'où les sens de définition, de séparation, de précision. D'où aussi les différents équivalents fournit par le dictionnaire français: adage, formule, maxime, pensée, précepte, sentence. Quelque chose de bien délimité, de précis. Mais le mot aphorisme dit davantage que ses soi-disant équivalents. Car ceux-ci ne tiennent pas compte expressément de l'απω. En effet, par cette composante, l'aphorisme montre vers l'au-delà ou l'en dehors de ce qu'il définit, précise, délimite. Rien de plus normal, car toute limite renvoie d'elle-même à ce qu'elle délimite, évidemment, mais aussi à ce qui est extérieur à ce à quoi elle sert d'enclos. L'horizon est une telle limite. Nous faisons au quotidien constamment l'expérience d'un recul ou d'un déplacement de la ligne d'horizon au fur et à mesure que nous changeons de point où nous nous tenons et d'où nous regardons. Ceci peut avoir une double implication pour l'apho-risme. Cela peut vouloir dire qu'il constitue une pensée qui porte au-delà de l'horizon habituel, de ce qui est communément pensé relativement à telle ou telle chose. Et cela peut vouloir dire aussi qu'il porte en lui-même ce qu'il faut pour aller au-delà de ce qu'il précise ou définit. Qu'il porte en lui le ressort qui permet à la pensée de s'élever au-dessus de ce qui est expressément contenu dans ses termes, dans son dit immédiat. Ainsi l'aphorisme s'avère un point d'où la pensée peut se mettre en marche vers de l'autre. Et cette marche est le cheminement de l'interprétation elle-même.

Revenons maintenant à ce que Nietzsche lui-même pense de l'aphorisme. Ce qu’il en dit ici est précieux pour notre propos. L’aphorisme doit être déchiffré. Tout son sens n’est donc pas complètement obvie. Ce genre d'écriture doit être inter-prété, et il exige de ce fait une compétence, un art de l’interpré-tation. La troisième dissertation de La généalogie de la morale en fournit un exemple. Le premier paragraphe répond de façon aphoristique à la question: “Que signifient les idéaux ascétiques?”. Il dit de façon ironique, caricaturale, foudroyante et dévastatrice

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

ce qu’ils représentent pour les artistes, les philosophes, les savants, les femmes, les êtres mal conformés, les prêtres, les saints. La multiplicité de sens évoqués manifeste une seule chose: que la volonté humaine a besoin d’un but et qu’elle préfère vouloir le rien plutôt que de ne pas vouloir, de ne pas vouloir quelque chose de précis, pourrait-on dire. Il convient de prendre connaissance de cet exemple d’aphorisme.

“Que signifient les idéaux ascétiques? – Chez les artistes,

rien ou trop de choses différentes; chez les philosophes et les savants, quelque chose comme un flair ou un instinct pour les conditions les plus favorables à une haute spiritualité; chez les femmes, dans le meilleur des cas, une séduction de plus, un peu de morbidezza sur de belles chairs, le trait angélique d’une bête jolie, gracieuse et bien en chair; chez les êtres mal conformés physiologiquement et déséquilibrés (chez la majorité des mortels), l’essai de se présenter comme «trop bons» pour ce monde, une forme sacrée de débauche, leur souverain remède dans la lutte contre la douleur lente et contre l’ennui; chez les prêtres, la foi sacerdotale proprement dite, le meilleur instrument de leur pouvoir et aussi l’autori-sation «suprême» de l’exercer; chez les saints enfin un pré-texte pour s’abandonner au sommeil hivernal, leur novissima gloriae cupido, leur repos dans le néant («Dieu»), la forme de leur démence. Mais le fait que l’idéal ascétique ait tant signifié pour l’homme, voilà qui exprime le trait fondamental de la volonté humaine, son horror vacui: elle a besoin d’un but, – et plutôt que de ne rien vouloir, elle veut le rien. – Me comprend-on? … M’a-t-on compris? – «Absolument pas! Monsieur!» – Commençons donc par le commencement.”28

Tout le contenu de cette tirade ne se comprend pas

d’emblée et a besoin d’un commentaire; ce à quoi s’emploie la dissertation.

Mais l’homme moderne est trop pressé pour s'expliciter ce qui est implicite ou pour dégager ce qui est impliqué, non expressément dit dans le dire de l’aphorisme. Trop occupé pour seulement prêter attention à ce vers quoi il peut faire signe.

28 GM, Troisième dissertation, par. 1, pp. 288-289.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

L’aphorisme est un mode d’écriture qui invite d’une façon particulière à penser, qui requiert de la disponibilité ou du temps. Pour l’homme moderne pressé et affairé, la pensée doit déjà être tout étalée, prête à être enregistrée ou à être intégrée. La pensée doit être de l’ordre du prêt-à-consommer. Comme une capsule publicitaire. Le processus de digestion ne doit pas être long. Tout doit être recevable sans retard et sans effort. L’homme moderne n’a pas le temps de ruminer. Aussi est-il incapable de déchiffrer un aphorisme et il ne peut pas l’inter-préter. Et alors son sens, mieux encore, ses possibilités de sens lui demeurent hors de portée. L'homme moderne n'entend pas l'invitation aphoristique au déchiffrage qui peut mener vers l'au-delà du connu et du formulé en toutes lettres.

Sans aucun doute aussi l’homme moderne considère l’interprétation comme une faute contre l’esprit objectif. Car le mot «interprétation» demeure pour lui entaché de subjectivisme. Ne dit-il pas couramment: “Vous faites de l’interprétation!”, “Tenons-nous en au fait ou au texte!”, pour signifier que dans la lecture ou la compréhension de quoi que ce soit il faille se mettre soi-même entre parenthèses avec ses propres opinions et ses points de vue particuliers, ses intérêts et ses attentes. Qui sont pourtant autant de portes entrebâillées pour l'avènement de nouveaux sens, des signes de bienvenue à l'inconnu qui y trouve des affinités nécessaires à sa présentation.

La forme aphoristique de l’écriture sème çà et là le sens. À travers les aphorismes le sens se présente par bribes en quelque sorte. Aussi le lecteur a-t-il besoin de découvrir comme un fil d’Ariane qui va d’aphorisme en aphorisme, permettant de les rassembler et de les articuler; et de la sorte marquer des pistes pour l'explicitation. C'est ainsi que le lecteur devient interprète. L'œuvre de Nietzsche a besoin d'un tel lecteur. Elle a été écrite pour lui.

Mais si l’art de l’interprétation demande de ruminer, de commenter, de s’attarder longuement, semble-t-il, auprès du texte, s’il réclame qu’on s’approprie le texte de cette façon, il ne doit pas pour autant devenir un processus lourdaud et écrasant. L’interprétation doit se faire comme en dansant. De nouveau nous retrouvons les dimensions contrastées, pour ne pas dire opposées, de la pensée de Nietzsche.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

“Et pour le dire entre nous et dans mon cas particulier – je ne voudrais point que mon ignorance ni la vivacité de mon tempérament empêchent que je vous sois compréhensible, mes amis : ni la vivacité de mon tempérament, ai-je dit, encore qu’elle me presse d’aborder promptement une chose, si tant est que je puisse seulement l’aborder. Car j’estime qu’il en est des problèmes de quelque profondeur comme d’un bain froid – il faut s’y plonger et en sortir promptement. Que de ce fait on pense ne pouvoir atteindre la profondeur, ni descendre assez profondément, c’est là une superstition propre à ceux qui craignent l’eau, et sont horripilés par l’eau froide; ils en parlent sans expérience. Oh, le grand froid vous donne de la promptitude! – Et pour ne le demander qu’en passant: une chose demeure-t-elle réellement incomprise et méconnue du seul fait qu’on ne l’a touchée qu’au vol, qu’on ne la regarde que du coin de l’œil? Faut-il absolument s’y coller? S’être assis dessus et pour ainsi dire l’avoir couvée pour la comprendre? Diu noctuque incubando, comme disait Newton de lui-même? Tout au moins y-a-t-il des vérités particulièrement farouches et chatouilleuses dont on ne peut s’emparer que par surprise – ou laisser… ”29

Nietzsche fait ici l’éloge de la promptitude dans la pensée.

Celle-ci ne doit pas s’écraser sur les choses ou les problèmes. Elle doit se comporter comme fouettée par le froid. Il n’est pas du tout nécessaire de couver les choses jour et nuit pour les comprendre. Du moins certaines d’entre elles ou quelques vérités ne supportent pas qu’on s’y colle.

Mais on doit faire remarquer ici que Zarathoustra dit le contraire peu de temps après. Il déplore, par exemple, l’em-pressement des humains à parler. “Chez eux tout est discours; plus rien ne réussit; à terme plus ne vient aucune chose. Toutes choses caquètent, mais en silence sur son nid qui donc encore se veut asseoir pour y couver des œufs?”30 Paradoxe ou contra-diction véritable? Chez Nietzsche, semble-t-il, on n’a pas à choisir entre ce qui semble se présenter comme des contraires ou qui apparaît comme des opposés. Même à cet égard l'œuvre de

29 GS, par.,381, p. 277. 30 Z, Le retour au pays, p 206.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Nietzsche a constamment besoin de l'interprétation. Sans doute convient-il dans beaucoup de ces cas de parler de contrastes plutôt que de voir des contraires qui devraient s’exclure, ou de dénoncer des contradictions. Il semble alors, dans le cas présent, que la pensée doive concilier la promptitude du coup d’œil avec l’attitude de l’attention patiente à la chose. La constance de l’attention qui permet à la chose d’arriver à la pensée est peut-être ce qui n’est pas dit expressément dans ce passage, mais elle est quand même insinué: “… si tant est que je puisse seulement l’aborder.” Ceci semble assez cohérent avec ce qui est dit de l’inspiration dans le Ecce homo faisant une appréciation du Zarathoustra. L’en-durance de l’attention comme tout à fait compatible avec les coups de vent de l’inspiration et la rapidité des coups d’œil perçants.

Donc il semble que l’interprétation de Nietzsche doive faire l’hypothèse de la compossibilité de ce qui semble des contraires, des opposés, que la tournure de pensée occidentale a habitué à éliminer ou à réduire comme étant des contradictions insoutenables. Sarah Kofman semble exprimer cela assez heu-reusement dans la page suivante:

“L’aphorisme par sa brièveté, sa densité invite à danser:

il est l’écriture même de la volonté de puissance, affirmatrice, légère, innocente. Écriture qui biffe l’opposition du jeu et du sérieux, de la surface et de la profondeur, de la forme et du contenu, du spontané et du réfléchi, du divertissement et du travail. Lire un aphorisme en ne prenant garde qu’à un des deux «contraires» de chaque groupe d’oppositions, c’est se vouer à l’incompréhension. Il faut, en réfléchissant, savoir rester léger; demeurer à la «surface» tout en lisant entre les lignes. Tâche qui requiert d’élever «la lecture à la hauteur d’un art»: pas de lecture sans interprétation, sans commentaire, c’est-à-dire sans une nouvelle écriture qui déplace légèrement le sens de la première, pousse la perspective de l’aphorisme dans de nouvelles directions, le fait advenir à lui-même. Toute lecture donne naissance à un autre texte, à la création d’une nouvelle forme: c’est bien là l’effet de l’art. Simulta-nément, le texte, expression d’un système de forces, agit sur le lecteur, le «cultive», c’est-à-dire, là encore, le fait advenir à lui-même. Il faut d’abord avoir été «profondément blessé»,

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

puis «secrètement ravi» pour pouvoir se vanter d’avoir compris un aphorisme: nous ne pouvons découvrir dans un texte que ce que nous sommes nous-mêmes mais que nous ignorions. La lecture transforme donc à la fois le lecteur et le texte. La forme aphoristique est l’écriture même d’une force artistique posant et imposant des formes aussi nouvelles et aussi nom-breuses qu’il y a de lecteurs qui conquièrent, qui s’approprient un texte. Nouvelle lecture/écriture détruisant les catégories traditionnelles du livre comme totalité fermée, contenant un sens définitif, celui de l’auteur; par là même, elle déconstruit l’idée d’un auteur comme maître du sens de l’œuvre et s’im-mortalisant par elle. L’aphorisme, par son caractère discon-tinu, dissémine le sens, est appel au pluralisme des interpret-tations et à leur renouvellement: il n’est d’immortel que le mouvement.”31

Ce que Sarah Kofman dit ici de l’aphorisme correspond

bien à l’expérience que l’on fait à la lecture de plusieurs œuvres de Nietzsche. Pourtant on pourrait étendre ces propos à toute lecture de texte. En reconnaissant que la lecture, avec la dimension d’interprétation qu’elle comporte, transforme le texte et change le lecteur, Sarah Kofman se joint aux quelques-uns qui au cours des trois derniers quarts du siècle dernier ont fait évoluer la conception de l’interprétation ou de l’herméneutique. Différents mythes sont mis en cause: celui de l’auteur comme maître absolu du sens, celui de l’objectivisme écartant les apports affinés du lecteur, ou résumant les deux, celui de la fixité du sens.

Il y a lieu ici de renvoyer au travail magistral de Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode que Sarah Kofman connaissait à n’en pas douter. S’interrogeant sur l’essence de l’art et de la littérature en général, Gadamer fait voir la création, l’exécution et la représentation dans les arts de représentation, ainsi que la lecture elle-même comme autant de transmutations ou de métamorphoses en figure (Verwandlung ins Gebilde) et dans le vrai. En ce sens la lecture et l’interprétation d’un texte qui s’accomplissent dans une nouvelle écriture constituent la nouvelle figure ou le nouveau dépôt significatif qui conduit au vrai. Pas à un vrai qui serait fixé d’avance ou qui existerait déjà en quelque

31 KOFMAN, Sarah, Nietzsche et la métaphore, Paris, Payot, 1972, pp. 167-168.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

sorte dans la pensée de l'auteur ou on ne sait où. Il s’agit plutôt de la reconnaissance d'un sens impliquée ou se manifestant dans le dévoilement de l’ignoré, d’un ignoré à propos d’un connu. Et cet ignoré ne l’était pas du fait d’un manque d’attention ou d’une ignorance indue du lecteur, mais plus précisément comme possible non encore dévoilé dans le déjà connu. Et qui est reconnu dans les circonstances nouvelles créées dans le présent de la lecture interprétante.

d. La lecture, comprenant, interprète ou change le lecteur et le texte

D'entrée de jeu il convient de référer globalement à l’herméneutique philosophique mise en train et développée par Heidegger et Gadamer au vingtième siècle. L’interprétation y est entendue dans la mouvance de la compréhension, i.e. comme l’explicitation de la compréhension. La compréhension de quelque chose de précis, un texte par exemple, se produit toujours sur la base d’une structure de préalables qui permet précisément que ce texte devienne significatif ou annonciateur de sens. C’est sur la base d’une parenté profonde ou d’une appartenance réciproque du texte et du lecteur à un même horizon que Gadamer développe sa notion d’histoire opérante (Wirkungsgeschichte). Idée selon laquelle un texte est amené à signifier toujours autrement dans toutes situations de lecture. Et ces situations de lecture sont d'ailleurs toujours autres selon les circonstances qui varient de cas en cas; en raison aussi des particularités qui marquent l’instant toujours mouvant du geste de lecture lui-même. Le lecteur et le texte s’appartiennent et se modifient réciproquement dans la lecture selon une fusion d'horizons: celle du lecteur et celle du texte. La lecture, en tant que ce processus de compréhension et d’interprétation porteur de changement, est constitutive du devenir, de l’advenir historique. Ainsi l'histoire est histoire opérante. Elle est à l'œuvre. L'histoire est productrice de sens. L'interprétation est un geste historique. Et l'histoire des grandes interprétations, qui sont des créations, est une geste.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

3. Sens, interprétation et force

Il nous faut voir maintenant comment le «sens», l’«inter-prétation» et la «force» sont liés entre eux dans la pensée de Nietzsche. Ainsi pourra-t-il apparaître comment l’interprétation est une activité ou une forme de la volonté de puissance. Car la force, du moins à première vue, évoque la puissance. Et il nous sera aussi possible de comprendre comment cette volonté de puissance exige le pluralisme des interprétations. Le Gai Savoir et La généalogie de la morale vont nous fournir nos premiers renseignements.

a. Infinité d’interprétations possibles du monde Le monde, comme nous le verrons à la troisième partie

de ce travail, est compris par Nietzsche essentiellement comme volonté de puissance. Réclamant ainsi de lui-même un dépassement continuel. Cela a déjà été évoqué en passant. Mais comprenons-nous vraiment de quoi il retourne? Le Gai savoir et La généa-logie de la morale vont nous fournir quelques renseignements. Le Gai Savoir au paragraphe 374, intitulé Notre nouvel «infini», parle de l'existence et du monde:

“Savoir jusqu’où s’étend le caractère perspectiviste de

l’existence ou même, si elle a en outre quelque autre carac-tère, si une existence sans interprétation, sans nul «sens» ne devient pas «non-sens», si d’autre part toute existence n’est pas essentiellement une existence interprétative – voilà ce que ne saurait décider l’intellect ni par l’analyse la plus laborieuse ni par son propre examen le plus consciencieux : puisque lors de cette analyse l’intellect humain ne peut faire autrement que de se voir sous ses formes perspectivistes, et rien qu’en elles. Nous ne pouvons regarder au-delà de notre angle: c’est une curiosité désespérée que de chercher à savoir quels autres genres d’intellects et de perspectives pourraient exister encore: par exemple si quelques êtres sont capables de ressentir le temps régressivement ou dans un sens alter-nativement régressif et progressif (ce qui donnerait lieu à une autre orientation de la vie et à une autre notion de cause et d’effet). Mais je pense que nous sommes aujourd’hui éloignés tout au moins de cette ridicule immodestie de décréter à partir

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

de notre angle que seules seraient valables les perspectives à partir de cet angle. Le monde au contraire nous est redevenu «infini» une fois de plus: pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité d’interpré-tations. Une fois encore le grand frisson nous saisit: – mais qui donc aurait envie de diviniser à l’ancienne manière ce monstre de monde inconnu? Qui s’aviserait d’adorer cet in-connu désormais en tant que le «dieu inconnu»? Hélas, il est tant de possibilités non divines d’interprétation inscrites dans cet inconnu, trop de diableries, de sottises, de folies d’inter-prétation, notre propre humaine, trop humaine interprétation, que nous connaissons …” 32

«Savoir jusqu’où… » et «Mais je pense… » marquent les

deux grandes divisions de cet aphorisme. Chacune d’elles semble parler respectivement de deux types contrastés ou opposés de connaissance. La première partie nomme l’intellect humain qui procède par analyse ou par examen de lui-même. La deuxième fait référence à un autre type de pensée qui n’est pas nommé expressément. On peut supposer qu’il s’agit de la pensée du philosophe, ou en général celle qui crée, par opposition à celle de la science. Celle-ci compte, calcule et pèse, alors que l’autre, selon l’inspiration qui l’anime, écoute, reçoit, nomme. D’ailleurs le paragraphe qui précède immédiatement, intitulé La «science» en tant que préjugé, et qui porte aussi sur l’interprétation, invite à voir cette opposition dans le présent aphorisme. Jetons donc aussi un coup d'œil sur cet aphorisme 373:

“Il résulte des lois de la hiérarchie que des savants, pour

autant qu'ils n'appartiennent qu'à la classe intellectuelle moyenne, ne doivent du tout être admis à voir les grands problèmes et points d'interrogation proprement dits; ni leur courage ni leur regard ne sauraient y suffire, – avant tout, leur besoin qui en fait des chercheurs, leur manière d'anticiper et de désirer inté-rieurement que les choses soient constituées de telle ou telle façon, leur crainte et leur espoir, n'en viennent que trop tôt à se tranquilliser, à se satisfaire. – Il en est de même de cette croyance dont se satisfont à présent tant de savants matérialistes, la croyance à un monde qui est censé avoir son

32 GS, par. 374, pp.270-271.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

équivalent et sa mesure dans la pensée humaine, dans les concepts humains de valeurs, la croyance à un «monde de la vérité» qu'il serait possible de saisir de façon définitive au moyen de notre étroite petite raison humaine. Qu'est-ce à dire? Accepterions-nous vraiment de laisser ainsi se dégrader l'existence jusqu'à un servile exercice de calcul, à une vie casanière de mathématicien? Qu'on se garde avant tout de vou-loir la dépouiller de son caractère ambigu: c'est là, Messieurs, ce qu'exige le bon goût, surtout le goût du respect, ce qui dépasse votre horizon! Que seule une interprétation du monde soit légitime, où vous autres subsistiez légitimement, où l'on ne puisse explorer et continuer de travailler scientifiquement que dans votre sens (– vous voulez dire somme toute méca-nicistement?) et qui n'admette autre chose que compter, calculer, peser, voir et saisir, voilà qui n'est que balourdise et naïveté, quand ce ne serait pas de l'aliénation, du crétinisme. Ne serait-il pas en revanche fort vraisemblable que ce que l'existence a de plus superficiel et de plus extérieur – de plus apparent, son épiderme, ce qui la rend palpable – fût la pre-mière chose que l'on pût saisir? Peut-être même la seule chose? Une interprétation «scientifique» du monde, telle que vous l'entendez, resterait par conséquent l'une des plus stupides, c'est-à-dire l'une des plus pauvres en significations de toutes les interprétations imaginables : ceci dit à l'oreille et mis sur la conscience de messieurs les mécanistes qui, aujourd'hui, vont se mêler volontiers aux philosophes et croient absolu-ment que la mécanique serait la doctrine des lois premières et dernières sur lesquelles, comme sur un fondement, toute existence devrait être construite. Mais un monde essentielle-ment mécanique serait un monde essentiellement absurde! Mettons que l'on n'estime la valeur d'une musique que d'après la quantité d'éléments susceptibles d'être comptés, calculés, réduits en formules, – pareille estimation «scientifique» de la musique, combien absurde ne serait-elle pas! Qu'en aurait-on retenu, compris, reconnu! Rien, strictement rien de ce qui en fait essentiellement de la «musique»!"33

La petite raison humaine qui accepte de ne fonctionner

que dans le cadre défini par les buts et les méthodes de la science, du mécanisme en l'occurrence, réduit le monde et l'existence à

33 GS, par. 373, pp. 269-270.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

ce qu'on peut calculer, compter, peser, voir et saisir. La couche palpable du monde est sans doute la première chose que l'on peut saisir, et peut-être la seule. Mais qu'il y ait d'autres dimensions à l'existence et au monde ou pas, il est impertinent, il est rape-tissant de penser que tout cela s'offre sans reste dans l'approche mathématicienne du savant mécaniciste. En effet, qu'a-t-on compris de la musique lorsqu'on la réduit à ses seuls éléments mathé-matiques? À peu près rien. Elle fait pourtant partie, elle aussi, de la couche palpable du monde. De même les grands problèmes et les interrogations profondes sont réservés à un autre type de pensée. Une pensée qui serait celle des philosophes. Mais que les scientifiques mécanicistes tenteraient de ramener à leur propre intellectualité en fréquentant les philosophes eux-mêmes et cher-chant ainsi à se faire passer pour eux, i.e. tentant de faire croire que leur simple attirail intellectuel est l'équivalent de la pensée créatrice de la philosophie. Le moins qu'on puisse dire ici est que Nietzsche n'entretient pas une tendresse particulière à l'égard des prétentions des scientifiques de moyen rang de pouvoir déclarer la non-validité des approches et des formes de pensée qui ne seraient pas les leurs. À l'égard de leur triste façon de ratatiner le monde.

Revenons à l'aphorisme 374. Il offre une explication de l'absurdité nichée dans le projet scientifique réducteur. Notre intellect voit à partir de son angle de vision à lui et à travers les perspectives qui s’ouvrent à lui dans cet angle. Dans ce sens, il est perspectiviste et ne peut pas sortir de ces perspectives. Il est comme prisonnier de ses champs de vision, de ses points de vue. Ainsi ne peut-il pas décider s’il y a d’autres intellects et d’autres perspectives qui leur correspondraient. Il ne peut pas le savoir ni par une analyse de ce qui n’est pas lui, ni par un examen de lui-même, puisque tout ce qui lui apparaît est déter-miné ou limité par la perspective. Il ne peut pas savoir non plus quelle est l’étendue du caractère perspectiviste de l’existence, si une existence peut avoir d’autres caractères que perspectivistes.

Mais, d’autre part, Nietzsche laisse entendre que l’expé-rience de la pensée ne se limite pas au savoir de l’intellect. Si bien qu’il est immodeste de prétendre que seules sont valables les perspectives qui s’ouvrent ou qui sont déployées à partir de son angle à lui. Au contraire, une fois de plus, le monde nous

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

est redevenu infini, dit Nietzsche, dans la mesure où on ne peut ignorer qu'il contient des possibilités d'interprétations à l'infini. Voilà la nouvelle expérience. Tenant compte du lien établi dès le début de l’aphorisme entre perspective et interprétation, on pourrait sans doute dire que ce monde infini offre la possibilité d’une infinité de perspectives et partant d'autant d’interprétations. La pensée demeurerait perspectiviste même dans ses expé-riences l'amenant au-delà des possibilités de l'intellect. Et nous rappelant aussi l’expérience de l’unité originelle de tout, à savoir qu'il n'y a pas d'extérieur au moi, c'est-à-dire que l'exis-tence et la pensée portent la responsabilité du tout, on peut également dire que la pensée autre que l’intellect, expérimentant le caractère perspectiviste de l’existence, sait de cette manière qu’elle aussi, comme le monde, est grosse d'une infinité d’inter-prétations.

Alors notre existence est perspectiviste, elle est inter-prétative. Et, selon la séquence du début de l’aphorisme, le sens semble suivre l’interprétation. Ainsi notre existence donne des sens. Et ne pas donner de sens serait également un non-sens. Il serait dans la nature du monde et de l’existence d’inter-préter, de donner des sens. Et cela à l’infini puisque ce monde est devenu infini à nouveau. Insistons quelque peu: l’interprétation précède le sens, elle est donatrice de sens. Il ne s’agit proba-blement pas de ce qu’on pourrait appeler une interprétation objective, uniquement intéressée à dégager un sens déjà là et essayant au mieux de ne pas y mettre du sien.

Pour résumer tout ceci, essayons de placer tous ces concepts selon la séquence suivante: monde, existence, savoir et pensée, angle, perspective, interprétation, sens. Nous, les humains, faisons l’expérience du monde et de l’existence par le savoir et la pensée, deux types de connaissances que Nietzsche semble nettement distinguer sinon opposer. On peut estimer, semble-t-il, qu'il s'agit globalement du savoir scientifique et de la connaissance philosophique. Le savoir de l’intellect va de l’angle qui est le sien à ses perspectives, à ses interprétations, à ses sens. La pensée (philosophique?) semble suivre le même trajet à cette différence majeure près que son angle devrait être de 360 degrés, embrassant le tout ou s’ouvrant pour le tout de la réalité ou du monde. Dans cet angle infiniment, absolument

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

ouvert, peut-il se déployer une infinité de perspectives ou d’in-terprétations ou de sens à la mesure du monde redevenu infini ou redevenant ainsi infini?

Ou bien peut-être faut-il faire l’hypothèse que la pensée doive composer avec le perspectivisme, qu'elle est essentiellement perspectiviste, que les perspectives, interprétations et sens sont possibles à l’infini et que c’est ainsi que se dévoile le monde comme le nouvel infini dont parle ici Nietzsche. Mais une difficulté va bientôt surgir: Le monde, comme on le verra plus loin, est fini. Comment concilier ce fini avec l’infinitude des interprétations possibles? Peut-être par le biais du temps et de l'éternité.

Ainsi les concepts mis en train s'enrichiraient d'une autre dimension. Reprenons: la situation dans laquelle nous sommes toujours implique une perspective qui est un angle ou un champ de vision s'ouvrant à partir d'un point de tenue (Standpunkt) et d'un point de vue (Blickpunkt), et comportant une ligne d'horizon. Ce point de tenue, qui est toujours un point de vue, se dépla-cerait avec la succession des instants ou des moments présents. De sorte que l'angle, la perspective et la situation ne se déter-mineraient pas seulement selon l'espace, mais aussi temporelle-ment. Le temps deviendrait nécessaire pour la compréhension du monde. Ainsi la nouvelle infinitude du monde dont parle Nietzsche impliquerait à la fois la finitude de la perspective, de l'interprétation et du sens, mais aussi l'infinitude du temps nécessaire pour le déroulement de l'infinité d'interprétations. Il faudra voir plus loin si la difficulté est de la sorte complètement levée.

b. Devenir, évolution, histoire On va faire un pas de plus en dégageant ou explicitant

le lien qu’il peut y avoir entre l’interprétation et le devenir. Nous allons pour ce faire travailler sur le paragraphe 12 de la deuxième dissertation de La généalogie de la morale. Cette dissertation a pour titre: La «faute», la «mauvaise conscience» et ce qui leur ressemble. Il s’agit d’en faire la généalogie, d’en dire l’origine et le devenir, d’en faire l’histoire. Mais comment se fait l’histoire?

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

Nietzsche commence par dénoncer la confusion que l’on entretient habituellement entre l’origine ou la cause de la naissance et le but de quelque chose. Quand il se passe ou se produit quelque chose, ce n'est pas à cause d'un but, dira Nietzsche. C'est à cause de l'intervention d'une puissance supérieure qui subjugue ou domine et assigne un sens ou un but, donne une fonction, et ainsi interprète. Les généalogistes de la morale s’emploient, par exemple, à déterminer le but du châtiment, et, ayant trouvé que c’est la vengeance ou la dissuasion, ils font de celles-ci la cause de l’apparition du châtiment. Mais cela est une erreur.

α. Principe de la recherche historique La recherche historique doit obéir à un autre principe.

Voici: “Le «but du droit» est la toute dernière des notions pou-

vant servir à l’histoire de l’origine du droit : rien n’est plus important pour une recherche historique que le principe suivant, qui n’a été acquis qu’à grand-peine mais qui devrait être définitivement acquis, à savoir que la cause de la naissance d’une chose se distingue toto cœlo de son utilité, de son application effective et de son classement dans un système de buts; qu’une chose qui existe et qui a pris forme d’une manière ou d’une autre est toujours interprétée d’une façon nouvelle par une puissance supérieure qui s’en empare, la ré-élabore et la transforme en l’adaptant à un nouvel usage; que tout événement du monde organique est une manière de subjuguer, de dominer, et toute subjugation, toute domination, à leur tour équivalent à une nouvelle interprétation, à un accommodement, où le «sens» et le «but» antérieurs s’obscur-ciront nécessairement et même disparaîtront tout à fait..”34

C’est clair, la cause de la naissance d’une chose ne doit

pas être confondue avec son utilité et son but, c’est-à-dire son application comme moyen en vue d’une fin. Nietzsche réfère

34 GM, La «faute», la «mauvaise conscience» et ce qui leur ressemble, par 12, pp. 268-269.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

ici à la théorie aristotélicienne des causes selon laquelle la cause finale est à des titres différents dernière et première, dernière dans l’ordre de la réalisation, mais première dans l’ordre de la mise en marche d'un processus ou d'une opération. La théorie aristotélicienne des causes en comprend quatre: matérielle, formelle, efficiente et finale. Elle a donné lieu à une compréhension anthropocentrique et technicienne du devenir, de l'être. Tout ce qui est prend forme selon un processus dans lequel entrent en jeu une matière et une forme, l'action d'un agent et le but poursuivi. L'agent a quelque chose en vue, un but, une fin. Et pour l'obtenir il intervient par quelque moyen sur une matière à laquelle il inculque une forme conforme ou convenant à ce qu'il envisage comme fin. La fin n'est atteinte que moyennant l'in-formation d'une matière donnée. On voit bien derrière cette théorie le modèle de l'activité du potier ou du sculpteur. Ainsi la compréhension de la causalité prend appui sur l'activité de l'humain. Anthropomorphisme. Mais tout cela est une erreur, pense Nietzsche.

Donc la naissance d’une chose ne s’explique pas par le but, par sa capacité de servir un but. Alors comment s’explique-t-elle? Quand il se produit quelque chose, cela est plutôt dû au fait de l’intervention d’une puissance supérieure qui s’empare et transforme. Et cela universellement. Nietzsche prend la peine d’énumérer les domaines en passant du plus général au particulier humain: tout ce qui existe, tout événement du monde organique, tout phénomène humain. Et au plan de l’humain, cela vaut aussi universellement dans les domaines juridique, social, politique, artistique, religieux. On pense que le châtiment a été inventé pour châtier, tout comme on pense que la main a été faite pour saisir et l’œil pour voir. C’est une erreur. Le châtiment n’a pas été fait pour châtier, pour punir. Il est plutôt le fait d’une puissance supérieure (qui veut se venger ou dissuader.) Et Nietzsche dirait sans doute que le regard de l'œil et la poigne de la main sont des interventions de puissance. Il semble bien que Nietzsche fasse fi, en matière de choses humaines, de la distinction importante entre l'ordre de la réalisation ou de l'exécution et celui du déclenchement du processus d'exécution. Parce que dernière dans l'ordre de la réalisation, il n'y a sans

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

doute pas lieu d'éliminer la fin comme cause ou déclencheur d'une opération ou d'un processus d'intervention humaine.

Les interventions de puissances supérieures dont parle Nietzsche sont des manières de subjuguer, de dominer qui transforment, ré-élaborent et qui équivalent à de nouvelles interprétations faisant s’obscurcir les sens et les buts antérieurs par l'assignation de sens et de buts nouveaux. Nietzsche dit même que les sens et les buts antérieurs peuvent disparaître tout à fait. L’interprétation remplace le sens et le but antérieurs. Mais la question se pose de savoir comment ceux-ci peuvent disparaître complètement. Il faudra reprendre cette question plus loin lorsqu’il s'agira de traiter du passé.

Voilà pour le principe de la recherche historique à mettre en application quand on s’interroge sur la naissance ou l’origine de quelque chose ou pour faire la généalogie de quelque chose. L'interprétation y joue un rôle primordial. Elle est assimilée à une intervention de puissance. Et cette puissance interviendrait sans but ou sans fin??? Disparition de la cause finale???

β. Utilité et but comme symptômes L'utilité et le but ne sont pas considérés comme cause.

Mais ils ne sont pas éliminés pour autant. Alors comment les caractériser? Comment se définissent-ils?

“Tout but, toute utilité ne sont cependant que des symp-

tômes indiquant qu’une volonté de puissance s’est emparée de quelque chose de moins puissant qu’elle et lui a de son propre chef imprimé le sens d’une fonction; et toute l’his-toire d’une «chose», d’un organe, d’un usage peut être ainsi une chaîne continue d’interprétations et d’adaptations toujours nouvelles, dont les causes ne sont même pas nécessairement en rapport les unes avec les autres, mais peuvent se succéder et se remplacer les unes les autres de façon purement acci-dentelle. L’«évolution» d’une chose, d’un usage, d’un organe n’est donc rien moins que son progrès vers une fin, encore moins un progrès logique et direct, obtenu avec un minimum de force et aux moindres frais, – mais bien la succession de processus de subjugation plus ou moins indépendants les uns des autres, plus ou moins profonds qui s’opèrent en elle, et

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

qui renforcent les résistances qu’ils ne cessent de rencontrer, les métamorphoses tentées par réaction de défense, et aussi les contre-actions couronnées de succès. La forme est fluide, le «sens» l’est encore plus… Même dans un organisme sin-gulier, il n’en va pas autrement : à mesure qu’il croît d’une façon sensible, le «sens» de chaque organe change, parfois leur mort partielle, leur réduction en nombre (par exemple par la destruction des membres moyens) peut être le signe d’une croissance en force et en perfection. Je veux dire que le fait de devenir partiellement inutile, de dépérir et dégénérer, de perdre sens et utilité, bref de mourir, cela aussi appartient aux conditions d’un progrès véritable: lequel prend toujours forme de volonté et de voie vers plus de puissance et s’accom-plit toujours aux dépens d’un grand nombre de puissances mineures. L’importance d’un «progrès» se mesure même à la quantité des choses qu’il aura fallu lui sacrifier; l’humanité dans sa quantité sacrifiée au profit d’une seule espèce d’hommes plus forts – voilà qui serait un progrès…”35

L’utilité et son but n’expliquent pas l’origine d’une chose.

Ils ne sont que des symptômes. Les symptômes d’une volonté de puissance qui d’elle-même a donné un sens, celui d’une fonction. Le sens apparaît comme réduit à la fonction, à l’utilité.

γ. Histoire et devenir sans nécessité Et c’est ainsi que l’histoire d’une chose se manifeste

comme la chaîne ou la suite continue des interprétations qui lui ont assigné des sens ou des fonctions. Mais cette continuité n’obéit pas à la nécessité. Les interprétations peuvent se suivre de façon purement accidentelle.

Alors l’évolution d’une chose ou son histoire ne peut pas être conçue comme un processus vers une fin, ni comme une marche logique faisant l’économie des détours, mais comme une suite de phases de subjugation. Ces interventions de puissance peuvent rencontrer de la résistance. Il semble que cette résistance donne lieu à l’adaptation. Ainsi on aurait l’interprétation et l’adap-tation se faisant face comme des forces opposées. Les résultats

35 GM, La «faute», la «mauvaise conscience» et ce qui leur ressemble, par 12, pp. 269-270.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

sont des effets de puissance. Ce que nous appelons ici adaptation est le fait de la réaction de forces de résistance, des métamor-phoses tentées pour se défendre, des contre-actions couronnées de succès. En tant qu'il s'agit là de forces à l'œuvre, de puis-sance qui transforme, on peut dire qu'il s'agit encore d'interpré-tation. En effet, la réaction dont il est question ne consiste pas à maintenir le statu quo.

δ. Fluidité du sens Ainsi le sens est encore plus fluide que la forme des

choses. De sorte que le dépérissement, la disparition et la mort appartiennent au progrès. Le véritable progrès se définit comme volonté et voie vers plus de puissance. La volonté de puissance est volonté de plus de puissance. Et en tant que telle elle trace le chemin du progrès.

Appliqué à l’humain, ceci mène à cette formulation pour le moins inquiétante: “L’importance d’un «progrès» se mesure même à la quantité des choses qu’il aura fallu lui sacrifier; l’humanité dans sa quantité sacrifiée au profit d’une seule espèce d’hommes plus forts – voilà qui serait un progrès –” Voilà qui serait un progrès. Le conditionnel utilisé ici et souligné exprime-t-il un souhait ou une hésitation? Ou peut-être les deux: le souhait d’un idéal et l’hésitation devant la perspective des abus ou des horreurs que sa réalisation pourrait entraîner; si on en fait un but ou une fin, devrait-on ajouter. Car le but et la fin ne doivent pas être le moteur de l'histoire, d'après Nietzsche. Pour le moment, indiquons que le sacrifice de la quantité au profit d’une seule espèce d’hommes plus forts pose, au moins apparemment, une question sérieuse de cohérence avec la notion de grandeur définie comme une totalité à traits multiples. Nous avons présenté cela antérieurement en citant le paragraphe 212 de Par-delà bien et mal. Il faudra revenir sur cette question plus loin.

Nietzsche ne veut pas parler de fin, et il insiste. Les interprétations ont des causes qui ne sont pas nécessairement en rapport les unes avec les autres; ces causes peuvent se succéder de manière purement accidentelle. Par ailleurs, il fait état d’un progrès, d’un progrès authentique. Et celui-ci n’est rien

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

d’autre qu’un cheminement vers plus de puissance. Nietzsche ne récupère-t-il pas ainsi l’idée de finalité ou de fin? Sinon, devrait-on voir là l’expression d’un certain déterminisme ou encore le jeu du hasard? Pour ce qui est de la seconde hypothèse ou question la suite du texte se charge de répondre, semble-t-il.

ε. La vie est volonté de puissance Nietzsche veut se faire bien comprendre et il insiste sur

ce qu’est l’histoire d’une chose: “J’insiste sur ce point de vue capital de la méthode histo-

rique, d’autant plus qu’il va fondamentalement à l’encontre de l’instinct dominant et du goût du jour qui préféreraient encore s’accommoder d’une contingence absolue, voire de l’absurdité mécaniste de tout événement plutôt que d’admettre la théorie selon laquelle, dans tout événement, se manifeste une volonté de puissance. L’idiosyncrasie démocratique contre tout ce qui domine et veut dominer, le misarchisme moderne (pour em-ployer un mot aussi laid que la chose) s’est peu à peu transposé, déguisé en termes intellectuels, en haute intellectualité, à tel point qu’aujourd’hui il pénètre, il peut pénétrer, pied à pied, jusque dans les sciences les plus exactes, en apparence les plus objectives; bien plus, il me semble qu’il domine déjà tout à fait la physiologie et les sciences de la vie, à leur détri-ment, cela va de soi, puisqu’il a escamoté un concept fonda-mental, celui-là même d’activité. En revanche, sous la pression de cette idiosyncrasie, on met au premier plan l’«adaptation», c’est-à-dire une activité secondaire, une simple réactivité, on en vient à définir la vie même comme une adaptation interne, toujours plus adéquate, à des circonstances extérieures (Herbert Spencer). C’est ainsi que l’on méconnaît la nature de la vie, sa volonté de puissance; c’est ainsi que l’on perd de vue la préséance fondamentale des forces spontanées, agressives, con-quérantes, capables de donner lieu à de nouvelles interpret-tations, de nouvelles directions et de nouvelles formes, et à l’influence desquelles l’«adaptation» est soumise; c’est ainsi que l’on nie le rôle souverain que jouent dans l’organisme les fonctions suprêmes, celles où la volonté de vie se mani-feste de façon active et formatrice. On se souvient que Huxley reprochait à Spencer son «nihilisme administratif»: or il

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

s’agit de bien autre chose que de simple «administration»…”36

Il est peut-être typique de la philosophie que de s’élever

contre la mode, l’instinct dominant ou le goût du jour. Aussi Nietzsche ne manque pas de dénoncer celui qui s’oppose au principe historique qu’il met de l’avant. Plutôt que de voir dans tout événement une manifestation d’une volonté de puissance, on va même jusqu’à préférer la contingence absolue ou le mécanisme absurde. Pourquoi? En raison d’un certain démo-cratisme, expression d'un misarchisme qui porte à honnir ce qui peut donner origine, ce qui peut créer, ce qui peut faire commencer.

Cette tournure d’esprit mène à l’escamotage d’un concept important, celui de l’activité, et à la mise en valeur d’un autre, secondaire celui-là, la réactivité. Pour comprendre la portée de cette observation, il faudrait suivre le parcours de la philosophie occidentale qui va de l’ενεργεια à l’actus, à l’activitas et à l’activité. Qu’est-ce qui s’est passé comme interprétation dans la traduction romaine de l’ενεργεια? (Les travaux de Heidegger peuvent être ici d’un intérêt certain. La romanisation de l’ενεργεια pose des problèmes qu’il importe d’élucider. L’ενεργεια grecque nomme l'être, le dynamisme de l'être ou de la φυσιs. On a restreint la signification de cette dernière en la traduisant par natura et nature. D'autre part ενεργεια a donné lieu à la théorie de l'actus et de la potentia, de l'acte et de la puissance. On voulait ainsi signifier la constitution métaphysique de tout ce qui est marqué par la finitude et évoquer la source du changement, du devenir. Être en acte est plus qu'être en puissance. Puis apparut l'activitas et l'activité comme attribut du sujet humain avec les temps modernes. Cette activité devait s'associer avec la volonté de ce sujet. Ainsi on s'est acheminé vers le concept d'énergie, de force, de puissance. Il y a là tout un amalgame de notions qu'il prendrait beaucoup de temps pour tirer au clair. De toute façon la volonté de puissance nietzschéenne pourrait bien être une figure bien moderne de l'anthropomorphisation du mouvement ou du passage de la puissance à l'acte ainsi que de l’ενεργεια

36 GM, La «faute», la «mauvaise conscience» et ce qui leur ressemble, par 12, p. 270.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

de la φυσιs.) Toujours est-il que Nietzsche considère la réac-tivité ou l’adaptation comme une activité secondaire. Et lui donner la primauté comme le fait Herbert Spencer revient à une méconnaissance de la vie et de sa volonté de puissance. C’est une méconnaissance des forces qui conduisent à de nouvelles interprétations, c’est-à-dire qui impriment de nouvelles directions et de nouvelles formes. L’adaptation doit être soumise à ces forces conquérantes. La volonté de puissance dans la vie est volonté de vie ou volonté active et formatrice. Il y a cependant une volonté de vie négative, réactive, qui consiste à ne pas vouloir mourir, ne pas vouloir décliner pour accéder à plus de vie.

(Cf. notes p. -26d- pour résumé: chose – environnement. Subjugation – réaction. Théorie générale des systèmes: complexes, ouverts. Référence: Ludwig von Bertalanfy, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1973)

(Cf. notes p. 26a4 Darwin (Charles) et Spencer) (Cf. Jean-Claude Guillebaud, Le principe d'humanité.)

Ce qui précède montre bien que Nietzsche est loin de considérer l’interprétation comme une activité intellectuelle banale, inoffensive, indifférente à la réalité. C’est bien au contraire une force qui réclame quelque chose pour des desseins nouveaux. (Noter que dessein, utilité impliquent l’idée de finalité.) C’est une force qui transforme, qui ré-élabore, qui arme pour un emploi nouveau, pour une utilité nouvelle, donnant ainsi un sens nouveau. Cette force est une puissance supérieure, supérieure à ce quelque chose, qui triomphe de lui en tant que siège de moins de puissance. Ainsi une nouvelle utilité pour un nouveau but assigné est-elle symptôme ou indice d’une volonté de puissance qui exerce sa maîtrise. Symptôme et non pas cause. L’idée de symptôme serait-elle ici un échappatoire, un moyen problématique d’éviter la finalité?

Nous avons affaire à une conception de l’interprétation qui semble différer du tout au tout de celle de Marx formulée dans la 11e thèse sur Feuerbach: “Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer.” (1845)

Cette idée marxienne de l’interprétation semble être assez près de la conception courante selon laquelle, en caricaturant un peu, l’interprétation est une activité de l’esprit plus ou

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

moins stérile, répétitive, donc pas originale du tout, de l’ordre du commentaire, n’impliquant rien pour la réalité et l’interprète; un jeu pour ceux qui ont les moyens de se payer le loisir du dilettantisme. Nietzsche accorde beaucoup plus de sérieux à l’interprétation. Elle est elle-même transformation. Ou bien encore, pour lui, l’activité transformatrice est interprétation.

Sans doute avons-nous affaire ici à une conception de la pensée et de l’action qui invite à dépasser les couples d’opposés courants et traditionnels: théorie et praxis, pensée et action, spéculatif et pratique. À cet égard il est intéressant de citer un fragment posthume datant de 1888:

Théorie et pratique

Critique de la valeur de la morale

Dangereuse distinction entre «théorique» et «pratique», par exemple chez Kant, mais aussi chez les Anciens

– ils font comme si c’était la pure intellectualité qui leur présentait les problèmes de la connaissance et de la méta-physique

– ils font comme si, quelle que soit la réponse de la théorie, la pratique devait être jugée selon ses propres critères.

Contre le premier point, je dresse ma psychologie des philosophes: leur spéculation la plus abstraite, toute leur «intellectualité» n’est jamais que l’ultime et pâle empreinte d’un fait physiologique: il y manque tout caractère volontaire, tout est instinct, tout est d’emblée aiguillé sur certaines voies…

– contre le second point, je demande si nous connais-sons, pour bien agir, une méthode autre que de toujours bien penser: penser est une manière d’agir, et agir présuppose toujours une pensée. Avons-nous le pouvoir de juger de la valeur d’un mode de vie autrement que de la valeur d’une théorie, par induction, par comparaison?… Les naïfs croient qu’en cela nous sommes mieux à notre affaire, qu’en cela nous savons ce qui est «bien», – et les philosophes le répètent. Nous concluons qu’ici nous sommes en présence d’une croyance, rien de plus…

«On doit agir, par conséquent, on a besoin d’une règle de conduite», – dirent même les sceptiques de l’Antiquité

Prendre pour un argument l’urgence d’une décision, prendre ici pour une vérité quoi que ce soit!

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

On ne doit pas agir: – dirent leurs frères plus conséquents qu’eux-mêmes, les bouddhistes, et ils inventèrent une règle de conduite permettant de se détacher de l’action…

Se conformer aux autres; vivre comme vit l’«homme ordinaire», tenir pour bel et bon ce qu’il tient pour bel et bon: c’est la soumission à l’instinct du troupeau.

On doit porter son courage et sa rigueur assez loin pour ressentir comme une honte une telle soumission.

Ne pas vivre avec deux poids et deux mesures!… Ne pas séparer théorie et pratique!37

D’après la tradition philosophique les problèmes de la

connaissance et de la métaphysique seraient réservés à la seule connaissance intellectuelle. Et d’après elle encore la théorie précéderait la pratique, et celle-ci devrait être jugée toujours par les critères ou les règles fournis par celle-là.

Mais Nietzsche rétorque que les philosophes de cette tradition ont exclu la volonté de la pensée et demande si on a raison de séparer la pensée et l’agir. La pensée serait plutôt une forme d'agir, et l'agir présupposerait ou impliquerait toujours la pensée. (Cf Heidegger, peut-être dans la conférence Die Kehre)

Invention (par comparaison, par induction, dit Nietzsche) des règles de conduite, que la conduite soit l’action ou l’inaction.

Nous allons maintenant nous référer à quelques réflexions ou commentaires de Gilles Deleuze suggérés surtout par le passage de La généalogie de la morale que nous avons expres-sément présenté.

“La philosophie de Nietzsche n’est pas comprise tant

que l’on ne tient pas compte de son pluralisme essentiel. Et à vrai dire, le pluralisme (autrement appelé empirisme) ne fait qu’un avec la philosophie elle-même. Le pluralisme est la manière de penser proprement philosophique, inventée par la philosophie:…

Dans l’idée pluraliste qu’une chose a plusieurs sens, dans l’idée qu’il y a plusieurs choses, et «ceci et puis cela» pour une même chose, nous voyons la plus haute conquête de la philosophie, la conquête du vrai concept, sa maturité, et

37 FP14, 14[107], pp. 78-79.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

non pas son renoncement ni son enfance. Car l’évaluation de ceci et de cela, la délicate pesée des choses et des sens de chacune, l’estimation des forces qui définissent à chaque instant les aspects d’une chose et de ses rapports avec les autres, – tout cela (ou tout ceci) relève de l’art le plus haut de la philosophie, celui de l’interprétation. Interpréter et même évaluer, c’est peser. La notion d’essence ne s’y perd pas, mais prend une nouvelle signification; car tous les sens ne se valent pas. Une chose a autant de sens qu’il y a de forces capables de s’en emparer. Mais la chose elle-même n’est pas neutre, et se trouve plus ou moins en affinité avec la force qui s’en empare actuellement. Il y a des forces qui ne peuvent s’emparer de quelque chose qu’en lui donnant un sens restrictif et une valeur négative. On appellera essence au contraire, parmi tous les sens d’une chose, celui que lui donne la force qui présente avec elle le plus d’affinité. …

L’interprétation révèle sa complexité si l’on songe qu’une nouvelle force ne peut apparaître et s’approprier un objet qu’en prenant, à ses débuts, le masque des forces précédentes qui l’occupaient déjà. …

Nous voyons que l’art d’interpréter doit être aussi un art de percer les masques, et de découvrir qui se masque et pourquoi, et dans quel but on conserve un masque en le remodelant. 38

Deleuze semble confier à l’empirisme la pluralité des

sens d’une chose. Ces sens lui viennent des forces qui s’en emparent. Et c’est cela interpréter. Mais ces sens n’ont pas tous la même pertinence ou plutôt la même portée pour la chose. Il y a comme des sens secondaires et un sens essentiel. Celui-ci vient de la force qui a le plus d’affinité avec la chose. Alors la chose n’est pas indifférente à l’interprétation.

Mais la question qui se pose est de savoir comment détecter et déterminer la force qui a le plus d’affinité avec une chose. Ou autrement dit, comment arriver à une interprétation essentielle d’une chose? Il ne semble pas y avoir d’autres critères que la chose elle-même. Il n’y a, semble-t-il, que le recours phénoménologique. Laisser apparaître la chose. La chose en ce qu'elle est. En ce sens la phénoménologie est

38 DELEUZE, Gilles, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1973, pp. 4.5.6.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

ontologie. Toute autre approche est dogmatique. Mais de nouveau la question: comment savoir si on laisse accéder vraiment la chose à la manifestation? Formulée dans la perspective de la force qui a le plus d’affinité avec la chose, qui peut en faire une interprétation essentielle, cette question devient: comment être assez fort, comment être assez riche en parenté avec la chose pour qu’elle puisse, sans être réduite, apparaître dans ce qu’elle est? dans ce qu’elle peut être?

