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Nemus Rudus (Le Sanctuaire Ruiné) TOME II La Voie 1

Note de l’Éditeur Huulu :pages.infinit.net/miallard/Nemus_Rudus_MASTER_T2_La_Voie.doc · Web viewAux cargaisons en destination de la Chine, Médonje ajouta un colis et une lettre,

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Nemus Rudus(Le Sanctuaire Ruiné)

TOME II

La Voie

Copyright no 1026962 Canada 2005

1

7 octobre 2005

Je dédie cette œuvre au Ministère des Antiquités de Turquie, en espérant qu’elle les incitera à mettre au jour les trésors enterrés sous le tumulus du Nemrud Dag (la Montagne du Sanctuaire en ruines), pour les révéler à l’Humanité et les exposer aux yeux des foules qui referaient le grand Pèlerinage des tout premiers Chrétiens.

Et je rends hommage à tous ces Copistes anonymes, humbles héros de l’Histoire, qui se sont échinés pour nous faire parvenir les échos de ces temps lointains, que d’autres ont pieusement tenté de biffer des Annales de l’Humanité.

Michel Allard

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TABLE DES MATIÈRES

Préface de l’auteur..............................................................................................................7

Préambule de Médonje.....................................................................................................11

Chapitre I Le vendeur de poissons salés (75 avant JC).................................13

Chapitre II Le trésor funéraire du Pharaon Kheops (74 avant JC).............25

Chapitre III Le Temple des Atlantes (73 avant JC).....................................................43

Chapitre IV Les Dieux interrompent la bataille (72 avant JC)......................59

Chapitre V Les fraisiers du Mont Ida (71 avant JC)...................................................71

Chapitre VI Pompée et Crassus, Consuls (70 avant JC).............................................81

Chapitre VII La chute de Tigranocerte (69 avant JC)................................................91

Chapitre VIII Canons contre légions (68 avant JC).........................................99

Chapitre IX Les collections du Roi Nemrod de Ninive (67 avant JC).......109

Chapitre X Caton et la Comète (66 avant JC)...................................................125

Chapitre XI L’île aux topazes (65 avant JC).....................................................139

Chapitre XII Pompée au Nympheum (64 avant JC).......................................149

Chapitre XIII Pompée capture le Temple de Jérusalem (63 avant JC).....167

Chapitre XIV Le Gouffre des Dieux (62 avant JC).........................................179

Chapitre XV Le triomphe de la Commagène (61 avant JC).........................189

Chapitre XVI L’ancêtre de Lucien de Samosate (60 avant JC)...................199

Chapitre XVII Le cinabre de Socotra (59 avant JC).......................................211

Chapitre XVIII Le Pharaon Antiochos (58 avant JC)....................................223

Chapitre XIX Le Pharaon Kybiosaktès (57 avant JC)....................................233

Chapitre XX Le Pharaon Archélaüs (56 avant JC).........................................245

Chapitre XXI Le martyre des éléphants (55 avant JC)...................................253

Chapitre XXII Les pillages de Crassus (54 avant JC)....................................261

Chapitre XXIII Dix mille Romains en Chine (53 avant JC)........................269

Chapitre XXIV Le martyre des vierges (52 avant JC)....................................279

Chapitre XXV Cinquante ans chez les Barbares (51 avant JC)..................289

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Chapitre XXVI Les Hommes-Souris (50 avant JC).........................................301

Chapitre XXVII Le Royaume des fleurs (49 avant JC)..................................311

Chapitre XXVIII La fin de la République (48 avant JC)...............................321

Chapitre XXIX Byzance en prime (47 avant JC).............................................337

Chapitre XXX L’année des 455 jours (46 avant JC).......................................353

Chapitre XXXI Sur les traces des Cyclopes (45 avant JC)............................365

Chapitre XXXII Le suicide assisté de Jules César (44 avant JC)...............377

Chapitre XXXIII L’abominable visage des Yetis (43 avant JC)..................387

Chapitre XXXIV Les trois Soleils de minuit (42 avant JC)...........................397

Chapitre XXXV Divines surenchères (41 avant JC).......................................411

Chapitre XXXVI Les Méganthropes (40 avant JC).........................................423

Chapitre XXXVII Le Sauveur était une fille (39 avant JC)..........................435

Chapitre XXXVIII Antoine assiège Samosate (38 avant JC).......................445

Chapitre XXXIX La crucifixion du Roi des Juifs (37 avant JC).................465

Chapitre XL Les Dieux punissent Antoine (36 avant JC).............................475

Chapitre XLI Des chaînes d’or pour Artavazdès (35 avant JC)................483

Chapitre XLII Les sarcophages des Dieux (34 avant JC).............................493

Chapitre XLIII L’assèchement de la Mer Rouge (33 avant JC)................499

Chapitre XLIV La mort du Messie (32 avant JC)............................................507

Chapitre XLV Actium (31 avant JC)...................................................................513

Chapitre XLVI Le tombeau des Dieux (30 avant JC).....................................521

Chapitre XLVII Monologues d’outre-tombe (Premier siècle de la Chrétienté).....................533

LEXIQUE........................................................................................................................535

Pour contacter l’auteur : [email protected]

Carte de l’Asie Mineure : http://pages.infinit.net/miallard/asia.jpg

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Préface de l’auteurÉtat du Monde au début du premier siècle avant notre Ère

Une trentaine d’années avant l’arrivée des Dieux en Commagène, Rome avait rasé la ville de Carthage et assuré sa domination totale sur la Mer Méditerranée que les Romains nommaient ‘Notre Mer’. Le nombre des territoires conquis et leur étendue rendaient difficile leur gouvernance par la République. Dans son expansion, Rome avait annexé d’antiques Royaumes ou d’anciennes Colonies grecques ou carthaginoises, et la plupart des côtes et des îles de la Méditerranée.

À Rome, le Sénat, composé des trois cents plus riches propriétaires terriens, votait les lois auxquelles le Tribun du Peuple pouvait opposer son veto. Le pouvoir exécutif, dont celui de commander aux Légions, était confié à deux Consuls élus pour un an. Depuis la fondation de la Ville Éternelle en 753 avant J-C, point de départ du calendrier romain, seuls les Sénateurs et les Chevaliers formaient les Légions. La classe des Chevaliers comprenait les banquiers et riches commerçants et armateurs de la République. Mais le Consul Marius, devant la menace des invasions de tribus barbares, les Cimbres et les Teutons, constitua des légions formées de simples Citoyens auxquels il versa une solde régulière. Ils furent les premiers soldats d’une armée de métier.

À l’autre extrémité de l’Eurasie, l’Empereur de Chine, le divin Wu-Ti, poursuivait un long règne, ponctué de batailles et de conquêtes territoriales. Sous Wu-Ti, la Chine avait annexé la Corée, une partie du Vietnam, la grande île de Hainan et une partie du Tibet. Wu-Ti, surnommé l’Empereur Martial, avait combattu les ancêtres des Huns, les Youngnus, pendant près de quarante ans et avait tenté de lier des liens avec des Royaumes lointains pour prendre à revers ses ennemis de toujours qui razziaient son Empire. Ces missions firent découvrir aux Chinois l’immense Empire des Parthes et jetèrent les premiers jalons de la Route de la Soie.

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Un Roi des Rois gouvernait la Parthie, une Fédération de vingt-huit Royaumes, comprenant toute la Mésopotamie, la vaste région comprise entre les fleuves Euphrate et Tigre, jusqu’à l’Afghanistan et l’Inde. Le Roi des Rois trônait à Séleucie, non loin de l’antique Babylone, et pouvait réunir plus d’un million de combattants, essentiellement des cavaliers légers, les meilleurs archers de leur époque. Beaucoup parmi les Peuples Parthes adoraient Mithra, né d’une vierge un 25 décembre. Mais le Mithraïsme avait aussi gagné toute l’Arménie et une grande portion de l’Anatolie. Les Rois de plusieurs dynasties portaient le nom de Mithridate, pour honorer Mithra. Les plus fameux de ces Rois, Mithridate Deux de Parthie, Mithridate Six du Royaume du Pont et Mithridate Kallinikos de Commagène, sont des Personnages du Nemus Rudus.

Le petit Royaume de Commagène, bordée par l’Euphrate, possédait les deux seuls ponts permettant aux caravanes de franchir le fleuve qui constituait la frontière de la Parthie et de la Syrie où régnaient les derniers des Séleucides, une dynastie remontant à un des Généraux d’Alexandre le Grand. L’Empire Séleucide, qui s’étendait jadis sur presque tout le Moyen-Orient, avait perdu aux cours des siècles la plupart de ses territoires, lors de rébellions et de guerres avec ses puissants voisins, Égyptiens, Grecs, puis Romains. Le dernier à prétendre porter le titre d’Empereur des Séleucides, Antiochos Grypus, ne dominait plus que la Syrie et préférait vivre en compagnie des nymphes du Sanctuaire de Daphné que de siéger sur le trône d’Antioche, la plus grande métropole de son temps.

Les Rois de Commagène étaient apparentés aux monarchies d’Arménie, de Syrie, de Cappadoce, de Parthie, du Pont, de Médie, de Lycaonie et aux Princes de Tralles, entre autres. Les Souverains de Commagène, vers l’an 100 avant notre Ère, selon des stèles découvertes dans les vestiges du Temple qui occupait le sommet

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du Nemrud Dag en Turquie actuelle, avaient conclu une Alliance avec les Dieux qui auraient révélé le secret du pétrole au petit Royaume fertile. La Commagène possédait de riches mines de charbon et des mines de fer dont l’exploitation remontait déjà à près d’un millénaire, au temps des Hittites, ancêtres des Commagénois. L’acier, le cèdre, le blé qu’exportait la Commagène vers l’Occident et l’Orient, les routes caravanières qu’elle contrôlait, puis le Sanctuaire du Nympheum qui drainait chaque année des multitudes de Pèlerins, ajoutaient à la fortune de ses Rois, qui passaient pour les plus riches et les plus influents de leur époque. Quand se sont rajoutées à ces richesses les marchandises de la Route de la Soie, celles de la Route des Indes, puis le trafic de la Mer Rouge, le petit Royaume de Commagène connut son apogée.

Telle est l’Histoire racontée dans la saga du Nemus Rudus …

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Préambule de Médonje

Je tiens à souligner les qualités, le dévouement et le courage de mes compagnons qui ont donné leurs vies afin de constituer ce Témoignage sur la découverte de la planète Terre. Cette Terre qui connut une si étrange destinée.

Je rends hommage à mes amis Théla, Myryis, Opys et Pyréis, et aussi aux Peuples de la Terre que j’ai connus et tant aimés.

Médonje (8,205-373-117), Ethnologue et Chef de la mission comprenant :-Théla (364-24-1), Géologue;-Myryis (4,500-258-86), Historien;-Opys (3,326-179-37), Médecin;-Pyréis (2,245-118-8), Ingénieur.

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Chapitre I Le vendeur de poissons salés (75 avant JC)

La grande salle d’apparat du Château de Samosate réverbérait l’écho de la conversation animée. Le Roi de Commagène, Mithridate Kallinikos donnait audience particulière à son voisin, Archélaüs, Grand Prêtre héréditaire de Comana1 de Cappadoce Dorée. L’occasion avait réuni le Conseil Privé du Roi, composé des cinq Envoyés Célestes et de Maria, la Grande Prêtresse qui dirigeait le Sanctuaire du Nympheum. Les cinq Cyborgs percevaient la vénération sans borne que leur portait Archélaüs qu’ils connaissaient depuis 25 ans et qui participait à chacune des grandes cérémonies de mi-été au sommet de leur Sanctuaire du Nympheum. Archélaüs se tordait les mains d’inquiétude :

-Plus personne ne vient au Temple de la Grande Déesse à Comana! Et les Arméniens capturent à leur sortie du Sanctuaire les rares Fidèles qui y mettent encore les pieds. Le Basileus Tigrane d’Arménie a raflé trois cent mille de ses Sujets de Cappadoce pour les déporter dans sa nouvelle Capitale. Les champs des plateaux anatoliens2, désertés, ont cessé d’être irrigués et se transforment rapidement en quasi déserts.

Le Grand Prêtre héréditaire, huitième de sa lignée à porter le titre d’Archélaüs de Comana, semblait désespéré devant la décrépitude de sa Théocratie ancestrale. Il observait attentivement la carte d’Asie que le Chancelier Médonje avait déroulée et sa main accompagnait son discours :

-Le Basileus du Pont n’interviendra pas contre son gendre Tigrane, dans les affaires intérieures de l’Arménie. Et mes ‘Amis’ les Romains ne désirent pas provoquer une guerre avec l’Arménie en pénétrant en Cappadoce, surtout qu’il n’y a plus rien à y voler, même pas une population qu’ils pourraient vendre comme esclaves! Les troupes de Tigrane n’ont laissé que les vieillards et les infirmes qui n’auraient pu survivre à la marche jusqu’à Tigranocerte. Les Arméniens ont coupé nos vignes, les arbres fruitiers, les chênes, les pins, les cèdres, en fait tous les arbres de Cappadoce qui auraient pu servir aux Romains.

Médonje, attentif aux propos d’Archélaüs, songeait que le sort des populations tombées dans les mains romaines s’avérait bien pire encore.

1 Il existait en Cappadoce deux Cités-Sanctuaires se nommant Comana, dominées toutes deux par une dynastie de Grands Prêtres portant le nom d’Archélaüs. 2 La Cappadoce, aussi appelée Anatolie, correspond grosso-modo au territoire de l’actuelle Turquie.

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Mais, l’Extraterrestre reconnaissait aussi que la politique de terre brûlée, ordonnée par Tigrane, avait effectivement contribué à calmer la voracité des légions romaines, poussées par leur faim insatiable de butin. Le Huulu considérait cependant la déforestation systématique de la Cappadoce comme un crime envers la Planète et résolut d’admonester le Basileus Tigrane sur ce chapitre, en privé, pour ne pas s’aliéner ce Tyran si totalement imbu de sa personne.

Kallinikos semblait plongé dans la contemplation du scorpion fossilisé dans le bloc d’ambre qui terminait son sceptre. Mais les cinq Huulus sentaient que le Roi tentait de masquer ainsi sa colère devant ces massacres et ce gaspillage perpétrés au nord de son Royaume et à l’encontre de Fidèles adeptes du Mithraïsme.

Médonje, qui exerçait les fonctions de Chancelier de Commagène, cessa de lisser sa longue barbe blanche saupoudrée de poussière d’or. L’énorme rubis qui ornait la poitrine de l’Extraterrestre se mit à scintiller. Le vénérable Chancelier, que beaucoup considéraient comme un Ange Céleste, prit la parole :

-Aucun des Empires de Rome, du Pont ou d’Arménie ne menace Comana elle-même. Depuis longtemps déjà, le Temple de Comana s’est associé à celui de la Commagène et partage notre Foi dans la Voie de l’Angélisme. Ni le Basileus du Pont, ni celui d’Arménie, n’oseraient porter violence contre l’un de nos Temples, par respect pour Mithra, qu’ils adorent à nos Sanctuaires et pour ne pas s’aliéner ainsi leurs propres populations.

Maria, la Grande Prêtresse du Nympheum regarda Médonje et lut dans les yeux du télépathe son assentiment. Elle s’adressa à Archélaüs :

-Nous pourrions accueillir quelques milliers de Fanatiques3 de Comana et en faire des Hiérodules de notre Sanctuaire du Nympheum.

Myryis offrit de former les plus doués de leurs guérisseurs à l’hôpital de Samosate et Théla proposa d’embaucher les danseuses sacrées et de les intégrer aux cérémonies liturgiques, ainsi que les musiciens et les chœurs des chanteurs. Pyréis fit remarquer l’inutilité de reconstruire les canalisations du système d’irrigation tant que les Arméniens les démoliraient le lendemain. 3 Fanatique, du latin ‘fanum’, signifiant temple.

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Kallinikos se leva, signifiant la fin de l’audience et la décision royale :

-Nous accueillerons nos frères du Temple de la Grande Déesse qui désireraient s’établir en Commagène et nous ferons connaître à Tigrane le déplaisir des Dieux devant cette désolation sciemment perpétrée. Et nous lui donnerons les moyens de se repentir et de conserver la faveur céleste. Les actions du Basileus Tigrane contreviennent à la Voie divine. Mais il pourra s’amender en réparant les torts qu’il a causés.

Le vénérable Archélaüs esquissa une prosternation devant le Roi, mais Mithridate Kallinikos le retint :

-Nous savons tous votre dévotion et votre loyauté, Archélaüs. Inutile d’abîmer ma mosaïque avec votre front en vaines marques d’adoration. Entre Initiés, ces effusions ne servent qu’à alourdir les débats. Trêve de bavardages! Que l’on fasse apporter les victuailles pour célébrer votre passage au Château.

L’occasion de semoncer Tigrane se présenta au cours d’une visite du Chancelier à la Cour du Basileus. Médonje venait annoncer à l’Empereur régnant sur la moitié de l’Asie, le retrait des milliers d’ouvriers prêtés à l’Arménie par la Commagène.

-Maintenant que votre Capitale est construite et la guerre contre Rome chose du passé, notre Roi, Kallinikos de Commagène, autocrate souverain, favori des Dieux, a ordonné, dans sa sagesse, inspiré par l’Esprit Saint, de constituer une légion de jardiniers. Avec votre permission, ces ouvriers replanteront les milliers d’arbres coupés par vos troupes en Cappadoce. La Commagène souffre déjà des tempêtes de sable provenant du désert syrien et de la Mésopotamie et nous désirons éviter qu’elles ne proviennent aussi des plateaux d’Anatolie. La survie et la prospérité de la Commagène, et aussi celle de vos Royaumes, Sire, dépendent de notre réaction face à la désertification de l’Asie Mineure!

Médonje fit aussi valoir à Tigrane que ces brigades vertes pourraient reboiser les Royaumes d’Arménie et ainsi assurer la pérennité des ressources forestières, trop sollicitées par l’économie et l’industrie des hommes.

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-Je suggère respectueusement à votre Majesté de constituer elle-même de telles brigades et de créer des pépinières, afin d’augmenter les ressources ligneuses de vos Royaumes et d’éviter qu’ils ne deviennent des déserts. La Commagène semblera suivre votre exemple éclairé et collaborera à votre entreprise qui ne pourrait que plaire à Mithra.

Gagné aux vues du Grand Prêtre et à la perspective d’ajouter à sa gloire personnelle et aussi d’augmenter les richesses de ses Royaumes, Tigrane d’Arménie donna son accord au projet vert et fit promulguer sa décision le jour même par ses hérauts, entre deux éclats de trompettes. Les ouvriers prêtés par la Commagène revinrent à Samosate, puis furent envoyés dans les montagnes de Tauride, pour y glaner les pousses d’arbres, les arbrisseaux prometteurs, élaguer et entretenir les forêts du Royaume. Ils transformèrent les arbres impropres ou indésirables en charbon de bois et bien des pentes de montagnes rendues chauves par l’incurie des hommes reverdirent à nouveau.

Par ailleurs, les Acolytes de l’Église de Rome rapportaient que des Peuples entiers parvenaient en chaînes sur les quais d’Italie. Les flottes romaines déversaient un flot continu d’esclaves capturés par les légions, et qu’on destinait aux mines et aux immenses domaines agricoles propriétés des Sénateurs et des Chevaliers romains. Les jeunes filles, et même les fillettes ou de jeunes garçons, étaient forcés à se prostituer pour leurs maîtres. Les routes allant et menant à Rome exposaient des centaines de cadavres d’esclaves, rétifs ou sans valeur marchande, pendus à des bâtons fourchus, les mains encore liées dans le dos, et laissés à pourrir sur les voies publiques pour servir d’exemple.

L’amertume se lisait sur le visage de Kallinikos pendant que son Chancelier poursuivait sa lecture :

-L’abattement s’est emparé de ces masses déracinées, mutilées, fouettées, abusées, exploitées sans vergogne, traitées comme des animaux et même pire! Notre Église recrute beaucoup de nouveaux adhérents parmi cette Humanité qui ne survit que d’espoir et qui implore la venue d’un Sauveur. Trop souvent, le pain et le vin consommés rituellement dans nos églises par nos Fidèles constituent leur seule nourriture. Les plus riches de nos adeptes, et il s’en compte parmi les Chevaliers, permettent à nos bonnes œuvres de donner une miche de pain aux plus démunis de nos frères. En Italie seulement, plus de cinq millions d’esclaves triment pour leur maîtres dans des conditions inhumaines.

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-Le Préteur Lucullus a entrepris la construction, à ses propres frais d’un hospice destiné aux légionnaires invalides et dont nos Acolytes s’occuperaient. Une partie importante des Vétérans des guerres d’Orient, se sont convertis à notre Culte, adorent Mithra et partagent notre foi en la venue d’un Sauveur qui extirperait les maux dont souffre notre Humanité.

L’Évêque de Rome, un Initié qui avait jadis participé aux campagnes de Marius, terminait son message à la Cour de Samosate en précisant que les chants liturgiques créés par Théla connaissaient un grand succès à Rome, dans leur version latine.

Médonje déposa pensivement la lettre du Pontife sur son bureau. Il songeait combien la langue latine, facile à apprendre, admirablement structurante et précise, véhiculée sur tout le pourtour de la Méditerranée, méritait de détrôner la langue grecque. Cicéron, dans sa correspondance avec le Huulu, lui avait raconté comment son professeur de rhétorique, le fameux Molon de Rhodes, qui ne parlait pas le latin, lui avait demandé de lire un discours que Cicéron avait composé dans cette langue. L’Orateur romain s’exécuta, et Molon, le plus grand des Rhéteurs grecs contemporains, en fut ébranlé et conclut au brillant avenir de la langue latine « appelée à remplacer le grec. »

Le Grand Prêtre, après s’en être ouvert au Roi et à ses collègues proposa qu’on chante désormais certains chants en latin aux offices du dimanche. Cependant, l’Extraterrestre garda pour lui la pensée qu’il sera plus difficile à un légionnaire de trancher la gorge qui l’implore de l’épargner en latin.

Mais la Population de Commagène ne se laisserait pas vaincre facilement. Tous les Peuples voisins connaissaient les exercices militaires auxquels se livrait toutes les semaines la Cavalerie Royale, devenue une arme encore plus redoutable depuis l’introduction de l’étrier, emprunté aux Sarmates, mieux connus sous leur surnom d’Amazones. L’étrier permettait au cavalier une plus grande précision à l’arc, à l’arbalète4 ou à la fronde, et augmentait la portée de ses javelots. Chaque maisonnée du Royaume participait aux exercices de défense et la pratique hebdomadaire de la fronde ou du tir à l’arc avait été élevée au rang de devoir civique par les édits de Mithridate Kallinikos.

4 Les Chinois connaissaient l’arbalète depuis plusieurs siècles. En 2004, Les archéologues autrichiens mirent à jour une arbalète utilisée par les Légionnaires d’Agrippa vers 25 avant notre Ère.

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Toutes les villes de Commagène possédaient remparts et fortifications pouvant accueillir les populations locales, suffisamment de vivres pour tenir plusieurs mois et un colombier pour communiquer par pigeons voyageurs avec la Capitale. La prospérité du petit Royaume avait atteint un sommet et certains des ateliers royaux produisaient en série, selon un modèle inventé par le Régent de Chine, lui même influencé par ses conversations avec Myryis. D’ailleurs, le Maître de la Chine faisait régulièrement parvenir à Samosate des cargaisons de moulins à thé en céramique, produits à grande échelle, sur des lignes de montage et dont le monopole de fabrication rapportait d’importants revenus à l’Empire du Milieu.

À Samosate, le quartier romain devenait presque aussi important que le quartier juif. Les réfugiés italiens établis en Commagène avaient prospéré et des foules de marchands venus de tout l’Empire romain avaient fondé des comptoirs commerciaux dans ce carrefour du négoce intercontinental. À Rome, de riches armateurs s’associaient pour créer des entreprises d’import-export et plusieurs plénipotentiaires de ces conglomérats financiers habitaient Tarse, Antioche et Samosate, terminus de la Route de la Soie et des épices. Mais en Commagène, où la religion d’État prohibait formellement l’esclavage, les suites des Romains, ou de quiconque même de passage, ne se composaient que d’hommes libres.

Lorsque fut connue la mort à Jérusalem du Tyran sanglant Alexandre Jannée, le Grand Rabbin de Commagène annonça à Kallinikos le désir des Juifs de son Royaume de retourner en Judée. Le Roi consentit à cette demande, réitérant l’entière liberté de mouvement de chacun de ses Sujets et espérant que ces Juifs ayant vécu en Commagène conservent des liens avec leur ancienne Patrie d’adoption et fassent fructifier un commerce bilatéral entre leurs Théocraties. Mithridate Kallinikos fit remarquer au Rabbin :

-Depuis que mon fils Antiochos règne sur toute la Grande Syrie, jusqu’aux frontières de la Judée, nos caravanes peuvent relier sans crainte Samosate à Jérusalem. Vous et les vôtres serez toujours bienvenus en Commagène et dans nos Temples, pour y célébrer ensemble la Divinité qui régit l’Univers et dont nous tairons le Nom, par égard envers les Juifs qui répugnent à l’entendre prononcer en public.

Mithridate remit au Rabbin un coffre de pièces d’or et d’argent, ainsi qu’une traduction enluminée de la Bible en grec :

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-Pour votre grand Sanctuaire de Jérusalem, de la part de la Commagène qui partage avec les Juifs la plupart des éléments de leur Culte, monothéisme, monogamie, l’âme immortelle, le paradis et l’enfer. Nous croyons, tout comme vous, à la venue d’un Messie, un Sauveur, un Christ qui améliorera la Condition humaine. Nous tenons les Juifs comme un grand Peuple qui rayonne sur presque tout le Monde connu grâce à ses nombreuses Communautés et Colonies. Même dans la cité de Rome, plus de quatre mille Juifs prospèrent. La ville d’Alexandrie, en Égypte, compte à elle seule plus de trois cent mille Juifs. Votre Peuple est établi en Babylonie, en Mésopotamie, en Cyrénaïque, en Syrie, en Ionie, jusque sur les côtes de la Mer Noire et en Grèce. Transmettez à Dame Alexandra, la veuve du Grand Prêtre de Jérusalem l’amitié de la Commagène et notre désir de voir prospérer votre Théocratie. Et remettez à son fils Aristobule ce coffre de sesterces romaines qui commémorent la brillante étoile sous laquelle son dernier fils a vu le jour l’an dernier. Et j’accompagne ce présent d’une portée de chiots miniatures du Fergana dont raffolera la Reine Alexandra.

Cet exode annoncé des Juifs de Samosate n’impliqua finalement qu’une centaine d’individus, démontrant par là l’attachement de la Communauté juive à sa nouvelle Patrie, la Commagène.

Cicéron, dans une de ses nombreuses lettres à Médonje, remerciait le Chancelier pour les manuscrits des grands auteurs que les copistes de Samosate lui faisaient régulièrement parvenir. Cicéron, cette année-là gouvernait la Sicile, comme Questeur de Rome. Il se vantait d’avoir restauré la tombe d’Archimède à Syracuse et d’avoir sauvé Rome de la famine en expédiant à Ostie d’énormes cargaisons de blé de la Sicile.

-Avec la rébellion de Sertorius, le blé d’Espagne n’arrive plus à Rome, ni celui d’Égypte, systématiquement volé par les pirates qui infestent la Méditerranée. Et les campagnes d’Italie, ravagées par les guerres entre Marius et Sylla, ne se sont pas encore relevées. Sans moi, Rome serait morte de faim!

Leur Initié, Lucullus, en pleine campagne pour se faire élire Consul de Rome, annonça à Médonje que la Cyrénaïque, voisine de l’Égypte, devenait une Province de Rome et que le Sénat songeait à faire de même avec l’Égypte.

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-Le Sénat a reconnu Asiaticus comme Roi de Syrie, mais n’a pas donné suite à ses revendication sur le Trône d’Égypte. L’or de sa mère, Princesse égyptienne, a pesé lourd dans cette décision.

Pour l’heure, Asiaticus ne contrôlait plus qu’une seule ville, au sud de la Phénicie, la forteresse portuaire de Ptolémaïs5, possession égyptienne depuis des générations. Ses prétentions sur la Syrie indisposèrent le Basileus Tigrane et son vassal le Roi Antiochos qui avaient reconstitué la grande Syrie. Quant il sut la nouvelle, Antiochos déplora :

-Asiaticus aurait mieux fait d’échanger son trône contre un monopole commercial et de suivre l’exemple de son frère, Séleucos Kybiosaktès le vendeur de poisson salé, rendu tellement riche qu’il ne se déplace plus qu’à dos d’éléphant. L’été prochain, les troupes du Basileus d’Arménie, colossales, assiégeront et réduiront la ville de Ptolémaïs.

Médonje partageait ses craintes avec son vieil ami, le Roi Kallinikos de Commagène :

-Les Romains jettent l’essentiel de leurs légions dans la guerre contre le Gouverneur rebelle Sertorius, afin de reprendre possession de leurs riches Provinces d’Espagne. Sertorius, dont la tête a été mise à fort prix, vient de remporter une victoire contre une légion des armées de Pompée. Sa guérilla, appuyée par les populations locales, réussit à contenir vingt-quatre légions, soit cent vingt mille hommes dépêchés par Rome contre lui. La fin de la sédition espagnole libérerait des légions pour la conquête des Royaumes d’Orient, l’Égypte bien sûr, mais aussi tous les royaumes riverains de la Méditerranée que les Romains appèlent déjà ‘notre Mer’.

Celui que son Roi considérait un Ange venu du Royaume des Cieux poursuivait :

-En accordant à Lucullus l’essentiel du commerce d’Orient, nous favorisons notre Initié, et ses intimes, comme Cicéron, dans l’obtention de magistratures importantes. Pendant ses campagnes militaires, Lucullus a toujours fait preuve de respect envers l’esprit des lois de la République, condamnant le pillage de ses propres soldats, protégeant les vaincus, n’initiant pas de guerres de son propre chef. Et Cicéron s’avère le meilleur défenseur des valeurs républicaines, soucieux de soustraire le Pouvoir des 5 Saint Jean d’Acre.

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mains de tyrans tels que Marius ou Sylla. Les Huulus croient eux aussi en l’avenir du modèle républicain. Tous les Peuples n’ont pas la chance de posséder un Roi attentif au bonheur de ses Sujets, comme Mithridate Kallinikos de Commagène.

Au milieu de l’été, on apprit que le Roi Wattagamini du Sri Lanka avait dépêché une flotte jusqu’à Charax, à l’embouchure de l’Euphrate, sur le Golfe Persique. Après un séjour de cinq ans sur l’Île des Épices, le géographe Cliosthène d’Alexandrie accompagnait cette expédition commerciale dirigée par le Prince Tazim, héritier du Sri Lanka. Après avoir caboté sur toute la côte occidentale des Royaumes indiens, la flottille de onze navires parvint sans encombre au très actif port de Charax, Capitale de la Characène, un des Royaumes parthes. Le Cheik Hyspaosines reçut l’Ambassade du Prince Tazim avec faste et accueillit même sa suite dans une aile du Palais royal. Trapobane, l’Île des Épices fournissait depuis toujours l’essentiel du poivre et des pierres précieuses transitant par Charax. Mais, de mémoire d’homme, c’était la toute première fois qu’une flotte du Sri Lanka parvenait en Babylonie.

Lorsque Hyspaosines apprit que l’Ambassade se dirigeait en Commagène, le Cheik relâcha des pigeons-voyageurs vers Samosate, tout heureux de rendre service aux Sorciers de Commagène qu’il tenait en très grande estime, pour lui avoir redonné sa virilité. D’autres messages furent envoyés au Roi des Rois de la Parthie, maintenant âgé de quatre-vingt-cinq ans et qui avait abandonné l’exercice du pouvoir à son fils Phraatès, gendre de Kallinikos de Commagène. Une immense caravane se forma, qui parcourut toute la Mésopotamie et s’arrêta à la Cour du Roi des Rois, à Séleucie sur le Tigre. Partout, l’héritier du Sri Lanka éblouit par ses gemmes et ses bijoux somptueux, l’étrangeté de ses mœurs, la splendeur de sa suite et la noirceur de son teint.

Le Roi des Rois prêta quarante éléphants au Prince Tazim pour poursuivre son voyage jusqu’à Samosate et permit à son épouse d’accompagner l’Ambassade afin de visiter son père bien-aimé, Kallinikos, et lui présenter son petit-fils, Orodès, futur Roi des Rois de la Parthie. Kallinikos se rendit accueillir en personne l’immense convoi qui franchit l’Euphrate sur le pont de bateaux de Zeugma au début du printemps. Le convoi de quatre mille bêtes de somme apportait cent tonnes de poivre et d’épices, et aussi des perles, de l’ivoire, du corail et des bois rares.

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Kallinikos fut ému aux larmes de rencontrer son petit-fils, Orodès, un bambin de quatre ans qu’il installa sur la selle de son immense destrier caparaçonné d’or et orné de plumes du plus bel effet. Le Prince Tazim reconnut avec plaisir Gupta et les cinq moines bouddhistes originaires du Sri Lanka et devenus Acolytes au Nympheum. Il salua les Huulus, réitérant ses démonstrations de respect,

-Pour leur sagesse et leurs connaissances qui permirent à mon expédition de franchir cette énorme distance, grâce à leurs cartes, leurs conseils sur les courants marins, la météorologie et les vents dominants, et grâce aussi à la grande considération dont la Commagène jouit à travers tous les Royaumes parthes.

Antiochos, devenu Roi de Syrie et son cousin Philippe, devenu son Chancelier, assistèrent aussi à l’entrée de l’Ambassade en Commagène et saluèrent chaleureusement le Prince Tazim qu’ils avaient fréquenté à sa Cour de Trinkomali, lors de leur croisière à l’Île des Épices. Parvenu à Samosate, le Prince Tazim habita le Château royal et visita, émerveillé, les aménagements de la riche Capitale, la Tour des Envoyés Célestes, la ménagerie, les serres, l’hôpital, la bibliothèque, les écuries royales, les ateliers produisant le parfum, le verre et les médicaments comme le Commagenum, l’aqueduc, les grandes norias, le vaste caravansérail. Les collections de Médonje retinrent particulièrement son attention, spécialement les pierres précieuses. Tazim reconnut le rubis de douze kilos que Pyréis avait extrait au Sri Lanka et fut frappé d’étonnement devant un saphir étoilé d’une grosseur inimaginable qui trônait sur le bureau du Chancelier.

Prié d’expliquer la provenance d’un tel joyau, Médonje se fit mystérieux :

-Nous l’appelons ‘le Cœur d’Alexandre’, car selon la légende, ce saphir appartenait à Alexandre le Grand, conquérant de la Perse et d’une partie des Indes d’où provient la pierre. La légende précise que le saphir ornait le front d’une Idole dans un Temple du nord des Indes. Alexandre aurait puni les sacrilèges qui avaient profané ce Temple, mais a conservé la pierre pour lui.

Quand ils se retrouvèrent seuls, la Grande Prêtresse Maria demanda à Médonje d’où il tenait qu’Alexandre possédait ce saphir. Médonje se fit hésitant, mais avoua candidement l’avoir découvert dans la poitrine de la

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momie d’Alexandre où elle avait échappé pendant des siècles à l’avidité des Ptolémées.

Kallinikos invita Tazim à contempler le contenu des voûtes fortifiées de la Trésorerie royale, creusées sous le Château et la Chancellerie. Médonje et Pyréis les y accompagnèrent pour lire les réactions du Prince devant ces étalages de tonnes d’or et d’argent, et pour comparer la richesse respective de leurs Royaumes. Kallinikos demanda au Cinghalais s’il avait déjà vu autant d’or au Sri Lanka, celui-ci répondit sans hésitation :

-Oui, et même beaucoup plus, Sire! Mais aux pieds et aux bras des femmes de Taprobane. Les trésors de mon père vénéré, le Roi Wattagamini, se composent des plus belles pierres extraites de nos mines légendaires, d’ivoire, d’aromates, et d’épices.

Le Prince Tazim échangea toutes ses marchandises contre de l’acier de Commagène, des épées, des armures, des pointes de flèches et de javelots, des socs de charrue, des haches, des pics et des pioches de mineurs. Tellement que sa commande monopolisa l’industrie métallurgique de la Commagène jusqu’au printemps suivant. Entre-temps, Tazim avait visité Antioche et vu le rivage de la Méditerranée. Les Cinghalais avaient assisté aux grandes cérémonies sur le Mont Nymphée et visité les trésors des cryptes du Sanctuaire. Lors de ces fêtes, Tazim avait rencontré le Basileus Tigrane et accepté son invitation à séjourner quelques semaines à Tigranocerte, Capitale et fierté du Roi d’Arménie.

Quand l’Ambassade du Sri Lanka reprit la route du retour, le Prince Tazim, ébloui par les réalisations des Huulus, leur assura qu’il tenterait de maintenir un lien commercial direct entre son Royaume et la Commagène, « Où les Dieux se sont établis, pour le bonheur des hommes. » Tazim promit à Médonje de lui faire parvenir des pièces dignes de sa collection et accepta que des Acolytes établissent un Sanctuaire au Sri Lanka. Il embrassa fraternellement le Roi Mithridate Kallinikos sur la bouche et reconnut qu’il était lui aussi un Roi ‘Devanampiya’, Ami des Dieux.

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Chapitre II Le trésor funéraire du Pharaon Kheops (74 avant JC)

Antiochos, par jeu, avait demandé aux systèmes-experts de la navette spatiale de traduire l’âge des cinq Huulus en années terrestres. Le jeune Roi de Syrie se tourna vers Médonje et lui annonça qu’il fêtait cette année ses quatre cent ans d’existence, en excluant les millénaires passés en hibernation à voyager entre les étoiles. Seuls ses camarades et quelques Initiés connurent l’âge véritable du Cyborg, dont Kallinikos de Commagène et son fils Antiochos. Maria le taquina sur son âge plus que canonique qu’il devait à la Science des Mondes du centre galactique, à des cures de jouvence régulières et à ses implants cybernétiques. Médonje savait qu’en l’absence des équipements sophistiqués du Vaisseau-Monde Huulu, il ne vivrait pas un siècle de plus sur cette Terre. Mais il écartait de son esprit l’idée de sa propre disparition et se concentrait sur le temps présent.

Quand Mithridate Kallinikos lui demanda quel cadeau lui ferait le plus plaisir, Médonje répondit :

-Le trésor funéraire du Pharaon Kheops, que nous avons détecté lors de notre exploration de la Grande Pyramide et que des pillards finiront par découvrir tôt ou tard. Vous comprendrez, Sire, que ces cent tonnes d’or travaillé, si elles tombaient entre les mains des Ptolémées seraient dilapidées et investies dans leurs armées de mercenaires pour conquérir la Syrie, ce rêve que les Ptolémées caressent depuis deux siècles.

-En fait, pour cette expédition en Égypte, j’ai fait armer une galère syrienne, avec la bénédiction de votre fils Antiochos. Notre navire se rendra d’abord à Alexandrie, y déposer nos produits, puis remontera le Nil jusqu’aux pyramides de Gizeh. À la mi-été, leur navire jetait l’ancre en vue des pyramides et déposait sur les rives du Nil Médonje et Myryis, assistés de quarante Acolytes et d’une centaine de rameurs composés de Commagénois et de Syriens, tous hommes libres et entièrement dévoués aux Grands Prêtres du Nympheum. L’ancien monarque de Syrie, Philippe, devenu le secrétaire de Médonje, et son fils du même nom, Chancelier de Syrie, participaient à l’entreprise et connaissaient le but réel de l’expédition. Médonje affirma aux Égyptiens rencontrés que Mithridate Kallinikos de Commagène, avait commandé cette mission au pays du Nil afin d’inviter les antiques Dieux d’Égypte à participer au Culte de la Nouvelle Alliance.

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Médonje tint ce discours aux autorités du port d’Alexandrie qui, après réception d’un confortable bakchich, considérèrent les Étrangers comme de doux illuminés qu’ils laissèrent passer. À Naucratis, ils visitèrent le Vice-Roi du Delta, fils du Vizir que Philippe avait rencontré douze ans plus tôt, un Juif dévoué à la Double Couronne d’Égypte. Les Huulus offrirent divers présents au Vizir, parfums, verre soufflé, médicaments, porcelaines, fruits confits et chats de Chine. Les chats, deux couples de cette race chinoise, créèrent un attroupement à la Cour du Vizir, car on tenait cet animal pour sacré en Égypte. Le Vice-Roi avait acquiescé à leur pèlerinage à Gizeh et assigné deux Prêtres d’Amon pour les accompagner sur le site des pyramides. Ainsi Médonje put-il contempler de ses yeux les énormes monuments funéraires, à la démesure des Pharaons.

-Que de Foi a-t-il fallu pour construire ces montagnes artificielles!

Les pyramides, recouvertes aux trois-quarts par un revêtement de calcaire blanc, réfléchissaient violemment la lumière du Soleil du désert qui naissait au pied des pyramides. Les Prêtres d’Amon apprirent aux Huulus qu’une partie du revêtement extérieur avait été détruite lors des troubles qui ébranlèrent le Royaume du Nil

-Suite à la destruction de l’Atlantide, il y a plus de mille ans.

Les Cyborgs percevaient que l’un des Prêtres d’Amon aimait les étrangers cependant que l’autre, le plus jeune, les tenait pour suspects et hérétiques. Avec la permission des Prêtres, qui bénirent le sol, ils établirent leur campement de toiles et de soie à la base de la Grande Pyramide, devant l’entrée originale, que des pillards, morts depuis longtemps, avaient réussi à retrouver. Pendant que leur suite montait leurs tentes, Médonje, Myryis, les deux Philippe et les deux Prêtres d’Amon, munis de torches descendirent à l’intérieur de la Grande Pyramide en empruntant un long couloir qui s’enfonçait dans les ténèbres totales. Sur les murs et le plafond apparaissaient des vestiges d’une couche de plâtre, ornée d’hiéroglyphes, et presque entièrement disparue.

Plusieurs centaines de marches menèrent leur groupe à une salle, située sous la pyramide et totalement vide, si ce n’est d’une couche de gravats et de

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poussière. Toutes les parois de la pièce laissaient voir la pierre nue et n’offraient aucune solution de continuité. L’aîné des Prêtres d’Amon expliqua que, selon la rumeur populaire, les profanateurs auraient trouvé dans cette salle la momie royale du Pharaon Kheops et un trésor funéraire colossal dont il ne reste plus rien.

-Tous les murs ont été sondés, dans cette salle et tout au long de l’immense couloir qui y mène. Les pillards ont vidé la pyramide de toutes ses richesses et détruit toute trace de la momie royale. À minuit, quelques ombres silencieuses se glissèrent dans l’entrée de la pyramide. Les deux Philippe portaient une échelle et des Acolytes couvrirent l’entrée d’une bâche, pour amortir le bruit que ne manquerait pas de causer leur intervention. Parvenu à une trentaine de mètres de l’entrée, Médonje éclaira le plafond et indiqua à ses camarades un bloc massif de granit noir.

-Un bouchon absolument incassable, totalement infranchissable, constitué d’une succession de trois blocs monumentaux de granit. Ce bouchon doit peser cent tonnes, j’aurai besoin de Myryis pour m’aider à repousser le tout.

Les Cyborgs demandèrent aux Philippe de s’écarter de quelques mètres et utilisèrent les générateurs de gravité incorporés dans leurs omoplates gauches pour annihiler le poids des blocs de granit et exercer une poussée formidable sur le bouchon de pierre incrusté dans long un tunnel ajusté à leurs dimensions. Il y eut un craquement sourd, puis un tremblement de terre local. Un épais nuage de poussière envahit le couloir, obligeant Philippe et son fils à retraiter vers la sortie. Les Huulus, qui pouvaient retenir leur souffle plus de quinze minutes grâce à leurs implants cybernétiques, poursuivirent leur effort conjugué. Puis leur groupe ressortit à l’air libre, le temps que se dissipe le dense nuage de poussière occultant tout le couloir.

Une ouverture carrée apparaissait maintenant au plafond et ils durent utiliser l’échelle pour accéder à ce nouveau passage. Ils maintinrent sur leurs nez et leurs bouches des masques de soie et respirèrent péniblement un air lourd, vicié par les siècles. Ce couloir, totalement lisse, afin d’y glisser le bouchon de granit, s’élevait en une pente de quarante-cinq degrés et s’étirait sur une trentaine de mètres. Les trois dalles composant le bouchon avaient été repoussées jusqu’à un embranchement du couloir. Par dessus ces dalles débutait une nouveau couloir, rectiligne, où la lumière de leurs lanternes faisait briller l’éclat de l’or. Mais au-dessus de leurs têtes, une immense

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galerie, haute de dix mètres, se poursuivait dans l’axe du couloir ascendant qu’ils venaient d’emprunter.

Médonje suggéra d’explorer d’abord le couloir rectiligne et ils se hissèrent sur les trois dalles de granit que les Cyborgs avaient repoussées jusque là. Ils remarquèrent des câbles par terre, qui s’effritaient et tombaient en poussière au moindre contact, et des billes de bois ayant servi aux constructeurs à mettre en place les bouchons de granit. Le couloir contenait douze sièges dorés, qui se révélèrent des trônes d’or massif, où siégeaient les cadavres desséchés de hauts dignitaires en habits d’apparat et recouverts d’amulettes et de bijoux. Le moindre souffle d’air pulvérisait les fragiles ossements et les vêtements vieux de vingt-cinq siècles.

Sans toucher aux dépouilles, ni aux trésors accumulés entre les trônes, ils déambulèrent lentement à travers le sombre conduit, entièrement couvert d’hiéroglyphes, et arrivèrent à une salle remplie de coffres et de statues de dieux disposées devant un autel sculpté dans un bloc de malachite. Les parois de cette pièce semblaient recouvertes d’or pur ciselé que leurs lanternes faisaient miroiter de mille éclats. L’air devenait suffoquant et les explorateurs durent retraiter jusqu’au bouchons de granit. La voix d’Opys retentit aux oreilles de Médonje et de Myryis :

-Injectez une dose massive d’antibiotiques à vos équipiers qui respireront de cet air délétère. Certaines des particules en suspension pourraient entraîner une mort foudroyante.

Myryis raccompagna les deux Philippe à l’extérieur de la pyramide, pendant que Médonje allait reconnaître la grande galerie. Trente minutes plus tard, le Grand Prêtre de la Commagène retrouvait ses équipiers à l’air libre.

-J’ai trouvé le sarcophage de Kheops et bien d’autres merveilles qui nous attendent. J’ai aussi débouché deux conduits d’aération, obstrués depuis des siècles, ce qui nous permettra de mieux respirer dans cette nécropole de pierre. Et j’ai remis en place le dernier bouchon de granit. Faites balayer le couloir d’entrée de toute cette poussière et allons nous baigner dans le Nil, pour nous débarrasser de toute cette boue qui colle à notre peau.

À l’aurore, les deux Prêtres d’Amon, au sortir de leurs tentes, aperçurent leurs hôtes revenant, manifestement joyeux, d’une baignade au fleuve. Médonje les salua :

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-Bonjour Éminences, j’ai besoin de vos lumières, plus précisément sur la signification de certains symboles de l’écriture sacrée d’Égypte, celle que nous devons utiliser pour communiquer avec vos Dieux, le but de notre mission. Partagez notre déjeuner dans notre pavillon.

Interloqués, les deux Pontifes se prêtèrent à la demande du Huulu et devinrent tout à fait déconcertés devant la connaissance des hiéroglyphes démontrée par Myryis et Médonje.

Priés d’expliquer cette maîtrise, Médonje ne fit qu’aggraver leur perplexité :

-L’antique langage sacré du Nil nous a été enseigné, il y a fort longtemps, par un Magicien égyptien de passage à Babylone. Un vieillard desséché, tatoué de signes cabalistiques sur tout le corps et même le visage et dont la voix pouvait couvrir le bruit d’une foule et hypnotiser l’assistance. Le Magicien Djedi s’aidait d’un bâton pour marcher et aussi pour enchanter les objets.

À l’évocation du nom de Djedi, les Prêtres d’Amon ne purent réprimer leur surprise :

-Le Magicien Djedi, un puissant Nécromancien vivait à la Cour du Pharaon Kheops, il y a plus de deux mille cinq cents ans!

Myryis suggéra que Djedi pouvait être un titre plus qu’un nom propre, chez les Magiciens :

-Un peu comme Ptolémée, Mithridate, Antiochos, ou Archélaüs, noms adoptés par des générations successives de rois.

Médonje asséna aux Pontifes d’Amon un dernier choc en réveillant les deux Homoncules, ces minuscules lémuriens de Madagascar, qui dormaient dans l’une de ses poches.

-Le Magicien Djedi nous enseigna, en plus de l’écriture sacrée, des connaissances magiques qui nous permettent d’accéder à des Sphères connues que de quelques Initiés.

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Les Prêtres, fascinés, regardaient Médonje nourrir avec des raisins secs les minuscules démons aux dents pointues et à la longue queue préhensible.

Les Cyborgs analysaient les pensées, les émotions et les images animant leurs hôtes du Clergé d’Amon. L’aîné des Prêtres classifiait les Homoncules comme des animaux exotiques, tandis que le plus jeune y reconnaissait des diablotins tirés des Enfers. Médonje les tira de leurs réflexions :

-Vous connaissez certainement la nouvelle religion promulguée par le Roi de Commagène, l’Alliance avec les Dieux. On dit que des Anges Célestes ont signé un Traité avec les Hommes sur le sommet du Mont Nymphée. Cette religion adore tous les Dieux et reconnaît un Dieu des Dieux, le principe d’une Divinité Supérieure, qui sauvera l’Humanité de tous ses maux, grâce à la Connaissance et à l’amour du prochain.

Après avoir exposé les grandes lignes du Mithraïsme enseigné en Commagène, de répondre au mal par le bien, de pardonner les fautifs, de prier pour ses ennemis, de tendre l’autre joue, de fraternité universelle aux yeux de la Divinité. Le Huulu conclut qu’on pourrait associer Amon et les autres Dieux d’Égypte et adorer leurs effigies dorées au Sanctuaire du Nympheum.

-Nous tiendrons cette nuit, et pour les sept prochaines nuits, une cérémonie propitiatoire, à la base de la pyramide, coté désert. Nous vous convions à y participer. D’ici là, allons dormir, car la nuit sera longue.

La nuit venue, pendant que Myryis occupait les Prêtres d’Amon, Médonje et les deux Philippe conduisaient une équipe de quarante Acolytes dans les entrailles de la Grande Pyramide. Leur première tâche fut de ramener à leur navire une centaine de vases d’albâtre, d’onyx et de diorite, de la hauteur d’un homme, qui occupaient toute la longueur de la grande galerie et qui rendaient difficiles leurs déplacements. Chacun des vases contenait une des richesses de l’Égypte Antique : blé, orge, huile d’olive, bière, noix, pépites d’or, quartz aurifère, turquoises, cornalines, améthystes, émeraudes, corail, lapis-lazuli, malachite, béryls, ivoire, ébène, baume, parfums, encens, myrrhe.

Des parois de la grande galerie, pendaient les étendards des quarante provinces d’Égypte, la plupart réduits à l’état de lambeaux qui se transformaient en poussière au moindre contact. Sous les étendards, des

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demi coquilles d’œufs d’autruche, finement dessinées, présentaient les produits des provinces, perles, pierres précieuses, bijoux, statuettes, instruments de musique, outils de pierre et de cuivre, jade, pointes de silex et d’obsidienne, fer météoritique, semences, cristal de roche. Toute la nuit, les Acolytes ahanèrent à évacuer ces offrandes mortuaires jusqu’à leur navire.

Médonje, Philippe et son fils, avaient passé cette nuit à inventorier la salle du sarcophage royal, située à l’extrémité de la grande galerie. Un vestibule recelait quatre trônes, ciselés dans l’or massif, et occupés par des squelettes surchargés de lourds bijoux. Des cartouches inscrites en hiéroglyphes identifiaient les corps. Médonje traduisit :

-Des favorites du harem de Kheops, qui préférèrent suivre leur maître dans la mort. Celle-ci mentionne que Ménepti était la plus belle femme de l’Univers et la préférée de Pharaon.

Le Chancelier se pencha sur le cadavre desséché et retira un merveilleux diadème de turquoises encore retenu par une épaisse chevelure rousse. Ce faisant, les ossements s’effritèrent et se répandirent sur le sol.

De chaque coté du sarcophage de Kheops, un lion en or massif, avec des dents d’ivoire, semblait menacer les intrus. Une trentaine de statues des dieux, elles aussi en or massif et incrustées de joyaux, montaient la garde autour du Pharaon. Sur le sarcophage reposait l’armure en électrum de Kheops, avec les insignes royaux, le fouet, la double couronne, le sceptre et l’épée du Pharaon. Derrière les statues des Dieux, des coffres et des meubles dorés renfermaient des centaines de rouleaux de papyrus dans des étuis de métal précieux et d’autres offrandes, essentiellement des amulettes faites de gemmes de grande valeur.

De retour au campement, Médonje fit le point sur leur découverte :

-Littéralement, le Pharaon Kheops régnait sur un Âge d’Or, ou à l’apogée d’un Âge de l’Or. Sous son gouvernement, qui dura un quart de siècle, il constitua des expéditions au Sinaï qui y découvrirent de riches gisements de turquoises et de quartz aurifères. Admirez la teneur en or de ce quartz, trouvé dans la grande galerie et la grosseur des pépites alluviales. À l’époque de Kheops, le métal argent, beaucoup plus rare que l’or, provenait de l’électrum, un mélange naturel d’or et d’argent. Dans la tombe de Kheops, se trouvent cent soixante tonnes d’or, mais moins de deux tonnes d’argent.

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-Notre galère ne pourra transporter tous les trésors en un seul voyage et nous devrons prévoir une seconde expédition pour ramener les lourdes statues de diorite et d’albâtre. La Grande Prêtresse Maria a déjà ordonné le creusement de nouvelles cryptes sous notre Sanctuaire du Mont Nymphée pour y exposer les Dieux de l’Égypte.

La nuit suivante, Médonje officiait dans le désert, pendant que Myryis dirigeait les équipes d’Acolytes qui emballaient le mobilier funéraire du légendaire Pharaon. Les deux Cyborgs se relayèrent à ces tâches, jusqu’à ce que leur galère menace presque de s’enfoncer sous les eaux du Nil. Les Prêtres d’Amon, subjugués par les démonstrations de magie des Sorciers de Samosate, se comportaient envers les Huulus comme d’humbles suppliants devant de puissants Enchanteurs, se disant disciples du Magicien Djedi. À plusieurs reprises, Médonje et Myryis avaient projeté des hologrammes de bêtes cauchemardesques vivant sur des planètes situées de l’autre côté de la Voie Lactée, ou encore une Théla presque nue, si ce n’était que de ses bijoux et de quelques voiles diaphanes, qui joua le rôle d’Isis, avec un diablotin juché sur l’épaule.

Du Sanctuaire de Nymphée, Théla s’adressa aux deux Prêtres d’Amon, dans la langue vernaculaire du Delta:

-Les Dieux d’Égypte acceptent de se joindre à l’Alliance signée en Commagène avec les Hommes.

Puis l’image de Théla fit place à celle de Maria, portant son voile de perles favori :

-Moi, Grande Prêtresse du Sanctuaire de Nymphée, invite Néchaib et Staurus, Prêtres d’Amon, dans le cercle de nos Initiés, s’ils en sont jugés dignes par le divin Médonje.

Le Cyborg rencontra chacun des Prêtres séparément. À l’aîné, il confirma que toute leur sorcellerie ne reposait que sur des trucs, une technologie et une connaissance avancées. Il remit à Néchaib des pierres qui devenaient phosphorescentes lorsque frottées l’une à l’autre. Au plus jeune des Prêtres, Médonje confia deux de ses Diablotins :

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-Preuves de l’existence des Enfers. Mais ce sont des êtres inoffensifs, dénués de tout pouvoir surnaturel, et qui craignent la lumière du jour et les chats d’Égypte.

Il ne resta plus dans la tombe de Kheops que le sarcophage du Pharaon, fait d’un bloc de granit rose avec un couvercle de la même pierre que les Cyborgs soulevèrent. On enleva délicatement les plaques d’or ciselé entourant l’intérieur et l’extérieur du sarcophage. Médonje préleva du cou de la momie royale un talisman d’une valeur incommensurable, un globe d’émeraude. En fait, une émeraude plus grosse que le poing, polie, et portant sur chacune de ses douze faces des signes cabalistiques.

-Voici mon cadeau d’anniversaire! Quelle pierre!

Les Cyborgs retirèrent tous les objets intéressants dont les embaumeurs avaient truffé la dépouille de Kheops, puis refermèrent le sarcophage de granit. Attentifs à ne laisser aucun indice de leur passage, ils regagnèrent le ciel étoilé en remettant soigneusement en place les trois immenses bouchons de granit qui scellaient la tombe depuis vingt-cinq siècles. Ils levèrent le camp et regagnèrent leur galère pour se laisser porter par le Nil jusqu’au Delta où ils prirent congé des Prêtres d’Amon, invités à se rendre un jour à Samosate pour y parfaire leurs connaissances.

En haute mer, les Extraterrestres durent se relayer pour soustraire une partie du poids énorme de leurs trésors et assurer la flottabilité du navire. Médonje jubilait devant la fabuleuse moisson de cette expédition à Gizeh. Philippe s’étonnait qu’ils n’aient pas rencontré de piège ou de chausse-trappe dans la tombe de Kheops. Médonje hasarda une explication :

-Les Anciens ne pouvaient concevoir que des hommes puissent parvenir jusqu’au tombeau. Et ils avaient raison, en quelque sorte.

Dans la cabine de Médonje, s’étalait une carte du Monde, trouvée parmi les trésors de Kheops. Composée de bitume et de lapis-lazuli, elle indiquait les principales villes du Royaume du Nil et aussi celles des Royaumes voisins. La carte, âgée de vingt-cinq siècles, montrait en plus les emplacements des mines d’or, de cuivre et de pierres précieuses du Pharaon et décrivaient les richesses des Provinces égyptiennes et celles des différents Empires voisins, la Babylonie, la Crète, l’île de Thera6 et Chypre. Le Cyborg pointa du doigt 6 l’île de Santorin

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un point sur la carte, une île de la Mer Rouge à la latitude d’Assouan, et qui était représentée par une topaze.

-Le cartouche l’appèle ‘l’Île aux Serpents’. Un des énormes vases d’onyx de la tombe contient cent kilos de topazes d’une grosseur et d’une eau remarquables. Aujourd’hui, les Grecs connaissent cette île sous le nom de ‘Topazios’. Les Ptolémées exploitent toujours cet îlot et en interdisent l’approche sous peine de mort. Mais les mineurs de Kheops furent parmi les premiers à profiter de ces filons.

Arrivés en vue de Séleucie, le port d’Antioche, Médonje réunit sa suite et l’équipage sur le pont, pour les remercier et aussi pour leur rappeler la Cause qui était la leur :

-Ces richesses, dont nous devons taire la découverte, auraient pu tomber entre les mains des Ptolémées, ennemis héréditaires des Syriens et des Asiatiques. Notre Roi Mithridate Kallinikos, Dieu et Sauveur, saura en faire profiter son Peuple et tous nos Fidèles qui aspirent à un monde meilleur. Je rencontrerai chacun d’entre vous pour lui remettre une terre en Commagène et une prime très satisfaisante. Recevez la bénédiction de Mithra!

Le Roi de Syrie, Antiochos, et son Grand Écuyer Pyréis, attendaient sur les quais le retour de la lourde nef marchande syrienne. Un long convoi d’ânes de Commagène, de chevaux du Fergana et de chameaux, s’assembla et se mit en route vers Samosate, escorté par l’élite de l’armée de Commagène, trois cents fantassins en armures d’écailles laquées et la cavalerie d’Antiochos. Pour le transbordement, plusieurs centaines d’Acolytes de Nymphée avaient été mis à contribution. Le trésor funéraire, trop volumineux, dut être distribué entre la Trésorerie du Palais de Samosate, les voûtes de la Tour des Huulus et les cryptes du Nympheum.

Médonje salua son élève favori, Antiochos, et son épouse qui venait d’accoucher d’une mignonne Princesse à qui elle donnait le sein. Il présenta aux Souverains les plus mirifiques des objets découverts dans le tombeau du légendaire Pharaon : l’énorme émeraude globulaire, le diadème de turquoises de Ménepti la favorite de Kheops, des tiares et des couronnes, des bijoux exquis faits de gemmes extraordinaires, des coffres pleins d’émeraudes ou de diamants, de topazes et d’améthystes, de pépites et de cristaux. La joie des retrouvailles se mua progressivement en stupeur devant l’ampleur du butin ramené d’Égypte.

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Médonje sentait l’étonnement des jeunes Souverains :

-Sire, je ne saurais chiffrer la valeur monétaire d’un tel trésor, maintenant possession de la Couronne de Commagène. Mais, avec votre permission, nous vous laisserons un million de drachmes d’argent pour vos facilités portuaires et le libre passage de notre caravane à travers votre Royaume de Syrie. La plus grande partie de l’or sera fondue à Samosate et transformée en dariques, ou en talents de quatre-vingt livres dont raffole la Cour de Chine. L’essentiel des gemmes et des joyaux, le lapis-lazuli et la malachite, seront façonnés par les orfèvres de Samosate et les bijoux ensuite écoulés sur nos marchés. Nous conserverons et exposerons les objets les plus remarquables, chefs-d’œuvre de maîtres-artisans, au Sanctuaire de Nymphée, dans une salle dédiée aux Dieux d’Égypte.

À son retour à Samosate, assailli par une avalanche de messages et pressé par la gestion des affaires courantes du Royaume, le Chancelier dut reporter à plus tard l’examen et l’analyse de sa partie du butin, un cadeau d’anniversaire digne d’un dieu.

À Rome, leur Initié Lucullus, devenu Consul, occupait les plus hautes fonctions de la République et militait activement pour que son frère l’y succède l’année suivante. Lucullus s’efforçait de revivifier le commerce dans l’Empire et avait dépêché une flotte considérable en Espagne pour y réduire les pirates et protéger les convois de minéraliers vers Rome. Ce fut Lucullus qui apprit à Médonje, grâce à son cristal de télécommunication, le décès du Roi Nicomède de Bithynie qui léguait son Royaume à Rome, l’Alliée indéfectible qui l’avait toujours soutenu contre les entreprises du Basileus du Pont. Le Chancelier ne put s’empêcher de trouver suspect que le testament de Nicomède soit déjà entre les mains de Lucullus, celui-là même qui avait rapporté jadis à Rome un semblable legs du Pharaon Ptolémée, alors qu’il servait comme Préfet de la Flotte sous Sylla.

Quand Médonje apprit à Mithridate du Pont, par pigeons voyageurs, que le Sénat mandatait M. Aurelius Cotta pour transformer la Bithynie en Province romaine, la rage du Basileus éclata et il rallia ses troupes pour une campagne militaire afin de s’emparer de la Bithynie et de la Paphlagonie voisine qu’il estimait être ses domaines ancestraux. Le Roi du Pont ordonna le rapatriement immédiat en Asie de sa légion que le Gouverneur d’Espagne Sertorius avait formée, à grand prix. Mithridate du Pont fit aussi préparer sur

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tout le pourtour de la Mer Noire des réserves considérables de blé, en vue d’un long conflit avec Rome.

En Espagne, les légions de Pompée piétinaient sur place, face à la guérilla menée par les forces rebelles du Gouverneur Sertorius qui avaient assiégé et pris Carthago Novo7. En Syrie, pendant deux mois, la fameuse Académie de Philosophie d’Antioche avait accueilli, comme élève, le réputé orateur Gaius Julius César. Le richissime avocat, qui voyageait toujours avec sa bibliothèque et une suite nombreuse, fréquentait Pyréis et la Cour d’Antiochos où son éloquence et son érudition le mirent en valeur. Le Proconsul Vatia, vieil ami de César, vint le rejoindre à Antioche, avant de regagner Rome, après avoir servi quatre ans à combattre les pirates de Cilicie.

César, féru de livres rares et voulant remonter la Route de la Soie, profita de sa présence en Syrie pour visiter Samosate. Sa suite, composée d’esclaves domestiques, et son escorte de mercenaires armés ne purent franchir la frontière de la Commagène. Aussitôt prévenu, Médonje autorisa César et son assistant Labienus à poursuivre leur chemin, mais seuls, jusqu’à leur Capitale, escortés par un détachement de la Cavalerie royale. Le Grand Prêtre se porta au devant des deux militaires Romains, qui s’étaient déjà illustrés dans la prise de plusieurs villes, car il voulait étudier leurs réactions à la vue des fortifications et des ouvrages défensifs de Samosate.

Précédant vingt destriers en armure, et quarante Acolytes, tous montés sur des chevaux de la race géante du Fergana, le Chancelier et Grand Prêtre de la Commagène, en grande tenue de soie tissée d’or, fit une brillante apparition devant les deux Romains qui ne pouvaient détacher leurs yeux de l’émeraude globulaire et du rubis à peine moins gros que Médonje portait au cou.

-Salve César et Labienus! Bienvenue en Commagène, Royaume des gens libres et Alliée des Dieux, des Grecs et des Romains.

Ils empruntèrent l’antique voie caravanière qui longeait l’Euphrate et virent, chemin faisant, de grandes norias déversant l’eau du fleuve pour en irriguer les terres des deux cotés de l’immense cours d’eau. Devinant sa question, Médonje apprit à César que la Commagène participait à la prospérité de tous

7 Carthagène

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ses voisins et que, de toutes façons, les fermiers d’Osrhoëne voisine vendaient leurs récoltes au marché de Samosate.

-De plus nous combattons ainsi la désertification qui menace toute la région et atténuons l’ampleur des tempêtes de sable en provenance des déserts de Syrie et de Mésopotamie.

En route, ils firent halte dans une plantation de cerisiers, arbre inconnu des Romains et que les Huulus avaient importé d’Arménie. Médonje félicita le fermier pour l’abondance et la qualité de sa récolte puis se tourna vers César :

-Le seul défaut de ce fruit succulent, c’est qu’il tache irrémédiablement les toges blanches que vous portez. Le Consul Lucullus a transplanté plusieurs cerisiers dans ses jardins de Rome et dans ses domaines agricoles d’Italie. L’Empereur de Chine, à notre demande, a expédié à Samosate quelques plants de cerisiers de Chine que nous sommes à évaluer.

Quand le Château et les murailles de Samosate se profilèrent à l’horizon, Médonje se fit attentif à saisir les commentaires et les pensées des stratèges romains. Ils franchirent, en empruntant un large pont-levis fait d’énormes poutres imputrescibles, le fossé comblé d’eau qui entourait la muraille extérieure, traversèrent le caravansérail et le marché, grouillant d’une humanité hétérogène, passèrent les lourdes portes d’acier noir de l’enceinte crénelée encerclant la vieille ville et s’arrêtèrent devant le massif Château-fort de Kallinikos, résidence de César et de Labienus pendant leur court séjour à la Cour.

Le lendemain, dimanche, jour férié en Commagène, Médonje célébrant le Culte, livra un sermon sur la montagne, plutôt une grande colline s’élevant non loin de la Capitale. Après la cérémonie religieuse, à laquelle assistait la Cour, la Cavalerie Royale défila et se livra à des exercices forts applaudis par une foule compacte. Les cinq cents Cataphractaires bardés d’acier, et dont le galop faisait vibrer le sol, firent grande impression sur César et Labienus, qui supputaient les chances d’une légion de résister à un tel déferlement.

Mithridate Kallinikos commanda aux Milices Civiles des exercices de tir auxquels participa presque toute l’assemblée, hommes, femmes et enfants de plus de huit ans. Prenant pour cible une armée formée d’épouvantails, au

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signal du Roi, une volée de flèches transperça les poupées d’herbes sèches, ou plutôt les pulvérisa car en première ligne, les vieillards armés d’arbalètes se servaient de pointes d’acier tranchantes. À un deuxième signal, des centaines de pots d’argiles furent lancés, avec un ensemble parfait, indiquant de nombreuses séances d’entraînement. Les pots explosèrent et transformèrent la cible en un brasier ardent.

Médonje guettait les réactions et les commentaires de César et de son lieutenant et ami, Labienus, qui discutaient ensemble des contre-mesures efficaces contre de tels assauts. César demanda :

-Sont-ce là des armes magiques, Grand Prêtre? Ou encore seulement l’effet de la poudre noire de Chine et du naphte de Babylonie?

Le Huulu retint que César connaissait la couleur de la poudre, probablement suite à la défection de Légionnaires des armées espagnoles du Gouverneur Sertorius. Médonje répliqua malicieusement :

-Vous avez justement deviné, noble César, la nature magique de nos armes, dont le secret est conservé à Samosate, terminus des routes qui mènent en Chine et à Babylone.

Des trompettes tonnèrent et la légion formée par Kallinikos envahit la plaine au pas de course. Chacun des quatre mille hommes possédait un glaive d’acier tranchant et un long bouclier fait du même métal. Leurs armures, d’écailles laquées et de cottes de mailles en acier resplendissaient au soleil de juin. La légion de Commagène, parvint à un ruisseau faisant obstacle à sa progression. Deux cents légionnaires formèrent rapidement, avec une parfaite synchronisation, un pont vivant en se servant de leurs boucliers incurvés, conçus pour s’imbriquer l’un à l’autre. Le reste de la légion, et même la cavalerie légère, purent ainsi franchir le large fossé en quelques minutes.

César, très imbu de la suprématie militaire latine, fut ébranlé mais ne le montra pas, faisant remarquer que :

-Rome pourrait rassembler cent légions comme celle de Commagène. Peut-être même plus. Mais je me réjouis de l’amitié qui a toujours marqué les relations entre Rome et votre Royaume.

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Le Roi convia les Romains à l’accompagner sur une des tours du Château,

-Afin d’embrasser d’un coup d’œil les richesses de notre Capitale et de rendre grâce à la Divinité pour ses bienfaits.

Kallinikos décrivait sa Capitale avec une fierté manifeste :

-Sur la rivière, trois moulins à aubes, pour moudre le blé. D’ici on aperçoit une dizaine de norias, entièrement construites par nos artisans, ainsi que ces moulins à vent, là, notre aqueduc, long de douze kilomètres, ici la ménagerie, les écuries, la bibliothèque, l’hôpital, l’hospice, le caravansérail, le marché. Voyez! Une caravane de Mésopotamie s’apprête à emprunter notre pont sur l’Euphrate. Et cette route qui longe le fleuve, c’est la Route de la Soie qui mène à la Chine et aux Indes.

César et Labienus s’intéressèrent au colombier, qui s’élevait, tel un monumental phallus, dans l’une des cours du Château et qui abritait un millier de nids de pigeons-voyageurs. Le Roi de Commagène expliqua que les villes de Mésopotamie communiquaient entre elles depuis des millénaires en utilisant des pigeons.

-Cette tour de briques reproduit exactement un colombier de Séleucie-sur-le-Tigre, Capitale de l’Empire des Parthes, avec qui nous échangeons régulièrement, puisque l’épouse du Roi des Rois est ma fille.

Médonje releva les avantages d’une communication rapide.

-Un message de notre Église de Rome, reçu à Samosate ce matin nous apprend que Maître Cicéron a été accepté au Sénat, il y a six jours. Les affaires semblent prospères pour les avocats à Rome où seule une fortune certaine permet d’accéder au rang de Sénateur.

César passa l’après-midi à fureter à la bibliothèque royale de Samosate, qui s’élevait sur trois étages et employait plusieurs scribes publics, copistes et traducteurs. Myryis le reçut et lui présenta les collections d’œuvres provenant de tout le Monde connu.

Dans une salle isolée de la bibliothèque, Néchaib, ex vénérable Prêtre d’Amon devenu Acolyte du Nympheum, s’affairait à interpréter d’antiques rouleaux de papyrus couverts d’hiéroglyphes.

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-Nous avons trempé les rouleaux dans une sorte de laque pour pouvoir les dérouler sans qu’ils ne se désintègrent. Celui-là décrit comment la Grande Pyramide fut construite. Hier je déchiffrais un texte écrit de la main même de Djehi, Magicien du Pharaon Kheops. Dans ce coffre de pierre, une centaine de rouleaux forment un recueil de contes et de légendes, s’étalant sur mille et un chapitres. Je vis un rêve éveillé! Les Dieux d’Égypte ont béni la Commagène!

Devant César et son lieutenant, le Chancelier fit tirer du canon à partir de la Tour Carrée. Le boulet parcourut près d’un kilomètre avant de terminer son vol dans l’Euphrate. Médonje toisa les deux stratèges romains :

-Nous ne vous avons pas montré nos armes secrètes, ni nos éléphants, ni nos chariots de guerre. Nous avons fait nôtre l’adage romain ‘Si vis pacem, para bellum8’. La Commagène vit en paix avec tous ses voisins. Nous avons secouru, libéré et protégé des milliers de réfugiés latins lors de la guerre entre Rome et le Pont. Nous tenons à l’amitié des Romains, aussi nous ferons construire un colombier à Rome et l’offrirons à votre Sénat.

En souhaitant au revoir à Gaius Julius César, Médonje lui fit don de plusieurs livres introuvables en Occident, même à prix d’or. Puis, le Chancelier s’adressa seul à seul avec le Légat romain :

-Les Sorciers de Commagène vous remercient pour votre expertise et les précieux renseignements militaires que nous avons lus dans vos pensées, Noble César et dans celles de votre excellent Labienus. Dès maintenant, nous entreprenons d’araser la colline surplombant Samosate et d’y construire un amphithéâtre. Ainsi, aucune machine de siège ne pourra utiliser cette position pour bombarder Samosate.

-Voici vingt couples de pigeons, pour votre Sénat. Notre Église de Rome, qui possède déjà un pigeonnier, vous conseillera quant à l’élevage de ces volatiles. Allez en paix et craignez le jugement de Mithra qui pèse les actions des Hommes!

8 Si tu veux la paix, prépares la guerre.

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Chapitre III Le Temple des Atlantes (73 avant JC)

Le Sénat de Rome avait attribué au Consul de l’année précédente, Aurelius Cotta, le profitable mandat de transformer la Bithynie en Province romaine. Son collègue Lucullus avait, quant à lui, obtenu le Proconsulat sur la Province de Cilicie voisine de la Commagène et aussitôt après avoir établi son quartier général à Tarse, l’Initié avait rendu visite à la Cour de Samosate. Accompagné d’une escorte de douze licteurs, indiquant son rang consulaire, le richissime Lucullus passa l’essentiel de son temps en compagnie de l’un ou l’autre des Grands Prêtres, à échafauder de nouveaux liens commerciaux entre Occident et Orient.

Médonje présenta à Lucullus le résultat de leur dernière expédition en Égypte, le trésor funéraire de Kheops. La traduction de la bibliothèque du Pharaon avait confirmé l’existence et la localisation de l’Atlantide :

-Ce premier Empire maritime de la Méditerranée, déjà puissant et florissant à l’époque de Kheops et qui, selon la légende, disparut brutalement il y a un millier d’années dans une explosion volcanique. Nous possédons la correspondance entre l’Archonte d’Atlantide et le Pharaon Kheops qui lui reprochait de toujours exiger plus d’or pour ses marchandises mais qui le remerciait pour l’orichalque, probablement de l’étain, métal inconnu en Égypte et essentiel à la fabrication du bronze.

Médonje confia au Proconsul son projet :

-Mon instinct me dicte d’aller explorer l’Île de Théra au nord de la Crète, ce qui reste de l’Atlantide, une Thalassocratie qui s’est enrichie prodigieusement pendant une douzaine de siècles, dans l’espoir de retrouver une portion des trésors accumulés par les Archontes et tant vantés par les Prêtres d’Égypte.

Enthousiaste à l’idée d’une telle entreprise, Lucullus offrit à Médonje les facilités portuaires de Tarse et la protection de la flotte romaine contre les pirates crétois qui sévissaient toujours dans la région malgré les campagnes menées contre eux par Rome.

Alors qu’ils dégustaient des langoustes rapportées de Tarse par Lucullus, un Acolyte chuchota aux oreilles de Philippe l’Ancien, le secrétaire de

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Médonje, et lui remit un pli qu’il parcourut puis présenta au Chancelier. Le front plissé, Médonje apprit au Proconsul Lucullus que le Basileus du Pont avait déclaré la guerre à Rome et que ses armées avaient envahi la Bithynie.

-Un courrier rapide, provenant de Tigranocerte, nous a apporté un message du Basileus d’Arménie, Tigrane, qui souhaite demeurer neutre dans ce conflit, malgré les appels de son beau-père Mithridate du Pont à se joindre à sa campagne contre Rome.

Le Roi Kallinikos rassura Lucullus :

-Nous n’obéirons pas à l’injonction de mon cousin, le Basileus du Pont, de prendre en otages tous les Citoyens de Rome. La Commagène, Royaume Souverain, n’a pas de Suzerain, chérit sa neutralité et souhaite l’établissement d’une paix universelle. Nous vous escorterons jusqu’à notre frontière avec votre Province de Cilicie quand vous le jugerez opportun.

Le Proconsul Lucullus partit dans l’heure pour sa Province de Cilicie, afin d’y organiser la défense de l’Asie romaine et préparer sa riposte contre le Pont.

Médonje s’adressait à son Roi et ami :

-Sire, nous devons éviter que toute l’Asie ne sombre à nouveau dans la guerre. Bien qu’adorateur de Mithra, votre cousin le Basileus Mithridate du Pont ne saurait être considéré un Sauveur de l’Humanité. Il a tué de ses mains des milliers d’opposants, sa propre mère, ses frères et même plusieurs de ses fils. Ses grandes qualités ne peuvent compenser son manque de compassion. Son idée fixe d’abattre l’Empire de Rome rend votre cousin insensible aux millions de morts qu’un tel affrontement provoquerait.

Kallinikos demanda à l’Envoyé Céleste :

-Mais mon cousin pourrait-il réussir à détruire l’Empire de Rome? Il vient de recevoir en renfort une légion entraînée à la romaine par le Gouverneur Sertorius d’Espagne. Et il s’est associé aux pirates, leur procurant navires, hommes et armes pour qu’ils s’attaquent au commerce méditerranéen et mènent des razzias jusque sur les côtes d’Italie.

Le Chancelier rappela ce que le jeune César leur avait dit :

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-Rome peut opposer cent légions aux forces de Mithridate, si elles ne sont pas occupées à guerroyer sur d’autres fronts, ou entre elles. Tigrane ne semble pas disposer à risquer son propre Empire en assistant son beau-père dans cette nouvelle guerre. Les dix légions de Pompée triompheront sur Sertorius à son premier faux-pas et celles-ci seraient ensuite transportées en Asie pour écraser les forces de Mithridate. Je crois que nous devons tenter de circonscrire les ravages de cette belligérance et surtout de convaincre le Basileus d’Arménie de ne pas participer à cette sanglante entreprise. Et nous devons encore plus fortifier nos villes, notre Temple et notre Capitale.

Le Consul de Rome, Marcus Lucullus, frère de Licinius Lucullus, le Proconsul Initié de Commagène, fit octroyer à son frère, par le Sénat, le mandat de conduire la guerre contre les forces du Pont et d’aller délivrer le Général Cotta, assiégé dans la ville portuaire de Chalcédoine sur la Mer Noire, par une armée composée de deux cent mille hommes. La flotte, que le Basileus avait patiemment reconstituée, avait attaqué le port fortifié. D’énormes tenailles d’acier avaient servi à couper l’immense chaîne de bronze qui protégeait les quais. Mithridate du Pont put ainsi s’emparer de soixante navires appartenant aux Romains, incendiant le reste de leur flotte.

Dans la salle du Trône, le Roi Kallinikos s’adressait à ses Conseillers :

-Mon cousin, ce grand vantard se sert de nos pigeons pour se glorifier de ses victoires, nous remercier pour les tenailles d’acier de Commagène et exiger des canons et de la poudre. Il prétend que tous les Asiatiques, tous les Peuples de la Terre doivent s’unir pour combattre le mal romain qui, sinon, les réduira tous en esclavage. Mon royal cousin connaît déjà notre opposition au recours à la guerre pour régler des affaires des Rois. Et nous lui avons fait savoir la désapprobation des Grands Prêtres de Commagène qui le conjurent de conclure une trêve, et la paix avec Rome, dès que faire se pourra.

Kallinikos de Commagène poursuivait son envolée, condamnant l’outrecuidance de son cousin :

-Nous lui avons aussi signifié avoir été choqué par son manque de respect, que la Commagène jamais ne se pliera aux exigences de quiconque, pas même de mon bien-aimé Cousin et ami d’enfance. De plus, nous nous

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opposons totalement à ce que le secret de la poudre noire de Chine ne sorte du Royaume de Commagène pour devenir un nouveau fléau de l’Humanité.

Les troupes romaines d’Aurelius Cotta subissaient défaite sur défaites et reculaient devant Mithridate. Lucullus, lui, faisait subir à ses deux légions, qu’il jugeait trop indisciplinées, un entraînement intensif en Cilicie. Leur Initié, le Philosophe Posidonius de Rhodes, revenu en Espagne après avoir accompagné une flotte marchande jusqu’en Irlande, se servit de son cristal de télécommunication pour apprendre à Médonje l’assassinat du Gouverneur Sertorius par un de ses propres lieutenants.

-Le félon a remis au Général Pompée toute la correspondance privée de Sertorius. Pompée l’a lue et jetée aux flammes, car selon lui, la divulgation de ces lettres générerait une nouvelle guerre civile à Rome.

À la surprise de Posidonius, Médonje demanda des nouvelles de la biche blanche de Sertorius :

-Elle a été sacrifiée et consumée dans le bûcher funéraire du Gouverneur.

L’année précédente, Opys avait détecté l’émergence d’une nouvelle et terrible maladie vénérienne à Samosate et avait pu déceler son origine dans la salive des quatre biches blanches ramenées de l’Île des Néandertaliens, qu’on avait sitôt abattues et incinérées.

La disparition de Sertorius marquait la fin de la rébellion espagnole et le triomphe des forces sénatoriales contre le Parti Populaire. Dix légions seraient prochainement disponibles pour aller combattre sur d’autres fronts, dont le Pont. Mais, l’Évêque de Rome, leur rapporta qu’une révolte de gladiateurs avait éclaté dans le sud de l’Italie et qu’elle avait rapidement dégénéré en un soulèvement d’esclaves qui prenait de plus en plus d’ampleur.

-Un gladiateur Thrace, nommé Spartacus, a pris la tête de l’insurrection. Plusieurs villes du sud de la Péninsule italienne sont tombées aux mains des révoltés qui massacrent systématiquement leurs anciens maîtres et se constituent un énorme butin. Une légion a été défaite par les mutins sur les pentes du Vésuve près de Naples. Les légionnaires rescapés ont été enchaînés deux par deux et obligés de s’entretuer au grand plaisir des vainqueurs. Ici à Rome, beaucoup de nos fidèles nous implorent de soutenir

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cette révolution contre les esclavagistes romains. Nombreux croient que ce Spartacus est le Christ-Sauveur annoncé dans les Saintes Écritures.

Médonje s’exclama :

-Malheureux! Un Sauveur n’utiliserait pas des méthodes aussi sanguinaires! Dites plutôt à nos Fidèles de protéger fraternellement leurs Maîtres et de les convertir à notre Foi, en donnant l’exemple d’une solidarité chrétienne. Faites des provisions et tenez les greniers de nos Temples remplis, en prévision d’une rareté des récoltes. Utilisez la dîme destinée au Sanctuaire de Nymphée pour vous procurer et distribuer du blé à nos Fidèles.

À des milliers de lieux de la Méditerranée, l’Athénaïs et la Pythadoris, poursuivant leur circumnavigation de l’immense continent africain, arrivaient en vue de Madagascar. Les Capitaines Néarchos et Protée, en mer depuis quatre ans, n’avaient perdu aucun homme d’équipage pendant cette croisière héroïque. Grâce à un des cristaux de communication et aux indications transmises par les Huulus, ils avaient pu s’abriter ou éviter les tempêtes océaniques, les récifs et les rivages hostiles ou inabordables.

Les navigateurs, ravitaillés ponctuellement par la navette spatiale, avaient partagé de longs parcours en compagnie de l’un ou l’autre des Cyborgs. Lors de cette expédition, ponctuée de nombreuses haltes, ils avaient exploré les côtes d’Afrique et remonté le cours de quelques grands fleuves, prenant contact avec des tribus indigènes vivant encore à l’âge de pierre. Comme les Capitaines l’avaient prédit à Médonje, les Noirs raffolaient de la verroterie colorée produite à Samosate et dont les cales de leurs navires avaient été amplement pourvues au départ d’Antioche.

Les cales, pour l’heure regorgeaient d’ivoire et de bois précieux. Des Pygmées avaient troqué des diamants et des béryls contre des colliers de verre aux couleurs vives. Mais les Capitaines conservaient tout l’espace restant pour emmagasiner des noix de l’arbre de fer de Madagascar, un des buts initiaux de leur mission. La pâte d’amandes tirée de ces noix constituait une panacée universelle au potentiel extraordinaire, dépassant de loin celui du Laserpitium presque disparu de Cyrénaïque. Selon Opys, la substance permettait non seulement de reconstituer des tissus disparus, mais son absorption régulière stimulait les défenses de l’organisme et prolongerait considérablement la longévité.

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Théla et son compagnon, Bodkaï, Prince de la tribu des Amazones, furent déposés sur l’Athénaïs par la navette des Huulus, afin de se prélasser sur les plages désertes de Madagascar et aussi pour évaluer les richesses minérales de l’île, particulièrement les dépôts cristallins jamais encore exploités par l’Homme. Pendant tout un mois, les deux vaisseaux remontèrent la côte orientale de Madagascar, s’arrêtant pour ramasser l’ambre accumulé sur les plages et les noix des quelques arbres de fer rencontrés près du rivage.

Une jungle épaisse commençait là où se terminait le ressac des vagues, une dense forêt humide d’où s’élevaient des fumerolles brumeuses et des nuées d’oiseaux aux plumages multicolores. De temps en temps, ils voyaient déambuler un troupeau d’éléphants nains, ou une famille de minuscule rhinocéros, ou encore un groupe d’oiseaux roc à la recherche de proies. L’odeur épicée de la végétation luxuriante et le parfum de myriades de fleurs parvenaient à leur narines avec la caresse d’un vent chaud qui portait le chant des oiseaux. La mer grouillait de formes de vies colorées ou invisibles qui chatouillaient les nageurs et saturaient leur sens.

Par un merveilleux après-midi sans nuage, Théla et Bodkaï se prélassaient seuls sur une plage de sable immaculé, se laissant masser par le souffle de la brise et la chaleur du jour. Ils s’étaient livrés aux jeux de l’amour et se reposaient, ébouriffés et couverts de sable fin. Théla décida de plonger dans le lagon limpide et de ramener un coquillage de nacre pour son bien-aimé.

Mais lorsque la Cyborg remonta à la surface de la Mer tranquille, une scène d’horreur l’y attendait. Bodkaï gisait mort, une flèche ayant traversé sa nuque et ressortait par un de ses yeux. Quatre cannibales nus s’approchaient d’elle, en éventail, pour lui interdire toute fuite. Ces êtres immondes affichaient des rictus concupiscents, proféraient des sons d’une vulgarité renversante et leurs membres déjà turgescents indiquaient qu’ils se préparaient à violer la jeune femme rousse.

L’Extraterrestre poussa un cri déchirant et d’un mouvement de son laser digital découpa les quatre hommes en tranches inégales. Aveuglée par les larmes, Théla se pencha sur le cadavre de son amant, pendant que couinait comme un porc un morceau de Cannibale agonisant. Des fantassins et des marins accoururent sur les lieux du drame et égorgèrent le dernier assaillant démembré qui ne possédait plus que son torse. Le Capitaine Niarchos communiqua immédiatement l’horrible nouvelle à Samosate.

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Faisant fi de toute prudence, Médonje, Myryis et Opys décolèrent derechef de la Tour Carrée, en plein jour, et firent donner la pleine vitesse à leur navette, causant un boum supersonique au-dessus de leur Capitale. Des centaines de témoins assistèrent au prodige, dont le Roi Mithridate Kallinikos qui dirigeait des exercices de la cavalerie royale. Les Cyborgs ne mirent que vingt minutes à rejoindre les lieux du drame. Théla n’y était plus. Niarchos expliqua :

-Elle s’est envolée, nue, en hurlant des imprécations incompréhensibles et elle a filé vers le nord.

Les Huulus remontèrent dans leur navette et suivirent la direction prise par Théla. Ils survolèrent bientôt une flottille d’une douzaine de pirogues calcinées autour desquelles flottaient les corps d’une centaine de cannibales. Ils poursuivirent leurs recherches, et découvrirent un village côtier, à l’extrême pointe nord de l’île continent. Toutes les cases brûlaient, les quais et les pirogues semblaient avoir été disloqués par une main colossale. Ils ne purent distinguer un seul survivant parmi les autochtones, ni aucune trace de Théla elle-même.

Ils longèrent la côte, virent deux autres campements, dévastés par Théla à coups de laser et de désintégrateur moléculaire. Ils retrouvèrent finalement leur Collègue à plus de cinq cents kilomètres de là, détruisant systématiquement les villages côtiers du Peuple des Cannibales, tuant sans discernement hommes, femmes, vieillards et enfants, troupeaux, champs, pirogues et habitations. Toute cette portion de la côte occidentale de Madagascar brûlait, et un énorme panache de fumée noire s’abattait sur l’île.

Les Cyborgs placèrent leur navette spatiale devant Théla qui cessa ses tirs et se laissa glisser sur le sol. La Grande Prêtresse rousse ruisselait du sang de ses victimes, elle avait badigeonné son corps nu des entrailles de ses cibles et son visage hagard exprimait la haine à l’état pur.

-Laissez-moi tous les tuer! Ce sont des bêtes malfaisantes.

Opys injecta un puissant soporifique à la jeune femme, qui perdit conscience dans leurs bras. Puis ils allèrent chercher la dépouille du Prince Bodkaï et la ramenèrent en Commagène pour des funérailles solennelles au Nympheum.

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Ils laissèrent Myryis à Madagascar, afin qu’il reprenne contact avec le Peuple des Arbres de Fer et obtienne leur assistance pour récolter les précieuses noix. Mais Myryis découvrit le village des Lémuriens géants totalement saccagé et inhabité. Le cadavre de Grand-Mère, trois flèches fichées dans sa poitrine, pourrissait sous les frondaisons de l’arbre immense où nichait sa tribu arboricole, disparue sans laisser de traces. Toutes les noix de l’arbre de fer avaient été ramassées, même celles qui n’avaient pas encore atteint leur maturité. Cette dévastation enragea Myryis, puis sa rage se transforma en tristesse, qu’il tenta de combattre en consacrant tout son temps à la découverte de nouveaux arbres de fer.

Dès le jour tombé, la navette avait regagné son hangar sur le sommet de la Tour Carrée où attendaient le Roi et la Reine de Commagène et la Grande Prêtresse Maria, prévenus de l’horrible drame et s’inquiétant de l’état de Théla. Celle-ci reprit conscience dans ses appartements, entourée de ses amis attentionnés qui partageaient sa peine. Opys maintint sa collègue sous calmants, Maria ne quittait pas son chevet et Médonje regrettait amèrement l’absence d’un psychologue dans son équipe.

En quelques heures, Théla avait assassiné entre cinq et six mille personnes, un crime inconcevable pour les Huulus et qui pouvait être imputé à la déprogrammation qu’ils avaient volontairement subie pour survivre sur cette violente Planète Terre et pouvoir y réagir dans des circonstances périlleuses. Pendant plusieurs jours, Médonje se tritura l’esprit sur la meilleure façon de redonner le goût de vivre à Théla. Quand il vit un premier sourire s’esquisser sur le visage de sa collègue, lors d’une visite de la Reine Isias accompagnée par les petites Princesses, une solution s’esquissa dans l’esprit du Cyborg.

En tête-à-tête avec Théla, prenant délicatement dans les siennes l’une de ses mains, Médonje lui exposa son idée.

-Je sais que tu es bien loin de l’âge réglementaire pour une Huulu, mais étant données les circonstances actuelles, ce tabou ne tient plus. Tu as perdu une vie chère. Remplaces-la! La joie d’un enfantement et le plaisir d’être mère peuvent atténuer la perte d’un être aimé. Et je te propose de devenir la mère de la plus belle femme de la Terre, une enfant qui éblouira les foules, un clone de Ménepti, la préférée du Pharaon Kheops. Et elle est rousse comme toi.

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À voir la réaction de Théla, Médonje sut qu’il avait gagné. Peu après les funérailles de Bodkaï, Opys procéda à la fertilisation de leur collègue.

Avant de s’embarquer pour l’Atlantide, Médonje expédia toutes les affaires courantes du Royaume, distribua les tâches parmi ses assistants, et confia les dossiers diplomatiques à son secrétaire, et ami, Philippe, l’ex-Roi de Syrie. Il fit préparer un convoi d’équipements agricoles et miniers, ainsi que des armes, forgés dans les aciéries de Commagène. Il s’assura que cette caravane, traversant la Mésopotamie, atteindrait Charax en même temps que leurs navires en provenance de Madagascar. Aux cargaisons en destination de la Chine, Médonje ajouta un colis et une lettre, écrite par les épouses de Myryis, pour l’Empereur.

La lettre expliquait que le Sorcier Myryis, tenant sa promesse faite au Divin Empereur Wu-Ti, arrière-grand-père du présent Maître de la Chine, expédiait un élixir de longue vie, découvert sur une île lointaine, quasi inaccessible, peuplée de monstres et de mangeurs d’hommes. Myryis écrivait ne pouvoir fournir à l’Empereur que des quantités très limitées de cette fabuleuse substance et qu’il tenterait de lui en procurer à chaque année. Il exprima aussi le souhait du Roi de Commagène d’adjoindre à son armée quelques cohortes supplémentaires de guerriers Huns, ces Youngnus provenant des marches septentrionales de la Chine.

Un navire syrien flambant neuf, fabriqué par les Romains dans leur arsenal de Tarse, sous la supervision personnelle du Proconsul Lucullus et avec les plus grands cèdres de Commagène, les attendait en rade de Séleucie, le port d’Antioche. Le Roi de Syrie et héritier de la Commagène, Antiochos, assista au départ du grand vaisseau, escorté par deux galères de guerre romaines sous les ordres d’officiers nommés par Lucullus. L’imposant trois-mâts, l’Isias, avait été baptisé en l’honneur de l’épouse d’Antiochos et ses voiles portaient les couleurs de la Syrie et sa figure emblématique, l’éléphant. La coque du navire avait été doublée d’acier et quatre canons installés sur les châteaux avant et arrière.

Médonje apprécia le confort de sa cabine, entièrement lambrissée de bois rares et odoriférants. Parmi sa suite, l’Égyptien Néchaib, l’ex-Prêtre d’Amon, devenu Acolyte de Commagène, apportant dans ses bagages les archives du Pharaon Kheops et tous les textes égyptiens mentionnant l’Atlantide. Ils firent une brève halte à Rhodes, dont le port grouillait d’activité, car les Romains y assemblaient une immense flotte pour affronter

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celle du Basileus du Pont. Puis, après deux jours de navigation, les hautes falaises escarpées de l’île de Théra se détachèrent à l’horizon. Médonje avait profité de ces quelques jours en mer pour revoir toute l’information sur le légendaire Empire maritime des Atlantes, fournisseur et client de l’ancienne d’Égypte. Les textes écrits de la main même de Djedi, narraient abondamment les voyages faits par le Magicien du Pharaon Kheops en Nubie, en Babylonie et en Atlantide. Les antiques papyrus présentaient des reproductions de l’art atlante, de leurs navires, de leurs femmes exposant leurs poitrines dans des corsages audacieusement décolletés.

Deux reproductions retenaient particulièrement l’attention du Cyborg. La première montrait un paysage fleuri, peuplé d’oiseaux et de biches, et présentait en arrière-plan un palais étagé, entouré de colonnades, et surplombant un port actif abritant des dizaines de voiliers et de galères. Le deuxième document, une carte de l’Atlantide, dessinait les contours d’une île ronde, possédant un large chenal accédant à une grande caldère immergée. Au milieu de la lagune intérieure, sur un îlot, s’élevaient une ville, et le Palais royal des Archontes d’Atlantis.

Ils jetèrent leurs ancres à l’abri de la baie intérieure de l’île, au pied d’une colossale falaise blanche coupée au couteau par la force d’une explosion volcanique qui avait vaporisé la moitié de l’île légendaire, il y avait plus de dix siècles9. Quelques embarcations de pêcheurs amarrées indiquaient la présence d’un sentier muletier qui grimpait la falaise en serpentant sur la pente abrupte et vertigineuse. Médonje gravit l’escarpement, suivi d’une bonne partie de son équipe. Leur peine valut l’effort, car le paysage, vu du haut de la falaise était à couper le souffle. Des fumerolles s’élevaient de petits îlots dénudés occupant le centre du vaste cratère, presque entièrement submergé par la mer. L’ampleur de la catastrophe qui avait créé ce paysage frappait l’imagination des voyageurs.

Médonje pointa du doigt le centre du cratère et s’adressa à ses Initiés :

-Le Palais royal et ses colonnades, d’or massif, selon les explications de Djedi, occupaient le centre de l’île et ont été désintégrés par l’explosion du volcan. Mais deux sites intéressants pourraient peut-être subsister sous les cendres et les scories.9 L’explosion qui détruisit l’Atlantide survint vers 1680 avant notre Ère.

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Le Huulu se rendit au sommet de la partie la plus importante de ce qui restait encore de l’île de Théra. Lui et Myryis, qui avait tenu à l’accompagner, passèrent une dizaine de minutes à scruter le sol sous leurs pieds.

-C’est une sorte d’autel, ou de trophée! On peut distinguer cette même silhouette sur la peinture faite par le Magicien et la carte mentionnait l’existence d’un Temple au sommet de l’Atlantide. Euréka! Nous l’avons trouvé! Mais, sous quatre-vingt mètres de tuf volcanique, l’assistance de notre navette sera requise pour dégager le monument. L’opération ne devra laisser aucune trace et se faire à l’abri des regards.

La nuit suivante, l’engin spatial, manœuvré par Pyréis, se positionna à la verticale du Temple des Atlantes et un faisceau de particules désintégra les molécules de basalte et dégagea un puits perpendiculaire sur soixante-quinze mètres. Puis, arrivés à proximité des ruines, ils fabriquèrent une vaste grotte artificielle où ils posèrent leur véhicule volant. Ils y firent descendre tous leurs Acolytes, munis de pics et de pelles. Pendant ce temps, leur escorte interdisait à quiconque de s’approcher du sommet de l’île et de l’entrée d’un couloir d’aération horizontal qu’il avait fallu aussi percer.

En quelques jours, ils déblayèrent le Temple, aux parois garnies de plaques d’argent et entouré de douze colonnes d’électrum serties d’obsidienne. De lourds vantaux de bronze doré fermaient l’unique accès à l’antique Sanctuaire et l’avait préservé de la cendre volcanique. L’intérieur du Temple contenait encore tout un riche mobilier liturgique et des offrandes votives, par milliers. De splendides fresques ornaient les murs intérieurs, aux couleurs vives et représentaient des scènes bucoliques, une nature généreuse et des Atlantes aux mines joyeuses.

Une grande partie du mobilier sacré n’avait pas souffert du cataclysme. Des tables et des vases de malachite, d’onyx, de jade, des statues d’ivoire, d’or et d’argent, des fresques intactes qui illustraient le bonheur de vivre et l’aisance des Atlantes. Deux motifs floraux revenaient souvent dans l’iconographie atlante, la fleur du pavot, plante dont on tirait l’opium et les feuilles dentelées du cannabis servant aussi à fabriquer des câbles et les cordages nécessaires aux voiliers. L’analyse de matières ligneuses et résineuses dans des coffres couverts de ces motifs végétaux prouva les déductions des Huulus. Les Atlantes utilisaient le haschisch et l’opium à des fins récréatives, ou du moins rituelles ou sacerdotales.

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Derrière l’autel principal, les Acolytes dégagèrent l’accès au Saint des Saints du Sanctuaire. Dans les cryptes du Temple, ils trouvèrent les squelettes d’une dizaine de Prêtres, identifiables par leurs amulettes représentant un poulpe, symbole de la Thalassocratie disparue, et aussi par leurs ossements, rendus bleus par les pigments de robes depuis longtemps désintégrées. Dans une première salle souterraine, s’entassaient plusieurs statues chryséléphantines10 d’une Déesse d’une nudité tout à fait impudique, remisées par des mains pieuses, pour les protéger de la fureur des éléments déchaînés. Et, au fonds de ce vestibule, une bibliothèque d’une richesse inouïe, rassemblait des rouleaux de papyrus par milliers, des tablettes d’argiles gravées de cunéiformes, et des sceaux de pierre permettant aux scribes d’apposer la marque du Temple d’Atlantide.

Médonje et Myryis dansaient de joie. Pendant plus de quinze siècles, cent mètres de poussière volcanique avaient préservé les archives complètes du Temple, incluant les correspondances diplomatiques, religieuses et commerciales avec les Puissances méditerranéennes contemporaines du cataclysme. Médonje s’empressa de ramener les papyrus égyptiens à Néchaib, qui, presque nonagénaire, était demeuré sur l’Isias, afin, selon l’ex Prêtre d’Amon, de relire et de veiller sur la correspondance de Kheops et de son Magicien, Djédi.

Sous le Temple, au bout d’une volée de marches, les Atlantes avaient creusé une enfilade de salles dans la pierre volcanique de leur île. De violentes secousses sismiques avaient projeté au sol des objets du Culte, mais aussi d’usage quotidien. On y découvrit des magasins de provisions tombées en poussière, des râteliers d’armes et d’armures de bronze et plusieurs lourdes haches à doubles tranchants. Le couloir se terminait sur une salle d’apparat ronde, possédant dix trônes magnifiquement ouvragés. Enfin, donnant sur la salle des trônes, une chambre forte, encore solidement cadenassée.

Lorsque s’ouvrit la porte massive, ils virent un amoncellement d’objets d’or, de jade et d’ivoire reposant pêle-mêle sur le sol de la Trésorerie et recouverts de milliers de gemmes et de joyaux provenant de vases brisés et de coffrets rongés par les siècles. Devant l’importance des découvertes et l’extrême fragilité de certains artéfacts, le transfert nocturne du trésor jusqu’à leur navire exigea une semaine d’un labeur éreintant.

10 D’or et d’ivoire

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Leurs Acolytes décelèrent des empreintes de pas dans le deuxième tunnel, d’aération, creusé par l’appareil des Extraterrestres. Un insulaire avait déjoué leurs gardes postés à l’entrée du boyau rectiligne qui s’enfonçait dans la montagne. Médonje fit tripler les sentinelles postées à l’extérieur du chantier souterrain, et ordonna d’exercer un guet constant de la pleine mer et d’y surveiller l’arrivée éventuelle de pirates crétois. Médonje ne put analyser à loisir cette moisson d’informations, se consacrant à l’organisation et à l’intendance requises par leur équipée et le déménagement sans heurt de milliers d’objets, certains volumineux ou très lourds, et fragilisés par le temps.

Deux jours avant la fin estimée des travaux, les sentinelles sonnèrent l’alarme. Une flotte de Crétois, des pirates, forte d’une vingtaine de navires d’inégaux tonnages, s’approchait de l’île. Laissant Myryis aux commandes de leur engin spatial, pour intervenir rapidement si nécessaire, Médonje se rendit jusqu’à l’Isias bien avant l’entrée des flibustiers dans la rade naturelle de l’île de Théra. Le Huulu demanda aux deux galères romaines de s’éloigner et de témoigner auprès du Proconsul Lucullus de la puissance militaire de la Commagène, « L’Amie des Romains! », précisa le Chancelier.

L’équipage de l’Isias mit à l’eau deux larges barques d’acier, chacune mue par une douzaine de rameurs dans un habitacle fermé constitué de plaques d’acier. Un long tuyau émergeait des embarcations qui longèrent le rivage en se portant à la rencontre des pirates. Les barques de métal parvinrent au milieu de la flotte crétoise sous une pluie de projectiles sans aucun effet sur leurs blindages d’acier. Des deux chaloupes, surgirent des langues de feu, bientôt longues de quarante mètres, qui léchèrent les navires des assaillants et couvrirent la mer de flammes inextinguibles.

Les nefs ennemies tentèrent de s’éloigner des barques incendiaires, mais furent accueillies par les canons de l’Isias et par un jet de feu grégeois encore plus formidable que celui craché par les chaloupes. Espérant y propager l’incendie, les pirates essayèrent vainement d’éperonner le navire Syrien recouvert d’une épaisse couche d’acier. Leurs rostres de bronze s’y brisèrent et les flammes restèrent sans effet sur la coque blindée. Au plus fort de la mêlée, des pirates prirent d’assaut les chaloupes métalliques qui s’enfoncèrent volontairement dans le mur de flammes pour se débarrasser des importuns, en se servant d’une hélice mue par des pédaliers.

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Médonje, fort d’expériences de combat antérieures, avait revêtu son armure, qui ne laissait vulnérables que ses yeux. Ses gantelets avaient suscité l’étonnement des armuriers car l’extrémité de chaque doigt restait à découvert. La cuirasse du Cyborg, faite d’un acier très noir, le meilleur, produit par les forges de Maras en Commagène, possédait de superbes scorpions d’électrum sur chacune de ses parties, ajustées à la taille du Huulu. Au cours de la bataille, alors qu’il balayait de mitraille les ponts des corsaires, il se surprit d’éprouver une ivresse et une joie coupables.

Plusieurs traits et plombs de fronde percutèrent l’armure de l’Extraterrestre qui s’affichait bien en évidence sur le château avant de l’Isias. Le Cyborg portait une armure faite du même métal noir qui recouvrait la coque du navire syrien. De la haute falaise, Myryis avait enregistré le déroulement de l’affrontement qui avait duré quinze minutes et laissait une mer de flammes et de navires achevant de se consumer.

Espérant peut-être se racheter à ses propres yeux d’avoir joui ainsi de la mort d’autrui, Médonje interdit d’exécuter les pirates qui avaient survécu à la bataille et que les légionnaires de leur escorte romaine avaient capturés sur le rivage. Le Cyborg sonda chacun des prisonniers qu’il partagea entre les Romains et les Syriens. Il exprima sa pensée à Myryis :

-Les Romains les vendront sur le marché des esclaves de Délos. Ils finiront galériens, mais toujours vivants. Quant à ceux que nous avons conservés, ils feront d’excellentes recrues et de bons Acolytes, témoins des miracles de notre Église.

Lorsque le dernier vestige digne d’intérêt fut déposé dans les cales de l’Isias, les Huulus colmatèrent les deux tunnels menant au Temple des Atlantes. Myryis ramena la navette à Samosate avec la plus grande partie des délicats rouleaux de papyrus qu’on voulait de la sorte préserver du roulis d’un voyage en mer. À chacun des deux cents légionnaires et marins romains, Médonje remit en mains propres dix statères d’or et cent sesterces d’argent, flambant neufs.

-Prix de votre silence sur cette bataille et cette mission de fouilles dans cette île grecque.

Aux officiers romains, il laissa dix fois cette somme et les assura que Lucullus saura les récompenser encore plus.

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Et, du pont de l’Isias, escortée par les deux galères romaines, Médonje regarda s’éloigner les côtes de Thera, tenant à la main une fleur de pavot, cueillie sur les pentes de l’île volcanique, dernière survivante de la civilisation des Atlantes.

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Chapitre IV Les Dieux interrompent la bataille (72 avant JC)

Le bilan de cette campagne de fouilles en Atlantide s’avérait prodigieux, bien au-delà de toutes les espérances de Médonje et de Myryis. La lecture des textes égyptiens découverts sur l’île de Théra fit défaillir le vénérable Néchaib qui reconnut les sceaux d’une quinzaine de Pharaons.

-Le plus récent porte la signature du Pharaon Yakubher, ou Jacob, un Hyksos qui régnait, il y a quinze siècles, dans sa Capitale d’Avaris, dans le Delta du Nil, et qui, selon la tradition, serait mort noyé à la tête de son armée, avalée par la Mer.

Les archives découvertes dans le Temple des Atlantes révélèrent les liens qu’entretenait l’antique Thalassocratie avec les Royaumes de Mycènes, en Grèce, de Crète, de Chypre, de Troie, de Cadix en Espagne, de Sardaigne, de Byblos, d’Égypte et celui des Hittites. Médonje confia au Sanctuaire de Nymphée une dizaine de lettres écrites en Araméen, signées par plusieurs Rois de Troie, tous nommés Hector, et demandant à l’Archonte de l’Atlantide l’envoi de diverses marchandises dont de l’obsidienne, ce fameux ‘orichalque’ dont l’île volcanique regorgeait.

En remerciement pour les deux galères romaines ayant escorté leur mission à Théra, Médonje fit parvenir à Lucullus l’une des douze colonnes d’électrum du Temple des Atlantes et dont la valeur monétaire s’élevait à dix millions de sesterces, pour cette seule colonne. À Tarse, en Cilicie romaine, le Proconsul passait l’essentiel de son temps à superviser l’entraînement de ses légionnaires qu’il avait jugés par trop indisciplinés et inaptes aux combats qu’ils devraient livrer bientôt contre les forces du Pont. À Rhodes, une grande flotte romaine s’assemblait, en prévision de la reconquête de l’île de Lemnos, envahie par les forces du Basileus.

À la fin de l’hiver, Lucullus se rendit à Samosate, incognito, accompagné d’une dizaine de ses lieutenants les plus fidèles. Le trajet de trois cents cinquante kilomètres reliant Samosate et Tarse pouvait s’accomplir en une douzaine d’heures, grâce aux voies de communication creusées par les légions de Marius et de Sylla et les ouvriers de Commagène. En approchant de la Capitale, le Proconsul fut surpris de découvrir un vaste amphithéâtre revêtu de marbre à l’endroit où il se rappelait avoir vu une colline à sa dernière visite. Médonje confia à son Initié avoir employé de la poudre pour

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araser l’éminence rocheuse, « une position qu’un ennemi aurait pu utiliser pour bombarder les défenses de la ville. »

L’arrivée de Lucullus signala d’ouverture du premier conclave réunissant les Cyborgs et la plupart des Initiés qui connaissaient leur origine extraterrestre. La réunion se déroulait dans la salle d’apparat du Château, présidée par le Roi Mithridate Kallinikos et son fils Antiochos, Roi de Syrie. Les Reines Laodicée et Isias, ainsi que la Grande Prêtresse Maria entouraient d’égards Théla, déjà grosse de six mois, et qui resplendissait de bonheur en avouant communiquer avec le cerveau de son bébé encore à naître. « Une expérience merveilleuse! »

Les deux Philippe, les épouses chinoises de Myryis, le géographe Posidonius, revenu de son voyage en Irlande et en Espagne, et Geminus de Rhodes, malgré son grand âge, participaient à cette rencontre, de même que le Capitaine Niarchos, qui avait complété la circumnavigation de l’Afrique et traversé la Parthie à la tête d’une caravane richissime, transportant une cargaison d’amandes de Madagascar, du poivre cinghalais, de l’ambre gris, des gemmes de grand prix, dont des diamants bruts inestimables.

D’emblée, on aborda la situation géopolitique. Médonje livra un discours décrivant les troubles gravissimes qui ébranlaient toute l’Italie :

-En Italie, la révolte des esclaves menée par Spartacus a pris une ampleur extraordinaire. Contre une partie du formidable butin fait par les esclaves, les pirates Ciliciens ont livré des armes aux révoltés. L’opération a sans doute été commanditée par le Basileus du Pont, dans l’espoir d’affaiblir Rome et de tenir les légions à l’écart des champs de bataille asiatiques. L’Italie, plongée dans le chaos, souffre de la faim. Les champs, abandonnés par les esclaves, ne produisent plus. À Rome, des émeutes éclatent quotidiennement parmi la Plèbe affamée. Les légions sénatoriales ont été écrasées par les armées de Spartacus. De part et d’autre, les belligérants font preuve d’une extrême cruauté envers leurs captifs. Rome vacille sous ces coups de boutoirs et notre Évêque de Rome peine à tenir nos Fidèles à l’écart de cette rébellion.

Opys développa la position des Anges Célestes :

-Plus que jamais, l’Humanité a besoin d’un Sauveur. Mais ce Christ ne saurait être Mithridate du Pont, insensible à la douleur de ses Sujets et qui a

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tué tant de gens de ses mains. La victoire de Mithridate du Pont sur Rome ferait couler une mer de sang et détruirait les structures républicaines porteuses d’avenir. Au grand déplaisir du Basileus du Pont, nous avons interdit à nos Fidèles de s’engager contre Rome et nous avons prédit au Basileus Tigrane d’Arménie qu’il perdrait son Empire s’il déclarait la guerre à Rome pour aider son beau-père du Pont.

Le Chancelier Médonje annonça la décision de Kallinikos :

-Ainsi, nous assisterons indirectement le Proconsul Lucullus, ici présent, dans sa campagne militaire, en faisant transiter par Tarse, la Capitale de la Cilicie romaine, l’essentiel du très lucratif trafic caravanier et en lui fournissant de l’information sur les mouvements des troupes du Pont, glanés par notre satellite. Notre politique se résume à circonscrire la guerre aux frontières du Pont en privilégiant la victoire de notre Initié Lucullus.

À son tour, Antiochos prit la parole :

-Le Culte de la Nouvelle Alliance s’est répandu dans notre Royaume de Syrie qui comprend désormais toute la Phénicie. À elle seule, ma Capitale d’Antioche compte plus de quarante mille Fidèles convertis à notre Église. Mais, à ma frontière sud, le Sanhédrin de Jérusalem condamne le nouveau Culte qui concurrence son Temple. Parmi toutes, Jérusalem constitue la seule ville d’importance à avoir chassé nos Acolytes qui tentaient d’y établir notre culte. Par des présents et des ambassades, j’essaie de nous concilier le Prince Aristobule, l’un des frères qui se disputent le trône laissé vacant par leur tyrannique père. Déjà, Aristobule a consenti à protéger notre Culte sur les terres qu’il contrôle.

Après avoir mis au point les détails de leurs interventions, les Cyborgs présentèrent aux Initiés certains des trésors ramenés de la tombe de Kheops et du Temple des Atlantes. Dans la grande salle occupant le dernier étage de le Tour Carrée, les Extraterrestres projetèrent des séquences filmées lors de leurs expéditions. Les fresques des Atlantes, aux vives couleurs, leur style dépouillé, la joie de vivre qu’elles dépeignaient, suscitèrent l’admiration de tous.

Médonje commentait les images de paysages bucoliques, parsemés de gazelles, de canards, de dauphins, de pieuvres, de singes et de fleurs colorées:

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-L’Art de Atlantide ne représente aucun sujet militaire. Nulle bataille, aucun guerrier en armure, ni captif enchaîné, ni trophée commémorant une victoire. Les Atlantes célébraient la joie de vivre dans une contrée particulièrement fertile qui donnait deux récoltes annuellement et qui constituait le centre du commerce international. Je crois que les riches dépôts d’obsidienne, que Platon nomme ‘orichalque’, cette pierre volcanique noire qui a l’aspect du verre, ont constitué pendant de nombreux siècles la ressource première des Atlantes.

-Leurs solides navires pouvaient affronter la haute mer et reliaient des comptoirs commerciaux situés sur toutes les rives de la Méditerranée et même de l’Océan. Au moment de leur disparition cataclysmique, les Atlantes négociaient l’ivoire, le cuivre, l’or et l’étain. Ils vendaient aussi le blé, les olives, les citrons et les grenades qui poussaient dans leur île, grâce à la douceur de son climat et à la présence de sources d’eaux chaudes qu’ils avaient canalisées pour chauffer leurs palais et même pour irriguer leurs terres.

-Les longs voiliers commerciaux des Atlantes, aux coques ornées de dessins d’oiseaux de mer, possédaient une forge, pour transformer leurs lingots de métal, et qui permettait aussi de tester la teneur des minerais qu’ils ramenaient dans leur île. Plusieurs indices nous font croire que les Atlantes se livraient à un trafic d’esclaves, mais de proportions modestes si on le compare à celui des Romains actuels. Des jeunes filles, ou de jeunes éphèbes particulièrement jolis, étaient très en demande, si l’on en juge par la correspondance entretenue avec leurs clientèles royales. D’ailleurs, la concubine favorite du Pharaon Kheops, la plus belle femme de son époque, Ménepti, avait été achetée aux Atlantes.

Médonje échangea un sourire avec Théla, qui portait en elle le clone de Ménepti, et poursuivit :

-Le Temple des Atlantes que nous avons fouillé vénérait deux divinités : la Déesse-Mère et Poséidon, le dieu de la Mer, dont nous avons retrouvé de nombreuses statues. Dix Rois dirigeaient la Thalassocratie atlante et ils se réunissaient alternativement à tous les cinq, puis six ans, dans la grande salle souterraine du Temple de Poséidon, cette pièce où nous avons découvert dix trônes finement sculptés. Voici le sceptre que tenait le dernier Roi de l’Atlantide quand il mourut, étouffé par les gaz volcaniques. La couleur

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pourpre de sa robe, autant que la beauté des joyaux montés sur ses bagues et ses amulettes, indiquaient son rang royal.

Les Initiés firent circuler parmi eux le sceptre du Roi Atlas, comme se nommaient tous les Souverains de la dynastie atlante : une perle et un diamant énormes, sertis aux extrémités d’un bâton d’or pur portant des inscriptions rappelant les hiéroglyphes d’Égypte. Médonje précisa :

-Myryis pense que l’objet proviendrait d’un très ancien Royaume de Babylonie et peut déchiffrer certains des pictogrammes. Néchaib, le regretté Prêtre d’Amon, a identifié les cartouches de deux Pharaons, gravés sur des émeraudes enchâssées au sceptre. Heureusement, nous avons pu conserver dans les banques de données de notre navette spatiale, l’essentiel des connaissances de la langue sacrée égyptienne que possédait le vénérable Prêtre d’Amon, récemment mort de joie à la suite de nos découvertes.

À la fin de leur conclave, où les Acolytes avaient servi les mets les plus exquis et les fruits les plus rares, on projeta devant le Consul Lucullus la scène de l’affrontement entre l’Isias et la flotte des pirates crétois. Médonje ressentit encore sa culpabilité dans ce massacre et ne put entièrement masquer son sentiment à ses collègues. Il conclut, sur les images de la flotte incendiée :

-En aucun cas, le secret de fabrication de la poudre, ni du feu grégeois ne doit quitter la Commagène! Nous devons même nier l’existence de telles armes.

S’adressant directement au Proconsul romain :

-Voyez, Excellent Lucullus, cette victoire contre les pirates ne doit rien à la magie des Envoyés Célestes et repose sur des inventions entièrement humaines, des techniques que maîtrise la pacifique Commagène et qu’elle n’emploiera jamais offensivement.

Kallinikos fit cadeau à Lucullus d’un confortable carrosse, tiré par seize chevaux, en lui disant :

-Mon cousin, votre ennemi, le Basileus du Pont, en possède un semblable, ainsi que la Reine des Amazones, qui nous l’a échangé contre une armure de jade, présent de l’Empereur de Chine, et qu’elle trouvait beaucoup trop

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inconfortable. Et pour cause! C’était un vêtement funéraire, destiné selon la croyance des Chinois, à préserver un cadavre de la putréfaction.

Lucullus retourna en Cilicie, dans son carrosse luxueux, à la tête d’une caravane de parfums et d’épices qui embaumait l’air sur son passage. Le Consul s’embarqua pour Rhodes et conduisit la flotte de Rome contre celle du Pont qu’il détruisit au large de Lemnos à la fin du printemps. Lucullus fit preuve d’humanité envers ses captifs, à qui il accordait habituellement la vie sauve. Mais le Consul fit exécuter le Général Varius, envoyé du gouverneur rebelle d’Espagne pour avoir assisté Mithridate du Pont dans sa guerre contre Rome. « Un Romain qui a tué des Romains. », affirma Lucullus pour se justifier vis-à-vis des Huulus.

Aussitôt après sa victoire navale, Lucullus rassembla six légions à Pergame dont trois qu’il avait lui-même formées. Puis, avec deux mille cinq cents cavaliers, le Proconsul mena ses trente mille légionnaires au secours de son collègue, le Proconsul Cotta, toujours assiégé dans le Bosphore depuis presque un an. L’armée de Lucullus emprunta d’abord l’ancienne voie royale des Achéménides, qui traversait tout le plateau anatolien, puis arrivés en Phrygie, ils se dirigèrent vers le nord et la Bithynie occupée par les forces du Pont.

Des éclaireurs rapportèrent à Lucullus la présence d’une masse formidable d’ennemis près de la frontière de Bithynie. Le Proconsul jugea fortement exagérées ces descriptions alarmistes et décida de poursuivre son avance, sachant qu’aucune force au Monde ne pouvait résister à six légions de métier, reposées et bien entraînées. Mais lorsque Lucullus aperçut l’étendue de l’armée du Basileus qui recouvrait toute la vallée devant lui, sa certitude vacilla. Plus de trois cent mille hommes en armes attendaient les Romains, une formidable coalition des vassaux du Pont qui rassemblait cent vingt mille fantassins équipés du même armement que les soldats de Lucullus et près de deux cent mille cavaliers légers. Le Proconsul put aussi compter près d’une centaine de chariots de guerre munis de faux qui se préparaient à charger ses troupes.

Utilisant le cristal de son chapelet, Lucullus communiqua avec Médonje et le salua comme un gladiateur s’apprêtant à mourir au combat:

-Celui qui va mourir te salue, Divin Médonje! Je croyais exagérés vos rapports sur les effectifs du Pont. Mais je dois convenir de leur exactitude.

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Mes légions occupent une position défensive qu’ils pourraient tenir des jours face à ces hordes indisciplinées qui ne pourraient briser nos lignes, même à dix contre un. Mais, je vois arriver sur nous la légion du félon Général Marius, entraînée en Espagne par le génial Gouverneur Sertorius. Cette légion pourrait faire une brèche dans nos lignes par où s’engouffrera la multitude des ennemis. Seule l’aide du Ciel pourrait maintenant nous sauver. Adieu Grand Prêtre, priez maintenant pour mon âme immortelle!

À Samosate, la réaction fut immédiate! Pyréis et Médonje sautèrent dans la navette spatiale et décollèrent à toute vitesse de la Tour Carrée, en plein jour, devant des centaines de témoins interloqués. Les Extraterrestres filèrent directement vers le champ de bataille et purent y parvenir alors que la légion du Pont n’avait plus que trois cent mètres à franchir avant l’affrontement.

Le ciel, sans nuage, fit entendre un bruit assourdissant, une succession de boums supersoniques qui arrêtèrent la progression des assaillants. Puis la navette parut, boule de feu, suivie d’une longue traînée d’étincelles, perdit de l’altitude en ralentissant jusqu’à une centaine de kilomètres à l’heure et laboura tout le champ de bataille entre les deux armées sidérées. Aux yeux des témoins incrédules, l’objet céleste avait la forme d’un museau de sanglier11 et l’apparence métallique du mercure. L’objet volant, après s’être presque arrêté, reprit de la vitesse et se propulsa vers le ciel en reproduisant une nouvelle série de bangs supersoniques, puis disparut.

Devant un tel signe du Ciel, qui manifestement s’opposait à cet engagement, les troupes du Basileus refluèrent et se retirèrent dans la vallée, dans un chaos indescriptible. Lucullus ordonna à ses troupes de consolider leurs positions en creusant des retranchements et des fossés, mais le lendemain matin, la vallée avait été désertée. Mithridate avait décidé de s’attaquer, avant l’arrivée des légions de Lucullus, à la ville de Cyzique qui hébergeait encore des forces romaines. Lucullus en profita pour avancer en ordre de bataille et harceler les troupes qui retraitaient devant ses légions, causant de grandes pertes dans les rangs ennemis.

Furieux, le Basileus Mithridate du Pont écrivit à son cousin de Commagène :

-J’aurais pu écraser l’armée romaine, sans l’intervention magique des Sorciers de Samosate. Car je suis certain qu’ils sont derrière cette démonstration démoniaque qui a terrorisé mes troupes. Livrez-moi ces 11 Anecdote rapportée par Plutarque dans sa Vie de Lucullus.

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diables de Magiciens, ou leurs têtes coupées, sinon la Commagène sera traitée en ennemie.

Le Roi de Commagène choisit de ne rien répondre aux menaces directes de son puissant cousin, mais les troupes de Commagène furent mises en état d’alerte maximum. Médonje, en compagnie d’Antiochos, se rendit à Tigranocerte rencontrer le Basileus Tigrane, afin de justifier son intervention :

-Majesté, la Science militaire des Anges Célestes avait conclu que cet engagement aurait coûté la vie à presque tous les belligérants, trois cent trente mille hommes, un sacrilège condamnable. Surtout que Rome peut aligner encore plus de légions et que sa revanche aurait ensanglanté toute l’Asie Mineure et détruit nos propres Royaumes. Vous devez convaincre votre beau-père de conclure une paix honorable avec Rome, de se retirer dans ses États ancestraux et de s’en contenter.

Tigrane craignait encore plus la puissance des cinq Extraterrestres établis à la Cour de Samosate que les reproches de son beau-père du Pont et les récriminations de son épouse Cléopâtre qui prenait le parti de son père. De plus, les Huulus constituaient une bénédiction du Ciel pour Tigrane, traçant des routes sillonnant l’Arménie, établissant la Route de la Soie, initiant des industries, stimulant le commerce international, dressant des cartes précises, découvrant des gisements de minerais ou des sources d’eau douce, dessinant les plans de sa Capitale, inventant des médicaments dont lui-même profitait, implantant de nouvelles cultures, comme la carotte, ou de nouvelles essences d’arbres.

Devant son Suzerain Tigrane, le jeune Roi de Syrie, Antiochos, se livra à une proskynèse, puis se levant de sa prosternation, il s’adressa respectueusement au Basileus d’Arménie, trônant sur un magnifique siège d’ivoire, et flanqué de six Rois, des vassaux conservant servilement les bras croisés dans un garde-à-vous impeccable.

-Majesté, mon Divin père, le Roi Kallinikos de Commagène, Dieu, Sauveur, Manifestation divine, vous envoie un présent afin que vous convainquiez votre beau-père de ne rien entreprendre contre la Commagène et de signer rapidement une paix avec Rome, pour le plus grand bonheur de tous nos Sujets et la prospérité de nos Royaumes.

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Un immense tronc de cèdre, posé sur un char tiré par dix chevaux, camouflait le cadeau de Kallinikos, une colonne d’électrum sertie d’obsidienne. Médonje dit au Basileus admiratif :

-Cette colonne provient du Temple de Poséidon, en Atlantide. Nous estimons sa valeur à dix millions de drachmes d’argent. Les Grands Prêtres de Commagène invitent votre Majesté aux cérémonies de mi-été au Nympheum pour que nous puissions vous présenter la correspondance du Roi de la légendaire ville de Troie, dont voici d’ailleurs une copie fidèle, pour vous Sire, exécutée par nos meilleurs scribes sur du parchemin produit en Commagène, avec des peaux tannées en Arménie.

Encore plus que l’or, Tigrane apprécia les antiques correspondances du Roi Hector de Troie, écrits en Araméen ou dans une sorte de grec primitif, à peine déchiffrable. Le Huulu sentit le Basileus se faire humble, se départir de toute morgue. Puis Tigrane se leva de son trône, descendit de son estrade, et sans dire un mot, embrassa Médonje sur les deux joues puis s’éclipsa, suivi de sa Cour, ne voulant pas laisser voir en public son émotion de posséder de tels documents remontant aux temps héroïques. Car Tigrane chérissait la culture grecque, s’exprimait en grec, langage officiel de sa Cour, écrivait des drames dans cette langue et sa bibliothèque possédait tous les Grands Auteurs ayant écrit dans la langue d’Homère.

Sur la Route de la Soie, dans le carrosse les ramenant à Samosate, située à seulement cent cinquante kilomètres de Tigranocerte, Médonje confia à Antiochos :

-Je me demande s’il était bien utile de donner à Tigrane une colonne d’électrum, en plus des lettres d’Hector. Peut-être pourrions-nous la lui reprendre contre la correspondance de Kheops? , dit-il d’un ton moqueur.

Début juin, Théla accoucha dans la Tour Carrée, assistée par Opys et toutes les Dames d’Honneur des Cours de Commagène et de Syrie entourant leurs Souveraines respectives. La Grande Prêtresse Maria, elle, avait préféré tenir compagnie à Médonje dans les appartements du Chancelier où on leur annonça la naissance d’un joli bébé de sexe féminin. Chez les Huulus, où la démographie est strictement contrôlée, une naissance revêtait un caractère tout à fait exceptionnel et constituait un moment unique dans la vie d’une femme.

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Médonje se présenta au chevet de Théla, en même temps que le Roi Kallinikos et son fils. Tous portaient des bouquets de roses ou d’orchidées et embrassèrent tendrement la nouvelle maman, au sourire radieux et qui donnait déjà le sein à son nourrisson. Opys se tenait à la tête du lit et commenta l’accouchement:

-Tout s’est bien déroulé. Mère et enfant resplendissent de santé. Et elle deviendra une grande cantatrice, comme sa mère, si l’on en juge par ses poumons.

Mithridate demanda :

-Et quel nom portera votre fille, Divine Théla? Afin que nos hérauts puissent en crier la nouvelle de par tout notre Royaume.

-Elle se nommera Marie, pour honorer ma tendre amie Maria, la Grande Prêtresse, presque devenue une mère pour moi.

Des tours du Château, on fit tirer une salve de sept coups de canons. Les Huulus offrirent un banquet à la population de Samosate et le Roi décréta trois jours fériés dans tout son Royaume. Le mois suivant, lors des grandes fêtes au Sanctuaire de Nymphée, la Divine Théla présenta solennellement la petite Marie à la foule des Fidèles. À cette occasion, la Huulu se surpassa et chanta un répertoire si joyeux et émouvant, des chefs-d’œuvre provenant d’une dizaine de Mondes lointains, qu’il toucha l’assistance de façon indélébile. Parmi l’énorme afflux de Fidèles, les Cyborgs remarquèrent des troupes arméniennes qui avaient déserté les armées du Pont suite à l’intervention de leur navette spatiale sur le champ de bataille. Médonje profita de l’événement pour faire distribuer par les Acolytes une apologie de la non-violence qui réitérait l’obligation pour un guerrier de ne combattre que pour de nobles causes. La nouvelle crypte égyptienne, creusée sous le Sanctuaire de Nymphée connut un succès retentissant, avec ses quarante statues des Dieux du Nil en diorite et où l’on présentait plusieurs des merveilleux objets découverts dans la tombe du Pharaon Kheops.

Le Basileus Tigrane, venu assister aux célébrations en Commagène, sortit médusé de sa visite au Musée du Sanctuaire et assaillit Médonje de

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questions sur la provenance d’objets aussi uniques. Questions auxquelles le Cyborg répondit laconiquement :

-Parmi nos Fidèles, il y a de puissants Rois et de riches donateurs, certains habitant des contrées fort éloignées.

Pendant ce temps, le Proconsul Lucullus avait mené ses légions à la victoire, sans même avoir eu à livrer une seule bataille rangée contre les forces de Mithridate. Les Romains avaient coupé la ligne de ravitaillement des troupes du Pont, les affamant rapidement et les obligeant à lever le siège de Cyzique. Talonnant sans relâche les hordes du Pont pendant leur retraite, Lucullus captura le félon Général Marius, lui aussi formé en Espagne, et le fit mettre à mort proprement. Lucullus intégra à ses troupes une partie des survivants de la légion espagnole et destina le reste aux galères et aux marchés d’esclaves.

Le Basileus du Pont connut ensuite une succession de malchances. Étant parvenu à fuir sur un navire, à travers les lignes romaines, son bateau fut coulé par une tempête. Mithridate, naufragé, fut recueilli par des pirates qui l’aidèrent à regagner les rives de son Royaume du Pont. Là, il apprit que ses deux filles, se rendant épouser des Princes Scythes, ainsi qu’un lourd chargement d’or destiné à la Cour des Scythes pour gagner leur participation à la guerre contre Rome, avaient plutôt été amenées à Lucullus par un déserteur passé aux Romains.

