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Nitrate: un polluant de longue durée André MARIOnl (*) NDLR : Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur et de cc Pour la Science " La durée de résidence dans le sol de l'azote apporté par les engrais est très longue. Les nitrates qui polluent aujourd'hui les nappes aquifères résultent de nombreuses années de fertilisation. L'azote, constituant des protéines et de nos gènes, et nutriment esse ntiel des plantes, est, avec l'eau et le carbone, l'élément dont le cycle natu rel est le plus perturbé par les activités humaines. Sur la frange superficie lle de la Terre, l'azote est principalement présent dans la molé- cule diazote, formée de deux atomes d'azote (N 2 ), qui entre pour quatre cinquièmes dans la composition de l 'atmosphère (soit 39 x 10 20 grammes d'azote) . La fixation, transfo rmation de cette molécule en, composés , organiques ou minéraux, où l'azote est combiné, était de l'ordre de 100 milliards de kilogrammes d'azote par an dans la période préindustrielle. Elle était principa- lement l'oeuvre de bactéries , terrestres ou aqua- tiques , 'et des algues bleues. Aujourd 'hui, les pro- ductions d'engrais, combustions et cultures de légumineuses ont plus que doublé la quantité fixée annuellement. Cette perturbat ion a des conséq uences dans l'atmosphère, localement, par la formation de smog et la chute de pluies acides dus à des excès d'oxydes d'azo te gazeux, mais aussi à l'échelle globale : les bulles d'air piégées dans les glaces polaires enregistrent depuis le Xlx e s ièc le une augmen ta tion de la concentration d'oxyde nitreux dans l'atmosphère, qui est actuel- lement de 0,3 pour cent par an. Dans ces glaces, notamment au Groen land, une augmentation de la concentration en nitrate a aussi été mesurée, de 40 parties par milliard vers 1750 à plus de 120 parties par milliard aujourd 'hui. La composition chimique des eaux souter- raines ou de surface est aussi modifiée : elle contient de plus en plus de nitrate. Parmi les plus grands réservoirs d'eaux souterraines, beaucoup présentent des qualités chimiques ou bactériolo- giques satisfaisantes pour des usages domes- tiques, à l'excep tion d'un critère , le nitrate, dont la concentration dépasse la norme de potabilité de 50 milligrammes par litre, établie par l'Orga- nisation Mondiale de la Santé. L'élévation de ces co nce ntra t ions a comme ncé dès la fin des (*) André MARIOTTI est Pierre et Marie Curie, a Pans , ou Il dirige 1UMR 76 18 INRA/CNRS . OCTOBRE-DÉCEMBRE 1998 - 97 - années 1950 et, dans la plupart des régions du globe, elle se poursuit encore . Le nitrate (ion négatif formé d'un atome d'azo- te et de trois atomes d'oxygène, N0 3 -) est au coeur du cycle de l'azote. Il est synthétisé dans le sol par l 'action de bactéries qui transforment d 'abord en ammonium (ion pos it if formé d'un atome d'azote et de quatre atomes d'hydroq ène, NH 4 +) une partie de l'azote contenu dans ies matières organiques mortes du sol (c'est la miné- ralisation), puis oxydent "ammonium en nitrate (c'est la nitrification) . Le nitrate est stable en présence d'oxygène , dans les sols aérés que l'on peut cultiver. Il est chargé négativement et il n'est pas retenu par les collo ïdes arg ileux ou organiques du sol, eux aussi chargés négativement : il est facilement dissous dans l 'eau d'infiltration, qui l'entraîne dans les nappes aquifères. L'ion nitrate , fabriqué à part ir de matières organiques , peut être retransformé en matières organiques (c'est la réorganisation) ; nutriment des plantes, il est aussi co nsommé par la biomas se des so ls , bactéries ou champignons, et contribue, via ces micro -organismes , à la synthèse de matières organiques du sol, puis d'humus. Ces réorganisa- tions, minéralisations et oxydations successives constituent le cycle interne de l'azote dans le sol (fig. 1). La perturbation du cycle de l'azote dans les agrosystèmes est exemplaire des défis que l'agri- culture du XXle siècle devra affronter. Depuis le début du xx e siècle, en effet, la productivité agri- cole a augmenté grâce aux engrais et aux pro- duits phytosanitaires, générateurs de pollutions des sols, des eaux et de l'atmosphère. Dans les prochaines années, nous devrons maintenir la p roductivité , voire l 'accro ître encore , tout en réduisant ces pollutions. Le cas des nitrates illustre l'intérêt de l 'ap- proche géoch imique des questions d'environne- ment. Au-delà de l'identification chimique d'un composé poll uant, nous dé te rminons deux données essen tie lles : l'origine du composé et son temps moyen de résidence dans le milieu. Nous avons ainsi mont ré que l'azote con tenu dans les nitrates lessivés a été introdui t dans le so l plusieurs années auparavant et que les POLLUTION ATMOSPHÉRIQUE