Sans doute que ceci réclame de l’interprétation qu’elle soit aussi l’art de percer les masques. Dans la mesure où la critique de l’idéologie veut être cet art, elle relève de l’interprétation, elle est une dimension de l’herméneutique.

c. Le processus d’interprétation s’accomplit dans la nomination

Il importe dans ce contexte d’établir à nouveau le rapport de l’interprétation au langage.

“(Le droit des maîtres de donner des noms va si loin qu’il serait permis de voir dans l’origine du langage même une manifestation de la puissance des maîtres: ils disent «telle chose est ceci et cela», et marquant d’un son toute chose et tout événement, ils se les approprient pour ainsi dire.)”39

On a vu antérieurement que l’interprétation donne un sens nouveau ou une nouvelle utilité pour un dessein ou dans un dessein nouveau. L’interprétation est volonté de puissance qui maîtrise. L’interprétation est activité des maîtres. Les nobles et les puissants, obéissant au pathos de la distance, s’arrogent le droit de créer des valeurs et de leur donner des noms. Les maîtres disent: “telle chose est ceci et cela”. Et faisant cela, ils emportent quelque chose par la force de leur volonté de puissance dans un dessein quelconque. Mais faisant cela, ils nomment quelque chose, ils lui donne un nom. Alors nommer, c’est interpréter; c’est-à-dire transformer, armer, réclamer. C'est aussi un geste de langage. L’interprétation est langage. Le langage est interprétation.

39 GM, «Bon et méchant», «Bon et mauvais», par. 2, p. 225.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

d. L’origine du langage est la manifestation de la puissance des maîtres

Et Nietzsche semble faire l’hypothèse que la volonté de puissance des maîtres qui interprètent serait à l’origine du langage. Ainsi le langage aurait son origine dans l’interprétation, et le langage lui-même serait interprétation.

Peut-être que les noms, et aussi les sons et tous mots, donnés aux choses, qui étaient considérés comme des arcs-en-ciel ou des ponts illusoires par le Zarathoustra, peuvent être inter-prétés maintenant de la façon suivante. À cause du caractère fondateur ou fondamental du langage comme interprétation et comme volonté de puissance, les noms sont des ponts: ils rassemblent toutes choses dans la mesure où ils les emportent pour denouveaux desseins. Mais ils sont des ponts illusoires: car ce ne sont pas des ponts appuyés sur des rives fixes comme tout pont; en effet les choses changent au rythme des interpré-tations. Et au même rythme, semble-t-il, changent aussi les noms.

En somme, par leur puissance les maîtres interprètent les choses, c'est-à-dire les emportent dans de nouveaux desseins. Et pour cela ils les nomment. La nomination est interprétation qui oriente ou change le destin des choses. Mais les noms ont tendance à se figer, à se fixer. Et en même temps à réduire les choses en «réalité» stable. Or il faut prendre conscience que ces noms qui permettent de rassembler toutes choses en éta-blissant des liens entre elles et s'avèrent ainsi des ponts, sont tout de même simplement des ponts illusoires. Ils ne doivent pas avoir la solidité immuable des ponts. Car ils ne sont pas ancrés dans des rives fixes. En effet, comme on le disait dans le Zarathoustra, les choses ont besoins d'être nommées, elles accourent à la parole, à cette parole puissante et révélatrice résultant du passage de la langue au naturel du langage imagé. Elles ont besoins de cette parole qui les nomme et qui ainsi les transforme en les entraînant toujours vers de nouveaux desseins, vers de nouvelles vérités. Vérités qui sont toujours à dépasser. Le besoin que les choses ont de la parole semble insatiable. Il semble qu'on aura jamais fini de dire les choses. Et ainsi l'interprétation serait une tâche sans fin.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

e. Créer et détruire en nommant

Un pas de plus dans la compréhension du rapport de la volonté de puissance créatrice et le langage.

“Voici qui me coûte et ne cesse de me coûter toujours les

plus grands efforts: comprendre qu’il importe indiciblement plus de savoir comment se nomment les choses que ce qu’elles sont. La réputation, le nom et l’apparence, la valeur, le poids et la mesure habituels d’une chose – qui à l’origine ne sont que de l’erreur, de l’arbitraire dont la chose se trouve revêtue comme d’un vêtement parfaitement étranger à sa nature et à son épiderme – la croyance à tout cela, transmise d’une génération à l’autre, en a fait peu à peu comme le corps même de la chose; l’apparence du début finit toujours par devenir essence et agit en tant qu’essence! Quelle folie n’y aurait-il pas à prétendre qu’il suffirait de dénoncer cette origine, ce voile nébuleux du délire pour anéantir le monde tenu pour essentiel, la soi-disant «réalité»! Seuls les créateurs peuvent anéantir! Mais n’oublions point ceci: il suffit de créer de nouveaux noms, des appréciations, des vraisemblances nouvelles pour créer à la longue de nouvelles «choses».”40

Ce paragraphe porte en titre “On ne peut détruire qu’en

tant que créateur.” Comme si la visée primordiale était de détruire! Que peut bien vouloir dire cet aphorisme? Quel rapport propose-t-il entre la destruction et la création?

Ce passage se situe bien dans l'entreprise nietzschéenne de renverser le platonisme. Platon voyait dans les idées l'être véritable, l'essence même des choses toujours identique à elle-même; alors que le monde concret soumis au changement et au devenir n'était qu'apparences en déficit d'être. Nietzsche semble plutôt dire: il n'y a pas d'essences fixes avant et au-delà des phénomènes. Ou à tout le moins s'il y a quelque chose de tel, cela ne nous est pas accessible. Car ce que nous appelons essence est trompeur.

En effet, il est plus important de connaître le nom des choses que leur nature ou ce qu’elles sont, est-il dit. Pourquoi? Parce que le nom a tendance à fixer ce qui est mobile, ce qui

40 GS, par., 58, p. 86.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

est provisoire. Parce que le nom crée ainsi la soi-disant réalité, censée être elle-même à demeure, être stable en elle-même. Les essences se créent de la sorte. Mais il ne faut pas oublier que c'est seulement l'apparence qui finit par devenir essence et agit comme telle. Ainsi on comprendrait pourquoi le nom est une erreur à l’origine. Parce qu'il affuble la chose d'un revêtement qui est "parfaitement étranger à sa nature et à son épiderme".

Cependant il ne suffit pas de dénoncer tout simplement ce processus pour anéantir le monde tenu pour essentiel ou pour se débarrasser de cette soi-disant réalité. L’efficacité du mécanisme de ce processus résiste à la simple dénonciation ou à sa seule mise en lumière. Il faut créer pour anéantir, il faut donner de nouveaux noms pour détruire. Il faut utiliser le même mécanisme pour évacuer la pseudo réalité qu’il met en place. Mais la création de nouveaux noms, tout en anéantissant l’ancien monde, dit Nietzsche, n’en fait pas moins surgir à la longue de nouvelles choses. Alors? Dans le texte, «chose» est entre guillemets tout comme «réalité»; et ces deux vocables s'avèrent ainsi signifier semblablement. Or cette réalité est seulement soi-disant réalité; elle est seulement le monde tenu pour essentiel. Il en va de même pour les choses. L’essence n’est pas connue dans les noms habituels et ce qui semble relever d'eux: l'apparence, la mesure, le poids, la valeur. Et il faudra débarrasser les choses de ce nouveau vêtement d’apparence et de mensonge, dans une nouvelle nomination.

Ainsi surgit ce paradoxe ou loi essentielle du langage. La volonté de puissance des maîtres crée en nommant: c’est l’interprétation comme processus d’appropriation et de domination. Mais, par ailleurs, la nomination fige en «réalité», en «chose» ce qui est interprété ou approprié ou dominé. Et ces «choses» auront à leur tour besoin d’être détruites par de nouvelles nomi-nations, par de nouveaux créateurs, par de nouvelles interprétations. Ainsi s'annonce un processus sans fin.

On dirait bien un double rôle ou une double fonction du langage. Double fonction qui fonde ou explique en quelque sorte, d’une part, l’attitude de méfiance de Nietzsche vis-à-vis le mot qui barre la route; et, d’autre part, qui rend compte de l’importance à ses yeux du langage qui retourne au naturel de l’image, l’importance pour lui de retourner au naturel du

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

langage imagé dans lequel toute chose devient symbole qui permet de se porter ou de s’envoler vers une vérité nouvelle. Sans doute parce que la chose elle-même, devenue image ou symbole dans et par le langage, permet ainsi de s’envoler vers une vérité, devient dévoilante du vrai; la chose est, par le langage et dans le langage manifestation de la vérité. Mais cette vérité est provisoire, n'a pas la stabilité de l'éternel.

Ceci nous renvoie de nouveau à un passage de Ecce Homo relatif à Ainsi parlait Zarathoustra au paragraphe 3. Il faut citer: (– «... voici qu’à ton discours toutes les choses accou-rent, caressantes, et te flattent: car elles veulent s’envoler sur ton aile. Avec chaque image, tu voles vers une vérité. Le verbe, les trésors du verbe, s’ouvrent à toi pour dire l’«être»: tout «devenir» veut se faire verbe pour que tu lui apprennes à parler… »41 (Ce texte déjà cité, déjà commenté... cf. supra pour ne pas répéter le même commentaire. Passage surprenant entre être et devenir!) (Être serait-il devenir? Remise en question de l'opposition traditionnelle entre être et devenir? 16 fév. 2002) (17 fév. 2002: Les deux premières phrases sont dites par la solitude dans le Zarathoustra. La dernière est dite par Zar. après le discours de la solitude. Cf. commentaire page 73 à l'ordinateur).

Une question fondamentale demeure. D’après ce para-graphe de Le Gai Savoir, il est plus important de savoir comment les choses se nomment que ce qu’elles sont. Pas seulement les noms, mais aussi les réputations, les apparences, les valeurs, les poids, les mesures dont on fait état habituellement sont tous rangés dans le domaine de l’erreur, de l’arbitraire; ils font tous office de vêtement étranger. Ils n’ont rigoureusement rien à voir avec la nature des choses. Mais ils finissent toujours par jouer le rôle d’essence pour les choses. Tenons-nous en aux noms pour le moment et demandons: comment savoir que les noms ne dévoilent pas la nature, c'est-à-dire l’essence des choses? Car dire qu’ils sont “erreur” suppose qu’on connaît de quelque manière la nature d’une chose. Et comment cette nature ou cette essence peut-elle être connue en dehors du langage? Y aurait-il une connaissance qui ne serait pas langagière? Contre

41 EH, Ainsi parlait Zarathoustra, par.3, p. 310.

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II. SENS ET INTERPRÉTATION

cette objection ou cette question on pourra faire remarquer que Nietzsche parle ici du langage “habituel”. Bien. Mais, de nouveau, selon la conception nietzschéenne du langage, celui-ci, avant de devenir habituel, est d’abord le fait de la nomination créatrice d’un maître, de la volonté de puissance interprétante et transformante. La connaissance originelle et créatrice, celle des maîtres, est aussi langagière puisqu'elle a lieu dans la nomination. Mais reste une question ou une difficulté: pour Nietzsche il n'y aurait pas d'essence fixe au-delà des apparences comme le pense Platon et la métaphysique après lui; et cependant il laisse entendre qu'il y aurait quelque chose de tel quand il parle de la nature d'une chose avec laquelle le nom, la réputation, la valeur, le poids et la mesure habituels n'ont rien à voir.

On soulève ainsi la question fondamentale de la vérité et de l’erreur dans la connaissance, et finalement on renvoie au rôle de celle-ci pour l’être et le devenir. Ceci a déjà été abordé dans le paragraphe précédent. Mais toute cette problématique devra être reprise au fil de notre démarche à la lumière d'éléments nouveaux.

Il peut être opportun de relever ici comment la pensée de Nietzsche tend à s'éloigner de la pensée philosophique dominante en Occident. La métaphysique distingue et oppose l'être et le devenir (Sein und Werden). À l'être on attribue la constance, la staticité. Et le devenir est associé au mouvement. Nietzsche semble réunir être et devenir dans la constance du mouvement que représentent la création et la destruction toujours à poursuivre des noms, des formes et des apparences. Processus qui doit être incessant pour contrer la tendance inhérente au langage à pétrifier les noms et de laisser ainsi se constituer des essences, de la stabilité et ainsi des vérités qui ne sont au fond que de l'erreur.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

La démarche que nous avons faite jusqu’à maintenant, en suivant le fil conducteur du langage et de l'interprétation, nous a fait rencontrer très souvent l’expression «volonté de puissance». C’est déjà un indice qu’il y a là un courant qui traverse l’œuvre de Nietzsche. La «volonté de puissance» semble conduire au cœur même de la pensée nietzschéenne. Il importe de regarder un peu de près cette notion. Cela nous permettra sans doute de comprendre mieux l’interprétation et le langage ainsi que leurs rapports.

Et en même temps nous pourrons faire l'expérience d'une dimension fondamentale de l'interprétation: le cercle hermé-neutique. Voici: en suivant les notions de langage et d'interprétation à travers différentes œuvres de Nietzsche, nous avons été renvoyés à celle de volonté de puissance. Or celle-ci s'avèrera capable de mieux faire comprendre la pensée nietzschéenne relative au langage et l'interprétation eux-mêmes, complétant ainsi une boucle ou un cercle. Il ne s'agit pas ici d'un "cercle vicieux" qui consiste à expliquer un concept par un autre et vice versa. Le cercle herméneutique est bien sûr un cercle. Mais, dans sa ronde, les notions impliquées s'enrichissent l'une l'autre grâce à une explicitation réciproque découlant d'une attention particulière au phénomène en cause que chacune rend possible à sa manière.

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1. Dionysisme et volonté de puissance

Le thème de la volonté de puissance plonge ses racines dans une œuvre de jeunesse, La naissance de la tragédie, écrite pendant les années 1870 et 1871. En voici un passage significatif:

“Il n’est absolument pas possible, honnêtement, de déduire

le tragique de l’essence de l’art telle qu’elle est conçue d’ordi-naire sous la seule catégorie de l’apparence et de la beauté: que de la joie puisse naître à l’anéantissement de l’individu, cela n’est compréhensible qu’à partir de l’esprit de la musique. Car ce que nous révèlent les exemples particuliers d’un tel anéantissement, c’est tout simplement le phénomène éternel de l’art dionysiaque qui exprime la toute-puissance de la volonté en quelque sorte derrière le principium indivi-duationis, l’éternité de la vie par-delà tous les phénomènes et en dépit de tous les anéantissements. La joie métaphysique qui naît du tragique est la traduction, dans le langage de l’image, de l’instinctive et inconsciente sagesse dionysiaque: le héros, cette manifestation suprême de la volonté, est nié pour notre plaisir parce qu’il n’est que manifestation et que son anéantissement n’affecte en rien la vie éternelle de la volonté. «Nous croyons à la vie éternelle», voilà ce que pro-clame la tragédie, alors que la musique, elle, est l’idée immé-diate de cette vie. L’art plastique vise un but tout différent: en lui, Apollon surmonte la souffrance de l’individu par cette gloire de lumière dont il auréole l’éternité du phénomène; la beauté triomphe de la souffrance inhérente à la vie, et la douleur est en un certain sens mensongèrement effacée des traits de la nature. Dans l’art dionysiaque, au contraire, et dans son symbolisme tragique, c’est de sa voix non déguisée, de sa vraie voix que nous parle cette même nature: «Soyez tels que je suis! Moi, la Mère originelle, qui crée éternelle-ment sous l’incessante variation des phénomènes, qui contrains éternellement à l’existence et qui, éternellement, me réjouis de ces métamorphoses!».

L’art dionysiaque lui aussi veut nous persuader de ce plaisir éternel de l’existence, à ceci près toutefois que ce plaisir, nous ne devons pas le chercher dans les phénomènes, mais derrière eux. Sans doute nous faut-il reconnaître que tout ce qui voit le jour doit nécessairement s’apprêter à décliner et périr dans la souffrance; sans doute sommes-nous contraints

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

de plonger notre regard dans les terreurs de l’existence indi-viduelle – mais non pour en rester figés d’horreur: une con-solation métaphysique nous arrache, momentanément, au tourbillon des formes changeantes. Pour de brefs instants, nous sommes réellement l’être originel lui-même, nous ressentons son incœrcible désir, et son plaisir d’exister; les luttes et les tourments, l’anéantissement des phénomènes, tout cela nous paraît soudain nécessaire, étant donné la surabondance des innombrables formes d’existence qui se pressent et se préci-pitent vers la vie, la fécondité débordante du vouloir universel; l’aiguillon furieux de ces tourments nous transperce dans le temps même où nous ne faisons pour ainsi dire plus qu’un avec l’incommensurable et originel plaisir d’exister et où, ravis dans l’extase dionysiaque, nous pressentons l’indestruc-tible éternité de ce plaisir; – où, nonobstant terreur et pitié, nous connaissons la félicité de vivre, non pas comme indi-vidus, mais en tant que ce vivant unique qui engendre et procrée, et dans l’orgasme duquel nous nous confondons. »1

Nous n’allons pas nous engager dans une discussion de

la conception nietzschéenne de la tragédie comme telle, ni de sa compréhension de l’art apollinien ou dionysiaque. Nous nous attardons à ce texte dans la mesure où il peut faire état de l’expérience que Nietzsche fait du monde et de la compréhension qu’il en a. Cette expérience semble être celle de la mouvance des formes, des phénomènes, des individus au sein d’une réalité qui demeure, la vie ou la nature. Comment comprendre et accepter la disparition et l’anéantissement des individus? Comment assumer la douleur qui accompagne cet anéantissement? La tragédie grecque vient au secours.

La tragédie est une œuvre d’art qui rassemble le diony-siaque et l’apollinien. Deux divinités, deux instincts, deux mondes, deux arts.

Dionysos est le dieu grec de la vigne et du vin. Le dionysisme comporte essentiellement une espèce de terreur à la vue d’une exception au principe de causalité selon lequel quelque chose apparaît, est produit ou modifié, c'est-à-dire à la vue de la disparition d'un individu; et, en même temps son contraire en

1 NT, Tome I, vol. 1, pp. 114-115.

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quelque sorte: le ravissement de l’humain et de la nature lors d’une infraction au principe d’individuation. Apollon, de son côté, est la divinité superbe, la divinité de la beauté, qui incarne le principe d’individuation et la tranquillité ou la stabilité de l’humain, dans la beauté de la forme.

Deux instincts et deux mondes correspondent à ces divinités ou ces éléments. Le dionysiaque renvoie à l’ivresse avec ses bouillonnements et ses débordements. C’est le monde en surgissement et en mouvement. L’apollinien, de son côté, s’alimente au rêve comme fournisseur ou révélateur de formes. C’est le monde de la stabilité ou de l’éternité dans la manifes-tation selon l’apparence ou l’apparaître dans des formes. L’arrêt de l’extase provoqué par le beau.

Le dionysiaque et l’apollinien donnent lieu à deux arts: la musique et la plastique. Et la tragédie unit ces deux arts, ces deux éléments artistiques ou ces deux régions esthétiques. Nous allons maintenant regarder de plus près le texte cité à l’aide de ces éléments d’esthétique métaphysique.

L’art tragique est indéfinissable à l’aide des seules caté-gories esthétiques habituelles de l'apparence et de la beauté ainsi que du plaisir qu'elles suscitent. Pourquoi? Parce que ces catégories ne peuvent rendre compte de cet autre plaisir que l’on a à l’anéantissement de l’individu. Dans la tragédie, en effet, l’individu par excellence, le héros, périt. Il y a toujours un héros qui meurt dans les tragédies grecques (Antigone, etc.). Et on y prend plaisir. On doit y prendre plaisir selon la défi-nition essentielle de l’esthétique traditionnelle selon laquelle l’art est de lui-même associé au beau et à la joie qui accompagne le goût du beau. Nietzsche ne questionne pas cette essence de l’esthétique du goût. Heidegger le fera. Gadamer aussi (art et vérité). Mais comment prendre plaisir à la disparition de la belle forme et de la belle apparence du héros? En soi c’est absurde. Cela n’est possible que par l’intervention d’une autre forme d’art, la musique. Son mouvement la rend particulièrement proche de la mouvance du fonds d’être des choses. Et à ce titre elle est la forme par excellence de l’art dionysiaque. Par elle et le dionysiaque on peut comprendre la jouissance qui est éprouvée à la disparition de l’individu héros. En effet cet anéantissement rappelle la présence de la vie éternelle de la volonté, de la

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

toute-puissance du vouloir par-delà le principe d’individuation et en-dessous du flux des apparences. Cela rappelle que la vie dure éternellement sous les phénomènes qui se succèdent de destruction en destruction. Le héros est la manifestation suprême de la vie éternelle du puissant vouloir universel. Mais cette manifestation phénoménale dans l’existence est passagère. Comme telle elle renvoie à l’universalité de la volonté qui dure éternellement au-delà des phénomènes passagers des existences individuelles. Et c’est en cela que réside le plaisir esthétique métaphysique que procure la tragédie.

Et Nietzsche de renchérir sur l’opposition entre l’art plastique ou apollinien et l’art dionysiaque. La disparition des individus ou des phénomènes existentiels ne va pas sans souffrance. L’anéantissement du héros est douloureux. Ainsi le plaisir ne va pas sans douleur dans l’art. Apollon triomphe de cette souffrance par l’éternité de l’apparence, par «cette gloire de lumière dont il auréole l'éternité du phénomène», provoquant un ravissement éternel. Mais cette stabilité est une sorte de mensonge. La fixité de la belle apparence est un triomphe mensonger sur la douleur, et le plaisir qu’elle suscite, peut-on vraisemblablement conclure, est un plaisir trompeur. Alors que le plaisir de l’art dionysiaque est, lui, authentique ou vrai. Car il est de source. Il surgit de l’allégresse originelle de la nature ou de la vie qui, selon le bouillonnement dionysiaque de sa volonté, crée les formes individuelles phénoménales comme autant de manifestations passagères de sa richesse inépuisable. Et c’est là que réside la source de la joie métaphysique, le principe de l'authentique jouissance esthétique.

Il convient de souligner l’importance que Nietzsche donne ici à l’art dionysiaque. Sa fonction, insiste-t-il, est de nous convaincre. De nous convaincre qu’en dépit de la souf-france liée à la disparition ou à l’anéantissement, il y a du plaisir à exister. Exister, c’est être phénoménalement, de façon passagère. C’est en cela que réside la douleur. Nietzsche semble dire: nous disparaissons, mais nous souhaiterions être éternels. Nous mourons à regret. Mais la manière de surmonter cet intolérable douleur, c’est de la remplacer par une volupté. La volupté même de la nature à laquelle on participe en adhérant

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

à la créativité inépuisable, à la toute-puissance de la volonté éternelle, de la vie éternelle de la volonté.

Éternité indestructible, fécondité inépuisable de la nature ou du vouloir universel. Fécondité qui se manifeste dans l’existence phénoménale régie par l’apparition et la disparition des formes. Voilà des traits métaphysiques importants pour comprendre l’œuvre de Nietzsche. La nature est volonté. Cette volonté est à l’œuvre éternellement selon un processus créateur de remplacement inépuisable. Reste aux humains, qui sont des apparences phénoménales passagères comme tous les autres phénomènes, de composer avec la souffrance de disparaître et le désir de durer. On voit surgir ici la terrible question du temps que Nietzsche abordera sous la forme de l'éternel retour de l’identique, et qui peut-être le terrassera. Nous y reviendrons plus tard. Pour le moment continuons sur la piste de la volonté de puissance.

Réfléchissant plus tard dans Ecce Homo sur le trajet accompli, voici ce que Nietzsche dit à propos de la volonté de vivre dont il est question dans la Naissance de la tragédie. Il y reprend simplement, avec une toute légère modification, une formulation de Crépuscule des Idoles:

“«L’acquiescement à la vie, et ce jusque dans ses pro-

blèmes les plus éloignés et les plus ardus; le vouloir-vivre sacrifiant allègrement ses types les plus accomplis à sa propre inépuisable fécondité – c’est tout cela que j’ai appelé dionysien, c’est là que j’ai pressenti une voie d’accès à la psychologie du poète tragique. Ce n’est pas pour se libérer de la terreur et de la pitié, ce n’est pas pour se purifier d’une émotion dangereuse en la faisant se décharger violemment, ainsi qu’Aristote l’entendait à tort, mais pour, au-delà de la terreur et de la pitié, être soi-même l’éternelle volupté du devenir – cette volupté qui inclut également la volupté d’anéantir –»”2

Déjà à la fin du passage de La naissance de la tragédie

que nous avons cité et commenté, il y avait une référence à Aristote: “où, nonobstant terreur et pitié, nous connaissons la félicité de vivre,”. Terreur et pitié… C’est un élément de la

2 EH, Naissance de la Tragédie, par. 3, p. 288.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

définition aristotélicienne de la tragédie devenue classique: “La tragédie est l’imitation d’une action importante et complète, ayant une certaine étendue; en un style rendu agréable par l’emploi séparé de chacune de ses formes, selon les parties; action présentée, non pas à l’aide d’une narration, mais par des personnes agissant devant nous, et qui faisant éprouver pitié et terreur a pour effet d’obtenir la purgation en nous de ces émotions.”3

Ici Nietzsche prend position contre Aristote. C’est à tort que celui-ci concevait le but de la tragédie comme une purgation ou une purification libératrice d’émotions fortes ou dangereuses. Beaucoup plus profondément que cela, le dionysien lui-même imprègne la psychologie du poète tragique. Et ce dionysien, encore une fois, porte à acquiescer à la vie, même dans ses problèmes les plus lointains, les plus difficiles, les plus lourds ou souffrants; il est le vouloir-vivre qui pour se respecter lui-même, c’est-à-dire pour préserver sa propre fécondité inépuisable, doit sacrifier dans la douleur ses plus belles réussites; le diony-sien qui réclame de nous que nous soyons aussi nous-mêmes l’éternelle volupté du devenir qui comporte la volupté d'anéantir. Le dionysien et le oui au devenir universel créateur, la fusion avec la volonté de cet éternel devenir. Or cette volonté, au-delà de la pitié et de la terreur, en dépit de la pitié et de la terreur, malgré la souffrance et la douleur, doit prendre plaisir même à l’anéantissement, selon la loi fondamentale non-questionnée de l’esthétique du goût et du plaisir. On peut avoir du plaisir à vivre, nonobstant la terreur et la pitié, en dépit de la souffrance et de la mort, en renonçant à conserver jalousement son identité particulière ou individuelle et en se confondant à «l'orgasme du vivant unique qui engendre et procrée». En assumant ce "spasme de vivre", dirait Nelligan.

Retenons de ce texte les équivalences bien affirmées: toute-puissance de la volonté, éternité de la vie, vie éternelle de la volonté, la nature comme mère originelle qui crée éternellement, fécondité débordante du vouloir universel. Retenons également de tout ceci les éléments métaphysiques contrastés suivants:

3 ARISTOTE, Art poétique, ch. VI.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

surgissement, débordement versus apparence, forme; mouvement vs stabilité; vie éternelle vs phénomène existentiel passager; nature originelle, vouloir universel vs individus.

La volonté est volonté et plaisir de vivre, de créer, et aussi volonté et plaisir de mourir et d'anéantir. La volonté est volonté de métamorphose, volonté de puissance créatrice. La notion de volonté de puissance plonge vraiment ses racines dans le dionysisme.

2. Causalité de la volonté

La nature est un vouloir. Elle est volonté. Volonté uni-verselle, éternelle et créatrice. Comment la caractériser encore? Comme causalité. Par delà bien et mal :

“Si rien ne nous est «donné» comme réel sauf notre

monde d’appétits et de passions, si nous ne pouvons descendre ni monter vers aucune autre réalité que celle de nos instincts – car la pensée n’est que le rapport mutuel de ces instincts, – n’est-il pas permis de nous demander si ce donné ne suffit pas aussi à comprendre, à partir de ce qui lui ressemble, le monde dit mécanique (ou «matériel»)? Le comprendre, veux-je dire, non pas comme une illusion, une «apparence», une «représentation» au sens de Berkeley et de Schopenhauer, mais comme une réalité du même ordre que nos passions mêmes, une forme plus primitive du monde des passions, où tout ce qui se diversifie et se structure ensuite dans le monde organique (et aussi, bien entendu, s’affine et s’affaiblit) gît encore au sein d’une vaste unité; comme une sorte de vie instinctive où toutes les fonctions organiques d’autorégula-tion, d’assimilation, de nutrition, d’élimination, d’échanges sont encore synthétiquement liées; comme une préforme de la vie? – En définitive, il n’est pas seulement permis de hasarder cette question; l’esprit même de la méthode l’impose. Ne pas admettre différentes espèces de causalité aussi long-temps qu’on n’a pas cherché à se contenter d’une seule en la poussant jusqu’à ses dernières conséquences (jusqu’à l’absurde dirais-je même), voilà une morale de la méthode à laquelle on n’a pas le droit de se soustraire aujourd’hui; elle est donnée «par définition» dirait un mathématicien. En fin de compte la question est de savoir si nous considérons la volonté

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

comme réellement agissante, si nous croyons à la causalité de la volonté. Dans l’affirmative – et au fond notre croyance en celle-ci n’est rien d’autre que notre croyance en la causalité elle-même – nous devons essayer de poser par hypothèse la causalité de la volonté comme la seule qui soit. La «volonté» ne peut évidemment agir que sur une «volonté et non pas sur une «matière» (sur des «nerfs» par exemple). Bref nous devons supposer que partout où nous reconnaissons des «effets» nous avons affaire à une volonté agissant sur une volonté, que tout processus mécanique, dans la mesure où il manifeste une énergie, constitue précisément une énergie volontaire, un effet de la volonté. – A supposer enfin qu’une telle hypo-thèse suffise à expliquer notre vie instinctive tout entière en tant qu’élaboration et ramification d’une seule forme fonda-mentale de la volonté – à savoir la volonté de puissance, comme c’est ma thèse, – à supposer que nous puissions ramener toutes les fonctions organiques à cette volonté de puissance et trouver en elle, par surcroît, la solution du pro-blème de la génération et de la nutrition – c’est un seul problème, – nous aurions alors le droit de qualifier toute énergie agissante de volonté de puissance. Le monde vu de l’intérieur, le monde défini et désigné par son «caractère intelligible» serait ainsi «volonté de puissance» et rien d’autre. –4

Voilà un texte d’une signification majeure sur la méthode

et le fond de la pensée de Nietzsche. Nietzsche commence par faire mine d’accepter, selon la

tournure de pensée idéaliste ici nommément représentée par Berkeley et Schopenhauer, que ce qui est donné comme réel est le seul monde de nos passions et de nos appétits ou de nos instincts. Et sous forme de question, il fait l’hypothèse suivante: si tel est le seul monde donné comme réel, ne suffit-il pas, ce monde, à comprendre, à partir de lui-même, ce qui lui ressemble, c'est-à-dire ce qui comme lui comporte des rapports de cause à effet ou ce en quoi on détecte une énergie agissante? Autrement dit, ce donné ne nous fournit-il pas la clef pour comprendre ce qui lui ressemble et qui cependant n’est pas, dans la perspective

4 PBM, par. 36, pp. 54-55.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

idéaliste, donné comme réel? Alors l’hypothèse serait de com-prendre le monde matériel ou mécanique comme une préforme de la vie, une forme primitive du monde des passions et des appétits. Tout ce qui se diversifie et s’articule au plan du monde de la vie et qu'on détaille en fonctions d'autorégulation, d'assimilation, de nutrition, d'élimination, se retrouverait déjà synthétiquement lié en une vaste unité ou une sorte de préforme de la vie. C’à-dire, Dans une forme antérieure, primitive et évoluée, aux vies, et en qui se retrouverait en condensé les carac-téristiques déterminantes pour ce qu'on appelle maintenant la vie. (Évolution)

L’esprit de la méthode impose cette question. Et voici comment. Nietzsche, à l’intérieur de son hypothèse, propose de comprendre le fonctionnement du monde des passions et des appétits, donné comme réel, par la causalité. Il propose aussi de reconnaître que la volonté est agissante, réellement et causalement agissante. Et elle ne peut agir que sur de la volonté. Toute notre vie instinctive n'est qu'une élaboration et une ramification d'une seule forme fondamentale de la volonté, à savoir la volonté de puissance. C'est sa thèse au fond de son hypothèse. La causalité de la volonté ainsi établie, l’esprit de la méthode nous contraint, de son côté, à mener jusqu’au bout ce principe d’explication, et de reconnaître que ce qui se passe ou se présente comme effet dans le monde dit matériel ou mécanique est aussi de l’ordre de la volonté. Car on n’a aucune raison de multiplier les causes. L’unité du monde est ainsi sauvée, le monde en son entier devient ainsi compréhensible: partout on retrouve la volonté à l’œuvre. Partout on retrouve la volonté agissant, produisant ses effets aussi bien au plan du matériel ou du mécanique qu’à celui des instincts, des passions ou des appétits. Et ces effets sont des effets de puissance.

Voici en résumé ce que cela donne. La volonté est agissante. La volonté est la seule causalité. Elle ne peut agir que sur de la volonté. Elle est donnée comme réelle dans le monde des appétits et des passions. Elle doit donc se retrouver aussi dans le monde mécanique ou matériel qui ressemble justement au monde des instincts et des passions en ce qu'il s'y trouve aussi de l'énergie agissante. La volonté est puissance de

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

produire des effets. Et comme c’est elle qui explique les chan-gements ou le devenir du monde, ce monde doit être caractérisé comme étant d’essence volontaire. Le monde est essentiellement et uniquement volonté de puissance. "Le monde vu de l'intérieur, le monde défini et désigné par son «caractère intelligible» serait ainsi «volonté de puissance» et rien d'autre."

Son caractère intelligible… Au début de ce paragraphe, Nietzsche définit la pensée comme le rapport mutuel des instincts. Sans doute veut-il dire que la pensée est la compréhension de ces rapports mutuels. Et cette pensée les comprend comme des rapports causals, effets produits par l'énergie agissante de la volonté de puissance constitutive de l'essence même du monde. La méthode, poussée à ses limites et appliquée avec rigueur, exige cette conclusion.

3. Monde et homme comme volonté de puissance

Voici maintenant un autre texte important sur la nature du monde et de l’humain comme volonté. C’est un fragment posthume datant de juin-juillet 1885. Donc du temps de la rédaction de la dernière partie de Ainsi parlait Zarathoustra.

“Et savez-vous bien ce qu’est «le monde» pour moi?

Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir? Ce monde: un monstre de force, sans commencement ni fin; une somme fixe de force, dure comme l’airain, qui n’augmente ni ne diminue, qui ne s’use pas mais se transforme, dont la totalité est une grandeur invariable, une économie où il n’y a ni dépenses ni pertes, mais pas d’accroissement non plus ni de bénéfices; enfermé dans le «néant» qui en est la limite, sans rien de flottant, sans gaspillage, sans rien d’infiniment étendu, mais incrusté comme une forme définie dans un espace défini et non dans un espace qui comprendrait du «vide»; une force partout présente, un et multiple comme un jeu de forces et d’ondes de force, s’accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre; une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes,

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des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicité à la simplicité, du jeu des contrastes au besoin d’harmonie, affirmant encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se glorifiant dans la sainteté de ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude –: voilà mon univers diony-siaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon par-delà bien et mal, sans but, à moins que le bonheur d’avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu’un anneau n’ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même – voulez-vous un nom pour cet univers? Une solu-tion pour toutes ses énigmes? une lumière même pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrépides de tous les esprits? – Ce monde, c’est le monde de la volonté de puissance – et nul autre! Et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance – et rien d’autre!”5

Ce fragment se divise comme suit: 1. une introduction

qui comporte deux questions; 2. une description du monde; 3. un univers dionysiaque; 4, une nomination de ce monde et de l'humain.

1. À qui s’adressent les questions qui ouvrent le fragment? La fin du texte le révèle; il s’agit des esprits qui allient ténèbres, secret, force et intrépidité. Des esprits qui sortent de l'ordinaire et entourés de mystère. Qui sont-ils, ces esprits? Sans aucun doute ceux que Nietzsche a déjà appelés les esprits libres. Pas les libres penseurs qui s’en prennent, non sans quelque frivolité ou superficialité, aux coutumes et aux normes établies, mais les penseurs libres, les penseurs ou les esprits qui se libèrent du fardeau des idées reçues en se chargeant de responsabilité. Mais se libérer d'un poids pour se placer sous le faix d'autres obligations, est-ce vraiment la liberté? Voilà qui est pour le moins paradoxal. Assumer des responsabilités demande de la force voire même de l’intrépidité. Cela requiert aussi de porter comme en secret de grands desseins. Pourquoi en secret? Parce que par nature ces desseins ne peuvent être dévoilés d’emblée. Et encore?

5 FP11, 38[12], PP. 343-344.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

Probablement parce que non recevables facilement par le commun des gens et, de toute façon, non compréhensible immédiatement par eux. La pensée de Nietzsche n'est pas particulièrement à l'aise avec l'esprit démocratique. Ou à tout le moins requerrait-elle que l'esprit démocratique s'affinât considérablement.

À ces esprits libres, Nietzsche demande s’ils savent bien ce qu’est le monde pour lui. Ce «pour moi» a-t-il de l’im-portance? Que peut-il signifier à l’intérieur de la philosophie? Une glissade dans le subjectivisme facile et superficiel des conversations de salon? Il faut probablement le comprendre comme renvoyant à la vision que Nietzsche a du monde et à la conception qu’il en élabore. Les allemands appelle cela une Weltanschauung. Alors Nietzsche se présente ainsi comme un philosophe de la Weltanschauung. Il s’apprête donc à nous parler de sa propre conception du monde, de sa propre vision du monde. Et il va indiquer comment se situe le sujet humain dans ce monde qu'il voit.

Et l’autre question est tout à fait étonnante à première vue. Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir, ce monde, demande-t-il aux esprits libres? Étonnante en effet cette question, parce que ce que l’on voit normalement et immédiatement dans son propre miroir, n'est-ce pas soi-même? Mais depuis que l’humain est devenu sujet avec les Temps modernes, une telle attitude ou une telle approche est parfaitement compréhensible. Le monde représenté par le sujet humain est objectivé et organisé. C’est du sujet représentant que le monde reçoit sa consistance et son articulation, son être en quelque sorte. Le monde est le monde représenté par le sujet humain. Ainsi l'humain et le monde sont prêts pour la Weltanschauung. Tel est l'effet cartésien. Nietzsche ici le mène à terme, accomplit le cartésianisme. Nietzsche offre de présenter le monde dans son miroir parce que, se voyant, il voit le monde. Nietzsche se projette dans le monde ou mieux sur le monde. Nietzsche fait le monde à son image. Se regardant, il voit et comprend le monde. Il devient le miroir du monde. Parfaits anthropocentrisme et anthropomorphisme convenant tout à fait bien à la philosophie moderne de la subjectivité, de la subjectité, et prenant la forme de la Weltanschauung. Accom-plissement de la métaphysique occidentale. Alors que voit Nietzsche dans son miroir? Quel sorte de monde lui reflète-t-il?

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2. Ce monde est un monstre de forces. Et les images se bousculent pour évoquer cette vision. C'est une somme fixe de force, une force définie, une force omniprésente, une et multiple, un jeu de forces et d’ondes de force, une mer de forces. Nietzsche ne voit rien que de la force. Il n’y a pas de vide dans ce monde de force; il est plein et dur comme airain, s'entend-on dire comme en écho au plein parménidien.

Et comment se comporte cette force? Cette force joue le jeu du mouvement éternel que peut excellemment évoquer le mouvement cyclique de l’afflux et du reflux de la mer. Ce monde fini et en mouvement n’a pas de raison d’être à l’extérieur de lui-même. Il ne poursuit pas de fin qui lui serait externe et imposée ou proposée par quelque vouloir étranger. Et si ce monde est là, semble dire Nietzsche, il doit donc être sans commencement ni fin. Ce monde est éternel. Éternellement en mouvement. On croirait ici retrouver la parole d'Héraclite sur la fluidité incessante du devenir. (Cf. chapitre sur l'éternel retour) Ne trouve-t-on pas chez Nietzsche une tentative de rassembler en un accomplissement les deux pensées originelles parménidienne et héraclitéenne que la tradition philosophique occidentale a exploitées selon deux courants de pensée opposés relatifs à l'être et au devenir? Voilà la métaphysique arrivée à son achèvement, die Vollendung der Metaphysik, dirait Heidegger.

3. Le rattachement au dionysisme. Ce monde de forces en perpétuel changement, sans apporter de nouveau, ce monstre de forces en effervescence est tout à fait dionysien. Voilà ce que Nietzsche, conséquent, montre aux esprits libres. Son univers qui est éternellement en devenir, qui se crée et se détruit selon la double volupté jadis exemplifiée par l’art de la tragédie (Cf. La naissance de la tragédie), mais qui dans ce processus ne s’en va vers aucun but qui serait une fin voulue ou recherchée à l'extérieur et qui terminerait en quelque sorte le mouvement. Le mouvement est la loi interne de cette force finie, de ce monde fini, un et plein; et pour que ce mouvement ne cesse pas, semble sous-entendre Nietzsche, il doit recommencer. Il apparaît en effet rationnellement nécessaire que le mouvement éternel interne de ce qui est fini doive recommencer. Et recommencer éternellement. Le devenir de ce monde serait ainsi un revenir,

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

un retour. Un retour éternel vu que le monde est éternel, sans commencement ni fin.

4. Puis la nomination de ce monde. On détruit et crée en nommant, avons-nous vu antérieurement. Aussi Nietzsche doit-il nommer ce qu’est le monde pour lui. C'est ainsi qu'il deviendra réellement son monde. Et le nom qui convient est volonté de puissance. Alors le monde que Nietzsche voit dans son miroir est le monde de la volonté de puissance. Rien d’autre que cela. C’est d’ailleurs en ces termes que se terminait le paragraphe 36 de Par-delà bien et mal que nous avons tout juste regardé pour présenter la causalité de la volonté. Mais ce monde, on s'en souvient, était en quelque sorte l'extrapolation de “notre monde d'appétits et de passions”. Et comme Nietzsche voit ce monde dans son propre miroir, parce qu’il est représenté par lui en tant qu'homme moderne et qu'il est par conséquent à son image, il n'est pas étonnant alors, voire il est même tout à fait logique, qu’il révèle à ceux qui sont comme lui, “les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrépides de tous les esprits”, qu’ils sont eux aussi volonté de puissance, que leur nom est “volonté de puissance”.

Le monde et l'homme, du moins les esprits libres, sont volonté de puissance. Le «nom pour cet univers» est volonté de puissance. Ce nom est la solution de toutes les énigmes de l'univers ou du monde décrit. Il est la lumière pour les esprits libres, ténébreux, secrets, forts et intrépides. Nietzsche dit clai-rement ici la capacité révélatrice et la force du langage. Nous rejoignons ici notre thème du langage. On peut penser que le langage participe de la force de la volonté de puissance. Serait-il aux yeux de Nietzsche la volonté de puissance arrivée à l'excellence de sa manifestation?

Ce fragment, remarquions-nous plus haut, est du temps de Ainsi parlait Zarathoustra. On va maintenant entendre Zara-thoustra lui-même parler, dire aussi la volonté de puissance de la vie, du vivant et de l’humain. Écoutons ses mots:

“Mais afin que de vous soit entendu mon mot sur le bien

et le mal, encore je vous veux dire mon mot sur la vie et sur la manière de tout vivant.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Le vivant, à la trace je l’ai suivi; pour en connaître la manière, j’ai suivi les plus grands et les plus petits chemins.

Sur un miroir à cent faces encore j’ai capté son regard lorsque close restait sa bouche, pour que son œil me fût parlant. Et m’a parlé son œil.

Mais où que j’aie rencontré vivant, là j’ai ouï également discours d’obéissance. Tout ce qui vit est un obéissant.

Et c’est la deuxième chose: l’être à qui l’on commande ne se peut à lui-même obéir. Telle est du vivant la manière.

Mais ceci est la troisième chose que j’ai ouïe: que com-mander est plus pesant que d’obéir. Et non pas seulement que celui qui commande porte le faix de tous ceux qui obéis-sent et que facilement sous ce faix il s’effondre.

Une épreuve et un risque, voilà ce qui m’apparut en tout commandement; et chaque fois qu’il commande, lui-même s’expose le vivant.

Oui certes lorsqu’à lui-même il fait commandement, là aussi de son commandement encore il ne peut que payer le prix. De sa propre loi il ne peut que devenir le juge et le ven-geur et la victime.

Comment cela se peut-il donc? Ainsi me suis interrogé. Qu’est-ce donc qui persuade le vivant d’obéir et de commander et, même lorsqu’il commande, d’obéir?

Oyez maintenant ce que je vous dis, ô vous les plus sages! Éprouvez sérieusement si au cœur même de la vie je me suis bien glissé et jusques aux racines de son cœur!

Où j’ai trouvé vivant, là j’ai trouvé volonté de puissance; et même dans le vouloir du servant j’ai trouvé le vouloir d’être maître.

Qu’au service du plus fort se mette le plus faible, ce qui l’en persuade est son vouloir qui d’un plus faible encore se veut le maître; à cette seule envie il ne peut renoncer.

Et de même qu’au grand se livre le petit afin d’avoir sur le plus petit et plaisir et puissance, ainsi se livre aussi le plus grand et, par amour de la puissance – risque sa vie.

Le plus grand a pour abnégation d’être risque et péril, et coup de dés dont la mort est l’enjeu.

Et où l’on trouve sacrifice et services et regards d’amour, on trouve également volonté d’être maître. C’est par des voies obliques que dans la place se glisse le plus faible et jusqu’au cœur du plus puissant – et vole la puissance.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

Et tel est le secret que me confia la vie elle-même: «Vois, disait-elle, je suis ce qui toujours ne se peut soi-même que dominer.

«Cela, sans doute vous le nommez volonté de produire ou tendance vers le but, vers ce qui est plus haut, plus loin-tain, plus complexe; mais tout cela n’est qu’une chose unique, et un unique secret.

«Mieux encore périr qu’à cette unique chose renoncer; et, en vérité, où sont déclin et chute des feuilles, là, vois-tu, se sacrifie la vie – à la puissance!

«Qu’il me faille être lutte et devenir et but et, entre les buts, contradiction, ah! puisse mon vouloir bien déceler aussi sur quelles voies tortueuses il lui faut cheminer!

«Quoi que je crée et de quelque façon que je l’aime – de cela aussitôt, et de mon amour, il me faut être l’adversaire; ainsi le veut mon vouloir.

«Et toi aussi, ô connaissant, de mon vouloir tu n’es qu’une sente et une empreinte; au vrai, même sur les pas de ton vouloir de vérité, chemine ma volonté de puissance.

«Assurément point ne rencontra la vérité celui qui vers elle lança le mot de “vouloir-vivre”; un tel vouloir – n’existe pas.

«Car d’avoir vie ne peut vouloir ce qui n’a d’être, mais ce qui existe, comment à l’existence voudrait-il accéder?

«Où se trouve vie, là seulement se trouve aussi vouloir, non vouloir-vivre cependant, mais – c’est ce que j’enseigne – volonté de puissance! –

«Maintes choses par le vivant plus haut sont estimées que la vie même; mais par l’estimation elle-même se fait entendre – la volonté de puissance!» –

Voilà ce qu’autrefois m’a enseigné la vie; et de la sorte pour vous, qui êtes les plus sages, encore je résous l’énigme de votre cœur.

En vérité, je vous le dis, un bien et un mal qui seraient immuables – cela n’existe pas. C’est à partir de soi que toujours à nouveau on ne se peut que dominer.

Avec vos valeurs et vos mots bien et mal, vous faites violence, ô vous qui évaluez! Et c’est là votre secret amour et de vos âmes le resplendissement, le frémissant effroi et la surabondance.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Mais à partir de vos valeurs naissent et grandissent une volonté plus puissante et une nouvelle domination: sur elles se brisent glace et banquise.

Et qui nécessairement est dans le bien et le mal un créateur, en vérité nécessairement il est d’abord un négateur et il faut que par lui d’abord se brisent des valeurs.

Ainsi le plus haut mal relève de la plus haute bonté, mais c’est celle qui crée.

De cela seul parlons, ô vous qui êtes les plus sages, encore que ce soit vilain discours. Se taire est plus vilain; car toutes vérités qu’on se refuse à dire deviennent empoisonnées.

Et peu importe que se brise tout ce qui sur nos vérités – se peut briser! Plus d’une maison encore reste à bâtir!6

Zarathoustra s’adresse ici aux plus sages. Il veut leur

faire comprendre que leur «vouloir de vérité», que leurs propos sur le bien et le mal et leurs estimations de valeurs ne sont au fond que volonté de puissance. Les plus sages, ceux qui sont au sommet de la connaissance, ceux qui excellent en connaissance, ceux qui cherchent et veulent la vérité, rejoignent ceux qui dans le fragment précédent s'appellent les plus ténébreux, secrets, intrépides et forts, car, comme pour eux, ce qui les caractérise ou définit a nom volonté de puissance. Il leur fait donc une interprétation de ce qu’ils cherchent et de ce à quoi ils aspirent. Une interprétation de ce qu'ils sont.

Pour cela Zarathoustra leur explique son propre mot sur le bien et le mal à la lumière de son mot sur la vie et le vivant. Son explication consiste à faire entendre ses mots. Les mots éclairent.

Zarathoustra a observé et écouté le vivant avec grande précaution. Il l'a vu sous tous ses angles dans un miroir à cent faces pour que son œil puisse parler, i.e. pour que ses aspects (ειδοσ), ses différents visages, puissent parler en se montrant là où sa bouche demeurait close. C'est-à-dire là où le vivant n'a pas d'organe propre à la parole. Le vivant, que Zarathoustra a observé ainsi révèle trois choses: 1. Le vivant obéit. Tout ce qui vit obéit, à soi-même ou à un autre 2. À celui-là on commande

6 Z, De la domination de soi, pp.133-135. Von der Selbstüberwindung serait peut-être mieux traduit par Du dépassement de soi.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

qui ne peut pas obéir à soi-même.7 C'est-à-dire: on commande à celui-là qui ne peut obéir à soi-même. Sans doute Nietzsche pense-t-il au vivant qui n'a pas la parole pour commander. (Nous nous éloignons ici de la traduction officielle.) 3. Il est plus dur de commander que d’obéir. Pourquoi cette dernière leçon? Comment est-il plus dur de commander que d'obéir? Pour deux raisons. D'abord parce que celui qui commande porte le fardeau de ceux qui lui obéissent, et qu'il peut crouler sous ce faix. Ensuite et surtout parce que dans tout comman-dement il y a une tentative (Versuch) et un risque (Wagnis); le vivant, dans tout commandement, se risque lui-même, se met lui-même en jeu en tant que vivant. Même lorsqu'il se com-mande à lui-même le vivant doit expier pour son commandement. Car de sa propre loi, il doit être à la fois le juge, le vengeur et la victime. Et là encore le vivant doit obéir. Mais pourquoi faut-il qu'il en soit ainsi?

Et Zarathoustra demande aux plus sages d'écouter son mot. Il leur offre sa propre interprétation de ce qu'il a vu en leur demandant d'examiner sérieusement s'il a bien pénétré jusqu'au plus intime du cœur du vivant. Voici. Partout où il a trouvé du vivant, il a vu de la volonté de puissance (Willen zur Macht). Il y en a même dans la volonté de celui qui sert. Car le faible, en servant le plus fort que lui, se laisse convaincre par son propre vouloir de commander à plus faible que lui encore. Le faible ne peut renoncer à ce plaisir, à cette puissance. Il en va de même pour le plus grand et le plus fort. Mais dans son cas, c'est sa propre vie ou sa mort qu'il met en jeu et risque pour la puissance, à cause de la puissance (um der Macht willen). Partout il y a de la volonté de devenir maître: dans les sacrifices, dans les services et dans les regards amoureux. Ce sont autant de chemins détournés ou des astuces pour se glisser dans les châteaux-forts et là dérober de la puissance.