Dispersant ses légions, Lucullus reprit presque sans combattre toutes les anciennes possessions romaines, ainsi que la Bithynie et la Paphlagonie et parvint aux frontières du Pont. Soucieux de ne pas enfreindre la Loi de Rome stipulant l’assentiment obligatoire du Sénat avant d’envahir un Royaume étranger, le Général communiqua avec les Huulus pour partager avec eux son dilemme :

-Ma flotte et mes légions sont parvenues aux frontières du Pont, mais je ne peux avancer sans un mandat clair du Sénat.

Médonje donna au Proconsul un aperçu du chaos qui régnait à Rome :

-Spartacus a vaincu successivement deux armées consulaires et les esclaves révoltés qui pillent l’Italie se comptent maintenant par centaines de milliers. Rome grouille de réfugiés venus des campagnes, qui sont à feu et à sang. La terreur s’est emparée du Sénat et même de la plèbe de Rome qui réclame

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quotidiennement son pain par des émeutes. Je crains, Excellent Lucullus, que le Sénat ne puisse s’intéresser rapidement à votre demande de poursuivre Mithridate dans son Royaume. La décision vous incombe, Consul. Mais sachez que d’ors et déjà, le Basileus du Pont reconstitue une nouvelle armée pour poursuivre cette guerre contre Rome, qui est devenue sa hantise.

Lucullus rétorqua au Grand Prêtre :

-En somme, si je retourne maintenant à Rome, le Basileus reprendra ses attaques et tous ces sacrifices et ces efforts auront été faits en vain. Mais le Sénat et le Peuple de Rome avaliseront mon action à posteriori quand je ferai parader Mithridate du Pont, enchaîné, dans un triomphe culminant par des jeux qui resteront mémorables. Demain, pour la première fois, le Basileus aura à se défendre dans son propre Royaume.

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Chapitre V Les fraisiers du Mont Ida (71 avant JC)

Au début du printemps, Théla et Médonje s’embarquèrent sur l’Isias pour une tournée ecclésiastique de leurs Diocèses établis en Ionie. Passant par Antioche, ils s’arrêtèrent donc quelques jours à Tarse, puis à Rhodes, Milet, Éphèse, Smyrne et Pergame. Sauf pour Antioche, Capitale syrienne, toutes ces communautés célébrant la Nouvelle Alliance fleurissaient en territoire romain et le Proconsul Lucullus leur avait accordé sa protection personnelle. Les Grands Prêtres de la nouvelle religion rencontraient leurs Évêques et prêchaient l’espoir en un monde meilleur à leurs Fidèles qui accouraient de partout pour entendre leurs sermons en araméen et en grec.

Théla, accompagnée par le chœur de Samosate, chantait des hymnes liturgiques en latin, faciles à mémoriser et qui impressionnaient durablement les masses par leurs rythmes entraînants. À chacune de leurs Communautés, les Huulus laissèrent de l’argent et des exemplaires des Saintes Écritures, composées par leurs Acolytes du Sanctuaire de Nymphée, et qui reprenaient des allégories et des illustrations moralisatrices, ainsi des prêches écrites par les Grands Prêtres.

Rendus à Pergame, Capitale de l’Asie Romaine, Théla et Médonje utilisèrent le carrosse aux armoiries du Consul Lucullus, tiré par seize chevaux et qu’ils avaient usiné en Commagène. Deux cohortes de cavaliers romains, vétérans de la légion que Lucullus avait recrutée de ses deniers en Italie, chevauchaient devant et derrière la diligence prêtée par le Consul « …à des amis très importants pour la République de Rome. », comme Lucullus l’avait écrit dans une lettre envoyée à son Lieutenant le jeune Murena, nommé par lui Gouverneur de Pergame. Jadis, Lucullus avait servi en Asie sous son père, le Proconsul Murena, celui qui avait vendu aux Huulus les dépouilles du Sanctuaire de Comana. Ils se rendirent jusqu’à la ville d’Ilium, petite bourgade active construite sur un immense tell, à l’emplacement de la légendaire ville de Troie. Ils s’installèrent à l’unique auberge de la ville, en fait devenue un village, vivant de la pêche et de l’agriculture. Rien ne subsistait de la Capitale du Roi Priam, incendiée par les Grecs, il y avait plus de mille ans déjà. Pendant l’après-midi, les Cyborgs s’amusèrent à compter les villes successives dont les ruines accumulées avaient formé la colline où s’établissait la ville actuelle, à quelques kilomètres de la Méditerranée.

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Attablés au Soleil devant leur auberge, Théla et Médonje dégustèrent des plats de langoustes ramenées le matin même par les pêcheurs, langoustes qui faisaient la gloire de la côte de Troade.

-Les Atlantes achetaient crevettes et langoustes aux Troyens, en plus de leurs métaux, disait Médonje en s’essuyant les doigts sur une serviette tendue par un Acolyte.

Le vénérable Chancelier avait passé une bavette pour protéger ses robes de soie des éclaboussures du repas.

-Je propose de nous rendre demain à Priapus, un port sur le Détroit du Bosphore, à vingt kilomètres d’ici. Nous prendrons nos chevaux, car le sentier côtier ne permet pas le passage d’un carrosse. Priapus, la Capitale de la langouste, qui figure sur les monnaies que la ville battait encore il y a dix ans. J’espère d’ailleurs y acquérir plusieurs pièces en bon état. Tu connais l’amour que je porte à cet animal! Et surtout apprêtées comme aujourd’hui.

Le reste du jour, ils arpentèrent la ville homérique, suivis de près par une dizaine d’Acolytes et autant de légionnaires romains. Le panorama splendide, la mer proche et le Mont Ida au sud, ne semblait pas retenir l’attention du Chancelier ni de la Grande Prêtresse, qui paraissaient plutôt fascinés par le sol et les amas de graviers. Mais les Extraterrestres ne décelèrent que quelques modestes dépôts de métal noble, enterrés sous dix mètres de décombres et aucun objet ne rappelant la gloire passée du Royaume de Priam.

La ville de Priapus portait des stigmates récents de la guerre opposant Rome au Pont. Un quartier du port, incendié durant les affrontements entre les flottes ennemies, laissait voir les ruines noircies de dizaines d’habitations. Les campagnes environnantes avaient été dépeuplées et même les arbres fruitiers abattus dans une folle politique de terre brûlée devant l’ennemi. La population, apeurée par l’apparition de deux cohortes de la Cavalerie romaine, avait d’abord déserté les quais de la ville. Alors, Théla fit un clin d’œil à Médonje et signala à son chœur d’entamer un hymne particulièrement joyeux et qui mettait en valeur la voix de la Grande Prêtresse.

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Rapidement, la foule se forma autour des Prêtres vêtus de soie et de leurs Acolytes porteurs de chapelets. Après que Théla eut envoûté l’assistance, Médonje présenta aux Notables de Priapus, au nom du Consul Lucullus,

- une somme de cinq cents mille drachmes, pour reconstruire votre ville et replanter vos champs. En échange, le Consul demande que vous offriez à son messager, et à sa suite, un repas de langoustes et l’hospitalité pour la nuit.

Les hourras emplirent l’air et Théla dut calmer son nourrisson en lui donnant le sein. Ce que voyant, la foule s’apaisa et entoura leurs hôtes avec amitié, leur apportant du vin, de la bière, des fruits secs et toutes les gourmandises déjà prêtes, pendant que les pêcheurs allaient chercher leurs prises pour un formidable banquet mêlant Romains, Grecs et Syriens. Ce repas, un génocide de langoustes, fut arrosé par l’excellent vin d’Antioche que Pyréis mettait en fûts, dans des tonneaux de chêne cerclés de métal et fabriqués en Commagène. L’invention des tonneaux revenait aux Gaulois, mais les Huulus l’avait adaptée aux besoins du commerce oriental.

À la fin du repas, comme dessert, de jeunes enfants offrirent à Théla une coupe de succulents petits fruits rouges, absolument délicieux. Médonje goûta et acquiesça. Puis il interrogea les enfants sur ces fruits qui ne poussaient que dans la région et surtout sur les pentes du Mont Ida.

-On les appelle des fraises. Et elles tachent les doigts et la barbe., répondit l’un des jeunes en pointant la barbe blanche, habituellement immaculée, du Chancelier qui avait été aspergée par des fraises recrachées par le bébé de Théla. Le lendemain matin, ils quittèrent Priapus sous les vivats et s’arrêtèrent sur les contreforts du Monts Ida, où ils cueillirent des fraises toute la journée. Puis, ils se baignèrent dans des sources d’eau chaude, sous le bruit de cascades dévalant la montagne sacrée d’où les Dieux avaient assisté au déroulement de la Guerre de Troie, selon la légende, leur rappela Philippe l’Ancien qui avait tenu à visiter Troie avec les Grands Prêtres. Regardant la rousse Théla. Nue, qui donnait le sein à Marie, les pieds dans l’eau chaude de la source, le fils de feu l’Empereur Grypus ajouta :

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-Aphrodite fut déclarée la plus belle, ici même par le Prince Troyen Pâris, ce qui déclencha la guerre avec les Grecs. Mais Pâris n’avait pas vu Théla avant de prononcer son jugement.

Plusieurs dizaines de ces plants de fraisiers, délicatement transplantés dans des boîtes, furent ramenés à Samosate et confiés aux jardiniers des serres royales. L’Ambassadeur de Commagène étonna les Romains lorsqu’il fit remplir de fraises un coffre mirifique, d’or et d’ivoire sculpté, incrusté de scarabées d’obsidienne et d’amulettes de lapis-lazuli. Ressentant la surprise du jeune Questeur Murena, le Chancelier lui confirma :

-Ce coffret est unique, en effet. Des joyaux de différentes Civilisations le composent, mais sa particularité est de préserver parfaitement les aliments, indéfiniment. Mais ne le répétez pas, car tous riraient de votre crédulité, sauf le Consul Lucullus. Mais si vous lui en parlez, faites-le sans témoin.

Les fraises agrémentèrent un festin à leur retour à Samosate et la Cour s’en régala. Personne parmi les convives du Château ne connaissait l’existence de la fraise, ni les Romains, ni les Égyptiens, ni les Indiens, ni les épouses chinoises de Myryis. Opys promit de se pencher sur la culture de ce fruit délicieux « qui pourrait devenir un autre fleuron de notre commerce, surtout si, on en obtient de gros fruits, avec une simple retouche génétique. »

Théla et Médonje se rendaient quotidiennement à leur navette spatiale, oasis de la technologie Huulu, pour observer des scènes captées par leur satellite sur des écrans panoramiques. Théla recherchait des minéraux et Médonje surveillait les déplacements des armées du Pont et des Légions de Rome. Il put ainsi suivre la marche dévastatrice des esclaves révoltés à travers l’Italie et assister en direct aux ravages des engins de siège de Lucullus contre les villes du Pont qui refusaient de se soumettre aux Romains.

Impitoyable sur le champs de bataille, Lucullus avait cependant démontré une grande magnanimité dans la victoire, en épargnant la vie des vaincus, soignant même les blessés ennemis, et en empêchant ses troupes de piller les cités conquises et de violer ses habitantes, se méritant ainsi le respect des populations, particulièrement des maris. Les peuples d’Asie devaient au Proconsul Lucullus d’avoir réduit leur dette envers Rome qui avait passé de 20,000 talents, imposés par Sylla, à 120,000 talents sous la cupidité des percepteurs. Lucullus ramena la dette à 20,000 talents, décrétant des congés fiscaux pour plusieurs villes d’Asie qui lui réservèrent un accueil triomphal.

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Cette grande popularité, sa justice, sa clémence et sa compassion, lui ouvrirent les portes de presque toutes les villes du Pont où parvenaient ses légions. Lucullus punit sévèrement l’un de ses Lieutenants qui avait incendié une cité capturée et qui avait ainsi empêché de faire de ses habitants des amis de Rome. Plusieurs des Vassaux du Basileus se présentèrent au Consul pour offrir leur soumission à Rome. Pour l’heure, Lucullus assiégeait Cabira, l’une des Capitales du Pont et où le Basileus Mithridate se tenait retranché et menait aux Romains une guerre souterraine, de sape, de mines et de contre-mines, où les hommes s’affrontaient au corps à corps dans l’obscurité, ou bien devaient combattre des abeilles, ou des fauves, que les assiégés jetaient dans ces galeries.

D’affreuses nouvelles parvenaient d’Italie, où des centaines de milliers d’esclaves révoltés avaient été tués par les dix légions de Crassus, le richissime patron des Chevaliers de Rome, dans une boucherie épouvantable. Crassus avait fait preuve d’une extrême cruauté, envers les esclaves capturés, mais aussi envers ses propres légionnaires qu’il avait livrés à la décimation. Ainsi, pour punir la lâcheté de cinq cents de ses soldats, il les avait divisés en cinquante groupes qui devaient bastonner à mort l’un des leurs, désigné par le sort.

L’Évêque de Rome apprit à Médonje que le Lieutenant Gaius Julius César avait exécuté la décimation ordonnée par Crassus :

-D’autres légions, rappelées par le Sénat, rentrent en Italie pour assister Crassus. Celles provenant de Thrace et celles de Pompée revenant d’Espagne. L’armée des esclaves rebelles comptait se rendre en Sicile et Spartacus avait remis tout leur butin aux pirates pour payer leur passage, mais les corsaires s’étaient enfuis avec le trésor sans honorer leur part du marché. Crassus en a profité pour édifier un mur et un fossé de soixante kilomètres afin de confiner les révoltés à l’extrémité de la Péninsule.

Au cours de l’été, pendant que, de toutes parts, parvenaient les bruits de guerres et de massacres, la paisible Commagène recevait des hordes compactes de pacifiques pèlerins qui inondaient les routes caravanières. La ferveur populaire dans ces temps troubles et incertains, s’enflammait et des centaines d’Acolytes du Temple peinaient durement à contenir la foule des suppliants s’agglutinant sur la montagne sacrée.

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Lors des cérémonies estivales au Nympheum, Philippe le Jeune, portant la robe bleue des Initiés, livra une vibrante homélie qui condamnait le meurtre sous toutes ses formes :

-Spartacus ne saurait être considéré comme un Sauveur car ses méthodes déplaisent à la Divinité. Ni non plus le Basileus du Pont, pour les mêmes raisons. Ni même le Consul Lucullus, car il est un homme de guerre, malgré que ses remises d’impôts puissent le faire paraître comme un Sauveur pour certains.

La foule riait de bon cœur et restait suspendue aux lèvres de l’excellent orateur syrien qui savait hypnotiser une assistance.

Philippe exhortait les Fidèles à la patience, à répondre à la violence par l’amour, à prier pour ses ennemis et à tendre l’autre joue. Il appelait à la solidarité, à la pitié et à la charité,

-vertus essentielles dans un Monde impitoyable, qui attend la venue prochaine du Sauveur promis par Mithra. Prions pour la Paix, mes Frères et mes Sœurs!

À l’automne, se répandit la nouvelle de la mort de Spartacus, massacré avec toutes ses troupes dans un ultime combat désespéré. Crassus avait fait crucifier les six mille survivants le long du chemin qui le ramenait à Rome, pour les y laisser pourrir et servir d’exemple. Dans le nord de l’Italie, les légions de Pompée revenant d ‘Espagne annihilèrent cinq mille rebelles rescapés qui eurent le malheur de croiser leur route et Pompée revendiqua le mérite d’avoir réduit Spartacus, au très grand déplaisir du Préteur Crassus qui comptait sur un Triomphe afin de mousser sa candidature au Consulat.

Cicéron avait écrit une longue lettre de remerciement à Médonje, le Chancelier de la riche Commagène, ami des lettres et de l’esprit, particulièrement de l’esprit républicain, pour avoir créé une première maison d’édition à Rome :

-Vous vous féliciterez d’avoir nommé mon ami Attius en charge de cette entreprise. Il se propose de publier des pans de ma correspondance et certaines de mes œuvres qui mériteraient d’être connues, je le dis sans fausse modestie, pour les idées que j’y développe.

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Pour sceller la paix conclue entre leurs Empires, après de longues disputes territoriales, Phraates, le Roi de Rois des Parthes, et gendre du Roi de Commagène, offrit sa fille aînée à Artavasdes le plus jeune des fils du Basileus d’Arménie. Kallinikos se rendit au mariage de sa petite-fille à Tigranocerte devenue une gigantesque métropole entourée d’une enceinte tellement énorme que des écuries avaient été aménagées à l’intérieur des murailles. Tigrane avait employé les formidables ressources de ses nombreux Royaumes et les revenus tirés de la Route de la Soie pour construire sa Capitale et la doter de parcs, d’étangs, de monuments, de ménageries, d’académies, de théâtres, et en faire l’égale des plus grandes cités de la planète. Pour le mariage de son jeune fils, Artavasdès, le Basileus d’Arménie avait déployé un faste grandiose afin de recevoir l’Ambassade du Roi des Rois dirigée par le Prince Orode, frère de la fiancée, et héritier présomptif de l’Empire des Parthes, regroupant vingt-huit Royaumes s’étendant jusqu’aux Indes. Les familles royales de Commagène et de Syrie, et tous les Princes et Princesses de la parentèle s’extasièrent devant le luxe du Palais impérial de Tigrane et l’ostentation manifestée dans sa décoration. Ils admirèrent les meubles exquis, importés de Chine ou des Indes, les ascenseurs inspirés de ceux de Samosate, des marbres innombrables, des peintures ravissantes, des cascades artificielles et toutes les merveilles que la richesse d’un Empire pouvait amasser. Après les fêtes, qui s’étendirent sur toute une semaine, le Prince Orode se rendit chez son grand père, le Roi de Commagène. Pyréis fit remarquer à Antiochos l’intérêt que semblait porter son neveu Orode à Laodicée, l’aînée des filles d’Antiochos. L’héritier de l’Empire des Parthes passa de longues heures sur la terrasse surplombant le Château de Samosate, franchement admiratif devant les ouvrages, les monuments et les fortifications édifiés par son grand père. Les jardins et les serres retinrent l’attention du Prince Parthe, particulièrement intrigué par des milliers de plants de fraisiers qui occupaient à eux seuls toute une serre.

Avant de retourner chez son père, dans sa Capitale de Séleucie, en Babylonie, Orode étendit sa visite à la Syrie, chez son oncle Antiochos et résida dans l’oasis de Pyréis en banlieue d’Antioche, ce qui lui permit de faire la cour à sa cousine et d’inviter Antiochos à la Cour du Roi des Rois, pour le couronnement officiel de son père Phraatès, beau-frère d’Antiochos, l’année suivante. Le Roi de Syrie répondit que, s’il ne pouvait se rendre lui-

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même à Ctésiphon, il comptait y déléguer son Chancelier Philippe et sa fille, Laodicée, qui n’avait encore jamais visité la Mésopotamie.

Vers la fin de l’automne, Lucullus leur apprit la chute de Cabira et la fuite du Basileus du Pont :

-La prise de leur Capitale aura coûté au moins trente mille morts chez les défenseurs. La ville contenait une partie des dépouilles arrachées à nos Provinces asiatiques, un immense trésor de guerre que mes soldats apprécieront, ainsi que le Sénat et le Peuple de Rome. Seules la Crimée et la Colchide demeurent fidèles à Mithridate. Le Basileus a fui vers l’est, vers l’Arménie de son gendre Tigrane, et mes légionnaires l’ont talonné de près jusqu’à la frontière arménienne.

Lucullus avait dépêché son beau-frère, Appius Claudius Pulcher, auprès de Tigrane d’Arménie pour exiger qu’il remette le Basileus vaincu aux Romains. Le Proconsul racontait à Médonje :

-J’ai décrit au Sénat la situation et expliqué que cette guerre durera tant que le Roi du Pont pourra reconstituer ses troupes. Et j’ai demandé l’autorisation de le poursuivre en Arménie, même au prix d’une guerre contre Tigrane.

Médonje rappela à Lucullus que la Route de la Soie passait sur les domaines de Tigrane et demanda au Proconsul des sauf-conduits pour les caravanes de la Commagène, si les légions de Rome occupaient l’Arménie. Le Chancelier aborda le sujet préoccupant de la piraterie qui atteignait des sommets en Méditerranée:

-Les corsaires n’hésitent pas à s’attaquer aux navires de commerce, même les convois escortés par les galères de Rome. Les pirates affichent ouvertement leur opulence en recouvrant d’or le bout des mâts de leurs navires, en plaquant d’argent leurs rames et en déployant des voiles de pourpre. Ils ont pillé le Temple de Délos, et ceux de Claros, Didyme, Samothrace, Hermione, Épidaure, Isthmus, Taenarus, Calauria, Actium, Leucas, Samos, Argos et Lacinium. Ces brigands sacrilèges ont même l’outrecuidance de proposer aux Acolytes du Nympheum d’acheter ces dépouilles pour notre Musée, sachant que nous nous plierons à leur chantage, en voulant éviter la destruction d’œuvres d’art uniques.

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-Nous sommes à préparer nos marchandises destinées au marché romain le printemps prochain. Une arrivée importante d’ambre gris des Mers du Sud nous a permis de manufacturer une énorme quantité de parfums de toute première qualité. Nous y joindrons aussi trente tonnes de poivre que la flotte du Sri Lanka a livré au port de Charax, en Parthie. Et autant de poisson séché qu’il en faudra pour nourrir Rome un bon moment. Antiochos prévoit charger six navires à son port de Séleucie, près d’Antioche, pour une valeur de plusieurs milliards de sesterces. Nous aimerions, Excellent Lucullus que vous assigniez au moins dix galères, basées à Tarse ou à Rhodes, pour protéger nos marchandises pendant l’aller-retour jusqu’à Rome.

Dans une des serres des jardins royaux de Samosate, cinq mille fraisiers, divisés en cent variétés génétiques, portaient leurs fruits, la plupart rouges et sucrés. Parmi ces dernières, les Huulus rejetèrent les formes les plus extravagantes ou les plants les moins prolifiques. Aidé de la Cour, ils identifièrent les plus savoureux et retinrent parmi ceux-ci les fraisiers produisant les plus gros fruits. Tous les autres plants, et même la terre mêlée de leurs racines, furent brûlés par les jardiniers. Puis, à partir de ces cinquante plants, les Cyborgs créèrent une nouvelle espèce qui fit la joie de tous les palais et contribua à la prospérité des Paysans de la Commagène, et de leur Souverain.

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Chapitre VI Pompée et Crassus, Consuls (70 avant JC)

Au début du printemps, un petit groupe de Romains, encadrés par des cavaliers arméniens, se présenta à la frontière de la Commagène. L’un d’eux affirmait être le beau-frère de Lucullus et Légat de Rome dépêché auprès du Basileus Tigrane d’Arménie. Prévenu de cette arrivée imprévue, le Chancelier Médonje se porta à la rencontre des Envoyés romains dans un somptueux carrosse plaqué de scorpions d’or. Le Cyborg reconnut Appius Claudius Pulcher et quelques-uns des officiers romains de sa suite, tous en piteux état et recouverts de poussière.

Le visage de Pulcher s’épanouit quand il aperçut Médonje :

-Salvé Chancelier! Nos guides nous ont fait zigzaguer à travers l’Arménie sur des centaines de lieues, par des chemins à peine praticables, dans la neige et la boue, à manger de l’herbe comme nos chevaux. Depuis deux mois, nos guides arméniens nous font tourner en rond, plutôt que de nous amener au Basileus Tigrane à qui je dois livrer un ultimatum de Rome. Aussi quand j’ai appris la proximité de la Commagène, nous nous y sommes dirigés, malgré les admonestations des Arméniens. Lucullus décrit votre Royaume comme le plus civilisé d’Asie et Allié de Rome. De grâce, tirez-nous des mains de ces barbares qui se jouent de nous et aidez-moi à contacter Tigrane.

Le Chancelier fit distribuer des jus de fruits et des gâteaux aux envoyés de Rome et à leur escorte, qui les avalèrent goulûment. Puis il offrit un siège dans son carrosse au Légat du Proconsul. Appius Claudius Pulcher, héritier d’une grande fortune du Latium, avec son frère Clodius, de très mauvaise réputation, et leur sœur l’excentrique épouse débauchée de Lucullus, ne jouissait pas de l’entière confiance du Proconsul qui avait prévenu les Huulus de se méfier de son Légat : 

-Il mène cette guerre pour son propre compte, guidé par sa soif insatiable de richesses, sans pitié et sans considération pour les victimes qu’il dérobe. Méfiez-vous de mon beau-frère et ne lui montrez ni vos secrets, ni vos trésors.

Médonje mena les Romains à Samosate, où ils s’installèrent et se reposèrent quelques jours dans les aménagements du caravansérail. Il leur fut cependant

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interdit d’entrer dans la vieille ville où s’élevaient le Château et la Tour Carrée. Trois jours après son arrivée, Claudius fut convoqué, seul, à la Cour. Pour l’occasion, les cinq cents Huns de la garde personnelle royale, dans leurs rutilantes armures d’écailles rouges, une arbalète à l’épaule, présentèrent leurs armes d’acier tranchant au Légat de Rome dans la cour du Château. Dans la salle d’apparat du Palais Royal, les cinq Grands Prêtres encadraient le Roi Kallinikos et tous portaient les attributs de leurs hautes fonctions.

Médonje, affichait sur sa poitrine le rubis des Séleucides et l’émeraude globulaire de Kheops. Sa longue barbe blanche, saupoudrée de poussière de diamant brillait d’un éclat surnaturel. Des centaines d’orchidées disposées par tout le Palais, embaumaient l’air de leur parfum suave et d’énormes lustres de cristal de roche éclairaient la scène de mille feux. Le Roi avait fait parvenir à Claudius de riches tuniques et des robes de soie chinoise, pour remplacer ses vêtements salis et souillés par son dur périple arménien, et où ses guides avaient perdu ses bagages lors du passage d’une rivière en crue.

Kallinikos, portant couronne et tenant le mirifique Sceptre de Commagène, surmonté par un scorpion figé dans une énorme goutte d’ambre transparent, souhaita la bienvenue à Claudius, en latin, que le Roi possédait mieux que bien des Romains analphabètes :

-Salvé Claudius! Vous avez parcouru un bien étrange itinéraire pour aboutir dans mon Royaume. Mais si, en Italie, tous les chemins mènent à Rome, en Asie ils mènent à Samosate, ma Capitale. Sachant la mission que notre ami Lucullus vous a confiée, nous vous escorterons jusqu’à la ville d’Antioche, pour y rencontrer mon fils Antiochos, Roi de la Syrie vassale du Basileus Tigrane que vous désirez contacter. Le Grand Écuyer de Syrie, et aussi un des Grands Prêtres du Culte de Commagène, Pyréis que voici, vous y accompagnera dans son propre carrosse.

-Par ailleurs, les quatre esclaves de votre suite ont cherché asile dans une de nos églises et nous leur avons accordé leur liberté. Notre religion d’État prohibe l’esclavage, sous toutes ses formes, dans notre Royaume, composé uniquement d’hommes et de femmes libres. Mais nous tenons à vous dédommager pour votre perte, en vous offrant un talent d’or. Cela vous convient-il?

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Claudius semblait se liquéfier dans le fauteuil qu’on lui avait offert et des gouttelettes de sueur perlèrent abondamment de son front. Devant lui, sur l’épaule de Médonje se dressaient trois diablotins, habillés de la même soie bleue parsemée de scorpions dorés que les Grands Prêtres portaient. Le Romain cala le verre d’eau glacée placé devant lui. Il remercia le Roi pour son offre qu’il accepta, tout en ne lâchant pas les lémuriens du regard. Il quitta ensuite la Salle du Trône, à reculons, se pourfendant en courbettes, d’une manière fort peu protocolaire pour un Légat romain.

En traversant la Commagène, Claudius et sa suite d’officiers croisèrent les éléphants de l’armée royale, portant des cuirasses d’acier faites à leurs mesures. Trois des officiers de Claudius, pourtant Vétérans des guerres d’Afrique, ne se rappelaient pas avoir jamais vus d’éléphants blindés. Les autres Romains n’avaient jamais aperçu d’éléphant, sauf dans l’arène du Cirque. Interrogé, Pyréis leur apprit que la Commagène disposait d’au moins cinquante de ces bêtes, habituellement assignées aux grands chantiers ou à l’industrie forestière.

Quelques minutes plus tard, un nuage de poussière s’éleva, d’où surgit la cavalerie lourde du Royaume, trois cents cataphractes, des chevaux géants de la race du Fergana, blindés d’acier noir. Leur passage au galop dans la plaine proche, provoqua un tintamarre épouvantable de métal entrechoqué et le sol vibra comme dans un tremblement de terre. Quand les cavaliers parvinrent à leur hauteur, ils lancèrent un cri guerrier et saluèrent Pyréis en brandissant leurs épées. Le Cyborg expliqua à Claudius qu’il avait été Grand Écuyer de Commagène avant de devenir celui de Syrie. Le Légat romain n’en croyait pas ses yeux :

-Mais ces chevaux pèsent aussi lourd que les pachydermes que nous venons de croiser!

Pyréis confirma que le poids de plusieurs étalons dépassait deux tonnes, sans compter celui du blindage et du cavalier en armure.

Le Cyborg constata la crainte qui envahissait l’esprit du Légat :

-Non, Claudius, le Basileus Tigrane ne dispose pas d’une cavalerie lourde comme celle de Commagène. Mais sa cavalerie légère pourrait dépasser le million d’hommes.

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Claudius se tassa sur lui-même, dans le coin du carrosse le plus éloigné du sorcier qui semblait lire ses pensées et demeura prostré et muet jusqu’à Antioche.

Le Chancelier de Syrie, Philippe le Jeune, surnommé Barypos12, se précipita à leur rencontre sur les marches du Palais Impérial d’Antioche. L’Initié embrassa Pyréis sur la bouche et salua en latin le Légat de Lucullus :

-Hélas, notre Roi Antiochos assiège les Égyptiens dans le port fortifié de Ptolémaïs avec l’armée arménienne et la flotte de Tigrane, et ne pourra vous accorder audience. Mais le Gouverneur de la Province romaine de Cilicie, notre bon voisin, et aux ordres du Proconsul Lucullus, pourrait peut-être vous fournir quelques galères, basées à Tarse, afin de vous transporter à Ptolémaïs où vous pourrez remettre en mains propres votre message au Basileus Tigrane.

Claudius, voulant s’éviter un autre long voyage poussiéreux dans le désert de Syrie et s’éloigner de ces Sorciers télépathes, accepta avec soulagement la proposition de Philippe. Le même jour, des pigeons voyageurs portaient à Tarse, Capitale de la Cilicie romaine, la demande du Légat de Lucullus. La réponse du Gouverneur parvint le lendemain :

-Trois galères accosteront à Séleucie dans la journée.

Le beau-frère de Lucullus s’embarqua, salué par les trompettes, et se dirigea vers la côte phénicienne qu’il devait longer jusqu’à Ptolémaïs. Mais, après avoir rencontré le Basileus Tigrane, en retournant vers le port d’Antioche, ses navires furent interceptés par une flotte de pirates et le Légat devint leur prisonnier.

Quand le Proconsul Lucullus apprit le sort de son beau-frère et la demande de rançon des pirates, il fulmina :

-Je me fiche du beau-frère, ce fat incapable! Mais je ne peux attendre plus longtemps une réponse de Tigrane à l’ultimatum de Rome. Ses manœuvres dilatoires le rendent coupables de complicité avec l’archi-ennemi de la République. Je forcerai le Basileus à venir lui-même me rencontrer. Dès aujourd’hui, mes légions pénétreront en Arménie et que le sang versé retombe sur Tigrane.12 Aux pieds lourds

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Philippe Barypos, en accord avec la Cour de Samosate et leur Initié Lucullus offrit aux pirates le talent d’or que Claudius avait laissé à Antioche, pour éviter de le perdre dans un naufrage éventuel.

-Mais seulement si vous gardez le Légat prisonnier pendant un an. Traitez-le avec égard et prenez aussi ces bourses pour votre peine.

En Asie mineure, toutes les grandes Cités avaient organisé des Jeux en l’honneur de Lucullus qui les avait délivrées des abus fiscaux de ses prédécesseurs et débarrassées des percepteurs gloutons, en plus de mettre en fuite le Basileus du Pont qui concoctait toujours le massacre de toutes les colonies italiennes implantées en Ionie et en Anatolie. Dans le Pont, avec la chute de Cabira, la Capitale, seules quelques places fortes résistaient encore aux Romains. Lucullus laissa son Lieutenant Triarus réorganiser le Royaume vaincu et s’enfonça en Arménie à la tête de deux légions, suivies par des éléments de cavalerie d’Alliés anciens et nouveaux, dont trente mille porteurs Galates.

Lucullus n’eut à livrer qu’une seule bataille rangée aux troupes qui entravèrent sa marche vers Tigranocerte et qui habituellement fuyaient devant les légions, se contentant de les arroser d’une pluie de missiles presque sans effet sur les Légionnaires en armure et qui se protégeaient de leurs larges boucliers. Après avoir pratiquement annihilé les troupes ennemies, les Romains firent main-basse sur le campement et les bagages des vaincus et y trouvèrent des couronnes et des tiares appartenant au Basileus du Pont, toujours en fuite, malgré quelques blessures reçues au combat.

Quelques jours après ce sanglant affrontement, le Basileus du Pont, chevauchant son immense étalon, se présentait devant le pont de Samosate réclamant des soins médicaux du Mage Opys, seul capable de le guérir d’une plaie purulente à la cuisse.

Kallinikos accueillit affectueusement son cousin et sa suite, durement éprouvée par la bataille, et la fuite interminable qu’ils enduraient depuis l’arrivée de Lucullus en Asie. Opys reçut le Basileus blessé à l’hôpital de Samosate et diagnostiqua un début de gangrène.

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-La pointe empoisonnée13 n’a eu aucun effet sur vous, Majesté. Mais les conditions insalubres des champs de bataille ont infecté votre blessure, que mes Acolytes ont nettoyée et pansée. Mais, une journée de plus et nous aurions dû amputer le membre malade.

Théla, à la demande du Basileus du Pont, se rendit quotidiennement à son chevet pendant la semaine qu’il passa alité au Château de son cousin. Le Basileus désirait réentendre les ballades envoûtantes que la Grande Prêtresse chantait si admirablement et qui, selon lui, hâteraient sa guérison. Le Roi de Commagène et les Huulus tentèrent de le convaincre de terminer ces hostilités sans fin avec Rome, mais Mithridate du Pont refusa d’entendre raison et de même considérer des pourparlers de trêve avec les Romains. Il avait tout perdu, armées et Royaumes et son obstination relevait du fanatisme et d’une xénophobie viscérale. Et lorsque le Basileus du Pont quitta Samosate, sur ses deux jambes, ce fut pour poursuivre « la chasse aux Romains. »

Le Basileus d’Arménie, lorsqu’il avait connu défaite de son beau-père du Pont, avait fait la soude oreille à toutes ses demandes d’assistance et de renforts. Et pour mieux ignorer ses appels pressants, Tigrane s’était éloigné de sa Capitale pour se rendre assiéger les Égyptiens à Ptolémaïs, à la tête d’une armée de cinq cent mille hommes provenant d’une dizaine de Royaumes vassaux. Quand Tigrane apprit l’invasion de l’Arménie par les légions romaines qui se dirigeaient vers Tigranocerte, il offrit des primes pharamineuses « aux cent premiers hommes qui pénétreront dans Ptolémaïs. » Puis il ordonna l’assaut des murailles de la ville jugée imprenable, faisant fi des pertes énormes subies par les vagues successives de soldats qu’il faisait déferler sur les assiégés.

Au prix de grandes pertes de vies, les Arméniens prirent la ville et se saisirent de Cléopâtre Séléné, la Pharaonne déchue qui se prenait pour la réincarnation d’Isis et qui avait soudoyé le Sénat de Rome pour qu’il accorde le Trône de Syrie à son fils Démétrios Asiaticus. La vieille chipie n’arrêta pas de crier à la lèse-Majesté et abreuva d’injures et de malédictions les gardes qui l’amenèrent en captivité. Un trésor formidable fut découvert dans les cryptes de la forteresse, dont Antiochos de Syrie reçut la plus grande partie, afin de reconstruire Ptolémaïs, dernière ville côtière de Phénicie qui échappait encore jusque-là à son contrôle. 13 Mithridate du Pont, colosse de forte constitution, consommait régulièrement des poisons pour acquérir une immunité.

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Alors même qu’il s’apprêtait à retourner défendre son Royaume menacé par Lucullus, Tigrane reçut une Ambassade des Juifs qui, craignant une invasion arménienne, venaient spontanément lui présenter des présents importants afin de tenter de gagner son amitié. L’immense armée d’un demi-million d’hommes et de presque autant de chevaux, traversa le désert syrien jusqu’à l’Euphrate, pour ensuite remonter le fleuve vers le nord et le traverser au pont qui reliait Zeugma, ville de Commagène, à Apamée, ville vassale du Basileus. C’est à Zeugma que Tigrane, excédé par les mauvaises nouvelles et les récriminations incessantes de sa prisonnière, fit étrangler l’Immortelle Réincarnation d’Isis, Cléopâtre Séléné, « semeuse de zizanie devant l’Éternel qu’elle irait maintenant ennuyer! », clama Tigrane pendant l’exécution.

Sur la route de la Soie, la caravane provenant de Chine avait été protégée par cinq mille Sarmates, guerriers Amazones des deux sexes, et avait croisé, chemin faisant, les Légions amicales du Proconsul Lucullus se rendant assiéger Tigranocerte.

L’Empereur de Chine écrivait aux Sorciers de Samosate qu’existaient aussi en Chine des noix identiques à celles que les Huulus utilisaient pour concocter leur élixir de longue vie.

-Dans les jungles humides de l’Île de Hainan, au sud de mon Empire, l’endroit même où Myryis a tué le dragon pour sauver la vie de mon vénérable père, le Prince Impérial Xuan-Liu, il y a plus de vingt-cinq ans.

Les Chinois leur avaient expédié quelques noix, intactes, de la pâte d’amandes, des feuilles et une fine section du tronc d’un arbre de fer.

-Découper cette tranche dans un grain aussi dense a dû exiger des jours de travail pénible. L’arbre de fer croît très lentement, ce tronc d’une coudée de diamètre avait pris quatre mille ans à se former. L’œil nu peut difficilement déceler les cercles de croissance annuelle, tellement leur nombre est élevé. L’Empereur se montre désolé de la rareté de ces arbres et qui ne se retrouvent que dans la grande île tropicale de Hainan, mais il nous remercie vivement d’avoir permis à ses Mandarins de les découvrir, grâce aux reproductions de nos propres dessins.

Myryis terminait sa traduction du message :

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-L’Empereur nous remercie aussi pour les plants d’asperges, inconnues en Chine et dont il raffole personnellement. Il fait parvenir à notre vénérable Aïeul Médonje un coffret des plus belles pierres précieuses provenant du tribut annuel versé par la Birmanie à la Chine.

Médonje ouvrit le coffre d’ivoire en se servant d’une clef de bronze doré accompagnant la lettre cachetée par le sceau impérial. Son regard plongea sur une masse étincelante d’un million d’éclats multicolores. Mû par le plaisir d’un tel cadeau, le Chancelier força Myryis à danser avec lui en chantant une comptine chinoise souvent fredonnée par ses épouses Li et Li-Ling.

Le lendemain, Lucullus apprenait aux Grands Prêtres une nouvelle particulièrement horrible. Le Roi du Pont avait ordonné à deux de ses sœurs et à ses concubines de se suicider.

-Et l’eunuque chargé de leur transmettre l’ordre s’est aussi chargé des hésitations de certaines et les a occises de sa main. Ce Mithridate est un pervers et, s’il tombe entre mes mains, je le ferai exécuter comme une bête malfaisante.

À Rome, Crassus et Pompée, élus Consuls suite à leurs victoires contre les esclaves rebelles et les rebelles espagnols, essayaient tant bien que mal de se supporter l’un et l’autre. Pompée avait ravi à Crassus son Triomphe sur Spartacus, ce qui avait contrarié le richissime Patron des Chevaliers, tandis que Pompée jalousait Crassus pour sa grande popularité auprès d’une nombreuse Clientèle romaine. Crassus se rendait toujours accessible, même aux plus humbles des démarcheurs, par souci d’engranger des voix et d’augmenter encore son influence et sa colossale fortune personnelle bâtie sur le vol et le chantage, les dénonciations et le meurtre, les proscriptions et les confiscations.

Rome faisait face à d’innombrables pénuries, entre autres frumentaire. Les approvisionnements de l’Italie et de l’Empire tombaient une fois sur deux dans les mains des pirates. Unanimement, le Sénat, les Chevaliers et le Peuple de Rome avaient octroyé au Général Metellus les troupes et les ressources nécessaires pour venir à bout des pirates crétois. Mais la piraterie, devenue un fléau méditerranéen, renaissait sitôt les légions reparties et sévissait dans toutes les Provinces romaines. Les pirates poussaient l’audace

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jusqu’à enlever, pour les rançonner, des Sénateurs ou leurs épouses, même en banlieue de Rome.

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Chapitre VII La chute de Tigranocerte (69 avant JC)

Cette année-là, Cicéron, élu Édile de Rome, organisait les jeux, qu’il voulut sobres, pour refléter les sacrifices que la République devait consentir dans ces temps de difficiles pénuries. L’avocat remerciait le Chancelier de Commagène pour l’exemplaire du ‘Traité sur les dieux’ écrit par le Philosophe Antiochos de Samosate et où l’auteur taisait sa qualité de Roi de Syrie et Héritier de la Commagène.

-Des idées inspirantes, qu’une République digne de ce nom devrait intégrer dans ses Institutions. J’en tiendrai compte dans l’ouvrage que j’achève, ‘Sur la République’ et que votre éditeur Sosius me réclame toutes les semaines.

Dans leurs échanges quotidiens avec leur Évêque de Rome, les Cyborgs apprirent, le jour même de son décès, la mort de Dame Julia Caesaris, veuve du Dictateur Marius, et que Théla avait fréquentée près de six mois à Pergame et en Ionie, pendant les campagnes asiatiques de son époux. Julia, fille du chef du Sénat, dotée d’une parfaite éducation et d’une grande érudition, parlant grec sans défaut et un latin aristocratique, avait conquis Théla par sa gentillesse et son esprit. Aussi, les Huulus résolurent-ils d’envoyer aux funérailles présidées par Gaius Julius César, le neveu de Dame Julia, un agencement floral, composée d’orchidées et une plaque de marbre gravée.

Le message inscrit dans la pierre par des Acolytes de Rome se lisait :

-De la part de la Théocratie de Commagène, à une grande et vénérable Romaine qui a illuminé son époque.

En voyant les orchidées, fleurs qu’il n’avait aperçues qu’au Château de Samosate, César devina, avant même la lecture de la plaque de marbre, qu’elles provenaient de la Cour de Commagène. Les Acolytes qui portaient le message laissèrent à César suffisamment d’encens pour distribuer à la foule lors des grandioses funérailles qu’on tint sur le Forum et qui surpassèrent en faste les Jeux modestes offerts par l’Édile Cicéron. Pour la procession funèbre de la veuve de Marius, et tante de Jules César, des statues et des effigies du Dictateur furent promenées en public, pour la première fois depuis la chute du Parti Populaire, et César se prévalut de cette illustre parenté pour mousser sa propre popularité.

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Grâce à leur télescope en orbite, les Huulus assistèrent en direct à l’événement et virent César livrer l’éloge funèbre de sa tante Julia, un discours magistral que Cicéron, sincèrement admiratif du style de son collègue, se proposait déjà d’inclure dans une prochaine publication, un ‘Recueil de Belles Lettres’, la plupart siennes. Leur satellite enregistra aussi le couronnement du Roi des Rois Phraatès, dans sa Capitale de Séleucie et Antiochos put reconnaître sa fille, Laodicée, chaperonnée par son secrétaire Philippe, Chancelier de Syrie, dans la foule des Notables invités qui suivait la litière impériale.

Tigrane, revenu dans sa Capitale, avait fait exécuter le messager lui apportant la nouvelle de la défaite de ses troupes face à Lucullus. Aussi personne ne voulut avertir le Basileus de l’imminence de l’arrivée des Légions sous les murs de Tigranocerte. Tigrane n’eut que le temps de confier la défense de la ville à un de ses généraux et fuit sa Capitale sur le point d’être encerclée par les Romains. Le Basileus espérait réunir une immense armée pour coincer les troupes de Lucullus entre les murailles imprenables de sa Capitale et la multitude de ses guerriers.

La semaine suivante, des foules compactes d’Arméniens, fuyant l’avancée des légions de Lucullus qui saccageaient leur pays, encombrèrent tous les défilés du nord de la Commagène. Leur nombre dépassa rapidement cent, puis deux cent mille. Deux semaines plus tard, d’autres vagues de réfugiés affluaient de l’est, puis du sud. On les dirigea vers les trois vallées qui entouraient le Nympheum où ils furent pris en charge par les Acolytes. Alors que, du haut de la Tour Carrée, Médonje regardait s’éloigner, sur la Route des Épices, la caravane à destination du Golfe Persique, le tremblement de terre frappa. Pendant une minute, qui sembla une éternité, tout le paysage, les arbres, les maisons, les murailles parurent s’animer d’une vie propre. Plusieurs dizaines de toitures s’effondrèrent dans les rues de la vieille ville. La roue de la grande noria s’abattit avec fracas dans le fleuve. Quand le tintamarre cessa, des cris fusèrent de toutes parts. À première vue, la Tour Carrée et le Château paraissaient n’avoir subi aucun dommage important, ni les nouvelles murailles de Samosate. Médonje se précipita dans la navette spatiale pour consulter leurs instruments. Il y fut bientôt rejoint par le Roi Kallinikos.

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-Sire, l’épicentre se situe en Syrie, à cent cinquante kilomètres au sud d’Antioche. Et à plus de quatre cents kilomètres de nous. La secousse a dû être particulièrement destructrice pour le Royaume de votre fils.

Des lamentations parvinrent jusqu’à l’habitacle de la navette dont trois Acolytes interdisaient l’accès. Des gardes royaux, de la suite de la Reine Laodicée, se tordaient les mains, le visage en larmes et les vêtements blanchis par la poussière :

-Sire la Reine Laodicée est morte, tuée par la chute de débris à l’entrée de la vieille ville. Nous n’avons rien pu faire.

Le reste de ses paroles fut étranglé par un sanglot et le garde s’aplatit au sol pour marmonner des prières et implorer le pardon du Roi.

Kallinikos faisait peine à voir, surtout quand il revint au Palais en portant lui-même le corps inerte de sa bien-aimée Laodicée, la fille aînée de l’Empereur Grypus, descendante d’Alexandre le Grand, mère et Reine dévouée. Opys accourut au Château mais ne put que constater le décès :

-Majesté, la Reine n’a subi aucune lésion grave, mais son cœur a lâché. La peur l’a tuée. Nous connaissions tous sa peur des tremblements de terre depuis celui qui suivit de peu la mort de son père Grypus.

Samosate ne comptait qu’une dizaine de décès, une centaine dans toute la Commagène. L’aqueduc et beaucoup d’autres infrastructures avaient subi des dommages importants. Mais en Syrie, l’ampleur des dégâts rappelait la catastrophe qui avait failli anéantir Antioche, vingt-six ans plus tôt. La Capitale avait mieux résisté cette fois, mais les Cités comme Apamée ou Damas ressemblaient à des monticules de débris informes, calcinés par les incendies et d’où se dégageait une épouvantable odeur de chairs brûlées. En quelques jours, des épidémies éclatèrent à Palmyre, Damas, Apamée et en Phénicie.

Pour venir en aide aux villes de Syrie, la Commagène mobilisa ses milliers d’Acolytes, puisa dans les greniers royaux et dans les réserves de l’hôpital, et réquisitionna ses cinquante éléphants.

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-Apportez le réconfort, mais aussi l’espoir en un monde meilleur. Montrez l’exemple de la fraternité universelle que nous prêchons et soulagez nos frères Syriens., disaient les Grands Prêtres aux secouristes.

Deux légions romaines, appuyées par quelques milliers de cavaliers avaient encerclé la Capitale du Basileus de l’Empire arménien. Assistés de trente mille Gallogrecs, des Galates qui avaient toujours rejeté le joug du Pont, les légionnaires creusaient des retranchements fortifiés isolant Tigranocerte. Les puissantes murailles, précédées d’un profond canal inondé, ne pouvaient être sapées par des mines. L’épaisseur du double rempart de briques, tellement massif qu’il renfermait des écuries, rendait vain l’effet des catapultes. Quelques cohortes parvenues au pied des murailles, furent arrosées d’asphalte et de goudron brûlant et subirent de légères pertes, dont de nombreux brûlés que soulagea le Commagenum, ce baume fabriqué à Samosate.

Tigranocerte, imprenable, et amplement pourvue en provisions de toutes sortes, pouvait résister des années aux assiégeants. Aussi Lucullus confia-t-il le siège à son Lieutenant Murena et s’engagea à la poursuite de Tigrane, qui avait dans sa fuite retrouvé son beau-père, l’insaisissable Roi du Pont, pour lui confier la direction de la lutte contre l’envahisseur romain qu’il combattait depuis trente ans. Au nord de Tigranocerte, les forces de Lucullus affrontèrent, à vingt contre un, les trois cent mille hommes des deux Basileus. Les Légionnaires restèrent inébranlables, conservant la cohésion de leurs rangs, protégés des myriades de missiles par leurs longs boucliers formant des murs d’acier. Les Asiatiques ne possédaient que des cavaliers légers, armés d’arcs, sans bouclier et revêtus de cuirasses de cuir. Parmi les fantassins, des archers et des frondeurs dépourvus d’armures. Le talon d’Achille des cataphractes arméniens se révéla être les cuisses des Chevaliers que leur blindage laissait à découvert.

L’immense masse des Arméniens gêna leurs propres mouvements et les légionnaires se livrèrent à un carnage qui laissa cinquante mille Asiatiques morts sur le champ de bataille. Seulement une dizaine de Romains avaient péri, mais de très nombreux Légionnaires avaient subi des blessures légères, malgré leurs armures et leurs cottes de mailles. Les dépouilles livrèrent un riche butin dont la couronne et la tiare de Tigrane, remises à Lucullus. Cependant, les deux Basileus avaient pu s’enfuir, s’enfonçant toujours plus à l’est dans leurs Royaumes d’Orient.

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Un courrier de Murena apprit au Proconsul Lucullus la prise de Tigranocerte par les Romains. Les colons grecs que Tigrane avait implantés par la force dans sa nouvelle Capitale avaient ouvert les portes de la Cité après avoir pris les gardes d’assaut. Murena avait, suivant fidèlement les ordres de Lucullus, interdit tout viol ou meurtre des habitants. Mais, sauf pour les biens des Grecs qui avaient ouvert les portes, il permit à ses légionnaires de piller la ville, ne conservant que les trésors des palais de Tigrane pour le Sénat et le Peuple de Rome, et aussi, bien sûr, pour Lucullus et ses Lieutenants.

À cette nouvelle, Lucullus retourna à Tigranocerte avec une de ses légions. À un jour de marche de la Capitale vaincue, une dizaine de cavaliers somptueusement vêtus se présentèrent à Lucullus qui les reconnut de loin à leurs armoiries.

-Le Roi de Syrie et son Chancelier Pyréis! Bienvenue Messeigneurs et amis. Médonje m’avait prévenu de cette heureuse rencontre, sans toutefois consentir à me confier la raison de votre hâte à me voir.

Antiochos retira de la sacoche accrochée à sa selle une lourde couronne d’or sertie de rubis.

-Salvé, Proconsul Lucullus, je vous remets la Couronne de Syrie. Désormais, je ne suis plus qu’Antiochos le Philosophe, Prince de Commagène et la Commagène a déclaré la guerre à Tigrane pour avoir tenté de me tuer.

Prié de le faire, Antiochos s’expliqua, tout en adaptant le trot de son cheval sur celui de Lucullus :

-Premièrement, mon père le Roi de Commagène, abattu par le décès de ma mère, désire se retirer dans sa Capitale d’été, près du Sanctuaire de Nymphée et me laisser sa Couronne. Ensuite, devant le retrait des troupes arméniennes, et leurs défaites successives, les villes de Phénicie proclament tour à tour leur indépendance vis-à-vis la Syrie vassale de Tigrane.

-Enfin, j’ai opposé un refus catégorique à l’ordre impératif de Tigrane de rallier ses troupes contre Rome. Suite à ma réponse, le Basileus a envoyé quatre sbires pour m’occire, qui ont préféré tout m’avouer de leur mission plutôt que de l’accomplir. Je crois que Tigrane a perdu l’esprit. Sa folie des grandeurs l’a fait basculer dans la démence lorsqu’il a vu son Empire s’effriter devant vos Légions.

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-J’offre le Royaume de Syrie à Rome, pour le propre bien de mes Sujets car, à la suite de ce tremblement de terre, les réserves du Trésor sont à sec. Déjà malmenées par la guerre qui paralyse le commerce régional, les ressources du Royaume seront obérées pendant des années par les coûts de reconstruction. Les Juifs tentent de s’emparer d’une partie de la Damascène. De plus, les tribus arabes pensent que toutes les villes du Monde sont en ruines et se ruent comme des nuages de sauterelles pour piller les cités dont les murailles se sont écroulées. Dans le contexte actuel, seule Rome possède les ressources et les soldats nécessaires afin de policer la Syrie et de la protéger contre ses voisins belliqueux qui sèment la désolation dans un pays déjà durement éprouvé.

Lucullus demanda qu’on lui apporte « La carte d’Asie, celle dessinée à Samosate! » Après y avoir jeté un long coup d’œil, il laissa fuser un long sifflement admiratif :

-Nous en ferons la plus prospère des Provinces romaines, mais vous conserverez la Couronne de Syrie, Antiochos, au nom du Peuple de Rome et vous pourrez ainsi aider nos légions à rétablir l’ordre et conseiller nos Légats dans l’administration du Royaume.

Antiochos persista dans son refus de porter à nouveau la couronne de Syrie :

-Je désire me consacrer à la promotion de notre Évangile, enseigner la Voie indiquée par les Envoyés Célestes et faire de la Commagène une Théocratie connue, respectée et aimée par tous les Peuples.

Lucullus, leur Initié, et fin diplomate, suggéra alors qu’Antiochos, lors de sa prochaine accession au Trône de Commagène, se proclame aussi Basileus, ou Roi des Rois, et donne le Trône de Syrie à un Vassal de confiance, comme son cousin et meilleur ami, Philippe le Jeune, actuel Chancelier de Syrie, fils du Roi Philippe et petit-fils de l’Empereur Grypus.

-De plus, c’est le cousin de ce Démétrios Asiaticus que mon rival à Rome, le Consul Pompée, vient de proclamer Roi de Syrie contre l’argent de sa mère égyptienne. Et Philippe est, comme vous le savez bien, un Initié qui partage nos aspirations à améliorer ce Monde.

Antiochos poursuivit :

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-Pour l’instant, Tigrane constitue la plus grande menace pesant sur la Commagène. Aussi mon père vous offre-t-il l’assistance de sa Cavalerie légère et d’autant d’ânes et de porteurs qu’il vous en faudra. La Commagène accordera libre passage et nourriture aux troupes romaines et aux réfugiés qui désireraient franchir l’Euphrate sur les ponts de Zeugma ou de Samosate. Finalement, Pyréis et moi-même désirons vous aider à débusquer Tigrane et nous nous proposons pour vous guider à travers l’Arménie et à gagner ses Rois à votre cause. Nous devons nous assurer que Tigrane, ce Tyran insensible à la souffrance de ses Sujets, ne sera jamais en mesure de dévaster la Commagène avec un million de ses Vassaux coalisés.

Lucullus reçut avec joie cette proposition d’assistance et conserva près de lui, pour le reste de la campagne, Antiochos le Philosophe et son Grand Écuyer, le Cyborg Pyréis.  Antiochos et Pyréis accompagnèrent le Proconsul jusque dans la métropole de Tigranocerte, que le saccage avait rendue méconnaissable. Les troupes romaines firent un accueil triomphant à Lucullus, que son Lieutenant Murena conduisit aux chambres fortes de la Trésorerie du Palais de Tigrane. Lucullus, encadré par Antiochos et Pyréis, contempla les masses de richesses accumulées par un mégalomane excentrique qui mêlait des originaux de Platon à des piles de dariques d’or, ou qui recouvrait des marbres d’Aphrodite de joyaux, de soieries et de bijoux.

Murena renchérit :

-Le Vice-Roi capturé m’assure que ceci ne constitue qu’une partie des bijoux de famille de Tigrane, qui possède bien d’autres forteresses et qu’un grand Trésor monétaire est conservé à Nisibis, sous la garde du frère de Tigrane, à seulement cent kilomètres d’ici.

Lucullus procéda lui-même au partage du butin, se réservant les marbres et les collections de la Bibliothèque Royale, entre bien d’autres choses. En faisant l’inventaire des merveilles saisies, ils tombèrent sur une extraordinaire collection de monnaies, disposées dans un meuble possédant des centaines de tiroirs et qui constituait lui-même un chef-d’œuvre d’orfèvrerie. Lucullus en fit cadeau au Chancelier de Commagène : « Pour le Musée du Nympheum! »

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Lucullus confia ses préoccupations à Antiochos :

-Nous devons évacuer un énorme volume de dépouilles vers les ports de Syrie. J’ai aussi promis aux populations déracinées par Tigrane de les aider à regagner leurs terres, en Cappadoce et en Cilicie. Tous ces réfugiés passeront par la Commagène et la Syrie. D’autre part, je suis disposé à baser une de mes légions en Syrie, à la disposition de son Roi, et à y fonder quelques colonies italiennes pour mes Vétérans. 

Pendant plusieurs semaines, un convoi parti de Tigranocerte s’étira sur tout le nord de la Mésopotamie pour atteindre Samosate et Zeugma, puis se disperser à travers l’Anatolie et l’Ionie en empruntant les nombreuses voies caravanières qui convergeaient en Commagène. Beaucoup des expatriés participant à cet exode acceptèrent l’offre d’Antiochos de s’arrêter dans son Royaume pour y refaire leurs forces et reprendre leur voyage au printemps. La Cour de Samosate mit la main sur le plus grand trésor de Tigranocerte : les artistes, grammairiens, philosophes, dramaturges, architectes, et maîtres artisans réputés dont s’était entouré Tigrane, souvent par la force.

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Chapitre VIII Canons contre légions (68 avant JC)

Dès que fut connue à Rome l’immense butin réalisé par Lucullus dans sa campagne en Asie, Pompée, sous prétexte qu’on n’avait pas encore capturé le Roi du Pont après toutes ces années de campagnes, incita le Sénat à retirer la conduite de la guerre à son rival et à la confier à un de ses hommes de main qu’il venait de faire élire Consul de Rome, Q. Marcius Rex. Le Consul Rex recruta une légion d’Italiens et s’embarqua pour la Cilicie aux premiers jours de sa magistrature, début janvier, afin d’y relever Lucullus de ses fonctions et le remplacer pour la curée.

En Asie, le Proconsul Lucullus avait créé une légion avec ses effectifs blessés, malades ou ayant accompli vingt ans de service, et les avait chargés de charroyer l’énorme butin jusqu’au port de Tarse, puis de protéger le sud syrien et d’y établir des garnisons romaines permanentes qui deviendraient des colonies romaines. Comme ces soldats passaient par Samosate, une foule d’entre eux se présentèrent à l’hôpital où Opys posait des diagnostics et coordonnait les soins apportés par ses centaines d’Acolytes. Les légionnaires, désinfectés et pansés, guéris d’affections parfois anciennes, munis de prothèses adaptées, criaient au miracle. Nombre d’entre eux se convertirent au Culte de Commagène. Et tous laissaient une part congrue de leurs butins au Temple de la Nouvelle Alliance.

Lucullus avait confié l’occupation du Pont à ses Généraux, Sorniatus et Triarius. Laissant à son Lieutenant, Murena le soin de terminer le pillage de Tigranocerte, puis de raser totalement le site, le Proconsul se mit lui-même à la poursuite des Basileus qui tentaient de reconstituer leurs armées dans les montagnes d’Arménie. Antiochos le Philosophe et Pyréis, Grand Écuyer de Commagène commandaient cinq cents cavaliers légers, tous munis d’arbalètes et d’arcs et qui seuls bénéficiaient de la stabilité qu’offraient leurs étriers, inconnus des cavaleries ennemies. À Tarse, Capitale de la Province romaine de Cilicie, la flotte de Q. Rex avait déposé la légion du Consul en exercice, ainsi que leurs auxiliaires, quelques centaines de frondeurs des Baléares et autant de cavaliers Gaulois. Le Consul retrouva à Tarse Appius Claudius Pulcher, beau-frère de Lucullus mais aussi beau-frère du Consul Rex. Claudius venait de passer plus d’un an aux mains des pirates avant d’être libéré contre une forte rançon versée par le Roi de Syrie. Claudius avait développé un fort sentiment de jalousie

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envers Lucullus devenu richissime au delà du concevable, tandis que lui pourrissait dans un cachot.

Aussi Claudius, ce notoire semeur de zizanie et de scandales, proposa au Consul Rex, un fidèle admirateur de Crassus le détrousseur, de s’emparer d’un fabuleux butin : l’or de la Commagène. Claudius décrivit au Consul les richesses du petit Royaume, de sa Capitale et de son Temple. Il fit valoir que la Commagène était submergée de réfugiés, que nombre de ses Acolytes s’étaient rendus en Syrie, que sa Cavalerie et le Prince héritier accompagnaient Lucullus en Arménie. Puis il présenta au Consul le témoignage d’un de ses esclaves, qui avait passé un an en Commagène, et qui leur raconta comment le Basileus Mithridate du Pont, le plus grand ennemi de Rome, blessé, avait été soigné par les Commagénois :

-Ce qui prouve leur forfaiture. Ils trahiront Lucullus à la première occasion. Emparons-nous par surprise de leur Capitale, Samosate, et nous ferons un colossal butin.

Sans divulguer les buts de cette campagne, le Consul Rex réquisitionna les troupes de la Cilicie qu’il joignit aux siennes. Puis les légions romaines se présentèrent à la frontière de la Commagène. Le Consul, prétextant se rendre à Zeugma pour y franchir l’Euphrate et rejoindre Tigranocerte, obtint libre passage pour ses deux légions et ses auxiliaires. Mais, arrivés devant le fleuve, les Romains ne s’engagèrent pas sur le pont de bateaux, poursuivant plutôt leur route vers Samosate, malgré l’opposition du Comte de Zeugma, qui fut enchaîné.

Samosate ne disposa que d’une dizaine d’heures avant que les légions ne campent sous ses murs. Les deux émissaires dépêchés par le Conseil Royal avaient été faits prisonniers par les Romains. Toute la population des alentours avait cherché refuge à l’intérieur des murailles et des messagers envoyés à travers le Royaume proclamaient la mobilisation générale, rédigée par le Chancelier Médonje :

-Des Généraux félons assiègent Samosate. Toutes les forces de la défense civile doivent se rapporter au combat avec leurs équipements. Nos milices doivent interdire tout réapprovisionnement aux forces romaines, rebelles à Lucullus, et que Rome elle-même désavouerait.

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Le lendemain à l’aube, les deux légions du Consul Rex encerclèrent totalement Samosate et entreprirent d’entourer la ville d’une palissade. Muni d’un porte-voix, Médonje se présenta sur les remparts et lança un ultimatum aux assaillants :

-Soldats, la Commagène a toujours été l’amie de Rome. Vos officiers se rendent coupables de félonie et de forfaiture en nous attaquant. Si vous n’avez pas retraité avant midi, ce jour sera votre dernier!

Le Consul Rex, ne tenant aucun compte de l’avertissement, ordonna à deux de ses cohortes de capturer le pont de Samosate. Mal leur en prit, car c’était le point le mieux défendu des fortifications. Dès que les douze cent légionnaires se furent placés entre le pont-levis de la vieille ville et les deux fortins qui gardaient l’entrée nord du pont, Médonje donna le signal aux milliers d’archers rassemblés derrière la protection des hautes murailles :

-Visez haut! À mon commandement, TIREZ!

La population de Samosate, hommes, femmes, enfants et vieillards, qui s’exerçaient au tir à l’arc tous les dimanches, décocha avec un ensemble parfait leurs milliers de traits qui s’abattirent sur les Romains. Ceux-ci se formèrent en tortues, se servant de leurs longs boucliers incurvés pour se protéger efficacement de cette pluie d’acier. Médonje cria :

-Grenadiers! Prêts! Lancez! Archers, Tirez!

Plusieurs centaines de grenades, faites de poudre noire, provoquèrent de larges trouées dans les boucliers romains et les milliers de traits acérés purent s’enfoncer dans la chair des légionnaires. Mais l’esprit de corps admirable des soldats de Rome les fit resserrer leurs rangs et, malgré la mort qui pleuvait sur leurs dos, ils approchèrent de lourds béliers pour démolir les portes d’acier des tours qui gardaient le pont.

Médonje signala :

-Barils! Prêts! Lancez. Archers! Tirez à volonté!

Une vingtaine de barils de poudre et de naphte, ce pétrole raffiné dont les Huulus se servaient pour produire le Feu Grégeois, s’élevèrent en de longues paraboles pour exploser au milieu des Romains. Suivit une grêle nourrie de

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flèches munies de pointes d’acier effilées et pénétrantes. Les deux tiers des assaillants périrent, la plupart brûlés vifs ou noyés dans le Fleuve où ils avaient tenté d’éteindre les flammes inextinguibles qui collaient à leur peau, à leurs armures et à leurs armes.

Ceux qui le purent encore, s’enfuirent en hurlant. Le Consul Rex, furieux, ordonna l’emploi de ses machines de siège qu’il fit déployer devant une porte fortifiée, dotée d’un pont-levis, qui donnait sur le caravansérail de la nouvelle ville. Médonje monta sur la terrasse du Château, fit pointer les canons des deux donjons et ceux de la Tour Carrée sur les engins de siège des Romains. Et il ordonna de détruire les catapultes, les balistes et les scorpions avant même qu’ils ne soient utilisés.

-Canonniers! Feu!

Les boulets survolèrent toute la nouvelle ville, puis les remparts, et fracassèrent les immenses structures mobiles des Romains. Trois salves suffirent pour annihiler tout l’équipement de siège des attaquants.

Pour la première fois, dans l’Histoire de l’Humanité des canons avaient tonné sur un champ de bataille. Le Consul Rex et son État-major discutaient fébrilement des parades à employer contre cette arme nouvelle. Après seulement deux heures de siège, la moitié des Centurions recommandaient la retraite. Claudius fit miroiter le butin colossal qui s’offrait à eux, à portée de la main et le Consul Rex ordonna un assaut contre la porte principale de Samosate :

-Nous utiliserons toute une légion, s’il le faut, en formation de tortue, et par-dessus nos boucliers nous étendrons des matelas de fourrage mouillé.

Les assiégés laissèrent s’approcher les six mille légionnaires de métier jusque sous leurs murs. Alors, des deux tours de garde du pont, et des remparts de Samosate, six longs serpents de feu grégeois léchèrent la formation des légionnaires. Au même instant des grenades et des barils de naphte s’abattaient sur eux, suivis d’une volée ininterrompue de flèches et de traits d’arbalètes. Un horrible carnage s’ensuivit, comme n’en avait jamais éprouvé aucune des légions de Rome jusqu’à ce jour. Les trois-quarts des assaillants italiens avaient péri, carbonisés dans des poses grotesques, ou blessés hurlant de douleur sous les flammes et qui se précipitaient dans le fleuve pour s’y noyer.

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Médonje fit descendre le pont-levis et la moitié de la population de la Capitale traversa au pas de course le pont enjambant l’Euphrate. Ils se positionnèrent sur la rive opposée, face aux Romains, mais hors de portée des frondeurs espagnols. Médonje fit sonner les trompettes, signalant l’assaut des milliers de volontaires accourus de tout le Royaume et appuyés par la Cavalerie lourde. Un volontaire sur cent possédait un lance-flammes pouvant projeter un jet de feu grégeois à cinquante mètres. Les Cataphractaires blindés décimèrent facilement les frondeurs et les quelques archers des auxiliaires romains, permettant ainsi aux lance-flammes de se rapprocher des troupes du Consul et de les acculer peu à peu au fleuve, à portée de trait de la Population de Samosate occupant la rive opposée.

Quand tous les Romains survivants furent réduits à patauger dans l’Euphrate, Médonje apparut sur la berge avec son porte-voix :

-Consul Rex! Rendez-vous, déposez vos armes et ôtez vos armures et nous vous accorderons la vie sauve, à vous et à vos hommes!

Ils réunirent les cinq mille Romains survivants dans l’arène de l’amphithéâtre, pieds nus et en sous-vêtements. Puis Médonje apparut, monté sur un immense éléphant mâle caparaçonné comme un Cataphractaire gigantesque et suivi par les Huns de la garde royale, en armures d’écailles rouge vif. Du haut de sa monture, il s’adressa au Consul vaincu et aux légionnaires encore éberlués par leur totale déconfiture.

-La Commagène, Amie de Rome, vous souhaite la bienvenue! Vous avez tous été victimes d’une félonie, de la concupiscence du Consul Rex et de son beau-frère Claudius. Notre Prince combat aux côtés de Lucullus, nous avons hébergé, soigné et nourri des milliers d’Italiens victimes du Roi du Pont et beaucoup d’entre eux ont choisi de demeurer en Commagène, terre bénie des dieux. Nous vous offrons de vous intégrer à l’armée de Lucullus, pour une durée de quatre ans, avec une solde encore meilleure que celle que Rome vous verse et la possibilité de vous établir en Syrie ou en Commagène à la fin de votre service, ou même de retourner à Rome. Vous pourrez ainsi combattre sous les ordres du Proconsul Lucullus et de notre Souverain, Antiochos, Dieu, fils de Dieu, Sauveur et aimé de tous les hommes.

Seuls, quelques dizaines de Romains restèrent fidèles au Consul Rex. Parmi ceux-ci, Claudius et les dix licteurs qui accompagnaient toujours un Consul

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de Rome en exercice. Les captifs reçurent vêtements et nourriture, les blessés furent conduits à l’hôpital, leur bagage confisqué et tous les esclaves de leur suite libérés. Puis l’on dispersa les survivants à travers les garnisons de Commagène.

Pieds nus, en caleçon, mais toujours précédé par ses dix licteurs, le Consul de Rome fut amené au Château, sous les huées de la Population. Là, le Roi Kallinikos, vieilli, rappelé d’urgence du Mont Nymphée, ôta sa magnifique cape pour en revêtir le Consul Rex et lui offrit à boire et à manger.

-Consul, admettez votre erreur, reconnaissez avoir été victime de la fourberie de mauvais conseillers. Nous passerons sous silence la défaite de vos deux légions et votre capture, si vous consentez à combattre sous les ordres de Lucullus.

-Nous pourrions même vous remettre votre commandement et vos hommes, après les avoir soignés et instruits des préceptes de notre Culte, pour aller assiéger et prendre la ville de Nisibis, près de Tigranocerte. Cette ville, que gouverne le frère du Basileus Tigrane, renferme les réserves monétaires de l’Empire arménien. Nous vous proposons donc d’assister au couronnement de mon fils Antiochos, au milieu de l’été, puis avec votre légion reconstituée et la cavalerie de Commagène, nous irons nous joindre à celle du Lieutenant Murena pour investir Nisibis. Votre parole nous suffira et nous vous donnerons personnellement deux cent talents pour sceller notre pacte. Si vous refusez notre offre, le Monde entier apprendra la capture d’un Consul de Rome en exercice, une première dans l’Histoire de la République, ce qui vous fera passer pour un incapable aux yeux de tous vos Concitoyens et de la Postérité.

Kallinikos laissa la parole à son Chancelier, qu’il présenta comme un envoyé des dieux. Le Grand Prêtre Médonje, utilisa un latin châtié, rappelant celui de Cicéron :

-Consul, nous exigeons que vous taisiez à jamais votre attaque contre Samosate. Personne ne doit apprendre l’existence d’armes aussi diaboliques, provenant de la lointaine Chine et qui parviennent en Commagène au compte-goutte. Nous conserverons Claudius Pulcher au cachot jusqu’à l’arrivée de Lucullus. D’ici-là vous serez traité, Cher Consul, avec tous les égards dus à votre rang de Premier Citoyen de la République de Rome, notre Amie et vous habiterez la suite d’honneur du Château.

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-Un tout dernier conseil, Consul : la Commagène n’a utilisé qu’une fraction de ses moyens militaires. Et nous n’avons pas eu encore recours à la magie, ni à aucune des forces surnaturelles que les Dieux nous ont confiées. Méditez sur vos fautes, Consul et cessez de maudire intérieurement Claudius. Maudissez plutôt Crassus, celui qui a instillé en vous cette soif de pillages.

Kallinikos ordonna la tenue de cérémonies à la mémoire des victimes, commagénoises et romaines. Il demanda à tous les dieux de pardonner ce sang versé en légitime défense, et à tous ses Sujets de ne jamais évoquer cette bataille pour ne pas offenser Mithra qui considère tous les hommes, même les Romains, comme ses enfants. L’État-Major du Consul partagèrent avec lui les luxueuses accommodations du Château.

Myryis et Médonje avaient sondé un à un les légionnaires capturés et avaient isolé les éléments qu’ils jugeaient irrécupérables, les factieux et les psychopathes. Les autres, confiés aux Acolytes de toutes leurs paroisses, s’activaient aux champs, sur les routes ou les chantiers et apprenaient à aimer le Peuple de Commagène et son Roi qui annonçait la venue d’un monde meilleur basé sur la fraternité universelle et l’amour du prochain.

Les Huulus avaient offert au Consul Rex une garde-robe de soieries pourpres, couleur réservée aux Empereurs, et une garde d’honneur lui avait été attribuée pour tous ses déplacements dans le Royaume. On lui fit visiter les aciéries de Maras, le Sanctuaire du Mont Nymphée avec son Musée, la Bibliothèque, l’Hôpital, les moulins à vent et à eau, les serres et les nouvelles cultures, le colombier et les écuries royales. Le Consul put discuter avec des centaines de ses Concitoyens, devenus heureux Sujets de la Commagène et Q. Rex put ainsi apprendre d’eux la bonté du Roi de Commagène qui les avait sauvés.

Ainsi, le statut du Consul de Rome, après sa défaite honteuse, passa de prisonnier à hôte d’honneur du petit Royaume de Tauride. Rex avait été reçu à la Tour Carrée des Cyborgs, où il admira certaines des collections du Chancelier et put constater la richesse et l’étendue du savoir des sorciers de la Commagène et la puissance de leur magie. Médonje avait échangé longuement avec le Consul Rex, qui lui témoignait maintenant estime et respect.

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Au début juillet, Antiochos le Philosophe revint en Commagène pour s’y faire couronner Roi. Avec lui son Écuyer Pyréis et le Proconsul Lucullus accompagné de sa légion la plus dévouée. Lucullus avait pris une dizaine de forteresses arméniennes et y avait trouvé des réserves d’argent et de blé. Presque tous les vassaux des deux Basileus poursuivis avaient contacté Lucullus pour offrir leur soumission à Rome. Un des fils du Basileus du Pont, celui qui régnait sur le Bospore14 proposa son alliance aux Romains contre son père. Les Empires du Pont et d’Arménie s’écroulaient devant l’avancée des légions de Lucullus, mais leurs deux souverains restaient insaisissables.

Néanmoins, Lucullus et ses soldats rayonnaient de satisfaction, et vénéraient Antiochos et son Grand Écuyer qui, à eux seuls avaient obtenu la soumission de la plupart des villes conquises. Les Romains n’y commirent aucun massacre, et aucun outrage n’y fut fait aux femmes. Lucullus offrait aux prisonniers arméniens le pardon, la vie et la liberté, contre la promesse de retourner à leurs champs. Mais un immense butin s’entassait derrière les légions, répartis sur des milliers d’ânes, de chevaux et de chameaux, à perte de vue. La légion de Lucullus, précédée par Antiochos et la cavalerie de la Commagène, marcha triomphalement le long de l’Euphrate, acclamée par des dizaines de milliers de Sujets enthousiastes. Lucullus fit établir son campement près de l’amphithéâtre de Samosate où des Jeux en l’honneur du Consul et du Proconsul se déroulèrent pendant trois jours.

Plus de soixante mille spectateurs pouvaient s’entasser dans l’amphithéâtre, mais il ne suffisait pas devant l’affluence venue de tous les coins du Royaume. Parmi l’assistance se trouvaient les six mille légionnaires capturés qui acclamèrent l’arrivée triomphale de Lucullus, sur un éléphant caparaçonné d’or et de gemmes, aux côtés du Consul Q. Rex. Mais la palme revint à Médonje qui fit son entrée en chevauchant un dragon d’une longueur de cinquante pieds et doté de crocs longs comme des sabres et de griffes terrifiantes. Le Cyborg jouissait des réactions de la foule incrédule devant le lézard géant que Myryis avait rapporté du sud de la Chine, il y avait vingt-deux ans. Les deux dragonneaux ramenés avaient grandi dans une caverne possédant une source d’eau chaude, dans la vallée tenue secrète où l’on extrayait le souffre et où l’on fabriquait la poudre utilisée dans le Royaume.

14 Le Bospore Cimmérien, en Crimée. Ne pas confondre avec le Bosphore en Propontide, près de Byzance

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Les Acolytes fixèrent solidement le collier d’acier de l’énorme bête à des anneaux et Médonje descendit de sa gigantesque monture sans relâcher son contrôle télépathique sur le cervelet du saurien. Sur un signe du Chancelier, des dizaines de charrettes apportèrent au centre de l’arène les armes et les armures des légionnaires capturés et ceux-ci, présents dans la foule, furent conviés à s’en revêtir et à former les rangs sous les acclamations de la Population. Le Consul Rex s’adressa ensuite à sa légion ressuscitée, faisant l’éloge de la Commagène, reconnaissant avoir été mal conseillé d’avoir ainsi attaqué un Allié aussi éminent et gouverné par un Roi aussi sage, clément et miséricordieux.

Le Proconsul Lucullus souleva la foule en annonçant une importante donation au Nympheum et l’assurance de la protection romaine contre tout ennemi de la Commagène. Puis il inaugura les Jeux et présida aux nombreuses compétitions qui perdurèrent trois jours durant et qui scellèrent l’amitié entre Rome et Samosate. Puis les légions participèrent au cortège qui accompagna Antiochos jusqu’au Mont Nymphée pour son couronnement comme Roi de Commagène, Roi des Rois et Dieu vivant, cérémonie où se fit aussi le couronnement de Philippe Barypos comme Roi de Syrie, se reconnaissant vassal d’Antiochos. Le Consul de Rome, Q. Marcius Rex, prit la parole et remit à Antiochos les villes côtières d’Issus et d’Épiphanea, ainsi que la plaine fertile de la rivière Pyrames qui communiquait avec la Commagène, donnant ainsi au petit Royaume un accès direct à la Méditerranée.

En ce quatorze juillet mémorable, les Anges Célestes firent un accroc à leur réserve habituelle et, devant cinq cent mille Fidèles dont deux légions et le Consul de Rome en personne, leur navette spatiale s’éleva doucement du toit du Sanctuaire puis exécuta plusieurs cercles autour de la montagne sacrée avant de prendre de la vitesse pour provoquer plusieurs boums supersoniques et disparaître dans le ciel dans une traînée de vapeurs et d’étincelles du plus bel effet. Les conversions parmi les légionnaires se multiplièrent et tous quittèrent la Commagène en chantant des hymnes à Mithra, sous les vivats de la Population et la bénédiction des Souverains déifiés.

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Chapitre IX Les collections du Roi Nemrod de Ninive (67 avant JC)

Pendant son séjour doré à Samosate, le Consul Q. Rex écrivit au Sénat qu’il avait rejoint les légions de Lucullus pour occuper l’Assyrie et assister ce grand Général dans sa conquête de l’Asie. Il promettait au Sénat et au Peuple de Rome une campagne qui se payerait avec les deniers pris à l’ennemi, se ferait avec l’aide des recrues asiatiques et presque sans perte de vie romaine. Rex avait demandé, et obtenu, la Cilicie pour y exercer son Proconsulat.

Les Cyborgs avaient pu sonder à loisirs le Consul pendant les quatre mois qu’il passa en Commagène. Rex appartenait au cercle des intimes de Crassus, à qui il devait son Consulat, et aussi sa chemise. L’esprit du Consul livra de noires intrigues où complotaient Crassus, Pompée et César, prêts à égorger le Sénat pour se déclarer Dictateurs de la République et qui avaient passé à deux doigts d’exécuter leur coup d’État, Crassus ayant préféré rester chez lui le jour où il devait donner le signal déclenchant le bain de sang. Sans révéler sa source, Médonje dévoila les détails du complot avorté dans sa correspondance avec Cicéron, devenu Préteur, et un des chefs de file des Républicains, avec le bouillant orateur, et incorruptible, Caton.

Dans le Golfe Persique, l’Athénaïs et la Pythadoris, revenus à Charax avec la flotte cinghalaise, avaient ramené dans leurs cales une fortune colossale en épices, en aromates et en ambre gris. L’arrivée de la caravane de Charax coïncida avec celle de Chine, et pendant quelques jours, le caravansérail de Samosate ne suffit plus et déborda hors des nouvelles murailles. Des milliers d’Amazones avaient encore une fois escorté le convoi d’Orient à travers l’Arménie en guerre, protégeant ainsi leurs propres exportations de poisson séché et de caviar d’Aral et de la Caspienne.

Antiochos et Pyréis, avec la cavalerie légère de Commagène, précédaient les légions des Proconsuls Lucullus et Rex dans leur marche sur la ville de Nisibis. Antiochos s’adressait aux Mésopotamiens en araméen, décrivant la forfaiture et l’inhumanité du Basileus Tigrane. Il obtint, sans combat, la soumission de tout le nord de la Mésopotamie, hormis la forteresse de Nisibis, que Tigrane avait si amplement pourvue que sa garnison pouvait soutenir un siège de plusieurs années sans ressentir de pénurie. Le Basileus avait confié à son frère la défense de la ville et du trésor impérial. Après avoir établi le blocus de la cité, laissant ses légions au siège de Nisibis,

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Lucullus, à la tête de la cavalerie, s’enfonça encore plus vers l’est, jusqu’en Assyrie.

Alors que leur troupe de cavaliers atteignait l’antique Voie Royale des Achéménides, qui traversait tout le sous-continent, Antiochos aperçut le carrosse de Médonje, aussi imposant que les magnifiques chevaux qui le tiraient. Le Grand Prêtre les attendait, attablé devant un pavillon de soie, portant, comme le carrosse les écussons de Commagène.

-Un thé au jasmin, votre Majesté? J’ai décidé de me joindre à vous pendant quelques jours et de revoir Ninive, située trente kilomètres plus loin sur la route où nous nous tenons.

Lucullus fit établir le camp pour la nuit et se joignit ensuite à Antiochos et Pyréis qui sirotaient leur thé et riaient en écoutant Médonje raconter son voyage.

-Trente Chevaliers de Commagène nous escortaient et Sextilius partageait mon carrosse. Quand les légionnaires nous interdirent le passage, à Amida, le Légat de Lucullus aplanît toutes les difficultés. Et quand, plus loin, on rencontra les Arméniens, ils me demandèrent de les bénir et nous donnèrent même des cerises. Quatorze heures de route avec Sextilius m’ont permis d’apprendre les noms des champions des dix dernières Olympiades, et tous les ragots de Rome.

-Quand nous sommes passés à Ninive, la première année de notre arrivée sur votre planète, la ville possédait encore des habitants, bien qu’elle avait déjà perdu tout son lustre passé. Nous avions alors remarqué, dans l’immense tertre de quarante acres, l’accumulation de vestiges de nombreuses civilisations, des temples et des palais enfouis, des statues et des fresques enterrées, sous des dizaines de mètres de décombres millénaires. Nous avions aussi décelé la présence d’objets et d’importants dépôts métalliques, dans des cryptes paraissant intactes, creusées profondément sous la ville. Quand j’ai su que vous passiez par Ninive, je n’ai pu résister à l’envie de mieux évaluer le contenu de ces cryptes.

Le lendemain matin ils parvinrent aux ruines de Ninive, fondée par le légendaire demi-dieu Nemrod, la fabuleuse Capitale d’un ancien Empire qui régna sur tout le Monde alors connu. Vingt ans plus tôt, le Roi des Parthes avait détruit et incendié ce qui restait de l’antique métropole et déplacé ses

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habitants. Ninive, qui comptait jadis deux cent mille âmes, rendue maintenant ville morte, élevait son tertre de débris recouvert d’une végétation rudérale15 au dessus de la plaine mésopotamienne. Quelques autruches, et des vautours, nidifiaient dans les ruines du ‘Palais sans rival’, orgueil des Assyriens depuis longtemps disparus.

Pendant toute la journée, Médonje et Pyréis déambulèrent parmi les ruines, concentrant leurs recherches sur le site même du Palais Sans Rival, dont il ne restait que les fondations et des vestiges de mosaïques. Alors que les Cyborgs arpentaient Ninive, Antiochos présidait une cérémonie honorant Mithra en présence de Paysans accourus de toute la région pour apercevoir le Dieu vivant de Commagène qui annonçait la venue imminente d’un Sauveur.

Quand ils redescendirent du tertre qui fut jadis la grande Ninive, les Huulus demandèrent à Lucullus d’établir son campement au pied des ruines.

-Pour deux ou trois jours. Et interdisez l’accès au site pendant ce temps. Myryis posera notre navette spatiale dans le Palais Sans Rival cette nuit même. Il y a sous ce palais une enfilade de cryptes contenant d’importantes réserves d’or et de métaux et ce qui semble être une bibliothèque intacte. Les travaux d’excavation commenceront à minuit.

Lucullus assista à l’arrivée silencieuse du vaisseau de l’espace qui, restant suspendu à un mètre du sol, émit une lueur mauve.

-Restez bien à l’écart, Proconsul, nous utilisons un rayon désintégrant les liens moléculaires et qui réduit toute matière en ses éléments atomiques.

Sous l’appareil, se formait un trou de plus en plus profond et parfaitement rond, duquel s’élevait un nuage de poussières fines. Quand le puits atteignit une vingtaine de mètres, la lueur mauve cessa et Myryis descendit de la navette.

-Voilà, nous avons atteint le niveau du sol sous le grand palais.

Un escalier apparaissait, encore partiellement encombré de débris qu’ils dégagèrent rapidement. Une trentaine de marches les menèrent à une grande pièce creusée dans le rocher, probablement la Trésorerie, à en juger par 15 du latin ‘rudus’ : déblais, décombres, ruines.

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plusieurs coffres éventrés et calcinés et les quelques pièces de cuivre et d’or, des Dariques relativement récentes qui avaient échappé aux incendiaires.

Médonje s’empara des deux dariques et les fit miroiter à la lueur de sa torche.

-Des pièces magnifiques! Ne valaient-elles pas tous ces efforts?

Lucullus se demandait si la sénilité avait finalement gagné le Grand Prêtre, ou si toute cette mise en scène ne constituait qu’une autre épreuve initiatique. Médonje rassura le Proconsul :

-Derrière cette pierre, qui bascule sur elle-même, s’amorce un couloir. Il faut un homme fort pour pousser sur le bas de la pierre. À vous l’honneur de le faire excellent Lucullus!

Les efforts conjugués d’Antiochos et de Lucullus ne permirent de faire bouger le lourd rocher que de quelques pouces seulement. Mais l’herculéen Pyréis s’unit à leurs efforts et un pan du mur dévoila une ouverture où ils s’engouffrèrent. Leurs pas s’enfonçaient dans un tapis de poussière accumulée par les siècles. Ils arrivèrent à une salle qui contenait à leur gauche et à leur droite des rangées de magnifiques vases hauts comme un homme. Deux des urnes s’étaient fracassées l’une contre l’autre et avaient répandu leurs contenus sur le sol, de la malachite et du lapis-lazuli. Les autres contenaient du jade, des perles, du corail, du cristal de roche et des pépites d’électrum.

Médonje sortit de son ébahissement :

-Ne nous attardons, pas il reste cinq autres salles à découvrir.

La seconde salle, plus vaste, étalait sur son pourtour quarante-cinq idoles, toutes dissemblables. Sur une douzaine de statues, Myryis reconnut l’écriture babylonienne.

-Celles-ci ont été volées à Babylone!

Quatre statues, en or massif, provenaient indiscutablement d’Égypte, ainsi que plusieurs autres en diorite. Des dieux phéniciens, des Déesses-Mères

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syriennes, des chimères provenant de cultures inconnues s’offraient à leurs yeux.

-Des prises de guerre sans aucun doute!, commenta Myryis.

Ils durent patauger à travers des amoncellements de lingots d’or et d’électrum pour traverser la pièce suivante. Les barres de métal précieux, érigées en hautes piles, s’étaient écroulés sous les secousses sismiques qui frappaient régulièrement l’Assyrie. Médonje demanda à Lucullus d’évaluer la valeur de cette seule pièce, à l’œil.

-Deux mille lingots d’électrum de quarante livres. Deux cent millions de sesterces. Et votre évaluation, Divin Médonje?

Médonje précisa :

-Il y a six mille lingots! »

La salle suivante contenait des dépouilles arrachées à des Temples. Des autels d’albâtre, d’onyx, de marbre, incrustés de gemmes, d’or et d’argent, des coffrets d’ivoire pleins de pierres précieuses, des colonnes de jaspe, des coupes translucides divinement travaillées, et des couronnes magnifiquement ouvragées, par centaines, étalées pêle-mêle dans d’immenses vasques en jadéite. Dans un coin de la pièce, encore bien alignés sur un autel doré, une dizaine de crânes, portant chacun une couronne, semblaient fixer les visiteurs de leurs orbites sombres. Ils découvrirent aussi dans cette pièce, des modèles réduits de Ninive, Babylone, des villes égyptiennes de Memphis et de Thèbes, et une dizaine d’autres cités minuscules fabriquées avec un soin méticuleux.

Ils pénétrèrent ensuite dans une curieuse bibliothèque qui rassemblait des assortiments hétéroclites de tablettes gravées en caractères cunéiformes, des plaques votives en métal noble, des rouleaux de papyrus égyptiens, certains rédigés dans des alphabets sémitiques. Un coffre renfermait des dizaines de cartes géographiques. Trois autres meubles contenaient la plus mirifique collection de sceaux cylindriques qui se puisse imaginer. Chacune des pierres travaillées constituait un petit chef d’œuvre unique et lorsqu’on roulait celles-ci sur de l’argile, elles y dessinaient de magnifiques images.

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Les dernières salles servaient respectivement de salle de torture, de chambre à coucher et de greniers alimentaires où toutes les denrées avaient été depuis longtemps réduites en poussière par l’action du temps. Dans la chambre, des fresques immortalisaient des chasses au lion et des batailles, avec moult détails atroces indiquant la cruauté des Assyriens. Un lit imposant et trois baignoires en bronze doré dont une remplie à raz-bord de pierres précieuses. Près du lit, une tiare et un sceptre dignes d’un Empereur. Les fourrures couvrant la couche impériale et le plancher de la chambre se désintégraient au moindre contact. Les Huulus estimèrent que personne n’avait pénétré dans ces salles souterraines depuis au moins cinq siècles. Médonje émit une hypothèse :

-Le Roi assyrien, appelons-le provisoirement Nemrod, a probablement péri avant que de transmettre le secret de ces cryptes à son successeur. Il n’existe qu’un seul accès à ces lieux, situé lui-même dans la Trésorerie sous le palais. Le déplacement de tous ces trésors jusqu’au Temple de Nymphée exigera plusieurs semaines à notre navette en allers-retours nocturnes. Et nos cavaliers devront interdire l’accès aux ruines de Ninive pendant toute la durée des opérations.

Myryis se chargea de coordonner le travail des Acolytes et du transfert du trésor des Assyriens. Lucullus laissa cent cavaliers à la garde du chantier et Antiochos en laissa le double. Puis ils poursuivirent leur chevauchée vers l’est et arrivèrent au bourg de Gaugamèle où Alexandre le Grand avait vaincu l’immense armée de Darius, près de trois siècles plus tôt. Antiochos fleurit le trophée monumental commémorant la bataille où ses deux illustres Ancêtres s’étaient affrontés.

Lucullus et ses cavaliers atteignirent ensuite la frontière de la Parthie, à Arbela. Le Roi Mède de l’Adiabène, quand il connut leur approche s’était porté au-devant d’Antiochos qu’il vénérait pour son œuvre religieuse, ayant accompli lui-même plusieurs fois le pèlerinage au Nympheum. Accompagnant les Perses, le fils du Roi des Rois des Parthes, Orode, Souverain d’Ectabane et neveu d’Antiochos se détacha du groupe :

-Bienvenue en Parthie, Oncle Antiochos! Ou devrais-je dire ‘Père’?

-Par Mithra! Mon neveu et futur gendre!

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Les retrouvailles chaleureuses furent suivies par une invitation à banqueter au Palais d’Arbela, Capitale de l’Adiabène. Le Proconsul Lucullus suscita la curiosité des foules venues acclamer les fameux visiteurs, et aussi la présence de ce Sorcier qui chevauchait un dragon dans l’amphithéâtre de Samosate. Lucullus pendant les trois jours passés dans cette Capitale Parthe, admira les jardins des Perses, maîtres incontestés en horticulture. Le Proconsul apprécia particulièrement les épinards, qu’on lui resservit à tous les repas, à sa demande, et dont il ramena plusieurs plants à Samosate, puis à Rome.

Le Romain tenta de se concilier l’aide des Parthes contre Tigrane d’Arménie et le Roi du Pont. Orode proposa de faire escorter un envoyé de Lucullus auprès de son père Phraatès, le Roi des Rois, à Ctésiphon près de Babylone. Et Lucullus désigna Sextilius comme Légat de Rome auprès des Parthes, avec comme deuxième mandat d’espionner les forces des Parthes. Des courriers leur apprirent la chute de Nisibis, prise par Murena, par une nuit sans lune où une forte averse avait caché aux défenseurs l’approche des Romains qui avaient pu escalader les murailles, puis s’emparer de toute la ville. Seule résistait encore la forteresse où s’était retranché le frère du Basileus Tigrane. Cette nouvelle déclencha leur retour à Nisibis, où Lucullus paracheva la prise de la cité et captura le frère et l’immense trésor monétaire de Tigrane.

À Rome, Crassus et les Chevaliers rageaient contre Rex dont la mission première était de démettre Lucullus de ses fonctions et de redonner le contrôle des Provinces d’Asie aux percepteurs de taxes inféodés à ces ploutocrates. Or, au lieu de le destituer, Q. Rex s’était placé sous le commandement de Lucullus. Aussi, le tout puissant Crassus avait-il convaincu le nouveau Consul, Manius Acilius Glabrio, une autre marionnette à sa solde, de se rendre en Asie pour accomplir ce que Rex n’avait su réaliser, la destitution de Lucullus et lui signifier son rappel à Rome.

Dans la Capitale romaine, les pirates avaient pillé le port d’Ostie, en plein jour, démontrant leur force et leur audace. Le commerce méditerranéen devenait tellement problématique que l’Édile Gallius ne put trouver aucun fauve pour les Jeux cette année là. Les pénuries engendrèrent des émeutes et le Sénat, avec l’appui de Cicéron, donna à Pompée un Imperium Infinitum sur toute la Méditerranée, pour éradiquer la piraterie, lui accordant cent vingt mille hommes et le commandement sur toutes les flottes de Rome. Le génial

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homme de guerre divisa la Mer, et les côtes, entre tous ses Lieutenants et coordonna magistralement leur action.

À la surprise générale et à son propre étonnement, en quarante jours, et sans perdre un seul navire romain, Pompée parvint à réduire toutes les flottes des corsaires de la Méditerranée et à investir leurs repaires Il captura un grand nombre de pirates, ainsi que leurs biens, mal acquis, et leurs familles. Une formidable armada romaine, repoussa les restes des flottes pirates jusque sur l’Asie, les forçant à s’enfermer avec huit cents de leurs navires dans le Golfe d’Issus, près d’Antioche, port qui avait été concédé à la Commagène par Lucullus l’année précédente. Dès qu’Antiochos apprit le déferlement massif des pirates fuyards sur son nouveau domaine, il s’y rendit avec de grandes provisions de nourriture qu’il mit à la disposition des pirates et de leurs familles. Opys et Pyréis accompagnaient leur Souverain et plusieurs Acolytes de l’hôpital qui soignèrent les malades et les blessés, certains se mourrant de faim ou d’épuisement, ayant ramé pendant des semaines devant les navires de Pompée.

La légion du Proconsul Rex, devenu Gouverneur de Cilicie, interdisait aux pirates de franchir la rivière Pyrames, nouvelle frontière de la Commagène. Au sud, les soldats du Roi Philippe de Syrie, vassal d’Antiochos indiquaient aux pirates qui voulaient s’échouer sur leurs côtes de se rendre à Issus, où ils pourraient s’établir sous la protection de son Roi, Antiochos le Pieux. La cavalerie d’Antiochos patrouillait son Royaume et interceptait tous les pirates tentant de quitter la région d’Issus ou de s’éloigner de la côte.

Le Roi Antiochos proposa aux pirates de s’établir paisiblement en Commagène :

-Sur cette riche partie de la Cilicie que m’ont concédée Rome et la Syrie. Vous pourrez devenir mes Sujets prospères, heureux propriétaires terriens, ou même marins, pour la flotte de Commagène que nous construirons ensemble. Contre votre serment d’allégeance à ma Couronne, et la promesse de respecter nos Lois, en particulier celle de ne jamais posséder aucun esclave, j’intercéderai auprès des Romains et j’obtiendrai de Pompée vos vies et votre liberté, grâce aux Dieux qui protègent mon Royaume. Ainsi soit-il.

Les huit cents équipages pirates provenaient de tous les rivages de la Méditerranée, d’aussi loin que la Lusitanie, ou les Îles Fortunées, par-delà

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les Colonnes d’Hercule. Cette foule bigarrée transformait le port d’Issus en une nouvelle Babylone où se parlaient toutes les langues. Plus de cinquante mille réfugiés de la mer, de solides gaillards bien souvent sans foi ni âme, campaient sur les rivages dans des cantonnements de fortune en compagnie de leurs familles ou de leurs concubines consentantes. Beaucoup d’entre eux, et les cales de leurs navires, recelaient les fruits les plus précieux de leurs pillages amassés pendant les nombreuses années où ils écumèrent les mers.

Les brigands déposèrent leurs armes, et leurs fortunes, aux pieds d’Antiochos. Un à un, ou avec leurs familles, les pirates prêtèrent serment à la Commagène. À chacun, Myryis ou Médonje remettait un parchemin attestant sa Citoyenneté de Néo-Commagénois et la promesse royale de s’y faire octroyer une terre. Plongeant dans les tréfonds de leurs personnalités, les Cyborgs interrogeaient habilement leurs nouveaux Sujets et ajoutaient de mystérieux symboles à leurs parchemins, une évaluation de leurs donations au Temple et de leurs inclinaisons. Car parmi ces détrousseurs se retrouvait aussi la lie de l’Humanité, certains au-delà de toute possibilité de rédemption.

Une longue procession d’Acolytes se chargea de transporter le faramineux butin et d’escorter la plupart des femmes et des enfants jusqu’au Sanctuaire de Nymphée, à quelques deux cent kilomètres de la côte. Antiochos avait fait déposer le tiers de l’or des pirates sur les quais d’Issus. Puis quand leur Initié Posidonius leur apprit le départ de Pompée de Rhodes pour la Cilicie, ils guettèrent la quinquérème de l’Empereur romain des Mers. L’Isias, arborant sur ses voiles le scorpion doré de la Commagène, appareilla pour accueillir Pompée avant même qu’il n’aborde l’Asie. À son bord prenaient place le Gouverneur Q. Rex, le Légat Sextilius, revenu de la Cour des Parthes, Antiochos, le Roi Philippe de Syrie, Pyréis et Médonje, et leurs suites respectives.

Parvenu à portée de voix, le Proconsul Rex se fit reconnaître du Proconsul Pompée :

-Salutations et félicitations pour votre prodigieuse victoire sur les pirates, honorable Pompée! Venez à notre bord pour que je vous présente le Roi Antiochos et sa suite qui désirent vous entretenir des affaires de l’Asie.

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Une passerelle fut jetée entre les deux navires et une cohorte de légionnaires se précipita sur le pont de l’Isias, l’épée à la main. Puis Pompée suivit, avec trois Questeurs de son État-Major et deux dignes Sénateurs en toges blanches, bordées de pourpre. Pompée se croyait vraiment au-dessus de tous les hommes, perçut Médonje en analysant les réactions du Grand Homme, imbu de lui-même et sensible à la flatterie. Pour parvenir à ses fins, Pompée avait triché, bafoué les règles et les lois, tué à la guerre mais aussi en temps de paix.

Après les présentations protocolaires, Antiochos invita ses hôtes à prendre place à sa table et leur offrit à boire le meilleur vin d’Antioche. Puis il s’adressa à Pompée :

-Je me considère avant toutes choses comme Antiochos le Philosophe, un homme choyé des Dieux, qui m’ont fait naître Roi. Mes devoirs d’homme et de Roi m’obligent à faire appel à la pitié du Grand Pompée envers les pirates et leurs familles que votre invincible flotte a repoussés jusque sur les rivages de mon Royaume. La Commagène, fidèle Alliée de Rome, protectrice des Romains lors des massacres perpétrés par le Roi du Pont, fournisseur des médicaments des légions romaines d’Asie, nous qui combattons aux côtés du Proconsul Lucullus les Basileus d’Arménie et du Pont, implorons la miséricorde du Grand Pompée envers les pirates, qui consentent à vous remettre tous leurs biens volés encore en leur possession et leurs navires. De plus, je m’engage à donner au Sénat et au Peuple de Rome la somme de dix mille talents.

Devant l’énormité du chiffre, le sourcil de Pompée tressauta légèrement et il se fit répéter la somme par Antiochos. Le Gouverneur Rex crut à propos de préciser à Pompée que la Commagène contrôlait le commerce de la Route de la Soie, des Épices et du verre des Indes. Le Questeur Sextilius ajouta qu’Antiochos était le beau-frère du Roi des Rois de Parthie, avait épousé la fille du Roi Ariobarzane, le plus fidèle ami des Romains et descendait d’Alexandre le Grand et de l’Empereur de Perse Darius, qu’il était considéré un Dieu vivant dans bien des Royaumes d’Asie et qu’il possédait le plus prospère des Royaumes du continent et un Sanctuaire qui attirait des millions de pèlerins.

Le Proconsul Rex, qui avait passé près d’un an à la Cour de Samosate s’inclina devant Antiochos qu’il vénérait comme un bienfaiteur de l’Humanité :

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-De plus, c’est un hôte merveilleux qui parle admirablement notre langue et admire notre République.

Médonje sentit que Pompée, assuré de la supériorité que lui conféraient ses deux mille navires transportant dix légions, soupesait l’offre d’Antiochos. Antiochos invita son Chancelier à prendre la parole :

-Glorieux Pompée, les intérêts de Rome et de la Commagène résident dans la paix et la prospérité qu’elle engendre. Et dans le volumineux commerce entre l’est et l’ouest, infiniment plus enrichissant pour tous que les prises de guerre. La Cour de Samosate reçoit les Ambassades de Chine, des Indes, de l’Île aux Épices, de l’Arabie et de toute la Parthie. Même le Consul de Rome en exercice, l’Honorable Rex, ici présent pourra témoigner du savoir-faire et de la richesse de la Commagène.

Le Cyborg décroisa les bras, révélant plusieurs bagues de grand prix à chaque doigt, mais surtout, accrochés au cou du Grand-Prêtre, l’énorme rubis de l’Empereur Grypus et une émeraude globulaire sans pareille. Médonje profita de la surprise de Pompée pour poursuivre :

-Le butin des pirates vous attend sur les quais d’Issus. Et les dix mille talents offerts par le Divin Antiochos pourraient parvenir en trois jours à la résidence du Gouverneur Rex à Tarse, sur la côte proche. Vous avez souvent répété au Sénat que pour faire une armée, il faut des hommes et de l’argent. Or vous avez des hommes et nous avons besoin de votre armée pour vaincre définitivement les Basileus du Pont et d’Arménie. Car notre refus de mener la guerre à Rome, puis le soutien, l’assistance et la participation de la Commagène aux côtés des légions de Lucullus nous ont mérité la haine de ces deux Tyrans, qui se soucient fort peu de la vie de leurs Sujets. La Commagène, pour survivre, doit s’assurer que les Empires du Pont et de l’Arménie ne retombent plus entre les mains de ces Rois, ennemis jurés de Rome.

Un rayon de soleil perça les nuages et fit scintiller la longue barbe blanche du Grand-Prêtre qu’il avait ce jour-là saupoudrée de poussière de rubis et de diamant. Le Chancelier caressa négligemment sa barbe rosée, ce qui laissa sur ses doigts une poussière étincelante. Le Grand Pompée sembla hypnotisé par le discours de Médonje :

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-À Issus, cinquante mille pirates encore en armes attendent votre réponse, Magnanime Pompée. Ils sont prêts à jeter au fonds de la Mer leur trésors et à mourir jusqu’au dernier en tuant le plus de Romains dans ce dernier acte. Mais les pirates, s’ils sont pardonnés, acceptent de s’établir en Commagène, et aussi dans votre Province de Cilicie, et à renoncer à jamais au pillage. Ils participeront ainsi à la prospérité de Rome et à la grandeur de votre nom, Illustre Pompée, car le Gouverneur Rex a déjà établi les plans d’une ville nommée Pompéopolis tout près de votre garnison basée à Tarse et qui pourra, grâce à ces pirates repentis devenir un port très actif et un nouvel arsenal pour les flottes romaines.

Des Acolytes avaient déroulé une carte détaillée de l’Asie et Antiochos se servait du Sceptre de Commagène pour pointer le théâtre des opérations des légions de Lucullus.

-Deux armées convergent présentement sur Artaxata, la Capitale dynastique de Tigrane d’Arménie. Deux légions du Proconsul Lucullus et une armée de cavaliers Parthes envoyée par Orode, pour venir en aide à son copain le fils de Tigrane qui s’est révolté contre son père. D’autre part, le Roi du Pont a reconstitué une armée et s’attaque aux forces laissées par Lucullus pour pacifier le Pont. Lucullus prie instamment le Grand Pompée de dépêcher ses légions en Anatolie pour terminer cette guerre interminable contre Mithridate du Pont.

Les Cyborgs sentaient l’animosité s’emparer de Pompée à l’évocation du nom de Lucullus qui, malgré les demandes réitérées du Sénat à se désister de son commandement, poursuivait sa campagne d’Asie. Le Chancelier Médonje poursuivit :

-La Syrie, très éprouvée par un récent tremblement de terre dévastateur, est la proie des Juifs et des Arabes qui y effectuent des razzias et des massacres de populations. La sécurité et le redressement de la Syrie nécessitent l’envoi d’au moins trois légions, pour assister celle que Lucullus y a déjà mise en place.

Après le bref exposé du Chancelier, le Gouverneur Rex offrit à Pompée l’hospitalité de son Palais de Tarse, afin qu’il y voit les richesses que Lucullus avait arrachées aux citadelles des Basileus et pour y attendre les dix mille talents promis par Antiochos en échange de la vie des pirates. Pompée, qui détestait voir ses plans contrecarrés, admit pourtant en son for intérieur

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que l’apport de la Commagène assurerait la solde de ses cent mille légionnaires pour trois ans. Avant que de l’entendre, les Huulus connurent l’acquiescement de Pompée à l’offre de la Commagène.

L’illustrissime Général signifia son accord à Antiochos :

-Mais prêtez-moi votre Chancelier et cette carte pour les trois prochains jours. Il nous accompagnera à Tarse et nous pourrions ainsi analyser la situation de l’Asie en bénéficiant des lumières de votre Grand Prêtre.

Après avoir jeté un regard à son Chancelier, Antiochos consentit volontiers au vœu de Pompée :

-Connaissant le désir de Médonje de mieux connaître le Grand Pompée, Triomphateur des Africains, des Espagnols et bientôt des Asiatiques ce qui fera de vous, Illustre Pompée, le premier Romain à célébrer des Triomphes sur les trois continents du Monde. Nous vous confions le Divin Médonje, gavez-le de homard et vous obtiendrez tout de lui.

Quand l’Isias s’approcha des quais d’Issus, une scène surréaliste attendait le Légat de Pompée embarqué à son bord. À perte de vue, une foule recouvrait le rivage, une foule étonnamment silencieuse, composée de malfrats bardés de cuir, poignards à la ceinture et épée au fourreau. Le butin des pirates faisait un tas immense sur les quais, richesses volées à travers tout le bassin méditerranéen, et aussi quelques centaines de Notables romains captifs, dont les pirates avaient espéré obtenir d’importantes rançons, mais qu’Antiochos avait fait libérer.

Quand, de la proue de son magnifique navire, le Roi de Commagène fit le signe de la victoire. Le silence pesant fit place à un déferlement de joie universelle où chacun embrassait son voisin. La liesse populaire s’empara de la ville d’Issus et ce ne fut qu’au surlendemain que l’on commença à distribuer les terres aux Corsaires repentis. Les éléments que les Grands Prêtres avaient jugés indésirables avaient été envoyés dans la Province romaine de Cilicie, à Soli, renommée Pompeopolis, et à Adana, près de Tarse. Tous les autres s’installèrent en NéoCommagène, dans les ports d’Aegeae et d’Issus ou dans la plaine du fleuve Pyrames. Les ex-pirates échangèrent leurs armes contre des outils aratoires, de bonnes haches, des pics et des pelles faites de l’excellent acier de Commagène. Ils devinrent

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presque tous des Sujets irréprochables de la Couronne de Samosate et adeptes convaincus de la religion d’État, la Nouvelle Alliance.

Alors que Pompée avait quitté la Cilicie depuis un mois, pour se rendre à Pergame, en passant par les grandes cités d’Ionie qui organisaient des triomphes en son honneur, Lucullus annonça de mauvaises nouvelles.

-J’ai une mutinerie sur les bras, mes hommes refusent de s’éloigner encore plus vers l’est. Et aussi l’incapable Triarius a enfreint mes ordres et s’est emparé du Temple de Comana du Pont, suscitant un soulèvement général de la Population qui se range passionnément derrière son Roi. Je dois interrompre ma marche sur la Capitale arménienne pour porter secours à Triarius.

La situation se révéla encore plus sombre que ce qu’en savait Lucullus. Les légions les moins disciplinées qu’il avait laissées dans le Pont avaient attaqué, pris et pillé le célèbre Temple de Cybèle à Pessimus, en Galatie. Un agent de Crassus, le Sénateur Brogitarus achetait aux légionnaires les dépouilles sacrées du Temple séculaire. Les trente mille Galates qui assistaient Lucullus dans sa campagne furent tellement outrés par ce sacrilège qu’ils délaissèrent le Proconsul pour aller défendre leur Sanctuaire. À marches forcées, Lucullus regagna le Pont pour y trouver les pitoyables rescapés, vestiges de la légion de Triarius qui avait subi une sanglante défaite à Zela, près de Comana. L’arrivée rapide du Proconsul fit fuir le Basileus et permit de sauver une partie des soldats romains en déroute.

Les forces du Basileus du Pont envahirent la Cappadoce et la Lycaonie, forçant le Roi Ariobarzane, le Beau-père d’Antiochos, à se réfugier à Pergame et à se mettre sous la protection des légions de Pompée qui venaient d’y arriver. À nouveau, l’Anatolie sombrait dans le sang et le saccage. Mithridate du Pont incendiait tout ce qui pouvait servir ses ennemis, laissant devant les Romains des terres brûlées, des arbres coupés et des puits empoisonnés.

Pour se venger de la destruction de la Cité-Temple de Comana du Pont par les Romains, le Basileus envahit et saccagea la Cité-Temple de Comana de Cappadoce Dorée, vassale d’Ariobarzane, le très fidèle ami des Romains. Les derniers Fanatiques de Comana abandonnèrent leur Sanctuaire ruiné et fuirent au Nympheum. À nouveau, des foules de Cappadociens cherchèrent

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refuge en Commagène sachant que Mithridate du Pont restait en paix avec son cousin Kallinikos de Commagène, malgré toutes leurs divergences.

Alors que s’accumulaient toutes ces nouvelles alarmantes, Lucullus apprit aux Huulus qu’il ne pouvait plus rien obtenir de ses propres légionnaires, parce que Pompée leur avait interdit d’obéir au Proconsul déchu de son commandement par le Sénat, sous peine de voir leurs avoirs confisqués.

Malgré la guerre qui ravageait l’Anatolie et le nord de l’Arménie, les grandes caravanes de Chine et de Parthie parvinrent à Samosate sans encombre. La Commagène contrôlait maintenant directement toute la Route de la Soie entre Ninive et la Méditerranée, car Lucullus avait remis à Antiochos le gouvernement du nord de la Mésopotamie conquise sur Tigrane.

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Chapitre X Caton et la Comète (66 avant JC)

Philippe apprit à Médonje l’arrivée à Antioche d’un ami de Cicéron :

-Il se nomme Caton et souhaite rencontrer ‘Antiochos le Philosophe’. Le type ne paie pas de mine, vêtu simplement d’une tunique noire anonyme, mais accompagné néanmoins par une quinzaine de compagnons et de serviteurs. Et comme il possède une excellente lettre de recommandation de Cicéron, j’ai jugé approprié de vous prévenir.

Médonje répondit au Roi de Syrie, son Initié :

-Vous avez fort bien fait, Majesté! Ce Caton, selon Cicéron et d’autres de mes sources, est le plus grand défenseur de la République de Rome contre les Tyrans qui la menace. Un orateur redoutable, et d’une bravoure qui relève du fanatisme. Il n’a pas hésité à s’opposer au Sénat, et à Pompée, en maintes occasions. Sans lui préciser nos titres, dites à Caton que Médonje de Samosate le mènera à Antiochos demain.

Les Acolytes manifestèrent leur surprise de voir le Grand Prêtre de Commagène quitter son carrosse, vêtu de la même tunique de lin brune qu’ils portaient, et s’engouffrer dans les marches du Palais Impérial d’Antioche. Il fut reçu par Philippe qui lui présenta Caton :

-Voici le vénérable Médonje, un ami d’Antiochos qui vous conduira à lui.

Le Cyborg scruta Caton, qui avait une longue cicatrice au visage, était habillé sans recherche et ne portait aucun bijou.

-Je suis le secrétaire d’Antiochos le Philosophe et celui qui écrit sa correspondance à Cicéron. Nous nous réjouissons de votre présence en Asie, Noble Caton et nous tenterons de vous rendre ce voyage agréable et instructif. Antiochos désire aussi vous rencontrer et vous invite à sa résidence de Samosate, située à deux cents kilomètres d’ici. Le Roi de Commagène, un grand admirateur des Romains a mis un carrosse et son équipage à votre disposition.

Médonje sentit Caton se crisper :

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-Le carrosse sera pour vous, Vénérable Prêtre. Je ferai le trajet à vos côtés, mais à pied, pour mieux apprécier les beautés et la réalité de l’Asie. Partons sur le champ. Et donnez-moi des nouvelles du Philosophe Antiochos dont le livre ‘Sur la Nature des Dieux’ a profondément marqué mes réflexions et déterminé ma démarche politique.

À la sortie d’Antioche, ils remarquèrent une foule animée. Deux groupes s’apostrophaient mutuellement, séparés par quelques miliciens qui calmaient vigoureusement les esprits les plus échauffés. Rassemblés autour d’une couronne dorée, une centaine de partisans de Démétrios, proclamé Roi de Syrie par le Sénat romain, attendaient l’arrivée annoncée de leur nouveau Souverain. L’autre groupe, plus nombreux, conspuait copieusement le premier. Démétrios, après avoir passé de longues années à Rome, y versant abondamment l’argent de sa mère égyptienne pour obtenir l’appui des Romains, avait abordé à Séleucie, le grand port situé à vingt kilomètres d’Antioche.

Quand on eût expliqué la raison de cet attroupement à Caton, il s’exclama :

-Pauvre ville! Ce Démétrios s’est comporté à Rome comme un esclave de Pompée pendant ces dernières années. Un être retors, hypocrite et détestable, ce Démétrios! Pauvre Syrie! 

Médonje répliqua au Questeur :

-Quelques instants avant de vous rencontrer, le Roi Philippe m’informait que des cavaliers Arabes avaient kidnappé Démétrios entre Séleucie et Antioche. Ces bandits exigent une rançon déraisonnable pour la libération de leur captif. Je crains que les tractations ne durent plusieurs années.

Le prodigieux orateur et l’Extraterrestre quittèrent à pied la grande Métropole et traversèrent la ville de tentes qui formait un caravansérail gigantesque autour de la Capitale de la Syrie. Médonje, qui marchait au rythme énergique de Caton, demanda des nouvelles d’Italie.

-Les Tyrans resserrent leurs liens. César vient d’épouser la fille de Pompée. Et puis, Cnaius Aufidius, ancien Gouverneur de Pergame vend maintenant de la volaille de luxe au marché de Rome, de magnifiques oiseaux provenant de Perse, délicieux à regarder mais aussi à déguster dans l’assiette. Ce sont des ‘paons’, je crois.

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Ils s’arrêtèrent à l’oasis de Daphné et y burent quelques coupes du fameux vin d’Antioche. Caton raconta que, pendant son voyage en mer, il avait assisté à la naissance d’un nouvel îlot, près de l’Île de Thera, non loin de la Crète. Médonje affirma au Romain que, selon certains, Thera avait jadis abrité le légendaire Royaume d’Atlantide, qui aurait été pulvérisé par une explosion volcanique. Ils marchèrent à bonne allure tout l’avant-midi et Caton, encore dans sa trentaine et habitué à de longues marches à la tête de la légion qu’il commandait en Thrace, s’étonna de la vigueur du vieux Prêtre à barbe blanche.

Médonje louangea Caton pour avoir élevé l’éthique de ses légionnaires, qu’il haranguait sur la façon polie de se comporter avec les populations, et aussi pour ses mises en garde interdisant de faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’autrui nous fasse.

-Et, bien entendu ces légionnaires disciplinés adhèrent aujourd’hui presque tous aux principes et au Parti républicains.

Quand ils approchèrent de la Commagène, les gens croisés sur la route s’agenouillaient devant leur passage. Beaucoup se prosternaient dans la poussière du chemin et tous réclamaient la bénédiction de Médonje. Caton observa avec curiosité ces démonstrations typiquement orientales :

-Écartons-nous de ce carrosse aux armoiries royales. J’insiste pour vaquer comme un simple voyageur et pouvoir ainsi observer les habitants dans leur naturel.

Mais les paysans, et même les soldats qu’ils croisaient, s’arrêtaient pour saluer le carrosse et répétaient encore leur geste quand ils reconnaissaient Médonje qui expliqua :

-Les Commagénois constituent un Peuple très religieux qui vénère particulièrement ses Prêtres.

Vers midi, Caton, à la grande joie de sa suite, se décida à poursuivre sa route en carrosse. Ils parcoururent la solide voie pavée à la romaine le long de l’Euphrate, s’arrêtant souvent pour mieux apprécier le paysage et les réalisations technologiques comme les moulins à vent et à eau. Quand

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Samosate se profila à l’horizon, Médonje descendit de leur confortable carrosse plaqué de scorpions d’or et présenta à Caton :

-La ville d’Antiochos le Philosophe qui a voulu taire sa qualité de Roi de Commagène afin de vous accueillir, Noble Caton, comme un frère dans notre combat contre les Tyrannies. Sa Majesté Antiochos vous supplie d’accepter de vous rendre à son Château pour discuter avec les Conseillers de sa Cour. Pour ma part, je suis vraiment le secrétaire d’Antiochos, mais avec les titres de Chancelier et de Grand-Prêtre de Commagène, et un de vos admirateurs. Si vous ne voulez pas habiter au Château, vous pourriez loger à l’auberge de Prokos à quelques pas de la Cour.

Le Cyborg n’eut pas à influer sur la décision de Caton, soucieux de ne jamais laisser prise à des accusations de concussion et qui n’acceptait aucun pot-de-vin, ni même aucun cadeau, et portait fièrement son surnom, ‘l’Incorruptible’. Il opta pour l’auberge, tenue maintenant par les petites-filles de Prokos, et tint à payer lui-même la note. Les occupants de l’étage qu’on réserva à la suite de Caton, s’étonnèrent de se voir offrir d’habiter au Château pour pallier aux inconvénients de ce déménagement forcé, que tous acceptèrent avec joie. Laissant sa suite s’installer dans leurs chambres, Caton accompagna Médonje jusqu’au pont-levis du Château-fort. Tout au long de ce court trajet, une foule compacte de suppliants, de curieux, de Fidèles et de Marchands tentait d’attirer l’attention du Chancelier mais une dizaine d’Acolytes se chargeaient diligemment de cueillir chaque requête, ce qui permettait au Grand Prêtre d’avancer tout en distribuant de bonnes paroles et sa bénédiction, et en apposant la main sur quelques fronts.

Caton n’avait jamais vu pareil luxe, ni semblables commodités, ni même imaginé qu’il existât des ascenseurs, des calorifères et des tubulures permettant de communiquer entre les étages. Ils circulèrent entre deux rangées d’Ambassadeurs, dissemblablement bariolés d’étoffes et de bijoux de grand prix, et qui s’inclinèrent poliment au passage du Grand-Prêtre. Dans la salle du Trône, éclairée par de somptueux lustres en cristal de roche, le Roi Antiochos, à la vue de Caton, ôta sa couronne et descendit de l’estrade où il prenait place sur un trône d’ivoire sculpté représentant des Nymphes dansant devant le Temple du Mont Nymphée.

-Médonje et Caton! Un Dieu et un cadeau des Dieux! Allons sur la terrasse, nous y rejoindrons Posidonius qui a hâte de faire la connaissance de Caton.

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Répondant à l’interrogation du Romain, Antiochos reprit :

-Oui Posidonius, d’Apamée, en face de notre forteresse de Zeugma, mais établi depuis fort longtemps à Rhodes où il enseigne la Philosophie et compose des ouvrages que nous copions, traduisons et publions, ici, et à Rome. Caton se montra enchanté et ravi par cette première des nombreuses discussions quotidiennes qui émaillèrent son séjour en Commagène. Dès le départ, Antiochos avait prié Caton d’oublier ses titres et ses richesses,

-qui me permettraient sans doute d’acheter tous les Crassus de Rome, mais qui m’éloignent de l’Incorruptible Caton, défenseur émérite des principes républicains et un des Chefs du Parti Populaire qui s’oppose aux pouvoirs excessifs des Sénateurs et des Chevaliers. Or, nous considérons le modèle républicain supérieur à tous les autres régimes, Monarchies, Théocraties, Dictatures que connaît notre Monde.

Médonje s’amusa à constater les efforts de Caton pour conserver son flegme en toutes circonstances. Mais à plusieurs reprises il ne put retenir des exclamations admiratives, à la ménagerie royale, à l’hôpital et surtout à la Bibliothèque de Samosate où s’activaient une centaine de copistes.

-Et autant à notre Temple de Nymphée., précisa Médonje.

Mais ce qui frappa le plus l’imaginaire et, par la suite, la personnalité de Caton, fut sa visite à la Tour Carrée des Grands-Prêtres, pour y souper avec Médonje. L’Extraterrestre, que Caton considérait maintenant comme l’un des plus grands penseurs de l’Humanité, pu aborder sans plus craindre de fâcher le Tribun, son passe-temps favori.

-Ma position de Chancelier de Commagène, plaque tournante du commerce mondial, fait passer entre mes mains les plus belles pierres d’Orient et aussi d’Occident. Je m’amuse à les tailler, à calculer la forme avantageant le mieux chaque cristal. Je pense que ma collection de monnaies et de médailles saura vous intéresser, Noble Caton. Surtout cette toute dernière médaille, seule copie de l’originale que j’ai offerte à Pompée au début du mois.

Une pièce d’électrum, grosse comme une statère, représentait le profil de Pompée, tout à fait reconnaissable à son front plissé et aux rides de ses yeux. Un Pompée figurant Neptune, dieu des mers, Triomphateur des pirates. Sur

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l’avers, une galère où l’on distinguait les têtes des rameurs, un homme à la proue indiquant le ciel et un autre, à la barre, au dessus duquel apparaissait une grosse étoile. On pouvait lire l’inscription en grands caractères ‘Pompeus Magnus’. Médonje raconta à Caton comment Pompée fut flatté par cette médaille mais interdit qu’on en frappe d’autres à son effigie, afin de ne pas donner de munitions au Parti Populaire qui l’accuse de vouloir le trône de Rome.

Médonje insista sur la présence de cette étoile sur la médaille commémorative et ajouta :

-Pompée connaîtra bientôt la signification de cette étoile, mais à vous, mon ami Caton, qui vous dites féru d’astrologie, je vais vous montrer l’astre qui s’approche de la Terre. Le ciel dégagé de cette nuit sans Lune nous permettra de bien observer ce phénomène.

Sur la terrasse de la Tour, Médonje fit asseoir Caton devant le télescope pivotant sur les murs crénelés.

-Un simple tube de cuivre, avec un cristal de roche poli à chaque extrémité. Ce mécanisme sert à rapprocher l’image des objets lointains, les caravanes, les légions, mais aussi les étoiles. Déjà on peut distinguer à l’œil nu une comète. Voyez ce point dans le ciel et maintenant, observez-le avec le télescope.

Caton perdit tout à fait sa réserve habituelle et se mit à échafauder ses théories sur l’astrologie appliquée à l’Histoire, ses tentatives d’établir l’horoscope de Romulus et Remus, celui de son propre arrière grand-père, l’Illustre Caton, afin d’expliquer leurs grandes destinées et le cours des choses de ce Monde. Le Cyborg émit de grands doutes sur la validité de cette approche et l’idée que ces phénomènes naturels puissent déterminer le destin d’un individu. Médonje expliqua son point de vue :

-D’innombrables Traités ont été consacrés à l’Astrologie, des sommes de supputations, sans fondement logique, ni approche scientifique, et sans grande valeur autre que celle de pouvoir servir à l’analyse des langues dans lesquelles ces sommes de nullités ont été écrites.

-Selon notre estimation, cet astre nomade, qui possède une orbite de soixante-six ans, sera visible de jour dès la semaine prochaine et illuminera

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le ciel pendant dix semaines. C’est pourquoi nous l’avons fait figurer sur la médaille remise à Pompée.

Fidèle à sa propre image, Caton avait refusé tous les magnifiques cadeaux que la Cour de Commagène lui avait fait parvenir, sous les geignements des compagnons de sa suite qui s’en tordaient les mains de désespoir. Tous les cadeaux, sauf deux barils de chêne du meilleur vin d’Antioche, qu’il affectionnait particulièrement, et que les propriétaires de l’auberge lui avaient offert, contre la permission du fameux Tribun d’apposer la pancarte « Caton a dormi ici. » devant leur hostellerie.

Quand Caton quitta Samosate, la comète perçait déjà de son éclat le ciel diurne et grossissait de jour en jour. Médonje et Antiochos avaient dissuadé le Tribun de visiter le Roi Dieotarus, la Galatie n’étant plus recommandable aux Romains après leur saccage du Temple de Pessimus, l’année précédente. Aussi Caton décida-t-il de parcourir les grandes Cités de la côte d’Ionie et se rendit en compagnie de Théla à Éphèse, où il rencontra Pompée qui interrompit ses activités pour offrir un accueil chaleureux à cet ennemi politique honnête, un des meneurs du Parti Populaire qui pouvait s’opposer au Sénat et qui, par le passé, avait déjà appuyé certaines propositions de Pompée. Le banquet en l’honneur de Caton fut somptueux, mais Pompée ne fit rien pour retenir le célèbre touriste plus longtemps. Et Caton poursuivit son chemin jusqu’à Pergame, reçu comme un Roi par les populations voulant plaire au tout-puissant Pompée qui avait manifesté une telle importance au Tribun romain.

La Grande Prêtresse de Commagène, et sa mignonne fillette, l’adorable Marie, demeurèrent à Éphèse jusqu’au début juillet, pour y superviser la construction d’une basilique et la réfection de plusieurs ouvrages ruinés par la guerre. Son apparition aux cérémonies dominicales produisit de grands rassemblements de Fidèles venus entendre la voix merveilleuse de l’Extraterrestre et ses paroles d’espoir en des lendemains meilleurs. Déjà importante, la Communauté d’Éphèse gagna de nouveaux adeptes, par milliers, qui adhéraient aux principes de la Nouvelle Alliance prônant la fraternité et l’amour universels, et l’égalité de tous devant la Divinité. Un enseignement qui avait conservé le meilleur de toutes les religions d’Asie et qui charmait nombre de Légionnaires.

Lorsque Pompée eût remarqué que Théla portait la même robe de soie bleue ornée de scorpions d’or que le Chancelier de Commagène, il traita la Grande

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Prêtresse et sa délicieuse bambine avec les plus grandes attentions, leur réservant une place à sa propre table, afin de connaître l’opinion de la Commagène sur les questions d’Asie et les mystères célestes. Car l’étoile prédite par Médonje à Pompée emplissait le tiers de la voûte étoilée et devenait tellement brillante qu’elle permettait même de naviguer la nuit.

Pompée demanda à Théla de le suivre jusqu’à un balcon donnant côté Mer et où ils apercevaient les centaines de navires de la flotte romaine, à l’ancre en rade d’Éphèse, ou échoués sur le rivage. Pompée sortit un médaillon qu’il portait sous sa tunique et montra l’image prophétique.

-Un portrait réussi, mais qui ne rend pas votre charme, Consul. Quant à cette étoile, les Prêtres de Babylone avaient remarqué son apparition il y a six mois et l’avaient signalée à notre Temple de Nymphée. Il n’y a aucune sorcellerie là-dessous! Croyez-vous en la Magie, Grand Pompée? Si pour faire une armée il suffit d’hommes et d’argent, nous croyons que le vrai combat sera gagné par la Connaissance des mystères de notre Univers. Connaissant le cycle de la comète, les astrologues de Babylone guettaient sa venue. Voilà sur quoi le Divin Médonje avait basé sa prédiction.

Quelques jours plus tard Pompée se rendit auprès de Théla pour connaître son opinion sur la situation syrienne.

-Des bandits arabes qui ont capturé Démétrios, que le Sénat avait nommé Roi de Syrie, exigent cent millions de sesterces pour sa libération.

Théla apaisa la fureur de Pompée :

-Selon Caton, à Antioche, il y avait une plus grande foule pour conspuer Démétrios que pour fêter son arrivée. Le Roi actuel, Philippe, peut encore mieux que Démétrios, continuer à régner sur la Syrie au nom de Rome, et je le sais prêt à vous remettre les clés de toutes les villes de son Royaume, incluant celles de Phénicie. Temporisez avec les bandits, ils baisseront leurs exigences, mais de grâce, envoyez des légions policer la Syrie. Un des deux frères qui revendiquent la Judée, Hyrcan le Grand Prêtre de Jérusalem, s’est enfui chez Arétas, le Roi des Arabes Nabatéens et leurs troupes coalisées ravagent le sud syrien.

Pompée se décida donc à conserver Philippe sur le Trône de Syrie où il dépêcha deux légions. Avant le départ de Pompée d’Éphèse, Théla lui

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annonça la décision de la Commagène de lui offrir, le monopole sur la distribution, très profitable, du Commagenum en Italie.

-Nous avions laissé ce commerce à la veuve du Grand Marius, mais Dame Julia, la tante de César nous a quittés il y a quelques temps.

Avec huit de ses légions, Pompée se dirigea vers le Pont, bien décidé à y relever Lucullus par tous les moyens. Les deux Généralissimes se rencontrèrent en Galicie et la réunion dégénéra rapidement, tellement que leurs États-majors durent retenir physiquement Pompée et Lucullus pour les empêcher de se sauter mutuellement à la gorge. L’inimitié entre les deux grands militaires romains monta encore d’un cran. Cette animosité régnait entre eux depuis que le Dictateur Sylla avait préféré Lucullus à Pompée comme bras droit, qu’il lui eut dédié ses Mémoires et en eut fait son exécuteur testamentaire.

Lucullus reprocha à Pompée d’avoir triomphé en Espagne grâce à la perfidie d’un traître qui poignarda Sertorius dans le dos. Et que son triomphe pour sa victoire sur les esclaves avait été volé à Crassus qui avait déjà vaincu le gros des troupes de Spartacus. Et que Pompée s’apprêtait à priver Lucullus d’un triomphe sur les Empires du Pont et d’Arménie, alors que leurs Rois, aux abois, se livreraient bientôt à Rome. Les plus vilains épithètes fusèrent de part et d’autre et le Proconsul Lucullus fut reconduit hors du Camp de Pompée, manu militari.