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Nitrate: un polluant de longue durée

André MARIOnl (*)NDLR : Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur et de cc Pour la Science "

La durée de résidence dans le sol de l'azote apporté par les engrais est trèslongu e. Les nitrates qui polluent aujourd'hui les nappes aquifères résulten t denombreuses années de fertilisation.

L'azote, constituant des protéines et de nosgènes, et nutriment esse ntiel des plantes, est,avec l'eau et le carbone, l'élément dont le cyclenatu rel est le plus perturbé par les activitéshumaines. Sur la frange superficie lle de la Terre ,l'azote est principalement présent dans la molé­cule diazote, formée de deu x atomes d'azote(N2), qui entre pour quatre cinquièmes dans lacomposition de l'atmosphère (soit 39 x 10 20

grammes d'azote) . La fixation, transfo rmation decette molécule en, composés , organiques ouminéraux, où l'azote est combiné, était de l'ordrede 100 milliards de kilogrammes d'azote par andans la période préindustrielle. Elle était principa ­lement l'œuvre de bactéries , terrestres ou aqua­tiques , 'et des algues bleues. Aujourd 'hui, les pro­ductions d'engrais, combustions et cultures delégumineuses ont plus que doublé la quantitéfixée annuellement.

Cette perturbat ion a des conséq uences dansl'atmosphère, localement , par la fo rmation desmog et la chute de pluies ac ides dus à desexcès d'oxydes d'azote gazeux, ma is aussi àl'échelle globale : les bulles d'air piégées dansles glaces po laires enregistrent depuis le Xlxesièc le une augmen tation de la concentrationd'oxyde nitreux dans l'atmosphère, qui est actuel­lement de 0,3 pour cent par an. Dans ces glaces ,notamment au Groen land, une augmentation dela concentration en nitrate a aussi été mesurée,de 40 parties par milliard vers 1750 à plus de120 parties par milliard aujourd 'hui.

La composition chimique des eau x souter­raines ou de surface est aussi modifiée : ellecontient de plus en plus de nitrate . Parmi les plusgrands réservo irs d'eaux souterraines, beaucoupprésentent des qualités chimiques ou bactériolo ­giques satisfaisantes pour des usages domes­tiques, à l'excep tion d'un critère , le nitrate , dont laconcentration dépasse la norme de potabilité de50 mi ll igram mes par lit re, étab lie par l'Orga­nisation Mondiale de la Santé. L'élévation de cesco nce ntra t ions a co mme ncé dès la f in des

( *) André MARIOTTI est profe.sse~r .à rUniv~rsitéPierre et Marie Curie , a Pans , ou Il dirige 1UMR76 18 INRA/CNRS.

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années 1950 et, dans la plupart des régions duglobe, elle se poursuit encore .

Le nitrate (ion négati f formé d'un atome d'azo­te et de trois atomes d'oxygène, N03- ) est aucœur du cycle de l'azote. Il est synthétisé dans lesol par l'action de bactéries qui transformentd'abord en ammonium (ion pos it if formé d'unatome d'azote et de quatre atomes d'hydroq ène,NH 4+) une partie de l'azote contenu dans iesmatières organiques mortes du sol (c'est la miné­ralisation), puis oxydent "ammonium en nitrate(c'est la nitrif ication) .

Le nitrate est stable en présence d'oxygène ,dans les sols aérés que l'on peut cultiver. Il estchargé négativement et il n'est pas retenu par lescollo ïdes arg ileux ou organiques du sol, euxaussi chargés négativement : il est facilementdissous dans l'eau d'infiltration, qui l'entraînedans les nappes aquifères. L'ion nitrate , fabriquéà part ir de matières organiques , peut êtreretransformé en matières organ iques (c'est laréorganisa tion) ; nutri ment des plan tes, il es taussi co nsommé par la biomas se des so ls ,bactér ies ou champignons, et contribue , via cesmicro-organismes , à la synthèse de matièresorganiques du sol, puis d'humus. Ces réorganisa­tions , minéralisations et oxydations successivesconstituent le cycle interne de l'azote dans le sol(fig. 1).