Le commandement semble donc obéir à la loi de la puissance qui apparaît comme la recherche de plus de puissance. Le commandement est ordre de se dépasser. Ainsi le comman-dement est compris comme une aventure dans le dépassement et non, pourrait-on penser, comme une exploitation égoïste du

7 Dem wird befohlen, der sich nicht selber gehorchen kann.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

plus petit par le plus grand. Le vivant va jusqu'à se sacrifier pour la puissance. Et c’est sans doute parce que le commandement est ainsi compris par Zarathoustra que finalement celui qui commande n’échappe pas au commandement. Il se commande à lui-même. Il doit se commander à lui-même parce qu’il n’échappe pas à la loi du dépassement qui est la marche vers plus de puissance. Le mot de Zarathoustra aux plus sages consiste à dévoiler que le secret du vivant est l'obéissance à la volonté de puissance. L’obéissance semble être la réponse à une poussée secrète vers la puissance. Ainsi la volonté de puissance anime le vivant. Le cœur du vivant bat à ce rythme. Il marque le pas d'une marche semée de risques et de périls. Son enjeu suprême est la mort.

Voilà ce que Zarathoustra a observé chez le vivant et comment il l'a interprété. Et après il laisse la parole à la vie elle-même. Il lui laisse dire elle-même ce qu’elle lui a déjà raconté. Qu’y a-t-il dans ce discours de la vie? Il y a la révé-lation d’un secret. La vie, dit la vie, doit se surmonter toujours. Mais cela doit être bien compris. On peut vouloir dire beau-coup de choses en parlant de dépassement. On peut parler de production, on peut parler de poursuite d’un but, d’une marche vers ce qui est plus élevé ou plus lointain, on peut parler d’une évolution vers le plus complexe. Tout comporte un seul et même secret. Mais qu’est-ce qui anime en secret tout cela? À quelle loi profonde et mystérieuse tout cela obéit-il? À la puissance. La volonté de puissance est le ressort de toute création. C’est elle qui tient le mouvement en cours. C’est elle qui demande que l’amour des choses créées cohabite avec la nécessité de les détruire pour précisément en créer de plus grandes et de plus nobles et de plus élevées. C’est à ce prix que la vie peut toujours se surmonter comme il se doit. Comprendre ce secret, c'est comprendre que la vie, pour être elle-même, exige d'emprunter des chemins détournés et tortueux. Des che-mins où l'on perd et sacrifie ce que l'on a, ce que l'on est déjà.

Et la conséquence étonnante de ce secret de la vie, c’est qu’il ne peut pas y avoir telle chose que le “vouloir-vivre” (Wille zum Dasein), i.e. le vouloir être ou exister. C’est que, à l'extérieur de la vie ou de l’être, avant ou en dehors d’elle, il n’y a pas de vouloir puisque le vouloir est son essence. On ne

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

peut donc pas, avant d’être en vie, vouloir la vie. Mais une fois en vie, on ne peut pas non plus la désirer ou la vouloir, puis-qu’on l’a déjà. On ne peut désirer que ce qui manque ou qui est absent. Et on pourrait encore développer l’argumentation de la vie contre le vouloir-vivre dans le sens suivant: on ne peut pas vouloir la vie au sens où la vouloir signifierait ne pas vouloir la mort; car cela impliquerait la volonté de garder ou de conserver les formes atteintes ou acquises. Et ceci voudrait tout sim-plement dire que la vie ne se surmonte plus. La volonté de puissance, nerf de la vie, implique la volonté de mourir. Voilà ce que requiert la double volupté de créer et de détruire.

Et les humains, enfin, doivent se comporter comme la vie. Si celle-ci doit, parce qu’elle est volonté de puissance, devenir l’adversaire de ce qu’elle crée et de ce qu’elle aime, les humains, pour être authentiquement humains, ne doivent pas tenter d’échapper à cette obligation. Dans leur recherche de vérité, ils doivent être volonté de puissance. Cela veut dire qu’il ne saurait y avoir de vérités fixées pour de bon, de vérités éternelles. Les vérités atteintes, sitôt acquises et établies, doivent être dépassées pour d’autres vérités. Cela veut dire également que le bien et le mal doivent aussi se surmonter eux-mêmes; qu’il n’y a pas de bien et de mal fixes et impérissables. Cela veut dire que les jugements de valeurs des humains dépassent des valeurs déjà reconnues; et que dans les valeurs créées par ces jugements grandit une nouvelle puissance qui les fera éclater comme des coquilles d’œuf. Le mot de Zarathoustra sur le bien et le mal est que la plus grande méchanceté fait partie de la bonté la plus haute. Cette bonté est celle qui crée. Et Zarathoustra d'encourager les plus sages de parler de tout cela, même si c'est pénible. Car le silence est encore pire. Les vérités que l'on tait, en effet, deviennent des poisons. Que se brise donc tout ce qui peut se briser contre nos vérités. Car plus d'une maison reste à bâtir! On croirait entendre une paraphrase de la parole d'Évangile: il y a plus d'une demeure dans la maison de mon Père.

En somme, le monde et aussi l’humain sont volonté de puissance.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

4. Volonté de puissance et surhomme

Nous avons déjà pris connaissance d’aphorismes qui évoquent le surhomme. Rappelons d’abord celui qui termine le livre Aurore.

Nous autres aéronautes de l’esprit!

“Tous ces hardis oiseaux qui prennent leur essor vers le

lointain, le plus extrême lointain, – certes, un moment viendra où ils ne pourront aller plus loin et se percheront sur un mât ou sur un misérable récif – encore reconnaissants d'avoir ce misérable refuge! Mais qui aurait droit d'en conclure que ne s'ouvre plus devant eux une immense voie libre et qu'ils ont volé aussi loin que l'on peut voler! Tous nos grands maîtres et prédécesseurs ont fini par s'arrêter, et le geste de la fatigue qui s'arrête n'est ni le plus noble, ni le plus gracieux : à moi comme à toi, cela arrivera aussi! Mais que m'importe, et que t'importe! D'autres oiseaux voleront plus loin! Cette idée, cette foi qui est la nôtre vole avec eux à l'envi vers les loin-tains et les hauteurs, elle monte à tire-d'aile au-dessus de notre tête et de son impuissance, vers le ciel d'où elle regarde au loin et prévoit des vols d'oiseaux bien plus puissants que nous qui s'élanceront dans la direction où nous nous élancions, là où tout est encore mer, mer, mer! – Et où voulons-nous donc aller? Voulons-nous donc franchir la mer? Où nous en-traîne ce désir puissant qui compte pour nous plus qu'aucune joie? Pourquoi précisément dans cette direction, là où jusqu'à présent tous les soleils de l'humanité ont disparu? Peut-être racontera-t-on un jour que nous aussi, tirant vers l'ouest, nous espérâmes atteindre une Inde, – mais que notre destin fut d'échouer devant l'infini? Ou bien, mes frères? Ou bien? –”8

Relevons trois images. Celle de la mer qui symbolise

l'infini. Celle de l'ouest qui renvoie au couchant, à la disparition, évoquant le thème de l'anéantissement impliqué dans la volonté de puissance. Et celle de l'Inde représentant l'orient et le com-mencement.

8 NIETZSCHE, F., Aurore, 575.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

Retenons pour le moment l’image de la navigation aérienne vers le couchant pour atteindre une autre Inde, un autre orient de l’humain. Naviguant vers l'ouest, Christophe Colomb voulait se rendre en Inde, parvenir à l'orient, rattraper le commencement en complétant le cercle, l'anneau. Mais il découvrit à l’ouest une autre terre où il mit le pied. Il arrêta. Il échoua. Vers où s’en vont les aéronautes de l’esprit? Vers quoi les porte leur désir? Il semble d’abord qu’on ne doive pas imaginer que ce désir puissant puisse se déposer pour de bon quelque part. Il ne paraît pas que ce désir puisse se contenter de quelque Amérique. Il ne semble pas non plus que ce désir se satisfasse d'atteindre une Inde, un commencement, une origine explicative de tout essor et marquant ainsi sa limite en dévoilant sa raison d'être. Car le destin des aéronautes de l'esprit semble autre. Il requiert de voler aussi loin que possible. De voler aussi haut que possible. Ce possible a-t-il une limite? Nietzsche semble dire que notre tête est incapable de penser jusqu’où s’étend la possibilité de s’éloigner et de s’élever: «Cette idée, cette foi qui est la nôtre…monte à tire-d'aile au-dessus de notre tête et de son impuissance..». La raison ne pourrait pas suivre le désir. Mais l’humain peut-il s’élever indéfiniment au-dessus de lui-même? Peut-on voguer sans limite, sans imaginer quelque Inde? Quelque terre ferme? Quelque terme précis, fini? Peut-on voguer, voler vers l'infini? N'est-ce pas se condamner à l'échec? Le destin des aéronautes de l'esprit serait d'échouer devant l'infini? Que veut dire «échouer devant l'infini»? Dans la montée, l'infini contredit l'idée de terme, de but. Échouer devant l'infini signifierait peut-être: se briser, sombrer, périr en marche vers les lointains, en ascension vers les hauteurs. Périr plutôt que d'arrêter.

Et arrive à la toute fin de l'aphorisme cet «Ou bien, mes frères? Ou bien?» Cette conclusion laisse entrevoir une alternative possible, ou peut-être une double. L'arrêt pourrait être une possibilité, mais il est exclu comme contraire à la volonté de puissance. Quelle pourrait être l'alternative à une marche vers l'infini qui porte en elle-même la sanction de l'échec? En effet, on n'atteint pas l'infini, par définition en quelque sorte. Comment comprendre alors la poursuite de l'infini pour que n'y soit pas associée l'idée de terme, ou de fin? Mais y a-t-il vraiment

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

un infini dans le processus de surélévation de l’homme? Alors comment le comprendre pour qu'il soit compatible avec la finitude de l'humain et du monde? Cela semble annoncer une sorte de surhomme. Où doit loger celui-ci? Comment peut-il être en lui-même? Comment peut-il être quelque part?

Regardons maintenant un autre aphorisme, un peu plus tardif, tiré de Le Gai Savoir:

À l’horizon de l’infini:

“Nous avons quitté la terre, nous nous sommes embarqués!

Nous avons coupé les ponts – bien plus, nous avons rompu avec la terre! Dès lors, petit navire, prends garde! A tes côtés s’étend l’Océan: sans doute ne hurle-t-il pas toujours et parfois s’étale-t-il comme de la soie et de l’or et comme une rêverie de la bonté. Mais des heures viennent où tu recon-naîtras qu’il est sans limite et que rien n’est plus effrayant que l’infini. Ô pauvre oiseau qui t’es senti libre et qui désormais te heurtes aux barreaux de pareille cage! Malheur à toi, si le mal du pays te saisit, comme s’il y avait eu plus de liberté là-bas – alors qu’il n’est plus de «terre»!9

À l’horizon de l’infini. L'horizon est la ligne délimitant

le champ visuel. Cette ligne se déplace au gré du changement ou du déplacement du point de vue et du point de tenue, i.e. au rythme des déplacements dans l'espace et dans le temps. L'horizon de l'infini ne peut s'arrêter, par définition. Alors à l'horizon de l'infini se fait sentir rudement le poids de la liberté. La liberté sans entraves serait-elle lourde à porter, à assumer?

On retrouve ici les deux images du navigateur en mer et de l’oiseau en vol. Elles servent la problématique du surhomme. Rupture avec la terre et apparition de l’infini. L’océan sans limite de l’infini. Où poser le pied? Nulle part. L’oiseau s’était envolé dans le ciel de la liberté, mais voilà que cet espace infini se trans-forme en prison. Les barreaux de la cage de l’infini. Comment comprendre cette image? Est-elle suggérée par la fatigue qu’en-gendre le vol et la navigation du dépassement? La nécessité du perpétuel dépassement comporte une sorte de condamnation des

9 GS, par. 124, p. 137.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

liens qui évoquent l'état d'emprisonnement. Une obligation de rompre ces liens. Alors la pesanteur de la liberté se fait sentir et prend la forme du mal du pays. Celui-ci tend à nous ramener à la terre. Il est cette mélancolie suscitée par la perte de la terre et de tout ce qu’elle offrait de familier, de chaud et de récon-fortant. Mais attention, le mal du pays est tricheur. Il peut donner l’impression qu’il y avait plus de liberté sur la terre aban-donnée. On pouvait au moins à volonté y poser le pied sur du solide! Mais n’est-ce pas ce solide et sa fixité qui représentait une entrave et dont on voulait se libérer en larguant les amarres? Terre ambiguë: terre qu’on veut quitter pour la liberté et terre qu’on voudrait quand même retrouver pour pouvoir, semble-t-il, se déposer. Pour se rassurer? Pour se reposer? Pour échapper aux contraintes et aux menaces de la liberté?

À l’horizon de l’infini, réapparaît la terre. N'est-ce pas contradictoire? Que vient-elle faire ici? Quelle est-elle vraiment? Le thème du surhomme va l’impliquer comme une de ses dimen-sions importantes. Ceci deviendra manifeste dans le Prologue de Ainsi parlait Zarathoustra. On pourra en effet y découvrir le sens de la terre.

La doctrine nietzschéenne du surhomme et du dernier homme est présentée sous forme de prologue dans le Zarathoustra. Voici ce qu'en dit Eugen Fink: “Ce n’est plus que le prélude d’une tentative philosophique de repenser la nature de l’homme à partir des vérités fondamentales de la volonté de puissance, de la mort de Dieu et de l’éternel retour des choses.”10 Fink semble insinuer que l’idée du surhomme perde de son impor-tance du fait qu’elle soit traitée surtout dans le prologue. Elle est devenue simple prélude, semble-t-il dire. Nous ne voulons pas, au moins pour le moment, penser que l’idée du surhomme perde de son importance par rapport aux autres idées fonda-mentales de Nietzsche du seul fait qu’elle soit évoquée ou traitée en prélude. On pourrait aussi bien imaginer que cette place lui accorde au contraire un rôle essentiel. Le prologue ou le prélude ne doit peut-être pas être réduit ici à de simples considérations préliminaires, à de l’accessoire négligeable ou simplement décoratif. Ce prologue et la doctrine du surhomme

10 FINK, E., La philosophie de Nietzsche, Les Editions de Minuit, Paris, 1965, 83.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

qu'il expose pourraient bien plutôt avoir un rôle interprétatif majeur eu égard à l'ensemble de la pensée nietzschéenne. Le surhomme serait plutôt la manifestation de l'achèvement de la modernité chez Nietzsche. Celui-ci serait l'héritier de l'homme sujet, de l'homme centre et porteur de l'être des choses. C'est en effet à partir du donné humain que Nietzsche voit le monde comme une mer de forces, qu'il arrive à le concevoir comme volonté de puissance.

Il nous faut regarder de près ce prologue. Nous allons nous arrêter à chacun de ses dix paragraphes. Cela nous permettra de lire, de lire l’original dans son propre élan. Ce sera long, mais combien instructif!

a. Premier paragraphe: le déclin de Zarathoustra Nous présentons au complet ce premier paragraphe. Lorsque Zarathoustra fut âgé de trente ans, il quitta son

pays, et de son pays le lac, et dans la montagne s'en fut. Là jouit de son esprit et de sa solitude et dix années n'en fut las. Mais à la fin son cœur changea, – et un matin, avec l'aurore, il se leva, face au Soleil s'avança, et ainsi lui parlait:

«O toi, grand astre! N'aurais-tu ceux que tu éclaires, lors que serait ton heur?

Dix années durant jusques à ma caverne tu es monté; sans moi, mon aigle et mon serpent, de ta lumière et de ce chemin tu te serais lassé.

Chaque matin nous t'attendions, de toi reçûmes ton superflu et de ce don te bénîmes.

De ma sagesse voici que j'ai satiété, telle l'abeille qui de son miel trop butina, de mains qui se tendent j'ai besoin.

Puissé-je prodiguer et distribuer jusqu'à ce que les sages parmi les hommes une fois à nouveau de leur folie s'éjouissent, et de leur richesse les pauvres!

Ainsi je ne puis que descendre dans les fonds, comme tu fais le soir lorsque derrière la mer tu descends et au monde d'en bas portes aussi ta lumière, ô astre qui surabondes!

A toi pareil, je ne puis que décliner, comme disent ces hommes parmi lesquels je veux descendre.

Pour quoi me donne ta bénédiction, ô œil paisible qui sans envie peut même voir l'excès de l'heur!

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

Bénis la coupe débordante afin que d'elle coule l'onde d'or et qu'en tous lieux de ton délice tu épandes le reflet!

Voici que cette coupe encore se veut vider et qu'à nouveau Zarathoustra se veut faire homme!»

– Du déclin de Zarathoustra tel fut le commencement. Ce premier paragraphe est une reprise du dernier aphorisme

du quatrième livre de Le Gai Savoir. Celui-ci s’intitule Incipit tragaedia, Commence la tragédie. Indice intéressant pour l’interprétation de tout le prologue. La tragédie, nous l’avons vu, est la forme d’art qui allie l’apollinien et le dionysiaque. En elle se côtoient les deux voluptés de créer et de détruire. La tragédie manifeste ou exemplifie la double nécessité dans la vie de l’apparition de nouvelles formes et de la disparition de ces mêmes formes. Et de façon plus précise encore, la tragédie révèle que même les formes individuelles les plus réussies, les plus belles et les plus attachantes, doivent disparaître. La vie le réclame. C’est dans cette perspective que doit être lu tout le prologue et partant tout le livre de Zarathoustra.

(D’ailleurs, notre cheminement au fil conducteur du langage et de l’interprétation nous invite aussi à prendre la perspective de la créativité pour aborder ce texte.)

Ici se rencontrent des images qui évoquent la personne de Jésus et le platonisme. Par exemple la retraite dans la solitude au désert, sur la montagne; le soleil, les discours. Zarathoustra imite Jésus et Platon pour les dépasser. Zarathoustra s’affiche comme l’image de ce qu’il faut renverser, supplanter et rem-placer, et aussi comme l’image de la manière dont cela doit se faire: en créant, en donnant à des mains tendues, et en déclinant.

Zarathoustra s’adresse ici au soleil. Image de l’idée ou essence du bien de Platon. La surabondance, la fixité dans la surabondance de la richesse, la suffisance absolue. Mais Zara-thoustra défait l’autosuffisance de cette essence. “O toi, grand astre! N’aurais-tu ceux que tu éclaires, lors que serait ton heur?” Pendant dix ans le soleil a eu plaisir ou bonheur à monter chaque matin jusqu’à la caverne où s’était réfugié Zarathoustra et ses deux animaux, l’aigle et le serpent, parce qu’il les y retrouvait, les réchauffait et recevait leur bénédiction. Sa plénitude de richesse prenait ainsi un sens. Alors Zarathoustra

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

lui dit qu’il est dans la même situation que lui par rapport aux humains. Il regorge de la sagesse qu’il a butinée pendant tout ce temps et il doit la partager. Aussi est-il temps de descendre de la montagne et de retourner en bas chez les humains. Et cette descente est elle-même une image. Celle d’une autre descente (Untergehen), qui est plutôt un déclin pour une disparition. Déclin d’une manière, d’une forme pour accéder ou passer à une autre. Et Zarathoustra, à la fin de ce premier discours, précise encore le sens de sa descente. Il revient chez les hommes pour se faire homme à nouveau. (Référence à l'incarnation du Christ qu'il s'agit de remplacer?) Cela laisse entendre qu’en quittant les humains pour la montagne il avait aussi quitté leur condition. Et la manière d’être trouvée là-haut sur la montagne, quelle était-elle? Était-elle celle du surhomme? Si oui, pourquoi la quitter pour redevenir homme? Ceci laisse entendre que le surhomme n’est pas un état fixe. Cela fait comprendre que l’image de la descente de la montagne cloche quelque peu. Il ne s'agirait pas de revenir tout simplement à l'état dans lequel on se trouvait avant. Ce qu’elle veut montrer ce n’est pas que le déclin est le retour à un état antérieur, mais plutôt que ce qui est acquis dans la montée d’un surpassement doit être aban-donné, doit décliner pour ne pas arrêter le surpassement. Ainsi l’idée du surhomme ne serait pas celle d’un état fixé, mais d’un mouvement de surpassement qui ne doit pas être interrompu.

C’est ainsi que commence le déclin de Zarathoustra. C’est ainsi que commence la tragédie du surhomme, la tragédie humaine.

b. Deuxième paragraphe: Déclin de Zarathoustra, le saint et mort de Dieu

De la montagne Zarathoustra descendit seul et de personne ne fit rencontre. Mais lorsqu'il fut dans la forêt, soudain vit devant lui un vieillard qui avait quitté sa sainte hutte pour chercher sous bois des racines. Et à Zarathoustra ainsi parlait le vieillard:

«Ne m'est étranger ce voyageur; voici bien des années en ces parages il fit route. On le nommait Zarathoustra, mais il a bien changé.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

Lors tu portais ta cendre à la montagne, se peut-il qu'au-jourd'hui dans la vallée tu veuilles porter ton feu? De l'incen-diaire ne crains-tu le châtiment?

Oui certes je reconnais Zarathoustra. Pur est son œil et sa bouche sans nausée. Vers moi ne marche-t-il comme un danseur?

A bien changé Zarathoustra; Zarathoustra s'est fait enfant; Zarathoustra est un homme éveillé: chez ceux qui dorment que cherches-tu maintenant?

Comme dans la mer tu vivais en ta solitude, et la mer te portait. Malheur! Voudrais-tu toucher terre? Malheur! Voudrais-tu de nouveau traîner ton corps?»

Zarathoustra répondit: «J'aime les hommes.» «Pourquoi donc», dit le saint, «vins-je dans la forêt et le

désert? Ne fut-ce parce que d'amour beaucoup trop grand j'aimais les hommes?

A présent j'aime Dieu; je n'aime pas les hommes. L'homme est pour moi trop imparfaite chose. D'aimer les hommes je périrais.»

Zarathoustra répondit: «Qu'ai-je parlé d'amour? Aux hommes j'apporte un don.»

«Ne leur donne rien», dit le saint. «Prends-leur plutôt quelque chose, et porte-le avec eux ; voilà ce qui leur fera le plus de bien: puisse cela t'en faire aussi!

Et, leur veux-tu donner, ne leur fais rien qu'aumône, et encore qu'ils la mendient!»

– «Non», répondit Zarathoustra, «je ne fais point aumône. Pour cela ne suis pauvre suffisamment.»

Le saint rit de Zarathoustra et de la sorte parla: «Ainsi prends soin qu'ils fassent accueil à tes trésors!

Des ermites ils se méfient et ne veulent croire que nous ve-nions en donateurs.

Pour eux de par les rues nos pas résonnent trop soli-taires; et, la nuit dans leur lit, bien avant que se lève le Soleil entendent-ils marcher un homme, lors se demandent: où va donc ce voleur?

Point ne va chez les hommes, et reste dans la forêt! Ou, mieux encore va chez les bêtes! Pourquoi n'as-tu vouloir d'être comme je suis – un ours parmi les ours, un oiseau parmi les oiseaux?»

«Et dans la forêt que fait le saint?» Demanda Zarathoustra.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Le saint répondit: «Je fais des chants et je les chante, et, quand je fais des chants, je ris, je pleure et grogne; de la sorte je loue Dieu.

Chantant, pleurant, riant, grognant, je loue le Dieu qui est mon Dieu. Mais au fait, que nous apportes-tu comme don?»

Lorsque Zarathoustra eut ouï ces paroles, il salua le saint et dit: «Qu'aurais-je à vous donner! Mais laisse-moi partir vite de peur que je ne vous prenne quelque chose!» – Et de la sorte se quittèrent le vieillard et l'homme fait, riant comme rient deux garçons.

Mais lorsque Zarathoustra fut seul, ainsi dit à son cœur: «Serait-ce chose possible? Ce saint vieillard, en sa forêt, n'a donc rien su de la mort de Dieu!»

Zarathoustra descend seul de la montagne. Seul… En haut, il était avec ses animaux, l'aigle et le serpent. Les aurait-il quittés? Alors que signifierait cet abandon? Comment l’interpréter? Quel rôle jouent ces animaux dans la doctrine du surhomme? Il faudra y revenir.

Descendant et arrivé à l'altitude où poussent les arbres, Zarathoustra rencontre un vieillard, un saint ermite. Celui-ci le reconnaît. Il l’avait vu jadis traverser cette contrée. Il portait ses cendres, dans une attitude de deuil. Mais pourquoi les trans-porter là-haut sur la montagne et non pas tout simplement les enfouir dans la terre que foule les hommes? Zarathoustra était mort à quelque chose, et il voulait accéder à autre chose de plus élevé, comme semble le symboliser la montagne. Et maintenant c'est chose faite: il affiche une autre contenance. Il est devenu enfant, au visage éveillé, radieux et libéré de la nausée; il va, agile comme un danseur. Ainsi transformé, il risque de mettre le feu dans les vieilleries d'en bas, chez les hommes endormis dans leur sèche réalité. Le saint le met en garde. Puis il s’étonne que Zarathoustra veuille quitter la liberté du large de la solitude pour gagner à nouveau les restrictions de la terre. Le thème de la terre réapparaît; il sera développé un peu plus loin dans le prologue.

Et les deux engagent une conversation où ils vont se comparer l’un à l’autre. Le saint a quitté les hommes parce que trop pauvres et trop enclins à rapetisser. Il s’est converti à l’amour

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

de Dieu, à la quête de la perfection où il trouve sa joie et son bonheur. Quant à Zarathoustra, il retourne chez les hommes. C’est eux qu’il aime.

Et il a un don à leur faire. Mais ce présent n'est pas une aumône, un petit quelque chose qui les maintiendrait dans leur piètre condition. Zarathoustra n'est pas assez pauvre pour faire l'aumône! Propos à première vue énigmatique. Car pour faire l'aumône, ne faut-il pas avoir une certaine richesse? Ne faut-il pas posséder des biens? Des biens en un certain superflu dont on peut disposer? Mais ce propos devient limpide dans la perspective tragique de la double volupté de créer et de détruire. Ce que Zarathoustra a à offrir depuis qu'il a fréquenté la solitude sur la montagne est d'un autre ordre que les biens qu'on offre à ses semblables en aumône ou en charité. Ce qu’il peut donner ne va pas ajouter à ce que les hommes ont déjà ou à ce qu'ils veulent avoir. Ça va plutôt leur enlever ce qu’ils ont. Ça va les dépouiller de ce qu’ils sont.

C'est le dialogue avec le saint qui amène Zarathoustra à donner ces précisions sur ce qu'il est. La parole vient toujours de l'écoute. Au fond, les deux ne sont pas si loin l’un de l’autre. Tous les deux, ils sont d’accord sur l’imperfection des hommes. Tous les deux pensent et disent qu’il faut échapper à cette im-perfection. Le saint le fait en fuyant les hommes et en se réfugiant dans l’amour de Dieu. Zarathoustra veut le faire en retournant chez les hommes et en leur faisant un cadeau bien spécial, non coutumier. Peut-on nommer ce cadeau? Ce don serait sans doute de leur faire comprendre les exigences du surhomme.

Puis ils se quittent. Et Zarathoustra, qui a de l’admiration pour ce saint et qu’il entend respecter, se dit: j’aurais pu lui prendre quelque chose et le tirer ailleurs, ce vieux saint. J’aurais pu lui prendre son bien, son Dieu. J’aurais pu lui annoncer que son Dieu est mort. Pourquoi Zarathoustra ne l’a-t-il pas fait? Sans doute parce que le saint partage avec lui le dégoût de la médiocrité, sans doute parce qu'il est déjà engagé dans un dépassement de cette médiocrité. Même si ce dépassement est suggéré par Dieu et fait pour lui, même si ce Dieu est mort, il reste que le type de vie adopté par ce saint n’apparaît pas médiocre à Zarathoustra. Et pour cela il mérite le respect. Zarathoustra croit devoir le ménager.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Jésus-Christ est descendu chez les hommes pour leur parler de Dieu et les rendre semblables à lui; pour en faire des enfants de Dieu. Zarathoustra descends chez les hommes pour leur faire le présent de la mort de Dieu. Et du surhomme, comme nous allons le voir à l'instant.

c. Troisième paragraphe: Quand vint Zarathoustra en la plus proche ville, qui se

situe à la lisière des forêts, il y trouva nombreux peuple assemblé sur la place publique; car annonce était faite qu'on allait voir un funambule. Et voici le discours que tint au peuple Zarathoustra:

Je vous enseigne le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu'avez-vous fait pour le surmonter?

Toutes choses qui sont ont jusqu'ici créé quelque chose au-dessus d'elles. Et vous voulez être le reflux de ce grand flux, et revenir de préférence à la bête plutôt que de surmonter l'homme?

Qu'est le singe pour l'homme? Un éclat de rire ou une honte douloureuse. Et tel doit être l'homme pour le surhomme: un éclat de rire ou une honte douloureuse.

Vous avez fait le chemin qui va du ver à l'homme, et vous avez encore beaucoup du ver en vous. Jadis vous avez été singes, et encore maintenant l'homme est plus singe que n'importe quel singe.

Même le plus sage d'entre vous n'est encore qu'un conflit et un hybride de végétal et de fantôme. Vais-je vous appeler à devenir des fantômes ou des plantes?

Voyez, je vous enseigne le surhomme! Le surhomme est le sens de la Terre. Que dise votre

vouloir: que le surhomme soit le sens de la Terre! Je vous conjure, mes frères, à la Terre restez fidèles, et

n'ayez foi en ceux qui d'espérances supraterrestres vous font discours! Ce sont des empoisonneurs, qu'ils le sachent ou non!

Ce sont des contempteurs de la vie! Des agonisants qui eux-mêmes s'empoisonnèrent, et dont la Terre est lasse; et ils peuvent bien disparaître!

Jadis l'outrage contre Dieu fut l'outrage le plus grand, mais Dieu est mort, et avec lui moururent aussi ces outrageurs. Faire outrage à la Terre est maintenant le plus terrible, et

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

estimer plus haut les entrailles de l'insondable que le sens de la Terre!

Jadis l'âme considérait le corps avec mépris, et en ce temps un pareil mépris était l'excellence: – elle voulait que le corps fût émacié, affreux, famélique. Elle pensait ainsi furti-vement lui échapper, et à la Terre.

Oh! que cette âme aussi était elle-même encore émaciée, affreuse, famélique! Et cruauté fut la jouissance de cette âme!

Mais vous-mêmes encore, mes frères, dites-moi: de votre âme qu'enseigne donc votre corps? N'est-elle point, votre âme, misère et saleté, et une pitoyable complaisance?

En vérité, c'est un fleuve sale que l'homme. Il faut être déjà une mer pour que, sans se souiller, l'on puisse recevoir un sale fleuve.

Voyez, je vous enseigne le surhomme; lequel est cette mer, en qui votre grand mépris peut se perdre.

Qu'est-ce que vous pourriez vivre de plus grand? C'est l'heure du plus grand mépris. L'heure où votre bonheur devient dégoût, et semblablement votre raison et votre vertu.

L'heure où vous dites: «Qu'en est-il de mon bonheur! Il est misère et saleté, et une pitoyable complaisance. Or mon bonheur devrait être la justification de l'existence même!» (rechtfertigen)

L'heure où vous dites: «Qu'en est-il de ma raison! Aspire-t-elle au savoir comme le lion à sa proie? Elle est misère et saleté, et une pitoyable complaisance!»

L'heure où vous dites: «Qu'en est-il de ma vertu! Elle ne m'a pas encore rendu furieux! De mon bien et de mon mal comme je suis lassé! Tout cela est misère et saleté, et une pitoyable complaisance!»

L'heure où vous dites: «Qu'en est-il de ma justice! Je ne me vois point ardent charbon. Or le juste est ardent charbon!»

L'heure où vous dites: «Qu'en est-il de ma compassion! N'est-elle pas compassion la croix à laquelle est cloué celui qui aime les hommes? Mais ma compassion n'est point cruci-fiement.»

Vous êtes-vous déjà parlé ainsi? Vous êtes-vous déjà crié ainsi? Ah! que ne vous ai-je pas déjà entendu ainsi crier!

Ce n'est pas votre péché mais bien votre satisfaction qui crie au ciel, votre parcimonie même dans le péché crie au ciel!

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Où est donc l'éclair qui vous lèche de sa langue? Où est la rage qu'il vous faudrait inoculer?

Voyez, je vous enseigne le surhomme: il est cet éclair, il est cette rage! –

Lorsque Zarathoustra de la sorte eut parlé, quelqu'un du peuple s'écria: «Nous avons maintenant suffisamment entendu du funambule; à présent montrez-le nous!» Et tout le peuple rit de Zarathoustra. Mais le funambule, croyant que cette parole le visait, se mit à l'ouvrage.

(Justice: Gerechtigkeit: der Gerechte ist Glut und Kohle) Arrivé dans la ville à l'orée du bois, Zarathoustra y

trouve une foule nombreuse réunie pour assister au spectacle d'un funambule. Voilà le contexte symbolique approprié, pense-t-il, pour livrer son message.

Le vieux saint, en effet, vient de reconnaître le danseur en Zarathoustra. Ce qui suggère un parallèle entre Zarathoustra et le danseur de corde. Celui-ci ne s’exécute pas encore. Mais en attendant, celui dont il est l’image, Zarathoustra, en profite pour prendre la parole. Il va commencer à exploiter la capacité d’évocation de l’art funambulesque. Aussi ouvre-t-il son discours en proclamant: je suis celui qui enseigne le surhomme. Un trait de signification semble se dessiner entre le funambule ou le danseur de corde, image de Zarathoustra le danseur qui descend ou décline d'une part, et le surhomme d’autre part.

Zarathoustra déclare d’abord qu’il enseigne le surhomme, que l’homme doit être surmonté. Comment? Non pas par la fuite dans le supraterrestre et le divin, en méprisant le corps et émaciant aussi l’âme. Au contraire, il faut surmonter l’homme en gardant le sens de la terre. Qu’est-ce à dire? La terre qui permet le déploiement de la vie nous montre comment elle est passée du végétal au ver, au singe et à l’homme. Il faut garder le sens de la terre. Que le surhomme soit le sens de la terre. Qu’il ne rejette pas le corps. Loin de mépriser ce corps comme le veulent une raison et des vertus développées dans la perspective et pour la poursuite d’un supraterrestre et d’un bonheur divin, c’est plutôt du mépris et du dégoût pour ce genre d'attitudes et d'habitudes confortables et sclérosées, cultivées pour cette sorte d'au-delà, qu’il faut développer. Tout cela n’est que pitoyables,

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

misérables satisfaction, plaisir et suffisance. Cette lamentable complaisance dans la médiocrité a souillé l’homme. Elle a fait de lui un fleuve sale que seule l'immensité de la mer peut absorber. Et cette vaste mer est le surhomme. Ainsi le sens de la terre est le sens du dépassement. Un dépassement qui loin de mépriser l’acquis terrestre demeure dans cet ordre de réalité tout en allant au-dessus et au-delà. Un dépassement qui n'est pas une fuite dans le supraterrestre platonicien et chrétien. Voilà le surhomme. Un dépassement purificateur. Comme un éclair qui de sa langue de feu lèche l'homme et brûle en lui la médiocrité. Une folie et un délire (Wahnsinn) pour les assoupis vertueux et les recroquevillés raisonnables.

(“Où est donc l’éclair qui de sa langue vous lèche? Ou le délire qu’il vous faudrait inoculer?” p. 25. Mauvaise traduction: Wo: Où et non pas ou.)

Le surhomme qui reste fidèle au sens de la terre surmonte l’homme qui a donné dans le travers de la fuite dans le supra-terrestre, en Dieu. Mais Dieu est mort, dit ici Zarathoustra. Cela, Zarathoustra ne l'avait pas annoncé au vieil et saint ermite. Sans doute parce que celui-ci était déjà au fait de la médiocrité des hommes et s'en était retiré. À cet égard, il était sur la bonne piste. Mais à la foule des hommes satisfaits d'eux-mêmes et remplis de complaisance dans leur bonheur étriqué, il ne cache pas ce message.

Le peuple semble comprendre ce discours au premier degré seulement. Un discours qui ne manque pas de lui paraître étrange et quelque peu déconnecté. Le peuple ne semble pas suivre la force évocatrice du danseur de corde. Dont la vie est une sorte de folie. La foule des hommes n'a pas l'oreille assez affinée pour saisir la portée des paroles qui lui sont adressées. Aussi quand Zarathoustra eut parlé, quelqu’un s’exclama-t-il: nous avons suffisamment entendu parler du funambule, maintenant nous voulons aussi le voir! On a besoin de quelque chose de plus sensationnel, semble-t-il dire. Et tout le peuple se mit à rire de Zarathoustra. Mais le danseur de corde, pensant que cette parole (Wort) le concernait, crut que c’était le temps de s’exécuter.

On peut noter dans ce paragraphe l’influence de la théorie évolutionniste sur la pensée de Nietzsche… sur le sens de la terre.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

d. Quatrième paragraphe

Ce qui amène Zarathoustra à un autre discours où l’imagerie funambulesque va être plus expressément exploitée.

Or Zarathoustra considérait le peuple, et s'étonnait. Lors

il parla ainsi: L'homme est une corde, tendue entre bête et surhomme,

– une corde au-dessus d'un abîme. Dangereux de passer, dangereux d'être en chemin, dan-

gereux de se retourner, dangereux de trembler et de rester sur place!

Ce qui chez l'homme est grand, c'est d'être un pont, et de n'être pas un but; ce que chez l'homme on peut aimer, c'est qu'il est un passage et un déclin.

J'aime ceux qui ne savent vivre qu'en déclinant, car ils sont ceux qui surmontent.

J'aime les grands contempteurs, car ils ont grande véné-ration et sont flèches de l'aspiration vers l'autre rivage.

J'aime ceux qui ne cherchent pas une raison de décliner et d'être sacrifice seulement au-delà des étoiles, mais ceux qui se sacrifient à la terre afin que la terre devienne le surhomme.

J'aime celui qui vit pour connaître et qui veut connaître pour que vive un jour le surhomme. Et veut de la sorte son déclin.

J'aime celui qui œuvre et invente pour bâtir au surhomme sa demeure, et lui préparer d'avance terre, bête et végétal: car de la sorte il veut son propre déclin.

J'aime celui qui aime sa vertu: car la vertu est volonté de déclin et une flèche de l'aspiration.

J'aime celui qui ne retient pas pour lui une seule goutte d'esprit, mais qui veut être complètement l'esprit de sa vertu: ainsi avance-t-il comme esprit sur le pont.

J'aime celui qui de sa vertu fait son penchant et sa fatalité: ainsi veut-il pour l'amour de sa vertu vivre encore et ne plus vivre.

J'aime celui qui ne veut pas avoir de trop nombreuses vertus. Une vertu est plus vertu que deux, car elle est divan-tage nœud auquel s'accroche le destin. (Tugend: cf Zug: trac-tion, tendance, penchant)

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

J'aime celui dont l'âme se prodigue, qui ne veut pas recevoir de remerciement et qui point ne rend: car il donne toujours et ne veut pas se conserver.

J'aime celui qui a honte quand le défavorise sa chance et qu'alors il se demande: suis-je un tricheur? – car il veut périr.

J'aime celui qui lance des paroles d'or devant ses actions et tient toujours plus qu'il ne promet: car il veut son déclin.

J'aime celui qui justifie ceux qui sont à venir et rachète ceux qui sont passés: car il veut périr à ceux qui sont présents. (an den Gegenwärtigen)

J'aime celui qui châtie son dieu parce qu'il aime son dieu: car par la colère de son dieu il doit périr.

J'aime celui dont l'âme est profonde jusque dans la blessure et qui d'une petite expérience vécue peut périr: ainsi avance-t-il volontiers sur le pont.

J'aime celui dont l'âme est remplie à débord (übervoll) de sorte qu'il s'oublie lui-même et que toutes choses sont en lui: ainsi toutes choses deviennent son déclin.

J'aime celui qui est d'esprit libre et de cœur libre: ainsi sa tête est seulement les entrailles de son cœur, mais son cœur le pousse au déclin.

J'aime tous ceux qui sont comme de lourdes gouttes tombant une à une de la sombre nuée qui est suspendue au-dessus de l'homme: ils annoncent que l'éclair vient et en tant qu'annonciateurs ils périssent.

Voyez, je suis un annonciateur de l'éclair et une lourde goutte issue de la nuée: mais cet éclair s'appelle le surhomme.

Zarathoustra vient de présenter le surhomme au para-

graphe 3. Il est l'éclair et la folie. Mais la foule ne le prend guère au sérieux. Si elle ne comprend pas le langage sur le surhomme, si elle ne voit pas comment ce propos peut la concerner, peut-être qu'elle sera plus perméable à des paroles visant directement l'homme. Aussi Zarathoustra tente-t-il de se rapprocher en parlant plus expressément de l'homme lui-même.

Le surhomme nous concerne tous, semble dire Zara-thoustra. Car l'homme n'est pas quelque chose d'arrêté, d'achevé. Il est seulement une corde tendue entre le surhomme et la bête. Une corde tendue sur un abîme. Une corde tendue sur laquelle on ne doit pas s'arrêter. Ce qui est grand chez l’homme, c’est d’être un pont et non un but. Mais comme sur la corde du

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

funambule, il est dangereux de passer dessus, de se retourner et de s'y arrêter. L’homme est quelque chose qu’il faut traverser et surmonter. On ne doit pas y rester fixé. Pour l’évolution, semble dire Nietzsche par Zarathoustra, l’homme n’est pas un point d’arrivée. Il reste un passage et doit chercher le déclin. Le déclin de ce qu'il est déjà. Ce qui est aimable chez lui, c’est d’être un Übergang et un Untergang, un passage et un déclin. Et tout le reste du discours va expliciter ce que veut dire ce passage et ce déclin, et, partant, ce qui chez l'homme est digne d'amour.

Est aimable chez l'homme tout ce qui prend figure de passage, de transition et de déclin, de mort. Et la présentation de ces objets d'amour prend la forme d’un ensemble de para-doxes commençant tous par la même formule “J’aime…”. On croirait entendre une réplique en contrepartie du sermon de Jésus sur la montagne: “Bienheureux ceux qui…” Le héraut du surhomme va multiplier les formules quelque peu énigmatiques qui disent comment il faut vivre, connaître et vouloir, comment il faut être vertueux et agir pour que tout cela soit digne d'amour. En somme comment tout cela peut préparer la venue du surhomme et impliquer le déclin de l'homme. Il est très manifeste que tout cela n’est qu’une reprise poétique des exigences de la double volupté de création et d’anéantissement.

Le thème de la terre est ici poursuivi. Aimables sont ceux qui ne cherchent pas au-delà des astres les raisons de se sacrifier. On peut se surpasser autrement. En restant fidèle à la terre. En préparant la terre à devenir celle du surhomme. C'est-à-dire: travailler et inventer pour que la terre, le végétal et la bête devienne la demeure du surhomme. Ceux-ci deviendront la maison du surhomme si l'homme se met au diapason, s'accorde au mouvement de dépassement suivi par l'évolution. C'est le sens de la terre. Adoptant cette direction pour ses travaux et ses inventions, l'homme se trouve en état de dépassement, de renoncement à ce qu'il est et en marche vers un au-delà, non pas situé au-delà des astres, mais du côté de la terre, cet au-delà qu'est le surhomme. De la sorte celui-ci peut habiter la terre.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

La vertu reçoit ici une attention particulière. Quatre “J'aime…” consécutifs la concernent. Le premier la définit comme volonté de déclin et flèche d'aspiration. Traditionnellement la philosophie présente la vertu comme une disposition stable, un habitus acquis par entraînement, par répétition d'actes déterminés dans la poursuite du bien, et qui en retour assure à ceux-ci une certaine constance tout en les rendant plus faciles et agréables. Mais Zarathoustra voit plutôt la vertu comme la volonté de se départir de l'acquis pour libérer l'aspiration (Sehnsucht), la flèche du désir. Si la vertu peut encore ici signifier une constance et une stabilité, c'est seulement dans la mesure où le vouloir veut toujours laisser sombrer l'acquis pour s'adonner constamment à l'aspiration de l'autre. Ainsi Zarathoustra, le héraut du surhomme, peut-il aimer celui qui aime sa vertu. Alors il devient compréhensible qu'il aime aussi celui qui ne garde pas une goutte d'esprit pour lui-même, mais qui laisse son esprit être complètement l'esprit de sa vertu, le souffle de son aspiration. Car en tant que tel il avance sur le pont qu'est l'homme. Et à nouveau est aimable celui qui fait de sa vertu son penchant (Hang) et sa fatalité (Verhängnis). Noter la parenté des deux mots allemands. Le penchant ou la propension de l'aspiration demande le sacrifice, le renoncement lié au fatum de la disparition. Élévation et chute. Enfin, un quatrième “J'aime…” pour celui qui ne veut pas une multitude de vertus. Car une vertu est plus vertu que deux, vaut mieux que deux. Pourquoi? Car elle est davantage nœud auquel s'accroche le destin (an den sich das Verhängnis hängt). Un nœud est un nœud dans une corde. L'homme est une corde sur un abîme tendue. La vertu est ce gros nœud qui permet de s'agripper fermement pour ne pas rester pris dans le fourré de l'acquis et de s'élever, dépouillé, au-dessus de cet abîme en suivant la flèche du désir et de l'aspiration. Au fond, il n'y a qu'un enjeu véritable pour l'homme: soit il avance, et alors il doit se dépouiller de ce qu'il est; soit il conserve ce qu'il est, et il renonce à ce qu'il doit être selon son destin. Pour être homme, il faut vouloir décliner, se dépouiller, renoncer. Car être homme, c'est chercher le surhomme, le surhumain. Voilà ce que dit à force d'images cette quatrième partie du prologue.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Il convient maintenant de s'attarder au verset suivant: “J’aime celui qui justifie ceux qui viendront et rachète ceux qui furent, car à sa perte par ceux qui furent il veut aller.”(P. 26 Œuvres complètes). Cette traduction pose un problème. Regardons de plus près.

Ich liebe den, welcher die Zukünftigen rechtfertigt und die Vergangenen erlöst: denn er will an den Gegenwärtigen zugrunde gehen.

J’aime celui qui justifie ceux qui sont à venir et délivre ceux qui sont passés: car il veut périr à ceux qui sont présentement.

De toute évidence le passage met en relief les trois

dimensions du temps: le futur, le passé et le présent. La traduction des Œuvres complètes convertit étrangement “ceux qui sont présentement” en “ceux qui furent”, qui sont passés. Difficile de comprendre cette interprétation. En effet, tout ce paragraphe du Prologue enseigne la nécessité de décliner, de périr ou de mourir au présent, c'est-à-dire de laisser disparaître l'acquis qui se manifeste toujours dans un présent, pour pouvoir se dépasser et ainsi permettre la venue du surhomme. Il est aimable celui qui ne s’agrippe pas aux humains d’à présent, à l'état ou au mode présent d'être humain. Car il est prêt à dispa-raître, il est prêt à mourir à cet état d’être humain.

Voyons de plus près. Le présent passage dit: J'aime celui qui justifie ceux qui sont à venir…, car il veut mourir à ceux qui sont présents. Mourir à ceux qui sont présents prépare une place pour ceux qui viendront, et de cette façon justifie leur venue, leur fournit une raison ou une possibilité d'être. Ainsi Zarathoustra peut aimer celui qui justifie ceux qui sont à venir. Cela semble bien être dans la veine de tout le paragraphe.

Mais le passage dit aussi: J'aime celui qui…. rachète ceux qui sont passés. Ceci est moins immédiatement compré-hensible. Comment, en effet, mourir à ceux qui sont à présent peut-il avoir pour conséquence de sauver ou racheter ceux qui sont passés? Car mourir à ceux qui sont présents pour faire une place à ceux qui sont à venir semble avoir pour effet de faire glisser ceux-là au passé, d'ajouter à ceux qui sont déjà passés plutôt que de délivrer ceux-ci. Voilà bien une énigme. Comment

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

être un pont, un passage et décliner peut-il délivrer ceux qui sont passés? Nous ne pouvons maintenant que poser la question et indiquer ce qui pourrait orienter vers une réponse: il semble que ce passage invite à rattacher l’un à l’autre le thème de la volonté de puissance impliquant une double volupté de créer et de périr, et celui de l’éternel retour qui s’applique à penser le temps. Nous y reviendrons dans un futur chapitre. (Le thème de l'interprétation permettra sans doute d'expliciter de façon créatrice la pensée de l'éternel retour du même. Il apparaîtra sans doute que le passé n'a pas à revenir tel quel pour être sauvé. XXX)

D’autre part l’image de l’orage est évoquée. Comme à la fin du paragraphe 3 d’ailleurs. Rappelons ces deux passages:

“Où est donc l’éclair qui de sa langue vous lèche? Où le

délire qu’il vous faudrait inoculer? Voyez, je vous enseigne le surhomme; lequel est cet

éclair, lequel est ce délire! –”11

“J’aime tous ceux qui sont comme de pesantes gouttes, une à une tombant de la sombre nuée sur l’homme suspendue; ils annoncent l’éclair et, comme des hérauts, vont à leur perte.

De l’éclair, voyez, je suis un héraut, et une pesante goutte qui tombe de la nuée; mais cet éclair a nom surhomme. –12

Où est l’éclair qui pourrait de sa langue vous lécher,

vous purifier de la sale médiocrité et vous enflammer? Où13 est le délire, la folie qu’on pourrait vous inoculer et qui vous délivrerait de votre mortelle sagesse? L’éclair est associé au délire ou à la folie.14 Et cet éclair, c’est le surhomme. Et puis les grosses gouttes d’eau qui tombent et qui annoncent dans leur chute l’orage chargé de ses éclairs. Zarathoustra aime ceux qui comme elles sont des hérauts de l’éclair. Zarathoustra est

11 Z, Prologue, par. 3, p.25. 12 Z, Prologue, par 4, p.27. 13 Où et non pas Ou comme dans la traduction. Wo ist der Wahnsinn_ Noter aussi que Pasteur venait de découvrir le vaccin contre la rage. 14 On peut tout de suite noter que c’est un insensé qui avec sa lanterne annoncera la mort de Dieu.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

lui-même le héraut de l’éclair, une lourde goutte qui tombe. Et l’éclair, c’est le surhomme. Le début du prologue avait annoncé le déclin de Zarathoustra dans sa démarche vers le bas de la montagne. Alors Zarathoustra voulait se faire homme. Ici on voit que Zarathoustra fait homme doit s’abîmer comme une pesante goutte annonciatrice de l’éclair, messagère du surhomme. L’homme doit décliner pour le surhomme. (Jean-Baptiste pré-curseur du Messie.)

e. Cinquième paragraphe: le dernier homme La pensée du surhomme est en contre-partie de celle du

dernier homme. Alors qu'en est-il de celui-ci? Lorsque Zarathoustra eut prononcé ces paroles, il consi-

déra de nouveau le peuple et se tut. “Les voici devant moi, dit-il à son cœur, les voici qui rient: ils ne me comprennent point, je ne suis point la bouche pour ces oreilles.

Faut-il donc d'abord leur défoncer les oreilles pour qu'ils apprennent à ouïr avec les yeux? Faut-il résonner comme des cymbales et des prédicateurs de carême? Ou ne croient-ils seulement que le bredouilleur?

Ils ont quelque chose qui les rend fiers. Comment nom-ment-ils cela qui fait leur fierté? Ils appellent cela culture, et elle les distingue des chevriers.

C'est pourquoi ils n'entendent pas volontiers à leur endroit le mot "mépris". Alors je vais donc parler à leur orgueil.

Ainsi je veux leur parler de ce qui est le plus méprisable: or cela est le dernier homme.”

Et Zarathoustra parla au peuple en ces termes: “Il est temps pour l'homme de fixer son but. Il est temps

que l'homme plante le germe de son espérance suprême. Son sol est encore assez riche pour cela. Mais ce sol

deviendra un jour pauvre et domestiqué, et aucun grand arbre n'en pourra pousser.

Hélas! Vient le temps où l'homme ne lancera plus au-dessus de l'homme la flèche de son aspiration, et où la corde de son arc aura désappris de vibrer.

Je vous le dis: il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile dansante. Je vous le dis: vous avez encore du chaos en vous.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

Hélas! Vient le temps où l'homme n'enfantera plus aucune étoile. Hélas! Vient le temps de l'homme le plus méprisable, qui ne pourra même plus se mépriser lui-même.

Voyez! Je vous montre le dernier homme. “Qu'est-ce qu'amour? Qu'est-ce que création? Qu'est-ce

qu'aspiration? Qu'est-ce qu'étoile?” – ainsi demande le dernier homme, et il cligne de l'œil.