Médonje qui avait pu suivre la houleuse rencontre grâce au cristal accroché au chapelet que Lucullus portait en permanence à la ceinture, contacta son Initié pour lui signifier l’intention meurtrière détectée dans la voix de Pompée.

-Je suggère que vous laissiez les champs de bataille à Pompée et à ses légions fraîches. Poursuivez notre œuvre à Rome qui a bien besoin d’un contrepoids à Crassus. Commencez d’abord ce repos du guerrier bien mérité à notre Château et soyez notre hôte pour les célébrations estivales.

Sous la lueur blafarde de la comète, Lucullus et sa suite galopèrent toute la nuit sur l’ancienne Voie Royale des Achéménides, changeant plusieurs fois de montures, et parcourant plus de trois cents kilomètres avant de rencontrer la Cavalerie blindée de Commagène, commandée par Antiochos et Pyréis.

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-Myryis vous attend dans votre carrosse, Proconsul. Il vous décrira tout ce que l’on a trouvé dans le trésor de ce Nemrod de Ninive, et vous le dira avec des cerises et des fraises, sur des coussins confortables après cette longue chevauchée. Nous avons croisé une troupe d’Arméniens qui a fait un long crochet pour nous éviter et nous prévoyons revenir à Samosate sans mauvaise rencontre. Notre plus grande crainte est de suivre une des caravanes de poissons séchés du cousin de Philippe.

Pendant plusieurs semaines, Lucullus vécut à la Cour de Samosate. Il participa aux cérémonies de juillet au Nympheum qui se déroulèrent alors que l’intensité de la comète décroissait dans le ciel. Le phénomène céleste avait remué la fibre religieuse de l’Humanité qui y voyait toujours un signe annonciateur de calamités ou de grands bouleversements. Antiochos s’adressa à plus d’un million de Fidèles et, pour être entendu de tous, son discours fut répété par des dizaines de crieurs du Temple.

Le Roi divinisé y disait :

-La guerre cédera bientôt à la paix, Tigrane d’Arménie et Mithridate du Pont, pour sauver des vies inutilement perdues, devraient se soumettre à la République de Rome. Pendant cette dernière guerre les deux Temples de Comana et celui des Galates furent détruits. Nous ne pourrons redonner leur ancienne splendeur à ces vénérables Sanctuaires, mais la Commagène aidera les habitants à reprendre une vie normale. Nos Acolytes replanteront des arbres fruitiers, apporteront des semences et des instruments aratoires, des chevaux, des chèvres et des moutons pour reconstituer les troupeaux. N’oublions jamais, nous sommes tous frères, nous ne différons que par la naissance ou par le destin. Construisons ensemble un Monde meilleur, sans guerres ni tyrannies, et partageons-le fraternellement. Semons notre amour du prochain afin de créer les conditions de la venue d’un Sauveur. Mes frères et mes sœurs, remercions la Divinité pour notre pain quotidien et implorons le Seigneur de nous délivrer du Mal. Chantons ensemble!

Des feux d’artifices, provenant de la Cour impériale chinoise firent la joie des Fidèles rassemblés sur la montagne sacrée pour entendre le discours de leur Souverain bien-aimé des dieux.

Lucullus, habillé comme un Acolyte, avait pu visiter les nouvelles salles creusées sous le Sanctuaire du Mont Nymphée. Avec celle d’Alexandre le Grand, la salle égyptienne, ouverte au public, faisait sensation. Celle

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consacrée au Roi Nemrod de Ninive fut inaugurée par le Proconsul. La pièce contenant les plus beaux chefs-d’œuvre de l’Atlantide, n’était vue que par des privilégiés, dont l’Initié Lucullus. Mais le Généralissime s’intéressa le plus à la chambre forte portant son nom et qui contenait une partie des dépôts qu’il avait confiés au Temple pendant les sept dernières années.

Médonje indiqua les piles de lingots :

-Tout cela est à vous Lucullus, et vous en possédez autant dans les cryptes du Palais d’été et à la Trésorerie de Samosate. Nous n’avons conservé que votre or, le reste de vos possessions vous attend à Antioche, plusieurs centaines de marbres, des tableaux, des porcelaines, et même des colonnes cerclées d’argent. Pour les prochains dix ans, nous pourrions déduire nos livraisons de soie et d’épices de votre compte chez nous. Et si vous désirez encaisser rapidement votre avoir, en tout ou en partie, adressez-vous en tout temps à notre Évêque de Rome qui gère aussi les finances de nos comptoirs en Occident.

En Anatolie, les légions de Pompée, combinées à celle de Lucullus, écrasaient l’armée du Pont. Mithridate avait bien tenté de réformer ses troupes, d’interdire les armures dorées et les bijoux qui ne faisaient qu’attiser la concupiscence des Romains. Il n’avait conservé que soixante-dix mille fantassins, organisés en phalanges, sur le modèle romain, et une cavalerie modeste, et avait renvoyé le reste de ses hommes. Mais la valeur et la discipline des soldats de métier de Pompée prévalurent dans toutes les batailles. Pour commémorer une victoire particulièrement sanglante, Pompée fonda Nicopolis près de Dastira dans le Pont. Mithridate, vaincu, fut repoussé par son gendre Tigrane, et trouva refuge dans l’extrême est de son Empire, dans le Royaume de Colchide.

Aussitôt connu l’anéantissement de l’armée du Pont, la Cour de Commagène avait décidé d’une Ambassade auprès de Pompée. Trois semaines après le massacre qui avait fait cinquante mille morts chez les Coalisés d’Asie, les sentinelles prévinrent Pompée qu’une importante caravane approchait de leur camp fortifié. Pompée se porta à la palissade et reconnut, en tête de cortège, un carrosse aux armoiries de la Commagène. Derrière l’attelage de seize chevaux, un convoi s’étirant jusqu’à la rivière, deux kilomètres plus bas, une vingtaine de chariots bâchés, des ânes lourdement chargés, mais

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aussi des chameaux et des yacks, un troupeau de mouton et un chargement de fourrage.

Trente Huns en armures d’écailles laquées se tenaient au garde-à-vous à côté de leurs montures, pendant que se précipitaient des laquais avec un marchepied permettant de descendre sans effort de l’imposant carrosse. Vêtu de magnifiques soieries, un Grand Prêtre et deux femmes aux yeux bridés sortirent de leur véhicule doré et saluèrent Pompée de plusieurs élégantes courbettes.

-Salve Grand Pompée! Je suis Myryis, un des Grands Prêtres de Commagène. Mon Roi, le Dieu Antiochos, m’a envoyé auprès de votre État-Major pour le conseiller dans cette campagne à finir contre les Basileus.

Myryis s’exprimait dans un latin châtié, digne de Cicéron.

-Je connais aussi le grec et l’araméen et suis familier avec tous les dialectes d’Asie, de la Méditerranée jusqu’à la Chine d’où proviennent mes épouses, les charmantes Dame Lin et Dame Li-Ling. Ma connaissance de l’Asie et de la Route de la Soie, que j’ai parcourue en entier, m’a désigné pour cette mission. Je vous apporte des cartes détaillées de l’Arménie, du blé et du fourrage pour vos hommes et vos bêtes. Et les amitiés de mon oncle, le Chancelier Médonje.

La qualité des cartes étonna Pompée. Gués et points d’eau y figuraient, ainsi que les nouvelles voies construites récemment par la Commagène et Tigrane. Trois axes d’invasion avaient même été suggérés aux légions romaines. L’Ambassadeur Myryis établit son camp près de celui des Romains qui assiégeaient la dernière citadelle encore aux mains des forces du Pont. Lorsque la forteresse de Domana tomba, elle livra les entrepôts royaux. L’inventaire du Trésor de Mithridate du Pont prit trente journées, tellement énorme était la prise.

Pompée et ses Généraux se rendaient tous les jours au pavillon de Myryis, toujours étonnés par les rituels mystérieux dont semblait s’entourer le Grand Prêtre et particulièrement par l’aspect des Mandarins chinois qui suivaient Myryis dans tous ses déplacements, peignaient avec un réalisme inégalé les scènes les plus panoramiques, les visages et les uniformes de l’État-Major, et prenaient notes des moindres propos du Grand Prêtre. Les légionnaires

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s’agglutinaient aux remparts pour voir déambuler Myryis et ses épouses lors de leurs promenades matinales autour de la ville, protégés par des parasols dorés et suivis par une cinquantaine de laquais en livrée de la Commagène, portant tables, vaisselle et nourritures pour un petit déjeuner champêtre.

Myryis demanda et obtint de Pompée de visiter l’immense entrepôt regorgeant des trésors du Basileus du Pont.

-Pour faire plaisir à mes épouses qui raffolent des belles choses.

Ils en ressortirent plutôt déçus par la grossièreté artistique des objets entrevus.

-Beaucoup d’or et d’argent et des centaines de caisses de monnaies de cuivre et de bronze, mais peu de chef-d’œuvres intéressants, à l’exception d’un merveilleux assortiment de deux mille six cents coupes d’onyx et d’or, provenant vraisemblablement du Palais des Achéménides de Persépolis, jadis pillé par le Grand Alexandre.

Maria signala son désir de s’approprier ces coupes pour les utiliser lors des cérémonies au Nympheum. Aussi Myryis offrit de les acheter au Proconsul Pompée.

-Contre dix talents d’or pur qui traînent dans ma diligence.

Le marché fut rapidement conclu et quelques jours plus tard, les légions de Pompée s’aventuraient dans les montagnes d’Arménie pour y prendre la Capitale ancestrale de Tigrane et ses trésors qu’on présumait encore plus riches que ceux du Royaume du Pont.

Lorsque Pompée s’approcha d’Artaxata, plutôt que de voir détruite l’antique Capitale d’Arménie, le Basileus Tigrane offrit sa soumission et se jeta aux pieds de Pompée. Ne laissant à Tigrane que son Royaume ancestral d’Arménie, Pompée donna la Gordyène et la Sophène à son fils, Tigrane le Jeune, qui avait épousé la cause de Pompée. Pompée confirma aussi à Antiochos de Commagène sa propriété sur l’Assyrie et le nord de la Mésopotamie, et conserva la Syrie pour en faire une Province de Rome. Puis il se dirigea sur la Colchide, afin d’en terminer avec l’irréductible Basileus du Pont.

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Chapitre XI L’île aux topazes (65 avant JC)

-Majesté, nous allons nous reposer à la pêche quelques jours en Mer Rouge. Et nous prendrons la Reine et la Grande Prêtresse Maria avec nous, car nous pêcherons des topazes.

Théla, sur la suggestion de Médonje, avait braqué les instruments de leur satellite sur l’îlot de Topazos, connue et exploitée par les Égyptiens depuis le Pharaon Kheops. Les Cyborgs avaient découvert trois autres îlots, sous-marins, possédant la même morphologie géologique, et qui laissaient apparaître à leurs surfaces de riches gisements cristallins jamais encore exploités par l’Homme.

On fit déposer dans la navette tout le nécessaire, et le superflu, pour un pique-nique extraordinaire sur une plage des mers du sud et leur véhicule prit son envol de la Tour Carrée en pleine tempête de neige. En moins de vingt minutes, ils parvenaient à la verticale de leur premier objectif situé à cinquante mètres sous la surface de la Mer. L’appareil d’exploration spatiale de la Civilisation des Huulus possédait un outillage hyper-sophistiqué, emprunté aux deux millions de Cultures du centre galactique. Ils purent ainsi observer les fonds marins comme sous un Soleil éclatant et admirer la richesse de la faune aquatique qui les entourait.

Leurs écrans indiquaient les concentrations de cristaux et les systèmes-experts décidaient de la méthode appropriée pour dégager les topazes de leurs gaines de pierre. Se servant d’ultrasons, de faisceaux de particules dissolutives, de champs de forces, leur vaisseau cueillit tous les bouquets de cristaux qui affleuraient la surface des fonds marins. Puis leur appareil creusa une dizaine de mètres sous la roche et extirpa du sous-sol marin un bloc massif qui révéla contenir des cristaux d’olivines géants, faisant plus d’un pied de long.

Pendant que leur appareil se déplaçait, sous la mer, jusqu’au second site choisi, les passagers purent s’extasier devant la quantité et la qualité des gemmes ramassées en quelques heures, passées rapidement, à admirer les coraux colorés et l’étrange vie des fonds océaniques. Après une deuxième cueillette tout aussi miraculeuse, Antiochos suggéra de préserver le dernier site pour une prochaine expédition et que l’on se dirige plutôt sur une île

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tropicale pour y voir se lever le Soleil, sentir les embruns et respirer le parfum des fleurs.

Ils tuèrent la journée à se dorer au soleil, puis à se reposer à l’ombre des cocotiers, à se préparer des jus de fruits frais, et à plonger dans le lagon quand le sable blanc leur collait trop à la peau. Sur la plage, la Reine Isias trouva un gros morceau d’ambre gris et ils surprirent une immense tortue de mer pondant ses œufs. Pendant qu’ils se prélassaient ainsi, bercés par le vent, ses amis questionnèrent le Huulu sur les sociétés et les gouvernements des autres Mondes de notre Univers.

Médonje voulut bien décrire son Monde natal :

-Notre Civilisation n’a visité que sept des galaxies voisines, sept poussières dans l’Univers quasi infini. Partout, le scénario est le même : la vie apparaît sur toutes les planètes bleues éclairés par une étoile jaune. Souvent cette vie prend des formes intelligentes et crée des Cultures uniques, certaines viables et d’autres qui ont une vie éphémère et qui souvent causent la perte de leur propre Monde. La Loi de la Jungle domine le monde du vivant et toutes les Sociétés en émergent. Les Espèces les plus sages, chez les Hominiens, sont celles qui ont su respecter et valoriser leur environnement. Celles entres autres qui ont suivi la voie républicaine et communautaire.

Isias demanda :

-Et vous, Divin Médonje, avez-vous vu de ces planètes détruites par des hommes?

-Majesté, ces images comptent parmi les plus mauvais souvenirs de ma longue existence. À douze reprises, j’ai foulé le sol de telles planètes, jadis semblables à la Terre, mais que les autochtones, par leur démographie incontrôlée, le gaspillage des ressources et la pollution de leurs industries, ont transformées en champs de ruines. Imaginez les décombres de Ninive, mais s’étalant sur toute la surface d’une planète, sans aucun oiseau dans le ciel, ni aucune vie animale plus développée que des insectes. Les deux-tiers des Hominidés périssent ainsi, détruisant leur planète avec eux. Mais il y a des Espèces non-humaines qui font encore pire figure que les Hommes.

Devinant la question venue à l’esprit des ses trois compagnons, Médonje reprit :

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-La démographie ne pose pas encore problème sur Terre, pour les prochains siècles du moins. Mais, d’ici quelques millénaires, vos descendants devront avoir atteint une perception globale et réalisé qu’ils ne forment qu’une seule et même grande tribu, qu’ils s’abreuvent et se nourrissent tous à la même fragile source et qu’ils ne peuvent se reproduire inconsidérément. -Des poissons volants! Ramassez du bois mort et méfiez-vous des bestioles qui s’y cachent souvent. Je vais à la pêche, chercher notre repas.

Cuite à l’étuvée, sous les cendres chaudes et enveloppée de feuilles vertes, la chair du poisson-volant, arrosée d’un peu de citron, fit leur régal et participa à la magie de l’instant. Fumant du haschisch de Baalbek, ils rêvèrent à voix haute devant la féerie de la voûte céleste australe, beaucoup plus densément peuplée d’étoiles que le ciel nordique qu’ils connaissaient. Dans un moment d’exaltation, Médonje indiqua de son bras la Voie Lactée et se tourna vers Antiochos :

-Sire, voici le Royaume des Huulus, les routes entre les Étoiles, en somme tout ce qui ne brille pas.

Revenu à Samosate, Antiochos remercia le Cyborg pour la randonnée dans son « carrosse céleste » qui l’avait soustrait pour un bref moment aux soucis du Trône. Une bonne nouvelle attendait Antiochos : Tigrane le Jeune avait fomenté l’assassinat de son père et le complot avait été éventé par Pompée qui avait déchu le fils indigne de ses titres et de ses Royaumes de Sophène et de Gordyène, voisins de la Commagène. Myryis, promptement, dans un tête-à-tête avec Pompée, offrit au Généralissime quarante talents d’or, soit plus de dix millions de sesterces, pour qu’il donne ces Royaumes à son Allié Antiochos.

-Cette somme peut être remise ici ou à Rome, à votre épouse, en or, en argent, en soieries, parfum, épices ou verre soufflé.

Pompée préféra confier la somme à sa fidèle épouse et accorda la souveraineté sur les deux Royaumes à Antiochos de Commagène.

Myryis demeura plus d’un mois à la Cour de Tigrane. L’ancien Basileus déchu, toujours escorté par un détachement de Légionnaires romains, demeurait libre de parcourir son Royaume d’Arménie. Les Romains avaient

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confisqué tout le Trésor de sa Capitale au nom du Sénat et du Peuple de Rome et Tigrane s’était engagé à verser six mille talents supplémentaires à Pompée et à distribuer une prime à chacun de ses Légionnaires. Le Prince Artavazdès, héritier d’Arménie demanda au Huulu d’accompagner son épouse, fille d’Antiochos de Commagène jusqu’à Samosate, « Le temps que cessent les combats et les pénuries, les épidémies et les outrages des vainqueurs. »

Allant prendre congé de Pompée, Myryis sentit le Proconsul envahi par un sentiment de suspicion. Le Cyborg guida par son discours les pensées du Romain et finit par découvrir la cause de ce trouble.

-Noble Pompée, ma mission auprès de vous s’achève, vous avez soumis Tigrane, toutes les villes du Pont, et détruit l’armée de son Roi en fuite en Colchide, où il tente à nouveau de reconstituer ses troupes pour reprendre sa lutte contre Rome. Il ne vous reste plus qu’à vous rendre maître de sa royale personne, et pour vous inciter à aller le débusquer dans sa cachette, voici une carte de la Colchide, indiquant les routes caravanières, les cols, les gués, les villes et villages. Les trois croix rouges sont des gisements non encore découverts d’or, d’argent et d’étain.

Pompée, devant les exquises manières de Myryis qui lui rappelaient celles du détesté Lucullus, laissa éclater sa colère retenue :

-Sorcier, quand allez-vous retourner votre magie contre moi? Clodius vient de m’apprendre comment vous avez calciné une des légions du Consul Rex et capturé l’autre! Selon Clodius vous chevauchez des dragons et commandez au vent et à la pluie. Si la Commagène a vraiment répandu le sang de Citoyens italiens combattant dans les Légions de Rome, je ne saurais tolérer que cette action demeure impunie.

Médonje, qui assistait à la conversation grâce à leurs relais cybernétiques, ne put qu’admirer la grâce avec laquelle le Grand Mandarin se tira de cette situation.

-L’esprit de Clodius a chaviré pendant sa longue détention par les pirates où il a trop fumé d’opium. Il voit des dragons et aussi probablement des Lutins ou des Diablotins dans nos vêtements. Le Proconsul Rex, converti au Mithraïsme, a décidé de s’établir un temps en Néo-Commagène, ce qui démontre suffisamment la vacuité de ces accusations, portées par un bavard

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inconscient, ce qui a valu la mort au Roi de Sophène parce que Tigrane avait eu vent de ses contacts avec Clodius, ce dangereux semeur de zizanie.

-À de nombreuses reprises, la Commagène a démontré à Rome son indéfectible amitié. Une telle accusation est ridicule. À votre retour de Colchide, vous viendrez vous reposer quelque temps à la Cour de Samosate et prier à notre Sanctuaire du Mont Nymphée. Vous pourrez ainsi mieux juger de la qualité de notre amitié et verrez que nous ne mangeons pas de Romains rôtis. Cependant, puisque vous soulevez la question de crimes et de châtiments, sachez que les Dieux ont résolu de punir Rome pour la destruction de leurs Sanctuaires d’Asie. Vous vous rappellerez mes paroles, Grand Pompée, quand vous apprendrez ce qu’il est advenu des statues de vos dieux sur le Capitole de Rome.

La même nuit, la foudre s’abattait sur Rome, faisant fondre en partie la statue de Jupiter et aussi celle de la Louve allaitant Romulus et Remus. De plus, sur les colonnes où s’inscrivaient les Lois de Rome, les lettres de bronze semblaient s’être volatilisées. Ce prodige de mauvais augure alarma les Citoyens qui se précipitèrent au Capitole pour exiger des sacrifices propitiatoires.

Le cortège de Myryis quitta la Capitale arménienne et se dirigea vers le sud, jusqu’au grand lac de Van, maintenant en partie propriété de la Commagène. Leur caravane devint une procession, acclamée par les nouveaux Sujets d’Antiochos, à travers toute la Gordyène et puis la Sophène. Leur retour à Samosate, avec la proclamation de Pompée qui confirmait la possession des deux nouveaux Royaumes, donna lieu à des festivités qui se prolongèrent pendant trois jours. Durant l’un de ces banquets se déroulant au Château, on aborda l’épineux sujet des prostituées sacrées. Plusieurs milliers de ces femmes avaient été mises au chômage dans la destruction des Temples d’Anatolie par les Romains et beaucoup d’entre elles avaient gagné la Commagène dans l’espoir d’exercer leur vieux métier au Nympheum, ou encore au très actif Caravansérail de Samosate. Opys suggéra qu’elles se constituent en un Collège d’Acolytes spécialisées, associées au Temple et formées pour détecter les principales affections, maladies, infestations, et pour enseigner les règles de l’hygiène chez leurs clients.

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-L’Hôpital peut leur apprendre les massages thérapeutiques et de plus elles pourraient mousser formidablement les ventes des savons parfumés que nous fabriquons dans nos ateliers et même empocher une commission sur les ventes. Antiochos se mêla à la discussion :

-Nous devrions coordonner cette action avec la construction d’établissements de bains publics. Des Thermes, ici à Samosate, entre l’Amphithéâtre et le Caravansérail. Et aussi au pied du Mont Nymphée, nous pourrions imposer une baignade rituelle aux Fidèles avant qu’ils n’entreprennent l’ascension de la Montagne. Et ceux qui en redescendront se précipiteront dans les piscines pour se reposer de leur effort. Les Prostituées du Temple pourraient y recevoir leur clientèle.

Médonje fit remarquer :

-Il m’apparaîtrait contre-productif d’associer la prostitution sacrée aux rites de notre Temple. Notre message religieux s’adresse aussi à des Peuples que cette pratique sexuelle heurterait et pas seulement aux Cappadociens, habitués à ces mœurs. Appelons-les pudiquement les purificatrices du Temple, sans préciser plus avant leurs talents. Cela permettra en plus d’engranger de substantiels bénéfices pour payer les non moins substantielles dépenses de réorganisation de tous ces Royaumes qui ont échu à la Couronne de Samosate.

Il n’y avait pas que les prostituées sacrées qui avaient abandonné les ruines de leurs Temples. Archélaüs, le Grand-Prêtre de Comana de Cappadoce Dorée vint offrir ses services à Antiochos.

-Depuis d’innombrables générations, mes ancêtres régnaient sur la Cité-Temple dont il ne reste rien. Heureusement le Temple de Nymphée conservait sous sa garde l’épée sacrée d’Iphigénie et la statue de la Grande Déesse! Majesté, le nom prestigieux des Archélaüs, associé au nouveau Culte de Commagène, auquel je souscrit de tout cœur, pourrait encore plus en rehausser la renommée.

Antiochos admit sur-le-champ le Grand Prêtre Archélaüs, en conservant son rang et accueillit en même temps deux mille nouveaux Acolytes provenant du Temple disparu.

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Sur ces entrefaites, arriva à la Cour d’Antiochos le nouveau Roi d’Osroène, voisine de Commagène et qui partageait avec elle les droits sur les ponts franchissant l’Euphrate à Zeugma et à Samosate. Abgar, fils et petit-fils d’Abgar, désirait offrir son hommage à Antiochos et lui faire part d’une bien étrange proposition :

-Divin Antiochos, vos Domaines encerclent pratiquement l’Osroène, ce dont je ne peux que me féliciter par ailleurs. Aussi je vous propose de vous reconnaître comme mon Suzerain, en échange de votre reconnaissance de ma nature divine. Je désire que l’on me connaisse comme le ‘Divin Abgar’ et transformer l’antique Acropole d’Édesse en Temple qui accueillera des Pèlerins en route vers le Nympheum. Et je désire être adoré comme Dieu vivant, à vos côtés, lors des cérémonies du quatorze juillet à votre Sanctuaire. Antiochos consentit volontiers à la demande du Divin Abgar qui souscrivait depuis toujours aux prescriptions de la Nouvelle Alliance. Les habitants de l’Osroène, descendants directs des Assyriens, comptaient parmi les meilleurs archers du Monde, et excellaient à cet art encore plus depuis que leurs cavaliers avaient adopté les étriers vendus par la Commagène. Médonje fut chargé de parcourir les domaines du nouveau vassal d’Antiochos et de dresser une liste de recommandations sur les besoins et les ressources de l’Osroène. Pendant deux mois, le Chancelier sillonna le pays aux côtés d’Abgar, le Divin. Le Cyborg visita la Montagne dite ‘de Nemrod’ qui s’élevait près d’Édesse, et les ruines d’un palais que les autochtones attribuaient au fondateur légendaire d’Édesse, mais aussi de Ninive et même de Babylone.

Pendant son exploration de l’Osroène, Médonje apprit l’existence d’un important tertre sur la rive ouest de l’Euphrate, appelé Karkemish, nom que Myryis avait déjà invoqué devant lui comme étant l’une des villes mythiques d’Orient, disparue quelque part sous les sables. Il communiqua l’information à son collègue afin qu’il braque les instruments de leur satellite sur la colline désertique.

Myryis contactait le Chancelier moins d’une heure plus tard, et lui dit d’un ton excité :

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-Nos machines ont détecté les structures d’un immense complexe religieux qui correspond à une des maquettes trouvées sous les ruines du Palais sans Rival de Ninive. L’Osroène est le berceau des Assyriens et aussi leur cercueil. Ils y sont nés, ont conquis le Monde, puis s’y sont réfugiés lorsque leur immense Empire s’écroula. Mais la ville de Karkemish existait semble-t-il depuis bien avant les Assyriens.  Font mention de Karkemish les archives du Pharaon Kheops, celles des Atlantes, des Troyens, des Sumériens et des Babyloniens. Divin Patron, je demande congé pour me rendre sur ce Tell de Karkemish.

Médonje lui répondit :

-Pas sans moi! Il faudra attendre l’automne, après mon Ambassade chez Abgar.

Les Amazones protégeant le convoi de Chine firent savoir au Château qu’elles ne pourraient revenir en Commagène l’année suivante :

-Nous allons défendre la riche Colchide envahie par Pompée, la solde est réglée en or.

Antiochos écrivit à la Reine des Amazones pour lui demander de reconsidérer son appui à une Coalition dirigée par Mithridate du Pont :

-L’obsession de ce Roi, de détruire Rome, le conduira à sa perte et à celle de ses Alliés. Aucune cavalerie ne peut vaincre les légions romaines. Au nom de Mithra, évitez ce bain de sang et exploitez plutôt les immenses ressources de votre Royaume.

L’escorte des Amazones s’avérait superflue depuis que la Commagène contrôlait maintenant elle-même la Route de la Soie, du moins la portion allant de la Méditerranée à la région de la Mer Caspienne.

Le reste de la Route jusqu’à Samarkand appartenait au beau-frère d’Antiochos, Phraatès, le Roi des Rois de la Parthie qui tirait une fortune colossale du trafic caravanier, surtout depuis la création d’une flotte cinghalaise qui ralliait le port de Charax et le Sri Lanka. Cette liaison maritime directe entre la Parthie et le sud des Indes avait décuplé le commerce transitant par Charax, et bien entendu tous les revenus afférents. Ainsi la Route des Épices générait maintenant beaucoup plus de revenus que

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la Route de la Soie. En outre, les Indiens achetaient les instruments d’acier de Commagène et presque tous les produits d’Occident qui passaient par Samosate, alors que les Chinois n’importaient que de l’or, ou presque.

À Rome, le Tribun Gaius Papius fit voter l’expulsion des résidents étrangers non-Italiens, les accusant de mœurs non-conformes à la dignité de Rome. Parmi ces étrangers, beaucoup de Syriens et de Juifs, dont de nombreux Fidèles de la Nouvelle Alliance enseignée en Commagène. Médonje contacta Lucullus, redevenu simple Citoyen, mais réputé et influent milliardaire, et demanda d’intervenir énergiquement pour protéger les intérêts de l’Église de Rome.

-Utilisez toutes les ressources du Temple, forgez de fausses déclarations de citoyenneté s’il le faut, adoptez certains de nos membres, soudoyez les Tribuns. Et demandez à Cicéron et à Caton d’intercéder auprès du Sénat. Lucullus leur apprit que César, Édile pour l’année, avait restauré les monuments commémorant les victoires de son oncle Marius que Sylla avait démantibulés.

-César a aussi offert des Jeux somptueux au Peuple, pour se gagner l’appui populaire dans sa tentative de se voir attribuer la tâche de transformer l’Égypte en Province de Rome, projet cher au Censeur Crassus qui jalouse mes succès d’Asie et surtout le formidable butin que j’en ai rapporté.

Pendant ce temps, Pompée infligeait défaite sur défaite aux Ibériens et aux Albaniens de Colchide, les forçant à se soumettre à Rome. Mithridate avait fui jusqu’en Crimée et caressait maintenant le projet de rassembler les tribus des Scythes et des Thraces et d’aller envahir l’Italie elle-même en passant par la Pannonie.

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Chapitre XII Pompée au Nympheum (64 avant JC)

Médonje avait suggéré que l’on irrigue intensément la rive de l’Euphrate appartenant à l’Osroène, qui venait de jurer allégeance à la Couronne de Commagène.

-Quelques dizaines de grandes norias transformeraient cette berge désertique en jardins.

Mais l’attention des Conseillers du Roi se tournait sur les grands travaux qui bouleversaient les paysages du Royaume. Antiochos avait convaincu Posidonius d’accepter de gouverner Issus et ses dépendances. Le port d’Issus, le seul appartenant en propre à la Commagène, était le théâtre d’une intense activité. On y construisait un arsenal et de nouvelles jetées, des thermes et un hôpital.

Le Philosophe Posidonius de Rhodes, natif d’Apamée près de Zeugma, et surnommé l’Athlète par ses contemporains, remua ciel et terre pour obtenir deux mille socs de charrue en bon acier de Commagène. Il enrôla et dépêcha aux mines et aux aciéries de Maras mille cinq cents ex-pirates pour y accélérer la production du métal. Tous les jours, Posidonius parcourait les chantiers, les champs, le port, et les bourgs sous sa juridiction, s’enquérait des besoins et acheminait provisions et outils aux colons qui s’établissaient dans la plaine fertile du fleuve Pyrames.

Le Roi Antiochos de Commagène, devenu Basileus, avait embauché les trente mille jardiniers de Tigrane et les employait à ensemencer les champs abandonnés et à replanter les forêts détruites par la guerre. La cavalerie de Commagène, grossie par celles des Peuples d’Arménie vassaux de sa Couronne, poliçait ses immenses domaines et donnait un coup de main aux Paysans. Les Acolytes du Temple de Nymphée apportaient provisions et médicaments, mais aussi la Bonne Parole de leur Divin Souverain, aux Peuples qui émergeaient de dures années de guerres et de tyrannie. Et les Huulus passaient leur temps à coordonner cette titanesque activité, tout en surveillant le mouvement des légions de Pompée.

Après le départ de Myryis du camp de Pompée, la Commagène avait fourni à ses légions le blé et le fourrage nécessaires à leur campagne en Colchide. Car Mithridate, suivant sa tactique de terre brûlée devant l’ennemi, avait transformé la région en un désert inhospitalier, n’hésitant pas à raser villes et

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villages, pour ne laisser aucun abri aux Romains, ni rien à se mettre sous la dent. Pompée, après qu’il eût soumis toute cette partie de la Mer Noire, fut confronté au même dilemme que Lucullus : poursuivre le Roi fuyard à travers l’infinie vastitude de l’Asie ou bien consolider les acquis de cette campagne. Pompée fit le même choix que son prédécesseur et décida d’établir des Royaumes-Clients de Rome et de faire de la Syrie une Province romaine.

Pompée ordonna à ses Questeurs Gabinius et Afranius de se diriger avec deux légions vers le sud, de traverser la Corduëne que Lucullus avait donnée à Antiochos, de sonder les forces des Parthes sans initier d’hostilités, et de regagner la Syrie à travers le nord de la Mésopotamie, maintenant possession de la Commagène. En Corduëne, les soldats romains furent salués par la cavalerie de Commagène et coiffés de couronnes de laurier par la Population vassale d’Antiochos qui les remerciait de les avoir délivrés du joug de Tigrane, le mégalomane égoïste. Malgré les intempéries et le froid hivernal, les Romains dépassèrent les ruines de Ninive et parvinrent en vue d’Arbela.

La frontière des Royaumes de Parthie était occupée par une force d’au moins cent mille cavaliers qui barrait le passage aux Légions, sans toutefois témoigner aucun signe d’hostilité. Le Roi des Rois, Phraatès, beau-frère et disciple d’Antiochos, ne désirait pas entrer en guerre avec Rome. Son fils, le Prince héritier Orodès, fiancé à la fille d’Antiochos, rencontra Gabinius et Afranius, se montra affable, et leur signifia qu’ils ne pouvaient s’avancer plus au sud sans l’assentiment préalable de son père le Roi des vingt-huit Royaumes qui formaient la Parthie et qui pouvait rassembler cinq millions de guerriers à son appel. Orodès indiqua aux Romains le Soleil se couchant dans les étendues désertiques et leur dit en grec :

-La Syrie où vous dites vouloir vous rendre se situe plein ouest. Mais ne vous écartez pas de votre but car vous empièteriez sur les Royaumes du Roi des Rois. Que Mithra vous conserve en sa protection!

Les deux légions franchirent péniblement le fleuve Tigre et sans carte ni guide fiable, empruntèrent de mauvaises pistes désertiques. Ils zigzaguèrent sur plus de cinq cents kilomètres, souffrant de la faim et de la soif. Des tempêtes de sable et de neige les obligèrent à plusieurs reprises à suspendre leur marche difficile. La majorité des Légionnaires souffraient de dysenterie,

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imputable aux eaux saumâtres qu’ils buvaient et beaucoup de soldats devaient soutenir les plus faibles de leurs camarades.

À Samosate, grâce à leur satellite, les Cyborgs suivaient le déplacement pathétique des légions à travers la partie la plus inhospitalière de la Mésopotamie. Ils se décidèrent de se porter au secours des troupes romaines qu’on pensait destinées à occuper puis à défendre la Syrie contre les razzias des Juifs et des Arabes. Ainsi, Pyréis parut-il comme un Sauveur aux yeux des troupes romaines lorsqu’il surgit du désert accompagné de vingt lourds chariots chargés de barriques d’une eau limpide qui sembla de l’hydromel aux légionnaires accablés par la soif.

Pyréis offrit aux Questeurs de Pompée de conduire leurs soldats malades à l’hôpital de Samosate, pour qu’ils s’y refassent une santé. Et il leur annonça que des provisions les attendaient dans la ville de Carrhae, à cinquante kilomètres de là.

-Mon Maître, Antiochos de Commagène, avec le concours du Dieu Abgar d’Osrhoëne, a envoyé tout le nécessaire pour nourrir et soigner vos hommes, après cette dure marche dans le désert.

Pyréis s’interrompit net. Il avait perçu de la honte dans les esprits des Généraux de Pompée. Il répéta :

-La Commagène est la meilleure amie de Rome dans cette partie du Monde.

Et les images qu’il lut dans leurs cerveaux confirma sa première impression. Il ajouta :

-Nos Acolytes du Temple de Nymphée prendront grand soin de vos malades.

Et le Cyborg acquit la certitude d’un odieux complot de Pompée contre la Commagène. Pyréis prétexta un besoin naturel pour s’isoler quelques instants et il communiqua sa découverte à ses collègues :

-Pompée s’apprête à attaquer la Commagène et à piller le Sanctuaire de Nymphée. Les ordres de Gabinius et d’Afranius étaient de contourner la Commagène et de s’en approcher par le sud, pendant que les autres légions de Pompée envahiraient le Royaume par le nord.

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À Samosate, la consternation fit rapidement place à des préparatifs militaires. Les Huulus identifièrent quatre légions en marche qui convergeaient vers Mélitène, à quatre-vingts kilomètres de leur Capitale. Antiochos ordonna à toutes ses troupes de rallier la Commagène, toutes affaires cessantes. Pendant que les piteux restes de ses deux légions s’affaissaient de soulagement en arrivant à Carrhae, un des carrosses des Grands Prêtres ramena à toute allure le Questeur Gabinius jusqu’à Samosate, en compagnie de Pyréis, dépassant chemin faisant le convoi plus lent qui conduisait les légionnaires les plus souffrants vers l’hôpital.

Ils ne firent halte à Samosate que le temps de changer les seize chevaux de leur attelage. Théla se joignit à eux pour poursuivre leur galop jusqu’à Arsamée, au pied du Sanctuaire de Nymphée où ils changèrent à nouveau leurs montures. À la tombée de la nuit, ils émergèrent des montagnes surplombant la plaine de Mélitène, antique ville caravanière située sur l’ancienne Voie Royale des Achéménides. Sous les murs de la ville, l’armée de Pompée avait aménagé son campement. Vingt mille légionnaires et autant d’Auxiliaires se reposaient devant des centaines de feux de camp sous les étoiles. Ils retrouvèrent Antiochos et Médonje installés dans un des caravansérails qui bordaient la Route de la Soie à intervalles réguliers. Le Roi, après l’avoir salué et invité à partager son repas, interrogea lui-même le Questeur Gabinius. Antiochos posait des questions au Général de Pompée, mais semblait plus intéressé par les commentaires de ses Grands Prêtres qu’aux explications fournies par le Romain. Bien que les Huulus utilisaient l’Araméen pour communiquer leurs réponses, Gabinius réalisa avec horreur que ces sorciers lisaient sa pensée. À la fin du repas, Antiochos conseilla à toute sa suite de se coucher tôt,

-Pour un réveil avant l’aube. Nous irons tous déjeuner avec Pompée demain matin. À l’aube, les sentinelles du camp de Pompée sonnèrent l’alarme en apercevant une dizaine d’éléphants et plusieurs carrosses descendre de la montagne et se diriger vers les Romains. Les éléphants, revêtus de cuirasses de cuir épais, clouté, et blindés de fines plaques d’acier paraissaient de monstrueux cataphractaires dirigés par des cornacs en armure. Précédant cette vision cauchemardesque, Antiochos, vêtu de soieries d’un jaune éclatant, couleur réservée en Chine à l’Empereur. Coiffé d’une mitre,

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apanage des Rois des Rois, et des Basileus, Antiochos chevauchait aux côtés du Général Gabienus et de trois des Grands Prêtres de Commagène.

Entendant Gabienus le héler du geste et de la voix, Pompée se présenta devant cette étrange Ambassade, tout en jetant régulièrement des coups d’œils aux pachydermes caparaçonnés d’acier qui s’étaient immobilisés à quelque distance du camp. Antiochos et sa suite descendirent de leurs montures. Pompée remarqua que les trois sorciers avaient semblé flotter plus que sauter de leurs selles, mais mit cette impression sur l’éclat de la soie qui reflétait celui du Soleil levant. Antiochos salua le Grand Pompée :

-La journée s’annonce belle, Glorieux Pompée! Laissez-moi vous offrir à déjeuner, nous pourrons ainsi converser en toute tranquillité de nos destinées.

Une cohorte de serviteurs en livrées du Palais de Samosate émergèrent des carrosses et montèrent en quelques minutes un confortable pavillon chauffé par un fourneau en céramique et pourvu de tables et de fauteuils sculptés dans des bois rares. Des fruits frais et des viandes délicieuses, présentées sur de la vaisselle de porcelaine et d’or, furent disposés autour des convives. Des parfums suaves se dégageaient de vases placés aux quatre coins de la pièce, constituée de soieries reproduisant à l’infini l’image du scorpion de Commagène.

Dès qu’il le put, Pompée interrogea Gabinius sur sa présence inattendue à Mélitène. Les trois Cyborgs guettaient les réactions de Pompée.

-Nos deux légions ne seront pas en état de servir avant plusieurs mois. J’ai laissé les rescapés les moins malades sous le commandement d’Afranius. Les plus atteints sont à l’Hôpital de Samosate.

Pompée devint rouge :

-Me dites-vous que la Commagène a détruit deux autres légions romaines?

Antiochos leva la main, interdisant à Gabienus de poursuivre son témoignage et permettant à ses Conseillers extraterrestres de fouiller dans le cerveau de Pompée. Antiochos indiqua à Médonje de prendre la parole.

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-Inestimable Pompée, vous connaissez l’exactitude de mes prédictions. Et bien je vous prédis une grande colère, suivie du bonheur de voir se concrétiser vos rêves.

Le Chancelier regardait Pompée dans les yeux. Une étrange lueur rouge brillait dans l’iris gauche du Cyborg. -Nous connaissons votre plan de conquérir la Commagène et de piller le Nympheum. Les deux légions de Gabinius, supposées nous attaquer par le sud, ont été mises hors de combat par le désert et l’hiver. Une légion provenant de Cilicie se heurtera d’ici quelques minutes à cette même foudre céleste qui a détruit les statues des dieux de Rome et qui s’abattra devant vos hommes pour leur interdire le passage. Il ne reste que vos quatre légions ici présentes qui seront assaillies par vos propres troupes auxiliaires, formées de Galates et de Cappadociens, lorsqu’elles apprendront que vous vous apprêtez à attaquer le Sanctuaire de Nymphée et le Royaume du Christ Antiochos. En vérité, je vous le dis, si tel était notre désir, le feu du ciel pourrait calciner vos quatre légions en moins de temps qu’il n’en faut pour faire cuire des asperges16!

Le Huulu sentit la fureur de Pompée atteindre un paroxysme, aussi après le bâton, lui présenta-t-il les carottes :

-Les richesses de la Commagène et de son Sanctuaire universellement connu, sont tout simplement incommensurables. Mais notre puissance repose plus sur la Foi que sur l’argent. Une Foi qui unit tous nos Sujets et une grande partie des Peuples voisins. Une Foi qui, pour l’instant, réunit une partie de l’Asie mais qui rassemblera un jour l’Humanité autour de concepts tels que l’amour, la fraternité, la pitié, le pardon, la solidarité, la commisération, l’honnêteté et l’égalité de chacun devant la Divinité qui gouverne l’Univers. Pour accomplir cette mission sacrée, les Dieux ont conclu un Traité avec la Commagène, lui accordant prospérité et protection, afin de faire connaître à tous la volonté manifeste de la Divinité.

-Voulant éviter de répandre le sang de nos frères romains, nous vous pardonnons votre forfaiture, continuerons à approvisionner vos légions qui occuperont la Syrie, et qui a bien besoin de leur présence. En plus de notre pardon, nous vous accorderons deux mille talents et la cape d’Alexandre le Macédonien, le plus grand des conquérants, pour vous en revêtir lors de 16 Expression chère à l’Empereur Octave-Auguste.

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votre Triomphe à Rome. Et permettez que je glisse dans le creux de votre oreille la dernière surprise que les dieux de Commagène vous proposent.

Le Chancelier approcha sa barbe de l’oreille de Pompée et lui souffla :

-Un élixir de longue vie qui guérira tous vos maux, mais dont l’existence doit être tenue strictement secrète.

Médonje s’assura que Pompée avait assimilé l’information et réalisé les perspectives que lui ouvrait un tel élixir. L’Ange Céleste reprit son discours à voix haute :

-Il n’y a que trois heures de route jusqu’au Sanctuaire de Nymphée, nous vous y invitons, mais sans vos légions. Pyréis et Théla resteront à votre camp pour démontrer nos bonnes intentions. Mais, s’il leur arrivait malheur, Rome elle-même disparaîtrait de la surface de votre planète.

Pompée ne put qu’acquiescer à l’invitation et prit place dans le carrosse d’Antiochos, mais se fit escorter par deux cohortes, l’élite de ses cavaliers romains. Arrivés au pied du Mont Nymphée, Pompée refusa la litière portée par des Acolytes et préféra monter la pente de la montagne sacrée à pied, imité par Antiochos et sa suite rutilante.

Le Grand Pompée s’étonna de la beauté du site et du calme serein qui se dégageait du Sanctuaire entouré par une forêt entretenue de grands arbres, qui couvraient la montagne, sauf le sommet. Les couronnes qui coiffaient la vingtaine de gigantesques statues des dieux impressionnèrent Pompée que l’on fit pénétrer à l’intérieur du Sanctuaire, par l’unique entrée, un escalier s’enfonçant sous le roc, protégée par de massives portes d’acier. On conduisit Pompée à travers un dédale souterrain jusqu’à la pièce consacrée à Alexandre, le plus glorieux ancêtre d’Antiochos.

Là, parmi des statues du grand homme et les souvenirs de ses exploits, reposait sur un bloc de marbre sculpté le sarcophage d’Alexandre volé à Alexandrie par le Pharaon sacrilège qui avait péri avec son navire au large de Chypre. Antiochos ne dit pas comment les Cyborgs avaient repêché le sarcophage d’or massif, mais ordonna à ses Acolytes d’ouvrir le précieux cercueil. Sur la momie reposait une cape pourpre tissée d’or qui avait conservé presque tout son lustre, malgré les siècles. Antiochos explique :

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-Certains éléments de l’iconographie représentée sur la cape laissent croire qu’elle appartint d’abord à Darius, un autre de mes ancêtres, mais vaincu par Alexandre.

Antiochos déplia délicatement le vêtement et le présenta à Pompée :

-La cape d’Alexandre le Grand! Vos innombrables victoires, Grand Pompée font de vous le seul homme digne de la porter. Permettez que je vous en revête.

Les Huulus sentirent qu’ils avaient vu juste en flattant l’ego démesuré de Pompée. Pompée exprima sa joie d’un tel cadeau et remercia Antiochos. On ne fit pas visiter au Proconsul le reste du Sanctuaire, ni non plus le Palais d’Arsamée où résidait Kallinikos, à la santé déclinante malgré les soins prodigués par Opys. On conduisit Pompée à Samosate, lui montrant des dizaines de lions, de tigres, de panthères et d’ours destinés à Rome,

-pour orner votre Triomphe, lorsque le Roi du Pont sera définitivement mis hors d’état de nuire.

On reçut Pompée au Château, provoquant son émerveillement devant tant de nouveautés, l’exotisme et la richesse du mobilier. On lui fit visiter l’hôpital, où des centaines de légionnaires de Gabienus se remettaient de leur terrible traversée de la Mésopotamie. Pompée discuta avec des dizaines de ses soldats convalescents qui ne tarissaient pas d’éloges envers la bonté manifestée par les Commagénois, qui les avaient sauvés du désert et guéris de leurs miasmes. Médonje sentit la honte s’emparer de Pompée quand le Proconsul réalisa qu’il se préparait à détruire d’authentiques amis de Rome, une oasis de civilisation avancée dans un continent peuplé de Barbares.

À partir de ce moment, et avant même qu’il ne rencontre Opys, le seul des Grands Prêtres qu’il ne connaissait pas encore, le Grand Pompée résolut de faire oublier sa forfaiture et d’accorder sa protection et son appui à la Commagène. Opys ausculta Pompée, lui prescrivit quelques potions, lui prodigua quelques conseils et lui remit une boîte contenant une dizaine de fioles.

-Voici un élixir de longue vie qui fortifiera votre système immunitaire et réparera certains des outrages du temps et les séquelles de vos blessures au combat. N’en utilisez qu’une cuillerée par semaine et vous pourrez éviter

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toutes les visites des médecins pour le reste de votre longue vie. Ces stocks, suffiront pour un an et nous vous les renouvellerons dans douze mois. Cette substance provient de Chine, au compte-goutte et seuls quelques dizaines de privilégiés peuvent en bénéficier dont l’Empereur de Chine, notre Souverain Antiochos et son divin père Mithridate qui, sans cet élixir, serait mort depuis plusieurs années déjà. Après un banquet digne des Dieux, où l’on servit abondamment de ce caviar que Pompée avait découvert sur les bords de la Caspienne, et dont il raffolait, Antiochos convia son illustre hôte à prendre des digestifs sur la terrasse du Château. Il attira l’attention du Généralissime sur un ponton qu’on avait ancré au milieu du fleuve et qui servit de cible aux canons surmontant les tours de sa Capitale. Pompée s’enthousiasma devant cette démonstration mais Antiochos tempéra le Proconsul :

-La Commagène ne révèlera jamais le secret de cette arme, afin d’éviter sa diffusion dans un Monde déjà perclus de violences. Nous ne l’utiliserons que pour la défense de notre Royaume.

Lorsque les dernières lueurs du jour s’effacèrent du ciel, Antiochos invita Pompée à regarder vers le nord-est :

-Regardez-bien la flamme éternelle qui illumine notre Sanctuaire de Nymphée.

Le Mont Sacré parut exploser. Pendant plusieurs minutes, des flammes gigantesques embrasèrent tout le sommet de la montagne, s’élevant à des centaines de mètres.

Antiochos proposa un toast :

-À vos soldats, qui ne sont pas morts calcinés en tentant de perpétrer un sacrilège contre le Sanctuaire du Nympheum! À cet instant, Pompée prit conscience que les deux légions du Consul Rex avaient bel et bien été détruites par le feu dans un assaut contre Samosate, comme le répétait l’odieux Clodius. Médonje intervint :

-Ces deux légions ne représentaient plus Rome et n’agissaient pas sur ordre du Sénat. C’était des malfrats guidés par le lucre et la soif de pillages. Nous

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avons pris soin des survivants et en avons fait des Fidèles convertis à la Nouvelle Alliance.

Pompée retourna le lendemain auprès de ses légions qui traversèrent pacifiquement la Commagène, suivant les carrosses d’Antiochos et ceux de Médonje et de Pyréis, pour entrer en Syrie et y prendre possession des restes de l’Empire des Séleucides au nom de la République de Rome.

Philippe le Jeune, Roi de Syrie, cousin et ami d’enfance d’Antiochos, suivant parfaitement un scénario convenu, proclama qu’il ne pouvait abandonner l’héritage de ses ancêtres aux Romains et s’enfuit auprès des tribus arabes vassales d’Arétas, le Roi des Nabatéens. La mission, périlleuse, de Philippe consistait à sonder les forces et les intentions de l’Arabe qui guerroyait pour l’heure contre les Juifs. Pour infiltrer la Cour de Pétra, Philippe comptait sur sa parfaite connaissance de l’arabe et ses nombreux contacts parmi les marchands de la Route de l’Encens. Il devait revenir à Antioche dans les trois prochains mois avec toute l’information qu’il pourrait glaner.

Pompée s’installa princièrement à Antioche. En fait il habita l’oasis que possédait Pyréis près de la Fontaine de Daphné, laissant le Palais Impérial à son État-Major. Pompée jubilait, et la pâte miraculeuse, cet élixir de longue vie des Sorciers de Commagène, n’était pas étrangère à sa bonne humeur et à sa forme splendide. Pompée retourna à deux reprises à Samosate, en revenant chaque fois, littéralement enchanté. On lui fit visiter les serres et la ménagerie royales, la bibliothèque et les thermes fabriqués dans le plus beau marbre d’Égée. Il visita les colonies constituées par les pirates à qui il avait laissé la vie sauve et qui déjà engrangeaient leurs premières récoltes.

Pompée, séduit par les réalisations du petit Royaume et son rayonnement bienfaisant sur toute l’Asie Mineure, gratifia la Commagène de nouveaux territoires. Pompée confirma à Antiochos sa suzeraineté sur la Mésopotamie, la Sophène et la Corduëne et lui donna tout le nord de la Syrie jouxtant la Commagène.

-Rome vous reconnaît aussi la propriété de la ville d’Antioche et de son port de Séleucie.

Le même jour, Antiochos nommait Médonje ‘Comte de Karkemish’, à la plus grande joie de son Chancelier et au grand étonnement de Pompée qui

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croyait que ce Tell Karkemish n’était qu’une énorme butte de poussière dans un endroit tout à fait aride. Antiochos sourit au Grand Pompée et lui confia que  Médonje raffolait des grands défis que les Dieux mettaient sur son chemin. Le Romain ressentait en présence des Grands Prêtres une aura qu’il associa finalement à des forces magiques bienfaisantes. Et le Grand Pompée s’ouvrit à la parole de l’Évangile du nouveau culte, très populaire chez ses soldats, qui se rendaient au Temple de Nymphée à chacune de leurs permissions, attirés en partie par les prostituées sacrées, faut-il bien l’admettre.

Pompée, souvent en compagnie d’Antiochos ou d’un de ses Grands Prêtres, inspecta la nouvelle Province qu’il apportait à la République. À cheval, à dos de chameau, ou même d’éléphant, Pompée entra triomphalement dans les villes de Syrie pacifiquement soumises à l’ordre romain et qui voyaient, à juste titre, dans les soldats de Rome leurs protecteurs contre les perpétuelles attaques des Bédouins arabes. Par mille marques d’affection, les populations syriennes firent comprendre à Pompée leur attachement aux valeurs et aux modèles helléniques, proches de la civilisation romaine. Gagné par toutes ces démonstrations amicales et ayant retrouvé la vigueur de sa jeunesse, Pompée résolut de faire de la Syrie la plus prospère et la plus heureuse des Provinces de Rome.

Au milieu de l’été, Philippe reparut à Antioche, la peau cuivrée par le désert. Antiochos lui sauta dans les bras :

-Nous t’attendions avec impatience, mon ami!

Antiochos se tourna vers Pompée, avec qui il devisait sur la Condition de l’Homme :

-Grand Pompée, vous vous rappelez mon ami Philippe, à qui je remets volontiers la gouvernance d’Antioche, sa juste propriété par droit d’héritage, et le titre de Roi d’Antiochène, s’il le désire. Philippe, après moult politesses, parla de sa mission chez les Arabes :

-Je me suis dirigé directement sur Pétra, la Capitale des Nabatéens. En l’absence du Roi Arétas, je contactai un de ses fils pour lui dire que les Romains m’avaient volé la Syrie pour en faire une de leurs Provinces, avec l’assentiment d’Antiochos de Commagène. Le fils, devant l’importance de

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l’information, me fit escorter auprès de son père qui guerroie en Judée. Arétas, que je connaissais déjà, me reçut et écouta attentivement ma description des forces romaines qui s’apprêtaient à s’implanter en Syrie. Son premier commentaire me surprit, mais est très révélateur de ces gens. Il me dit « Excellente nouvelle! On capturera des femmes aux yeux bleus dans ces nouvelles colonies romaines! »

-En parcourant le Royaume d’Arétas, j’ai souvent croisé des Arabes conduisant leurs troupeaux de moutons, mais aussi les troupeaux constitués de leurs nombreuses épouses. Il n’y a aucune limite. J’ai connu plusieurs des sept cent dix fils d’Hérotimus, qui avec sa seule famille, s’est taillé un Royaume, vassal d’Arétas. Arétas dut me prendre pour un fou quand je lui demandai cinq cent mille hommes pour m’aider à reprendre mes Domaines envahis par les légions de l’invincible Pompée, lui offrant en paiement toute la Syrie, sauf Antioche. J’ai ensuite proposé à Arétas de retourner en Syrie pour y amasser quelques milliers de talents auprès de mes Sujets encore fidèles et revenir à Pétra pour y embaucher ses guerriers. Cette offre me permit d’échapper aux griffes du Nabatéen.

-Arétas a aussi signifié à un de ses très nombreux beaux-frères que mon cousin Démétrios, nommé Roi de Syrie par le Sénat de Rome, contre pots-de-vin, n’avait plus aucune valeur commerciale comme otage et qu’on pouvait en disposer. Arétas spécifia même que son beau-frère prendrait un réel plaisir à égorger cet énergumène.

Pompée adorait la ville d’Antioche et son agréable climat. Il ordonna au Gouverneur de Cilicie d’affecter une légion pour déblayer les vestiges du tremblement de terre qui avait frappé la Métropole. Le Grand Pompée autorisa que Philippe frappe monnaie à sa propre effigie, mais au nom de Rome et avec l’aval du Gouverneur romain de Syrie. En honneur de son bienfaiteur, la ville d’Antioche célébra des fêtes grandioses, à la démesure du Grand Pompée. À l’hippodrome d’Antioche, Pyréis s’illustra dans quelques courses, sous l’œil attentif du Proconsul qui reconnaissait la nature très exceptionnelle des Sorciers de Samosate, et qu’il imputait à leur passage chez les magiciens de Babylone et de Chine.

À la mi-été, Antiochos se rendit au Nympheum, pour diriger les cérémonies du grand pèlerinage annuel. Le Questeur Gabinius y représentait Rome, car Pompée faisait route vers Damas accompagné de Philippe qui familiarisait les Romains avec les lieux, les habitants, et leurs us et coutumes. Sur le

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Mont Nymphée, participèrent en plus du Dieu Abgar et du Théocrate Archélaüs de l’ex-Comana, Orode le Parthe, Artavazdès d’Arménie, et aussi le beau-père d’Antiochos, Ariobarzane, Roi de Lycaonie dont Pompée avait agrandi le Royaume, en lui donnant la Cappadoce jusqu’à Comana. Parmi le million de pèlerins, quelques dizaines, dont l’Évêque de Rome lui-même, avaient fait le voyage d’Italie.

Kallinikos, le père d’Antiochos, ne voulut pour rien au Monde manquer les cérémonies et exigea d’y être porté en litière, pour y mourir près de ses Dieux, avait-il affirmé à la Grande Prêtresse Maria qui se tenait à son chevet et veillait sur le Roi. Ainsi le Roi Kallinikos prophétisa sa propre mort, assis sur son trône d’or, aux côtés de son fils, et en présence des cinq Cyborgs qui changèrent son destin et devinrent ses meilleurs amis et conseillers. Les Huulus, tous présents, sentirent le cœur du vieux Roi s’arrêter et purent connaître la dernière pensée de Mithridate Kallinikos, un « merci à vous, pour toutes ces joies et … »

Théla ne put retenir ses sanglots, et aucun des autres Grands Prêtres de Commagène ne put cacher des larmes, alors que rien n’indiquait encore que le vieux Roi somnolant était en fait passé doucement ad Patres. Antiochos vit la détresse des Huulus, qui avaient partagé en direct la mort de leur ami et protecteur, et qui avaient recueilli sa dernière pensée. Médonje se ressaisit suffisamment longtemps pour dire à Antiochos, d’une voix brisée :

-Le Divin Mithridate Kallinikos est mort et nous avons vécu son départ.

Antiochos réalisa l’état mental des Cyborgs et se leva de son trône, imposant le silence. Il se prosterna devant son père, toujours assis sur son trône, puis il s’adressa à la foule, d’une voix forte et d’une pensée forte qui réconforta ses amis les Grands Prêtres :

-Mon père Mithridate Kallinikos a voulu être ici aujourd’hui, avec vous tous, qu’il aimait tant. Son âme nous regarde maintenant du Paradis et il compte maintenant sur nous tous pour poursuivre son œuvre et répandre son divin message d’espoir aux Peuples de la Terre. Puisons notre force en nous rappelant sa vie, son sourire, son rire entraînant, sa piété et toutes ces vertus qui en faisaient un homme bon, un grand Roi, l’ami et le père de tous ses Sujets.

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Antiochos poursuivit son eulogie, rappelant les hauts faits et les accomplissements de son père, que sa verve faisait revivre dans l’esprit de ses auditeurs. Puis il promulgua un deuil d’une semaine dans tout le Royaume et fit l’annonce que le sarcophage de son divin père serait placé dans le Sanctuaire de Nymphée, afin que les Fidèles puissent venir s’y recueillir et honorer sa mémoire. Puis Antiochos signala au chœur d’entonner un Gloria et aux Acolytes de placer le corps du Roi Kallinikos dans sa litière. Mais, Théla s’interposa devant les Acolytes, pendant que les quatre Grands Prêtres soulevaient, apparemment sans effort, le trône de Mithridate Kallinikos pourtant d’or massif.

Et c’est ainsi que fut descendu du sommet du Mont Nymphée le corps du Roi de Commagène, assis droit sur son trône, un sourire aux lèvres, précédé et porté par les Dieux avec qui il avait pactisé, et qui fut sincèrement pleuré par tous ceux qui avaient eu le bonheur de le connaître.

Pour les Huulus, la perte de Mithridate de Commagène fut durement ressentie. Malgré son deuil, Antiochos passa tous les jours de longues heures en leur compagnie, pleurant ou riant avec les Amis de la Cour qui évoquaient leurs aventures vécues avec son père. Ils tirèrent beaucoup de joie de la présence de la petite Marie, une véritable fée qui semait l’adoration dans son sillage. Puis ils se remirent à échafauder des plans de voyages, et reprirent goût à leurs ministères et à leur Mission.

Au Château de Samosate, le Chancelier donna audience à une Ambassade des Citoyens d’Alexandrie, Métropole cosmopolite d’Égypte, et qui attendait de rencontrer le Roi de Commagène depuis trois semaines. Les Égyptiens venaient supplier le Basileus Antiochos d’accepter la Couronne des Pharaons. Une délégation composée du Juif Menelaüs, du Prêtre d’Amon Lampon et de Callimandre, un riche armateur grec, avait navigué d’Alexandrie au port d’Issus,

-Pour offrir le Trône d’Égypte au plus digne des Rois. Un Souverain qui a démontré sa sagesse et sa bonté par ses réalisations et qui est perçu par beaucoup comme favorisé des Dieux et un Dieu lui-même.

Le vénérable Lampon enchaîna :

-L’Égypte espère un tel Sauveur. Notre pays vit depuis trop de générations le pillage éhonté et sacrilège que les Ptolémées font subir à notre Peuple, à nos

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Temples, et aux tombes de nos ancêtres, allant même jusqu’à voler le cercueil d’or d’Alexandre à Alexandrie. Ces dernières années, un cycle de soulèvements contre les abus du Régime de Ptolémée, suivis de répressions sanglantes de la part du Pharaon, a rendu l’Égypte exsangue. Des flottes pirates ont pillé les quais et les entrepôts d’Alexandrie, incendié des quartiers, paralysant pendant de longues années le port et les flottes de notre ville. Les Arabes et les Juifs envahissent impunément des parties du Delta et le Sinaï. Nos voisines, la Cyrénaïque et la Syrie deviennent Provinces romaines et, à Rome on parle ouvertement d’annexer l’Égypte et d’en faire aussi une Province.

-Ainsi, Majesté, le Conseil d’Alexandrie, et les besoins du Peuple égyptien vous réclament. Pour régner sur le Nil, comme vous le faites sur l’Euphrate.

-Et sur le Tigre aussi, précisa Médonje qui répondit aux Égyptiens :

-Mes amis, la Commagène pourra vous aider, de nombreuses façons, mais pas de la manière que vous nous proposez et qui dégénérerait à coup sûr en une confrontation avec l’Empire des Romains. Et à des pertes encore plus insupportables pour l’Orient tout entier. Premièrement, pour donner un coup de fouet à votre économie, nous vous révélerons la technique de fabrication du verre soufflé. Ensuite, nous nous assurerons que ce Pharaon, que son propre Peuple a chassé de son Royaume, ne sera pas remis sur le Trône, sans la supervision de sages Romains qui seront eux-mêmes surveillés et, en cas d’abus, dénoncés par nous auprès des plus hautes instances de leur République.

Le Chancelier quitta sa chaise d’ivoire sculpté et rembourrée de soie de Chine représentant des dragons. Médonje prit amicalement les Égyptiens par les épaules.

-J’ai appris que vous séjourniez à l’auberge de Prokos, à deux pas d’ici. Permettez que je vous y raccompagne en bavardant. Je me découvre un soudain appétit pour la fameuse bouillabaisse de l’endroit.

Médonje voulait surtout évaluer l’ambiance de l’auberge, suite à l’embauche des nouvelles serveuses, ex-prostituées sacrées du Temple de Pessimus, et dont les Ambassadeurs avaient amplement joui pendant leur séjour. L’arrivée inopinée du Chancelier causa toute une commotion chez les clients et les tenanciers de la vieille auberge, fameuse pour sa soupe aux poissons.

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Médonje remarqua qu’on avait fait apposer une nouvelle plaque sous celle de Caton :

-Le Grand Pompée a mangé chez Prokos.

Médonje salua la salle :

-Messieurs, Dames, je vous en prie, poursuivez vos occupations, à moins que vous n’aimiez me voir manger ma soupe. Mais il y a ici d’autres visions sûrement plus agréables.

On offrit au Grand Prêtre la table située sous les plaques de Caton et de Pompée et des musiciens jouèrent des airs folkloriques qui se prêtaient bien au baladi exécuté par les danseuses du ventre, deuxième spécialité de l’endroit.

Attablé avec les Ambassadeurs d’Alexandrie, le Chancelier badina avec les tenancières, petites-filles de Prokos, et semblait jeter des regards appréciateurs sur les contorsions des danseuses. En fait, le Huulu s’intéressait aux clients qui habitaient l’auberge. Seuls les mieux nantis des voyageurs de passage à Samosate pouvaient s’offrir une chambre chez Prokos. Médonje reconnut plusieurs des convives, caravaniers, marchands, barons, un sculpteur de la Cour, et l’Acolyte responsable de la Bibliothèque de Samosate qu’il présenta à Lampon d’Alexandrie :

-Décrivez au Vénérable Lampon les textes égyptiens de notre Bibliothèque.

Le Prêtre d’Amon ne termina pas son repas, pressé de voir les rouleaux de papyrus qui remontaient jusqu’au légendaire Pharaon Kheops. Médonje discuta avec Callimandre, l’armateur, sur le trafic maritime de la Mer Rouge et l’activité du port de Suez. Puis le Huulu décrivit :

-La Commagène possède quelques navires de haute mer qui relient nos comptoirs commerciaux de l’Île aux Épices et de la côte des Indes jusqu’au port de Charax à l’embouchure de l’Euphrate. Nous aimerions, par prudence, doubler ce lien avec les Indes, en établissant un autre trajet, partant de Suez. Nous croyons les temps propices pour établir cette nouvelle route maritime, car d’ici quelques années, Rome aura mis fin aux brigandages des Arabes et des Juifs et policé toute la région.

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-Ainsi, la Commagène vous propose-t-elle de construire à Suez cinq grands vaisseaux de haute mer qui, grâce à notre connaissance des vents et à une ingénieuse invention chinoise, permettront à nos Capitaines de gagner les Indes et d’en revenir tous les ans. Ce qui décuplera la valeur des marchandises transitant par Suez et nous assurera de doubler les contacts avec nos Communautés et nos Comptoirs établis au Sri Lanka et en Inde.

Callimandre ne touchait plus à sa coupe de vin, ne voulant pas altérer l’ivresse produite par les paroles du Chancelier.

Médonje se tourna vers le Juif Menelaüs :

-Dix de nos souffleurs de verre de confession juive, et leurs familles, s’ils le désirent, vous accompagneront à Alexandrie pour transmettre leur savoir-faire à vos artisans. Essayez de conserver secrète cette recette le plus longtemps possible, pour en partager le monopole avec nous. Nous vous demandons de permettre l’agrandissement de notre Temple d’Alexandrie et d’ignorer l’avis du Sanhédrin de Jérusalem à ne pas le faire. Vous savez, les Juifs et les Fidèles de la Nouvelle Alliance partagent essentiellement les mêmes valeurs, et que bien de nos Adeptes sont nés Juifs. Et que nous avons accueilli en frères beaucoup de vos parents de Judée fuyant les atrocités de leurs Grands Prêtres.

Après avoir vidé deux grands plats de fraises et de cerises, créé une nouvelle Route des Épices et sauvé Alexandrie, le Chancelier décida de rejoindre la Grande Prêtresse Maria dans ses appartements. Il souhaita bonne route à ses hôtes et remit une coquette bourse aux danseuses et à l’orchestre.

Le lendemain, Myryis apprenait à Médonje que :

-L’Empereur de Chine désire construire une ‘tour de pierre’ pour abriter un avant-poste, une garnison et entreposer sécuritairement les cargaisons de plusieurs caravanes. Il propose deux sites, à l’ouest de Kachgar, et nous demande notre préférence. Voici les plans de cette tour. L’Empereur nous prie d’améliorer et d’approuver le projet de ses architectes. Et il mentionne l’érection d’un colombier afin de pouvoir correspondre avec Samosate en quelques semaines et non plus attendre nos réponses pendant deux ans.

Tous les jours, leur Initié le plus éminent de Rome, le Citoyen Lucullus, communiquait avec les Grands Prêtres, leur décrivant son appui financier à

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la campagne de Cicéron qui briguait le Consulat. Lucullus se montra très intéressé à participer à une mise de fonds dans une flotte sur la Mer Rouge.

-Cicéron m’a présenté sa première édition de ses Traités sur ‘l’harmonie de l’Ordre romain’ et sur ‘l’harmonie entre les Ordres17’. On y sent l’influence de Caton, et l’odeur de sainteté que dégage ce Philosophe qu’il ramena d’Asie, un certain Athénodore le Cordial qui cite abondamment l’œuvre et l’Évangile de notre Divin Antiochos. Et mes fermes d’Italie ont commencé à produire des fraises et des épinards, pour le plus grand plaisir des mes Compatriotes.

Peu après, parvenait à la Cour d’Antiochos des copies dédicacées par l’Auteur, de plusieurs Traités de Cicéron. Le grand orateur y avait joint une longue lettre pour Médonje, y décrivant comment Caton, devenu Questeur de la ville de Rome y avait secoué la bureaucratie. Mais, ajoutait Cicéron : « Caton agit comme s’il vivait dans l’idéale République de Platon, plutôt que dans la merde de Romulus! » 

17 Sénatorial, Équestre et Populaire

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Chapitre XIII Pompée capture le Temple de Jérusalem (63 avant JC)

Il pleuvait depuis trois jours, ce qui constituait une bénédiction pour ces terres arides. La rivière habituellement presque à sec, gonflée par ces pluies exceptionnelles, charriait le sable arraché à ses rives et prenait une coloration brunâtre avant que de se jeter dans l’Euphrate. Médonje, abrité sous un grand parapluie ciré, regardait les flots déverser limon, souches et branches et ne pouvait écarter de son esprit ses visions de Mondes rendus désertiques par l’incurie de leurs habitants.

Il avait fait monter son campement sur la colline de Karkemish, un tell aussi colossal que celui de Ninive. Pompée avait remis cette portion de la Syrie à la Commagène et Antiochos avait fait de son Chancelier le Comte de Karkemish. Toute la semaine, Médonje avait arpenté la montagne de ruines, que l’Humanité avait accumulées sur ce site depuis au moins dix millénaires. Le Cyborg semblait passer de longues heures à méditer devant une simple pierre, alors qu’en fait il établissait virtuellement la cartographie des dizaines de strates historiques qui s’étageaient sous ses pieds. Il avait bien détecté, ça et là, la présence d’objets d’or ou d’argent, mais le Huulu recherchait, et trouva, des trésors d’une autre nature.

Plusieurs bibliothèques, archives appartenant à diverses époques, avaient survécu à la destruction des temples et des palais. Enterrées sous des dizaines de mètres de décombres et de poussière, ces dépôts du Savoir de l’Espèce humaine jetteraient un éclairage sur l’évolution des Peuples, des langues, des religions et du commerce de tout le sous-Continent. Médonje avait aussi détecté une collection de statuettes de la Grande Déesse, aux attributs sexuels fortement exagérés et qu’il se promettait d’excaver pour les exposer au Nympheum.

La voix de Myryis parvint à son oreille interne :

-Un pigeon d’un de nos comptoirs de la Mer Noire nous apprend la mort du Basileus Mithridate du Pont, particulièrement lente et pénible. Le poison restait sans effet sur un type de sa stature qui se gavait de la pâte d’amande de Madagascar que nous lui procurions. Aussi il se trancha les veines et tenta de s’égorger, mais il reçut finalement le coup de grâce des mains des deux escouades d’assassins qu’il avait envoyés tuer son fils Pharnace, mais qui s’étaient rebellés contre ce dernier d’une longue série de forfaits.

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Médonje décida d’annoncer la mort du plus grand ennemi de Rome à Pompée, qui avait entrepris la tournée de la Syrie, et coordonnait la marche de ses légions à travers la nouvelle Province romaine. Malgré la pluie qui continuait à tomber dru et qui transformait les routes boueuses en bourbiers, le Chancelier fit préparer son carrosse et une escorte d’une dizaine de cavaliers. Le lourd véhicule sembla flotter par-dessus les flaques et les ornières, et les seize chevaux de l’attelage tiraient sans peine leur fardeau d’acier doré. Après deux jours et cinq cents kilomètres de route, Médonje parvint à Baalbek, connue par les Grecs sous le nom d’Héliopolis, la Cité du Dieu solaire.

Baalbek surplombait une immense vallée, étroite, arrosée par les deux chaînes de montagnes du Liban et de l’Anti-Liban. Les champs irrigués produisant du cannabis constituaient une grande partie de la verdure, concentrée autour des sources du fleuve Oronte, cet immense cours d’eau qui baignait Antioche, trois cents kilomètres en aval, et que longeaient les caravanes depuis l’aube des temps. Médonje rattrapa Pompée et ses légionnaires quelques kilomètres avant leur arrivée dans la fameuse Capitale du haschisch. Le grand Général, ayant reconnu les armoiries de Commagène, avait galopé à la rencontre du carrosse, accompagné de son État-Major et d’une nombreuse suite.

Médonje descendit de son véhicule, ôta son long bonnet de soie bleue bordé d’hermine, et salua cérémonieusement le Grand Pompée qui s’exclama d’une voix forte, pour le présenter à ceux de sa suite qui ne connaissaient pas encore le visiteur en robe de soie constellée d’étoiles :

-Saluons le Divin Médonje, Grand Prêtre du Nympheum. Et remercions-le pour ce tremblement de terre qui vient de frapper le Pont et la Mer Noire, ce qui a incité les populations à rejeter leur sanglant Basileus Mithridate et à collaborer avec l’Ordre romain.

Se relevant de sa courbette, Médonje remit un pli à Pompée :

-Un autre cadeau que les Dieux accordent au Grand Pompée.

Le Romain, après avoir pris connaissance du message, fit arrêter la marche de ses légions à qui il annonça la mort du Roi du Pont, le plus grand ennemi de Rome, qu’il avait combattue pendant près de quarante années. Les soldats ovationnèrent Pompée qui décida d’une halte de quelques jours à Baalbek.

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Le Cyborg perçut l’intention première de Pompée, d’obtenir de l’information du Sorcier de Samosate, et se prêta volontiers à l’exercice.

Médonje partageait la table du Généralissime lors des banquets offerts par les habitants de Baalbek et qui furent repris chaque soir pendant toute une semaine. Plusieurs de ses connaissances abordaient le Chancelier : caravaniers, marchands, Fidèles des Monts du Liban qui accomplissaient le pèlerinage au Sanctuaire de Nymphée. Médonje se délecta de l’excellent haschisch rouge qui faisait la renommée, et la fortune, de la vallée de Baalbek, et qui représentait une fraction notable du commerce transitant par Samosate. Aussi le ton des conversations qu’il tint à Pompée, lui-même sous l’effet de la pâte au miel et au haschisch, fut très badin. Et les deux hommes ricanèrent à plusieurs reprises comme larrons en foire, mais sans provoquer l’indignation d’aucun des Nobles Sénateurs, participant aux agapes, et eux aussi d’humeur fort espiègle.

Médonje apprit à Pompée comment, à Rome, le Consul Cicéron avait repoussé une loi qui proposait la confiscation et la vente des territoires que Pompée avait libérés, la Paphlagonie, la Cappadoce et le Pont.

-On proposait de livrer vos conquêtes à dix percepteurs d’impôts, les Décemvirs, tout-puissants et qui auraient pu trop facilement abuser des Alliés de Rome, et des Populations soumises avec espoir à l’Ordre romain. Cicéron vous a rendu un fier service en reconduisant votre imperium sur l’Asie, Grand Pompée. Et un grand service à l’Asie d’avoir empêché le retour des vautours et autres percepteurs de taxes, abusant de pays qui essaient de se relever de décennies de guerres.

Pompée tenta d’apprendre du Grand Prêtre l’origine de la pâte miraculeuse qui lui avait redonné les forces de sa jeunesse.

-Les noix dont on extrait cette substance miraculeuse poussent sur des îles lointaines de la Mer du Sud et transitent par le port de Charax sur le Golfe Persique, par où passe aussi l’essentiel des épices.

Lisant dans l’esprit du Romain, le Cyborg orienta la conversation sur un sujet qui lui tenait à cœur :

-Oui, la Mer Rouge pourrait aussi accéder à ces marchés et bénéficier de cette manne, avec des navires de haute mer, que nous sommes déjà à

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construire, en fait, et qui feront de Suez le carrefour maritime de trois continents. D’ailleurs, mon Roi, le Divin Antiochos m’a autorisé à vous offrir une participation dans cette entreprise commerciale.

-Nous avons déjà les ressources financières, les chantiers de l’arsenal de Suez, les équipages, les contacts, les connaissances géographiques. Il ne manque qu’un seul élément pour qu’un tel projet réussisse : la neutralisation des Arabes et des Juifs qui menacent les caravanes d’Égypte et de Syrie depuis des siècles. Et cela, Grand Pompée, vous seul pouvez le réaliser. Idéalement une voie caravanière devra relier Suez à l’extrémité de la Judée sous contrôle romain. Les Égyptiens rejetteraient toute mainmise juive, et encore plus arabe, sur le port de Suez, mais accepteraient volontiers de commercer avec les Romains.

Pompée présenta au Grand Prêtre un Centurion de son État-Major, Cornelius Faustus, fils du Dictateur Sylla :

-Mon père m’a souvent parlé de vous comme de Sages à la magie redoutable. Il vous décrivait comme les meilleurs amis ou les pires ennemis que Rome pouvait se faire. Et mon tuteur, Lucullus, ne tarit pas d’éloges envers votre Royaume et le degré de civilisation que vous avez atteint.

À l’énoncé du nom de Lucullus, le visage de Pompée se rembrunit, mais seul le Cyborg remarqua sa réaction. Médonje révéla que Lucullus et son cousin Lucullus préparaient ensemble leurs triomphes respectifs sur le Pont et la Thrace et que la Commagène leur avait procuré des dizaines de fauves pour des Jeux mémorables.

-Mais pour votre propre triomphe sur l’Asie, Grand Pompée, nous nous surpasserons et la Commagène vous dénichera des bêtes qui feront frémir les Citoyens de Rome.

Quand ils se retrouvèrent à nouveau seuls, Pompée demanda à Médonje pourquoi ils avaient laissé mourir Sylla de la goutte.

-Nous ne connaissions pas les propriétés de cette noix des Mers du Sud, ni même son existence. Les médications prescrites par Opys avaient soulagé Sylla, et même accordé un sursis au Dictateur, qui avait trop abusé de sa santé sous la Légion.

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Vers la fin de cette semaine, parvinrent de la côte de Phénicie des courriers couverts de poussière, qui venaient annoncer à Pompée la mort du Basileus Mithridate du Pont, et qui furent tout à fait surpris d’avoir été devancés. Pompée convainquit le Chancelier de le suivre jusqu’à Damas, à seulement cinquante kilomètres de Baalbek, lui faisant valoir la présence annoncée des deux Princes juifs, les fils du tristement célèbre tyran Alexandre Jannée, qui se disputaient la Couronne de Judée dans une guerre fratricide.

Sur la route de Damas, Pompée, qui partageait le carrosse du Cyborg, se confia :

-Il y a déjà quelque temps, j’ai confié deux légions à mes Lieutenants, Metellus et Lollius, et le mandat d’investir la Damascène et d’y protéger ses habitants et leurs propriétés. Ils m’ont écrit y avoir fait fuir des hordes de Bédouins arabes qui terrorisaient la Cité et l’avaient vidé de toutes ses femmes nubiles, tranchant toutes les objections à leurs desseins. Puis ils se sont rendus déloger les Juifs de citadelles syriennes qu’ils avaient récemment conquises et occupées. Mon premier émissaire reçut des Juifs cent talents et des promesses d’évacuation. Mon deuxième envoyé fut gratifié de quatre cents talents, et des mêmes vaines promesses.

-Mon Questeur, Scaurus, avec une autre légion doit nous avoir précédés à Damas. Avec quatre légions, je pourrai facilement m’emparer du Royaume arabe des Nabatéens et les soumettre à la Loi de Rome.

Médonje crut bon de répliquer :

-Leur soumission durera aussi longtemps que la présence de vos garnisons. Ces Arabes sont des nomades, vivant de leurs troupeaux et de maigres cueillettes dans des environnements arides ou désertiques. Dans la culture arabe, les villes d’Égypte, de Palestine, de Syrie et même de Parthie, constituent des réserves de vivres et d’esclaves bonnes à piller au cours de razzias qui rassemblent plusieurs tribus et des milliers de pillards à dos de chameaux. Quelques colonies italiennes fortifiées, placées sur le pourtour de la Syrie suffiraient à contenir les Bédouins, surtout si votre campagne permet de les désarmer et de les sédentariser.

Le joyau de l’Orient que constituait naguère la fière Damas faisait peine à voir. Ses remparts écroulés, ses quartiers incendiés, ses monuments et ses palais dépouillés de leurs ornements. Même les massives portes de bronze

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avaient été arrachées des murailles et emportées par les brigands du désert. Ce jour-là, Médonje rencontra Hyrcan et Aristobule, les Princes qui se disputaient la Théocratie juive et put sonder les remugles de leurs esprits. Il reconnut en eux des fanatiques, totalement assurés de leur bon droit, et prêts à mourir, mais surtout à tuer, pour imposer leurs causes respectives, mais mutuellement exclusives. Ne voulant pas retarder sa campagne contre Arétas, le Roi des arabes Nabatéens, Pompée à qui les Princes juifs avaient demandé d’arbitrer leur litige, avec moult promesses de bakchichs, renvoya dans leurs fiefs les deux frères ennemis avec la promesse d’y attendre pacifiquement son retour de cette campagne contre les Arabes. Puis Pompée demanda au Sorcier de Samosate lequel des deux Princes hébreux ferait le meilleur instrument de Rome.

-Les deux partagent la même hérédité et proviennent du même nid de serpents. Jugez-les selon leurs actes. Mais je crains qu’il ne faille rabaisser leur orgueil. Hyrcan, un pleutre, semble capable de toutes les compromissions pour conserver son Trône. Aristobule possède un tempérament rebelle mais respecterait néanmoins une promesse faite à Rome.

Médonje prit congé de Pompée et le regarda s’éloigner avec ses quatre légions vers l’est et s’enfoncer dans le grand désert de Syrie. Puis le Chancelier dut regagner Samosate, où l’attendait la tâche de réorganiser les nouveaux territoires échus à la Couronne de Commagène. Antiochos offrit à son ami Philippe de régner sur ses nouveaux domaines en tant que Roi de Mésopotamie, de Sophène et de Corduëne.

-Et tu pourras conserver ta ville ancestrale d’Antioche.

On décida de fonder une nouvelle Capitale pour Philippe, qu’on nomma Arsamosate, ou la Samosate de l’est. Située à cent cinquante kilomètres de Samosate, sur un affluent important de l’Euphrate, la nouvelle ville permettrait de contrôler effectivement à la fois le trafic de l’antique Voie Royale des Achéménides et celui de la nouvelle Route de la Soie. Les Huulus dessinèrent les plans et suggérèrent les aménagements de la future ville caravanière, garantissant à Philippe qu’ils rendraient son Suzerain et ami, Antiochos, jaloux de ses installations.

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Exactement à mi-chemin de l’ancienne et de la nouvelle Samosate, se situaient le Sanctuaire du Nympheum et la ville royale d’Arsamée, la capitale estivale de la Commagène, sur la rivière des Nymphes. À Arsamée, une armée d’Acolytes creusait de nouveaux tunnels et de nouvelles salles dans la paroi montagneuse truffée d’habitations troglodytes. Plusieurs des profonds souterrains serviraient aux cérémonies du Culte mais d’autres, qui jouxtaient le Palais, lui aussi sculpté dans la paroi rocheuse et la montagne elle-même, masquaient l’accès à une succession de vastes cryptes amplement pourvues, permettant d’y soutenir un siège pendant une génération.

Antiochos, devenu un Roi des Rois presque à son corps défendant, s’efforçait de déléguer ses tâches à des Vassaux fiables, pour mieux se consacrer à sa mission première, la diffusion de son Évangile. Il résidait souvent à Arsamée, au pied du Sanctuaire de Nymphée, formant lui-même les futurs missionnaires aux dogmes de la Nouvelle Alliance ou composant des Épîtres. Autour du Palais d’été, habitaient des Philosophes, des Sages, des Mages, des Rabbins, des Moines, des Prêtres représentant toutes les parties de la Terre. Un Collège liturgique siégeait tous les jours, dirigé par douze Acolytes, nommés par Antiochos Amis de la Cour et Pères de l’Église. Le Collège administrait les trois vallées appartenant au Temple, les quinze mille Acolytes qui y vivaient, et coordonnait l’activité des Évêques et des Communautés établies à travers l’Orient et l’Occident.

Antiochos se confiait toujours à son Chancelier :

-Nous devons exporter nos nouvelles technologies tout autant que la Bonne Parole. Ventre affamé n’a pas d’oreille! Pour augmenter l’Éthique chez l’Homme encore faut-il le libérer de la famine et de la misère.

Médonje donna raison à son Souverain :

-Mais il faut d’abord assurer la prospérité de vos nouveaux Domaines, Sire. Et la menace Romaine peut ressurgir à nos portes à tout moment. Il suffirait que Pompée, qui nous est maintenant acquis, disparaisse et que la faction de Crassus s’empare du pouvoir à Rome et déclare toute l’Asie bonne à piller. Le Consul Cicéron m’écrit que l’inquiétude règne à Rome. La nouvelle statue de Jupiter sur le Capitole regarde vers l’est, vers l’Asie, pour prévenir les maux qu’on soupçonne en parvenir. Les Romains s’attendent à ce que Pompée s’empare du pouvoir à son retour en Italie, et se proclame

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Dictateur comme l’ont fait avant lui Marius et Sylla. Tous encensent le Grand Pompée, aussi bien Caton, au nom du Peuple, que César, au nom du Sénat.

Aussitôt amorcée la campagne de Pompée contre les Arabes, les combats fratricides entre les Princes juifs reprirent. Pompée fit demi-tour et entra en Palestine pour faire cesser cette guerre civile. Après s’être joué de Pompée une fois de trop, Aristobule fut enchaîné et emprisonné par les Romains. Les habitants de Jérusalem refusèrent d’ouvrir leurs portes au Questeur Gabinius et Pompée décida d’investir la ville fortifiée. Le siège du Temple de Jérusalem dura trois mois entiers et ne put être remporté que parce que les Juifs ne combattaient pas les jours de Sabbat.

Et c’est un jour de Sabbat qu’eut lieu l’assaut final et le massacre des Juifs, priant dans leur Temple, et qui offraient leurs gorges à la lame des légionnaires plutôt que de se défendre. Le Questeur Piso s’empara du Palais royal et de ses richesses et on récompensa pour leur bravoure au combat les Centurions Furius et Cornelius Faustus, le fils de Sylla. Pompée se rendit dans le Temple, baignant dans le sang de dix mille Juifs, et pénétra dans le Saint des Saints, interdit à quiconque sauf au Grand Prêtre une fois l’an.

Les Romains retirèrent du Temple de Jérusalem une table en or, de massifs chandeliers d’argent, de la vaisselle d’argent et une grande quantité d’épices qui tenaient lieu de monnaie d’échange dans une bonne partie de l’Orient. Il se saisirent aussi d’une vigne d’or massif, un chef-d’œuvre d’orfèvrerie qui couvrait tout un des murs d’une salle. Mais Pompée ne toucha point aux deux mille talents de monnaies, offrandes des communautés juives à leur Temple. Il nomma Hyrcan Grand Prêtre, qui consentit à payer un tribut annuel à Rome et à évacuer plusieurs villes de Damascène et de Phénicie que Pompée annexa à la Province de Syrie. En tout, Pompée tira plus de dix mille talents des Juifs.

Au cours de l’été, Pompée avait écrit à Antiochos, le priant d’intercéder entre les Parthes et les Arméniens et d’arbitrer leurs litiges territoriaux. Pompée ne désirait pas, pour défendre l’Arménie, entraîner Rome dans une guerre contre l’Empire des Parthes.

-Aidez-moi ici et je vous aiderai à Rome, terminait-il dans son style succinct.

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Antiochos mena lui-même les pourparlers de paix entre les deux Empires d’Orient. Et ce fut une tâche extrêmement agréable puisqu’elle se déroula en marge du mariage de sa fille aînée. Dans son carrosse doré, Antiochos et son gendre, Artavazdès, fils de Tigrane et héritier d’Arménie, accompagnaient Laodicée, la jeune fiancée. Les épousailles eurent lieu à Arbela, Capitale de l’Adiabène, près de la frontière de l’immense Empire parthe. Orode, le nouvel époux attendait le convoi de Commagène, revêtu de ses plus beaux atours, atours très remarquables d’ailleurs puisqu’il était l’Héritier de l’Empire des Parthes connu pour son amour des bijoux et des parures rutilantes.

Le père du marié, nul autre que le Roi des Rois, et lui aussi beau-frère d’Antiochos, reçut les voyageurs avec une pompe extraordinaire. Il embrassa chaleureusement son ennemi arménien, le gendre de son beau-frère, et dit espérer que l’esprit de ce jour joyeux se poursuive à travers les relations futures entre leurs deux Empires, « au nom de Mithra et dans un esprit fraternel » ajouta-t-il en regardant Antiochos. On liquida en moins d’une heure tout le contentieux qui divisait Parthes et Arméniens. Antiochos concéda quelques parcelles de la Gordiène aux Parthes « ce sera une partie de la dot de ma fille. » Les Souverains s’entendirent sur les frontières précises, grâce aux cartes dessinées par les Huulus et les noces scellèrent cette nouvelle ère de bonne entente, de paix et de prospérité.

Le nouveau gendre d’Antiochos, Orode, régnait déjà sur la Médie, de sa fabuleuse Capitale d’Ectabane, et il contrôlait ainsi toute l’Atropatène, et une portion de la Route de la Soie qui enrichissait considérablement son Trésor. Ainsi Antiochos supervisait dorénavant le trafic entre la Mer Caspienne et la Méditerranée, n’ayant plus à craindre ni les aléas des guerres, ni les bandes de brigands.

À la fin de l’année, Pompée donna rendez-vous à Antioche au Roi de Commagène et à son Chancelier pour une dernière rencontre avant son retour à Rome. Lourdement chargées du butin fait chez les Juifs, les légions surgirent du désert syrien et campèrent sous les murs d’Antioche. Un Pompée radieux, portant quelques jolies parures qu’on ne lui connaissait pas, provoqua un délire d’acclamations chez les habitants d’Antioche, pour avoir délivré les villes de Syrie des Juifs et des Arabes.

Dans l’antique Palais impérial des Séleucides, qui avait retrouvé une partie de ses dorures et de sa splendeur d’antan, le Roi Philippe accueillit un

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Pompée couronné de lauriers et qui bavardait à tout rompre avec Antiochos et Médonje. Pour honorer le plus grand des Généraux de Rome, ils ôtèrent leurs couronne, tiare et mitre devant le triomphateur qui apportait enfin l’ordre et annonçait la fin des hostilités qui ravageaient l’Asie depuis des générations.

Pompée écouta avec satisfaction comment Antiochos avait réconcilié Arméniens et Parthes. Son contentement atteignit son comble lorsque Antiochos remit au Romain la cape d’Alexandre le Grand et lui montra les cages renfermant des centaines de fauves destinés à éblouir les foules lors de son triomphe prochain. Pompée, s’adressant directement au Chancelier Médonje, aborda un sujet qui préoccupait le nouveau maître de Rome :

-Les Juifs ne poseront plus de problème au trafic caravanier entre Suez et Péluse. Quant au Arabes, Scaurus, mon Lieutenant que je laisse en charge de la Syrie, prépare une campagne contre eux. 

Médonje coupa court aux explications de Pompée et rassura le Romain :

-Vous avez rempli votre part du marché et vous aurez le cinquième convenu de tous les bénéfices générés par notre flotte en Mer Rouge. Les navires partiront dans quelques mois et reviendront près d’un an plus tard. Les profits, mirobolants, se chiffreront annuellement en milliards de sesterces et seront versés à votre compte, cher Pompée.

Le Chancelier prit un ton grave pour annoncer :

-Je dois vous entretenir de la situation explosive qui a éclaté à Rome. Le Sénat et le Peuple ont condamné à mort un groupe de Citoyens, dont des Sénateurs, pour avoir tenté un coup d’État. Le Consul en exercice, Cicéron, a accompagné lui-même chacun des condamnés jusqu’au bourreau. Le complot fut dénoncé par Crassus, lui-même prévenu par une lettre anonyme. César a été accusé, puis disculpé par Cicéron. Les forces du Parti Populaire exultent, d’avoir pu déjouer ce complot contre la République et ont nommé Cicéron ‘Père de la Patrie’.

Pompée semblait incrédule :

-On a exécuté des Sénateurs?

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Médonje le confirma :

-Et le seul à vouloir leur éviter la mort était le Proconsul Lucullus, celui que vous traitez d’efféminé et qui n’a pas hésité à plaider contre tous, sans toutefois parvenir à épargner la vie des conjurés.

Pompée sembla perdu un moment dans ses réflexions, puis reprit :

-J’oubliais presque de vous demander de me prêter un homme de confiance qui a connu le Basileus Mithridate du Pont, pour identifier ses restes à Amisus, un des grands ports de la Mer Noire. Je prévois m’y rendre, le temps de certifier que cet ennemi de Rome n’est plus qu’un mauvais souvenir, puis je ferai route vers Rome, avec une majestueuse lenteur.

Philippe se proposa :

-Vous savez mon goût des voyages! Cette croisière me reposera de toutes ces années passées à combattre dans le désert. Et peut-être m’invitera-t-on à Rome pour y voir le Triomphe du Grand Pompée.

-Mieux, Majesté, vous pourrez y participer, répondit le Romain.

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Chapitre XIV Le Gouffre des Dieux (62 avant JC)

Opys profita d’un rare moment où les cinq Extraterrestres se retrouvaient ensemble à la Tour Carrée pour les entretenir de leur santé :

-Votre médecin a de bonnes et de mauvaises nouvelles. D’abord les mauvaises. Certains de nos nombreux éléments cybernétiques, comme vous le savez, doivent être remplacés ou alimentés en énergie tous les ans. Or il y a maintenant presque quarante ans que nous avons perdu contact avec notre Civilisation. Les implants qui assuraient la régénérescence de nos tissus ont cessé de fonctionner. Notre espérance de vie passe de quatre siècles à environ cent vingt ans, années terrestres. Et comme nous avons tous, très largement dépassé le siècle, sauf notre jeune amie Théla, nous devons anticiper une rapide dégénérescence et la mort en vingt ou trente ans.

-La bonne nouvelle : les noix de l’arbre de fer de Madagascar peuvent palier en partie l’absence de la fontaine de Jouvence de notre Vaisseau-Monde. Et aussi le fait que notre forme physique exceptionnelle servait de critère pour devenir un explorateur Huulu.

Pyréis, l’ingénieur du groupe, crut bon préciser :

-Parmi nos équipements cybernétiques, les générateurs d’antigravité nous survivront. Mais tous les autres instruments de nos corps peuvent cesser de fonctionner à tout instant. J’ai pu parvenir jusqu’ici à réparer tant bien que mal certaines défectuosités mineures, mais en l’absence de pièces de rechange et de salles de chirurgie, nous sommes à la merci du hasard. Seule, notre navette spatiale, avec ses quadruples redondances sécuritaires, peut espérer fonctionner encore parfaitement dans quelques millénaires.

Médonje s’éclaircit la gorge et intervint à son tour :

-Mes amis, il ne sert à rien de nous apitoyer sur notre sort. La vie que nous avons vécue sur ce Monde barbare a été plus exaltante que les destinées de bien des Huulus. Et nous avons accompli ici une grande Œuvre, semant les germes d’un monde meilleur. Assurons-nous que, lorsque nos pouvoirs cybernétiques auront disparu, nous resterons vénérés et protégés par cette Humanité que nous avons adoptée. Et que Mithra nous vienne en aide!

Et les Cyborgs, pourtant tous Athées, reprirent d’une voix unanime :

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-Que Mithra nous vienne en aide!

Puis la conversation aborda des sujets plus gais. D’abord, Pyréis annonça que son épouse Dravidienne l’accompagnera aux Indes et au Sri Lanka dans cette expédition inaugurale de leur nouvelle flotte en partance de Suez, dans la Mer Rouge.

-Actuellement, les navires sont terminés et on achemine leurs cargaisons : pics, pelles, socs de charrue, épées, tous faits de notre excellent acier de Commagène. Si on échange nos produits contre leur poids en poivre, les bénéfices se chiffreront en milliards. Je quitterai Samosate la semaine prochaine vers Péluse, pour une croisière de deux ans sur les Mers du Sud.

Myryis annonça aussi son départ :

-Pour un voyage de trois ou quatre ans. Je retourne visiter la Chine, avec mes deux épouses chinoises. Nous nous arrêterons en route, à l’aller comme au retour, sur le site où les Chinois veulent construire leur Tour de Pierre. Je me ferai accompagner de quelques colombophiles et des dizaines de couples de pigeons voyageurs pour créer un pigeonnier au dernier étage de cette Tour de Pierre. Nous partirons dès la fonte des neiges.

Théla se dit quant à elle fort occupée, à parcourir les Royaumes que Philippe lui avait confiés avant de se rendre en Italie avec Pompée.

-Nous y exploiterons bientôt des dépôts de mercure, de souffre et de pétrole ainsi que de nouvelles mines d’or, d’argent et de cuivre. Mais je mets l’accent sur l’agriculture et la qualité des troupeaux. Et Opys passera l’essentiel de l’année à superviser la construction de l’Hôpital à Arsamosate et la formation de nouveaux Acolytes pour y servir.

Ils se tournèrent vers Médonje :

-Je pense m’intéresser à notre port d’Issus, à son arsenal et à ses infrastructures. Ainsi qu’au salut des âmes de nos nouveaux Sujets, jadis écumeurs des mers, qui se sont reconvertis dans les travaux des champs. Je passerai aussi tout un mois à Karkemish, à creuser la poussière des siècles et je pense me rendre à Rome pour assister au Triomphe de Pompée et y renouer certaines importantes relations.

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En rade de Suez, Gilia, l’épouse Dravidienne de Pyréis, avait baptisé leurs cinq imposants navires le Jésus, le Nemrod, l’Atlas, le Bouddha et l’Archélaüs. Jésus avait fondé, plus de trois siècles auparavant, la dynastie des Grands Prêtres de Jérusalem qui régnait toujours sur les Juifs en la personne d’Hyrcan 2, l’actuel Jésus de Jérusalem. Archélaüs avait lui aussi fondé une Théocratie, Atlas, l’Empire des Atlantes et Nemrod, la moitié des villes de Mésopotamie. Tous les navires procédaient d’un même modèle, mais Pyréis et Gilia choisirent leur cabine sur l’Atlas, qui devint leur navire-amiral.

Avant d’appareiller, Pyréis avait distribué aux Capitaines des cinq navires des cartes marines détaillant les côtes, les havres, ou les villes à éviter, les récifs et les courants qu’ils rencontreraient le long de leur voyage. Il leur remit aussi des cartes du ciel et des boussoles, et des instructions pour le cas où une tempête disperserait leur flotte. Puis par bons vent et marée, l’Atlas et ses sœurs firent cap vers les mers du sud.

Ils naviguèrent pendant trois semaines plein sud, évitant des centaines d’écueils, îlots ou récifs coralliens. Ils croisèrent plusieurs convois de felouques arabes, des négriers qui allaient vendre leurs victimes enchaînées à Médine. La masse imposante de leurs nefs, leur nombre et la présence sur leurs ponts de soldats en cottes de mailles et armés d’arbalètes, leur valurent de ne pas être inquiétés par ces vendeurs de chair humaine. Surtout, pour se familiariser avec les lieux, plus que par besoin, ils refirent leurs réserves d’eau dans deux ports situés sur la côte égyptienne et occupés par des garnisons du Pharaon. Puis ils dépassèrent l’Île aux Topazes, dernier poste avancé égyptien.

Pyréis, penché au dessus du bastingage, scrutait la mer au large de l’île, fameuse pour l’abondance de ses pierres précieuses. Soudain, il se dévêtit, confia tous ses bijoux à sa femme et plongea dans les flots. Gilia parut la moins alarmée parmi l’équipage qui avait abaissé les voiles et guettait la mer avec une inquiétude qui se mua en désespoir après dix minutes. Le Cyborg reparut, à la onzième minute d’apnée, limite permise par ses implants, à quelques mètres de l’Atlas. Il tenait deux énormes bouquets de cristaux, faits de longues topazes qui brillaient au soleil. Et Gilia se sentit rougir de plaisir à se voir offrir de telles gerbes de gemmes, mais sa peau d’ébène n’en laissa rien paraître. Seul son éclatant sourire, le plus beau diamant du Monde selon son mari, révéla son plaisir d’un tel cadeau.

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Pyréis avertit les équipages et leurs Capitaines que, s’ils s’échouaient, il valait mieux que ce soit sur la côte d’Égypte.

-Certes vous y mouriez de soif, si vous ne rencontrez pas les Égyptiens. Mais, sur la côte d’Arabie, les plus chanceux périraient par la soif et les rescapés finiraient sacrifiés sur les autels des comptoirs d’esclaves que les Arabes appèlent leurs villes. Au mieux, on vous couperait les deux pieds pour prévenir toute fuite et vous passeriez le reste de vos jours à casser du quartz dans le désert pour en tirer de la poussière d’or.

Un mois après leur départ de Suez, ils atteignirent un détroit resserré, le passage entre la Mer Rouge et le Golfe d’Aden, du nom du principal port de la côte arabe. Une flotte de quarante unités de divers tonnages les y attendaient, leur barrant ostensiblement le passage. L’Atlas, seule, s’avança vers la flotte des Yéménites qui agitaient leurs sabres. Pyréis, parvenu à portée de voix s’adressa à eux en arabe :

-Nous sommes de pacifiques marchands ne désirant que le passage vers la grande Mer du Sud. Dites au Cheik d’Aden que nous lui achèterons une importante cargaison d’encens et de myrrhe, à notre retour l’an prochain.

Pyréis, pour toute réponse, n’obtint qu’une volée de flèches qui restèrent sans effet contre son armure d’acier. Le Cyborg s’attendait à cette réaction et avait fait préparer les cinq canons et les projecteurs de feu grégeois qui équipaient chacun de leurs navires. Leur première salve, tirée à bout portant sur les équipages de deux des navires ennemis les transforma en charpie. À ce signal, les canons des quatre autres vaisseaux visèrent la flotte arabe et en coula la moitié. Les Arabes furent d’abord pétrifiés par la stupeur et l’incompréhension. Le Jésus réussit un tir miraculeux qui coula avec un même boulet deux des nefs pirates. Puis quand les Arabes tentèrent de s’écarter des grands vaisseaux, il se présentèrent au feu grégeois de l’Atlas.

Les équipages des deux seules felouques subsistant sur les quarante d’origine, offrirent leur soumission et jetèrent leurs armes à la mer. Pyréis les aborda et les chargea de porter un message au Cheik d’Aden. :

-Je lis dans votre esprit que vous aviez médité ce coupe-gorge de longue date. Depuis que vous connaissiez la construction de nos nefs marchandes, vous aviez décidé de vous en emparer à la première occasion. Avertissez

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votre Cheik que nous serons dans le port d’Aden l’année prochaine pour lui acheter à bon prix des cargaisons d’aromates. Et dites aussi au Cheik que nous détruirons sa ville, sans même débarquer de nos navires, s’il s’avisait de nous tendre un nouveau piège.

Cette même nuit, Pyréis fit l’amour à sa femme avec une vigueur qui surprit le Huulu et il se demanda s’il n’avait pris goût au sang, si ces Terriens barbares n’avaient pas finalement influé sur son âme. Une semaine plus tard, ils contournaient la dernière île qui marquait le début de la grande Mer du Sud. À la grande surprise des Capitaines, Pyréis les fit s’éloigner des côtes et se diriger plein sud à travers l’infini océanique, dans une région que ne couvrait aucune des cartes du Huulu. Pyréis leur révéla alors que le trajet vers les Indes, indiqué sur leurs cartes, ne valait qu’entre septembre et décembre, sinon des vents défavorables le rendait impraticable.

-Aussi irons-nous cueillir des noix en attendant la mousson, et de l’ambre gris, dans des îles que bien peu d’hommes ont foulées. Et où les oiseaux mangent les éléphants.

Pendant que voguait Pyréis vers l’hémisphère sud, les embruns du large lui fouettant le visage, Médonje, lui, balayait délicatement la poussière d’objets que ses assistants dessinaient avec soin. La tranchée qui se découpait sur le Tell de Karkemish avait permis d’atteindre la première des bibliothèques qu’avaient identifiées le Cyborg, à travers les couches de débris accumulés, formant sur la rive de l’Euphrate ce monticule artificiel. Ils trouvèrent des milliers de tablettes d’argile, et aussi des centaines de rouleaux de papyrus, totalement rendus illisibles ou désagrégés par le temps. La plus intéressante des découvertes du Comte de Karkemish était un message du Pharaon Néchao, adressé à son frère, régnant sur Karkemish, et inscrit sur dix feuilles d’or pur, en démotique, la langue encore parlée en Égypte.

Les tablettes d’argile reproduisaient des textes en cunéiformes de Babylonie, mais plusieurs portaient des signes rappelant l’araméen encore utilisé en Syrie. Médonje vérifia soigneusement qu’on avait sauvé tout ce qui pouvait l’être dans cette strate, ordonna de recouvrir la tranchée et fit transporter son nouveau trésor à la Bibliothèque de Samosate. Trois jours passèrent et les Acolytes égyptiens de la Bibliothèque royale remirent au Chancelier la traduction des dix feuillets d’or écrits en Démotique. Le Pharaon Néchao, celui qui avait commandé aux Phéniciens la première circumnavigation du continent africain, y remerciait son frère, Gouverneur de Karkemish, pour

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les chevaux et les esclaves de son dernier envoi. Mais, à travers un salmigondis auto-congratulatoire sans aucun intérêt, le Cyborg retint une phrase : « et tu sacrifieras en mon nom dans le Puits Sacré de Karkemish … »

Médonje se servit du télescope orbital pour tenter de découvrir les restes d’un puits près du Tell de Karkemish. En moins de quinze minutes, le Huulu avait résolu l’énigme posée par ce texte vieux de presque cinq siècles.

À huit kilomètres à l’ouest de Karkemish, au pied d’une falaise, une large et très profonde crevasse s’ouvrait dans le désert. L’analyse spectrographique du sol indiqua qu’une route de terre battue avait déjà relié ce site à celui de Karkemish. Médonje sauta dans son carrosse et roula rapidement jusqu’à la falaise désertique, au pied de laquelle il découvrit la fissure tellurique, large d’une vingtaine de mètres d’une profondeur abyssale dépassant cinq cents mètres. Médonje remarqua coup sur coup, à peine visibles, les vestiges d’un temple sur la falaise d’en face et les restes de deux points d’ancrage d’une passerelle qui jadis enjambait le gouffre, mais dont il ne subsistait rien d’autre.

Médonje questionna des bergers qui menaient leurs troupeaux :

-Connaissiez-vous l’existence de ce gouffre?

Et l’aîné d’entre eux de répondre :

-Ce trou nous vole régulièrement des brebis. Nous l’appelons le Gouffre des Dieux et il possède la réputation maléfique de contenir les âmes des Damnés.

Médonje contempla l’à-pic vertigineux, qui se perdait dans les ténèbres, et qui n’offrait aucune prise pour pouvoir y descendre. Après le départ des bergers, il ordonna à ses Acolytes d’écarter les intrus qui s’approcheraient des lieux. Puis il plongea dans le vide, soutenu par son générateur de gravité. La descente prit plusieurs minutes, dans une obscurité de plus en plus prononcée, et le Cyborg prit pied à plus de six cents mètres de l’ouverture. Il régnait au fonds du gouffre une nuit perpétuelle qui n’entrava nullement la vision de l’explorateur extraterrestre. Médonje distingua les corps de quelques bêtes pourrissant sur un amoncellement de débris et d’ossements blanchis. Le Cyborg ne prêta pas attention à l’odeur infecte des lieux, ses

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yeux s’agrandissaient comme des soucoupes devant le spectacle qui s’offrait à lui, probablement le premier humain à marcher au fonds de ce ravin insondable.

Médonje reconnut des crânes et des squelettes humains, en très grand nombre, parsemés de milliers et de milliers de fragments de poteries, de pointes de lances, de petites idoles de terre cuite ou en pierre, des branches d’encens et de myrrhe, des bijoux corrodés par les siècles et, ça et là, l’éclat de l’or et de gemmes colorées. L’ossuaire, d’une épaisseur de trente mètres, devait contenir les restes de dizaines de milliers de victimes sacrifiées aux dieux des sanglants Assyriens et de leurs prédécesseurs. Devant l’ampleur et l’inaccessibilité des objets votifs et des offrandes, le Cyborg se résolut à utiliser leur navette spatiale pour remonter toutes ces reliques hors du gouffre dès la nuit suivante.

Théla et sa fille, Marie, qui fêterait bientôt son dixième anniversaire, s’envolèrent de la Tour Carrée de Samosate pour se rendre à Arsamosate, et faire monter à leur bord le Roi. Antiochos, prévenu de cette importante trouvaille archéologique, survenue en Commagène même, désirait assister à l’opération de récupération et découvrir les trésors ainsi mis à jour. La collection de curiosités du cabinet royal rivalisait avec celles de Médonje et du Musée du Temple de Nymphée. Au milieu de la nuit, l’engin spatial s’enfonçait dans la profonde crevasse pour en retirer une première moisson.

Trois nuits furent nécessaires pour évacuer les volumineux amas de débris stratifiés et de plus en plus compacts qui s’étaient accumulés au cours des âges. Tout au fonds de l’abîme, on retrouva les plus anciennes des offrandes jetées dans ce puits insondable : des agates, des coquillages, des minéraux colorés, de l’ambre fossile, des aromates à moitié consumés. Les Acolytes, mais aussi Antiochos, son Chancelier, Théla et Marie fouillaient les énormes tas d’ossements et de gravats empilés devant l’ouverture du ravin. On retrouva plusieurs milliers de statuettes de la Déesse-Mère, puis d’Ishtar et même de Cybèle. Les artéfacts se comptaient par myriades, des tessons où s’inscrivaient des supplications ou des conjurations, des armes et des armures dont il ne restait pratiquement rien.

Médonje réalisa une formidable moisson de pièces d’or frappées par la Lydie, les plus anciennes monnaies métalliques de la Terre, et des piécettes de cuivre et d’argent remontant à la même époque. La plupart des bijoux, bagues, torques, colliers, pendentifs, brillaient surtout par leur ancienneté,

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mais plusieurs centaines d’objets avaient appartenu à des Grands de jadis, dont la chute fut assurément longue et mémorable. Un pectoral et un casque égyptien fait d’électrum, des coupes d’argent ciselé fabriquées avec des crânes, des talismans en jade, en ivoire, des pointes d’obsidiennes, des haches de bronze, des perles, des pépites. Il trouvèrent aussi de nombreux pieux que les Assyriens utilisaient pour empaler les condamnés.

En tout, Médonje estima qu’on avait précipité dans l’abîme entre deux et trois cent mille personnes, lors de sacrifices religieux. Pendant des milliers d’années, un culte morbide s’était perpétué, où l’on jetait dans la faille géologique des victimes humaines sacrifiées à des dieux sanguinaires. Quelques tonnes d’ambre, d’or et d’argent, et plusieurs dizaines de tonnes de statuettes, mais aussi de lourdes idoles, d’amulettes et d’objets hétéroclites prirent le chemin de Samosate. Le Basileus Antiochos prononça la prière aux morts, pendant qu’on rejetait les ossements dans le gouffre et qu’ils se désintégraient au contact de la paroi verticale : « Rabaisses ton orgueil, tu n’es que poussière et redeviendras poussière … » Puis Antiochos commanda qu’on fasse construire un muret autour du dangereux orifice pour éviter que n’y tombent encore des troupeaux ou des imprudents.

Il faisait encore jour quand ils traversèrent le pont de Samosate et Antiochos suggéra à sa suite une visite aux thermes, pour se débarrasser de toute cette sueur, et du sable du désert qui les maculait de la tête aux pieds. Théla, Maria, et leur Dames de compagnie se rendirent dans la section des bains réservée aux femmes, pour s’y doucher et s’y faire parfumer. Elles retrouvèrent leurs compagnons une heure plus tard dans la partie du hammam commune aux deux sexes, la plus vaste, qui pouvait recevoir des centaines de baigneurs à la fois. Au plus grand amusement de sa suite, Antiochos que sa nudité et les nuages de vapeur faisaient passer inaperçu, assis dans la piscine chaude à côté d’un gros marchand phénicien, lui tenait une longue discussion sur les mérites comparés entre le vin et le haschisch.

Quand on vit arriver, nues, Théla et sa fille Maria, les conversations s’arrêtèrent. Les chevelures rousses, inconnues en Asie, frappaient l’imaginaire des Orientaux et si celle de l’Extraterrestre pouvait être qualifiée de splendide, celle de sa fille Maria illuminait son corps de nacre. Son visage, son teint, le mauve de ses yeux, le chatoiement de ses cheveux donnait à l’enfant une beauté surnaturelle, un charme auquel tous succombaient. La mère et la fille savaient le magnétisme qu’elles dégageaient et se déplaçaient sans hâte, appréciant l’hommage silencieux

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des baigneurs. En regardant la grâce éthérée de Maria et la finesse de sa constitution, Médonje donna raison au Pharaon Kheops qui disait de sa concubine Atlante qu’elle était la plus belle femme de l’Univers et il se félicita d’avoir cloné une telle fée.

Après avoir batifolé dans l’eau et effacé tous les miasmes de leur expédition, le Roi convia ses Conseillers dans les jardins du Château pour un repas sous les étoiles. Pour l’occasion, des dizaines de valets portant la livrée royale, avaient placé des massifs d’orchidées autour des convives et préparé des rôtis apprêtés de différentes épices exotiques. Des musiciens chantaient et dansaient sur des hymnes folkloriques, pendant que les petites princesses jouaient avec de minuscules chiots dont les parents venaient de Chine. Médonje fit le bonheur des enfants de la Cour en faisant apporter quelques lémuriens, dont des diablotins, et deux tortues géantes qui servirent de montures aux tout-petits.

Antiochos, réalisant le charme que dégageaient la jeune Marie et sa mère, demanda à Théla si elle voulait représenter la Commagène lors du triomphe de Pompée à Rome qui aurait lieu l’année suivante.

-Une occasion idéale pour montrer aux Romains qu’ils ne sont pas entourés que de Barbares et que la Commagène fut l’Alliée de Lucullus et de Pompée contre Mithridate du Pont. Vous aurez plus d’un an pour préparer cette Ambassade et la rendre inoubliable. Philippe, toujours partie de la suite de Pompée, estime que le Grand Militaire et ses légions victorieuses, fêtés dans chacune des villes d’Ionie et de Grèce qu’ils traversent, ne retourneront en Italie qu’à la toute fin de cette année et que les préparatifs du triomphe prendront encore une bonne part de l’an prochain. Lucullus leur décrivait régulièrement la situation à Rome. Son argent avait puissamment aidé à l’élection au Consulat de son ex-Lieutenant, Murena, converti au Christianisme d’Antiochos après son passage en Asie. L’autre Consul, Silanus, devait sa nomination à l’éloquence de son beau-frère, l’illustre Caton, et à celle de son ami Cicéron. César, devenu Préteur et aussi Grand Pontife de Rome, grâce à l’argent du Ploutocrate Crassus, terminait la reconstruction du Temple de Jupiter sur le Capitole. Comme aucune guerre ne menaçait plus l’Empire romain, les Prêtres avaient exceptionnellement consulté les Oracles Sibyllins. On dut s’y reprendre à deux fois, de sinistres signes ayant surgi du ciel pendant la première tentative des Prêtres. Mais le

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verdict des Dieux stupéfia les Romains : « Les armées de Rome ne doivent pas pénétrer sur les terres de Pharaon. »

Médonje avouait ne pas croire aux coïncidences :

-Le Grand Pontife César aura été soudoyé par Crassus, qui craint que les légions de Pompée n’envahissent l’Égypte, qu’il aimerait se réserver pour lui-même.

Myryis, parvenu dans les hautes montagnes du Pamir, dans les contreforts de l’Himalaya, disait la joie de ses épouses chinoises de rencontrer de nouveaux Compatriotes.

-Plus de cinq mille ouvriers chinois s’échinent à construire cette Tour de Pierre, commandée par leur Empereur. Les travaux de terrassement presque terminés, ils s’activent maintenant à découper des moellons dans la montagne. L’hiver risque d’être éprouvant pour les travailleurs du chantier et je pense me rendre au Fergana voisin, à la Cour du Khan, pour y passer confortablement la saison froide.

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Chapitre XV Le triomphe de la Commagène (61 avant JC)

-Comment pouvez-vous lire dans les pensées, Divin Médonje? Vous pouvez expliquer cette prouesse de la technologie galactique à l’élève que vous avez formé, et maintenant votre Roi.

Antiochos partageait son petit déjeuner avec son Chancelier, comme il le faisait tous les matins passés au Château.

Médonje se prêta de bonne grâce au désir de son Souverain :

-Premièrement, nos appareils ne perçoivent les champs électriques d’un cerveau qu’à une dizaine de mètres. Et plus nous nous approchons du cortex examiné, meilleure devient la perception des détails infinitésimaux et des variations des champs d’énergie du cerveau étudié. Un appareil reproduit ces champs dans nos propres cerveaux, utilisant la région de nos lobes fronteaux comme d’un écran tridimensionnel. Mais ce ne sont pas des images qui y sont projetées, mais plutôt l’enchevêtrement synaptique dont sont constitués les souvenirs, les connaissances, les sentiments, l’âme d’un individu. Sur nos Vaisseaux-Mondes, les Cyborgs ne portent pas ce genre d’équipements, réservés aux explorateurs, et seulement pour le temps de leurs missions sur des planètes inconnues.

-Ces facultés télépathiques expliquent, bien sûr, notre facilité pour apprendre une langue. De plus, ces données s’archivent immédiatement dans les mémoires quasi-illimitées des systèmes-experts de notre navette spatiale. Si bien que, dans des millénaires d’ici, ces informations pourraient faire revivre un fragment de la conscience des individus que nous avons sondés lors de notre mission sur Terre.

Antiochos, sourcils froncés, semblait prostré dans sa réflexion et hasarda une autre question à son Maître à penser :

-Et ces âmes prisonnières ont-elles conscience de leur état?

Médonje se permit de plonger dans l’esprit de celui qu’il considérait comme un fils :

-Aucunement, Majesté! Nous ne conservons pas ces données dans des cristaux où ces consciences revivraient éternellement le même instant. C’est

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le cerveau de celui qui consulte ces informations, conservées en langage-machine, qui possède la conscience, sauf qu’il peut accéder à de nouveaux souvenirs, certains vieux de plusieurs siècles, voire millénaires.

Antiochos mastiqua ses dattes plus longtemps que de coutume et se mordit la langue tellement sa concentration l’avait absorbé.

-Par tous les Dieux, mes Aïeux! Ça fait mal!

La blessure, bénigne guérirait en quelques jours, mais suffit pour couper l’appétit d’Antiochos, qui se résolut à demander au Huulu s’il pouvait consulter lui-même cette collection d’âmes synthétiques. Médonje déçut et soulagea en même temps Antiochos par sa réponse, qu’il n’existait sur Terre que cinq appareils permettant de le faire, tous greffés dans les cerveaux des cinq Cyborgs.

-Ces mécanismes nous permettent de projeter, grossièrement, certaines de nos pensées, mais pas de relayer des âmes archivées à votre cerveau, Sire.

-Permettez que je vous donne des nouvelles de Pyréis qui a abordé au Sri Lanka. Le Prince Tazim a reçu avec enthousiasme notre Ambassade et la cargaison d’instruments d’acier de nos cinq vaisseaux. Tazim estime qu’il doublera sa production minière et qu’il mettra en valeur beaucoup plus rapidement les terres agricoles très fertiles dans le sud de son Île, et qu’il lui faut ravir constamment à une jungle impénétrable et omniprésente. Nos navires ramèneront, en plus d’une quantité de poivre jamais vue en Occident, des troncs de bois durs exotiques, une vingtaine de tigres, des éléphants, et deux oiseaux-rocs, capturés par nos équipages sur une île très isolée de la grande Mer du Sud. Nos marins ont déjà collecté plusieurs tonnes d’ambre, de corail, de nacre, et une substantielle récolte de noix de l’arbre de fer de Madagascar.

-Des éléphants sur des vaisseaux de haute mer, pour un voyage de plusieurs mois sans escale! Est-ce bien sage?

Médonje rassura le Monarque :

-On les conservera avec leurs cornacs sur le navire de Pyréis qui pourra facilement endormir les pachydermes s’ils devenaient turbulents, pendant

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une forte houle, par exemple. Autrement, vous connaissez la docilité et l’intelligence de ces grands animaux.

-Pyréis ne désire demeurer qu’un mois dans l’Île aux Épices et faire halte à quelques ports des Indes, puis remonter la côte d’Arabie. Son épouse Gilia, originaire de Trivandrum, Capitale d’un des Royaumes dravidiens, désire visiter sa ville natale et Pyréis en profitera pour y conduire en même temps une Ambassade du Sri Lanka proposant la paix aux Dravidiens, leurs ennemis de toujours.

-Depuis le retour de notre Initié Lucullus à Rome, nous y disposions avec l’Évêque de la Cité de deux antennes. Voici qu’un troisième porteur de cristal, notre dévoué Philippe, y séjourne pour plus d’un an. Tous les ragots de la République parviennent à mes oreilles. Quand Pompée mit le pied en Italie, au sommet de sa gloire et de sa puissance, à la tête de légions acquises et disciplinées, il aurait pu s’emparer du Pouvoir. Mais deux choses l’avaient retenu. Le Grand Pompée, soucieux de sa renommée, ne voulait pas être maudit par la postérité comme un autre tyran sanguinaire, comme Marius et Sylla. Et il avait aussi médité sur les condamnations récentes de Citoyens réputés, exécutés par le Consul Cicéron pour avoir comploté contre la République.

-Aussi, Pompée dissout-il ses légions quand il mit pied en Italie et Crassus, qui avait, par prévention, fui Rome dans une de ses propriétés, revint accueillir le héros à Rome. César prit prétexte d’une frasque de l’infâme Clodius pour répudier son épouse, qui affichait ouvertement des sentiments anti-Pompée et qui ne connaissait que trop les secrets des relations politiques inavouables de son mari bien plus qu’elle ne menaçait son honneur. Puis César jugea prudent de s’éloigner de Rome, cette République qui avait failli l’identifier comme un des conjurés exécutés et où Pompée s’apprêtait à atterrir avec son armée victorieuse. Aussi, le Préteur César se fit-il accorder par le Sénat, et grâce à l’argent de Crassus, un mandat comme Propréteur d’Espagne et de Lusitanie, ainsi qu’une légion recrutée et équipée par Crassus et ses sbires.

Médonje causa une surprise à Antiochos en lui annonçant qu’il préparait une excursion de quelques jours à Rome, pour assister aux Triomphes de Pompée :

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-Nous pourrions, vous, Sire et votre humble serviteur, y atterrir de nuit, dans la propriété que Philippe fait ériger à grands frais en plein cœur de Rome. Nous parcourions Rome, incognitos, et pourrions assister au défilé de Théla et de Pompée, et participer aux festivités. Et puis, vous devez visiter notre Communauté chrétienne de Rome, la plus importante après celle d’Antioche et d’Alexandrie.

Au début mai, la flotte commandée par Pyréis s’ancra en rade d’Aden, principal port de la côte d’Arabie, repaire de pirates écumant l’Afrique aussi loin que l’Île aux Esclaves 18et plaque tournante de l’esclavage, surtout des nègres. Pyréis fit tirer une salve de dix boulets sur la plage devant la ville pour annoncer ses intentions provisoirement pacifiques et obtenir l’oreille attentive des envoyés du Cheik. Il échangea avec les Arabes une cargaison de verre soufflé, de savons et de parfums contre de l’encens, de la myrrhe et du baume de qualité supérieure à celui produit à Jéricho par les Juifs. Il laissa savoir que ses navires reviendraient deux fois l’an, à l’aller et au retour des Indes, et qu’il espérait toujours trouver les habitants d’Aden dans d’aussi bonnes dispositions.

Milieu juin, la flotte déchargeait ses précieuses cargaisons à Suez, à l’émerveillement des Égyptiens. Callimandre, l’armateur d’Alexandrie, roucoulait entre le Gouverneur du Sinaï et le Vice-Roi du Delta et se frottait les mains d’aise. En moins d’une semaine, la caravane avait atteint Péluse sur la Méditerranée, où les attendaient Théla et Marie, mais aussi la Grande Prêtresse Maria, embarquées sur la flotte de Commagène construite à Issus et se dirigeant vers le port de Rome avec tous les présents que la Commagène offrait au Grand Pompée. Pyréis et son épouse se joignirent à cette joyeuse et soyeuse croisière jusqu’à Ostie qui réquisitionnait huit vaisseaux d’Antiochos et autant affrétés par leurs partenaires commerciaux d’Alexandrie.

De mémoire d’Italien, jamais sur les quais de l’actif port d’Ostie n’avait-on aperçu plus riches arrivages. Lucullus avait accueilli en personne les Huulus et leurs suites considérables, réparties sur leurs cinq navires battant pavillon de Commagène, un scorpion doré sur fonds bleu. On laissa aux Capitaines le soin de remettre leurs cargos aux marchands à qui Lucullus avait déjà vendu les cargaisons. À Pompée, les Huulus firent livrer plusieurs tonnes de Commagenum, cet onguent médicinal fameux, destiné aux Légions romaines. 18 Zanzibar

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Les quatre cents personnes participant à l’Ambassade de Commagène furent dirigées sur un des grands domaines qu’avait achetés Lucullus en banlieue de Rome. Mais Pyréis, Théla et sa fille Marie se rendirent à la somptueuse villa que le Roi Philippe d’Antioche avait fait ériger à Rome même. Dès son arrivée en Italie en compagnie de Pompée, Philippe s’était rendu à Rome et avait acquis tout un quartier de la Capitale. Crassus, qui possédait quelques-uns des immeubles, avait consenti à les céder à un prix raisonnable quand il sut que l’acheteur était ce Roi de Syrie protégé de Pompée depuis dix ans.

Pour conforter Crassus dans cette méprise, Philippe nomma sa nouvelle propriété ‘Les jardins de Démétrios’, du nom de son cousin de la branche ennemie, cet infatué que les Arabes avaient égorgé avec plaisir l’année précédente. Philippe avait largement dédommagé les anciens propriétaires des lieux, situés au pied de la colline du Vatican, mais aussi les anciens locataires, leur offrant même de nouvelles habitations, plus modernes. Puis il avait fait raser le tout, transporter une montagne de terre noire, planter des arbres et des bosquets, et construire un petit palais de marbre entouré d’une double rangée de colonnes de gypse torsadées. Un mur, haut et solide, encerclait la propriété, sauf sur un coté, clôturé par un ouvrage en fer forgé, une excentricité orientale aux yeux des Romains, mais qui leur permettait de jeter un coup d’œil appréciateur sur les jardins de Démétrios.

Philippe leur fit les honneurs des lieux. Il y avait, devant la somptueuse demeure, aux allures de temple grec, un vaste étang où flottaient des nénuphars et nageaient des carpes, alimenté par une cascade artificielle qui traversait un parc. La jeune Marie s’approcha des canards et délogea d’un bosquet un couple de faisans. Les jardiniers avaient fleuri d’imposantes statues, originaux grecs ou copies exécutées de main de maître, et déjà les oiseaux habitaient la forêt recréée par les hommes. Philippe leur confia, hilare :

-Les Romains m’ont surnommé Barypos19, après m’avoir vu botter le cul de quelques fripouilles qui avaient tenté de me voler.

Pyréis, Théla, Marie et la Grande Prêtresse Maria s’installèrent dans des appartements meublés avec raffinement, ornés de fresques joyeuses rappelant le style des Atlantes. D’énormes vases de Chine où s’enroulaient des dragons multicolores, une profusion de porcelaines et de soieries, des 19 Au pied lourd

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tapis et tapisseries de grand prix, tout évoquait l’Orient. Philippe leur avoua avoir, suivant en cela leurs recommandations, dépensé sans limite, mais en négociant chaque achat à sa juste valeur.

-Et comme j’ai dû faire effectuer les travaux de nuit comme de jour, pour que tout soit prêt pour votre visite, la facture, comme les poissons de mon cousin Séleukos Kybiosaktès, est très salée.

Pyréis apaisa la conscience de son Initié :

-Cette année, seize vaisseaux ont porté à Ostie les cargaisons d’Orient, propriétés de notre Divin Antiochos, provenant des routes de la soie, de la route de l’encens, de celle des épices, de la grande Mer du Sud et de l’Afrique. Nous avons rapporté du Sri Lanka plus de trois cent tonnes de poivre et le profit que nous tirons de ce seul produit cette année suffirait à payer cent palais comme celui-ci.

Philippe, qui avait pris part à la première expédition dans l’Île de Lanka, interrogea Gilia et Pyréis sur leur voyage et sur l’état du fabuleux Royaume insulaire. Il se fit présenter à une dizaine de Cinghalais qui constituaient la première Ambassade de ce Royaume à Rome et put pratiquer cette langue qu’il ne parlait habituellement qu’avec Gilia, l’épouse dravidienne de Pyréis. La double mission des Ambassadeurs du Sri Lanka consistait à remettre au Sénat une merveilleuse couronne sertie de joyaux et un message de leur Empereur qui tenait en une phrase : « Puisse Rome aider la Commagène à constituer une Route maritime entre nos Empires. »

À la fin septembre, deux jours avant l’entrée triomphale de Pompée dans la ville éternelle, les invités de Philippe trouvèrent à leur réveil le Roi des Rois Antiochos et son Chancelier Médonje attablés devant une profusion de gâteaux et de fruits frais. Sous une bâche, la préservant des regards, au milieu d’un bosquet particulièrement touffu, reposait la navette spatiale des Extraterrestres. Antiochos embrassa son ami d’enfance :

-Philippe Barypos! Les Romains t’auraient plutôt surnommé ‘varicus’ 20 que ça ne m’étonnerait pas. Nous apportons, pour garnir les festivités, une tonne de fraises, une autre de cerises et deux de caviar frais, le meilleur, celui de la Mer Caspienne dont raffole le Grand Pompée.

20 ‘qui écarte les jambes’ , prononcer baricus

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Les deux nouveaux arrivants portaient de sobres vêtements de cuir, semblables à ceux de leurs Capitaines et de belles capes de lin rouges.

-N’ébruitez pas notre présence à Rome. Médonje et moi n’y passerons que trois jours, mêlés à l’immense foule, pour mieux connaître l’âme des Latins. Nous dormirons toutes les nuits dans la navette où les lits, immatériels, offrent un confort divin. Et si on vous pose la question, nous sommes le Comte de Karkemish et son fils, Ali Baba.

Le 28 septembre eût lieu le Triomphe de Pompée sur les Pirates et le lendemain un second Triomphe pour ses victoires en Orient contre les Basileus du Pont et d’Arménie. D’interminables défilés, des légionnaires victorieux, des dépouilles, du butin, des captifs, des chars allégoriques, traversèrent la Capitale de l’Occident jusqu’au Temple de Jupiter. Les somptueux défilés et les banquets fastueux offerts au Peuple par Pompée drainèrent les populations des villes et des campagnes voisines, faisant passer temporairement la population de la Capitale de un à deux millions d’habitants.