La perturbation du cycle de l'azote dans lesagrosystèmes est exemplaire des défis que l'agri ­culture du XXle siècle devra affronter. Depu is ledébut du xxe siècle , en effet , la productivité agri­cole a augmenté grâce aux engra is et aux pro­duits phytosanitaires, générateurs de pollutionsdes sols, des eaux et de l'atmosphère. Dans lesprochaines années, nous devrons maintenir laproductivité , voire l'accroître encore , tout enréduisant ces pollutions.

Le cas des nitrates illustre l'intérêt de l'ap­proche géoch imique des ques tions d'environne­ment. Au-delà de l'identification ch imique d'uncomposé poll uant, nous dé te rminons deuxdonnées essen tie lles : l'origine du composé etson temps moyen de résidence dans le milieu .Nous avons ainsi montré que l'azote con tenudans les nitrates lessivés a été introdui t dans leso l plusieurs années auparavant et que les

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Figure 1.Le cycle de l'azote a été fortement perturbé par la fixation artific ielle du diazote atmosphérique en engrais (a). La

quantité d'azote ainsi injectée dans le sol est le double de celle fixée naturellement, surtout par les racines des planteslégumineuses et par des bactéries du sol (b). L'azote est stocké dans les matières organiques du soi. Celles-ci sont

minéralisées en ammonium (c), stabilisé par son association électrostatique avec les colloïdes argi leux . La nitrificationde l'ammonium (d), produit du nitrate, qui est assimi lé par les plantes (e), réorganisé en matières organiques (f), lessivédans la nappe aquifère (g), ou réduit par des bactéries dénitrificatrices (h). Le lessivage et la réduction de trop grandes

quantités de nitrate sont à l'origine de pollutions , de l'eau mais aussi de l'atmosphère: la dén itrification produit dudiazote , mais aussi de l'oxyde nitreux , gaz à effet de serre et destructeur de l'ozone stratosphérique.

matières organiques du sol en sont la principalesource. Ces matières organiques du sol produc­trices de nitrates peuvent aussi les éliminer mais,dans le cycle très complexe de l'azote, on courtsans cesse le risque de transférer vers l'atmos­phère la pollution du sol et de l'eau : aussi lesbilans écologiques raisonnables et les tentativesde dépollution prennent-ils en compte l'ensemblede la biosphère.

Les agriculteurs ne ferti lisent pas trop

L'agriculteur est en grande partie responsablede l'accroissement des concentrat ions de nitratedans les nappes aquifè res. Tou tefois , aujour­d'hui, les agriculteurs savent épandre les engraisafin que les pertes restent faibles . Examinons,par exemple, le bilan azoté d'une culture de blé.Si l'objectif de production est de 85 quintaux àl'hectare , il co nvient de fourni r à la p lante255 ki logrammes d'azote par hectare . Lesmatières organiques du sol en apportent une par-

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t ie par minéralisation et par nitrif icat ion, et lereste provien t des engrais, principalement sousforme de nitrate et d'ammonium. Même lorsquela fertilisation azotée est bien gérée (analysepréalable des sols, mesure des reliquats d'azoteavant la fertilisation , utilisation de modèles de fer­ti lisation et deiog iciels) , des pe rtes se .produisent: les eaux d'infiltration emportent desnitrates. Ces pertes ne dépassent généralementpas 30 kilogrammes d'azote par hectare et paran, soit 11,5 pour cent seulement de la quantitétotale mise en jeu pour la cultu re. Peu desystèmes techniques fonctionnent avec aussi peude pertes. Malheureusement, ces faibles pertesrelatiyes, dissoutes dans la lame d'eau qui s'in­filtre en climat tempéré , sont à l'origine d'uneconcentration de 53 milligrammes de nitrate parlitre en moyenne, déjà supérieure à la norme depotabilité.