La terre alors est devenue petite, et sur elle sautille le dernier homme qui rapetisse tout. Son engeance est indes-tructible comme le puceron; le dernier homme vit le plus longtemps.

“Nous avons découvert le bonheur”, – disent les derniers hommes et ils clignent de l'œil.

Ils ont délaissé les régions où il était ardu de vivre: car on a besoin de chaleur. On aime encore le voisin et l'on se frotte à lui: car on a besoin de chaleur.

Maladie et méfiance sont à leurs yeux péché: il faut faire attention où se mettre les pieds. Insensé celui qui encore tré-buche sur des pierres ou des hommes!

Un peu de poison de temps à autre: cela procure d'agréables rêves. Et beaucoup de poison à la fin pour mourir agréablement.

On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais on veille à ce que la distraction ne devienne fatigante.

On ne devient plus pauvre et riche: les deux sont trop pénibles. Qui veut encore commander? Qui veut encore obéir? Les deux sont trop pénibles.

Pas de berger et un seul troupeau! Tout le monde veut la même chose, tout le monde est égal. Qui sent différemment, entre de plein gré à l'asile des fous.

“Jadis tout le monde était fou” – disent les plus fins et ils clignent de l'œil.

On est malin et on sait tout ce qui est arrivé: ainsi on peut railler sans fin. On se chamaille encore, mais on se récon-cilie vite – autrement on gâte l'estomac.

On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit: mais on vénère la santé.

“Nous avons découvert le bonheur” – disent les derniers hommes et ils clignent de l'œil. –

Et ici prit fin le premier discours de Zarathoustra qu'on appelle aussi “le prologue“: car à cet endroit les cris et l'hilarité de la foule l'interrompirent. “Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, criaient-ils, fais de nous ces derniers hommes.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Et nous te faisons cadeau du surhomme!” Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Mais Zarathoustra devint triste et dit à son cœur:

“Ils ne me comprennent pas: je ne suis pas la bouche pour leurs oreilles.

J'ai vécu trop longtemps en montagne, j'ai trop écouté ruisseaux et arbres: maintenant je leur parle comme aux che-vriers.

Mon âme n'est point secouée et claire est-elle comme la montagne en avant-midi. Mais ils pensent que je suis froid et un railleur aux farces redoutables.

Et maintenant ils me regardent et rient: et dans leur rire il y a encore de la haine. Il y a de la glace dans leur rire.”

Zarathoustra regarde la foule et comprend qu’elle ne le

suit pas. Elle n’est pas prête à renoncer à l’homme pour le surhomme. La foule est trop fière de l’homme qu’elle est devenue. Elle est trop attachée à ce type d’homme pour vouloir et pouvoir s’élever vers le surhomme. Le surhomme ne peut suffisamment l’attirer pour qu’elle se sépare de ce qu’elle est. Alors Zarathoustra doit lui montrer encore mieux ce qui la menace. Ce qui la menace, c’est le dernier homme. Le dernier homme, c’est le contraire du surhomme. C’est ce qu’il y a de plus méprisable.

Le peuple est bien fier de sa culture. Avec son image du dernier homme Zarathoustra entreprend de lui montrer ce qu’il est en train de devenir dans cette culture: Malheur! Malheur! Malheur!

Autre imitation des discours de Jésus dans les évangiles. Après les béatitudes, les malédictions. Le malheur, c’est que vient le temps où l’homme ne lancera plus au-dessus de lui la flèche de son désir (Sehnsucht). Vient le temps où la corde (Sehne) de son arc ne vibrera plus par manque de tension. Ceci renvoie à l’image de la corde tendue du paragraphe précédent. C’est l’homme. Cette corde doit être tendue comme celle de l’arc pour que la flèche du désir se mette à la recherche ou en quête du plus haut, du surhomme. C’est selon cette trajectoire d’élévation que pourrait naître encore une étoile, scintillante et dansante. Et la référence au dionysiaque: il y a encore en vous assez de chaos, il y a encore en l’homme assez de sourde force

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

créatrice, assez de bouillonnement, assez d'effervescence pour qu’apparaisse l’étoile du surhomme. Mais le temps presse.

Et quel sera ce temps qui vient si on ne décoche pas maintenant la flèche du désir, si on ne crée pas l’étoile du surhomme? Ce sera le temps du dernier homme. Le temps de l’installation dans la culture ou dans la civilisation du bonheur médiocre, dans un bonheur patenté. Quelles sont les caractéris-tiques de ce bonheur? C’est la chaleur recherchée dans un environnement douillet et ouaté, dans une fraternité douteuse; c’est l’entretien d’un amour non dérangeant; c’est le maintien d’une égalité plate et stable; c’est le goût du repos béat; c’est l'établissement et l’expansion d’un esprit de troupeau. C'est le monde réduit à l'état de troupeau sans berger pour le mener aux sources vives. Mais tout cela, loin de fouetter l’orgueil de la foule comme le souhaitait Zarathoustra, lui apparut plutôt à sa convenance. Et elle se mit à réclamer de Zarathoustra ce dernier homme, à lui demander de la rendre comme ce dernier homme. Ironisant qu’elle lui laissait volontiers son surhomme.

f. Sixième paragraphe: N'ayant pu ou n'ayant pas voulu entendre la parole du

déclin, la foule va maintenant pouvoir le voir de ses yeux. Mais il advint alors une chose qui rendit toute bouche

muette et fixe tout œil. Dans l'entre-temps, en effet, le funambule s'était mis à l'ouvrage: il était sorti par une petite porte et marchait sur la corde tendue entre deux tours et ainsi suspendue au-dessus de la place du marché et de la foule. Comme il était arrivé juste au milieu de son trajet, la petite porte s'ouvrit encore une fois et un gaillard bariolé, sem-blable à un bouffon, en surgit et s'avança à pas rapides vers le premier. “Avance donc, boiteux, criait-il de son horrible voix; avance, traînard, trafiqueur, face de carême! Et prends garde que je ne te chatouille de mon talon! Que fabriques-tu ici entre des tours? C'est dans la tour ta place, on devrait t'enfermer, tu barres la route à meilleur que toi!” – Et à chaque mot il s'amenait de plus en plus près: mais comme il n'était plus qu'à un pas de lui, alors se produisit cette chose épouvantable qui rendit toute bouche muette et fixe tout œil: il poussa un cri du diable et sauta par-dessus celui qui était

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

dans son chemin. Mais celui-ci, voyant son rival triompher, en perdit et la tête et la corde; il jeta son balancier et plus vite que lui, en un tourbillon de bras et de jambes, il tomba dans le vide profond. La place et la foule ressemblèrent à la mer quand la tempête s'élève: tous s'enfuyaient en s'écartant les uns des autres et en tombant les uns sur les autres, et surtout là où devait s'écraser le corps.

Mais Zarathoustra ne bougea pas, et le corps tomba tout près de lui, meurtri et brisé, mais pas encore mort. Après un moment le disloqué reprit conscience et vit Zarathoustra agenouillé près de lui. “Que fais-tu là? dit-il enfin, je le savais depuis longtemps que le diable me ferait un croc-en-jambe. Maintenant il me traîne en enfer: veux-tu l'en empêcher?”

“Sur mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu parles n'est pas: il n'y a ni diable ni enfer. Ton âme va mourir encore plus vite que ton corps: alors ne crains plus rien!”

L'homme regardait avec méfiance. “Si tu dis la vérité, dit-il alors, ainsi je ne perds rien quand je perds la vie. Je ne suis pas beaucoup plus qu'une bête qu'on a dressée à danser à force de coups et de maigres pitances.”

“Non pas, dit Zarathoustra; tu as fait du danger ton métier, il n'y a rien là de méprisable. Maintenant tu meurs de ton métier: pour cette raison je vais t'inhumer de mes propres mains.”

Lorsque Zarathoustra eut dit ces mots, le mourant ne répondit plus; mais il remua la main comme s'il cherchait la main de Zarathoustra pour remercier.

La foule rassemblée pour voir le funambule va maintenant

pouvoir s’adonner à ses émotions, car le spectacle va maintenant commencer. L'équilibriste sort d'une petite porte et s'avance sur la corde entre les deux tours. Cette corde représente l'homme qu'on a en effet déjà présenté comme une corde tendue entre la bête et le surhomme. Quant aux tours, elles symbolisent les points d'attache de la corde humaine, sa provenance et sa destination. La bête et le surhomme. Le funambule marche, chancelant, vers la tour du surhomme. Il est dangereux d'être homme. La foule fixe l'aventurier. Elle retient son souffle. Sensationnel! Cette foule loge au premier degré de la compré-hension de l'enjeu. Elle n'entend rien du passage de l’homme

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

vers le surhomme. Son œil ne voit qu'un exploit casse-cou divertissant dont elle se fait la spectatrice amusée. L'habileté funambulesque n'est ici qu'un simple objet de curiosité, sans portée métaphorique.

Quand au danseur de corde, il paraît être l’image de Zarathoustra qui, lui-même, est le héraut fait homme du surhomme. Le surhomme n’advient que dans la disparition de l’homme. Aussi son annonciateur, son héraut fait homme, doit-il décliner pour que l’annonce soit adéquate, suffisamment parlante. Aussi le danseur de corde, l'image de ce héraut, doit-il tomber. L’homme peut advenir au surhomme seulement selon la créativité dionysiaque de la vie qui sacrifie ses formes, même les plus accomplies, pour d’autres formes encore plus belles et plus parfaites. Zarathoustra décline, le danseur de corde tombe, l’homme doit s’abîmer, mourir à l’homme pour qu’advienne le surhomme.

Que vient faire le personnage bariolé sur la corde? Que vient faire le diable? C'est probablement un clin d'œil vers la tentation de Jésus dans le désert. Que représente-t-il dans le présent contexte? Vraisemblablement la tentation de passer rapidement au surhomme sans tomber, sans mourir à l’homme. La tentation de la facilité. L'illusion du bonheur d'un mœlleux confort dans la stabilité pérenne de l'acquis. Mais tout cela n'est que la perte de l'homme.

Maintenant, il vaut la peine de s’arrêter au dialogue entre Zarathoustra et le funambule écrasé au sol et mourant. Alors que la foule curieuse prend la fuite en désordre à la vue du funambule perdant pied et risquant de lui tomber sur la tête, Zarathoustra, lui, ne craignant pas le péril, demeure sur place. Et le funambule tombe juste à ses pieds. Ainsi Zarathoustra enseigne comment on décline, comment on entre dans la mort sans frayeur, sans vouloir l’éviter. Mais Zarathoustra ne fait pas que montrer par son attitude, sa parole aussi se veut révélatrice. Et que dit-il sur la mort et la peur de la mort et de son au-delà au pauvre funambule étendu sur le sol, au seuil de la mort? Il n’y a là absolument rien à craindre. Pourquoi? Parce qu’au-delà de la mort, il n’y a plus rien. On sait déjà, en effet, qu’il n’y a plus de Dieu: il est mort. Et, comme allant de soi, il n’y a pas non plus ce qu'on lui a associé: le diable et son enfer.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Et il n’y a pas plus ce qu’on appelle l’âme. En un mot, il n’y a pas de réalité supraterrestre.

Mais le malheureux danseur de corde ne laisse pas de s’inquiéter, et il interroge: s’il ne reste plus rien de soi après la mort, alors il ne reste pas non plus la possibilité d’éprouver et de dire qu’en perdant la vie on a perdu quelque chose. Et une conséquence immédiate de ceci semble s'imposer: l’homme est redevenu semblable à la bête chez qui semblent absentes toutes ces préoccupations. Le funambule ne vaut donc pas mieux que la bête qu’on dresse pour la danse avec brutalité. L'homme ne serait plus que pantin dont la vie n'est qu'absurdité. Zarathoustra le reprend en poursuivant son enseignement. Bien au contraire, il est noble de ne pas fuir le péril, il est grand de s'y engouffrer; puisque par lui, en son tréfonds, peut advenir le surhomme. La mort de l'homme n'est pas vaine. Aussi la mort du funambule est-elle noble. Et Zarathoustra reconnaît expressément cette noblesse en inhumant lui-même le mort. Zarathoustra doit en effet mettre en terre, remettre à la terre de ses propres mains la dépouille mortelle du funambule puisqu’il est le héraut du passage de l’homme au surhomme. Ce geste évoque le sens de la terre. Et Zarathoustra se fait l’image du trajet de la volonté de puissance chez l’homme. Sacrifice, anéantissement des formes atteintes, des réalisations déjà effectuées pour de plus grands accomplissements.

Renversement total du platonisme. Il n'y a pas de monde supraterrestre immobile dans sa perfection. Être, c'est vouloir disparaître et mourir pour assurer la pérennité du flux temporel des effets de la volonté de puissance entraînée dans une double volupté d'anéantir et de créer.

g. Septième paragraphe: Entre-temps le soir venait et la place publique s'enveloppa

dans l'obscurité: alors le peuple se dispersa, car même la curiosité et la frayeur se lassent. Mais Zarathoustra demeura assis sur la terre près du mort, plongé dans ses pensées: ainsi oublia-t-il le temps. Mais à la fin il faisait nuit et un vent froid soufflait sur le solitaire. Alors Zarathoustra se leva et dit à son cœur:

“En vérité, Zarathoustra a fait aujourd'hui une belle pêche! Il n'a pris aucun homme, mais bien un cadavre!

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

Dépaysante est l'existence humaine et toujours encore dépourvue de sens: un pantin peut lui devenir fatalité.

Je veux enseigner aux hommes le sens de leur être: c'est le surhomme, l'éclair jaillissant de la sombre nuée homme.

Mais je suis encore loin d'eux, et mon sens ne parle pas à leurs sens. Je ne suis encore pour les hommes qu'un milieu entre un fou et un cadavre.

Sombre est la nuit, sombres sont les voies de Zarathoustra. Viens, toi, froid et raide compagnon! Je t'emporte là-bas où de mes mains t'enterrerai.”

Le funambule, symbole de Zarathoustra. La mort du fu-

nambule, symbole du déclin de Zarathoustra, lui-même symbole de la mort à l’humain pour qu’advienne le surhomme. Voilà le sens de la vie, de l’existence. La vie se termine dans le froid et la solitude de la nuit, de la noirceur de la mort, de la mort à l’homme. Zarathoustra descend de la montagne annoncer le surhomme aux hommes. Mais le surhomme n'advient qu'à travers la mort à l'humain. D'où la réflexion de Zarathoustra près du cadavre du funambule. À première vue, c'est une bien mauvaise journée et une bien mauvaise pêche. Rien de vivant entre les mains. Mais ce n’est qu’apparence. Au fond, c’est une excellente journée puisqu’elle montre à l’évidence l’inutilité et l’impuissance des buts ou des sens que l’on tente de donner à la vie. Les buts que l’on peut poursuivre selon une apparente sagesse peuvent être déjoués par une simple bouffonnerie. Un rien fait écrouler les plus beaux châteaux. Déconcertant. Alors il faut chercher ailleurs le véritable sens de la vie et de l’exis-tence humaine. Il faut dépasser les projets particuliers ou indi-viduels. Le sens de la vie, la lumière de l’existence réside dans le surhomme. Et de nouveau l’image de l’orage et de l'éclair. La sombre nuée qu’est l’homme peut laisser jaillir l’éclair du surhomme. L'homme foudroyé dans la mort est l'envers iné-vitable de la lumineuse manifestation du surhomme. Lumière et obscurité, avers et envers d'un même avènement.

h. Huitième paragraphe: Lorsque Zarathoustra eut ainsi parlé à son cœur, il chargea

le cadavre sur son dos et se mit en chemin. Et il avait à peine fait cent pas qu'un homme se glissa près de lui et lui chuchotait à

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

l'oreille – voici! Celui qui lui parlait était le pantin de la tour. “Éloigne-toi de cette ville, dit-il, ô Zarathoustra; il y en a trop ici qui te haïssent. Les bons et les justes te haïssent et ils t'appellent leur ennemi et celui qui les méprise; les croyants de la juste croyance te haïssent et disent que tu es un danger pour la masse. Ta chance fut qu'on rît de toi: en vérité, tu as parlé comme un bouffon. Ce fut ta chance de t'associer à ce chien mort; en t'abaissant de la sorte tu t'es sauvé pour aujourd'hui. Mais éloigne-toi de cette ville – sinon demain je sauterai par-dessus toi, un vivant par-dessus un mort.” Ayant ainsi parlé, l'homme disparut; mais Zarathoustra poursuivit sa marche au long des sombres ruelles.

À la porte de la ville le rencontrèrent les fossoyeurs; lui éclairant le visage de leur torche, ils reconnurent Zarathoustra et se moquèrent fort de lui. “Zarathoustra emporte le chien mort: brave Zarathoustra qui se fait fossoyeur! Car nos mains sont trop propres pour cette charogne. Zarathoustra veut donc voler au diable sa pâture? Grand bien lui fasse! Et bonne chance pour le festin! Pourvu que le diable ne soit pas un meilleur voleur que Zarathoustra! --- il les volera tous les deux, il les mangera tous les deux!” Et entre eux ils riaient en rapprochant leur tête.

Zarathoustra ne répondit mot à ces propos et poursuivi son chemin. Mais après avoir marché deux heures et dépassé forêts et marécages, il en eut trop d'entendre le hurlement affamé des loups et sentit lui-même la faim. Alors il s'arrêta devant une maison isolée où brillait une lumière.

La faim m'assaille comme un brigand, dit Zarathoustra. Dans les forêts et les marécages ma faim m'assaille, et en pleine nuit.

Ma faim a d'étranges caprices. Souvent elle ne m'arrive qu'après le repas, et aujourd'hui je ne l'ai pas sentie de toute la journée: où donc s'attardait-elle?

Et ce disant Zarathoustra frappa à la porte de la maison. Un vieillard parut; il portait à la main un lumignon et demanda: “Qui vient à moi et à mon vilain sommeil?”

“Un vivant et un mort, dit Zarathoustra. Donnez-moi à manger et à boire, je n'y ai pas pensé pendant le jour. Qui nourrit l'affamé rassasie son âme: ainsi parle la sagesse.”

Le vieux s'en fut, mais aussitôt revint, et à Zarathoustra offrit et pain et vin. “C'est une mauvaise contrée pour les affamés, dit-il. C'est pourquoi j'y habite. Hommes et bêtes

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

viennent à mon ermitage. Mais dis à ton compagnon de manger et de boire aussi, il est plus fatigué que toi.” Zara-thoustra répondit: “Mon compagnon est mort, je l'en persuaderai difficilement.” “Cela ne me regarde pas, bougonna le vieux; qui frappe à ma porte doit prendre ce que je lui offre. Mangez et portez-vous bien!”

Là-dessus Zarathoustra de nouveau marcha deux heures et fit confiance au chemin et à la lumière des étoiles, car il était accoutumé aux cheminements nocturnes et se plaisait à voir en face tout ce qui dort. Mais quand parut l'aube Zara-thoustra se trouva dans une forêt profonde et ne se montrait plus aucun chemin. Alors il déposa le mort dans un arbre creux, à son chevet – car il voulait le protéger des loups – et s'étendit lui-même sur le sol et la mousse. Et il s'endormit aussitôt, le corps las mais l'âme sereine.

Zarathoustra se met en marche emportant le cadavre. Le

pantin de la tour, le diable, le soumet à la tentation. Serait-ce une évocation de la tentation de Jésus au désert?

Il rencontre les fossoyeurs qui rient de lui et lui sou-haitent de devenir avec son butin la proie du diable.

Zarathoustra s’amène près d’une maison solitaire près du bois, annoncée par un lumignon. Où il demande à manger à l’ermite qui l’habite.

Il marcha ensuite toute la nuit. Quand l’aube pointa, il se trouvait en forêt. Déposa le cadavre dans le creux d’un arbre et lui se coucha sous l’arbre et s’endormit.

Fatigué mais l’âme sereine. À travers son image, le funambule, Zarathoustra montre

ce qu'il est lui-même, ce qu'il doit être lui-même: déclin. À travers la mort du funambule et le respect qu'il a pour sa dépouille mortelle, Zarathoustra illustre le sens de la mort, la grandeur de mourir dans la perspective de l'avènement du surhomme.

i. Neuvième paragraphe: Zarathoustra dormit longtemps, et non seulement l'aurore

mais aussi la matinée passèrent sur son visage. Mais enfin son œil s'ouvrit: étonné, Zarathoustra regarda la forêt et le silence; étonné, il regarda en lui-même. Puis il se leva rapidement

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

comme un marin qui tout à coup aperçoit la terre, et poussa un cri de joie: car il vit une nouvelle vérité. Et alors il parla ainsi à son cœur:

“Une lumière m'est apparue: j'ai besoin de compagnons, de compagnons vivants, – non pas de compagnons morts et de cadavres que j'emporte avec moi où je veux.

Mais j'ai besoin de compagnons vivants qui me suivent parce qu'ils veulent se suivre eux-mêmes – et là où je veux aller.

Une lumière m'est apparue: Zarathoustra ne doit pas parler à la foule mais à des compagnons! Zarathoustra ne doit pas devenir le berger et le chien d'un troupeau!

Entraîner beaucoup hors du troupeau – pour cela suis-je venu. Le peuple et le troupeau doivent être en colère contre moi: Zarathoustra doit devenir un voleur pour les bergers.

Je dis bergers, mais ils se nomment, eux, les bons et les justes. Je dis bergers, mais ils se nomment les croyants de la juste croyance.

Voyez les bons et les justes! Qui haïssent-ils le plus? Celui qui fracasse leurs tables de valeurs, le briseur, le cri-minel: – or c'est le créateur.

Voyez de toutes les croyances les croyants! Qui haïssent-ils le plus? Celui qui fracasse leurs tables de valeurs, le briseur, le criminel: – or c'est le créateur.

Le créateur cherche des compagnons et non des cada-vres, et non plus des troupeaux et des croyants. Le créateur cherche des co-créateurs, qui inscrivent de nouvelles valeurs sur de nouvelles tables.

Le créateur cherche des compagnons, et des co-moisson-neurs: car tout chez lui est mûr pour la moisson. Mais il lui manque les cent faucilles: aussi arrache-t-il les épis à poignées et il s'en irrite.

Le créateur cherche des compagnons, et de ceux qui savent aiguiser leurs faucilles. On les appellera destructeurs et détracteurs du bien et du mal. Mais ce sont des moisson-neurs et les célébrants de la fête.

Zarathoustra cherche des co-créateurs, des co-moissonneurs et des co-célébrants cherche Zarathoustra. Qu'a-t-il à faire de troupeaux, de bergers et de cadavres!

Et toi, mon premier compagnon, sois à ton aise! Je t'ai bien inhumé dans ton arbre creux. Je t'ai bien mis à l'abri des loups.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

Mais je me sépare de toi, le temps est passé. Entre le crépuscule et l'aurore m'est venue une nouvelle vérité.

Je ne dois être ni berger ni fossoyeur. Je ne parlerai même plus au peuple: pour la dernière fois j'ai parlé à un mort.

Aux créateurs, aux moissonneurs, aux célébrants je veux m'associer: je veux leur montrer l'arc-en-ciel et tous les escaliers du surhomme.

Aux solitaires je chanterai mon chant, et aux solitaires à deux; et qui a encore des oreilles pour l'inouïe, à celui-là je veux rendre le cœur lourd de mon bonheur.

Je tends vers ma destination, je vais mon chemin; par-dessus les hésitants et les retardataires je sauterai. Qu'ainsi soit mon chemin leur déclin!”

Zarathoustra dormit longtemps. Et quand il s’éveilla, il

faisait jour. Mort et résurrection pour une ère nouvelle. Alors une nouvelle vérité surgit à son esprit. Ses déboires avec la foule s’étaient transformés en un nouveau dessein. Et imitant Jésus qui se constitue un groupe d’apôtres, Zarathoustra voit clairement qu’il n’a plus à s’adresser à des foules, ni non plus à des morts, mais à des compagnons vivants. Zarathoustra voit qu’il doit voler des membres du troupeau qui vont devenir ses vrais amis, ses compagnons. Il doit les soustraire à leurs gardiens qui se nomment les bons, les justes et les croyants de la juste foi.

Créer, moissonner et fêter. Voilà ce que veut dorénavant Zarathoustra pour destinée. Et il veut avoir pour compagnons des gens qui veulent faire cela avec lui. Il va leur montrer à fracasser les tables de valeurs et à en créer de nouvelles. Il va leur apprendre à moissonner les fruits de la création et à fêter les récoltes. Il va leur apprendre à s’enivrer aux vendanges joyeuses de la création dionysienne. Il va leur apprendre à mettre l’accent sur la joie de l’ivresse créatrice et à ne pas s’attarder à la mort nécessaire qui l’accompagne et qui mérite cependant tout le respect.

j. Dixième paragraphe Zarathoustra avait ainsi parlé à son cœur quand le soleil

se tint à son midi; alors il regarda pensivement vers le haut dans le ciel – car il entendait au-dessus de lui l'appel strident d'un oiseau. Et voici! Un aigle décrivait de larges cercles

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

dans l'air et un serpent, qui n'avait pas l'air d'une proie mais d'un ami, se suspendait à lui: car il se tenait enroulé autour de son cou.

“Ce sont mes bêtes!” dit Zarathoustra, et se réjouit en son cœur.

“L'animal le plus fier sous le soleil et l'animal le plus prudent sous le soleil – ils sont partis en reconnaissance.

Ils veulent savoir si Zarathoustra vit encore. Vraiment, suis-je encore vivant?

J'ai trouvé qu'il est plus dangereux de vivre parmi les hommes que parmi les bêtes; Zarathoustra va par des chemins dangereux. Puissent mes bêtes me guider!”

Lorsque Zarathoustra eut dit ceci, il pensa aux paroles du saint dans la forêt, soupira et se dit en son cœur:

“Que ne suis-je plus prudent! Que ne suis-je fondamen-talement prudent comme mon serpent!

Mais je demande là l'impossible: alors je demande à ma fierté d'accompagner toujours ma prudence!

Et si un jour ma prudence me délaisse: – hélas, elle aime prendre la fuite! – puisse alors ma fierté encore voler avec ma folie!”

– Ainsi commença le déclin de Zarathoustra. Il est midi. Le cri d’un oiseau dans le ciel se fait

entendre. Zarathoustra reconnaît son aigle qui décrit des cercles en son vol et qui transporte le serpent enroulé à son cou, comme un ami. Ce sont les animaux de Zarathoustra. Il avait pris congé d’eux en quittant la montagne. Ils sont venus prendre de ses nouvelles. Ils sont venus voir s’il est encore en vie. Car ils savent que Zarathoustra va par des chemins périlleux. Zarathoustra confesse qu’il a effectivement rencontré plus de périls chez les humains que chez les bêtes. Mais on sait maintenant ce qu’il pense du péril. Une vie qui affronte le péril n’est pas méprisable, avait-il dit au funambule mourant.

Le serpent est le symbole de la sagesse ou de la prudence (Klugheit), tandis que l’aigle représente la fierté (Stolz). Ce sont aussi les vertus de Zarathoustra. Sa sagesse ou sa prudence aime parfois prendre son envol et déserter. Mais que sa fierté vole avec sa folie. Comme si Zarathoustra disait: c’est folie pour la prudence que de voler, mais la fierté le demande.

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III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME

D’autre part, les larges cercles décrits par le vol de l’aigle et les cercles formés par le serpent enroulé au cou de l’aigle symbolisent le retour, le recommencement. Image du temps comme éternel retour. (À reprendre plus loin)

Ce sont les dernières images du Prologue. Et les dernières paroles: “Du déclin de Zarathoustra tel fut le commencement.” (Œuvres complètes, p. 34).

Tentons maintenant un résumé de ce chapitre sur la volonté de puissance et le surhomme. Il apparaît que l'idée du surhomme, mise en rapport avec la volonté de puissance, est une pièce importante de la pensée de Nietzsche. La volonté de puissance est mue par la double volupté de créer et de détruire. Et c'est dans cette perspective qu'on peut voir le rapport entre le thème de l'infini, le thème de la terre et celui du dépassement chez l'humain renvoyant au surhomme.

Le thème de l'infini, abordé dans les aphorismes Nous autres aéronautes de l'esprit et À l'horizon de l'infini, évoque celui de la terre. Tirant vers l'ouest, à la manière des chercheurs d'épices, nous espérâmes rencontrer une Inde, une terre fixe, mais notre destin est d'échouer devant l'infini, ou bien… Ou bien de voguer indéfiniment sur un océan sans limite où il n'y a plus de terre. Il n'y a rien de plus effrayant que l'infini.

Le thème de la terre, comme dans le reste de la pensée nietzschéenne qui est en mouvement par essais ou tentatives, semble comporter deux dimensions. La terre représente le fixe, le solide, le stable où on peut se déposer et se reposer. Par ailleurs le sens de la terre évoque plus essentiellement le dépassement, la marche évolutive qui va du végétal au ver, au singe et à l'homme. Et ceci renvoie au Prologue.

C'est ici que se fait plus précisément le rapprochement entre le dépassement et le surhomme. Il importe d'avoir en mémoire vive le moteur de la volonté de puissance qui est de créer et de détruire ou d'anéantir ou de mourir. À l'opposé du platonisme et du christianisme qui, au yeux de Nietzsche, comporte une fuite dans un monde supraterrestre et une fausse espérance dans une réalité supraterrestre où il y a pérennité de l’identique.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Alors Zarathoustra est imaginé comme la contre-image de Platon et de Jésus. Le salut et la rédemption qu'il propose aux hommes en descendant chez eux est la sagesse du sens de la terre. L'homme ne doit pas se considérer comme un achè-vement, mais comme une étape dans l'évolution ou le dépasse-ment. S'arrêter revient à se contenter des acquis tant dans le domaine des vertus, de la connaissance et de la vérité. Se satisfaire des déterminations courantes de ce qui est bien et mal. C'est le dernier homme. En tout misérable et non pas bienheureux. Quand l'homme cesse de se comprendre comme un passage, il devient le dernier homme. L'homme doit plutôt mourir à ce qu'il est devenu, à ce qu'il devient comme homme, quelque soit sa beauté ou sa grandeur. On retrouve le thème de la mort du héros dans la tragédie. Ou le dionysiaque. C'est la volonté de puissance à l'œuvre chez l'homme. C'est le surhomme. Qui sait qu'il n'y a ni dieu, ni diable, ni enfer. Ni ciel. C'est le surhomme jonglant avec la pensée du perpétuel recommen-cement symbolisé par les cercles planés de l'aigle et l'enroulement du serpent au cou de la majestueuse bête. Retour ainsi à la pensée de l'infini. Il n'y a rien de plus terrifiant que l'infini. La pensée de Nietzsche ne l'apprivoisera pas. L’infini peut-il d'ailleurs être apprivoisé?

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

La volonté de puissance exige le surhomme chez l’humain. L’humain se met en accord avec le monde, la vie, en acceptant pour lui-même le sens de la terre et ainsi le surhomme.

Mais refuser le mouvement vers le surhomme, on l’a vu, c’est se contenter de l’acquis, c’est se figer dans le statut du dernier homme. Dernier homme en tout méprisable.

1. Dernier homme et nihilisme Développer le thème du dernier homme, c’est introduire

à celui du nihilisme. La suffisance, le contentement, la satisfaction qui caractérisent le dernier homme, son bonheur frelaté, son repliement sur lui-même, tout cela est la disparition de l’idéal. En un mot, c’est l’apparition du nihilisme.

Mais les humains ne comprennent pas cela facilement. Alors il faut le dire de manière plus fracassante. Il faut le dire aussi de façon à éveiller la responsabilité. Il faut dire aux humains qu’ils ont tué Dieu. Ainsi peut-être va-t-on pouvoir les réveiller. À noter qu'aux paragraphes 2 et 3 du Prologue que nous venons de lire il est fait mention de la mort de Dieu.

2. “Nous avons tué Dieu” Nietzsche est couramment présenté, autant dire superfi-

ciellement, comme le philosophe de la mort de Dieu. Mais combien ont lu l'aphorisme où cet événement est expressément

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

proclamé? Combien tentent de comprendre ce dont il est question? Alors lisons:

125. L’insensé.

“N’avez-vous pas entendu parler de cet homme insensé qui, ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du marché et criait sans cesse: «Je cherche Dieu! Je cherche Dieu!» – Et comme là-bas se trouvaient précisément rassemblés beaucoup de ceux qui ne croyaient pas en Dieu, il suscita une grande hilarité. L’a-t-on perdu? dit l’un. S’est-il égaré comme un enfant? dit un autre. Ou bien se cache-t-il quelque part? A-t-il peur de nous? S’est-il embarqué? A-t-il émigré? – ainsi ils criaient et riaient tous à la fois. L’insensé se précipita au milieu d’eux et les perça de ses regards. «Où est Dieu? cria-t-il, je vais vous le dire! Nous l’avons tué – vous et moi! Nous tous sommes ses meurtriers! Mais com-ment avons-nous fait cela? Comment avons-nous pu vider la mer? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil? Vers où roule-t-elle à présent? Vers quoi nous porte son mouvement? Loin de tous les soleils? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés? Est-il encore un haut et un bas? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini? Ne sentons-nous pas le souffle du vide? Ne fait-il pas plus froid? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit? Ne faut-il pas allumer les lanternes dès le matin? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ont enseveli Dieu? Ne sentons-nous rien encore de la putréfaction divine? – les dieux aussi se putréfient! Dieu est mort! Dieu reste mort! Et c’est nous qui l’avons tué! Comment nous consoler, nous, les meurtriers des meurtriers? Ce que le monde avait possédé jusqu’alors de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous nos couteaux – qui essuiera ce sang de nos mains? Quelle eau lustrale pourra jamais nous purifier? Quelles solennités expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer? La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour paraître dignes de cette action? Il n’y eut jamais d’action plus grande – et quiconque naîtra après nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire jusqu’alors!» –

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

Ici l’homme insensé se tut et considéra à nouveau ses au-diteurs: eux aussi se taisaient et le regardaient sans comprendre. Enfin il jeta sa lanterne au sol si bien qu’elle se brisa et s’éteignit. «J’arrive trop tôt, dit-il ensuite, mon temps n’est pas encore venu. Ce formidable événement est encore en marche et voyage – il n’est pas encore parvenu aux oreilles des hommes. Il faut du temps à la foudre et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, après leur accomplissement pour être vues et entendues. Cette action-là leur est encore plus lointaine que les astres les plus lointains – et pourtant ce sont eux qui l’ont accomplie!» On raconte encore que ce même jour l’homme insensé serait entré dans différentes églises où il aurait entonné son Requiem aeternam Deo. Jeté dehors et mis en demeure de s’expliquer, il n’aurait cessé de repartir: «A quoi bon ces églises, si elles ne sont les caveaux et les tombeaux de Dieu?»”1

Nous allons mettre en relief les éléments de ce texte,

devenu trop courant, qui entrent dans notre propos. Mais en suivant sa démarche même.

1. Présentation de l’insensé. Manifestement l’insensé de Nietzsche est une réplique de Diogène. Diogène le Cynique, ce philosophe grec, de Sinope, et qui vécut de 413 à 327 avant Jésus-Christ. Il méprisait les coutumes sociales inspirées par la richesse et le manifestait en vivant dans un tonneau. Dans une niche à chien, quoi! À Alexandre qui lui demandait s’il désirait quelque chose il aurait répondu: «Oui, que tu t’ôtes de mon soleil!». Et c’est lui aussi qui aurait parcouru les rues d’Athènes en plein midi avec une lanterne allumée à la main en criant: «Je cherche un homme.» Manière de dire son dédain pour ce qu’était devenu l’humain empêtré dans son opulence et sa méprisable suffisance.

Ici il ne s’agit pas d’un philosophe, i.e. d’un sage, mais d’un insensé, d’un forcené. Aux yeux de la foule, c’est du pareil au même.

Ici l’insensé philosophe n’est pas à la recherche d’un homme, mais de Dieu. La recherche est peut-être la même en dépit des apparences. Chercher et découvrir où est vraiment Dieu,

1 GS, par. 125, pp. 137-138.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

c’est aux yeux de Nietzsche découvrir un homme véritable. C’est découvrir un homme qui sait que Dieu est mort.

2. La foule. C’est la foule des incroyants que l’insensé trouve sur la place du marché. Ne croyant pas en Dieu, ils ne peuvent qu’être amusés de la démarche et de la quête de cet homme étrange. Déjà de quoi à le faire paraître comme un insensé. Car pour eux il n’y a pas question de chercher où est Dieu puisqu’ils ne croient pas qu’il y en ait un. Tout cela est un non-lieu.

3. Discours de l’insensé. Mais cette attitude de la foule est trop simple pour l’insensé. Et il va dire à ces incroyants ce que leur incroyance implique. Tenant bien haut sa lanterne pour que sa parole tombe dans le clair, il déclare: Dieu est du côté des morts. Nous l’avons tué, vous et moi. Vous, ce sont les incroyants, là rassemblés. Et qui est ce moi? Sans doute le libre esprit ou le philosophe nietzschéen. Les incroyants et le libre esprit ont perpétré ensemble le meurtre de Dieu.

Et qu’est-ce que peut bien impliquer le meurtre de Dieu? Ce n’est pas une action banale comme pourrait le penser une trop facile incroyance. Tuer Dieu, c’est comme vider la mer, effacer l’horizon, décrocher la terre de son soleil. Que signifient toutes ces images? Tuer Dieu, c’est priver l’existence de sa profondeur, lui enlever ses buts et la couper de la source qui lui prodigue chaleur, lumière, nourriture, bonté et vérité. Tuer Dieu, c’est plonger dans un néant infini. Le vide, le froid, la nuit. Nous voilà en ballottement dans ce néant de froidure et de noirceur.

Tuer Dieu, c’est moins banal que l’incroyance populaire peut l’imaginer. Au contraire, c’est une action d’éclat. Une action qui marque la fin d’une histoire et le début d’une autre. Comment à l’avenir allons-nous pouvoir célébrer dignement cette action? Quelle liturgie nous faudra-t-il inventer pour ce faire? Et cependant, si célèbre soit cette action, elle a encore besoin d'être éclairée. La grandeur de cette action est trop grande pour ceux qui l’ont accomplie. Ne faudrait-il pas devenir des dieux pour être à la hauteur de cette action?

4. Réflexion de l’insensé. Mais la foule ne comprend pas. L’insensé laisse tomber sa lanterne. Pas moyen d’éclairer suffisamment cette action pour que ceux-là mêmes qui l’ont

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

accomplie la comprennent. Pourquoi ne la comprennent-ils pas? Parce qu’une action fondatrice d’histoire prend du temps à se faire remarquer. Tout comme la foudre, tout comme la lumière des astres les plus lointains. Cette action est encore trop loin d’eux. C’est pourquoi ils ne la comprennent pas même s’ils l’ont accomplie. Probablement parce que leur incroyance est le fait d’une simple indifférence. Une incroyance inspirée par la satisfaction et le pauvre bonheur du dernier homme. C’est pourquoi l’insensé peut dire que son heure n’est pas encore venue. Le libre esprit qui est aussi le meurtrier de Dieu et qui sait la portée de son geste paraît un insensé pour cette foule, et aussi insensé que lui est son discours pour elle.

Et voilà que la mort de Dieu se trouve ici associée expressément au néant. "N'errons-nous pas comme à travers un néant infini?" (Néant: non ens, pas d'étant, rien. Rien: nihil, nihilum, ne hilum, pas un brin.) On retrouve ainsi le thème du nihilisme.

Plus loin dans Le Gai Savoir, Nietzsche fait une inter-prétation de l’événement de la mort de Dieu. C’est le paragraphe 343 qui a pour titre:

Ce qu’il en est de notre gaieté

“Le plus grand récent événement – à savoir que «Dieu

est mort», que la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit – commence dès maintenant à étendre son ombre sur l’Europe. Aux quelques rares, tout au moins, doués d’une suspicion assez pénétrante, d’un regard assez subtil pour ce spectacle, il semble en effet que quelque soleil vienne de décliner, que quelque vieille, profonde confiance se soit re-tournée en doute: à ceux-là notre vieux monde doit paraître de jour en jour plus crépusculaire, plus méfiant, plus étranger, «plus vieux». Mais sous le rapport essentiel on peut dire: l’événement en soi est beaucoup trop considérable, trop lointain, trop au-delà de la faculté conceptuelle du grand nombre pour que l’on puisse prétendre que la nouvelle en soit déjà parvenue, bien moins encore, que d’aucuns se rendent compte de ce qui s’est réellement passé, comme de tout ce qui doit désormais s’effondrer, une fois ruinée cette croyance, pour avoir été fondée sur elle, et pour ainsi dire,

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enchevêtrée en elle: par exemple notre morale européenne dans sa totalité. Cette longue et féconde succession de ruptures, de destructions, de déclins, de bouleversements, qu’il faut prévoir désormais: qui donc aujourd’hui la devinerait avec assez de certitude pour figurer comme le maître, l’annoncia-teur de cette formidable logique de terreurs, le prophète d’un obscurcissement, d’une éclipse de soleil comme jamais il ne s’en produisit en ce monde?… Même nous autres devineurs d’énigmes, nous autres devineurs-nés qui en quelque sorte vivons en attente sur les montagnes, placés entre aujourd’hui et demain, et comme tendus par la contradiction entre au-jourd’hui et demain, nous autres prémices, nous autres pro-génitures prématurées du siècle à venir, qui dès maintenant devrions être capables de discerner les ombres sur le point de recouvrir l’Europe: d’où vient que même nous autres, nous envisagions la montée de cet obscurcissement sans en être vraiment affectés, et surtout sans souci ni crainte pour nous-mêmes? Subirions-nous trop fortement peut-être l’effet des conséquences immédiates de l’événement – conséquences immédiates qui pour nous autres ne sont, contrairement à ce que l’on pourrait peut-être en attendre, nullement affligeantes ni assombrissantes, mais bien plutôt comme une lumière, une félicité, un soulagement, un égaiement, un réconfort, une aurore d’une nouvelle sorte qui ne se décrit que difficilement… En effet, nous autres philosophes, nous autres «esprits libres», à la nouvelle que le «vieux dieu est mort», nous nous sentons comme touchés par les rayons d’une nouvelle aurore: notre cœur, à cette nouvelle, déborde de reconnaissance, d’étonnement, de pressentiment, d’attente – voici l’horizon à nouveau dégagé, encore qu’il ne soit point clair, voici nos vaisseaux libres de reprendre leur course, de reprendre leur course à tout risque, voici permise à nouveau toute audace de la con-naissance, et la mer, notre mer, la voici à nouveau ouverte, peut-être n’y eût-il jamais «mer» semblablement «ouverte».2

Ce paragraphe, premier du cinquième et dernier livre de

tout l’ouvrage, est important pour comprendre le titre que celui-ci reçut: Le Gai Savoir. On est plongé en plein paradoxe:

2 GS, § 343, pp. 225-226.

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

notre gaieté et la mort de Dieu. À première vue il n’y a là rien de réjouissant. Et pourtant…

Nous avons tué Dieu, avait clamé l’insensé. Ce «nous», c’était la foule des incroyants et aussi, comme nous l’avons interprété, l’esprit libre ou l’insensé aux yeux de la foule. Ici il est dit clairement qu’il s’agit du philosophe ou de l’esprit libre.

Celui-ci constate un événement: Dieu est mort, c’est-à-dire la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit. Déclin d’un soleil et crépuscule du «vieux monde». L'évocation du soleil dans le contexte de la mort de Dieu comme discrédit de la croyance chrétienne est sans doute une façon de rattacher le christianisme à l'essence du platonisme. Les deux sont compris par Nietzsche comme le cœur ou l'essence du vieux monde. Alors qu’une ombre commence à envelopper toute l’Europe. Le grand nombre ou la foule ne comprend pas la portée de ce coucher ou éclipse de soleil. Il ne sait pas encore dans quelle nuit il entre maintenant. L’effondrement de la croyance en ce Dieu entraîne l’effondrement de la morale qu’elle a bâtie. On disait dans le paragraphe de l’insensé qu’on entrait désormais comme dans un néant infini. C’était nommer le nihilisme. On reprend cette idée ici. Il faut prévoir ce nihilisme comme une longue succession de ruptures, de destructions. Une formidable logique de terreurs s’enclenche. Formidable, cette logique, et féconde. Ceci est tout à fait dans le ton de la volonté de puissance qui se déploie selon la double volupté dionysiaque de la créativité et de l’anéantissement.

Et c’est en raison de cette double face du dionysiaque que les interprètes de l’événement de la mort de Dieu, ces devineurs d’énigmes, ne sont pas atterrés par cette disparition du soleil. Au contraire, cette série de chutes, de renversements, de ruptures, de destructions au plan de la morale, c’est-à-dire au plan de la vie et de son action, n’est qu’un côté de la réalité. Cette logique de terreurs nihiliste présage d’une nouvelle aurore, d’une nouvelle manière d’être et d’agir; elle est annonciatrice d’un nouveau monde. Voilà pourquoi les philosophes et les esprits libres ne tombent pas dans la tristesse et le désarroi. L’événement de la mort de Dieu s’accompagne chez eux d’un pressentiment des plus enivrants: l’avenir s’ouvre à eux comme

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une mer, un infini de liberté! D’où la joie, la gaieté. D'où le Gai savoir.

Ainsi le nihilisme serait comme la traînée de l’événement de la mort de Dieu. Situé dans la perspective de la volonté de puissance et du dionysisme, le nihilisme serait justement une face ou l’envers du devenir créateur. Reste à voir quelles con-séquences il peut entraîner au plan psychologique. Mais avant, il faut regarder de plus près l’avènement de ce nihilisme.

3. Avènement du nihilisme

On trouve dans les fragments posthumes de 1887-1888, relatifs au projet de La volonté de puissance, un projet de préface qui parle de l’avènement du nihilisme.

Préface

1.

“De grandes choses exigent qu’on les taise ou qu’on en parle avec grandeur: avec grandeur, c’est-à-dire cyniquement, et avec innocence.

2.

Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles pro-chains. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière: l’avènement du nihilisme. Cette histoire peut être relatée dès maintenant: car c’est la nécessité elle-même qui est ici à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par mille signes, ce destin s’annonce partout: pour cette musique de l’avenir toutes les oreilles se sont d’ores et déjà affinées. Notre culture européenne tout entière se meut depuis longtemps déjà, avec une torturante tension qui croît de décennies en décennies, comme portée vers une catastrophe: inquiète, violente, précipitée: comme un fleuve qui veut en finir, qui ne cherche plus à revenir à soi, qui craint de revenir à soi.

3.

– Celui qui prend ici la parole n’a en revanche rien fait d’autre jusqu’à présent que de revenir à soi: en tant qu’un philosophe et ermite d’instinct, qui trouvait son avantage dans le fait d’être à l’écart, dans l’en-dehors, dans la patience,

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

dans l’ajournement, dans le retardement: en tant qu’un esprit qui risque et expérimente, qui s’est déjà égaré une fois dans chaque labyrinthe de l’avenir: en tant qu’esprit augural, qui regarde en arrière lorsqu’il raconte ce qui va venir; en tant que le premier parfait nihiliste de l’Europe mais qui a déjà vécu en lui-même le nihilisme jusqu’à son terme – qui l’a derrière lui, dessous lui, hors de lui…

4.

Et en effet, que l’on ne se méprenne pas sur le sens du titre, par lequel va se dénommer cet Évangile de l’avenir. «La Volonté de Puissance. Tentative d’une inversion de toutes les valeurs» – formule par laquelle s’exprime un contre-mouvement, quant au principe et à la tâche: un mouvement qui, dans un quelconque avenir prendra la relève de ce parfait nihilisme; qui cependant le présuppose, logi-quement et psychologiquement, qui de toute façon ne peut que se référer à lui et ne peut procéder que de lui. Car pourquoi l’avènement du nihilisme est-il désormais nécessaire? Parce que ce sont nos valeurs elles-mêmes qui, en lui, tirent leur dernière conséquence; parce que le nihilisme est la logique poursuivie jusqu'à son terme, de nos grandes valeurs et de nos idéaux, – parce qu’il nous faut d’abord vivre le nihilisme pour déceler ce qu’était la valeur proprement dite de ces «valeurs»… Il nous faudra, à un moment quelconque, de nouvelles valeurs –3

Nous avons déjà présenté l’événement de la mort de

Dieu et de la chute des idéaux et des vertus comme relevant de la volupté de destruction qui appartient au dionysisme tout autant que la volupté de créer. Nous avons aussi dit que cet événement présenté par Nietzsche dans Le Gai Savoir comme constituant le nihilisme est une dimension de la volonté de puissance. Et voici que quelques années après ce livre sur la connaissance égayée, Nietzsche lui-même établit expressément le rapport entre le nihilisme et la volonté de puissance.

Ce texte est un projet de préface à ce que devait être l’ouvrage La volonté de puissance. Nietzsche l'envisageait comme une somme ou synthèse de sa pensé. La tentative d’une inversion

3 FP13, II [411], pp. 362-363.

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de toutes les valeurs. Ouvrage jamais achevé, légué en état de fragments et de bribes. Il nous faut comprendre et interpréter les morceaux de cet ouvrage et l’esquisse de sa préface dans la perspective du paysage que laisse apparaître la trajectoire de sa pensée que nous avons essayé de suivre dans ses élans et ses sinuosités.

Le projet veut s’occuper de grandes choses. De choses qui se refusent à l’exiguïté des points de vue disciplinaires et qui réclament l’espace et l’atmosphère de l’esprit libre, cynique et innocent. Ces grandes choses, si elles ne sont pas tues, doivent être dites sanségard à la bienséance prescrite par la morale reçue et sans sentiment de culpabilité. Avec la liberté de l’esprit qui ne s’apitoie pas sur ce qui peut ressembler à des malheurs et des erreurs et qui regarde en avant avec la légèreté de l’enfant.

Ce que Nietzsche raconte dans ce livre, dans ce projet de livre plus précisément, c’est l’histoire des deux prochains siècles. Voilà qui est étonnant. Car l’histoire, selon la compré-hension habituelle, c’est l’histoire du passé. Comment Nietzsche peut-il raconter l’histoire de l’avenir? Il le peut parce qu’il a découvert le ressort qui va faire se dérouler ces temps à venir. Parce qu’il a mis à jour la logique de ce déroulement. Comment? C’est que cet avenir multiplie les signes de ce qu’il sera, c’est que ce destin répand à profusion son annonce. Cela, Nietzsche l’a déjà appelé une logique de terreurs. D’autre part, l’image du fleuve renvoie au prologue du Zarathoustra. Là, on s’en souviendra, l’homme est présenté comme un fleuve sale qui coule vers la mer. Ici c’est toute la culture européenne qui s’en va en roulant de plus en plus rapidement, avec de plus en plus de tensions vers la catastrophe, comme un fleuve qui veut en finir, pour qui il n’est plus question de revenir à soi. Le dernier homme, là-dedans, voudrait bien garder les acquis culturels qui le satisfont, mais ces acquis vont se dissoudre malgré lui. Ainsi le veut la logique ou la nécessité de ce destin. La culture européenne est projetée vers son effondrement. Elle s’en va comme un fleuve tourmenté qui ne veut plus revenir à soi.

Revenir à soi. Nietzsche a déjà présenté le philosophe comme l’homme des mille tentations et des mille tentatives. Mais aussi comme celui qui revient à soi. Ces caractéristiques

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

sont reprises ici et Nietzsche se les attribue à lui-même. Il a toujours été, dit-il, celui qui se tient à l’écart et qui ainsi revient à lui. Il s’est tenu dans la patience, l’ajournement et le retardement, contrant ainsi dans la solitude le mouvement de la mode du temps qui charrie la foule. Il a été aussi le preneur de risques et il s’est égaré dans les dédales de l’avenir. Il a été celui qui parle des choses à venir, qui annonce l’avenir, mais qui en cela se comporte comme un esprit augural. Qu’est-ce à dire? Il ne parle pas de l’avenir de manière déconnectée, pourrait-on dire, mais en se basant sur des observations. La réalité du passé qui s’offre au présent devient signe de ce qui vient. C’est à partir de ce signe que Nietzsche veut parler de l’avenir. C’est en revenant à lui-même, c’est en revenant au présent révélateur de passé, c’est en regardant ce qu'il a été et est devenu que Nietzsche peut et veut raconter l’histoire des deux prochains siècles. Ainsi Nietzsche apparaîtra comme le premier parfait nihiliste de l’Europe. Il va pouvoir apparaître comme l’annonciateur et le peintre du néant vers lequel coule la culture européenne. Il voit dans son miroir le destin de cette culture.