La Commagène s’illustra particulièrement lors du deuxième Triomphe et fit grande impression sur les foules agglutinées au passage de la longue procession. D’abord venaient les Vétérans de Pompée, puis deux cents captifs prestigieux, portant des chaînes d’or et d’argent, Aristobule ex-Roi des Juifs, son épouse, deux de ses filles et son plus jeune fils Antigone-Mattathias21, ainsi que trois des filles et deux des fils du Basileus du Pont. Tigrane le Jeune, le fils aîné du Basileus d’Arménie, fut précipité du haut de la Roche Tarpéienne. Ce fut le seul à périr parmi les prisonniers de renom et son royal cadavre se mêla à ceux des pirates exécutés la veille.

Puis défilèrent les trésors saisis aux vaincus, idoles, statues, parements de marbre des palais, bijoux, meubles, couronnes, et des dizaines de chariots de pièces d’or et d’argent. Ensuite, les Alliés de Rome présentèrent leurs cavaleries, leurs archers et leurs frondeurs. Le dernier de ces Alliés à paraître dans la longue procession, la Commagène, le fit avec éclat. Quatre éléphants tenant deux immenses pancartes ‘La Commagène’ et ‘Amie de Rome’, précédaient trois mille Acolytes, des Chrétiens de Rome portant soutanes et chapelets et balançant des encensoirs dégageant des volutes se répandant sur la foule. Les fidèles de la Nouvelle Alliance chantaient, en latin, des

21 Dont la vie inspira les auteurs du Nouveau-Testament qui en firent Jésus-Christ.

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psaumes de leur Évangile : « Nous sommes tous frères! Aimons-nous les uns les autres! »

Puis parut, dans toute sa gloire d’antan, la Prophétesse Martha, sur une litière dorée soutenue par vingt costauds portant l’uniforme des soldats de Marius. Resplendissante dans son costume de soie pourpre, la Prophétesse bénissait les Romains de son bâton enrubanné muni de grelots d’argent. Tous les Citoyens de plus de cinquante ans, et particulièrement les Vétérans de Marius, furent estomaqués de voir Martha encore plus belle que dans leurs souvenirs, vieux de quarante ans et d’entendre sa voix, perçante, à l’accent syrien proclamer l’arrivée des Dieux en Commagène ou s’adresser directement à l’un d’eux : «Salvé Marcus, ça boume? » ou « Sylvius où est ton frère jumeau? »

Cette vision de la Prophétesse Martha, mascotte des Légions qui avaient jadis vaincu les Cimbres et les Teutons, sortie tout droit des Enfers, rajeunie et embellie, sema un vent de magie chez les spectateurs. Parurent ensuite une cinquantaine de guerrières Amazones, enveloppées de peaux de lions, et suivies par deux solides cages d’acier renfermant chacune un oiseau-roc de la Mer du Sud. Ces volatiles, hauts de douze pieds, aux becs capables de sectionner un homme émettaient des cris métalliques à glacer d’effroi les plus courageux. Puis seize hommes portaient à bout de bras au-dessus de leurs têtes une carapace énorme d’une tortue terrestre de Madagascar.

Deux cent minuscules chiens, tenus en laisse par les jeunes fils et fillettes de la Cour de Samosate, chavirèrent tous les cœurs, surtout ceux des enfants, émerveillés par les bêtes lilliputiennes. Debout sur un chariot allégorique où il incarnait Hercule, Pyréis exposait son large torse et sa carrure athlétique, il tenait par le cou un immense dragon vivant, en fait un gros varan, provenant de Chine et pensionnaire habituel de la ménagerie de Samosate. De temps en temps, le Cyborg ordonnait au lézard d’émettre un sifflement à glacer le sang, mais devait veiller à ne pas relâcher son emprise sur la bête, carnivore, qui pesait plus de mille livres.

Derrière Pyréis, une centaine de cages de fauves, ours, lions, tigres, panthères, qui, énervés par la foule, rugissaient de colère. Une dizaine d’éléphants d’où des Prêtresses de Nymphée faisaient pleuvoir des pétales de rose et de lys, marchaient devant une estrade dorée, tractée par des chevaux géants, où trônait la Divine Théla, vêtue de voiles diaphanes et de rangées de perles. Au-dessus d’elle flottait sa fille Maria, habillée d’un court

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pagne immaculé et de sa longue chevelure rousse semblant animée par un vent pourtant imperceptible. De ses bras, la jeune fille agitait deux longues ailes de plumes blanches et entre ses seins naissant pendait l’émeraude globulaire du Pharaon Kheops, l’amant de la femme dont elle était le clone. Derrière les deux femmes, véritables Déesses vivantes, des volières d’osier laissaient admirer des oiseaux-lyre et des oiseaux du Paradis.

Autour de leur estrade, la chorale de Samosate chantait le bonheur de vivre en Commagène. Des chargements de fruits, de légumes, de céréales, d’acier, de verre, de soie, d’épices, d’aromates et de parfums, et aussi des modèles réduits de moulins à vent et à eau, de norias, de voiliers, se succédèrent, illustrant l’apport de la Commagène au commerce international. Puis vint l’Ambassade du Sri Lanka présentant une couronne offerte au Peuple de Rome et une pancarte, tenue par Gilia, remerciant la Commagène pour avoir ouvert deux routes maritimes reliant l’Île aux Épices à Rome. Une délégation de Mandarins chinois, et une autre de l’Empire des Parthes répétaient le même remerciement.

Dans une musique endiablée, soixante danseuses du ventre s’agitaient et se déhanchaient devant le carrosse du Roi de Syrie, Philippe Barypos, coiffé de sa couronne et tenant par la taille deux magnifiques bayadères à l’opulente poitrine dénudée. Un détachement de cent Huns de la garde personnelle d’Antiochos, en armures d’écailles laquées rouges marchait au pas devant le carrosse d’Antiochos, vide, mais qui présentait la couronne et le sceptre de Commagène. Alors, Antiochos et Médonje sortirent de la foule et prirent place dans le carrosse du Roi. « Maintenant que nous avons vu la parade, regardons la foule. »

Derrière le carrosse d’Antiochos, ses deux cents Sujets d’origine italienne, venus témoigner leur attachement à ce Roi qui les avait sauvés de la vindicte des armées du Pont, reconnurent le Monarque et lui firent une ovation monstre. Peu après, paraissait le Grand Pompée lui-même couronné de lauriers, et portant fièrement la cape d’Alexandre le Conquérant. Et pendant qu’un esclave soufflait à l’oreille du triomphateur ‘tu es mortel, reste humble’, Pompée songeait qu’il avait éclipsé les accomplissements d’Alexandre. En vérité, Pompée demeura le seul Romain à triompher pour ses victoires sur trois continents, en Europe, en Afrique, et maintenant en Asie.

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Théla tenta de réconforter l’ex-Roi des Juifs, Aristobule, maintenant perpétuellement enchaîné, qui avait jadis démontré tolérance et bonnes dispositions envers les Disciples de la Nouvelle Alliance en Judée. Antiochos obtint de Pompée la garde et l’éducation du jeune fils de quatorze ans du Grand Prêtre de Jérusalem prisonnier des Romains.

-Le Prince Antigone-Mattathias fréquentera nos Académies d’Antioche et de Tarse où nos Sujets juifs accueilleront avec respect ce descendant du Roi David. Et cette bonne action, Noble Pompée, vous méritera la considération des Dieux et vous conservera la faveur de Mithra.

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Chapitre XVI L’ancêtre de Lucien de Samosate (60 avant JC)

Se servant d’une plume d’oie et d’encre de Chine22, le Roi de Commagène griffonnait des notes sur un parchemin. Assis devant la console principale de la navette spatiale, reposant dans son hangar sur le toit de la Tour Carrée, Antiochos écoutait les conversations que Médonje, Théla et Pyréis avaient enregistrées pendant leur séjour à Rome. Après les triomphes de Pompée, Antiochos avait rencontré la Noblesse et l’Intelligentsia de Rome, d’abord devant le Capitole, en pleine apothéose, et puis le lendemain, dans les pavillons de marbre des jardins de Démétrios au Vatican.

Accompagnés des Proconsuls Rex et Lucullus, convertis au Christianisme d’Antiochos, les deux Consuls en exercice, Afranius et Celer, se présentèrent au banquet organisé par la Commagène. Afranius, qui avait combattu en Asie sous Lucullus puis sous Pompée, connaissait, pour les avoir éprouvés, la magie et la sagesse des Sorciers de Commagène et leur vouait un infini respect, teinté de superstition. Son collègue, Q. Caecilius Metellus Celer donnait le bras à sa scandaleuse et richissime épouse, Clodia, qui goûtait indifféremment aux plaisirs des deux sexes. Clodia, qui possédait aussi des talents d’horticultrice, avait fait une autre scène de ménage à son mari Consul pour qu’elle l’accompagne aux Jardins de Démétrios.

Clodia y avait bien sûr convié son infâme frère, Clodius, l’ex-beau-frère, détesté, de Lucullus. Ce même Clodius qui avait été emprisonné par les pirates et ensuite par Antiochos qui avait calciné une de ses légions. Clodia ne voulait pas tellement de la présence de son polisson de frère, mais surtout, elle espérait celle de son épouse Fulvia, la plus riche des Matrones de Rome, et avec qui Clodia rivalisait dans le lucre et l’excès. Lucullus ne prêtait aucune attention à Clodius, tout comme la moitié des invités qui s’éclipsaient poliment à son approche. Antiochos repassa l’enregistrement que l’œil cybernétique de Médonje avait filmé de sa rencontre avec les deux Romains associés avec la Commagène pour créer la flotte basée à Suez.

Médonje avait prié Lucullus de le suivre dans un pavillon à l’écart de la foule des invités, pour y rencontrer leur partenaire commercial dans cette mirifique entreprise de la Mer Rouge. Avant d’entrer, le Chancelier rappela à son Initié que l’heure était à la réconciliation et il écarta les rideaux pour laisser passer le Proconsul. Dans la pièce les attendait le Grand Pompée, dont le visage devint cramoisi lorsqu’il aperçut celui qu’il avait le plus 22 j’ai appris à écrire avec une plume d’oie et de l’encre de Chine, il y a bien longtemps. (Note de l’Auteur)

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combattu, hors des champs de bataille. Pompée se leva, s’apprêtant à quitter le pavillon. Mais Médonje lui remit une lettre de change :

-Voici deux cent millions de sesterces, cher Associé, et autant pour vous Lucullus. Je vous prie, Messieurs, de taire vos querelles passées et de constater combien profitable peut devenir notre alliance. Vous devez penser à l’Empire et non pas vous entredéchirer en vaines querelles. Rappelez-vous, et nous ne le répéterons jamais assez : nous sommes tous frères.

Pendant dix minutes, les frères d’armes ennemis mirent de côté leur vindicte mutuelle pour discuter de la situation égyptienne et de la construction de nouveaux vaisseaux à Suez. Puis Médonje tendit la main, paume ouverte :

-Puissent les deux plus grands rejetons de la République s’unir pour la sauvegarde de leur Patrie et la prospérité de nos Royaumes.

Les deux Proconsuls placèrent leurs mains dans celles de l’Extraterrestre qui ajouta :

-Et puisse Mithra continuer à vous remettre son élixir de longue vie!

Les deux Romains sursautèrent en apprenant qu’ils bénéficiaient tous deux du traitement réservé à l’Empereur de Chine et à quelques rarissimes élus de Commagène. Voyant la puérilité de leur conflit d’orgueil, Pompée et Lucullus se sourirent et se donnèrent une franche poignée de main.

Antiochos fut tiré de sa concentration par le bruit d’une gorge qu’on éclaircit. Derrière le Roi, se tenait, l’air penaud, le Conservateur de la Bibliothèque Royale, qui avait pénétré sans être vu dans la navette spatiale pour y trouver le Roi, figé devant des miroirs magiques où se déroulaient des scènes incompréhensibles. Antiochos apostropha son Acolyte :

-Lucien! Vous ne connaissez pas l’interdit de pénétrer en ces lieux? Mes gardes vous ont laissé passer? Sortons d’ici et allons voir Médonje.

Le Chancelier écouta le péché de son Acolyte et commenta :

-Sire, c’est moi le fautif, je vous ai laissé seul dans notre navire spatial sans m’assurer d’en bien fermer l’accès. Et j’ai ordonné aux gardiens de porter

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quelques spécimens dans mes appartements. Lucien a pu entrer dans le Saint des Saints sans aucun obstacle. 

Puis le Cyborg se tourna vers le Bibliothécaire royal :

-Lucien, j’ai connu votre grand-père du même nom, le scribe public de Samosate, à l’époque de notre arrivée en Commagène. Et aussi votre père, loyal et cultivé, comme vous d’ailleurs dont nous n’avons qu’à nous féliciter. Mais vous devez faire un serment solennel, devant votre Roi et Dieu, de ne jamais divulguer à quiconque ce que vous avez vu en haut de la Tour Carrée. Il y a des secrets que les Dieux ne partagent qu’avec les rois. Médonje sentit que Lucien n’osait pas prendre la parole et le convia à le faire :

-Majesté, nous venons de recevoir de Rome la nouvelle édition de ‘l’Esprit des Lois’ de Cicéron. Et sachant votre hâte de le lire, je m’empressais de vous l’apporter.

Antiochos remercia son dévoué Acolyte et, avec l’assentiment de son Chancelier, lui conféra le titre d’Initié, ainsi que tous les avantages, et les devoirs de réserve qu’il entraînait.

Antiochos ne put reprendre sa consultation des archives des Extraterrestres que la semaine suivante. La scène qui retint son attention représentait le repas qui réunissait Cicéron, Caton, Philippe de Syrie, Antiochos et Médonje, dans ce même pavillon où Pompée et Lucullus s’étaient réconciliés. Philippe menait la discussion, qui touchait à l’éthique naturelle et aux valeurs républicaines.

-Comme la civilisation ne peut s’édifier dans la jungle de l’anarchie ou le chaos des guerres, l’ordre social doit s’établir et se maintenir avant même de songer à améliorer le sort des Peuples. Et Rome demeure la seule Puissance à pouvoir remplir ce rôle. Mais la République reste très fragile et à la merci d’un coup d’État ou d’un Tyran. La Commagène appuie sans réserve l’action des Républicains et leurs dénonciations des dangers encourus à remettre trop de pouvoirs entre les mains d’un seul homme.

Médonje poursuivait :

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-Oui, Rome doit apporter l’Ordre et même les bienfaits de la Civilisation gréco-romaine à des Royaumes perclus par l’Obscurantisme le plus obtus, des rites de mutilations, des punitions indignes de l’Humanité et même des sacrifices humains. 

Le Chancelier évoqua l’Histoire des Assyriens.

-Un Peuple qui avait conquis le Monde par la terreur et la monstruosité des supplices que ses armées faisaient subir aux vaincus. Aujourd’hui leur nom reste maudit sur toutes les lèvres et leurs fresques à la gloire de leurs forfaits ont été martelées par les Paysans.

Médonje parla de l’abysse près de Karkemish, où blanchissaient les ossements de générations de victimes, démontrant l’antiquité des royaumes barbares. Mais Caton l’interrompit :

-À Athènes, on précipite encore des condamnés à mort dans un gouffre voisin, le Barathrum. Les Grecs ne sont tout de même pas des Barbares?

On convint que l’Homme demeurait plus près de la Bête que de l’Ange et qu’il y avait place pour un immense progrès éthique chez le genre humain. « Ainsi qu’à l’intérieur de la République d’ailleurs. »

Antiochos vit et entendit sa propre image, telle que l’œil de Médonje l’avait archivée :

-Notre Église de Rome dispose de nombreux scribes et copistes qui travaillent aussi dans notre maison d’édition. Grâce à nos colombiers, nous pouvons diffuser rapidement un mot d’ordre du Parti Républicain. Et en nous servant d’encre de Chine, nous pouvons imprimer des milliers de pamphlets en un temps record. Toutes ces ressources, notre or et l’appui de puissants Citoyens convertis à notre Culte messianique, et vous seriez surpris de connaître leurs identités, demeureront à la disposition de votre Parti Républicain.

Antiochos interrompit son visionnement des archives Huulus. Des larmes coulaient sur les joues du Monarque. Médonje percevait la cause de son trouble et tenta de calmer son Roi :

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-Sire, un jour, l’Humanité disposera de toutes ces merveilles technologiques. Nous savons tous deux la longueur du chemin qu’il lui faudra parcourir. Mais nous ne pouvons remettre nos connaissances dans des mains immatures. Il faut d’abord que règne l’Ordre social, puis remplacer la Barbarie par une Éthique évoluée. Et seulement ensuite pourra-t-on inaugurer une Route des Connaissances et une Route des Étoiles. Mais je crains fort de ne jamais voir ces étapes, dussions-nous vivre encore mille ans.

-Opys suggère au Roi et à son vieux Chancelier de prendre des vacances loin du Pouvoir. Théla nous propose d’explorer une rivière aurifère située sur une île aux Antipodes de notre position, une terre où aucun homme n’a jamais posé pied, ni même un Huulu de notre équipe. Allons y passer dix jours à la belle étoile, avec votre épouse, la Reine Isias, et ma tendre amie, la Grande Prêtresse Maria. Le soleil de l’été austral et deux semaines de beau temps prévisibles, nous permettront d’aborder les problèmes du Monde à tête reposée.

Médonje utilisa leur télescope orbital pour glaner le plus d’informations sur l’île où ils se proposaient d’atterrir. Il y détecta des formes de vie monstrueuses, semblables aux habitants des jungles insulaires déjà rencontrés dans les Mers du Sud et aux Îles Fortunées. Aussi s’entourèrent-ils d’une garde composée de deux guerrières Amazones et du Capitaine du régiment des Huns. Le Huulu choisit de s’adjoindre leur nouvel Initié, Lucien de Samosate, afin d’établir un compte-rendu des vacances royales et d’utiliser les talents de dessinateur du bibliothécaire pour illustrer ces moments de détente. Dans la navette spatiale, le Hun et les Amazones, qui avaient déjà participé à certaines des excursions de Pyréis et de Théla, ne paraissaient pas outre mesure paniqués par l’expérience. Mais Lucien, crispé à son siège, évitait de cligner des paupières, pour ne rien manquer du spectacle de la planète Terre, de ses océans et de ses continents qui défilaient sous ses yeux. Ce jour là, Lucien comprit que la puissance des cinq Grands Prêtres de Commagène ne reposait pas sur la magie de Babylone ou de Chine, mais sur des forces extraterrestres. Et qu’ils étaient vraiment des envoyés du Ciel.

Lucien, les jambes flageolantes, sortit le dernier de la navette et se retourna pour étudier l’appareil, le char des Dieux, qui semblait construit de mercure mordoré. Quand il sortit de sa contemplation, les autres passagers avaient enlevé leurs sandales et pataugeaient dans le ressac de la marée descendante.

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À leur gauche comme à leur droite, une plage dorée s’étendait, infinie, étroite bande assaillie à la fois par la Mer et par la végétation. Devant eux, une large rivière sinuait jusqu’au pied des montagnes qui s’élevaient à quelques kilomètres de la côte.

Antiochos découvrit dans le lit caillouteux de la rivière une pépite d’or, en fait de l’électrum, et il reprocha avec un grand sourire à son Chancelier de lui avoir laissé gagner ce premier trophée. Le Cyborg avait indiqué à ses compagnons de se tenir éloignés des hautes herbes de la berge :

-Je crois qu’il y a des oiseaux-rocs sur cette île. Restons sur notre garde.

Lucien demanda des précisions à Médonje sur ce qu’il entendait par oiseau-roc et jeta des regards effrayés vers le ciel. Médonje essaya de rassurer le Bibliothécaire royal :

-Ce sont de gros oiseaux, certes mais nous portons des cottes de mailles et ces bêtes ne possèdent que de courtes ailes ne leur permettant pas de voler.

Le visage de Lucien devint mauve et il pointa le bras vers le ciel, en laissant passer un pitoyable croassement à travers ses mâchoires crispées. Seul le réflexe de Médonje le sauva de graves blessures. L’Extraterrestre, mu par une intuition et une longue expérience, déclencha son système antigravitation et exécuta un saut prodigieux d’une dizaine de mètres. Ce faisant, Médonje ressentit un impact violent contre sa jambe droite qui lui arracha sa jambière de feutre et le fit virevolter trois ou quatre fois sur lui-même.

Quand il parvint à se stabiliser, une scène surréaliste s’offrit au yeux de l’explorateur galactique. Entre les jambes de Lucien, assis dans l’eau peu profonde de la rivière, un aigle d’une envergure de quatre mètres battait frénétiquement ses ailes, provoquant de grandes éclaboussures d’eau et de sang. Lucien s’agrippait désespérément au cou de l’animal, ne réalisant pas que celui-ci avait déjà été tranché du reste du volatile géant par l’épée du Capitaine de la Garde. Plus loin, un autre aigle presque aussi imposant que le premier gisait agonisant dans la rivière, embroché par l’épée d’Antiochos et percé par deux traits d’acier des arbalétrières Amazones. Derrière le Roi, son épouse et la Grande Prêtresse se tenaient mutuellement dans les bras et semblaient terrifiées mais indemnes.

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Médonje descendit jusqu’à Lucien et l’examina, palpant ses jambes rougies par le sang de l’aigle qui coulait toujours du corps de l’animal. Ils durent forcer Lucien à lâcher prise et à remettre la tête de l’aigle à Antiochos. La belle tunique du Bibliothécaire pendait en lambeaux mais il ne portait aucune trace de blessure et il reprit progressivement l’usage de la parole. Médonje portait à la cuisse une longue éraflure, très superficielle, mais son épaisse botte de feutre avait été découpée en deux par des griffes monstrueuses qui faisaient de ces aigles géants de redoutables prédateurs. La femelle qui avait attaqué Médonje et s’était abattue aux pieds de Lucien pesait plus de soixante livres et son mâle environ cinquante.

Ils allèrent déposer les oiseaux dans le placard des échantillons biologiques de la navette, en surveillant constamment le ciel et les berges de la rivière. Puis Médonje suggéra que l’on fasse le lendemain une nouvelle cueillette de pépites,

-Sans danger, maintenant que nous connaissons l’existence de tels aigles. De plus, il nous faut retrouver leur nid et rapporter à Samosate les rejetons de ce couple. Imaginez, Sire, ce qu’accompliraient de tels aigles, apprivoisés, lors des chasses royales!

Lucien semblait plongé dans un univers intérieur et tentait vainement de comprendre :

-Monseigneur, comment pouvez-vous découvrir un nid dans toute cette forêt et ces montagnes escarpées, surtout un nid d’aigle, qui doit se trouver sur un sommet inaccessible.

Bon prince, Médonje lui expliqua :

-Notre satellite a enregistré l’agression des aigles. Je n’ai qu’à regarder d’où ils se sont envolés. Et c’est ce que je viens de faire, tout en vous parlant, cher Initié. Quant à l’inaccessibilité, elle ne tient pas devant un des Grands Prêtres de Commagène.

Sur ces derniers mots, le Cyborg quitta le sol, recommanda à Antiochos de demeurer près de la navette pendant sa courte absence et flotta à grande vitesse vers la canopée.

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Vingt minutes plus tard Médonje rapportait avec lui trois œufs, sur le point d’éclore, et qu’il déposa sous un champs de stase afin de les conserver intacts jusqu’à Samosate.

-Pyréis se chargera de contacter le meilleur de vos fauconniers pour élever les aiglons.

Ils passèrent les deux jours suivants à la chasse aux oiseaux, devant veiller à ne pas devenir eux-mêmes les proies des volatiles. Ils devaient se méfier non seulement des aigles géants qui régnaient sur cette île mais aussi d’oiseaux semblables à des autruches de cinq cents livres, dépourvus d’ailes mais dotés de griffes démesurées et qu’ils nommèrent l’oiseau-baleine23.

La forêt vierge de cette île perdue sur la Mer Australe regorgeait d’oiseaux inconnus des hommes, dont une douzaine d’espèces d’oiseaux terrestres, lourds et imposants, certains se regroupant en troupeaux, comme des ruminants. Mais les voyageurs chassaient, à la demande de la Reine Isias et de Maria, des volatiles possédant de magnifiques plumages, encore plus beaux que ceux de l’oiseau-lyre, et qu’ils nommèrent des oiseaux du Paradis. Isias et Maria, mais aussi les deux guerrières Amazones, se partagèrent les plumes avec un ravissement indicible et les hommes de leur petit groupe se prêtèrent de bonne grâce à cette nouvelle activité. À plusieurs reprises, ils surprirent des aigles géants déchiquetant les restes des plus gros parmi les oiseaux terrestres, ce qui ravivait l’inquiétude des voyageurs qui utilisaient de larges parasols pour se prémunir contre de telles attaques.

Médonje profitait de toutes les occasions pour glaner des œufs dans les nids et des pousses de certaines plantes inconnues, des noix, des fruits, des fleurs et même des insectes, qui atteignaient une taille impensable. La nuit, le ciel austral offrait un spectacle féerique, avec la Voix Lactée étalée, dans toute sa splendeur. Assis les pieds dans le sable fin, devant un feu crépitant, Médonje racontait des légendes de Mondes lointains qu’il avait connus et maintenant à jamais inaccessibles. Ils se baignèrent, ramassèrent des coquillages colorés, goûtèrent à des fruits succulents, humèrent des parfums suaves, rirent et firent la fête pendant quatre jours. Mais l’estafilade que Médonje avait subie à la cuisse s’était infectée et cela hâta leur retour en Commagène.

Dans la Tour Carrée, Opys et Antiochos embrassèrent Médonje, cloué au lit, en proie à une vilaine fièvre. Le médecin avait constaté une défaillance 23 Le Moa, exterminé par les Maoris de Nouvelle-Zélande.

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grave des implants assurant l’immunisation universelle de l’explorateur galactique.

-Nous te gaverons de sylphium et de purée de noix de Madagascar et tu pourras retourner chasser des aigles géants la semaine prochaine.

Antiochos fit bien rire son Chancelier alité en racontant la réaction des fauconniers venus chercher les œufs au Château :

-Quand je leur ai montré les dépouilles des deux grands aigles, ils n’en crurent pas leurs yeux. Ces oiseaux faisaient plus du double des aigles les plus gros qu’ils avaient aperçus, dans l’Himalaya. Mes fauconniers m’assurent pouvoir apprivoiser ces bêtes, si ce sont bien des aigles. En plus de différentes espèces de faucons, de hiboux, de vautours, ils dressent depuis des générations des aigles dorés, qu’ils utilisent pour la chasse au gros gibier comme les loups et les daims. Je leur ai demandé de s’établir près de la Capitale, le temps de dresser les aiglons et de prévenir Opys de leur éclosion.

-Alors que je donnais ces directives aux fauconniers, mes valets déposèrent sur mon bureau les autres couvées ramenées de l’Île aux Aigles. Les oiseleurs parurent défaillir à la vue des œufs de l’oiseau-baleine, trois fois plus volumineux que ceux d’une autruche et dix fois plus gros que ceux de l’aigle géant. Ils ne furent qu’à demi-rassurés d’apprendre qu’il s’agissait des œufs d’une grosse autruche, habituellement frugivore. Ils devinrent tout à fait rassurés de savoir qu’ils n’auraient qu’à dresser les aiglons.

La maladie qui avait frappé Médonje rappelait durement aux Cyborgs leur nouvelle vulnérabilité, suite aux défaillances de leurs implants, et Opys s’inquiéta des risques que les Extraterrestres périssent d’une affection, bénigne pour un Terrien, mais mortelle pour un Huulu non immunisé. Aussi décida-t-il de doubler leurs doses quotidiennes d’élixir de Madagascar. On prévint Myryis, résidant à la Cour de Chine, d’augmenter la posologie, même si cela obligeait un réapprovisionnement par leur navette spatiale.

Myryis affichait une grande forme, disant avoir été reçu par l’Empire du Milieu avec un mélange de respect et de craintes superstitieuses.

-Seuls une poignée de Ministres et de Mandarins, en plus de l’Empereur Wao et de son père, Xuan-Liu, mon ancien élève, savent que notre richesse

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repose sur nos connaissances appliquées, mais les autres Chinois de la Noblesse me perçoivent comme un Magicien, reconnu tel par leur divin Empereur qui m’a donné une résidence palatiale. Médonje, tu dois venir voir les jardins du Palais de Changan ou, encore mieux, ceux de la Capitale estivale. Ah oui, Janus vous salue tous. Il a bien vieilli, entouré de soins, et de sa ménagerie, et parle maintenant couramment le mandarin. Il a épousé, comme moi, deux Chinoises et habite un des palais voisins. Je lui avais donné une bonne partie de ma pâte d’amande de Madagascar, pour lui refaire une santé, et je crains que le prochain arrivage de Commagène ne suffira pas pour l’année.

Médonje répliqua :

-Myryis, si tu penses passer encore deux ou trois ans à la Cour de Chine, sans éveiller plus de soupçons de sorcellerie, nous n’y ferons pas atterrir notre navette. Nous ravitaillerons plutôt la caravane déjà rendue dans les Monts Pamir, près de la nouvelle Tour de Pierre. Donnes de gros baisers à Li et Li-Ling de notre part et envoies-nous quelques dizaines de princesses chinoises désireuses d’épouser des officiers Huns de notre Garde Royale.

De Rome, ils apprirent la mort du Consul Metellus, probablement empoisonné par son épouse la richissime et scandaleuse Clodia, sœur de l’infâme Clodius. D’Espagne, où il matait une rébellion de manière sanglante, César s’était fait octroyer par le Sénat le proconsulat du défunt Consul sur la Gaule. Le Sénat avait nommé Marcius Philippus premier Gouverneur de la Province romaine de Syrie pour y remplacer Scaurus, le Lieutenant de Pompée qui en avait plein les bras avec la grogne juive. Scaurus avait mené campagne contre les Arabes et avait envahi le Royaume des Nabatéens, au prix de marches pénibles à travers des régions désertiques et inhospitalières. Le Cheik Aretas promit de faire cesser les razzias sur les villes de ses voisins et paya quatre cent talents aux Romains pour qu’ils se retirent loin de sa Capitale de Pétra. Et l’Arabe avait accepté de libérer les captives syriennes qui n’avaient pas encore été écoulées sur les marchés d’Arabie, mais bien peu furent ainsi sauvées.

Lucullus leur narrait comment Caton, l’ultra républicain, avait refusé au Grand Pompée le droit de porter en tout temps la couronne de lauriers des Triomphateurs. Leur Initié Lucullus leur décrivait aussi qu’il s’apprêtait à se faire construire, au centre de Rome, une résidence palatiale qui éclipserait en faste et en confort les aménagements des Jardins de Démétrios.

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-Les jardins de Lucullus accueilleront tous ceux qui désireront accéder à mes parcs et à ma bibliothèque.

Par ailleurs, leur Évêque de Rome rapportait que Lucullus s’opposait avec véhémence à la requête de Pompée qui demandait au Sénat de ratifier d’un bloc toutes ses actions en Asie. Lucullus voulait que l’on épluchât une à une toutes les décisions de Pompée en Asie, surtout celles qui invalidaient les actes de son prédécesseur, Lucullus. L’Évêque se félicitait du nombre important de conversions parmi les Romains, suite à la visite d’Antiochos à Rome et à la majestueuse performance de la Commagène lors du triomphe de Pompée. Il remerciait Antiochos d’avoir cédé à l’Église de Rome les jardins de Démétrios, adossés à la colline du Vatican, pour en faire un lieu de culte et la résidence de l’Évêque.

Antiochos consacrait l’essentiel de son temps à parcourir ses Royaumes, presque toujours accompagné d’un des Grands Prêtres et d’une partie de sa Cour. Cartes ou plans à la main, il arpentait les champs, les forêts, les chantiers, descendait dans les étroits couloirs des mines, visitait les ateliers enfumés, ou les jardins parfumés et se mêlait volontiers aux paysans et aux ouvriers. Le Basileus ne se formalisait pas du titre qu’on lui donnait comme ‘Sire’ ou ‘Votre Sainteté’, mais il abordait tous ses Sujets humblement par un ‘Mon frère’ ou ‘Mon ami’. Antiochos palabrait interminablement avec ses Gouverneurs, Satrapes, Vice-Rois, Comtes et Barons, soucieux de maintenir la paix avec tous ses voisins et parents couronnés, attentif à créer un ordre social excluant l’esclavage, la torture et l’exploitation honteuse, à y insuffler une Économie prospère et productrice de richesses et à y répandre son message évangélique.

Antiochos fit de la ville d’Issus un port très achalandé et un chantier maritime de première importance, bénéficiant des grandes ressources forestières et de l’acier de Commagène. Il avait doté la ville d’Antioche d’une Université inspirée du modèle chinois et redonné tout son lustre au magnifique hippodrome, durement touché par le dernier tremblement de terre. Des dizaines de milliers de fermiers tiraient maintenant leur subsistance de terres irriguées de part et d’autre de l’Euphrate, de Nicephorium à Arsamosate, sur plus de cinq cents kilomètres. Et des millions d’arbres avaient été plantés en Cilicie, en Cappadoce, en Mésopotamie, jusqu’à Ninive, pour remplacer ceux sciemment détruits par

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les guerres, ou abattus avec insouciance par d’innombrables générations de bûcherons.

Philippe, le cousin d’Antiochos, terminait la construction de sa nouvelle Capitale d’Arsamosate, mettant la dernière main au Château-fort qui surplombait la nouvelle ville au double rempart crénelé. Comme Vassal d’Antiochos, Philippe régnait sur la Sophène, la Corduëne et le nord de la Mésopotamie, en plus de conserver Antioche, la grande métropole fondée par ses ancêtres Séleucides. Comme un Roi des Rois, il avait divisé ses domaines en satrapies, et rallié les noblesses locales d’autant plus facilement que presque toutes ces populations adoraient Mithra et fréquentaient le Sanctuaire de Nymphée, fondé par le Divin père d’Antiochos. Philippe se proposait d’édifier une Capitale d’été sur les rives du grand Lac Thospitis24, d’y faire construire une flottille de pêche et d’y exploiter commercialement ses poissons et son caviar.

Médonje prit finalement plusieurs mois à se rétablir entièrement de sa blessure à la jambe. Il profita de cette mobilité réduite pour passer de longs moments avec Lucien et les Acolytes de la Bibliothèque de Samosate, qui occupait plus d’une centaine de copistes, traducteurs et archivistes. On y avait mis en place des sections chinoise, égyptienne, babylonienne, juive, romaine, grecque et araméenne qui entretenaient une correspondance suivie avec tout le Monde connu.

Cicéron écrivait régulièrement à Médonje, lui décrivant cette fois comment César, revenant d’une brève campagne militaire en Lusitanie désirait à la fois obtenir un Triomphe et poser sa candidature au Consulat. Or, un Général aspirant à un Triomphe ne pouvait mettre les pieds dans la Capitale italienne avant son entrée triomphale. Et César avait demandé au Sénat la permission de poser sa candidature sans perdre son droit au triomphe. Caton, craignant que le neveu du Dictateur Marius ne s’inspire de son oncle, empêcha le vote du Sénat en prononçant des discours interminables. Aussi, à la surprise de Caton lui-même, César renonça-t-il à son Triomphe, entra à Rome pour poser sa candidature, et fut élu Consul pour l’année suivante.

24 Le Lac de Van.

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Chapitre XVII Le cinabre de Socotra (59 avant JC)

Au Nympheum, les cérémonies estivales revêtirent cette année-là un caractère exceptionnel. Après cinq ans de travail, le sarcophage du Roi Kallinikos de Commagène, enfin terminé, occupait la crypte principale du Sanctuaire et pouvait être admiré par les Pèlerins. Tous ceux qui virent ce tombeau affirmèrent unanimement qu’il était le plus bel objet, le plus splendide ouvrage, la plus magnifique œuvre d’art de la Terre. Sculpté dans le meilleur marbre, ses cinq surfaces faisaient surgir en relief des scènes de chasses, de courses hippiques, la rencontre avec les cinq envoyés des Dieux et la création du Temple sur le Mont Nymphée. Les protagonistes de pierre tenaient de minuscules arcs et des lances en or ou en argent et le rendu des chevaux marmoréens les faisaient paraître animés d’une vie propre.

Dans une autre salle, on avait exposé les deux aigles géants empaillés, les ailes déployées. Des panonceaux indiquaient qu’un de ces monstres avait été tué par Antiochos et l’autre par son garde du corps. Dans la même pièce, les dépouilles empaillées d’oiseaux du paradis, d’oiseaux-lyres, et même celles d’un oiseau-roc et d’un oiseau-éléphant suscitaient crainte et émerveillement. Malgré ses quatre-vingt ans, le Roi Tigrane d’Arménie participait encore au pèlerinage, disant vouloir se faire pardonner ses fautes passées, qu’il regrettait amèrement.

Mais les Huulus perçurent plutôt l’intérêt marqué de l’Arménien pour les aiglons ramenés des Mers du Sud et qu’Antiochos, Opys et Pyréis portaient au poing pendant leur ascension de la Montagne Sacrée. Les oisillons avaient déjà dépassé les dimensions habituelles d’un aigle adulte et obéissaient à leurs maîtres au doigt et à l’œil. Les Cyborgs transmettaient l’image de leur cible aux oiseaux de proie qu’ils récompensaient de pensées apaisantes et de steaks d’autruche. Antiochos se servait de mots-clés pour obtenir les mêmes résultats des trois imposants volatiles. Tous les Souverains d’Asie possédaient des oiseaux de chasse, signe ostensible de richesse, car leur dressage, et leur affaitage, requéraient des soins constants et coûteux.

Ainsi, début août, une réunion familiale au Château de Samosate donna-t-elle lieu à des chasses mémorables avec Tigrane d’Arménie et son fils et héritier, Artavazdès, Roi d’Atropatène et gendre d’Antiochos. Participait aussi à la chasse un autre beau-frère d’Antiochos, Ariobarzane, nouveau Roi de Lycaonie, succédant de son vivant à son souverain père du même nom et

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dont le Royaume avait été augmenté par Pompée de larges pans de la Cappadoce et touchait maintenant aux frontières de la Commagène. Chassait aussi avec la Cour de Commagène le gendre d’Antiochos, Orode, Roi des Mèdes et héritier de l’Empire Parthe et qui avait lui-même apporté à Samosate la nouvelle de la naissance d’un fils, le premier petit-fils de la lignée d’Antiochos et qu’on nomma Pacorus.

Avec eux, Philippe, cousin, vassal et ami de toujours d’Antiochos, Roi d’Antiochène, de Sophène et de Corduëne. Il y avait aussi le Dieu Abgar, Roi d’Osroène et Archélaüs, Grand Prêtre héréditaire de Comana, eux aussi Vassaux de la Commagène. Leurs suites, et celles des Grands Prêtres Opys et Pyréis, totalisaient plus d’un millier d’individus et s’étiraient interminablement en un flamboyant cortège de soieries, de parures, de plumes et de fanions colorés. Pendant toute une semaine ils s’exercèrent à la chasse sur les contreforts boisés des Monts de la Tauride au nord de Samosate.

Le sixième jour, des gardes protégeant la vallée où ils chassaient prévinrent Antiochos qu’ils retenaient une légation romaine désirant le rencontrer. Il s’agissait du Propréteur Marcius Philippus, le nouveau Gouverneur de la Province de Syrie nommé par le Sénat de Rome et de quelques membres de son État-Major. Antiochos réserva un bon accueil aux Romains :

-Bienvenue en Commagène, Optimates! Joignez-vous à notre réunion de famille. Permettez que je vous présente mon gendre et mes beau-frères, mon cousin et mes Vassaux, tous en paix avec votre République et désirant partager avec elle leur prospérité.

Au fur et à mesure qu’on lui énumérait les titres et les domaines de ses hôtes, les Cyborgs décelaient la perplexité croissante du Propréteur. On déroula une grande carte d’Asie pour situer les Royaumes de chacun. Antiochos commenta :

-Mes parents ici présents et moi-même, contrôlons une Population comparable à celle de la Méditerranée. Les Routes de la Soie, de l’Encens, des Épices, les flottes de la Mer Rouge et du Golfe Persique et nos domaines s’étendent de la Méditerranée à l’Himalaya et du Caucase jusqu’aux Indes. Nous célébrons joyeusement la naissance de mon premier petit-fils, Pacorus, et je vous convie à vous joindre à notre chasse.

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Opys prêta son aigle au Légat et toute la galerie ria du désarroi de Marcius quand Antiochos fit la démonstration des capacités de ses oiseaux de proie. Il fit porter le cimier du Gouverneur sur une éminence à l’autre bout de la vallée, glissa quelques mots aux oreilles de son aigle, ôta le capuchon recouvrant la tête du volatile et indiqua du bras gauche la direction de sa cible. L’imposant rapace prit son envol, fonça directement sur le casque du Propréteur, s’en empara sans même cesser son vol et le laissa choir aux pieds d’Antiochos, avant de se poser sur son bras en émettant un cri saisissant.

-À votre tour, honorable Marcius! Dites votre préférence : canard, renard, lièvre, faisan, perdrix, daim, loup, sanglier?

Les Romains dormirent à l’auberge de Prokos, sauf le Légat Marcius Philippus qui passa trois nuitées au dernier étage de la Tour Carrée. Marcius Philippus avait épousé la nièce favorite du Consul César, veuve du Préteur Octavius et mère du petit Octave25, très cher à César. Marcius faisait partie du cercle des intimes de Jules César et aussi, par le fait même, de Crassus. L’esprit du Gouverneur révélait aux Cyborgs de surprenantes informations. Et le Chancelier Médonje, au cours des banquets offerts en son honneur, et aussi de ses tête-à-tête avec le Légat de Rome, amenait habilement son interlocuteur à aborder et à évoquer la situation politique en Italie.

-Gouverneur, l’oncle de votre nouvelle épouse, l’actuel Consul Jules César, a assisté au mariage de notre Roi Antiochos, il y a près de vingt ans de cela. J’avais alors décelé en César la même ambition qui habitait son oncle, le Dictateur Marius, que j’ai aussi bien connu. Ainsi, César a-t-il réalisé son désir de régner sur Rome.

Le Cyborg scrutait les images qui parvenaient au cortex du Romain et qui confirmaient le complot contre la République ourdi par César, Pompée et Crassus.

Le Chancelier leva son verre à la santé de son invité :

-Vous savez peut-être que Pompée possède des intérêts dans notre flotte basée à Suez, en Égypte. Son prédécesseur, notre ami Lucullus, bénéficie du monopole de la soie, du verre soufflé et du parfum transitant par nos Royaumes. Jadis, l’approvisionnement des Légions en Commagenum, cet 25 Le fondateur de l’Empire Romain, l’Empereur Octave-Auguste.

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onguent médicinal universellement connu, passait par l’épouse du Grand Marius, Dame Julia, tante de César, décédée il y a peu. Nous songeons à reprendre cet hommage de la Commagène à une éminente Citoyenne romaine et remettre à la nièce de César l’apanage de la tante de César.

-Ce qui rapportera à votre Noble épouse, un à deux millions de sesterces par année de paix et le quintuple en temps de guerre, Cher Gouverneur.

Marcius s’assura de leur intimité et demanda :

-Et quelles faveurs attendez-vous de moi en échange, Divin Médonje?

Le Huulu le rassura :

-Aucune, votre Excellence, nous pensons que César saura apprécier ce cadeau de la part de vieux amis de sa famille. En fait, loin de vous demander quoi que ce soit, la Commagène met à votre disposition ses ressources pour vous aider à pacifier et à irriguer la Syrie. Nous estimons qu’une bonne gouvernance de votre Province servira notre prospérité mutuelle. Nous pensons à la sécurité de nos marchandises provenant de Suez et d’Afrique, mais aussi des villes et villages réduits en ruines par les razzias cycliques des tribus arabes. Aussi je bois à notre succès, et à celui de Rome!

Médonje vida sa coupe, et ajouta :

-Et à celui de Pompée, César et Crassus! Ainsi vous aussi connaissez leur accord à trois?

Le Cyborg avait puisé le concept dans le cerveau de Marcius qui précisa :

-Ils appèlent leur entente un Triumvirat. L’influence de chacun mise au service des deux autres. Pompée domine les partisans de Sylla, César ceux de Marius et Crassus contrôle la puissante classe des Chevaliers, les banquiers de Rome. En mai, Pompée a épousé Julia, la fille de César. Puis César a fait ratifier en bloc par le Sénat les actions de Pompée en Asie et a distribué des terres de Campanie à ses vétérans. Puis, pour satisfaire aux amis de Crassus, le Consul César a réduit du tiers la dette des Publicains26

d’Asie envers la République.

26 Des percepteurs d’impôts qui avaient acheté à la République les droits d’encaisser l’impôt des Provinces

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Médonje laissa parler Marcius, se contentant de remplir la coupe du Gouverneur et d’opiner devant la longue énumération des coups de force du Consul César, qui exerçait à Rome son Consulat de façon musclée. S’appuyant sur ses Légions, bien supérieures aux petites armées privées dont s’entouraient Caton, Cicéron, et d’autres éminents politiciens, César imposait sa volonté à la République. César avait permis que l’on verse un sac de fumier en plein forum sur son collègue Bibulus, l’autre Consul en exercice, et gendre de Caton. Bibulus en fut tellement outré qu’il ne parut plus en public depuis. On parlait maintenant à Rome du Consulat de César et de Jules.

Médonje sortit deux sesterces d’un des nombreux tiroirs de son bureau de bois laqué.

-Voyez Gouverneur ces deux pièces qu’a fait frapper votre prédécesseur, Scaurus, pour commémorer sa victoire sur les Arabes. D’un côté, on voit un chameau et le Cheik Arétas à genoux, et de l’autre un quadrige de chevaux piétinant un scorpion, censé représenter les sables du désert. Quant nous fîmes remarquer à l’excellent Scaurus que le scorpion constituait l’emblème de la Commagène, il fit disparaître celui-ci des frappes ultérieures, comme vous le constaterez sur ce deuxième exemplaire que Scaurus nous a envoyé de Rome.

Le Chancelier jouait négligemment avec son énorme émeraude globulaire qu’il portait au cou ce soir-là :

-La Commagène désire entretenir ses liens d’amitié avec la République de Rome qui protège le commerce de Méditerranée et nos caravanes d’Égypte et de Syrie. Aussi notre Roi, le Divin Basileus Antiochos, cherche-t-il à donner à ses enfants, Princes et Princesses, et aux autres rejetons de la Cour, une éducation gréco-romaine. Nous avons fondé à Antioche une Académie, sur le modèle chinois, et l’avons largement pourvue. Le fameux Posidonius de Rhodes, et plusieurs de ses éminents confrères d’Athènes, d’Alexandrie et de Pergame, y enseignent. De même que des précepteurs latins recommandés par Cicéron, certains d’anciens esclaves domestiques que nous avons rachetés, puis libérés, à prix d’or, à des maîtres récalcitrants à s’en séparer.

Médonje regarda le Gouverneur Marcius Philippus dans les yeux et continua :

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-Aussi nous incitons quelques Citoyens parmi les plus éminents de Rome à envoyer leurs enfants étudier à Antioche, avec les Princes de Commagène. Nous défrayons toutes les dépenses encourues, les frais de voyage et le gîte, pour ces étudiants et leur suite. Nous espérons que vous inviterez votre épouse, la Noble Atia Césaris, à s’établir à Antioche, le temps de votre mandat, et d’y faire éduquer le jeune Octave en compagnie de notre jeune Prince Polémon qui est du même âge que votre beau-fils. De plus, l’établissement de votre famille en Syrie prouverait à tous que vous avez pacifié cette nouvelle Province de Rome.

Le Chancelier hésita mais se décida à révéler à Marcius Philippus un passage d’une lettre composée par le Consul Jules César et adressée à Antiochos de Commagène qui demandait au Basileus d’assister le nouveau Gouverneur de Syrie qu’il qualifiait de juste et pondéré et à la hauteur des tâches importantes qui l’attendaient en Syrie. César y avouait aussi avoir influé sur la nomination de Philippus afin qu’Octave qu’il considérait déjà comme son héritier reçoive la meilleure des éducations, au soins des Mages de Samosate qu’il considérait comme les plus sages et les plus doctes du Monde connu.

Quand le Gouverneur Marcius Philippus quitta Samosate pour se rendre en Judée réprimer d’autres soulèvements des Juifs, Médonje se félicita d’avoir gagné un nouvel allié du camp de César. Mais, par l’intermédiaire de leur Initié Lucullus, ils firent connaître à Cicéron et à Caton l’existence de ce pacte, ce Triumvirat, qui menaçait l’existence de la République. Caton s’empara de la tribune du Forum et fit un discours incendiaire contre les Tyrans qui menaçaient Rome et ses Institutions. Le Consul César fit saisir Caton par ses Légionnaires et le fit jeter en prison. Le Sénat ne put s’opposer physiquement à ce nouveau coup de force, mais tint ses réunions à coté de la geôle de Caton afin que le grand orateur puisse participer aux délibérations.

César, dépité, libéra Caton après quelques jours. Mais il se vengea de Cicéron, en permettant à l’ennemi juré de Cicéron, l’infâme Sénateur Clodius de se faire adopter par un Plébéien pour qu’il puisse se faire élire Tribun du Peuple. Puis César épousa Calpurnie, la fille du Consul élu pour l’année suivante, L. Calpurnius Piso Caesoninus. L’autre Consul élu étant Gabinius, l’ancien Questeur de Pompée, converti au Culte d’Antiochos après que la Commagène eût sauvé ses légions du désert de Mésopotamie.

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César commençait à engranger d’importants revenus provenant des mines d’or de Lusitanie qu’il avait pacifiée de manière sanglante. Mais l’essentiel de ses ressources émanait de la vente des centaines de milliers de prisonniers arrachés à leurs terres par les soldats de César. Et puis le Pharaon Ptolémée XI Néos Dyonisios, le joueur de flûte insouciant des souffrances de son Peuple, avait soudoyé César et ses associés en leur versant plusieurs milliers de talents pour que Rome le rétablisse sur le trône d’Égypte. Les habitants d’Alexandrie avaient de leur côté dépêché une députation à Rome, suppliant le Sénat de ne pas appuyer leur Pharaon débauché, mais plutôt une de ses filles, Cléopâtre ou Bérénice. Mais presque tous les membres de cette Ambassade furent assassinés par une faction inconnue. De nombreuses armées privées, regroupées en ‘Collèges’ s’affrontaient régulièrement dans les rues de la Ville Éternelle et seule la présence des légionnaires prévenait leurs débordements de dégénérer en émeutes.

Empruntant la nef amirale de leur flotte de Méditerranée, Pyréis et son épouse dravidienne firent voile jusqu’à Alexandrie et remontèrent le Nil jusqu’à Memphis, renommée Héliopolis par les Grecs. Là, ils rencontrèrent la Reine Bérénice, fille du Pharaon déchu et exilé à Rome. La jeune Souveraine se montra tellement intéressée par les propos de Pyréis qu’elle les accompagna jusqu’à Suez, afin d’y contempler la flotte des grands vaisseaux construits par la Commagène, associée à des armateurs d’Alexandrie. Pyréis commanda aux Capitaines des sept navires de haute mer de faire tonner une salve de leurs canons pour saluer la Reine d’Égypte. Bérénice, totalement conquise par les présents somptueux d’Antiochos et par le projet de cette route maritime reliant directement son Royaume à ceux des Indes, accepta avec plaisir que l’on nomme un des navires à son nom et remit à Pyréis des saufs-conduits pour que ses navires puissent relâcher et faire provision d’eau dans les quelques ports de la Mer Rouge édifiés sur la côte égyptienne.

Leur traversée se fit sans heurt et les pirates arabes basés à Aden ne tentèrent pas de les intercepter. Parvenu en haute mer, Pyréis scinda la flotte en deux, faisant se diriger quatre navires vers l’île de Lanka et menant les trois autres sur la côte africaine qu’ils longèrent pendant trois mois, y faisant de multiples escales, pour y faire provision d’eau, de fruits et de viande fraîche. Médonje, un ethnologue de formation, avait eu un trait de génie en faisant produire en Commagène de longs tubes évidés faits de pâte de verre colorée. Les cylindres, brisés en morceaux de quelques centimètres, pouvaient facilement s’enfiler en colliers et devenir de superbes parures aux couleurs

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vives, plus éclatantes que tout ce que produisait Dame Nature. Et les populations africaines qui se laissèrent approcher en raffolèrent littéralement, n’hésitant pas à échanger plusieurs fois leur poids d’ivoire contre la verroterie colorée fabriquée à Samosate. Leurs lames d’acier, poignards et coutelas s’écoulèrent à prix d’or, et de pierres précieuses, diamants bruts, jade, serpentine et émeraudes.

Au cours de leur voyage, ils croisèrent à quelques reprises des navires yéménites, des commerçants qui cabotaient le long de la côte d’Afrique, mais aussi des négriers, qu’ils coulèrent, après avoir libéré leurs cargaisons humaines. Pyréis interrogea les pirates capturés avant de les déposer, nus, sur les plages infestées par des populations cannibales. Le Huulu exprima son dégoût devant les souvenirs qu’il avait lus dans l’esprit des négriers arabes et s’en ouvrit à Médonje :

-Les Yéménites pratiquent des sacrifices humains. Une partie de leurs captifs est destinée à périr égorgée sur les autels d’Arabie. Ils maltraitent tellement leurs esclaves noirs que seulement la moitié survivent au voyage jusqu’au port d’Aden. Les mutilations qu’ils pratiquent sur leurs captifs et les sévices qu’ils font subir aux femmes, même aux plus jeunes, en font des êtres abominables.

Ils parvinrent ainsi en vue de Zanzibar, l’Île aux Esclaves, mais n’y abordèrent pas. Ils bifurquèrent vers le large et jetèrent l’ancre devant un village bâti sur une île située à mi-parcours entre Madagascar et la côte du continent africain. Ils coulèrent systématiquement toutes les pirogues qu’ils purent trouver, afin de paralyser le trafic d’esclaves qui constituait l’essentiel de l’activité économique des autochtones, eux-mêmes descendants d’esclaves en fuite. Ils firent aussi main basse sur de l’ivoire et de l’ambre gris, pour lesquels ils laissèrent en paiement des instruments d’aciers, pelles, pics, haches et coutelas, ainsi que plusieurs kilos de verre coloré qui furent prisés plus que tout le reste par les Insulaires.

Les vaisseaux cabotèrent le long de la côte orientale de Madagascar pendant les trois mois suivants, pêchant le corail, ramassant l’ambre échouée sur les plages, chassant et piégeant des perroquets et des oiseaux-lyre, attrapant quelques curieuses formes de vies dont des caméléons et d’autres minuscules lémuriens, semblables à des oursons miniatures et qui ne semblaient habiter que le sud de l’île continent. Pour remplir leurs cales des noix de l’arbre de fer, les équipages durent pénétrer dans la jungle

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omniprésente et s’éloigner de plusieurs kilomètres de la côte, en suivant le cours des rivières ou en se taillant péniblement un sentier à travers l’épaisse végétation. On captura vivants quelques jeunes oiseaux-éléphants et aussi deux éléphants nains que Pyréis réussit à amadouer.

Puis les vaisseaux voguèrent vers le nord, dépassant quelques îles isolées sans s’y arrêter et firent leur jonction avec la flotte revenant du Sri Lanka au point de rendez-vous convenu, l’île de Socotra, perdue dans l’océan à quatre cents kilomètres des côtes de la Somalie, au large du Golfe d’Aden. Les Capitaines se réunirent sur la Bérénice et s’inclinèrent devant Pyréis et son épouse Gilia, très sensible à ces marques de respect, alors que Pyréis n’en faisait aucun cas :

-Divin Pyréis, vos cartes et vos boussoles nous ont guidés sans faillir. Nos cales regorgent des trésors de l’Île aux Épices et nous avons ramené une Ambassade du Royaume dravidien désirant rencontrer Antiochos. Et cette île de Socotra où nous avons mouillé il y a quatre jours ressemble au Paradis Terrestre des Perses. Il faut absolument que vous y descendiez pour vous en convaincre. Il y pousse une dizaine d’espèces différentes d’arbrisseaux d’encens et de myrrhe, et la végétation autochtone semble provenir d’un autre Monde.

Pyréis décida d’une relâche de quelques semaines à Socotra, pour y prélever des échantillons de sa flore exceptionnelle qui rappelait un peu celle des Îles Fortunées, au-delà des Colonnes d’Hercule. La population, clairsemée, parlait un idiome se rapprochant de l’arabe et vivait dans l’abondance. La mer, extrêmement poissonneuse, permettait aussi une fructueuse pêche de corail et de perles. Plusieurs espèces d’oiseaux terrestres, aux ailes atrophiées pouvaient facilement être abattues pour leur chair et leurs plumes. Et des hordes de lions de mer occupaient presque toutes les plages de l’île. Dans les estuaires des rivières s’ébattaient des lamantins et des dauphins d’eau douce, proies d’immenses crocodiles de mer qui n’hésitaient pas à s’attaquer aux chaloupes des voyageurs.

Socotra, inondée par les pluies diluviennes de la Mousson, puis asséchée par les vents dessicatifs de l’été, possédait un plateau calcaire truffé d’un labyrinthe de cavernes et de lacs souterrains, souvent seules sources d’eau douce pour les insulaires de l’intérieur. Par dessus ce plateau, une chaîne de collines abruptes et déchiquetées qui encadraient des vallées quasi inaccessibles et vivant en parfaite autarcie. Après une marche éprouvante,

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dans un canyon verdoyant, en plein centre de l’île, ils découvrirent une dizaine d’arbres de fer, tous âgés de plusieurs millénaires et semblant constituer les derniers représentants de leur espèce sur Socotra.

Des arbres étonnants recouvraient toute la surface de l’île de Socotra. Comme ces concombres de huit mètres, plantés verticalement dans le sol, et surmontés par trois dérisoires touffes de feuillage. Ou encore des dragonniers aux branches tordues. Mais le plus curieux de tous ces végétaux rarissimes, l’arbre au sang-de-dragon, constituait aussi l’une des plus grandes richesses de Socotra. L’étonnant végétal évoquait une patte d’éléphant rose, énorme, dépassant souvent dix mètres, prenant racine dans les sols les plus désolés, et couronnée à son sommet par quelques feuilles éparses. Les autochtones incisaient ces troncs et en laissaient suinter, pour le récolter, un liquide rouge sang, le cinabre végétal qui servait d’encre rouge, de pigment, de cosmétique et de médicament.

Pyréis fit jeter l’ancre à leurs sept navires, devant l’agglomération la plus importante, sur la côte nord de Socotra, où de nombreuses felouques arabes étaient déjà amarrées. Escorté d’une vingtaine de gardes du corps portant cottes de mailles et épées d’acier, le Cyborg se rendit proposer ses marchandises, et son or, aux autochtones. Après plusieurs heures d’hésitations, le Potentat local, un Cheik édenté au teint très sombre, finit par se résoudre à quitter l’abri de la palissade de bois entourant son village. Les palabres s’étendirent sur plusieurs journées, menées par Pyréis, qui parlait maintenant l’idiome de Socotra comme un natif de l’endroit, avec en plus le même défaut de prononciation que le Cheik. Cette prouesse linguistique émerveilla les insulaires presque autant que les cargaisons d’acier, de verre, de parfums, de soie et de verroterie que Pyréis proposait contre le cinabre, l’encens, la myrrhe et le corail noir produits sur cette île bénie des Dieux.

Plusieurs des marchands arabes, dépités, avaient quitté les lieux, maudissant ces Étrangers qui court-circuitaient leur commerce, pire, ils rendaient inutile le grand port yéménite d’Aden où transitaient les marchandises d’Afrique et d’Orient. Au cours de ces tractations décontractées, Pyréis apprit du Cheik l’histoire et les légendes de son Peuple. Et il ne fut qu’à demi-étonné d’entendre un conte décrivant des oiseaux-rocs dévorant les premiers hommes à fouler l’île. Ils remplirent leurs cales et promirent au Cheik de revenir l’année suivante avec une pleine cargaison d’instruments d’acier.

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Puis il reprirent la mer, se dirigeant vers le Golfe d’Aden, leurs vaisseaux alourdis par leurs charges précieuses mais poussés par un vent favorable.

Leur flotte se présenta devant Aden une semaine plus tard. Le grand port semblait désert, presque aucun navire n’y était amarré et personne ne déambulait sur les jetées. Le Huulu subodorait un traquenard depuis quelques jours déjà, alors que Médonje l’avait prévenu qu’une flotte de plusieurs centaines de vaisseaux s’assemblait dans le détroit d’Aden à l’embouchure de la Mer Rouge, pour manifestement leur bloquer le passage. Le Cyborg indiqua aux canonniers de viser la porte principale de la forteresse qu’ils pulvérisèrent ainsi que tout un côté des remparts. Puis Pyréis mena l’assaut avec une centaine de soldats en armure d’acier et l’appui d’arbalétriers émérites. Ils s’enfoncèrent sans peine jusqu’au Palais et firent sauter les portes blindées de la trésorerie pour s’emparer du trésor monétaire de ces esclavagistes.

Avant de quitter la ville, Pyréis fit enterrer un baril de poudre dans le Temple d’Allah, cette divinité lunaire, où l’on égorgeait indifféremment animaux et humains, et fit exploser le tout dans une immense déflagration qui ébranla toute la Capitale yéménite. Puis ils déployèrent leurs voiles et se préparèrent à affronter la flotte arabe qui s’avançait vers eux, croyant se ruer à la curée. Pyréis disposa ses sept vaisseaux en une seule ligne, offrant le flanc à l’ennemi comme pour l’inviter à les éperonner. Les plus grandes des galères arabes, des trirèmes, foncèrent à toute allure sur ces proies découvertes. Mais la trentaine de canons des Asiatiques firent éclater un à un les navires des assaillants sans qu’ils ne puissent s’approcher suffisamment pour les cribler des traits de leurs arbalètes.

Les navires plus petits furent balayés par les canons chargés de mitraille et incendiés par le feu grégeois. Bien peu purent fuir, les seuls survivants durent leur salut au réflexe de leurs Capitaines qui échouèrent leurs navires sur la plage la plus proche et qui coururent se réfugier à l’intérieur des terres. Pyréis ordonna qu’on incendiât les bateaux échoués et qu’on recueille les esclaves rescapés, déposés par la suite sur la côte d’Afrique. En moins d’une heure, la flotte arabe avait été coulée, et plusieurs milliers d’esclavagistes noyés ou calcinés. Pyréis s’étonnait toujours de constater à quel point le verni de la Civilisation se révélait mince, même chez un Huulu, et que l’instinct de tuer lui procurait toujours une ivresse coupable.

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Chapitre XVIII Le Pharaon Antiochos (58 avant JC)

Antiochos et son Conseil débattaient des moyens de convertir plus de Juifs au Culte de la Nouvelle Alliance.

-Avant même la conquête de Jérusalem par Pompée, la destruction de ses murailles, le pillage et le démantèlement partiel du Temple, et les guerres fratricides dans la famille des Grands-Prêtres, cette Théocratie n’a cessé de péricliter. Déjà, sous le Consulat de notre ami Cicéron, le Sénat avait interdit que l’on exporte l’or d’Italie en Asie, ce qui visait expressément la Communauté juive de Rome, qui faisait parvenir la dîme annuelle à Jérusalem. L’année dernière, le Gouverneur de la Province d’Asie, Flaccus, disciple de Cicéron, avait interdit lui aussi aux établissements juifs l’envoi d’or vers Jérusalem.

-Cette interdiction ne touche pas nos Églises d’Occident, car elles n’exportent pas leurs dîmes vers notre Temple de Nymphée, mais les réinvestissent dans les bonnes œuvres locales. Notre Sanctuaire du Nympheum demeure maintenant la seule Théocratie souveraine d’Asie. Notre Culte, solidement implanté en Anatolie et dans la moitié des Royaumes de Parthie, doit séduire aussi les Juifs et être diffusé dans tout l’Empire de Rome. Je propose que l’on ajoute comme préambule à notre Évangile, le Livre Sacré des Hébreux. Créons un Ancien Testament et un Nouveau Testament, tous deux pierres angulaires de notre Foi. Ainsi les Juifs deviendront enclins à joindre nos rangs, puisque que nous vénérerons leurs Saintes Écritures.

Le Divin Antiochos, conseillé par les envoyés du Ciel, fit part de sa décision aux Pères de l’Église, qui siégeaient au Nympheum, et commanda aux copistes du Temple plusieurs exemplaires de la nouvelle Bible, en grec et en latin. On expédia les premiers exemplaires à Rome, à leur Évêque, Pétrus, et à leur Initié, le Proconsul Lucullus, pour qu’ils en fassent faire des copies. Lucullus communiquait quotidiennement avec les Huulus, mettant souvent l’emphase sur l’ensemble palatial qu’il se faisait construire au centre de Rome.

-Les terrains, à eux seuls, ont coûté l’équivalent de plusieurs rançons royales. Sans parler du transport du marbre de Paros, des colonnes grecques, des pierres des Baléares, des arbres d’Afrique et d’Asie, des livres de ma Bibliothèque, ouverte à tous, des architectes, des ouvriers, des Magistrats,

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des artistes, et j’en passe. J’ai même dû soudoyer le Collège des Augures pour qu’ils voient mon entreprise du bon œil.

Médonje obtenait du Proconsul et de son Évêque des informations de premier plan sur les lois votées par le Sénat et le sentiment populaire des Romains. Le nouveau Tribun du Peuple, l’ex-Sénateur Clodius, l’infâme ex-beau-frère de Lucullus, avait obtenu que le Sénat révoque l’abrogation des Collèges, ces associations privées qui regroupaient les sbires des principaux Oligarques d’Italie. Et, bien sûr, Clodius dirigeait le plus puissant de ces Collèges. Le Tribun démagogue, par populisme, fit voter des distributions mensuelles de blé gratuit au Peuple de Rome, ce qui en fit quasiment un Dieu parmi la Plèbe qui l’escortait massivement à chacun de ses déplacements.

Médonje, Théla, et sa fille Marie, se rendirent à Rome, pour remettre en main propre au Grand Pompée, le cinquième des profits tirés de la flotte de Suez. Cette rencontre permettrait surtout de jauger des intentions de Pompée envers la République et de resserrer les liens entre la Commagène et la Péninsule qui dominait la Méditerranée. Les deux femmes créèrent une commotion dans la Ville Éternelle, par leurs exquises parures de soies rehaussées de plumes extraordinaires et de bijoux dignes d’Impératrices. La beauté de Marie, qui approchait de ses quatorze ans, stupéfiait quiconque la rencontrait. Cette beauté devenait enchantement, lorsque on entendait la voix de la jeune fille, sa prononciation parfaite du latin et l’amabilité de ses propos.

La Grande Prêtresse et sa fille séduisirent l’épouse de Pompée, la fille de César, autant que le Grand Pompée lui-même, qui insista pour qu’elles assistent aux Jeux du Cirque dans sa loge personnelle. Le spectacle sanglant des gladiateurs s’affrontant dans des combats mortels bouleversa Marie et sa mère. Et quand le vainqueur se tourna vers Pompée, guettant son signal pour asséner le coup de grâce ou gracier le vaincu, Marie se leva, sa longue chevelure rousse l’auréolant d’or soyeux. La jeune fille, utilisant la gestuelle universelle apprise des explorateurs galactiques, se mit à chanter en latin un extrait souvent pratiqué d’un oratorio créé par sa mère et qu’on chantait dans toutes les Églises d’Orient :

-Non pitié! Respectons la vie! Mithra commande l’amour du Prochain.

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Magnanime, et conquis par la prestance de la jeune Marie, Pompée accorda sa grâce à l’infortuné perdant. Puis la même scène se répéta, amenant la même réaction de la part de Marie, rejointe dans son chant par Théla qui, faut-il le rappeler, fut Diva de la scène dans son Vaisseau-Monde d’origine. Après le cinquième combat, la foule ovationnait les deux chanteuses qui, à l’invitation de Pompée, se livrèrent à une performance étonnante, acclamée interminablement par la foule des Romains. Les raccompagnant dans leur propriété des Jardins de Démétrios sur la colline vaticane, Pompée annonça à Théla sa décision de construire un théâtre, le premier théâtre érigé à Rome en pierre de taille, et qui porterait le nom de Pompée, et qu’il inviterait Théla et sa fille, et le chœur royal de Commagène, pour l’inauguration.

Médonje sondait l’immense ego du Grand Pompée, tout en le questionnant sur ses projets d’avenir. Le Romain, ayant gagné les plus grands honneurs et de grandes richesses, ne cherchait plus qu’à rendre sa gloire impérissable, et à convoler avec sa nouvelle épouse, Julia, la fille de César. Leur union éminemment politique s’était rapidement transformée en mariage d’amour, un amour réciproque, auquel Pompée, vieillissant, ne songeait plus qu’à se consacrer. Le verbeux Pompée devint muet quelques instants, quand il vit les deux mille talents d’argent qui occupaient les cales d’un des vaisseaux d’Antiochos, d’imposants trois-mâts arborant sur leurs voiles de magnifiques scorpions dorés. Médonje lui présenta le manifeste de la cargaison ayant transité par Suez, sous la protection des légions de Pompée et de ses Lieutenants.

Le lourd volume détaillait les chargements des sept navires de haute mer et mentionnait des quantités, des poids, des qualités, et les propriétés des marchandises, ivoire, poivre, cinabre, gemmes, ambre, corail, encens, myrrhe, noix, animaux, plantes, bois précieux, épices … L’énumération en paraissait infinie et le cerveau de Pompée rayonnait de satisfaction. Médonje le prévint :

-Clarissime Pompée, taisez à Crassus, et à ceux qui peuvent lui en parler, l’existence de cette nouvelle route maritime qui relie l’Égypte aux Indes.

L’allusion à César semblait évidente et fut comprise par Pompée.

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Pendant que Julia s’affairait à palper les soieries de Chine en compagnie de Théla, de Marie et de leurs suivantes, à l’autre bout du navire, le Chancelier poursuivit :

-Deux cent millions de sesterces aujourd’hui et encore plus l’année prochaine… si Rome continue de protéger Suez et nos caravanes contre les entreprises des Bédouins. Et aussi de la menace du Pharaon joueur de flûte, plus flambeur encore que votre beau-père César. Le Pharaon Ptolémée aimerait prendre sa revanche sur nos associés, les Alexandrins qui l’ont expulsé, et songe à s’accaparer notre flotte de la Mer Rouge à la première occasion. Je crois, Grand Pompée, qu’il serait avisé pour Rome d’appuyer les revendications des Citoyens d’Alexandrie et de priver ce Pharaon de sa dernière base, en réclamant pour Rome l’île de Chypre que Ptolémée IX avait légué à l’Italie, il y a vingt-sept ans.

Pompée intervint :

-Si je me souviens bien, c’est Lucullus, alors chargé de la flotte de Sylla, qui reçut ce testament du Pharaon.

Médonje confirma d’un clin d’œil complice :

-Exactement! Et je crois qu’il léguait aussi l’Égypte à la République.

Les voyageurs passèrent près de deux mois à Rome et dans une des vastes propriétés de Lucullus en Campanie voisine où le Proconsul tentait d’acclimater au climat d’Italie toutes les plantes exotiques que lui expédiait la Commagène. Presque tous ses ouvriers, car Lucullus ne possédait plus aucun esclave, adoraient Mithra et célébraient les dimanches le culte de Commagène.

Au milieu de l’année, peu avant l’arrivée de Médonje et de Théla, César avait quitté Rome pour prendre la tête de ses légions en Gaule et en Illyrie qu’il avait obtenues pour un exceptionnel mandat de cinq ans. César constituait le principal appui au Pharaon Ptolémée qui le soudoyait depuis des années afin de retrouver son trône perdu. C’était sous le Grand Pontife César que les Augures avaient clairement indiqué l’opposition du Ciel à toute tentative d’occuper le Royaume d’Égypte par les légions romaines.

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Aussi, en l’absence de César, sous la suggestion de Pompée et l’assentiment de Crassus, l’infâme Tribun du Peuple Clodius, entouré se son armée privée, fit octroyer le même jour par le Sénat la Syrie au Consul Gabinius, et la Macédoine au Consul Piso, le beau-frère de Caton. Du même souffle, le Sénat ordonna à Caton d’aller confisquer Chypre et de transformer cette possession égyptienne en Province de Rome. Finalement, Clodius obtint sa vengeance contre Cicéron en faisant promulguer une loi exilant tout Romain ayant exécuté illégalement un Sénateur. Or, lors de son Consulat, Cicéron avait, avec l’aval du Sénat, conduit lui-même au bourreau plusieurs conspirateurs de rang sénatorial. Mais le Sénat n’avait pas juridiction pour condamner des Citoyens à la peine capitale.

Cicéron fut dévasté devant la réaction des anciens Consuls qui tous, sauf Lucullus, se rangèrent derrière Clodius et adjurèrent le grand orateur à ne pas s’opposer par la force au décret du Sénat. Cicéron, protégé par ses fidèles Clients, se retira du Forum dans un brouhaha indescriptible. Le Tribun Clodius fit voter une deuxième loi, confirmant l’exil de Cicéron et édictant la défense formelle d’évoquer à nouveau ce sujet devant le Sénat. Médonje contacta Cicéron et lui suggéra de se réfugier sur un des grands vaisseaux d’Antiochos, ancrés dans le port d’Ostie et d’où il put voir le panache de fumée de sa villa en flammes s’élever dans le ciel de Rome. Médonje fit disposer des canons bourrés de mitraille pour balayer les quais advenant une attaque des sbires de Clodius.

Puis, le Chancelier suggéra à Cicéron de s’établir en Macédoine, Province accordée au Consul Piso pour deux ans et où il serait en relative sécurité. Ils appareillèrent sans plus attendre et Médonje dut recourir à l’hypnose pour redonner au Père de la Patrie déchu le goût de vivre, et de combattre encore pour défendre les principes républicains.

-Nous remplacerons votre bibliothèque perdue. Nous vous ferons parvenir copie de toute notre correspondance, et vous remettrons des exemplaires de toutes vos publications. Faites une liste des correspondants que nos émissaires commerciaux, nos Communautés ou nos missionnaires contacteront pour en prendre copies. Sachez enfin que chacun des documents que vous m’avez fait lire peut être fidèlement reproduit, grâce au Ciel et à quelques techniques connues des Initiés de notre Culte.

Les épaules du Proconsul Cicéron se firent un peu moins voûtées. Médonje posa tendrement la main sur l’épaule de l’exilé :

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-Je vous accompagne jusqu’à Thessalonique, en Macédoine, et la Commagène vous donnera, comme marque de son estime, toutes les ressources pour vous y établir princièrement jusqu’à votre retour inéluctable à Rome. J’ai laissé Théla à Rome, pour qu’elle y sème la zizanie entre Pompée et Clodius.

Thessalonique, une grande métropole de plusieurs centaines de milliers d’habitants, avait été fondée par Cassandre, le beau-frère d’Alexandre le Grand, sur un site stratégique qui contrôlait le commerce caravanier entre le Danube et la Méditerranée, ainsi que la principale voie terrestre reliant l’Europe et l’Asie. Une très importante communauté juive y prospérait et son port pouvait accueillir des centaines de navires à la fois. Cicéron se procura l’une des plus grandes villas de la vieille ville, près de la résidence du Gouverneur. Désirant encore plus éloigner son fils des assassins que pourraient lui dépêcher Clodius et son Parti, Cicéron accepta de l’envoyer étudier à Antioche, en compagnie d’autres enfants d’éminents Romains, tel Octave, le petit-neveu de César. Médonje profita de sa présence à Thessalonique pour rencontrer l’Évêque et la Communauté chrétienne de cette métropole grecque et lui recommander de veiller sur Cicéron, un ami important de la Commagène et de sa nouvelle religion.

Le navire du Chancelier regagna le port d’Issus en Néo-Commagène, en même temps que les vaisseaux ramenant d’Italie Théla et Marie, alourdis par l’or et les produits de l’Empire romain. Autour des deux femmes, habillées à la romaine, plusieurs Sénateurs, reconnaissables à la bande pourpre qui bordait leurs toges, et quelques Chevaliers, leurs familles et leurs affranchis, admiraient les grands navires en construction dans l’Arsenal, le phare, la longueur des quais du port, la grandeur de ses entrepôts, le nombre des boutiques et la variété des marchandises exposées.

Le Basileus Antiochos et la Reine Isias, entourés d’une nombreuse suite, de Nobles, d’Acolytes, de la Garde Royale, et de plusieurs Citoyens romains, attendaient sur les quais l’appontage de leurs grands vaisseaux. Après moult effusions et embrassades, et beaucoup de salutations protocolaires, la Souveraine s’adressa à la douzaine d’enfants venus étudier à l’Académie d’Antioche, dans la classe des Princes et Princesses de Commagène, dans un latin impeccable :

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-Mes Chéris, soyez tous les bienvenus dans notre Royaume béni des Dieux! Que chacun et chacune nous présente ses parents.

Octave, le premier, se détacha du groupe et salua gracieusement le couple royal. L’enfant de cinq ans récita un petit compliment avant de prendre la main de sa mère Atia, la nièce de César, et de la présenter à la Cour comme l’eût fait un Ambassadeur chevronné. Puis, les autres enfants s’exécutèrent un à un. Enfin, une charmante petite fille d’environ huit ans, qui tenait Marie par la main, s’avança à son tour et, s’exprimant tout à fait comme son célèbre père, charma tout l’auditoire :

-Je suis Tullia, fille du Proconsul Cicéron, le Père de la Patrie! Mes parents ne pouvaient m’accompagner mais voici mon amie Marie.

Leur cortège se rendit à Antioche et le Roi mit à la disposition des familles patriciennes des villas édifiées dans l’oasis appartenant à Pyréis et à son épouse, près du Sanctuaire de Daphné, à quelques kilomètres de la grande Métropole asiatique. On présenta les enfants royaux et leurs précepteurs aux nouveaux arrivants :

-Voici les Princes Polémon, Mithridate et Numenius, et la Princesse Antiochise, qui étudieront avec vous et qui vous inviteront au Château pour vos vacances d’hiver, mais seulement si vous avez de bons résultats scolaires! Dans leur carrosse se rendant à Samosate, Théla fut priée de raconter à la Reine comment elle avait provoqué la rupture entre Pompée et le Tribun Clodius. Elle rit, puis :

-Très simplement! À une réception donnée en l’honneur de Pompée, j’ai identifié l’âme la plus noire des gardes du corps de Clodius. Et lorsque Pompée s’approcha à son tour pour saluer le Tribun, un poignard tomba avec vacarme aux pieds de l’esclave de Clodius, causant un froid instantané. Pompée et son État-Major dégainèrent leurs épées et se retirèrent sur le champs. Depuis, malgré les assurances de Crassus, Pompée refuse de revoir Clodius.

Médonje prenait connaissance des plis qu’on lui avait remis à Antioche et confirma le succès de Théla :

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-Le Grand Pompée nous demande l’appui du ‘Collège’ des Chrétiens de Rome pour contrer les hordes dont s’entoure Clodius. Pompée se dit résolu à attendre la fin du mandat du Tribun du Peuple, Magistrat intouchable, avant d’opposer tous les autres Collèges à celui assemblé par Fulvia, l’épouse richissime de Clodius. Je demanderai à notre Évêque de rencontrer Pompée, accompagné de Vétérans convertis à notre foi, et ils sont maintenant légion à Rome!

Devant les remparts de Samosate, une étrange Ambassade les attendait, des Prêtres d’Amon, dans des litières dorées incrustées de pierreries et portées par quatre énormes éléphants d’Afrique, plus gros que leurs cousins d’Asie. Une centaine de serviteurs, arborant la livrée des Ptolémées, veillaient aux bagages et aux bêtes de leur caravane. Tous se prosternèrent à l’arrivée du carrosse royal. Puis un digne vieillard parcheminé mais à la voix d’airain remit cérémonieusement au Roi Antiochos un message officiel de la Cour d’Égypte, libellé en écriture hiéroglyphique aux couleurs vives et aussi en démotique et en grec.

Antiochos lut la lettre et rougit, puis il tendit la missive à son Chancelier :

-La jeune Reine Bérénice m’offre la Couronne des Pharaons. Elle me demande en mariage et accepte même de devenir ma deuxième épouse.

Puis il pouffa de rire et se composa un visage sérieux :

-Par chance, ma tendre Isias est demeurée à Antioche. Avant de signifier notre refus à l’Ambassadeur, écoutons ce qu’il a à dire sur cette proposition de mariage.

Convoqué à la salle du trône, l’Ambassadeur d’Égypte expliqua que :

-Bérénice, ainsi que les Citoyens d’Alexandrie, Grecs et Juifs confondus, estimons qu’une telle alliance nous protégerait contre les menaces d’invasion du joueur de flûte, le père de Bérénice expulsé de son Royaume par ses Sujets furieux. Ce mariage reconstituerait une partie de l’héritage d’Alexandre le Grand, le glorieux ancêtre d’Antiochos et de Bérénice, qui régna à la fois sur l’Asie et l’Égypte. Et, comme la Commagène possède de solides appuis à Rome, elle empêcherait que la République ne transforme notre Royaume en une de ses Provinces, comme elle s’apprête à le faire avec Chypre qui appartient à l’Égypte depuis des générations. Enfin, notre divine

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Souveraine désire siéger parmi le Panthéon que vous adorez au Sanctuaire de Nymphée, aux côtés du Basileus Antiochos et de son divin Père.

Antiochos s’éclaircit la gorge :

-Je remercie la Souveraine d’Égypte de sa proposition qui témoigne de l’amitié entre nos Peuples. Mais notre foi condamne la polygamie, même pour les Rois, et je ne répudierai pas la mère de mes enfants, ma tendre Isias, pour des fins politiques. La Commagène exercera son influence auprès de Rome pour que la République ne soutienne plus les prétentions de Ptolémée au trône qu’il a perdu par son insouciance.

Invité à le faire, Médonje prit la parole :

-Rien n’empêche la Reine Bérénice de siéger parmi les Dieux à notre Sanctuaire du Nympheum. Transmettez à votre Souveraine notre invitation à participer aux grandes cérémonies d’été sur la Montagne Sacrée. D’autre part, les profits, immenses, générés par notre flotte de Suez pourront aider l’Égypte à se relever des exactions de son dernier Pharaon. Dites à sa Majesté Bérénice notre intention de faire de la garnison de Bérénice, du nom de son auguste Aïeule, une ville portuaire d’importance et qui pourrait même remplacer Suez, advenant la perte de ce grand port. Pyréis s’y rendra à nouveau l’an prochain pour étudier les aménagements à y apporter.

Suivit un échange de présents, pour la Souveraine d’Égypte et pour ses Ambassadeurs. Antiochos reçut les quatre énormes éléphants avec un plaisir non dissimulé et les affecta aux chantiers de son port d’Issus en Néo-Commagène, devenu aussi actif que celui de Tarse, base de la flotte romaine de Cilicie.

De Chine leur parvint une nouvelle alarmante. Myryis avait été victime d’une tentative d’assassinat. Une dizaine de spadassins, membres d’une société secrète de fanatiques spécialisés dans l’assassinat politique, tout de noir vêtus, avaient investi de nuit le palais du Huulu dans la Capitale de Changan. Six de ses gardes du corps avaient été tués, son épouse Li-Ling avait perdu un doigt et Myryis avait reçu un coup de sabre sur le crâne. Le sabre s’était brisé, mais Myryis faillit être scalpé par le coup.

-Mes femmes s’étonnent de constater que ma calotte crânienne est faite de titane, mais elles ont recousu elles-mêmes la blessure. Quant aux assaillants,

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ils ont tous péri dans leur tentative. L’Empereur fulmine contre les coupables qu’il assimile à des lèse-majestés. Je connais les instigateurs de cet attentat, trois Ministres de la Cour, qui craignent que j’ensorcèle leur divin Empereur.

-J’ai fait savoir à ces trois Ministres que je connaissais leur implication dans cette attaque, mais que je la tairai, pour ne pas avoir leur mort sur la conscience, une mort longue et horrible s’étalant sur des semaines de tortures. J’ai aussi demandé à l’Empereur sa permission de retourner en Commagène, en empruntant la voie maritime. J’ai convaincu le Fils du Ciel de faire construire une flotte de haute mer pouvant relier la Chine à l’Île aux Épices, Lanka. Ce fut difficile, car le Divin Gao, désirait me conserver à sa Cour à perpétuité. Il m’a même offert un palais plaqué d’or massif, la Vice-Royauté sur une Province et une multitude d’esclaves, pour tenter de me garder près de lui.

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Chapitre XIX Le Pharaon Kybiosaktès (57 avant JC)

Depuis son retour en Commagène, Pyréis avait consacré l’essentiel de ses loisirs à la chasse. Mieux, il paraissait en tout lieu portant son aigle au poing. L’oiseau de proie, une femelle de l’espèce géante atteignait un poids de soixante-dix livres et pouvait soulever un sanglier adulte. Seule la carrure herculéenne de l’ingénieur Huulu lui permettait de soutenir longtemps un tel volatile sur son bras, protégé par un épais mantelet de cuir. Antiochos et Opys offraient plutôt à leurs aigles de solides perchoirs de bois accrochés aux selles de leurs montures. Pyréis prenait un réel plaisir à déambuler, le roi des oiseaux à son poignet, et s’amusait de la stupeur universelle que causaient leurs apparitions publiques.

Pyréis désirait éprouver les capacités de son aigle apprivoisé et décida de l’amener avec lui jusqu’à Madagascar. Il passa avec son épouse Gilia à leur oasis près d’Antioche, rencontrant par la même occasion les jeunes Princes et leurs précepteurs, ainsi que les autres étudiants de l’Académie, Princes et Princesses dans leurs propres contrées, tel Mattathias de la dynastie des Jésus de Judée.

Ils s’embarquèrent et gagnèrent Péluse, puis traversèrent en un jour cent cinquante kilomètres d’une piste désertique jusqu’à Suez. À huit cents kilomètres au sud de Suez, le port de Bérénice offrait le meilleur ancrage de toute la côte égyptienne de la Mer Rouge. Leurs dix navires s’arrêtèrent quelques jours dans cette rade naturelle qui abritait aussi une petite garnison, entourée de remparts faits d’un amalgame de blocs de corail fossile et de briques de sable. Sur la plage, achevaient de pourrir de très vastes barges, jadis manœuvrées par des centaines d’esclaves et qui servaient au transport des éléphants d’Afrique capturés en Érythrée et en Éthiopie. Mais, depuis la fin des guerres opposant les Lagides27 d’Égypte aux Séleucides de Syrie, les Pharaons avaient cessé d’importer des éléphants pour leurs armées.

Les gemmes de l’Île aux Topazes, située à quelques dizaines de kilomètres, et aussi les épices, l’encens et la myrrhe s’accumulaient dans les entrepôts de Bérénice où, deux fois l’an, venaient les ramasser d’immenses caravanes provenant d’Assouan sur le Nil. Ce comptoir commercial, exploité dès les premiers Pharaons, occupait une position stratégique, mais l’absence d’eau douce empêchait que la garnison ne devienne une colonie. La source d’eau potable la plus proche, distante d’une dizaine de kilomètres, permettait 27 Dynastie fondée par Ptolémée, un des Généraux d’Alexandre le Grand.

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d’approvisionner l’avant-poste égyptien et de remplir ses citernes pendant la saison sèche, soit les trois-quarts de l’année. Pyréis apporta des pics et des pelles en acier de Commagène et indiqua aux Égyptiens six puits à creuser au pied des montagnes arides qui s’élevaient à trois kilomètres du port. Par la même occasion, il nota sur une carte les emplacements d’un dépôt de serpentine, d’un gisement de topaze et d’une riche veine d’or.

Après cette halte de trois jours, ils continuèrent leur voyage vers le sud lointain. Pyréis passait son temps sur le pont, à pêcher le poisson avec son aigle géant. Les prises, phénoménales, en grosseur et en nombre, permettaient de nourrir la moitié de la flotte. Et les marins applaudissaient l’adresse et la force de l’oiseau de proie à chacune de ses captures. Celui-ci passait ses journées perché sur les mâts, scrutant l’horizon et les vagues, prenant son envol pour plonger dans la mer ou se jeter sur un vol d’oiseaux migrateurs qui agrémentaient ainsi l’ordinaire de l’équipage. À la vue de leur flotte, les felouques arabes s’échouaient sur la plage et les pirates détalaient dans le désert. Ils remarquèrent qu’aucun des navires arabes ne longeait la côte d’Égypte, mais que tous cabotaient le long de la côte d’Arabie, pour s’y réfugier rapidement lorsque s’approchait la flotte syrienne, comme l’appelait les Arabes.

Ils parvinrent sans encombre à l’île de Socotra, le paradis des arbustes d’encens et de la myrrhe, qu’ils échangèrent contre leurs instruments d’acier. Le Cheik local, encore plus édenté que jamais, se plaignit à Pyréis que les Yéménites avaient razzié l’île pour punir ses habitants d’avoir transigé avec les Syriens. Le Huulu décida de laisser sur place, en permanence, une des canonnières afin de défendre Socotra contre les pillards arabes et obtint du Cheik la permission d’établir un fortin à l’extrémité orientale de l’île, qui offrait un mouillage bien abrité et un accès à un lac d’eau douce souterrain. Puis le Cyborg scinda sa flotte en deux, la moitié se dirigeant vers les Indes et le Sri Lanka et l’autre moitié sur les côtes d’Afrique et Madagascar.

Encore une fois, la verroterie colorée produite à Samosate fit accourir les Nègres, heureux d’échanger ivoire et pierres précieuses contre ces colliers multicolores, devenus nouvelle monnaie d’échange. Ils passèrent deux mois sur la côte orientale de Madagascar, à glaner des noix de l’arbre de fer, de plus en plus difficiles à trouver, ce qui les obligea à s’enfoncer dans des jungles humides et luxuriantes. L’aigle de Pyréis fit merveille et rapporta à son maître des centaines de volatiles aux plumages enchanteurs, oiseaux-lyre, oiseaux du paradis, perroquets. À quelques occasions, le Cyborg fit se

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jeter son aigle contre des oiseaux-rocs qui avaient eu l’imprudence de quitter l’abri des frondaisons épaisses.

Ils firent une abondante moisson de corail noir et d’ambre gris et capturèrent vivantes deux tortues terrestres de dimensions phénoménales, ainsi que des dizaines de lémuriens et de caméléons pour les ramener à la ménagerie de Samosate. Enfin les cinq vaisseaux refirent route vers le nord à travers la vastitude infinie de la Mer du Sud, se fiant à leurs boussoles et aux étoiles, pour atteindre le point de rendez-vous fixé à leur flotte revenant du Sri Lanka. Parce qu’il était plus facile de radouber leurs coques et de rénover leurs armements à Suez, quatre vaisseaux, basés habituellement dans le port parthe de Charax dans le Golfe Persique avaient rejoint leurs flottes.

Le Capitaine du vaisseau laissé à Socotra raconta que les Arabes avaient à nouveau pillé et incendié l’île, qu’ils avaient fui dans toutes les directions à l’arrivée de la canonnière qui ne put couler que quelques embarcations des pirates. Aussi décida-t-on de punir ces bandits et de détruire leurs installations portuaires et tout navire rencontré. Ils prirent à leur bord le Cheik de Socotra et quelques-uns de ses nombreux fils. Leurs quatorze navires, portant soixante-quinze bouches à feu se dirigèrent plein nord, jusqu’à Sal-Allah, à l’extrémité sud du Royaume d’Oman.

Pyréis, déterminé à rayer ce fléau des mers, doutait de la pertinence d’envoyer des sommations avant d’entamer les hostilités. Le port et la plage, s’étendant en face des remparts massifs de Sal-Allah, ne présentaient âme qui vive. Aucune felouque n’occupait les nombreux quais, vidés de leurs marchandises. Derrière les murailles crénelées, seuls quelques visages pouvaient être brièvement entrevus. Mais, grâce au satellite géostationnaire, le Cyborg estima à huit mille le nombre des fantassins en armes qui attendaient en silence le signal de l’assaut. Le Huulu fit aborder la moitié de ses navires à l’extrémité des quais déserts. Alors parut sur les remparts un Arabe habillé d’une djellaba et d’un turban de couleur pourpre, un vieillard, qui se mit à invectiver d’une voix criarde les nouveaux arrivants. Puis les portes de la ville fortifiée s’ouvrirent et laissèrent déferler des hordes de spadassins hurleurs, brandissant sabres et coutelas, et qui se ruèrent au pas de course vers les navires.

Pyréis glissa quelques pensées à son aigle qui bondit face au vent et se dirigea vers la ville des pirates. Puis, comme les milliers d’adorateurs

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d’Allah, vociférant, s’engageaient sur les débarcadères, il donna le signal à ses canonniers. Trente canons tirèrent simultanément leur mitraille à bout portant sur les Arabes. Une volée de grenades explosives s’abattit sur les rangs les plus éloignés, tandis que les arbalétriers annihilaient un à un ceux des survivants qui tentaient de se relever.

C’est alors qu’un cri terrifiant se fit entendre sur les remparts. Surgissant de nulle part, l’aigle géant de Pyréis s’était emparé du Cheik en habits pourpres, l’avait soulevé comme un lièvre, et emporté dans les airs. L’Arabe gesticulait et criait comme un porc qu’on égorge, de longues traînées de sang maculaient son vêtement, là où s’enfonçaient dans les chairs les serres du monstre ailé. Pyréis ouvrit la main et l’oiseau laissa choir sa prise qui fit une interminable chute rectiligne où son turban pourpre se déroula avec le plus bel effet. Le corps frappa avec un bruit sourd la proue du navire de Pyréis où il se désarticula et retomba dans la mer.

Le combat cessa et la ville se rendit. Mais quelques trois cents vaisseaux de tout tonnage, ignorants la chute de la ville et celle, mémorable, de son Cheik, s’avançaient en deux colonnes pour prendre la flotte des Syriens en tenaille. Quelques centaines de boulets plus tard, on achevait au feu grégeois les épaves qui n’avaient pas encore coulé. Le Palais fut vidé de ses richesses, le Temple de la Déesse lunaire Allah fut démantelé, et les esclaves libérés ramenés à Socotra, pour travailler à construire leur fortin, sous la protection d’un des grands vaisseaux de la Commagène.

Pendant cette expédition dirigée par Pyréis, le Palais de Samosate ne cessait de recevoir les visiteurs les plus éminents, telle une Ambassade de Chine, escortant une trentaine de Princesses et de Nobles Chinoises pour qu’elles épousent les Huns de la Garde Royale, pour qui ces mariages constituaient l’ultime réussite. À son arrivée en Asie, Gabinius, débutant son Proconsulat de deux ans sur la Syrie et la Judée, vint présenter ses respects à Antiochos et aux Grands Prêtres de Samosate. Gabinius, converti au Mithraïsme enseigné en Commagène et Adepte convaincu, pouvait témoigner des miracles accomplis par les Anges Célestes qui avaient fondé le Nympheum. Gabinius se rappelait ses deux légions, affamées, malades et se mourant de soif, sauvées du désert par les secours envoyés par la Commagène et ses Légionnaires soignés à l’hôpital de Samosate. Il se souvenait, encore honteux, de la bonté de ce Royaume qu’il se rendait alors attaquer sur les ordres de Pompée.

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Depuis, Gabinius usait de toute son influence pour soutenir le Culte de la Nouvelle Alliance et avait rencontré l’Évêque Pétrus à de nombreuses reprises pendant son Consulat. Ainsi, espérant un peu les convertir à la religion du Divin Basileus, le Proconsul arriva au Château avec une partie de son État-Major qui rassemblait les noms de prestigieuses familles sénatoriales et équestres. Parmi les jeunes Lieutenants, Servilius, Sisenna et Marc-Antoine, un bellâtre à la mâchoire carrée et d’une stature exceptionnelle, remarquable pour sa prestance et la beauté de son armure.

Pendant les festivités, Gabinius, qui avait appris à ses dépens le pouvoir qu’avaient les Grands Prêtres de lire les pensées, avait présenté un à un ses assistants à Médonje, s’enquerrant à chaque fois de leur loyauté et de leur valeur. Le Chancelier rendit volontiers ce petit service au Proconsul dévoué à la cause de la Commagène. La conversation qu’il tint avec le Lieutenant Marc-Antoine, révéla un orgueil démesuré, mais un authentique courage.

Marc-Antoine émit quelques commentaires sur la beauté des femmes de la Commagène et la splendeur de son Château, en lorgnant les Dames de la Cour les plus resplendissantes. Médonje perçut chez le jeune Centurion un appétit sexuel démesuré, une soif de culbuter le plus grand nombre de conquêtes féminines. Le Chancelier avertit le jeune Romain :

-Celle-là est Bérénice, Pharaonne d’Égypte et l’autre, sa sœur Cléopâtre, n’a pas encore douze ans. Quant à Marie et à Théla, elles se sont vouées à l’Église. Et toucher à ces trois-là, aux coiffures surmontées de longues plumes constituerait un lèse-Majesté qui garantirait la perte de vos parties génitales préférées. Médonje se pencha pour prendre une coupe de capiteux vin d’Antioche et ce faisant, sa cape d’hermine révéla à son cou l’énorme rubis de l’Empereur Grypus et l’émeraude globulaire du Pharaon Kheops. Marc-Antoine s’exclama :

-Mon grand père, le Préteur Marcus Antonius, m’avait parlé d’un rubis semblable qu’avait remis l’Empereur Séleucide à un Magicien, suite à un pari sur une course à l’Hippodrome d’Antioche.

Le Chancelier lissa sa longue barbe blanche, saupoudrée de la poussière des gemmes qu’il s’amusait à couper et à polir :

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-Cet événement remonte à quarante-quatre années. Je me souviens bien de votre Éminent Aïeul et homonyme, dont vous avez les traits et les manières affables, jeune Centurion. Tiens! Voici Glaphyra, la Reine de Cappadoce, veuve, riche et encore belle. Et je sais de source sûre le béguin qu’elle éprouve à votre vue, beau Marc-Antoine. Allez la saluer et n’oubliez pas de remercier les Dieux de votre bonne fortune, son défunt mari nous décrivait Glaphyra très lascive au lit. Dans le cortège prestigieux qui suivait le Divin Antiochos et les Grands Prêtres lors de l’ascension du Mont Nymphée, Glaphyra donnait fièrement le Bras à Marc-Antoine qui se complaisait à jouer le rôle d’un trophée. Bérénice et Cléopâtre participaient aux grandes cérémonies annuelles, ce qui avait attiré une affluence exceptionnelle. Par courtoisie, et calcul politique, Antiochos avait fait installer des trônes d’or massif pour les deux Égyptiennes portant la barbe postiche des Pharaons qui s’étalait curieusement sur leurs poitrines nues. Elles siégèrent aux côtés d’Antiochos et du Dieu Abgar d’Osroène, du Divin Archélaüs de Comana, et des Grands Prêtres, tous présents, sauf Pyréis, qui séjournait à Madagascar.

Le Basileus Antiochos livra un discours aux foules de pèlerins assemblés au Nympheum, saluant la présence des Souveraines d’Égypte venues partager avec eux le pain et le vin cérémoniels. Il honora aussi la présence du Proconsul Gabinius et du Gouverneur Marcius Philippus, le premier Gouverneur de Syrie et de Judée, accompagné de son épouse, Atia, la nièce de César et de son fils Octave, qui avait étudié deux années à Antioche avec les jeunes Princes de Commagène. Le jeune Octave et sa sœur Octavie n’avaient d’yeux que pour le couple d’aigles géants, perchés de chaque côté du trône d’Antiochos et qui volèrent autour du sommet de la Montagne, suscitant à la fois crainte et ravissement, surtout quand ils retournèrent docilement se poser près du Roi.

Médonje sentit chez Bérénice le désir d’être adorée à l’égal d’Antiochos et ne s’étonna pas de l’offre de mariage qu’elle proposa au Roi Philippe Barypos d’Antioche, le cousin et l’ami le plus proche du Basileus. Philippe s’en ouvrit immédiatement au Chancelier :

-Dans l’esprit de Bérénice, une telle union assurerait à l’Égypte, devenue vassale d’Antiochos, la protection de la puissante Commagène, même face à Rome qui appuie toujours les prétentions de son père à son trône perdu. La Reine est jeune et jolie, et le Nil constitue une dot pour le moins

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considérable. Néanmoins, j’éprouve une grande réserve face à une telle aventure. Car les Romains considèrent l’Égypte comme le réservoir à blé de l’Italie et le Sénat peut en faire une Province romaine aussi facilement qu’ils l’ont fait avec Chypre l’an dernier.

Médonje opina :

-Effectivement, une telle alliance pourrait précipiter la Commagène dans une guerre contre Rome. Et même si nous la gagnions, le prix du sang versé pèserait lourd, et longtemps, sur la conscience et l’économie des survivants. Vous ne serez pas Pharaon, Philippe Barypos, à moins que Gabinius n’y consente expressément et au nom de la République, ce dont je doute fort.

Et le Gouverneur Gabinius s’opposa à cette proposition de mariage, comme tous s’y attendaient. Bérénice, dépitée, n’en laissa rien paraître et retourna à son Royaume en répétant encore une fois à Antiochos combien elle enviait la chance de son épouse Isias. Quelques mois plus tard une nouvelle, stupéfiante, leur parvint d’Alexandrie, annonçant le mariage de la Reine Bérénice et de Séleukos Kybiosaktès, qu’elle avait rencontré à Antioche. L’ancien Potentat de Phénicie, qui avait remis son trône à Antiochos contre le monopole du poisson salé provenant de la Caspienne et destiné aux marchés de Rome, devenu depuis vingt ans immensément riche, menait un train de vie digne de ses Ancêtres Séleucides. Il avait proposé et obtenu de Bérénice le mariage. Celle-ci croyait épouser un riche parent de la famille d’Antiochos, et nouer ainsi une alliance avec la Commagène.

Bérénice écrivait :

-Quand je sus que ce gros porc n’avait aucun lien de parenté avec le Divin Basileus, je le fis mettre à mort. Malheureusement, après la nuit de noces, le pire souvenir de ma vie. L’Égypte prie pour la venue d’un Christ comme celui qui dirige votre Royaume de miel et de blé.

Médonje dit tout haut ce que tous pensaient :

-Peu le pleureront! Séleukos le vendeur de poisson salé ne connaissait aucun autre ami que ses pièces d’or. Avec lui, s’éteint une des dernières branches des Séleucides. Et comme il ne laisse aucun héritier, son monopole revient à la Couronne de Samosate qui le lui avait consenti.

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En juin, Médonje se rendit visiter Cicéron à Thessalonique, toujours en exil dans le nord de la Grèce. Tullia, la fille du grand orateur, ainsi que Marie, accompagnaient le Chancelier sur un des grands trois mâts de Commagène. Le Huulu félicita le père d’avoir engendré une telle enfant :

-Tullia possède vos qualités d’esprit, Excellent Cicéron28, et la beauté en plus. Le Basileus Antiochos, ravi par tant de grâce et de talent, espère que Tullia poursuivra son éducation à l’Académie d’Antioche en compagnie des Princes et Princesses de Commagène. Naturellement, Samosate couvrira toutes ses dépenses, quelles qu’elles soient. Et nous souhaitons qu’un jour, notre Académie puisse s’enorgueillir de votre présence pour y enseigner l’art de la rhétorique. Pendant tout l’hiver, Cicéron avait dicté ses mémoires, souvenirs de voyages, et sa pensée politique. Les copistes s’étaient affairés sans relâche, dans un échange intensif de correspondances, en un va-et-vient perpétuel de courriers provenant de toutes les parties de l’Empire de Rome. Médonje apportait au Proconsul exilé des centaines de manuscrits qui sauraient soulever l’intérêt et la curiosité de ce grand esprit. Mais Cicéron ne cessait de gémir sur son sort et de se plaindre de l’injustice de sa condamnation à vivre si loin de sa Patrie, en pays barbare.

-La Macédoine, barbare? , s’exclama Médonje. La patrie d’Alexandre? Il y a, sous vos pieds, Consul, une Histoire aussi ancienne que celle de Rome, sinon beaucoup plus. Je propose une excursion à l’ancienne capitale de Pella pour aller nous recueillir sur la tombe de Philippe, le père d’Alexandre dont la dépouille repose maintenant dans notre Sanctuaire de Nymphée. J’ai apporté une tonne de cerises et des caisses de fraises et de victuailles, tout ce qu’il faut pour une promenade dans les campagnes d’alentour. Cicéron se désola de voir les graffitis et les déprédations que subissait le tombeau de Philippe de Macédoine. La porte de la tombe avait été forcée et presque tout le mobilier funéraire pillé. Le Proconsul Piso, Gouverneur de la Macédoine et admirateur de Cicéron, participait à leur randonnée et, sur la suggestion de Médonje, ordonna à ses légionnaires d’enterrer le tombeau sous un tumulus de terre et de pierres afin de le mettre définitivement à l’abri des profanateurs. Puis leur cortège se déplaça jusqu’à Vergina, dont l’histoire se perdait dans la nuit des temps.

28 Cicéron une grosse verrue sur le nez.

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Sur une vaste colline, reconquise en partie par la forêt, des milliers de tertres boursouflaient le sol herbeux. De nombreux tumulus avaient été éventrés par les profanateurs et certaines des tentatives paraissaient récentes. Un Centurion, chargé d’un fortin voisin, construit sur la voie menant d’Asie à Rome, précisa :

-Les Paysans parlent de trésors et de squelettes de géants enterrés avec leurs armes. Plusieurs de mes Légionnaires viennent creuser ici pendant leurs permissions. Mais, s’ils ont trouvé de l’or, ils en ont tu la nouvelle.

Médonje déambulait sous la frondaison des grands arbres, semblant méditer, le regard plongé vers le sol. Puis il s’arrêta devant un grand chêne et demanda à Cicéron s’il croyait aux fables d’Homère sur la guerre de Troie, en ajoutant :

-Il se pourrait qu’un des guerriers ayant participé à l’expédition contre Troie se trouve sous nos pieds.

Grâce aux cognées d’acier de Commagène, on découpa une partie des racines du vieux chêne pour creuser un puits qui, après quatre mètres se heurta à une dalle de pierre. On souleva difficilement ce lourd obstacle, suffisamment pour que puisse s’y glisser un légionnaire de petite taille muni d’une torche. Médonje, du rebord du puits, cria au soldat de ne rapporter que le masque, l’épée et toutes les pointes de flèches qu’il trouvera. Ils entendirent distinctement un sifflement d’étonnement provenir de la tombe, puis le légionnaire tendit à un de ses confrères un masque d’or pur qu’on passa de main en main jusqu’à Cicéron.

L’objet, d’une facture primitive, reproduisait les traits du guerrier dont ont remonta l’épée, de bronze, fragilisée par le temps, mais dont la garde, d’ivoire plaqué d’or, présentait des lions s’affrontant. Puis les pointes, de bronze et de silex furent examinées attentivement par le Chancelier.

-Je me suis trompé, il s’agit d’un contemporain de l’Empire des Atlantes. Parmi les silex, il y a des pointes en orichalque, de l’obsidienne en fait, provenant de la Capitale de l’Atlantide. Cette tombe précède la guerre contre Troie de quelques siècles. Mais ce masque, Proconsul vous fera un bon souvenir de Macédoine.

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Le surlendemain, alors qu’il s’apprêtait à retourner à Samosate, Médonje apprit de Lucullus que le Sénat, sous l’impulsion de Pompée, rappelait Cicéron à Rome. Le Grand Prêtre apprit lui-même la nouvelle à l’exilé :

-Pompée vous considère, Caton, et vous Cicéron, comme des gardiens de la République, des garde-fous contre la tyrannie de certains Citoyens démagogues et mal intentionnés. Pompée a milité activement en votre faveur, dans une campagne de propagande à travers toute l’Italie. Plus de trente villes ont décrété vouloir le rappel du Père de la Patrie à Rome. Vous y serez de retour dans deux semaines, cher Cicéron.

Les Huulus conservaient un contact quotidien avec leurs représentants à Rome, Lucullus et Pétrus. Leurs Initiés leur décrivaient que des cohortes infinies de captifs, véritable bétail humain, parvenaient sur les marchés d’esclaves d’Italie.

-En Gaule, César et ses dix légions ont annihilé plusieurs Nations qui ont vainement tenté de se coaliser et de résister à la puissance militaire romaine. Les Helvètes ont perdu les trois-quarts de leur population, captive ou tuée. Les prisonniers, Germains, Belges, Aquitains inondent les marchés, où on s’arrache les esclaves blondes et ces hommes costauds. César a écoulé ainsi quatre cent mille esclaves, seule manière pour lui d’assurer ses frais, de rembourser ses dettes et de poursuivre son train de vie princier.

Médonje crut remarquer de l’incohérence dans certains des propos de Lucullus. À tel point qu’il s’enquit de sa santé et en parla avec Théla, la dernière des Huulus à avoir côtoyé le Proconsul à Rome.

-Il semblait plutôt éméché lors du banquet d’adieu. Je crois qu’il avait abusé de toutes les substances en même temps, alcools et drogues, que ses serviteurs distribuaient allègrement aux invités.

De l’autre coté de l’Asie, Myryis rapportait que l’Empereur Wao avait consenti à son départ de Chine, sur une flotte de trois solides navires aux coques de chêne et qui se rendraient jusqu’au Sri Lanka.

-Finis, le mal des montagnes, les migraines causées par l’altitude et la mauvaise humeur de mes épouses!

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Chapitre XX Le Pharaon Archélaüs (56 avant JC)

Au début de l’année, César profita de la présence de Pompée dans le nord de l’Italie pour convoquer une réunion des Triumvirs et tenter de réconcilier ses deux collègues, brouillés sur la question égyptienne. Crassus et Clodius voulaient envahir et piller le Royaume du Nil et puis en faire une Province de Rome. Pompée appuyait le parti de ses associés d’Alexandrie et César avait été soudoyé par Ptolémée pour l’aider à reprendre son trône aux Alexandrins. Au cours d’âpres discussions, Pompée révéla l’existence d’une flotte marchande basée à Suez, qui reliait annuellement les Indes et qui générait autant de profits que la Route de la Soie.

Ce fut Quintus Cicero, le frère de l’Orateur, un Légat agissant sous Pompée, qu’on chargea de communiquer les décisions des Triumvirs à Cicéron, qui à son tour en parla à l’Évêque Pétrus. Grâce au chapelet que portait l’Évêque de Rome, leur Initié, les Huulus purent assister à l’entretien. Cicéron rapportait que Crassus avait accepté de s’opposer à Clodius et à sa richissime épouse, Fulvia. Crassus et Pompée présenteraient leurs candidatures au Consulat, puis reconduiraient le mandat, très lucratif, de César sur la Gaule pour un autre quinquennat. Enfin, Pompée obtiendrait par la suite l’Espagne pour cinq ans et Crassus gouvernerait la Syrie pour la même période de temps.

Médonje écoutait Cicéron parler à l’Évêque:

-Je me suis adressé à vous, Pétrus, afin que vous préveniez Samosate. Pompée exige que Caton et moi appuyions toutes ces propositions, en échange de la mise en échec de Clodius et de son collège d’assassins.

Quelques jours plus tard, des pigeons-voyageurs apportaient un message de Pompée, adressé au Basileus Antiochos :

-Je vous avais promis de protéger le trafic caravanier entre Suez et Péluse. Je ferai mieux, en ordonnant à mes Légions de s’emparer des deux ports et d’y créer des garnisons. Lucullus semblant à l’agonie, pourriez-vous transférer à Crassus sa participation dans votre flotte de la Mer Rouge? Crassus obtiendra la Syrie pour cinq ans et achèvera de pacifier l’Orient, pour sa plus grande prospérité.

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Médonje s’étonna de la formule ambiguë et soupçonna un double-sens voulu par Pompée.

La perspective de l’arrivée de Crassus en Syrie fit ressurgir les pires craintes à la Cour de Samosate. Antiochos en parla à son Conseil :

-Avec un Imperium de cinq ans sur l’Orient, le Patron des Chevaliers de Rome pourra s’emplir les poches sans vergogne! Nous devons plus que jamais entraîner notre légion et notre cavalerie, fortifier nos villes, protéger encore plus notre Capitale et notre Sanctuaire. Je consens à céder à Crassus la part que possédait Lucullus dans la flotte de la Mer Rouge. Mais j’ai le sentiment de jeter un os à un chien vicieux pour le tenir éloigné quelques instants. Essayons d’obtenir contre cette faveur l’engagement de Crassus de faire campagne contre les Arabes qui profitent des troubles dynastiques de la Parthie pour attaquer les villes de mon gendre, le Roi des Rois Orode. Dans son exquise résidence palatiale de Rome, Lucullus délirait depuis plusieurs semaines. Le Proconsul avait perdu l’esprit et divaguait, veillé par son frère. L’Évêque de Rome passait prier tous les jours au chevet du Proconsul et profita d’une de ses visites pour reprendre le chapelet de l’Initié, un des cinq appareils de communication que possédaient les Cyborgs. Opys avait diagnostiqué une tumeur au cerveau, fatale.

-Dites à son frère de ne plus administrer à Lucullus notre pâte de noix de Madagascar, cela ne ferait qu’étirer l’agonie du malade.

Lucullus rendit l’âme sans reprendre conscience et fut pleuré dans toute l’Asie et par le petit Peuple de Rome.

En Judée, Gabinius veillait à la reconstruction des villes de Samarie, Azotus, Scythopolis, Anthedon, Raphia, Dora, Marissa et Gaza, pour ne nommer qu’elles. Mais le Gouverneur romain interdisait toujours au Grand Prêtre Hyrcan de relever les murailles détruites du Temple de Jérusalem. Confronté à une perpétuelle fronde populaire, le Proconsul, quand il devait se résoudre à l’emploi de la force, confiait à son Lieutenant Marc-Antoine l’assaut des forteresses rebelles et la capture des insurgés, dont beaucoup passèrent le reste de leur vie aux galères.

Dans l’Empire des Parthes, une guerre fratricide avait éclaté suite à la mort du Roi des Rois, Phraatès, assassiné par un de ses fils qui tentait de

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s’emparer de la Couronne impériale. Antiochos reçut la nouvelle de la mort de son beau-frère avec douleur et appuya sans réserve les prétentions du fils aîné du disparu, Orode, au titre de Roi des Rois, d’autant plus que son neveu Orode était aussi le gendre d’Antiochos, et un fidèle adepte de la Nouvelle Alliance. Antiochos dépêcha auprès de son gendre la cavalerie lourde de Commagène, quatre cents Cataphractaires blindés du meilleur acier, qui jouèrent un rôle crucial pour repousser les armées du parricide et provoquer sa fuite jusqu’en Syrie.

Gabinius, le Gouverneur de Syrie, se laissa tenter par les promesses alléchantes d’une récompense faramineuse et prépara ses légions à traverser le fleuve Euphrate et à envahir les Royaumes des Parthes pour y mettre sur le trône un frère insatisfait de ne pas être le Roi des Rois à la place de son aîné, Orode. Jusqu’au dernier moment, Gabinius prétendit se préparer à attaquer le Royaume arabe des Nabatéens. Mais quand les légions traversèrent l’Euphrate, le Basileus Antiochos se rendit à bride abattue au devant de l’armée romaine, afin de prévenir un conflit de grande envergure.

Comme Antiochos se préparait à utiliser tout son ascendant sur le Gouverneur de Syrie, Gabinius lui annonça qu’il renonçait à cette campagne contre les Parthes et que ses Légions s’apprêtaient à retourner en Syrie,

-Pour aider le vieux Ptolémée à reprendre son Royaume.

S’assurant de ne pas être entendu par son État-Major, le Proconsul Gabinius confia à Antiochos et à son Chancelier que dix mille talents avaient été promis, et partiellement versés, par Ptolémée aux trois Triumvirs qui dirigeaient Rome de facto et qu’il se rendait envahir l’Égypte, sur les ordres de Pompée.

-Officiellement, nous devons aider les mercenaires du Pharaon à prendre pied dans la région du Delta. Mais Pompée a insisté sur la nécessité pour mes légions de s’emparer des ports de Péluse et de Suez et d’y établir des garnisons romaines permanentes. Ainsi nos Légions sécuriseront le trafic provenant de la Mer Rouge, contre les Arabes, les Juifs et les soulèvements perpétuels qui secouent l’Égypte.

Antiochos se fit pensif et se décida à révéler à son tour une nouvelle qu’il venait de recevoir :

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-Vous rappelez-vous le Divin Archélaüs, le Grand Prêtre dynastique de Comana qui siégeait à mon côté lors des cérémonies au Sanctuaire de Nymphée?

Gabinius demanda :

-Ce Général qui dirigea les armées du Pont contre Sylla à Athènes et en Grèce, avant de se rallier à Rome?

Antiochos précisa :

-Le fils de celui-là, Proconsul! Archélaüs a renoncé au trône et au titre de Grand Prêtre de Comana. Il laisse sa couronne à son fils aîné, le dixième Archélaüs, qui m’a prêté serment de vassalité avant-hier. Archélaüs a épousé la Reine Bérénice, comme deuxième épouse, et a pris le titre de Pharaon d’Égypte. Il a aussi entrepris de réorganiser l’armée égyptienne, avec le support militaire et financier des Citoyens d’Alexandrie qui exècrent ce Ptolémée, le Joueur de Flûte. Même la jeune Cléopâtre appuie sa sœur Bérénice dans ses préparatifs visant à repousser les mercenaires de son père Ptolémée et elle parcoure l’arrière-pays afin d’y recruter des hommes pour les troupes du Général Archélaüs.

Médonje prit la parole :

-Archélaüs ne s’attendait certes pas à affronter les légions de Rome quand il accepta la Double Couronne d’Égypte. Et il n’a jamais dévoilé ses intentions à son Suzerain, Antiochos, qui lui aurait déconseillé l’aventure. Aussi, le Pharaon Archélaüs ne pourra espérer aucune assistance de la part de la Commagène. Nous ordonnerons à notre Vassal, le nouveau Souverain de Comana d’interdire à ses Sujets de répondre à l’appel de son père pour aller guerroyer en Égypte contre les Romains. Nous ne ferons guère plus pour vous aider dans cette campagne qu’on vous impose, Proconsul Gabinius, sauf vous aviser qu’un contingent de quatre mille cavaliers de Cappadoce a accompagné l’ancien Grand Prêtre jusqu’en Égypte et qu’il est en grande partie composé de Fanatiques du Temple de Comana, rasé par les Romains.

Alors qu’ils s’apprêtaient à reprendre leurs routes respectives, Gabinius remit au Basileus un jeune prisonnier qui s’agenouilla devant Antiochos et Médonje :

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-Le Jésus Mattathias, le benjamin d’Aristobule qui s’est enfui de Rome et que mes troupes ont capturé à nouveau. Aristobule vogue vers l’Italie, solidement enchaîné, mais j’avais promis à la mère de Mattathias de vous confier son jeune fils, que je connaissais comme un des Acolytes de votre Grand Prêtre Opys à l’Hôpital de Samosate. Et puis ce Mattathias m’avait abordé ‘Au nom du Père29, du Fils et des Anges Célestes’ pour implorer ma clémence envers ses Sujets révoltés. Son frère, Alexandre, parvint à briser l’encerclement de mes troupes et a repris le maquis avec une poignée de ses fidèles.

Lorsqu’ils quittèrent le camp de Gabinius, Antiochos confia à son Chancelier qu’il faudrait prévenir leur flotte de Suez d’adopter Charax dans le Golfe Persique comme port d’attache pour le futur immédiat. Et le Cyborg de rétorquer à son Souverain :

-Si je ne l’étais pas, je vous croirais télépathe, Sire!

À Changan, Capitale de la Chine, Myryis, Grand Mandarin du plus haut niveau, nommé Ministre des Affaires de l’Occident, faisait ses adieux à l’Empereur Xian-Dao. Le Divin Autocrate avait tout tenté pour retenir à sa Cour celui qui avait tant enrichi l’Empire par ses conseils, ses inventions, sa sagesse, et ses connaissances. La Route de la Soie, sécurisée par les Chinois jusqu’à la Tour de Pierre dans les Monts du Pamir, apportait en Chine, en plus des talents d’or, tous les produits luxueux, des plantes inconnues, des techniques nouvelles et l’élixir de longue vie, fabriqué à Samosate à partir de noix poussant sur une île située aux antipodes de la Chine.

Myryis avait promis à l’Empereur que la Commagène poursuivrait les échanges réguliers avec la Chine et tenterait d’en accroître le volume. Puis il jura de protéger et de veiller sur le père de l’Empereur qui avait décidé d’accompagner Myryis jusqu’au Sri Lanka. Cette décision justifia que l’on portât de trois à cinq les mastodontes flottants que les Chinois construisirent pour cette expédition en haute mer. Les coques, doubles, et en chêne laqué pouvaient résister aux pires des chocs. Insubmersibles, même renversés par une vague, ils reprendraient leur position. Et ces grandes galères possédaient rames et voiles.

29 Salutation rituelle des Adeptes de la Nouvelle Alliance. Le Père étant Mithridate Kallinikos et son Fils, Antiochos, tous deux divinisés.

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Aussitôt terminée la saison des cyclones, la flotte chinoise appareilla et se dirigea vers le sud en longeant les côtes et en s’arrêtant aux quelques comptoirs commerciaux fréquentés par des jonques basées en Chine. L’Empereur avait désigné les meilleurs Capitaines de la Marine impériale et des soldats de sa garde d’élite afin de protéger de leurs vies celle de son père, le petit-fils préféré du Divin Wu-Ti et qui fut longtemps Régent de Chine. Les passagers, les équipages, et leurs escortes totalisaient plus de mille cinq cents personnes, dont plusieurs hauts dignitaires de la Cour Impériale.

Ils atteignirent sans difficulté des terres envahies de jungles tropicales et le dernier comptoir connu des Chinois, établi à l’entrée d’un détroit qui menait à la Mer du Bengale et à la grande Mer du Sud. L’endroit, situé exactement sur l’Équateur, possédait la fort mauvaise réputation de constituer un nid de pirates et son port d’abriter autant de corsaires que d’honnêtes commerçants. Myryis y demeura cinq jours, transigeant avec les Capitaines qui bourlinguaient à travers les nombreux archipels qui les entouraient et qui recelaient des richesses végétales, animales et minérales incomparables.

Myryis contacta Médonje :

-J’ai engagé deux nouveaux employés pour la Ménagerie de Samosate, deux autochtones de Sumatra qui savent parler aux oiseaux comme pas un. Ils peuvent reproduire les cris et les chants des oiseaux-arc-en-ciel, huit couples, que je ramène avec eux en Commagène. J’ai aussi acheté différentes espèces de perroquets vivants, des faisans, et des poules multicolores, et des épices dont nous ne savions rien, aux saveurs extraordinaires. Et des flagrances divines, exhalées par des plantes et des fleurs inconnues. Avec de l’ivoire de rhinocéros et d’éléphant, des perles, du corail, et des épices, j’ai déjà rempli les cales d’une de nos galères. Ses gardes interdisent au Régent de descendre à terre, prétextant, non sans raisons, que l’endroit constitue un coupe-gorge. Aussi reprenons-nous la mer demain matin. Les pirates avec qui j’ai transigé offrent de nous escorter, contre rétribution, à travers une partie de ce détroit, long d’un millier de kilomètres. J’ai accepté leur offre et j’espère pouvoir toujours aussi facilement pacifier les corsaires qu’on dit infester cette portion d’Océan.

Les Mandarins mandatés par la Cour notaient les courants, les vents, les récifs, les écueils, les silhouettes des montagnes dominant la côte. Ils traçaient des cartes et peignaient les paysages, les gens et les animaux

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rencontrés au cours de ce périple héroïque. Le Régent Xuan-Liu apparaissait sur la plupart des peintures, dans toute sa gloire et légèrement plus grand que nature. Les côtes et les plaines, s’étendant jusqu’aux montagnes visibles des navires, avaient été débarrassées de leurs jungles et transformées en rizières où l’on élevait aussi du poisson.

Une des principales industries d’exportation de ces mangeurs de riz et de chair humaine s’avéra être des troncs d’arbre de fer, de la même famille que ceux de Madagascar, et duquel les Huulus tiraient leur élixir de longue vie. Avant d’incendier la jungle et d’abattre toute la végétation, pour la remplacer par des rizières, les autochtones coupaient les troncs des essences précieuses, bois de rose, teck, ébène et aussi les moins gros des arbres de fer. Myryis fit maudire Médonje en lui apprenant que les indigènes appelaient ces énormes arbres de fer ‘Rois des mauvaises herbes’ et qu’ils mettaient des semaines à les abattre, en entretenant des feux sous les arbres gigantesques et d’une dureté extrême.

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Chapitre XXI Le martyre des éléphants (55 avant JC)

Les élections où Pompée et Crassus se présentaient aux fonctions de Consuls de Rome, habituellement tenues le septième mois de l’année, pour un mandat annuel débutant en janvier suivant, avaient été empêchées par l’obstruction systématique du Tribun du Peuple et celle du Parti des Républicains qui craignaient que la ‘Res Publica’ ne devienne une propriété privée ou une Monarchie à peine déguisée. L’arrivée à Rome de quelques milliers de cavaliers gaulois, des Auxiliaires commandés par le fils de Crassus, qui s’était distingué comme Légat de César en Gaule, contribua à la bonne tenue de l’élection de son père et de Pompée au Consulat, formant équipe pour la deuxième fois, après un intervalle de quinze ans.

Peu d’informations filtraient de l’expédition militaire, illégale, de Gabinius en Égypte. Les Huulus apprirent qu’Archélaüs tomba aux mains des Romains, avant même le début de la campagne, mais qu’il fut relâché contre rançon et aussi, de peur que Ptolémée ne verse pas les dix mille talents promis devant une victoire aussi facilement acquise. Mais, surtout, l’impétueux Marc-Antoine voulait se tailler une part de gloire, et de la récompense promise par Ptolémée pour retrouver son trône. Les quatre légions détournées de Syrie, pour combattre en Égypte, souffrirent de la soif dans la région frontalière des Lacs Amers qui séparaient Péluse, port de Méditerranée, à Suez, sur la Mer Rouge. Les Romains se heurtèrent à de longues palissades, érigées par les partisans de la Reine Bérénice, et qui s’appuyaient sur des marécages infranchissables pour une cavalerie.

Les Romains s’emparèrent aisément de Suez qui se rendit sans combattre Ils purent abattre la palissade sur plusieurs points et assiégèrent le port fortifié de Péluse, où se retranchaient Archélaüs et ses dévoués Fanatiques du Temple de Bellone, déesse romaine de la guerre qui était associée au Culte de la Grande Déesse de Comana. Le siège dut se révéler difficile car il dura deux mois, malgré le blocus hermétique d’une flotte romaine venue de Phénicie et de Tarse. Un assaut final sanglant, où se distingua encore Marc-Antoine pour son ardeur au combat, vit périr toute la garnison et une partie de la population, et laissa des tas de cadavres empilés parmi lesquels celui du Général Archélaüs, qui ceignit pendant six mois la double couronne d’Égypte.

Le Pharaon Ptolémée ordonna la mise à mort de tous les habitants de la ville rebelle et de tous les prisonniers aux mains des Romains. Mais Marc-

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Antoine s’objecta énergiquement à cette boucherie, allant jusqu’à menacer de se retirer de la campagne avec ses hommes, si de tels massacres étaient commis. De plus, Marc-Antoine fit rechercher le corps d’Archélaüs, rendit les honneurs au défunt et le fit enterrer dans une sépulture digne de son vaillant ennemi qui avait préféré la mort à la reddition.

Après la chute de Péluse et la défaite de l’armée d’Archélaüs, Bérénice et les Citoyens d’Alexandrie se soumirent à Ptolémée, qui décapita aussitôt sa fille, la quatrième et dernière Souveraine d’Égypte à porter ce nom. Les plus riches Citoyens d’Alexandrie subirent le même sort et leurs biens furent confisqués par Ptolémée qui avait un pressant besoin de liquidités pour payer les Légions. Seules quelques cohortes et une partie de la Cavalerie menée par Marc-Antoine, avaient accompagné Ptolémée à Alexandrie et rejoint Gabinius en Judée sitôt perçu l’argent promis.

Pendant que Gabinius avait déplacé ses légions en Égypte, la Judée toute entière, menée par Alexandre le fils aîné d’Aristobule, s’était à nouveau soulevée contre l’occupant romain. Les Romains vendirent comme esclaves, destinés aux galères, trente mille opposants juifs capturés les armes à la main et qui envièrent la mort rapide de ceux des leurs ayant péri sur les champs de bataille. Les Romains capturèrent aussi le Prince Alexandre, fils du Grand Prêtre Aristobule toujours prisonnier à Rome. Le Prince juif, sous bonne escorte, fut conduit à Antioche et jeté dans un cachot.

Le fils de Gabinius, Sisenna, qui n’avait que seize ans, dirigeait les quelques cohortes laissées en Syrie, pour l’essentiel des vétérans et des malades. Et les Arabes profitèrent du départ des légions pour recommencer razzias et pillages, de part et d’autre de l’Euphrate. Antiochos écrivit au Gouverneur Gabinius pour lui rappeler l’engagement de Rome à protéger la Syrie et à sécuriser son commerce.

Théla se rendit elle-même à Rome, à l’invitation de Pompée pour assister et participer à l’inauguration du Théâtre érigé à sa gloire et qui portait son nom. Elle remit au Grand Pompée, en plus de sa ration annuelle d’élixir de longue vie, une lettre du Chancelier de Commagène qui annonçait que les conflits qui avaient frappé Suez et Péluse avaient aussi paralysé leur flotte de la Mer Rouge.

-La décapitation de nos associés d’Alexandrie et de leurs familles, et la confiscation de leurs biens par Ptolémée, ainsi que les massacres opérés par

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ce Pharaon contre son propre Peuple, empêchent la Commagène de le considérer comme un associé potentiel. La Route de la Mer Rouge ne générera aucun trafic, ni profit, cette année ni l’année prochaine. Le Divin Basileus Antiochos insiste pour que l’indigne Ptolémée ne touche pas un seul denier de ces opérations maritimes. Si Rome annexe Suez et Péluse à sa Province de Syrie et sécurise les caravanes entre les deux villes, notre flotte de la Mer Rouge reprendra son service.

Le Consul Pompée tendit la lettre à son Collègue Crassus, en lui marmonnant à l’oreille, mais Théla lisait ses pensées :

-Voilà les résultats de cette folle expédition en Égypte!

Pendant que Crassus lisait la missive de Médonje, Pompée demanda à Théla :

-Mais, sans notre intervention, Archélaüs aurait capturé l’Égypte. Il occupait déjà Péluse!

Théla répondit :

-Archélaüs, un Adepte de notre Culte, aurait fait un meilleur Pharaon que Ptolémée le Joueur de Flûte. Et il siégeait à notre Temple de Nymphée depuis des années. Antiochos aurait accepté de commercer avec un de ses Fidèles converti à notre Église. Mais jamais avec ce Ptolémée Aulète!

Le Consul Crassus intervint à son tour d’une voix mielleuse :

-Et où se cache votre flotte de la Mer Rouge actuellement? 

La Grande Prêtresse expliqua aux Maîtres de Rome :

-Les vaisseaux nécessitant réparations ont pu se rendre dans le Golfe Persique, au port de Charax, appartenant à l’Empire des Parthes gouverné par le Roi des Rois Orode, le neveu et gendre du Divin Antiochos. Les autres navires ont fait de notre fortin sur l’île de Socotra leur nouveau port d’attache, ce qui permet d’effectuer deux fois plus de missions sur les côtes d’Afrique et d’Arabie, et de remplir nos entrepôts de Socotra de marchandises d’une valeur colossale qui attendent la réouverture de Suez pour s’y déverser. 

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Crassus demanda :

-Divine30 Théla, pouvez-vous chiffrer cette ‘valeur colossale’?

La Huulu répondit :

-Richissime31 Crassus, pour ces cargaisons qui s’accumulent à Socotra, les profits seulement tourneront autour de trente mille talents.

Somme considérable, si l’on considère que le Pharaon d’Égypte, un Royaume riche, encaissait des revenus estimés à douze mille cinq cents talents annuellement. Crassus demanda si la Commagène allait lui verser la part qu’elle remettait au regretté Lucullus. Théla précisa que ces versements étaient conditionnels à la présence des légions en Syrie, pour assurer l’ordre dans cette Province. Or, Gabinius avait retiré, sur ordre de Pompée, ses troupes pour attaquer l’Égypte et les Arabes avaient repris de plus belle leurs déprédations.

Crassus, de sa voix doucereuse, assura l’Ambassadrice de Commagène :

-Nos légions ont entièrement pacifié Suez et Péluse qu’elles occupent actuellement. Le commerce peut reprendre dès aujourd’hui en Mer Rouge. Quant aux Arabes, j’en ferai mon affaire car, dès la fin de l’année en cours, je gouvernerai nos Provinces d’Orient pour les cinq prochaines années, et je disposerai d’au moins dix légions et d’une importante cavalerie gauloise commandée par mon fils.