Comment réduire ces concentrations ? Lesagricu lteurs pourraie nt-i ls réduire les pertes parune gestion encore meilleure de la fertilisation etun contrôle plus fin du cycle de l'azote dans le

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CONCENTRATION EN NITRATEDE LA NAPPE

(EN MILLIGRAMMES PAR LITRE)

Figure 2.La conce ntration en nitrate augmente dans la nappe aquifère de la Brie à cause de l'épandage

d'engra is azotés . Bien que les agriculteurs maîtrisent mieux cet épandage depuis quelquesannées , la norme de potabilité de l'eau, de 50 millig rammes par litre, est dépassée, comme dans

la plupart des régions de grande cultures.

sol ? C'est peu vraisemblable, pour deux raisons.D'abord , le lessivage des nitrates dépend beau­coup de paramètres incontrôlables, tels que latempérature ou la pluviom étrie . Ens uite, lesnitrates lessivés au cours d'une année donnée neproviennent que pour une toute petite part du les­sivage direct des engrais apportés cette année­là : leur origine principale est la matière orga­nique du sol, qui stocke l'azote pendant très long­temps.

A la station INRA de Châlons-en-Champagne,avec Bernard NICOLARDOT , nous suivons lesflux des minéraux qui sortent du sol dans leseaux d'infi ltration , à l'aide de cases expérimen­tales. Il s'agit de cubes de sol non perturbé dedeux mètres de côté, dont les flancs latéraux sontmurés et dont le plancher est une plaque d'inoxperforée : nous recueillons, dans un espace videsitué au-dessous, l'eau qui a traversé la case etnous l'analysons.

Chaque année, le sol est fertilisé en surfaceavec l'équivalent de 150 kilogrammes d'azote parhectare. En 1982, nous avons utilisé un engraisqui contenait un isotope stable de l'azote, raredans le milieu naturel, l'azote 15 (dont le noyauatomique contient 15 protons et neutrons, au lieude 14 dans la forme d'azote la plus répandue).Depuis 16 ans , des nitrates conte na nt cesatomes d'azote 15 ressortent de la case expéri­mentale à deux mètres de profondeur, à raison,chaque année, de 1 à 1,5 pour cent de l'apportinitia l de 1982 (fig . 3) . La même expé riencemontre qu 'un sel non réact if (qui n'e st pas,

comme le nitrate, réorganisé dans le sol), tel lechlorure , appliqué dans les mêmes cond itions ,est éliminé en trois ou quatre ans.

L'azote apporté sous forme d'engrais et quin'est pas consommé dans l'année par les plantesreste donc longtemps dans le sol. Il est réorga­nisé en matières organiques à renouvellementrapide qui participent au cycle interne de l'azote,que nous avons déc rit au début de cet artic le.Les matières organiques se minéralisent progres­sivement, puis sont nitrifiées et elles libèrent desnitrates dans le milieu. Les nitrates lessivés pro­viennent donc en partie de fuites de ce cycle, quisurviennent à toute époque de l'an née. Parexemple , l'hiver, si la température remonte etqu'il pleut, les bactéries qui assurent la minérali­sation et la nitrification reprennent leur activitéalors qu'aucune plante en période de forte crois­sance ne consomme le nitrat e : ce lui-ci estemporté dans la nappe aquifère.

Des pertes faibles, mais durables

Sur 15 ans, alors qu'il sort en moyenne du sol38 kilogra mmes d'azo te par hectare et par ansous forme de nitrate, la perte moyenne annuellecorrespondant à l'apport de 1982 est de seule­ment 0,7 ki lo gramme d'azo te par hect ar e.Chaque appor t annuel est donc respo nsabled'une petite perte annuelle, mais pendan t trèslongtemps : ces pertes s'additionnent, expliquantles grandes quantités de nitrate perdues après

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Fig. 3.Les nitrates lessivés au cours d'une année ne proviennent que pour une faible part des engrais apportés cette année là.

Ces derniers sont surtout utilisés par les plantes et réorganisés en matières organiques du sol (en haut, les chiffrescorrespondent à une année). La part, dans la perte annuelle . de l'azote apporté une année donnée décroît lentement

au cours de ladouza ine d'années suivantes (courbe).

une quarantaine d'années de fertilisat ion réguliè­re.

Cet énorme tampon de matiè re azotée quesont les matières organ iques mortes du sol etl'humus (environ 50 000 milliards de kilogrammesd'azote sur Terre) est donc une source importan­te des nitrates lessivés , et qui les produit lente­ment. Nous ne comprendrons complètement lecycle de l'azote que lorsque nous aurons défini etcaractérisé les différents types de matières orga­niques impliqués dans le cycle in terne court(o rganisatio n et miné ralisation), et que nousconnaîtrons leur comportement à long terme etleurs interactions avec les transferts d'eau.