Nietzsche a déjà consommé le nihilisme. Il l’a vécu jusqu’au bout, dans toute son étendue. C’est pourquoi ce nihilisme est derrière lui, il l’a dépassé; ce nihilisme est dessous lui car il s’est surélevé selon le mouvement du surhomme; il est hors de lui car il s’est ouvert en un autre espace. Aussi son projet d’histoire des siècles à venir doit être bien compris. Il ne s’agit pas de décrire uniquement des horreurs. On ne pourra pas éviter, bien sûr, le macabre de la nuit des terreurs et des anéantissements. Cela appartient à la logique du destin. Mais cette destinée a un double visage. C'est pourquoi ce récit va en même temps être une bonne nouvelle, un Évangile. En effet, ce qui semble, au premier regard, être une logique de la simple fuite dans le néant s’avèrera comporter un contre-mouvement. Ce contre-mouvement commence par revenir à soi, ainsi par regarder en arrière. C’est ainsi que dans un premier temps l’histoire racontée peut être prise au sérieux. Elle n’est pas pure et gratuite invention. Mais elle est également ce en quoi peuvent être trouvés un point de départ et un matériau pour autre chose . Un autre qui sera un contre, un autre mouvement qui sera un

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contre-mouvement. C’est de là que surgit l’idée de l’inversion. D’où le sous-titre: Tentative d’une inversion de toutes les valeurs.

Au moment où Zarathoustra faisait ses discours, la foule ne pouvait pas entendre et se moquait de lui. Elle ne l’accueillait pas mieux que ne l’avait fait la foule des incroyants vis-à-vis l’insensé. Mais ici les oreilles se sont affinées et sont prêtes pour entendre la musique de l’avenir. Cette musique de l’avenir, c’est le grondement de l’avènement du nihilisme comme chute des valeurs, des idéaux de la culture européenne. Mais elle ne se réduit pas à ces notes sombres et sévères. Le contre-mouvement va prendre la relève. À la chute va succéder une ascension avec ses notes plus claires et mélodieuses. Mais ce contre-mouvement présuppose le côté nihiliste, parfaitement nihiliste de la disparition.

Ainsi l’Évangile de l’avenir, La volonté de puissance comme livre, est le récit du parfait nihilisme, le récit qui suit à la trace la logique de la disparition de toutes les valeurs dont le tissu de la culture européenne est constitué. Cet Évangile est aussi l’inversion de toutes ces valeurs. Il les prend comme point de départ; il prend appui sur elles pour faire surgir, dans un mouvement inversé, de nouvelles valeurs qui, contraires aux anciennes, vont en prendre la relève. Mais pour que cela se produise, il faut passer par le nihilisme. Il faut en réalité ou dans la réalité suivre jusqu’au bout le mouvement de sa logique exterminatrice, et vivre psychologiquement les affres de la dispa-rition de ce qui compte comme précieux, de ce qui s’impose comme idéal et de ce qui oriente la vie comme fin désirable. Un contre-monde qui présuppose logiquement et psychologi-quement le parfait nihilisme.

Ici on peut poser la question suivante: l'avènement de l'autre, le surgissement du nouveau doit-il être nécessairement un contre-mouvement? L'herméneutique heideggérienne et gadamérienne comprend plutôt l'advenir de l'histoire comme l'avènement du sens. Le sens en mouvement vers ses possibi-lités de signifier selon la diversité des situations ou des contextes. Ainsi serait-il possible de comprendre l'advenir de l'histoire et du sens sans donner dans les affres du nihilisme anéantissant…

(Cf. plus loin: Regard en arrière – Cf. sauver le passé, la débandade, semble-t-il, de la culture européenne.)

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

4. Degrés du nihilisme

Cf. GRANIER, Problèmes de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, pp. 235 sq. (Le nihilisme)

Cf. MOREL, Nietzsche II, pp. 255 sq.

Décadence (nihilisme inconscient dans l’idéalisme métaphysique)

Pessimisme (assombrissement ou forme préliminaire du nihilisme)

Nihilisme incomplet (trouver un ersatz de la transcendance perdue, sans renversement des valeurs anciennes)

Nihilisme passif (L’ “A quoi bon” universel; récuse tout désir)

Nihilisme actif (Détruire en refusant de créer)

Nihilisme «classique» ou «extatique» (Dépassement de soi et instauration d’une nouvelle fondation des valeurs)

Cette classification est empruntée surtout à Granier. Ne pas la reprendre maintenant.

Il est préférable de laisser ce chapitre en suspens et de lire auparavant les fragments posthumes de la volonté de puissance.

5. Critique du nihilisme en tant qu’état psychologique

Il importe ici de lire au complet et dans son contexte un fragment sélectionné par Nietzsche lui-même comme devant faire partie de l’ouvrage La volonté de puissance. C’est le fragment 11 [99], portant le numéro 351 et figurant parmi les 372 retenus par Nietzsche lui-même comme devant faire partie de l’ouvrage. Dans le cahier où il s’insère, ce fragment porte comme titre Critique du nihilisme. Mais dans le registre des fragments choisis pour l'ouvrage, il est présenté autrement, soit comme Causes du nihilisme! Résumé final!

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Critique du nihilisme.

1. Le nihilisme en tant qu’état psychologique devra sur-

venir en premier lieu quand nous aurons cherché dans tout événement un sens qui ne s’y trouve pas: en sorte que celui qui cherche finira par perdre courage. Le nihilisme sera alors la conscience progressive du long gaspillage de force, le tourment du «En vain», l’insécurité, le manque d’occasion de se remettre d’une quelconque manière, de pouvoir se tranquilliser sur quoi que ce soit – la honte de soi-même pour s’être livré à une trop longue imposture… Semblable sens pourrait avoir été: l’accomplissement» d’un suprême canon moral dans tout événement; l’ordre moral universel; ou l’augmentation de l’amour et de l’harmonie entre les êtres; ou l’approche d’un état de néant universel – un but est tou-jours un sens. Ce qui est commun à toutes les représentations de ce genre c’est qu’un quelque chose doive être atteint par le processus même: – et voici que l’on comprend que le devenir n’aboutit à rien, n’atteint rien… Donc la déception quant à une prétendue fin du devenir est la cause du nihi-lisme: soit qu’elle se manifeste à l’égard d’une fin absolument déterminée, soit, sous la forme d’une compréhension gene-ralisée, quant à l’insuffisance de toutes les hypothèses, finalistes jusqu’alors, qui concernaient l’ensemble de l’«évolution» (l’homme n’est plus le collaborateur, moins encore le centre du devenir).

Le nihilisme en tant qu’état psychologique survient en deuxième lieu quand on a supposé une totalité, une systéma-tisation, voire une organisation dans tout événement et sous-jacente à tout événement: en sorte que c’est dans la représen-tation d’une forme suprême de domination et d’organisation que l’âme altérée de vénération, d’admiration parvient à s’assouvir (si c’est une âme de logicien, il suffit de l’absolue conséquence et d’une dialectique rigoureuse pour la réconcilier avec toutes choses…). Une sorte d’unité, une quelconque forme de «monisme»: et par suite de cette croyance l’homme se trouve dans un profond sentiment de corrélation et de dépen-dance à l’égard d’une totalité qui le dépasse infiniment, un mode de la divinité… «Le bien de la généralité exige le dé-vouement de l’individu»… mais voici qu’il n’existe point semblable généralité! Au fond l’homme a perdu la foi dans

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

sa propre valeur, dès qu’à travers lui n’agit plus une totalité d’une valeur infinie: ce qui revient à dire que c’est pour pouvoir croire à sa propre valeur qu’il a conçu une telle totalité.

Le nihilisme en tant qu’état psychologique a encore une troisième et dernière forme. Une fois données ces deux compréhensions, à savoir que le devenir n’aboutit à rien, qu’on ne doit attendre qu’il aboutisse à quoi que ce soit et qu’en dépit de tout devenir aucune grande unité n’y règne dans laquelle l’individu pourrait s’immerger comme dans un élément de suprême valeur: il ne reste plus d’autre échappa-toire que de condamner dans son ensemble ce monde du devenir comme illusoire et d’inventer un monde, au-delà de ce monde-ci, en tant que monde vrai. Mais sitôt que l’homme en vient à s’apercevoir que ce monde-là n’est construit que de besoins psychologiques et que rien absolument ne l’auto-rise à une telle construction, se produit la dernière forme du nihilisme, qui inclut l’incroyance quant à un monde méta-physique, – donc forme qui s’interdit la croyance à un monde vrai. À partir de ce point de vue, on concède la réalité du de-venir en tant qu’unique réalité et l’on s’interdit tout chemin dé-tourné menant à des arrière-mondes et à de fausses divinités – mais l’on ne supporte point ce monde-ci, que l’on ne saurait vouloir nier pour autant…

– Que s’est-il passé au juste? Le sentiment de l’absence de valeur s’est fait jour lorsqu’on a compris que le caractère de l’existence dans son ensemble ne saurait être interprété ni par le concept de «fin» ni par le concept d’«unité», ni par le concept de «vérité». On n’aboutit à rien ni n’atteint rien, de la sorte; il manque dans la pluralité de l’événement l’unité qui la dépasse et l’englobe: le caractère de l’existence n’est pas d’être «vrai», elle est fausse… on n’a simplement plus aucune raison de s’imaginer un monde vrai…

Bref: les catégories «fin», «unité», «être» par lesquelles nous avons glissé une valeur au monde, voici que nous les en retirons – et désormais le monde paraît sans valeur…

2.

A supposer que nous ayons reconnu jusqu’à quel point on ne saurait plus interpréter au moyen de ces trois caté-gories et qu’à partir de cette compréhension le monde com-mence à perdre pour nous toute valeur: il faudrait alors se

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

demander d’où vient notre croyance à ces 3 catégories, – essayons de voir s’il n’est pas possible de leur dénier notre croyance! Dès que nous aurons dévalorisé ces 3 catégories, pour avoir prouvé qu’elles sont inapplicables au tout, il n’y a plus aucune raison de dévaloriser le tout.

* * * Résultat: la croyance aux catégories de la raison est la

cause du nihilisme, – nous avons mesuré la valeur du monde à des catégories, qui relèvent d’un monde purement fictif.

* * * Résultat final: toutes les valeurs au moyen desquelles

jusqu’à maintenant nous avons cherché à rendre le monde d’abord appréciable et de la sorte même avons fini par le déprécier dès qu’elles se furent révélées inapplicables – toutes ces valeurs, à les recalculer psychologiquement, ne sont que les résultats de certaines perspectives de l’utilité propres à maintenir et à accroître des formations de domination humaine: et rien que fallacieusement projetées dans l’essence des choses. C’est toujours la même naïveté hyperbolique de l’homme qui le porte <à se donner> pour le sens et la mesure de la valeur des choses …”4

Le nihilisme psychologique est une espèce de décou-

ragement que suscitent le tourment du «En vain» et le désa-busement de l’universel «À quoi bon». Comment rendre compte de cet état psychologique?

Cela vient de la naïveté hyperbolique de l’humain. C’est que l’humain se prend pour plus qu’il n’est. Se prenant pour le sens et la mesure de ce que valent les choses, il outrepasse son importance dans le monde et s’attribue un rôle ou une fonction qu’il n’a pas. Nietzsche touche là au fondement méta-physique d’une attitude psychologique. Quelques décennies plus tard Martin Heidegger mettra en lumière comment l’avè-nement des Temps modernes coïncide avec l’instauration de la subjectité humaine. Cela veut dire que l’humain se déclare sujet, le fondement de toutes choses, lieu géométrique méta-physique de l’univers, centre de rapports autour duquel prend place et s’organise le monde en son entier. Les théories de la

4 FP13, II [99], pp. 242-245.

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

subjectivité et de la personne, les conceptions de l’individu et de la personne qui ont donné lieu à différents individualismes ou personnalismes ainsi qu’à leurs opposés sont des manifes-tations plus ou moins récentes de l’avènement de l’humain au titre de sujet, subjectum, υποκειμενον. Ainsi l’humain se charge du sens des choses et s’érige en étalon de leur valeur.

Comment l’humain en est-il venu à jouer ce rôle? Il s'est préparé de longue date à jouer ce rôle de sujet du monde en fabriquant les catégories métaphysiques de fin, d’unité et d’être et en les lui glissant ou en les lui accolant ensuite comme valeurs. Et ce que Nietzsche appelle l’avènement du nihilisme psychologique n’est rien d’autre que l’effet, au plan de l’attitude ou de la disposition, i.e. effet de la constatation que ce strata-gème de valorisation ne fonctionne pas, c'est-à-dire que ces catégories sont inapplicables au tout.

a. Fin, unité, être : cause du nihilisme Regardons de près la critique effectuée par Nietzsche en

essayant de comprendre pourquoi il en résume les trois étapes par les catégories de fin, d’unité et d’être, et en tentant d’expli-citer quelque peu ce que cela implique au plan de la métaphy-sique traditionnelle.

Conformément à son entreprise de faire l’histoire des deux prochains siècles, Nietzsche commence par s’exprimer dans la forme du futur. L’avenir adviendra selon la nécessité d’une logique, avons-nous vu antérieurement. Le nihilisme comme état psychologique de découragement adviendra, «devra survenir», quand, après avoir cherché un sens, un but ou une fin, on comprendra qu’une telle fin ne se trouve pas dans le devenir. Le devenir n’aboutit à rien, n’atteint rien, nihil. Voilà une dimension du nihilisme. D’autre part, cette impossibilité de trouver une fin dans le devenir engendre la déception et le découragement. Et voilà le nihilisme psychologique.

Ici Nietzsche précise quelque peu ce qu’aurait pu être ce sens cherché ou ce but ou cette fin. Mais qu’est-ce qu’il y a de non-dit dans ses expressions: «accomplissement d’un suprême canon moral», «ordre moral universel», «augmentation de l’amour et de l’harmonie entre les êtres», «approche d’un état de néant universel»? Rien d’autre, semble-t-il que le bon, que le bien qui

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

peut apporter le bonheur ou la félicité et dont tout le monde est à la recherche. Le bien. Mais cela est une catégorie spéciale dans la métaphysique traditionnelle. Le bien, en effet, est un des transcendantaux, une de ces catégories qui ont la même extension que l’être. Donc un pilier de l’édifice philosophique. Alors on comprend la profondeur de la déception quand il s’avère qu’il n’y a pas de fin au devenir. Manque alors le bien qui peut rendre heureux. Pas de fin, pas de bien, pas de bonheur.

Et, deuxièmement, le nihilisme en tant qu’état psycho-logique survient quand on a supposé une totalité, une systéma-tisation, voire une organisation dans tout événement et sous-jacente à tout événement, et qu’il s’avère que cela n’existe pas, que pareille généralité, qu’une quelconque forme de monisme, qu’une telle unité n’est point. Pourquoi cela engendre-t-il le nihilisme psychologique? C’est que l’humain se sentait corrélatif ou dépendant à l’égard d’une telle totalité qui le dépasse infiniment comme une sorte de divinité. Il y trouvait sécuri-sation et y puisait sa valeur. Or l'un est aussi un transcendantal métaphysique. Toutes les choses sont rassemblées, c'est-à-dire unifiées, du seul fait qu'elles sont. Elles sont unifiées en l'être ou de par l'être. Être rassemblé amène à l'unité. Être et un s'équivalent. Mais comme cela n’existe pas, comme une telle totalité d’une valeur infinie n’agit plus à travers lui, l'homme perd la foi dans sa propre valeur. Ainsi appert-il que l’humain avait conçu cette totalité pour pouvoir croire en sa propre valeur.

Maintenant la troisième cause du nihilisme psychologique. Ici encore se manifeste qu’en tout ceci Nietzsche est aux prises avec les fondements de la métaphysique. Il revient sur les deux compréhensions précédentes. Elles concernent toutes deux le devenir. Dans le premier cas, l’expérience du devenir avait fait imaginer une fin heureuse ou bonne à ce devenir. Dans le second, le devenir devait mener à une unité totalisante et partant signifiante de la diversité qui lui est associée. Mais comme ce bien et cet un ne sont pas dans le devenir ou n'ont rien à voir avec lui, il ne reste plus qu’une échappatoire. Celle de condamner comme illusoire ce monde du devenir et d’en supposer un autre au-delà de lui qui échappe aux apparences du devenir et qui possède les attributs de la stabilité, de la constance, de la solidité, de la permanence, de la vérité. Le vrai monde par

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

opposition au monde illusoire des apparences. Mais quand on se rend compte, à la suite des deux compréhensions précédentes, que ce monde est aussi bâti sur des besoins psychologiques, alors apparaît aussitôt l’incroyance à un monde vrai, métaphysique. Alors tombent les croyances dans les arrière-mondes et les fausses divinités. Et ainsi le monde du devenir s’impose comme seule réalité. Mais on ne supporte pas cette réalité mouvante puisqu'on a essayé de lui trouver une fin heureuse, une unité rassurante. C’est encore le nihilisme.

Dans tout ceci, que s’est-il passé, demande Nietzsche. Avec la manifestation de l’incapacité des concepts de «fin», d’«unité», de «vérité» de rendre compte de la réalité dans son ensemble est apparu le sentiment de l’absence de valeur. Et encore: maintenant que nous retirons au monde les catégories par lesquelles on lui avait donné de la valeur, à savoir la «fin», l’«unité», l’«être», ce monde paraît sans valeur. Dans ces deux énumérations «vérité» et «être» sont employés l’un pour l’autre. Être et être vrai seraient la même chose. Il ne faut pas y voir une inconséquence de Nietzsche. Car c’est bien le sens des transcendantaux traditionnels que de pouvoir signifier les uns pour les autres. Être, c’est être vrai, un, bon. Désirable et digne d’être poursuivi comme fin. Mais tout cela s’effondre. Il ne reste plus que le faux du devenir. D’où le nihilisme. Est-ce que le faux équivaudrait ici à l'illusoire? Il semblerait qu’il en soit ainsi.

b. Critique du nihilisme : ses résultats Et c’est dans la partie 2 de ce fragment intitulé Critique

du nihilisme que commence vraiment la critique. Jusque là il n’a été question que des causes du nihilisme. La critique est simple. Comme le monde commence à perdre toute valeur au moment où les trois catégories transcendantales s’avèrent inap-plicables au tout, comme ces trois catégories sont elle-mêmes dévalorisées et ne peuvent plus servir à interpréter, alors il n’y a plus raison de dévaloriser le tout. Et le nihilisme psychologique perd ainsi sa raison d’être.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Dans la suite du fragment Nietzsche fait deux tentatives de dégager le résultat de cette critique. Premier résultat: la croyance aux catégories de la raison, qui en réalité relèvent d’un monde purement fictif, est la cause du nihilisme. On n’a pas à mesurer le monde à leur aune. Deuxième et final résultat: les valeurs qu’on attribue au monde et qu’on lui retire ne sont que les résultats de perspectives utilitaires. Elle ne visent qu’à maintenir et accroître des formations de dominations humaines; et pour ce faire on les projette dans l’essence des choses. Mais cela relève de la naïveté selon laquelle l’humain est porté à se comprendre comme sens et mesure de la valeur des choses.

Pour comprendre ce à quoi veut en venir Nietzsche dans son analyse et sa critique du nihilisme psychologique il faut tenir ensemble ce qu’il dit de façon embryonnaire dans ses deux résultats. Ce qu’il rejette ce n’est sans doute pas la recherche de la domination en tant que telle. Si c’était le cas, cela contredirait la volonté de puissance. Ce qui semble con-damnable ou inacceptable, c’est que la volonté de puissance soit contredite dans son mouvement incessant, soit stabilisé dans l'inaltérable, et soit poursuivie de façon fallacieuse, en accordant trop d’importance aux catégories de la raison, en donnant dans l’intellectualisme (idéalisme, surréalisme, stabilité), en somme, et en attribuant à ces catégories une réalité qu’elles n’ont pas et ne sauraient avoir. Ce stratagème favorise l’exercice de la stabilisation de formes de domination humaine sur des humains et les choses. Mais, semble dire Nietzsche, la volonté de puissance ne doit pas emprunter ces chemins.

Et ici il importe de relever la parenthèse qui figure à la fin du premier paragraphe: “(l’homme n’est plus le collaborateur, moins encore le centre du devenir)”. Ceci, il est vrai, donne lieu au nihilisme psychologique. Mais comment prendre acte de ce fait sans sombrer dans le pessimisme de ce nihilisme?

Premièrement il faut renoncer à l'idée que l'essence de l'humain puisse être la subjectivité (subjectité). L'homme n'est pas le support et le centre de l'univers et doit renoncer à la volonté de l'infléchir par les astuces de son intellect. L'homme doit se couler dans le dépassement intrinsèque à la volonté de puissance et adopter, en tant que surhomme, la double volupté dionysiaque de la créativité et de l'anéantissement.

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

Et deuxièmement il faut penser le devenir et son éva-nescence:

“Valeur de l’évanescence: quelque chose qui n’a point

de durée, qui se contredit, a peu de valeur. Mais les choses auxquelles nous croyons en tant que durables sont comme telles de pures fictions. Si toutes choses s’écoulent, l’éva-nescence constitue une qualité (la «vérité») et la durée et l’impérissable rien qu’une apparence.”5

On entend Héraclite dans ce propos sur le devenir et

l’évanescence des choses. Reconnaître que tout s’écoule: voilà la vérité, la vérité de la réalité. Si c’est ainsi, alors ce que nous croyons durables et impérissables est une pure fiction. Cela est une apparence, une illusion, une erreur. Voilà une inversion du platonisme. Une inversion des valeurs traditionnelles. Le monde du devenir était le monde des apparences passagères et plus ou moins être, pour reprendre l'expression de Platon; une fois son évanescence reconnue pour ce qu'elle est, il devient la réalité vraie. L'illusoire, le faux (?) devient le vrai. Le monde durable était le monde impérissable et toujours égal à lui-même, le monde que l'on considérait vrai en raison de sa stabilité et de sa permanence devient le monde fictif, un produit de la fiction.

Et, troisièmement, un autre effet de ce monde fictif: “Les suprêmes valeurs au service desquelles l’homme devait

vivre, notamment quand elles disposaient de lui de façon pénible et onéreuse: ces valeurs sociales, on les a édifiées dessus l’homme en tant que «réalité», que monde «vrai», en tant qu’espérance et monde futur, aux fins de leur renforcement tonal, comme si elles étaient des commandements de Dieu. Maintenant que l’origine mesquine de ces valeurs est mise au clair, le Tout de ce fait nous semble dévalorisé, «dépourvu de sens»… mais ceci n’est qu’un état intermédiaire.”6

Contraignant les hommes à vivre pour des valeurs su-

prêmes, on a fait de celles-ci des valeurs sociales. Nietzsche pense sans doute à l'arsenal des commandements de Dieu et de

5 FP13, II [98], p. 242. 6 FP13, II [100], p. 245.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

l'Église, au catalogue des vertus théologales: foi, espérance, charité, et des vertus morales dites cardinales: humilité, tempérance, justice et force. Le transcendant et son influence sur la vie des hommes, sur leurs comportements individuels et collectifs. Les valeurs suprêmes finissent par régir la vie en société. Et pour mieux faire supporter leur fardeau, on en a fait un monde au-dessus de l’humain qu’on lui présente comme lieu de son éternel et bienheureux séjour. C’est dans ce monde supérieur que loge le vrai. Voilà le vrai monde. Mais prend-on conscience de la mesquinerie à l’origine de ce stratagème, le Tout apparaît alors sans valeur, tout semble s’écrouler.

Et, quatrièmement, on sombre dans le découragement pessimiste caractéristique du nihilisme psychologique. Mais cela n’est qu’un état intermédiaire, dit Nietzsche. Il ne faut pas en rester là:

“Je ne désire absolument pas prendre part à la méprisable

comédie qui aujourd’hui encore, notamment en Prusse, s’intitule le pessimisme philosophique: je ne vois pas même la nécessité d’en parler. C’est avec dégoût que l’on aurait dû se détourner depuis longtemps du spectacle q<ue> donne ce maigre singe de Monsieur von Hartmann: à mes yeux se trouve déconsidéré quiconque s’avise de citer ce nom en même temps que celui de Schopenhauer.”7

Est-ce que le pessimisme philosophique que fustige ici

Nietzsche est le découragement pessimiste issu du nihilisme psychologique qui s’érige en système philosophique? Pour répondre à cette question, il faudrait sans doute tenter d'établir distinctement les divers paliers ou moments dans le développement du nihilisme.8 Mais est-ce important de le faire? Est-ce nécessaire?

7 FP13, II [101], p. 245. 8 On a pu distinguer différents degrés dans le nihilisme: décadence (nihilisme inconscient dans l'idéalisme métaphysique); pessimisme (assombrissement ou forme préliminaire du nihilisme), nihilisme incomplet (trouver un ersatz de la transcendance perdue, sans renversement des valeurs anciennes), nihilisme passif (l'"À quoi bon" universel; récusation de tout désir), nihilisme actif (détruire en refusant de créer), nihilisme «classique» ou «extatique» (dépassement de soi et instauration d'une nouvelle fondation des valeurs). Cette classification est empruntée surtout à GRANIER, Jean, Le problème de la vérité dans la philosophie de

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

Est-ce utile? Est-ce là le vœu d'une tendance scholastique à la systématisation?

Cinquièmement, quatre thèses sur les problèmes du monde vrai et du monde des apparences. Au cours du deuxième trimestre de l’année 1888, donc immédiatement après la période des fragments pour La volonté de puissance, Nietzsche reprend la question du «vrai» et du fictif. C’est dans la section du Crépus-cule des Idoles intitulée “La «raison» dans la philosophie”. Toute cette section porte sur les problèmes du monde vrai et du monde des apparences. Elle se termine par la formulation de quatre thèses sur ce propos. C’est le § 6 que voici:

“On me sera certainement reconnaissant de condenser en

quatre thèses cette manière de voir si essentielle et si neuve: ainsi j’en facilite la compréhension et j’en provoque la réfu-tation.

Première thèse: Les raisons sur lesquelles on se fonde pour qualifier

d’apparence «ce» monde-ci établissent au contraire sa réalité – il est absolument impossible de prouver aucune autre sorte de réalité.

Deuxième thèse: Les signes distinctifs que l’on attribue à l’«être-vrai» des

choses sont les signes distinctifs du non-être, du néant – on a édifié le «monde vrai» en prenant le contre-pied du monde réel: c’est en fait un monde d’apparence, dans la mesure où c’est une illusion d’optique et de morale.

Troisième thèse: Fabuler d’un autre monde que le nôtre n’a aucun sens, à

moins de supposer qu’un instinct de dénigrement, de dépré-ciation et de suspicion à l’encontre de la vie ne l’emporte en nous. Dans ce cas, nous nous vengeons de la vie en lui opposant la fantasmagorie d’une vie «autre» et «meilleure».

Quatrième thèse: Diviser le monde en un monde «vrai» et un monde

«apparent», soit à la manière du christianisme, soit à la ma-nière de Kant (qui n’est en fin de compte qu’un chrétien dissimulé), cela ne peut venir que d’une suggestion de la

Nietzsche, Paris, Seuil, 1966, pp. 235 sq. Cf. aussi MOREL, Georges, Nietzsche, Paris, Aubier Montaigne, 1971, tome 2, pp.255 sq.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

décadence, qu’être le symptôme d’une vie déclinante… Le fait que l’artiste place l’apparence plus haut que la réalité ne prouve rien contre cette thèse. Car ici, l’«apparence» signifie encore la réalité répétée, mais triée, renforcée, corrigée… L’artiste tragique n’est pas un pessimiste, il dit «oui» pré-cisément à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien…”9

La raison ne peut pas prouver qu’il y ait autre chose que

la réalité de ce monde-ci. Édifier un autre monde que celui-ci est fantasmagorie, illusion de notre regard et de notrepoursuite du bien, i.e. illusion d’optique et de morale. La vengeance contre cette vie-ci anime une telle entreprise. Celle-ci est le signe ou le symptôme d’une décadence ou d’une vie déclinante; le contraire de l’art dionysien.

Ce que le christianisme et Kant, dans la foulée du plato-nisme, établissent comme monde vrai, le monde supraterrestre, est plutôt en réalité le monde de l’apparence, une fiction. Tout cela est le symptôme d’une vie déclinante, i.e. une vie dont le ressort se démonte, qui veut se stabiliser, qui se contente du statu quo. D’une vie qui néglige ou refuse de se poursuivre selon la volonté de puissance. Il y a certes un déclin nécessaire dans la volonté de puissance. Mais ce déclin est recherché pour accéder à plus de puissance. C’est le sacrifice que la vie fait de ses formes, même les plus accomplies. Nietzsche reste fidèle à sa compréhension dionysienne du monde et de la vie. Ce qu’il en dit ici dans le contexte du vrai opposé à l’apparence mérite qu’on le souligne.

Il est vrai que l’artiste place l’apparence plus haut que la réalité. Il est créateur de formes exemplaires. Est-il par le fait même architecte de néant, est-il nihiliste? Non. L’artiste tragique, le représentant authentique de l’art par excellence, de l'art dans sa perfection, n’est pas pessimiste, n’est pas nihiliste. Les formes qu’il célèbre, les apparences qu’il surélève au-dessus de la réalité ne se séparent pas de la réalité de la vie. Elles sont la réalité répétée. Nietzsche souligne lui-même. C’est à cette répétition qu’il faut prêter un peu d’attention.

9 CI, p. 79.

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

La réalité répétée… On dirait, dans un premier temps, que l’expression nous renvoie à l’idée de l’éternel retour de l'identique. C’est peut-être le cas. Mais alors comment le comprendre? Que signifie au juste ce «répétée» (wiederholt?)? Nietzsche en suggère le sens, et le retenir sera important pour la compréhension de l’éternel retour. La réalité répétée, c'est la réalité triée, renforcée, corrigée. Voilà autant de qualificatifs qui explicitent la marche de la volonté de puissance. La volonté de puissance répète, mais en triant le plus fort, en le renforçant, en le corrigeant et l’améliorant, donc en l'altérant. L’interpré-tation de la pensée de l’éternel retour de l’identique devra se souvenir de ceci.

Au fond l’artiste dionysien interprète la réalité. Il montre ce que devrait être l’interprétation. On voit ici se dégager une idée créatrice de l’interprétation. L’interprétation serait autre chose qu’une activité répétitrice pure et simple, c’est-à-dire commentant tout juste le déjà dit et le déjà pensé, le laissant tel qu’il est. L’interprétation dans la perspective de la pensée objec-tiviste se limiterait à cette tâche, l'idéal étant de faire apparaître une œuvre telle qu'elle a été réalisée et laissée par son auteur, ou telle qu'elle a été voulue par son auteur.

L'interprétation fait plutôt cheminer le sens, le développe, l'amène à d'autres possibilités de signifier.

c. La fable du vrai monde Puis suit immédiatement dans Crépuscule des Idoles

une très courte section qui s’intitule “Comment, pour finir, le «monde vrai» devint fable”. Elle porte en sous-titre: Histoire d’une erreur. C’est manifestement le plan de l’histoire de l’erreur du «monde vrai». Voici comment Nietzsche aimerait raconter cette fable:

Comment, pour finir, le «monde vrai» devint fable

Histoire d’une erreur

1. Le monde vrai, accessible à l’homme sage, pieux,

vertueux – il vit en lui, il est ce monde. (Forme la plus ancienne de l’idée, relativement habile, simplette,

convaincante. Paraphrase de la formule: «Moi, Platon, je suis la vérité.»)

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

2. Le monde vrai, inaccessible maintenant, mais promis à l’homme sage, pieux, vertueux (au «pécheur qui fait pénitence»).

(Progrès de l’idée: elle s’affine, devient plus captieuse, plus insaisis-sable – elle devient femme, elle devient chrétienne)

3. Le monde vrai, inaccessible, que l’on ne peut ni atteindre, ni prouver, ni promettre, mais qui, du seul fait qu’il est pensé, est consolation, engagement, impératif.

(Le vieux soleil au fond, mais traversant le brouillard et le scepticisme: l’idée devenue sublime, diaphane, nordique, kœnigsbergienne.)

4. Le monde vrai – inaccessible? En tout cas, pas encore atteint. Et, puisque non atteint, inconnu. Ne constitue donc ni une consolation, ni un salut, ni une obligation: en quoi serions-nous engagés par quelque chose que nous ne connaissons pas?…

(Aube grise. Premier bâillement de la raison. Chant du coq du positivisme.)

5. Le «monde vrai», une idée qui ne sert plus à rien, qui n’engage même plus à rien – une idée inutile, superflue, par conséquent une idée réfutée: abolissons-la.

(Il fait grand jour; petit déjeuner; retour du bon sens et de la gaîté. Platon, le rouge de la honte au front. Tous les esprits libres font un vacarme de tous les diables.)

6. Nous avons aboli le monde vrai: quel monde restait-il? Peut-être celui de l’apparence?… Mais non! En même temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences!

(Midi: l’heure de l’ombre la plus courte. Fin de la plus longue erreur. Apogée de l’humanité. INCIPIT ZARATHUSTRA.)

La fable du «vrai monde», du monde de la stabilité de

l'être au delà des apparences et du devenir, commence avec Platon. Alors, celui qui sait vraiment, sait que le monde sensible n'est qu'une participation lointaine et en dégradé de l'être authentique situé au niveau des idées. Le monde des idées où règne celle du bien. Ce monde est ainsi accessible à celui qui sait. Celui qui sait ne peut être que pieux et vertueux. La sagesse, la piété et la vertu cohabitent nécessairement. Ce monde vrai se trouve donc d'une certaine manière dans le sage. Ainsi la phrase célèbre “Je suis la vérité” aurait pu être dite déjà par Platon. C’est lui le premier qui l’a rendue possible. Et étant la vérité, étant aussi la piété et la vertu, il aurait pu tout aussi bien dire “Je suis la vie”. Ainsi l'idée du monde vrai,

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

commencée chez Platon, présente ce monde comme accessible à l'homme sage, pieux et vertueux, c'est-à-dire à l'homme chez qui cohabitent la philosophie, la religion et la morale.

L’idée du «monde vrai» subit un premier changement avec le christianisme. Bien que le vrai monde soit accessible à l'homme sage, pieux et vertueux, il demeure quand même inaccessible maintenant. Pourquoi? Parce que l’humain est pécheur. Cependant, s'il se repent, s’il fait pénitence, s'il rede-vient sage, pieux et vertueux, il pourra y parvenir. Il pourra y parvenir au-delà de la mort. L’humain doit croire que ce monde reste malgré tout accessible. Ce monde lui est promis comme monde supraterrestre. En devenant chrétienne l'idée du vrai monde s'affine, devient plus captieuse, c'est-à-dire plus insidieuse et fallacieuse. Elle tend sous des apparences de vérité à induire en erreur. Elle devient plus insaisissable. Elle devient femme! C’est l’expression de Nietzsche.

Cependant en dépit de la promesse chrétienne du vrai monde pour l'au-delà de la mort, ce monde, inaccessible maintenant, apparaît avec le temps simplement inaccessible. Mais Kant vient en quelque sorte à sa rescousse. Ne pouvant être ni atteint, ni prouvé, ni promis, ce monde peut quand même être pensé. Et du coup il devient une consolation et aussi un engagement, voir un impératif. C'est l'évocation de l'impératif catégorique kantien: agir de manière à ce que l'on puisse ériger ce que l'on fait en principe universel. Ce monde vrai est inac-cessible, soit. Mais du fait d’y penser naît une obligation générale pour l’agir. C'est, esquisse Nietzsche, le vieux soleil de Platon, l'idée maîtresse du bien traversant le brouillard du scepticisme et retrouvant un peu de sa sublimité. Cette idée éclaire encore, mais reste diaphane: on ne sait trop ce qu'il en est de son contenu.

Cette idée du «monde vrai» traîne son ombre sur l’histoire. Ce monde est-il vraiment inaccessible? De toute façon on ne l'a pas encore atteint. Et de ce fait il demeure inconnu. Et par conséquent il ne saurait être ni une consolation des misères de cette vie, ni un salut après la mort, ni une obligation pour le temps présent sur la terre. L'idée du vrai monde enlève graduellement la livrée kantienne. Elle se vide de plus en plus et perd graduellement de son éclat. Elle entre dans la nuit. Son

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

dépouillement se prolonge jusqu’à l’avènement du positivisme. Celui-ci résonne comme un chant du coq. Annonce de l'aurore. Aube grise. On pressent le jour.

Alors ce «monde vrai» n’est qu’une idée, une idée qui ne sert à rien. Il faut la faire disparaître. C'est maintenant que cette idée apparaît comme une fable. Une idée inutile, donc superflue, donc réfutée. Elle doit être abolie. C'est l'exigence même de la volonté de puissance. Enfin le jour. Le grand jour. Enfin le triomphe du bon sens. Et c’est la farandole endiablée de tous les esprits libres dont Nietzsche a décrit les traits enjoués et la parole cristalline. Et Platon rougit de honte. Comme les nuages du ciel matinal annonçant un midi de grand soleil.

En quoi va consister cette lumière du midi? Ou comment va-t-on arriver dans cette lumière? Par la disparition de l’ombre de l’idée ou de la fable du «vrai monde». Et comment réduire au maximum cette ombre? Cette idée du «monde vrai» avait pour effet ou contrepartie que le monde immédiat concret et sensible du devenir et de la diversité était considéré comme le domaine de l’apparence, de la simple apparence. L’être véritable se situait ailleurs, au-delà, dans la stabilité du bien, de l’un, du vrai. Mais comme cette idée disparaît, sa contrepartie disparaît aussi comme telle. D’où la phrase importante: “En même temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences!”. On ne reste donc pas seulement avec le monde des «apparences». Mais que reste-t-il alors comme monde? La réponse de Nietzsche est claire: Zarathoustra com-mence. Zarathoustra est le symbole du devenir de la volonté de puissance. Et ce devenir de la volonté de puissance implique l’inversion de toutes les valeurs. Ainsi se termine l'histoire de la plus longue erreur.

Mais ici surgit un problème. Un problème de conséquence dans la pensée de Nietzsche. D’une part il dit que le monde des apparences est aboli en même temps que le monde vrai. Et tout de suite surgit l’attente d’une compréhension et d’une interprétation de la réalité qui ne recoure pas aux catégories attachées à ces deux mondes. Car il reste une réalité. Mais d’autre part cette abolition se veut une inversion de toutes les valeurs. Et ainsi on semble devoir récupérer pour ce que l'on considérait comme le simple monde des apparences les attributs du soi-disant monde

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IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME

vrai. De ce fait ne continue-t-on pas de penser la réalité en utilisant les catégories du monde vrai, comme contrepartie de la fabulation traditionnelle? L’histoire de la longue erreur ne serait-elle pas tout simplement poursuivie, par mégarde, par impuissance de recommencer à zéro pour l'interprétation du monde, de l'être?

Il se pourrait que la critique fondamentale à adresser ici à Nietzsche doive mettre en relief son incapacité de dépasser vraiment l’anthropocentrisme. La critique nietzschéenne est largement basée sur la psychologie. Il y a un certain psychologisme à l'œuvre dans cette entreprise. Or la psychologie est fonda-mentalement appuyée sur la conception philosophique de l'homme le définissant comme animal raisonnable. Source de la séparation entre le corps et l'âme, le matériel et le spirituel, la sensibilité et la pensée ou la rationalité. Se considérant supérieur dans le monde de la vie par sa raison, l'homme se déclare sujet ou fondement pour le reste du monde à l'orée des temps modernes. Ainsi la table est mise pour l'avènement de l'individu et de la personne donnant lieu à des courants de pensée individualiste et personnaliste mettant en valeur la libre volonté de chacun. Puis celle-ci, comme volonté de puissance, sera projetée sur l'ensemble des choses. Voilà le monde refait à l'image de l'humain. Peut maintenant surgir l'idée du surhomme, avec son pendant qu'est le dernier homme, reconnaissant à l'humain la possibilité ou d'arrêter le mouvement de la vie selon les exi-gences de la volonté de puissance, ou de laisser ce mouvement se poursuivre à travers lui. L'humain conserve ainsi sa place et son rôle de subjectum, de subjectité, de sujet, de fondement dans le monde. L'être du monde qui est volonté de puissance est ainsi conditionné par l'humain, dépendant du vouloir de l'humain pouvant endosser ou pas la volonté de puissance.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

1. Interprétation: devenir et passé

Partout on voit la pensée de Nietzsche aux prises avec le devenir. Pour le réhabiliter. La volonté de puissance est l'essence même du mouvement ou du changement et en indique le sens. Le vrai monde a été un effort pour penser le devenir et lui échapper. Un effort vain qui conduit au nihilisme dont on se réchappe en comprenant le monde et l'humain comme animés par la volonté de puissance et sa double volupté de créer et de détruire, préservant ainsi le devenir. Mais cette pensée nietz-schéenne est tout autant aux prises avec le temps que le devenir semble engendrer. Depuis Aristote, en effet, on définit le temps comme la mesure du mouvement selon l'avant et l'après. Le mouvement avant un point déterminé de sa marche et le mouvement après ce point déterminé. On voit apparaître ainsi le passé et le futur comme deux dimensions du temps. Et le stade ou l'état du mouvement choisi comme point de repère, et la tenue de et dans cet état ou stade, i.e. l'instant, serait le présent. Troisième dimension du temps. Le temps est ainsi traditionnellement rattaché au devenir. Or la volonté de puissance, de son côté, dans son processus même de changement créateur, semble projeter en avant vers le futur. Qu’advient-il alors du passé et que faire de lui?

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

C’est au fond le problème du devenir qui est à l’origine du nihilisme. Et le devenir s’associe au temps. Développer ceci va nous amener à reprendre la question de la création.

Si l’interprétation, comme nous l'avons vu, est l’enga-gement dans un nouveau dessein et est, à ce titre, volonté de puissance avec sa double volupté de créer et de détruire, il semble, du moins à première vue, qu’elle soit toujours décolle-ment par rapport au présent qui est ainsi continuellement abandonné au passé. Ainsi, interpréter, ce serait s’engager et engager quelque chose dans un devenir qui laisserait tout en arrière, qui sécrèterait en quelque sorte sans cesse du révolu.

Et cependant “le devenir traîne à sa suite l’avoir été”1. C’est dire que ce qui devient ne se sépare pas de ce qu’il a été. On hérite du passé. On reste rattaché à lui. Mais, par ailleurs, “C'est grand péril d’être héritier”2 et c'est “dangereux de se retourner”3, lit-on dans le Zarathoustra. Et, d’autre part, Nietz-sche se présente comme celui qui revient à soi et regarde en arrière, donc vers le passé, quand il raconte ce qui vient, c’est-à-dire quand il raconte le nihilisme, l'histoire des deux prochains siècles.

L’interprétation semble donc devoir compter avec le passé. Nous pouvons déjà nous demander ce que signifie ces «traîne à sa suite», «il est dangereux d’être héritier», «dangereux de se retourner», et ce nécessaire regard en arrière pour décrire l’avenir en esprit augural. Qu’est donc le passé? Un poids qui retarde la marche? Un point de départ qu’on ne peut quitter ou qu’on a du mal à quitter? Une accumulation, c’est-à-dire un cumul ou entassement de ce qui a été? Un musée? Un commencement qui rend possible, c’est-à-dire une possibilité dans laquelle on est toujours et qui ne se ferme jamais comme possibilité, ou qui est inépuisable comme possibilité? Un rassemblement de l’avoir été, de ce qui s'est déjà déployé, dans l’ouverture de l’avenir pour le présent, au sens heideggérien du terme (das Gewesene)?

1 A., § 49, p. 49. 2 Z., I De la prodigue vertu, p. 91. 3 Z., Prologue, par. 4, p. 25.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

2. Passé : histoire et vie

Il faut chercher d’autres indications dans l’œuvre de Nietzsche. Et nous allons commencer par jeter un coup d’œil sur une œuvre de jeunesse, la deuxième des Considérations inactuelles (1874) qui porte en effet sur l’histoire. Nous allons tenter de faire ressortir l’essentiel de ce que Nietzsche pense alors du passé.

Nietzsche y traite de l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie. Donc du passé, selon la conception courante de l'histoire. C’est en fait le véritable titre de cet écrit.4 Il s’adresse aux Allemands dont il critique la manière d’être. Et en même temps il veut régler des comptes avec l’histoire devenue science objective au cours du siècle. Que la vie a besoin du service de l’histoire (Historie), dit -il, doit être tout aussi bien compris que le principe selon lequel un excès d’histoire nuit au vivant. (p. 223) Ce qui signifie que la vie a besoin du passé, mais qu'il ne faut pas en abuser. Ce besoin a des limites.

Nietzsche situe ses considérations sur l’histoire dans la perspective d’un principe concernant le rôle de l’instruction dans l’éducation. Pour formuler ce principe, il se réclame de Gœthe: «Übrigens ist mir alles verhasst, was mich bloss belehrt, ohne meine Tätigkeit zu vermehren oder unmittelbar zu beleben.» (p. 196) «Du reste, je hais tout ce qui ne fait que m’instruire sans augmenter mon activité ou sans immédiatement la vivifier.» Et Nietzsche de déclarer son intention: montrer, d’une part, pourquoi il faut avoir en horreur l’enseignement qui ne vivifie pas (Belehrung ohne Belebung), le savoir qui endort l’activité; et, d’autre part, appliquer cela à l’histoire qui est traitée comme un précieux superflu de la connaissance et un luxe. Et ce pourquoi-là, quel est-il? «deshalb, weil es uns noch am Notwendigsten fehlt, und weil das Überflüssige der Feind des Notwendigen ist.» (p. 196) «parce que nous manquons encore du plus nécessaire et que le superflu est l’ennemi du

4 NIETZSCHE, Considérations inactuelles 1 et 2, Paris, Aubier, 1964. À moins d'indications contraires, nous allons nous référer à cette édition bilingue des Considérations inactuelles.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

nécessaire.» (Cf. Considérations de Heidegger sur la Not et la Notwendigkeit).

Alors Nietzsche va s’appliquer à montrer d’abord comment l’histoire, qui concerne le passé, répond à un besoin de la vie et de l’action, et à mettre en lumière ensuite, devenant en cela intempestif et inactuel et impopulaire, comment la présente soif dévorante d’histoire est vertu hypertrophiée et nuisible à la vie.

A propos du phénomène de la connaissance du passé ou de l’histoire, Nietzsche formule trois thèses:

a. Un phénomène historique, exactement et entièrement connu, totalement transformé en un phénomène cognitif, est pour celui qui le connaît un objet mort : car l’historien découvre ainsi l’illusion, l’injustice, la passion aveugle et la limitation toute terrestre qui sont à l’origine de ce phénomène et d’où celui-ci tire sa puissance historique. Cette puissance est maintenant devenue pour lui, l’homme de connaissance, im-puissante : mais peut-être pas encore pour l’homme vivant.

b. L’histoire, conçue comme science pure et souveraine, serait pour l’humanité une sorte de conclusion et de bilan de l’existence. La culture historique n’est salutaire et porteuse d’avenir que dans le sillage d’un nouveau et puissant courant de vie, comme élément, par exemple, d’une civilisation naissante, c’est-à-dire seulement lorsqu’elle est dominée et dirigée par une force supérieure, et n’exerce pas elle-même cette fonction dirigeante.

c. Dans la mesure où elle sert la vie, l’histoire sert une force non historique : elle ne pourra et ne devra donc jamais devenir, dans cette position subordonnée, une science pure comme par exemple les mathématiques. Quant à savoir jusqu’à quel point la vie a besoin des services de l’histoire, c’est là une des questions et des inquiétudes les plus graves concernant la santé d’un individu, d’un peuple, d’une civili-sation. Car trop d’histoire ébranle et fait dégénérer la vie, et cette dégénérescence finit également par mettre en péril l’his-toire elle-même. 5

5 CI1, pp. 102-3.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

Nous allons maintenant présenter :1. Comment la vie a besoin de l’histoire et les formes d’histoire qui correspondent à ce besoin (pp. 223 sq.); et 2. comment un excès d’histoire est dangereux de cinq manières différentes (pp.269 sq.)

1. Comment la vie a besoin de l'histoire.

L’approche est nettement vitaliste et concerne la vie en général. Mais le discours, au début de la deuxième partie, passe rapidement à travers les couches conceptuelles de vie, de vivant et d’humain, imbriquées les unes dans les autres, pour finalement s’adresser directement à la vie de l’humain. La vie a besoin d’histoire de trois façons. D’emblée on comprend qu’il s’agit de la vie chez l’humain. Mais on peut se demander si Nietzsche ne pense pas tout autant à la vie tout court, en tant qu’elle comprend aussi l’humain. Car ce texte suit de peu La naissance de la tragédie où la vie de l’humain se projette sur le fond du mystère de la vie universelle.

L’histoire appartient au vivant pour trois raisons et ces rapports donnent lieu à trois types d’histoire: a. le vivant est actif et ambitieux, et à cela correspond l’histoire monumentale (monumentalische); b. le vivant a le goût de conserver et de vénérer, et ceci donne lieu à l’histoire traditionaliste (antiqua-rische); c. le vivant souffre et a besoin de délivrance, et à cela correspond l’histoire critique (kritische). Imitation, vénération et libération, trois termes qui caractériseraient le besoin du vivant à la source de l'histoire.

a. Imitation. L'histoire monumentale fait ressortir les grandes réussites du passé comme dignes d'imitation. D'où ce commandement de l’action: “das, was einmal vermochte, den Begriff “Mensch” weiter auszuspannen und schöner zu erfüllen, das muß auch ewig vorhanden sein, um dies ewig zu vermögen.” (p. 224) “Ce qui déjà a pu étendre davantage le concept d’“humain” et le remplir de plus de beauté doit rester éternellement présent afin de pouvoir cela éternellement.” Comprenons que ce qui a permis à l’humain de grandir et de s’embellir ne doit pas disparaître; cela doit demeurer présent. Donc l’empêcher de devenir passé, au sens de révolu? Est-ce possible? Mais pourquoi le garder éternellement au présent? Pour pouvoir cela éternellement est la réponse. Mais comment interpréter ce «cela»?

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Est-ce que c’est la grandeur et la beauté effectivement acquises qu’on doit pouvoir éternellement ou est-ce plutôt le pouvoir lui-même de grandir et de devenir plus beau? Dans la perspective de la pensée de l’éternel retour de l’identique, ces questions sont importantes.

L’action a besoin de se nourrir aux exemples du passé. “Croire que les grands moments de la lutte entre les individus forment une chaîne qui prolonge à travers les millénaires la ligne de faîte de l’humanité, croire que pour moi la cime d’un de ces moments depuis longtemps révolus demeure vivante, lumineuse et haute, c’est le fondement même de la croyance à l’humanité, telle qu’elle s’exprime par l’exigence d’une histoire monumentale.”. (p. 225) Pour Nietzsche, croire en l’humanité c’est croire que les sommets atteints dans le passé demeurent vivants et servent de phares pour la conduite actuelle. C’est cette croyance même qui exige l’histoire monumentale comme recueil de ces hauts lieux.