Les Triumvirs s’enquirent de la date où la flotte de la Mer Rouge déchargerait à Suez ses cargaisons. Théla expliqua :

-Grâce à notre réseau de pigeons-voyageurs, l’ordre d’Antiochos atteindrait Socotra d’ici quelques semaines et la flotte pourrait se regrouper et aborder Suez au début de l’an prochain.

La Cyborg percevait les calculs de Crassus et aussi ses intentions claires de traiter l’Orient comme son Empire personnel et de s’emparer de toutes ses

30 Dives, en latin31 Divessimus, en latin

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richesses. Le même jour, à Samosate, le Roi Antiochos commandait de décupler la production de pointes d’acier dans les aciéries de Commagène.

L’inauguration du Théâtre de pierre de Pompée, construit en plein centre de Rome, réunit toute la Noblesse et l’Aristocratie de la Capitale et les plus éminents parmi les Alliés de Rome. Pompée avait dépensé sans compter pour faire de l’événement un moment inoubliable, par sa pompe et son faste. Le Grand Pompée se présenta couronné de lauriers, portant la cape d’Alexandre le Grand, en compagnie de son collègue, le Consul Crassus. La jeune épouse du Grand Pompée, et fille unique de César, laissait paraître un ventre gonflé qui faisait l’orgueil de Pompée, plein de prévenances envers sa femme enceinte.

Une succession de spectacles suivit le cortège des Augures et des Pontifes de Rome qui avaient béni les lieux. Suivirent des acrobates, des danseurs, de tout le bassin méditerranéen, des amuseurs publics, des fanfares, des concours d’adresse. Le Chœur Royal de Commagène exécuta quelques tours de chant qui mirent en valeur les voix enchanteresses de Théla et de sa fille Marie, vivement applaudies par la prestigieuse audience.

On présenta ensuite ce qui devait constituer le clou du spectacle, un combat entre des gladiateurs et des éléphants. Jamais, dans la longue histoire de Rome, n’avait-on vu autant d’éléphants réunis : trente-cinq pachydermes, dont plusieurs éléphanteaux, confisqués par Ptolémée aux riches Citoyens d’Alexandrie et remis à Marc-Antoine pour solder une partie des dix mille talents promis. Pompée sembla ravi d’entendre la réaction de la foule qui s’extasiait de voir autant de ces immenses bêtes sur une même scène. Les grands animaux, nerveux, s’étaient regroupés au milieu de l’arène, autour des plus jeunes des leurs. Habitués à la présence de cornacs, les pachydermes semblaient désemparés et barrissaient pitoyablement pour appeler leurs maîtres absents. Tous ces éléphants servaient d’animaux domestiques, pour les déplacements des Alexandrins fortunés, aujourd’hui décapités par Ptolémée, ou encore travaillaient aux champs en compagnie des paysans qui les soignaient depuis leur naissance.

Une centaine de gladiateurs, armés de longues lances, entourèrent le troupeau et se mirent à taillader et à massacrer les grandes bêtes. Les éléphants se refusèrent à attaquer les hommes, plusieurs se mirent à genoux et implorèrent avec des barrissements lamentables la pitié des humains. Aucune de ces bêtes n’avait été dressée à la guerre et elles se laissèrent tuer

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sans tenter de blesser un seul de leurs tourmenteurs. Quand les bouchers s’en prirent aux éléphanteaux, leurs mères agonisantes tentèrent de s’interposer et s’offrirent aux lames des bourreaux pour protéger leur progéniture. Toutes les bêtes périrent dans d’horribles barrissements qui semblèrent être autant de supplications émouvantes.

La foule, révulsée par toute cette horreur, manifestait son indignation et son opprobre devant autant de méchanceté. Des centaines de spectateurs pleuraient ou vomissaient dans les gradins. La moitié de l’audience quitta les lieux, maudissant le spectacle et tous ceux qui l’avaient commandé. Pompée, avait perdu toute sa superbe et se penchait, très alarmé, sur sa jeune épouse qui avait perdu conscience après avoir hurlé sa souffrance devant une telle abomination. Les Consuls se retirèrent hâtivement dans la demeure de Pompée, toute proche, et le spectacle se termina là, qui restera gravé à jamais dans l’esprit des Romains, mais comme d’un jour d’infamie.

Théla et Marie, ébranlées par cette horreur, appareillèrent le lendemain pour la Commagène. Par la suite, l’Évêque Pétrus apprit à Médonje la destruction par la foudre de plusieurs statues des dieux sur l’Acropole cette nuit-là. Peu après cet événement, une crue exceptionnelle du Tibre inonda Rome et détruisit plusieurs milliers de maisons. La Plèbe, superstitieuse, blâmait Gabinius d’avoir choqué les Dieux en envahissant l’Égypte, malgré l’oracle des Livres Sibyllins qui l’avait expressément interdit. Pressé de le faire par le Peuple furieux, le Sénat condamna Gabinius, toujours à réprimer un soulèvement en Judée, pour ses actions en Égypte.

Julia fit une fausse couche dans les jours qui suivirent cette boucherie. La fille de César et épouse de Pompée ne se releva pas des suites de sa grossesse interrompue et mourut quelques mois plus tard, plongeant Pompée dans la plus extrême détresse. Antiochos fit parvenir un message de condoléances touchant au Grand Pompée, ainsi qu’un exemplaire du Nouveau et de l’Ancien Testament, en incitant Pompée à répandre l’amour qui y était enseigné plutôt que le sang. Le Basileus suggéra au Triumvir d’aller prier Mithra le dimanche matin avec ses nombreux vétérans assemblés dans les Jardins de Démétrios sur la colline du Vatican, de chanter les chants liturgiques et d’y chercher l’apaisement dans la Foi en un monde meilleur.

En Asie, le Roi Tigrane d’Arménie, rendait l’âme à quatre-vingt-cinq ans, laissant son Royaume à son fils Artavazdès, déjà Roi d’Atropatène et gendre

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d’Antiochos. En Parthie, Orode avait assiégé et capturé son frère parricide à Babylone et l’avait fait égorger en sa présence pour son crime. Le gendre d’Antiochos devenait ainsi seul prétendant au titre de Roi des Rois des vingt-huit Royaumes qui constituaient l’énorme Empire des Parthes.

Myryis et la flotte chinoise avaient délaissé la côte de Sumatra et mis le cap vers le grand large, vers un point situé au milieu de l’immensité océanique et connu du seul Huulu, qui conservait toute la confiance du Régent. Après dix jours de navigation, ils touchèrent terre sur une des îles de l’archipel des Nicobar, un paradis, n’eut été des habitudes culinaires des autochtones cannibales. Ces îles, très écartées des routes maritimes longeant les côtes d’Asie, regorgeaient d’ambre gris et de corail noir et d’énormes tortues de mer agrémentèrent l’ordinaire des équipages. Pendant plusieurs semaines, ils ratissèrent les plages de l’archipel et glanèrent une moisson extraordinaire d’ambre et de nacre. Ils furent assaillis à plusieurs reprises par les tribus primitives qui utilisaient des sarbacanes et des dards empoisonnés et qui tuèrent trois soldats chinois.

Puis les cinq galères cinglèrent plein ouest, à travers un désert liquide paraissant infini. Ils profitèrent de vents favorables et, après presque un mois sans avoir aperçu ni terre ni d’autres voiles, ils parvinrent en vue du Sri Lanka. Le lendemain, les cinq vaisseaux chinois faisaient leur entrée dans la rade du grand port de Trinkomali. Debout à la proue de leur nef amirale, revêtu de la robe bleue ornée du scorpion doré, Myryis saluait les Cinghalais de grands mouvements du bras. Dans le port, la flotte chinoise jeta l’ancre à coté de huit grands vaisseaux affrétés par la Commagène, provenant de Charax et de Suez et qui firent tonner vingt-et-un coups de canons quand leurs Capitaines reconnurent le Grand Prêtre Myryis.

Le Huulu vit descendre de la citadelle un cortège bariolé entourant son ami le Prince Tazim, devenu Roi du Sri Lanka depuis la mort récente de son père. Faisant fi de tout protocole, Tazim enserra Myryis dans ses bras et lui dit quelques phrases de bienvenue en grec, langue qu’il avait apprise lors de son séjour à Samosate. Le Cyborg présenta le Régent de Chine au Roi :

-J’ai l’immense fierté de vous présenter mon ami Xuan-Liu, petit-fils de l’Empereur martial Wu-Ti, Régent de Chine et père de l’Empereur actuel, le Divin Wao.

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Myryis exécuta un élégante courbette, dans une envolée de soie et s’adressa au Chinois, dans le plus pur mandarin :

-Divin Xuan, voici mon ami Tazim, Roi du Sri Lanka et ‘Devanampiya’, Ami des Dieux.

Pendant ce temps, en Italie, Crassus, avant même la fin de son Consulat, tentait de quitter Rome pour aller exercer son Proconsulat sur l’Orient. Tous connaissaient l’intention avouée de Crassus d’envahir et de piller l’Empire des Parthes qu’on croyait toujours en proie à une querelle dynastique. Et l’opposition populaire à cette invasion appréhendée fut telle que la foule empêcha Crassus de franchir les portes de Rome. Le Consul Pompée dut venir à la rescousse de son collègue Triumvir et accompagna Crassus. Mais le Tribun du Peuple déposa devant les Consuls un trépied rempli de charbons ardents d’où il fit surgir un nuage d’encens et il se lança dans une volée d’imprécations contre l’entreprise de Crassus, maudissant le Consul et les légions s’apprêtant à déclencher une guerre contre un immense Empire. Pompée ordonna à ses gardes d’écarter gentiment, mais fermement, la personne sacrée du Tribun du Peuple et Crassus put ainsi se rendre à Brindisi où l’attendait la flotte qui le mena en Syrie.

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Chapitre XXII Les pillages de Crassus (54 avant JC)

Gabinius, sachant le tollé général que son expédition en Égypte avait provoqué à Rome, avait dépouillé la Judée et la Syrie de tout ce qui pouvait être volé, ne respectant que les Temples, et avait inondé la Ville Éternelle de présents. Avant même son retour à Rome, le Gouverneur Gabinius avait soudoyé le jury qui l’attendait. Pompée avait exigé de Cicéron qu’il prenne la défense de Gabinius, accusé d’avoir outrepassé son mandat en Syrie et en Judée, en envahissant l’Égypte sans la permission du Sénat et contre la volonté des Dieux, exprimée par les livres sibyllins de façon étonnamment claire.

Malgré les preuves l’accablant, les jurés prononcèrent Gabinius innocent de ce crime, mais il ne put se dérober à d’autres accusations, de malversations, en tant que Gouverneur de Syrie et, à son grand étonnement, et aussi à celui de Pompée qui assistait au procès de son Légat, il fut condamné à l’exil par un autre jury fâché ne pas avoir été suffisamment soudoyé. La coalition des Triumvirs ne put empêcher non plus l’élection des Consuls Ahenobarbus, un gendre de Caton et Appius Claudius Pulcher, le frère de Clodius, le démagogue époux de la richissime et dépravée Fulvia.

Pompée, avait été profondément marqué par les évènements ayant terni l’inauguration de son Théâtre, provoqué la perte d’un fils mort-né, puis l’agonie et la mort d’une épouse adorée. Le Grand Pompée avait perdu toute sa morgue et se consacrait au bien commun, au mieux-être de ses Vétérans, et aux besoins du Peuple qui criait famine après deux années de mauvaises récoltes et l’arrêt des livraisons du blé d’Égypte, décimée par la guerre civile et la vengeance de Ptolémée. Le Sénat avait nommé Pompée à la tête d’une Commission sur les grains, avec des pouvoirs s’étendant sur toutes les Provinces romaines, afin de pourvoir leur Capitale en blé et d’éviter des émeutes sanglantes.

La Commagène, à la demande de Pompée, vendit à Rome tout le blé qu’elle pouvait produire, soit presque autant que l’Égypte. Car les terres, défrichées par les pirates repentis établis en Néo-Commagène, se révélaient extraordinairement fertiles et produisaient deux récoltes de céréales par année. L’irrigation intensive des rives de l’Euphrate et de certaines portions de la Mésopotamie, avait aussi permis d’engranger de riches moissons, là où ne se trouvaient naguère encore que des terres désertiques. Antiochos acquit

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aussi les récoltes d’Arménie et celles de ses Vassaux, Sophène, Corduëne, Osroène et Antiochène.

Le Basileus Antiochos dépêcha des convois frumentaires à Pompée qui les paya en talents d’or, extrait des deux Provinces d’Espagne. Pompée, dans une lettre de remerciements à Antiochos, assura qu’il avait strictement défendu à Crassus de s’en prendre aux possessions de la Commagène, le plus solide ami des Romains en Asie :

-J’ai juré sur Mithra, devant mon Collègue Crassus, que s’il portait ombrage à la Commagène, je quitterais l’Italie sur-le-champ pour aller l’étrangler de mes propres mains.

Crassus inaugura son Proconsulat de cinq ans sur l’Orient en confiscant les deux mille talents en monnaies du Trésor du Temple de Jérusalem que Pompée n’avait pas saisis. Crassus se rendit à Suez, espérant l’arrivée de la flotte de la Mer Rouge, mais n’y vit que des quais déserts. Le Proconsul s’établit ensuite à Damas, organisant systématiquement le pillage des Provinces, déjà rendues exsangues par les exactions des Gouverneurs précédents. Crassus recruta des légionnaires parmi les Syriens et assembla une formidable force d’invasion, renforcée de dizaines de milliers d’Auxiliaires asiatiques. Puis il parcourut de long en large la Syrie, tel un vautour cherchant une proie à déchiqueter.

À quelques dizaines de kilomètres de la Commagène, Crassus fit arracher tous les panneaux d’argent et les dorures du Temple de la Grande Déesse d’Hiérapolis, pilla son trésor, sa statuaire et son mobilier liturgique. Ceux des Syriens qui n’avaient pas fui devant leur propre Gouverneur assistaient, paralysés par l’accablement, au démantèlement de leur Sanctuaire dix fois séculaire. On y vit le gros Crassus perdre pied sur les marches du Temple, ainsi que son fils, qui chuta sur son père. Dans la foule, le Comte de Karkemish riait silencieusement dans sa barbe et promettait au Romain bien d’autres signes néfastes.

Les scrupules religieux, et l’argent, menaient la plupart des Romains. Mais Crassus, lui, ne possédait aucun scrupule, seulement une soif insatiable de richesses. En moins d’un an, il avait, tel une pieuvre, étendu ses tentacules sur les Provinces d’Asie, détectant et raflant tout ce qui pouvait encore être volé, monuments, bétails et récoltes. D’Égypte, de Judée et de Syrie affluaient en Commagène des vagues de réfugiés cherchant asile et

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protection contre les dépravations des légions commandées par Crassus. Celui-ci avait rassemblé sept légions sur les bords de l’Euphrate, à la frontière de la Commagène et avait ordonné aux Gouverneurs des Provinces d’Asie de lui envoyer toutes leurs légions pour entreprendre la conquête de l’Empire des Parthes et s’emparer des trésors de l’Orient.

Crassus avait exigé de tous les Alliés de Rome qu’ils contribuent en hommes et en argent à son entreprise, mais leurs réponses évasives déçurent le Proconsul. Aussi décida-t-il de se rendre lui-même rencontrer Antiochos à Samosate, distante de cent cinquante kilomètres d’Hiérapolis. Comme le Gouverneur adipeux se présentait aux abords de la Commagène, un convoi de carrosses, suivi de deux cents énormes Cataphractaires, barra la route à la légion qui l’accompagnait. Crassus saliva de concupiscence à la vue des carrosses dorés et des armures rutilantes des dignitaires asiatiques.

Du plus imposant des carrosses, sur lequel se perchaient deux aigles de proportions inimaginables, émergea le Basileus Antiochos et la Grande Prêtresse Théla, qui saluèrent le Triumvir, mais du bout des lèvres.

-Salve, Richissime! Aucune légion ne peut mettre pied en Commagène sans mon accord préalable! Ni aucun esclave. Il n’y a que des hommes libres dans mes Royaumes. Que venez-vous faire en Commagène?

Théla fouillait l’esprit de Crassus et répondit à la place du Gouverneur :

-Il vient évaluer nos richesses et notre défense, Sire. Et il exige de nous un tribut et sa part sur nos opérations commerciales en Mer Rouge, c’est à dire celles de Lucullus, des Alexandrins et de Pompée. Et il aimerait voir les richesses de notre Temple de Nymphée et de notre Château, pour s’en emparer.

L’échange verbal, en grec, pouvait être compris de Crassus, qui baignait dans sa sueur, et dont le visage avait pris une coloration mauve. Quand le Proconsul ouvrit la bouche, il se mit à bégayer, montrant son extrême désarroi d’avoir été aussi facilement démasqué.

-Jamais je ne m’attaquerais à la Commagène, Majesté! Pompée, et même César, me désavoueraient. Je viens chercher ici l’aide d’une Nation amie pour ma prochaine campagne militaire en Orient. Et aussi des explications quant à l’absence prolongée de vos navires de la Mer Rouge.

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Antiochos regarda gravement Crassus qui eut le désagréable sentiment que son âme, mise à nu, était pesée, toutes ses fautes relevées et ses plans découverts. Le Basileus pointa le ciel, siffla et fit un large geste du bras, et les deux aigles s’élancèrent dans un impressionnant froissement de plumes. Les immenses oiseaux filèrent droit sur un vol de canards et s’emparèrent chacun de deux proies qu’ils laissèrent tomber aux pieds d’Antiochos avant de reprendre leurs perchoirs sur le carrosse doré portant l’emblème de la Commagène.

Antiochos s’adressa ensuite à Crassus :

-Vous et deux membres de votre État-Major serez bienvenus au Château, Richissime Crassus. Mais votre légion et vos esclaves, ainsi que vos blondes Gauloises, captives de guerre, ne peuvent pénétrer sur mes Domaines. Je crois salutaire de vous montrer ce à quoi vous songez à vous attaquer.

Pour l’accompagner, Crassus désigna son fils, qui avait combattu vaillamment sous César en Gaule et aussi le Questeur Caius Cassius Longinus, fils et petit-fils de Consuls et issu d’une famille de grands Généraux.

Le Basileus fit monter les trois Romains dans le carrosse royal, non sans qu’ils eurent jeté des regards craintifs vers les aigles géants, et les installa face à Théla, qui plongea sans mot dire dans leurs cerveaux tout au long du trajet de trois heures. Crassus profita de ce tête-à-tête avec Antiochos pour s’enquérir de la disparition de la flotte de la Mer Rouge dont il avait espéré de grands revenus. Antiochos répliqua :

-Lucullus assurait l’ordre en Syrie, Pompée celui de la Judée et les Alexandrins la sécurité de Suez. Et vous, Gouverneur, n’y avez répandu que le chaos, rendant impossible tout commerce international. Nous savons que vos Lieutenants ont reçu votre ordre de confisquer nos marchandises si nos vaisseaux abordent Suez.

Crassus nia maladroitement sa félonie et rappela l'immunité dont bénéficiait un Proconsul romain, puis il exigea qu’on le ramène à son camp. Antiochos calma Crassus :

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-Vous toucherez une part de cette montagne d’or, Crassus, si vous faites campagne contre les Arabes, devenus aussi nuisibles que des nuées de sauterelles, depuis que les légions s’intéressent plus à piller l’Égypte qu’à protéger les habitants de leurs propres Provinces.

En vue de Samosate, leur carrosse s’arrêta sur un promontoire en bordure du grand fleuve. Le Triumvir, son fils, et son bras droit contemplèrent la Capitale de ce Royaume heureux, devenue plaque tournante de tous les commerces continentaux. Antiochos, dans un latin châtié, décrivait le panorama qui s’offrait à eux :

-Vous remarquerez les trois murailles crénelées et le profond fossé inondé qui encercle la ville. Les fortins qui surplombent les remparts, à intervalles réguliers, possèdent des bouches à feu permettant l’utilisation du feu grégeois, la même arme qui carbonisa en quelques minutes deux des légions du Consul Rex ici même il y a quatorze ans, alors que mon divin Père régnait sur la Commagène.

Au signal du Roi, des trompettes retentirent, avertissant les sentinelles de leur arrivée. Alors, un des ponts-levis se releva et deux colossales langues de feu balayèrent le sol devant un des fortins. Au même instant débuta une salve de vingt-et-un coups de canons, tirée du haut des remparts, mais aussi du Château et de la Tour Carrée. Antiochos, alors que l’écho résonnait toujours du bruit de la canonnade, précisa :

-Nous n’avions que deux canons à l’époque du Consul Rex, qui détruisirent les machines de siège des Romains. La Commagène conserve jalousement le secret de ces armes pour ne pas répandre un nouveau fléau sur notre Monde barbare, dominé par trop de Tyrans soucieux de richesses.

Sentant que Crassus s’apprêtait à nouveau d’exiger qu’on le ramène à son camp, Théla s’interposa :

-Richissime Crassus, vous cracheriez sur cent mille talents?

Le chiffre, astronomique, étouffa Crassus par son énormité.

-Une telle richesse n’existe pas!

Théla le détrompa :

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-C’est pourtant la valeur des marchandises déversées par nos flottes à Charax cette année seulement. Un arrivage très exceptionnel, représentant les cargaisons accumulées pendant trois ans par la flotte de la Mer Rouge, celle du Golfe Persique et la toute première flotte provenant de Chine. Et encore, ces chiffres ne comprennent aucunement les autres voies caravanières dont, entre autres, la Route de la Soie. Venez donc au Château, y contempler certaines de ces marchandises et évaluer celles-ci de vos propres yeux, Divessissime Crassus.

Pour ne pas paraître un couard devant son propre fils, le Proconsul se fit conduire au Palais Royal, traversant le pont-levis et les trois remparts garnis de soldats en armure. Ce faisant, leur carrosse passa devant la Tour Carrée et Crassus faillit périr d’un arrêt cardiaque lorsque qu’il vit, solidement enchaîné devant l’entrée de la Tour, un Dragon de vingt mètres, doté de deux cornes, de mâchoires cauchemardesques et d’une longue queue dentelée. Antiochos savoura la panique qui s’emparait de Crassus :

-Rassurez-vous Gouverneur, notre Dragon préfère de loin les chèvres aux Romains.

Crassus, pourtant habitué au luxe le plus débridé, n’avait jamais contemplé autant de merveilles en un seul lieu. Le Château de Samosate, meublé avec goût et recherche, sans égard pour la dépense, impressionna les trois visiteurs qui s’exclamaient devant le mobilier raffiné, les peintures sur soie, les tapisseries, les dorures, les sculptures qui ornaient les galeries les menant à la salle du Trône. La grande salle d’apparat, pouvant accueillir des centaines de Courtisans, semblait vide. Une vingtaine de témoins assistaient à l’audience. La beauté de leurs bijoux et la richesse de leurs vêtements indiquaient leur importance.

Antiochos fit les présentations :

-Consul Crassus, permettez-moi de vous présenter Xian-Liu, le Régent de Chine, et Kutakanna Abhaya, Prince héritier du Sri Lanka, de passage dans notre Capitale et très curieux de vous rencontrer. Vous connaissez aussi quelques-uns de nos Grands Prêtres, mon Chancelier Médonje et la Divine Théla. Voici mon Grand Écuyer, Pyréis qui connut bien Marius et Sylla, le Divin Opys qui peut ressusciter les morts et le Divin Myryis, de retour d’un voyage de huit années en Chine.

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Les cinq Cyborgs, saluèrent le Gouverneur d’un hochement de tête et Médonje prit la parole.

-Crassus, vous ne croyez pas aux Dieux et les Dieux ne croient pas en vous. Vous recherchez une vaine gloire à asservir vos semblables, et demeurez insensible au sang répandu. Si vous attaquez la Commagène, les Dieux vous détruiront, vous, et vos Légions, aussi nombreuses fussent-elles. Dans un esprit de conciliation, afin de préserver les vies de vos propres soldats, nous vous conjurons de ne pas déclencher les hostilités avec les Parthes qui ont toujours respecté la frontière commune à vos deux Empires, le fleuve Euphrate qui coule devant nos yeux. Nous vous demandons de faire campagne contre les Bédouins arabes et les Nabatéens, de sécuriser tout le Sinaï et d’occuper les deux rivages de la Mer Rouge, jusqu’à l’avant-poste égyptien de Bérénice, et, sur l’autre rive, jusqu’à Médine, le grand marché aux esclaves de l’Arabie. En échange, nous vous proposons le tiers des profits générés par le commerce en Mer Rouge.

Crassus demanda cinq cents talents pour conclure ce pacte. « Accordés! » s’exclama Antiochos qui se leva de son Trône pour recevoir la Reine Isias et sa joyeuse suite composée des jeunes Princes et Princesses, de leurs précepteurs et de plusieurs de leurs camarades de classe. Isias fut présentée à Crassus. La Reine de Commagène tenait par la main un bambin de cinq ans, vêtu de soieries dorées et le front ceint d’un bandeau d’or pur :

-Voici la chair de ma chair, notre petit-fils, Pacorus, l’héritier de l’Empire des Parthes que vous vous proposez d’envahir, Citoyen Crassus. Laissez-moi vous présenter d’autres de vos jeunes Concitoyens, avides de vous rencontrer.

La Reine se tourna vers le groupe d’enfants qui l’entouraient :

-Voici les compagnons de classe de mes enfants. Octave, petit-neveu de Jules César et son inséparable copain, Mécène, petit-fils du plus riche Chevalier de Rome, après vous bien entendu. Ici, la charmante Tullia, fille de Cicéron.

L’énumération continua, et Crassus reconnut parmi eux les noms les plus prestigieux de l’aristocratie italienne. Octave, qui avait dix ans, portait la toge des Sénateurs et avait préparé un discours, fort bien tourné, pour saluer

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Crassus. Mais le jeune Mécène suscita autant d’applaudissements qu’Octave en répétant mot pour mot son discours, grâce à une méthode sténographique qu’il avait lui-même inventée.

Crassus quitta Samosate le soir même, sans demander à visiter la Tour Carrée, après avoir assisté au repas du Dragon qui fit l’ébahissement des jeunes. Ses premiers mots, dans le carrosse mis à sa disposition, alors qu’il se croyait enfin seul avec son fils et son Questeur, furent pour les lustres, en diamants, du Basileus Antiochos. Les Cyborgs avaient collé de microscopiques émetteurs sur les bijoux de Crassus, qui leur permirent de connaître les actions de celui qu’ils avaient jugé irrémédiablement corrompu et perfide. Les Huulus purent ainsi constater que les cinq cents talents remis à Crassus lui servirent à assembler encore plus de légions et que ses projets de pillages grandioses n’avaient fait que croître.

Crassus se rendit à Damas pour l’hiver, laissant ses légions occuper les villes bordant les deux rives de l’Euphrate, en prétextant que la frontière elle-même appartenait à la Province de Syrie. Les Romains pénétrèrent sans effort dans Nicéphore, mais leur garnison établie à Zénobie tomba dans un coupe-gorge et perdit cent légionnaires. Crassus fit crucifier deux cent habitants de la ville et vendit le reste comme esclaves.

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Chapitre XXIII Dix mille Romains en Chine (53 avant JC)

Aux premiers jours de janvier, à la suggestion d’Antiochos, les Monarques d’Asie se réunirent au Château fort de la nouvelle ville d’Arsamosate, fort bien pourvue en accommodations. Les suites nombreuses de ces invités prestigieux, pourtant priés de se déplacer incognitos, remplirent le vaste caravansérail, heureusement moins fréquenté pendant l’hiver. Dans la plus haute des cinq tours adossées au Palais, les convives contemplaient par de larges baies vitrées la vallée bordant la grande rivière Arsanias qui se jetait dans l’Euphrate et, au-delà, les chaînes montagneuses enneigées de l’immense Arménie.

Le Roi Philippe Barypos, heureux propriétaire des lieux, leva son verre de cristal,

-À la santé de mon Suzerain, le Basileus Antiochos, et à toutes ses divines entreprises!

Puis il se tourna vers Médonje, encadré de Myryis et de Pyréis :

-Et louons Mithra de nous avoir envoyé ses divins émissaires!

Un froissement de soieries et le tintement des bijoux accompagnèrent le toast.

Le Chancelier Médonje résuma la situation, faisant des pauses pour que Myryis traduise son discours au Régent de Chine qui assistait à cette rencontre :

-Manifestement, Crassus attaquera la Parthie ce printemps, avec au moins dix légions. La Commagène lui a versé cinq cents talents pour qu’il combatte les Arabes et se détourne de ses idées de guerroyer en Mésopotamie. Crassus a accepté notre argent, mais il n’a jamais eu l’intention de tenir cet engagement.

Artavazdès, Roi d’Arménie et d’Atropatène, et gendre d’Antiochos, prit la parole :

-Le Gouverneur romain a demandé que l’Arménie l’assiste en hommes dans une campagne contre les Parthes. Il veut que je lui envoie trente mille

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cavaliers en Osroène au début du printemps. Crassus affirme que mon défunt père, le Basileus Tigrane, a fait sa soumission à Pompée et que Rome doit compter sur la participation de ses vassaux dans les conflits régionaux. Mais je n’ai aucune envie d’entrer en guerre avec l’Empire des Parthes et mon ami Orode, le Roi des Rois, et lui aussi parent d’Antiochos et fidèle de la Nouvelle Alliance. De plus Orode et moi partageons le même amour des arts et des lettres, et l’hellénisme caractérise nos Cours. Je considère que l’Arménie ne pourrait que souffrir d’un tel conflit.

Le Roi des Rois se leva à son tour :

-Nous avons écrit au Sénat romain, pour réitérer notre désir de paix, notre respect de la frontière qu’est l’Euphrate et avons exigé que Rome respecte les traités de non agression déjà signés entre mes Ancêtres et Sylla, Lucullus et Pompée. Nous ne désirons plus recommencer le cycle des guerres fratricides qui ont opposé la Parthie à l’Arménie de Tigrane et de ses prédécesseurs. Afin de consolider les liens entre nos Empires je propose de fiancer mon héritier, Pacorus, à la jeune sœur d’Artavazdès d’Arménie. Et je suggère qu’Artavazdès, en tant que Roi de Médie Atropatène, se reconnaisse Vassal de l’Empire des Parthes. Il conservera sa totale souveraineté comme Roi d’Arménie mais s’assurera de notre protection si Crassus investit ses États.

Antiochos intervint :

-Je me réjouis de cette alliance entre mon petit-fils et la plus jeune des filles du Basileus Tigrane. Puisse-t-elle sceller la fraternité qui existe entre nos Peuples et annoncer un règne heureux et prospère. Mais nous devons dans l’immédiat contrer la menace que représente Crassus. Nous avons contacté Pompée et César, et tous nos amis influents d’Italie. Hélas, Rome tremble devant la violence entre factions rivales. Le Sénat n’ose plus siéger et Pompée lui-même craint de sortir de chez lui. Dans tout ce désordre, les élections consulaires n’ont pu être tenues. La République romaine va à la dérive, les institutions sont paralysées et Crassus ne peut être sanctionné par ses Compatriotes, pour l’heure.

Le Basileus de Commagène poursuivait :

-D’autre part, Crassus n’agit que de son propre chef, sans aucun mandat du Sénat pour entreprendre une guerre contre les Parthes. On doit le considérer

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comme un bandit de grand chemin, un pillard, et le traiter comme tel. Se défendre contre Crassus, agissant illégalement, ne saurait être considéré comme une déclaration de guerre contre Rome, surtout quand on agit en légitime défense contre des voleurs. Je laisse mon Chancelier vous décrire les préparatifs entrepris par la Commagène pour contrer l’armée de Crassus.

Médonje prit quelques secondes pour saluer, avec une grande déférence le Régent de Chine, puis s’adressa à tous :

-L’arme qui permettra d’annihiler les légions, aussi nombreuses soient-elles, provient de Chine. Dix mille cavaliers munis de ces armes pourront détruire entièrement l’envahisseur et presque sans perte du coté des Asiatiques. Même un envahisseur dix fois plus nombreux et composé des meilleurs soldats d’Occident, sera pulvérisé par cette invention chinoise. D’une de ses manches, le Grand Prêtre tira une pointe d’acier noir, effilée et tranchante, et longue d’une paume. Le Huulu commenta :

-Nos aciéries de Maras ont produit plus de deux millions de ces flèches capables de pénétrer les armures et les boucliers des légionnaires romains. Ces pointes sont lancées vers le ciel et deviennent mortelles à leur retombée, car rien ne résiste à leur impact. Les Chinois en fabriquaient, mais en pierre, et faites pour assommer. Nous avons, en Commagène, la chance de posséder le meilleur acier et les plus vieilles aciéries du Monde.

Médonje fit circuler la flèche :

-Méfiez-vous, le tranchant entaille facilement la chair!

Le Dieu Abgar, Souverain de l’Osroène qui trônait à gauche d’Antiochos dans leur Sanctuaire du Nympheum, prit à son tour la parole :

-Je m’engage à combattre aux côtés des Parthes. L’an dernier, Crassus et ses Lieutenants ont établi des garnisons dans mes États, à Nicéphore et à Zénobie, où ils ont massacré une partie de la population et vendu l’autre. J’appâterai les Romains et les mènerai dans le piège.

Suréna, le très parfumé Général des Parthes, requérra l’honneur de commander l’assaut contre les légions. Orode regarda gravement son

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richissime Vassal, dont la famille possédait la prérogative de couronner les Rois des Rois :

-Vous commanderez nos troupes, mais au nom de mon fils Pacorus!

Les Huulus perçurent l’amertume qui inondait l’esprit de Suréna qui s’inclina cependant devant son Souverain.

Xian-Liu, le Régent de Chine demanda la parole et fit une intervention que Myryis traduisit :

-J’offre cinq cent pièces d’argent pour chaque légionnaire romain capturé, encore valide, et avec son équipement. La Commagène vous règlera en or, qu’elle déduira de son prochain paiement pour notre soie. Je désire ramener une légion à mon fils, l’Empereur de Chine, qui saura s’en inspirer pour améliorer nos techniques militaires. Et je doublerai ma proposition pour qu’on achemine ces prisonniers jusqu’aux premiers avant-postes de notre Empire.

Antiochos conclut sur cette veine :

-Et la Commagène offre de payer la même somme pour tout prisonnier romain Adepte de la Nouvelle Alliance, même blessé.

Au printemps suivant, Crassus se présentait à Zeugma, en Commagène, à la tête de douze légions, représentant quarante-huit mille soldats italiens de métier, trente mille cavaliers auxiliaires, des Galates, des Juifs, mais aussi des frondeurs des Baléares, des archers Numides et des Gaulois, et une importante intendance assurant le nécessaire aux troupes et le superflu à leur Général. En tout, près de cent mille hommes avec voitures, bagages, troupeaux et machines de siège. Aux abords de Zeugma, Antiochos et son Chancelier attendaient le Gouverneur Crassus qui chevauchait devant son armée, précédé par douze licteurs.

Médonje salua le Proconsul :

-Salut Richissime! Bienvenue en Commagène! Vos légions s’apprêtent à traverser notre pont sur l’Euphrate. Or, les Arabes habitent à l’ouest du grand fleuve. N’avions-nous pas convenu d’une campagne contre les Nabatéens du Roi Arétas?

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Crassus, sans descendre de sa monture, rétorqua :

-Nous longerons l’Euphrate sur la rive des Parthes, pour éviter d’être attaqués par les Bédouins, puis nous traverserons à nouveau le fleuve, rendus à Zénobie. Nous franchirons le désert syrien et prendrons Pétra, la Capitale d’Arétas. Puis nous investirons toute la côte de la Mer Rouge jusqu’à Médine. Mais il me faut encore plus d’argent et de blé pour cette immense armée. La Commagène devra contribuer plus substantiellement à ma campagne.

Antiochos promit de livrer aux Romains nourriture, fourrage, et encore cinq cents talents, dès qu’ils auraient repris pied en Syrie, à la hauteur de Zénobie. Médonje, après avoir vu dans son esprit les intentions de Crassus, jugea inutile de tenter de le détourner de sa décision d’attaquer les Parthes. Le Proconsul avait résolu de prendre Babylone, Séleucie sur le Tigre et Ctésiphon puis de s’emparer du port de Charax dans le Golfe Persique. En contrôlant Suez et Charax, les Romains s’assureraient de tout le commerce maritime d’Afrique et d’Extrême Orient et même des flottes affrétées par la Commagène.

Ils regardèrent défiler les douze légions, leurs Auxiliaires et les bagages qui franchirent l’Euphrate sur le pont de bateaux de Zeugma. À l’entrée du pont, deux Centurions criaient aux soldats de briser la cadence de leur marche, pour ne pas le faire s’écrouler. Dès que les premiers Légionnaires s’approchèrent du fleuve, une brume épaisse se forma et le bruit assourdissant des tambours de guerre des Parthes se fit entendre. Le pont finit par lâcher, précipitant à l’eau plusieurs cavaliers, dont un porte-étendard, qui furent engloutis. On le répara et le reste des légions put reprendre la traversée du fleuve. Mais seule la force combinée d’une dizaine de Légionnaires put arracher du sol un des étendards romains qui semblait soudé à la terre où on l’avait fiché, comme si les Dieux condamnaient ce viol des domaines Parthes. 

De l’autre côté du pont attendait le Dieu Abgar, Souverain de l’Osroène, qui fit bon accueil à Crassus et à ses troupes, offrant de guider leur marche à travers son Royaume, afin d’éviter les déprédations et de réduire la durée de leur passage. Deux jours après leur franchissement de l’Euphrate, alors qu’ils longeaient le fleuve vers le sud, le Roi d’Arménie se présenta devant Crassus à la tête de mille cavaliers. Artavazdès affirma que les Parthes

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rassemblaient une grande armée pour envahir l’Arménie et que Crassus devait lui porter secours, et qu’il tenait trente mille cavaliers lourds à sa disposition sur les premières hauteurs des contreforts arméniens. Il invitait Crassus à quitter les berges de l’Euphrate et à se joindre à l’armée arménienne pour combattre les Parthes. Puis Artavazdès, prétexta qu’il devait retourner défendre son Royaume et reprit la route désertique d’où il avait surgi.

Le Questeur Caius Cassius Longinus, un militaire émérite, s’opposait farouchement à quitter les abords de l’Euphrate, seule source d’eau douce permanente et qui permettait à une flottille d’embarcations et de radeaux d’acheminer facilement les provisions et les équipements de ses hommes. De plus, les Légions adossées au fleuve ne pouvaient être encerclées et attaquées par les cavaliers Parthes, aussi grand soit leur nombre. Mais le Dieu Abgar avait su infléchir Crassus, en misant sur sa cupidité proverbiale, en lui annonçant que ses espions rapportaient qu’une force de quelques centaines de cavaliers Parthes, parés de soieries et de bijoux, campaient près de Carrhes, à quelques dizaines de kilomètres de la position romaine.

-Probablement des Nobliaux efféminés de la Cour des Parthes, espérant tirer quelques flèches vers vos Légions et s’enorgueillir ensuite de leurs hauts-faits d’armes.

Comme pour appuyer les dires d’Abgar, des cavaliers Parthes se découpèrent sur l’horizon. Un détachement de moins de mille hommes, étincelant de pierreries, de plumes, de soieries chatoyantes, aux armures plaquées or, ployant presque sous leurs bijoux et leurs lourds colliers précieux. Le vent poussa aux narines des Romains une forte odeur de rose et de jasmin. Les cavaliers chargèrent les Légions et décochèrent une volée de flèches dont aucune n’atteignit son but. Dans l’action, un des cavaliers emplumés chuta de sa monture et perdit son heaume. Le Parthe put s’enfuir mais on ramena à Crassus l’exquis couvre-chef du maladroit. Un casque en or massif, serti de pierreries, qui représentait une fortune et qui fit saliver de concupiscence le gras Proconsul.

Sitôt la nuit venue, Crassus ordonna à son armée d’exécuter une marche forcée jusqu’à la ville de Carrhes, une oasis située en pleine zone désertique, et qui appartenait au Roi Abgar, chevauchant toujours en compagnie des Romains. Crassus obligea ses Légionnaires à manger en marchant et leur fit parcourir soixante kilomètres en une seule étape. Arrivés vers midi à

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Carrhes, les Romains, qui souffraient déjà de la soif, s’effondrèrent de fatigue. Abgar faisait état de la proximité du camp des Parthes entrevus la veille et de l’extrême richesse de leurs bagages.

-Ils se reposent à moins de vingt kilomètres de nous, dans des tentes de soie, avec leurs esclaves parfumés et leurs femmes couvertes d’or.

Ces informations déterminèrent Crassus à reprendre sa marche vers l’est, en plein désert, la nuit tombée, afin de surprendre les Parthes à l’aube et de s’emparer de leur campement. Ils marchèrent beaucoup plus que vingt kilomètres, sans rencontrer âme-qui-vive, à travers une mer aride de sable et de rochers, où ne poussait aucune végétation. Le matin révéla la fuite du Roi Abgar et de sa suite et, lorsque les premiers rayons du Soleil parurent sur l’horizon, les tambours de guerre des Parthes retentirent de tous les points cardinaux.

Pyréis chevauchait avec Suréna, le Général des Parthes, commandant dix mille cavaliers, sans bouclier, ni armure, mais armés de leurs longs arcs à double courbure. Un peu en retrait, sur une éminence, le Régent de Chine, flanqué de Myryis, assistait à la rencontre des forces ennemies. À Samosate, Théla et Médonje, grâce au satellite des Huulus, enregistraient la confrontation et prévenaient Pyréis des mouvements des légions et de leurs Auxiliaires.

Ses éclaireurs l’ayant prévenu que les Parthes ne dépassaient pas dix mille cavaliers, Crassus envoya son fils, qui commandait la cavalerie gauloise, pour tenter d’obliger les Parthes à une bataille rangée, en les coinçant entre eux et le gros des forces romaines. La cavalerie romaine et gauloise s’étant éloignée des fantassins, surgirent comme de nulle part, mille cataphractes blindés et munis de longues piques aux pointes d’acier. Les cavaliers romains, peu cuirassés, et les Gaulois matelassés de cuir, périrent en grand nombre dès le premier assaut. Les survivants abandonnèrent leurs chevaux et occupèrent une colline voisine où ils furent cloués sur place par les volées de flèches des Parthes. Tous moururent et on trancha la tête du fils de Crassus pour le ficher sur une pique.

Puis les Parthes s’avancèrent vers les légions que Crassus avait disposées en trois grands carrés, profonds de plusieurs rangs. Les Parthes ne s’aventurèrent pas entre ces carrés d’acier, mais encerclèrent les Romains et décochèrent des volées de flèches contre les boucliers des légionnaires qui

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s’imbriquaient les uns aux autres pour constituer des murs et un toit blindés. Des cris de rage et des hurlements d’agonie rugirent des rangs romains quand les lourds traits d’acier percèrent les boucliers et les cuirasses. Les Romains tentèrent quelques vains et coûteux assauts contre les Parthes qui galopaient rapidement hors de portée des légions, tout en continuant à décocher leurs traits pendant leur retraite. À travers le bruit assourdissant de la cavalcade, et les cris d’agonie, filtrait la pulsation incessante des tambours de guerre des Parthes.

Crassus, totalement défait par la vue de la tête de son fils, brandie comme un trophée par l’ennemi, et par la perte de sa cavalerie, parut complètement dépassé par les évènements. Il laissa le commandement de l’armée à son bras droit, Cassius Longinus. Le Questeur perdit tout espoir de voir les Parthes épuiser leurs réserves de flèches quand il vit arriver des centaines de chameaux apportant de nouvelles provisions de traits d’acier. La poussière soulevée par les dix mille cavaliers tournoyant autour des légions, la chaleur extrême du désert, en ce premier jour de juin, l’épuisement des soldats romains après leurs marches forcées, et la soif, faisaient tomber d’inanition des légionnaires qui n’avaient même pas été blessés par l’ennemi.

Au coucher du Soleil, les Parthes, qui ne combattaient jamais la nuit, se retirèrent du champ de bataille pour bivouaquer à une quinzaine de kilomètres des légions décimées. Cassius ordonna à ses troupes de retraiter vers la Syrie, espérant atteindre la ville de Carrhes où ils avaient laissé une garnison. Il ordonna d’abandonner sur place leurs bagages et tous leurs blessés. Le lendemain matin ceux-ci furent égorgés par les Parthes, qui rattrapèrent aisément les restes des légions en fuite qu’ils encerclèrent à nouveau et qu’ils pilonnèrent encore de leurs traits.

Le Général des Parthes, craignant que les Romains ne parviennent à des collines empêchant les mouvements de ses cavaliers, proposa de rencontrer le Proconsul afin de discuter d’une trêve. Crassus se rendit, bien malgré lui, négocier avec les Parthes et fut tué par ses propres Lieutenants lorsque l’ennemi tenta de s’emparer du Proconsul romain. Les Parthes fichèrent sur un pieu la tête de Crassus, reconnaissable à son triple menton, ainsi que sa main droite ornée de bagues, et on les promena triomphalement devant les légions encore debout. Totalement dépité par la tournure des événements, Cassius Longinus s’enfuit avec les derniers éléments de la cavalerie romaine, laissant ses soldats sans chef. Les vestiges des douze légions de

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Crassus se rendirent aux Parthes qui en capturèrent dix mille et exécutèrent le reste.

À Arsamosate, la tête et la main de Crassus servirent d’accessoires pour une pièce théâtrale à laquelle assistaient Orode et Artavazdès. Antiochos s’opposa à ce qu’on verse de l’or fondu dans la bouche de Crassus, comme l’avait fait le grand Mithridate du Pont quand il captura le Consul Aquillius. Ainsi, grâce à l’arme fabriquée par la Commagène, dix mille Parthes annihilèrent plus de cent mille Romains. Le gros des armées asiatiques, assemblées à Arsamosate pour les fiançailles entre Pacorus et la jeune sœur d’Artavazdès, n’eut même pas à combattre. Tous se rendirent au Sanctuaire du Mont Nymphée, pour remercier les Dieux de leur victoire.

À l’hôpital de Samosate, Opys et ses Acolytes, dont le Jésus Mattathias, soignèrent cinq cents légionnaires blessés, des Fidèles du Culte d’Antiochos épargnés par les Parthes et qui, guéris, choisirent presque tous de s’établir en Commagène. Après les grandes cérémonies de mi-été au Nympheum, Xian-Liu, le Régent de Chine, fit ses adieux à Antiochos et à sa Cour, puis accompagné de Myryis et d’une partie des armées Parthes, escorta dix mille légionnaires romains prisonniers, vers l’est, à travers l’Asie, pour une longue marche qui les conduisit jusqu’en Chine. Ce ne fut qu’au début du septième mois qu’on élut les Consuls à Rome, sous la présidence de Pompée. Cette élection tardive coïncida avec la nouvelle du désastre de Carrhes qui stupéfia toute l’Italie. La mort du Triumvir laissait César et Pompée face à face, et la Syrie sans aucune défense contre les Arabes.

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Chapitre XXIV Le martyre des vierges (52 avant JC)

Au dernier étage de la Tour Carrée de Samosate, une trentaine de Citoyens romains, parmi les plus prestigieuses familles d’Italie, entouraient le Chancelier Médonje, des enfants et des adolescents pour la plupart. Quelques parents et tuteurs accompagnaient leurs ouailles, venues présenter leurs respects à la Cour d’Antiochos avant leur retour pour Rome.

-Maître Sérénissime, nous venons vous remercier et vous faire nos adieux, car nos familles nous rappèlent à Rome. Nos visites au Château nous manqueront et nous n’oublierons jamais vos préceptes, votre sagesse, et les conseils que vous nous avez prodigués pendant toutes ces années passées à l’Académie d’Antioche et à celle de Tarse.

Le jeune Octave s’exprimait parfaitement en grec, avec grâce et sans hésitation. L’adolescent de douze ans portait toujours une toge sénatoriale et devisait déjà comme un orateur chevronné. Son inséparable copain, Mécène, qui, lui, avait atteint ses quatorze ans, surenchérit :

-Éminence, je vous resterai éternellement reconnaissant pour toutes ces heures passées avec vous dans votre étude de la Tour Carrée, à contempler vos collections et à entendre leurs histoires. Vous nous avez ouvert l’esprit, permis de comprendre le Monde qui nous entoure et formés à apprécier les Arts et la Littérature. L’éducation que vous m’avez donnée constitue mon bien le plus précieux.

Médonje posa la main sur l’épaule de Mécène, habillé d’une toge de soie blanche immaculée affichant le grand ‘M’ doré de cette richissime famille de Chevaliers.

-Mes fils, votre bien le plus précieux c’est l’amitié que vous vous portez mutuellement. Cultivez ce lien tout au long de vos vies et concourez à la grandeur de votre République.

Octavie, la sœur aînée d’Octave, et Tullia, la fille de Cicéron, ravissantes et élégantes, avaient suivi elles aussi les leçons des plus éminents précepteurs du monde gréco-romain, dont les enseignements de Posidonius de Rhodes, toujours aussi fameux esprit, malgré ses quatre-vingts cinq ans accomplis. Elles remirent à Médonje un pli pour Théla, séjournant pour l’heure à Éphèse :

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-Une chanson que nous avons écrite en latin à la gloire des Dieux, pour la remercier de toutes ses bontés. Et vous direz à Marie que nous la considérons comme notre sœur et qu’elle sera toujours la bienvenue à Rome.

Médonje bénit ses jeunes disciples et leur remit à chacun une bourse de pièces d’or, sauf à Mécène, à qui il donna un coffret contenant une dizaine de vieilles monnaies d’Ionie en parfait état. L’Extraterrestre pointa une darique d’or, une de celles qui avait été fondue sur le Vaisseau-Mère des Huulus, et commenta :

-Celle-ci vient de très très loin. Peut-être un jour t’en dirai-je l’origine.

Le Grand Prêtre chauve à la longue barbe blanche présenta à Octave une pièce d’argent de l’île de Paros, fameuse pour son marbre, montée en médaillon sur un collier de mailles d’or pur.

-Pour toi, Octave, cette médaille où figure la Chèvre de Paros, le Capricorne, ton signe astrologique. À Rome, les symboles du zodiaque constituent toujours l’un des meilleurs prétextes pour aborder les jeunes filles. Tu as l’étoffe d’un Prince et l’âme d’un Républicain. Peut-être un jour seras-tu l’un et l’autre.

Le Chancelier poursuivait son sermon à sa jeune audience :

-Amis Romains, nous vous confions les Princes Polémon et Mithridate qui iront étudier quelques temps chez vous. Mon secrétaire, Lucien de Samosate, les accompagnera et établira une Ambassade permanente de la Commagène à Rome. Rappelez-vous : répandez le message de paix d’Antiochos, et pardonnez à ceux qui vous auront offensés.

Puis Médonje fit distribuer à ses hôtes des coffrets de cèdre contenant des produits fabriqués en Commagène : parfums, savons, crèmes, médicaments, Commagenum, confitures aux fraises et aux cerises, tissus fins, dagues d’acier, épices et aromates. Il raccompagna ses invités jusqu’aux diligences qui attendaient, pour les amener jusqu’au port d’Issus, où ils s’embarqueraient pour Rome. Le Huulu ressentait à la fois fierté et tristesse, d’avoir formé ces jeunes esprits qui se rendaient maintenant accomplir leurs destinées dans leur lointaine Patrie.

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En Italie, Pompée, Consul pour la troisième fois, avait épousé en troisièmes noces la fille de Q. Caecilius Metellus Pius Scipio, un riche Sénateur, qu’il avait fait élire second Consul. Les marchés d’esclaves de toute la Péninsule regorgeaient de Gaulois capturés par les armées de César et qui se succédaient en files ininterrompues d’êtres misérables, mortifiés, bafoués et battus. Sur les voies menant de la Gaule à l’Italie, les cadavres des plus rétifs des captifs pourrissaient, accrochés à des fourches patibulaires et incitaient les autres prisonniers à l’obéissance. Devant les massacres et les atrocités perpétrés par les légions de César, un Chef gaulois, Vercingétorix avait rallié autour de lui toutes les tribus encore capables de combattre afin d’affronter les Romains.

Au début de l’année, le démagogue Clodius fut éventré dans une taverne de Rome, après une rencontre fortuite entre sa faction et celle de Milon. Ainsi périt ce semeur de zizanie, infâme beau-frère de Lucullus, qui fit voter par le Sénat les distributions gratuites de blé et qui ensuite poussa la Plèbe à des émeutes sanglantes lors des pénuries. Fulvia, sa richissime veuve, ne fut pas longue à se consoler en épousant le Tribun Scribonius Curio. Pompée profita de la disparition de cet encombrant et éternel conspirateur pour faire adopter par le Sénat une série de mesures visant à encadrer les magistratures. Car la corruption avait atteint de telles proportions qu’elle entravait le bon fonctionnement de la République.

Caton avait obligé les candidats aux magistratures à déposer des garanties, confisquées en cas de fraude avérée. Pompée fit davantage encore, en imposant un intervalle de cinq ans entre l’exercice du Consulat et l’obtention d’un Proconsulat sur une Province, décourageant ainsi les spéculateurs véreux qui moussaient à fort prix une Candidature et se remboursaient rapidement ensuite sur la Province romaine dévolue à leur obligé.

Ainsi, Bibulus, gendre de Caton, qui avait été Consul avec César, il y avait cinq ans, fut-il nommé Gouverneur de Syrie, pour un mandat de cinq ans, et le Proconsul Cicéron devint Gouverneur de Cilicie. Les conversations quotidiennes avec leur Évêque de Rome et la correspondance qu’ils entretenaient avec Cicéron et Pompée, permettaient à la Cour de Commagène de suggérer et d’influer sur les réformes devant améliorer le fonctionnement de la République. Cicéron réjouit Médonje en écrivant que sa propre fille, Tullia, ainsi que les autres étudiants de retour de l’Académie d’Antioche avaient apporté un nouveau souffle à la cause républicaine, et que Pompée lui-même s’inspirait de leurs suggestions. Cicéron rapportait :

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-Pompée semble porter une oreille très attentive aux opinions des Grands Prêtres du Nympheum sur la bonne gouvernance et avoir adopté pour lui-même les principes de votre Église.

Pompée quant à lui écrivait à Antiochos :

-Suite à la défaite de Crassus, j’ai ordonné à Cassius Longinus, de protéger en priorité les ports de Suez et de Péluse, afin que votre flotte de la Mer Rouge puisse enfin reprendre ses opérations. Je compte sur ces revenus pour fortifier la Syrie et asseoir mon influence sur le Sénat. Je demande à la Commagène d’assurer la défense de la Syrie contre les Arabes, les Juifs et les Parthes, jusqu’à l’arrivée des nouvelles légions que nous recrutons pour les Proconsuls Bibulus et Cicéron. Sachez, Divin Antiochos que j’ai décidé de remettre le dixième de mes revenus à votre Église de Rome, mais n’en répandez pas la nouvelle. Puisse la Divinité nous accorder son aide.

Alors qu’il étudiait les dépêches provenant des quatre coins du Monde, ses Acolytes prévinrent Médonje de l’arrivée inopinée à Samosate d’Orode. Le Roi des Rois, flanqué de son beau-père Antiochos, se présenta à la Tour Carrée, pour s’entretenir de sujets graves avec le Chancelier. Orode s’inclina respectueusement devant celui qu’il savait être un envoyé du Ciel :

-Divin Médonje, plusieurs de mes Vassaux me pressent de capturer la Province de Syrie, pour nous venger de l’invasion de Crassus. Je m’y oppose personnellement, ne voulant pas d’une guerre qui embraserait le continent. J’ai même fait exécuter le Général Suréna, qui s’estimait un peu trop mon égal et qui avait exhibé dans ma Capitale de Ctésiphon un faux Crassus, suite à sa victoire sur les légions.

Antiochos ajouta :

-La Syrie n’est plus protégée que par une poignée de Romains. Les Arabes pavoisent et reprennent de plus belle pillages et razzias contre mon ancien Royaume de Syrie. Des milliers d’habitants, Fidèles de notre Église pour la plupart, cherchent refuge en Commagène et nous implorent d’intervenir pour les protéger contre les Bédouins.

Le Huulu resta pensif quelques secondes, triturant sa longue barbe blanche :

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-Constituons une force de maintien de l’ordre sous l’autorité de la Commagène. Confions-en le commandement à Pacorus, petit-fils d’Antiochos et héritier de l’Empire des Parthes. L’enfant serait assisté de Pyréis, des troupes de Commagène et des Parthes. J’écrirai à Pompée pour lui expliquer qu’il ne s’agit pas d’une invasion des Parthes, mais d’une opération de police supervisée par la Commagène et visant à préserver la Province romaine de Syrie contre les déprédations des Arabes, en attendant l’arrivée des nouvelles légions des Proconsuls Bibulus et Cicéron.

La suggestion du Cyborg emplit d’aise les deux Empereurs, soucieux de rétablir et de préserver la paix entre Rome et l’Asie. En Italie, l’annonce du désastre de Crassus à Carrhes, fut suivie de vingt lugubres journées de lamentations et de supplications. Le Peuple blâma Crassus, mais aussi le Tribun Ateius Capito qui avait maudit ses légions et que Cicéron défendit avec délectation. Le grand avocat décrivait avec humour son plaidoyer dans sa correspondance :

-Si Ateius avait bien interprété les augures, la faute incombe à Crassus de les avoir ignorés. Et si d’autre part, cette prédiction s’avérait sans fondement, la défaite de Crassus ne serait imputable qu’à ses propres fautes.

Ainsi, confia-t-on à Pacorus, à son septième anniversaire, la moitié de la Cavalerie lourde de Commagène et cinq mille cavaliers légers, et des archers venus de tous les Royaumes Parthes. Antiochos avait assigné une partie de sa garde de Huns et une vingtaine d’Amazones pour escorter son petit-fils. Et il avait prié Pyréis de veiller sur l’enfant comme sur la prunelle de ses yeux et de lui inculquer le dégoût de la guerre et ses responsabilités envers les Peuples que son comportement inspirera.

-En somme, Divin Pyréis, toi et mon ami Philippe d’Antioche avez carte blanche pour mener cette campagne contre les détrousseurs de caravanes et esclavagistes qui s’abattent sur la Syrie. Conseillez Pacorus et son État-Major, mais pardessus tout, protégez la vie de mon petit-fils.

À la mi-avril, l’armée de Commagène quitta Zeugma, où elle avait fait jonction avec les contingents Parthes. Ils longèrent l’Euphrate vers le sud, faisant fuir devant eux des hordes de brigands qui infestaient presque toute la Syrie. Ils relevèrent les murs d’Hiérapolis, pillée par Crassus, et y laissèrent des vivres et une garnison. Ils firent de même à Thapsacus et à Zénobie, où les Romains brillaient par leur absence. Les restes des armées

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romaines d’Asie n’occupaient plus que la côte de Phénicie et la riche Damascène. Le Questeur de Crassus, Caius Cassius Longinus, auto-proclamé ‘pro-Proconsul’, et s’affirmant nouveau Gouverneur de Syrie, se retranchait derrière les hautes murailles de Damas avec les cinq cents cavaliers ayant pu fuir le massacre de cent mille des leurs.

Les forces de Pacorus, très mobiles, puisque entièrement composées de cavaliers, se déplacèrent rapidement de l’Euphrate à Palmyre puis arrivèrent devant Damas, semant la panique parmi la garnison romaine qui se croyait attaquée par les Parthes. Pyréis s’avança, seul, jusqu’aux murailles de la ville, portant à son bras son aigle géant. Il héla les Romains dans un latin vernaculaire qu’aucuns ne s’attendaient à ouïr venant d’un Seigneur Parthe :

-Ohé Cassius! Pompée nous envoie à ton secours. Descends nous parler. Nous nous connaissons. Ici Pyréis, Grand Écuyer d’Antiochos de Commagène, l’ami de Rome. N’aies crainte, mon oiseau a déjà soupé et n’aime pas le cuir des armures de toutes façons.

Cassius parut peu après, passant par une poterne, aussitôt refermée derrière lui. Le Cyborg lut le désespoir du Romain qui se croyait mort, subissant le même destin que Crassus.

-Rassurez-vous, Gouverneur Longinus, nous venons combattre pour vous. N’avez-vous pas reçu des instructions en ce sens de Pompée?

Le Questeur expliqua que des bandes armées pullulaient dans toute la région et empêchaient depuis des mois les communications avec la côte de Phénicie.

-Il y a des Arabes, mais aussi des Juifs révoltés contre Rome, parmi ces brigands qui n’hésitent pas à s’en prendre à nos cohortes et à égorger nos courriers.

Le Cyborg calma les appréhensions de Cassius et le convia à converser confortablement sous sa tente et à y rencontrer le Roi Philippe d’Antioche ainsi que Pacorus, le petit-fils du Basileus Antiochos. Pyréis apprit au Questeur l’arrivée prochaine des Proconsuls Cicéron et Bibulus avec des légions fraîchement recrutées en Italie. L’Extraterrestre saisit la crainte du Questeur, d’être perçu par ses Compatriotes à Rome comme un lâche fuyard ayant survécu à son Général et à ses propres hommes. Pyréis jugea plus utile

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de s’allier Cassius Longinus, un pleutre de bonne famille, que de s’en faire un ennemi et lui suggéra donc de prétendre que les Parthes n’avaient pas envahi la Syrie, grâce aux troupes que lui, Cassius, avait sauvées et ralliées autour de sa personne, suite à la débâcle de Crassus.

Constatant que les vestiges des légions de Syrie parvenaient à peine à se défendre face à la sédition des Juifs et aux agressions des tribus nomades du désert, Pyréis et Philippe décidèrent de pacifier eux-mêmes la route des oasis jusqu’à Suez et d’y accueillir leur flotte de la Mer Rouge qui s’y dirigeait. Ils atteignirent le port en même temps que leurs grands vaisseaux de haute mer qui ravitaillèrent les troupes en eau douce puisée sur les côtes somaliennes. Philippe et les deux mille cavaliers qui lui restaient, car il avait laissé de nombreuses garnisons sur leur route, escortèrent les cargaisons jusqu’à Péluse sur la Méditerranée, cependant que Pyréis s’embarquait avec Pacorus pour se rendre à l’île de Socotra.

Le jeune fils du Roi des Rois paraissait enchanté par ce voyage sur mer et passa presque tout son temps sur le pont du Jésus, à regarder Pyréis pêcher avec son aigle géant des poissons qui faisaient le double de son poids. Philippe contacta Pyréis pour lui apprendre que leur caravane avait été attaquée par une force de six mille pillards arabes montés sur des chameaux :

-Nos trois cents Chevaliers et leurs cataphractes en ont tué un millier, mais n’ont pu poursuivre les fuyards dans les sables du désert.

Pyréis décida de répliquer à l’attaque des Arabes en pilonnant Jeddah, un port de la Mer Rouge, et le plus grand marché d’esclaves d’Orient. Il fit aligner ses huit vaisseaux devant le port et invita Pacorus à donner le signal de la canonnade. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque les quais, les navires et les entrepôts de la ville ne furent plus que des masses carbonisées. Ils répétèrent la même opération contre Aden et Muk-Allah, qu’ils laissèrent en flammes sous des nuages opaques d’encens. Et, chemin faisant, ils coulèrent sans sommation une trentaine de galères et de felouques arabes qui tentèrent vainement de les distancer. Pyréis expliqua à Pacorus que les Royaumes des Arabes assoyaient leur puissance sur le vol, le meurtre et l’esclavage.

-Leurs seules villes dignes de ce nom constituent des marchés d’esclaves. Ils se livrent aux sacrifices humains et aux mutilations sexuelles sur leurs femmes et leurs prisonniers. Ils déstabilisent tous leurs voisins par des razzias incessantes qui sont leur mode de vie.

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Enfin, leur flotte s’amarra aux quais de leur fortin de Socotra, l’île aux douze espèces d’encens, où s’accumulaient les cargaisons provenant des côtes d’Afrique. Déjà une communauté forte de plusieurs centaines d’habitants florissait autour de leur comptoir fortifié, composée essentiellement d’Alexandrins ayant fui la vengeance de Ptolémée. Le Huulu passa toute une semaine avec Pacorus à explorer l’intérieur de l’île et à s’émerveiller devant la végétation unique de l’endroit, ses arbres au sang-de-dragon qui produisaient le cinabre végétal, ses dragonniers couverts de lézards et de caméléons, ses arbustes d’encens et de myrrhe qui s’accrochaient à toutes les pentes.

Ils explorèrent aussi le dédale de grottes et de nappes d’eau souterraines qui s’étendait sous leur fortin et découvrirent de nouveaux réservoirs d’eau potable. À cette occasion, Pacorus put admirer, entassés dans une de ces cavernes, mille paires de défenses d’éléphants, des centaines de peaux de fauves, des tonnes d’ambre gris, du corail et des coffres de perles. Pacorus vit aussi plusieurs dizaines de cornes de rhinocéros que la Commagène exportait en Chine où leur prix atteignait des sommets. Pacorus assista au troc de leurs cargaisons d’instruments d’acier, pelles, pics, haches, sabres et coutelas contre l’encens et la myrrhe produits à Socotra.

Au départ de Socotra, leurs navires, au nombre de dix, se dirigèrent plein nord sur la côte d’Arabie pour pilonner le port de Sal-Allah qu’ils avaient détruit de semblable manière voilà cinq ans. À leur approche, les felouques en rade de Sal-Allah tentèrent de fuir mais furent rattrapées et envoyées par le fonds. Les notables de la ville dépêchèrent une délégation pour supplier les Grecs de ne pas détruire leur ville. Pyréis condescendit à les entendre et retint son tir. Quatre Cheiks, blancs de peur à la vue de l’aigle qui avait jadis précipité leur Chef en bas des remparts de leur ville, se frappèrent le front sur le pont du Jésus devant le Huulu. Le plus âgé d’entre eux s’adressa au Cyborg :

-Pourquoi vous attaquer ainsi à d’honnêtes commerçants, négociants d’encens et d’aromates? Nous respectons les Dieux et sacrifions pieusement sur les autels d’Allah. Il …

Pyréis interrompit l’Arabe :

-Vous pratiquez des sacrifices humains, une abomination!

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Le Cheik tenta d’expliquer :

-Ce ne sont que des esclaves, la plupart des femmes, et encore elles sont déjà infirmes, malades ou mourantes!

Le Cyborg plongea dans l’esprit de son interlocuteur et ce qu’il y vit le souleva d’horreur :

-Vous leur amputez le clitoris, sectionnez les grandes et les petites lèvres et cousez leur vagin pour préserver la valeur marchande des vierges! Et le tiers de vos captives en meurt. Vous abrégez leurs souffrances en les égorgeant sur les autels d’Allah, tout en faisant acte de piété. Est-ce bien exact?

-Tout à fait, Monseign… 

Le Cyborg s’empara du Cheik et le propulsa dans la mer. Il fit une longue parabole et s’abattit avec fracas dans les flots, bientôt suivi de ses trois Compatriotes. Malgré un bras et une jambe cassés, les quatre Ambassadeurs purent nager jusqu’à la rive. Dès qu’ils eurent regagné la ville, Pyréis demanda au Prince Pacorus s’il voulait punir ces gens pour leur barbarie. L’enfant répondit :

-Les punir, non! Les détruire, oui!

Puis Pacorus cria aux Capitaines de tirer.

Quand ils s’éloignèrent enfin de Sal-Allah, aucune des murailles ne subsistait intacte et l’incendie ravageait le souk, ses boutiques, ses entrepôts et ses marchandises. Ils se contentèrent ensuite de longer la côte d’Arabie vers l’est, et parvinrent dix jours plus tard à Barbaricum, la plus australe des Capitales Parthes, sise à l’embouchure du grand fleuve Indus et qui marquait la frontière entre la Parthie et les Royaumes des Indes. Pyréis glissa à l’oreille de Pacorus :

-Ton grand-père Antiochos et moi avons passé deux mois à Barbaricum quand nous fîmes la première traversée jusqu’au Sri Lanka, il y a trente-cinq ans.

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Si le Cyborg ne reconnut aucun des habitants, plusieurs de ceux-ci le reconnurent, par sa stature herculéenne, mais surtout parce qu’il n’avait pas vieilli d’une ride, à leur grande stupéfaction.

L’arrivée inattendue de l’héritier de l’Empire Parthe provoqua des déploiements fastueux et attira de grandes foules parmi ses Sujets, désirant jeter un coup d’œil sur le futur Roi des Rois, et aussi sur l’énorme aigle de Pyréis. Ils défilèrent dans la Capitale à dos d’éléphant, jusqu’au Palais où ils passèrent une semaine à banqueter et à rencontrer toute la Cour de Barbaricum. Ils profitèrent de cette halte pour remplir leurs cales de safran et d’autres épices qui faisaient la richesse des Indes. Puis ils reprirent la mer et longèrent toute la côte Parthe jusqu’au grand port de Charax, à l’embouchure de l’Euphrate.

Pyréis ramena Pacorus à son père, le Roi des Rois, à Ctésiphon. Le Huulu raconta à Orode les péripéties de leur campagne contre les Arabes :

-Nous les avons d’abord chassés de Syrie, confrontés en Égypte, avons coulé trois de leurs flottilles et détruit deux de leurs villes portuaires. Votre fils s’est montré digne en toutes occasions, brave devant le danger, un esprit curieux, et un excellent juge. Ainsi, Pacorus a insisté pour libérer les esclaves et couler les navires des négriers arabes. Nous avons sauvé en tout près de quatre cents Nègres, presque tous des hommes, à qui votre fils a donné des terres à cultiver dans le Delta mésopotamien, en me disant que ces Noirs résisteraient vaillamment aux razzias fréquentes des Arabes voisins, sachant, pour l’avoir déjà éprouvé, le sort réservé aux captifs.

De retour à Samosate, Pyréis dut raconter à nouveau la campagne militaire de Pacorus, à son grand-père, le Basileus Antiochos, qui en fut ému aux larmes, par la fierté d’avoir engendré un être si éveillé, mais aussi par les souvenirs de sa propre adolescence, l’évocation d’un temps béni d’insouciance, d’une époque où il ne portait encore aucune Couronne, ni les soucis et les responsabilités du Pouvoir, ni pris tous les péchés des Hommes sur ses épaules.

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Chapitre XXV Cinquante ans chez les Barbares (51 avant JC)

Les Huulus, par respect pour Antiochos qu’ils considéraient comme un fils, invitèrent le Basileus à participer à leurs délibérations. Les cinq Extraterrestres, sur la suggestion de Médonje, commémoraient ensemble le cinquantième anniversaire de leur arrivée sur la planète Terre. Au dernier étage de la Tour Carrée, les Cyborgs s’étonnaient presque de se retrouver seuls, sans leurs nombreuses suites d’Acolytes, ni même leurs conjointes ou leurs secrétaires.

Médonje, le chef de leur expédition, prit la parole, en grec que tous maîtrisaient parfaitement :

-Je crois que nous devrions nous considérer dorénavant comme des Terriens à part entière et tenir pour certain que nous ne reverrons jamais aucun de nos Compatriotes, dussions-nous vivre encore des siècles. Notre devoir de réserve, de non-interventionnisme tient-il toujours? Nous ne sommes plus des observateurs scientifiques, mais des naufragés, intégrés à notre Monde d’adoption. Nos obligations découlent maintenant de notre nouvelle appartenance. Nous devons influer activement sur les civilisations barbares de cette planète. Et nous devons le faire tout en tenant compte de l’Éthique Huulu et de notre propre finalité.

Opys expliqua :

-N’ayant remplacé aucun de leurs modules depuis un demi-siècle, plusieurs de nos implants ne remplissent plus leurs fonctions, particulièrement les mécanismes de régénérescence des tissus et ceux contrôlant notre système immunitaire. Pendant ces dernières années, nous avons tous contracté une affection bactérienne ou virale quelconque qui nous a alités. Pour Médonje, c’était la première fois en quatre cent vingt-cinq ans qu’une telle chose se produisait.

Médonje précisa :

-Quatre cent vingt-quatre!

Médonje reprit :

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-Il semble douteux, et même fort improbable, que nous nous retrouvions encore tous ici, dans un autre demi-siècle. Il nous faut donc concentrer notre action dans le temps qui nous est imparti. Nous ne pouvons répandre chez les Barbares une technologie dont ils mésuseraient. Nous devons d’abord relever l’Éthique de ces gens et accentuer tous nos efforts en ce sens. Nous nous sommes d’abord assurés d’établir l’ordre social et la paix dans les Royaumes voisins, puis avons relevé leurs Économies en introduisant quelques techniques nouvelles, en améliorant et en diversifiant les cheptels, l’agriculture, les méthodes d’irrigation et la rotation des récoltes. Aujourd’hui, la Commagène gouverne ou influe sur des dizaines de Royaumes, et même sur l’Empire de Rome, par notre or, nos contacts, et notre Culte de la Nouvelle Alliance.

Myryis glissa quelques mots :

-Concernant nos dépôts d’or. Il nous faudra en prévoir de nouveaux, car le Régent de Chine a préféré se faire solder en noix de Madagascar et nous avons conservé ainsi quatre cent nouveaux talents d’or dans les voûtes du Château. Nous ne pouvons monnayer les douze mille talents d’or qui reposent dans nos réserves sans faire chuter drastiquement le prix de ce métal. Les arrivées massives d’or à Rome, en provenance des riches mines des deux Provinces d’Espagne, ont déjà fait baisser du quart la valeur de ce métal en Italie.

Médonje confirma :

-Notre commerce a drainé à Samosate une grande partie de l’or d’Occident. Nous l’utilisons essentiellement pour acheter la soie des Chinois et les épices des Indes. L’or ne sert principalement qu’à paver les jardins de l’Empereur de Chine et à orner les bras et les chevilles de millions d’Indiennes. Mais, entre de bonnes mains, ce métal constitue une arme de premier plan. La Route de la Soie et celle des Épices déversent chaque année leurs cargaisons sur nos marchés. La route de l’Encens et de l’Ivoire, passant par la Mer Rouge, a repris l’an dernier et la venue des légions de Bibulus sécurisera Suez pour de bon.

Antiochos intervint à son tour :

-Depuis votre arrivée, peu avant ma naissance, il y a cinquante ans, et grâce à vos judicieux conseils, la Couronne de Commagène a décuplé ses

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Domaines, centuplé sa production agricole et multiplié par cinq sa propre Population. Je suis perçu comme un Dieu par mes Sujets et des millions de Fidèles. Notre Église répand un message de paix universelle et d’amour fraternel, que vous avez inspiré à mon Auguste Père et à moi-même. Des millions d’hommes ont été préservés de l’esclavage ou libérés de leurs liens grâce à vous. Tous les ans, des foules de Pèlerins reconnaissants s’assemblent au Nympheum pour célébrer votre action bénéfique et salvatrice, et adorer les Envoyés des Dieux.

Théla ne put s’empêcher de rire :

-Antiochos, les Huulus ne croient pas aux Dieux depuis au moins cent mille ans! Souvent j’ai dû me retenir pour ne pas m’esclaffer, en voyant se prosterner devant nous ces foules crédules.

Médonje la reprit :

-Cette crédulité permet l’espérance en un Monde meilleur, perfectible, et en une évolution éthique. Nous devons la canaliser et nous en servir comme d’un vecteur de notre message chrétien. Car, après nous, tout ce qui restera de notre bref passage sur Terre, sera ce message.

Pyréis émit son opinion :

-Nous avons fait voter l’interdiction des sacrifices humains par le Sénat de Rome, il y a près de cinquante ans, puis décrété l’abolition de l’esclavage en Commagène. Nous avons racheté et libéré des multitudes de captifs, mais l’esclavage persiste et prend des proportions monstrueuses. Ces dernières années, Jules César et ses légions ont vendu plus d’un million de prisonniers Gaulois sur les marchés d’Italie.

Médonje précisa :

-Un million quatre cent mille esclaves. Mais il y eut bien plus de trois millions de morts chez les Gaulois.

Pyréis poursuivit sa pensée :

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-Nos voisins les Arabes, prospèrent grâce à l’esclavage et à leurs rapines. Et le sort qu’ils réservent à leurs captives rend enviable la vie d’esclave en Italie.

Théla ne put s’empêcher d’intervenir :

-Les Arabes basent leur société sur une polygamie débridée. Ils n’ont pas de familles, mais des troupeaux de femmes et d’enfants. Leur modèle est ce Patriarche, Hérotimus, qui commandait une troupe composée de ses sept cent fils.

Médonje précisa :

-Sept cent dix, et probablement autant de filles, enterrées vives à leur naissance.

Opys confirma les horribles mutilations génitales subies par les femmes.

-Mais il est rare que leurs maris me laissent les approcher pour soigner leurs maladies.

Antiochos suggéra :

-Nous pouvons considérer la polygamie comme une forme d’esclavage, et comme telle, la condamner. La plupart de mes Sujets pratiquent la monogamie, sauf une petite minorité de bien-nantis. Proclamons l’abolition de la polygamie, tout en tolérant les faits accomplis.

Le Chancelier tempéra l’enthousiasme de son Souverain :

-On ne retrouve pas de Chrétiens chez les Arabes. Pour eux un Messie serait un Général qui capturerait Jérusalem et l’Égypte et la Syrie et la Perse et qui ramènerait des milliers de captives pour leurs harems et un riche butin pillé dans les villes. Leur Culture, guerrière, se consacre toute entière autour de la notion de Djihad, de razzias sans fin, et leurs épopées décrivent les trésors ravis à l’ennemi lors de coups de main devenus mémorables.

Antiochos s’emporta :

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-Alors, si on ne peut les contenir éternellement, ni les assagir, ni les convertir à notre Foi, devons-nous considérer les Arabes comme un fléau inévitable que nous devons châtier de temps en temps? Mon Ancêtre, le Grand Alexandre, confronté aux mêmes razzias perpétuelles, s’apprêtait à mener une campagne en Arabie, lorsque la mort le faucha, à la fleur de l’âge.

Pyréis glissa son mot :

-Majesté, quand votre petit-fils Pacorus a constaté l’état lamentable de leurs esclaves, il m’a dit de ne pas punir les négriers Arabes, mais de les détruire.

Médonje scruta son Roi et résuma sa pensée :

-Votre souci d’éviter de répandre le sang vous honore, Antiochos. Nous pourrions réduire les Royaumes d’Arabie en tarissant leurs approvisionnements d’esclaves, et en détruisant systématiquement leurs flottes. Nous insisterons auprès des Gouverneurs Cicéron et Bibulus pour que leurs légions s’emparent du Royaume des Nabatéens et occupent leur capitale de Pétra et aussi la ville portuaire d’Aqaba sur la Mer Rouge. Notre flotte pourrait assister les troupes romaines dans leur conquête d’Aqaba, en les pourvoyant en eau, en provisions et même en y acheminant des soldats à partir de Suez.

Antiochos manifesta son approbation par un laconique « Amen! » répété par les cinq Extraterrestres.

Avant de clore leur réunion, Médonje aborda la question de la sécurité des Cyborgs :

-Au cours des dernières années, des cas de force majeure nous ont obligés à utiliser notre navette spatiale en plein jour, devant des milliers de témoins abasourdis : notre intervention au milieu d’un champs de bataille pour sauver Lucullus, notre départ précipité vers Madagascar pour assister Théla, nos démonstrations de haute-voltige au-dessus du Nympheum pour épater les Pèlerins. Sans compter les guérisons miraculeuses opérées par Opys et ses Acolytes et les armes sulfureuses utilisées sur les remparts de Samosate et sur nos navires. À la Cour, et à travers la vaste parentèle asiatique d’Antiochos, et même à Rome, on connaît ou on soupçonne la nature extraterrestre des Grands Prêtres du Nympheum. Des soupçons de nécromancie valurent à Myryis un attentat contre sa vie. Les Romains

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superstitieux considèrent même nos arbalètes comme des armes magiques. Et cela pose un problème gravissime pour la sûreté du Royaume et de nos personnes, car tous les détrousseurs de la Planète tenteront sans cesse de s’emparer de ces Anges Célestes et de leurs connaissances magiques et de leurs richesses légendaires.

Le Basileus Antiochos leva la main et décréta d’un ton solennel :

-J’ai longuement médité sur ce sujet que nous avons maintes fois abordé. Dorénavant, nous cesserons de référer aux Huulus qui constituent le Conseil Privé du Roi comme à des ‘Anges Célestes’. Nous parlerons plutôt de l’Esprit Saint qui préside au Nympheum et qui inspire le Conseil des Ministres. Nous détruirons ou censurerons tous les textes décrivant le passage d’Anges Célestes en Asie et nous nierons les faits que nous connaissons. Désormais, nos Fidèles se salueront ‘Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint’.

Au sortir de leur réunion, la Cour apprit avec tristesse la mort de leur Initié Posidonius de Rhodes, né à Apamée près de Zeugma, et surnommé l’Athlète par ses Contemporains. Malgré ses quatre-vingt-cinq ans, Posidonius enseignait toujours à l’Académie d’Antioche et gouvernait la Néo-Commagène au nom d’Antiochos. Sa perte fut durement ressentie par les Huulus qui avaient effectué de nombreux voyages aux confins du Monde connu en compagnie de Posidonius. Respectant les dernières volontés de leur Initié, ils déposèrent sa tombe dans une crypte creusée à flanc de montagne, face au Sanctuaire du Nympheum, près du sarcophage de son ami Geminus de Rhodes et de celui de Philippe l’Ancien, fils de l’Empereur Grypus et compagnon apprécié des Huulus.

Une colossale pierre cylindrique obstruait l’entrée du caveau, sculpté dans le roc, et qu’on déplaçait au moyen de câbles halés par une centaine d’hommes. Médonje profita de la proximité d’une cachette pour montrer au Basileus l’un des nouveaux dépôts d’or du Royaume. Les deux hommes s’éclipsèrent, en ordonnant à leurs gardes de retenir les curieux, et se rendirent à moins d’un kilomètre de là, au pied d’une gorge étroite qui fendait la montagne. Se voulant théâtral, le Cyborg pointa du doigt une énorme pierre adossée à la falaise et s’exclama d’une voix forte, qu’amplifia l’écho:

-César, ouvres-toi!

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La pierre bascula sur le côté et les rayons du Soleil reflétèrent l’éclat de l’or pur des talents qui s’amoncelaient à hauteur d’homme dans la vaste cavité qu’il fit se refermer par un tonitruant « César, fermes-toi! »

L’ouie sensible du Cyborg lui fit percevoir des bruits de pas précipités provenant du sommet de la falaise. Subodorant qu’un observateur inopportun avait assisté à la scène, Médonje se propulsa à la poursuite du témoin gênant, un jeune pâtre, qui détalait aussi rapidement qu’une chèvre de montagne. Le Cyborg déposa aux pieds d’Antiochos le berger, encore paralysé par le survol vertigineux du gouffre dans les bras du Magicien. Le Basileus releva doucement le jeune homme :

-Reconnais-tu ton Roi? Et mon Chancelier? Qu’as-tu vu du haut de la falaise, mon fils?

-Monseigneur, la montagne s’est ouverte par magie sur une caverne remplie de trésors étincelants. Je ne suis qu’un humble chevrier à la recherche de bêtes égarées. Et un bon Chrétien qui paie sa dîme au Temple.

Le Roi jeta un coup d’œil à Médonje qui opina du sourcil :

-Berger, comment t’appèle-t-on? Mathieu? Bien Mathieu, je te nomme intendant du Trésor Royal de Commagène, avec le rang et les émoluments d’un Acolyte du troisième niveau. Tu feras paître tes troupeaux dans cette montagne et tu t’assureras que personne ne creuse jamais cette falaise. Et, bien sûr, tu tairas l’existence de cette caverne. Maintenant, suis-nous jusqu’au Sanctuaire pour officialiser ta nomination comme Trésorier auxiliaire. Et puisse Mithra te tenir sous sa bienveillante protection!

Prévenu des funérailles de Posidonius, Philippe, Roi d’Antioche avait tenu à venir méditer sur la tombe de son père et avait parcouru d’une seule traite la distance les séparant de sa proche Capitale d’Arsamosate, d’où il régnait sur une partie de l’Asie, ainsi que sur la Route de la Soie et du poisson salé. Les Rois, les Mages et le Berger se rendirent ensemble au Sanctuaire qui couronnait la montagne sacrée, pour y saluer leur amie, la Grande Prêtresse Maria qui ne se déplaçait plus qu’à grand peine, assistée de la prévenante Marie, la fille de Théla. Tous s’inclinèrent devant le merveilleux sarcophage de marbre de Mithridate Kallinikos de Commagène, fondateur du Nympheum et les Huulus ne purent cacher leur affliction face à la mort,

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pratiquement vaincue dans leur Civilisation d’origine, mais qui, sur Terre, définissait la Condition humaine, devenue dorénavant la leur.

Quand leurs carrosses pénétrèrent dans la Cour du Château, une Ambassade égyptienne les y attendait déjà, qui présenta cérémonieusement un pli, de la part de Cléopâtre, au Basileus Antiochos qui s’étonna :

-Une autre demande en mariage?

-Certes non, Majesté, rétorqua l’Ambassadeur. Le Pharaon Ptolémée Aulète, Néo Dyonisos a quitté son enveloppe charnelle pour rejoindre les Dieux. Cléopâtre règne désormais sur l’Égypte, avec son jeune demi-frère qu’elle épousera comme le veut notre coutume.

Le message de Cléopâtre étonna Antiochos, qui le tendit, encore médusé, à son Chancelier. La missive disait en substance :

-Moi, la Divine Cléopâtre, Pharaon d’Égypte, réincarnation de la Déesse Isis, je désire siéger parmi les Dieux au Sanctuaire de Nymphée.

Antiochos prévint son secrétaire :

-Et les derniers paragraphes mentionnent qu’elle a déjà ordonné à tous ses Sujets d’épargner la vie des vers de terre.

Médonje rigolait à la lecture du parchemin :

-Cléopâtre écrit qu’elle se contenterait d’une effigie de sa divine personne trônant en permanence sur notre Montagne Sacrée. Elle a déjà assisté aux cérémonies estivales à notre Sanctuaire. Je me souviens qu’elle avait passé quelque temps à discuter avec Gupta et les moines bouddhistes, et avait paru sidérée par l’idée qu’on pouvait se réincarner en ver de terre.

Après ces funérailles éprouvantes, ils éclatèrent d’un rire homérique, mais seulement après s’être d’abord assurés ne plus être à portée de voix des envoyés égyptiens.

Cléopâtre demandait à la Commagène de l’aider à relever l’Économie de l’Égypte, qui devait encore soixante millions de sesterces à Pompée, pour le rétablissement du défunt Pharaon sur son trône. Antiochos fit livrer à

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Cléopâtre des semences et des socs de charrue, des pelles et des pioches, en bon acier de Commagène. Les lourds navires transportaient aussi des Acolytes de la Nouvelle Alliance, des jardiniers, des portraitistes et des sculpteurs. Et aussi des Missionnaires, infirmiers, grammairiens, copistes et scribes, chargés de s’établir à Alexandrie, pour y grossir leur Communauté. Médonje joignit à la réponse d’Antiochos une carte indiquant quelques gisements aurifères non encore repérés par les Égyptiens et situés dans les montagnes arides bordant la Mer Rouge.

Peu après son arrivée à Tarse, Capitale de sa Province de Cilicie, le Gouverneur Cicéron, se joignit à son ami Bibulus, nouveau Gouverneur de Syrie, pour rencontrer le Basileus de Commagène à Samosate. Antiochos permit aux Proconsuls de se faire escorter d’une légion et d’établir leur campement à quelques kilomètres de sa Capitale. Le Basileus insista pour qu’habitent au Château, tout le temps de leur séjour, Cicéron et Bibulus, ainsi que son épouse, Porcia, la fille de Caton, le Chef du parti républicain. Pendant toute une semaine, la Cour de Samosate resplendit dans de fastueux banquets, précédés et suivis de spectacles et de pièces théâtrales.

Médonje et Cicéron ne tarissaient pas dans leurs échanges verbaux, faits indistinctement en latin et en grec. Trois secrétaires, rompus à la sténographie inventée par Mécène, notaient les propos échangés. Cicéron s’étonnait de la bonne mine de Médonje que les années semblaient avoir épargné.

-C’est que vous m’avez connu déjà vieillard, mais je vous assure n’être qu’un simple Mortel, Consul.

Ils abordèrent tous les sujets, passant du coq à l’âne, riant des derniers potins de Rome ou plissant le front en arguant de propos graves. Antiochos fit lui-même visiter aux Romains la Bibliothèque, la Ménagerie, les Thermes, l’Amphithéâtre, le Caravansérail, les Écuries Royales, les Serres, le grand Marché, la Vieille Ville et quelques ateliers.

De la terrasse du Château, le Basileus commentait le paysage :

-À ma naissance, la rive opposée de l’Euphrate n’était que déserts, alors qu’aujourd’hui nos norias, les moulins à vent et à eau, ont transformé ces terres stériles en jardins florissants.

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Médonje envoûta Cicéron, en lui montrant quelques unes de ses collections et une partie de sa correspondance. Ils allèrent s’incliner sur la tombe de Posidonius de Rhodes, un des maîtres de Cicéron. Et le Cyborg saisit l’occasion pour dévoiler un pan des richesses que possédait la Commagène à celui que le Sénat avait nommé Père de la Patrie. Ils marchèrent seuls jusqu’à la caverne gardée par le pâtre Mathieu et ses chèvres. Médonje, hilare, s’écria :

-César, ouvres-toi!

Il s’amusa de constater l’émerveillement de ses deux compagnons devant ce prodige.

-Il y a ici mille talents d’or et il existe une douzaine de semblables dépôts disséminés en Commagène.

Le Grand Prêtre fit ensuite un pèlerinage au Nympheum et parcourut avec Cicéron le dédale des salles et des cryptes creusées sous la montagne. Les Acolytes ouvrirent la salle dite de Lucullus :

-Le Gouverneur Lucullus a légué ces trésors à notre Église. Je propose qu’on les utilise pour rebâtir l’Asie.

Bibulus décida d’installer sa famille à Antioche et d’envoyer son fils Lucius Calpurnius étudier à l’Académie. Lui-même dut se rendre à Damas, y relever les troupes de Cassius Longinus et ensuite réprimer un soulèvement général en Judée, mené par les partisans d’Aristobule toujours prisonnier à Rome. Cicéron avait consenti à déplacer deux de ses trois légions en Syrie, afin que celles de Bibulus puissent pacifier la Judée et sécuriser Suez.

De Rome, leur Initié Lucien racontait aux Huulus que le jeune Octave avait prononcé un discours admirable aux obsèques de sa grand-mère, la sœur de César, et qu’il était devenu la coqueluche de l’Aristocratie. Lucien décrivait aussi comment Longinus, le Questeur de Crassus, avait transformé sa rencontre avec les troupes de Pacorus, venues l’aider alors que les Arabes l’assiégeaient à Damas, en attaque des Parthes contre la Syrie, que lui, Cassius Longinus, avait fait fuir en les menaçant de la vindicte de Rome.

-Pour faire taire ce pleutre vantard, Pompée accepte de lui faire voter par le Sénat un Triomphe contre les Parthes. Quelle ignominie!

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Le Gouverneur Cicéron se rendait à la Cour de Samosate presque tous les mois, y discuter avec Antiochos et l’un ou l’autre des Grands Prêtres. Par Cicéron, Médonje apprit que ses élèves Octave et Mécène s’étaient rendus en Gaule, auprès du généralissime Jules César pour recueillir ses commentaires sur la guerre des Gaules. Le Père de la Patrie précisait :

-Mon copain, Aulus Hirtius, a été chargé par César de publier ce recueil à Rome, afin de présenter au Sénat une justification de ses actions en Gaule. L’œuvre fait l’éloge du génie et des qualités de César et transforme cette boucherie, ces génocides et ces massacres, en prouesse militaire ajoutant à la grandeur de Rome. César avait remis toutes ses notes à son petit-neveu Octave qui rédigea une première ébauche. Mécène sténographia plusieurs entretiens avec César et son État-Major. Aulus Hirtius, chargé de l’éditer, me demande d’intervenir auprès de mes contacts et d’engager tous leurs copistes, en offrant double rémunération. Médonje sonda Cicéron :

-Et vous nous conseillez d’aider César à publier ces mystifications?

Le Romain s’expliqua :

-Mon espoir est de maintenir César dans le respect de nos Institutions et l’obéissance au Sénat. Comme Pompée l’a fait, alors qu’il pouvait s’emparer du Pouvoir avec ses légions, et suivre l’exemple des Tyrans Marius et Sylla. Il ne faut jamais plus que des guerres civiles transforment les rues de Rome en rivières de sang. J’espère que César se satisfera des honneurs que sa République lui conférera. Aussi flattons son ego et consentez à faire publier ses Commentaires par votre maison d’édition à Rome.

Dans les derniers jours de l’année, Pompée écrivit une étrange lettre à Antiochos :

-Divin Père, la République vous remercie d’avoir protégé la Syrie après la défaite de Crassus, et aussi pour l’approvisionnement en blé envoyé à Rome. Je me réjouis que la flotte de la Mer Rouge ait repris du service. Rome a été inondée par l’ivoire africain et l’encens d’Arabie, et les coffres de l’État ne s’en portent que mieux. Je crains un affrontement avec César qui contrôle dix légions en Gaule. Le Consul Marcellus a proposé de lui retirer son

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Proconsulat sur les Gaules, mais son Collègue s’est objecté, ainsi que le Tribun Marc-Antoine qui désire que les nouvelles recrues soient dépêchées à Bibulus en Syrie plutôt que de me les confier pour l’Espagne. Le Sénat vient de m’ordonner de reprendre une de mes légions prêtées à César. Mais je ne mettrai aucun empressement à obéir à cet ordre. Que Mithra nous préserve d’une autre guerre fratricide en sol Italien!

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Chapitre XXVI Les Hommes-Souris (50 avant JC)

Un appel d’Opys tira Médonje de sa dégustation du nouvel arrivage de haschisch de Baalbek.

-Viens au Caravansérail contempler ce que le Roi du Sri Lanka nous a fait parvenir. Je me refuse de t’en dire plus, mais tu seras renversé, comme nous tous ici.

Le Chancelier se hâta, aiguillonné par la curiosité, et ses Acolytes se précipitèrent sur ses pas pour recouvrir ses épaules d’un manteau et protéger le crâne chauve du Chancelier sous un grand parasol de soie. Dans un coin du Caravansérail, une foule compacte entourait une dizaine de solides cages d’où provenaient des grognements simiesques et des rugissements de fauves.

Opys indiqua à Médonje deux cages. La plus grande emprisonnait un énorme singe au poil roux, un quadrumane de cent cinquante kilos, aux crocs redoutables. Dans un coin de l’autre cage, trois êtres humains minuscules regardaient s’approcher avec effroi Médonje et Opys et tentaient de se couvrir d’un tissu crasseux. Les deux adultes, un mâle et une femelle, n’atteignaient pas trois pieds de haut et le bébé accroché au sein de sa mère pouvait tenir dans le creux de la main des Huulus.

Une lettre du Souverain du Sri Lanka apportait autant d’interrogations que d’éclaircissements :

-L’Empereur de Chine, Xian-Dao, inspiré par le périple de son père, a constitué une expédition navale chargée d’établir un comptoir commercial dans le Détroit séparant les grandes îles de Sumatra et de Java et qui servirait de base de ravitaillement pour des flottes chinoises se rendant au Sri Lanka. Pendant que le corps expéditionnaire établissait un fortin et défrichait des terres, une des galères chinoises explora la côte sud de Java. Les Chinois interceptèrent des pirogues indigènes qui longeaient la rive. Ils y trouvèrent cinq de ces petits hommes, ligotés, ainsi que les restes de plusieurs autres, partiellement dévorés par les cannibales.

-Les Chinois échangèrent quelques épées de bronze contre le lot de ces ‘Hommes-Souris’ qu’ils ramenèrent avec eux jusqu’au Sri Lanka. Malgré tous nos soins, ils refusent la nourriture et cherchent toujours à blesser leurs gardiens. Nous avons dû les gaver de force pour les maintenir en vie. Aussi,

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ai-je commandé qu’on les achemine le plus rapidement à Samosate, pour que les Grands Prêtres soignent ces Lutins et puissent me raconter leur Histoire.

Médonje ouvrit la cage, tira une pomme de sa manche, la coupa en deux et présenta le fruit aux minuscules humains. La femelle accepta l’offrande, mais le mâle resta prostré. Les Cyborgs hypnotisèrent les deux humanoïdes et les transportèrent à la Tour Carrée, avec leur minuscule bébé, de sexe masculin. Les Acolytes lavèrent les homoncules et les débarrassèrent de leurs nombreux parasites, les parfumèrent et les vêtirent de costumes portés par les petits-enfants d’Antiochos. Pendant leur sommeil induit, Opys avait ausculté les petits êtres :

-La femelle semble en santé, mais le mâle souffre d’un bras cassé qui s’est mal ressoudé.

Le Cyborg recassa le bras du blessé inconscient et l’immobilisa correctement à l’aide d’attelles.

À leur réveil, une nourrice qui en avait la garde remit son fils à la femme-souris et laissa Opys et Médonje seuls avec les petits êtres. Les Cyborgs scrutèrent la psyché de leurs minuscules hôtes et les inondèrent de pensées apaisantes, puis ils établirent peu à peu un lexique primitif pour communiquer avec eux, dans leur langage presque dénué de voyelles. Ils firent apporter des plateaux de fruits, de poisson salé, de viandes fumées, les disposèrent à portée de main des homoncules, et entreprirent une longue et laborieuse conversation avec les demi-hommes.

Trois jours plus tard, ils se présentèrent avec les nouveaux venus au Château de Samosate où toute la Cour assemblée contempla, incrédule, leur arrivée. Les deux homoncules se déplaçaient craintivement entre Médonje et Opys en jetant des coups d’œil apeurés sur la foule des Géants qui les entouraient. Le Chancelier s’inclina devant Antiochos :

-Sire, voici le chasseur Lé-Ho et sa fille Li-Hen, le bébé n’a pas encore de nom. Ce sont des Humains, comme nous tous, qui possèdent un langage, une religion et de bien étranges légendes. Ils proviennent d’un ‘Royaume des Volcans’ peuplé de monstres, mais qu’ils appèlent leur Paradis. Pour eux, notre Espèce, les Géants, constitue un des plus grands périls. Mais ils

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craignent encore plus les pythons géants qui s’introduisent dans leurs cavernes ou leurs terriers.

-Ils chassent des éléphants nains primitifs dont les défenses ne sont pas recourbées, des rhinocéros et des hippopotames nains. Ils travaillent adroitement la pierre, en fait l’obsidienne, comme les Atlantes, et en tirent de longues pointes élancées pour la chasse aux gros gibiers. Mais leur arme principale est la sarbacane et leurs traits enduits de poison paralysant. L’histoire de ces deux seuls survivants de leur groupe se révèle d’une tristesse à fendre l’âme. Des cannibales de notre Espèce, leurs pires ennemis après les serpents, se sont introduits dans leurs clapiers et ont dévoré la moitié de leur village. Les Chinois les ont sauvés de la casserole pour les jeter dans des cages. Ils ont durement ressenti la froidure du climat pendant leur voyage sur mer et la plupart de leurs compagnons ont préféré jeûner jusqu’à la mort plutôt que de subir encore plus cette privation de liberté.

Antiochos, assis sur son trône chryséléphantin, fit signe aux deux Lutins d’approcher, toujours encadrés par Opys et Médonje. Imitant les Huulus, ils s’agenouillèrent devant le Roi et la Reine qui leur remirent, à la suggestion de Médonje, des colliers d’opales scintillantes. Le présent causa un grand émoi chez les Lutins pour qui l’opale constituait une pierre sacrée qui renfermait le feu des volcans. À la grande gêne d’Antiochos et de son épouse Isias, les Homoncules se jetèrent à leurs pieds qu’ils tentèrent d’embrasser en émettant des couinements incompréhensibles mais révélateurs de leur appréciation. Médonje traduisit pour la Cour :

-Même leur Roi ne possède pas de tels colliers. Lé-Ho promet de tailler un biface pour vous remercier.

-Pour l’instant, nous avons logé ces Homoncules dans une de nos serres tropicales, qui leur rappèle un peu leur Patrie, constituée de jungles impénétrables. Ils demeurent extrêmement craintifs face à nous, les Géants, qu’ils voient comme des ennemis héréditaires et il faudra un certain temps pour les habituer à notre présence. Et leur apprendre les rudiments de notre langue.

Antiochos demanda :

-Mais sont-ce là des Hommes ou des singes?

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Opys expliqua :

-Indubitablement des Hommes, Majesté, mais d’une espèce primitive. Ce sont les Ancêtres ou de proches Cousins de l’Humanité actuelle. Et leur condition d’insulaires a réduit considérablement leur taille. Leur cerveau se compare au nôtre, quoique légèrement moins volumineux, toutes proportions gardées. Chacun de ces adultes connaît par cœur la Tradition de leur Peuple, transmise oralement depuis l’aube des temps. Ces Êtres minuscules possèdent une Sagesse et des Légendes se comparant tout à fait aux nôtres.

À la demande des Souverains, les Lutins se dévêtirent et exposèrent leurs corps velus, à peine moins poilus, même chez la femelle, qu’un Perse. Leurs bras, démesurés, pendaient jusqu’à leurs genoux. Ils possédaient un visage, plat, sans menton, avec des arcades sourcilières proéminentes, et leurs nez rappelaient ceux des gorilles. Mais leurs yeux révélaient l’intelligence et la curiosité des Hommes. La Reine Isias s’accroupit devant la petite femelle et retira de sa chevelure une plume d’oiseau-lyre qu’elle lui offrit : 

-Li-Hen?

Le cadeau eut l’heur de plaire car Li-Hen, souriante, tendit à la Reine son bébé, comme pour sceller leur nouvelle amitié. Isias prit délicatement le nourrisson, l’embrassa tendrement et le présenta à la Cour émerveillée qui applaudit frénétiquement ce premier contact touchant.

Antiochos décréta que ces petites personnes représentaient une nouvelle Humanité et leur accorda le statut d’Ambassadeurs, protégés par la Cour de Commagène. Il les confia officiellement aux soins des Grands Prêtres, qui devaient leur apprendre des rudiments de grec, et veiller à leur sécurité et à leur confort.

Antiochos suggéra à Dieotarus, Roi des Galates qui rêvait de prouver la valeur de ses deux légions recrutées parmi ses Sujets, les Gallogrecs, d’offrir ses services au Gouverneur Cicéron. À Cicéron, il offrit de d’acquitter la solde des légions des Galates, et de les approvisionner en blé et en fourrage, dans une campagne d’éradication des dernières forteresses des pirates Ciliciens. Médonje se rendit à Tarse, au Palais du Gouverneur, pour remettre en main propre à Cicéron l’offre de la Commagène et une carte détaillant l’emplacement des citadelles de ces groupes de brigands de grands chemins :

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-Leur prise ne posera pas problème, si vous les trouvez dans ce dédale minéral. Plusieurs Citoyens romains et notables Syriens, retenus otages contre rançons, se morfondent dans les donjons de ces pirates, certains depuis plusieurs années.

Médonje profita de l’occasion pour féliciter Cicéron qui venait de marier sa fille Tullia à Dolabella, héritier d’une riche famille de Chevaliers romains.

-Je ne sais encore si je dois me réjouir de cette union. Ma fille a été séduite par ce bellâtre de vingt ans qui vient de divorcer pour l’épouser. Dolabella possède une ambition dévorante et se sert de mon nom pour assurer le sien. Mais j’ai dû céder à Tullia, éperdument amoureuse de l’homme.

Ils discutèrent de la situation tendue qui se développait à Rome entre les tenants de César et ceux de Pompée. Cicéron, indigné, racontait :

-César s’est acquis le Consul Aemilius Lepidus en lui donnant trente-six millions de sesterces pour construire la Basilique Aemilia près du Forum. Et il a aussi épongé les dettes, considérables, du Tribun Scribonius Curio. Le Sénat ne peut légiférer contre les intérêts de César sans se heurter au veto du Tribun ou à l’opposition du Consul.

Le Chancelier jouait avec les poils de sa barbe, ce qui trahissait son trouble :

-Il faut impérativement maintenir l’Ordre Social et éviter un affrontement fratricide. À votre retour à Rome, réassurez Caton et Pompée que la Commagène, et ses Dieux, appuient la République et abhorrent les Tyrans.

Comme Médonje invoquait des obligations officielles pour reprendre son carrosse et faire route vers Samosate, Cicéron lui présenta une plaque de bronze à remettre à l’auberge sise près du Château.

-Pour afficher sous celles de Caton et de Pompée, ‘Cicéron a parlé chez Prokos!’  Après six mois passés à la Cour et dans l’intimité des Grands Prêtres à la Tour Carrée, les Lutins, comme tout le monde les nommait, comprenaient le grec, mais demeuraient incapables d’une prononciation acceptable. Ils parvenaient néanmoins à s’exprimer fort convenablement, par la gestuelle universelle que leur avaient apprise les Cyborgs. Les Huulus par contre

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baragouinaient couramment dans le caquetage des Lutins et conversaient avec eux sans fin devant les bûches crépitantes d’un feu de foyer. Lé-Ho avait retrouvé l’usage de ses deux bras et les deux Homo Erectus nains avaient gagné du poids. Le bébé de Li-Hen se développait très rapidement et se tenait debout bien avant son premier anniversaire, en s’aidant de ses bras démesurés.

Lé-Ho et Li-Hen étonnaient quotidiennement leurs hôtes par leurs comportements étranges. Lé-Ho s’était confectionné une sarbacane et l’utilisait sur tous les chiens et les chats qu’il croisait. La notion d’animaux domestiques échappait totalement aux Lutins et les Acolytes durent souvent s’interposer entre Lé-Ho et ses cibles. Mis en présence des aigles géants, les Lutins montrèrent la plus extrême détresse, se cachèrent sous les tuniques des Huulus et refusèrent d’en sortir. Ils expliquèrent que ces monstres habitaient leur île et s’attaquaient à presque tout ce qui bougeait, « Sauf aux plus gros des dragons. » Médonje décida de les confronter à l’immense saurien ramené des jungles chinoises par Myryis et qu’on tenait enchaîné dans une caverne réchauffée par des sources thermales. Quand ils aperçurent l’énorme bête cornée qui faisait plus de vingt mètres, les petits Hommes déclarèrent en avoir vus d’encore plus imposants sur leur Île aux Volcans.

Mais la scène qui illustra le mieux l’écart entre les Sapiens et les Erectus se joua dans les sous-sols du Château, lorsque Médonje s’y fit accompagner par son minuscule invité, pour lui montrer les richesses de la Trésorerie Royale. Quand les torches des Acolytes illuminèrent les amas d’or et les coffres de gemmes étincelantes, Lé-Ho se précipita, béat d’admiration sur une des colonnes massives en électrum ramenées de l’Atlantide, non pas touché par la vue de l’or, mais plutôt par les inclusions d’obsidienne qui recouvraient la colonne. Antiochos permit au Lutin de détacher plusieurs morceaux de cette pierre noire vitreuse qu’il transforma en pointes acérées et qu’il offrit ensuite au Basileus et aux Grands Prêtres.

Antiochos songea conserver les deux minuscules humains à sa Cour, comme ‘Fous du Roi’ mais leur faciès animal et leur total manque d’humour, le découragèrent à le faire. Médonje utilisa Lé-Ho pour nettoyer l’aqueduc, car il pouvait se glisser sans problème dans l’étroite conduite d’eau. Grâce à un indice donné par les Lutins qui décrivaient leur Royaume des Volcans, les Cyborgs purent identifier leur Patrie et localiser précisément leur village.

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Le Roi, les cinq Extraterrestres et les deux Homo Erectus se retrouvèrent dans le vaisseau spatial des Huulus, devant le grand écran qui surplombait la cabine. Médonje expliqua, en grec et dans le langage des Lutins :

-Li-Hen avait remis à Théla trois fleurs, une rouge, une bleue et une marron, en précisant qu’elles représentaient les couleurs des trois lacs entourant leur village. Théla ne prit que moins d’une heure avant de retrouver l’endroit, grâce à notre satellite. En voici l’image, en direct!

Une longue île, totalement recouverte de jungles, et bordée au nord de récifs coralliens, surgit devant leurs yeux. L’image se concentra sur la pointe ouest de l’île où l’on voyait distinctement trois lacs contigus, un rouge, un bleu, et un brun, qui s’étageaient sur les pentes d’un grand volcan éteint. Lé-Ho et Li-Hen poussèrent des cris et s’animèrent avec fébrilité, rendant incompréhensible leur caquetage. Ils avaient reconnu leur Paradis natal et pointaient du doigt la paroi rocheuse où s’élevait leur village. Les Huulus zoomèrent l’image sur l’endroit indiqué et distinguèrent des cavités creusées dans la montagne, des pistes et des sentiers, et quelques feux de camp. Ils virent même s’activer des formes humaines à l’entrée des cavernes et autour des foyers.

Les deux Lutins pleuraient et riaient en même temps, se sautaient mutuellement dans les bras, puis se saisirent des pieds d’Antiochos qu’ils embrassèrent sans retenue. Médonje demanda à ses hôtes s’ils désiraient retourner vivre dans leur Patrie, ajoutant qu’il espérait plutôt convaincre quelques uns de leurs Compatriotes à s’établir en Commagène, pour y fonder une nouvelle colonie de leur Peuple. Li-Hen fut la première à s’exprimer, indiquant qu’elle préférait demeurer à Samosate,

-Jusqu’à ce que mon fils, Méd-Ho, soit devenu un homme. Lé-Ho, lui, manifesta son enthousiasme à l’idée de raconter ses aventures à ses Compatriotes et se déclara prêt à en convaincre plusieurs de le suivre en Commagène. Puis il s’arrêta au milieu d’une phrase, hésitant :

-Mais les petits hommes vous tueront dès qu’ils m’apercevront entouré de Géants, nos ennemis héréditaires.

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Médonje l’assura qu’on prendrait les précautions nécessaires pour éviter une telle réaction et proposa d’utiliser leur vaisseau spatial pour un aller-retour aux premiers jours de l’hiver.

-Théla et Marie seront de l’expédition, si elles veulent bien déambuler en costume d’Ève.

Cicéron envoya une longue lettre à Samosate, s’excusant de ne pouvoir passer les saluer avant de s’embarquer précipitamment pour Rome afin de tenter de calmer les partisans de César et ceux de Pompée.

-Ma campagne contre les derniers pirates de Cilicie a été couronnée de succès. J’ai pu libérer une centaine de prisonniers Italiens et nous avons fait main basse sur le butin de ces voleurs. Pompée me promet un Triomphe pour cette campagne Cilicienne, la première qui s’est faite sans effusion de sang, les pirates ayant déposé leurs armes à la vue des légions.

Puis, au milieu décembre, le Père de la Patrie écrivait une nouvelle missive à ses amis de Commagène :

-Pour désamorcer la crise, le Sénat a adopté par trois cent soixante-dix contre vingt-deux la proposition de Curio, que César et Pompée renoncent tous deux à leurs légions. Les Institutions de la République sont toujours paralysées par les agents de César et les élections consulaires n’ont pu se tenir. Le Sénat a approuvé les deux Consuls désignés par Pompée qui, appuyé par Caton et les Républicains, semble résolu à s’opposer à César par la force, si nécessaire. Celui-ci a établi son camp à la frontière de l’Italie et paraît disposé à l’affrontement.

D’Égypte, Cléopâtre remerciait Antiochos :

-Divin Père, je me réjouis que ma statue trône maintenant parmi les Dieux adorés à votre Sanctuaire du Mont Nymphée. Je me rendrai prier au Nympheum aussitôt que mon Royaume aura retrouvé calme et prospérité. En remerciement pour les semences et le matériel agricole dépêchés par la Commagène, je vous envoie une cargaison d’herbes médicinales et de drogues pour votre hôpital, ainsi que des copies de précieux manuscrits conservés à notre Bibliothèque d’Alexandrie et quelques œuvres littéraires des plus lettrés de mes Sujets. Qu’Isis vous conserve sa faveur.

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Un des textes envoyés par Cléopâtre, que ses bibliothécaires avaient traduit de l’hébreu en grec, toucha Antiochos qui l’apprit rapidement par cœur, pour le réciter à sa tendre Isias. L’œuvre exhalait une sensualité et une poésie rarement dépassées. Le Basileus décida de nommer ce poème, le Cantique des Cantiques, et de le joindre à son Nouveau Testament.

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Chapitre XXVII Le Royaume des fleurs (49 avant JC)

Quand les neiges eurent fermé les cols et que s’installa le court hiver sur Samosate, la navette des Huulus quitta sans bruit la Tour Carrée, rapidement absorbée par les flocons d’une tempête nocturne. Opys avait tenu à participer à cette expédition au pays des volcans, la Patrie des Lutins32,

-Afin d’en ramener des échantillons des dix poisons végétaux dont Lé-Ho enduisait la pointe de ses flèches. Et aussi, pour examiner la pharmacopée de ces gens.

Lé-Ho tenait difficilement en place et on l’avait assis entre Marie et Théla, qui tentaient d’expliquer au Lutin qu’ils ne resteraient confinés dans l’étrange habitacle que quelques minutes, et non pas quelques mois, grâce à la magie de Médonje. Le vol dura moins de trente minutes et ils atterrirent peu avant l’aube, sur une rive du plus petit des trois lacs colorés. Aux premières lueurs du jour, Lé-Ho sortit de la navette spatiale et s’élança sur la pente menant à son village natal. Il en revint au milieu du jour, suivi d’une troupe d’une centaine de ses semblables qui se tinrent à une distance respectueuse du mystérieux appareil des Géants.

Tous les Lutins étaient nus. Les mâles tenaient des sarbacanes qui faisaient le double de leur taille et les femelles se coiffaient de fleurs. Un Lé-Ho triomphant, un collier de fleurs au cou, s’approcha de l’appareil des Extraterrestres et frappa de son poing sur le sas qui s’ouvrit dans un léger chuintement. D’abord en émergea Marie, puis Théla, vêtues de soies diaphanes qui laissaient voir leur corps, ensuite parurent Médonje et Opys, nus comme leurs hôtes. Les quatre Géants firent une révérence éloquente, dans la gestuelle universelle, et Médonje s’accroupit devant celui des Lutins qu’il devinait être leur chef et lui tendit un collier d’étincelantes opales de feu,

-D’un ami à un ami.

Le Roi des Gnomes cessa de trembler intérieurement, car, extérieurement, il ne laissait rien suinter de son émoi et conservait un air stoïque devant ses Sujets. Lé-Ho, posté à la droite de son Souverain, intervint :

32 Des Homo Erectus Floresiensis

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-Médonje, voici R-Ho, Chef du Clan des Trois Lacs Colorés, et qui persiste à croire que je suis un Esprit revenu d’entre les Morts. Parlez-lui du Château des Géants à peau blanche. Montrez-lui une image de Li-Hen et de son bébé.

D’une voix forte, voulant être entendu de tous, Médonje prononça quelques phrases dans l’idiome guttural des Lutins. Saluant le Peuple des Volcans, le Cyborg se présenta comme un grand voyageur venu admirer les beautés de leur Royaume et partager avec eux certains cadeaux des Dieux. R-Ho accepta les opales que lui tendait Médonje et s’en montra ravi, ce qui fit baisser la tension d’un cran. Les petits hommes abaissèrent leurs sarbacanes et se firent encore plus attentifs aux paroles des Géants.

Médonje fit signe à ses compagnons d’étaler sur le sol devant leur navette spatiale les présents destinés au Petit Peuple. Pour ces gens qui ne connaissaient que la pierre taillée, les produits de la Commagène apparurent comme des merveilles quasi inconcevables. Gâteaux au miel, pots de confitures, paniers de fruits confits, sucreries, parfums, savons, poissons séchés, viandes fumées, miroirs, verroteries colorées, cognées et machettes d’acier, les Huulus vidèrent leur habitacle rendu exigu par toutes ces cargaisons empilées jusqu’au plafond. Puis ils remirent à chacun une écuelle, des ustensiles et un couteau en acier et les invitèrent à prendre place autour d’un banquet.

Lé-Ho, radieux, présentait les membres de son Clan aux Huulus, donnant leurs titres et décrivant leurs prouesses. Après les chasseurs, vint le tour des femmes et des plus jeunes d’entre eux, certains ne mesurant pas encore un pied. Dès les premières mastications, la bonne humeur gagna tout le groupe et Médonje profita du moment pour s’entailler la main avec une pierre tranchante et exposer à tous le sang rouge de sa blessure.

-Regardez, voyez, nous ne sommes pas des esprits, mais des êtres faits, comme vous, de chair et de sang.

Opys s’infligea aussi une coupure pour étayer les dires de Médonje. Mais lorsque Marie et Théla firent mine de s’entailler les bras, plusieurs des femelles parmi les Lutins s’objectèrent, disant que la preuve de leur humanité avait été suffisamment démontrée.

Devant Médonje surgit l’image de Li-Hen allaitant son bébé :

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-Bonjour à tous! Je suis au Château des Géants, en compagnie de leur Roi, An-ti-o-chos qui envoie son salut au Peuple des Volcans. Ici, on mange toutes sortes de bonnes choses et j’espère que plusieurs d’entre vous viendrons m’y rejoindre.

Devant l’apparition, la moitié des villageois avait reflué vers la jungle, mais rassérénés par les propos de Li-Hen, les Homo Erectus reformèrent leur cercle et échangèrent des propos badins avec leur Compatriote qui s’adressait à eux de Samosate, balayée par la neige, à des milliers de lieues de leur paradis tropical.

Les Cyborgs remarquèrent d’immenses aigles survolant leur assemblée et Lé-Ho, à son tour, les rassura :

-Ils n’attaquent jamais un groupe des miens. Ces oiseaux connaissent nos flèches.

Les voyageurs portèrent leur attention sur le paysage grandiose qui s’offrait à leurs yeux. Des crêtes montagneuses déchiquetées les surplombaient, d’où naissaient des nuages. On voyait distinctement la jungle omniprésente exhaler sa pesante humidité et celle-ci se transformer en lourdes nuées blanches. Une mer végétale s’accrochait à toutes les parois, occupait toute la surface de l’île, et abritait des myriades d’oiseaux chanteurs et d’insectes bruiteurs, ainsi qu’une faune de dangereux prédateurs.

Les Lutins s’alarmèrent soudain et refluèrent d’un même mouvement vers leurs cavernes. Lé-Ho avertit les Huulus que le vent apportait l’odeur de dragons, « Comme celui que vous possédez en Commagène. » Médonje engagea Marie à regagner la protection de leur cabine avec Théla qui consulta les instruments de l’appareil et confirma.

-Il y en a deux, de très grosses bêtes, qui se dirigent rapidement sur notre position. Je les tiens dans mon viseur, prête à les tétaniser.

Le feuillage s’anima sur leur droite, d’où fusa une colonie d’oiseaux du paradis. Puis, surgirent des buissons bordant la rive du lac où ils se tenaient, une dizaine de gros quadrupèdes couinant qui détalaient à toute allure devant un danger imminent. Ces bêtes33 qui évoquaient des sangliers, possédaient

33 Des Élasmothériums, espèce aujourd’hui disparue.

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une corne unique, et démesurée, prenant racine entre leurs yeux et s’étendant sur tout le museau.

Les Licornes chargèrent les hommes qui s’interposaient à leur fuite éperdue, mais leur charge s’arrêta brusquement et les bêtes s’affaissèrent, inconscientes. Au même instant, des lézards monstrueux émergeaient des frondaisons. Un couple de sauriens cornés, manifestement des carnivores, à en juger par les rangées de poignards acérés qui leur servaient de dentition. Les monstres s’affaissèrent à leur tour, figés par les instruments des voyageurs galactiques.

Un étrange silence plana quelques secondes sur la canopée, mais la vie tonitruante reprit rapidement son cours. S’aidant de lianes tressées, les Lutins redescendirent la paroi verticale où se nichait leur village et s’approchèrent, incrédules, des animaux paralysés. Ils s’émurent en constatant que les dragons n’étaient qu’endormis et le Chef donna le premier coup de grâce en plongeant une longue lame d’obsidienne dans la gorge d’une des immenses bêtes. Les Lutins ne touchèrent pas aux licornes et Opys demanda pourquoi à Lé-Ho :

-Tabous! Ils tuent les serpents. Ils broutent la végétation près du Camp et éloignent les varans, certains aussi gros que ces dragons, et qui, eux, s’attaquent à mon Peuple.

Bientôt les licornes se relevèrent et fuirent se mettre à couvert, en émettant des couinements porcins. Le Chef du Clan, R-Ho, assisté de trois de ses chasseurs, traînèrent jusqu’à Médonje la tête d’un des dragons.

-Il est de bon augure qu’aucune de nos Licornes sacrées n’ait péri, ni par votre magie, ni par ces mâchoires. Il y aura fête au village ce soir. Un festin, en votre honneur, de viande de dragon, arrosé de nectar des Dieux.

Les Huulus, et Marie, aidèrent les Lutins à transporter les quartiers de viandes monstrueuses et à les hisser jusqu’à la corniche où débouchaient les ouvertures de leurs grottes. Rapidement, vaincues par l’étouffante chaleur, les deux femmes avaient renoncé à porter leurs voiles qui collaient à la peau sous l’humidité.

Avant de souper, une partie de la Tribu des Lutins accompagna les Géants à l’étang formé sous la cascade qui dévalait leur montagne verdoyante. Tous

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se baignèrent avec ravissement, savourant la fraîcheur des lieux et les parfums exhalés par les massifs en fleurs. Les rires cristallins de Marie et de Théla ravirent et unirent les Lutins et les Géants dans une commune Humanité. Les enfants cueillirent des fleurs et en recouvrirent leurs invités, et profitaient de l’occasion pour toucher leurs peaux blanches ou les chevelures flamboyantes des deux femmes. Puis ils grimpèrent sur la corniche, s’aidant de câbles végétaux et d’anfractuosités creusées dans la paroi rocheuse.

Sur les conseils d’Opys, ils ne touchèrent pas au nectar des Dieux, fait du suc enivrant d’une liane aux propriétés hallucinogènes. Les Lutins s’avérèrent des danseurs frénétiques s’agitant aux rythmes endiablés de leurs tambours. Les dragons, cuits à l’étouffée, furent servis sur de grandes feuilles de bananiers, parmi une délicieuse variété de légumes et de tubercules inconnus des voyageurs. Les Géants passèrent tout le mois de janvier sur l’Île des Lutins, apprenant leurs légendes, leurs techniques et leur savoir ancestral. Ils participèrent à plusieurs des chasses et aux cueillettes quotidiennes qui occupaient le Petit Peuple. Dans la jungle, la taille des Géants devenait un handicap et ils retardaient considérablement la marche des Lutins qui se faufilaient aisément dans la dense végétation. Ils purent ainsi se familiariser avec une Humanité et une faune isolées depuis des temps immémoriaux dans des forêts équatoriales luxuriantes. Aux abords d’une rivière, ils virent des troupeaux de pachydermes nains, aux défenses non recourbées, lointains parents de l’éléphant34 et des hippopotames miniatures qui s’ébattaient dans l’eau en compagnie de lamantins. La forêt comprenait des géants végétaux, des espèces uniques, et certains troncs, colossaux, dépassaient dix mille ans d’âge, perpétuellement préservés des feux de forêts par l’humidité extrême qui suintait de chaque feuille, comme de chacune des pores de la peau des hommes.

Les Lutins appelaient leur île, l’Île des Fleurs35, nom qui s’imposait à l’esprit de quiconque foulait cette terre végétale. L’air soufflait mille parfums, exhalés par cette jungle qui ne connaissait qu’un éternel été. Opys exultait devant autant de formes nouvelles de vies et devait se résigner à ne recueillir que les spécimens les plus représentatifs. Le médecin put ainsi ramener à Samosate non seulement des échantillons de la dizaine de poisons utilisés par les chasseurs, mais aussi les plantes qui les produisaient. Les fleurs 34 Des Stégodons.35 L’actuelle Île de Florès en Indonésie.

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garnissaient même le sous-bois et s’accrochaient à la canopée, parmi elles des orchidées, les plus belles que Médonje, jardinier à ses heures, avait contemplées sur cette planète.

Alors qu’Opys et Médonje lévitaient au dessus des arbres en suivant la progression des minuscules chasseurs, ils détectèrent la présence d’un énorme serpent à moins d’un kilomètre de leur position et en prévinrent les Lutins. Ceux-ci implorèrent les Magiciens de trucider le monstrueux reptile.

-Le plus grand fléau pour nos Clans! Ces monstres s’infiltrent dans nos cavernes pour y dévorer des familles entières.

Le ton employé par R-Ho, et les images horrifiantes qui surgissaient dans son cortex, décidèrent les Cyborgs à céder aux supplications des Lutins. Mais ils n’eurent pas à occire la bête qui gisait déjà morte.

Les Lutins dansèrent de joie sur la carcasse du python colossal qui s’étirait sur quarante mètres et pouvait avaler des hippopotames nains, le met favori de ce monstre, selon les Indigènes. Des entrailles de la bête, telle un sabre, émergeait la longue corne d’une Licorne adulte, morte. Lé-Ho s’attrista :

-Tous les serpents géants finissent de cette manière, tués par une Licorne qui parfois réussit à se libérer du ventre du monstre. Vous comprenez à quoi sert la corne de ces animaux sacrés et pourquoi mon Peuple les vénère tant et ne les chasse jamais.

Ce soir-là, et dans les jours suivants, on mangea des steaks de serpent.

Alors qu’ils sirotaient des noix de coco, une nouvelle extrêmement alarmante leur fut relayée par Myryis.

-César marche sur Rome avec ses légions et il n’y a aucune force à lui opposer. Pompée et le Sénat évacuent Rome pour gagner le sud de la Péninsule. Seuls Cicéron et une poignée de Sénateurs demeurent à Rome, Cicéron pour tenter d’apaiser César et d’éviter une Guerre Civile, les quelques Sénateurs espérant quant eux tirer profit de la situation. Antiochos a ordonné à leur précepteur, Lucien, d’évacuer sans plus attendre les Princes Polémon et Mithridate sur un de nos navires. Je crains, mes Amis, que vous ne deviez interrompre vos vacances ensoleillées et regagner la Cour pour organiser la défense de nos Royaumes.

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Médonje confirma leur retour pour le soir même et contacta derechef l’Évêque Pétrus qui parut surpris de voir le Grand Prêtre dans le plus simple appareil.

-Offrez à César le trésor de l’Église, enfin la partie visible de la Trésorerie, en lui demandant de ne pas piller notre Palais du Vatican. Conservez cachées nos autres réserves métalliques afin d’acheter du blé pour nos Frères et les moins nantis, car Pompée contrôle la Flotte romaine et tentera sûrement d’affamer une Rome dominée par César.

Par une nuit noire de janvier, ils atterrirent au sommet de la Tour Carrée et attendirent que leurs Acolytes aient réchauffé le passage avant d’ouvrir le sas de la navette, d’où s’échappa de forts effluves épicés, et ainsi que des grognements porcins. Au septième étage les attendaient le Roi et la Reine, ainsi que Pyréis et Myryis et leurs épouses, et plusieurs des petits-enfants du Basileus. Les voyageurs, bronzés et souriants, et qui avaient délaissé leurs costumes d’Adam et d’Ève, parurent en compagnie de sept Lutins portant des tuniques de lin blanc et qui se pressèrent autour de Li-Hen et de son enfant, devant la chaleur d’un vaste foyer.

Les cris porcins provenaient de caisses que portaient Médonje et Opys, tout sourires, et qui en retirèrent « Félix et Félicia » :

-Voici les deux licornes les plus chanceuses de l’Île aux Fleurs, qu’Opys avait retirées du ventre de leur mère, elle-même gisant dans l’estomac d’un python colossal. Voici la corne de leur vaillante mère et les crocs du serpent géant.

Les Grands Prêtres présentèrent ensuite une famille d’oursons arboricoles nains, d’adorables végétariens blancs et noirs qui ravirent les enfants royaux. Médonje fit cadeau à Antiochos d’un nid d’aigles géants, contenant trois œufs proches de l’éclosion, et Théla remit à la Reine Isias une brassée d’extraordinaires orchidées. -Nous avons ramené plusieurs centaines d’échantillons végétaux, beaucoup extrêmement prometteurs pour notre pharmacopée. Hélas, cette faune et cette flore ne sauraient survivre sous nos climats, sauf dans des serres tropicales. Les Lutins se proposent de demeurer quelques années parmi nous, pour y apprendre notre ‘Magie’ et en faire bénéficier leur Clan. Je

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crois que l’Humanité a beaucoup à retirer des légendes de ces petits Hommes et de leur approche vis-à-vis la Nature. J’ai promis solennellement à leur Chef, R-Ho, que nous ramènerions ses Sujets à l’Île des Fleurs avant cinq ans. Et j’ai l’intention, pour ce faire, d’y dépêcher une flotte à partir de notre Comptoir du Sri Lanka. Les Lutins ont accepté de glaner les noix des arbres de fer de leur Île et de les accumuler pour les échanger avec nous, contre des couteaux, des machettes et des instruments d’acier, des récipients de verre, des barils de chêne, et de la confiture de fraises.

Dès le lendemain, le Grand Conseil du Basileus se réunissait dans la salle du Trône, pour discuter de la Guerre Civile qui avait fait basculer, encore une fois, Rome et son Empire dans le chaos et qui avait interrompu le commerce international. Antiochos exprima l’opinion, partagée par les Grands Prêtres, que Pompée représentait la légalité et que si la Commagène devait prendre parti, ce ne pouvait être celui de César, qui devait son ascension à l’épée, et sa richesse aux génocides perpétrés en Gaule et aux millions d’esclaves qu’il en avait tirés. 

Myryis exposa la situation :

-Par pigeons voyageurs, Pompée nous a indiqué son intention de regrouper ses forces en Grèce et s’attend à une aide de notre part. Il contrôle toutes les flottes de la Méditerranée, et ses légions occupent l’Espagne. En Méditerranée, le trafic maritime commercial s’est arrêté. Pompée a ordonné à toutes ses légions d’Orient de converger sur la Grèce, délaissant les garnisons récemment établies à Péluse et à Suez, qui redeviennent la proie des pillards arabes. La Syrie vit la même situation, et même l’Osroène voisine. L’Asie romaine, laissée sans protection, risque de sombrer dans le chaos. 

Les Conseillers échafaudèrent une série de mesures que le Basileus approuva. D’abord, l’envoi immédiat de leur cavalerie en Syrie, pour y assurer l’Ordre et la défense des villes et des caravanes contre les Bédouins, ces tribus nomades arabes culturellement belliqueuses. On décida d’interrompre pour un an la Route maritime de la Mer Rouge et de faire coïncider son retour à Suez l’année suivante par une expédition militaire contre le port arabe d’Aqaba. Antiochos déclara fièrement :

-Mes fils, les Princes Polémon et Mithridate, dirigeront nos forces, avec l’assistance de mon Grand Écuyer, le Divin Pyréis. Ils partiront du port de

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Charax, avec la bénédiction du Roi des Rois, mon gendre, qui fournira quelques centaines de ses meilleurs archers parmi les Parthes, dans cette expédition contre ses voisins détestés.

Les nouvelles parvenant de Rome ne cessèrent d’empirer. Pompée et le Sénat avaient pu briser l’encerclement des troupes de César, à Brindisium et s’enfuir en Grèce. Caton, alors Gouverneur de l’Île de Sicile avait préféré abandonner sa Province avec ses légions plutôt que d’affronter celles de Curion, le Légat de César, dans un bain de sang fratricide. Dans la Trésorerie de Rome, César s’empara sans ménagement de quinze mille lingots d’or, trente mille d’argent et trente millions de sesterces. Parmi tout l’État-Major de César, seul Labienus s’était rangé du côté de Pompée, démontrant ainsi l’attachement quasi universel de ses soldats envers César.

Aussitôt proclamé Dictateur par sa faction, César confia l’Italie à Marc-Antoine et se rendit en Espagne pour y soumettre les légions fidèles à Pompée, ce qu’il accomplit en moins de quarante jours. À son retour vers Rome, il s’empara de Marseille, la pilla, saisit sa flotte et vendit sa population, pour la punir de sa fidélité envers le Sénat et Pompée. Cicéron, demeuré à Rome dans l’espoir de réconcilier César et le Sénat, se désespéra devant la résolution du Dictateur et ses préparatifs militaires. Le Père de la Patrie décida, pour ne pas sembler cautionner le régime de César par sa présence, de rejoindre les forces Sénatoriales en Grèce.