Nous pouvons toutefois dès à présent propo­ser une modélisation simple de l'accroissementdes concentrations de nitrate dans les nappes,en additionnant les pertes co rrespondant auxapports annuels successifs (fig. 4). On obt ientd'ab or d une période d'accro issement de laconcentration en nitrate, puis cette concentrationse stabilise : un nouvel équilibre dynamique , quiinclut les apports par l'homme , s'établit. On com­prend mieux ainsi pourquo i la pollu tion azotée,

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qui a débuté vers les années 1950, a mis tant detemps à s'installer.

Avons-nous atteint le nouvel équilibre? Nousne le savons pas. Nous ne savons même pas oùnous en sommes de la courbe d'accroissementde la concen tration en nitrate : au milieu ? enhaut ? près de l'équili bre dynamique ? Cettemodélisation démontre toutefois que même si l'onarrêtait tout apport d'engrais , hypothèse absurde,le retour à l'état antérieur, durerait plusieurs'décennies .

On compre nd ainsi la déception apportée pardes expérime ntat ions de diminution à gra ndeéchelle des doses d'engrais. La variabilité inter­annuelle des pertes en azote est très grande:dans le meilleur des cas, il ne pleut pas, et il n'y apas d'azote qui sort du sol, parce qu'il n'y a pasd'eau qui le quitte. Ainsi, pendant trois ou quatreannées peu pluvieuses, les concentrations ennitrate n'augmentent plu s dans des napp es àrenouve lleme nt rapide. Les promoteurs de cesexpérimentations crie nt alors vic toire, et... lesconcentrations remontent à la première pluie.

La lenteur de la production du ni trat e es taccompagnée de la lenteur de son transfert dans

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CONC ENTRATION DES NAPPESi '"''''''

TEMPS ..Figure 4.

La quantité de nitrate qui arrive chaque année dans une nappe aquifère (courbe) est la somme, des pertes d~es .~ux apports annuels successifs d'engrais (dont un élément est montré en vert). LorsqueIon commence a utiliser des engrais, cette quantité augmente pendant plusieurs années , puis elle se stabilise :

les pertes de nitrate compensent les apports. Le retour à l'équilibre antérieur (courbe) , par la suppressiondes engrais, ne serait obtenu qu'après une longue durée.

le sous-sol au-dessus de la nappe . Ainsi , enChampagne , les profils de concentration du nitra­te dans la zone du sous-sol non saturée en eau,au-dessus de la nappe de la craie, montrent quela progression des nitrates vers la napp e estd'environ un mètre en une année et demie. Lesconcentrations dans la partie supérieure du sous­sol. non saturé étant plus élevées que dans lanappe, la concentration dans celle-ci va certaine­ment s'accroître dans les prochaines années.

Les matières organiques, précieux réservoird'azote

Que peuvent alors faire les agriculteurs?

D'abord , ne pas aggraver la situation en pré­servan t en priorité les matières organiques dusol. Pendant plusieurs décennies, cette préserva­t ion était un obj ectif des agro no mes : il scroy aien t que la conce nt rat ion des so ls enmatières organiques était un paramètre essentielde la fe rtilité. Puis cette pratique a été aban ­donnée : la fertilisation azotée a permis l'accrois­sement régulier des rendements tandis que lesconcentrations en matières organiques des solscu ltivés chutaie nt. Ces mat iè res organiquesdétruites sont parfois la source d'une bonne partdes nitrates co ntenus aujourd'hui dans lesnappes!

Ainsi, la teneur en matières organiques du solde la prairie Nord américaine a diminué de 70pour cent depuis son retournement en 1888 pourla culture du blé. L'in corpo ration de matièresorg an iqu es ve nues du blé ne compe nse pascette diminution. Notons d'ailleurs que le carbonede ces matières organiques détruites a été oxydéen dioxyde de carbone, gaz à effet de serre émis

dans l'atmosphère : ce n'est que l'une des nom­breuses relations qui couplent les cycles de l'azo­te et du carbone .