Ainsi l’histoire vient au secours de cette croyance. La contemplation monumentale du passé sert à l’humain du présent de la façon suivante: “Il en déduit que si la grandeur passée a été possible au moins une fois, elle sera sans doute encore possible à l’avenir.” (p. 229) Est-ce que cela est une formulation de l’idée de l’éternel retour de l’identique? Ce qui a été possible une fois devrait l’être encore. Ainsi l’exige la croyance en l’huma-nité. Au fond, cette croyance en l’humanité est la croyance en sa volonté de grandeur ou d’excellence. Mais s’il s’agissait de répéter seulement la grandeur atteinte dans le passé, cela serait-il conforme à la volonté de puissance qui est volonté de dépas-sement? Et Nietzsche semble ici prendre position contre l’idée d’un retour de l’identique. Il faudrait, dit-il, que les pythago-riciens aient raison de croire que les mêmes constellations des corps célestes entraînent sur la terre la répétition des mêmes événements jusque dans leurs plus petits détails. Mais cela ne se produira pas, dit Nietzsche ironiquement, tant que tous les astronomes ne seront pas devenus des astrologues. (Cf. pp.229-30)

Et Nietzsche enchaîne avec une critique de la violence que l’histoire monumentale exerce à l’égard du passé. (pp. 232-3). Car présenter le passé comme digne d’être imité, imitable, et possible une deuxième fois risque de le dévier, de le déformer

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

en beau et de le rapprocher ainsi de la libre invention poétique. La violence consiste à “atténuer la diversité des motifs et des circonstances afin de poser comme monumentaux, c’est-à-dire exemplaires et dignes d’être imités, les effets au détriment des causes, si bien que, comme cette histoire fait autant que possible abstraction des causes, on pourrait dire d’elle qu’elle est devenue une collection d’«effets en soi», c’est-à-dire de faits qui font de l’effet en tout temps. Ce qu’on célèbre dans les fêtes populaires, lors des anniversaires religieux ou guerriers, c’est un de ces «effets en soi»; c’est ce qui trouble le sommeil des ambitieux, ce qui repose comme une amulette sur le cœur des aventureux, mais ce n’est pas le véritable connexus des causes et des effets qui, pleinement connu, prouverait avec évidence que jamais une conjoncture absolument semblable ne peut sortir du jeu de dés de l’avenir.”(p. 231). Le passé souffre si la contemplation monumentale l’emporte sur les deux autres manières de le regarder. C’est qu’une grande partie de lui-même tombe dans l’oubli ou est négligée et méprisée au dépens d’abstractions d’excellence. (p. 233) Ainsi quand l’homme qui veut créer de grandes choses a besoin du passé, il s’en empare au moyen de l’histoire monumentale qui abstrait l’excellence de ce qui l’entoure.

b. Vénération. Mais le passé appartient aussi à ceux qui ont d’autres préoccupations. À ceux qui ont besoin de conserver et de vénérer. “L’histoire (Geschichte) est donc en second lieu le bien de l’homme qui veut conserver et vénérer le passé, de celui qui jette un regard fidèle et aimant vers ses origines, vers le monde où il a grandi; par cette piété il s’acquitte en quelque sorte de sa dette de reconnaissance envers le passé. Entretenir d’une main pieuse, au profit de ceux qui viendront après lui, ce qui a toujours été, les conditions dans lesquelles il est né, c’est sa façon de servir la vie.” (p. 239) C’est sans doute ce type de rapport à la vie qui est visé dans la remarque suivante: Le passé (Vergangenheit) lui-même souffre tant que l’histoire (Historie) est au service de la vie et est dominée par les instincts vitaux (p. 242). Car le sens antiquariste d’un humain, d’une collectivité municipale, de tout un peuple a toujours un champ de vision des plus restreints. (p. 242) Et c’est en cela que le passé souffre parce que ce sens le mutile. L’ensemble passe inaperçu et ce

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

qui est vu est vu de beaucoup trop près et de manière beaucoup trop fragmentaire.

L’histoire antiquariste dégénère dès que la fraîche vie présente cesse de l’animer et de l’enflammer. Dessèchement, pédantisme routinier, fureur aveugle du collectionneur, pâture des minuties bibliographiques sont des formes de cette dégéné-rescence. Mais même lorsqu’elle n’a pas pris congé totalement du présent, elle n’a toujours pas le sens de ce qui devient. Et à cet égard elle accuse une infériorité par rapport à l’histoire monumentale. (pp. 245-47) À ce point de vue, le passé ne joue pas un rôle positif dans le devenir.

c. Libération. Et voici le mode critique de considérer le passé (p. 247). L’humain doit avoir la force de briser un fragment du passé afin de pouvoir vivre. La vie lui fait un devoir de faire comparaître le passé devant son tribunal critique. Tout passé, en effet, mérite d’être condamné, car la force et la faiblesse de l’humain s’y sont épanouies en même temps; ainsi vont les choses humaines. Ici ce n’est ni la justice, ni la grâce qui jugent, mais la vie seule, cette puissance obscure qui pousse en avant avec une avidité insatiable d’elle-même: “Es ist nicht die Gerechtigkeit, die hier zu Gericht sitzt; es ist noch weniger die Gnade, die hier das Urteil verkündet: sondern das Leben allein, jene dunkle, treibende, unersättlich sich selbst begehrende Macht.” (p. 246) La critique du passé est accomplie par la puissance de la vie, la puissance qui n’a jamais fini de se chercher et de se vouloir.

C’est une injustice fondamentale. Il faut beaucoup de force pour vivre, pour oublier que vivre et injustice ne font qu’un. Mais parfois il faut détruire l’oubli et voir clairement combien injuste est telle chose, tel privilège, telle dynastie, et qu’ils méritent de périr. Alors on soumet l’ancienneté à la critique. (P. 249)

Mais puisque nous venons du passé et avons hérité de lui, cela est dangereux de vivre en le jugeant et en le détruisant. Car en cette manière nous mettons en contradiction notre con-naissance et ce que nous sommes. Nous implantons en nous une nouvelle habitude, un nouvel instinct, une seconde nature, qui feront dépérir notre première nature. Mais ceux qui mettent l’histoire (Historie) critique au service de la vie peuvent se

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

consoler: “nämlich zu wissen, dass auch jene erste natur irgendwann einmal eine zweite Natur war und dass jede siegende zweite Natur zu einer ersten wird.” (p. 250) Se consoler en sachant que chaque première nature fut jadis une deuxième nature et que chaque deuxième nature victorieuse devient une première nature. Ce que nous considérons comme notre première nature, parce qu’elle nous a été transmise et que c’est en elle que nous nous retrouvons tout d’abord, est en réalité une deuxième nature acquise par d’autres avant nous. Il en sera ainsi de la deuxième nature que nous pourrons acquérir. Elle deviendra première et elle aura, pour rester fidèle à la puissance de la vie, à en acquérir une deuxième. Et ainsi de suite.

Voilà les services que l’histoire (Historie) peut rendre à la vie. Tout humain et toute nation a besoin d’elle pour qu’elle lui apporte une connaissance du passé sous forme monumentale, traditionaliste, critique. Les humains n’en n’ont pas besoin comme purs connaissants, mais comme vivants dont tous les besoins sont tournés vers la vie et soumis à la domination et à la haute direction de la vie. (p. 251) Celle-ci obéit à une force plastique, à une force qui donne des formes, qui donne des formes pour remplacer des formes déjà là. “Dass dies die natürliche Beziehung einer Zeit, einer Kultur, eines Volkes zur Historie ist – hervorgerufen durch Hunger, reguliert durch den Grad des Bedürfnisses, in Schranken gehalten durch die innewohnende plastische Kraft –, dass die Kenntnis der Vergangenheit zu allen Zeiten nur im Dienste der Zukunft und Gegenwart begehrt ist, nicht zur Schwächung der Gegenwart, nicht zur Entwurzelung einer lebenskräftigen Zukunft: das alles ist einfach, wie die Wahrheit einfach ist, und überzeugt sofort auch den, der dafür nicht erst den historischen Beweis sich führen lässt.” (pp. 250.2) C’est la faim, c’est le degré du besoin, c’est l’exigence de la plasticité de la force interne qui doivent définir la relation de toute époque, de toute culture et de tout peuple avec l’histoire. La connaissance du passé ne doit jamais être recherchée et désirée si ce n’est pour le service de l’avenir et du présent. Non pour affaiblir le présent ni pour déraciner d’avance un avenir qui serait viable. Voilà quelque chose de simple. Simple comme la vérité elle-même. Et cela convainc

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

tout de suite même celui qui ne peut pas auparavant s’en fournir une preuve historique. (251.3)

2. Comment un excès d’histoire est dangereux. pp. 251 sq.

La vie a besoin de l’histoire. Mais trop d’histoire s’avère dangereux. Selon Nietzsche la constellation de la vie et de l’histoire a été modifiée, à son époque, par la science. Celle-ci exige en effet que l’histoire devienne scientifique, c’est-à-dire connaissance objective. Et ses rapports avec la vie s’en trouvent changés selon son audacieuse, mais dangereuse devise: Fiat veritas, pereat vita! Qu’advienne la vérité et que périsse la vie! L’histoire scientifique fait périr la vie en l’étouffant sous son amoncellement de données historiques. Ces données restent informes et n’ont aucun effet vivifiant pour la culture.

Cinq raisons pour lesquelles l’excès d’histoire est dange-reux: pp. 269 sq.

a. Trop d’histoire produit le contraste entre le dedans et le dehors et affaiblit la personnalité. Cf. p. 269 L’homme moderne souffre de l’affaiblissement de sa personnalité. L’histoire devenue science permet de s’emmitoufler dans l’objectivité, de se fabri-quer ainsi des masques et d’accentuer du coup le contraste malfaisant entre l’intérieur et l’extérieur. L’instinct s’en va ainsi en pure perte. “La culture historique et la redingote bourgeoise règnent de concert.” (273) L’histoire devenue science crée des hommes de type universel qui n’ont plus de personnalité. “L’histoire n’est tolérable que pour de fortes personnalités, elle étouffe les personnalités faibles.” (277.279) Cela vient de ce qu’elle désoriente le sentiment et la sensibilité quand ils ne sont pas assez forts pour s’affronter au passé. Le passé devient alors nuisible à la vie.

Quand il y a trop d'histoire, la critique historique ne permet plus qu’une œuvre puisse avoir de l’action, au sens propre du terme, c’est-à-dire puisse agir sur la vie et l’action. (pp. 281.3) Nietzsche, dans ces pages, voit la critique historique comme s’intéressant davantage à l’auteur qu’à l’œuvre. L'auteur comme davantage préoccupé par ce qui détermine sa production, le processus de sa production, que par le sens possible de ce

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

qu’il produit, sens qui influencerait la vie et l’action. (L’hermé-neutique romantique comprenait ainsi l’interprétation.)

b. Trop d’histoire donne à une époque l’illusion qu’elle possède plus que toute autre la plus rare des vertus, i.e. la justice. Mais l’homme moderne aurait-il droit, en raison de son objectivité, de se dire plus fort, donc plus juste que les humains d’autrefois? (p. 283)

Cette question permet à Nietzsche de préciser en quoi consiste la justice pour lui. La justice est-elle la cause de l’objectivité, ou bien l’objectivité a-t-elle d’autres causes et fait semblant de venir de la justice?

D’abord des précisions sur le rapport entre la justice et la vérité (p. 285). Le juste “veut la vérité non comme une froide et stérile connaissance, mais comme celle qui juge, ordonne et punit, comme une vérité qui n’est pas la propriété égoïste de l’individu, mais le droit sacré de déplacer les bornes de toutes les propriétés égoïstes, une vérité, en un mot, qui est un Jugement dernier et nullement le butin fortuit et le plaisir d’un chasseur isolé.” (p. 285) C’est la justice et la vérité de la volonté de puissance qui ordonne et légifère. La vérité est un jugement, celui du juge qui est aussi le maître qui ordonne et légifère. La vérité a sa source dans la justice. (Cf. Heidegger, qui analyse la vérité nietzschéenne comme Gerechtigkeit).

Le monde est plein de «serviteurs» de la vérité qui n’ont ni le jugement, ni la volonté, ni la force de juger et qui se donnent pour tâche de chercher la «pure et stérile connaissance». (p. 287). Cette connaissance-là est sans doute objective, sans que Nietzsche, ici même, ne le dise.

Maintenant l’historien virtuose ou féru d’objectivité est-il juste? (p. 289)

Il est vrai que le lecteur inexpérimenté puisse prendre pour de la justice le fait que le passé soit conté sans dureté et sans haine. Il est vrai aussi que des historiens naïfs prennent pour de l’objectivité le fait d’ajuster le passé aux banalités du moment. (p. 291)

Mais même l’objectivité au sens le plus haut n’est-elle pas une illusion? (p. 293) Au sens où un événement est envisagé si purement qu’il ne fait plus aucun effet subjectif, ne touche pas subjectivement l’historien. On peut comparer cette objectivité

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

à l’état purement esthétique du peintre: regard imperturbable sur les choses! Mais ce regard artistique ne reproduit pas l’être empirique des choses. Cette reproduction exige un moment créateur, celui où l’artiste est plus rempli de force et d’origi-nalité. Il en résulte un tableau artistiquement et non historique-ment vrai. C’est l’auteur dramatique qui est capable d’une telle objectivité créatrice vis-à-vis le passé et non l’historien. La pure objectivité n’a rien à voir avec la justice. (p. 293)

Alors comment Nietzsche souhaiterait l’histoire ou la suite des événements (Geschichte): “Si la valeur d’un drame ne devait consister que dans sa pensée principale et finale, le drame ne serait que le chemin le plus long, le plus indirect et le plus pénible de parvenir au but; de même, je l’espère, l’histoire ne doit-elle pas borner sa signification aux idées générales qui en seraient la fleur et le fruit. Sa valeur est de varier avec esprit un thème connu et peut-être usuel, une mélodie banale, de la hausser au rang de symbole compréhensif et de faire ainsi pressentir dans le thème initial tout un monde de méditation, de puissance et de beauté.” (pp. 297.299) L’histoire ne doit pas se borner à mettre en relief quelque idée générale ou universelle. Elle doit habiller les événements un peu comme le fait le drame qui ne se contente pas de dire simplement ou tout uniment ce qui est arrivé.

Mais pour cela il faut une puissante faculté poétique, il faut un pouvoir créateur, il faut plonger avec amour dans les données empiriques, planer au-dessus du réel, créer de nouvelles images, conformes à des types donnés. Il y faut de l’objectivité, mais dans ce qu’elle a de positif seulement: le calme regard imperturbable de l’artiste qui étincelle au-dedans. (p. 299) Mais l’objectivité telle qu’on veut bien l’entendre est une déviation de cela. “On va même jusqu’à admettre que celui qu’un événement passé ne concerne absolument pas est compétent pour le décrire.” (p. 299) Ainsi l’objectivité requiert de ne pas être de quelque manière subjectivement concerné.

Et Nietzsche d’insister: “Nur aus der höchsten Kraft der Gegenwart dürft ihr das Vergangene deuten: (p. 301). On est légitimé à juger le passé qu’à partir de la plus haute force du présent.” Deuten: juger, mais aussi interpréter. Et il ajoute : “C’est dans la plus extrême tension de vos qualités les plus

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

nobles que vous devinerez ce qui, dans le passé, est le plus digne d’être conservé – ce qui est grand. On ne se juge qu’entre égaux. Sinon, vous rabaissez le passé jusqu’à vous.” (p. 301)

“Ainsi le véritable historien est interprète. C’est-à-dire qu’il « doit avoir la force de transformer en une vérité toute nouvelle ce qui est connu de tous, et de l’exprimer avec tant de simplicité et de profondeur que la profondeur en fait oublier la simplicité, et la simplicité la profondeur.” (p. 301)

Alors pour écrire l’histoire (Geschichte : les faits histo-riques) il faut être expérimenté (Erfahrene) et être supérieur (Ueberlegene). Cela seul permet d’interpréter (deuten) les événements grands et hauts du passé (Vergangenheit) (p. 303) Cette interprétation du passé est un jugement, un verdict qui a la force d’un oracle. On ne peut la faire cette interprétation, on ne peut la comprendre que dans la mesure où on est architecte de l’avenir et connaisseur du présent. Seul celui qui bâtit l’avenir a le droit de juger le passé. “Vous avez assez à méditer et à inventer en réfléchissant à cet avenir, mais ne demandez pas à l’histoire (Geschichte) de vous en indiquer le pourquoi et le comment.” (pp. 303.5) L’histoire (Geschichte) comme dérou-lement des faits ne peut être le guide. Mais on peut avoir de l’aide en plongeant dans la vie des grands hommes, donc dans l’histoire monumentale. (p. 305)

c. Trop d’histoire perturbe les instincts nationaux, et les individus comme les collectivités ne parviennent pas à maturité. (Cf. p. 305) Car le sens historique, i.e. le sens développé selon la connaissance de ce qui est déjà arrivé, s’il règne sans frein, déracine l’avenir en détruisant les illusions et en privant les choses présentes de l’atmosphère nécessaire à leur vie.

Il faut un instinct constructif à l’arrière-plan de l’instinct historique ou historien. Créer dans l’amour: enveloppé dans l’illusion de l’amour, i.e. dans la croyance absolue à la perfection et à la justice. Il s’agit de transformer l’histoire en œuvre d’art pour conserver et éveiller des instincts. (p. 307) Car la véritable œuvre d’art a une aura qui parle de vie. “Tout ce qui vit a besoin d’une ambiance, d’une enveloppe vaporeuse. Si on le prive de cette enveloppe de nuées, si l’on condamne une religion, un art, un génie à graviter comme un astre privé d’atmosphère, on ne devra pas s’étonner de les voir rapidement se dessécher, se

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

durcir et devenir stérile.” (p. 311) (Cf. aussi pp. 210-11. Et dans CI1, p. 99: “c’est seulement quand il est assez fort pour utiliser le passé au bénéfice de la vie et pour refaire de l’histoire avec les événements anciens, que l’homme devient homme: …”)

Et Nietzsche de déplorer l’activité de masse que le monde industriel réclame, la productivité qui exige vitesse et efficacité et favorise au plan de l’enseignement de l’histoire l’amoncèlement informe de données que seul rendrait utile l’esprit d’une maturation lente et créatrice. On a horreur de nos jours d’une maturation lente. Époque de travail collectif aussi rentable que possible (p. 313). La nouvelle génération de savants se modèle sur le travail en usine, adopte son esprit, sa mentalité. En un mot : « les charretiers ont conclu entre eux un contrat de travail et décrété l’inutilité du génie » p. 317

d. Un autre méfait de trop d’histoire est de conduire à la croyance en la vieillesse de l’humanité, de faire croire que nous sommes des tard venus. (Cf. p. 323). Il convient encore ici d’entendre le propos de Nietzsche pour en apprécier toute la verdeur critique. “La culture historique est en effet une manière de naître avec les cheveux gris, et ceux qui portent ce signe dès l’enfance en viennent nécessairement à croire à la vieillesse de l’humanité. Mais à la vieillesse convient une occupation de vieillards, celle qui consiste à regarder en arrière, à totaliser, à conclure, à chercher une consolation dans le passé, au moyen du souvenir; bref, c’est la culture historique.” La culture historique porte à conclure. Elle condamne à un aplatissement de l’humain où manque le souffle qui permet de monter vers les hauteurs. Au contraire nous devons nous sentir “les héritiers et les descendants de forces plastiques prodigieuses et où nous voyons là notre honneur, l’éperon qui nous pousse en avant. Donc, rien de commun avec les pâles rejetons étiolés de races vigoureuses qui traînent une vie grelottante d’antiquaires ou de fossoyeurs. Ces tardillons, à la vérité, vivent une existence ironique, le néant talonne le cours boiteux de leur vie, car ils sont autant de mémoires vivantes et pourtant leur mémoire n’a pas de sens s’ils n’ont pas d’héritiers. Ainsi les enveloppe l’obscur pressentiment que leur vie est une faute parce qu’aucune vie future ne viendra la justifier.”(p.331) Et encore ceci : “l’homme

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

n’est vertueux que s’il se révolte contre la puissance aveugle des faits, contre la tyrannie du réel et s’il se soumet à des lois qui ne sont pas celles qui régissent des situations historiques données. Il nage toujours contre le courant de l’histoire, soit en luttant contre ses passions... soit en s’obligeant à l’honnêteté…” … “Mais l’histoire, par bonheur, conserve aussi le souvenir de ceux qui ont été de grands lutteurs contre l’histoire,”… person-nalités qui se soucient peu du «il en est ainsi» et qui obéissent fièrement, joyeusement au «Voilà ce qui doit être.» Ce qui les pousse incessamment en avant, ce n’est pas le désir de mettre leur espèce au tombeau, c’est de fonder une race nouvelle. Et fussent-ils eux-mêmes des tard venus, il y a une façon de vivre qui peut le faire oublier – les générations futures verront en eux les ancêtres de leur race.” (p.339)

En résumé : contre le pessimiste « Il en est ainsi » proclamer le courageux et vertueux « Voilà ce qui doit être ».

e. Puis le trop d’histoire fait se répandre une attitude d’ironie envers soi-même et de cynisme; s’ensuit une praxis égoïste qui paralyse les forces de la vie et les détruit. Cf. p. 341.

L’auto-ironie de l’homme moderne voisine avec son orgueil. Elle consiste en “la conscience qu’il a de devoir vivre dans une ambiance historicisante et comme crépusculaire, sa crainte de ne rien pouvoir sauver pour l’avenir, de ses expé-riences et de ses forces juvéniles.” (p. 341)

Et l’homme moderne va plus loin que l’auto-ironie, jusqu’au cynisme: “on justifie le cours de l’histoire, voire de l’évolution universelle, au point de vue précis de l’homme moderne, en vertu de ce canon cynique: il a bien fallu qu’on en arrivât au point où nous sommes, il a fallu que l’homme devînt ce qu’il est aujourd’hui et non autrement, personne n’a le droit de se révolter contre cette nécessité.” (p. 341) Voilà bien l’abandon de la personnalité au profit du processus universel. Et ce cri : “Européen follement orgueilleux du XIXe siècle, tu délires! Loin de parachever la nature, ton savoir tue ta propre nature.” (p. 343)

Alors il importe de ne plus tenir compte des masses, mais des individus géniaux. “Par-delà les intervalles désertiques du temps, un génie en appelle un autre, et sans se laisser troubler par le vacarme des nains turbulents qui grouillent au-dessous

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

d’eux, se poursuit le haut dialogue des esprits. La tâche de l’histoire doit être de servir d’intermédiaire entre eux, de permettre la naissance du grand homme et de lui donner des forces. Non, le but de l’humanité ne doit pas être dans son terme, mais dans ses exemplaires supérieurs.” (p. 353)

(Commentaire: serait-il pertinent de comparer cette attitude de Nietzsche à l’égard du génie, de l’homme supérieur, avec ce que Heidegger dit à propos des «peu nombreux», des «rares»? Cf B. 65, § 5: Für die Wenigen – Für die Seltenen, p. 11 sq.)

Le dégoût: dans ces pages sur le processus universel. Avant-coureur du nihilisme...

Voici ce que Nietzsche pense des masses : “Les masses ne me paraissent mériter un regard que pour trois motifs: elles copient vaguement les grands hommes, d’après des clichés usés; elles offrent une résistance aux grands; enfin elles sont les instru-ments des grands. Quant au reste, qu’elles aillent au diable, et la statistique avec elles! Quoi! la statistique prouverait qu’il y a des lois dans l’histoire! Des lois? Elle démontre bien plutôt combien la masse est vulgaire, et d’une répugnante uniformité. etc.” “Mais ce principe demeure: dans la mesure où il y a des lois dans l’histoire, ces lois ne valent rien, et l’histoire ne vaut rien non plus.”(p. 359)

Puis Nietzsche se fait cette recommandation : N’user de l’histoire “que si elle est au service de la vie telle qu’il la connaît déjà.” (p. 369…) Car la culture ne peut croître et fleurir que si elle germe de la vie (p. 371) Et la vie souffre de la maladie historique. “L’excès d’histoire a attaqué la faculté plastique de la vie, elle ne sait plus tirer du passé sa forte nourriture.” (p. 379) Noter qu’ici le passé a fonction de nourriture.

L’abus de l’histoire mène à deux déviations importantes, deux manières d’échapper à l’histoire et aussi au passé dont elle s’occupe. Il s’agit du non-historique et du supra-historique (das Unhistorische und das Ueberhistorische p. 381) Nietzsche emploie l’expression non-historique pour désigner l’art et la force de pouvoir oublier et de s’enfermer dans un horizon bien délimité. Oublier le passé et réduire la vie à un champ clos. Quant au supra-historique il désigne les forces de détourner le regard du devenir et de donner ainsi à l’être (Dasein) le caractère de l’éternel et de garder la même signification (Charakter des Ewigen und Gleichbedeutenden) (page 380). Cette dernière expression

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

fait penser à l’idée de cette autre « die ewige Wiederkehr des Gleichen » (l’éternel retour de l’identique) qui sera traitée dans un chapitre ultérieur. Cette dernière a grand besoin d’une interprétation.

Dans tout ce contexte Nietzsche évoque à plusieurs reprises la tension vers l’avenir. Il parle également de ceux qui espèrent (Hoffenden). Ceux-ci pourront de nouveau étudier l’histoire et faire servir le passé en le subordonnant à la vie, au triple point de vue dont nous avons parlé: monumental, traditionnaliste et critique. Et à cet égard il mentionne le précepte du dieu delphique : « connais-toi ». Puis évoque comment les grecs s’en sont tirés, envahis qu’ils étaient par l’étranger et par le passé (p. 387). “Les Grecs ont appris peu à peu à organiser le chaos, en rentrant en eux-mêmes conformément à la doctrine delphique, c’est-à-dire en réfléchissant à leurs véritables besoins et en laissant dépérir leurs besoins factices. Ils se sont ainsi repris en main, ils ne sont pas longtemps demeurés les héritiers et les épigones trop instruits de tout l’Orient. Après une pénible lutte intérieure, en donnant à cette maxime une interprétation pratique, ils ont eu le bonheur insigne d’enrichir et d’élargir le trésor hérité de leurs pères, ils sont devenus les prémices et les modèles de tous les peuples civilisés de l’avenir.” (pp. 387.89)

À l’instar des Grecs il faut faire une interprétation pratique du précepte delphique. Et alors s’élever contre une culture de façade, contre une culture décorative ou de parure. Favoriser au contraire « l’ idée d’une culture qui est une physis nouvelle et amé-liorée, sans distinction entre le dedans et le dehors, sans dissimu-lation et sans convention, la culture conçue comme l’accord de la vie et de la pensée, de l’apparence et du vouloir.” (p. 389).

3. Comment sauver le passé Nous avons souligné antérieurement que le passé devait

être nourriture de la vie. Et nous avons vu aussi comment trop d’histoire pouvait en quelque sorte engorger cette fonction du passé. Le passé ne doit pas être ignoré ni rejeté. Il est essentiel pour la vie. Il faut au contraire le rescaper, le sauver. Il y va de la vie de l’humain.

Le Zarathoustra contient des indications importantes sur le passé et sur la manière de le sauver. Il importe de voir de près. Nous allons le laisser parler.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Leur enseignai toute ma tenace création : tout à la fois faire œuvre de poète et rassembler ce qui chez l’homme est fragment, énigme et terrible hasard, –

– poète déchiffreur d’énigmes et rédempteur du hasard, je leur appris à créer dans l’avenir, et tout ce qui fut – à le racheter en créant.

A racheter le passé de l’homme et à recréer tout «cela fut», jusqu’à ce que dît le vouloir: «Mais ainsi le voulus, ainsi le voudrai!» –

– c’est cela que pour eux je nommai rédemption, cela seul que leur appris à nommer rédemption. –6

Voici l’original de ce texte et une traduction plus littérale:

Ich lehrte sie all mein Dichten und Trachten : in eins zu dichten und zusammentragen, was Bruchstück ist am Menschen und Rätsel und grauser Zufall, –

Je leur appris tout mon dire poétique et toute mon aspiration : à poétiser et rassembler dans l’unité ce qui est fragment en l’homme et énigme et terrible hasard, –

– als Dichter, Rätselrater und Erlöser des Zufalls lehrte ich sie an der Zukunft schaffen, und alles, das war –, schaffend zu erlösen.

– comme poète, déchiffreur d’énigmes et rédempteur du hasard je leur appris à créer pour l’avenir, et tout ce qui fut – à le sauver en créant.

Das Vergangne am Menschen zu erlösen und alles “Es war” umzuschaffen, bis der Wille spricht : “Aber so wollte ich es! So werde ich’s wollen –”

À racheter ce qui en l’homme est passé et à recréer tout “ce fut” jusqu’à ce que la volonté dise : “Mais ainsi je le voulus! ainsi je le voudrai –”

v dies hiesz ich ihnen Erlösung, dies allein lehrte ich sie Erlösung heizen. –

– c’est cela que pour eux j’appelai rédemption, c’est seulement cela que je leur appris à appeler rédemption. –

6 Z, D’anciennes et de nouvelles tables, par., 3, p. 219.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

Nietzsche s’approprie ici une expression courante en allemand: all sein Dichten und Trachten, qui signifie générale-ment quelque chose comme toute sa pensée et ses efforts. Mais Nietzsche la fait signifier davantage et autrement.

Dichten veut dire selon un premier sens: rendre dense, calfater ou calfeutrer, tasser; il veut dire aussi: poétiser, faire des vers. Dichten semble utilisé ici dans les deux sens. En effet, Nietzsche explicite en reprenant tout de suite après le mot Dichter, i.e. poète. Ainsi Dichten signifie ici poétiser, selon son deuxième sens. Et il explicite aussi en ajoutant zusammentragen, i.e. rassembler, à Dichten; et il devient ainsi clair que Dichten signifie aussi dans ce contexte selon son premier sens. Quant à Trachten, il signifie comme verbe et comme nom: tendre, visée, aspiration.

Ainsi on peut préciser ce que Zarathoustra a enseigné aux siens. Il leur a enseigné son Dichten, son poétiser. Le poète dit. Son dire rassemble selon le sens originel du mot grec λεγειν qui veut dire cueillir et aussi parler. Aussi peut-il lier ou réunir ce qui semble dispersé au hasard ou selon le hasard. D’autre part, le dire comme parole fait apparaître ou manifeste. Il fait apparaître les choses comme elles sont, dans leur être. Ainsi peut-il percer les énigmes. En enseignant son poétiser aux siens, Zarathoustra leur a enseigné à rassembler dans l’unité ce qui est fragment ou pièce détachée en l’humain et ce qui semble être éparpillé au hasard.

Il leur a enseigné aussi son aspiration. Son aspiration est celle de la poursuite du surhomme selon la volonté de puissance. Elle est toute orientée vers le futur, elle est engagée dans le dépassement de l’acquis présent pour l’avenir. Il leur a donc enseigné à travailler et à créer pour l’avenir.

Et que vient faire le passé dans tout ceci? Le passé peut être compris comme ce qui fut de l'humain et qui reste dispersé en arrière, comme fragments de l’humain épars et abandonnés au hasard. Or en enseignant aux siens son poétiser et son aspiration profonde, Zarathoustra leur a enseigné à rassembler le passé. À le sauver ou le racheter en créant. Non à le ramener tel quel à la surface du présent. Mais en le recréant (umschaffen). Ce recréer, en effet, n’est pas une simple répétition ou repro-duction. Il signifie une transformation. Donc Zarathoustra leur

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

a enseigné à recréer, à transformer tout ce qui fut, tout «ce fut». À le traiter ainsi jusqu’à ce que la volonté, qui est volonté de puissance ou de dépassement, puisse le trouver acceptable. Jusqu’à ce qu’elle puisse dire: ainsi je le voulus, ainsi je le voudrai.

Que signifie au juste ce dire de la volonté de puissance? Ceci sans doute. Elle a voulu le passé recréé, transformé. Elle le voudra ainsi dans l’avenir; dans l'avenir elle le voudra encore transformé, elle le voudra en le transformant encore. Car l’aspi-ration de la volonté de puissance tend vers le dépassement en créant. Ce qui a été ou ce qui fut ne lui échappe pas. Le passé est constamment soumis à la volonté de recréation, et c’est ainsi qu’il est sauvé.

Singulière puissance que celle de la parole poétique. Puissance qui rassemble, puissance qui recrée, puissance d’in-terprétation, puissance rédemptrice. C’est ce type de rédemption que Zarathoustra a enseigné aux siens. Uniquement ce type de rédemption, qui consiste à assumer la réalité, y compris le passé, dans un vouloir créateur et recréateur, dans une interprétation. Cette rédemption n’est pas du tout la fuite ou la désertion dans un au-delà. Elle n’est pas l’espérance illusoire d’une autre vie. Dans un ailleurs.

Dans le chapitre intitulé: De la rédemption, Nietzsche avait fait dire par Zarathoustra à peu près la même chose.

Parmi les hommes je chemine comme parmi les fragments de l’avenir, de cet avenir que je contemple.

Et voici seulement ce que sont toute ma poésie et toute ma visée: ce qui est fragment, énigme et cruel hasard, le pouvoir en une chose unique considérer et rassembler!

Et que je sois un homme, comment le souffrirais-je si l’homme aussi n’était poète, et déchiffreur d’énigmes et du hasard le rédempteur?

Racheter ceux du passé et en “Ainsi je l’ai voulu” changer tout “Cela fut”, – que cela seul pour moi s’appelle rédemption!

Vouloir – ainsi se nomme le libérateur et le porteur de joie, telle fut ma leçon, ô mes amis! Mais apprenez encore ceci maintenant: même le vouloir encore est un captif. 7

7 Z, De la rédemption, 160.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

Il peut être intéressant de regarder encore ici le texte original:

Ich wandle unter Menschen als den Bruchstücken der Zukunft: jener Zukunft, die ich schaue.

Je passe parmi les humains comme parmi les fragments de l’avenir: de cet avenir que je regarde.

Und das ist all mein Dichten und Trachten, dasz ich in eins dichte und zusammentrage, was Bruchstück ist und Rätsel und grauser Zufall.

Et c’est tout mon poétiser et mon aspirer, que je poétise et rassemble en un ce qui est fragment et énigme et terrible hasard.

Und wie ertrüge ich es, Mensch zu sein, wenn der Mensch nicht auch Dichter und Rätselrater und der Erlöser des Zufalls wäre!

Et comment supporterais-je d’être humain si l’humain n’était aussi poète et déchiffreur d’énigmes et le rédempteur du hasard!

Die Vergangnen zu erlösen und alles “Es war” umzuschaffen in ein “So wollte ich es!” – das hiesze mir erst Erlösung!

Sauver ceux qui sont passés et recréer tout “Ce fut” en un “Ainsi je le voulus” – c’est ce qui seulement s’appellerait pour moi rédemption!

Wille – so heiszt der Befreier und Freudebringer : also lehrte ich euch, meine Freunde! Aber nun lernt dies hinzu : der Wille selber ist noch ein Gefangener.

Volonté – ainsi s’appelle le libérateur et le porteur de joie : ainsi je vous enseignai, mes amis! Mais maintenant apprenez ceci en plus : la volonté elle-même est encore une captive.

On constate agréablement ici que le traducteur de l’édition

critique a correctement traduit in eins par une chose unique, en un, au lieu d’en faire un adverbe rapporté à dichten et zusam-mentragen, comme dans le passage précédemment cité. Mais il ne traduit pas correctement dichte et zusammentrage. (La tra-duction se lit: ressembler au lieu de rassembler. Nous avons cité rassembler, pensant qu’il s’agissait là d’une simple coquille.)

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

À propos de Dichten : poétiser. On parle souvent en français d’une composition littéraire au sens d’une création de l’imagination. Peut-être avons-nous conservé dans cette expression quelque chose du sens originel de λεγειν, rassembler, faire la cueillette, moissonner. Composer: amener ensemble, rassembler; et aussi poétiser.

On a vu antérieurement que les mots sont des ponts. Les mots rassemblent. Est-ce que les mots ne sont que des ponts illusoires, comme des arcs-en-ciel? Il y a comme une réponse à cette question en ce que les maîtres, donnant des noms, s’approprient les choses dans un dessein créateur, les interprètent et leur donnent sens. Ainsi les mots, les mots poétiques, ne créent pas des ponts illusoires tout simplement. Les maîtres par leur mots donnent sens, rassemblent dans un mouvement, dans le devenir vers un avenir. C’est ainsi que ceux qui ont été, que tout “ce fut”, sont sauvés: en étant re-créés, re-faits, re-sensés (um-schaffen). Ils sont ainsi sauvés en étant transformés selon le vouloir créateur de la volonté de puissance. Celle-ci les rend dignes d’être voulus. Le vouloir de la volonté de puissance ne peut pas sauver ceux qui ont été et tout “ce fut” en les laissant tels qu’il ont été; ce serait contraire à son aspiration vers le dépassement. Il les sauve en les trans-formant (umschaffen). Ainsi le veut la volonté du surhomme.

L'interprétation s'avère une rédemption. Il faudra s’en souvenir quand il s’agira de comprendre l’idée de l’éternel retour de l’identique.

4. Comment le passé est livré Il faut sauver le passé parce qu’il est prisonnier. Il est

livré et lié. Comment l’est-il? Et que serait sa destination?

Devant tout passé j’ai compassion de le voir abandonné, – – abandonné à la grâce, à l’esprit, au délire de toute

génération qui vient et qui de tout ce qui fut, pour jeter son pont, change le sens.

Pourrait venir un grand despote, un rusé malveillant qui par sa grâce et sa disgrâce forcerait et forcerait tout ce qui fut jusqu’à ce que tout le passé pour lui fût un pont et un signe annonciateur et un héraut et un chant du coq.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

Or voici le second péril et ma seconde compass-sion: – qui est de la populace, sa mémoire remonte jusqu’au grand-père, – mais avec le grand-père cesse le temps.

De la sorte se trouve abandonné tout passé; car bien se pourrait qu’un jour la populace devînt maîtresse et qu’en ses basses eaux elle noyât tout le temps. 8

À nouveau tentons une traduction plus près de l’original:

Dies ist mein Mitleid mit allem Vergangenen, dasz ich sehe : es ist preisgegeben, –

Ceci est ma compassion avec tout passé, que je le vois livré, –

der Gnade, dem Geiste, dem Wahnsinne jedes Geschlechtes preisgegeben, das kommt und alles, was war, zu seiner Brücke umdeutet!

livré à la grâce, à l’esprit, au délire de toute génération qui vient et qui interprète tout ce qui fut comme son pont!

Ein groszer Gewaltherr könnte kommen, ein gewitzter Unhold, der mit seiner Gnade und Ungnade alles Vergangenen zwänge und zwängte : bis es ihm Brücke würde und Vorzeichen und Herold und Hahnenschrei.

Un grand despote pourrait venir, un monstre rusé, qui à sa discrétion forcerait et aurait forcé tout passé : jusqu’à ce qu’il devienne pour lui pont et signe précurseur et héraut et chant du coq.

Die aber ist die andre Gefahr und mein andres Mitleiden : – wer vom Pöbel ist, dessen Gedenken geht zurück bis zum Groszvater, – mit dem Groszvater aber hört die Zeit auf.

Ceci cependant est l’autre danger et mon autre compassion : – qui est de la populace, sa mémoire remonte jusqu’au grand-père, – mais avec le grand-père cesse le temps.

Also ist alles Vergangene preisgegeben – denn es könnte einmal kommen, dasz der Pöbel Herr würde, und in seichten Gewässern alle Zeit ertränke.

Ainsi est livré tout passé – car il pourrait un jour arriver que la populace devienne maîtresse et noie dans ses basses eaux tout le temps.

8 Z, D’anciennes et de nouvelles tables, par., 11, p. 223.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Zarathoustra éprouve deux compassions pour le passé. Parce que celui-ci est abandonné ou livré de deux manières.

D’abord il est livré sans défense au bon plaisir de toute génération d’humains satisfaite d’elle-même et repliée sur elle-même. Une telle génération ne crée pas, ne pense pas à se dépasser. Elle se comporte comme si elle était un but et une fin. Alors elle réduit le passé à n’être que le pont qui conduirait seulement jusqu’à elle, pas plus loin; le passé serait le signe précurseur qui annonce sa venue, pas autre chose. Elle assigne au passé cette limite, ce terme, cette frontière qu’elle est elle-même. Son présent est pour ainsi dire la fin du devenir. Les humains d’une telle génération ne sont pas eux-mêmes un pont, comme il est enseigné dans le Prologue, comme le veut le surhomme, mais un but. Avec eux, finit l’avenir du passé. Avec eux arrête le temps!

Une telle génération changerait ainsi le sens (umdeutet) du passé. Elle l’interpréterait. Mais à sa manière. Mais ce sont les maîtres et les créateurs qui interprètent vraiment. Et le texte, en effet, semble faire dépendre cette interprétation ou ce changement de sens de la venue d’un puissant, d’un despote, donc d'une sorte de maître. Mais un maître qui ne comprendrait rien au sens de la volonté de puissance et imposerait au devenir d’arrêter à lui-même parce que réduisant à lui-même tout le sens du passé. Décrétant la fin de l’avenir du passé.

Le passé aurait donc un avenir? Sommes-nous habitués à penser à cela, à penser comme cela? Ne pensons-nous pas plutôt le passé comme ce qui est révolu?

Et la deuxième compassion, maintenant. La populace ou la foule n’a pas beaucoup de mémoire pour le passé. Sa mémoire ne porte pas très loin. Elle s’arrête au grand-père. Avant le grand-père, pour elle, il n’ y a plus de temps. La populace ignore ainsi ses racines profondes et l’élément nourricier dans lequel elles plongent. Ainsi elle coupe en quelque sorte ses racines et se sépare de son fondement.

Et voilà le devenir et le temps coupés par en avant et par en arrière, dans l’avenir et dans le passé. C'est une double amputation pour le passé.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

Le passé n’a pas que le présent comme sens, comme destination. Ou encore le passé ne s’arrête pas au présent. Il doit se prolonger dans l'avenir. Ce qui impliquerait que le présent doit être ouvert; ouvert en arrière, vers le passé qui n’arrête pas au grand-père, et ouvert en avant, vers l’avenir. Le passé est hissé dans l'avenir à travers le présent. À travers le présent qui interprète grâce aux créateurs obéissant à la volonté de puissance.

En résumé: le passé est livré; il est prisonnier. Il faut le sauver. Il faut le racheter, le délier. Il faut le dé-livrer.

5. L’avenir dans la noblesse

L'avenir est dans la noblesse. Pourquoi et comment? C'est une résultante de la rédemption du passé qui a lieu dans une interprétation qui re-crée, qui donne un sens pour l'avenir.

Contrairement à ce que la volonté de puissance pourrait apparemment laisser entendre dans son appel au dépassement, le passé n’est pas du révolu qu’on laisse en arrière. Il faut au contraire le sauver. Il faut le sauver parce qu’il est abandonné, livré, menacé.

Un autre pas dans la compréhension dans cette entreprise de rédemption du passé:

O mes frères, à une nouvelle noblesse je vous consacre

et vous renvoie; devenez donc des géniteurs et des éleveurs, et des semeurs d’avenir, –

– non point, en vérité, pour une noblesse que vous pourriez acheter, comme font les boutiquiers, et avec l’or des boutiquiers; car a peu de valeur tout ce qui a son prix.

Du lieu dont vous venez ne tirez honneur dorénavant, mais bien du lieu où vous allez! Votre vouloir et votre pied qui au-dessus et au-delà de vous-même veut avancer, – que de cela soit fait votre nouvel honneur!

Et non, en vérité, d’avoir servi un prince – que signifient maintenant des princes? – ou d’être devenus, pour le conso-lider, bastions de l’ordre établi!

Ni que votre lignée soit dans des Cours devenue courtoise, ou que vous ayez appris, comme flamands chamarrés, à vous tenir debout de longues heures sur de plats étangs!

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

– Car être capable de se tenir debout (Stehen-Können), c’est mérite de courtisan; et croient tous courtisans qu’à la béatitude, après la mort, appartiendra – le droit de s’asseoir (Sitzen-Dürfen)! –

Ni davantage qu’un esprit qu’ils nomment saint ait con-duit vos ancêtres en des terres promises (gelobte) que, moi, je ne promets (lobe), car où poussa le plus vilain des arbres, la Croix, – en ce pays il n’est rien à promettre (loben) –

– et, en vérité, où que cet «Esprit Saint» ait pu conduire ses chevaliers, dans de pareils convois toujours coururent – chèvres et oies et têtes carrées et zigzaguantes de Croisés à l’avant-garde!

O mes frères, non derrière vous doit regarder votre noblesse, mais au-delà de vous ! De tous les pays de vos pères et de vos aïeux vous devez être chassés!

C’est le pays de vos enfants que vous devez aimer; que vous soit cet amour une noblesse nouvelle, l’inexploré dans la plus lointaine mer! C’est ce pays que j’ordonne à votre voile de chercher et de chercher!

D’être enfants de vos pères par vos enfants vous devez vous racheter; et de la sorte devez racheter tout passé! Cette table nouvelle, au-dessus de vous je la dresse! 9

Nous insisterons, pour poursuivre notre propos, sur les

alinéas 1. 3. 9. 10.11. Ce paragraphe-ci aide à comprendre le paragraphe précé-

dent, le paragraphe 11, D’anciennes et de nouvelles tables. Il est dit clairement que le but n’est pas soi-même; le but c’est de se dépasser. Le but n’est pas le présent. Ne vivre que pour soi et son présent, c’est dresser une barrière au passé, c’est l’emprisonner. C’est faire comme si le passé était arrivé au but. Le but n’est pas une chose déterminée, un état déterminé, un accomplissement définitif, une détermination-limite, l’ultime point. Le passé doit être délivré d’une telle prison. Ne vivre que pour soi, c’est se contenter d’être les enfants de son père, c’est se contenter de l’héritage du père. Il est dangereux d’être héritier! Si on fait de l'héritage un but déterminé et atteint.

Tentons d’expliciter quelque peu le dernier alinéa.

9 Z, D’anciennes et de nouvelles tables, par., 12, p. 224.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

Vous devez racheter par vos enfants … Aimez le pays de vos enfants, le pays inexploré dans les mers les plus lointaines. C’est ce pays que vos voiles doivent chercher et chercher toujours. C'est cet amour du pays de vos enfants qui doit être votre nouvelle noblesse, et votre nouvel honneur. L’amour qui ennoblit est ainsi l’amour de l’avenir et non l’amour satisfait du présent.

… d’être les enfants de vos pères. Ce qui rend noble, ce n’est pas d’avoir tel père; ce n’est pas l’origine logée dans le passé. Ce qui rend noble, c’est d’ouvrir le futur, l’avenir. Pour la noblesse, ce n’est pas en arrière qu’il faut regarder. – Être l’enfant de son père, c’est rester fixé au passé immédiat, resté figé, ne pas se dépasser. C’est le danger de l’héritage. Être l’enfant de son père au sens où on est comme le père, où on reproduit le père sans plus. Il est vrai qu’on est toujours l’enfant de son père, mais le père doit être dépassé. –

L’expression peut aussi vouloir dire que le commun des humains, la populace, ne voit pas très loin en arrière, oublie le passé.

C’est ainsi que vous délivrerez tout passé ! En se portant vers l’avenir on délivre tout passé, on lui ouvre la voie de la liberté.

Dans la deuxième partie du livre, Zarathoustra avait dit à propos de lui-même quelque chose de tout à fait semblable:

Mon pays ne trouvai nulle part, errant je suis en toute

ville et, devant toutes portes, séparation. Me sont étrangers et dérision ces contemporains vers qui

mon cœur naguère me poussait; et je suis exilé des patries et des terres maternelles.

Ainsi je n’aime plus que le pays de mes enfants, l’inexploré, au plus lointain des mers; à ma voile c’est celui-là que je commande de chercher et de chercher.

Par mes enfants me veux racheter d’être l’enfant de mes pères, et par tout l’avenir veux racheter – ce présent!10

10 Z, Du pays de la culture, p. 141.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Ici Zarathoustra veut racheter ce présent. Lequel? Le présent de ceux qui sont satisfaits de leur culture, qui arrêtent à eux-mêmes le passé, qui se contentent d'être les enfants de leurs pères. Mais Zarathoustra se trouve ainsi à vouloir racheter le passé.

6. Avoir le sens de l’origine.

Il est dangereux d’être héritiers car la volonté de puissance créatrice qui ne peut pas se contenter de l'acquis ou du transmis venant du passé, risque d'être entravée par ce transmis et cet acquis. Non pas que le passé devrait être aban-donné, délaissé. Il faut plutôt le sauver. En le délivrant de la courte mémoire du commun. Pourquoi encore faut-il le sauver? Parce qu’il fut aussi commencement de quelque chose. Il fut aussi originel.

Qui sur d’antiques origines acquit un grand savoir, celui-

là finalement, voyez!, c’est source d’avenir qu’il cherchera, et nouvelles origines! –

O mes frères, loin n’est le temps où surgiront de nouveaux peuples et où bruisseront des sources nouvelles en de nou-velles vallées.

Car le séisme – obstrue bien des fontaines et fait dépérir bien des hommes; mais il soulève aussi et met au jour des forces intérieures et des intimités.

Par le séisme sont révélées de neuves sources. Des peuples vieux, dans le séisme surgissent des sources neuves.

Et qui s’écrie alors : «Voici une fontaine pour bien des assoiffés. Un cœur pour bien des nostalgiques. Une volonté pour bien des instruments!» – autour de lui s’assemble un peuple – c’est-à-dire beaucoup d’hommes qui tentent l’épreuve.

Qui est capable d’ordonner et qui ne peut qu’obéir, – c’est de cela qu’ici l’on fait l’épreuve! Hélas! pour quelle longue quête, et que d’essais et d’erreurs, et que d’appren-tissage et de nouvelles mises à l’épreuve!

La société des hommes : c’est une mise à l’épreuve, ainsi j’enseigne, – une longue quête, mais une quête de qui ordonne! –

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

– une mise à l’épreuve, mes frères non un «contrat»! Brisez, me brisez donc un tel mot, celui des cœurs amollis et des gens de demi-mesure!11

Nous allons tenter une traduction qui va mettre davantage

en relief le rapport qu’il semble y avoir entre des mots im-portants dans ce passage: weise, et suchen dans le premier alinéa, et Versuch dans le dernier. Qui veulent dire: expérimenté, chercher, tentative.

Wer über alte Ursprünge weise wurde, siehe, der wird zuletzt nach Quellen der Zukunft suchen und nach neuen Ursprüngen. –

Qui est devenu expérimenté en matière d’anciennes origines, voyez!, celui-là finira par chercher des sources de l’avenir et de nouvelles origines. –

O meine Brüder, es ist nicht über lange, da werden neue Völker entspringen und neue Quellen hinab in neue Tiefen rauschen.

O mes frères, ce ne sera pas long et surgiront des peuples nouveaux et de nouvelles sources bruisseront en dévalant dans de nouvelles profondeurs.

Das Erdbeben nämlich – das verschüttet viel Brunnen, das schafft viel Verschmachten : das hebt auch innere Kräfte und Heimlichkeiten ans Licht.

Le tremblement de terre certes – cela ensevelit beaucoup de fontaines, cela en fait mourir beaucoup de soif : mais cela amène aussi à la lumière des forces intérieures et des choses secrètes.

Das Erdbeben macht neue Quellen offenbar. Im Erdbeben alter Völker brechen neue Quellen aus.

Le tremblement de terre révèle des sources nouvelles. Dans le tremblement de terre de peuples anciens s’échappent de nouvelles sources.

11 Z, D’anciennes et de nouvelles tables, par., 25, pp. 232-233.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Und wer da ruft : “Siehe, hier ein Brunnen für viele Durstige, ein Herz für viele Sehnsüchtige, ein Wille für viele Werkzeuge” :– um den sammelt sich ein Volk, das ist : viel Versuchende.

Et qui clame alors : “Voyez!, voici une fontaine pour beaucoup d’assoiffés, un cœur pour beaucoup de nostalgiques, une volonté pour beaucoup d’instruments” : – autour de lui s’assemble un peuple, c’est-à-dire : beaucoup qui tentent une expérience.

Wer befehlen kann, wer gehorchen must – das wird da versucht! Ach, mit welch langem Suchen und Raten und Miszraten und Lernen und Neu-Versuchen!

Qui peut commander, qui doit obéir – cela sera alors tenté! Hélas! avec quel long chercher et délibérer et rater et apprendre et à nouveau tenter!

Die Menschen-Gesellschaft : die ist ein Versuch, so lehre ich’s, – ein langes Suchen : sie sucht aber den Befehlenden! –

La société des humains : elle est une tentative, ainsi je l'enseigne, – une longue recherche : mais elle cherche celui qui commande! –

– ein Versuch, o meine Brüder! Und kein “Vertrag”! Zerbrecht, zerbrecht mir solch Wort der Weich-Herzen und Halb- und Halben!

– une tentative, o mes frères! Et pas un “contrat”! Brisez, brisez-moi donc un tel mot des cœurs mous et des demi-mesures!

Il faut sauver le passé parce qu’il renseigne sur ce qui est originel. Car lui aussi fut originel. Et celui qui devient expérimenté à propos des origines anciennes, celui-là finit par comprendre quelque chose des origines nouvelles. Il développe le sens de l’origine. Il sait ce qu’il en est du commencement. Il sait ce que cela comporte faire commencer. Qu’est-ce donc que cela comporte?

Cela comporte des tremblements de terre. Ces trem-blements de terre feront que des fontaines vont être remplies et que des sources nouvelles vont surgir. Que des gens vont mourir de soif et que d’autres vont pouvoir s’abreuver à de nouvelles eaux; à de nouvelles eaux qui tout en étant sources de l’avenir dévaleront en bruissant vers de nouvelles profondeurs,

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

vers des origines encore plus lointaines où se retrempera le sens de l’origine, où le goût et la volonté de l’avenir pourront trouver une nouvelle gaillardise.