Pompée s’efforçait de rallier toutes ses légions fidèles d’Orient et de recruter des troupes auprès des Alliés de Rome. Il dépêcha en Asie le Consul en exercice, Lentulus qui se rendit à la Cour d’Antiochos réclamer du secours. Pompée demandait au Basileus d’intercéder auprès de son gendre, Orode, le Roi des Rois :

-Si les Parthes assistent la République, nous leur laisserons la Syrie. Et que la Commagène nous envoie des hommes, du blé, du fourrage, de l’argent et nous prête ses vaisseaux.

Ce pressant appel à l’aide portait les signatures de Pompée, de Caton et de Cicéron.

Antiochos s’engagea à payer la solde des douze mille fantassins Galates du Roi Dieotarus, organisées en trois légions, et de deux mille de ses cavaliers, et à assurer l’approvisionnement des hommes et de leurs montures. Le

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Consul parut ravi par ces chiffres et Antiochos demanda, et obtint, que les Romains ne recrutent pas les Adeptes de la Nouvelle Alliance ni les Juifs d’Éphèse, « Protégés par notre Grande Prêtresse Théla qui y vit la moitié de l’année. »

Comme le Consul Lentulus s’apprêtait à prendre congé et à retourner à Antioche, le Basileus le retint :

-Cette nuit, vous et votre État-Major, dormirez au Château. Un banquet sera servi pour honorer le Consul de Rome et sa suite.

Le repas eut lieu dans la grande salle d’apparat et réunit une bonne partie de la noblesse de Commagène. À la fin du festin, parurent les huit Lutins habitant à la Cour, habillés aux couleurs du Royaume et portant un immense tambour de guerre Parthe sur lequel ils se mirent à danser frénétiquement. Les Romains, abasourdis, avaient cessé de manger et écarquillaient les yeux, incrédules devant cette scène irréelle. Antiochos expliqua au Consul Lentulus, ajoutant à sa perplexité :

-Les Dieux qui protègent la Commagène ont aussi fait alliance avec les Lutins.

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Chapitre XXVIII La fin de la République (48 avant JC)

Opys ménagea une audience pour que son Acolyte Jésus puisse exposer son projet au Basileus Antiochos et aux Grands Prêtres du Nympheum. Médecin de la Cour, fondateur des hôpitaux de Samosate et d’Arsamosate, Opys passait pour le plus grand thérapeute de son temps, capable de guérir les aveugles, les paralytiques, les muets, les lépreux, certaines fois par la seule apposition des mains sur les malades.

-Voici Jésus, un de mes Acolytes les plus prometteurs et que vous connaissez déjà tous, puisqu’il exerce ses talents à l’Hôpital de Samosate depuis nombre d’années. Il a soigné avec un grand dévouement les légionnaires rescapés de l’armée de Crassus, démontrant son amour du prochain, même de ses ennemis.

La Grande Prêtresse Théla rappela les circonstances tragiques où elle avait rencontré le jeune Jésus, à Rome, douze ans auparavant :

-Tu n’avais que 14 ans, encore imberbe, et paradais la tête haute malgré les chaînes qui t’entravaient. Par amitié pour ta mère, j’ai pu obtenir du Grand Pompée qu’il libère ta famille et nous confie ton éducation. Tu as étudié avec les Princes d’Asie et l’Aristocratie romaine, à Tarse, à Antioche et à Samosate. Tu peux discourir en hébreu, araméen, grec et en latin. Et tu t’es converti à la Voie de la Nouvelle Alliance, tout en conservant tes racines juives, en digne descendant des Rois David et Salomon.

Jésus avait écouté ces propos en demeurant agenouillé, tête baissée, devant le Basileus qui l’invita à se relever et à exposer sa requête. Le Prince juif s’adressa au Conseil en un grec châtié, accompagnant ses propos de mouvements empruntés à la gestuelle universelle que lui avait enseignée Opys.

-Divin Père des Peuples d’Asie, je suis né et j’ai passé la première année de mon existence en captivité, parmi les animaux domestiques, au rez-de-chaussée de la tour-donjon de ma grand-mère Alexandra. Ma mère m’a souvent raconté l’Ambassade des Mages du Nympheum qui lui avait apporté réconfort et consolation pendant cette épreuve. Depuis, elle a toujours plaidé auprès de mon vénérable père, le Roi Aristobule, pour un rapprochement entre l’Ancienne Alliance des Juifs et la Nouvelle Alliance de Commagène.

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-Mon père, depuis dix ans prisonnier à Rome, vous demande d’intervenir auprès de Jules César, le nouveau Maître de l’Italie, pour obtenir sa libération et son retour dans son Royaume de Judée. En échange, il s’engage à payer tribut à Rome, à adhérer à la Fédération religieuse présidée par le Basileus Antiochos et à reconnaître que Yahvé et Mithra ne font qu’un. Pour ma part, je prie le Tout-Puissant afin que mes coreligionnaires adoptent la Voie de la Nouvelle Alliance, au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint.

Antiochos jubilait. Il tenait enfin le moyen de convertir les Juifs à sa Foi et de s’allier les Fidèles du Temple de Jérusalem. Il donna sa bénédiction à Jésus et son accord au projet de faire libérer son père, le Grand Prêtre Aristobule. Il offrit au jeune Prince des Juifs de participer à l’Ambassade qui s’apprêtait à se rendre en Italie.

Malgré la saison hivernale, peu propice à la navigation en Méditerranée, les Grandes Prêtresses Théla et Marie quittèrent Éphèse pour Rome, sur une trirème effilée, manœuvrée par un équipage entièrement formé de leurs Disciples et recruté surtout parmi l’importante Communauté juive de cette antique métropole d’Ionie. Les Ambassadrices de Commagène devaient escorter hors d’Italie l’épouse et le plus jeune des fils de Pompée, Sextus, et les ramener en Orient. Pompée écrivait à la Cour de Samosate :

-Pour l’heure, l’essentiel des flottes de Méditerranée nous sont restées fidèles. Celle de César ne contrôle que les côtes d’Italie.

À quatre occasions, des galères du camp sénatorial les interceptèrent, pour rapidement s’excuser après des Envoyées mandatées par Pompée, en reconnaissant le sauf-conduit portant les sceaux du Sénat et celui du Généralissime. Leur vaisseau toucha la pointe sud de la Péninsule italienne, à Brindisium, alors même que la flotte de César s’apprêtait à y lever l’ancre pour la Grèce. César lui-même monta à leur bord, pour rencontrer les Ambassadrices du Basileus de Commagène qu’il admirait profondément, pour la splendeur de sa Cour, le lustre de son Château, les trente dernières années d’échanges épistolaires, l’éducation donnée à Octave, son petit-neveu favori, et les profits faramineux générés par le commerce d’Orient et que Pompée avait déjà partagés avec les Triumvirs.

Théla entama l’échange :

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-Les Dieux saluent le Dictateur César et aussi notre Divin Antiochos, très peiné de voir la guerre sévir entre les Romains, ses amis. Dans un esprit humanitaire, par compassion envers nos frères d’Italie, la Commagène livrera à Rome cinquante cargaisons de blé, au prix de l’an passé. Et le Chancelier vous envoie deux cent copies intégrales de vos Commentaires sur les Gaules dont il a bien apprécié le style. Dans ce même esprit humanitaire, Pompée désire que nous ramenions sa famille auprès de lui et fait appel à votre bonté.

César acquiesça à cette demande et fit rédiger par un de ses scribes une lettre de remerciements à la Cour de Samosate, « pour le blé et la qualité du parchemin et des copies effectuées à votre Bibliothèque. » Jésus, portant la tunique de lin des Acolytes du Nympheum, exposa avec brio les propositions de son père et obtint la promesse de sa libération. César remit aussi à Théla un laisser-passer portant son sceau et une missive pour Marc-Antoine. Puis il assigna un de ses Questeurs pour accompagner l’Ambassade.

À plusieurs reprises, César tenta de sonder la Cyborg qu’il tenait pour une Magicienne née en Thessalie. César, pourtant Grand Pontife de Rome depuis près de vingt-cinq ans, ne possédait pas de fibre religieuse, mais excellait à se servir de la religion pour parvenir à ses fins. Cependant, face à Théla et aux autres Grands Prêtres de Samosate qu’il avait connus, il ressentait un halo de mystère et l’émanation d’une force surnaturelle qu’il n’avait perçue chez aucun autre humain. Théla surprit encore César :

-Je ne connais pas l’avenir, du moins pas celui d’un individu et je doute que vous vouliez converser de la vie des planètes, des montagnes et des mers, car je vois vos navires s’engager hors du port avec la marée.

On fit débarquer deux solides carrosses et une dizaine de chevaliers montés sur des chevaux du Fergana. Trois jours plus tard, l’Ambassade atteignait Rome et s’arrêtait devant la demeure de Pompée, près du Théâtre portant son nom. Les Grandes Prêtresses dormirent deux nuits au Vatican, dans un des pavillons des jardins de Démétrios, où elles reçurent la visite de l’Évêque Pétrus et du Proconsul Gabinius, depuis longtemps converti à leur Culte et revenu d’exil depuis peu, pardonné par César, pour avoir jadis accepté un pot-de-vin de dix mille talents de Ptolémée, alors qu’il ne faisait qu’obéir aux ordres des Triumvirs.

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Son ancien Commandant en Syrie, Gabinius, tempéra l’ardeur de Marc-Antoine, qui lançait des regards concupiscents vers Marie, réincarnation de la plus belle femme connue au temps du Pharaon Kheops. Marc-Antoine, Maître de la Cavalerie, régnait sur l’Italie pendant l’absence de César, et la rutilante pompe de sa suite prouvait à tous la puissance de ce parvenu soucieux de son image. Théla refroidit encore plus Marc-Antoine en exprimant à voix haute les pensées qui l’habitaient :

-Le premier arrivage de blé promis par la Commagène atteindra Ostie dans deux jours. Ne songez plus à retarder notre mission jusque-là, transformant en otages les Ambassadeurs du Basileus Antiochos. Vous m’avez vue siéger parmi les Dieux sur le Sanctuaire de Nymphée et devez écarter ces pensées sacrilèges de votre esprit. Je vous pardonne et accepte votre repentance. Maintenant, nous devons quitter Rome et ramener sa famille à Pompée et nous comptons bien que vous assigniez quelques centuries pour nous escorter jusqu’à Brindusium.  Devant les imposantes diligences de chêne sculpté, ornées de dorures et tractées par des chevaux géants, le jeune Sextus Pompée émit un sifflement admiratif, et se pencha sur les roues massives, rembourrées d’épaisses peaux qui absorbaient le bruit et les chocs du voyage. Devançant sa question, Théla précisa :

-De la peau de licorne, du travail de précision exécuté par les Lutins de la Cour.

Tout au long du trajet, l’adolescent but les paroles des Grandes Prêtresses qui lui décrivirent des mondes lointains peuplés d’êtres mythiques et d’étranges peuplades, sous le sourire amusé de sa mère. Leur navire déposa Dame Cornélia et son fils Sextus sur l’île de Lesbos, toujours aux mains des forces pompéiennes, puis ramena Théla et sa fille en Commagène, où ils affranchirent une cinquantaine d’esclaves Gaulois achetés à Rome et qui furent confiés à l’Église.

L’Empereur du Sri Lanka écrivit à la Cour d’Antiochos, « Pour remercier vos Grands Prêtres de nous avoir révélé la nature des petits hommes capturés par les Chinois. » L’Empereur cinghalais exprimait aussi sa tristesse devant l’échec d’une route maritime entre son Royaume et la Chine :

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-Sur les trois vaisseaux chinois, aucun n’a pu regagner leur Patrie. Et seulement un de leurs navires, sur une flotte de cinq, partis de Java, a pu atteindre le Sri Lanka cette année. Des tempêtes, des monstres marins, des oiseaux encore plus grands que vos aigles géants, la faim et la soif ont eu raison des marins chinois. L’équipage survivant se repose au Sri Lanka, réparant leur navire, et se proposant de revenir en Chine en passant par Charax et Samosate, seule voie possible, selon leur Amiral.

Antiochos se rendit à l’Hôpital de Samosate où il s’entretint seul à seul avec Opys. Puis ils firent mander leur Acolyte Jésus pour lui apprendre le meurtre de son frère aîné, le Prince Alexandre, prisonnier des Romains à Antioche.

-Avant de faire évacuer par ses troupes mon ancienne Capitale d’Antioche, le Proconsul Scipion, beau-père de Pompée, a ordonné de décapiter le Prince juif rebelle, coupable d’avoir tué des Romains au combat. Nous n’avons connu le forfait qu’une fois commis et n’avons pu intervenir pour l’empêcher. Ainsi, de par la mort récente de votre père le Roi Aristobule, empoisonné dès son arrivée dans les domaines de son épouse, à Ascalon, vous devenez pour la majorité des Juifs le légitime héritier de la Couronne de Judée et le Grand Prêtre du Temple de Jérusalem. Notre Église et nos Disciples ont eu à souffrir à maintes occasions de l’hostilité de votre oncle, l’actuel Grand Prêtre Hyrcan 2, un homme de paille du Sanhédrin et sous la coupe de son Gouverneur, Antipater, l’ami des Nabatéens.

Le Basileus offrit au Jésus Antigone-Mattathias de soutenir ses revendications à la Couronne de Judée et de l’appuyer avec toutes les ressources de son Empire. À leur grande surprise, Jésus déclina l’offre :

-Avec votre permission, Divin Père, et celle des Anges Célestes qui vous conseillent, je me refuse à répandre le sang de quiconque pour m’asseoir sur le trône de mes Ancêtres. Plutôt que d’imposer à mes Sujets le Culte de la Nouvelle Alliance, je préfère, de loin, aller prêcher la Bonne Parole en Judée et convertir mes coreligionnaires à la Voie enseignée par l’Esprit Saint.

Opys suggéra à Jésus de bien préparer cette mission et de choisir une douzaine de compagnons parmi les Acolytes pour l’assister :

-Recrutez-les parmi les thérapeutes de notre Hôpital dont beaucoup proviennent de Communautés juives. Mais ils devront pratiquer leur hébreu avant de se rendre à Jérusalem. D’autre part, avant toute action, nous

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devrons obtenir, d’une façon ou d’une autre, la garantie préalable de votre oncle Hyrcan de tolérer et de protéger nos Missionnaires et les Fidèles de notre Église en Judée.

À Charax, seul port de l’immense Empire des Parthes, une Fédération de vingt-huit Royaumes, s’assemblait une flotte commandée conjointement par les Princes Polémon et Mithridate de Commagène et de leur neveu, Pacorus, héritier du Roi des Rois et qui fêterait en mer ses douze ans. Pyréis partageait la cabine de Mithridate, sur un des vaisseaux armés par la Commagène, tandis que Pacorus voyageait sur la plus grande galère jamais construite par les Parthes et manœuvrée par des jeunes Nobles et des vétérans désirant tous se faire remarquer de Pacorus par leur zèle, lors de cette campagne contre les pirates arabes. En tout vingt vaisseaux totalisant plus de cent canons, fondus en Commagène, portant deux mille archers et arbalétriers, ainsi qu’une centaine de Chevaliers avec leurs cataphractes.

Pendant cette campagne, leur flotte longea toute la côte périphérique d’Arabie, s’arrêtant à chaque port d’importance. Leurs premières haltes, dans le Golfe Persique dont les Parthes possédaient déjà l’une des rives, ne servirent qu’à rappeler à leurs voisins arabes la puissance des Perses et à imposer le respect des convois battant leur pavillon. L’armada échangea des instruments d’acier, mais aussi des bols, des flasques et des coupes faits en verre de Samosate contre de l’encens, de la myrrhe, du cinabre et du nard que produisaient les Royaumes d’Oman et du Yémen. À chacune des étapes, Pyréis remettait aux Cheiks et Potentats locaux quelques coffres de drachmes, frappés en Characène, contre leur engagement formel de ne plus tolérer de sacrifices humains perpétrés dans leurs Temples.

-Les Romains ont banni cette pratique depuis plus de cinquante ans, sur toute l’étendue des Royaumes qu’ils contrôlent.

Pacorus, digne petit-fils d’Antiochos, prévint les Arabes que tout navire négrier rencontré serait envoyé par le fonds, après la libération des esclaves et la mise au fer des équipages qui termineraient leurs vies enchaînés, à extraire de l’or des mines du désert égyptien.

-Tous les hommes sont Frères! 

Quand ils se présentèrent devant Sal-Allah, les habitants avaient presque tous fui la ville, ayant reconnu Pyréis à son aigle qui avait naguère arraché

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leur Cheik aux remparts et l’avait précipité à la mer. Ils purent réitérer à quelques notables craintifs les promesses et les menaces faites aux autres Royaumes arabes et leur laissèrent des coffres d’argent, pour sceller cet accord tacite. Puis ils relâchèrent tout un mois à leur comptoir de Socotra, devenu un actif port d’attache pour leur flotte africaine. Le Cyborg, ingénieur de formation, fit quelques suggestions pour améliorer encore le réseau des lacs souterrains sur lesquels ils avaient construit leur base qui dominait une rade naturelle bien abritée des vents dominants.

Alors qu’ils séjournaient sur l’Île tropicale de Socotra, Pyréis présenta aux fils et au petit-fils d’Antiochos, dans l’intimité de leur cabine, des images saisissantes de la bataille opposant les armées de Pompée et de César :

-Les prises de vue proviennent de notre satellite et aussi de notre navette spatiale qui survola Pharsale, en Grèce, la nuit précédant l’affrontement.

Grâce aux instruments des Extraterrestres, les camps des légions ennemies, apparaissaient comme en plein jour. Les tentes du camp sénatorial, celui de Pompée, s’ornaient déjà de lauriers et de vignes, pour célébrer une victoire qu’on tenait pour assurée.

Éclatant, un faisceau lumineux perça la nuit sans Lune, émanant de l’appareil des Huulus, et se fixa sur un groupe d’hommes approchant la tente de Pompée, après avoir égorgé plusieurs sentinelles. La voix de Médonje commentait la scène :

-On sonne l’alarme, les assassins tentent de s’échapper, mais n’y parviendront pas. J’arrête le projecteur.

La scène suivante, tournée le lendemain, montra le déroulement de la bataille où les soixante mille soldats de Pompée furent battus par les forces de César, trois fois moins importantes, mais aguerries par les campagnes des Gaules.

-Quinze mille morts, la fleur de la Noblesse romaine. Quelques survivants ont été passés au fil de l’épée, dont plusieurs Proconsuls et de nombreux Sénateurs. Pompée a pu fuir sur un de ses navires et se dirige vers le sud.

Médonje conversa ensuite avec Pyréis, en présence des Princes de Commagène et de Pacorus :

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-L’Asie subit déjà les conséquences de cette défaite de Pompée. Le fils de Mithridate du Pont, Pharnace, Roi du Bospore Cimmérien, a décidé de réclamer son Royaume ancestral et a envahi le Pont, vidé de ses garnisons romaines. On rapporte des massacres perpétrés contre des colonies italiennes. Les cavaleries d’Antiochos, de ses gendres d’Arménie et de Lycaonie, et de ses Vassaux d’Assyrie, d’Osroène, de Corduëne patrouillent les frontières, pour y protéger leurs Sujets, les récoltes, et les convois de milliers de réfugiés. Oubliez la campagne prévue contre l’Arabie et foncez sur Aqaba et les Nabatéens, avant que ceux-ci n’apprennent l’anéantissement des légions de Pompée et réalisent la vulnérabilité de la Syrie.

Quelques semaines plus tard, le Roi des Galates, Dieotarus se présentait à la Cour de Samosate, où le reçut le Basileus Antiochos.

-J’ai perdu à Pharsale deux de mes trois légions et j’apprends que mon Royaume est envahi par les troupes de Pharnace du Pont. J’ai pu fuir sur le même navire que Pompée qui m’a chargé de vous remettre cette lettre, en mains propres, Divin Père.

La missive se lisait ainsi :

-La nuit avant la bataille, les Dieux m’avaient sauvé la vie, au moyen de ce prodige lumineux. Mon entourage y vit là un signe manifeste de bon augure et m’ont poussé à cette bataille rangée à laquelle je me refusais, car j’espérais affamer les troupes de César et obtenir une victoire sans effusion de sang fratricide. Je me rends maintenant en Égypte, un Royaume qui me doit beaucoup, accompagné d’une poignée de Sénateurs, de fidèles, de ma tendre Cornélia et de notre jeune fils Sextus. 

Pompée poursuivait :

-J’ai demandé des troupes à tous les Alliés de la République, pour reconstituer une armée et contrer la sédition de César. J’ai chargé le Roi des Galates, Dieotarus de traduire l’appui de la Commagène en hommes et en armements. J’attendrai dans le port de Péluse l’arrivée de votre convoi de la Mer Rouge et, s’il ne me restait aucun autre choix, je me rendrai chez les Parthes, afin de convaincre leur Roi des Rois, gendre du Divin Antiochos, de

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me confier la formation d’une armée, pour libérer la République du Dictateur César. Puissent les Anges Célestes nous accorder leur protection!

La flotte de la Mer Rouge pénétra dans le Golfe d’Aqaba à la fin septembre et jeta l’ancre devant le grand port arabe d’Elath, le seul débouché maritime du Royaume des Nabatéens. Tout au long de leur remontée du Golfe, les navires arabes rencontrés avaient été capturés ou coulés, leurs cargos confisqués, et les esclaves nègres libérés. Pyréis concentra la puissance de feu de ses vingt navires sur le marché aux esclaves, déserté, et sur les Temples où les Arabes perpétraient des sacrifices humains depuis l’aube des temps. Sous les boulets de fer, les bâtiments visés s’écroulèrent rapidement, pulvérisés.

Quand la canonnade s’arrêta et qu’il devint évident qu’elle ne reprendrait pas, une dizaine de notables s’approchèrent des quais de la ville, pour parlementer avec leurs assaillants. Pyréis les reçut aimablement, sur le pont du vaisseau-amiral et les invita à prendre place autour d’une table ombragée où des Acolytes leur servirent des rafraîchissements. Parmi les émissaires nabatéens, un jeune homme s’exprimant parfaitement en grec s’identifia :

-Je suis Malchus, Cheik de Samarie, et un des fils du Roi Arétas qui règne à Pétra sur toute la Nabatène. Que voulez-vous?

Pyréis commença par présenter quelques-uns de ses compagnons déjà attablés :

-Pacorus, l’héritier de l’Empire Parthe, Polémon et Mithridate, fils du Divin Basileus Antiochos de Commagène, le Prince Attambelos, héritier de Characène. Je me nomme Pyréis, Grand Écuyer de Commagène et un des Grands Prêtres de notre Sanctuaire du Nympheum. Nous venons pacifier les tribus arabes, les inciter au commerce plutôt que de se livrer à d’éternels pillages au détriment de leurs voisins exaspérés. Premièrement, nous ne tolérerons plus les razzias d’esclaves et les sacrifices humains dans vos Temples. Ensuite, nous proposons d’établir à Elath un comptoir commercial important, d’où partira une nouvelle Route de l’Encens vers Samosate, en passant par Pétra et où nous ferons transiter aussi des produits d’Afrique, des Indes, de Parthie et du Sri Lanka.

-Au lieu de vous attaquer aux caravanes, protégez-les, facilitez leur passage, et vous tirerez d’immenses bénéfices de ce trafic international. Si nous

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pouvons éviter un affrontement avec votre père et le convaincre d’abandonner ses rafles sur la Syrie, tant mieux, sinon il périra et ses hommes avec lui. Demandez à la ville voisine d’Aqaba de nous pourvoir en eau, dès demain matin. Nous leur paierons bien leur effort, en tonneaux de chêne cerclés de fer, très prisés dans la région. Le refus d’obtempérer sera considéré comme un affront et une déclaration de guerre. Auquel cas, nous raserions totalement les villes d’Elath et d’Aqaba, pour commencer.

Pyréis se leva, glissa son bras droit dans un mantelet de cuir et siffla pour appeler son aigle géant qui bondit de la grande vergue pour venir se percher au bras de son maître. Le Cyborg lut l’étonnement et l’envie dans l’esprit du Cheik Malchus, un adepte de la fauconnerie, très répandue chez les Arabes qui tiraient fierté et orgueil des prouesses de leur animal. Pyréis chuchota quelques mots à son aigle qui prit son envol au ras des flots. L’envergure de l’oiseau domestiqué approchait quinze pieds et éclipsait de loin l’aigle royal. Le Huulu dit avoir commandé un gros poisson à son aigle qu’on vit s’élancer dans les vagues pour en extirper une proie qui se tordait sous les serres acérées, tellement que l’oiseau peinait à maintenir son vol. Mais la prise était de taille, un barracuda tigré de huit pieds, pesant cent cinquante livres et que l’aigle laissa choir sur le pont, aux pieds de son maître et sous les applaudissements de l’équipage et de toute la flotte.

Un des gardes Huns de Pyréis décapita le squale encore vivant et aux mâchoires menaçantes. Le Cyborg remit la tête du barracuda à l’oiseau qui regagna son perchoir favori sur la grande vergue du navire. Un des Notables confirma que cette espèce de barracudas était comestible et Pyréis se mit à rire :

-Pour mes cuisiniers chinois, tout est comestible!

À l’aube le lendemain, un convoi de dromadaires déposait sur les quais d’Elath des amphores et des outres d’eau provenant de l’oasis d’Aqaba. Pendant les jours suivants, Pyréis subjugua le Cheik Malchus par son discours, ses cadeaux et ses promesses, entre autre un œuf de son aigle géant, « pour sceller la paix entre les Nabatéens et leurs voisins. »

Malchus révéla au Huulu la réponse du Roi Arétas, à leur sommation de cesser les razzias en Syrie :

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-Mon père assemble son armée à Pétra pour vous écraser, à vingt contre un, et il compte bien faire un grand butin de vos dépouilles.

Le Cyborg percevait l’amertume de Malchus, gagné au projet d’établir une Route de l’Encens qui enrichirait les Nabatéens, bien plus que tous les pillages.

La force expéditionnaire débarqua cinq cents archers Parthes, cent Chevaliers de Commagène, deux cent Huns, et des chariots servant d’affût pour des canons. Bien pourvus en eau, ils empruntèrent la piste désertique qui menait à la Capitale des Nabatéens et s’enfoncèrent dans un enfer cuisant, très éprouvant pour leurs grands chevaux qu’ils abreuvaient toutes les heures. Le relief tourmenté, fait de ravins et de gorges, les défilés étroits, mais surtout la chaleur intense, ralentissaient leur pénible progression. Au quatrième jour de leur marche, alors qu’ils approchaient de Pétra, ils débouchèrent dans un large vallon pierreux occupé par l’armée arabe, forte de trois mille dromadaires et d’autant de cavaliers.

La première salve des canons, bourrés de mitraille, coupa net l’élan criard des Arabes qui subirent ensuite la pluie de traits d’acier pénétrant des arbalétriers Huns et des archers Parthes. Une deuxième salve fit aussi quelque mal aux derniers rangs des fuyards hurlants. En fin de journée, les murailles de Pétra étaient en vue et une délégation, conduite par le Prince Malchus, demanda à être reçue.

-Mon père a abdiqué et me laisse sa Couronne. Épargnez ma Capitale. J’accepte l’alliance commerciale que vous avez proposée et je décréterai la fin des sacrifices humains et la cessation des razzias contre la Syrie. Alors qu’il entrait triomphalement à Pétra, escorté du jeune Roi Malchus, Pyréis apprit le meurtre de Pompée, lâchement assassiné en rade de Péluse par les sbires de Ptolémée, devant sa femme et son fils horrifiés. Médonje, de la Tour Carrée, expliquait à l’oreille interne du Cyborg :

-Un message porté par un pigeon voyageur de notre comptoir de Péluse nous a décrit la scène. La Cour du jeune Ptolémée craignait de mettre César en colère contre l’Égypte en donnant refuge à Pompée. Nous perdons avec Pompée un allié de poids, presque gagné à notre Église.

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Pétra, la Capitale des Nabatéens, consistait en une ville de tentes entourées d’habitats troglodytes creusés dans les parois rocheuses depuis d’innombrables générations. L’ingénieur en Pyréis ne resta pas insensible aux monuments sculptés dans les falaises et qui imitaient maladroitement des édifices d’Égypte et d’Ionie. Pour travailler plus facilement le roc, le Huulu fit remettre à Malchus des pics, des pieux et des coins d’acier fondus en Commagène.

-Nos caravanes provenant de Samosate vous apporteront des centaines de ces instruments d’acier et aussi quelques architectes et dessinateurs romains qui embelliront votre Capitale de nouveaux monuments rupestres.

Pendant les jours suivants, Malchus guida ses nouveaux Alliés dans son Royaume minéral, sans arbre et presque dépourvu d’eau. Les nombreuses traces d’érosions relevées par Pyréis lui firent conclure à une désertification récente de la région. Moutons et chèvres, principale subsistance des Bédouins nomades, broutaient la maigre végétation résiduelle qui se raréfiait d’année en année. Le Cyborg visita deux mines de turquoises et une de malachite et, à la demande de Médonje, s’assura de toute la production en offrant le double du prix que les Arabes en tiraient habituellement.

-Les droits de passage seront maintenant minimes entre Pétra et Samosate. Nous pouvons transférer une partie de cette richesse aux mains des producteurs et offrir de très bons prix aux Arabes pour leurs perles, gemmes, tapis, encens et haschisch.

Fin octobre, parvenait à Samosate un message apporté par un pigeon de leur Comptoir d’Alexandrie, signé de la main même de Jules César et adressé au Basileus Antiochos :

-Divin Antiochos, je vous écris d’Alexandrie où je suis assiégé par la population, déchaînée, après qu’un de mes légionnaires eût tué un chat par mégarde. À la foule des Alexandrins innombrables, se sont jointes les troupes du jeune Ptolémée que j’ai maudit à Péluse lorsque ses laquais m’ont présenté la tête du Grand Pompée, avec qui je voulais me réconcilier pour le bonheur de Rome. Je dispose de mille deux cent de mes meilleurs légionnaires et nous pouvons résister indéfiniment dans le Palais Royal d’Alexandrie, même assiégé par un million de ses habitants et l’armée du jeune Pharaon. En tant que Consul de Rome, je requiers l’assistance de la Commagène, et de toutes les forces pouvant être recrutées dans nos

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Provinces d’Asie pour combattre le Félon Ptolémée et me porter assistance immédiatement. Signé Jules César, Dictateur de la République de Rome.

Un autre message d’Alexandrie annonçait la destruction de l’inestimable Bibliothèque, incendiée lors des émeutes contre les Romains, et la perte presque totale des fabuleuses collections accumulées pendant plus de deux siècles par la Dynastie des Ptolémées. Myryis n’en croyait pas ses yeux :

-Mais il a vraiment tué un chat, en Égypte? Lors d’un incendie, ces gens sauvent d’abord leur chat! Ah ces Romains, ils ne respectent rien et s’étonnent ensuite d’être détestés!

Lucien, qui avait été Bibliothécaire de la Cour avant de devenir Trésorier du Royaume, se désolait devant la disparition de ces centaines de milliers d’œuvres, beaucoup d’entre elles uniques ou encore des originaux inestimables des grands Auteurs. Antiochos, à la suggestion de Lucien, dépêcha des scribes à Pergame, Halicarnasse et Éphèse pour copier les manuscrits les plus précieux et tenter ainsi de les préserver de la folie des hommes.

Antiochos et son Conseil privé délibérèrent sur la situation chaotique qui s’étendait sur toute l’Asie et le Monde romain. Médonje semblait monologuer :

-Les armées républicaines se reforment en Espagne et en Afrique. Les flottes des deux camps romains se livrent batailles dans toute la Méditerranée. Le commerce maritime s’en trouve paralysé et des disettes se déclarent en Italie et dans les Provinces ravagées par cette guerre civile. Le Consul César, théoriquement maître de la République après la défaite et la mort de Pompée, se trouve encerclé par un million d’Alexandrins furieux et l’armée du Pharaon.

Le Chancelier, lissant sa longue barbe blanche pensivement, poursuivait son soliloque :

-Pharnace qui a reconquis le Royaume du Pont, suit maintenant l’exemple de son illustre et belliqueux paternel et s’attaque aux Colons italiens établis en Asie. Il ne se contente pas de les occire, mais se livre à des tortures, à des castrations et à des viols de masse contre les populations romaines qu’il rencontre. Nous tenons fermement toute la frontière septentrionale de nos

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Royaumes et avons prévenu Pharnace que toute intrusion dans l’un ou l’autre de nos Domaines déchaînerait contre lui les forces combinées de la Lycaonie, de la Cappadoce, de la Commagène, de la Sophène, de la Corduène, de l’Assyrie et de l’Arménie. Nous l’avons même menacé d’équiper un million de Parthes pour envahir le Pont s’il avait l’audace de s’attaquer aux Sujets du Basileus Antiochos. Mais je pense que c’est la menace d’anathème qui contrarie le plus Pharnace, car la moitié de la population du Pont vénère le Divin Antiochos et adhère à notre Église.

-Pharnace ravage la Galatie, la Bithynie et la Phrygie. Domitius Calvinus a réuni les diverses garnisons d’Ionie et se dirige avec la légion survivante du Roi Dieotarus vers l’armée de Pharnace qu’il a formée en légions, équipées et entraînées à la romaine. Nous prévoyons une victoire de Pharnace sur les forces romaines et un bain de sang romain dans les grandes villes côtières d’Asie Mineure, dont Éphèse la Cité de prédilection de notre Divine Consœur Théla. La paix, l’harmonie et la prospérité doivent être restaurées sur ce Monde. Nous devons opposer à Pharnace un Général de la trempe du défunt Pompée. Et ce Général existe et implore même notre aide.

Antiochos approuva le plan esquissé par le Grand Prêtre :

-Mille cinq cent Cavaliers Légers, trois cent Cataphractaires, et des chariots pour transporter rapidement eau, fourrage, provisions et des coffres de sesterces, peuvent quitter Samosate dans deux jours. En deux semaines, ils auront rejoint les forces de Pyréis, à Pétra. Le Basileus exigea que son petit-fils Pacorus retourne auprès de son père, Orode, le Roi des Rois.

-En Pacorus réside l’espoir de l’Asie et il ne saurait être exposé dans ces combats.

Pyréis convainquit Malchus, le Roi des Nabatéens de s’associer à leur expédition à Alexandrie.

-Antiochos promet la solde d’une année, pour cette campagne de quelques mois, à chacun de vos guerriers et autant pour la participation de sa monture, âne, cheval, dromadaire ou chameau. Nous fournissons arcs et flèches. Il n’y aura aucun pillage, ni aucun viol. Nous n’allons pas conquérir l’Égypte, mais en extirper le Maître de Rome, piégé au milieu d’une ville hostile. Et si vous nous aidez à lui sauver la vie, César, à n’en pas douter, vous récompensera largement. Nous ne pensons pas recruter d’Auxiliaires en

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Judée, car le tiers de la population rebelle d’Alexandrie est juive et puis, pendant le Sabbat, leurs soldats refusent de se battre.

Au jour du solstice36 d’hiver, anniversaire de la naissance de Mithra, célébrée dans toutes les chaumières d’Anatolie, l’armée commandée par le Prince Mithridate de Commagène arriva en vue de la Méditerranée, entre Gaza et Péluse, ponctuel au rendez-vous fixé avec la flotte marchande basée à Issus qui leur apportait des vivres, des armes et des machines de siège, ainsi que quelques centaines de recrues Ciliciennes et leurs chevaux. Puis la flotte de Commagène, accompagnée d’une dizaine de galères romaines, longea la rive égyptienne pendant que l’armée de Mithridate avançait vers le grand port de Péluse, occupé par les forces du jeune Ptolémée.

Dans les derniers jours de cette année sanglante, ils apprirent la défaite de Domitius Calvinus dans une bataille contre Pharnace du Pont, et où disparurent des centaines de légionnaires romains et aussi la dernière légion du Roi des Galates, Dieotarus. Plus rien ne s’opposait à l’entrée des troupes de Pharnace dans les riches Provinces du littoral méditerranéen, en proie à la terreur devant les horribles récits des victimes mutilées ayant pu échapper aux hordes du Pont. Leur appels à l’aide, inutiles, ne parvenaient même pas à Rome, en proie à la guerre civile, et les Cités d’Ionie se préparaient au pire.

Alors que l’année touchait à sa fin, Médonje reçut un colis de Rome et une missive de son disciple le plus prometteur, selon le vieil Extraterrestre. Le paquet contenait une dizaine de sesterces flambants neufs dans un joli présentoir, frappées pour commémorer les seize ans, et l’accession à la toge virile du petit-neveu de Jules César, nouvel héritier possible du Maître de Rome. La lettre, au style impeccable, causa un réel plaisir au Chancelier :

-Divin Médonje, pour votre collection, en souvenir de moi qui ne vous ai jamais oublié, ni vos enseignements. Dès que faire se pourra, Mécène, qui vous salue filialement, et moi, espérons vous revoir, ici à Rome, où dans votre Royaume de miel où vivent les Dieux. Signé, votre fils spirituel, Octave.

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Chapitre XXIX Byzance en prime (47 avant JC)

Bien après le crépuscule, et en pleine tempête de neige, le carrosse du Questeur Aulus Hirtius, parvint aux portes de Samosate. Son escorte et sa suite, transies, se réchauffèrent au Caravansérail, fameux pour ses accommodations, autant pour les voyageurs que pour leurs bêtes. Mais le Légat de César, malgré l’heure tardive, se dirigea au Château et demanda audience au Basileus Antiochos pour l’entretenir de questions gravissimes et urgentes.

Le visage de l’Acolyte, richement vêtu, qui avait reçu le Légat romain, s’éclaira :

-Mais, vous êtes l’éditeur de la ‘Guerre des Gaules’ de Jules César que nous avons recopiée à tant d’exemplaires! Soyez bienvenu en Commagène, Excellent Hirtius, je me nomme Lucien de Samosate, Trésorier du Royaume et toujours en charge de notre fameuse Bibliothèque. Asseyez-vous quelques instants, le temps pour moi de communiquer votre arrivée au Basileus.

L’Acolyte s’empara de son chapelet, qu’il portait en permanence à la ceinture, passa dans une pièce voisine et revint auprès du Romain en moins de temps qu’il ne le faut pour décrire la scène.

-Le Roi vous prie de le rejoindre dans la Tour Carrée des Grands Prêtres, c’est tout à côté du Palais Royal. Allons affronter ces flocons!

L’Ascenseur étonna Hirtius, mais beaucoup moins que le mobilier tout à fait unique qui meublait le moindre recoin de la massive Tour Carrée, tapissée de soieries et de tableaux. Des boiseries sculptées, les plus beaux tapis de Chine et de Perse, des ivoires admirables, des marbres des plus grands maîtres, des lustres flamboyants, l’odeur de l’encens et des bois odoriférants, tout concourrait à l’ébahissement du Romain. Mais lorsque l’ascenseur atteignit le dernier niveau de la Tour des Huulus, la stupéfaction paralysa Hirtius. Antiochos et la Reine Isias, portant couronne et tiare, festoyaient devant une massive table couverte de fleurs et de victuailles. À leurs côtés, trois des Grands Prêtres et plusieurs autres têtes couronnées frappaient des mains, rythmant une musique endiablée et encourageant des danseurs hauts comme trois pommes à sauter en cadence sur un immense tambour.

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Aulus Hirtius devint livide, ne cessant de répéter, les yeux fixés sur les Lutins :

-Des Myrmidons! DES MYRMIDONS! Par tous les Dieux, l’Iliade disait donc vrai!

La Reine souffla quelques mots à Méd-Ho, assis près de la Souveraine sur un tabouret surélevé et lui remit une orchidée que le jeune Lutin, âgé maintenant de trois ans et haut d’un pied, alla porter au Questeur : « Pour toi Monsieur! », croassa l’homoncule en tendant la fleur que prit Lucien en remerciant l’enfant minuscule, car Hirtius demeurait paralysé devant ce prodige surnaturel.

-Approchez Noble Hirtius! Prenez place parmi nous et partagez notre repas. , lui signifia le Basileus, hilare devant la réaction du Romain.

Le Légat présenta la raison de sa visite à la Cour de Commagène :

-J’ai pu quitter Alexandrie in extremis, dépêché par le Consul César pour recruter une armée en Asie et lui porter secours. À Jérusalem, le Grand Prêtre Hyrcan m’a annoncé le passage de troupes syriennes se rendant assister César. En Cilicie, et à Antioche, j’ai appris que vous aviez déjà enrôlé des troupes pour l’Égypte. Qu’en est-il? La situation à Alexandrie exige des secours rapides.

Le Roi résuma les dispositions prises par la Commagène :

-Justement, ce soir nous fêtions le départ de Myryis et d’un dernier contingent se rendant en Égypte rejoindre les forces commandées par mon fils, le Prince Mithridate. Pour la première fois, une coalition regroupe des Parthes, des Arabes, des Juifs, des Syriens, et des recrues de presque tous les Royaumes de Cappadoce. Malgré la menace que fait peser sur nos Domaines Pharnace du Pont, la Commagène a engagé la moitié de sa cavalerie dans cette opération en Égypte.

Hirtius se montra courtois et affable, et la conversation porta sur son énorme correspondance avec son ami Cicéron. Médonje ne put que louer César d’avoir gracié Cicéron au lendemain de la bataille de Pharsale et suggéra à Hirtius de publier sa correspondance avec le Père de la Patrie qui avait, au

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moment de son exil, perdu toutes ses archives quand la foule des émeutiers, poussée par le démagogue Clodius, avait incendié sa demeure à Rome.

-Cela plaira à notre ami Cicéron qui déplore encore la perte de ses papiers.

La conversation porta ensuite sur les Myrmidons qu’avait évoqués Hirtius en entrant dans la salle. Myryis fit remarquer que l’Iliade, et aussi l’Odyssée, décrivaient ce Peuple de très petites gens que l’on disait descendre d’une fourmilière, transformée par la magie de Zeus en hommes-fourmis. L’Aristocrate romain affirma posséder un exemplaire unique, écrit dans un grec archaïque difficile à lire, intitulé ‘Les Annales des Myrmidons’.

-Malheureusement, l’œuvre sur papyrus supporte mal le climat de Rome. Je me souviens y avoir lu que les Myrmidons prétendaient que leurs ancêtres, avant l’arrivée des Hommes, régnaient en maîtres sur toutes les îles de Méditerranée, avec les Sirènes, les Cyclopes et les Licornes.

Sur ce, le Questeur s’esclaffa, manquant renverser sa coupe de vin : « Des Cyclopes et des Licornes! » Mais quelques instants plus tard, il renversa son verre quand parut, tenu en laisse par un Acolyte, un porc cuirassé doté d’une longue corne, qui grognait comme un cochon, et que les Lutins présents s’empressèrent d’aller caresser. Pour expliquer la présence de tels prodiges à la Cour du Basileus, on rappela au Légat de César la position géostratégique unique qu’occupait la Commagène et ses liens familiaux avec tous les Royaumes voisins. Très superstitieux, Aulus Hirtius refusa poliment de dormir au Château ou à la Tour des Grands Prêtres et passa la nuit à la proche Auberge de Prokos, une nuit blanche passée à ressasser dans son esprit si, quand, et où, il avait lu que Prokos était le nom d’un Cyclope.

Une semaine plus tard, une flotte aux couleurs de la Commagène et six galères romaines de l’arsenal de Rhodes commandées par Tibère Néron, un autre Légat de César, parurent au large de Péluse. Sur la plage, le Prince Mithridate et Pyréis accueillirent, souriants, Myryis et ses recrues qui débarquaient de navires à quille plate échoués volontairement sur les hauts fonds et qui pataugeaient jusqu’à la rive dans l’eau peu profonde.

-Tes talents de polyglotte nous serviront dans cette tour de Babel que constituent nos Alliés. Voici Malchus, le Roi des Nabatéens, Antipater de Judée, Tholomée du Liban, Jamblic de Ptolémaïs, Attambelos Prince de Characène, le Prince Ma’nu, fils du Dieu Abgar. Nous avons aussi recruté

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une demi Légion parmi les Vétérans italiens établis dans les colonies de Syrie et de Cilicie. Et Artavazdès d’Arménie nous a confié douze cents cavaliers.

Pyréis décrivit la situation aux nouveaux arrivants :

-Le jeune Pharaon a décrété la mobilisation générale de la population du Delta du Nil, plusieurs millions d’habitants, pour briser les digues, détruire les ponts et inonder toute la région, afin d’empêcher notre progression vers Alexandrie. Mais nous ne pouvons tenter cette traversée du Delta sans nous assurer d’abord de nos arrières et de notre approvisionnement. Nous devons capturer la forteresse et le port de Péluse, où se retranchent les Mercenaires du Pharaon, et en faire une base de ravitaillement. Mais notre plus grand ennemi reste l’absence d’eau potable, les étangs contiennent de l’eau saumâtre, les puits donnent de l’eau salée et même le Nil a été empoisonné par des centaines de cadavres d’animaux, sur les ordres de Ptolémée.

Au septième matin du siège, Mithridate plaça ses fantassins en deux immenses colonnes. Des catapultes lancèrent par dessus les hautes murailles des barils enflammés qui explosèrent et répandirent un feu liquide inextinguible. Puis on tracta une massive passerelle de poutres de chêne qui enjamba le fossé empli d’eau de mer et permit à un bélier d’acier de déchiqueter la muraille. Quand celle-ci s’écroula, la première colonne des assaillants, menée par le Juif Antipater, s’engouffra dans la brèche. Les Juifs se taillèrent un chemin jusqu’à la porte principale de la forteresse. Ils abaissèrent le pont-levis et le reste de l’armée se rua dans la ville. Aux trompettes romaines se mêlaient les hululements des Arabes et les tambours des Parthes battaient la charge dans un fracas d’acier s’entrechoquant.

Alors que l’essentiel de ses troupes investissait Péluse, on apprit à Mithridate que la cavalerie égyptienne attaquait le camp des Coalisés, laissé presque sans défense. Prenant la tête de sa Cavalerie lourde, forte de trois cent cataphractes blindés, et montés par des Chevaliers en armures, Mithridate et Pyréis chargèrent au milieu des six mille cavaliers égyptiens, lances au poing. Ils formèrent un coin d’acier qui s’enfonça à travers la cavalerie du Pharaon en laissant un carnage dans son sillon. Trois cents archers Parthes défendaient vaillamment le camp de Mithridate mais risquaient d’être débordés par le nombre des assaillants. Les cataphractes géants chargèrent encore les rangs ennemis et s’interposèrent entre eux et leur campement.

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Les Égyptiens s’acharnèrent sur Mithridate et réussirent à le jeter en bas de sa monture. Pyréis sauta dans la mêlée, agitant une francisque monstrueuse, et aida Mithridate à se relever et à reprendre le combat, à l’épée. Les Égyptiens se bousculaient pour tenter de capturer ou de tuer ces Chevaliers aux armures dorées et de se mériter la forte récompense promise par leur Pharaon. Une clameur s’amplifia, venant de l’arrière-garde égyptienne, où des flammes s’élevèrent ainsi qu’une horrible odeur de chairs brûlées. Les Égyptiens se débandèrent, fuyant devant un chariot muni de faux tranchantes et qui crachait de longues langues de feu grégeois. Derrière le chariot de Myryis, accouraient Antipater et ses guerriers juifs. La cavalerie égyptienne fut décimée et cessa d’exister. Les flottes romaine et commagénoise purent ensuite apponter à Péluse et approvisionner les troupes.

Le fils du Basileus et ses Généraux reçurent une ovation délirante de leurs soldats quand ils pénétrèrent, triomphants, par la grande porte de Péluse. Mithridate ordonna de soigner les blessés ennemis, de libérer les prisonniers et condamna à dix ans de galère les Capitaines des Mercenaires, plutôt que de les décapiter.

-Remerciez mon Divin Père, le Basileus Antiochos, qui prie même pour ses ennemis.

Afin de calmer l’impétuosité de ses propres soldats, de prévenir le pillage et les viols qu’on avait formellement interdit sous peine de mort, Mithridate fit distribuer à tous ses hommes cent dariques d’or et proclama trois jours de repos et de banquets auxquels il convia même les vaincus.

Le problème de l’eau potable se résolut lorsque les nombreux habitants juifs installés dans la région lurent une lettre du Sanhédrin de Jérusalem qui recommandait à tous leurs fidèles d’aider Antipater dans sa mission. Les autochtones juifs indiquèrent à Mithridate où creuser des puits qui avaient été comblés par ordre de Ptolémée.

Pendant une nuit sans Lune, à la lueur des torches, des éléphants habituellement employés aux travaux forestiers en Néo-Commagène, aidèrent les hommes à déplacer sur des billes de bois durs plusieurs navires à travers le désert, afin de contourner les digues érigées par les Égyptiens pour interdire aux navires la remontée de cet affluent du grand fleuve. Les Égyptiens firent de chaque canal et de chacun des bras du Nil des remparts

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liquides infranchissables pour la cavalerie, qui s’enlisait dans cette terre noire limoneuse et rendue marécageuse par les inondations provoquées. Les archers Parthes se révélèrent de très précieux Auxiliaires dans cette guerre où les Chevaliers devenus fantassins avaient troqué l’épée pour l’arbalète.

Après plusieurs jours de combats, qui se résumaient à franchir par la force canaux et rivières se succédant interminablement, les trompettes romaines se firent entendre derrière les lignes égyptiennes. Des Légionnaires surgirent sur l’autre rive et Jules César lui-même émergea des roseaux, ce qui provoqua la joie universelle parmi les Coalisés et la cessation des hostilités pour le reste de la journée. César s’approcha des Grands Prêtres de Commagène :

-Vous direz au Divin Médonje, à la réponse à une vieille question, que César croit maintenant aux Dieux!

Le surlendemain, le jeune Pharaon, reconnaissable à son armure d’or pur, périt noyé devant leurs yeux dans un des bras du Nil, avec des milliers de ses Sujets. Dès lors, ils ne rencontrèrent plus aucune opposition et revinrent à Alexandrie en triomphateurs, César et Mithridate de Commagène chevauchant côte à côte. Jules César exultait, il présenta ses sauveteurs à Cléopâtre, enceinte de ses œuvres :

- …et les Grands Prêtres de Commagène, Pyréis et Myryis…

La Souveraine d’Égypte interrompit son amant :

-Non, Noble César, je les connais, ce sont des envoyés des Dieux ou des Dieux eux-mêmes.

Le Dictateur de Rome acquiesça :

-Et des Dieux immortels, qui n’ont pas vieilli d’une ride depuis trente et un ans, alors que, jeune Préfet en Cilicie, je les avais rencontrés au mariage d’Antiochos à Antioche!

Les Cyborgs jaugeaient les psychés des deux amants, Cléopâtre dévorée d’ambition, et César assoiffé d’or et d’argent sur lesquels il assoyait son pouvoir à Rome. Myryis se composa un sourire théâtral et présenta à Cléopâtre un joli vase d’albâtre :

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-L’élixir de longue vie, prérogative des Dieux et de quelques Initiés, fabriqué à partir d’une noix qu’on ne retrouve que sur certaines terres isolées de la Grande Mer du Sud. Le Basileus Antiochos estime que, puisque votre effigie trône déjà au Sommet de notre Sanctuaire du Mont Nymphée, parmi les statues des Dieux, vous êtes en droit, Divine Cléopâtre, de partager le secret de l’Ambroisie avec nous. Cette pâte ne vous rendra pas immortelle, mais vous conférera une résistance admirable aux maladies, aux infections, hâtera la guérison de blessures et vaincra même certains poisons.

Myryis se tourna ensuite vers le Maître de Rome :

-Votre libération, Consul César, a déjà porté fruit : le Roi Pharnace, qui contrôle toutes les rives de la Mer Noire, a cessé son attaque contre les Provinces de Rome pour contrer la rébellion de son Gouverneur de Crimée, Asander, qui espère par sa trahison obtenir de Rome la couronne de ce Royaume. La Commagène a orchestré cette coûteuse campagne en Égypte pour sauver le Généralissime qui saura vaincre Pharnace du Pont, restaurer l’ordre et la paix en Asie, et ensuite à Rome. Le Basileus insiste pour recevoir le Noble César à son Château de Samosate, afin d’élaborer les détails d’une action contre Pharnace qui a tué cent cinquante mille Colons italiens en quelques mois.

-Le Divin Antiochos offre de vous avancer autant d’or et d’argent que vous jugerez nécessaires pour recruter et équiper une armée afin de libérer l’Asie de Pharnace, reprendre vos Provinces de Bithynie et du Pont et libérer la Colchide, riche en or, du joug de ce tyran. Suite à la reprise prochaine du trafic maritime de la Mer Rouge, qui devient plus important d’année en année, les coffres de nos Royaumes seront vite renfloués. Et, bien sûr, nous remettrons au Dictateur de Rome une partie importante de ces mirifiques profits.

Jules César, malgré ces nouvelles réconfortantes, ne pouvait s’empêcher de lorgner le vase d’Ambroisie posé devant Cléopâtre. Myryis le tança:

-Vous avez vendu des millions de vos semblables sur les marchés d’esclaves, est-ce là un comportement digne d’un Dieu, Citoyen César? Mais, par de bonnes actions, vous pouvez vous racheter au yeux de la Divinité et obtenir d’Antiochos l’élixir de longue vie, et même beaucoup

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plus, comme le moyen de gagner l’immortalité dans la mémoire des hommes.

Venant de tout autre que d’un des Grands Prêtres du Nympheum, César aurait ri d’une telle fanfaronnade, ou puni cette impudente vantardise, mais le Consul savait les Huulus dépositaires de connaissances et de techniques inconnues des Romains et qu’il présumait provenir de Chine ou d’Extrême Orient. Aussi César signifia qu’il reprendrait ses campagnes militaires, et commencerait par vaincre Pharnace, mais seulement après s’être reposé en Égypte auprès de sa douce Cléopâtre qui portait son enfant.

-Et faire une longue, et délicieuse, croisière sur le Nil après dix longues années d’incessantes campagnes militaires.

Lisant dans le cerveau du dernier des Triumvirs, Pyréis inséra son grain de sel :

-En plus des mines d’or d’Éthiopie, l’Égypte recèle plusieurs riches gisements aurifères encore à découvrir, et bien d’autres minéraux précieux.

Comprenant que Pyréis lisait sa pensée, César perdit presque l’équilibre dans l’escalier qu’il gravissait. Le Dictateur se fit pensif et convia Mithridate et les Grands Prêtres de Commagène à participer à cette expédition festive sur le Nil.

-Nous pourrons y discuter à loisir de mes péchés et du prix de ma rédemption.

Avant de quitter Alexandrie, César distribua quelques millions de drachmes et de sesterces aux troupes rassemblées par Mithridate, qui lui avait avancé la somme. Ennemis héréditaires des Égyptiens, les Arabes, les Juifs et les Syriens retournèrent dans leurs Royaumes sans pillage ni violence, au grand soulagement de tous. Cléopâtre recruta à prix fort le contingent des Arméniens pour sa garde personnelle. Puis leur somptueuse flottille suivit sur le Nil la barge dorée du Pharaon, véritable palais flottant que manœuvraient des centaines de rameurs. Derrière la barge de la Reine d’Égypte apparaissaient une imposante quinquérème romaine commandée par Tibère Néron, puis une trirème arborant les armoiries de la Commagène, un scorpion d’or sur fonds azur. Une petite armada glissait dans leur sillage,

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qui abritait l’État-Major de César, des Courtisans, de nombreux serviteurs et les gardes de leurs escortes.

Cette croisière, que Cléopâtre voulait fabuleuse, permit à la Reine d’exposer à ses hôtes sa vaste culture, sa maîtrise d’une dizaine de langues et son esprit incisif. Considérée comme la réincarnation de la Déesse Isis, la jeune Souveraine reçut partout l’hommage de ses Sujets qui se prosternaient sur son passage. Ils visitèrent les trésors des Temples et dormirent dans les palais d’Héliopolis, puis de Memphis, banquetèrent devant les Pyramides, puis à Aphroditopolis et à Cynopolis. Sur des centaines de kilomètres, une large rivière artificielle suivait le parcours du grand fleuve et toute l’étendue entre ces deux cours d’eau était quadrillée de canaux irriguant des terres fertiles qui nourrissaient des millions de paysans et enrichissaient les Pharaons.

Tout au long de leur descente du Nil, les voyageurs croisèrent un très important trafic fluvial transportant des marchandises de Nubie et d’Éthiopie, de l’ivoire, de l’or et des bois précieux, surtout de l’ébène, et aussi des esclaves noirs. César inspecta lui-même ces cargaisons provenant de ce légendaire Royaume de Kusch et particulièrement la qualité et la quantité des barres d’or qu’il remit à son Questeur Aulius Hirtius, qui battait monnaie pour ses légions. Arrivés à Antinoé, d’où les caravanes partaient pour rejoindre l’avant-poste de Bérénice sur la Mer Rouge, Pyréis et Myryis reconnurent certaines des marchandises précieuses ramenées par leurs flottes du Sri Lanka, d’Arabie et d’Afrique. Les Huulus firent valoir à César et à Cléopâtre l’importance de cette piste désertique reliant l’Égypte à l’Orient et aux côtes d’Afrique. Devant leurs yeux admiratifs, Myryis dessina une carte :

-Presque à mi-chemin entre le Nil et la Mer Rouge, à quinze kilomètre au sud de cette mine d’albâtre, vous trouverez un gisement aurifère et, ici, un dépôt de serpentine. Pendant les heures passées à regarder défiler les rives, César conversa longuement avec Myryis et Pyréis qui étonnait les foules avec son aigle géant. Lors d’un de ces banquets démesurés, le Généralissime leur demanda de quelle manière Antiochos comptait le rendre immortel dans la mémoire des hommes, lui, Jules César. Suçant un de ses doigts, pour en enlever la sauce, délicieuse, Myryis répondit, nonchalamment :

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-Facile : le cycle des saisons, sur votre planète, compte trois cent soixante cinq jours et un quart! César conclut, justement, de cette assertion que Myryis et les autres sorciers de Samosate provenaient d’un autre Monde. Myryis poursuivit :

-Une des prérogatives du Grand Pontife de Rome, position éminente que vous occupez depuis déjà fort longtemps, est de proclamer une dizaine de journées intercalaires à chaque année pour faire coïncider un calendrier imparfait et la réalité des saisons. Or, vos campagnes militaires depuis dix ans vous ont fait négliger ce devoir du Grand Pontife, de sorte que les Romains célèbrent actuellement les fêtes de la récolte à l’époque des semailles. Tant qu’à décréter une année de seize mois, implantez un calendrier simple, fait d’années d’égale longueur, avec seulement UN seul jour intercalaire après trois ans. Ce calendrier tiendrait de nombreux siècles sans aucune altération. Voilà comment passer à la postérité, Grand Pontife César! Voulez-vous de cette sauce? Elle est divine!

César, chef du Parti Populaire, réalisa sur le champs la portée d’une telle réforme du calendrier sur sa renommée et sur sa gloire. Le Consul questionna Myryis sur ses origines et le Huulu de répondre :

-Seuls quelques Initiés connaissent la vérité. Si vos actes vous rachètent aux yeux des Dieux, nous vous accueillerons dans le cercle très fermé de nos Initiés et vous connaîtrez quelques uns de nos secrets, Divin César.

Leurs navires parvinrent à l’antique Capitale d’Hermopolis37 , tout près de la première cataracte, frontière de la Nubie, et terme de leur mirifique croisière. César contemplait les trombes d’eau qui cascadaient de la montagne et son esprit supputait une nouvelle campagne pour s’emparer de la Nubie et de l’Éthiopie et de leurs riches mines d’or. Cléopâtre, caressant de minuscules chiens à toison blanche, taquina son amant :

-Une Reine gouverne aussi les Nubiens, Amanishaketo, trois fois plus large que moi, des dents limées en pointes et le visage strié de scarifications rituelles.

César décida, à regret, d’interrompre cette croisière en compagnie des Dieux et de reprendre le bouclier et le glaive pour parachever sa victoire sur les 37 Thèbes.

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forces sénatoriales qui tenaient encore le littoral africain et l’Espagne. Mais, obéissant au Basileus Antiochos qui l’avait sauvé des rebelles d’Alexandrie, il se dirigea d’abord en Asie pour contrer le soulèvement de Pharnace du Pont. Il s’arrêta en Judée, pour remercier le Grand Prêtre Hyrcan qui, à la demande d’Aulius Hirtius, lui avait dépêché les troupes d’Antipater. César permit au Grand Prêtre de relever les murailles du Temple de Jérusalem. Il nomma Antipater Gouverneur romain de Judée et nomma aussi son fils, Hérode, Gouverneur de Galilée. Puis le Dictateur de Rome décréta la libération de tous les esclaves juifs de l’Empire Romain. À la demande pressante de la Commagène, le Maître de Rome obligea Hyrcan et Antipater à tolérer et à protéger les Adeptes de Mithra et les Prosélytes du Nympheum. César pardonna au Gouverneur Gaius Cassius Longinus qui s’était rangé derrière le Parti Républicain, mais le destitua pour le remplacer par un de ses cousins, Sextus César, nommé Gouverneur de tout l’Orient et qui s’établit à Damas.

La flotte césarienne aborda à Tarse, en Cilicie, où le Dictateur convoqua les Alliés de Rome et organisa en hâte une force d’intervention pour reconquérir les possessions romaines tombées aux mains de Pharnace. Puis, à la tête de sa fameuse sixième Légion, réduite à seulement mille hommes, mais d’une valeur maintes fois éprouvée, et accompagné d’Auxiliaires asiatiques, César se rendit en Commagène et se présenta devant Samosate, ville à la triple enceinte fortifiée, qui déploya ses plus beaux atours pour honorer l’arrivée du Potentat romain. Acclamé par une foule bigarrée, il défila jusqu’au Château et fut reçu dans la grande salle d’apparat par le Basileus et la Reine Isias, encadrés par les cinq Grands Prêtres qui portaient d’extraordinaires vêtements de soie brodés d’or et constellés de pierreries.

Ce qui retint l’attention des Romains, plus encore que les lustres en diamants, les boiseries précieuses et les dorures, furent les huit Myrmidons en armures dorées qui se tenaient devant les Souverains et la présence d’une licorne tenue en laisse par un imposant Acolyte nègre. Aulus Hirtius glissa à l’oreille de César :

-Tu vois bien, je ne mentais pas!

Antiochos se montra plein de prévenances à l’égard des Romains, leur distribuant des cadeaux de grand prix et proclamant trois jours de festivités,

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couronnées par une visite à leur Sanctuaire du Mont Nymphée. Il fit défiler devant César sa Cavalerie lourde et les cinq cents Huns composant la Garde Royale, et fit tirer une salve de dix-huit coups de canons, sous le regard extrêmement intéressé du Généralissime romain.

Le Chancelier Médonje accueillit le Maître de Rome dans la Tour des Huulus, après une journée passée à visiter les monuments et les installations de la Capitale, entre autres la Ménagerie qui foisonnait de fauves et de bêtes étranges, comme un dragon de Chine, des pandas, des oiseaux roc, des oiseaux-lyre, des oiseaux du paradis, des ours géants, des lémuriens et des perroquets. Médonje présenta ses collections de monnaies et de joyaux à César, puis ils terminèrent la soirée au sommet de la Tour Carrée, à discuter de la situation de la République déchirée par la guerre civile. Médonje brossa un tableau sombre :

-Dolabella, époux de Tullia, fille de Cicéron, s’est fait élire Tribun de la Plèbe et réclame l’annulation de toutes les dettes. Il a rendu cocu Marc-Antoine qui a proclamé la loi martiale en Italie, a répudié son épouse et a convolé en justes noces avec Fulvia, la richissime veuve du démagogue Clodius.

Le Cyborg sentit le cerveau de César bouillonner en imprécations contre son Lieutenant Marc-Antoine. César présenta au Grand Prêtre un mémoire sur le Gouvernement de la République que lui avait adressé Salluste, un être retors, mais à la plume admirable, expulsé du Sénat pour malversations et réfugié en Afrique. César décrivit à l’Extraterrestre comment il comptait restaurer la République et la réformer pour refléter les nouvelles réalités de l’Empire.

-J’accorderai la pleine Citoyenneté romaine aux Alliés de Rome, j’augmenterai le nombre des Sénateurs et nommerai au Sénat des Gaulois et des Asiatiques, afin que les Peuples de nos Provinces participent au gouvernement de l’Empire.

Passant de la parole à l’acte, le Consul écrivit de sa main un édit accordant la Citoyenneté romaine à la Reine Isias, née à Rome, élevée à Rhodes, et qui parlait le latin à la perfection, ainsi qu’à son époux Antiochos, ami émérite de Rome et à leurs fils, dont le valeureux Prince Mithridate qui avait sauvé la vie de César en Égypte.

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-Maintenant, Divin Médonje, dites-moi : sur quelle Planète êtes-vous nés?

Le Cyborg plongea dans l’esprit de son vis-à-vis, puis lui révéla une partie de la vérité :

-Sur aucune, Noble César, nous sommes nés dans l’Espace, d’un Peuple qui visite les habitants des planètes. Mes quatre collègues et moi, sommes des naufragés sur votre Monde, condamnés à y demeurer le reste de nos existences. Nous avons fait de l’Humanité notre nouvelle famille et avons conclu une Alliance avec la Couronne de Commagène. La Commagène bénéficie de certaines de nos connaissances et s’engage à évangéliser l’Humanité, à transmettre notre message d’amour fraternel.

-Je vous sais capable de conserver le secret absolu sur nos origines, qui doit être maintenu. Je vous ai confié notre secret car nous vous accueillons parmi les Initiés dignes de le partager et, pour bien vous démontrer notre attachement, nous vous approvisionnerons en Ambroisie pour le reste de vos jours, Noble César. Le Conseil de Samosate s’est particulièrement réjoui de l’affranchissement de tous les esclaves juifs que vous avez proclamé. Nous applaudissons votre clémence, rendue proverbiale. Votre souci de terminer cette guerre civile par la diplomatie et le pardon vous honore, Grand Jules César.

Parmi les Courtisans rencontrés au Château, le Prince juif Jésus et le jeune Historien Nicolas de Damas firent grande impression sur le Dictateur, par leur culture et la justesse de leurs propos. Au premier, il confirma le serment du Grand Prêtre Hyrcan à protéger les Missionnaires de la Nouvelle Alliance en Judée. Et au second, il promit l’accès à ses notes, mémoires et archives, afin de composer une biographie présentant les hauts-faits de sa vie mouvementée pour mousser encore plus sa propre légende.

Sur le sommet du Mont Nymphée, César et son État-Major contemplèrent les statues massives des Dieux, les autels d’électrum et la statue en or massif de Cléopâtre figurant la Déesse Isis. Ils parcoururent le dédale souterrain du Sanctuaire et virent l’épée d’Iphigénie, le sarcophage de Mithridate Kallinikos, le père du Basileus, la salle des Atlantes, et bien d’autres trésors d’Orient. Dans la salle égyptienne, Pyréis décrocha du mur un extraordinaire pectoral d’or pur qu’il remit à César :

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-Vous la reconnaissez? L’armure qui a entraîné sous les eaux du Nil le jeune Pharaon. Elle vous appartient, Noble César, et ornera votre Triomphe à Rome.

Le passage de César coïncidait avec les célébrations de mi-été qui attiraient des hordes de centaines de milliers de pèlerins, gonflées cette année par les curieux attirés par la présence du Dictateur romain. César fut ébranlé par la munificence et le faste des cérémonies, la richesse de la Commagène, le nombre des Fidèles, la beauté des chants exécutés par Théla et le chœur de Samosate. César considérait qu’Antiochos méritait vraiment le qualificatif de ‘Divin’ et traitait le Basileus, pourtant du même âge que lui, comme un Patriarche d’une extrême sagesse. Le Préfet de la flotte césarienne, Tibère Néron, exprima le souhait, exaucé par le Basileus, que sa jeune cousine, et fiancée, puisse étudier quelques années à l’Académie d’Antioche,

-Afin d’y acquérir ce savoir et ces aptitudes qui profiteront à nos propres enfants. Livia Drusilla 38vous étonnera par la finesse de son jeune esprit.

Puis César et ses mille Vétérans de la Sixième Légion, enguirlandés et coiffés de couronnes de laurier, colliers fleuris au cou, et glaive d’acier à la ceinture, quittèrent Samosate vers Comana, accompagnés du Prince Mithridate et de la Cavalerie de Commagène. En Cappadoce, César parla au vieux Roi des Galates, Dieotarus et lui pardonna de l’avoir affronté dans la bataille de Pharsale où le Tétrarque avait perdu deux de ses trois légions.

Une Ambassade de Pharnace se présenta peu après, requérant le pardon de César :

-Pour un Roi qui n’a jamais pris les armes contre César, comme Dieotarus l’avait fait, lui qui fut pardonné.

César fit durement savoir aux Ambassadeurs du Roi du Pont que les castrations de dizaines de milliers de Colons italiens, les viols, les meurtres de Citoyens romains ne sauraient rester impunis et que, par ses exactions, le Roi du Pont avait soulevé le courroux des Dieux Eux-mêmes.

Au début août, à Zela, près de la Comana du Pont, là même où les légions romaines avaient connu la défaite vingt ans plus tôt face au Basileus du Pont, César confronta l’immense armée de Pharnace. César ne disposait que 38 Qui deviendra la première Impératrice de Rome.

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de mille légionnaires expérimentés et de trois légions hâtivement constituées parmi les Asiatiques. Pharnace pouvait à peine concevoir que César ne disposât que d’une si petite force et engagea la bataille, à cinq contre un, assuré d’une victoire facile. Pharnace fit précéder ses troupes par des chariots armés de faux qui chargèrent les rangs des Romains mais qui, devant monter une pente, furent cloués par des nuées de javelots bien avant d’atteindre les troupes de César.

Puis les rangs de l’armée romaine s’écartèrent pour laisser s’avancer une dizaine de tubes d’acier montés sur roues qui crachèrent une volée de mitraille à bout portant sur les fantassins de Pharnace. La terrible détonation signala aux soldats de César la ruée sur l’ennemi encore hagard qui venait de perdre les premiers rangs de ses combattants, réduits en charpie par les éclats d’acier. Alors, parut le Prince Mithridate chevauchant devant les lourds Cataphactaires de Commagène et qui plongea dans la mêlée en découpant l’armée du Pont en deux tronçons. En tout, cette deuxième bataille de Zela ne dura qu’une heure et, selon César, « trois autres heures à courir après les fuyards qui furent massacrés ou capturés. » Seul Pharnace et une douzaine de cavaliers purent s’échapper et César remit à ses hommes tout le butin, fort considérable, du camp des vaincus.

Jules César transpirait de satisfaction, il allait enfin rentrer à Rome, pour y savourer les fruits de ses victoires. César, toujours Consul de Rome en exercice, et qui venait d’être reporté Dictateur par le Sénat, remit au Prince Mithridate de Commagène tous les Domaines et Royaumes ayant appartenu à Pharnace,

-Afin que Rome soit protégée des hordes barbares d’Asie par de fidèles Alliés comme le Basileus de Commagène et son fils, qui sauront mieux que tous faire prospérer leurs nouveaux Royaumes, tout en protégeant les Colonies de Rome et favoriser le commerce dans l’Empire.

Mithridate reçut aussi la Couronne de Dieotarus et devint Roi des Galates. César lui céda en plus la Bithynie, afin que ses États et ceux de son père Antiochus constituent un Empire asiatique s’étendant de Ninive jusqu’en Crimée, de la Caspienne à la Méditerranée, englobant toutes les rives de la Mer Noire et possédant la Colchide riche en or et en métaux. Et si l’on considérait les possessions de son gendre d’Arménie et celles, futures, du petit-fils d’Antiochos, Pacorus, l’héritier de l’Empire des vingt-huit Royaumes des Parthes, l’influence du Basileus Antiochos s’étendait

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jusqu’aux Indes et aux contreforts de l’Himalaya, et sur toute la Mésopotamie et la Perse.

Le Prince Mithridate traversa ses nouveaux États de Galatie, de Bithynie et du Bosphore aux côtés de César et reçut l’hommage enthousiaste des Populations qui percevaient leur nouveau Roi comme un Sauveur annonçant le retour de la paix, de la sécurité et de la prospérité. Mithridate décida d’établir sa nouvelle Capitale à Byzance, d’y faire ériger son Palais et d’entourer la ville de fortifications cyclopéennes. Ce grand port contrôlait l’accès et le trafic florissant de tout le Pont-Euxin 39et, selon les Huulus, Byzance constituerait rapidement une plaque tournante du commerce international et une excellente base pour diffuser le message de la Nouvelle Alliance à d’autres Nations. À la surprise générale, César aborda en Italie en septembre, suivant de peu la nouvelle de sa victoire contre Pharnace. Mais il dut reprendre presque aussitôt le combat contre les armées des Républicains, regroupées en Espagne autour des deux fils de Pompée et en Afrique autour de Caton, Scipion et Gabinius qui estimaient toujours représenter le légitime Gouvernement de l’Empire. Le nouveau Sénat, nommé par César, le proclama Tribun à vie et confirma sa Dictature pour dix ans. Puis le Généralissime rallia ses légions de Sicile et s’embarqua pour l’Afrique, afin de soumettre les derniers irréductibles qui rêvaient encore d’une République rendue ingouvernable.

Alors que le Maître de Rome regardait s’éloigner les côtes de Sicile, passant la main sur son crâne dégarni, il se surprit à y sentir des repousses. Sa forme ne lui avait jamais semblée meilleure. Depuis qu’il absorbait cette cuillère d’Ambroisie quotidienne, sa résistance, son entrain, même ses idées et son humeur lui paraissaient positivement affectés. À Rome, il avait même surpris par sa fougue sa maîtresse de toujours, la mère de Brutus. Jules César caressait maintenant le projet de trôner parmi les Dieux, au Sanctuaire du Nympheum, aux côtés de Cléopâtre qui venait de donner naissance à son fils, Césarion.

39 La Mer Noire

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Chapitre XXX L’année des 455 jours (46 avant JC)

-Au nom du Père, du Fils, et de l’Esprit Saint, je souhaite la bienvenue à tous les Évêques de la Nouvelle Alliance à notre Sanctuaire du Nympheum, pour ce premier Concile Œcuménique.

Pierre, l’Évêque de Rome, s’était profondément incliné devant la statue du Roi Mithridate Kallinikos, fondateur de leur Sanctuaire, puis devant son fils, le Basileus Antiochos et finalement devant les cinq Huulus, les Envoyés des Dieux qui assistaient aux cérémonies d’ouverture en compagnie des Pères de l’Église. La Basilique rupestre, taillée dans la falaise d’Arsamée, Capitale estivale des Monarques de la Commagène, débordait des centaines d’Acolytes représentant leurs Communautés d’Orient et d’Occident, de la lointaine Sogdiane jusqu’aux Îles Britanniques.

Antiochos, coiffé d’une mitre perse, tenant une crosse symbolisant le bâton du berger, et revêtu de l’habit liturgique des Pontifes de Rome, se leva de son siège surélevé, déclenchant trois ‘Gloria’ chez le chœur des Acolytes. Quand l’écho de leur chant cessa d’être répercuté par les parois de la vaste Basilique, Antiochos s’adressa à l’assemblée :

-Mes fils, mes frères, je vous ai convoqués pour entendre de votre bouche les difficultés et les besoins de nos Communautés. Et aussi pour vous remettre des exemplaires des Évangiles et vous annoncer l’établissement de nouveaux foyers de notre Foi. Puissent la Divinité et l’Esprit Saint éclairer nos délibérations et que le Traité que les Dieux ont jadis conclu avec nos Royaumes s’étendre à toute l’Humanité.

-Mon fils Mithridate, devenu Polémarque et Basileus du Pont-Euxin, désire évangéliser ses nouveaux Sujets et répandre parmi eux notre promesse d’un Monde meilleur et les bienfaits de notre Église. Il nous demande d’envoyer des Apôtres à sa Cour et des Missionnaires dans les villes de Byzance, Chalcédoine et Nicée, ainsi que dans une dizaine de villes portuaires et de Colonies sur le pourtour de la Mer Noire dont Trébizonde et Phasis, la Capitale de la Colchide. J’utiliserai les ressources de mes propres Royaumes pour relever ceux que César a remis à mon fils et que les guerres ont durement ravagés. Nos Acolytes pourront aussi y tenir nos comptoirs commerciaux et gérer des hôpitaux et des dispensaires où ils distribueront notre Commagenum, nos médicaments et nos produits d’hygiène, en plus de notre Messianisme.

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-Avant de passer aux doléances et aux suggestions, prenons un moment à prier pour nos frères romains qui s’entretuent sur les côtes d’Afrique. Implorons le Ciel de nous préserver des affres de la guerre, des famines et des épidémies.

Le conclave dura trois semaines et peaufina bien des aspects de la nouvelle religion, un syncrétisme des cultes et des croyances d’Asie, épuré des pratiques jugées choquantes par certains Peuples. Antiochos entérina les décisions de son Conseil et de ses Évêques et décréta l’envoi de prosélytes à Athènes, Thessalonique, en Gaule et en Espagne.

La fin de ce premier Concile fut ternie par la mort de la Grande Prêtresse Maria. Avant sa disparition, celle que les Romains avaient connue comme la Prophétesse Martha avait rencontré Jules César au Sanctuaire de Nymphée. Le neveu du Généralissime Marius était ressorti transfiguré de cette rencontre avec celle qui accompagnait les Légions de son illustre parent, le créateur des légions, les premières recrutées parmi la Plèbe et pourvues de soldes. La Prophétesse avait formulé le vœu que César devienne un Sauveur des Romains, comme Antiochos l’était devenu pour ses Sujets, qu’il soit divinisé et que sa statue siège parmi les Dieux sur Nympheum. Celle que l’Empereur Grypus, grand-père d’Antiochos, avait débauchée à dix ans et qui devint Prêtresse du Temple de Daphné près d’Antioche, puis qui accompagna Marius dans toutes ses campagnes militaires, s’éteignit paisiblement, la main dans celle de son ami et confident, Médonje, qui partagea sa mort et recueillit ses dernières pensées.

La Cour nomma Marie, la fille de Théla, Grande Prêtresse responsable du Sanctuaire du Mont Nymphée et de ses douze mille Acolytes. Des rides apparurent au front de Médonje qui ne pouvait cacher sa peine d’avoir perdu celle qu’il considérait comme un des plus beaux esprits de l’Humanité, et qui pouvait deviner les pensées par l’observation des physionomies. Pour vaincre sa tristesse, le Chancelier du Basileus se plongea tout entier dans ses tâches administratives et se mit à parcourir les nouveaux Royaumes de Mithridate de Byzance, dressant l’inventaire de leurs ressources, de leurs populations et de leurs besoins.

Antiochos fit reconstruire plusieurs villes de Cappadoce et de Galatie, détruites par la guerre, et renomma Mazaca ‘Césarée’ en l’honneur de Jules César et d’autres villes ‘Iouliopolis’. Mithridate habitait avec sa Cour dans la

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grande Cité de Chalcédoine, sur la rive sud du Bosphore, en attendant de s’établir à Byzance, sur la rive nord, qu’il avait désignée comme nouvelle Capitale de son Empire du Pont-Euxin. Plus de vingt mille ouvriers, recrutés dans toute l’Asie, travaillaient à construire un arsenal, un ensemble palatial et une enceinte fortifiée cyclopéenne autour de Byzance. Et une légion romaine creusait une nouvelle voie pavée, enjambant deux rivières sur de solides ponts en pierres taillées, reliant Gordion à Nicée et qui permettrait aux coursiers des Basileus de rallier Samosate à Byzance en une journée de chevauchée à travers des Royaumes appartenant tous à la Dynastie de Commagène.

Pour la première fois en de nombreuses années, le Trésor du petit Royaume, lourdement sollicité, vit ses réserves métalliques baisser. Antiochos avait donné à César vingt mille talents, une somme colossale, pour qu’il puisse payer ses légionnaires et mettre un terme au chaos qui s’était abattu sur l’Empire de Rome. La Commagène, en échange de livraisons de blé à l’Italie, avait obtenu la libre circulation de ses navires marchands sur toute la Méditerranée. La dîme et les dons qui parvenaient au Temple de Nymphée, de plus en plus considérables, l’augmentation du trafic commercial entre l’Égypte de Cléopâtre et la Commagène, la réouverture des routes de la Mer Rouge et la paix qui régnait maintenant avec les Arabes, contrebalançaient en partie l’hémorragie monétaire.

L’une des décisions du Concile de Nymphée avait été l’imposition de jours maigres, pour des raisons diététiques mais aussi pour favoriser le commerce du poisson salé provenant de la Caspienne et de la Mer Noire, et dont l’Asie tirait de substantiels revenus. Théla se rendit à nouveau en Colchide et identifia d’autres gisements aurifères exploitables dans ce Royaume riche en or. Myryis écrivit à l’Empereur de Chine, lui proposant cent canons coulés dans le solide acier de Commagène contre leur propre poids en or. En moins d’un mois, grâce aux relais des pigeons voyageurs, ils connurent la réponse positive de la Chine et purent ainsi engranger huit mille talents d’un coup.

De Rome, Cicéron écrivit à Médonje son désespoir de n’avoir pu faire entendre raison à Caton qu’il suppliait de se soumettre à César afin de sauver des vies romaines d’un combat fratricide. En Afrique, devant la défaite de ses légions, Caton préféra se suicider plutôt que d’accepter d’être gracié par César l’Usurpateur. Et Jules César écrivit au Basileus Antiochos :

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-Divin Père, j’ai pardonné et sauvé le plus grand nombre possible parmi mes ennemis. Mais, mes légionnaires, exacerbés par toutes ces luttes, ont massacré dix mille soldats du camp adverse qui avaient pourtant déposé leurs armes. Je suis dégoûté par tout ce sang romain répandu et j’aspire vraiment à rétablir la paix sur tous les territoires de Rome. Avez-vous placé ma statue aux côtés de celle de Cléopâtre dans votre Sanctuaire de Nymphée? Tibère Néron, promu par César Amiral de la flotte d’Orient, commandait l’armada qui se dirigea vers la Crimée au début de l’été. Parmi les galères de Rome, trois grands navires de Commagène transportaient le nouveau Basileus de Byzance et sa nombreuse suite, dont Pyréis agissant à titre de Conseiller, à la demande pressante d’Antiochos qui jugeait l’expédition périlleuse pour son fils. Ils devaient constituer Pharnace prisonnier et le ramener vivant à César pour l’exhiber lors de son prochain Triomphe à Rome. Par la même occasion, le nouvel Empereur de Byzance recueillait hommages et serments d’allégeance des riverains de la Mer Noire. Ils s’arrêtèrent deux semaines à Istros, près du Delta du Danube, pour faire se reposer leurs équipages et les deux cohortes de Légionnaires qui avaient souffert de la mer démontée. Puis ils abordèrent successivement dans quatre ports prospères de Crimée, anciennes Colonies fondées par les Grecs d’Ionie.

Partout, le jeune Basileus tenait un même discours, se conciliant les Notables et les Gouverneurs déjà en place. Il annonçait à ses Sujets une Ère de paix et de prospérité, qu’il relèverait les villes de leurs ruines, construirait des Temples et des hôpitaux, qu’ils vendraient leur blé, leurs poissons et leurs fourrures sur les marchés de Rome. Ils apprirent que l’ex-Roi Pharnace avait trouvé refuge dans la Capitale de Crimée, Panticapée, qui contrôlait le détroit séparant la Mer Noire de la Mer d’Azov. Ils ancrèrent leurs navires en rade de Panticapée, un port naturel surplombé par une montagne en terrasses où s’étageait la Capitale encore partiellement ruinée par un tremblement de terre dévastateur.

Croyant se gagner ainsi la faveur des Romains, le Gouverneur de la ville leur fit parvenir la tête du Roi Pharnace du Pont, marinant dans une amphore. Tibère Néron revivait là une scène déjà vécue avec la tête de Pompée en Égypte. Furieux qu’on ne lui ait pas remis Pharnace vivant, l’amiral fit débarquer ses troupes et intima au Gouverneur d’ouvrir les portes de sa citadelle, et que tout sang romain répandu retomberait sur sa tête. Les

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lourdes portes cloutées de bronze s’écartèrent pour laisser pénétrer les soldats de Rome et de Byzance, puis le Basileus Mithridate et l’amiral de César. On les mena à une grande salle, fort enfumée, et où on avait suspendu aux murs des boucliers, des haches, des épées, des crânes de bisons, de lions et d’ours.

Leur entrée fut saluée par un costaud qui portait sceptre et couronne et une pelisse de fourrure d’hermine blanche par dessus une tunique de soie de Chine. L’homme avait les bras et tout le visage recouverts de tatouages aux teintes vertes et bleues, ce qui dénotait son origine cimmérienne :

-Je suis Asander, anciennement Gouverneur, et maintenant Roi de Crimée, depuis mon mariage avec la Princesse Dynamis, la fille de Pharnace. Bienvenue dans mon Royaume aux émissaires de César, pour qui j’avais conservé le trésor de Pharnace.

Malgré l’horrible accent qui mutilait son grec, Myryis comprenait le Cimmérien, et rétorqua au Barbare, en articulant bien chacun de ses mots :

-Voici votre nouveau Maître, le Basileus Mithridate, fils du Basileus Antiochos, et à qui César a remis tous les Royaumes ayant appartenu à Pharnace.

La brute tatouée réagit avec intelligence aux paroles de Myryis, s’agenouilla devant Mithridate et lui remit sceptre et couronne. Asander se défendit du meurtre de son Suzerain :

-Lorsque le Roi Pharnace sut qu’une flotte romaine arrivait, il a ordonné de tuer toute sa famille et de jeter le Trésor royal à la Mer. J’ai occis un Tyran, lui-même parricide, et qui s’apprêtait à se suicider. J’ai préservé le Trésor du Pont pour les Romains et sauvé la vie à la Princesse Dynamis qui m’a épousé, me démontrant ainsi sa reconnaissance.

Asander ouvrit les voûtes de sa citadelle et présenta à Tibère Néron des masses d’or et d’argent faits d’objets hétéroclites et des coffres remplis de monnaies métalliques.

-Voici ce que j’ai pu soustraire à la folie de Pharnace. Le reste repose sous les flots, au milieu du détroit de la Mer d’Azov.

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Asander, malgré son air patibulaire, se montra au fait de l’Économie de la Crimée, de ses Peuples et de ses ennemis.

-Mon père était un Hyperboréen et je l’ai accompagné jusque dans son Royaume natal, pour en ramener de l’ambre40 et des fourrures. Je parle plusieurs des langages des tribus des steppes où j’ai longtemps voyagé. Je connais les forces et les faiblesses des places fortes de ce Royaume et de ses Sujets que la civilisation gréco-romaine n’a pas pénétrés. Ici la justice se rend à coups d’épée et le vainqueur démontre ainsi son bon droit.

Asander se révéla plein de prévenances à l’égard de son épouse, la Princesse Dynamis qui parlait le grec avec aisance. Elle sut toucher le cœur de Mithridate :

-Je porte un enfant d’Asander. Dans son sang coulera celui de mon grand-père, Maître du Pont-Euxin. Laissez-nous la Couronne de Crimée et nous serons de loyaux Vassaux de l’Empire de Byzance.

Mithridate décréta que l’enfant à naître portera le titre de Roi ou Reine de Crimée et que Asander et Dynamis agiront comme Régents du Royaume jusqu’à la majorité de l’héritier. Puis, ils visitèrent les principales villes du Bospore Cimmérien et firent une incursion dans la Mer d’Azov, jusqu’au delta du Don, un fleuve majestueux qui traversait d’immenses étendues de la steppe infinie où vivaient les tribus des Scythes.

Tibère Néron chargea le Trésor de Pharnace sur ses navires et s’empressa de le rapporter à Rome, laissant à Mithridate une seule des deux cohortes de légionnaires et la moitié des galères romaines. Parmi ceux qui restèrent avec le Basileus, un jeune Centurion, Agrippa, se distingua par son esprit et son charisme, ainsi que par sa valeur et son courage, démontrés lors d’escarmouches avec des hordes de barbares, les Gètes, qui déferlaient depuis peu dans la région. Les terres fertiles de Crimée constituaient depuis des siècles le grenier à blé des Grecs. Myryis croyait que l’on pouvait doubler et même tripler la production de blé et de céréales en utilisant la rotation des cultures et en introduisant de nouvelles variétés. Il pensait aussi pouvoir augmenter significativement la production des pêcheries de la Mer d’Azov, et pouvoir exporter son caviar en plus du poisson. Il acquit aussi tout l’ambre fossile et toutes les fourrures qu’il put acheter ou troquer avec

40 Résine végétale fossilisée, sans lien avec l’ambre animal régurgité par les cachalots.

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les Cimmériens et les Scythes, fascinés par les poignards d’acier et le verre soufflé de Commagène.

Les ressources minières de la Crimée variaient de l’or au zinc et plusieurs des Cités battaient leurs propres monnaies en utilisant un alliage de cuivre et de zinc, le laiton, appelé cuivre jaune, et qui donnait à ces pièces une belle patine rouge avec le temps. À la fin de l’été, Mithridate laissa une garnison à Panticapée sous le commandement du Centurion Agrippa et reprit la mer pour aller passer l’hiver dans son Royaume du Pont et y rencontrer là aussi ses nouveaux Sujets. Myryis revint à Samosate à la mi-septembre pour retrouver avec délices ses deux épouses et le confort de la Tour Carrée. Il se présenta devant le Basileus Antiochos revêtu de fourrures de lynx et d’hermine, et portant un triple collier d’ambre, pour annoncer à son Souverain et à ses Pairs « l’ouverture d’une Route du Nord très prometteuse. »

Quelques jours après le retour de Myryis en Commagène, avait lieu à Rome le premier des quatre Triomphes successifs de Jules César. La Reine Isias, Citoyenne romaine, y représentait la Commagène, en compagnie de Pyréis, de Théla et de Marie, et d’une suite nombreuse d’Acolytes et de Princes et Princesses de la Cour du Basileus. Au dernier étage de la Cour Carrée de Samosate, la navette des Huulus se retrouva bondée de spectateurs assistant en direct à l’impressionnant défilé projeté sur les grands écrans de l’appareil extraterrestre. En plus d’Antiochos, assistaient à la représentation, le Roi Philippe d’Arsamosate, le Bibliothécaire Lucien, Nicolas de Damas et Mathieu, le pâtre devenu Trésorier du Temple puis fiancé à Marie. Il y avait aussi les épouses de Myryis, celle de Pyréis, les huit Myrmidons, Opys, Myryis et Médonje.

Les images parvenaient des yeux cybernétiques de Théla et de Pyréis, ainsi que du chapelet de leur Évêque de Rome. On pouvait entendre les clameurs de la foule, le bruit des légions foulant les pavés, le son des trompettes et le chant des Pontifes. La Reine Isias et la Grande Prêtresse du Nympheum partageaient la tribune d’honneur des grands dignitaires aux cotés d’Octave et de Mécène et non loin de Marc-Antoine, des Sénateurs et de la Reine d’Égypte. Jules César, passé maître dans l’organisation des Jeux, éclipsa en fastes tous ses prédécesseurs. Pendant dix jours, Rome célébra successivement quatre Triomphes de César, sur la Gaule, l’Égypte, le Pont et l’Afrique. Le Dictateur distribua vingt mille sesterces à chacun de ses Vétérans, le double aux Centurions et le quadruple à ses Tribuns militaires.

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Il offrit un banquet à vingt cinq mille convives à qui on remit quatre cents sesterces à chacun. Précédé par deux cents Licteurs, César étincelait d’or et de joyaux sur son chariot et étonnait par son cimier surmonté de deux extraordinaires plumes d’oiseaux du paradis. Derrière César, marchait un Pyréis barbu, personnifiant Hercule, et vêtu de la tunique rouge et de l’armure des soldats du Consul, mais faite d’argent ouvragé et rehaussée de magnifiques pierreries. Pyréis portait au bras son aigle géant qui déployait ses ailes à la demande de son maître, provoquant à tout coup des réactions délirantes de la foule et un sourire de contentement de Jules César. Un des moments forts de ces multiples célébrations se déroula à la lumière des torches, portées par quarante éléphants, et où Jules César gravit à genoux les marches du Capitole jusqu’au Temple de Jupiter. Devant la statue du Père des Dieux, Marc-Antoine et le Sénat avaient fait édifier une colonne surmontée par un chariot de bronze conduit par un César de bronze et qu’une inscription avait consacrée « Au Demi-Dieu Jules César ».

On vit défiler Vercingétorix, le rebelle Gaulois, qui secouait ses chaînes en crachant sur la foule qui réclama sa mise à mort et l’obtint. Cléopâtre se réjouit à la vue de sa sœur Arsinoé portant des entraves d’or, mais la tenue digne de la prisonnière lui mérita la grâce de César, soucieux encore plus de plaire au Peuple qu’à sa maîtresse, fusse-t-elle Reine d’Égypte. Le plus jeune des prisonniers qui défilèrent, le fils du Roi Juba l’Africain, un bambin de quatre ans au sourire éclatant, fit fondre tous les cœurs en retournant des baisers aux acclamations de la multitude. Les foules s’extasièrent devant les toiles de soie de Chine déployées pour les protéger du Soleil pendant les spectacles de gladiateurs, les combats contre les fauves et les batailles navales simulées. Mais le clou de toutes ces merveilles qui défilèrent furent deux animaux qui créèrent une véritable commotion parmi les Romains, qui n’en avaient jamais encore aperçus de semblables et qu’on nomma des caméléopards41, car ces énormes bêtes possédaient la tête d’un chameau et les taches d’un léopard.

César, après avoir inauguré le nouveau Forum qu’il avait fait construire et qui portait son nom, se rendit au banquet offert par la Commagène en son honneur dans les jardins de Démétrios, sur la colline du Vatican. Il voulait remercier encore une fois ses Alliés de Commagène pour leur assistance

41 Des girafes.

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passée, leur soie, leur or, les girafes qu’ils avaient ramenées de Somalie par Suez et Péluse.

-Et pour les provisions annuelles de votre Élixir de longue vie, qui fait aussi des miracles pour ma tendre Cléopâtre, plus resplendissante que jamais.

Les convives puisaient dans des montagnes de fraises et de cerises, de caviar et d’esturgeon, mais aussi goûtaient aux produits exportés par Samosate dans tout l’Empire de Rome, courges des Indes, tubercules de Chine, carottes rouges ou blanches, épinards, et aux épices de l’Orient qui transitaient par le Royaume d’Antiochos. Théla réprimanda César pour avoir ordonné trois sacrifices humains, des Plébéiens égorgés par les Pontifes sur les autels du Capitole. La Grande Prêtresse fit valoir que le Sénat avait interdit tout sacrifice humain à l’époque du grand Consul Marius :

-Médonje avait versé 868,868 deniers à votre oncle pour conclure ce pacte abolissant les sacrifices humains. Et je me dois de vous prévenir, Divin César, que beaucoup trop de vos Concitoyens tremblent devant votre puissance illimitée et que notre Ambroisie ne peut vous prémunir contre les Tyrannicides. César, récemment reporté à la Dictature pour dix ans, écoutait avec attention les paroles de Théla qu’il avait appris à vénérer. Il se justifia de ses actes :

-Les trois malotrus que j’ai condamnés à mort m’insultaient de ne pas leur avoir assez donné et incitaient à l’émeute. J’ai sévi pour empêcher un soulèvement. Certes, je n’aurais pas dû les confier aux Pontifes, mais au bourreau. Je m’en confesse et vous demande le pardon pour ce mauvais choix. Quant aux mécontents, il y en aura toujours, et je m’efforcerai d’apaiser les craintes de ces nostalgiques de la République passée.

Aulus Hirtius présenta à Théla des sesterces commémorant l’expédition égyptienne de César et où figurait un éléphant fort bien rendu. :

-Pour les collections du Chancelier Médonje. Et aussi, tel que promis, cet exemplaire unique des ‘Annales des Myrmidons’.

L’Évêque de Rome bénit le repas et les convives : « Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. » Octave livra un discours poétique, écrit par Mécène, un éloge de la Commagène qui décrivait les bienfaits de son Roi,

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l’Humanisme de sa Philosophie, la richesse de ses Palais, de ses Temples et de ses caravansérails. Pyréis s’entretint longuement avec Cléopâtre, principalement d’économie, d’agriculture, d’infrastructures caravanières, de la Route de l’Ivoire et du trafic croissant entre la garnison égyptienne basée à Bérénice sur la Mer Rouge et Assouan, au pied de la première cataracte du Nil.

Théla présenta à César les plans de la future Byzance, nouvelle Capitale du Pont-Euxin. Une haute colonne dominerait le Palais Impérial, surmontée par une statue géante de César Triomphateur. Flatté dans son ego démesuré, le Dictateur acquiesça à la demande de Mithridate de Byzance de nommer Préfet le Centurion Agrippa, pour services rendus, et de lui confier la tâche d’épauler et d’encadrer les soldats du Basileus qui devaient contrer une invasion des barbares Gètes dans le nord de la Crimée, une région aurifère très prometteuse. Devant son neveu Octave, Théla décrivit à César comment les Conseillers d’Antiochos pensaient pouvoir multiplier considérablement les récoltes de la fertile Crimée qui dépasseraient celles de l’Égypte en quelques années. Puis elle fit cadeau à César d’un extraordinaire collier d’ambre Hyperboréen ainsi que deux perles d’une grosseur impensable qui venaient d’une Île qui ne possédait ni habitant, ni nom, et située dans la Grande Mer du Sud. César remit les perles à Cléopâtre, ravie, mais conserva pour lui le collier flamboyant de mille feux au Soleil. Théla obtint aussi que la Princesse Arsinoé, toujours otage de Rome, puisse vivre à Éphèse, et demeure confinée dans la Métropole d’Ionie, à la disposition de César, ainsi que le jeune Prince Juba de Numidie qu’elle proposa d’éduquer à la Cour d’Antiochus.

La Reine Isias et sa suite revinrent à Samosate à la mi-octobre. Peu après, ils apprenaient que Jules César se rendait en Espagne pour réprimer le dernier bastion des forces républicaines, commandées par les deux fils de Pompée. Mais dans la Province romaine de Syrie, s’affrontaient des éléments des Légions républicaines et les soldats du Gouverneur Sextus César. Antiochos se désolait devant les récits des souffrances de ses anciens Sujets de Syrie, dont il ne conservait plus que la frange nord et la grande Métropole d’Antioche. Devant le relâchement du pouvoir central, toujours occupé par la guerre civile, les soldats des deux camps pillaient sans vergogne tout ce qu’ils pouvaient confisquer, parures des Temples, statues, troupeaux, récoltes, et même les habitants eux-mêmes vendus comme esclaves avec leurs familles pour des arriérés d’impôts arbitraires.

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La Commagène ne pouvait intervenir dans la Province romaine contre des légionnaires de Rome sans causer un casus belli caractérisé. Mais, à la demande pressante d’Antiochos, qui finança l’expédition, son petit-fils Pacorus, héritier présomptif de l’Empire des Parthes, franchit l’Euphrate avec une importante Cavalerie et sema la désolation parmi les pillards, les négriers et les percepteurs d’impôt corrompus qui tombèrent entre leurs mains. Pacorus, adoré des Syriens qui l’acclamaient partout sur son passage, libéra plusieurs villes de leurs garnisons tyranniques. Pacorus fit savoir aux Syriens que leurs persécuteurs iraient rejoindre les légions de Crassus comme esclaves à la Cour de l’Empereur de Chine. Et qu’ils feraient la route à pied, chargés comme des mulets. Mais, obéissant aux consignes de son grand-père, Pacorus retourna en Parthie avant le début de l’hiver.

Ainsi se termina cette année de quatre cent quarante-cinq jours, promulguée par le Grand Pontife Jules César pour ajuster le calendrier à la réalité des saisons et dont les Romains se rappelèrent toujours comme ‘l’année de la grande confusion’.

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Chapitre XXXI Sur les traces des Cyclopes (45 avant JC)

Alors que Médonje se penchait sur les fragiles papyrus qui relataient l’Histoire des Myrmidons, il vit se profiler dans une de ses fenêtres l’ombre d’un lourd objet qu’on hissait au sommet de la Tour Carrée, afin de l’accrocher à un des murs de leur salle commune au septième étage. Le panache d’un cerf mégacéros, ramené des Îles Britanniques dans les bagages de César, qui en faisait présent au Chancelier de Commagène, connu pour ses collections de curiosités et son fabuleux Cabinet des Médailles. Myryis, courbé lui aussi sur le document écrit en grec archaïque, affirma que cette espèce de cerf au panache surdimensionné dépassait par sa stature ceux qui vivaient encore au nord de Tachkent, en Sibérie.

Au fur et à mesure qu’ils déroulaient, délicatement, le rouleau de papyrus, les Cyborgs transmettaient à leur base de données les images de ce qui restait de l’ouvrage conservé trop longtemps dans la bibliothèque d’Aulus Hirtius sous le climat humide de Rome. À la fin de l’exercice, au désespoir de Lucien qui s’en tordait les mains, il ne restait plus rien du précieux document, totalement désagrégé. Médonje calma son Chambellan :

-Homme de peu de Foi! Aies confiance en notre Science, empruntée de milliers de Mondes incomparablement plus avancés techniquement que les Civilisations de la Terre. En ce moment-même, les appareils de notre navette impriment une copie exacte de l’original disparu, pendant que nos systèmes-experts traduisent ou suggèrent des interprétations de ces textes écrits dans une langue presque inintelligible tellement qu’archaïque.

Quand ils connurent la teneur de la traduction, les Cyborgs se précipitèrent au Château pour en discuter avec le Roi, qu’ils surprirent à déjeuner avec son petit-fils Pacorus.

-Majesté, nous avons déchiffré les Annales des Myrmidons, un texte écrit par un des soldats d’Achille qui l’avait suivi à la Guerre de Troie. L’auteur donne des précisions inédites sur cette guerre et la prise de la ville par les Grecs. Mais l’essentiel du manuscrit raconte les légendes du Peuple des Myrmidons. Bien avant l’arrivée des Hommes, les Myrmidons occupaient la grande île de Crète et les archipels de la Mer Égée. Ils y chassaient des éléphants nains et des licornes et ne connaissaient aucun ennemi jusqu’à la venue sur leurs îles des Cyclopes puis, plus tard, des Hommes.

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Antiochos s’exclama :

-Des Cyclopes?

Médonje confirma :

-L’auteur parle de Géants qui faisaient plus du double de la stature des Hommes et qui habitaient les cavernes de la Crète et des autres îles de la Mer Égée. Ces Géants ne pouvaient accéder à l’intérieur des terres, recouvertes de forêts impénétrables qui étaient le Domaine des minuscules Myrmidons. L’opuscule relate aussi la destruction des Géants par les Hommes, la destruction des forêts par ces mêmes Hommes et la fuite des Myrmidons dans l’Île d’Égine au large d’Athènes. J’aimerais me rendre en Crète pour vérifier une hypothèse. Je crois que l’Humanité fut précédée, il n’y a pas si longtemps, par des formes petites et géantes, et que si nous avons retrouvé les descendants des Myrmidons dans l’Île des Fleurs au large de Java, nous pourrions tout aussi bien découvrir des survivants de ce Peuple des Cyclopes quelque part sur Terre.

Le Basileus sourit :

-Si ces Géants possèdent le caractère des Myrmidons, peut-être vaut-il mieux qu’ils nous demeurent inconnus. Nos petits protégés ont encore cassé un précieux vase de Corinthe ce matin, en chassant à la sarbacane dans la Grande Galerie du Château.

Assis à l’autre bout de la longue table de chêne, les Lutins s’empiffraient goulûment d’un sanglier posé entier devant eux et s’éclaboussaient joyeusement des reliefs de leur repas, au grand désarroi des serviteurs en livrée royale qui se précipitaient pour éponger les dégâts.

Antiochos aborda avec son Chancelier des préoccupations plus immédiates :

-Divin Médonje, nos Royaumes et ceux de mon fils Mithridate de Byzance exigent plus de ressources en hommes et en argent. Pour l’argent, nous n’avons aucun souci à nous faire, car les Routes de la Soie, du Sri Lanka, de l’Arabie et de l’Afrique fonctionnent sans entrave. Cependant, le conflit entre César et les forces pompéiennes paralyse la production d’or et d’argent des riches mines d’Espagne. Et César vient de décréter une remise du quart de toutes les dettes. Or nous détenions des créances considérables à Rome.

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Médonje prit la défense de César :

-Le Tribun du Peuple, Dolabella, désirait l’annulation pure et simple de toutes les dettes. César a tranché, soulageant autant les débiteurs que leurs créanciers. Et il me vient une idée pour pallier à la fois à l’invasion des Barbares Gètes sur les domaines de votre fils, ainsi qu’au dépeuplement de la Galatie. Offrons aux Gètes les terres des Galates, décimés par toutes ces batailles menées par Dieotarus.

Le plan de Médonje reçut l’aval du Basileus de Commagène et de celui de Byzance, et on rassembla un important convoi maritime à Issus à destination de la Crimée et qui appareilla à la fin de l’hiver. Médonje et Pyréis partageaient une vaste cabine sur le dernier-né de leur flotte, un lourd trois mâts baptisé le Julia, en la mémoire de la regrettée fille de César et épouse du défunt Pompée. Les quinze navires de Commagène, aux soutes lourdement chargées d’instruments aratoires et de produits d’Orient, abordèrent à Byzance et prirent à leur bord le Basileus Mithridate et sa suite, pour se diriger sur la rive septentrionale de la Mer Noire. Ils ne firent halte qu’à Istros, ville portuaire établie à l’embouchure du Danube et qui jouissait d’un commerce florissant. Puis ils parvinrent en vue des riches terres de Crimée et accostèrent à Panticapée, Capitale du Bospore, où les attendaient le Roi Asander et le jeune Préfet Agrippa, commandant la garnison romaine.

On fit descendre les troupes fraîches, recrutées et formées en Commagène et équipées comme les Légions de Rome et qui furent utilisées à reconstruire les murailles de la ville et à l’agrandissement de son port. Leurs navires débarquèrent aussi une cinquantaine de chevaux géants, cinq cents socs de charrue et des masses d’instruments aratoires en acier destinés aux Paysans de Crimée. Sur les quais, on construisit de plus vastes entrepôts où furent déposées des semences et des graines pour de nouvelles cultures céréalières, mais aussi de légumineuses encore inconnues dans ces régions du Pont-Euxin, telles les carottes, radis et courges. Quelques-uns de leurs vaisseaux pénétrèrent dans la Mer d’Azov pour porter de nouveaux équipements d’acier dans les exploitations minières qui extrayaient le cuivre, le zinc et l’or.

Mithridate apprit au Centurion Agrippa sa promotion au rang de Préfet du Pont-Euxin, décrétée par Jules César à la demande d’Antiochos.

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-Mon père vous remet aussi cette armure et ce cimier, semblable à celui que porte le Dictateur de Rome, et met sous vos ordres ces trois cohortes formées en Commagène, afin d’établir des garnisons protégeant nos villes et nos comptoirs commerciaux de Crimée.

Puis on discuta de la situation critique que vivaient les Cités d’Olbia et de Tyra, situées aux embouchures d’immenses fleuves qui traversaient les steppes infinies d’Asie septentrionale. Des hordes barbares avaient envahi toute la région et les paysans, d’origine grecque, s’étaient réfugiés à l’abri des murailles des deux villes assiégées auxquelles on ne pouvait plus accéder que par la mer.

Au début mai, devant le port d’Olbia, la flotte de Byzance fit sa jonction avec les fantassins menés par le Préfet Agrippa, apportant ravitaillement et secours à la Population affamée. Mithridate fit libérer les prisonniers Gètes que ses légionnaires avaient capturés lors d’échauffourées où les Barbares avaient été facilement mis en déroute. Le Basileus confia aux captifs libérés de somptueux présents et un message pour le Khan des Gètes, l’invitant à une rencontre en terrain neutre et l’assurant des bonnes intentions du nouvel Empereur de Byzance à l’égard des Gètes qu’il considérait comme ses Sujets et à qui il voulait donner un Royaume pour qu’ils puissent s’y établir.

La rencontre eut lieu quelques jours plus tard, sur une colline qui surplombait le delta de l’immense plan d’eau qui faisait la richesse de cette antique Colonie grecque. Le Basileus Mithridate montait son énorme étalon qui avait fait la campagne d’Égypte, recouvert d’or et de gemmes de grand prix, et empanaché de plumes colorées. Seuls, Agrippa, le Roi Asander, et les deux Cyborgs accompagnaient le jeune Empereur. Au sommet de la colline, le Khan des Gètes les attendait, entouré de dix ses guerriers, des colosses couverts de fourrures et de brillants. De ce point d’observation, les nouveaux arrivants purent apercevoir les hordes barbares qui recouvraient toute la plaine, leurs grands chariots tractés par des bœufs, leurs troupeaux et leurs milliers de cavaliers.

Le Khan et sa suite paraissaient sidérés par l’énorme aigle que portait Pyréis et échangèrent entre eux des commentaires admiratifs, dans le langage guttural des Tribus de la Scythie. Médonje s’avança et fit les présentations protocolaires, utilisant la langue des Gètes, aux rauques intonations, comme de sa langue maternelle. Le Chancelier se présenta lui-même, en dernier, ajoutant qu’il avait pu apprendre leur langue,

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-Grâce à quelques-uns de vos Compatriotes, capturés par le Roi Asander, et qui avaient passé l’hiver dernier en Commagène. Nous les avons libérés, car notre Dieu nous interdit la pratique de l’esclavage, et ils sont ici, parmi notre suite, heureux de retrouver leur Khan et leurs Clans et d’y apporter le message messianique d’Antiochos.

Médonje traduisit ensuite une courte allocution de Mithridate, en grec, suivie de quelques phrases du Préteur romain, dites en latin :

-Il y a quelques cent cinquante ans, les Galates, une tribu celtique, un peuple migrateur comme vous, parvenait aux bouches du Danube, puis marcha jusqu’à Byzance, traversa la Bithynie pour s’établir sur des terres fertiles et y établir leur nouvelle Patrie. Mais les guerres ont dépeuplé la Galatie et laissé ses riches terres à l’abandon. Le Basileus Mithridate donne ce Royaume aux Gètes, et offre à vos Sujets libre passage et son assistance pour traverser tous ses domaines. La flotte romaine de Jules César et celles de Byzance et de Commagène vous feront franchir l’isthme du Bosphore qui sépare l’Europe de l’Asie. Nous vous pourvoirons en vivres tout au long de votre marche et vous remettrons à votre arrivée des semences et des instruments pour labourer vos champs et des provisions pour passer le premier hiver, et l’assistance de nos éléphants pour défricher les nombreuses forêts de Gallo-Grèce.

Seul le mot ‘éléphant’ posa problème au Huulu qui dut recourir à une périphrase qui impressionna les Barbares. Le Khan, lissa ses longues moustaches noires et demanda pourquoi Mithridate leur promettait ce Royaume paradisiaque. Pyréis prit la relève du Chancelier pour expliquer, dans la langue des Gètes :

-Les Celtes sur leur passage ont semé la dévastation et causèrent la ruine de nombreuses grandes Cités, ils pillèrent des Temples fameux et saccagèrent les récoltes. Ils ont été finalement vaincus par plus fort qu’eux, un Ancêtre de notre Basileus Antiochos qui leur a accordé la vie et des terres contre leur soumission. Nous voulons éviter la répétition de cette triste Histoire. En outre, nos Royaumes ont un impérieux besoin de main-d’œuvre pour assurer leur croissance et leur prospérité.

Médonje rompit le silence qui suivit :

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-Ce qui motive surtout l’offre du Divin Antiochos, c’est son désir profond d’éviter une confrontation entre nos Peuples et de répandre le sang de ses frères, car il considère tous les hommes comme ses frères, comme vous le diront vos propres hommes convertis à la Nouvelle Alliance.

Ainsi, sans même étaler la puissance de leurs armes, ni recourir à la menace, ils obtinrent l’allégeance des Gètes qui se mirent à longer la rive de la Mer Noire dans une longue marche jusqu’à Byzance. Les deux Huulus revinrent à Samosate à temps pour les grandes cérémonies estivales, avec d’extraordinaires cargaisons de fourrures et des coffres pleins d’ambre fossile translucide.

Une succession de tristes nouvelles leur parvenait de Rome. D’abord Cicéron leur annonçait la mort de sa fille Tullia, suite à un accouchement, mort qui le laissait inconsolable. Puis une autre lettre d’Octave témoignait de l’ampleur de la tragédie de la bataille de Munda, en Espagne, où César avait annihilé les dernières légions républicaines. L’ex-bras droit de César en Gaule, Labienus, qui commandait l’armée républicaine, avait péri avec trente mille de ses Légionnaires, dont le fils aîné de Pompée. Presque toutes les grandes familles de Rome portaient le deuil. Porcia, la fille du défunt Caton et veuve du Consul Bibulus tué en Grèce au cours de cette guerre civile, s’était remariée avec Brutus, devenu le défenseur des institutions républicaines et qui pourfendait les excès de César dans des textes qu’il faisait circuler à Rome.

À la fin de l’été, Médonje faisait voile vers la côte sud de la Crète, en compagnie de Myryis et de trois des Myrmidons vivant à la Cour. Ils jetèrent l’ancre dans une baie bien abritée, devant le massif des Montagnes Blanches qui conservaient presque tout l’été leurs sommets enneigés. Ils visitèrent d’abord le vénérable Sanctuaire que les Crétois avaient édifié à Melidoni, pour y vénérer Hermès-Talaios, au pied de montagnes truffées de grottes. Le fameux Sanctuaire s’élevait à l’entrée d’une vaste caverne qu’on disait avoir été habitée par le Géant Talos. La légende, tenue pour vraie par tous les Crétois, rapportait que Talos, un Géant de bronze, patrouillait jadis les côtes crétoises pour le compte du Roi de Cnossos et avait repoussé l’invasion de Jason et de ses Argonautes en lançant d’énormes pierres sur leurs navires.

Les Grands Prêtres de Commagène, accompagnés des trois Myrmidons causèrent tout un émoi parmi les Habitants de Melidoni, pourtant habitués aux Pèlerins venant de toutes les rives de la Méditerranée. Les Notables et

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les Prêtres du culte d’Hermès se disputaient les visiteurs, qui purent explorer à volonté tous les recoins de la caverne du Géant Talos. Médonje commenta cette première journée :

-La grotte ne recèle plus rien d’intéressant. Mais les Prêtres ont conservé dans le Saint des Saints des ossements qu’ils affirment être ceux du fameux Géant. J’ai pu voir ces reliques, et même les toucher, moyennant une importante donation. Et nous pouvons maintenant certifier qu’au moins un Géant a vécu en Crète.

À l’aube le lendemain, un convoi de robustes ânes de Commagène escaladait les pentes crayeuses des montagnes profondément ravinées par les intempéries. La Crète avait donné au latin le mot ‘creta’ qui signifiait ‘craie’, et presque toutes les parois rocheuses qui les surplombaient laissaient voir l’entrée de grottes jadis habitées, aux plafonds encore recouverts de la suie dégagée par d’innombrables feux domestiques. En fin d’après-midi, ils prenaient pied sur le Plateau de Nida et campèrent sur les premiers contreforts du Mont Psilotiris, le plus haut sommet de l’Île, percé de centaines d’ouvertures. Les Prêtres du Temple d’Hermès, suivis par une partie de la Population de Melidoni, indiquèrent à Médonje l’entrée principale de la grotte sacrée de Tafkoura, protégée par un énorme surplomb rocheux.

-Chaque année, sur cet autel usé par les siècles, les Paysans des alentours sacrifient moutons et chèvres aux Dieux de la Montagne puis les précipitent dans un abîme sans fond qui s’ouvre à quelques mètres de l’entrée.

Ils remirent au lendemain l’exploration des longs couloirs qui s’enfonçaient pendant des kilomètres dans les entrailles de la montagne. Ils évitèrent de trop s’approcher du gouffre qui barrait partiellement l’accès au complexe souterrain, qui s’avéra un enchevêtrement de corridors et de conduits, où il devenait facile de se perdre, et où les Crétois refusèrent de s’avancer plus avant. Mais les Cyborgs, parfaits nyctalopes, avaient pu déceler de nombreux indices de la présence et du passage des hommes, des traces de pas, des graffitis, de la suie sur les parois, plusieurs lampes primitives abandonnées, des tessons de poteries, et quelques pointes de silex et même des épées de bronze rongées par le temps. Ils retournèrent à leur campement pour y discuter de leurs trouvailles, autour d’un repas bien arrosé.

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Le bruit de la présence de trois Myrmidons parmi les visiteurs avait fait accourir les villageois de la campagne environnante qui convergèrent au camp des Huulus pour le transformer en fête paysanne. On y chanta, mangea et dansa, à la lueur des feux de camp et des torches et les Lutins étonnèrent les Crétois en dansant en cadence sur l’énorme tambour qu’ils faisaient toujours transporter dans leurs bagages. Les vieux des villages avoisinants racontèrent des récits des temps légendaires et parlèrent d’une époque où le Peuple du Minotaure habitait les grottes des Montagnes Blanches. Ils mentionnèrent la venue de Thésée et de son armée qui avaient traqué et tué dans leur Labyrinthe les Géants à face de bœuf.

Les Aînés précisaient :

-Les chansons des aèdes qui conservent l’écho de ces temps héroïques, mentionnent aussi le Peuple des Myrmidons qui habitaient le sommet d’arbres gigantesques, à une époque où toute la Crète était recouverte de denses forêts dont il ne reste aujourd’hui que des vestiges. Les Myrmidons et les Minotaures avaient accepté, contre des armes et des armures de bronze, de défendre le Royaume du Roi Minos de Cnossos. L’apparence des Géants horrifiait les hommes. Certains disent qu’ils possédaient le visage d’un bœuf, d’autres qu’ils n’avaient qu’un œil immense au milieu du front. Mais tous les récits décrivaient leur force prodigieuse et comment ils soulevaient d’énormes blocs pour les projeter sur leurs ennemis.

Sur ces évocations, mimées autant que racontées, Myrmidons et Huulus se retirèrent sous leurs tentes, montées tout près de l’entrée principale du Labyrinthe et de l’abîme ou s’engouffrait le vent en faisant hurler la montagne. Théla leur transmit un modèle tridimensionnel du complexe réseau de cavités qui s’étageaient dans les entrailles de ce massif calcaire.

-Divin patron, à ta suggestion, apparaissent en rouge les salles aux accès obstrués, ainsi que les couloirs exigus que seuls des Myrmidons peuvent franchir, les dépôts métalliques, les excavations et les structures artificielles. Lucien, à mes côtés, n’arrête pas de s’exclamer que la réalité dépasse la fiction. Et le Basileus s’inquiète d’une absence prolongée de son irremplaçable Chancelier, occupé à inventorier les douze mille salles du Labyrinthe. Mais je pense plutôt qu’il craint que vous ne rameniez des Minotaures à sa Cour, aussi turbulents que les Myrmidons.

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Médonje et Myryis comprirent la plaisanterie prononcée devant le Basileus hilare, qui les congratula pour la découverte de ce Royaume souterrain et, en riant, les invita à la prudence dans leurs explorations, au cas où il s’agirait des Enfers :

-Rappelez-vous que, selon les Grecs, Rhadamanthe, le frère du Roi Minos de Crète, est l’un des trois juges qui pèsent l’âme des morts à l’entrée des Enfers.

Pendant huit jours, les trois Myrmidons et les deux Cyborgs s’aventurèrent dans les couloirs obscurs et réputés inextricables, avec sur leurs épaules des rouleaux de cordages de soie qu’ils disaient utiliser comme le fil qu’Ariane avait remis à Thésée. Les spéléologues improvisés se dirigèrent d’abord vers un passage bloqué par une importante masse de métal, en empruntant une série de passages faciles d’accès, mais que les nombreuses bifurcations possibles rendaient introuvable aux non-initiés. Après une marche de plus de cinq kilomètres, ils parvinrent à l’amas métallique, deux épaisses portes de bronze, arrachées de leurs gonds, et qui gisaient au milieu d’un long couloir rectiligne. Les parois noircies et une couche de cendres témoignaient de l’intensité d’un incendie ancien.

Ils pénétrèrent dans une très vaste salle, que les Huulus nommèrent par la suite l’Antre du Minotaure. Un lac souterrain occupait une partie de la caverne, recouverte de scintillantes concrétions calcaires qui formaient des draperies et de massives colonnes naturelles. Partout, des débris jonchaient le sol, et même le fonds du lac souterrain, des tessons de poteries, de la vaisselle brisée, du mobilier à demi tombé en poussière, et des piles d’ossements mêlés aux restes d’armures faites de lamelles de bronze rongées par les siècles. Pèle-mêle, ils y trouvèrent les squelettes de centaines de Myrmidons, d’Humains et de Géants dont certains devaient dépasser trois mètres de stature. Tous les Géants et plusieurs autres corps avaient été décapités et l’absence systématique des crânes indiquait qu’on en avait fait des trophées. Ils découvrirent de lourdes masses d’armes, fragilisées par le temps, des épées d’airain hautes comme un homme, et des milliers de pierres rondes d’un poids d’environ un kilo. Médonje se saisit d’un morceau de cuir épais, cassant sous les doigts, et qu’il examina attentivement :

-Ces rochers que les Géants précipitaient contre leurs ennemis, ils le faisaient avec des frondes à leur mesure!

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Tout autour de la grotte, de nombreuses alvéoles avaient été aménagées dans les parois, pour y entreposer le trésor du Minotaure, dans de grandes jarres de pierre ou d’argile ornées de motifs inspirés de la mer, dauphins, pieuvres, tortues et oiseaux marins. Mais, aucune des vasques n’était intacte, et leur contenu avait été pillé depuis plus de onze siècles par Thésée et l’armée qu’il avait assemblée en Grèce pour conquérir la Crète. Aux yeux des Huulus, un des objets les plus précieux trouvés ce jour là, hormis les squelettes des Minotaures qui prouvaient leur existence, était un gros clou de fer qui avait manifestement servi à desceller les lourdes portes de bronze et que Médonje baptisa l’Arme secrète de la Magicienne Médée. Mais, sans conteste, le clou de leurs découvertes résidait dans une bibliothèque de milliers de tablettes et de rondelles d’argile cuite qui, bien que vandalisée, recelait un formidable potentiel.

Le lendemain, les Cyborgs menèrent les trois Myrmidons à l’entrée d’un étroit boyau que seule leur petite taille permettait de franchir et qui donnait sur une série de salles possédant des dépôts métalliques. Des bandeaux que portaient les Lutins retransmettaient les images de leur reptation, puis de leur avancée à travers d’étroits conduits inaccessibles aux humains. Les petits êtres débouchèrent dans une vaste salle et poussèrent des cris de joie devant l’accumulation de merveilles qui les y attendaient. Mais ce trésor, digne de la légende d’Ali Baba, fut lui-même éclipsé par ce qu’ils découvrirent, trois jours plus tard, au fonds du gouffre de la caverne de Gorgothakes, un précipice qui s’avéra profond d’un kilomètre, bien connu, et craint, des habitants des Montagnes Blanches.

Après la descente vertigineuse d’une pente quasi-perpendiculaire, les deux Extraterrestres et leurs trois minuscules compagnons prirent pied au milieu d’une rivière souterraine. Dans un premier temps, ils allèrent vers l’aval et remarquèrent des amas d’ossements entassés sur les berges calcaires, ainsi que plusieurs débris rejetés par le courant. Les Huulus s’attardèrent sur le site, choisissant les spécimens les plus représentatifs de l’histoire de ce gouffre qui avait fait tant de victimes, pour la plupart sacrifiées aux Divinités telluriques. Puis ils explorèrent l’amont du cours d’eau, empruntant un dédale de conduits, choisissant toujours les bons embranchements, et débouchèrent dans une vaste basilique minérale possédant en son centre une série de vasques naturelles reliées entre elles par des cascades immobiles composée de calcaire.

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La lumière de leurs cinq torches ne parvenait pas à percer les ténèbres qui les enveloppaient, aussi les Cyborgs firent jaillir de puissants faisceaux qui illuminèrent l’immense salle recouverte de concrétions scintillantes. Devant eux, les Juges des Enfers, ou plutôt leurs effigies, gravées dans la pierre, semblaient siéger sur trois trônes sculptés dans des stalagmites brisées et décorées de motifs cabalistiques. Derrière chacun des trônes, s’élevaient des piles d’offrandes dans un parfait état de conservation. Des niches, creusées dans les parois de la caverne, contenaient les momies royales des trois Espèces qui avaient jadis régné sur la Crète des Temps Héroïques. Pendant plus d’un millénaire, les secousses sismiques avaient projeté au sol beaucoup des royales dépouilles, et leurs trésors funéraires, sans que les mains pieuses des Prêtres ne viennent les remettre en place.

L’inventaire sommaire du contenu de cette cathédrale montagneuse leur prit une dizaine d’heures, qu’ils ne virent pas passer, tellement que se succédaient les surprises et augmentait leur émerveillement. Une partie de la Cour des Atlantes, proche voisine de la Crète, reposait dans ce Temple souterrain, avec leurs bijoux et les objets de leur culture voluptueuse. Opys dut les rappeler à la raison :

-Votre Médecin ordonne la fin de vos vacances! Remontez vers le Royaume des vivants et ramenez-moi quelques crânes à examiner.

Ils ressurgirent à l’air libre sous le Soleil de midi, et sous les acclamations des Paysans à qui, pour se les concilier, les Huulus avaient promis de remettre leurs ânes robustes, « si les Dieux nous protègent et nous permettent de retrouver des reliques sacrées pour nos Temples. » Myryis soulevait au-dessus de sa tête le crâne d’un Cyclope. En réalité le crâne d’un éléphant nain, dépouillé de ses défenses et dont le trou béant de la fosse nasale pouvait être confondu avec l’orbite d’un œil. Ils firent don du crâne au Temple d’Hermès-Talaios, ainsi que d’une armure et d’une épée de bronze ayant appartenu à un Géant. Les Prêtres crétois s’étonnèrent devant l’unique objet qu’avaient conservé Médonje et sa suite, un gros clou de fer rongé par la rouille et qui, selon le riche Syrien, pouvait le mener à l’antre de la Magicienne Médée.

Leur navire, le Julia, dut presque s’enfuir devant l’imminence de l’arrivée d’une importante flotte composée des derniers éléments républicains, commandés par Sextus Pompée qui tenait encore solidement les Baléares et la riche Sicile. Quasiment tout le reste de l’Empire de Rome avait juré

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obédience à César qui avait nommé trois cent nouveaux Sénateurs et doublé le nombre des Questeurs. En octobre César parada dans son dernier Triomphe, pour célébrer sa victoire contre la rébellion espagnole. Mais ce fut un Triomphe amer, teinté de tristesse et de rancune contenues, chez les Citoyens endeuillés par ces combats fratricides en Espagne. Le Sénat proclama César Imperator à vie, lui permit de porter perpétuellement une couronne de lauriers et sa statue d’ivoire défila dorénavant parmi les Dieux de Rome au début de chacun des Jeux. De plus on nomma ‘Juillet’ un des mois du calendrier que le Grand Pontife César avait réformé.

Les Huulus n’eurent pas à faire jurer le secret du Labyrinthe aux Myrmidons, puisque personne ne les comprenait, hormis les Cyborgs, et qu’ils ne fréquentaient que la Cour de Samosate. Au cours des mois suivants, pendant les nuits sans Lune, la navette des Extraterrestres se posa à plusieurs reprises sur le Mont Psilotiris et quelques bergers crétois purent ajouter de nouvelles légendes à celles de leurs montagnes qui avaient vu la naissance de Zeus.

Médonje fit un compte-rendu de leur expédition au Basileus :

-Les Cyclopes ont bel et bien existé, mais ils possédaient deux yeux comme nous, ou plutôt comme les Myrmidons, car il s’agit de la même Espèce. Une variante naine et une variante géante d’Homo Erectus, cette Espèce qui dominait la Terre avant l’apparition récente des Hommes. Tout comme les Myrmidons sur leur Île des Fleurs, le Peuple des Cyclopes existe probablement toujours, quelque part sur votre Monde, dans une île lointaine, ou sur ce continent sauvage que les Chinois ont abordé au siècle dernier. Mais les Cyclopes de Crète, eux, ont été exterminés voilà onze siècles. J’ai pu ramener des reliques qui feront sensation lorsqu’on les exposera au musée du Sanctuaire. Le crâne du Minotaure, avec son casque et son armure de mailles de bronze recouvertes d’ivoire, des épées et des poignards en obsidienne, plusieurs ajouts à notre salle sur l’Atlantide, des squelettes de Myrmidons avec leurs minuscules cuirasses, de la vaisselle et des vases merveilleusement décorés.

-Dans le Labyrinthe, nous avons aussi mis la main sur vingt tonnes de pépites d’or, des montagnes de perles, de jade, de cristaux, de gemmes et de bijoux. Et, Majesté, je vous ai rapporté un souvenir des Enfers, le crâne et le collier de Cerbère, un lion colossal possédant des canines en forme de sabre, le Gardien des Enfers.

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Chapitre XXXII Le suicide assisté de Jules César (44 avant JC)

Après une dure traversée, en cette saison hivernale peu propice à la navigation, Opys revint de Rome fin novembre. L’Imperator César avait convoqué le médecin d’Antiochos auprès de lui et Opys, pressentant la raison de cette impérieuse convocation, se rendit en Italie toutes affaires cessantes. Le Cyborg put ausculter et examiner son Divin patient seul à seul, en l’absence même de Cléopâtre, à qui son amant voulait taire sa condition médicale. Pendant la campagne d’Espagne, César avait perdu son train personnel au passage d’une rivière en crue, ainsi que ses provisions d’élixir de longue vie qui empêchaient la croissance d’un kyste cervical affligeant le Romain depuis une dizaine d’années déjà et qui provoquait chez lui des crises d’épilepsie passagères mais récurrentes.

Ces crises avaient disparu depuis que César absorbait l’élixir fourni par la Commagène, mais depuis les évènements d’Espagne, elles reprenaient, plus intenses et fréquentes que jamais. Opys avait prévenu César qu’il ne lui restait, au mieux, que six mois à vivre. Il précisa que la folie et la paralysie le guettaient bien avant cette échéance fatidique et que la Science des Anges Célestes ne pouvait plus rien pour le Dictateur de Rome.

-Divin César, vous ne disposez que de quatre, peut-être cinq mois, avant que la maladie ne vous rende grabataire. Pour combattre la douleur que vous ressentirez, je vous laisse du haschisch de Baalbek et de l’opium égyptien. Cette fiole rouge contient un poison mortel qui assure une mort fulgurante et pourra servir quand la douleur ne pourra plus être contenue. Le médecin devint le confident de son illustre Client qu’il connaissait depuis trente ans. César planifia sa mort comme s’il s’agissait d’une bataille, l’ultime de sa géniale carrière militaire, et qu’il savait perdue d’avance. Pendant trois jours, César échangea avec le Grand Prêtre de Commagène, qui lui remit une copie de l’œuvre42 admirable, traitant de la consolation, écrite par Cicéron suite à la mort de sa fille Tullia. L’Imperator de Rome s’assura qu’il continuerait à être adoré au Sanctuaire du Nympheum et esquissa les grandes lignes d’un testament qui lèguerait l’essentiel de sa fortune, et son nom, à son petit-neveu Octave, un des plus brillants élèves de l’Académie que les Huulus avaient créée à Antioche et à Tarse. Lorsqu’il fit ses adieux à Opys, César s’agenouilla devant le Grand Prêtre et demanda

42 Œuvre perdue.

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l’absolution pour toutes ses fautes, ce qu’Opys lui accorda, le bénissant « Au nom du Père et du Fils et de l’Esprit Saint. »

César avait accepté qu’Opys révèle son état au Divin Antiochos et aux autres Grands Prêtres de Commagène, mais avait insisté pour ne pas ébruiter la nouvelle de sa fin prochaine qu’il cacha à tous ses intimes. Antiochos fut ébranlé d’apprendre la disparition prochaine du Maître de Rome qui avait donné la moitié de l’Asie au Basileus et à son fils, amis émérites des Romains et particulièrement de César qu’ils avaient sauvé à Alexandrie et qu’on adorait au Nympheum. Médonje se ressaisit le premier :

-Sire, nous devons préparer l’après-César. Nous savons qu’il lèguera l’Empire à Octave qui a démontré sa valeur, au Forum et aussi pour ses connaissances militaires démontrées en Gaule et en Espagne. Battons dès à présent des monnaies d’or et d’argent à la gloire du Divin Jules César. Les Hommes ne pourront reprendre ce qu’un Dieu a donné à la Commagène. La disparition du Dictateur pourrait bien déclencher une nouvelle guerre civile et nous devons plus que jamais fortifier nos Royaumes et préparer notre armée à affronter des légions impayées transformées en bandes de pillards.