Un autre exemp le de dégradation du so l,naturelle cette fois, illustre le lien entre la destruc­tion des matières organiques du sol et la concen­trat ion du nitrate dans la nappe sous-jacente .Ainsi la concentration du nitrate est -elle trèsélevée dans la nappe aquifère du Grand Erg, auSahara . Dans les zones d'affleurement de lanappe, le nitrate précipite même en sels, encoreutilisés il y a quelques décennies par des tribustouarègues pour la fabrication de poudre. Cesnitrates proviennent en grande partie de la miné­ralisation, puis de la nitrification , de l'azote conte­nu dans les matières organiques des sols quis'éta ient formés lors de la période dite pluviale , ily a 6 000 ans : la végétation et la faune se sontdéve loppées dans le Sahara , au moins locale­ment , puis ont disparu à la suite d'imp ortant schangements climatiques et de l'aridification qui aconduit à la situation actuel le.

Au-delà de leur intervention dans le cycle del'azote , les matières organiques du salantd'autres rôles : elles transportent, quand ellessont solubles, des micropollu ant s (pes ticides ,métaux lourds) et contrôlent en partie le devenirde ces molécu les et de ces éléments dans lemilieu naturel. Elles interviennent aussi sur la sta­bilité des sols et sur leur potentiel de résistance àl'érosion. Enfin, contenant beaucoup de carboneorgan ique, à l'état réduit, elles sont des réduc­teurs, et réagissent chimiquement avec de nom­breux composés dans le sol, notamment avec lesnitrates. Ainsi, dans de nombreux milieux anaéro­bies , où il n'existe pas de dioxygène dissous,vivent des bactéries qui respirent l'oxygène del'ion nitrate et transforment celui-ci en diazote : le

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carbone des matières organiques s'oxyde en gazcarbo nique , tandis que le nitrate est réduit. Ceprocessus naturel de dépollution est la dénitrifica­tion, qui boucle le cycle externe de l'azote. C'estencore un exemple du couplage entre les cyclesde l'azote et du carbone.

Cette dénitrification se produit naturellementdans des eaux souterraines profondes, sous lesterres cultivées, dans de très nombreux sites enFrance, en Angleterre, en Afrique du Sud ou auxEtats-U nis. Ainsi , dans la nappe de la craie duNord de la France , la concen tratio n du nitratechute par endroits de plus de 100 milligrammespar litre à zéro, en quelques centaines de mètres,grâce à l'action de ces bactéries.

Dans la pla ine de l'A llemagne du Nord, laconc entra tion de nitra te dans les nappes estaussi souvent quasi nulle, en dépit d'une agricul­ture intensive. C'est, là encore, grâce à l'actionde bactéries dénitrifiantes. Ces bactéries ont uneaction légèrement différente : elles réduisent lesnitrates en oxydant des sulfures de fer (où lesoufre est réduit), abondants dans le sol, et nonpas le carbone réduit des matières organiques.La réaction libère ainsi des sulfates (où le soufreest oxydé). Depuis les années 1960, il n'y a pasd'augmentation de la concentrat ion de nitratedans les nappes, malgré une agriculture intensi­ve , ma is , en cont repart ie , on y ob serve unaccroissement régulier des concentrations en sul­fate, qui se rapprochent dangereusement de lanorme de potabilité pour ce composé .

La dénitrificat ion se produit aussi en surfacedans des zones humides, tels les sols engorgésdes bordures boisées des grands fleuves. Là, surquelques dizaines de centimètres de profondeurdans le sol et sur quelques dizaines de mètreslatéralement, les eaux chargées de nitrates, les­sivés latéralement, peuvent être dénitrifiées pardes bactéries, qui oxydent simultanément du car­bone en dioxyde de carbone. Cette dénitrificationest efficace (trois kilogrammes d'azote par hecta­re et par jour) : la pollution est ainsi réduite avantque ces eaux de surface ne rejoignent les rivièreset les fleuves.

Divers travaux ont montré que l'on peut facile­ment promouvoir la dénitrification par des bacté­ries dans les eaux souterraines peu profondes,par exemple dans des nappes alluviales : il suffitd'injecter dans la nappe polluée par les nitratesde pet ites quan tit és de car bone o rganiqu esoluble, de l'alcool par exemple. Dans toutes lesexpériences, la dénitrification démarre, sous l'ac­tion des bactéries naturellement présentes dansle milieu, et devient très efficace. Toutefois, trèsrapidement, les pores de l'aquifère sont colmatéspar les corps bactériens de la biomasse dénitri­fiante qui se reproduit trop rapidement : à terme,l'eau circule plus mal , introduisant un dysfonc­tionnement hydraulique de la nappe.