Cela comporte des tremblements de terre qui dissémineront des peuples, des cultures, des civilisations, et que de nouveaux peuples surgiront. Et comment surgit un peuple? Quand quelqu’un peut montrer une source où on peut boire, quand quelqu'un peut donner un nouveau cœur à ceux qui sont en attente, et peut inculquer un nouveau vouloir. Alors autour de lui se rassemble un peuple, c'est-à-dire beaucoup de gens qui s'engagent dans une expérience. Alors là il y a quelqu’un qui commande et d’autres qui obéissent. Cependant, il n’y a là rien de définitif qui s’instaure: on fait là une tentative, on tente là une expérience. On cherche quelqu’un qui peut commander; quelqu’un qui peut faire commencer, qui peut être origine, qui peut faire surgir de l’eau, qui peut ouvrir l’avenir. La société des humains est une telle tentative, et non un contrat comme le pensait Rousseau. Une tentative et non l’établissement d’un ordre de compromis et de demi-mesures.

Chercher des origines anciennes pour acquérir le sens de l’origine, pour devenir créateur.

Il peut être intéressant ici de lire un passage du livre de Sojcher sur Nietzsche:

“… Le créateur est le poète de l’existence : la vie est son

œuvre, il réalise le réel. Son affirmation réunit les fragments dispersés et redonne au temps sa force de renouveau, son avenir. Zarathoustra est rédempteur du hasard, maître du temps, prophète (rêveur? homme ivre? interprète des songes?) de l’éternel Retour.

Pourtant cette maîtrise risque d’être ruinée par la résistance du passé – la part maudite du hasard, l’irrémédiable. Échap-pant à la volonté, le passé menace tout le devenir, toute l’his-toire de l’homme. La linéarité du temps, sa transformation en être figé, en chose morte crée en l’homme un affolement de la volonté qui invente, pour échapper à la détresse de son impuissance temporelle, la vengeance, le ressentiment «contre le temps et l’irrévocable passé», c’est-à-dire sa fatalité mortelle. La folie de la vengeance, c’est de penser le temps comme une malédiction, comme le résultat d’une faute. La pensée

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

affolée invente un sens au temps qui est tourné contre l’homme, elle n’affirme plus l’innocence du devenir (et par là n’est plus attentive au hasard). A la recherche du pour-quoi, de l’explication rassurante, elle moralise la temporalité, invente une justice, un ordre supra-temporel qui commande, ordonne, légifère, un «droit éternel» qui culpabilise à jamais le devenir. Cette «déchéance ontologique» et morale du devenir permet à l’homme de supporter (de comprendre) la passéifi-cation du temps.

Le coup de force de la volonté (la maîtrise de Zarathoustra), c’est de revendiquer aussi le passé pour le vouloir, d’en faire son œuvre, de le recréer en le réaffirmant, c’est-à-dire en le vouant à la répétition – la répétition éternelle de lui-même.

Si l’homme échouait devant le temps linéaire, il retrouve sa domination devant le temps circulaire. Dominer, c’est se réconcilier avec le temps et dépasser toute réconciliation, c’est affirmer que tout est avenir45, que tout est création (le devenir maintient son innocence, la terre est une «balle d’or»). Mais une telle maîtrise ne donne pas les privilèges de la maîtrise politique ou métaphysique : la sécurité, le pouvoir absolu. Il n’y a pas ici de trône. Le maître de l’éternel Retour reste exposé. 12

_____________ 45. Délivrer le passé, c’est aussi «travailler à l’avenir». Le temps n’a plus qu’une seule dimension : l’affirmation créatrice.

Le créateur est poète. En son dire il rassemble, il sauve

le passé. Et ce dire offre une place à l'avenir. Le dire créateur du poète libère ainsi le temps pour l'existence. Le créateur est poète de l'existence. Son dire est le rassemblement de tout le temps dans un éternel retour.

Mais il faudra voir si le Retour doit s’interpréter comme une simple répétition. Ce thème central sera traité dans le pro-chain chapitre.

Mais avant il convient ici de s’attarder encore quelque peu à l’idée que Nietzsche se fait de la rédemption. C’est le thème d’un des discours de Zarathoustra. Ce discours est d’une certaine longueur. Nous allons mettre en évidence ses différentes

12 SOJCHER, Jacques, Nietzsche. (La question et le sens. Esthétique de Nietzsche), Aubier/Montaigne, 1972, pp. 115-117.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

parties. Avec ce discours se fermera le présent chapitre intitulé “Sauver le passé”.

De la rédemption

1. Sur le grand pont, le bossu interpelle Zarathoustra

Alors qu’un jour Zarathoustra passait sur un grand pont,

l’entourèrent les estropiés et les mendiants et un bossu de la sorte lui fit discours :

« Regarde, Zarathoustra. Même le peuple de toi reçoit leçon et commence de croire à ton enseignement. Mais pour qu’en toi il ait pleine croyance, encore te manque une seule chose : nous autres estropiés, il faut qu’aussi tu nous persuades! Beau choix tu as ici maintenant et, en vérité, occasion bien chevelue! Tu peux guérir les aveugles et faire courir les paralytiques, et qui dans le dos a trop de chair, tu lui en pourrait ôter un peu; ce serait, ce me semble, bonne manière pour qu’en Zarathoustra crussent les estropiés! »

(Le pont est symbole de passage. Il veut signifier que

l’homme lui-même est passage. Il ne doit s’arrêter à aucune forme déjà acquise. C’est l’exigence même de la volonté de puissance enseignée par Zarathoustra. Ainsi le rassemblement des infirmes à cet endroit se présente-t-il, selon le bossu, comme une aubaine et un défi pour lui : guérir estropiés et bossu pour affermir la croyance du peuple en Zarathoustra, et aussi pour que ces infirmes croient en lui.)

2. Réponse de Zarathoustra:

Plus lamentables sont les estropiés à rebours

Mais à celui qui de la sorte parlait Zarathoustra répondit :

« Qui au bossu ôte sa bosse lui ôte aussi l’esprit, ainsi enseigne le peuple. Et quand l’aveugle retrouve ses yeux, sur Terre il voit bien trop de vilenies, en sorte qu’il maudit son guérisseur. Quant au paralytique, le faire courir est lui infliger le pire dommage, car à peine peut-il courir, sitôt vont ses vices avec lui, – voilà ce qu’enseigne le peuple sur le chapitre des estropiés. Et pourquoi du peuple aussi Zarathoustra

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

ne recevrait-il leçon, si de Zarathoustra le peuple reçoit leçon?

Ce m’est pourtant la moindre chose, depuis que je suis parmi les hommes, de voir qu’à l’un il manque un œil, à tel autre une oreille et au troisième la jambe, et que d’aucuns perdirent la langue ou le nez ou la tête. »

Vois et vis plus vilain, et de telles horreurs que de cha-cune ne voudrais parler et que d’une d’entre elles je ne sau-rais me taire, je veux dire: de ces hommes à qui tout manque, sauf qu’une seule chose ont en excès, – de ces hommes qui rien ne sont qu’un grand œil ou une grande gueule, ou n’im-porte quoi de grand – ceux-là, je les nomme des estropiés à rebours. –

Et lorsque je sortis de ma solitude et sur ce pont pour la première fois passai, lors je n’en crus mes yeux, regardai et de nouveau regardai et, sous l’oreille, remuait encore, en fait, chose pitoyablement petite et souffreteuse et débile. Et, en vérité, l’immense oreille tenait sur une petite et frêle tige, – mais cette tige était un homme! La loupe à l’œil, on pouvait même reconnaître encore un visage minuscule et envieux; et qu’à la tige pendait aussi une âme minuscule et boursouflée. Or le peuple me dit que cette grande oreille n’était pas seule-ment un homme, qu’elle était un grand homme, un génie. Mais jamais je ne crus le peuple dans son discours sur les grands hommes – et continuai de croire qu’il s’agit bien d’un estropié à rebours, qui de tout a trop peu et d’une seule chose a trop».

(Il est vrai que manquer d’un membre ou d’un organe, d’être

affligé d’une infirmité quelconque est chose pénible. Mais plus pénible encore est de manquer de tout à l’exception d’une seule chose que l’on possède selon des proportions exagérées. Ceux-là sont des estropiés à rebours. Ce peut être un organe démesuré. Mais on peut penser à ce que disait Nietzsche à propos de la spécialisation en philologie, entre autres, qui conduit à un manque de réalités. Un tel spécialiste aussi est un estropié à rebours).

3. Discours aux disciples: la rédemption

Lorsque Zarathoustra de la sorte eut au bossu parlé, et à ceux dont il était la bouche et le porte-parole, lors se tourna vers ses disciples, profondément découragé, et dit:

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

«O mes amis, en vérité, parmi les hommes je chemine comme parmi des fragments et des morceaux d’hommes!

S’épouvante mon œil de trouver l’homme morcelé et disjoint comme sur un champ de bataille et d’équarissage.

Et si du maintenant mon regard fuit vers le jadis, lors trouve toujours même spectacle: des fragments, des morceaux, de cruels hasards – mais non des hommes !

Le maintenant et le jadis sur terre, – ah! mes amis, voilà qui m’est le plus intolérable, à moi! Et je ne pourrais vivre si de ce qui nécessairement viendra je n’étais encore un voyant.

Un voyant, un voulant, un créant, un avenir même, et un pont vers l’avenir, – hélas! en quelque sorte aussi un estropié sur ce pont, voilà tout ce qu’est Zarathoustra!

Et vous aussi souvent interrogez : “Qu’est-il pour nous, Zarathoustra? Comment le nommerons-nous?” Et comme moi-même à vos questions vous répondiez par des questions.

Est-il un homme qui promet? Ou un homme qui accom-plit? Ou conquérant? Ou un héritier? Un automne? Ou un soc de charrue? Un médecin? Ou un convalescent?

Est-il un poète? Ou un diseur de vérité? Un libérateur? Ou un asservisseur? Un bon? Ou un méchant?

Parmi les hommes je chemine comme parmi les fragments de l’avenir, de cet avenir que je contemple.

Et voici seulement ce que sont toute ma poésie et toute ma visée: ce qui est fragment, énigme et cruel hasard, le pouvoir en une chose unique considérer et rassembler!

Et que je sois un homme, comment le souffrirais-je si l’homme aussi n’était poète, et déchiffreur d’énigmes et du hasard le rédempteur?

Racheter ceux du passé et en “Ainsi je l’ai voulu” changer tout “Cela fut”, – que cela seul pour moi s’appelle rédemption!

Vouloir – ainsi se nomme le libérateur et le porteur de joie, telle fut ma leçon, ô mes amis! Mais apprenez encore ceci maintenant: même le vouloir encore est un captif.

Vouloir libère, mais ce qui tient enchaîné le libérateur même, de quel nom l’appeler?

“Cela fut”, ainsi se nomme du vouloir le grincement de dents et sa plus solitaire tribulation. Contre tout ce qui est déjà fait ne pouvant rien v de tout passé il est méchant observateur.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

En arrière vouloir, voilà ce que jamais ne peut le vouloir; ne pouvoir briser le temps, et les désirs du temps, – telle est bien du vouloir la plus solitaire tribulation!

Vouloir libère, mais que médite le vouloir même afin de se libérer de sa tribulation et de railler sa geôle?

(Le vouloir enrage de ne rien pouvoir contre le passé. Et se venge)

Bouffon, hélas! devient tout captif! Et sur le mode de la bouffonnerie se rachète aussi la volonté captive!

Que le temps en arrière ne revienne, c’est de quoi elle enrage. “Ce qui fut a été”, – ainsi se nomme le rocher qu’elle ne peut point rouler.

Et elle roule des rochers par rage et par dépit, et se venge sur qui n’éprouve comme elle rage et dépit.

La volonté, cette libératrice, est devenue ainsi une malfaitrice, et sur tout ce qui peut souffrir elle se venge de ne pouvoir en arrière revenir.

Voici, oui certes voici seulement ce qu’est la vengeance même: contre le temps et contre son “Cela fut” le contre-vouloir de la volonté.

Dans notre volonté loge à vrai dire une grande bouffon-nerie. Et ce fut malédiction pour tout ce qui est humain que d’esprit cette bouffonnerie ait fait apprentissage!

L’esprit de vengeance, ô mes amis, voilà ce qui jusqu’à présent fut pour les hommes la meilleure réflexion; et là où était peine, là toujours devait être châtiment.

Car “châtiment”, voilà le nom qu’elle-même se donne la vengeance; d’un mot menteur elle se fait hypocritement une bonne conscience.

Et puisque le voulant lui-même souffre de ce qu’en arrière il ne puisse vouloir, – ainsi le vouloir même et toute vie devaient être – châtiment!

Et maintenant par-dessus l’esprit s’amassèrent nuées sur nuées jusqu’à ce que finalement le délire prêchât: “Tout passe, donc tout mérite de passer!”

“Et c’est justice même, cette loi du temps qui lui impose de dévorer ses enfants!”, ainsi prêcha le délire.

“Moralement sont ordonnées les choses selon le droit et le châtiment. Du flux des choses et du châtiment d’‘exister’: où est donc la rédemption?” ainsi prêcha le délire.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

“Peut-il y avoir une rédemption puisqu’il est un droit éternel? Hélas! Ne peut se déplacer le rocher ‘Cela fut’; éternels ne peuvent qu’être aussi tous châtiments, ainsi prêcha le délire.

Qu’un fait s’anéantisse, c’est là chose impossible; comment se pourrait-il que par le châtiment un fait devînt un non-fait? Voici, voici, qui est l’éternel dans le châtiment d’ ‘exister’: que l’existence même ne puisse être à tout jamais que fait et culpabilité.

A moins que le vouloir enfin lui-même se rachète, et que vouloir devienne non-vouloir!” – mais vous connaissez bien, mes frères, cette fable que chante le délire!

Hors de ces fables et chansons vous ai conduits quand je vous enseignai: “le vouloir est créateur!”

Fragment, énigme, cruel hasard, ainsi est tout “Cela fut” jusqu’à ce que le vouloir qui crée ajoute: “Mais ainsi l’ai voulu!”

– jusqu’à ce que le vouloir qui crée ajoute : “Mais ainsi je le veux, ainsi je le voudrai!”

Mais de la sorte a-t-il parlé déjà? Et quand le fera-t-il? De sa propre folie le vouloir s’est-il désharnaché?

Le vouloir est-il devenu lui-même un rédempteur et un porteur de joie? De l’esprit de vengeance et de tous grince-ments de dents a-t-il désappris les leçons?

Et qui lui a enseigné de se réconcilier avec le temps, et une plus haute chose que toute réconciliation?

Une plus haute chose que toute réconciliation, voilà ce que ne peut que vouloir cette volonté qui est volonté de puissance, – mais comment cela lui advient-il? Qui encore lui enseigna aussi de vouloir en arrière?»

– Or, à ce point de son discours, advint que Zarathoustra tout à coup fit silence, et tout entier il avait l’air de celui qu’assaille la plus extrême frayeur. D’un œil épouvanté regardait ses disciples; comme une flèche son œil perçait, et leurs pensées et leurs arrière-pensées. Mais après un court moment, de nouveau riait déjà, et dit, apaisé:

«Il est pesant de vivre avec des hommes, car il est bien pesant de se taire. Singulièrement pour un bavard». –

(Et Zarathoustra s’adressa alors à ces disciples et leur dit ce qu’il entendait par rédemption. D’abord prendre conscience que l’homme est fragmenté. Le présent et le passé n’offrent

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

que le désolant spectacle d’hommes fragmentés et estropiés. Zarathoustra ne peut vivre qu'en sa qualité de voyant de l'avenir. Mais cela n'est-il pas encore une fragmentation? Voir l’avenir en faisant abstraction du présent et du passé? Comment rassembler le passé, le présent et l’avenir? En les voulant? Le vouloir peut-il accomplir cette besogne?

Le vouloir est encore captif. Il ne peut rien contre le passé, contre « ce fut », contre le temps, contre le fait même d’exister. Et pour cela il enrage. Il délire en développant l’esprit de vengeance et de châtiment. Se venger de ne rien pouvoir contre le temps, contre les faits accomplis, en inventant le châtiment. Et ainsi le vouloir se réconcilie avec le temps et ce qu’il ne peut changer.

Mais ce n’est pas le simple vouloir que Zarathoustra enseigne. Mais bien le vouloir créateur, c’est-à-dire la volonté de puissance. Ce vouloir de la volonté de puissance ne peut que chercher une plus haute chose que toute réconciliation avec ce qui selon toute apparence ne peut être changé. Mais comment cela peut-il advenir? Et qui a enseigné de vouloir en arrière? C’est avec ces questions que se termine ce jour-là le discours de Zarathoustra.)

4. Réplique du bossu

Ainsi parlait Zarathoustra. Mais le bossu avait prêté l’oreille à son discours et, ce faisant, s’était voilé la face; lorsqu’il perçut le rire de Zarathoustra, avec curiosité le regarda et dit lentement :

“Mais comment se fait-il que pour nous Zarathoustra tout autrement discoure que pour ses disciples?”

Répondit Zarathoustra : “Quoi de surprenant? A qui porte une bosse il est permis déjà de discourir dans une langue bossue!»

«Fort bien! dit le bossu, et avec des écoliers il est permis déjà de bavarder dans un langage d’école.

Mais comment se peut-il que pour ses écoliers Zarathoustra tout autrement discoure que pour lui-même?»13

13 Z, De la rédemption, pp. 158-162.

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V. « SAUVER LE PASSÉ »

Cette question du bossu est énigmatique. Ce que Zara-thoustra enseigne à ses disciples ou compagnons ne serait pas ce qu’il pense vraiment, ou ne serait pas le fond de sa pensée? Mais comment le bossu peut-il savoir ce que dit Zarathoustra quand il discoure avec lui-même?

Il est vrai cependant que ce discours à ses disciples portant sur la rédemption laisse en plan une lourde question : comment le vouloir peut-il vouloir le passé, le « cela fut », et le changer, le réaffecter pour qu’il devienne digne d’être voulu?

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

Le devenir traîne à sa suite l’avoir été, c’est-à-dire ce qui est passé. D’où la nécessité pour l’esprit augural qui fait le récit de ce qui vient ou de l'avenir, de regarder en arrière. Ce que le devenir réserve, semble dire Nietzsche, est déjà déterminé par ce qu’il traîne. Ainsi l'avenir serait déjà établi. Mais dans quelle mesure il y a détermination? C’est à peu près la question qui sous-tend ce dernier chapitre.

Or ce passé, il est bloqué par en avant et par en arrière. C’est que la populace, le dernier homme, se conçoit comme le but. Ce dernier homme, pour être complètement satisfait de lui-même et de son monde, arrête le devenir à ce qui fait sa propre actualité. Celle-ci devient une barrière pour l’avenir du passé. Et cette même populace n’a pas beaucoup de mémoire. Elle ne remonte sur le chemin des origines guère plus loin qu’à son grand-père. Ainsi le passé se trouve aussi coupé de ses plus lointaines origines, de ses racines profondes. Le passé se trouve ainsi d’une double façon prisonnier de l’esprit borné du dernier homme qui se constitue béatement fin du devenir.

Alors il faut sauver, délivrer, racheter le passé. Car le passé remonte plus loin que le grand-père du dernier homme. Acquérant le sens de l’origine, il sera alors possible d’œuvrer ou de créer pour l’avenir. Car c’est l’avenir qui donne la noblesse. C’est en œuvrant pour lui que l’humain trouve sa dignité. L’humain doit en quelque sorte « originer » l’avenir. Mais c’est

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

seulement celui qui a acquis l’expérience des origines anciennes qui finira par chercher des sources de l’avenir et trouvera des origines nouvelles. Cela fait partie des nouvelles tables. Et cela introduit à l’idée de création.

1. Création et interprétation

Il faut ici élaborer un peu ce qui a déjà été nommé jusqu'à maintenant de diverses façons. À savoir la création rattachée à l’interprétation.

a. Création D’abord une caractérisation sommaire de la création ou

de la créativité. Créer, cela peut être d’emblée compris dans le sens de commencer quelque chose, de faire commencer quelque chose. Est créateur celui qui a le sens du commencement. Et ceci comporte un projet selon lequel s’ouvre un avenir. Un pro-jet qui porte ou jette dans l’avenir ou qui porte en avant.

Le créateur de l’avenir a le sens de l’origine. Avoir le sens de l’origine peut signifier au moins trois choses: 1. Que quelqu’un peut faire commencer des choses. 2. Qu’il peut être simplement attentif à ce qui commence. 3. Qu’il a l’expérience de ce qui a commencé.

Qu’on relise avec ces quelques indications une parole de Zarathoustra1 maintenant connue:

Wer über alte Ursprünge weise wurde, siehe, der wird zuletzt nach Quellen der Zukunft suchen und nach neuen Ursprüngen. –

Qui est devenu expérimenté en matière d’anciennes origines, voyez!, celui-là finira par chercher des sources de l’avenir et de nouvelles origines. –

Voilà bien une parole fondamentale. Il faut tenter ici de

l’expliciter encore un peu plus.

1 Z, D’anciennes et de nouvelles tables, par., 25, p. 232.

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

α. L’expérience des origines anciennes peut signifier que nous sommes remontés dans le passé et que nous avons repéré les conditions et les circonstances d’un commencement. Par exemple, que nous sommes au fait de ce qui gît à la source ou de ce qui entoure le commencement de nos valeurs, de notre bien et de notre mal, de notre justice ou injustice, de notre être social, de notre science, de notre sagesse ou de ce que nous considérons comme tel, de notre vérité.

Mais cela est un aspect seulement de l’expérience des origines anciennes, voire un aspect secondaire, pourrait-on dire, même s’il est nécessaire, c’est-à-dire même s’il est très utile d’avoir cette expérience. Car il importe de comprendre que l’origine ancienne n’est pas seulement un moment passé, dépassé, laissé en arrière. L’origine ancienne fait commencer, maintient ce qui est maintenant comme restant toujours sa condition de possibilité; l'origine ancienne est actuellement effective, efficace, agissante, opérante, et de la sorte constitue toujours une possibilité ouverte pour ce qui viendra. La véritable expérience ou l’expé-rience profonde de l’origine ancienne consiste ainsi à faire l’expérience de cette origine comme actuelle, c’est-à-dire comme actuellement opérante, comme possibilité dans laquelle nous vivons, agissons, pensons effectivement, comme possibilité main-tenue ouverte alors qu’elle pourrait être refermée.

Prenons l’exemple de la vérité. Heidegger a montré com-ment la philosophie occidentale, dans sa tournure métaphysique commencée avec Platon, a été dominée par la vérité comprise comme adéquation, i.e. comme correspondance de l’énoncé avec la chose sur laquelle il porte. Or c’est précisément cette notion de vérité qui, à l’orée des temps modernes, en particulier avec Descartes, a permis à l’humain de se comprendre comme sujet (subjectum) et en même temps de constituer le monde en objet (objectum) de sa représentation. Et en même temps encore, la notion de vérité adéquation glissait vers celle de certitude. Cette vérité certitude permettait alors le projet de la maîtrise et du contrôle de la nature ainsi que de son exploitation. Ensuite le sujet se comprenait lui-même comme individu et comme personne. Comme personne libre, responsable, solidaire ou égoïste. Dans cette foulée les humains se constituaient en société affamée de gains et de biens, de biens à consommer.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Société capable, pense-t-elle, voire certaine, croit-elle, de trouver toujours les moyens adéquats à la satisfaction de ses besoins de consommation. Et de la sorte la vérité adéquation, au fondement même de la vérité certitude, est toujours présente dans l’actualité de notre monde, supporte cette actualité et y demeure opérante.

β. Celui qui a une telle expérience des origines anciennes, celui-là finira par chercher des sources de l’avenir et des origines nouvelles. Cette recherche ou ce chercher peut consister à initier de l’autre ou du neuf. On peut penser à des initiatives de renou-vellement ou à des tentatives de révolution. Mais le plus souvent ce chercher prend simplement la forme d’une attention à ce qui commence, ou a déjà commencé sans avoir alors été remarqué. Car ce qui commence, surtout si cela est grand, n’est pas toujours, n’est peut-être jamais, l’objet précis et déterminé d’une planifi-cation délibérée. Bien au contraire, ce qui commence vraiment a une extrême discrétion. Cela n’a pas tout de suite la fulgurance de l’éclair. À cet égard il faut relire la fin de la proclamation de la mort de Dieu par l’Insensé dans le Gai Savoir, § 125:

“Ce formidable événement est encore en marche et voyage – il n’est pas encore parvenu aux oreilles des hommes. Il faut du temps à la foudre et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, après leur accomplissement

pour être vues et entendues. Cette action-là leur est encore plus lointaine que les astres les

plus lointains – et pourtant ce sont eux qui l’ont accomplie!”

Les grandes pensées et les grands événements, – les grandes pensées sont des événements –, qui sont origines sont comme des astres dont la lumière prend du temps à nous arriver. On ne peut en faire aisément l’expérience. Une expérience qui inciterait à chercher ou à faire arriver des origines nouvelles.

b. Rôle de l’interprétation

Nous pouvons concevoir, sous-jacent au processus de l’interprétation d’un texte ou d’un événement et constituant en quelque sorte son fondement, une sorte d’attention pour ce qui peut s’annoncer comme significatif pour l’existence. Une attention

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

fondée sur une certaine appartenance ou parenté avec ce qui est déjà compris, ou encore suscitée par une structure de préalables à la source de cette compréhension. Préalables établissant une sorte d’accointance avec ce qui est donné ou exposé à la com-préhension. En effet, on interprète ce qui se comprend ou est déjà compris de quelque manière. L’interprétation peut disposer les humains à plus grande écoute; elle peut leur apprendre à prêter l’oreille, à être vraiment attentif. Elle peut contribuer à les rendre sensibles aux actions qu’ils ont accomplies et dont la portée demeure dans l’obscur. L’interprétation suppose et comporte ainsi comme une disposition par laquelle l’humain est aux aguets de ce qui advient au niveau d’une dimension ou l’autre de son être et de son agir, de ce qui arrive dans son monde, qui serait en deçà de la pleine et claire connaissance qu’il peut en avoir. Cela constituerait tout le domaine de l’implicite. L'interprétation ferait œuvre d'explicitation comme le suggère bien le mot allemand Auslegung. Comme telle l’interprétation pourrait ainsi favoriser la marche de l’événement, quel qu’il soit.

D’autre part, tout geste, toute parole n’est pas un com-mencement. Beaucoup de gestes et beaucoup de mots ne déran-gent rien, ne transforment rien. Il ne font que maintenir ce qui est, ne font que justifier ce qui est, ne font qu’endormir dans ce qui est, ne font qu’empirer la léthargie commune. Ce sont les grands événements et les grandes pensées seulement qui font commencer ou qui sont origines. Mais ce sont ceux-là que nous comprenons le moins vite.

“Les plus grands événements et les plus grandes pensées – Mais les plus grandes pensées sont les plus grands événe-ments – se font comprendre le plus tard; les générations contemporaines de ces événements ne les vivent pas, mais passent à côté. Il se produit quelque chose de semblable au royaume des étoiles. C’est la lumière des plus lointaines qui parvient aux hommes le plus tard, et avant qu’elle leur soit parvenue ils nient que là-haut il existe une étoile. «Combien de siècles faut-il à un esprit pour être compris?», voilà aussi un critère, et qui permet d’établir une hiérarchie dans un domaine où on en a besoin : celui de l’esprit et des étoiles. – 2

2 PBM, par., 285, p. 202.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Les grandes pensées sont les plus grands événements. Et ces événements passent inaperçus à leurs contemporains. Les contemporains des grandes pensées ne les voient pas et ne les vivent pas. Et parce qu’ils ne les voient pas, il nient qu’il y ait là de la pensée. Ils nient la pensée-événement malgré sa proximité. D'où l'importance de l'interprétation.

Nietzsche répète dans le Zarathoustra qu’il faut sauver le passé. Pourquoi encore faut-il le sauver? Parce que les pensées et les événements qui peuvent être de nouvelles origines appartiennent toujours dans une certaine mesure au passé. Car, en effet, on ne tient pas longtemps dans le présent. L’instant présent n’a même pas assez de durée pour que la pensée et le dire de cet instant lui soient contemporains. Tout dire de l’instant présent commence avec lui, mais il parle inévitablement et irrémédiablement de quelque chose de passé lorsqu’il se termine. L’instant présent s’est toujours hissé sur un instant précédent. Et il devient immédiatement, i.e. instantanément ce sur quoi se hisse un autre instant, devenant ainsi le piédestal de cet autre instant. Ainsi, sitôt pensées, les pensées sont événements qui appartiennent au passé. Ces pensées, quand elles sont grandes, sont comme les étoiles les plus lointaines: elles prennent du temps à arriver jusqu’à nous. Il nous faut les approprier, pour nous et notre propre monde. Et cette appropriation s’accomplit dans l’interprétation.

Mais dans le mesure où ces événements ouvrent des horizons et des mondes nouveaux, ils appartiennent aussi à l’avenir; ils sont en avant de nous, pour nous, comme un espace ouvert, un champ libre dans lequel nous pouvons nous acheminer si nous le voulons. Il faut sauver le passé parce qu’il a quelque chose à voir avec notre avenir.

Comment? Comment cela peut-il se faire? Est-ce que la lecture, par exemple, qui doit achever ou accomplir la référence aux sujets qui lisent et au monde qui est le leur ne serait pas un exemple de réponse à cette question? 3 Une telle lecture ne serait-elle pas créatrice aussi? Une telle lecture ne serait-elle pas aussi à la fois attention aux origines anciennes, i.e. reprise

3 RICŒUR, Paul, “Qu’est-ce qu’un texte?”, in Du texte à l’action, coll. Esprit/Seuil, pp. 137-160.

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

et sauvetage du passé, et émergence d’origine nouvelle, i.e. actualisation d’une pensée et d’une vie nouvelle, inauguration d’un nouvel être-dans-le-monde, projection d’un avenir, et dans ce sens création?

C’est au niveau d’une telle médiation que germent les pensées de l’éternel retour, ou bien de la reprise du possible…

Tout ceci prépare à lire et interpréter des textes fonda-mentaux sur l’éternel retour de l’identique.

2. Anéantissement et rédemption du passé

On ne peut justement comprendre le thème de la rédemp-tion du passé si on ne le confronte pas à celui de l’anéan-tissement associé à la volonté de puissance. En effet, la volonté de puissance, qu’est essentiellement le monde, la vie et l’humain, comporte une double volupté: celle de créer et d’exister, et celle d’anéantir. Mais pourquoi sauver ce qui doit être anéanti?

Et d’abord comment comprendre cet anéantissement? S’agit-il d’une disparition pure et simple? Les belles réussites de la vie, les belles apparences et les belles formes atteintes dans le processus créateur de l’élément dionysiaque du monde disparaissent-elles sans reste dans un néant total? Les héros célébrés dans l’art dionysiaque sont-ils vraiment réduits à néant? La mort débouche-t-elle dans l’obscur et le froid d’un néant vide? Et le passé issu de la présence (instant-présent) se ramène-t-il à ce néant?

Nietzsche n’était pas sans poser lui-même ces questions. Et le thème de la rédemption du passé qui semble le mener à la pensée de l’éternel retour pourrait bien être le signe d’une certaine résistance offerte à la nécessité de la mort héroïque.

Alors il nous faut aussi poser ces questions dans la perspective de l’éternel retour. D’abord avec un fragment inédit datant des années du Gai Savoir, soit en 1881-82:

Le Retour de l’Identique.

Projet

1. L’incorporation des erreurs fondamentales.

2. L’incorporation des passions.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

3. L’incorporation du Savoir et du Savoir qui renonce. (Passion de la Connaissance.)

4. L’innocent. L’individu particulier en tant qu’expéri-mentation. L’allégement de la vie, abaissement, affai-blissement – transition.

5. Le nouveau poids : l’éternel retour de l’identique. L’infinie importance de notre savoir, de notre erre-ment, de nos habitudes et manières de vivre, pour tout ce qui est à venir. Que faisons-nous du reste de notre vie – nous autres qui avons passé la majeure partie de celle-ci dans la plus essentielle ignorance? Nous enseignons la doctrine – c’est le moyen le plus puissant de nous l’incorporer à nous-même. Notre genre de félicité, comme docteur de la plus grande doctrine.

Début août 1881 à Sils-Maria, à six mille pieds au-dessus de la mer et bien plus haut encore par-delà toutes choses humaines! 4

Nietzsche ne parle pas d’anéantissement dans ce projet

de formulation de la doctrine de l’éternel retour. Mais il parle de l’incorporation des erreurs fondamentales, des passions, du savoir et du savoir qui renonce; de l’innocence qui accepte d’être transitoire, de passer. Le caractère transitoire est peut-être une piste pour comprendre l’anéantissement comme volupté de la volonté de puissance. Ceci est le nouveau poids, le nouveau fardeau : l’éternel retour de l’identique. D’où l’importance de ce que l’on est et de ce que l’on a été pour ce qui est à venir, pour l’avenir. Que faire du reste de la vie? Nietzsche veut l’employer à enseigner la doctrine de cet éternel retour.

Mais alors surgit une question importante. En effet, on a vu antérieurement qu’on sauve le passé en créant, en le trans-formant. Alors, comment penser ensemble la transformation créatrice du passé et le retour de l’identique? N’y-a-t-il pas là une sorte d’inconséquence voire de contradiction? Une telle question aurait-elle au moins frôlé la pensée de Nietzsche?

4 GS, Fragments inédits, 11(219), p. 379.

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

Comment le savoir? Il est quand même dit qu’il veut passer le reste de sa vie à enseigner cette doctrine du retour.

On pourrait interpréter la phrase de Nietzsche dans le sens de ce que dit Heidegger de la structure de préalables de la compréhension, et repris par Gadamer en termes de préjugés: “L’infinie importance de notre savoir, de notre errement, de nos habitudes et manières de vivre, pour tout ce qui est à venir.” Nous comprenons toujours et nous interprétons toujours à partir de ce que nous sommes globalement, disent Heidegger et Gadamer. Importance des préjugés au sens de pré-jugements. Importance, vient de dire Nietzsche, du vécu, qu’il soit savoir ou errement, pour ce qui est à venir. Cela a une importance infinie pour Nietzsche. Importance comment et pourquoi? Parce que tout cela revient? Et infinie à cause de l’éternel retour? de l’infinité du retour?

La doctrine de l’éternel retour est mise en rapport avec la transposition du dionysisme en philosophie. Un passage de Ecce Homo:

Avant moi, on ne connaît pas cette transposition du dio-

nysisme en une passion philosophique: la sagesse tragique fait défaut; j’en ai moi-même, en vain, cherché des traces chez les grands philosophes grecs, ceux des deux siècles qui ont précédé Socrate. Il me restait un doute au sujet d’Héraclite, dont la fréquentation me met plus à l’aise et me réconforte plus qu’aucune autre. L’acquiescement à l’imper-manence et à l’anéantissement, le «oui» dit à la contradiction et à la guerre, le devenir, impliquant le refus de la notion même d’«être» – en cela, il me faut reconnaître en tout cas la pensée la plus proche de la mienne qui ait jamais été conçue. La doctrine de l’«éternel retour», c’est-à-dire du mouvement cyclique absolu et infiniment répété de toutes choses – cette doctrine de Zarathoustra pourrait, tout compte fait, avoir déjà été enseignée par Héraclite. Du moins, le stoïcisme, qui a hérité d’Héraclite la plupart de ses représentations de base, en a gardé des traces. – 5

5 EH, Naissance de la Tragédie, par. 3, p. 288.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Cette formulation est arrivée quelque sept ans après celle d’août 1881. Ici, en référence à Héraclite, le caractère transitoire des choses est mis en rapport avec l’anéantissement. L’acquiescement à cela est l’acquiescement au devenir. Et cet acquiescement au devenir semble impliquer un refus de l’«être». Voilà ce que semble contenir la doctrine de l’éternel retour. Refus de l’être comme de ce qui est stable, permanent. Alors commentNietzsche en vient-il à l’éternel retour de l’identique? Cela n’implique-t-il pas la sauvegarde de la permanence de ce qui est? La sauvegarde de l’«être»?

À ce propos s’avère particulièrement significatif un paragraphe que l’on trouve dans Der Wille zur Macht6. Le voici même si nous n’avons pas encore pu le repérer dans l’édition critique.

Rekapitulation: Récapitulation:

Dem Werden den Charakter des Seins aufzuprägen – das ist der höchste Wille zur Macht.

Au devenir imprimer le caractère de l’être –ceci est la suprême volonté de puissance.

Daß alles wiederkehrt, ist die extremste Annäherung einer Welt des Werdens an die des Seins: – Gipfel der Betrachtung.

Que tout revienne est l’approche la plus extrême d’un monde du devenir de celui de l’être: – Sommet de la réflexion.

La forme la plus élevée de la volonté de puissance

consiste à donner au devenir le caractère de l’être, c’est-à-dire à assurer sa permanence. Et comment assurer cette permanence? En pensant le retour. C’est par le retour de tout que le mouvement du devenir peut être conservé. C’est ainsi que le monde du devenir peut s’approcher le plus du monde de l’être. Et par cette pensée la méditation atteint son sommet.

Alors à notre question cela n’implique-t-il pas la sauve-garde de la permanence de ce qui est?, la réponse serait: oui, mais dans la mesure où ce qui est doit quand même disparaître,

6 Der Wille Zur Macht, § 617, Kröner, S. 418. Cf. Heidegger, Nietzsche II, p. 288.

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

pour réapparaître cependant. Pour réapparaître tel quel, identique à lui-même. Et de la sorte le devenir prime. Et il acquiert la permanence de l’être. Sommet de la réflexion, dit Nietzsche.

3. L’individu en tant qu’expérimentation

Il importe maintenant de prêter une attention particulière à la formulation d’un passage du Projet du retour de l’iden-tique formulé à Sils-Maria en 1881. Voici ce passage:

4. L’innocent. L’individu particulier en tant qu’expéri-

mentation. L’allégement de la vie, abaissement, affai-blissement – transition.

La forme individuelle ou l’individu particulier apparaît

dans la vie en tant qu’expérimentation. Il est là en tant que recherche d’autre chose, en tant qu’engagé dans un processus de dépassement, en tant que palier pour un autre étage, en tant que qu’intermédiaire pour autre chose. Comme tel, comme moment ou étape dans le devenir, il est l’innocent. Le devenir est innocent. Cette innocence exprime la gratuité ou la non-poursuite d’un but: il n’y a pas de fin pour le devenir soutient vigoureusement et constamment Nietzsche. Dans cette innocence s’exprime aussi la non culpabilité.

L’individu en tant qu’expérimentation dit la même chose que l’allégement de la vie, son délestage pour son dépassement, son déclin pour permettre la transition à autre chose ou à un autre état. Cela rejoint le thème de l’anéantissement.

Mais ce thème de l’anéantissement doit être compris et interprété, semble-t-il, dans la perspective du rachat ou du sauvetage créateur du passé. Mais cela est-il compatible avec l’éternel retour de l’identique?

4. Éternel retour de l’identique

Il est opportun maintenant de regarder attentivement deux textes bien significatifs sur le thème de l’éternel retour. Le premier est tiré de Le Gai Savoir, et l’autre de Ainsi parlait Zarathoustra.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

341. Le poids le plus lourd.

Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : «Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession – cette araignée-là également, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-même. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau – et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière!» – Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre: «Tu es un dieu, et jamais je n’entendis choses plus divines!» Si cette pensée exerçait sur toi son empire, elle te transformerait, faisant de toi, tel que tu es, un autre, te broyant peut-être: la question posée à propos de tout, et de chaque chose: «Voudrais-tu ceci encore une fois et d’innombrables fois?» pèserait comme le poids le plus lourd sur ton agir! Ou combien ne te faudrait-il pas témoigner de bienveillance envers toi-même et la vie, pour ne désirer plus rien que cette dernière, éternelle confir-mation, cette dernière éternelle sanction? –7

Cet aphorisme est écrit au conditionnel: Que dirais-tu,

Ne te jetterais-tu pas, Ou bien te serait-il arrivé, Si cette pensée exerçait… elle te transformerait, Voudrais-tu ceci, Ou combien ne te faudrait-il pas. Ce conditionnel est conséquent dans l’hypo-thèse de l’intervention d’un démon.

Un démon qui me rejoindrait dans ma solitude la plus reculée, seul à l’écart de tout, n’ayant plus que moi-même sur qui compter. Et qui me dirait: ta vie et tout reviendront tels qu’ils sont et ont été. Le seul nouveau sera la réapparition de ce qui est et a été. Tel le mouvement de retournement du sablier. L’éternel sablier de l’existence, dit Nietzsche.

7 GS, par. 341, p. 220..

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

Quelles pourraient être les réactions à un tel discours du démon? Deux possibilités : Ou bien fardeau suprême: tout porter par son vouloir et engager sa responsabilité en tout ce qui advient est écrasant pour l’agir. Le poids le plus lourd pour l’agir. D’où un immense désespoir, car ce retour serait comme une sombre araignée qui me tiendrait dans sa toile et me dévo-rerait lentement selon son appétit, moi condamné à l’impuissance.

Ou bien ce serait un instant divin, un instant de plénitude, d’achèvement. Acceptation bienveillante de soi-même et de la vie. Dernière et éternelle confirmation et sanction. Pas d’autre jugement dernier et pas d’autre punition ni d’autre récompense! Voilà une flèche assassine au cœur même de la théorie théolo-gique du jugement dernier et de ses récompense ou punition.

Cette situation m’amènerait à agir de telle manière que je serais consentant à ce que telle action et son contexte ou ses circonstances de lieu et de temps reviennent tels quels. Car alors j’aurais agi de façon convenable. De façon convenable ou acceptable selon les exigences de la volonté de puissance et sa double volupté de créer et d’anéantir. Ce serait fardeau, bien sûr. Mais cela permettrait d’entrer dans un état de bienveillance envers moi-même et le tout. Ce serait l’universelle réconciliation telle que chantée dans l’hymne à la joie de Beethoven et dont fait état La Naissance de la Tragédie. (Cf. supra) Ce serait ainsi l’accès heureux et joyeux à l’éternité.

Le texte de Nietzsche présente le fardeau et la bienveillance selon l’alternative du ou bien… ou bien. Selon notre compré-hension, cependant, ça ne devrait pas être ainsi. Car agir selon la volonté de puissance créatrice et transformatrice, à tout instant, rend le présent et le passé racheté sources d’avenir et d’origines nouvelles, rend tout acceptable pour un retour; car tout sera encore sujet au pouvoir créateur de la volonté de puissance. L’éternel retour de l’identique contredit en quelque sorte la volonté de puissance créatrice et transformatrice.

Maintenant regardons, tel qu’annoncé plus haut, le second texte tiré de la troisième partie du Zarathoustra. Il parle d’une expérience majeure de Zarathoustra. Il a été formulé pour la troisième partie de Ainsi parlait Zarathoustra, écrite en 1884. Donc trois ans après Le Gai Savoir dont nous venons de présenter un extrait. Il est long. Mais il faut le lire.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

DE LA VISION ET DE L’ÉNIGME Lorsque parmi les matelots le bruit se répandit que Zara-

thoustra était à bord – car s’était embarqué avec lui un homme venant des îles Fortunées, – lors s’élevèrent grande curiosité et attente. Mais Zarathoustra se tut deux jours durant et de tristesse fut froid et muet, en sorte que ni aux regards ni aux questions ne répondait. Or le soir du deuxième jour il ouvrit à nouveau les oreilles, mais toujours sans dire mot, car mainte chose étrange et périlleuse se pouvait ouïr sur ce vaisseau qui venait de loin et plus loin encore voulait aller. Mais Zarathoustra était l’ami de tous ceux qui voyagent au loin et sans péril ne sauraient vivre. Et voici qu’enfin, à force d’écouter, sa propre langue se délia et de son cœur fondit la glace, – et lors ainsi commença de parler:

O vous, les hardis chercheurs, les rechercheurs, et qui-conque vers d’effrayantes mers fit astucieusement voile, –

vous qui d’énigmes êtes ivres, vous qu’éjouit la pénombre, vous de qui l’âme par des flûtes est vers tous labyrinthes en-traînée,

– car point ne voulez d’une lâche main suivre à tâtons un fil; et là où vous pouvez deviner, il vous répugne d’inférer –

à vous seuls je conte l’énigme que je vis – la vision du plus solitaire. –

Sombre naguère je marchais par un cadavérique crépus-cule, – sombre et dur, lèvres serrées. Plus d’un Soleil avait pour moi décliné.

Un sentier effronté, parmi les éboulis grimpant, cruel et solitaire, que n’encourageait plus ni herbe ni taillis, un sentier de montagne crissait sous le défi de mon pied.

Avançant, muet, sur le crissement sarcastique des cailloux, foulant la pierre qui le faisait glisser, ainsi de force tendait mon pied vers le haut.

Vers le haut; – défiant l’esprit qui vers le bas le tirait, vers l’abîme le tirait, l’esprit de pesanteur, mon diable et mon ennemi mortel.

Vers le haut; – encore que sur moi il fût assis, mi-nain mi-taupe; paralysé, paralysant; dans l’oreille me coulant du plomb, dans le cerveau des pensées qui étaient gouttes de plomb.

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

«O Zarathoustra, murmurait-il sarcastiquement, syllabe après syllabe, toi pierre de sagesse! Haut tu t’es lancé, – mais il n’est pierre lancée – qui ne retombe!

O Zarathoustra, toi pierre de sagesse, toi pierre de cata-pulte, toi fracasseur d’étoiles! Bien haut tu t’es lancé toi-même, mais il n’est pierre lancée – qui ne retombe!

A toi seul condamné, et à toi-même te lapider, ô Zara-thoustra, loin certes tu lanças la pierre, – mais c’est sur toi qu’elle retombera!»

Alors se tut le nain, et longuement. Mais son silence me pesait et, en telle conjoncture, à deux l’on est vraiment plus solitaire que seul!

Je montais, je montais, je rêvais, je songeais, – mais tout m’était pesant. Au malade je ressemblais que lasse son vilain martyre et qu’un plus vilain rêve à son sommeil arrache.

Mais il est chose en moi que je nomme courage; jusqu’à cette heure, de tout découragement cette chose pour moi fut meurtrière. C’est ce courage enfin qui m’adjura de m’arrêter, et de dire: «Nain, à nous deux!»

Courage, tel est bien le meilleur meurtrier, – courage qui attaque, car il n’est point d’attaque sans un jeu de fanfare.

Mais l’homme est la plus courageuse des bêtes; ainsi il domina toute bête. Avec un jeu de fanfare il domina toute douleur; or humaine douleur est de toutes douleurs la plus profonde.

Le courage tue aussi le vertige des abîmes; mais est-il lieu où l’homme ne soit au bord d’abîmes? Même voir, n’est-ce – voir des abîmes?

Courage, tel est le meilleur des meurtriers; le courage tue même la pitié. Or la pitié est le plus profond des abîmes; aussi profond l’homme voit dans la vie, aussi profond il voit également dans la souffrance.

Or courage, tel est le meilleur des meurtriers, courage qui attaque; il tue même la mort, car il dit: «Etait-ce donc cela, la vie? Courage! Encore une fois!»

Or dans une telle maxime il est grand jeu de fanfare. Qui a des oreilles entende!

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«Arrête, nain! dis-je. A nous deux! Mais de nous deux je suis le plus fort; – tu ne connais mon abyssale pensée! Celle que – tu ne pourrais souffrir!

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Lors il advint ce qui me fit plus léger, car de mes épaules sauta le nain, le curieux! Et sur une pierre devant moi s’accroupit. Mais c’était justement devant un portique que nous étions arrêtés.

«Vois ce portique, ô nain, repris-je. Il a deux faces. Deux voies ici se joignent, que ne suivit personne jusqu’au bout.

Cette longue voie derrière dure une éternité. Et cette longue voie devant – est une seconde éternité.

Elle se contredisent, ces voies, se heurtent de plein front; – et c’est ici, sous ce portique, qu’elles se joignent. Le nom de ce portique est là-haut inscrit : “Instant!” –

Mais suivra-t-on plus loin l’une des deux – et toujours davantage et plus loin toujours, crois-tu, ô nain, que toujours ces voies se contredisent?» –

«Toujours menteuse est ligne droite, chuchota dédaigneu-sement le nain. Courbe est toute vérité, le temps même est un cercle.»

«Esprit de pesanteur, dis-je irrité, ne te fais trop légère la tâche! Sinon je te laisse croupir, pied-bot, là où tu t’es accroupi, – et haut je t’ai porté!

Vois, dis-je, cet instant! De ce portique Instant court en arrière une longue, une éternelle voie; derrière nous s’étend une éternité.

Ce qui de toutes chose peut courir, ne faut-il que cela, une fois déjà, ait suivi cette voie? Ne faut-il que de toutes choses ce qui peut advenir une fois déjà soit advenu, se soit une fois accompli, écoulé?

Et si toute chose déjà eut existence, que penses-tu, ô nain, de cet instant? Ne faut-il donc que ce portail aussi, une fois déjà, ait – existé?

Et ne sont toutes choses si fermement nouées que vers lui cet instant entraîne toute chose à venir? Par conséquent, lui-même aussi? –

Car ce qui de toutes choses peut courir, sur cette longue voie devant nous, – cela nécessairement court!–

Et cette lente araignée, au clair de Lune rampant, et ce clair de Lune même, et toi et moi sous ce portique ensemble chuchotant des choses éternelles – ne faut-il que nous tous déjà ayons eu existence1?

– et revenions, et sur cette autre voie cheminions, là-bas devant nous, sur cette longue triste voie – ne faut-il qu’éter-nellement nous revenions?» –

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

Ainsi je parlai, et de plus en plus bas, car de mes propres pensées j’avais effroi, et de mes arrière-pensées. Lors brus-quement j’ouïs un chien, tout proche, hurler.

Ouïs-je jamais un chien qui de la sorte hurlât? Ma pensée en arrière courut. Oui bien, lorsque j’étais enfant, au plus lointain de mon enfance,

– lors avais ouï un chien de la sorte hurler. Et l’avais vu aussi, hérissé, tête dressée, frémissant, à la plus silencieuse mi-nuit, quand les chiens mêmes croient aux spectres,

– de telle sorte que de compassion je m’étais pris. Car justement était venue la Lune pleine, dans un silence de mort, sur la maison s’était justement arrêtée, ronde flamme – immobile sur le toit plat comme sur un bien étranger; –

– ce dont alors s’était épouvanté le chien, car les chiens croient aux voleurs et aux spectres. Et lorsqu’à nouveau l’ouïs de la sorte hurler, de compassion à nouveau je fus pris.

Le nain, où était-il à présent? Et le portique? Et l’arai-gnée? Et tous les chuchotements? Rêvai-je donc ou m’étais-je éveillé? Parmi de sauvages récifs tout à coup j’étais seul, debout, désert sous le plus désert des clairs de Lune.

Mais là gisait un homme. Et lors à nouveau, bondissant, hérissé, gémissant – maintenant il me voyait venir – hurla le chien, poussa un cri – jamais avais-je ouï un chien qui au secours ainsi criât?

Et ce que je vis, en vérité jamais n’avais vu rien de pareil. Je vis un jeune pâtre qui se tordait, râlant, le visage convulsé; à sa bouche pendait un noir et lourd serpent.

Vis-je jamais sur une seule face telle nausée et blême épouvante? Il s’était sans doute endormi; lors dans sa gorge s’était glissé le serpent et – durement l’avait mordu.

De ma main tirai le serpent, et le tirai – vainement! De la gorge je ne pus extraire le serpent. Lors un cri m’échappa – «Mords! Mords!

A la tête! A la tête mords!» De la sorte par ma bouche criaient mon épouvante, ma haine, ma nausée, ma compass-sion, tout ce que j’ai de bon et de vilain, d’un seul cri par ma bouche. –

O vous, les hardis autour de moi! O vous les chercheurs et rechercheurs et quiconque de vous vers des mers inexplorées fit astucieusement voile! O vous qu’éjouissent les énigmes!

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

De l’énigme qui lors à ma vue s’offrait, ô vous, me trouvez donc le mot; de la vision qu’eut le plus solitaire, soyez les herméneutes!

Car bien vision ce fut, et prévision. En image que vis-je alors? Et qui est donc celui qui quelque jour encore néces-sairement viendra?

Qui est le pâtre en la gorge de qui le serpent s’est de la sorte glissé? Quel est cet homme en la gorge de qui de la sorte se glissera toute plus pesante, toute plus noire chose?