On résolut de construire une place fortifiée à Charmodara, là où se jetait dans l’Euphrate la rivière des Nymphes qui menait au Sanctuaire du Mont Nymphée, une nouvelle Chancellerie qui servirait d’étape entre Samosate et la Capitale estivale d’Arsamée sur le Nymphaios.

-Nous en ferons un fort imprenable doté d’un caravansérail capable d’accueillir l’armée des fonctionnaires sillonnant nos Royaumes. Et nous relierons par un mur de briques Samosate et Charmodara, interdisant ainsi la traversée du Fleuve à toute force ennemie. Nous veillerons à ce que cette nouvelle Chancellerie possède les aménagements les plus confortables et des cryptes suffisamment vastes pour y déposer une partie du Trésor et de nos archives. Une lettre de Cicéron, au ton alarmiste, leur décrivit comment César, Grand Pontife de Rome, avait interrogé les Livres Sibyllins sur une éventuelle campagne contre les Parthes. Et que la réponse des Dieux indiquait que seul un Roi vaincra les Parthes. Prétextant la volonté des Dieux, César avait demandé au Sénat de le proclamer Roi des Romains. Les Sénateurs, réticents, firent plutôt de César un Dieu, et lorsqu’ils se rendirent apprendre la nouvelle au Maître de Rome, celui-ci ne se leva même pas de sa chaise, et

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traita avec morgue les envoyés du Sénat.  Cicéron précisait que le Dictateur avait offert son cou à trancher en criant à plusieurs reprises aux Sénateurs : « Je suis prêt! ».

Cicéron poursuivait :

-La grogne se répand à Rome, surtout depuis que César a distribué des sesterces frappés à son effigie et qui célèbrent sa dictature perpétuelle. Je ne comprends pas comment un type qui connaît aussi bien l’âme des Romains ne voit pas l’impopularité d’un tel comportement et la haine que ces démonstrations régaliennes attisent dans le cœur des Aristocrates et des Républicains.

Le quinze mars, après avoir congédié ses gardes du corps espagnols et avoir fait fi des dénonciations de ses nombreux espions et même ignoré les aveux spontanés de Conjurés participant au complot ourdi contre lui, César se présenta au Forum sans escorte. Il rejeta avec un grand sourire et un signe de la main les avertissements d’un Devin et alla au devant de la mort en tenant à la main la liste des Conjurés, comme pour bien indiquer qu’il connaissait pertinemment le sort qui l’attendait. Il fut percé de vingt-trois coups de poignards et de stylets par une soixantaine d’assaillants dirigés par les Sénateurs Cassius Longinus et Brutus, que César considérait comme un fils. Les assassins se répandirent dans les rues de Rome en criant qu’ils avaient redonné la liberté à leurs Concitoyens et investirent le Capitole, en appelant le Peuple à célébrer la mort d’un Tyran.

Quelques heures après le drame, Pierre, l’Évêque de Rome contacta Médonje et lui apprit les évènements. Grâce à leur Initié, les Extraterrestres purent assister en direct aux déclarations apaisantes de Marc-Antoine, le Consul survivant son divin défunt collègue César qui, lui, en était à son cinquième Consulat. On sentait chez Marc-Antoine et chez tous les orateurs qui prirent la parole devant le Sénat et le Peuple assemblé, une volonté universelle d’éviter que ce meurtre ne dégénère en guerre civile. Antoine prônait l’amnistie des assassins afin de ne pas plonger l’Italie dans une mer de sang entre les factions césarienne et républicaine. Et pour bien marquer qu’on comprenait les motivations profondes ayant mené à une conjuration d’une telle ampleur, le Sénat, à la suggestion d’Antoine, abolit la fonction de Dictateur.

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L’Évêque ajoutait que des centaines de Fidèles de la Nouvelle Alliance, confondus avec les Juifs, avaient veillé et prié jour et nuit devant le corps de leur bienfaiteur, qui avait affranchi tant des leurs depuis les dernières années.

-Quelle tristesse qu’il soit mort si tôt! César vénérait les Dieux de Commagène et favorisait les Adeptes d’Antiochos.

Pyréis séjournait à Byzance, où il supervisait la construction de la Capitale de Mithridate et le franchissement du Bosphore par deux cent mille Gètes, tous leurs bagages et tous leurs troupeaux. Seules les fantastiques ressources et l’implication de milliers d’Acolytes des Basileus Antiochos et Mithridate pouvaient assurer l’intendance nécessaire à une telle entreprise. Le jeune Préfet Agrippa, qui commandait la flotte romaine de la Mer Noire, connut la mort de son bienfaiteur de la bouche de Pyréis, cet extraordinaire magicien, qui prétendit qu’un de ses aigles lui en avait apporté directement la nouvelle de Rome. Devant Agrippa, Mithridate évoqua les sombres perspectives de cette disparition :

-Quel dommage! Octave, fils adoptif et héritier de César, un si brillant jeune homme, plein de promesses, se fera avaler par Antoine. À moins qu’un bras valeureux comme celui de notre excellent Agrippa ne lui offre la protection de son glaive et de notre or.

Le jour même Agrippa quittait le Bosphore avec trois de ses galères pour se rendre à Apollonia sur la côte albanaise où étudiaient Octave et son copain Mécène. En route, le Préfet devait rencontrer une flotte partie de Commagène et qui contenait quelques millions de sesterces frappées au nom du Divin César, suffisamment, espérait Médonje, pour assurer qu’Octave parvienne vivant à Rome pour y réclamer l’héritage de César. Leurs flottes accostèrent à Apollonia le lendemain du jour où Octave avait connu la mort de son grand oncle. Leur surprise de voir le vieux Chancelier à barbe blanche se mua vite en joie. Médonje présenta Agrippa à Octave et à Mécène :

-Agrippa ne possède que quelques années de plus que vous, mais il a maintes fois démontré sa maîtrise des arts de la guerre et surtout une ascendance naturelle sur ses soldats et une grande humanité. Il met sa cohorte à ton service, Octavien43, ou plutôt Jeune César. Et les Royaumes d’Antiochos et de son fils mettent toutes leurs ressources à ta disposition 43 Gaius Julius Cesar Octavianus, le nouveau nom d’Octave.

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pour que tu puisses prendre possession de ton héritage et calmer les partisans de César.

Médonje mit Octave au courant des derniers développements :

-Le surlendemain du meurtre, on procéda à la crémation du corps de César sur la place même du Forum. Le Consul Marc-Antoine se livra à une allocution poignante où il s’effondra en larmes en brandissant la cape ensanglantée de César. Une émeute éclata et la fureur du Peuple se tourna contre les assassins qui fuirent. On tenta d’incendier leurs maisons et leurs biens, on s’en prit à leurs familles et à leurs proches. Et, pour ne pas être en reste, le Sénat et Antoine déclarèrent les Conjurés ennemis de Rome et se saisirent de leurs fortunes. Déjà, des centaines de morts sont à déplorer et le Divin Antiochos craint que toute la Méditerranée ne s’enflamme à nouveau.

Médonje fit visiter les cales de ses navires à Octave et à Mécène :

-Antiochos te prête trente millions de sesterces. Cette somme ne représente rien si on la compare aux milliards dont tu hériteras, mais te servira à recruter tes premières légions et à survivre jusqu’à Rome où tes parents, soucieux pour ta vie, t’implorent de refuser l’héritage de César. Mais, si tu l’acceptes, Jeune César, tu auras l’appui de la Commagène, de son Église, et de ses Magiciens.

Octave répondit :

-Vous connaissez déjà ma décision, Divin Médonje. Je me nomme dorénavant Gaius Julius César, avec tout ce que cela implique. Et je pars pour l’Italie demain à l’aube.

Le Chancelier de Commagène convint avec Octave de lui remettre toutes les parts de César dans les entreprises commerciales gérées par les Empires de Commagène et de Byzance.

-Un cinquième du trafic de Suez, pour avoir pacifié l’Égypte. Un cinquième de la Route de l’Encens, pour que nos caravanes d’Arabie puissent emprunter la Route des Oasis de Syrie. Un dixième de la Route de la Soie, parce que César a pacifié le Pont. Le cinquième de la Route de l’Ambre, du poisson, des fourrures et des mines de la Mer Noire, et dix pour cent sur tout ce qui transite en Méditerranée que Rome a débarrassée des pirates. Soit,

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annuellement, beaucoup plus que les sept cent millions de sesterces que César a déposés pour toi dans un Temple de Rome.

Mécène jaugeait ces chiffres avec délectation et évoqua toutes les réalisations qu’Octave accomplirait avec de telles sommes, les monuments, les œuvres, les aqueducs, les thermes, les routes, les hospices et les bibliothèques qu’il pourrait offrir aux Peuples de l’Empire romain. Médonje tempéra l’enthousiasme de leur jeunesse :

-Ces fortunes fonderont comme neige au Soleil tant que les guerres internes et externes subsisteront. Les soldes des dizaines de Légions de Rome drainent le Trésor bien plus que tous les grands travaux de l’Empire réunis.

Quand leurs navires se séparèrent, Médonje bénit le Jeune César et sa suite et tint longtemps le bras levé devant son élève qu’il espérait voir devenir un Bienfaiteur de l’Humanité. Puis le Cyborg se pencha sur les cartes du Bospore Cimmérien et la localisation du Trésor du Pont que le Roi Pharnace avait fait jeter dans les eaux profondes du détroit séparant la Mer d’Azov de la Mer Noire. Pendant leur traversée, le Préfet Agrippa avait avoué l’incapacité des plongeurs, même lestés de lourdes pierres, à atteindre et à repérer le trésor sur ces fonds boueux et obscurs. Seules deux magnifiques tiares avaient pu être remontées grâce à des filets et après plusieurs jours de vains efforts. L’Extraterrestre songeait que le trésor du Pont ne dormirait plus bien longtemps sous les flots noirs de Crimée. 

Pendant une nuit pluvieuse, la navette des Huulus s’arracha à la Tour Carrée et traversa en quelques minutes la Cappadoce et la Mer Noire pour s’y enfoncer à plus de cent mètres. Là, les détecteurs et les instruments des explorateurs galactiques rassemblèrent tout le métal précieux qui jonchait les fonds marins. Ils n’y trouvèrent pas que le trésor de Pharnace, mais aussi et surtout, celui de son illustre père, le Basileus Mithridate du Pont, celui qui avait fait trembler Rome pendant quarante-quatre ans. Médonje reconnut plusieurs des couronnes et le baudrier du grand monarque. Des dizaines de caisses pleines de monnaies du Pont et de Colchide, les bijoux du Harem royal, et même des parements d’or pillés dans les Temples et les villes de la Grande Grèce. Antiochos fit remettre la plupart de ces trésors à son fils car ils avaient été repêchés dans ses Royaumes et qu’ils avaient appartenu au Roi qui, le premier, avait régné sur toutes les rives du Pont-Euxin.

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Médonje se rendait tous les jours sur le chantier de la nouvelle Chancellerie, s’assurant que rien n’entravait les travaux titanesques. Souvent, il parcourait à pied le Marché et le Caravansérail de Samosate, ou arrêtait son carrosse pour casser la croûte avec des Paysans, attentif aux besoins et à la condition des habitants. La correspondance, les ambassades, les audiences, les messages qui affluaient sans cesse de tous les coins de la Terre, lui laissaient trop peu de temps pour se consacrer à l’étude des trophées arrachés aux entrailles de la terre ou aux abysses de la mer. De plus, les Myrmidons exigeaient une constante attention de la part des Huulus qui se relayaient à cette tâche. Les petits hommes demeuraient fermés à la notion de propriété et s’emparaient avec agilité de tout ce qui leur plaisait. Les remontrances glissaient sur les Lutins comme l’eau sur le dos d’un canard.

R-Ho ne comprenait pas comment Médonje pouvait les encourager à chaparder tous les trésors des Myrmidons de Crète, mais leur interdire de conserver les ustensiles qu’on leur distribuait aux repas. Médonje gloussa :

-Les ustensiles sont en électrum et les assiettes en vermeil provenant de Chine. Et vous mangez trois fois par jour. Rassurez-vous, les cargos qui vous ramèneront à l’Île des Fleurs pourront prendre la mer l’année prochaine, pour une très longue traversée qui fera de vous des légendes vivantes parmi les Myrmidons. Et vous rapporterez avec vous des cargaisons qui feront le bonheur de vos frères.

Lors d’un repas, servi au septième étage de la Tour Carrée, un des cuisiniers chinois de Myryis se pétrifia pendant une brève seconde en passant devant le crâne du Minotaure. Médonje interpella le Chinois, qui servait Myryis depuis plus de dix ans :

-Mon ami, tu sembles avoir déjà vu un tel crâne? 

Le Chinois conserva les yeux fixés sur le plancher et répondit :

-En effet, Monseigneur, un de mes cousins, un marchand, en a tiré un fort prix auprès des apothicaires qui en ont fait de la poudre d’os de Géant, très prisée. Il l’avait lui-même acquis au Tibet et m’a raconté qu’il y vivait des hommes des neiges aux visages abominables, des Géants qui chassent les hommes pour s’en repaître. Et qu’il y avait des vallées d’où aucun homme ne revenait jamais.

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La discussion porta sur ces Myrmidons géants qui devaient être réellement terrifiants à contempler. Médonje, qui avait savouré un narguilé de haschisch, se lança dans une envolée lyrique :

-Les Cyclopes avaient remis la foudre à Zeus, le casque, qui le rendait invisible, à Hadès et le Trident à Neptune. Ils ont donné aux Hommes, le Ciel, la Terre et la Mer, avant de disparaître. L’existence de ce Peuple précéda celle de l’Homme et il en reste encore aujourd’hui des survivants dans des contrées isolées. J’échangerais un royaume contre leurs légendes et leurs traditions.

Opys d’ajouter :

-Et moi, un hôpital, pour connaître leur diète et leurs drogues.

En mai, Octave, après avoir traversé l’Italie, se présentait à Rome avec plusieurs milliers de Partisans formés en légions. On avait fait précéder l’arrivée d’Octave à Rome par l’annonce qu’il se conformerait aux dernières volontés de César et qu’il distribuerait trois cents sesterces à tous les Citoyens de la ville. Aussi l’accueil que réserva la Population à Octave ressembla à un Triomphe. Antoine et ses légions avaient évacué la Capitale, pour éviter tout affrontement. Quand enfin le jeune César rencontra le Consul Marc-Antoine, flanqué sa richissime épouse, Fulvia, l’éternelle semeuse de zizanie et veuve de l’infâme Claudius, Antoine se montra froid et hautain, et parut étonné devant les forces qu’Octave avait constituées en seulement quelques semaines. Le Consul toisa Agrippa et la garde personnelle du Jeune César et put lire sur leurs visages leur farouche détermination à protéger l’héritier du Maître de Rome.

Octave fit crier la nouvelle qu’il organisait des jeux à la mémoire de son père adoptif, à ses propres frais, et où seraient distribués à chaque Citoyen l’équivalent en argent de trois mois de subsistance, ainsi que de l’huile et du blé. Ces fêtes et ces banquets s’étendirent sur dix jours entre le 20 et le 30 juillet et débutèrent par un prodige qui frappa de stupeur les Romains superstitieux. Au premier jour de l’Apothéose de César, alors qu’Octave terminait l’apologie de son grand Oncle sur le Forum, peu avant midi, une brillante comète perça la lumière diurne et illumina le ciel pendant sept jours et sept nuits. Le Ciel lui-même honorait le Divin César et consacrait même le premier mois de juillet de l’Histoire, rebaptisé au nom du Dictateur.

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Médonje, de la terrasse du Château, contemplait le ciel illuminé par la comète, avec un sourire amusé :

-Voyez Majesté ce qu’un peu d’eau de l’Euphrate peut produire. Tous y voient la main des Dieux, et, pour une fois, ils ont raison! À Rome, les Temples où l’on adore César, dont ceux de la Nouvelle Alliance, ne désemplissent pas et son fils adoptif jouit d’une auréole qui le propulse au premier rang. Octave, nommé Sénateur, a reçu le grade de Prétorien et pourra briguer le Consulat dès l’âge de trente deux ans.

Dans un désir manifeste d’éloigner les Conjurés de Rome, Marc-Antoine fit nommer Dolabella Consul et le chargea de l’Asie. De même le Sénat nomma Gouverneurs de Crète et de Cyrène les conspirateurs Brutus et Cassius, qui n’osaient plus mettre le pied à Rome, de peur de la populace. Finalement, Brutus prit possession de la Macédoine et Cassius Longinus de la Syrie. Pendant le reste de l’année, les légions d’Antoine et celles d’Octave s’évitèrent, mais les défections survinrent chez plusieurs légions d’Antoine, éblouies par la popularité inouïe, le nom, et la générosité du Jeune César. En Italie, les maisons d’édition et les copistes du Vatican, contrôlés par Samosate, composèrent des milliers de pamphlets incitant les troupes d’Antoine à prêter allégeance au Jeune César. Puis Cicéron rompit son deuil et reprit sa vie publique. Le grand orateur livra ses ‘Philippiques’ devant le Sénat, de violentes attaques contre Marc-Antoine. Antoine, jugea le climat de Rome malsain, et voyant se désagréger ses appuis, résolut de se rendre en Gaule avec ses légions restées fidèles.

En octobre, le Consul Dolabella abordait à Tarse, capitale de la Province de Cilicie et se dirigea immédiatement vers Samosate avec la légion qu’il avait recrutée en Italie. Aussitôt connue l’approche des Romains, Antiochos se rendit au-devant du Consul et le pria de laisser son armée bivouaquer près de Zeugma et de partager le carrosse royal pour gagner Samosate. Dolabella livra le message d’Antoine à Antiochos avant même de parvenir au Château, essentiellement un ultimatum sommant Antiochos de remettre sur-le-champ à Antoine la part que César touchait sur le commerce d’Orient et spécifiquement sur le trafic provenant de Suez. Se retenant de botter le cul à l’impertinent et infatué Consul, jadis gendre infidèle de Cicéron, le Basileus lui promit sa réponse après le banquet qu’on avait préparé en son honneur.

Malgré les descriptions que lui en avait données Tullia, sa regrettée épouse, le Consul Dolabella s’émerveilla devant le luxe et le lustre de la Cour

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d’Antiochus, honoré comme un Dieu vivant par tous ses Sujets. Parmi les convives réunis dans la salle d’apparat, des Amazones, des Chinois, des Nègres, des Parthes ployant sous leurs bijoux, et huit Myrmidons qui possédaient leur propre table, un peu à l’écart, et leurs propres maîtres d’hôtels pour les servir. Antiochus porta plusieurs toasts protocolaires à l’amitié entre la Commagène et la République de Rome.

Après le repas, Médonje transmit la réponse de son Souverain à Dolabella :

-La Commagène continuera à payer à César ce qui revient en droit à César. Nous suggérons au Consul Antoine d’adresser au Sénat et au Jeune César toutes ses demandes de subsides. Maintenant, cher Dolabella veuillez regarder attentivement cette carte de l’Asie et prendre note que les Royaumes que contrôle le Divin Antiochos et son fils s’étendent de la Mésopotamie et englobent toutes les rives du Pont-Euxin. Il possède autant de Royaumes que son gendre, le Roi des Rois des Parthes. S’il le fallait, dix millions d’hommes en armes accourraient au secours de la Commagène, mais notre force repose sur l’amitié de tous nos voisins, dont Rome. Permettez-nous, Excellent Premier Citoyen de vous remettre ces quelques modestes cadeaux, démontrant notre attachement à Rome. Comme nous prévoyons une importante tempête de neige, le carrosse royal vous attend, pour vous ramener à Zeugma, avant les intempéries qui menacent.

Les cadeaux, somptueux, occupaient deux diligences suivant le carrosse du Consul, dépité par l’échec de sa mission, pendant que commençaient à tomber les flocons dans la nuit.

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Chapitre XXXIII L’abominable visage des Yetis (43 avant JC)

Le vieux Chancelier demeurait immobile dans son confortable siège capitonné de soie, semblant assoupi devant les flammes de l’imposant foyer et bercé par les accords célestes de deux harpistes. Mais l’esprit du Cyborg s’employait à diriger le télescope de leur satellite orbitant au-dessus des forêts de Chine. Les images de vallées profondes et de massifs enneigés parvenaient directement à son cortex, relayées par les équipements de leur navette de débarquement, concoctés par un million de Mondes du centre de la Galaxie. Myryis, se basant sur ses deux longs séjours en Chine et sur des conversations tenues avec des Mandarins établis à Samosate, avait esquissé la localisation approximative des routes caravanières reliant la Chine et les hauts plateaux du Tibet.

À scruter ces contreforts et ces crevasses qui s’étendaient à l’infini, Médonje ne put s’empêcher de maugréer à voix haute : « Dix mille Labyrinthes! » Il établit un relevé de toutes les sources thermiques et des troupeaux. Il détecta des dizaines de caravanes parcourant les contreforts des hauts plateaux et projeta leurs itinéraires. Puis Médonje se concentra sur une immense étendue semblant dénuée de toute agglomération, et quasi inaccessible. Il demanda à leurs bases de données de rechercher la plus isolée de toutes les sources de chaleur à l’intérieur de ce vaste périmètre territorial, puis de zoomer sur la cible, un feu de camp, devant l’entrée d’une grotte, où se tenaient quatre silhouettes, semblant revêtues de fourrures.

Le système-expert évaluait la taille de chacun des quatre individus à trois mètres. Le Cyborg poussa le zoom à son maximum et put discerner que les fourrures recouvraient des êtres possédant eux-mêmes une dense toison de poils. L’un des Géants choisit cet instant pour porter son regard vers le ciel, en baillant. Et, pendant deux secondes, Médonje contempla ce fameux visage qui paralysait d’horreur les premiers Grecs et qui valait aux Hommes des Neiges le qualificatif d’abominables. Un air bestial, des canines et des incisives massives, un front plat, des arcades sourcilières proéminentes et le crâne surmonté d’une crête osseuse sagittale. Les autres Huulus, prévenus, suivirent eux aussi la scène que croquait leur satellite en direct. Myryis ricana :

- Assure-toi qu’Antiochos soit assis avant de lui présenter ces images et que les Princesses ne les voient pas. Ces bonhommes des neiges donnent des frissons dans le dos.

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La mort de César avait précipité l’Empire de Rome dans le chaos et paralysé le commerce méditerranéen. Ni le blé, ni les autres cargaisons, ne parvenaient plus à Rome, interceptées par les flottes de Sextus Pompée, établi en Sicile. Octave et l’armée sénatoriale, dirigée par les deux Consuls, Aulus Hirtius et Pansa, avaient battu les légions d’Antoine à Mutina dans le nord de l’Italie. Mais, les deux Consuls périrent dans la bataille et Antoine avait pu fuir en Gaule et joindre les restes de ses troupes à celles de Lépide, le Questeur en charge de l’Espagne. La Commagène écoula ses marchandises dans ses nouveaux marchés du Danube, de Crimée, de Colchide et du Pont qui avaient triplé leurs productions métalliques et leurs rendements agricoles.

Au début de l’année, Cassius Longinus aborda en Syrie avec deux légions et se dirigea sur Damas. Principal instigateur du complot contre César, avec Brutus, Cassius fut acclamé par la garnison de Damas, reconnaissant l’ancien Gouverneur de la Syrie qui avait jadis commandé les débris de l’armée de Crassus. Cassius rallia aisément à la cause républicaine les légions basées en Syrie, d’autant plus qu’il n’hésita pas à exiger des populations locales dix années d’impôts d’un coup afin de pourvoir à la solde de ses hommes pour s’assurer de leur fidélité.

Atterré par les calamités récurrentes qui semblaient s’abattre sur l’Asie, Antiochos réunit son Conseil. Médonje résuma la pensée du Basileus, avec qui il avait longuement débattu de la situation :

-La Guerre Civile qui sévit en Italie a lâché sur l’Asie des Généraux et des légions dont le Sénat actuel souhaitait l’éloignement. En tout, une vingtaine de légions stationnent en Orient. Une dizaine en Grèce, commandées par Brutus le Conjuré, trois en Ionie sous Dolabella le Césarien, autant en Syrie sous Cassius le Conjuré, et quatre légions césariennes en Égypte. Toutes ces armées rendront exsangues les Provinces d’Asie et constituent une menace permanente pour nos caravanes et nos propres Royaumes. Nous devons inciter et aider ces légions à quitter l’Asie et à se regrouper en Grèce, soit pour y livrer combat, et se gagner l’Empire, soit pour simplement retourner dans leurs foyers.

-Par Myryis, envoyé à Alexandrie, nous avons fait connaître à la Divine Cléopâtre l’arrivée à Damas de Cassius Longinus, l’assassin de son amant Jules César. La Reine a convaincu les trois légions assignées à l’Égypte par

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César de venger leur Bienfaiteur. Pour ce faire, Cléopâtre a soudoyé les Préfets et quelques Centurions, puis a quintuplé la solde des trois légions romaines, grâce à un apport métallique substantiel provenant du port de Bérénice sur la Mer Rouge. Les Légions ont quitté le Delta, attirées vers Damas par la promesse d’une importante récompense pour la tête de Cassius. En outre, Myryis a offert une somme mirobolante à la garnison de Suez pour que cette légion l’escorte, lui, et nos marchandises de la Mer Rouge, jusqu’à Zeugma en Commagène. La somme représente une vie d’épargnes pour un légionnaire, mais même pas dix pour cent de nos profits sur l’encens et les épices.

À Smyrne, près d’Éphèse, le Proconsul Dolabella captura, tortura d’horrible manière et tua le Proconsul Trebonius, le Conspirateur qui avait occupé Antoine pendant qu’on assassinait César, et qui avait été nommé Gouverneur de Syrie par le Sénat voulant l’éloigner de Rome. Dolabella s’empara aussi du Trésor de la Province d’Asie et se mit à piller tout ce qu’il put voler. Théla prévint Samosate que leurs Adeptes et les Juifs de Smyrne avaient cherché refuge dans la Basilique d’Éphèse et sur les propriétés de la Grande Prêtresse.

Quelques jours plus tard, Pyréis gagnait en carrosse Damas, la Capitale de la Syrie romaine, maintenant aux mains de Cassius Longinus, qui montra la plus grande déférence envers l’Ambassadeur de Samosate, qu’il avait jadis visitée en compagnie de Crassus.

-Rassurez-vous, Gouverneur Cassius, notre dragon est mort d’un coup de froid et j’ai prêté mon aigle à Pacorus. Pour la deuxième fois, je vous retrouve à Damas afin de vous offrir l’aide du Divin Basileus Antiochos, le Père de l’Asie, et le frère de tous les hommes. Voulez-vous goûter à ces cerises? Préférez-vous ces fraises ou une orange?  Du caviar peut-être?

Le Cyborg lisait l’impatience de Cassius à entendre en quoi consistait l’aide d’Antiochos. Pyréis poursuivit :

-Voilà, il y a trois légions césariennes venant d’Égypte, qui ont pris pied en Judée et qui seront à Damas en moins d’une semaine pour couper votre tête, mise à prix par Cléopâtre.

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Puis Pyréis se mit à manger un gâteau aux fruits et aux épices, et en offrir à l’État-Major de Cassius, qui finit par demander où était l’aide promise par la Commagène. Le Grand Prêtre se cura les dents et reprit :

-À Smyrne, non loin de Rhodes, le Proconsul Dolabella, votre ennemi déclaré, a torturé à mort le Gouverneur Trebonius, l’un des membres de votre conjuration. Cicéron a obtenu que le Sénat déclare son ex-gendre ennemi public et confie la tâche de le punir à vous, Gouverneur Cassius.

Pyréis ajouta :

-Concernant les légions d’Égypte, vous pourrez les réquisitionner en brandissant le décret du Sénat, en utilisant votre prestige personnel, et l’or que nous vous remettrons, deux mille talent, en sesterces à l’effigie de Pompée. Voici une carte de l’Asie préparée par notre Chancellerie et qui montre la position de Dolabella, ici face à Rhodes. Il a volé tous les impôts payés par l’Asie à Rome et essaie de constituer, avec l’aide des Rhodiens, une flotte suffisamment importante pour regagner l’Italie sans encombre.

La carte de l’Orient divisait les terres en trois couleurs, les Provinces de Rome, les Royaumes sujets ou apparentés à Antiochos, et la petite île de Rhodes, toujours nominalement souveraine, malgré son inféodation séculaire envers Rome.

Dans l’État-Major, un des Préfets s’éclaircissait ostensiblement la gorge. Cassius présenta à Pyréis :

-Le fils du grand Général Labienus, qui a péri en combattant César en Espagne. Quintus désire porter une demande d’Alliance aux Parthes de la part des Républicains.

Quintus Labienus, rasé de près, cheveux coupés courts, s’agenouilla devant Pyréis et baisa l’ourlet de sa tunique de soie :

-Bénissez-moi, Divin Père, je suis un Fidèle de votre Église.

Pyréis le sanctifia au nom de la Sainte Trinité, puis aida le Préteur à se relever :

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-Je me rappèle bien votre père que j’ai connu aux noces d’Antiochos et que j’ai eu le plaisir de fréquenter en Syrie et à notre Temple du Vatican. Et que pourriez-vous bien offrir aux Parthes pour les décider à combattre à vos cotés contre les Césariens?

Quintus Labienus se montra éloquent :

-C’est le fils du Grand Pompée qui m’envoie, et j’ai aussi l’aval de Brutus et celui de Cassius, ici présent. Sextus Pompée contrôle la Sicile et les flottes de la moitié de la Méditerranée, Brutus dispose de la Grèce et de la Thrace, Cassius du reste de l’Asie. Nos forces combinées à celles de la Commagène et des Parthes ne pourront que balayer les héritiers du Tyran. Ce que nous vous offrons en échange de vos troupes, c’est la Syrie, pour les Parthes et la Cilicie et l’Ionie pour le Basileus Antiochus44. En fait, le Grand Pompée avait fait cette proposition au Roi des Rois, mais mourut avant de recevoir sa réponse.

Pyréis répliqua :

-Je connais la réponse faite par Orode : donnez d’abord la Syrie et vous aurez ensuite ses troupes. 

Le Cyborg sembla monologuer pendant quelques secondes puis dit distinctement en latin :

-Évacuez toutes les légions de Syrie et d’Asie Mineure et vous aurez dix mille archers de la Cavalerie des Parthes. Et la Commagène, ainsi que Byzance, assureront l’approvisionnement de vos légions jusqu’en Grèce. Vous aimez le poisson salé?

Cassius demanda vingt mille archers Parthes et Pyréis lui rappela que dix mille avaient suffi pour annihiler les douze légions qu’il commandait avec Crassus :

-De toutes façons, ce pacte ne pourrait qu’être entériné que par le Basileus et son gendre, le Roi des Rois de toute la Parthie. Mais le temps presse, l’heure est à l’action, la fortune sourit aux audacieux et nos chevaux sont las de traîner ces lourds coffres de sesterces.

44 Antiochos de Commagène avait latinisé son nom en Antiochus pour les Romains.

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Les légions d’Égypte, venues pour le tuer, se rallièrent finalement à Cassius et poursuivirent leur marche vers le nord pour y affronter Dolabella, le Proconsul félon. Celui-ci, loin de rester inactif, avait tenté de s’emparer de l’immense ville d’Antioche, où le Roi Philippe, le cousin d’Antiochos avait ordonné la fermeture des portes de la Cité. Alors que la légion de Dolabella se préparait à assiéger Antioche, la légion provenant de Suez, entièrement dévouée au Basileus prodigue, apparut sur les crêtes entourant la ville, flanquée de cavaleries importantes constituées d’Arméniens, de Parthes, de Commagénois, et aussi de Barbares Gètes, maintenant établis en Galatie, et qui, menés par leur Prince, Cotiso, accoururent à l’appel de leur Suzerain.

Le Proconsul déchu décampa en laissant sur place l’essentiel de ses bagages et dut se replier vers le sud, où il pensait bénéficier du secours des légions égyptiennes. Dolabella s’enferma dans la ville d’Apamée où il fut pris en tenaille par les légions égyptiennes passées aux Pompéiens et ses poursuivants. Dolabella se fit occire par un de ses soldats plutôt que de subir le même sort qu’il avait réservé au Proconsul Trebonius, et ses hommes passèrent sans hésitation dans les rangs de Cassius. La ville d’Antioche reçut Cassius et Labienus en Héros, et leurs huit légions campèrent au pied des murailles de la grande Métropole asiatique.

Alors que, du haut des remparts, Cassius contemplait toutes ces légions sous ses ordres et supputait divers scénarios, Médonje lui glissa à l’oreille quelques mots qui déterminèrent la course des évènements :

-Crassus disposait de douze légions, annihilées sous vos yeux, Général Cassius, et il ne s’était attaqué qu’aux seuls Parthes. Vous pouvez attaquer la Maison d’Antiochus, et mourir, ou libérer l’Asie des dernières garnisons laissées par Dolabella, vous emparer de leur trésor de guerre, puis songer ensuite à libérer et à retrouver vos propres foyers en Italie. Et n’oubliez jamais que les Dieux ont conclu un pacte avec la Commagène. Ainsi les légions d’Égypte, de Judée et de Syrie se dirigèrent à travers les montagnes de Cilicie, guidées par les cavaliers du Basileus et approvisionnées par la Commagène, jusqu’à Smyrne où ils s’emparèrent sans coup férir du butin amassé par Dolabella. Mais la moitié du trésor avait déjà été transférée à Rhodes et Cassius, furieux devant le refus des Rhodiens de le lui remettre, décida d’investir l’île fortifiée et de soumettre ces alliés récalcitrants qui croyaient leur île imprenable. À la tête d’une flotte, Brutus prêta main forte à son collègue républicain pour faire traverser ses légions et

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assurer le blocus de Rhodes, qui fut finalement conquise, et où les vainqueurs se déchaînèrent contre les vaincus. Pyréis put racheter la liberté de plusieurs centaines d’artisans de l’arsenal et d’Académiciens et de leurs familles, qu’Antiochos accueillit en Commagène avec des marques d’affection.

Sur ces entrefaites, le Prince juif Antigone-Mattathias se présenta à Antioche à la tête de trois mille familles juives, converties à la Nouvelle Alliance, fuyant les persécutions du Sanhédrin de Jérusalem. Le Prince de la dynastie des Jésus se rendit rencontrer Antiochos à Samosate avec quelques-uns de ses Apôtres. Le Basileus et Opys écoutèrent les doléances de leur Disciple :

-Mon oncle, le Grand Prêtre Hyrcan, dès qu’il eut appris la mort de notre protecteur Jules César, et surtout depuis le départ des troupes romaines de Judée, laisse impunies les attaques contre les Fidèles de la Nouvelle Alliance. Beaucoup de nos Frères ont perdu leurs chaumières et leurs récoltes, incendiées par des émeutiers. Plusieurs se sont fait lapider par des foules menées par les Prêtres de Jérusalem. J’ai dû fuir avec nos Adeptes devant les troupes d’Antipater, l’âme damnée de mon oncle indigne de s’asseoir sur le Trône de nos Ancêtres. Vous seul, Divin Père, pouvez aider les enfants d’Israël en bute à ce tyran.

Antiochos promit au Prince Mattathias qu’il retournerait bientôt en Judée, pour s’y faire couronner Roi, et que des Anges chevaucheraient avec l’armée qu’on lui confiera.

Pendant ces évènements, la partie occidentale de l’Empire romain, s’entredéchirait en combats fratricides. Cicéron échoua à faire proscrire Marc-Antoine par le Sénat, mais réussit à faire déclarer Lépide ennemi public. Et, d’Octave, Cicéron disait qu’il devait être loué, décoré, puis mis de côté. En juillet, Octave se voyant refuser par Cicéron le Consulat, marche sur Rome et est élu Consul avec son cousin Pedius, puis s’empara du Trésor de la ville. Devant la menace grandissante des armées que réunissaient Brutus et Cassius en Orient, les Césariens décidèrent de faire front commun. Ainsi le 27 novembre on proclama officiellement l’établissement à Rome d’un Triumvirat composé du Jeune César, de Marc-Antoine et de Lépide. Pour consolider cette alliance, Octave épousa Claudia, la fille de Fulvia, l’épouse richissime d’Antoine, et à peine nubile.

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Les Triumvirs, pour asseoir leur pouvoir, promulguèrent une série de proscriptions où périrent plus de trois cents Sénateurs et deux mille Chevaliers, et se saisirent de leurs propriétés. Le plus célèbre des Citoyens de Rome, Cicéron, le Père de la Patrie, fut exécuté le 7 décembre sur ordre des Triumvirs, et sa tête et ses mains furent clouées et exposées au Forum de Rome. Fulvia, l’épouse d’Antoine, se rendit, triomphante, contempler les restes du grand homme et s’empara de la langue de l’Orateur pour lui faire dire des avanies. Suite aux proscriptions, Brutus fit exécuter le frère d’Antoine qu’il avait fait prisonnier en Grèce. Sextus Pompée, d’abord nommé Préfet maritime par le Sénat, se retrouva finalement parmi les proscrits et transforma la Sicile en bastion fortifié, narguant ainsi la puissance des Triumvirs, et coupant Rome de ses approvisionnements en blé.

La fin pitoyable de Cicéron atterra les Huulus, particulièrement Médonje qui avait correspondu avec l’Orateur pendant des décennies. La Commagène perdait avec Cicéron un fidèle allié, admirateur d’Antiochos et de sa philosophie humanitaire. Les contacts avec Rome devenaient aléatoires, la Mer Égée étant contrôlée par Brutus et Cassius, et le reste de la Méditerranée par Sextus Pompée. Seuls, les pigeons voyageurs reliaient encore l’Italie à la Cour d’Antiochos. Un de ces messagers ailés apporta à Samosate une lettre du Consul Octave qui répétait son aversion à verser le sang, mais qui, du même souffle, soulignait que ce choix lui avait été imposé par la situation chaotique qui menaçait l’intégrité même de l’Empire légué par son père adoptif. Octave demandait à Antiochos de prier pour l’âme de César et pour le retour de la paix.

Le Basileus s’émerveilla :

-Consul à vingt ans, alors que l’âge minimum légal pour la plus haute Magistrature est de quarante-deux!

Le Chancelier tempéra son Souverain :

-Le Triumvirat devra affronter les vingt légions de Brutus et de Cassius qui s’assemblent en Grèce. Et combattre en même temps les flottes de Sextus Pompée. Nous espérons faire pencher la balance en faveur d’Octave le moment venu, mais les Dieux eux-mêmes ne sauraient le protéger contre tous les aléas de la guerre. Sire, la Commagène a gagné cette première manche, et toutes les légions ont évacué l’Orient. En prime, cette manœuvre

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a rapporté la Syrie à votre petit-fils Pacorus, la Cilicie à la Commagène et la Province d’Asie à votre fils Mithridate.

Antiochos, toujours Philosophe, rétorqua :

-Après avoir subi dix ans d’impôts en une seule année, tous nos nouveaux Sujets nous acclameront comme leurs Sauveurs. Notre Église en bénéficiera, et je ferai transformer plusieurs Temples en Basiliques.

Alors que l’hiver sévissait depuis déjà quelques semaines, une caravane en provenance de Chine arriva à Samosate, causant tout un émoi sur son passage, car parmi les voyageurs marchaient deux Géants de plus de huit pieds et, dans une cage, un Homme Sauvage entièrement velu. Une lettre de l’Empereur de Chine adressée au Grand Mandarin Myryis expliquait que les deux géants résultaient de croisements entre leurs mères chinoises et des Yetis, dont il faisait parvenir un crâne. Une autre lettre, signée par le Gouverneur de la Tour de Pierre, avant-poste chinois construit dans les Montagnes du Pamir, décrivait comment des chasseurs avaient pu piéger un des Hommes Sauvages qui habitaient les cavernes des hauts-plateaux du Pamir et que, connaissant l’intérêt de Myryis pour les formes de vie étranges, il avait cru bon d’expédier le prisonnier à Samosate.

Les Géants, au tempérament placide, se dépouillèrent docilement de leurs vêtements pour être examinés par Myryis, et une grande partie de la Cour. On les avait castrés dès la plus jeune enfance, mais autrement ils ne portaient aucune infirmité, si ce n’était d’une pilosité anormale, d’un visage plat et de bras légèrement allongés. L’Homme Sauvage se révéla être un Myrmidon mais d’une stature comparable à celle des humains. Myryis s’approcha de la cage et demanda à R-Ho et à Méd-Ho de s’adresser à l’Homme Sauvage, dans leur gazouillis inimitable, sauf pour un Cyborg. L’Homo Erectus cessa sa prostration et posa son visage contre les grilles de sa cage, un visage où se lisait l’incrédulité devant la petitesse des Myrmidons, copies exactes, mais réduites, de l’Homme Sauvage.

Finalement, la gestuelle universelle servit plus aux Myrmidons que leurs pépiements, et l’Homme Sauvage, qui se nommait Didh, accepta le cuissot que R-Ho lui tendait avec un sourire découvrant sa dentition impressionnante. L’individu possédait une toison qui lui couvrait tout le corps sauf la plante des pieds, les paumes des mains et son visage imberbe. Aussitôt vêtu d’une tunique, l’Homme Sauvage perdit la moitié de son

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étrangeté. On le laissa vivre au Château, en compagnie des Myrmidons, pour qui il passait pour un géant de leur mythologie, et qui le traitèrent comme un Demi-dieu.

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Chapitre XXXIV Les trois Soleils de minuit (42 avant JC)

Dès la chute de la forteresse de Rhodes, le Basileus Antiochos et son fils Mithridate, Basileus de Byzance, se présentèrent sur de superbes galères, manœuvrées par les meilleurs éléments de leurs gardes personnelles. Les Romains occupaient et dépouillaient la ville conquise de ses ornements, ses statues, ses parements, tout son métal. Les légionnaires s’arrêtaient et s’attroupaient au passage des Basileus, stupéfiés par les deux Géants de huit pieds, en armures d’électrum tenant deux lourdes haches d’acier brillant, qui ouvraient le chemin aux Monarques. La richesse des armures de leurs escortes, arborant comme blasons le scorpion de la Commagène et la fleur de lys de Byzance, suscitait des commentaires admiratifs.

Brutus et Cassius attendaient les deux Empereurs asiatiques au bas des marches du grand Temple de Rhodes. Brutus, dont la mère était la demi-sœur de Caton, avait été éduqué par ce grand défenseur des idées républicaines et il avait même épousé la fille de Caton. Caton lui avait souvent répété son respect pour le Roi Antiochos, pour son humanisme, sa sagesse, son amour des arts et des lettres, sa richesse, sa religion admirable et la sagesse des Magiciens qui vivaient à sa Cour, la plus magnifique d’Orient. Cassius avait vécu dix ans en Syrie et connaissait Samosate, son rayonnement sur toute l’Asie, ainsi que l’influence de son Culte qui avait conquis beaucoup de ses propres soldats. Les deux Généraux romains restaient muets d’étonnement devant les deux Géants qui s’étaient mis au garde-à-vous.

Antiochos rompit le silence, s’adressant aux Tyrannicides en latin :

-Que Mithra vous protège ! Vous vouliez nous voir. Nous voici ! Et vous aurez aussi l’oreille des Dieux, car deux de nos Grands Prêtres nous accompagnent, qui ont connu Marius, Sylla, Lucullus, Pompée et bien d’autres de vos éminents Citoyens.

Cassius suggéra que l’on poursuive les présentations à l’intérieur du Temple, aménagé pour leur entrevue, avant que n’éclatât un orage menaçant. Après un échange protocolaire de présents, la rencontre se porta sur la guerre civile qui divisait le Monde romain en deux camps se préparant à s’affronter sur le champ de bataille. D’entrée, Brutus demanda des précisions sur les Géants qui flanquaient les deux Rois.

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Médonje mentit avec un aplomb qu’admira Antiochos :

-Ce sont des Sujets du Khan des Barbares Gètes, lui-même vassal du Basileus. Nos aciéries fabriquent présentement des milliers de solides armures à leurs pointures. Et, loué soit Mithra, nous possédons déjà les chevaux qui peuvent supporter ces cavaliers géants.

Brutus exposa les raisons de la convocation :

-Il nous faut des hommes, et encore plus d’hommes. Les Césariens peuvent aligner plus de vingt légions. Il nous en faut le double, et nous comptons sur des contingents importants fournis par nos Alliés asiatiques. Nous voulons cent mille Parthes et autant de combattants de la part des Basileus d’Asie.

Antiochos échangea quelques mots en grec avec son fils Mithridate et ses Conseillers, puis il répondit aux assassins de César :

-La Commagène nourrit vos légions depuis près d’un an déjà et continuera à pourvoir à leur approvisionnement même en Grèce. Nous ne pouvons ôter nos Paysans de leurs champs, et nos pêcheurs de leurs barques, tout en continuant à vous fournir en poisson, bois, blé et orge. Toutefois, nous vous prêterons la Cavalerie lourde de Commagène ainsi qu’une légion de Géants caparaçonnés d’acier, ce qui vaut bien cent mille hommes. Enfin, votre Plénipotentiaire, Quintus Labienus présente votre demande au Roi des Rois. Mon gendre Orode vous a déjà envoyé un millier d’archers qui ont puissamment contribué à la prise de Rhodes. Le moment venu, ses cent mille cavaliers Parthes pourront traverser nos Domaines et parvenir en Grèce en quelques semaines.

Cassius et Brutus rayonnaient et se voyaient déjà entrer triomphalement à Rome avec une armée de Géants. Antiochos ajouta :

-Mais j’ai une faveur à vous demander.

Les sourires se figèrent et le Basileus continua :

-J’aimerais racheter les statues des Dieux des Rhodiens.

Les Romains attendaient la suite, puis Cassius demanda :

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-C’est tout ?

Devant le signe affirmatif d’Antiochos, Cassius répondit :

-Accordé ! Nous vous les aurions offertes, ces idoles, Divin Basileus mais la guerre est coûteuse.

Voguant vers Issus, seul port de Commagène, Antiochos fit servir un banquet aux Tibétains géants, pour les remercier d’avoir si bien paradé dans leurs nouvelles armures. Il demanda à Médonje combien de clones de ces colosses Myryis avait réussi à implanter.

-Quatorze Majesté ! Et qui seront tous identiques à ces deux-là et qui, eux, pourront se reproduire! Quels Gardes Royaux magnifiques en perspective !

Le Chancelier échangea quelques paroles avec les Tibétains et se retourna vers son Souverain :

-Ils vous remercient pour les cuisiniers chinois et pour les copieux repas qu’on leur sert. Entre eux, ils vous nomment le Roi de Changri-La, le Royaume du miel.

Le Basileus regardait défiler la côte de Cilicie, maintenant sienne. Trop souvent, ce que les soldats de Cassius n’avaient pu voler, ils l’avaient incendié. Toutes ces marques de désolation attristaient Antiochos et affermissaient sa détermination à aider les Césariens à écraser Brutus et Cassius. Son fils, le Basileus Mithridate, assisté de Pyréis, mènerait la Cavalerie de Commagène à la bataille et inventerait tous les prétextes justifiant l’éternel retard des cent mille Parthes, des Hordes des Gètes et de la Légion de Géants blindés. Médonje confia à Antiochos avoir lu dans l’esprit de Cassius le désir de conquérir l’Égypte et ses richesses et de tirer vengeance de Cléopâtre, qui avait mis sa tête à prix, plutôt que d’affronter les légions du Jeune César.

-Mais Brutus lui a rappelé qu’il trônait en tête de la liste des Proscrits et le caractère nécessairement éphémère que revêtirait sa victoire en Égypte dans les circonstances.

Antiochos ordonna d’accoster à l’arsenal de Tarse, la Capitale de la Province romaine de Cilicie que les Pompéiens avaient cédée au Basileus. Le vaste

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port, en eaux profondes, pouvait accueillir plusieurs flottes et ses chantiers maritimes ne cédaient en importance qu’à ceux de Rhodes, aujourd’hui ruinés. Pendant des générations, la Commagène avait livré ses cèdres et ses chênes à l’arsenal de Tarse. Les soldats de Cassius avaient pillé leur propre Capitale provinciale avant de l’abandonner et avaient vidé tous les entrepôts. La population de Tarse acclama Antiochos qui avait fait distribuer des vivres et du grain aux habitants affamés de la Côte Ionienne. Parmi ses nouveaux Sujets, beaucoup se convertirent à la Nouvelle Alliance et adorèrent son Christ-Sauveur qui avait débarrassé l’Asie de l’occupation romaine et des vautours républicains.

Partout dans leurs Empires, le Basileus et son fils protégèrent les Colons italiens déjà implantés, contre les pogroms qui les menaçaient. Grâce à l’envoi d’Acolytes aux points les plus chauds, Antiochos put calmer la vindicte populaire, en invoquant la fraternité humaine et l’avènement d’un Nouvel Ordre, proclamant la venue prochaine d’un Divin Sauveur et messager des Dieux. Les Gètes, établis en Galatie, moissonnèrent d’abondantes récoltes d’orge. Habitués au sols pauvres, au bref été et au rude climat des steppes nordiques, les Gètes s’étonnaient de la fertilité de leur nouvelle Patrie qui leur assurait deux récoltes par année, et même trois dans les vallées les mieux abritées des vents hivernaux. Et Médonje récompensa princièrement les jardiniers des serres royales pour ce croisement heureux entre l’orge des Scythes et la variété chinoise.

Un important convoi de navires égyptiens se mêla à celui de la Commagène qui ramenait à Issus les marchandises de la Mer Rouge. Ne voulant pas approvisionner le parti des Conjurés, et la flotte Pompéienne interdisant tout commerce avec l’Italie, Cléopâtre vendit tout le blé d’Égypte au Basileus. Cléopâtre elle-même fut de l’expédition, afin de rencontrer Antiochos et de participer aux célébrations de mi-juillet au Nympheum. La Divine Cléopâtre se pavana au Château, étincelante dans ses bijoux et rivalisa d’élégance avec la Reine Isias et les Dames de la Cour de Samosate. Et lorsque les premiers rayons du Soleil levant touchèrent le Sanctuaire du Nympheum, la blancheur immaculée de son manteau d’hermine, présent du Basileus, fit resplendir la Reine d’Égypte trônant parmi les Dieux, sous sa colossale statue chryséléphantine. À ses pieds, une foule innombrable recouvrait la large esplanade du sommet arasé et débordait sur toutes les pentes de la montagne sacrée, répétant les cantiques chantés en araméen, en hébreu, en grec et en latin.

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Tous les Rois d’Asie semblaient réunis aux célébrations de ce quatorze juillet, mois qui portait dorénavant le nom du Divin César dont la statue d’or côtoyait celle de Cléopâtre au Nympheum. Les cinq Grands Prêtres, Cyborgs naufragés de l’Espace, participaient tous à l’évènement et occupaient leurs sièges sous les effigies des Dieux qu’ils représentaient. Pyréis ne put s’empêcher de blaguer avec ses collègues sur la beauté comparée de l’élégante Reine d’Égypte et du défunt Dieu Abgar, rendu tellement ridé qu’il passa ses dernières années voilé comme ses épouses. Antiochos fit une allocution remarquable, un sermon autant politique que religieux, et qui s’adressait aussi bien aux humbles paysans qu’aux Souverains présents.

-Mes Frères, louons la Divinité de nous avoir permis de réunir autant de Peuples dans notre Église. Remercions mon Père Céleste d’avoir inspiré autant de dévoués parents et amis, Alliés, Vassaux et Fidèles, tous assemblés ici aujourd’hui pour témoigner de notre foi en une Humanité meilleure. Tous, nous devons nous efforcer à maintenir cette paix que l’Asie connaît enfin, nous devons reconstruire, replanter, reconstituer les troupeaux et, surtout, implanter dans le cœur de tous nos Sujets ce désir de participer à l’essor et à la prospérité commune.

On cria le nom de chacun des Dieux qui trônaient au Sanctuaire et que la foule saluait d’une ovation. Cléopâtre, incarnation d’Isis, parut très sensible à cette marque d’adoration, rendue par une foule d’un million de personnes, regroupant plus de cent Peuples, et Théla remarqua une larme d’orgueil comblé perler sous l’œil de l’Égyptienne.

Le lendemain soir, à la réception donnée au Château pour les têtes couronnées, et la nombreuse famille du Basileus, Cléopâtre apparut vêtue d’un ensemble osé, fait en peau de crocodile et de plaques de jade, et qui moulait fort bien la partie charnelle de sa divine personne. Même les vénérables matrones gréco-romaines durent reconnaître le charme qui se dégageait de cette Grecque à demi-nue qui régnait sur le Royaume du Nil. Sa tiare, composée de centaines d’émeraudes, se mariait avec les gemmes smaragdines qui paraient sa taille dénudée. À la demande de Cléopâtre, Médonje occupa un siège voisin du sien lors du banquet protocolaire et la Reine s’enquit auprès de ses hôtes des noms et des titres de tous leurs prestigieux invités.

Médonje remarqua l’intérêt que portait Cléopâtre aux héritiers mâles d’Antiochos et il lui glissa à l’oreille que Mithridate, Basileus de Byzance,

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avait épousé une Princesse fortunée, Pythadorise de Tralles, près de Pergame, voilà bien longtemps déjà. Et que même Pacorus, le petit-fils d’Antiochos et héritier de l’Empire Parthe, avait pris femme chez les Mèdes et attendait, espérait-on, lui-même un héritier.

-Et vous savez que notre Foi interdit la polygamie.

Il hésita avant de rajouter :

-Ou la polyandrie !

Médonje répondait aux pensées qui préoccupaient sa divine voisine :

-Une union entre l’Égypte et la dynastie d’Antiochos créerait en effet un formidable Empire, surtout si la Parthie en est ! Mais je crains que nous devrons laisser à vos descendants le soin de conclure une telle alliance, car tous les prétendants au Trône sont déjà pris.

Tout en grappillant une bouchée occasionnelle de caviar, ou une grappe de raisins, le Chancelier dont la barbe saupoudrée de poussière de diamants, brillait de mille feux, aborda la situation enviable de l’Égypte, maintenant débarrassée de l’occupation romaine et des troubles dynastiques, et où prospéraient les paysans grâce aux nouvelles cultures introduites par Samosate, et aux socs et aux instruments de leur solide acier. Médonje évalua le trafic croissant qui transitait par les comptoirs de Bérénice et de Suez sur la Mer Rouge :

-Nos navires se rendent de plus en plus loin au sud sur la côte africaine pour y établir des comptoirs et des contacts avec les autochtones et la participation de vos marins d’Alexandrie nous permet de soutenir cette progression.

Toutes les conversations cessèrent lorsque les huit Myrmidons parurent dans la salle d’apparat et se mirent à danser énergiquement sur deux immenses tambours, accompagnés par un orchestre de percussionnistes. Les convives ne pouvaient détacher leurs regards de ces êtres mythiques, éclatantes preuves vivantes du rayonnement de la Commagène jusqu’aux confins du Monde connu. Après leur performance, les Myrmidons s’installèrent à leur propre table, dans un coin de la salle d’apparat, où ils furent servis par des

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maîtres d’hôtel habitués à leurs caprices. Cléopâtre, interloquée, interrogea Médonje sur l’origine des petits Êtres.

-Vous voyez là les restes d’une Humanité qui a précédé la vôtre, Divine Majesté. Ces demi-hommes possédaient aussi des Cousins à notre taille et d’autres aussi qui atteignaient trois mètres de stature et qu’on appelait les Minotaures. Médonje se régalait de la présence de Cléopâtre qui pouvait converser dans quatorze langues 45 et qui s’intéressait à toutes les branches de la connaissance et aux arcanes de la magie. Au cours du repas, elle tenta même d’échanger quelques mots avec les Tibétains géants qui veillaient, au garde-à-vous, derrière le trône du Basileus, mais ce fut peine perdue. Elle put cependant se lier avec le Prince Cotiso, fils du Khan des Gètes et héritier de la Galatie, un hercule blond qu’elle aurait volontiers épousé, s’il avait été fils d’Empereur. Médonje profita de la présence de Cléopâtre à Samosate pour lui ouvrir les cryptes secrètes de leur fameuse Bibliothèque et, en particulier, la galerie égyptienne, alimentée par leurs découvertes dans la Grande Pyramide, mais aussi par d’antiques archives provenant de Crète, d’Atlantide, de Troie, de Ninive et de Karkemish. Cléopâtre, qui pouvait lire la langue sacrée des hiéroglyphes, transportée par la richesse de ce dépôt, démontra un enthousiasme authentique.

-Divin Médonje, faites-moi exécuter des copies de toutes ces merveilles. Votre prix sera le mien.

Le Cyborg se fit pensif et demanda la permission d’excaver une tombe de la Vallée des Morts.

-Laquelle ? , demanda Cléopâtre.

Le Chancelier précisa :

-Un tombeau anonyme, sous une falaise dont rien ne laisse penser qu’elle recèle ce mobilier funéraire. Je crois qu’il s’agit du dernier repos de la momie de Djedi, le magicien du Pharaon Kheops.

Cléopâtre sursauta quand elle entendit le nom du légendaire Magicien :

45 Mais pas en latin …

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-Accordé, Grand Prêtre ! Mais seulement si je peux jeter un coup d’œil sur toutes vos trouvailles et si me faites des copies des papyrus de cette tombe.

Lucien accueillit avec plaisir l’annonce que l’Égypte enverrait à Samosate une dizaine de scribes pour y recopier des œuvres perdues lors de l’incendie de la grande Bibliothèque d’Alexandrie, afin de reconstituer cette institution, fleuron de la Dynastie des Lagides46.

Quintus Labienus avait lui aussi assisté aux fastueuses célébrations sur la Montagne Sacrée, habillé à la manière des Parthes et accompagnant l’Ambassade du Roi des Rois auprès de son beau-père Antiochos. Pendant la dernière année, Labienus avait zigzagué à travers les Royaumes de Parthie, rencontré des dizaines de potentats vassaux des Parthes, contemplé leurs palais et leurs Temples, pour finalement parvenir à Séleucie, la Capitale d’Orode, où on le fit poireauter plusieurs mois encore dans l’attente d’une audience. Mais on avait attribué à l’envoyé des Pompéiens une magnifique résidence, dotée d’un personnel entièrement dévoué au bien-être de leur invité, et surmontée de jardins parfumés d’où il pouvait contempler les coupoles dorées du Palais Impérial. Labienus s’était lié d’amitié avec le Prince Pacorus qui venait presque tous les jours s’enquérir du Romain et discuter avec lui de religion, de tactiques militaires et de la bonne gouvernance des Peuples.

Accompagnant Pacorus chez son grand-père à Samosate, Labienus se montra un fidèle adepte de la Nouvelle Alliance, ayant été initié à ce Culte par son propre père, l’illustre bras droit de César en Gaule, mais qui avait pris le parti de Pompée, et de la Légalité, lors de la rébellion de César contre le Sénat. Labienus s’abreuvait religieusement de la moindre parole prononcée par les Grands Prêtres, envoyés par le Ciel pour sauver l’Humanité souffrante. Son père lui avait souventes fois raconté les miracles, les prodiges, les merveilles qu’avaient accomplis les Magiciens d’Antiochos. Pendant toute son enfance, Labienus avait été nourri de l’Esprit Saint, éduqué par des affranchis de la Nouvelle Alliance et fréquentait assidûment le Temple du Vatican lors de ses séjours à Rome.

Les Huulus prirent plaisir à la présence de Labienus qui se déplaçait toujours en compagnie du Prince Pacorus, attendant encore le contingent de cent mille cavaliers promis par le Roi des Rois. Labienus avait écrit à Cassius et à Brutus avoir vu de ses yeux une armée de dizaines de milliers de Parthes 46 D’origine grecque et qui régnait depuis trois siècles sur l’Égypte

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s’assemblant à Ctésiphon sur la rive du Tigre opposée à la Capitale de Séleucie.

-Il devait y avoir plus de soixante mille cavaliers, d’habiles archers pourvus de flèches à pointe d’acier. Orode m’a certifié que son armée se mettra en route vers la Grèce dans les prochains jours. Déjà, depuis plusieurs mois, j’exerce les soldats du Prince Pacorus aux techniques romaines de combat, afin que nous disposions de troupes chevronnées pour encadrer la masse des cent mille Parthes qui nous épauleront en Grèce contre les Césariens. Au début de l’automne, à la verticale de Rome, en pleine nuit, trois heures après minuit, une fulgurante luminosité embrasa le ciel, l’illuminant comme en plein midi. Les coqs47 se mirent à chanter et des milliers de gens, croyant l’aube venue, sortirent de leurs lits et se préparèrent à se rendre à leur travail. Dans le ciel, occultant les étoiles par leur éclat, trois soleils projetaient des ombres nettes sur toute l’Europe. Mais, leur bref éclat disparut en quelques minutes et les boules de feu célestes s’éteignirent peu après. Éveillé par l’alarme déclenchée par les systèmes-experts de leur navette spatiale, Médonje se tenait devant une fenêtre de la Tour Carrée, désespéré devant la perte de leur satellite géostationnaire. Un essaim de météorites avait percuté le satellite avec une telle force que le réservoir d’anti-matière avait cédé. « Heureusement, songea Médonje, il n’y en avait qu’une tête d’épingle. »

Le dernier grand service rendu par leur engin d’observation avait permis le passage de l’armée des Triumvirs d’Italie en Grèce, avec l’assurance de vents favorables et de l’absence de la flotte de Sextus Pompée. À la demande pressante du Jeune César, un des Grands Prêtres de Samosate, Opys, servait dans l’État-Major césarien, comme l’un des médecins personnels d’Octave. Opys se rendit auprès de leur protégé et put le conseiller sur le moment propice pour faire franchir l’Adriatique à ses légions, à la barbe de la puissante flotte pompéienne. En tout, les Triumvirs avaient pu réunir en Grèce vingt-huit légions, pour les opposer aux dix-neuf des Républicains. Une mer de sang s’annonçait, précédée d’escarmouches où se testaient les deux camps.

Le Basileus Mithridate, fils du Divin Antiochos, commandait les troupes montées de la Commagène, composées de trois cent Cataphractaires dirigés par Pyréis et du double de Cavaliers légers. Arrivé en vue de la plaine de Philippes à trois cents kilomètres de Byzance, quelques jours avant la 47 Rapporté par Obsequens dans son Prodigiorum, chapitre 130.

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bataille, Mithridate annonça faussement la venue imminente de sa légion de Géants, des troupes envoyées par les Gètes, et de l’immense cavalerie du Roi des Rois. Finalement, les Parthes n’avaient dépêché que trois mille cavaliers, d’excellents archers, qui se mirent aux ordres de Mithridate. Après avoir longtemps refusé le combat, espérant affamer les troupes des Césariens, Brutus fut poussé à la bataille à la fin octobre.

Dans la navette des Huulus, en orbite à la verticale du nord de la Grèce, Médonje suivit et documenta la bataille. Les Auxiliaires asiatiques appuyaient les légions de Cassius face à celles d’Antoine. Dès les premiers instants de la bataille, Mithridate retourna ses hommes contre les légions de Cassius. La cavalerie lourde de Commagène, composée des meilleurs éléments du Royaume, une formation compacte de trois cent cataphractes géants s’enfonça au galop dans les rangs des Républicains qu’elle disloqua. Les traits d’acier des Parthes et des arbalétriers d’Antiochos semèrent la panique dans les rangs des légionnaires qui tentaient en même temps de combattre les Vétérans d’Antoine. Le carnage prit des proportions défiant toute description, l’armée de Cassius céda et se disloqua. Cassius lui-même se fit tuer par un de ses hommes plutôt que d’être capturé.

Mais les légions de Brutus avaient repoussé celles du jeune César. Octave, que la vue du sang rendait malade et qui n’avait pas quitté sa tente pendant toute la durée de la bataille, fut prévenu à temps par son médecin Opys de fuir le camp que les troupes de Brutus prenaient d’assaut. Les légions victorieuses d’Antoine, Mithridate et Pyréis en tête, coururent aider l’armée d’Octave et obligèrent Brutus à retraiter avec de lourdes pertes. Opys, assisté d’un groupe d’Acolytes passa près de trente-six heures d’affilée à se pencher sur les blessés des deux camps, et sur les agonisants qui imploraient la mort. Lui et ses aides pratiquèrent des centaines d’amputations et tout leur stock de Commagenum y passa. Opys ressortit traumatisé de cette expérience et demanda à retourner à Samosate, pour y passer un mois à se laver dans les thermes de tout ce sang et de cette odeur de chairs putrides. L’ultime bataille se déroula à la mi-novembre, et culmina par un nouveau massacre où périt la fine fleur de l’Aristocratie romaine, les fils de Lucullus, de Caton, des Sénateurs et des Chevaliers de Rome, et des dizaines de milliers d’Italiens. Maudissant les Dieux qui l’avaient laissé choir, Brutus se fit occire par un de ses hommes plutôt que de tomber vivant aux mains de ses ennemis. Après la victoire, à laquelle les contingents de Mithridate avaient puissamment contribué, Pyréis et le Basileus se rendirent féliciter

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Antoine et Octave, les nouveaux maîtres de Rome, avec leur collègue Lépide, laissé à garder l’Italie.

Ils annoncèrent l’arrivée d’un immense convoi de provisions en provenance de Byzance, apportant du blé de Crimée, de l’orge de Galatie, du poisson de la Caspienne, suffisamment pour nourrir jusqu’au printemps toutes les légions d’Octave et d’Antoine, ainsi que les troupes défaites. Médonje chevauchait à l’avant du convoi, porteur d’une lettre de son Souverain aux Triumvirs vainqueurs. Antiochos félicitait les Césariens d’avoir éliminé Cassius et Brutus qui se comportaient comme des bandits de grand chemin et qui avaient pillé les Provinces d’Asie qu’ils devaient sensément protéger, provoquant l’afflux de réfugiés sur les Domaines du Basileus et laissant les Habitants dans le dénuement le plus total. Antiochos félicitait aussi Octave pour avoir fait proclamer Dieu son oncle César à Rome, au début de l’année, et rappelait que l’image de César trônait depuis quelques années déjà parmi les Dieux de la Commagène.

Médonje s’adressa aux Triumvirs :

-Vous contrôlez maintenant plus de soixante légions, bien plus qu’il n’en faut pour abattre la dernière opposition qui subsiste, les forces de Sextus Pompée, qui se sont emparées de la Sicile, grenier à blé de l’Italie. En vérité, vous disposez de trop de légions, rendues inutiles, et de trop peu de navires pour affronter les flottes de Sextus Pompée. Et Rome est menacée par la famine et par les soubresauts qui ne manqueront pas de survenir lorsqu’on y apprendra l’étendue de ces batailles fratricides et les noms des victimes. Voici le pacte que le Divin Antiochos propose aux Triumvirs : les Républicains nous ont donné les Provinces romaines d’Asie pour notre aide. Mais nous avons estimé Brutus et Cassius indignes de triompher, et avons déterminé leur perte. Nous possédons maintenant toute l’Asie Mineure, jusqu’à l’Égypte, incluant la Judée, bien que nous n’ayons pas encore tenté de faire valoir notre nouvelle suzeraineté auprès des Juifs.

-Le Basileus propose de rendre à Rome leurs Provinces d’Asie et d’y installer une dizaine de légions, des Vétérans, qui pourraient y fonder familles et faire prospérer les Colonies de Rome. Notre Reine, la douce Isias, née à Rome, Citoyenne émérite, constitue la meilleure des preuves de notre attachement aux valeurs de la Romanité. Assignez vos garnisons à de grands travaux : assèchements de marais, constructions de routes, de ponts, d’aqueducs, et même aux travaux des champs et aux récoltes. Quelques-unes

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de ces légions pourraient participer aux chantiers de Byzance, la nouvelle capitale du Basileus Mithridate. Mais aucune n’aurait à combattre. Même les Nabatéens arabes, enrichis par notre commerce, se contentent dorénavant d’accompagner et de protéger nos caravanes.

-La Commagène possède des comptoirs dans tout l’Empire de Rome, rendus inaccessibles par la présence des flottes pompéiennes. L’immense marché méditerranéen contribue à la prospérité de Samosate, plaque-tournante du commerce intercontinental et le rétablissement des voies maritimes constitue l’une des priorités du Basileus. Nous vous aiderons à reconstituer une flotte qui escortera jusqu’au port d’Ostie le blé d’Égypte et d’Asie, et les marchandises d’Orient. La priorité du Divin Antiochos, d’abord Philosophe avant que d’être Roi, est de régner sur le cœur des hommes, plus que sur leurs Royaumes. Tout ce qu’Antiochos demande aux Triumvirs, c’est de protéger nos Fidèles et nos Temples à travers leur Empire. Et de protéger les Peuples d’Asie contre les coups de main des flottes pompéiennes et les exactions de légionnaires transformés en brigands.

Antoine prit la parole, et répondit au Magicien de Samosate:

-Divin Médonje, je dois aujourd’hui ma peau à Mithridate de Byzance, qui avait déjà sauvé Jules César à Alexandrie, alors qu’on le connaissait sous le nom de Mithridate de Pergame. Pour ma part, j’accepte toutes les propositions d’Antiochos et j’ajouterai que le Basileus pourra conserver plusieurs des villes et des ports que les Républicains lui avaient donnés. Pour commencer, je propose que Mithridate reçoive pleine souveraineté sur toutes les terres d’ici à Byzance, tout le littoral de Thrace.

Antoine regarda Octave, qui acquiesça, puis poursuivit :

-Et je me propose pour représenter Rome en Orient.

Octave se fit pensif, puis :

-Fort bien ! Je veillerai sur l’Occident, avec Lépide. Mais je compte sur les approvisionnements d’Asie. Je n’ai qu’une seule exigence.

Le jeune César regarda Médonje et le Cyborg parut se ratatiner en comprenant ce qu’on attendait de lui.

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-Vous me servirez trois mois à Rome, pour démasquer les comploteurs, les séditieux et les traîtres. Je crois que votre présence, Divin Médonje, tempérera ma justice et m’induira à la clémence.

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Chapitre XXXV Divines surenchères (41 avant JC)

Les Triumvirs décidèrent de faire hiverner leurs légions dans la vaste plaine de Philippes et d’y construire une ville, marquant la frontière de l’Empire de Byzance. On dédia la ville à Esculape et on y érigea un grand hôpital pour soigner les Légionnaires éclopés dont beaucoup choisirent par la suite de s’installer dans cette nouvelle Colonie, située sur la principale artère commerciale terrestre reliant Byzance à l’Occident, et proche du littoral méditerranéen. Avec seulement trois légions de ses meilleurs éléments, Marc-Antoine se rendit à Byzance en compagnie du Basileus Mithridate et de Pyréis. Le Triumvir contempla et admira l’immense chantier où, malgré l’hiver, s’activaient encore trente mille ouvriers.

Le Palais Impérial, presque terminé, s’élevait au centre de la future Métropole du Pont-Euxin. Dans la salle du Trône, un modèle réduit de ce que sera Byzance permettait de juger de l’avancement des travaux titanesques en cours. On y voyait, barrant l’entrée de la rade naturelle, une chaîne cyclopéenne en fer, fabriquée en Commagène. De telles chaînes existaient déjà, mais en bronze, à Rhodes et à Chalcédoine, pour protéger les ports des flottes ennemies. Le seul monument terminé était une haute et massive colonne de pierres, surmontée par une statue colossale du Divin Jules César qui avait remis la Mer Noire à Mithridate de Pergame, en remerciement pour l’avoir sauvé des griffes des Alexandrins six ans plus tôt.

Marc-Antoine et l’Empereur de Byzance sacrifièrent sur l’autel construit à la base de la colonne du Divin César dont les traits dorés avaient été fidèlement rendus par le sculpteur. Pour honorer Marc-Antoine, les banquets succédaient aux festins, où les présents déposés à ses pieds s’accumulaient en précieux monticules. Puis, laissant deux légions à Byzance, pour aider aux travaux, Antoine et sa suite traversèrent le Bosphore sur la flotte de Mithridate et furent accueillis triomphalement à Chalcédoine, à Nicomédie et à Nicée, fleurons de l’Empire byzantin. Partout à l’apparition du carrosse impérial, les gens se prosternaient, nobles et humbles confondus. Et les foules applaudissaient au passage des cavaliers et des soldats de leur escorte.

À Priapos, où ils firent bombance de langoustes, Marc-Antoine admira une magnifique statue fleurie représentant Médonje, le Chancelier de la Commagène qui avait relevé la Cité de ses cendres, après les affrontements entre les Romains et le Roi du Pont, il y avait trente ans déjà. Pyréis

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expliqua que les Pêcheurs de Priapos fournissaient la Cour de Samosate en langoustes depuis cette époque.

-Nous y avons un Temple, très assidûment fréquenté par la Population, et on y adore maintenant l’image de César aussi.

Le gros des troupes de Marc-Antoine passa d’Europe en Asie en traversant l’Hellespont, non loin de la légendaire ville de Troie qu’ils visitèrent, pendant que les douze légions franchissaient le détroit. Antoine se rendit à Troie avec sa suite comprenant des acteurs et des actrices complaisantes, qui épiçaient les beuveries auxquelles se livrait volontiers le Romain, de forte constitution et grand fêtard devant l’Éternel. Sur les pentes du Mont Ida, le Grand Prêtre Pyréis, réincarnation d’Hercule, présenta au Triumvir un thyrse d’or massif et une extraordinaire tunique de soie où on avait brodé en fils d’or les emblèmes d’Antoine : le Soleil, le sabre et le lion :

-Depuis des siècles, l’Asie attend le retour de Dionysos, annonçant le début d’une Ère nouvelle, faite de prospérité, de paix et du bonheur de vivre. Soyez ce Bacchus, Divin Antoine.

Alors qu’un nouveau Dieu redescendait les pentes du Mont Ida, pendant ce temps à Rome, Octave incarnant Apollon, présidait le Banquet des Douze Dieux, qu’il voulut tenir secret, mais dont le faste extrême monopolisa les rumeurs colportées par la Plèbe pendant les mois suivants. Athénodore de Tarse, pseudonyme adopté par Médonje, y avait figuré Jupiter, le Père des Dieux olympiens. Le Chancelier de la Commagène avait teint sa barbe et portait une chevelure postiche créée par les meilleurs perruquiers égyptiens. Seuls quelques-uns des intimes du Jeune César savaient que, derrière l’identité d’Athénodore, se cachait un des Grands Prêtres de Samosate. Parmi eux, Mécène, chez qui la fête se tenait, et Agrippa, rendu Général, et qui avait rang prétorien.

Lors de ce Banquet des Douze Dieux, servi par les plus adorables créatures de l’Empire de Rome, des vierges des deux sexes furent consommés et des fortunes dilapidées en extravagances débridées qui auraient choqué les moins prudes des Matrones de Rome. Médonje ne toucha pas aux vins capiteux qui s’écoulaient d’une fontaine de marbre, se contentant de fumer de ce haschisch noir des steppes qu’avaient apporté les Gètes en Galatie. Le Cyborg abusa juste assez de la jeune esclave Gauloise pour justifier la liberté et la fortune qu’on lui avait promises. Pour l’Extraterrestre, les trois derniers

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mois représentaient la période la plus difficile de sa longue existence. Octave l’avait obligé à sonder l’Aristocratie, le Sénat, les Chevaliers, son propre État-Major, et le jeune Triumvir avait décrété une série de proscriptions pour éliminer toute opposition à son Régime.

Le Huulu dut recourir à diverses techniques mentales pour se convaincre de la nécessité de cette purge, pour éviter que le règne d’Octave, acquis au prix de mers de sang romain, ne se termine pas comme ceux de Marius, Sylla, Pompée ou de Jules César, renversés sous les pogroms provoqués par des agitateurs, ou les poignards de conjurés. Médonje obtint la grâce des enfants, confiés au Temple du Vatican, et la mise à mort rapide des condamnés. Mécène acheta d’immenses domaines, confisqués aux Proscrits, et toutes les propriétés de l’Esquilin, l’une des sept collines de Rome. Octave distribua beaucoup de ces terres, réquisitionnées sans compensation, à ses Vétérans en Italie. Les nombreuses légions encore sous les armes exerçaient une ponction insoutenable dans le Trésor Public et leur démobilisation constituait un des plus grands défis posés au nouveau Régime d’Octave.

Mais, intouchables, le Consul Lucius Antonius et Fulvia, le frère et l’épouse richissime de Marc-Antoine, encourageaient ouvertement la grogne contre Octave, rappelant aux Vétérans la médiocrité de leurs récompenses et, aux spoliés, l’énormité de leurs pertes. Médonje, ou plutôt Athénodore de Tarse, ancien Précepteur et maintenant Conseiller du Jeune César, avait prévenu Octave de leur félonie. L’héritier de César lui répondit :

-Leurs noms figurent sur le bas de ma liste noire, en temps utile, nous les en bifferons.

Octave et Mécène, qui avaient étudié à Antioche et à Tarse, et fréquenté le Château et la Tour Carrée de Samosate, avaient peu à peu été initiés, par les Huulus eux-mêmes, aux secrets de l’origine extraterrestre des Grands Prêtres de Commagène, les Anges Célestes adorés au Nympheum. Un des cinq communicateurs des Cyborgs fut remis à Octave, qui le confia à Mécène, son ami d’enfance, devenu son bras droit.

Au cours du Divin Banquet, Médonje-Jupiter projeta la foudre contre un pommier en se servant de son laser digital. Pendant ce fameux repas, Octave pria le Cyborg d’exposer à leur divine assemblée un des Mystères de l’Univers. Le Huulu, passablement intoxiqué au haschisch se plia au jeu et

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utilisa malicieusement les artifices de sa technologie pour reproduire, musique, effets sonores et emprunter une voix d’airain :

-Au début des Temps, avant que l’Homme ne se répande sur la Terre, vivait une race ancienne qui côtoyait des troupeaux de Licornes et d’animaux géants, aigles géants, bisons, lions, panthères, ours géants. Certains parmis ces premiers hommes étaient eux-mêmes des Géants, et possédaient un visage si horrible à regarder qu’on le comparait à celui d’un cheval ou d’un bœuf. Pour cette ressemblance, on les nomma des Centaures ou des Minotaures, ou encore Myrmidons, pour les plus petits de cette Race, vivant encore aux Temps Héroïques chantés par Homère.

Le Magicien fit une pause, pour mieux ménager l’effet de surprise :

-Voici l’un des derniers survivants de cette ancienne Humanité, que je me suis attaché comme garde du corps. Il use d’une fronde comme aucun homme n’en est capable, grâce à ses bras démesurés qui en font aussi un grimpeur émérite.

L’Homo Erectus quitta son armure et parut nu devant l’assistance émerveillée par ce prodige, qui marqua le très fameux banquet secret. Le surlendemain, Athénodore redevenait le Chancelier de Commagène et s’embarquait pour l’Asie. Il laissait une Italie meurtrie, mais ordonnée et soumise au Jeune César. Ils avaient convenu de convoyer par voie terrestre, passant par Byzance et Philippes, les marchandises d’Occident et d’Orient, tant que durerait la maîtrise de la Méditerranée par les flottes de Sextus Pompée.

Au large de Rhodes, la galère de Médonje se joignit à la flotte de Commagène. Antiochos embrassa son Chancelier, tel un fils retrouvant son père, échangeant sans tarir, jusqu’à leur arrivée à Éphèse. Médonje se confessa au Basileus, éprouvant le besoin de verbaliser ce qui pesait sur sa conscience. Et il raconta aussi comment il avait pu sauver les vies de Citoyens victimes de la simple jalousie, cibles de dénonciations sans fondement. Et comment il avait obtenu le pardon de nombreux autres,

-Comme ce Marcus Terentius Varron, un vieil homme de soixante-dix-sept ans, un Chevalier dont la faute principale était sa trop grande richesse, et sa plume incisive, plus que son adhésion au camp des Républicains. J’avais reconnu en ce Varron un des Auteurs les plus prolifiques de Rome, qui

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abordait tous les sujets et que nos maisons d’édition avaient souvent publié. Je fis valoir au Jeune César que son Divin homonyme avait jadis accordé son pardon à Varron, aussi ôta-t-on son nom de la liste des Proscrits, contre la promesse de l’écrivain de ne plus se mêler de politique, de brûler ses brûlots, et de ne se consacrer dorénavant qu’à la littérature.

-Varron fut le seul Romain à reconnaître en moi le Chancelier de Commagène, car cet ancien Capitaine des galères de Lucullus avait escorté notre expédition en Atlantide et avait assisté à la canonnade qui coula les pirates crétois. J’ai commandé au vieil érudit un Traité sur l’agriculture et j’ai fait promettre à Mécène de veiller sur lui. J’ai laissé à Varron une ample provision de notre miraculeuse pâte d’amandes de Madagascar, puis j’ai assisté à son mariage avec Fundania, une jeune affranchie gauloise de quinze ans, à qui j’ai promis la meilleure éducation pour chacun des enfants nés de leur union.

Médonje décrivit comment, pour remercier la Commagène et Byzance, le Jeune César avait nommé Sénateurs plusieurs de leurs Sujets.

-Pour en faire notre Ambassade, Octave nous a donné la fabuleuse villa romaine de Lucullus, confisquée à ses fils républicains, morts à Philippes. J’ai pu aussi ramener quelques babioles sacrées déposées au Temple de Jupiter Capitolin et qui feront merveille à notre Sanctuaire.

Devant l’antique Métropole d’Éphèse, la Mer se couvrait de vaisseaux. Les Rois de toute l’Asie, convoqués, mais aussi des multitudes curieuses de voir la pompe des Basileus et d’apercevoir Antoine, un des Maîtres de Rome, convergeaient sur Éphèse en longues files. La Grande Prêtresse Théla, éminente Citoyenne d’Éphèse, où elle résidait plus souvent qu’à Samosate, avait veillé aux préparatifs de cérémonies grandioses. Des Satyres et des Nymphes, des chœurs d’enfants et des trombes de pétales de roses, des fanfares et des nuages d’encens entourèrent un Dionysos-Antoine triomphant et ses légionnaires fleuris par les masses. Antiochos avait pourvu à toutes les dépenses, colossales, de cette Apothéose visant à se concilier Antoine, à faire du Général Romain un Dieu Grec, dispensant aux Peuples d’Asie les bienfaits de cette Corne d’Abondance qu’apporterait la paix romaine.

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Antiochos fit ouvrir devant Antoine des coffres de pièces d’or frappées à la gloire du Triumvir, avec un Soleil à huit rayons, et un portrait très ressemblant, rendant bien sa mâchoire carrée et sa chevelure fournie.

-Chacun de vos légionnaires recevra quelques-uns de ces aureus et cinq cents sesterces à l’effigie de votre épouse Fulvia. Et Médonje compte bien que ces argents soient dépensés en Asie et participent ainsi à la relance de l’Économie.

Puis défilèrent devant Marc-Antoine une quarantaine de têtes couronnées, la plupart parents ou Vassaux des Basileus Antiochos et Mithridate : Ariobarzane de Lycaonie, Artavazdès  d’Arménie, Philippe d’Antioche, Asandre de Crimée, Cotilo Prince des Gètes, Ma’nu Roi d’Édesse. Tous s’inclinèrent devant Antoine, sauf Pacorus, qui lui tendit la main d’égal à égal. Car Pacorus représentait son Père Orode, le Roi des Rois, Maître des vingt-huit Royaumes composant la Parthie et qui transigeait avec Rome sur un pied d’égalité. Mais l’Héritier des Parthes, et petit-fils préféré d’Antiochos, fit montre d’une politesse exquise et charma le Romain, à qui il remit une fortune en tapis d’Orient.

Un banquet fut offert par les Basileus, qui réunit plus de trente mille convives et tous les Fidèles de leur Église d’Éphèse. Puis une formidable procession traversa les principales villes d’Ionie et se rendit à Tarse, Capitale de la Cilicie, tout près de la Commagène. Là, la Reine Cléopâtre fit une entrée fort remarquée, entourée d’une suite de jeunes femmes scandaleusement dénudées, sur un navire à voile de pourpre et aux rames plaquées d’argent, duquel s’élevaient de denses volutes d’encens et l’odeur sirupeuse de parfums. Tout l’arsenal, le port, la ville, avaient cessé de fonctionner devant l’apparition idyllique, ces nymphes vêtues de voiles diaphanes et jouant sur des harpes d’or des hymnes célestes, à la gloire de la Déesse Cléopâtre, étincelante.

Une semaine plus tard, alors qu’ils se rendaient à Antioche, Médonje et Théla partageaient le carrosse d’Antiochos et de son épouse, la Reine Isias.

-Cléopâtre a absorbé l’envahisseur romain, comme une méduse qui digère une proie, en utilisant le sexe d’Antoine, qui a toujours été son talon d’Achille ainsi que sa propension marquée pour la dive bouteille.

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Le Triumvir et ses légions furent acclamés par les habitants d’Antioche, plus peuplée encore que Rome. Antoine et Cléopâtre s’installèrent à quelques kilomètres d’Antioche, près du Sanctuaire de Daphné, dans l’oasis créée par Théla qui y avait jadis découvert une résurgence. Puis les réincarnations d’Isis et de Dionysos se rendirent ensemble aux célébrations des ides de juillet au Nympheum.

Cette année-là, trois légions, désarmées comme tous les Pèlerins, assistaient sur les pentes du Mont Sacré à l’intronisation de Marc-Antoine au Panthéon des Dieux vivants. Les soldats romains, reconnaissables à leurs tuniques rouges sous leurs cottes de maille, ne représentaient qu’une fraction infime de la foule qui transformait la montagne en une formidable fourmilière humaine, régulée par des milliers d’Acolytes consacrés au Temple. Au sommet de la montagne, une grande statue chryséléphantine de Dionysos reproduisait à la perfection le visage de Marc-Antoine et surmontait des stèles de marbre où figuraient les emblèmes du Triumvir, un lion admirablement rendu, portant au cou un sabre, et constellé de soleils à huit branches. Antoine siégea entre Antiochos et Cléopâtre, et subit une impression indélébile de toute-puissance lorsqu’un million de Fidèles, venant de cinquante Royaumes asiatiques, répétèrent son nom à l’unisson et l’acclamèrent comme un Dieu vivant.

Antoine faillit commettre un impair quand, sous le coup de l’émotion, ce soudard bagarreur s’empara de la main de la Reine d’Égypte, l’attira à lui et l’embrassa fougueusement. Seules les légions semblèrent apprécier ce spectacle, choquant pour bien des Orientaux. Mais Antiochos se leva aussi et, se plaçant derrière les deux tourtereaux, bénit leur union et éleva les mains au ciel en entonnant un Hosanna, repris par les myriades de Pèlerins.

Le Divin couple visita ensuite quelques-unes des cryptes du Sanctuaire. Perspicace, Cléopâtre s’arrêta devant un ajout très récent aux collections du Temple et lit à haute voix la plaque de marbre qui identifiait l’objet :

-La Pierre Noire que les Rois de Pergame avaient remise à Rome, il y a plus d’un siècle ! Je l’avais aperçue à Rome, il y a quelques années, dans le Temple de Jupiter.

Devant l’étonnement de Cléopâtre, Médonje expliqua que les Triumvirs n’étaient pas les seuls à récompenser les mérites des Grands Prêtres de Samosate en leur ouvrant les dépôts des Temples.

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-D’autres de nos amis nous permettent de fouiller des mobiliers funéraires de grande valeur, en or, mais aussi et surtout en connaissances.

L’Égyptienne saisit l’allusion :

-Vous et les vôtres, Divin Conseiller, constituez un bienfait pour l’Égypte. Vous pouvez y séjourner et y creuser aussi longtemps qu’il vous plaira, pour trouver la tombe du Magicien Djedi.

Antiochos fit ouvrir l’une des voûtes du Temple, dite ‘chambre de Lucullus’. Antoine, à la vue des talents d’or alignés et rangés jusqu’au plafond, s’exclama qu’il n’avait jamais vu aussi jolie vision de sa vie et, réalisant son impair, ajouta : « Hormis la Divine Cléopâtre !»

Médonje jugea le moment, et surtout l’endroit, propices pour discuter des affaires de l’Orient avec Antoine :

-Nous vous offrons un cinquième des profits sur les routes de la Mer Rouge, du Golfe Persique, de la Mer Noire, de la Caspienne, et même sur le trafic provenant de la Chine. En échange, vos légions policeront les routes caravanières, amélioreront le réseau routier, relèveront les villes d’Asie de leurs ruines, aideront les paysans à moissonner et à défricher, et participeront à certaines corvées seigneuriales. La prospérité de l’Orient influera directement sur vos revenus, Divin Triumvir. Et nous vous conjurons d’éviter toute confrontation ou tout prétexte de guerre avec l’Empire des Parthes qui appartient au petit-fils de notre Divin Basileus Antiochos. Donc, vos légions paraissent condamnées par le Destin à construire plutôt qu’à détruire. Pour beaucoup, aujourd’hui vous vous élevez au-dessus des masses, tel un Demi-Dieu annonçant le début d’une nouvelle Ère, faite de prospérité et de paix, pour nos millions de Sujets et de Fidèles.

Antoine interrompit le Chancelier :

-Voilà qui est bien, Grand Prêtre. Mais de quelles sommes s’agit-il ? Le contenu de cette salle ?

Le Chancelier glissa à l’oreille du Triumvir, pour n’être compris que de lui :

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-Cinq cent millions de sesterces par année. Cinq fois le contenu de la salle où nous nous trouvons.

Le chiffre assomma le Romain, puis l’enivra. Cléopâtre s’approcha, tentant vainement de saisir des bribes de la conversation :

-Je connais un endroit où vos légions pourraient servir la grandeur de Rome, et nos propres intérêts, et vous mériter un Triomphe : l’Arabie. Pas les Nabatéens, récemment assagis par les profits tirés de leurs propres caravanes, mais les Arabes de la péninsule arabique qui menacent constamment nos navires et nos comptoirs de la Mer Rouge, et tout le commerce provenant des côtes d’Afrique ainsi que le trafic maritime provenant maintenant des Indes.

Antiochos reconnut le danger perpétuel que faisaient courir à leurs flottes commerciales les riverains d’Arabie, pirates, pillards et négriers, « depuis que les navires, les villes et les Nègres existent ».

En regagnant le Château de Samosate, ils passèrent à Charmodara, nouvelle Capitale administrative, et purent y admirer un formidable complexe fortifié récemment édifié. Dans la plus grande des salles de la nouvelle Chancellerie, une extraordinaire mosaïque recouvrait tout le plancher et l’un des murs. On y voyait représentés les Empires de Commagène et de Byzance, les principales voies caravanières, les villes indiquées par leurs noms, les caravansérails, les Temples, les Mers, les fleuves, les îles, de Byzance à l’Égypte, de la Crimée au Sri Lanka. Sur les autres murs, des milliers de petits casiers servaient à comptabiliser les ressources de l’Empire du Basileus. Des dizaines d’Acolytes, sous la conduite de Nicolas de Damas, s’affairaient à griffonner sur de longues tables des réponses et des calculs, des demandes et des ordres aux quatre coins du Monde. Même Cléopâtre ressortit impressionnée par les méthodes administratives employées et la qualité des scribes, formés par les Huulus.

Antoine tomba en amour avec le Château et la ville de Samosate, ses thermes, sa palestre, son amphithéâtre, son hippodrome. Peu avant de quitter la Commagène pour retourner en Syrie, Antoine décida de faire de la grande Cité d’Antioche sa Capitale, d’où il règnerait sur l’Asie romaine. Il compensa amplement Antiochos en lui donnant la souveraineté sur Éphèse, Pergame, Tarse, et une bonne portion de la Cilicie contiguë à la Commagène. Puis Antoine consentit à ce que l’on continue à frapper

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monnaie à l’effigie de Philippe, Roi d’Antioche, dernier des Séleucides, parent et intime d’Antiochos, et qui devint un conseiller écouté de l’État-Major romain pour les questions syriennes. Et lorsqu’ils surent qu’Antoine se rendait passer l’hiver en Égypte, Antiochos se réjouit d’avoir transformé un loup assoiffé d’or en un chaton roucoulant dans les bras d’une Déesse associée au Culte de Commagène et devant elle-même son trône, sa vie et une bonne partie de sa fortune à la famille du Basileus. Mais avant d’appareiller pour le Nil, Antoine céda à Cléopâtre, qui exigeait la mort de sa sœur Arsinoé, parce que, lors de son passage à Éphèse, Antoine avait trouvé ravissante la princesse égyptienne. Pour plaire à sa maîtresse, Antoine avait ordonné à sa Garde prétorienne d’accomplir cette sinistre besogne. Arsinoé, la dernière Princesse d’Égypte à porter ce nom, réfugiée dans le célèbre Temple d’Artémise, s’accrochant désespérément à une colonne du Sanctuaire, eut les deux bras tranchés par les glaives des légionnaires alors même qu’elle criait le nom de la Déesse. Mais Antoine s’objecta à Cléopâtre qui désirait aussi la mort du Grand Prêtre du Sanctuaire d’Artémise ayant donné asile à sa sœur aînée, officiellement otage des Romains.

Théla, en visite à Samosate au moment du sacrilège, entra dans une violente colère et suggéra même de couler la galère de la Reine d’Égypte en se servant de leur navette spatiale comme d’une torpille. Théla avait appris à aimer Arsinoé pendant son long exil à Éphèse et ressentait durement la perte de cet esprit fin. Médonje tenta de calmer sa collègue en lui rappelant qu’une seule victime, pour l’Orient, valait mieux que les milliers d’exécutions de Proscrits comme en Italie.

-Je passerai quelques temps dans la Vallée des Morts cet hiver et je ferai connaître à notre Alliée Cléopâtre le mécontentement des Dieux face à cette profanation et ce crime odieux.

De Charax, sur le Golfe Persique, leurs Capitaines rapportaient avoir procédé avec succès au lancement de deux immenses navires de haute mer, des cinq mâts, possédant chacun une dizaine de bouches à feu et qu’on avait construits pour naviguer jusqu’au Royaume des Lutins. Les Myrmidons avaient pris congé de la Cour de Samosate avec moult manifestations de tristesse, mais Méd-Ho, élevé à Samosate, promit d’y revenir. Le jeune Homo Erectus, adulte à six ans, et qui en avait maintenant dix, s’exprimait dans un grec parfait, si ce n’était d’un curieux zézaiement.

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-Je reviendrai avec une épouse, et ma mère, qui désire terminer ses jours en Commagène. Et je ramènerai ici tous ceux de mon Peuple qui voudront tenter l’aventure.

Opys dirigeait l’expédition qui durerait au moins trois ans, et qui s’arrêterait, à l’aller comme au retour, au Sri Lanka. Le médecin des Huulus espérait que les embruns marins finiraient par le laver de tout le sang dans lequel il avait pataugé sur les champs de bataille grecs. La perte de leur satellite, les ayant privés des prédictions météorologiques, rendait périlleuse la navigation en haute mer, particulièrement entre le Sri Lanka et Sumatra. Les Huulus convinrent d’utiliser leur navette pour assister leur collègue lors de la traversée de cette portion d’Océan. Quand l’énorme caravane traversa le pont de Samosate pour fouler les sables de la Parthie, Antiochos fit sonner les cloches du Palais, tirer une salve d’honneur et tonner les grands tambours de l’armée de Commagène pour saluer les Myrmidons qui retournaient dans leur lointaine Patrie, bien au-delà des bornes connues du Monde gréco-romain.

En Italie, Octave affrontait une forte opposition de mécontents dirigés par l’épouse et le frère de Marc-Antoine. Devant ses ennemis, Octave dut se retirer de Rome en Étrurie avec ses troupes mais réussit à encercler les légions de Fulvia et à assiéger la richissime semeuse de zizanie et le frère de son collègue Triumvir dans la cité fortifiée de Pérouse. Puis Octave divorça de Claudia, la fille de Fulvia, qu’il prétendit rendre encore vierge, ce dont Médonje douta fortement, connaissant l’attrait que les vierges exerçaient sur le Jeune César. Les assiégés espéraient des renforts venus de la Gaule et des secours d’Antoine lui-même. Mais Antoine marchait pour l’heure sur des nuages d’encens, en compagnie de la Déesse Isis, qui lui faisait explorer la ville de Canope, à l’ouest d’Alexandrie, fameuse pour ses Cultes orgiastiques, les mœurs très légères de ses Habitants et les Mystères célébrés en son Temple renommé qui drainaient depuis les premiers Ptolémées les touristes sexuels de tout l’Orient.

La nouvelle de la capitulation de son frère et de son épouse, et du ralliement de leurs légions à celles d’Octave, ne troubla point la béatitude d’Antoine qui n’avait rien fait pour les secourir. Octave avait exilé Fulvia en Grèce et pardonné au frère d’Antoine qui avait offert sa soumission. Mécène rapportait à Médonje que des régions entières de l’Italie n’avaient été ni

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ensemencées ni moissonnées et que le grain d’Orient, acheminé par voie terrestre de Byzance, avait sauvé Rome de la famine.

Mithridate de Byzance montra au Chancelier de son père les talents d’or et d’argent, extraits d’Espagne et de la Gaule, qui remplissaient les voûtes de sa Trésorerie encore en construction.

-Je m’incline devant vous, Divin Négociateur ! Tout le blé de Sicile acheté à Sextus Pompée a été revendu à bon prix, avec celui d’Égypte, de Crimée et l’orge de Galatie, sur les marchés italiens. Le trafic commercial de Byzance, où vous nous avez suggéré d’établir notre Capitale, dépasse déjà celui de Samosate et d’Antioche réunies ! Et nous n’avons même pas terminé de construire ni le port ni la ville ! Votre perspicacité suffit, à elle seule, à vous élever parmi les Dieux !

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Chapitre XXXVI Les Méganthropes (40 avant JC)

À quelques kilomètres à l’ouest de Thèbes, l’antique Capitale de tant de dynasties égyptiennes, un convoi d’une dizaine de robustes ânes dévalait un sentier poussiéreux, à demi effacé par les tempêtes du désert. Derrière Myryis et Médonje, trottinait Didh, l’Homo Erectus, leur garde du corps, tellement poilu et à la physionomie si horrible, qu’il portait des vêtements de femme, et un voile, pour masquer son visage. En milieu de matinée, alors que la chaleur du jour devenait insupportable, ils attachèrent leurs bêtes à l’ombre d’un piton rocheux et s’approchèrent d’une large crevasse naturelle dans laquelle on ne pouvait descendre qu’aidé de cordages. Mais l’agilité de l’Homo Erectus lui suffit pour accéder au fonds du précipice, en même temps que les Cyborgs, qui avaient utilisé leur maîtrise des champs gravitationnels.

Sous un surplomb, à peine visible du fonds du gouffre, mais autrement totalement cachée des regards, apparaissait l’entrée d’un tunnel creusé dans le rocher. Les systèmes-experts avaient repéré à cet endroit isolé un important dépôt d’objets d’or, qui s’avéra constituer une formidable collection de momies royales, plus de soixante, pieusement entassées dans une cache par les Prêtres de Thèbes afin de soustraire les précieuses dépouilles aux pillards de tombes. Médonje s’attendait certes à trouver sur ce site un mobilier funéraire exceptionnel, mais sa surprise s’amplifia au fur et à mesure de leur progression dans ce long couloir creusé dans la montagne un millénaire plus tôt.

Parvenus à l’extrémité du tunnel encombré, les Cyborgs comprirent que personne n’avait pénétré dans cette cachette depuis environ neuf siècles. Les squelettes des ouvriers et des esclaves qui l’avaient creusée reposaient sous des tas de rochers au fonds du gouffre et le secret de ce dépôt sacré avait été ainsi préservé. Médonje semblait dépassé par l’ampleur de leur trouvaille :

-Des dizaines de Pharaons, et leurs Reines. Et pas des moindres : Ramsès I, II et III, la Reine Hatshepsout, Thoutmosis I, II et III, et quinze autres Pharaons. Les Prêtres de Thèbes ont voulu protéger les momies royales des outrages d’un envahisseur, probablement aussi en remplissant les coffres de leurs propres Temples par la même occasion. Les Huulus résolurent de laisser intact l’essentiel du dépôt qui avait traversé près d’un millénaire dans l’oubli. Mais Médonje ne se gêna pas pour prélever sur les momies quelques bijoux fabriqués en Atlantide, et plusieurs chefs-d’œuvre d’orfèvrerie,

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comme des gemmes gravées, ou des ivoires représentant des scènes d’époques depuis longtemps révolues.

Finalement, malgré leur intention de ne pas toucher à ce musée égyptien, ils en ressortirent semblables à Ali Baba, ployant sous le poids de trésors inestimables. S’assurant de n’avoir laissé aucune marque de leur passage, ils ramenèrent leurs ânes lourdement chargés jusqu’à Hermopolis Magna, l’antique Thèbes. Le Chancelier de Commagène se présenta au Gouverneur de la ville et fit réquisitionner un navire pour les mener jusqu’à la Reine Cléopâtre dans le Delta du Nil. Une semaine plus tard, ils rencontraient la Souveraine d’Égypte dans son Palais, construit près du Phare d’Alexandrie, redevenue le port le plus actif de la Méditerranée.

Les Huulus, vêtus de leurs robes de Grands Prêtres de Commagène, furent immédiatement mis en présence d’Antoine et de Cléopâtre. Le Divin couple semblait intoxiqué par ses excès de table, de vin, d’opium et de haschisch, et d’humeur joyeuse :

-Seigneurs Médonje et Myryis! Quelle bonne surprise ! Venez partager avec nous quelques moments de notre Vie Inimitable.

Ils passèrent l’après-midi à l’ombre des grands arbres du jardin royal, à discuter avec Cléopâtre pendant qu’Antoine lançait la balle au jeune Césarion, tout en prenant connaissance de dépêches incessantes provenant de tout le Monde romain. Myryis compara le faste de la Cour d’Alexandrie avec celle de l’Empereur Grypus, qui vécut ses dernières années entouré de nymphes dans le Sanctuaire de Daphné, et de ses enfants, les Princes d’Antioche qui menaient ce que, eux, appelaient la Belle Vie.

Le Chancelier de Commagène aborda avec Antoine de sujets épineux touchant le comportement du Gouverneur de Syrie, Decidius Saxa qui avait attaqué et pris Palmyre, pour la piller.

-Le Basileus s’inquiète de voir vos légions transformées en brigands et s’en prendre aux populations de Syrie qu’elles sont sensées protéger.

Médonje eut le sentiment de s’adresser à une outre de vin qui finit par s’exclamer :

-Des détails ! Réglez-ça avec Saxa lui-même !

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Les Huulus informèrent le Triumvir éméché des derniers développements de la situation en Italie.

-Comme vous le savez, Divin Antoine, les troupes de votre frère le Consul et de votre richissime épouse Fulvia ont été absorbées par celles du Jeune César. Fulvia, exilée à Athènes, risque de perdre sa fortune, essentiellement domaniale, des terres qui seraient distribuées aux Vétérans d’Octave.

Antoine se fit plus attentif et releva un sourcil. Médonje poursuivit :

-Pour se concilier Sextus Pompée, dont la flotte exerce toujours le blocus de l’Italie, Octave a épousé la virginale Scribonia, fille de l’aristocratique beau-père de Sextus Pompée.

À ces paroles, Antoine jeta sa coupe de vin au sol et s’enflamma :

-Ce jeune Octave ne m’écartera pas si facilement du Triumvirat ! Ma décision est prise, je retourne à Rome y faire valoir mes droits.

Cléopâtre parut désolée de voir sa lune de miel se terminer si abruptement. Mais Médonje se racheta à ses yeux en annonçant à la Souveraine qu’elle portait en son sein des jumeaux en santé, un garçon et une fille, fruits de son union avec Marc-Antoine. Cette nouvelle propulsa Cléopâtre aux nues. Au comble de la joie, car la Reine ne doutait pas un seul instant de la véracité de cette prédiction de l’Ange Céleste, elle réitéra au Chancelier son invitation à rechercher la tombe du Magicien Djedi et d’en conserver les trésors. Médonje remercia l’Incarnation d’Isis pour sa bonté, mais ajouta-t-il :

-Nous avons déjà découvert les archives magiques du Dieu Thot à Thèbes et avons indiqué au Vice-Roi l’endroit exact où creuser. Comme on devra forer à travers l’hypostyle du grand Temple de Thot, le Gouverneur attend l’ordre de votre Majesté avant d’entreprendre les travaux.

La Reine interrogea Médonje sur l’étrange femme totalement voilée qui était restée avec leurs bagages.

-Mes gardes la disent fort peu loquace, très poilue et plutôt bien charpentée pour une femme.

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Le Huulu répondit qu’il s’agissait d’une des filles d’Antiochos, née avec une double rangée de dents qui la défigurait, d’où le port perpétuel de voiles pour cacher son infirmité. Le Chancelier prétexta les tâches qui s’accumulaient en son absence pour s’embarquer dès le lendemain sur un des navires prêts à appareiller pour la Commagène. À son arrivée à Samosate, Médonje remit à Théla et à sa fille Marie plusieurs coffres de bijoux qui avaient embelli quinze Reines d’Égypte, « subtilisés au nez et à la barbe postiche de Cléopâtre ! »

Le Chancelier apprit la mort du vieux Dieotarus, l’ex-Roi des Galates, qu’Amyntas, Khan des Gètes, avait remplacé depuis quelques années déjà sur le Trône de Galatie. Antiochos piqua une violente colère contre Marc-Antoine qui, tout à ses orgies, se désintéressait du sort de la Syrie, ravagée par le Gouverneur Saxa, nommé par Antoine. Aussi décida-t-il de dépêcher en Syrie son petit-fils Pacorus, assisté du Général Labienus et de la Cavalerie Parthe pour neutraliser Saxa et l’occire comme un brigand de grand chemin.

Opys signala que, rendu au Sri Lanka, ses deux immenses navires s’apprêtaient à affronter l’Océan austral en direction de Java et demandait que leur navette spatiale fasse le point sur la météo en survolant la région. Le vaisseau quitta le sommet de la Tour Carrée, nuitamment et sans bruit, Médonje aux commandes, accompagné de Didh, l’Homo Erectus natif du Pamir, et de son secrétaire, l’irremplaçable Lucien de Samosate. Ils filèrent directement sur le sud du sous-continent indien et évaluèrent qu’aucune tempête ne menaçait la traversée entreprise par les équipages d’Opys et les Myrmidons, « pour au moins une semaine. » Médonje décida de demeurer dans l’Hémisphère sud pour revenir faire le point cinq jours plus tard sur l’évolution des vents. Ainsi le Huulu en profita pour cartographier les grandes îles de la Mer Australe et y détecter quelques rares foyers indiquant une présence humaine.

Guidé par son instinct, Médonje opta pour une reconnaissance de la plus grande de ces îles, en fait, un Continent par ses dimensions. Peu avant l’aube, il posa leur vaisseau dans un vaste désert semi aride qui occupait le centre de l’île australe, à quelque distance d’un feu de camp. Mais, comme ils s’apprêtaient à sortir de l’habitacle, une série de fortes détonations ébranla leur appareil. Quatre puissants chocs, rapidement suivis de quatre autres, aussi assourdissants que les premiers. Sur l’écran principal se découpaient les silhouettes de leurs assaillants qui faisaient tournoyer leurs

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frondes, des Homo Erectus, très reconnaissables à leurs jambes arquées et à leurs bras démesurés. Leur toison semblait d’un brun grisâtre, plutôt que rousse, comme celle de Didh, leur compagnon originaire du Pamir.

Une nouvelle volée de projectiles s’abattit sur la navette, sans causer de dommage aux parois faites d’un alliage capable de résister à l’impact de météorites. Les pierres semblaient frapper leur appareil avec la violence de boulets de canons, et les trois passagers sentaient la navette reculer sous les chocs. Comme leur attaque n’avait suscité aucune réaction, les Humanoïdes velus s’approchèrent du vaisseau spatial argenté, révélant une stature de plus de trois mètres, presque le double d’un homme adulte. Le plus imposant des quatre leva sa massue et en asséna un formidable coup qui ébranla le plafond de l’appareil et en fit vibrer tout l’intérieur. Médonje calma ses passagers, affolés devant la proximité de ces ogres cauchemardesques :

-Rien ne peut traverser notre véhicule. Observons-les sans crainte.

Les Êtres monstrueux posèrent leurs paumes contre la navette et tentèrent même d’y goûter au risque d’ébrécher leurs dentitions chevalines. Médonje put prendre des gros plans de ces gueules impressionnantes et de ces dents énormes, massives, et alignées comme celles d’un cheval. Médonje dit à Lucien, d’une voix où perlait la surprise :

-Nous avons redécouvert les Centaures des légendes grecques.

Une frayeur atavique faisait se hérisser le pelage de Didh, qui parla des Ogres des contes de son propre Peuple. Alors que les Titans soulevaient d’énormes blocs de rocher pour tenter de briser la coque du navire spatial, Médonje annonça sa décision de capturer le moins lourd des quatre. Sans que le Cyborg n’ait eu à prononcer une seule autre parole, une force invisible plongea les Géants dans un sommeil profond et ils s’affaissèrent tous au sol d’un même mouvement.

Lucien préféra demeurer dans l’habitacle, pendant que Didh et Médonje se penchaient sur les corps inertes des Méganthropes. Autour de leurs tailles, un cordon végétal retenait des frondes, des haches de pierre dure, des couteaux en silex tranchant, des sacs de peaux contenant des cailloux colorés, des feuilles séchées, des pyrites pour allumer un feu, quelques griffes et des crocs, pris sur des carnivores d’espèces inconnues, et d’étranges instruments incurvés, taillés dans un bois dur, qui intriguèrent le

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Huulu. Le moins lourd, qui mesurait entre dix et onze pieds, ne pesait que sept cents livres et pouvait tout juste franchir le sas. Médonje laissa sur place, près des géants inanimés, des glaives en fer qui remplaceraient leurs couteaux subtilisés, quelques miroirs de bronze, de la verroterie et des pièces de tissus, comme pour essayer de se faire pardonner le rapt d’un des leurs.

Tout au long du trajet entre le Continent austral et la Commagène, Lucien demeura prostré dans le coin le plus éloigné du Centaure endormi, cependant que Didh tâtait les muscles et la toison grise de son congénère géant.

-Je comprends mieux la frayeur que les Humains éprouvent à me regarder, expliqua-t-il à Médonje en examinant les dents énormes rappelant celles d’un cheval.

Le Cyborg posa son véhicule au sommet de la nouvelle Chancellerie de Charmodara et réquisitionna une des cryptes de la Trésorerie, une salle assez haute de plafond pour que leur captif puisse s’y tenir debout. Les Cyborgs consacrèrent l’essentiel des deux mois suivants à apprivoiser le Méganthrope, tâche herculéenne, car leur hôte ne se montra pas particulièrement doué pour la conversation.

Le Chancelier traitait les affaires des Empires d’Asie à partir de Charmodara, à quelques dizaines de kilomètres de Samosate. Là, au rez-de-chaussée, Médonje recevait les Ambassadeurs, les Missionnaires de leur Église et les Agents de leurs comptoirs commerciaux. Plusieurs fois, les audiences furent interrompues par d’épouvantables hurlements provenant des sous-sols de la Chancellerie, surveillés par des gardes eux-mêmes apeurés. Des rumeurs sulfureuses circulaient dans le Royaume depuis le retour précipité de la navette qui fut aperçue par de nombreux témoins dans le ciel de Commagène.

Des Habitants de la Palmyrène d’abord, puis de plusieurs villes de Syrie et même de Judée et d’Ionie avaient gagné Samosate pour supplier le Basileus Antiochos, le Monarque le plus riche et le plus puissant de son temps, d’intervenir pour faire cesser le pillage des occupants romains. Les légions de Marc-Antoine, d’abord reçues en héros, et comblées de présents par les Populations d’Asie, avaient rapidement déchanté lorsque le Triumvir divinisé, trônant en Égypte, les avait abandonnés aux mains de Gouverneurs véreux qui s’appropriaient d’une partie de leurs soldes.

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Ne pouvant confronter ouvertement les légions romaines réduites au brigandage, Antiochos fit intervenir son petit-fils Pacorus, héritier des Royaumes de Parthie.

-Une de tes tâches sera d’escorter notre caravane de Pétra à Samosate. Nous te verserons la part qu’Antoine ne se sera pas méritée. Et tu te rendras aussi à Jérusalem en compagnie du Prince Mattathias et tu lui remettras son oncle, le Grand Prêtre, de gré ou de force.

Vingt mille cavaliers Parthes traversèrent l’Euphrate sur le pont flottant de Zeugma, propriété d’Antiochos, et avancèrent rapidement jusqu’à la grande métropole d’Antioche où tenta de se retrancher le Gouverneur Saxa. Mais le Roi Philippe fit ouvrir les portes de sa ville ancestrale et accueillit Pacorus à bras ouverts. La garnison romaine se soumit avec joie au Général Labienus qui accompagnait Pacorus, le fils du Roi des Rois. Le Gouverneur Saxa, livré par ses propres hommes, eut la tête tranchée, mais fut la seule victime lors de cette prise d’Antioche par les Parthes, qui ne l’occupèrent pas, et poursuivirent leur invasion triomphale à travers la Syrie. De son côté, Labienus, à la tête des légions ralliées à sa bannière et assistées d’un contingent de cavaliers Parthes, se dirigea vers le nord et obtint presque sans combattre la soumission des garnisons laissées en Asie par Antoine. Dans le sillon des armées, se répandirent les monnaies de cuivre et de bronze, mais aussi d’argent et d’or, à l’effigie de Labienus Imperator des Parthes, frappées dans les ateliers de Commagène et qui servirent à payer la solde des troupes romaines et à les maintenir disciplinées.

Pacorus, en quelques semaines, avait rallié à son camp presque toutes les villes de Phénicie, sauf Tyr, qu’il avait contournée. À la frontière de Judée, le Prince Antigone-Mattathias prit la tête des troupes et le retour de ce fils du Grand Prêtre Aristobule, très populaire chez les Juifs, fut acclamé par la majorité du Peuple d’Israël. Mattathias expliqua à Pacorus :

-Mon oncle s’appuie sur les fils du Procurateur Antipater, Hérode et Phasaël, pour saigner la Judée et payer de lourds tributs à Rome. Je suis appuyé par la majorité de la Population, qui connaît mon adhésion à la Nouvelle Alliance, et qui voit d’un bon œil l’arrivée de libérateurs dirigés par le petit-fils du Divin Basileus Antiochus. La Judée, mise à feu et à sang, depuis des années par ces Tyrans inféodés aux pillards romains, espère l’intervention d’un Sauveur. Je promets deux mille talents à vos hommes, pour votre aide, et, quand j’occuperai la fonction de Grand Prêtre de Jérusalem, nous

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célébrerons le Culte de la Nouvelle Alliance au Temple de Jérusalem. Et mes Rabbins participeront aux cérémonies de mi-juillet au Nympheum.

Ainsi, après quelques légers affrontements, Pacorus et Mattathias parvinrent à Jérusalem, accompagnés de seulement cinq cent cavaliers Parthes, et rencontrèrent Hyrcan, Hérode et Phasaël. Pacorus espérait convaincre le vénérable Grand Prêtre de démissionner de ses fonctions et de laisser son neveu accéder au Trône sacerdotal.

-En contrepartie, Hérode et Phasaël pourraient continuer de servir le nouveau Grand Prêtre et de grandes souffrances seraient ainsi évitées au Peuple juif. Mon grand-père Antiochos conjure le Vénérable Hyrcan d’accepter un exil doré en Parthie où nous le recevrons fraternellement. Il pourrait même s’établir dans la grande Communauté juive de ma ville de Babylone, s’il le désire.

Hélas, les membres du Sanhédrin, habitués aux trahisons, au double langage, à la désinformation, retors, calculateurs, échaudés par des siècles de désillusions, ou simplement trop fanatiques ou bornés, refusèrent l’offre de Pacorus et l’armée des Parthes prit d’assaut la ville sainte. Les soldats de Pacorus pillèrent les demeures des Juifs ayant fui avec Hérode, et le Palais d’Hérode, mais ne commirent aucune autre exaction et respectèrent le Trésor du Temple. Le Prince Mattathias fit égorger Phasaël et coupa de ses propres dents les oreilles de son oncle, le Grand Prêtre Hyrcan, l’empêchant ainsi d’exercer encore son Pontificat, car le Grand Prêtre de Jérusalem devait être exempt de toute tare physique.

Hérode avait tenté de fuir chez les Nabatéens, mais le Roi Malchus lui interdit l’entrée de son Royaume, affirmant avoir reçu la sommation des Parthes de ne pas lui prêter assistance. Hérode bifurqua vers l’Égypte, atteignit Péluse, puis Alexandrie, où Cléopâtre lui apprit le départ d’Antoine pour Rome. Il s’embarqua sur un navire qui rejoignit Rhodes, puis sur une autre galère qui réussit à gagner l’Italie malgré la saison hivernale peu propice à la navigation. Hérode affirmait apporter à Antoine une lettre de Cléopâtre se disant très inquiète de la présence d’armées Parthes sur les frontières de l’Égypte et qui réclamait le retour rapide du Triumvir en Asie. Hérode, quant à lui, colportait des histoires d’horreurs qu’auraient commises les Barbares Parthes en Judée et à qui, selon lui, Mattathias avait promis de remettre cinq cent Juives de l’Aristocratie pour leurs harems.

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Le retour de Marc-Antoine en Italie ne se fit pas sans heurt. Il avait d’abord rencontré à Athènes son épouse Fulvia, la très richissime, et l’avait tellement engueulée pour son implication dans la révolte avortée contre Octave que la pauvre, pardon la riche, s’était suicidée quelques semaines plus tard, laissant ses immenses propriétés italiennes à Antoine, devenu veuf. Antoine se vit ensuite refuser l’entrée en Italie par le Gouverneur de Brindisium qui affirmait défendre le territoire du Triumvir Octave. Aussi assiégea-t-il la ville portuaire et les Italiens se préparèrent à un nouvel affrontement fratricide. Au nom d’Octave, Mécène se rendit discuter avec Antoine les avenues permettant d’éviter cet anéantissement mutuel. Les soldats des deux camps réclamaient haut et fort la réconciliation des Triumvirs et quand on annonça le mariage d’Octavie, sœur chérie d’Octave, avec Marc-Antoine, des effusions de joie déferlèrent sur toute l’Italie.

Médonje communiquait journellement avec leur Initié Mécène, l’informait de la situation en Asie et participa indirectement à ce triomphe de la Diplomatie sur les armes. C’était aussi un triomphe pour la Commagène, car Octavie constituait l’une des plus éminentes réussites de l’Académie d’Antioche, avec son frère devenu Triumvir de l’Occident. Les Huulus espérèrent que sa nouvelle épouse, ravissante, compassionnée et intelligente, saurait tempérer le bouillant Marc-Antoine qui se fit confirmer son Imperium sur tout l’Orient.

Après un long et dangereux périple, Opys et les Myrmidons avaient atteint l’Île des Fleurs, la Patrie des Lutins, où ils séjournèrent pendant six mois. Le biologiste extraterrestre y assembla une extraordinaire collection de vies animales et végétales et documenta des cérémonies qui réunirent jusqu’à un millier de ces petites gens, car leur arrivée coïncidait avec le rassemblement de tous les Clans de l’île qui se tenait tous les neuf ans. Opys découvrit de nouvelles formes de vies, ou plutôt d’anciennes Espèces qui avaient pu se perpétuer à l’abri des jungles impénétrables, sur ces îles à l’écart des grandes masses continentales. Il en vint même à raffoler des rats géants que les minuscules autochtones chassaient à la sarbacane et considéra en introduire l’espèce en Commagène.

À distance, Opys avait pu suivre et participer au dressage du Centaure capturé par Médonje et qu’on avait nommé Chiron, comme dans l’Iliade d’Homère qui rapportait l’existence de ces êtres fabuleux. L’abominable captif se plaisait dans sa nouvelle demeure, qu’il disait la caverne la plus confortable du Monde. Pour la première fois de sa courte vie, car il n’avait

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que treize ans malgré ses quatre cent kilos, l’ogre se nourrissait à satiété. En fait, le Méganthrope s’empiffrait à se distendre l’abdomen, tellement que Médonje craignait pour la santé de son hôte. La présence de Didh, lui aussi un Homo Erectus, mais de la taille d’un Humain normal, facilita les premiers contacts. Les deux Êtres ne pouvaient communiquer que par signes mais, dotés de semblables constitutions, purent rapidement établir un vocabulaire commun.

Le Basileus Antiochos, à la vue de cet Ogre rendu en Commagène, se montra effaré à l’idée qu’un tel monstre, anthropophage de surcroît, puisse s’échapper et ravager l’Asie.

-Vous ne le gardez même pas enchaîné et vous laissez la porte de sa cellule ouverte. Cela frise la témérité, Divin Médonje!

L’explorateur extraterrestre expliqua à son Souverain avoir amadoué, sur d’autres Mondes, des formes de vie encore beaucoup plus horribles et dangereuses.

-Majesté, considérez que Chiron le Centaure est une forme dérivée de vos propres Ancêtres, lointains certes, mais bien réels. Il possède un langage, des légendes, des techniques, des outils, des armes, de pierre mais néanmoins efficaces. Ainsi que des armes inconnues des Grecs et des Romains, et même des Huulus!

Devant la moue dubitative du Monarque, le Chancelier le pria de le suivre au sommet de la tour la plus élevée de la Chancellerie. Le Huulu présenta un boomerang à Antiochos, interloqué par l’objet à la forme étrange. Alors, le Cyborg exécuta une magistrale démonstration qui laissa le Roi pantois.

-J’ai retrouvé ce boomerang dans une très ancienne tombe égyptienne, sans alors comprendre sa fonction. Ceux du Méganthrope sont trop grands pour être maniables par nous et parcourent une distance prodigieuse.

Antiochos recommanda instamment à son Chancelier de très bien surveiller son immense invité et de civiliser ce ‘frère’ éloigné au plus tôt.

Un jour, Didh se présenta en armure devant son colossal cousin, qui fut médusé par cette invention géniale, et qui en réclama une pour lui-même aux Magiciens qui l’avaient transporté dans ce pays de cocagne. À plusieurs

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reprises, Médonje avait convaincu le Centaure de se rendre au sommet du donjon qui couronnait la Chancellerie, pour y observer, sans se faire voir, le passage des navires sur le Fleuve proche, ou les caravanes qui longeaient l’Euphrate, et les Paysans qui travaillaient la terre. Les moulins à eau et à vent fascinèrent le Titan, peu habitué à voir des êtres animés qui le dépassaient en stature. Médonje et Chiron le Centaure passèrent des heures accroupis derrière les créneaux du donjon, à scruter le paysage à l’aide d’un télescope. Myryis conversait maintenant facilement avec l’ogre dont il compara l’agencement cérébral à celui des Chinois.

Quand le Centaure se revêtit de sa nouvelle armure, faite de plaques d’acier couvrant une cotte de mailles, Médonje lui présenta un casque d’acier adapté à son crâne démesuré, surmonté d’une crête sagittale prononcée. Sur le casque emplumé, le Huulu avait placé une gemme reproduisant un œil immense. Sous le regard amusé de ses hôtes, Chiron passa ensuite ses jours à contempler son image dans un grand miroir de bronze et à simuler des airs menaçants devant des ennemis imaginaires. L’épaisseur extraordinaire des murs ne parvenait pas à contenir les rugissements infernaux du Centaure, ni son rire, homérique, qui ponctuaient ses repas plantureux et enfumés au haschisch, qui possédait les propriétés d’apaiser la fougue du Géant et d’améliorer son élocution.

Aux derniers jours de l’année, leur arriva de Rome la nouvelle que Scribonia, l’épouse d’Octave attendait un enfant, qu’on espérait un fils. Mécène lut à Médonje un texte qu’un de ses protégés, le Poète Virgile, avait composé à cette occasion pour prophétiser la naissance d’un Sauveur. Antiochos, qui écoutait leur conversation, admira le style de l’auteur et sa façon de présenter la venue d’un divin Messie, tellement qu’il ajouta ce poème à son Nouveau Testament et fit remettre une bourse de pièces d’or à ce Virgile. Mécène leur apprit aussi que le Juif Hérode avait été reconnu par le Sénat Roi d’Idumée et de Samarie, appuyé à la fois par Antoine et le Jeune César, en reconnaissance des services rendus aux Romains par son père, le Procurateur Antipater. Hérode avait répété devant le Sénat ses accusations mensongères, décrivant la férocité et la barbarie des Parthes qui avaient envahi la Judée pour remplir leurs harems de leurs victimes, qu’ils avaient, selon lui, rendues veuves et orphelines.

Le Jeune César, utilisant le chapelet de Mécène, contacta Antiochos :

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-J’ai insisté pour ne laisser à Hérode que les districts de l’Idumée et de la Samarie. J’espère que votre Disciple, le Nouveau Grand Prêtre Mattathias saura amadouer mon beau-frère Marc-Antoine qui s’est entiché depuis longtemps d’Hérode. Je compte aussi sur ma tendre Octavie pour plaider auprès de son mari la cause de ce descendant des Jésus qui a fréquenté la même Académie que nous et qui vénère l’Esprit Saint adoré au Nympheum.

Mécène décrivait comment les Triumvirs réconciliés tentaient de se rallier Sextus Pompée, qui contrôlait toujours la Méditerranée en lui offrant la Corse et la Sardaigne, en plus de la Sicile qu’il occupait déjà.

-On laisse croire à Sextus Pompée qu’il pourrait remplacer Lépide comme Triumvir. Et nous entretiendrons ses espérances le temps de faire traverser d’Italie en Asie les légions d’Antoine commandées par le Général Ventidius, afin d’y mater la rébellion dirigée par Labienus et soutenue par les Parthes.

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Chapitre XXXVII Le Sauveur était une fille (39 avant JC)

Pacorus contemplait, incrédule, le gigantesque Cyclope bardé d’acier qui lançait les pierres de sa fronde avec la force d’un boulet de canon. À la demande pressante de son grand-père, le Basileus Antiochos, Pacorus s’était rendu en Commagène. Antiochos ne cachait pas sa fierté d’avoir dans sa descendance un héritier aussi accompli que Pacorus, nourri de plusieurs cultures, polyglotte, favori et protégé des Dieux de la Commagène. Le noble héritier de l’Empire des Parthes, et peut-être de ceux de Commagène et de Byzance, donnait le bras à son grand-père, dans la cour de la forteresse de Charmodara, nouvelle Chancellerie où habitait Médonje.

-Divin Médonje, demanda Pacorus d’une voix éraillée par l’ébahissement, pourriez-vous former une armée de ces Méganthropes?

Le Grand Prêtre à barbe blanche répliqua : 

-La dernière fois que de tels Géants travaillèrent pour des hommes, le Roi Minos de Cnossos les payait en chair humaine. Réintroduire leur Espèce parmi nous pourrait s’avérer une terrible erreur. Ceux qu’on a appelés Cyclopes, Centaures ou Minotaures méritèrent bien leur réputation d’ennemis farouches et redoutables, si l’on se fie aux réactions de notre hôte Chiron. Il ne me respecte que parce qu’il me sait physiquement plus fort que lui, par la grâce de ma magie. Un des Huulus doit constamment veiller sur ce Cyclope, tempérer ses débordements quotidiens, le raisonner et le calmer. Cependant Chiron représente une extraordinaire source d’informations sur votre propre Espèce. Ses légendes, ses rythmes, ses techniques, son langage, sa cosmogonie nous apprennent des pans oubliés de votre propre passé.

Le Cyborg poursuivait :

-Le Temple possède cependant quatorze gros bébés mâles, joufflus aux yeux bridés, dont les pères clonés étaient eux-mêmes les résultats d’un croisement entre des Tibétaines et ces Géants. Ces clones, destinés à la Garde Impériale, n’atteindront cependant que huit pieds de stature, comme leurs pères.

Chiron poussa une série d’onomatopées et pointa l’horizon où venait de surgir un vol d’oies sauvages. Le Géant s’empara de ses boomerangs et courut vers le donjon, suivi par les Basileus et le Chancelier qui le rattrapèrent au sommet de la tour, à temps pour assister à une démonstration

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de l’agilité du monstre à manipuler ses fascinants bâtons volants. Sans même attendre l’impact du premier missile, Chiron avait propulsé deux autres boomerangs contre les oies. Le premier lancer manqua de peu sa cible, mais les deux autres boomerangs abattirent trois oiseaux à une distance que n’aurait pu atteindre un archer, ni même un arbalétrier. Puis, à la stupéfaction de Pacorus, Chiron leva le bras et attrapa le premier boomerang, revenu à lui comme par enchantement, après avoir parcouru plus d’un kilomètre.

Quelques minutes plus tard, des Acolytes ramenaient oiseaux et boomerang au donjon. Chiron se saisit des oies, qui paraissaient minuscules dans ses mains, et les tendit à Antiochos en prononçant une quinzaine de syllabes gutturales que Médonje traduisit :

-Merci Roi pour l’armure et l’épée!

Le Huulu expliqua qu’il avait commandé à leurs aciéries une flamberge de trois coudées que chérissait le Centaure.

-D’autre part, j’ai appris par Virgile48, un des protégés de Mécène, que les Teutons, battus par les légions de Marius, utilisèrent de semblables bâtons volants contre les Romains.

Devant un thé au jasmin, dans la quiétude de son bureau, le Chancelier aborda la situation de leurs Empires :

-J’ai assuré les Triumvirs qu’aucun Royaume asiatique ne soutient plus Labienus, qui a échappé à notre contrôle et qui cherche à se tailler une Empire personnel en Ionie. Son charisme et sa réputation nous ont servis pour nous rallier les légions romaines de Syrie. Mais ses succès ont monté à la tête de Labienus, qui pense pouvoir se passer de notre or et des troupes Parthes pour soumettre l’Asie Mineure. Nous avons fait savoir à Octave et à Antoine, que Pacorus défendrait la Syrie contre toute intrusion de légions romaines, à moins qu’elles ne soient commandées par un des Triumvirs en personne. La Commagène, par l’intermédiaire de Pacorus, police et protège la Syrie contre le déferlement de légionnaires forcés au pillage pour subvenir à leurs besoins. Nous avons réitéré aux Triumvirs agir ainsi dans l’intérêt de Rome et des populations de leur Province de Syrie.

48 Dont le grand-père était un Teuton capturé par les Légions de Marius.

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-Le Sénat, créature des Triumvirs, a confié des légions à Ventidius Bassus, un Général de grande valeur, avec la mission de juguler la rébellion de Labienus. Nous avons obtenu l’assurance de Marc-Antoine que Ventidius avait reçu l’ordre de ne pas franchir la frontière de la Commagène, ni de mettre pied en Syrie, dont le Divin Antoine se propose de reprendre possession lui-même, à son retour en Orient. D’ici-là, les Triumvirs confient au Basileus la garde de la Province de Syrie et la protection des nombreuses communautés et Colonies italiennes qui s’y sont établies.

Antiochos précisa qu’il avait chargé son beau-frère, le Roi Ariobarzane de Lycaonie, et aussi émérite Citoyen de Rome, de contacter le Général Ventidius Bassus,

-Pour le conseiller sur les affaires de l’Asie et veiller à ce que ses troupes respectent les frontières de nos Royaumes, si elles tiennent à leurs soldes. Pour l’instant, l’attention des Triumvirs semble toute entière tournée vers Sextus Pompée dont les flottes affament l’Italie et paralysent toujours le commerce méditerranéen.

De l’autre coté de la Planète, Opys quittait l’Île des Fleurs, après un séjour paradisiaque de six mois au Royaume des Myrmidons. Il ramenait avec lui une vingtaine de Lutins désirant s’établir à Samosate sous la protection du plus grand des Rois, tant vanté par Méd-Ho et sa mère, qui dirigeaient le groupe des minuscules expatriés volontaires. Opys décrivait les cargaisons de ses deux navires comme inégalées à ce jour :

-Les cales regorgent de noix des arbres de fer, d’ambre gris, de dizaines de milliers d’opales, de pierres de Lune, de corail noir, de perles, de plumes d’oiseaux du Paradis, d’épices et d’aromates inconnus des Grecs, d’ivoire de licornes, de semences, racines, tubercules, d’animaux vivants dont plusieurs espèces de perroquets multicolores et des couples de ces rats géants, faciles à reproduire et à la chair exquise. Et aussi des troncs d’essences rares ou uniques à ces Îles, des bois durs, odoriférants. Nous ne nous arrêterons au Sri Lanka que pour faire provision d’eau douce, nous ne pourrons embarquer guère plus que les caisses de rubis et d’émeraudes de notre comptoir commercial de Trinkomali.