La pollution passe de l'eau à l'air

Par ailleurs , la dénit rification naturelle a unecontrepartie : elle transfère vers l'atmosphèreune partie de la pollution du sol et de l'eau . Lenitrate, forme la plus oxydée, est transformé endiazote, forme réduite, par une chaîne de réac­tions qu i prod uisent de nombreux composésintermédiaires. Or, le rendeme nt de la dernièrede ces réactions, qui transforme l'oxyde nitreuxen azote, est faible dans de nombreux milieux. Ladénitrification produit alors de l'oxyde nitreux, gazstable dans la basse atmosphère (son tempsmoyen de résidence y est de 150 ans), respon­sable d'un fort effet de serre (six pour cent de l'ef­fet additionnel depuis 1765) et qui contribue à ladestruction de l'ozone dans la stratosphère, qu'ilatteint à cause de sa longue durée de vie.

Ainsi, on cultive du colza pour produire du bio­carburant, afin d'économiser du combustible fos­sile et de rejeter moins de dioxyde de carbon edans l'atmosph ère. Mais cette culture nécessitedes apports d'engra is, et elle est responsab le, àcertaines périodes de l'année, d'excédents denitrate dans le sol. Des équipes de l' INRA deGrignon et de Dijon ont montré que la dénitrifica­tion naturelle peut alors se produire et émettre del'oxyde nitreux, dont le fort effet de serre annihile­rait le gain associé au dioxyde de carbone qui n'apas été émis.

Quelles voies de recherche permettront-ellesde relever le défi de l'agronomie écologique etéconomiquement rentable ? L'exemple de l'oxydenitreux montre que nous devons pre ndre encompte l'ensemble des cyc les biogéochimiquesde la surface (cycles de l'eau, de l'azote, du car­bone), dans le sol, dans la plante et dans l'atmos­phère, ainsi que leurs couplages.

L'échelle naturelle d'étude de ces cycles estcelle du bassin versant, voire de la région. Nousavons vu en effet que le fonct ionneme nt écolo­gique des agrosystèmes est couplé à celui desécosystèmes naturels qui les jouxtent : la dénitri­fication n'est que l'un des processus de dépollu­tion qui se produisent dans les zones engorgéesd'eau des bords de rivière.

En outre, les du rées caractéristiques descycles sont supérieures à l'année, don c à lapériode de la production végétale, et souvent endécalage avec celle-ci. Contrairement aux expé­riences de type agronomique, de courte durée ,les expérimentations environnemen tales requiè­rent donc de longues durées, dans le cadre d'ob­servatoires de terrain.

La compréhension des écosystèmes naturelsguiderait aussi les efforts vers une agronomie àfaibl e nive au d' intrant, notamment d'e ngrais .Ainsi, avec le laboratoire Fonctionnement et évo­lution des système s écologiques de l'UniversitéParis 6 et de l'Ecole normale supérieure, nous

POLLUTION ATMOSPHÉRIQUE -102- OCTOB RE-DÉCEMBRE 1998

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avons étudié le cycle de l'azote dans la savane :celui -c i y est presque totalement fermé , sanspertes pa r lessivage et sans déni tr ificationnotable.

Bien que les sols soient peu fertiles (ils pro­duisent peu d'azote minéral, notamment de nitra­te ). la product iv ité attei nt presque cell e d' unchamp de blé. Pourquoi n'y a-t-il pas de nitratedans le sol? Les plantes herbacées de la savanesont pérennes. Après leur mort, leur azote orga­nique est minéralisé sous forme d'ammonium.L'ammonium , chargé positivement contrairementau nitrate, est retenu par l'argile et par j'humus ; iln'est pas lessivé , pas dénitrifié . Il est réutilis é,presque sans aucune perte, par la nouvelle géné­ration de plantes. Il semble que les plantesempêchent le sol de nitrifier : elles posséderaientun système inhibiteur de nitrification, tel qu'en ontrecherché, sans beaucoup de succès, les agro­nomes.

Pour remédier aux pollutions associées àl'azote, il reste à inventer de nouvelles pratiquesdont nous savons que les résultats ne sont appa-

rents qu 'après de nombr eu ses ann ées.L'interdiction des chlorofluorocarbones, dont phy­siciens et chimistes de l'atmosphère ne nous pré­disent les premiers effets bénéf iques su r lacouche d'ozone que dans plusieurs décennies ,sera un exemple à suivre.

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