– Mais le pâtre mordit, comme mon cri lui en donnait conseil, de bonne morsure mordit! La tête du serpent, bien loin il la recracha, – et d’un bond il fut debout. –

Non plus un pâtre, non plus un homme, – un métamor-phosé, un transfiguré, un être qui riait! Jamais encore sur Terre n’a ri personne comme celui-là riait!

O mes frères, j’ai ouï un rire qui d’homme n’était rire – et à présent me ronge une soif, une nostalgie qui jamais ne s’apaisera.

Me ronge de ce rire la nostalgie; encore être vivant, com-ment le puis-je souffrir? Et à présent cesser de vivre, comment le souffrirais-je? –

Ainsi parlait Zarathoustra. 8

L’éternel retour de l’identique, c’est vouloir tout “ce fut”, c’est racheter le passé. Ce n’est pas subir le passé. Ce n’est pas le subir dans un esprit de fatalisme qui mène à la démission, au laisser-aller, à la médiocrité. Le fatalisme, la démission et le dégoût sont symbolisés dans La vision et de l’énigme par le serpent noir qui pénètre dans la gorge du berger et qui menace de l’étouffer.

Mais comment vouloir tout “ce fut” ou le passé? Pour Nietzsche on ne peut pas le vouloir si le temps est purement linéaire, c’est-à-dire si les choses dégringolent irrévocablement dans le révolu ou le dépassé au fur et à mesure de la succession pure et simple des instants présents. Mais on n’en est pas quitte aussi facilement avec le passé. On le traîne en quelque sorte. Alors il faut qu’il tombe sous l’emprise de la volonté de puissance. Il doit alors revenir de quelque manière.

8 Z, De la vision et de l’énigme, pp. 175-179.

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

C’est bien ce qui semble ressortir du texte ici en question. Zarathoustra voyage en bateau. Il raconte aux matelots ce qui lui est arrivé au moment où il gravissait la montagne (discours sur la montagne ?), luttant contre l’esprit de lourdeur, i.e. le nain ou le petit homme ou l’homme petit qui ne connaît pas la hauteur ni la grandeur. Il n’est pas facile de s’élever toujours vers le surhomme selon la volonté de puissance. Il y faut du courage qui sait mettre à mort ce qui résiste, et il faut savoir marcher, grimper, grimper.

Combien de temps va durer cette ascension pénible? C’est la question qui renvoie à l’instant. À lui arrivent tête à tête, se font face, deux chemins d’éternité qui vont en arrière et en avant. Personne n’est allé jusqu’au bout de ces chemins, bien sûr. Demeurent-ils toujours, éternellement, opposés dans ce tête à tête? Ou bien finissent-ils par se confondre et constituer ensemble un même cheminement vers l’infini?

La réponse vient vite pour l’esprit de lourdeur: le temps est un cercle. Il n’y a pas de ligne droite. Ces deux chemins sont courbes. Ils ne s’éloignent pas l’un de l’autre à l’infini. Ils finissent ainsi par se rencontrer.

Mais pour Zarathoustra ce n’est pas si simple. Et pour comprendre ce qu’il dit ici au nain, l’esprit de lourdeur, il faut lire quelques fragments où Nietzsche y exprime sa conception du monde. (GS 11(235); XIV, 14[188])

Le monde des forces ne subit aucune diminution: car

autrement il se serait affaibli et ruiné au cours du temps infini. Le monde des forces ne subit aucune immobilité: car autrement cette immobilité aurait été atteinte et l’horloge de l’existence serait arrêtée. Ainsi le monde des forces ne parvient jamais à un équilibre, il n’a jamais un instant de repos, sa force et son mouvement sont d’une égale grandeur en tout temps. Quel que soit l’état que le monde puisse jamais atteindre, il faut qu’il l’ait atteint et non pas une seule fois, mais d’innombrables fois. Tel cet instant même: il s’était déjà produit une fois et de nombreuses fois, et il reviendra de même, toutes forces exactement distribuées telles qu’elles le sont maintenant; et de même en est-il de l’instant qui enfanta celui-ci et de celui qui sera l’enfant de l’instant actuel. Homme! ta vie tout entière sera de nouveau

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

et toujours retournée tel un sablier, et toujours et de nouveau elle s’écoulera – une longue minute d’intervalle jusqu’à ce que toutes les conditions dont tu es toi-même devenu se retrouvent réunies dans le cours circulaire du monde. Et alors tu te verras retrouvant chaque douleur et chaque plaisir, chaque ami et chaque ennemi, chaque espérance et chaque erreur, chaque brin d’herbe et chaque rayon de soleil, l’entier enchaînement de toutes choses. Cet anneau, dans lequel tu n’es qu’un grain, ne cesse de briller à nouveau. Et dans chaque anneau de l’humaine existence absolument parlant, il vient toujours une heure où d’abord à un seul, ensuite à plusieurs, puis à tous se révèle la plus puissante pensée, celle de l’éternel retour de toutes choses – et c’est à chaque fois pour l’humanité l’heure de Midi. 9

Les deux mots en italiques du texte : Midi et puisse. Le

midi, c’est le milieu, le point où cesse l’avant et commence l’après: avant-midi, après-midi. Le point d’où on regarde le passé et d’où on envisage l’avenir ou ce qui peut arriver. Mais ce qui a été et ce qui peut arriver tournent selon le cercle du retour de l’identique comme les heures au cadran de l’horloge. Comme le sablier qui se vide et se remplit, indéfiniment… Parce que le monde est une quantité déterminée et fixe de forces jouant dans un temps infini. Pourquoi le temps est-il infini? Parce que la fin est une création métaphysique rejetée par Nietzsche.

Puis cet autre fragment:

La nouvelle conception du monde 1. Le monde subsiste; il n’est pas quelque chose qui

devient, quelque chose qui passe. Ou plutôt : il devient, il passe, mais il n’a jamais commencé à devenir et ne cessera pas de passer – il se maintient dans ces deux processus … il vit de lui-même : ses excréments sont sa nourriture …

2. L’hypothèse d’un monde créé ne doit pas nous préoc-cuper un instant. Le concept de «création» est au-jourd’hui absolument indéfinissable, inapplicable :

9 GS, Fragments inédits, 11(235), pp. 386-87.

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

ce n’est qu’un mot qui subsiste à l’état rudimentaire, depuis les temps de la superstition; par un mot, on n’explique rien. La dernière tentative pour concevoir un monde qui commence a été faite récemment de divers côtés, à l’aide d’un procédé logique – la plupart du temps, comme on peut le deviner, à partir d’une arrière-pensée théologique.

L’éternel retour. Philosophie

3. Récemment, on a, de divers côtés, voulu trouver une contradiction dans la conception d’une infinitude temporelle du monde vers l’arrière : on l’a même trouvée, mais pour cela, il est vrai, il a fallu con-fondre <la> tête avec la queue. Rien ne saurait m’empêcher de dire, en comptant à rebours à partir de cet instant : «jamais je n’arriverai à une fin» : tout comme, à partir du même instant, je peux compter «en avant» à l’infini. C’est seulement si je commettais la faute – et je m’en garderai bien – d’assimiler cette idée correcte d’un regressus in infinitum à l’idée tout à fait inapplicable d’un progressus infini jusqu’à maintenant, si je posais la direction (en avant ou en arrière) comme logiquement indifférente – que je pourrais prendre la tête, l’instant présent, pour la queue – cela, je vous le laisse mon cher monsieur Dühring …

4. Je suis tombé sur cette pensée chez les penseurs du passé : chaque fois, elle était déterminée par des arrières-pensées différentes (– la plupart du temps théologiques, en faveur du creator spiritus) Si le monde pouvait se figer, se dessécher, dépérir, devenir Néant, ou s’il pouvait atteindre un état d’équilibre, ou s’il avait un quelconque but qui puisse inclure la durée, l’immuabilité, l’«une-fois-pour-toutes» (bref, en termes de métaphysique: si le devenir pouvait déboucher dans l’être ou dans le néant), cet état devrait être atteint. Mais il n’est pas atteint. D’où l’on peut déduire… C’est la seule certitude que nous tenions qui puisse servir de correctif à une grande quantité d’hypothèses en soi possibles sur le monde.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Si, par exemple, le mécanisme ne peut échapper à la conséquence logique d’un état final que Thompson en a tirée, le mécanisme se trouve par là réfuté.

Philosophie

5. Si le monde peut être pensé comme une grandeur déterminée de force et comme un nombre déterminé de foyers de forces – et toute autre représentation reste imprécise, et par conséquent inutilisable, – il en résulte qu’il doit passer par un nombre calculable de combinaisons, dans le grand jeu de dés de son existence. Dans un temps infini, toute combinaison possible serait obtenue à un moment ou à un autre; mieux même : elle serait obtenue un nombre infini de fois. Et comme, entre chaque «combinaison» et son «retour» suivant, toutes les autres combinaisons possibles devraient s’être présentées, et que chacune de ces combinaisons détermine toute la suite des combinaisons dans la même série, ainsi se trouverait prouvé un cycle de séries exactement identiques : le monde en tant que cycle qui s’est répété un nombre infini de fois et qui joue son jeu in infinitum.

Cette conception n’est pas une simple conception mécaniste, sans plus : car, si elle l’était, elle n’entraînerait pas un retour infini de cas identiques, mais un état final. Parce que le monde ne l’a pas atteint, le mécanisme ne peut que nous apparaître comme une hypothèse incomplète et seulement provisoire. 10

Le monde n’est pas créé. La création du monde est un

relent de la pensée théologique. Il faut plutôt penser l’infinitude temporelle du monde vers l’arrière. Le concept de création n’est qu’un mot rudimentaire datant du temps de la superstition… (cf. Aurore, par. 47, mot-barrière, notes de cours: p. 43)

Maintenant revenons à la réplique de Zarathoustra au nain. Évoquer le cercle comme le fait le nain est une sim-plification. Ce qu’il convient de dire est plutôt ceci: il y a une

10 FP14, 14[188], pp. 149-51.

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

éternité derrière nous. Toute chose qui sait courir ne doit-elle pas alors avoir parcouru cette rue? Toute chose qui peut arriver ne doit-elle pas être déjà arrivée, accomplie, passée? Et ce portique aussi a été. Parce que l’instant présent, aurait proba-blement pu dire Zarathoustra, est l’instant de quelque chose et de quelqu’un, et il doit revenir avec ce quelque chose et ce quelqu’un. Et il aurait pu donner au nain des raisons: le monde est fini et comme tel il ne peut pas avoir une infinité de formes. Ces formes ont donc dû apparaître dans l’éternité arrière et elles apparaîtront dans l’éternité avant. Ainsi “ne faut-il pas qu’éternellement nous revenions?”

Il faut vouloir tout “ce fut”, parce que tout “ce fut” revient. Peut-on dire que pour revenir il doive à nouveau être voulu? N’oublions pas que pour Nietzsche la seule causalité est la volonté. Cesser de vouloir selon la volonté de puissance entraînerait-il une dégradation de ce qui fut, du passé? Mais cesser de vouloir est impensable, car le monde et l’homme sont essentiellement volonté, i.e. volonté de puissance.

Mais il y a retour. Ce retour n’est pas précisément bien représenté par un cercle. Cela ressort de la semonce au nain (De la vision et de l’énigme) et de la réprimande aux animaux (Le convalescent). Mais ce retour peut être interprété comme un cycle. “Je vais maintenant conter l’histoire de Zarathoustra. La conception fondamentale de l’œuvre, l’idée de retour éternel, la forme la plus haute d’acquiescement qui puisse être atteinte, – remonte au mois d’août 1881 : elle a été griffonnée sur un feuillet, avec la mention : «6000 pieds au-dessus de l’homme et du temps.»” Ecce Homo, p. 306. L’idée de l’éternel retour est le oui à la vie, à la vie sous sa forme la plus élevée, la plus courageuse, qui triomphe de la mort comme en fait foi le passage de la vision et de l’énigme. C’est un dépassement de l’homme habituel et de sa conception courante du temps, qui est un temps linéaire et qui s’en va vers un but déterminé.

L’idée de cycle semble devoir remplacer ce temps linéaire finalisé. À cause de l’idée de retour et du cycle basée sur la finitude du monde, il faut vouloir de telle façon que l’on puisse vouloir que ce qui arrive, revienne. Il faut pouvoir dire: “Ainsi je le voulus”, “Ainsi je le voudrai”.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

Nous allons paraphraser ces deux ainsi en tenant compte de ce que dit Nietzsche sur l’interprétation. Ce que manifestement lui-même ne fait pas. Voici : À chaque instant, j’ai la possibilité de vouloir ce qui est, ce qui reviendra. C’est-à-dire de le déter-miner. Je le veux en tant que je le détermine, en tant que je l’interprète. “Ainsi je le voulus”… Ainsi: i.e. en tant qu’interprété, en tant que mis en voie dans un nouveau dessein. “Ainsi je le voudrai” … Ainsi: i.e. en tant qu’interprétable à nouveau, en tant que pouvant être, à nouveau, mis en voie dans un nouveau dessein. Par conséquent ces “ainsi” portent à la fois sur la manière de vouloir qui interprète et transforme, et sur ce qui est voulu comme exposé à la créativité qui transforme ou interprète, à la créativité du vouloir.

Ainsi ma volonté apparaît comme déterminante et trans-formante. En cette manière il peut y avoir un sens à parler de responsabilité. Kant en effet disait: “Agis de telle façon que tu puisses désirer que ce que tu fais soit érigé en loi universelle.”

Mais le problème se pose de savoir si cette capacité de déterminer toujours est réelle ou une simple illusion. Autrement dit: la volonté est-elle limitée dans sa capacité de déterminer? Ou encore: ce qu’elle veut lui est-elle imposé en tant que formes possibles du monde, mais qui reviennent nécessairement en tant que ce monde, comme monde fini, n’a qu’un nombre fini de formes possibles? La capacité de déterminer de la volonté étant par le fait même et dans la même mesure limitée ou déterminée? Les formes que le monde a prises sont-elles arrêtées et fixées? Et vont-elles éternellement revenir? La finitude implique l’ouverture à de l’autre… comprend-on bien cette ouverture quand en fait on supprime l’autre en le réduisant à l’identique qui revient? Autrement dit: la limite de la finitude peut se penser comme limite d’un fini particulier renvoyant, comme limite, à un autre ou à de l’autre particulier ; elle peut aussi se penser comme limite du fini dans l’ensemble ouverte sur l’autre du fini dans l’ensemble. Alors cet autre du fini dans l’ensemble ne représente-t-il pas l’accès, en pensée, à l’infini? Mais l’infini, par définition, ne se détermine pas. Ce serait le rendre fini.

Le problème se pose aussi de savoir jusqu’où va le “sur” du surhomme. Il semble, pour éviter le dégoût du retour

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

de la médiocrité, qu’il faille se maintenir en continuelle tension de surpassement vers l’excellence ou le mieux. Mais le retour semble contredire l’infinitude du dépassement réclamée par la volonté de puissance qui en elle-même semble être poursuite de plus de puissance. Alors l’idée du surhomme, s’il y a retour, serait simplement l’expression d’une volonté d’échapper à la médiocrité, au laisser-aller, à la dégradation? Ou encore l’expres-sion d’un volontarisme finalement condamné à l’impuissance?

5. Sur l’identique et le même

Mais il est possible que la pensée de Nietzsche se soit emprisonnée dans l’image du sablier retourné et retourné indé-finiment pour rendre compte du mouvement de forces finies dont est constitué le jeu du monde ou de l’univers. À cet égard il peut être essentiel de voir ce qui est dit et ce qui peut être dit par l’expression : Die ewige Wiederkehr des Gleichen. Gleich peut signifier diversement. On peut le traduire par identique et par même, pareil, semblable. Il importe de regarder de près.

L’identique, comme dans l’expression «absolument iden-tique», ne laisserait de place pour aucune modification. Pas de place pour le changement. L’identique n’admettrait pas d’alté-rations. Pas d’altérations dans une entité donnée.

Le même, par contre, ainsi que peuvent le laisser entendre des expressions comme «c’est malgré les apparences le même», «c’est au fond la même chose», admet des modifications ou des modalités différentes. Le même est compatible avec certaines formes de changement. Le même peut admettre des altérations qui n’affectent pas, qui ne changent pas l’essence. Une entité finie admet de l’autre, i.e. des altérations qui modifient son apparence soit qualitative et quantitative, et aussi sa situation dans l’espace-temps. Une même entité finie admet des corrections, des améliorations, des changements. Elle admet des interprétations diverses. En autant que ces interprétations ne la font pas devenir une autre entité.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

D’ailleurs Nietzsche avait lui-même pris position contre le retour de l’identique. Par exemple dans Le Crépuscule de idoles, 1888, à la page 79 : « la réalité répétée (widederholt), mais triée, renforcée, corrigée. » Voilà autant de qualificatifs qui explicitent la marche de la volonté de puissance. La volonté de puissance répète mais en triant le plus fort, en le renforçant, en le corrigeant et l’améliorant. D’ailleurs l’interprétation de la pensée de l’éternel retour du même au lieu de l’identique paraît tout à fait conforme à ce qu’en dit Nietzsche en 1888, ainsi après les fragments devant constituer le livre de la volonté de puissance.

6. Éternel retour du même et reprise des possibles.

Dans l’expérience des origines anciennes ou dans l’expé-rience de quelque origine que ce soit, il y a d’implicite l’idée de possibilité. L’origine rend possible. Elle rend possible qu’advienne quelque chose. Elle rend possible que soit quelque chose. Elle offre un espace, une place pour que des réalités puissent advenir ou être. Et dans ce sens l’origine est ouverture d’un possible, de possibles; est ouverture de possibilité. On peut même dire que l’origine comme ouverture peut, c’est-à-dire possibilise. À ce titre l’origine ne saurait être réduite à la catégorie abstraite du seulement possible par opposition à la réalité. Catégorie à laquelle nous a habitués la philosophie traditionnelle. L’origine est source de réalités. De réalités ayant une forme achevée, arrêtée, déterminée et bien délimitée. De réalités ayant une caractérisation identitaire déterminée.

La forme identitaire déterminée, en tant que telle, impli-quée dans un devenir ou soumise à un devenir ne peut pas faire autrement, semble-t-il, que de se répéter dans la manifestation, que de revenir. Ce serait le retour de l’identique.

Mais l’origine, précisément comme ouverture qui rend possible, ne se laisse pas penser en regard du devenir comme répétition purement et simplement. On parlerait plutôt de relance, de reprise. Reprendre au sens de réassumer pour que soit maintenue ouverte l’ouverture, comme ouverture de possible précisément. Une origine, une origine ancienne, est une origine déterminée. Nietzsche la conçoit en effet comme une grande

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VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE

pensée, une pensée-évènement distincte de bien d’autres pensées, celles de tous les jours pourrait-on dire. Mais comme ouverture de possible précisément elle admet la différence dans les modalités de ce dont elle est origine, elle admet le changement dans les réalités qu’elle permet d’être. Et comme telle elle est origine du même. Du même qui, admettant des modifications, se différencie alors du purement identique.

Die ewige Wiederkehr des Gleichen, le retour éternel de l’identique, peut alors être infléchi, d’abord au plan de la traduction dans le sens du retour du même, et puis au plan de la pensée dans le sens de la reprise du possible. Le même n’est pas absolument fermé au changement. Les grandes pensées, selon Nietzsche, ont été origines pour le monde donné et ses articulations. D’autres grandes pensées peuvent être origines de modifications possibles de ce même monde. On pourrait bien alors comprendre le retour éternel du même compris comme reprise du possible.

Ce serait alors une interprétation de Nietzsche rendue possible dans la perspective de l’herméneutique philosophique contemporaine. Le possible repris dans des contextes toujours différents, avec des préalables toujours modifiés.

Permettre ainsi à l’œuvre de Nietzsche de signifier à nouveau et nouvellemet ou autrement pour le monde d’à présent. Dont les différences d’avec celui de Nietzsche ne sauraient jamais être relevées et calculées dans leur nombre et leurs parti-cularités par la recherche historiographique et la raison explicative, ni épuisées dans leur fonds de possibilités d’évocation pour la parole et la pensée créatrices.

Aller ainsi finiment plus avant. Sans préjuger dogmati-quement ni d’une fin, ni de la qualité ou de la nature de la fin. Un infinir possible? L’infini auquel aspirait Nietzsche? La fin d’une origine comme ouverture de possibles? Une origine comme assonance d’une autre origine, d’autres origines?

Ce serait en somme la vie du sens! Ce serait le chemi-nement du sens! L’interprétation comme cheminement du sens!

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CONCLUSION : SYNTHÈSE ET PERSPECTIVE

1. Synthèse critique

La pensée de Nietzsche paraît se développer selon quatre repères : temps, monde, devenir et être. C’est-à-dire le temps infini, le monde fini, le devenir comme éternel retour, et l’être comme stabilité ou permanence. L’éternel retour qui maintient le devenir et lui donne ainsi la durabilité ou stabilité de l’être.

On dirait que Nietzsche considère le temps comme une réalité en soi, d’une certaine façon en dehors du devenir des choses. Le temps comme éternité. Et cela contrairement à la conception traditionnelle qui définit le temps en tant que mesure du mouvement selon l’avant et l’après dans un espace donné; pas seulement la mesure du mouvement local de quelque chose, cependant, mais aussi de tout changement qui affecte les choses du monde. Ainsi le temps paraît rattaché aux choses, ne semble pas conçu en dehors d’elles. Et à cet égard, il serait marqué par la finitude. Comme le sont les choses elles-mêmes prises individuellement et aussi dans leur ensemble. Mais pour Nietzsche le temps semble plutôt présupposé à ce devenir ou mouvement du monde de choses finies. Il est, pour ainsi dire, en soi, infini ou éternel. Il est en quelque sorte le terrain de jeu illimité pour un monde en lui-même fini ou limité. Espace temporel illimité, infini. Étendue sans bornes. Espace comme étendue temporelle. Ou encore le temps comme

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

étendue spatiale. Selon le dictionnaire Le Robert Historique, en effet, la première signification de l’espace renvoie à la tempo-ralité, comme dans les expressions « en l’espace d’une heure », « en l’espace d’une année », « en l’espace d’un instant », etc. Ainsi le temps et l’espace apparaissent dans un rapport étroit. Tel est l’infini nietzschéen. Celui qu’entrevoient avec une grande crainte les aéronautes de l’esprit. D’autre part, le langage courant scientifique et philosophique exprime ce rapport étroit entre le temps et l’espace dans la formule assez constante espace-temps en français, ou en allemand Zeit-Raum, i.e. temps-espace. Espace et temps sont ainsi exprimés selon un rapprochement congénital, pour ainsi dire consubstantiel. En somme, une co-appartenance essentielle.

Puis pour Nietzsche, la vie, incluant le monde et l’humain, a le caractère du dionysiaque et est par conséquent mue par la double volupté de créer et de détruire. Thème emprunté à l’art de la tragédie. Création de nouvelles formes en lieu et place d’anciennes. C’est le mode même de fonctionnement de la volonté de puissance. Ainsi le monde ou la vie est volonté de puissance. Et rien d’autre, insiste Nietzsche.

Créer, du point de vue humain, c’est l’affaire des maîtres qui orientent vers de nouveaux desseins. Ils interprètent ainsi le monde, lui permettent de devenir autre indéfiniment; ils le mènent ainsi vers l’infini. C’est là l’avenir ouvert. Et c’est le monde redevenu infini, dit Nietzsche dans Le Gai Savoir. C’est dans cette perspective qu’il faut rassembler les fragments du passé et ainsi le sauver. Vouloir ainsi créer, recréer, transformer (umschaffen) le passé. Et encore dans le Crépuscule des idoles on retrouve la même idée de réalité reprise ou répétée (wiederholt), i.e. de la réalité renforcée, triée, corrigée. Et tout cela indéfini-ment, à l’infini. L’infini pouvant ainsi être compris comme un infinir.

Aller ainsi « finiment » plus avant. Sans préjuger dogma-tiquement ni d’une fin, ni de la qualité ou de la nature de la fin. Un infinir possible du monde à la manière dionysiaque? L’infini auquel aspirait tout au fond Nietzsche? Et qu’il aurait pu dire n’eût été sa conception du temps infini situé en dehors des choses, surplombant le monde fini ou l’entourant du dehors?

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CONCLUSION : SYNTHÈSE ET PERSPECTIVE

L’expérience des origines anciennes permet le surgis-sement d’origines nouvelles, dit encore Nietzsche. Une origine comme assonance d’une autre origine? La fin d’une origine comme ouverture de possibles? Il faut sauver le passé parce qu’il renseigne sur ce qui est originel. Car lui aussi fut originel. Et celui qui devient expérimenté à propos des origines anciennes, celui-là finit par comprendre quelque chose des origines nouvelles. Il développe le sens de l’origine. Il sait ce qu’il en est du commencement. Il sait ce que cela comporte faire com-mencer. Il sait les pensées qui sont à l’origine de notre bien, de notre mal, de nos valeurs en général. Et il pressent les pensées qui conduiront au surgissement d’autres valeurs, à l’éclosion d’autres arrangements des réalités, arrangements constitutifs d’autres mondes. Ces pensées sont les grands événements. Événements qui permettent le surgissement d’autres mondes. Cela serait la vie du sens! Ce serait le cheminement du sens! Ce serait l’interprétation comme cheminement du sens! Rappelons ce que dit Hegel : “Dans l’unité du devenir on ne doit pas laisser échapper la différence, car sans la différence on reviendrait à l’être abstrait. Le devenir n’est que la position de ce qu’est l’être dans sa vérité.” (Encyclopédie, Addition au § 88. Leçon reconstituée par von Henning. Cf. SERREAU, Hegel, p. 111.)

Comme on l’a proposé, le retour éternel du même serait la bonne traduction pour Die ewige Wiederkehr des Gleichen. Mais Nietzsche, en raison de sa conception de la finitude du monde et de l’infinitude du temps, invite plutôt à parler de retour éternel de l’identique. L’image du sablier pour illustrer cette mouvance a sûrement invité les traducteurs français à se rabattre toujours sur le retour de l’identique et non du même.

Mais ce faisant, Nietzsche pense le devenir en laissant échapper la différence. Et il revient à penser l’être en métaphy-sicien (ou théologien) comme opposé au devenir, i.e. l’être comme impliquant la stabilité, la fixité. Et, en fin de compte, il pense ainsi l’éternité comme l’éternité de la stabilité. Le devenir en ce monde revient à un simple brassage de ce qui est en fin de compte toujours identique. La différence n’y est plus vraiment. C’est le devenir sans la différence. Et pourtant nous avons vu à plusieurs reprises que Nietzsche fréquente les oppo-sitions, ne craint pas les contrastes, qu’il cherche la différence.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

La vie pour lui est dans son fond dif-férence, au sens où elle se porte vers l’autre, est quête du plus et ainsi de l’autre. Et cela selon les exigences de la volonté du puissance qui est, selon lui, essentiellement marche vers plus de puissance.

Cependant l’infini est troublant, effrayant. À l’horizon de l’infini, i.e. aux limites du fini s’ouvre un océan sans limite. Et cette immensité provoque le peur. Les aéronautes de l’esprit craignent d’échouer devant l’infini (Aurore). Rien n’est plus effrayant que l’infini, est-il dit encore dans Le Gai Savoir.

Est-ce que cette crainte aurait pu amener Nietzsche à renoncer au pouvoir créateur de l’interprétation, à la créativité de l’interprétation, à sa puissance novatrice et transformatrice pour l’idée de l’éternel retour, i.e. pour l’affirmation du retour de l’identique? Retour éternel de toutes choses toujours selon les mêmes caractérisations et distributions. Comme il est dit par Zarathoustra dans le paragraphe intitulé De la vision et de l’énigme. Et en cela même l’avenir novateur se referme. Ce cours répétitif des cycles constitutifs du monde est la plus puissante des pensées, dit Nietzsche. Et en même temps la plus lourde. Mais la puissance de cette pensée ne peut plus être celle de la volonté de puissance toujours en marche vers plus de puissance.

Et comment faut-il qu’il en soit ainsi? C’est que le monde, en lui-même, est fini. Il est un monde fixe de forces en mouvement, éternellement en mouvement et ainsi sans com-mencement ni fin. Et précisément parce que ce monde est fini, toutes ses forces ont déjà atteint leur détermination finale, et toutes les combinaisons de ses forces sont devenues en soi calculables et ont déjà été atteintes; voire elles ont dû être produites et reproduites un nombre incalculable de fois dans un temps éternel ou infini. Le monde joue son jeu in infinitum selon le retour infini de cas identiques. C’est la nouvelle conception du monde de Nietzsche.

Cette compréhension nietzschéenne du monde revient à la conception mécaniste ou mécanique du mouvement du devenir. Le monde s’y trouve à fonctionner mécaniquement. Pour Nietzsche il n’y a pas de cause finale, ou un but à atteindre. Et le devenir, en quelque sorte, est poussé en avant par une force ou une cause s’exerçant, pour ainsi dire, par en

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CONCLUSION : SYNTHÈSE ET PERSPECTIVE

arrière. Et comme ce monde est fini et engagé dans un devenir infini ou éternel, les mêmes causes reviennent à point nommé et avec elles les mêmes effets. Et ainsi la volonté est réduite à vouloir et revouloir l’identique. À vouloir la fin d’un cycle et le recommencement de ce cycle, indéfiniment. Le retour éternel ou le devenir éternel devient ainsi essentiellement une répétition. La volonté de puissance y perd son ressort intime lui permettant d’acquérir de plus en plus de puissance. Ainsi, l’éternel retour de l’identique semble entrer en contradiction avec l’idée fonda-mentale de volonté de puissance qui est essentiellement volonté de toujours plus de puissance. D’ailleurs l’idée de l’interprétation créatrice et novatrice pouvait se jumeler à cette volonté de puissance. Inconséquence majeure dans la pensée de Nietzsche!

Mais en cela même Nietzsche ne se débarrasse pas complètement des idées de commencement ni de fin. Ce sont en effet ces idées qui délimitent le cycle qui, lui, en tant qu’englobant le devenir répétitif de toutes choses en leur propre état, est répété indéfiniment.

D’autre part, selon son approche vitaliste du monde, le récit de l’histoire ne peut pas se contenter de relever et de considérer des faits. Car ceux-ci ne sont que des abstractions ou des découpures artificielles. Genre de réalités en soi. Mais il faut plutôt parler d’événements provoqués par la volonté de puissance créatrice. Il convient plutôt de créer l’histoire ou la suite des évènements en poète et en architecte de l’avenir. Il faut interpréter le sens i.e. ne pas en faire une abstraction sèche et dénudée, mais lui laisser une sorte d’atmosphère ou une ambiance comme une enveloppe de nuées où il peut indéfini-ment respirer, et vivre selon la puissance créatrice de la volonté. On pourrait comprendre ainsi le retour éternel du même comme reprise du possible. Ce serait une interprétation de la pensée de Nietzsche suggérée par la compréhension de l’hermé-neutique philosophique contemporaine. Le possible repris dans des contextes toujours différents, avec des préalables toujours modifiés. Mais tout ceci est abandonné ou contredit par l’idée de retour ou de répétition de l’identique.

Cette phase de la pensée nietzschéenne qui met en relief la volonté de puissance créatrice ou qui interprète en créant, en triant, en corrigeant, en transformant, a manifestement quelque

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

assonance avec l’approche phénoménologique de la réalité du monde développée au vingtième siècle. L’événement est ici compris comme avènement du sens selon les diverses interpré-tations qu’en font les humains. Y sont impliquées une ouverture du monde et aussi l’articulation de trajets empruntables par ces humains dans la poursuite de leur destin mortel à travers les choses. Ces humains sont même capables d’imaginer cette ouver-ture du monde comme débouchant sur quelque sorte d’après-vie. Un genre d’aura au-dessus de la finitude comme région non vraiment définissable du divin.

Mais l’idée de l’éternel retour de l’identique, on pourrait tout aussi bien dire : la répétition éternelle de l’identique, impliquant une mise de côté de l’interprétation créatrice telle qu’évoquée avec insistance par Nietzsche lui-même, fait disparaître toute ressemblance avec l’évolution du sens ainsi que la comprend la récente phénoménologie de l’interprétation.

2. Perspective

Cependant Nietzsche aurait pu interpréter Die ewige Wiederkehr des Gleichen comme éternel retour du même. Car, ainsi qu’on l’a vu plus haut, Gleich signifie autant même que identique. Cette correction permet la création, l’interprétation créatrice indéfiniment : Éternel retour du même… Le même est en effet compatible avec des changements qui n’atteignent pas l’identité fondamentale de quelque chose. Et alors le devenir, animé par la transformation créatrice de l’interprétation, peut être envisagé comme un infinir. Et le monde pouvant être ainsi considéré comme le nouvel infini. Un devenir considéré comme infinir, un devenir n’ayant ainsi pas de cesse ou n’ayant pas de fin, aurait la durabilité traditionnellement attribuée à l’être. Dans cette perspective le devenir et l’être ne seraient plus en opposition, mais se rejoindraient intimement. D’ailleurs Nietzsche souhaitait donner au devenir le caractère de l’être.

Enfin, selon la pensée heideggérienne, être c’est être manifeste. Ou être présent. Ce qui implique la venue et l’arrivée dans la manifestation. Et ces venue et arrivée équivalent à une sortie de la dissimulation ou du voilement. Elles s’avèrent alors un dévoilement, i.e. un passage du voilé au non voilé. De la

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CONCLUSION : SYNTHÈSE ET PERSPECTIVE

sorte, il y a de la mouvance en être. Être implique un devenir : devenir manifeste ou devenir présent de quelque manière. Alors être se trouve à dire un devenir. D’ailleurs, ce devenir fut expérimenté dès l’antiquité comme l’indique bien le mot αληθεια qui signifie non-voilement ou non-dissimulation. Mot qu’on a romanisé en veritas, francisé par vérité, traduit réguliè-rement en allemand par Wahrheit, et qui devient dans l’allemand heideggérien Un-verborgenheit. Ce dernier vocable signifiant non-dissimulation ou non-voilement. Ce qui sous-entend un dévoilement. C’est le sens originel de la vérité. Et cela dit exactement le devenir intrinsèque à l’être, i.e. devenir présent ou manifeste. Ainsi la vérité alèthéienne, i.e. la vérité ressourcée en l’αληθεια grecque, s’avère correspondre à la mouvance intrin-sèque à l’être. Être et vérité évoquent mêmement, i.e. le même. Et les deux disent devenir. Alors être, en vérité, s’avère devenir.

En somme, être équivaut à devenir manifeste. Et ceci implique une accession constante à la manifestation. Une espèce de joute alèthéienne. Le rapt ou l’arrachement continu de la manifestation à la dissimulation. Et comme le temps est associé à la mouvance du devenir, et cela selon la compré-hension philosophique traditionnelle, il en résulte que le temps doive être aussi associé à l’être. D’où l’imbrication ou l’équa-tion suivante : être=devenir=temps. Unité fondamentale.

C’est là un dépassement de la pensée de Nietzsche, qui elle-même ambitionne de surmonter la pensée philosophique traditionnelle, moyennant quelques contradictions cependant.

On l'aura compris, le trajet de ce livre voudrait dire à sa manière ce qu'il perçoit de créateur dans l'interprétation en regardant, à travers la conceptualité articulée par l'herméneutique gadamérienne, l'œuvre même de Nietzsche arrivant à notre présent selon la lecture heideggérienne. Mais pourquoi tous ces intermédiaires? Manque d'originalité, dira-t-on. Ou peut-être seule manière de sauver le passé de l’œuvre nietzschéenne sans céder à quelque nostalgie de l'antan, et de créer l'avenir, au présent, sans se perdre dans l'arbitraire de l'exorbité. Il y aurait ainsi toujours un sens à relire et à écrire.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

L'allure didactique de ce livre est manifeste. Rigoureu-sement une entreprise de professeur, qui croit du reste que la pensée affecte la réalité, surtout au-delà de la portée des canons officiels de l'efficacité.

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NOTES BIOGRAPHIQUES

Friedrich Wilhelm Nietzsche

Friedrich Wilhelm Nietzsche (notes biographiques) Naissance le 15 octobre 1844, à Röcken (Allemagne),

près de Leipzig. Décès le 25 août1900, à Weimar (Allemagne). Famille de croyance luthérienne, qui s’installe à

Naumburg en 1850-1858. F. Nietzsche apprend le piano vers l’âge de neuf ans. Il

deviendra un pianiste remarqué entre autres pour ses improvisations.

À l’âge de 10 ans (1854) il entre au collège de Naumburg. Étudiant brillant et studieux.

Quatre ans plus tard (1858) il est admis au collège réputé de Pforta. Il y fait ses Humanités (accent mis sur la théologie) jusqu’en 1864.

En 1864-1865, il entre à l’université de Bonn où il étudie principalement en philologie.

De 1865 à 1869, il est à l’université de Leipzig où il a suivi Friedrich Wilhelm Ritchl professeur en philologie. Il poursuit les études en philologie et il découvre entre autres Diogène Laërce, Démocrite, et Schopenhauer auteur de Le monde comme volonté et comme représentation. On peut comprendre que le titre de cet ouvrage ait pu être un peu à l’origine de l’idée nietzschéenne de volonté de puissance comme déterminant fondamental du monde.

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

En 1869, à l’âge de 24 ans, Nietzsche est nommé à l’université de Bâle comme professeur de philologie. Il y restera jusqu’en 1879. Son travail en philologie qu’il accomplit d’ailleurs minutieusement est loin de le satisfaire. Il y laisse sa santé. C’est au cours de cette période, néanmoins, qu’il entre en contact avec les présocratiques, surtout Héraclite qui correspond mieux avec ses propres intuitions philosophiques, et les Tragiques grecs. C’est d’ailleurs à ce moment qu’il écrit La Naissance de la tragédie. Il projette différents essais dont quatre seront conduits à terme dont la Considération inactuelle portant sur David Strauss. Et il se lie d’amitié avec Richard Wagner.

Vers 1875 Nietzsche tombe gravement malade. Crises de paralysie, nausées, diminution importante de la vue.

En 1878 il rompt avec Wagner. Et en 1879 il quitte l’enseignement et obtient une pension en raison de son mauvais état de santé.

De 1879 à 1888 Nietzsche fait de nombreux voyages et séjours en Italie, Suisse et France. C’est dans cette période d’errance qu’il écrit ses principales œuvres qui se retrouvent toutes dans la bibliographie figurant à la fin de ce livre.

En 1887 et 1888 sa santé se détériore très rapidement. Il quitte Gênes et Turin à la fin du printemps 1888 et se rend à Sils-Maria dans les Alpes suisses pour un septième séjour à cet endroit. Le 20 septembre il quitte Sils-Maria pour revenir à Turin.

Au début janvier 1889, c’est l’effondrement de Nietzsche dans la folie. Son ami Franz Overbeck accourt à Turin et ramène Nietzsche à Bâle le 10 janvier. On l’introduit dans une clinique pour aliénés. Le 17 de ce mois Nietzsche est transféré dans une clinique à Iéna.

En 1890, soit le 24 mars, on déplace Nietzsche dans un quartier privé d’Iéna. C’est sans doute à cet endroit que sa mère Franziska et sa sœur Elizabeth prennent soin de lui.

En 1897, le 20 avril, mort de la mère de Nietzsche. Et le 20 juillet, on déplace Nietzsche à Weimar. Endroit où se trouvent les Archives Nietzsche dirigées par sa sœur.

En 1900, 25 août, Nietzsche décède à Weimar et est inhumé à Röcken, son village natal.

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BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de Nietzsche

NIETZSCHE, Friedrich, Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard.

OPC XII tomes, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard

NT1 Tome I, vol. 1 La naissance de la tragédie et Fragments posthumes 1869-1872

NT2 Tome I, vol. 2 Écrits posthumes 1870-1873

CI1 Tome II, vol. 1, Considérations inactuelles I et II et Fragments posthumes 1872-1874

CI2 Tome II, vol. 2, Considérations inactuelles III et IV et Fragments posthumes 1874-1876

HTH1 Tome III, vol. 1, Humain, trop humain et Fragments posthumes 1876-1878

HTH2 Tome III, vol. 2, Humain, trop humain et Fragments posthumes 1878-1879

A Tome IV, Aurore et Fragments posthumes 1879-1881

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

GS Tome V, Le Gai Savoir et Fragments posthumes 1881-1882

Z Tome VI, Ainsi parlait Zarathoustra

PBM Tome VII, Par-delà bien et mal

GM La généalogie de la morale

CW Tome VIII, vol.1 Le cas Wagner

CI Crépuscule des Idoles

AC L'Antéchrist

EH Ecce Homo

NW Nietzsche contre Wagner

DD Tome VIII, vol. 2 Dithyrambes de Dionysos

PF Poèmes et fragments poétiques posthumes 1882-1888 (édition bilingue)

FP9 Tome IX, Fragments posthumes Été 1882-printemps 1884.

FP10 Tome X, Fragments posthumes Printemps-automne 1884.

FP11 Tome XI, Fragments posthumes Automne 1884-automne 1885.

FP12 Tome XII, Fragments posthumes Automne 1885-automne 1887.

FP13 Tome XIII, Fragments posthumes Automne 1887-mars 1888.

FP14 Tome XIV, Fragments posthumes Début 1888-début janvier 1889.

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Au sujet de l'auteur

Né en 1928 à Saint-Joseph du Madawaska au Nouveau-Brunswick dans une famille paysanne, l'auteur fait ses études classiques au Collège de Saint-Laurent à Montréal. Il étudie ensuite en théologie dans les années 50 pour ensuite enseigner au Collège de Saint-Laurent. Il obtient une licence (maîtrise) en philosophie à Paris en 1961.

Tout en enseignant cette matière toujours au même collège, il entreprit en 1963 une scolarité de doctorat en philosophie à l'Université de Montréal. De 1964 à 1967, il travailla sur la pensée de Martin Heidegger, à Freiburg im Breisgau, sous la direction de Bernhard Welte. "Monde et être chez Heidegger" lui permit d'obtenir le doctorat en philosophie de l'Université de Montréal en 1968. Il devint professeur de philosophie allemande contemporaine à l'UQAM de 1970 à 1993, moment où il prit sa retraite. Pendant cette période, il joint à l'enseignement différentes tâches de direction dans la même université : Module de philosophie de 1978 à 1980; Département de philosophie de 1980 à 1985; Programmes d'études interdisciplinaires sur la mort de 1985 à 1990. C'est en dirigeant ces derniers programmes qu'il fonda la revue Frontières, organe de recherche et de diffusion sur différentes problématiques de la mort et du deuil.

"Monde et être chez Heidegger", 584 pages, a été publié aux Presses de l'Université de Montréal en 1971. Publication d'articles en philosophie dans différentes revues, et collaboration à quelques collectifs. Puis en 1990, "Herméneutique", 211 pages, parut chez Fides.

Retraité de l’enseignement en 1993, et au fil de l’actualité des années qui suivirent le référendum de 1995, l’auteur tra-vailla sur un projet de philosophie du langage et de l’histoire appliquée au Québec. Ce qui donna le livre "Un peuple et sa langue", publié par Fondation littéraire Fleur de Lys en 2004.

À partir des années 2000, dans le contexte de rencontres avec un groupe d’amis, il élabora "Mots de Noël" paru pour la première fois en 2004 chez Fondation littéraire Fleur de Lys, et en trois autres éditions progressivement augmentées publiées

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

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par le même éditeur en 2007, 2010 et 2016. Avec la dernière édition se termine l’expérience des Mots de Noël.

En 2015, l’auteur nous propose "Régime de l’être", con-dition humaine, en suite d’une longue fréquentation des œuvres de Martin Heidegger.

En 2016, il nous offre un essai sous le titre "Mythes Religions Laïcité" sous-titré "Une aire de liberté" et, en 2017, un recueil de textes sous le titre "Mort humaine… suprême Séjour en Être".

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Communiquer avec l'auteur

Adresse électronique

[email protected]

Pages dédiées aux livres de Fernand Couturier sur le site web de la Fondation littéraire Fleur de Lys

Un peuple et sa langue – Pour l’avenir du Québec

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Mots de Noël – Grâces à la clairière de l’être

Quatrième édition augmentée

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.2.html

Régime de l’être – Condition humaine Heidegger en opuscule

Deuxième édition augmentée

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Mythes Religions Laïcité – Une aire de liberté

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Mort humaine… suprême Séjour en Être Recueil de textes

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Notes de cours

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Table des matières

AVANT-PROPOS .....................................................................7

PRÉFACE..................................................................................9

INTRODUCTION ...................................................................11

1. Particularités de la pensée de Nietzsche ........................11

a. Fréquentation des extrêmes....................................11 b. Effets de voyage.....................................................13 c. Trouer l'habituel .....................................................14 d. Devenir autre pour être soi.....................................14 e. Pensée inspirée plutôt que besogneuse ..................15 f. Invitation à prendre le large ...................................18

2. Renversement des valeurs..............................................19

a. Critique des valeurs anciennes...............................19 b. Instauration de nouvelles valeurs...........................19

3. Quatre idées fondamentales ...........................................20

4. Méthode .........................................................................20

I. L’ART DE LIRE OU LA PHILOLOGIE ............................23

1. Ambivalence de Nietzsche vis-à-vis la philologie.........23

a. Aspect positif .........................................................23 α. Éléments de l'art de lire....................................24 β. L'art de lire transposé aux sciences..................25 γ. Retour au texte .................................................26 δ. Objectivisme ou subjectivisme ........................27 ε. Dépouiller une pensée de ses interprétations ...27

b. Aspect négatif ........................................................28 c. Ambivalence ..........................................................30

α. Méthode vs créativité.......................................30 β. Philologie pour et dans la philosophie .............31 γ. Un art de bien lire modifié ...............................32

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

2. Philologie, sciences et philosophie ..............................35

a. Vers la réalité par les sciences naturelles...............35 b. Savant et affairement vs libre penseur

et méditation...........................................................36 c. Savant et philosophe ..............................................38

3. Science et philosophie....................................................39

a. La science détrône la philosophie ..........................39 b. Réduction de la philosophie...................................40 c. Philosophie: jeu dangereux ....................................42 d. Contraste entre savant et philosophe......................44

α. Qualités et défauts de l'esprit objectif ..............44 β. Philosophe: homme complémentaire

de tout le reste ..................................................46 γ. Philosophe: pas un critique ..............................46 δ. Philosophe: pas un ouvrier de la philosophie ..47 ε. Philosophe: créateur de valeurs .......................48 ζ. Créer et commander.........................................48 η. Philosophe de l'avenir et grandeur ...................51 θ. Philosophe par hérédité....................................54 ι. Philosophe aristocrate ......................................59

Résumé...............................................................................61

II. SENS ET INTERPRÉTATION ..........................................63

1. Langue, écriture et pensée............................................64

a. Langage-obstacle ...................................................64 α. Mot-barrière .....................................................65 β. Langage instrument de la pensée .....................67 γ. Langage, communication et vulgarisation .......72

b. Les choses ont besoin d’accéder à la parole ..........74 α. La parole vient de l’écoute...............................74 β. Séparatisme des noms ou sectionnement

onomastique .....................................................75 γ. Retour de la langue au naturel du langage imagé80

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TABLE DES MATIÈRES

2. Compréhension, aphorisme et interprétation ...............89

a. Nietzsche destiné à l’incompréhension..................91 b. Compréhension comme accès conditionné

à l’écrit, au discours ...............................................94 α. Vouloir et ne pas vouloir être compris.............94 β. Sélection de ceux qui vont comprendre ...........95 γ. Raisons de cette sélection ................................97

c. L’aphorisme demande un commentaire, une ré-écriture, des interprétations.........................98

d. La lecture, comprenant, interprète ou change le lecteur et le texte.............................106

3. Sens, interprétation et force .......................................107

a. Infinité d’interprétations possibles du monde......107 b. Devenir, évolution, histoire..................................112

α. Principe de la recherche historique ................113 β. Utilité et but comme symptômes ...................115 γ. Histoire et devenir sans nécessité ..................116 δ. Fluidité du sens ..............................................117 ε. La vie est volonté de puissance......................118

c. Le processus d’interprétation s’accomplit dans la nomination ...............................................124

d. L’origine du langage est la manifestation de la puissance des maîtres ..................................125

e. Créer et détruire en nommant ..............................126

III. VOLONTÉ DE PUISSANCE: MONDE ET HOMME..131

1. Dionysisme et volonté de puissance ..........................132

2. Causalité de la volonté ...............................................138

3. Monde et homme comme volonté de puissance ........141

4. Volonté de puissance et surhomme............................152

a. Premier paragraphe: le déclin de Zarathoustra ....156 b. Deuxième paragraphe: Déclin de Zarathoustra,

le saint et mort de Dieu .......................................158 c. Troisième paragraphe: .........................................162 d. Quatrième paragraphe..........................................166

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NIETZSCHE – Langage et interprétation

e. Cinquième paragraphe: le dernier homme...........172 f. Sixième paragraphe:.............................................175 g. Septième paragraphe:...........................................178 h. Huitième paragraphe:...........................................179 i. Neuvième paragraphe: .........................................181 j. Dixième paragraphe .............................................183

IV. MORT DE DIEU ET NIHILISME..................................187

1. Dernier homme et nihilisme.......................................187

2. “Nous avons tué Dieu”...............................................187

3. Avènement du nihilisme ............................................194

4. Degrés du nihilisme ...................................................199

5. Critique du nihilisme en tant qu’état psychologique .199

a. Fin, unité, être : cause du nihilisme .....................203 b. Critique du nihilisme : ses résultats .....................205 c. La fable du vrai monde ........................................211

V. « SAUVER LE PASSÉ »..................................................217

1. Interprétation: devenir et passé ..................................217

2. Passé : histoire et vie..................................................219

1. Comment la vie a besoin de l'histoire. .................221 2. Comment un excès d’histoire

est dangereux. pp. 251 sq.....................................226

3. Comment sauver le passé...........................................233

4. Comment le passé est livré ........................................238

5. L’avenir dans la noblesse...........................................241

6. Avoir le sens de l’origine...........................................244

3. Discours aux disciples: la rédemption .......................250

4. Réplique du bossu ......................................................254

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TABLE DES MATIÈRES

VI. CRÉATION ET ÉTERNEL RETOUR DE L’IDENTIQUE..........................................................257

1. Création et interprétation ...........................................258

a. Création................................................................258 b. Rôle de l’interprétation ........................................260

2. Anéantissement et rédemption du passé ....................263

3. L’individu en tant qu’expérimentation ......................267

4. Éternel retour de l’identique ......................................267

5. Sur l’identique et le même .........................................281

6. Éternel retour du même et reprise des possibles. .......282

CONCLUSION : SYNTHÈSE ET PERSPECTIVE .............285

1. Synthèse critique........................................................285

2. Perspective .................................................................290

FRIEDRICH WILHELM NIETZSCHE

Notes biographiques.........................................................293

Bibliographie....................................................................295

* * *

Au sujet de l'auteur ................................................................297

Communiquer avec l'auteur ...................................................299

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Achevé en

Décembre 2017

Édition, composition et distribution

Fondation littéraire Fleur de Lys inc.

Adresse électronique

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Site Internet

www.manuscritdepot.com

Imprimé à la demande au Québec à compter de

Décembre 2017

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Le contenu de ce livre est le reflet quelque peu modifié

d’un cours offert aux étudiants de la faculté de philosophie de l’UQAM (Université du Québec à Montréal) à l’hiver 1993.

Nietzsche est reconnu comme le philosophe de la Mort de Dieu, du Surhomme, de la Volonté de puissance et de l’Éternel retour de l’identique. De ces idées il est évidemment question. Et elles y reçoivent comme ensemble une critique qui leur déniche une importante inconséquence interne.

Mais cette œuvre nietzschéenne offre aussi une large part à la nature du Langage ainsi qu’à l’Interprétation. Cette dernière reçoit une attention particulière. Nietzsche la présente comme la tâche dévolue à la lecture accomplie par tout esprit libre. Il convient en effet de lire dans une perspective créatrice et transformatrice pour ce qui vient.

Le lecteur est ainsi invité à devenir poète de l’avenir. Poète herméneute dont la parole créatrice sauve le déjà dit en le hissant dans l’ouverture d’une nouvelle origine et en l’adaptant à ses propres exigences.

L’interprétation prend ainsi le relais dans le cours du langage créateur.

Le premier éditeur libraire québécois sans but lucratif en ligne sur Internet

manuscritdepot.com

ISBN 978-2-89612-549-4