Médonje et Antiochos, pendant qu’ils observaient le Centaure s’exercer à lancer des boulets d’acier avec sa fronde, abordèrent l’état de la Trésorerie.

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-L’ivoire d’Afrique, la myrrhe et l’encens d’Arabie nous parviennent sans encombre en passant par Pétra. Et les Arabes de Malchus protègent même les caravanes provenant d’Égypte qui transportent le blé de Cléopâtre destiné à Rome. La Route persique a vu son trafic multiplié avec l’augmentation de nos navires de haute mer. Ainsi le poivre du Sri Lanka et le thé des Royaumes indiens génèrent à ceux seuls des profits fabuleux, tellement que votre gendre Orode, le Roi des Rois, se fait construire une grandiose nouvelle Capitale à Ctésiphon, en face de l’ancienne, Séleucie.

Antiochos fit remarquer que, à Rome, les mauvaises langues attribuaient cette richesse au butin fait à Jérusalem par les troupes de Pacorus.

-Ce Hérode a médit contre les Parthes qui sont détestés encore plus des Romains depuis la destruction de l’armée de Crassus par Orode, qui pourtant défendait de bon droit ses biens et ses terres injustement envahies.

Le Chancelier reprit son discours sur l’état de l’Économie :

-Notre commerce de soie avec la Chine n’a cessé de progresser et nous avons pu payer les Chinois avec de moins en moins d’or, en leur vendant des produits de nos Empires dont ils raffolent : des mécanismes planétaires fabriqués à Rhodes ou dans nos ateliers, du verre soufflé, des semences, des cornes de rhinocéros, du parfum, des médicaments dont le Commagenum, distribué aux quatre coins de la Planète. En Commagène, nos greniers à blé débordent, nos aciéries et nos charbonnages fonctionnent sans discontinuer, nos artisans s’emploient à polir les plus belles gemmes du Monde et nos bijoutiers ont acquis une réputation digne de leur habileté. L’Hôpital de Samosate accueille des milliers de clients fortunés qui laissent souvent leurs fortunes au Temple et qui se convertissent pour la plupart à notre Foi. Quant au Sanctuaire de Nymphée, servi par vingt mille Acolytes, il reçoit des dons de toutes nos Communautés et le pèlerinage annuel qui attire un million de Dévots laisse au Temple des profits colossaux que nous réinvestissons dans nos missions.

-L’orge et le haschisch des Galates se sont ajoutés aux produits d’Asie. Le poisson salé et le Caviar de Crimée se rendent à Rome, avec les ressources de la Mer Caspienne et de la Mer d’Aral. Les fourrures du bassin du Danube, partie de l’Empire byzantin, de celles de Crimée et du littoral de la Mer Noire forment un marché très lucratif. Mais l’ambre fossile des Hyperboréens, qui nous parvient par les fleuves de Crimée, a connu une

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demande monstre auprès de la Cour de Chine qui en mange, en fume et s’en sert comme amulettes aux vertus soi-disant curatives.

Le Chancelier présenta à son Souverain une jolie ampoule transparente qui contenait un fluide visqueux :

-Nous avons réussi à acclimater dans une vallée escarpée de Tauride un troupeau de cerfs musqués de l’Himalaya. Ce ne fut pas chose facile, Sire! Il fallait d’abord s’assurer que ces animaux agiles comme des chamois et munis de crocs invraisemblables pouvant infliger de graves blessures, ne puissent s’échapper de cette vallée afin de pouvoir facilement capturer au filet les mâles pour en extraire régulièrement leur musc qui vaut plus cher que l’or, poids pour poids. Les deux couples que les Chinois nous ont vendus ont permis à la magie d’Opys de constituer rapidement un troupeau de plusieurs centaines de têtes. Le musc secrété par les mâles constitue, avec l’ambre gris régurgité par des baleines, le plus puissant érogène connu et nous l’utilisons dans nos meilleurs parfums sans pouvoir jamais fournir à la demande.

Un pigeon voyageur relâché par Ariobarzane prévint Samosate d’une première victoire de Ventidius sur Labienus, qui dut abandonner Pergame où il pensait hiverner.

-Ses légions lui firent massivement défection, ses hommes ne voulaient pas combattre un envoyé du Sénat et des Triumvirs. Mais surtout, la promesse de payer les arriérés des soldats de Labienus fit merveille. Le Basileus de Byzance a repris possession de Pergame après avoir approvisionné les légions d’Antoine avec le blé de Crimée. Mithridate a aussi assuré le Général Ventidius que Labienus ne pourrait franchir les frontières de Syrie et de Commagène, surveillées et défendues par Pacorus et ses troupes Parthes.

Dans la Baie de Naples, Octave et Antoine conclurent un accord avec Sextus Pompée, lui promettant le Consulat et le Péloponnèse en plus de la Sicile, de la Corse et de la Sardaigne. Les Triumvirs consentirent à reconnaître leur liberté aux esclaves qui avaient combattu pour Sextus, et à démobiliser ses légions avec les mêmes avantages accordés à leurs propres Vétérans. On pardonnait aux Proscrits non entachés du sang de Jules César, et on leur remettait le quart de leurs biens confisqués. La grande partie des Aristocrates réfugiés auprès du Jeune Pompée profitèrent de l’indulgence des Césariens

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et retournèrent à Rome. Parmi ceux-ci, Tibère Néron et son épouse Livie Drusilla revinrent d’exil et se présentèrent devant Octave, qui sondait le repentir des expatriés en compagnie de Myryis.

Livie, ancienne élève de l’Académie d’Antioche, familière de la Cour de Samosate, reconnut Myryis avec une joie manifeste et s’agenouilla devant lui:

-Père Céleste, bénissez-moi et accordez-nous votre protection.

Tout au long de l’audience, la beauté, l’élégance, l’éloquence, la diction et l’intelligence de Livie Drusilla, rappelèrent à Octave celles de sa bien-aimée sœur, Octavie, elle aussi ancienne élève de l’Académie d’Antioche. Livie, qui n’avait pas encore vingt ans, tenait par la main un bambin joufflu de quatre ans, Tibère49, qui charma le Triumvir par sa belle prestance et son teint rosé. Devant le Jeune César, Myryis félicita Livie, qui ne se savait pas encore enceinte, « pour la naissance prochaine d’un autre garçon, aussi bien fait que ce jeune Tibère! » La jeune femme embrassa Myryis sur les deux joues, pour cette annonce qui la comblait d’allégresse.

Marc-Antoine filait le parfait bonheur en compagnie de sa nouvelle épouse, Octavie, qui avait su tempérer les excès de ce soudard invétéré. Mais Myryis détectait chez Antoine un inconfort grandissant, un sentiment d’exclusion devant les jeux de mots et d’esprit auxquels se livraient Myryis et ses élèves de l’Académie, Octave, Octavie, Mécène et Livie Drusilla dont le Jeune César semblait s’être entiché. Aussi Antoine décida-t-il de retourner en Orient et de se fixer pour un temps à Athènes, afin d’y réorganiser la Grèce. Sitôt Antoine éloigné d’Italie, Sextus Pompée, devenu au fil des ans de plus en plus pirate et de moins en moins défenseur des valeurs républicaines, rompit la trêve conclue avec les Triumvirs. Octave fit nommer Agrippa Consul et lui confia le commandement de toutes ses légions pour mettre enfin un terme à la sédition du dernier fils du Grand Pompée.

Sur ces entrefaites, Scribonia, l’épouse d’Octave apparentée à Sextus Pompée, donna naissance à une fille, à la plus grande déception du Jeune César qui répudia le jour même la nouvelle mère. Virgile, qui avait prophétisé la naissance d’un Messie, évita Rome pendant le reste de l’année, mais Octave ne tint pas rigueur au Poète pour son erreur, car il annonça son mariage avec Livie que son mari avait bien voulu répudier, contre la 49 Qui devint le second Empereur de Rome

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restitution intégrale de la fortune de cette riche famille de Chevaliers et sa promotion au rang de Sénateur.

-Ainsi, répétait Octave à son entourage, ma nouvelle épouse mettra-t-elle peut-être au monde ce Messie prédit par Virgile.

Mécène profita de la présence de Myryis à Rome pour lui montrer les plans de l’ensemble palatial qu’il se proposait d’édifier sur une des collines50 de la Cité et où s’élèverait la plus haute tour de la Ville Éternelle.

À Éphèse, Théla avait contraint Labienus à quitter la ville avant que les troupes de Ventidius n’y pénètrent. Mais lors de sa retraite, Labienus perdit la moitié de ses hommes, passés aux forces des Triumvirs. Puis, comme Pacorus lui interdisait l’entrée en Commagène et lui suggérait de se soumettre au Général d’Antoine, Labienus préféra affronter, le glaive au poing, les légions césariennes et mourut au combat, avec le dernier carré de ses plus loyaux éléments. Victorieux, Ventidius se retrouvait à la tête d’une douzaine de légions qu’Ariobarzane lui conseillait d’utiliser pour améliorer le réseau routier de Cappadoce et reconstruire des villes ruinées par les guerres. Pacorus, au nom du Basileus Antiochos, fit rappeler à Ventidius les ordres de Marc-Antoine lui interdisant de franchir la frontière de Syrie.

-Nous attendons la venue du Divin Antoine l’été prochain et nous lui remettrons alors la Syrie dont il nous a confié la garde jusque-là.

Mais Ventidius, ivre de sa nouvelle puissance, passa outre à ses ordres et aux recommandations de ses conseillers, et entreprit d’envahir la Cilicie, maintenant propriété de la Commagène. Antiochos, soucieux d’éviter les affres de la guerre à ses Sujets et à son Royaume, ordonna à Pacorus de se retirer sans combattre de la plaine d’Issus et de se retrancher dans les Monts Amanus, au nord d’Antioche. Le Basileus contacta Antoine à Athènes lui demandant son retour immédiat en Syrie pour reprendre en main ses légions qui avaient investi Tarse et Issus, propriétés d’Antiochos.

-Pour éviter toute effusion de sang, j’ai demandé à mes Sujets de se soumettre à Ventidius et de prier pour le retour du Divin Marc-Antoine, qui saura redresser ces torts causés par un subalterne désobéissant aux ordres du Sénat et des Triumvirs.

50 L’Esquilin, une des sept collines de Rome.

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À la fin de l’automne, Opys revint à Samosate après un arrêt fastueux à Ctésiphon, nouvelle Capitale du Roi des Rois, émerveillant la Cour des Parthes par le volume, la richesse, et l’étrangeté des trésors qu’il rapportait avec lui. Les animaux exotiques et les Êtres fabuleux, comme les vingt Myrmidons de sa suite, ou encore l’aigle géant qui l’accompagnait souvent, donnaient à Opys une réputation de Mage puissant et tous, sauf Orode lui-même, s’inclinaient devant le Huulu. Le Roi des Rois, à la fois neveu et gendre d’Antiochos ne tarissait pas d’éloges envers son fils Pacorus, éduqué en bonne partie par les Huulus à la Cour de son grand père maternel.

-Pacorus m’a convaincu de laisser croître les Communautés de la Nouvelle Alliance en Chaldée et, jusqu’ici, les Dieux m’ont été favorables, disait le Roi des Rois d’un des balcons de son nouveau Palais en désignant de la main l’activité de sa bourdonnante Capitale.

Orode fit escorter l’énorme caravane d’Opys à travers la Mésopotamie par des escadrons de la Cavalerie Parthe, pour honorer l’exploit du voyageur qui avait navigué jusqu’aux extrémités du Monde. L’immense caravane prit trois jours à défiler sur le pont fortifié de Samosate et une partie des cargaisons et des équipages dut être dirigée sur le Sanctuaire du Mont Nymphée, seul capable d’absorber une telle affluence d’hommes et de bêtes. Médonje lui-même se montra surpris par la masse d’ivoire africain, plus de deux mille paires de défenses d’éléphants, ramenées par leur flotte revenant de Madagascar. Un manifeste, contresigné par les Capitaines de leurs navires relâchant à Madagascar, indiquait aussi une abondante récolte du précieux ambre gris, mais une moisson décevante de noix de l’arbre de Fer dont se servaient les Huulus pour fabriquer l’Élixir de longue vie.

Les Capitaines expliquaient que des populations d’agriculteurs africains avaient occupé presque toute la côte orientale de Madagascar, détruisant par le feu les forêts du littoral pour les transformer en rizières. Les équipages devaient dorénavant pénétrer profondément à l’intérieur des terres pour retrouver les arbres de fer tant convoités pour leurs noix aux propriétés miraculeuses. Pour tenter de juguler cette invasion, la flottille dévasta les installations portuaires des passeurs établis dans trois grandes îles entre l’Afrique et Madagascar. Ils y détruisirent plusieurs comptoirs de Marchands arabes qui se livraient au commerce des Noirs et de l’ivoire et y saisirent un stock extraordinaire de défenses d’éléphant et d’ambre gris. Les récits alarmants de ses Capitaines, décrivant la disparition rapide des arbres de fer,

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inquiétèrent les Cyborgs dont la longévité ne reposait plus que sur la pâte d’amande tirée de cette noix rarissime des Mers du Sud.

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Chapitre XXXVIII Antoine assiège Samosate (38 avant JC)

-Sire, l’Empereur Gao-Zong préfèrerait être payé en cornes de licornes plutôt qu’en or.

Antiochos se tourna vers son Chancelier :

-Bon an, mal an, nous remettons une à deux tonnes d’or aux Chinois, or dont nous ne revoyons jamais la couleur. Octave et Mécène nous font part de l’insatisfaction croissante des Romains de voir disparaître en Orient les ressources en or de leur Empire. Heureusement, nos comptoirs établis sur les côtes d’Afrique, et les nouveaux filons découverts en Égypte, notre meilleure cliente pour nos soieries, comblent amplement tous les besoins de nos ateliers. Mais, échanger aux Nègres d’Afrique des tubes de verre coloré confectionnés à Samosate contre de la poudre d’or, n’est-ce pas abuser de la crédulité des hommes, Divin Médonje?

Le Grand Prêtre portait au cou un pectoral mirifique, serti d’un rubis, d’une émeraude et d’un saphir étoilé, gemmes d’une grosseur prodigieuse ayant appartenu à un Empereur, un Pharaon ou orné le front d’une Déesse d’un Temple des Indes. L’Extraterrestre contempla les bagues de sa main droite :

-La verroterie colorée remplit parfaitement son rôle de monnaie chez ces Tribus d’Afrique. Tout autant que ces monnaies en laiton et en cuivre rouge que nous frappons en Crimée. Mais nous ne pourrions payer les Chinois en laiton sans réquisitionner tous les Sujets du Royaume pour le leur livrer. Dommage que nous ne puissions les régler en verroteries colorées. Peut-être devrions-nous visiter la tombe de cet Empereur, mort il y a quelques siècles, tant détesté des Chinois qu’ils se font un point d’honneur de souiller son tumulus funéraire. Les épouses de Myryis le nommaient l’Empereur Merde, et je n’éprouverais aucun scrupule à piller le tombeau de celui qui a ordonné la destruction de tous les livres de Chine sauf une copie de chacun pour sa bibliothèque impériale. -Concernant la menace que fait peser sur nous Ventidius et les douze légions qu’il a réunies dans la plaine d’Issus, j’ai commandé à nos aciéries de produire des pointes d’acier et des boulets de fer. Antoine nous assure de son retour aux premiers jours du printemps pour semoncer le Général Ventidius d’avoir enfreint ses ordres stricts de ne pas investir Tarse et Issus, domaines appartenant à la Commagène. D’autre part, notre Évêque d’Athènes a

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demandé à Octavie d’intervenir auprès de son divin mari pour qu’il se rende rapidement en Asie afin d’y empêcher l’éclatement d’une confrontation entre nos forces et ses légions d’Orient.

Avant de prendre congé de son Chancelier, Antiochos tint à visiter le Centaure qui se plaisait toujours à habiter une des cryptes de la Chancellerie et qu’il partageait maintenant avec les Myrmidons. Quand il pénétra dans la vaste salle de pierre qu’éclairaient plusieurs torches et un grand foyer où se consumaient d’énormes bûches, le Basileus fut salué par les Lutins et leur immense cousin qui les considérait comme des membres de son Clan. Les créatures hirsutes s’inclinèrent devant le Roi et son Magicien, et, ce faisant, les seins des femelles Homo Erectus raclèrent le plancher. Même le Centaure Chiron exécuta une impressionnante courbette suivie d’un sourire cauchemardesque. Le Centaure avait assisté à l’arrivée à Charmodara des Myrmidons, à la tête d’une caravane infinie qui transportait des milliers de défenses d’ivoire, et le Géant les respectait comme de très valeureux chasseurs. Quant aux minuscules Myrmidons, ils se réjouirent de rencontrer un des leurs qui en imposait à tous par sa taille. Antoine tardait à quitter Athènes. Il avait fait construire une caverne dédiée à son propre culte, où il se prélassait en compagnie d’Octavie et s’y faisait adorer comme la réincarnation de Bacchus. En prévision de son retour en Syrie, où il avait l’intention de démobiliser ses Vétérans et de fonder des Colonies, Antoine avait déplacé ses légions de Grèce, de Macédoine et de Thrace pour les joindre à celles de Ventidius à qui il avait ordonné de s’immobiliser et de l’attendre. Mais, comme Marc-Antoine s’apprêtait à appareiller pour Tarse, un appel pressant d’Octave le convoqua en Italie pour contrer les actes de piraterie des équipages de Sextus Pompée qui ravageaient les côtes de la Péninsule. Ainsi le Général Ventidius se retrouva-t-il maître de dix-huit légions forcées à l’inaction.

Hérode, le Juif que le Sénat de Rome avait nommé Roi d’Idumée et de Samarie, talonnait tous les jours Ventidius pour qu’il fasse fi des ordres d’Antoine et confie deux légions au Préteur Machéras afin qu’ils se rendent reprendre Jérusalem à ce Roi Antigone-Mattathias, qui devait sa couronne aux Parthes. Un soir, Hérode se présenta au palais du Gouverneur en compagnie d’un Barbare costaud, portant de lourds bijoux d’or, et vêtu des plus belles fourrures que les Romains avaient pu contempler.

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-Voici le Roi Asander de Crimée, vassal du Basileus Mithridate de Byzance, le fils d’Antiochos de Commagène. Asander vient de passer quelque temps à la Cour de Samosate et vient vous proposer un marché, Général Ventidius.

Asander s’assied pesamment, faisant tinter ses lourds colliers :

-Le plus grand trésor de tous les temps est à la portée de votre armée, Seigneur Ventidius. Le Basileus possède une fortune dans les caves de ses châteaux, de l’or, de l’argent, et des montagnes d’épices précieuses dans ses entrepôts et ses caravansérails. J’ai gagné la confiance d’Antiochos en me disant un admirateur de son fils, le Suzerain que la force des armes m’a imposé. J’ai même feint de me convertir à sa religion, pour mieux infiltrer la Cour de Samosate et les Initiés du Sanctuaire de Nymphée. J’ai vu de mes yeux des cryptes contenant des centaines de talents d’or pur, destinés aux Chinois, et d’autres salles débordant de perles, de pierres précieuses et de bijoux dignes des plus riches Empereurs. Je vous indique l’emplacement de ces trésors si vous m’en remettez le dixième. Et je sais aussi comment détruire l’armée des Parthes!

Ventidius prit quelques secondes de réflexion et affirma devoir consulter les Augures avant de donner sa réponse. Mais en réalité, le Romain se proposait de rencontrer Asander sans la présence d’Hérode, un pantin trop proche des Triumvirs. La nuit même Ventidius raffinait le plan que lui avait exposé Asander et, le lendemain, il convoquait son État-Major pour établir l’ordre de marche des légions. Le plan du rusé Général et du fourbe Asander fonctionna. Les Romains traversèrent les Monts Amanus, en repoussant aisément quelques escarmouches, mais furent contenus par les charges des cavaliers Parthes aussitôt arrivés à la plaine d’Antioche. Les légions établirent un campement fortifié à la mi-pente d’un contrefort adossé à la forêt qui recouvrait les crêtes montagneuses. Puis, ayant laissé leur bagage à leur camp, les légions s’en éloignèrent, n’y laissant que quelques troupes qui s’enfuirent à l’approche de Pacorus et de sa suite empanachée et rutilante.

Pacorus, l’héritier des cinquante Royaumes, comme son grand-père Antiochus se plaisait à le qualifier, fit gravir à sa monture la pente désertée par l’ennemi, suivi de Pyréis et des cinq cent cavaliers de sa garde d’élite. Les dernières sentinelles romaines laissèrent tomber leurs javelots au sol et s’enfuirent à toutes jambes à l’intérieur du camp. Pacorus et Pyréis furent les premiers à pénétrer dans l’enceinte du camp des Romains et le Cyborg décela immédiatement la présence de nombreuses troupes cachées sous les

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tentes. Il tenta de prévenir Pacorus du traquenard, mais déjà les cohortes se précipitaient sur eux glaive au poing. Pyréis émit un appel à l’aide aux autres Cyborgs alors même que s’abattait sur leurs armures d’acier une violente grêle de projectiles lancés par des frondeurs des Baléares. Mais des traits d’arbalètes atteignirent aussi leurs cuirasses et un de ces traits traversa l’œil droit de Pyréis et se ficha dans le cerveau du Huulu, le tuant instantanément.

Les Parthes, voyant le fils du Roi des Rois vaciller sous les coups, se précipitèrent pour le protéger de leurs propres corps. Mais les chevaux furent repoussés sur la pente et culbutèrent l’un sur l’autre, précipitant au sol leurs cavaliers empêtrés dans la mêlée. Le gros de la cavalerie Parthe accourait à la rescousse de Pacorus mais, des bois environnants, surgirent des légionnaires embusqués qui prirent les Asiatiques en tenaille et firent un carnage des cavaliers Parthes, légèrement cuirassés et qui ne pouvaient manœuvrer dans un espace si réduit. Les Romains s’emparèrent du cadavre de Pacorus, enterré sous un monticule de corps, et Ventidius le fit décapiter, pour exposer la tête du fils du Roi des Rois dans les villes de Syrie. Au moment du premier appel de Pyréis, le visage de Médonje se convulsa et il laissa échapper sa tasse de thé. Antiochos, qui partageait le déjeuner de son Chancelier, n’avait jamais aperçu le Huulu dans un tel état et pressentit tout de suite le pire :

-Qui est mort?

Médonje s’affaissa sur lui-même et releva un visage inondé de larmes :

-Pyréis a été tué par les Romains et Pacorus se bat pour sa vie.

Puis le Huulu s’anima et laissa passer à voix haute sa réponse à un autre des Cyborgs :

-Non Opys, tu ne peux plus rien pour Pyréis. Reviens, tu ne portes même pas d’armure. Reviens …

Médonje s’arrêta puis prit la main du Basileus, qu’il considérait comme son fils :

-Opys a coupé sa réception! Il s’est envolé à partir du toit de l’Hôpital pour tenter de sauver Pyréis et Pacorus, mais nos systèmes-experts indiquent que

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Pyréis est mort. Myryis, à Rome, tente de calmer Théla, à Éphèse. Elle fait une crise d’hystérie. Ceci est un cas de force majeure, Sire, je devrai peut-être utiliser notre navette spatiale si Opys échoue à ramener le corps de notre coéquipier.

Le Huulu et le Basileus, suivis de plusieurs Myrmidons, grimpèrent à toute allure les marches du donjon et entrèrent dans le véhicule des Extraterrestres, pour voir les images captées par l’œil cybernétique d’Opys. L’Extraterrestre filait à une vitesse folle à cent mètres du sol. Sous lui, les champs alternaient avec les forêts, puis le désert, les Mont Amanus et le camp des Romains apparurent à l’écran. Antiochos poussa un cri de lamentation en apercevant le carnage qui se déroulait sous leurs yeux. Le gros des légions avait rebroussé chemin et avait coincé toute la cavalerie des Parthes entre eux et le camp tenu par au moins deux légions. Les chevaux et les hommes, incapables de fuir, se faisaient sabrer, par rangs entiers, par les formations de Ventidius. Opys, après quelques secondes d’hésitation à la vue de cette mer de souffrance, se précipita au milieu du camp où reposaient côte à côte les corps dénudés de Pyréis et de Pacorus, décapité.

Opys ne voulut utiliser ni son laser digital, ni son désintégrateur, pour écarter les soldats qui gardaient les dépouilles. Il électrocuta les gardes les plus proches et tenta de s’emparer des corps de ses amis. Le Cyborg devint la cible d’arbalétriers et de frondeurs. Plusieurs traits le touchèrent et il s’écroula, enserrant ses amis dans ses bras en émettant une dernière pensée à l’intention de Médonje :

-Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font!

Puis les systèmes-experts signalèrent son décès.

Antiochos pleurait, effondré au sol de la navette. Médonje, malgré sa propre douleur, aida le Basileus à se relever et ils se soutinrent mutuellement, sanglotant misérablement. Bientôt, un hurlement formidable emplit toute la Chancellerie et un tintamarre se fit entendre. Le Centaure Chiron apparut dans le sas de la navette, portant sa cuirasse et un formidable marteau d’acier :

-Moi tuer ennemis!

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C’étaient les premiers mots proférés en grec par le Centaure. Les effluves mentaux de l’Homo Erectus géant dégageaient une farouche détermination et tirèrent le Huulu de sa torpeur:

-Décollage dans cinq minutes! Que Didh et les Myrmidons revêtent leurs armures. Majesté, vous m’aiderez à manœuvrer la navette.

Asander de Crimée pointait du doigt le corps criblé de flèches :

-Celui-ci se nommait Opys et se faisait adorer dans les sanctuaires de Commagène comme la réincarnation d’Esculape. L’autre, Pyréis, représentait Hercule. Chacun de ces magiciens a vécu au moins cent ans et on les disait immortels. Je reconnais aussi le visage de Pacorus, l’héritier d’Orode le Roi des Rois et d’Antiochos, l’homme le plus riche de l’Univers. Admirez la richesse de leurs cuirasses et de leurs bijoux et imaginez les trésors à votre portée, Général Ventidius, vainqueur des Parthes, vengeur de Crassus.

Hérode scruta le ciel, inquiet :

-Vous feriez bien de placer des archers tout autour du camp, Général. La magie de ces sorciers ne s’est pas tarie avec ces deux-là.

Comme il achevait de prononcer ces paroles, une tache émana du Soleil et devint un disque brillant qui s’approcha rapidement de leur camp.

Hérode, le premier se mit à courir, laissant choir la tête de Pacorus dont le Barbare Asander se saisit, avant de reprendre sa fuite sur les talons d’Hérode et de Ventidius. L’objet céleste s’était posé sans bruit devant les corps de Pacorus et des sorciers. Il en émergea un Cyclope de quatorze pieds, entièrement blindé d’une armure d’acier noir et que tous les archers romains prirent pour cible, puis deux Chevaliers suivis de douze Myrmidons qui les protégeaient de leurs larges boucliers. Le Géant, qui portait un cimier orné d’un œil frontal bleu, se précipita avec une grâce féline sur les rangs des archers et des frondeurs les plus proches. Les plus lents à fuir périrent sous les coups d’une masse de cent kilos. Pendant ce temps, les Myrmidons, protégés par leurs boucliers, se servaient de leurs sarbacanes contre un autre groupe d’archers. Les fléchettes empoisonnées, pratiquement invisibles, frappaient avec une mortelle précision les Romains et leurs Auxiliaires qui s’effondraient, morts, comme par enchantement.

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Sitôt récupérés les corps de Pacorus et des deux Grands Prêtres, Médonje signala leur retraite. Les Myrmidons obéirent, mais Chiron demeurait sourd à l’appel du cor, bondissant à cœur joie sur les ennemis qu’il parvenait à débusquer sous leurs tentes. Puis le Cyclope démembra une de ses victimes, qu’il se mit à dévorer. Médonje dut asséner un choc électrique douloureux à Chiron pour le rappeler à l’ordre et l’obliger à retourner dans leur navette, où il se faufila péniblement. Ils s’envolèrent à une vitesse inouïe et leur appareil disparut dans le ciel en quelques secondes. Dans la navette, le Basileus pleurait à chaudes larmes sur le corps sans tête de son petit-fils favori, l’espoir de l’Asie. Les Myrmidons pansaient trois des leurs, légèrement blessés et Didh aidait Chiron à enlever son armure ensanglantée. Médonje recouvrit les corps et se rendit cueillir Myryis sur une galère au large d’Ostie, et Théla au large d’Éphèse. Ses compagnons, aux teints pâles et aux yeux cernés, parurent à Médonje avoir vieilli de dix ans.

Ils atterrirent au Nympheum, au sommet de la Montagne sacrée, où les attendaient la Grande Prêtresse Marie et son époux Mathieu, de la Tribu des Joseph. La nouvelle de la mort de Pacorus et des deux Grands Prêtres sema la consternation dans tout le Royaume. Dans sa Capitale de Ctésiphon, Orode, le Roi des Rois, perdit la raison quand il connut la mort de son fils et héritier. Médonje procéda lui-même aux rites d’embaumement de ses confrères, prélevant sur leurs corps des éléments cybernétiques qui pouvaient encore servir aux membres survivants de leur équipe ou qui ne devaient jamais tomber entre les mains des Humains. Seuls quelques Myrmidons, et Didh, assistèrent Médonje dans cette macabre tâche de dissection et le Huulu consentit à leur laisser manger une parcelle des Grands Prêtres, un rituel universellement répandu chez les Homo Erectus pour honorer leurs morts.

Le Chancelier ne put s’attarder plus d’une journée au Nympheum, car il devait veiller à la défense du Royaume. Les rescapés de l’armée de Pacorus avaient galopé jusqu’en Commagène, poursuivis par la cavalerie romaine, forte de quinze mille hommes. Des éclaireurs annonçaient qu’au moins dix légions marchaient vers la Commagène, traînant de lourds engins de siège et accompagnés de plusieurs milliers de frondeurs de Crète et des Baléares. La mobilisation générale fut proclamée en Commagène, ainsi que l’annulation des célébrations du quatorze juillet, remplacées par un appel à la guerre sainte pour défendre le Roi Antiochos et le Nympheum. Tous les Sujets valides du Royaume se présentèrent, avec leurs armes et leurs montures,

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devant les Comtes et les Barons, et tous les troupeaux furent déplacés dans des vallées isolées des contreforts des montagnes de la Tauride.

Ventidius avait confié deux légions à son Questeur Macheras afin qu’il reprenne Jérusalem pour Hérode, heureux de se débarrasser de la présence de cet être fourbe et cruel, qui se fit précéder de la tête sectionnée de Pacorus pour terroriser les Peuples de Syrie qui adulaient ce petit-fils d’Antiochos. Le traître Asander de Crimée affirma à Ventidius que la mort des deux Magiciens de Samosate avait privé Antiochos de la moitié de sa puissance et montrait bien que ces sorciers pouvaient être facilement vaincus. Il fit valoir au Général Ventidius qu’il devait s’emparer de Samosate avant le retour prévisible d’Antoine, s’ils ne voulaient pas être spoliés d’un fabuleux butin. À la frontière de la Commagène, des envoyés du Basileus, dans une ultime tentative, offrirent mille talents d’argent au Romain pour le détourner de son entreprise, mais Ventidius repoussa l’offre généreuse, fit emprisonner les Ambassadeurs d’Antiochos et poursuivit son invasion illégale d’un Allié de Rome.

Les Asiatiques s’attaquèrent aux lignes d’approvisionnement du corps expéditionnaire romain, qu’ils isolèrent de ses bases de Cilicie. Les quinze mille Parthes survivants de l’armée de Pacorus talonnèrent l’arrière-garde de Ventidius tout au long de sa progression, mais devaient refluer devant les charges des cavaliers romains, appuyés par les légions. Dans les campagnes de Commagène, les Romains ne rencontrèrent âme qui vive, ni même un chien errant. Ils aperçurent les murailles et les tours de Samosate, alors qu’un orage faisait rage, ce qui les empêchait de distinguer les mouvements ennemis. Puis, fendant le rideau de pluie, les Cataphractaires surgirent sur l’avant-garde de Ventidius, forçant plusieurs centaines de ses soldats à se jeter dans l’Euphrate, ou à périr broyés par les destriers blindés d’acier noir. La charge héroïque des Chevaliers Noirs ne put que retarder légèrement l’établissement du camp romain et les travaux de siège commencèrent deux jours plus tard.

Antiochos tentait de gagner du temps, sachant que des renforts s’assemblaient à travers l’Asie pour lui porter secours. Le Basileus comptait surtout sur l’arrivée d’Antoine pour mettre fin à cet acte de brigandage caractérisé. Les Habitants de Samosate, aux greniers abondamment pourvus, protégés par une triple enceinte fortifiée pouvaient soutenir un siège de plusieurs années sans craindre ni la faim ni la soif. Ventidius estima superflu de conserver douze légions et leurs intendances, soit plus de cent mille

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hommes, occupés à assiéger Samosate. Aussi dépêcha-t-il quatre légions et toute sa cavalerie pour s’emparer du trésor numéraire de la Chancellerie de Charmodara et des richesses du Nympheum.

La forteresse de Charmodara commandait à la route obligée qui se rendait de l’Euphrate au Mont Nymphée. Après avoir laissé passer les troupes se rendant piller le Sanctuaire, Myryis fit tirer du canon contre la légion qui s’approchait pour tenter de combler les douves et de saper les murailles de la forteresse. La détonation donna le signal à la Cavalerie lourde de Commagène et à ses Vassaux, en tout mille Cataphractaires qui anéantirent non seulement cette légion esseulée mais toute la cavalerie romaine, prise en tenaille par des milliers d’archers surgis des montagnes boisées. Quand les trois légions sacrilèges atteignirent les pentes du Mont Nymphée, en ce début juillet, les Romains surent leur dernière heure arrivée. L’imposante montagne fourmillait de combattants en armes, dont le nombre fut estimé à plus de deux cent mille, tous prêts à donner leurs vies pour défendre leur Dieu-Roi et le Sanctuaire des Anges Célestes.

Quand ils virent les Romains au pied de la montagne, fuyant l’arrivée des cataphractes sur leurs arrières, les archers de trente Nations d’Asie arrosèrent de leurs traits les cohortes tentant de se former en tortue et de se protéger ainsi de cette grêle mortelle. Mais de lourdes pierres, suivies de barils de pétrole enflammé, roulèrent sur les rangs des romains, les disloquant et les exposant aux traits qui s’abattaient sur eux en une pluie incessante. Pas un seul combattant romain ne survécut à cet assaut contre la Capitale estivale de la Commagène et son Temple. Philippe de Corduène et Artavazdès d’Arménie apprirent à Théla qu’il n’y avait aucun survivant parmi les bandits qui avaient tenté de vandaliser le Temple.

-Vingt mille morts parmi les Romains et quelques centaines des nôtres. Nous déplorons beaucoup de blessés, et hélas l’Hôpital de Samosate, située hors les murs, a été incendiée par Ventidius.

-Arrêtez, Philippe! Épargnez-moi les détails. Je sais que les Romains ont passé au fil de l’épée tous les malades et ainsi que les Acolytes qui avaient voulu les protéger, qu’ensuite ils ont pillé, vandalisé et détruit le quartier des pharmaciens et les serres de l’Hôpital qui produisaient les médicaments dont se servait Opys…

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À cette évocation, le visage de la Grande Prêtresse se ferma et elle transmit une suggestion de Médonje :

-Qu’on décapite tous les cadavres, puis placez les crânes sur des radeaux, que vous laisserez dériver jusqu’à Samosate. Prenez grand soin de brûler tous les corps, hommes et animaux, afin d’éviter de polluer nos sources et pour prévenir l’éclosion d’épidémies. Dites aussi à nos Fidèles que je célébrerai à l’aube demain une cérémonie d’action de grâces pour leur victoire au Nympheum et aussi en mémoire de tous nos frères disparus cette année.

Quand Marc-Antoine aborda enfin à Tarse, à la fin juillet, avec deux nouvelles légions recrutées en Italie, des membres de l’État-Major de Ventidius l’attendaient sur les quais, en compagnie d’Asandre de Crimée. Ils ne connaissaient pas encore la déconfiture des légions de Ventidius, lui-même coincé entre les murs de Samosate et les cavaliers accourus de toute l’Asie. Le Roi félon affirma à Antoine que la chute de Samosate semblait inéluctable, que les machines de siège des Romains bombardaient la Capitale de ce petit Royaume insignifiant dont la population totale ne dépassait pas le nombre des effectifs de Ventidius, que le butin serait d’au moins cent mille talents d’argent, et au moins autant en dépouilles arrachées aux Temples et aux fortins de ces efféminés en robe de soie.

Le Barbare remarqua alors son impair, car Antoine portait une tunique de soie offerte par le Basileus et fleurait le parfum. Le Barbare tenta de se reprendre :

-L’invincible Marc-Antoine aura triomphé des sorciers du Nympheum et capturé leurs trésors.

Antoine demeura sceptique, connaissant suffisamment la puissance des Huulus, mais aussi leur obsession pacifiste et, maintenant, leur condition de simples mortels. Il se rappelait les exhortations d’Octavie, de respecter Antiochos et ses Grands Prêtres, et de punir Ventidius pour l’outrage qu’il avait perpétré contre la Commagène. Mécène, qui lui avait appris la mort de Pacorus, de Pyréis et d’Opys, avait fulminé contre Antoine et ses troupes indisciplinées qui avaient envahi les Domaines d’Antiochos, le meilleur ami des Triumvirs en Asie. Malgré les admonestations véhémentes du Roi, et Sénateur, Ariobarzane de Lycaonie, beau-frère d’Antiochos, Antoine décida de se rendre, lentement, à Antioche et d’y attendre la suite des événements.

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Ventidius, quand il apprit le retour d’Antoine en Asie, ordonna l’assaut des murailles. Il disposait toujours de huit légions solidement retranchées dans un camp doublement fortifié contre les attaques des cavaliers et aussi contre les sorties possibles des assiégés. Les machines de siège, qui ne pouvaient être disposées que sur la rive nord du large fleuve, n’avaient causé que des dégâts mineurs à la ville, avant d’être la cible des canons et des catapultes montées au sommet des remparts et qui projetaient des barils d’une substance enflammée qu’aucun liquide ne parvenait à éteindre et qui brûlait même à la surface du fleuve. La grogne des légions, à qui on avait promis une victoire facile et un butin considérable, atteignit un sommet quand une centaine de radeaux recouverts des têtes coupées de leurs milliers de camarades dérivèrent lentement sur l’Euphrate.

La faim se faisait sentir chez les Romains, coupés de leur approvisionnement, et les Vétérans colportaient à l’oreille attentive des plus jeunes recrues l’histoire des légions du Consul Rex, carbonisées par le feu grégeois sous les murs de Samosate. L’assaut, donné par des troupes démoralisées, obligea Antiochos à se servir de tout son arsenal contre les soldats de Ventidius, qui attaquaient simultanément sur plusieurs points. Mais les Romains ne pouvaient résister à une avalanche de projectiles lancés sur eux du haut des remparts crénelés par les milliers de défenseurs. Les grenades parvenaient à disloquer les rangs des assaillants, le pétrole enflammé s’infiltrait à travers leurs boucliers inutiles et les traits d’acier empoisonnés pénétraient leurs cottes de mailles.

Après avoir vainement perdu des milliers d’hommes, Ventidius dut se résoudre à demander, par pigeon-voyageur, l’assistance de Marc-Antoine et à lui révéler l’ampleur de son échec. À contrecœur, Antoine se décida à gagner Samosate et à affronter la magie des Huulus et les Fidèles du Patriarche Antiochos. Si Antoine possédait bien des torts, on ne pouvait le traiter de poltron. Dans l’esprit du Triumvir, il devait sauver ses hommes, même au prix de sa propre vie. Ainsi, avec quatre légions, Antoine traversa l’Euphrate à Zeugma, déclarée ville ouverte par Antiochos, et longea la rive Parthe du grand fleuve jusqu’à Samosate. Tout au long du trajet, le bruit des tambours de guerre sembla provenir de tous les points du désert d’Assyrie, mais les Romains n’aperçurent la cavalerie innombrable des Parthes qu’en arrivant devant Samosate.

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Pour rejoindre le camp de Ventidius, Antoine ne put emprunter le pont de Samosate, sous le feu ennemi, et dut traverser l’Euphrate sur une barque, à quelques kilomètres en aval de la Capitale. Il aborda dans les jardins ravagés de l’Hôpital calciné où flottait une infecte odeur de mort. Mis en présence de Ventidius, Antoine se retint de frapper son Général, le laissant d’abord décrire le bourbier qu’il avait créé.

-Antiochos nous pourvoie en nourriture, lui qui est l’assiégé! Il nous interdit de sortir de notre camp sous peine d’annihilation par l’acier et le feu. J’ai tenté une retraite et j’y ai perdu deux cohortes désintégrées par les armes magiques de ces démons, du feu liquide, des barils explosifs, ils trempent leurs flèches dans des poisons fulgurants, ils ont des chars volants, des tubes magiques crachent sur de grandes distances d’énormes projectiles ou une foule d’éclats mortels. Et les Sorciers d’Antiochos ont enrôlé des êtres diaboliques, des Lutins qui lancent de minuscules fléchettes empoisonnées en se servant de leurs bouches, ou des Guerriers, hauts comme un éléphant, qui sortent de Samosate, s’emparent de nos hommes et reviennent dans la ville en bondissant par-dessus les murailles. Et puis, leurs arbalètes surpassent de beaucoup les performances des nôtres, de même que leurs chevaux, d’une taille prodigieuse. Antiochos dispose d’au moins deux mille Cataphractaires, et leur nombre ne cesse de croître de jour en jour.

Un Centurion, fort sale, se présenta à la tente de l’État-Major, porteur de deux missives adressées à Marc-Antoine et laissées avec les provisions journalières, qu’Antiochos donnait aux assiégeants devenus assiégés. Une lettre de Cléopâtre qui suppliait Antoine de tout mettre en œuvre pour protéger les Dieux de la Commagène et son Culte. La note se terminait par :

-Notre fils, Hélios-Alexandre, pourrait être fiancé à une des petites-filles du Divin Antiochos et ainsi bénéficier de la sagesse et de la puissance du Temple. Peut-être même notre enfant sera-t-il ce Sauveur qu’Antiochos espère pour l’Humanité. Mon conseil : demandes pardon au Basileus et, surtout, sois sincère dans ta repentance, car ta duplicité serait mise à jour immédiatement par les Grands Prêtres. Signé : ton amour, Cléopâtre. La seconde missive portait la signature de Médonje :

-Salvé Divin Antoine, venez prendre le thé au sommet de la Tour Carrée. Je vous y attends, seul, à midi.

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Antoine franchit les triples murailles, escorté par des Acolytes qui répandaient des nuages d’encens sur son passage et qui restèrent muets au cours du trajet. L’ascenseur de la Tour Carrée le mena rapidement au sommet de l’édifice où était attablé Médonje, le Basileus Mithridate de Byzance, les Rois d’Arménie, de Corduène et d’Assyrie et quelques Pères de l’Église d’Antiochos. Derrière le vieux Chancelier, qui paraissait maintenant avoir les cent ans qu’on lui attribuait, un Chevalier de quatorze pieds de haut tenait une hache ensanglantée, une cognée monstrueuse par sa grosseur. Médonje se leva, difficilement, à l’arrivée d’Antoine et le salua protocolairement, puis :

-Si vous n’élevez pas trop la voix, vous n’aurez rien à craindre de Chiron. Regardez bien les plaines qui nous entourent, Triumvir Antoine. Il y a six fois plus d’archers montés que ceux que nous avons utilisés contre le Triumvir Crassus qui y perdit la tête, et ses dix légions, il y a vingt ans.

-Le Basileus ne pourra paraître lui-même pour recevoir votre soumission et celle de votre armée, Divin Antoine. Antiochos vient d’apprendre l’assassinat de sa fille aînée, la mère de Pacorus, et celle de son gendre et neveu, le Roi des Rois Orode. La mort de Pacorus, tué par vos hommes, avait fait perdre la raison à Orode qui a cédé son trône à un de ses fils, le plus méprisable de tous, car aussitôt couronné, ce fils indigne a tué son père, Orode, et toute sa famille, ses frères et même son propre fils. Cette horrible nouvelle affecte terriblement notre bien-aimé Souverain, déjà affligé par la mort de son héritier, Pacorus, et par l’invasion de ses Domaines par vos légions.

Médonje s’interrompit, et tous se levèrent à l’apparition inattendue d’Antiochos, qu’un Acolyte aidait à marcher. Les cheveux couverts de cendre et portant l’habit des Suppliants, le Monarque charismatique qu’avait connu Antoine avait laissé place à un vieil homme, qui pleurait la mort de ses enfants. Antiochos s’arrêta devant le Romain, leva les deux bras au ciel dans un signe d’impuissance, les yeux embués de larmes qui traçaient des sillons sur son visage recouvert de poussière.

-Viens dans mes bras, mon fils. Nous devons faire cesser cette folie qui n’aurait jamais dû survenir.

Tous les assistants, étranglés par l’émotion s’agenouillèrent et dirent :

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-Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Amen!

Antoine demanda pardon pour ses fautes, son insouciance, sa procrastination, son lucre et implora la clémence d’Antiochos et des Dieux de la Commagène.

-Prenez ma vie, mais laissez repartir mes hommes.

Médonje prit la parole, après qu’Antiochos et Antoine se soient assis côte à côte :

-Les dernières paroles d’Opys, se sachant mourir, furent ‘Pardonnez-leur, Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font’. Je lis en vous, Triumvir, un sincère repentir, aussi nous consentons à recevoir votre amende honorable. Nous vous laissons la vie sauve, à vous, et à vos hommes. Et nous tairons le désastre qu’ont connu vos légions en Commagène. Mieux, nous continuerons à adorer votre image dans nos Temples, qui trône entre celles de César et de Cléopâtre.

Le Basileus retira sa couronne et la remit à Antoine. Le Cyborg exprima à voix haute la pensée de son Souverain :

-Le Basileus Antiochos ne désire plus être connu que comme Antiochus le Philosophe. Il ne veut régner que sur le cœur des hommes et se consacrer entièrement à son message évangélique et à l’Église fondée par son Père, le vénéré Mithridate Kallinikos de Commagène, mon ami. Il espère, Divin Antoine, que vous permettrez à l’Orient romain de professer librement le Culte enseigné au Nympheum, comme Octave a déjà consenti à le faire pour l’Occident romain, et dont un des préceptes fondamentaux est de pardonner à ses ennemis afin d’enrayer le cycle infernal de la violence. Le Philosophe Antiochus espère que vous remettrez la Couronne de Commagène à son fils, le Basileus de Byzance qui a maintes fois démontré son attachement à Rome.

Marc-Antoine remit sans hésitation la Couronne de Commagène au fils d’Antiochus, Mithridate, déjà Basileus du Pont-Euxin, confirmant sa souveraineté sur tous les territoires octroyés à la Commagène par Jules César, puis par Cassius Longinus.

Médonje ajouta :

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-Et par Lucullus et Pompée, avant eux! 

Mithridate, en acceptant la Couronne demanda l’exécution du Roi de Crimée, son vassal qui avait trahi sa confiance et avait incité Ventidius à attaquer la Commagène. Antiochus, félicita son fils aîné pour son accession au Trône de Samosate, mais, accablé par la perte de sa fille, s’excusa et se fit porter dans les appartements d’un des Grands Prêtres.

Médonje changea d’intonation :

-Et maintenant, permettez au vieux Chancelier d’ajouter que l’Empire qu’on attribue à tort à la Commagène, n’a jamais constitué autre chose qu’une fédération religieuse et commerciale librement consentie. Aucun des Vassaux du Divin Antiochos n’a été forcé à le devenir. Et tous les Peuples de ces Royaumes y trouvèrent leur avantage. Enfin, le nouveau Roi des Rois, l’assassin Phraatès, coupera très certainement notre commerce avec le Golfe Persique et cherchera peut-être même à envahir la Commagène qui, plus que jamais, doit compter sur la protection de Rome. Vous pourrez dire aux Romains, à l’encontre de toutes les rumeurs, que vous avez soumis la Commagène, et apportez pour preuve que vous avez destitué Antiochos pour couronner son fils. Ainsi votre honneur sera sauf et vous resterez le Dionysos pacificateur aux yeux des Asiatiques, tout en pouvant célébrer en Italie un Triomphe sur les Parthes.

Marc-Antoine hésita avant de formuler sa question à Médonje:

-Et que feront les Huulus? 

-Théla, Myryis et moi resterons au service de l’Église et de la Dynastie de Commagène, notre Patrie d’adoption. Ce qui m’obligera à partager mon temps entre Samosate et Rome, où on me connaît sous le nom d’Athénodore de Tarse, précepteur et conseiller du Triumvir Octave. Théla demeurera à Éphèse mais passera ses étés en Commagène. Myryis s’établira en Égypte, officiellement comme grammairien et traducteur à la Cour de Cléopâtre, qui se réjouit d’accueillir un des Anges Célestes fondateurs du Nympheum. Il portera dorénavant le nom de Thrasyllus d’Alexandrie. En fait Myryis coordonnera le commerce de la Mer Rouge, qui pourrait quintupler rapidement, suite à l’interruption de la voie maritime du Golfe Persique, Domaine des Parthes maintenant gouvernés par le Roi parricide, Phraatès

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qui vient de faire égorger la fille d’Antiochos, et qui devra un jour répondre de cet acte immonde. Vos légions pourraient s’employer à déloger Phraatès dans sa Capitale de Ctésiphon où il se roule sur l’or qu’Antiochos avait fait gagner à son gendre Orode grâce à la Route des Épices. Et cette campagne romaine aurait l’appui des Nations fidèles à la Nouvelle-Alliance, Alliées de la Commagène et même de plusieurs peuples parmi les Parthes.

-Ainsi, nous baserons à Suez, plutôt qu’à Charax, tous nos navires de la Route des Épices, ralliant les Royaumes des Indes jusqu’au Sri Lanka. L’Égypte exportera bientôt du thé à Rome! Myryis dirigera notre comptoir d’Égypte, protégera Nos Fidèles et les Juifs d’Alexandrie, et servira de précepteur aux jumeaux issus de votre union avec la Divine Cléopâtre. Rome doit protéger le commerce de la Mer Rouge et, ce faisant, partagera avec l’Égypte des revenus mirobolants. Et puis, les ingrédients de notre Élixir de longue vie qui nous parviennent des Mers du Sud transiteront désormais par l’Égypte.

-Je suggère, Divin Antoine, que nous reprenions cette conversation demain à la même heure et que vous alliez prévenir vos troupes de se préparer à décamper sans craindre d’être attaqués. Nous ferons distribuer trois cent talents à vos hommes, des sesterces frappés à Rome, à la gloire d’Octave ‘Fils du Divin César’. Vous pourrez ainsi affirmer que la Commagène a payé un tribut à Rome, autre preuve que vos légions prévalurent. Mais nous saisissons dix mille talents qui vous étaient destinés, Triumvir Marc-Antoine, comme dédommagement pour l’action illégale de Ventidius, votre subalterne. Dans un an, à pareille date, Thrasyllus vous remettra à Alexandrie au moins vingt-cinq mille talents, représentant le quart des profits escomptés annuellement sur les cargaisons de nos flottes transitant par la Mer Rouge. Dites à vos hommes que nous pardonnons leurs fautes, comme nous leur demandons pardon pour le sang versé.

Deux jours plus tard, la dernière cohorte romaine quittait le sol de la Commagène. Immédiatement, les Acolytes entreprirent de reconstruire un nouvel Hôpital, là même où s’élevait l’ancien. Les ouvriers ne purent sauver grand chose des serres et des jardins saccagés par les légionnaires, et on dut importer des semences et de nouvelles pousses du Temple d’Asclépios de Pergame et de l’Hôpital d’Arsamosate, dirigés eux aussi par le regretté Opys. Le Trésor du Royaume fut employé à rebâtir les chaumières incendiées, remplir les greniers pillés, réparer les chapelles saccagées. Et

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l’Église d’Antiochus, si elle ne put ressusciter les morts, consola et conforta les vivants.

À l’automne, Mécène se présenta devant Antoine à Antioche, porteur de mauvaises nouvelles d’Italie, déjà connues des Huulus. Le bras droit d’Octave fit coïncider sa visite-éclair avec l’Ambassade de Médonje. L’immense flotte construite par le Consul Agrippa pour contrer Sextus Pompée avait perdu la moitié de ses navires, drossés par une tempête soudaine. Octave exigeait l’assistance immédiate de la flotte de son collègue et beau-frère, le Triumvir Antoine pour en finir une fois pour toutes avec le fils de Pompée. Et Octavie réclamait la présence de son mari, Marc-Antoine, auprès d’elle en Italie pour son deuxième accouchement. C’est Médonje qui proposa qu’Antoine nomme Gaius Sosius Gouverneur de Cilicie et de Syrie.

-Sosius descend de la plus vieille famille romaine convertie à la Nouvelle-Alliance. À notre premier voyage à Rome, il y a plus de soixante ans, nous avions connu son arrière-grand-père, un jumeau identique. Lui et son frère, les premiers éditeurs de Rome, publièrent d’innombrables œuvres soumises par la Cour d’Antiochos au cours des ans. Les Sosies vénéraient les Grands Prêtres de Commagène, avant même que nous ne fondions le Nympheum avec Mithridate Kallinikos.

Marc-Antoine accepta cette suggestion, connaissant la probité de Gaius Sosius, qui s’installa avec son État-Major dans l’antique palais impérial des Séleucides à Antioche. Par la même occasion, Antoine remit à la Commagène le crâne de Pacorus et les effets personnels de Pyréis et d’Opys, vêtements, armure, bijoux dont on les avait dépouillés. Antoine conclut les fiançailles entre son fils égyptien Alexandre-Hélios et Iotape, l’une des petites-filles d’Antiochos et fille du Roi de Médie Atropatène, un Royaume de Parthie qui ne reconnaissait pas la suzeraineté du régicide qui régnait maintenant sur la Babylonie. Ainsi, il mêlerait son sang aux plus prestigieuses familles d’Orient.

Marc-Antoine demanda à son tour que l’or de Commagène ne serve plus à corrompre le Préfet Macheras et ses légions devant permettre à Hérode de reprendre Jérusalem.

-Hérode est revenu se plaindre à moi de votre interférence et me rappeler les promesses du Triumvirat à son égard.

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Médonje répondit :

-Je lis en vous qu’Hérode fuit la présence des sorciers de Samosate. Vous lui direz l’aversion que les effluves de son esprit susciteraient en nous. Dans la dernière image que nous gardons de lui, il laissait choir au sol la tête de Pacorus pour s’enfuir à toutes jambes devant notre char céleste. Mais, Divin Antoine, à votre demande, nous n’interviendrons plus dans les affaires dynastiques de votre Province de Judée. Par contre, nous vous demandons d’accorder votre protection au Grand Prêtre Mattathias, notre Disciple. Antoine tenta sa chance :

-Pouvez-vous recruter des Cyclopes pour ma Garde personnelle, Divin Médonje, ou plutôt Sénateur Athénodore de Tarse?

Le Cyborg le déçut :

-Chiron avait repris goût à la chair humaine, plus précisément romaine, pendant le siège de Samosate. J’ai dû le ramener dans sa lointaine Patrie où, grâce à son armure et à ses armes de fer, il se taillera un Royaume ou se gagnera un harem. Nous ne pouvons réintroduire cette Humanité géante, belliqueuse et incontrôlable en Méditerranée. Mais la Commagène peut forger toutes les armures nécessaires à vos soldats, si vos légions nous aident à reconstruire et à améliorer certaines infrastructures, et les ports de Tarse et d’Issus.

Laissant l’Asie aux bons soins du Gouverneur Sosius, un adorateur d’Antiochus, Antoine reprit la mer, pour rejoindre à Athènes Octavie, sur le point d’accoucher. Médonje, quant à lui, partagea la quinquérème de Mécène et ses cabines luxueuses, lambrissées de boiseries odoriférantes. Pendant la traversée jusqu’à Rome, Mécène, formé par les Huulus et devenu Grand Initié des mystères du Nympheum, convainquit l’Extraterrestre de se servir de son char céleste pour évaluer les risques de tempête avant que ne quitte ses ports d’attache la nouvelle flotte des Triumvirs qu’Agrippa était à construire. Médonje-Athénodore accepta.

-Mais je double mon salaire!, dit-il avec un large sourire à son élève, aujourd’hui bras droit d’Octave.

Mécène, esprit fin, comprit l’allusion :

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-Topez-là Divin Médonje! Vous aurez les DEUX derniers étages de ma Tour de Rome51.

51 L’Empereur Néron assista à l’incendie de Rome du haut de la tour de Mécène.

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Chapitre XXXIX La crucifixion du Roi des Juifs (37 avant JC)

Le Patriarche Antiochus avait atteint la soixantaine et son visage cuivré par d’incessants voyages se parcheminait de fines rides. Ce matin-là, s’apprêtant à rencontrer les Pères de l’Église, le Divin Antiochus portait la Mitre blanche qui couvrait sa chevelure, elle aussi blanchie par les soucis du Pouvoir. Quand il vit s’avancer la Grande Prêtresse Marie et sa mère, la Divine Théla, Antiochus devina, à leur air grave, qu’elles lui apportaient de mauvaises nouvelles. Théla perçut la question d’Antiochus qu’elle avait vu naître, mais qui semblait beaucoup plus âgé qu’elle-même :

-Notre Disciple, le Grand Prêtre de Jérusalem, le Jésus Antigone-Mattathias, a été tué de manière horrible par les Romains.

Théla, la voix embuée par l’émotion décrivit la fin de leur protégé :

-Les légions ont assiégé Jérusalem et l’ont capturée un jour de Sabbat. Les Romains avaient fait prisonnier le Grand Prêtre Antigone et avaient expédié leur captif au Gouverneur Sosius à Antioche. Cependant, le Roi Hérode, cet être immonde, a payé une forte somme pour que le Jésus soit exécuté par ses gardiens, les soldats de Macheras, qui voient en chaque Juif un rebelle bon à tuer, ce dont Hérode lui-même se plaignait à Antoine. Les Romains crucifièrent Antigone et apposèrent sur sa croix un panonceau où ils inscrivirent ‘Roi des Juifs’. Puis ils l’invectivèrent et le flagellèrent jusqu’à ce que mort s’ensuive, décapitèrent le cadavre et remirent le crâne aux envoyés du Roi Hérode.

Les phalanges d’Antiochus se crispèrent aux accoudoirs de son fauteuil d’ivoire sculpté en Chine. Malgré les fourrures qui tapissaient son siège et les flammes de l’âtre voisin, l’ex-Basileus frissonna et se fit verser un breuvage chaud et tonifiant. Mais il reposa sa boisson d’une main tremblante :

-Nous avions mis de grands espoirs en Antigone, ce Jésus des Juifs, descendant du premier des Jésus, le fondateur de cette dynastie de Grands Prêtres qui régnèrent sur cette Théocratie pendant des siècles. Nos armées, sous Pacorus, et notre argent, nous avaient permis de détrôner l’oncle d’Antigone, le Grand Prêtre Hyrcan qui avait pendant trente ans rejeté notre appel à fusionner nos Cultes, qui pourtant partagent les mêmes valeurs essentielles. Nous lui avions bien expliqué que la quinzaine de statues de

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Dieux sur le Nympheum ne constituaient que des images de la Divinité Invisible qu’ils adorent, qu’elles ne représentent que les noms différents du même Dieu Unique, dans les langues des différents Peuples de notre Église universelle. Et nos Saintes Écritures contiennent intégralement la Bible juive. Hyrcan considérait la Nouvelle-Alliance comme une Hérésie et l’avait toujours interdite en Judée. Antigone, que nous avions formé, répandait chez ses Sujets notre message évangélique. Le remplaçant d’Hyrcan nous avait permis de célébrer notre Culte à Jérusalem et incitait tous les Juifs à adorer la Sainte Trinité et à participer aux cérémonies de notre Église, sur le Nympheum et dans tous les Temples de l’Œcoumène. 

La voix d’Antiochus se cassa :

-Mais nous avions promis au Jeune César, et à Antoine, de ne plus interférer dans les affaires de Rome. En échange, nous aurons les Légions pour nous protéger contre d’éventuels agresseurs, comme les Parthes de Phraatès, et toute l’étendue de l’Empire romain pour y répandre notre Message fraternel, et pour y implanter des comptoirs commerciaux. Enfin, les Triumvirs ont reconnu, en plus de la Souveraineté de la Commagène, que notre Royaume préside une fédération religieuse regroupant plusieurs États d’Asie. Les Romains acceptent d’accorder le libre passage aux Pèlerins se rendant au Nympheum et leurs garnisons les protègeront d’éventuels détrousseurs. Hérode savait que nous aurions obtenu du Gouverneur Sosius la liberté d’Antigone, si on l’avait mené vivant à Antioche.

Antiochus s’arrêta, fit un signe à un des Acolytes de sa suite qui lui apporta un narguilé fumant. Le Roi redevenu Philosophe inspira quelques profondes inhalations, puis s’étouffa. Ayant repris son souffle, le Patriarche expliqua :

-Malgré les apparences, le haschisch nettoie mes bronches. Une prescription d’Opys. Puisse son âme avoir retrouvé sa céleste Patrie!

Voyant le regard fuyant des Grandes Prêtresses, Antiochus leur ordonna de lui dire ce qu’elles cachaient si mal et qui les troublait tant. Théla s’y résolut :

-Pendant son agonie sur la croix, Antigone appelait en grec un Père Céleste à son aide. Quand il le sut, à Rome, Médonje s’est effondré. Vous savez bien, vous, mon fils Antiochus, que les autres nomment Saint-Père, combien les Huulus sommes sensibles face à la violence et à la souffrance. Je crois

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qu’Hérode, tout comme jadis un Empereur chinois, a percé notre talon d’Achille et qu’il a ordonné le martyre d’Antigone, comme d’une arme qui paralyse par son horreur. Théla prit la main d’Antiochos :

-Allons prier, Sire, et méditer sur la condition humaine. Essayons, comme Zoroastre l’écrivait, de tirer des éléments positifs de ces abominations, afin qu’elles servent de leçon ou d’inspiration aux Hommes. Et ayons une bonne pensée pour Médonje, veillé par notre Évêque de Rome dans le Palais des Mécène. Rassurez-vous Majesté, Myryis à Alexandrie reste en contact constant avec Médonje. Ils conversent ensemble en ce moment même. En fait, ils s’interrogent sur le sort des Fidèles de notre Communauté de Jérusalem, maintenant sous domination d’Hérode à qui les Romains ont remis quelques villes du sud de la Syrie. Voyez, Sire, Médonje semble tiré d’affaires. Il pense déjà à son Troupeau et échafaude des plans pour protéger toutes ses brebis. Allons prier à la Basilique, et méditer, en écoutant le Chœur des Acolytes. Et, pour vous, Sire, je chanterai quelques hymnes avec ma fille Marie.

Dans le Château de Samosate, le Proconsul Canidius Crassus contemplait avec ravissement le mobilier et la décoration d’un luxe inouï. Le Légat d’Antoine, aux ordres du Gouverneur Sosius, dirigeait une mission devant évaluer les effectifs nécessaires pour policer la Route de la Soie, du moins la portion qui serpentait à travers les Royaumes fédérés à la Théocratie de Commagène, la Sophène, la Corduëne, l’Arménie, jusqu’aux rives de la Mer Caspienne. Le fils aîné d’Antiochus, le Polémarque52 du Pont-Euxin, ou Polémon, que certains connaissaient comme le Basileus Mithridate de Byzance, se leva du trône de ses ancêtres :

-Bienvenue en Commagène, Proconsul Canidius. Nous vous remercions pour avoir établi une garnison permanente à Karkemish sur l’Euphrate à quelques kilomètres de notre pont de Zeugma. Cette légion établie à Ceciliana, comme vous l’appelez, pourra servir à de grands travaux d’irrigation qui feront de l’arrière-pays désertique un jardin qu’enviera l’Égypte.

Polémon portait la couronne que lui avait remise Marc-Antoine, ainsi que le sceptre de Commagène, surmonté d’un cristal laissant voir un scorpion 52 Chef des armées, chez les Grecs

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pétrifié. Jamais Canidius, pourtant issu de la riche famille des Crassus de Rome, n’avait vu de tels joyaux sur un seul cou. Le Polémon du Pont-Euxin présenta au Légat d’Antoine :

-Mes Parents, Oncles et Cousins, Monarques des Royaumes que vous traverserez. Voici Philippe d’Antioche, Souverain de la Petite Arménie et Artavazdès Roi de la Grande Arménie, que vous aurez à franchir pour gagner la Mer Caspienne. Saluez aussi Amyntas le Roi de Galatie qui vous accompagnera avec un millier de ses cavaliers Gètes et une importante caravane se rendant en Chine, mais qui transportera aussi une flotte en pièces détachées, destinée à doubler celle que nous possédons déjà en Mer Caspienne.

Le Polémarque Mithridate invita du geste et de la parole ses hôtes à prendre place sur de confortables fauteuils, à la fois chefs-d’œuvre de menuiserie et d’orfèvrerie. Puis des escadrons de valets en livrée servirent rafraîchissements et nourriture, dont plusieurs fruits savoureux, totalement inconnus de Canidius et de son État-Major. Mithridate rappela la menace des Parthes, dirigés par le félon Phraatès qui tenterait assurément de s’emparer des cargaisons de leurs caravanes vers la Chine.

-Mais les Grands Prêtres de Commagène avaient prévu, il y a longtemps, une Route de la Soie alternative, protégée par les tribus des Amazones, et passant par la rive nord de la Mer Caspienne, à travers d’épaisses forêts jusqu’à la Mer d’Aral. En fait, nous utilisons déjà cette route pour acheminer le poisson séché et les fourrures d’Aral jusqu’à Samosate. Ce trajet mettra hors de portée des Parthes notre commerce avec les Chinois.

-Pour cette longue marche, nous distribuerons à vos hommes des chausses de cuir résistantes, confortables et chaudes. Vous vous familiarisez avec le pays et vos Alliés d’Arménie, en vue d’une campagne d’envergure que dirigera Antoine l’an prochain, et à laquelle je participerai, et où nous extirperons le Roi des Parthes de sa Capitale de Ctésiphon sur le Tigre, deuxième des grands fleuves qui délimitent la Mésopotamie. Nous souhaitons que Rome laisse une garnison dans le sud de la Corduëne, sur les rives du Tigre et aussi fortifie notre cité portuaire de Bakou sur la Caspienne. Entre-temps, vous pourrez même vous mériter un Triomphe en pacifiant quelques tribus montagnardes du Caucase qui vivent occasionnellement de rapines aux dépens de nos établissements et de nos caravanes.

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À des milliers de kilomètres de Samosate, dans le Palais de Mécène, à Rome, sur la colline palatine, à quelques pas de la maison du Jeune César, Athénodore (Médonje) étirait une douce convalescence, passée dans des jardins peuplés de dieux de marbre. Tous les jours, la présence du Cyborg attirait à son chevet doré Livie Drusilla, l’épouse d’Octave, et elle aussi élève de Médonje, ainsi que Pierre l’Évêque de Rome et Grand Initié depuis des lustres. L’Extraterrestre se penchait avec joie sur tous les projets, les plans, les propositions que lui soumettaient le Triumvir Octave, son secrétaire Mécène, et Agrippa, Consul en exercice, souvent affairés à l’extérieur de Rome. La ville éternelle se couvrait de chantiers, ses marchés bourdonnaient d’activité, les voies qui y convergeaient déversaient leurs flots quotidiens d’hommes et de marchandises provenant de tous les coins du Monde connu des Romains, et même d’au-delà, de régions mythiques que bien peu d’Occidentaux avaient visitées.

La toute première suggestion qu’Athénodore avait placée dans l’esprit d’Agrippa, la réfection de l’évacuateur principal de Rome, le Cloaqua Maxima, occupait quelques milliers d’ouvriers et les bienfaits de ces travaux furent aussitôt ressentis par toute la Population, enfin débarrassée des miasmes et de l’odeur putride qui se dégageait souvent des vétustes égouts de brique. Agrippa défendit aussi l’idée de construire des édifices publics et des monuments en pierre et en marbre, et qui serviraient de coupe-feux en cas d’incendie majeur dans la ville. Mécène, et sa suite de protégés, comme Virgile et Ovide, dessinaient les plans d’amphithéâtres, de bibliothèques, de musées et de Temples et s’amusaient à améliorer une grande maquette de Rome qu’Octave avait fait installer dans les jardins de l’ancien palais de Lucullus. Par un matin de juin ensoleillé, Mécène, drapé de soieries aux prix excentriques, se présenta devant Athénodore en tenant un lourd volume et en affichant un large sourire. Mécène s’écarta, révélant un vieillard encore droit, Marcus Terentius Varron qui s’appuyait sur l’épaule de sa jeune épouse gauloise, en arborant un sourire épanoui :

-Monseigneur Médonje, soyez le premier à voir ma dernière œuvre, un monument qui passera à la postérité! Je l’ai dédié à ma tendre Fundania qui a pris grand soin de mes quatre-vingt-un ans révolus et qui m’a donné trois fils qui perpétueront mon nom.

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Le Cyborg feuilleta l’œuvre, magistrale, un Traité d’agriculture complet représentant la somme des connaissances dans ce domaine. Médonje félicita Varron et lui assura que des copistes s’affaireraient à reproduire des milliers d’exemplaires de son livre, à travers tout l’Empire de Rome. Puis ils passèrent ensemble le reste de la matinée afin de trouver le prochain sujet du prolifique Varron, éternellement reconnaissant à Médonje de l’avoir retiré de la liste des Proscrits.

Le mariage du Consul Agrippa avec Pomponia Attica, la ravissante héritière d’un richissime ami du regretté Cicéron, constitua un événement heureux que célébra tout Rome. Agrippa avait refusé un Triomphe contre les Germains, après avoir traversé le Rhin à leur poursuite. Le Consul avait préféré des noces mémorables à un Triomphe qu’il jugeait immérité. Pour l’heureuse occasion, Octave annonça les fiançailles de sa fille Julia, encore un bébé, avec le fils qu’Antoine avait eu de Fulvia. Tous à Rome se réjouissaient de constater la réconciliation d’Octave et d’Antoine, furieux que des Préfets lui eurent d’abord interdit de fouler l’Italie, Domaine du Triumvir Octave. Octavie s’était employée à réconcilier son frère avec l’époux qui lui avait donné deux magnifiques fillettes.

Marc-Antoine laissa au Jeune César cent vingt navires pour combattre les flottes pirates de Sextus Pompée. En contrepartie, Octave fournit à Antoine vingt mille hommes, essentiellement des cavaliers gaulois, pour la campagne contre les Parthes. Puis, peu avant le départ d’Antoine et d’Octavie pour l’Asie, se déroula le Triomphe de Ventidius sur les Parthes, Triomphe qui servit les intérêts des Triumvirs en appelant au Patriotisme de la Plèbe et qui facilita le recrutement de quelques légions. Pour la circonstance, Athénodore avait repris les traits du Chancelier Médonje et siégeait aux cotés d’Octave et d’Antoine sur une estrade élevée devant le Temple de Jupiter, sur le Capitolin, destination de toutes les processions triomphales.

Comme le voulait la tradition, Ventidius devait gravir à genoux les deux cent marches menant au sommet du Capitole, pour y remercier les Dieux de Rome. Mais, arrivé aux dernières marches, Ventidius, celui qui avait causé par sa désobéissance la mort de Pacorus, de Pyréis et d’Opys, celui qui avait assiégé Samosate et perdu six légions en Commagène, Ventidius, se figea et pâlit. Sous les sourires complices de Livie, d’Octavie, de Pomponia et de leurs maris Triumvirs et Consul, le Général Ventidius grimpa les degrés de l’estrade d’un pas de plus en plus lourd, les yeux fixés sur Médonje, et affichant des yeux exorbités et un air d’incrédulité qui laissait sa mâchoire

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pendante, ce qui le faisait ressembler à un idiot. Ventidius reconnaissait le Sorcier, à la robe de soie bleue bordée d’hermine et au long chapeau pointu, qui du haut des tours de Samosate commandait au Cyclope et à la foudre, et qui avait concocté les diableries qui avaient détruit sa cavalerie et ses légions.

Ventidius balbutia, à l’intention d’Antoine, des propos inintelligibles que Médonje traduisit d’une voix forte, en latin :

-Il dit de vous méfier de la baguette magique que je porte à la ceinture.

Tous rirent et Mécène tira de sa propre ceinture un tube télescopique identique à celui du Huulu :

-Voyons Ventidius ! C’est un simple artifice qui permet de rapprocher la vision des objets et qui utilise deux cristaux de roche très rares et parfaitement polis, mais aucune magie !

Le Cyborg sentit la frayeur de Ventidius quand les Triumvirs, s’emparant chacun d’un de ses bras, l’obligèrent à saluer la foule et à présenter son dos au Sorcier.

C’est le moment que choisit le perroquet d’Octave pour quémander un biscuit à son maître. Le grand volatile aux longues plumes colorées, enchaîné à son perchoir posé près du trône du Jeune César, poussa un retentissant « Ave César ! », faisant bondir Ventidius qui, croyant sa dernière heure venue, avait pissé dans ses braies et perdu pied dans les marches de l’estrade qu’il avait entièrement dégringolées. Jamais Romain n’avait subi pareille humiliation publique et Ventidius ne pensait plus qu’à se soustraire à tout jamais aux yeux de ses Compatriotes et accepta avec plaisir le poste de Légat en Hyperborée, qu’il aurait à découvrir en longeant les côtes d’Europe du Nord. Les Triumvirs firent bien comprendre au Triomphateur effondré que sa désobéissance lui méritait cette démotion, et qu’il ne devait d’être toujours vivant qu’au pardon du Philosophe Antiochus, dont il avait pourtant assassiné le petit-fils. Ventidius n’assista pas aux festivités de son Triomphe sur les Parthes et on ne le revit en public, furtivement, que lors de son embarquement à Ostie, pour une mission houleuse en perspective.

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Puis au début de l’été, Octavie et Antoine se rendirent en Orient et abordèrent à Éphèse, acclamés par toute la population et celles de toute la région. Théla souhaita la bienvenue au Divin Triumvir et serra tendrement Octavie, son élève de l’Académie, qui lui présenta fièrement ses deux charmantes fillettes. Théla offrit à l’aînée, qui n’avait pas encore trois ans, un chiot minuscule, enrubanné de soie, et dit à l’enfant en lui présentant le petit animal :

-Tu lui apprendras le latin, sa mère ne comprend que le chinois.

Après trois semaines, passées à banqueter et à renouer ses liens en Asie, Marc-Antoine, prétextant les dangers de la guerre et son obligation de préparer sa campagne contre les Parthes, renvoya son épouse Octavie et leurs enfants en Italie. A l'automne, Antoine déplaça son État-Major à Antioche, quelques jours seulement avant que Cléopâtre n’y fasse son entrée, à la tête d’une caravane venue d’Égypte et qui apportait les cargaisons des Mers du Sud, d’Afrique, d’Arabie, des Indes, du Sri Lanka et la production de blé de l’Égypte,

-Assez pour nourrir ton armée de cent mille hommes !, s’exclama la Reine d’Égypte en donnant un baiser au Triumvir Antoine.

Thrasyllus (Myryis) accompagnait Cléopâtre, et présenta à Antoine le manifeste de leurs marchandises.

-Votre part oscillera autour de trois cents millions de sesterces, Divin Antoine, presque autant que celle notre Divine Réincarnation d’Isis, qui règne sur un Royaume très fertile et bien situé.

Antoine déborda de joie à la vue des jumeaux qu’il avait eus de Cléopâtre, Hélios et Séléné, le Soleil et la Lune. Le lendemain des retrouvailles, Antoine reconnaissait la paternité des jumeaux et reprenait avec sa maîtresse, Maîtresse du Nil, un train de vie divin. Dionysos et Aphrodite réincarnés passèrent l’hiver à festoyer ensemble au Sanctuaire de Daphné et à l’oasis créée par les Huulus à quelques kilomètres d’Antioche.

Avant les premières chutes de neige, Cléopâtre insista auprès d’Antoine pour se rendre au Nympheum et y rencontrer le Divin Antiochus :

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-On dit que sa santé vacille et qu’il ne quitte presque plus son Sanctuaire ou son Palais d’été construit au pied de la Montagne Sacrée. J’aimerais le remercier pour toutes ses bontés et discuter avec ce Philosophe très fortuné, de l’avenir des Peuples de l’Asie, et de celui de nos dynasties.

En route, ils s’arrêtèrent à la Cour de Samosate et furent reçus par le Polémon Mithridate en personne, venu les accueillir aux portes de sa Capitale. Voyant Thrasyllus avec le couple, le Polémarque s’étonna :

-Divin Myryis! Vous avez perdu vos yeux bridés! Je n’aurais pu vous reconnaître sans vos vêtements sacerdotaux!

Thrasyllus répondit, sobrement :

-Mes fibres chinoises s’effritent depuis la disparition de mes épouses, Li et Li-Ling, emportées par la même épidémie qui se révéla aussi fatale à l’épouse de Pyréis, et à bien d’autres victimes de ce Fléau venu de Chine et qui a failli détruire le Royaume, il y a quelques années. Heureusement, Opys avait pu détecter et juguler à temps cette horrible Mort Noire venue du tréfonds de l’Asie. Opys croyait même que les puces des Myrmidons avaient introduit le germe de cette maladie parmi nous. Nous avons rasé, épilé et désinfecté tous les Lutins du Royaume, pour finalement les ramener dans leur lointaine Patrie, l’Île des Fleurs, afin d’éviter d’autres catastrophes sanitaires pouvant résulter de la cohabitation de nos deux Espèces sœurs…

Sentant l’agacement d’Antoine devant quelques termes et concepts qui lui échappaient totalement, la fine Cléopâtre invita de la main le Divin Myryis, à les précéder au portail du Château :

-Entrez Vénérable Thrasyllus avant de prendre froid.

Pendant quelques jours, le Polémarque leur fit les honneurs de sa Capitale et des installations qui la distinguaient comme carrefour de tous les Peuples d’Orient. Puis leurs carrosses les portèrent jusqu’au Palais du Philosophe et Dieu vivant, Antiochus qui reçut le fameux couple avec courtoisie et manifestations de respect. Antiochos serra longuement la main de Myryis en plongeant son regard dans celui du Cyborg qui l’avait vu naître, afin de lui faire partager sa réflexion, et l’image obsessionnelle qui hantait son esprit.

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Au cours du repas officiel en l’honneur du Proconsul romain et de la Souveraine d’Égypte, Antiochus fit souvent allusion à son nouveau Royaume, infiniment plus vaste que l’Empire qu’il avait légué à son fils Polémon :

-Il est constitué des millions de cœurs d’hommes et de femmes habitant l’Occident et l’Orient, le Septentrion et les contrées australes. Mes Sujets vivent dans tout l’Empire des Romains, et dans une multitude de Royaumes-Clients, comme l’Égypte, grâce à la protection de la Divine Cléopâtre.

Antiochus se félicitait aussi des conversions massives survenues au cours de l’année dans les Communautés juives de toute l’Asie.

-Les Juifs manifestent leur dégoût et leur rejet du nouveau Grand-Prêtre qui règne à Jérusalem. Ils préfèrent adhérer à notre Nouvelle Alliance, qui englobe leurs Saintes-Écritures, et qui avait été autorisé par Antigone-Mattathias, le dernier de leurs Rois, celui qui a péri sur la croix, sous le fouet des Romains ... nous en reparlerons, mes enfants. Pour l’heure, fêtons votre arrivée au Sanctuaire.

Cléopâtre exposa à Antiochus son idée de publier des Saintes-Écritures pour son Culte d’Isis, des Feuilles Sibyllines qui pourraient être consultées par ses Fidèles pour obtenir une réponse de la Divinité à toutes leurs interrogations. Antiochus y consentit, offrant d’y consacrer des copistes du Nympheum, en faisant remarquer que cette initiative initierait certains à l’alphabet.

-Grec, naturellement!

-Bien sûr!, rétorqua Cléopâtre, qui parlait dix langues, mais pas le latin.

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Chapitre XL Les Dieux punissent Antoine (36 avant JC)

Dans les premiers jours de l’année, après avoir fêté la naissance de Mithra au Nympheum, Antoine célébra au Château de Samosate le mariage de sa fille aînée, Antonia, qui célébrait aussi ses dix-huit printemps. L’époux passait pour le plus riche héritier du Monde Connu, Pythodoris de Tralles, fils adoptif du Basileus Mithridate, le Polémarque, qui avait jadis épousé sa mère, une jeune veuve de seize ans, elle même fille du grand Mithridate du Pont, le Fléau de Rome. La cérémonie, malgré la neige qui recouvrait l’Anatolie, réunit de nombreuses têtes couronnées et emmitouflées dans les plus belles fourrures des steppes. Pythodoris, le nouveau marié, avait été nommé Chancelier de Commagène et contrôlait les finances du Royaume et de l’Église, en coordination avec son père le Polémarque Mithridate et son grand-père, le Divin Antiochus.

La Grande Prêtresse Théla et Thrasyllus d’Alexandrie projetaient à Médonje des images du fastueux banquet et des convives coiffés de mitres, tiares, couronnes et diadèmes, ou de plumes multicolores extravagantes. Le Triumvir Antoine exultait : il mêlait son sang à la richissime Dynastie de Commagène, devenant le beau-père de l’Héritier du Polémarque Mithridate, fils du Dieu vivant Antiochus. Cette union consacrait sa propre accession au statut de divinité et le Divin Bacchus se livra à moult libations, comme pour soutenir son titre de Dieu de la vigne. Même Antiochus s’enivra en portant de nombreux toasts aux mariés et aux invités, Divins, ou simples Rois. Cléopâtre et Antoine obtinrent l’aval d’Antiochus pour les fiançailles de leur fils Ptolémée et de la fille de Pacorus, tous deux encore des nourrissons.

Le Triumvir Antoine assoyait désormais sa puissance sur les ressources de la Commagène et de ses innombrables Alliés, ainsi que sur celles de l’Égypte, rendue scandaleusement prospère par le commerce de la Mer Rouge et les conseils agronomiques prodigués par Thrasyllus (Myryis) à Cléopâtre. Aux premiers jours du printemps, Antoine et Cléopâtre quittèrent le Sanctuaire de Daphné près d’Antioche pour se rendre au Nympheum, afin d’y recevoir la bénédiction du Saint-Père, qui appuyait cette croisade contre l’Empire du Roi des Rois parricide. À l’appel d’Antiochus et de son fils Mithridate, le Polémarque du Pont-Euxin, des myriades de volontaires avaient afflué pour aller combattre le Parthe Phraatès et s’emparer de sa Capitale de Ctésiphon sur le Tigre, réputée contenir des trésors dont la valeur défiait l’entendement, sauf celui de Marc-Antoine, aux appétits démesurés.

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Sur la Montagne Sacrée, Antoine fit ses adieux à Cléopâtre qui retournait en Égypte avec son Divin conseiller Thrasyllus, et il prit lui-même le chemin d’Arsamosate, accompagné du Polémon qui brandissait l’Épée d’Iphigénie, une relique sacrée pour beaucoup des Peuples d’Asie. De son Sanctuaire Sacré, le premier des Papes bénissait les armées de son fils qui s’étiraient à perte de vue à travers les trois vallées entourant le Nympheum et qui défilaient interminablement en empruntant l’une des Routes de la Soie. À Arsamosate, Philippe, le dernier des Séleucides, accueillit dans son Château Antoine et le Polémon, son filleul.

Du haut des tours de la confortable forteresse lambrissée de bois précieux, la vue s’étendait sur les deux rives du principal affluent de l’Euphrate et sur les mers humaines qui s’y étaient rassemblées, en tout soixante mille fantassins et dix mille cavaliers, Gaulois et Espagnols, ainsi que trente mille soldats recrutés chez les Vassaux de Polémon. À lui seul, le Roi de la Grande Arménie, Artavazdès, gendre d’Antiochus, commandait une cavalerie forte de treize mille cavaliers d’élite. La Commagène pourvut à l’approvisionnement de cette multitude, fournissant blé et orge, argent et même d’énormes troncs pour les machines de siège.

Antoine divisa ses troupes en deux corps d’armée. Le premier comprenait deux Légions italiennes, commandées par Statinius, et les contingents du Pont et d’Arménie, commandés par Polémon de Commagène. Le Triumvir laissa à Statinius la garde de leurs engins de siège, répartis sur plus de trois cent lourds chariots, et les regarda s’éloigner vers l’est en remontant la source de l’Euphrate pour ensuite emprunter la vallée de l’Araxe, contourner le Lac de Van et bifurquer vers le sud et la frontière de la Médie Atropatène, un des Royaumes de la Parthie. Antoine, lui, emprunta l’antique Voie Royale des Achéménides qui passait près d’Arsamosate, suivi du reste de ses hommes, formés, à la hâte, en Légions et déjà fourbus d’avoir parcouru des milliers de lieux pour se rendre à Arsamosate.

Antoine désirait avancer rapidement avec cette deuxième armée et ses Auxiliaires, Asiatiques, Gaulois, Espagnols et Crétois, et ainsi surprendre les Parthes par la vitesse de son attaque. Il devait se diriger vers la Capitale de l’Empire des Parthes, Ctésiphon, en longeant le Tigre à partir de la Corduène, Royaume de Philippe, le parrain de Polémon. Tant qu’ils traversèrent les pays appartenant à la fédération religieuse d’Antiochus, Antoine et ses hommes furent célébrés par les Populations autochtones qui leur vendaient leurs récoltes et leurs troupeaux et remettaient une partie de

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l’argent à Antoine, pour le remercier de cette campagne contre les Parthes dirigés par le monstre qui avait tué la fille du Divin Antiochus, le fondateur de leur religion.

Antoine, arrivé aux derniers contreforts montagneux d’Arménie, hésita à pénétrer dans l’immense plaine de Mésopotamie, si propice aux mouvements de cavalerie. Il craignait moins pour son armée que pour le contingent moins rapide de Statianus, qui devait transporter leurs équipements de siège, impérativement nécessaires à la prise de Ctésiphon. Alors Antoine, plutôt que de suivre le Tigre directement sur la Capitale ennemie, obliqua vers la Médie Atropatène pour y attendre les troupes de Statianus et du Polémarque Mithridate. Ce faisant il mit le siège devant Phraaspa, la Capitale de ce Royaume des Parthes, ainsi nommée en l’honneur du vénérable père d’Orode et non pas de son fils dégénéré, Phraaspès, l’actuel Roi des Rois.

Ce fut une décision regrettable, car Phraaspa et la Médie Atropatène étaient gouvernées par la veuve de Pacorus et sœur du Roi Artavazdès d’Arménie, reconnue par ses Sujets comme Régente au nom du jeune fils du très regretté Pacorus, le petit-fils favori du Divin Antiochus. Par pigeons voyageurs, la Reine de Médie, prévint Antiochus, de la bévue d’Antoine qui l’assiégeait avec soixante mille hommes ravageant le Royaume de son arrière-petit-fils. Cette nouvelle atterra tellement la Reine Isias qu’elle en mourut. Ce fut Lucien, Grand Chambellan de Samosate, qui prévint Polémon de l’action irréfléchie d’Antoine qui avait provoqué la mort d’Isias, mère du Polémarque. Lucien contacta Polémon en utilisant les chapelets des Grands Initiés :

-Majesté, votre Divin Père semble anéanti par la disparition de son épouse, notre Reine Bien-aimée. Il m’a chargé de vous apprendre cette triste nouvelle et de faire connaître au Roi d’Arménie la menace qui pèse sur sa sœur. Les Cyborgs se concertèrent et contactèrent Polémon. Médonje s’adressa au fils d’Antiochus :

-Antoine ne voulait pas rester inactif en attendant votre détachement. Hélas le trop bouillant Général a attaqué sans discernement, tout à fait comme les Légionnaires de son Légat Machéras qui, en Judée, tuaient indistinctement

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amis et ennemis. Que le sang de ses hommes retombe sur la tête de ce criminel inconscient, ce bellâtre écervelé.

Dix jours plus tard, les quelques rares survivants de l’armée de Statinius, racontaient à Marc-Antoine que les Arméniens et leurs Auxiliaires s’étaient retirés, pour soi-disant aller attaquer une armée des Parthes, et que le lendemain une mer d’archers ennemis avait pulvérisé les deux légions, totalement détruit leur camp et incendié toutes les machines de siège. Le même jour, le gendre d’Antoine et Chancelier de Commagène, Pythodoris de Tralles, se présentait devant Phraaspa, toujours assiégée par les Romains. Aux dires de Pythodoris, il n’avait pu traverser l’arrière-pays sans être inquiété que parce que lui et ses hommes portaient l’habit des Acolytes du Nympheum. L’Héritier présomptif de la Commagène livra à son beau-père Marc-Antoine une version de l’Histoire revue et corrigée par Antiochus et ses Conseillers, et fort éloignée de la réalité :

-Les Parthes ont capturé mon père le Polémarque et exigent une forte rançon. Il veulent que nous démobilisions nos troupes et que nous ne soutenions plus l’armée romaine d’invasion. Une immense armée d’un million de cavaliers Parthes se dirige vers vous, Divin Triumvir. Vous devez évacuer la Médie et vous échapper pendant qu’il en est encore temps.

En réalité, mais Antoine jamais ne le sut, le Polémon Mithridate avait commandé l’annihilation des deux légions romaines qu’il était chargé d’escorter. Puis Artavazdès d’Arménie, son beau-frère, gagna la Médie Atropatène voisine et joignit ses forces à celles des Parthes pour attaquer Antoine qui assaillait le Royaume de sa sœur. À contre-cœur, Antoine, devant l’impossibilité de prendre Phraaspa sans ses engins de siège, ordonna à ses dix légions de retraiter. Pendant vingt-sept jours, l’armée romaine subit une vingtaine d’assauts meurtriers. Sans nourriture, sans eau, au début de l’hiver où il gelait la nuit, les hommes d’Antoine souffrirent terriblement des éléments et de la maladie, presque autant que des pluies d’acier acéré que les Parthes faisaient continuellement pleuvoir sur leur arrière-garde.

Les restes pitoyables de l’immense armée d’invasion parvinrent à Samosate avec les premières neiges. Le nouvel Hôpital déborda et on réquisitionna le caravansérail, pour en faire une annexe où opérèrent sans relâche les Acolytes formés par le très regretté Opys. Antoine accompagnait les traînards, les plus amochés de ses hommes, et faisait pitié à voir, sale et hirsute, fiévreux et affaibli par les privations qu’il avait partagées avec ses

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soldats, qui le vénéraient pour cela. Le Chancelier Pythodoris de Commagène avait guidé les Romains tout au long de leur retraite, leur évitant, du moins Antoine en était-il persuadé, de nombreux pièges et traquenards tendus par les Parthes, aussi nombreux que des essaims de sauterelles.

Dans le Château, les attendait Polémon qui jura sur la tête de son Divin père Antiochus qu’il venait tout juste d’être relâché par les Parthes contre le versement d’un poids d’or égal à celui de son étalon du Fergana. Antoine s’exclame :

-Une tonne d’or !

Et Mithridate le corrigea :

-Non Triumvir ! Une tonne et demie, en comptant la cuirasse.

Le Polémarque passa sous silence que le Parthe qui l’avait libéré était déjà son propre prisonnier et que les trois mille livres d’or ne lui appartinrent qu’un bref instant. Ainsi, les Dieux avaient cruellement puni Antoine le gaffeur qui s’en ouvrit à Antiochus, avant de regagner Antioche. Le Divin Philosophe expliqua au Triumvir maître de l’Orient que :

-Si la Divinité vous a conservé la vie, Antoine, c’est pour que vous reteniez une leçon. Il apparaît manifeste que Mithra a d’autres tâches à vous confier, mon fils.

Puis, après avoir salué une dernière fois Antoine, maintenant membre de sa famille par alliance, le Saint-Père alla porter une gerbe de fleurs sur la tombe de la Reine Isias, enterrée avec leur fille Laodicée et la petite Princesse Aka, tuées par le nouveau Roi des Rois. Les sarcophages avaient été recouverts sous un immense tumulus de pierres, dans une vallée proche du Mont Sacré. Et Antiochus avait fait élever autour du tumulus de hautes colonnes surmontées des statues des Dieux et d’un aigle, l’animal favori de Laodicée. Le vieux patriarche s’agenouilla dans la neige fraîche et pria pour le repos de leurs âmes, pendant que des larmes glissaient et se cristallisaient sur ses joues. Le Prophète pensa :

-Puisse un jour l’Homme se soustraire à la mort, dans cette Société des Anges que les Cyborgs se plaisent à décrire.

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Pendant qu’Antoine connaissait une amère défaite en Orient, Octave, en Italie, parvenait enfin à écraser définitivement Sextus Pompée, en transformant une bataille navale en bataille de fantassins. Comme Athénodore (Médonje) le faisait remarquer au Jeune César :

-Contre Sextus Pompée, vous disposez d’une importante supériorité numérique en hommes qu’il suffit de matérialiser sur le champ de bataille.

En juillet, Agrippa fut nommé Amiral en Chef et coordonna une attaque simultanée de trois flottes contre celle du pirate Pompée. Deux flottes venaient d’Italie, la troisième, d’Afrique, était commandée par le Triumvir Lépide et transportait de nombreuses légions africaines.

Début septembre, à Naulochus, les galères d’Agrippa, lourdement chargées de fantassins, utilisèrent des balistes pour projeter des grappins contre les navires de Sextus Pompée qu’ils attirèrent contre leurs bords et qu’ils prirent d’assaut un à un. Seuls quelques vaisseaux purent fuir, dont celui de Sextus, qui cinglèrent vers l’Orient. Le Triumvir Lépide avait capturé la Sicile et reçu la soumission de toutes les forces de Pompée. En tout, Lépide disposait de dix-huit légions et, fort de cette puissance, exigea de conserver la Sicile pour lui.

Octave réussit un coup de maître, en faisant distribuer aux légions de Lépide une fortune en pièces d’or, d’argent, de cuivre et de laiton, qui toutes portaient le profil d’Octave et mentionnaient sa divine filiation. Puis Octave se présenta en personne au camp de Lépide, accompagné des seuls Amiral Agrippa et de son précepteur, le Philosophe Athénodore de Tarse (Médonje), et sans aucun garde du corps. Le Jeune César, coiffé d’une couronne de lauriers et tenant une branche d’olivier à la main, reçut une ovation des troupes de Lépide et, spontanément, l’État-Major de Lépide se mit aux ordres d’Octave. Lépide, rouge de colère, fut mis aux fers par ses propres hommes et Octave lui fit grâce de la vie, puisque Lépide avait été nommé Pontifex Maximus à la mort de Jules César. Mais Lépide passa le reste de ses jours en exil sur un îlot au large de la côte d’Italie. Octave triomphait ! Il s’emparait de toutes les possessions d’Afrique que tenait Lépide, le Triumvir déchu, et aussi de ses nombreuses légions. Sa flotte régnait sur la Méditerranée occidentale, débarrassée enfin des corsaires pompéiens. Le commerce pouvait reprendre entre toutes les rives de la Mer

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Romaine et l’approvisionnement de Rome se faire à nouveau sans entrave. Le Cyborg Athénodore, si longtemps Chancelier de Commagène, peaufinait avec Octave, Mécène et Agrippa, mais aussi avec Livie Drusilla, l’épouse d’Octave, la gestion et l’administration de l’Empire de Rome. Parallèlement, Médonje consacrait beaucoup de son temps aux choses de l’Église et conférait quotidiennement avec l’Évêque Pierre qui correspondait avec les centaines de Communautés de la Nouvelle Alliance établies en Occident.

Médonje contactait tous les jours son ami, et fils spirituel, le Philosophe Antiochus, au Nympheum :

-Sire, la moitié des Juifs de Rome et d’Occident verse désormais sa dîme au Temple de Nymphée plutôt qu’à celui de Jérusalem, aux mains d’Hérode qui fit crucifier le dernier des Jésus, notre Initié. À Rome, on confond maintenant nos Adeptes et les Juifs en une seule Communauté. Avec la disparition des pirates, nos cargos pourront approvisionner nos comptoirs commerciaux fondés en Occident et j’anticipe un Pactole, généré par tous nos monopoles. J’ai mis la main sur quelques arbrisseaux et légumes, inconnus en Orient et fort prometteurs. Et je vous fais parvenir, pour l’amusement des Princes et Princesses de la Cour, des chevaux nains ramenés de Calédonie, un Royaume insulaire du Septentrion.

-Antiochus, nous avons réussi à implanter notre message évangélique à Rome et en Occident, le reste n’est que question de temps, mais je crains qu’il ne me fasse défaut, ce temps, car mes implants cybernétiques me lâchent un à un et je deviens perclus de rhumatisme. Je prie pour toi, mon vieil ami. Fais de même pour moi !

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Chapitre XLI Des chaînes d’or pour Artavazdès (35 avant JC)

Le Polémarque Mithridate, Basileus du Pont-Euxin, Roi de Commagène, et qui régnait sur dix millions de Sujets, demanda à son père, le Divin Antiochus, la permission de se remarier. Il avait surpris le Patriarche en prières devant l’image d’un supplicié sur une croix et qui portait une couronne d’épines ensanglantées. Le Saint-Père regarda son fils avec amusement et lui demanda qui remplacerait son épouse, la Princesse de Tralles, morte en couches au cours de l’hiver.

-La Reine du Bospore Cimmérien, Dynamis la fille de Pharnace du Pont, rendue veuve depuis l’exécution de son mari, le traître Asander qu’Antoine a fait décapiter à notre demande. Père, tu aimeras cette femme, tellement admirable que son propre père ne s’était jamais résolu à la faire mettre à mort comme le reste de sa famille. Et elle apportera comme dot la Crimée. Et le sang du Grand Mithridate du Pont se mêlera encore au nôtre.

Antiochus donna sa bénédiction au projet de son fils et, comme Mithridate s’étonnait de l’image du supplicié qui trônait derrière l’autel, son père lui expliqua son idée d’utiliser le martyre du Jésus pour l’intégrer à son Culte.

-Cette image bouleverse tous les Juifs qui l’ont vue. Leur ressentiment demeure très vif contre Hérode d’avoir fait ainsi périr le dernier des Grands Prêtres de cette lignée. Je pense envoyer dans toutes les Synagogues de nos Royaumes des copies de cette icône.

Le Saint-Père embrassa son fils le Polémarque qui se rendait en ses Royaumes de la Mer Noire, convoler en justes noces, et qui laissait la Couronne de Commagène à son propre fils, Pythodoris de Tralles, maintenant gendre d’Antoine.

En janvier, Cléopâtre aborda en Syrie avec une flotte de secours pour l’armée de son amant. Elle apportait vivres, vêtements et argent en abondance et se rendit à Antioche au chevet d’Antoine qui ne s’était pas encore remis entièrement des privations subies lors de sa désastreuse campagne contre les Parthes. Cléopâtre dorlota le père de ses trois enfants, puis après quelques jours, la Reine d’Égypte se permit de sermonner le Triumvir :

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-Tu as vraiment la beauté d’un Dieu, mais le cerveau d’un oiseau, mon bel Antoine. Qu’as-tu pensé en t’attaquant à Phraaspa, la Capitale de la sœur d’Artavazdès d’Arménie?

Antoine bondit sur ses deux pieds, et sa fureur ne fit que s’amplifier, à mesure qu’il comprenait que l’Arménien avait délibérément causé la perte de son expédition militaire.

Après une nuit blanche, passée à fulminer contre Artavazdès, Marc-Antoine quitta Antioche avec ses deux meilleures légions qu’il dirigea, à marches forcées, vers l’Arménie afin de se saisir du Roi qui l’avait trahi. Il exigea de Cléopâtre qu’elle demeure quelques semaines à Antioche et qu’elle ne s’approche d’aucun des Cyborgs, pour ne pas dévoiler à ces Sorciers télépathes les véritables raisons de cette expédition vengeresse. Antoine savait que Thrasyllus voyageait entre Suez et Alexandrie, que Théla était à Éphèse et qu’Athénodore (Médonje) vivait à Rome comme Conseiller d’Octave. Antoine obtint sans difficulté le libre passage en Commagène auprès de son gendre Pythodoris qu’il visita brièvement au Château de Samosate.

Antoine mentit à son gendre :

-Je désire préparer ma prochaine campagne contre les Parthes et je dois rencontrer Artavazdès d’Arménie. Utilisez vos pigeons voyageurs pour le convoquer à Arsamosate, au château du Roi Philippe où je l’attendrai.

Le Triumvir passa ensuite le reste de la journée à bavarder avec sa fille, Antonie, qui se préparait à être couronnée Reine de Commagène au cours des grandioses cérémonies estivales au Sanctuaire de Nymphée. Mais Antonie ignorait presque tout des secrets de son nouvel époux et de ceux de la Cour de Samosate où elle venait de s’installer et ses ragots ne purent révéler aucune information cruciale à son père le Triumvir.

Rendu à Arsamosate, Marc-Antoine ne dut patienter que trois jours avant que ne s’y présente Artavazdès d’Arménie qui fut aussitôt fait prisonnier et enchaîné comme un voleur de grand chemin. Artavazdès s’en tint mordicus à la version concoctée par son beau-frère le Polémarque, que les Parthes innombrables avaient balayé ses cavaliers et qu’il ignorait alors qu’Antoine assiégeait la Capitale de sa sœur, Souveraine de Médie Atropatène. Puis Artavazdès s’enferma dans un silence hautain qu’il n’interrompait que pour

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exiger sa remise en liberté. Mais Antoine ne crut pas Artavazdès et ordonna qu’on le ramène à Antioche et à Alexandrie, entravé de chaînes d’or, lui et sa famille qui l’accompagnait. Il ordonna à son Questeur, chargé de convoyer le royal prisonnier, de passer par Arsamée sur la rivière Nymphée, afin de démontrer au Divin Antiochus qu’on ne pouvait impunément se rire d’Antoine. Puis le Triumvir dut regagner la côte d’Ionie au galop pour y rencontrer Sextus Pompée qui venait d’aborder à Milet près d’Éphèse avec les restes, considérables, de sa flotte de pirates et qui proposait à Antoine une alliance contre Octave.

Pendant ce temps, à Éphèse, Théla récapitulait les offres que lui avait faites Sextus Pompée. La Grande Prêtresse s’adressait simultanément à Thrasyllus, assis dans une litière portée par un chameau entre le Nil et la Mer Rouge, au Saint-Père au Nympheum, à Lucien et au Roi de Commagène, ainsi qu’à Athénodore à Rome, entouré d’Octave, de Livie et de Mécène :

-Sextus Pompée se souvenait bien de moi et de ma fille Marie, qui l’avions extirpé de Rome, il y a treize ans, pour le ramener, lui et sa mère Cornélia jusqu’à son père le Grand Pompée. Mais Sextus Pompée a bien changé, le charmant jeune adolescent parfumé s’est métamorphosé en une brute haineuse couturée de cicatrices. J’ai lu la duplicité dans son esprit.

-Alors même qu’il me proposait de contacter les Parthes, qu’il croit toujours Alliés d’Antiochus, afin de s’emparer ensemble de l’Asie, je décelais qu’il avait formulé une autre proposition d’alliance à Marc-Antoine, une association visant à renverser Octave ensemble et à s’emparer de l’Occident. Sextus Pompée semble aux abois, il a perdu sa thalassocratie, mais conserve une flotte d’une centaine de navires, ancrés en rade de Milet, dont il s’est emparé par la ruse.

Octave intervint :

-Quelle fut la réponse d’Antoine?

Théla expliqua qu’il semblait que le Triumvir bigame se dirigeait à bride abattue vers Milet, qu’il devrait atteindre en deux jours. Athénodore (Médonje), précepteur et conseiller d’Octave, demanda à Théla de neutraliser Sextus Pompée en détruisant sa flotte, ancrée à quelques dizaines de kilomètres d’Éphèse.

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-Privé de ses navires, Sextus perdra toute importance et Antoine se débarrassera lui-même de ce fauteur de troubles qui a ravagé si longtemps l’Italie.

Au même instant éclata un échange furieux. Antiochus s’adressait à un Acolyte de haut niveau, prosterné face contre terre devant le Dieu vivant.

-J’avais ordonné qu’on ne me dérange sous aucun prétexte!

On put entendre la voix de l’Acolyte, tremblante :

-Seigneur, les Romains passent devant votre Palais en traînant derrière leurs chariots Artavazdès d’Arménie, enchaîné, ainsi que son épouse, votre fille, et ses enfants. Pardon, Majesté, de vous avoir désobéi, mais je devais vous prévenir!

Antiochus, se précipita hors de la chapelle de son Palais et sortit, sans même se couvrir, pour assister à une scène navrante. Son gendre, entravé, couvert de boue et de poussière, boitillait derrière un chariot bâché où son épouse appelait au secours son père Antiochus :

-Que les Dieux de la Commagène sauvent mes enfants! Ô Divin Père aidez-nous!

Pythodoris, le Roi de Commagène, et Lucien, son Chambellan, interrompirent leur conversation avec les Huulus pour se rendre auprès d’Antiochus à la tête de l’escadron des Chevaliers Noirs, comme on appelait les cavaliers de la Garde Royale. Quand ils arrivèrent à Arsamée, la Capitale d’été du petit Royaume, Antiochus lavait les pieds ensanglantés de son gendre et tentait de badigeonner ses blessures avec cette pâte d’amande aux vertus cicatrisantes miraculeuses. Le plus mirobolant des bakchichs ne put ébranler la détermination du Questeur responsable d’acheminer les prisonniers à Antioche :

-Le Triumvir Marc-Antoine a été on ne peut plus clair. Il me ferait trancher la tête et celles de ma famille, si je manquais à ma mission. Je regrette vraiment, Majesté, ce sont les ordres stricts de votre beau-père Antoine. Tout ce que je peux faire, c’est m’attarder ici quelques heures, en prétextant le bris d’une roue.

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Pendant que Marie, Grande Prêtresse du Nympheum, tentait de consoler Antiochus et veillait sur son sommeil agité, induit par l’opium, sa mère, la Divine Théla regardait brûler la flotte pompéienne en rade de Milet. Quelques canots rapides, zigzaguant entre les navires amarrés, avaient aspergé de feu grégeois les coques de bois que rien ne pouvait plus éteindre. Au matin, il ne restait à Sextus Pompée que cinq navires intacts. Même son trésor de guerre, qui occupait les cales de treize volumineuses galères, avait sombré dans les eaux du port de Milet. Théla, du haut de l’éminence qu’elle occupait, vit arriver Antoine et son escorte de cavaliers, mais ne tenta pas de les contacter et se contenta d’observer la scène avec sa vision télescopique.

Antoine dépêcha deux cent cavaliers commandés par son neveu, Marcus Titius, son homme de main, une brute, fanatique partisan du Triumvir et exécuteur de ses basses œuvres. Théla assista à la mise à mort du dernier des chefs de la rébellion républicaine et vit qu’on apportait à Antoine, au bout d’une pique, la tête de Sextus Pompée, trophée sanglant qui dut plaire à ce Dionysos guerrier. Médonje remercia sa collègue pour le succès de cette opération qui débarrassait la Méditerranée d’un Fléau et qui avait empêché que ce pirate ne s’allie à Antoine contre Octave.

-Je crains que les inconduites et les gaffes répétées de Marc-Antoine ne nous obligent à sévir contre lui. Pour l’instant essayons de bien le conseiller et de le contenir. Et je compte ardemment sur la présence de Thrasyllus à Alexandrie pour ce faire. Peu de temps après ces évènements, Octavie se présentait à Éphèse avec une flotte transportant vivres, provisions et munitions à son mari vaincu par les Parthes. Elle avait convaincu son frère Octave de venir en aide à son beau-frère, et Collègue, le Triumvir d’Orient. Octave avait cédé à sa sœur, avec réticence, en lui disant :

-L’amour t’aveugle, chère sœur! Je consens à ta demande de porter assistance à Antoine, seulement parce que tu y seras humiliée par ton mari, entièrement sous la coupe de Cléopâtre, et que cet affront constituera un excellent prétexte pour déclarer la guerre à cet incapable dévoyé. Tu ne soupçonnes pas à quel point les rumeurs colportées par la Plèbe, jusqu’au Sénat et dans ma demeure, condamnent l’inconduite de ton volage époux.

Ainsi, Octavie mena à Éphèse quarante vaisseaux lourdement chargés de provisions, nourriture, armes et cuirasses, destinées aux légions durement

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éprouvées. Or, Marc-Antoine depuis trois semaines tentait de repêcher le trésor de Sextus Pompée au large de Milet. Des centaines d’hommes s’activaient à plonger sur les épaves à demi carbonisées, surveillés par des légionnaires. Et d’imposants bâtiments, venus de l’arsenal de Rhodes, soulevaient au moyen de solides câbles les carcasses des vaisseaux pour les remorquer jusqu’à la rive afin d’y être démantelés. Antoine connut la venue de son épouse moins d’une heure après son arrivée à Éphèse, ville voisine de Milet, et enfourcha sa monture pour galoper au devant d’Octavie qu’il surprit en compagnie de ses deux charmantes fillettes, à boire un thé à la cannelle dans le Palais de marbre de la Grande Prêtresse Théla, adossé à la Basilique de la Nouvelle Alliance, tout près du vénérable Sanctuaire d’Artémise.

Octavie passait pour la plus accomplie des Romaines, par sa beauté, son élégance, sa gentillesse, son esprit, sa voix et son élocution. Elle incarnait chez ses Compatriotes les vertus d’une bonne mère, épouse fidèle, pacificatrice, qui avait déjà évité à l’Italie une autre confrontation fratricide entre les partisans des deux Triumvirs qui se partageaient l’Empire de Rome. Antoine se fit d’emblée cajoleur et complimenta sa femme sur sa bonne mine, et sur celles des enfants, qui embrassèrent respectueusement leur papa, malgré sa barbe rugueuse et l’odeur de cheval qui s’en dégageait. Théla exécuta une courbette protocolaire et s’enquit poliment de la santé d’Antoine et de celle d’Artavazdès d’Arménie et de son épouse, la fille d’Antiochus.

Antoine pâlit, malgré son visage cuivré par les chevauchées, et hésita à répondre :

-Tous se portent bien et les pieds d’Artavazdès cicatrisent rapidement!

Mais il se tourna ostensiblement vers Octavie pour se soustraire aux questions de Théla et entraîna son épouse dans les jardins, plus pour s’éloigner de l’Extraterrestre télépathe que pour y discuter seul à seule. Après une dizaine de minutes, la conversation entre les époux longtemps séparés prit une tournure virulente et les éclats de voix d’Antoine résonnèrent. Puis Antoine surgit comme un lion irrité, le visage pourpre de rage, ne s’arrêta pas saluer ni ses fillettes ni la Grande Prêtresse et fit claquer la porte sur ses talons.

Octavie avait versé quelques larmes mais se contint devant ses enfants qu’elle dut rassurer après cet esclandre de leur bouillant père.

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-Allons promener nos petits chiens dans les jardins de Dame Théla et jouer avec eux!

Octavie confia à Théla avoir offert Mer et Monde à son mari, le pardon, l’amour, la gloire, la fortune, Rome Elle-même.

-Mais rien n’y fait! Mon frère avait bien raison de me prévenir, mais j’étais prête à toutes les compromissions pour préserver la paix, et mon foyer. Antoine m’ordonne de retourner en Italie avec les enfants. Il me confie même ceux qu’il eut de Fulvia pour qu’ils soient éduqués à Rome. Et si je ne quitte pas l’Asie d’ici trois jours, il me menace de répudiation.

En fermant la porte, Antoine avait trébuché et s’était étendu de tout son long sur le sol de mosaïque. Dans son crâne, il entendit distinctement la voix de Théla qui lui disait :

-Doutez-vous encore de la puissance de l’Esprit Saint?

Antoine, comme piqué par une abeille se rua hors du palais et retourna à Milet sans demander son reste. Mais, à la vue de Cléopâtre, il oublia tous les remords qui l’avaient hanté tout au long de sa chevauchée. Laissant son neveu Marcus Titius récupérer le reste du trésor englouti, Antoine se rendit avec Cléopâtre à Alexandrie, pour y préparer un Triomphe digne des Dieux.

Théla riait en son for intérieur, en contemplant les Romains s’acharner inutilement à remonter des coques déjà vidées de leurs trésors. Utilisant leur navette spatiale, les pêches nocturnes suggérées par Médonje paraissaient miraculeuses et avaient renfloué les caisses de l’Église d’Éphèse. Les voûtes du palais de Théla regorgeaient des richesses volées à l’Italie, des rançons versées aux pirates, ou des fortunes monétaires saisies sur les innombrables victimes du corsaire Sextus Pompée.

Thrasyllus avait navigué en Mer Rouge et inspecté leurs installations de l’Île de Socotra. La garnison fondée par les Huulus, devenue place forte, puis port fortifié, toute entière composée de Fidèles d’Antiochus avait maintenant son propre Évêque, un Noir africain qui avait grandi en Commagène, élevé par les Acolytes, à l’ombre de la Montagne Sacrée. Niger53 s’avéra un hôte affable qui ne tarissait jamais à décrire les avancées de ses Missionnaires en 53 Noir en latin

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Éthiopie, sa terre natale. L’Évêque Niger supervisait aussi la Trésorerie de leurs Comptoirs d’Afrique et d’Extrême-Orient. Avec un drôle d’accent, le Noir qui parlait dix langues, mais aucune à la perfection, félicita Thrasyllus pour ses assortiments de minerais précieux qui, exposés aux murs des postes de traite et des comptoirs commerciaux, avaient permis aux Indigènes de découvrir leurs propres richesses.

-En quatre ans, nous avons entrepris d’exploiter une trentaine de mines sur des filons métalliques vierges et des veines de pierres précieuses. Et certains de nos Agents me rapportent qu’il existe des Royaumes dans les profondeurs de l’Afrique où l’or est si abondant qu’on l’échange contre notre acier, poids pour poids.

Après avoir passé quelques jours sur la côte de Somalie, Thrasyllus (Myryis) reprit la voile dans un convoi rassemblant plus de cinquante navires, plusieurs provenant d’aussi loin que le Sri Lanka ou Madagascar. Le grand voyageur adorait se tenir sur le pont, le visage fouetté par les embruns, à dialoguer avec les dauphins qui composaient un cortège enjoué dans le sillon de son navire. Une quinzaine des grands vaisseaux de haute mer bifurquèrent vers Aqaba et y déversèrent leurs cargaisons qu’achemineraient les caravanes des Arabes, passant par Pétra, jusqu’à Samosate. On laissa une partie des précieuses cargaisons dans la garnison égyptienne de Bérénice qui seraient ensuite apportées à dos de chameau jusqu’au Nil. Le reste des marchandises, une fortune incommensurable en gemmes, épices, bois et extraits précieux transita par Suez et fut déposé aux pieds de Cléopâtre et d’Antoine dans le Palais Royal d’Alexandrie.

Les réincarnations d’Isis et de Dionysos siégeaient, hiératiques, sur des trônes d’or massif et la satisfaction se lisait dans leurs yeux face aux merveilles amoncelées devant leur Conseiller Thrasyllus. Le Grand Prêtre ne put approcher les Souverains suffisamment pour lire leurs pensées. Et il n’essaya pas de le faire, ayant deviné les ordres donnés aux gardes des Divins Souverains. Myryis se rappelait avec appréhension le traquenard que lui avait tendu jadis l’Empereur de Chine et se savait plus que jamais un mortel vulnérable sur une Planète de Barbares assoiffés de sang. Mais le Cyborg ne laissa rien paraître de son trouble :

-Longues vies, Majestés! Je vous apporte quelques milliards de sesterces. Oh bien sûr il faudra vendre les marchandises sur les marchés de Rome pour transformer le tout en or. Mais, maintenant que Sextus ne menace plus la

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Méditerranée, l’or afflue de partout en Italie et mon Divin Collègue, le Philosophe Athénodore de Tarse (Médonje) saura nous en faire verser le meilleur prix.

Antoine dut reconnaître que la présence d’un des Grands Prêtres du Nympheum représentait une bénédiction pour l’Égypte et un Pactole pouvant soutenir son train de vie extravagant et ses dépenses somptuaires. Le Triumvir s’adressa au sage Extraterrestre :

-Comment pouvons-nous vous remercier de vos bienfaits, Divin Thrasyllus? 

Le Huulu réclama la vie et la liberté d’Artavazdès et de sa famille. Rien d’autre.

-La Reine d’Arménie est la fille d’Antiochus que je considère mon propre fils. S’il fallait qu’on s’en prenne à elle ou à ses enfants, je quitterais l’Égypte et même peut-être votre Monde à tout jamais.

Cléopâtre, malgré qu’Antoine tentât de la retenir, descendit de son piédestal enfumé par les volutes d’encens et vint s’agenouiller devant le Cyborg :

-Maître, lisez en moi tout le respect et la vénération que je vous porte. Restez à ma Cour, pour notre plus grande gloire, et au nom du Culte que nous partageons. Par considération pour le Divin Saint-Père Antiochus, je vous assure que vos protégés conserveront la vie. Les enfants et la Reine d’Arménie sont libres de vous suivre, mais Artavazdès restera en résidence surveillée, aussi longtemps qu’il refusera de prêter allégeance à Antoine en lui jurant fidélité sur Mithra.

Thrasyllus demanda à Théla de prévenir Antiochus que sa fille vivait désormais dans un confortable palais, voisin du sien, avec une suite digne de son rang et qu’elle avait choisi de demeurer auprès de son mari en Égypte.

-Dis à Antiochus de ne plus s’inquiéter, du moins pour sa fille. Il a bien assez de prendre sur ses épaules tous les péchés des hommes.

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Chapitre XLII Les sarcophages des Dieux (34 avant JC)

Antiochus contemplait le grand tumulus qui recouvrait les tombeaux de son épouse la Reine Isias, de leur fille et de leur petite-fille assassinées. L’édification de la colline artificielle avait exigé des mois de labeur aux populations des trois vallées entourant le Nympheum. Le Saint-Père affirmait que ce monument impérissable survivrait aux millénaires et témoignerait de l’amour d’un Peuple envers une Souveraine inoubliable. Antiochus, maintenant de santé fragile, se faisait porter en litière, escorté par une foule d’Acolytes et le Chœur du Nympheum, pour se rendre prier presque tous les jours devant le grand tumulus conique.

Le reste de la journée, le Patriarche, qui régnait sur une Confédération religieuse s’étendant à la moitié de l’Asie et sur son Église universelle, recevait des Ambassades de Peuples jusqu’alors parfaitement inconnus des Asiatiques : des Bretons, des Francs, des Germains, des Hyperboréens, des Illyriens, et même des Africains de la côte occidentale atlantique. Tous ces envoyés s’émerveillaient devant le colossal Sanctuaire, au sommet de la Montagne Sacrée. Ils participaient aux rituels, écoutaient et commentaient les Évangiles, puis retournaient dans leurs lointaines Patries avec des Missionnaires de la Nouvelle Alliance. La moitié des Communautés juives s’étaient détachées du Temple de Jérusalem et versaient maintenant leur dîme au Nympheum. Antiochus avait obtenu que les Triumvirs protègent ses Adeptes ainsi que les Juifs dans tout l’immense Empire de Rome.

Toutes les semaines, le Roi Pythodoris de Commagène et son épouse, fille d’Antoine, convertie à la Foi de l’Esprit Saint, se rendaient au Palais d’Antiochus, pour y prier, mais surtout pour y glaner ses conseils sur la gouvernance des Peuples. Souvent, Pythodoris exposait à son illustre grand-père les problèmes qu’il devait résoudre, financiers, dynastiques, moraux, les jugements qu’il devait rendre, et les choix déchirants auxquels il était confronté. Pythodoris, né Prince de Tralles, près de Pergame, se faisait souvent accompagner de son Chambellan, Lucien de Samosate, un des Grands Initiés du Culte fondé par les Cyborgs. Lucien lui prodiguait de judicieux conseils et administrait le Trésor du Royaume avec brio. Pythodoris s’étonnait sans cesse de l’adresse de son trésorier, habile à jongler avec des sommes défiant l’entendement. Lucien, humblement, répondait invariablement :

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-Tous ces chiffres semblent broutilles, comparés aux affaires qui se brassent à Rome aujourd’hui et que mon Divin Maître, le Grand Prêtre Médonje, coordonne avec notre élève, l’inestimable Mécène. La Commagène dispose de dépôts de cuivre, d’argent, de zinc, de fer, d’arsenic, de charbon et de pétrole. Mais les ressources de l’Occident romain s’avèrent infiniment plus variées et couvrent un territoire mille fois plus vaste que notre petit Royaume prospère.

À Rome, le Sénateur Athénodore de Tarse discutait avec les architectes qui supervisaient la construction de la tour de Mécène, surmontant un ensemble colossal de palais et de dépendances, en briques recouvertes de marbre. Le plus brillant de ces architectes, Vitruve, auteur d’un Traité magistral sur l’architecture, et expert dans la conception d’engins de siège, affirmait sa certitude inébranlable, partagée par bien des Romains, que les Prêtres Chaldéens pouvaient lire le passé et prédire l’avenir en consultant les astres. Peut-être Vitruve désirait-il plaire à Médonje qu’il soupçonnait de provenir de Chaldée. Mais son envolée provoqua chez l’Extraterrestre un effet contraire. Médonje se désola de constater les superstitions grandissantes qui inondaient Rome de leur obscurantisme.

Le Conseiller d’Octave s’en plaignit au Maître de Rome :

-Les plus éminents cerveaux de l’Empire se font piéger par ces Astrologues, des fraudeurs qui ne croient même pas en leurs propres assertions. Nous essayons d’une part d’implanter un Culte éthique dans vos États, alors que nous laissons des hurluberlus déblatérer n’importe quoi sous couvert de religion. Notre Culte en pâtit, les Citoyens sont bernés, et Rome elle-même souffre de ces superstitions.

Octave, convaincu, demanda à Agrippa, devenu Édile de Rome et responsable des bonnes mœurs, de faire expulser d’Italie tous les Astrologues et les Sorciers qui y pullulaient. Athénodore profita de l’occasion pour demander et obtenir d’Octave que l’on interdise absolument aux souteneurs de prostituer des enfants, fussent-ils esclaves. Ce que Lucullus n’avait pu accomplir, Agrippa le réalisa et les bordels de Rome relevèrent leurs critères d’embauche, sous peine de lourdes sanctions.

Octave, et tout Rome, s’étaient montrés outrés par l’attitude d’Antoine qui avait congédié son épouse Octavie, alors même qu’elle lui apportait des secours et du ravitaillement. Le ressentiment envers le Triumvir chargé de

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l’Orient atteignit un point culminant lorsque furent connues les Donations d’Alexandrie, où Antoine distribua l’Orient et des Provinces romaines aux enfants qu’il avait eus de Cléopâtre.

À Alexandrie, le Triomphe d’Antoine célébrant sa victoire sur l’Arménie, engloutit une bonne partie des fortunes qu’on tirait chaque année du trafic de la Mer Rouge, qui nolisait plus de soixante-dix vaisseaux de haute mer. Des navires fabriqués avec les poutres et l’acier de la Commagène, par des menuisiers et des architectes adorant Mithra, manœuvrés par des équipages dévoués et des Capitaines formés par Thrasyllus en personne. Le Huulu, en leur révélant les secrets de la navigation sur la Mer du Sud, faisait jurer aux Capitaines de ne pas répandre ces connaissances qui assuraient leurs monopoles. Puis il leur remettait des cartes détaillant les côtes, les haut-fonds, les récifs, les courants, le régime des vents, le cycle de la Mousson, l’emplacement des comptoirs et des baies abritées, des boussoles et des cartes du ciel nocturne, des abécédaires en diverses langues indigènes et des échantillons des produits qu’ils avaient pour mission de ramener ou de vendre. Pour éviter qu’ils ne tombent entre les mains d’Antoine, Thrasyllus avait fait jeter par dessus bord tous les canons qui équipaient ses navires, ne conservant que les tubes projetant le feu grégeois, fabriqué avec le pétrole de Commagène, et qu’il jugeait amplement dissuasifs.

Thrasyllus (Myryis) assista au très fastueux Triomphe d’Alexandrie. En fait, il fut lui-même du cortège qui précéda l’entrée solennelle d’Isis et de Dionysos réincarnés. Presque en tête de parade, déambulait le Roi d’Arménie, portant sa couronne, une tiare étincelante de pierreries, des soieries de grand prix et entravé de chaînes d’or. Des serviteurs, munis de parasols, veillaient plus à protéger Artavazdès des projectiles lancés par la foule qu’à lui assurer de l’ombre, en cette superbe matinée ensoleillée de juin. Derrière le Roi d’Arménie, suivait la famille d’Artavazdès et Thrasyllus, le Conseiller de Cléopâtre, qui marchait aux cotés de la fille d’Antiochus pour la protéger contre toute agression.

Un des clous du spectacle éblouissant offert à ses Sujets d’Alexandrie par Cléopâtre faisait s’extasier les foules, qui n’avaient jamais vu tant de beautés réunies en un seul chef-d’œuvre : le sarcophage de la Reine d’Égypte, que venaient de terminer les plus grands sculpteurs du temps. Six éléphants drapés de soie et rutilants de bijoux, tiraient le lourd coffre de marbre artistement sculpté et posé sur un chariot à seize roues, fabriqué à Samosate. Cléopâtre en avait eu l’idée au Sanctuaire de Nymphée, en admirant

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inlassablement les sarcophages, d’une perfection accomplie, du Divin Mithridate Kallinikos et de son arrière-petit-fils, Pacorus, ainsi que celui d’Antiochus, prêt à recevoir la dépouille du Grand Philosophe quand les Dieux le réclameraient près d’eux.

Pour réaliser le chef-d’œuvre imaginé par Cléopâtre, Antiochus lui prêta bien volontiers ses Maîtres sculpteurs et les artisans les plus doués d’Asie, des Acolytes spécialistes des pigments d’Extrême-Orient, des peintres chinois, des orfèvres, et Médonje puisa dans sa fabuleuse collection de pierres précieuses pour se gagner le respect et la reconnaissance éternels de la femme qui dirigeait l’Égypte et contrôlait la Mer Rouge. Les Mages de Samosate avaient remis aux sculpteurs des croquis d’une extraordinaire précision et qui montraient une Cléopâtre rayonnante, telle qu’elle était au faîte de sa beauté et de ses dix-huit ans, au tout début de son règne. Le marbre provenait de Paros, le meilleur, et l’ensemble pesait plus de dix tonnes.

Des dizaines d’admirables statuettes chryséléphantines émergeaient des parois de marbre, serties de pierreries et tenant de minuscules accessoires d’or et d’argent. Aux quatre coins du sarcophage, des représentations des Déesses Isis, Astarté, Aphrodite, et Ishtar étendaient leurs ailes marmoréennes, délicatement ciselées. Un des panneaux montrait Antoine et Cléopâtre, entourés de Nymphes au Sanctuaire de Daphné. Une autre scène présentait les foules se prosternant devant Cléopâtre, trônant entre les Divins Jules César et Marc-Antoine au Sanctuaire de Nymphée. Sur toute la surface du sarcophage apparaissaient des formes féminines, des nus parés de bijoux pour seuls vêtements. Les Huulus reconnurent dans plusieurs des statuettes les traits et le corps de la Grande Prêtresse Marie, la fille de Théla, que tous ses Contemporains disaient la plus belle femme du Monde.

Mais ce qui imposait le silence à la foule des Alexandrins ébahis, c’était cette reproduction de marbre, grandeur nature, de leur Souveraine, dans la fleur de sa jeunesse, et à peine voilée, assise sur un trône d’or incrusté de pierreries, au sommet du sarcophage et qui tenait d’une main une licorne en laisse et de l’autre un globe ciselé dans un énorme rubis surmonté d’une croix. Médonje fit remarquer à l’oreille interne de Myryis combien la licorne paraissait aussi vraie que son modèle, bien vivant, que tenait en laisse la Cléopâtre de chair et de sang qui paradait derrière son admirable sarcophage.

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-Antoine nous a déjà commandé le sien et il ne regarde pas lui non plus à la dépense! Cléopâtre conservera son merveilleux sarcophage à Alexandrie jusqu’au printemps prochain pour l’exposer et rehausser son prestige. Puis on le transportera ensuite au Nympheum où il sera bien protégé par nos Acolytes et offert à l’adoration de nos Fidèles. Et si tu regardes attentivement la croix d’or qui surmonte le rubis, tu remarqueras le Supplicié, le Jésus des Juifs. Une idée d’Antiochus qui veut en faire un symbole de notre Foi et un signe de ralliement.

Lors des cérémonies fastueuses qui s’ensuivirent, Antoine proclama sa copine ‘Reine des Rois’ et lui remit le gouvernement des Provinces romaines de Chypre et de Judée. Aux enfants de sa Divine concubine il donna l’Orient, au plus vieux l’Arménie, la Médie et la Parthie, à sa sœur la Cyrénaïque, et au plus jeune, encore bébé, la Syrie, la Cilicie et la Suzeraineté sur tous les Royaumes-Clients de Rome. Quand il apprit que Césarion, le fils de Jules César et de Cléopâtre, avait été fait co-Régent d’Égypte, Octave entra dans une vive colère contre Antoine à qui il écrivit de violents reproches.

Antiochus, dans la chapelle de son Palais d’Arsamée, semblait soliloquer. Mais il s’adressait à Médonje qui accompagnait Agrippa en Illyrie, pour y pacifier des tribus montagnardes et sévir contre quelques pirates, mais surtout pour exercer leurs légions, en prévision d’un affrontement inéluctable avec les armées d’Antoine.

-Je crains qu’Antoine n’ait commis sa dernière gaffe. Notre préférence s’impose d’elle-même, entre Antoine, un irresponsable soudard guerrier, et Octave, un Philosophe adhérant à nos principes et que vous avez choisi pour ses gènes semblables aux miens, qui détermine cette aversion envers le sang répandu qui le rend même incapable d’assister aux batailles sans défaillir et s’évanouir.

L’Extraterrestre confirma :

-Oui, Majesté, un gène porteur d’espoir pour une humanité trop belliqueuse.

Médonje décrivit à son vieil ami le Saint-Père les ressources quasi-infinies de l’Occident, les vastes forêts de chênes jamais encore exploitées, les mines d’étain de la Mer du Nord, les pêches fantastiques qu’on y faisait, les

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peuplades rousses ou blondes aux mœurs étranges et leurs animaux non moins étranges.

-Le Proconsul Ventidius est revenu d’Hyperborée, après un périple de trois ans dans ces mers brumeuses et glacées, avec dans ses cales une fortune d’ambre fossile. Devons-nous le renvoyer encore naviguer entre les blocs de glaces flottantes ou jugez-vous sa punition suffisante, Divin Saint-Père ?

Regardant le Supplicié en croix accroché derrière l’autel, le Patriarche aux cheveux blancs accorda son pardon à Ventidius :

-Il y a déjà trop de souffrances sur cette Terre!

Au début de l’hiver, alors qu’il ramenait à Alexandrie les marchandises de la Mer Rouge, après qu’il eut chiffré leur prodigieuse valeur, qui permettrait au Divin Couple de poursuivre son train de vie céleste, Cléopâtre confia à Thrasyllus une charmante enfant de huit ans à la longue chevelure noire.

-La Princesse Iotape de Commagène, la fille de Pacorus et héritière de la Médie Atropatène, et fiancée à notre fils aîné, Alexandre. Son aïeul, le Divin Antiochus, nous l’a confiée, en demandant que vous, Thrasyllus, soyez le tuteur et le précepteur de la Princesse Iotape jusqu’à son mariage. La Princesse charma le cœur de Thrasyllus, par sa douceur et la beauté de son âme d’enfant. Devant Myryis, la petite Princesse exécuta un salut protocolaire impeccable, dans la gestuelle universelle que les Huulus avaient enseignée jadis à son trisaïeul Mithridate Kallinikos. À partir de ce jour, Thrasyllus servit de père attentif à Iotape qu’il confiait, lors de ses voyages en Mer Rouge, à la sœur de la grand-mère de la Princesse, la Reine d’Arménie qui partageait toujours volontairement la captivité dorée de son époux, logé dans la villa voisine du Conseiller royal Thrasyllus d’Alexandrie, leur protecteur.

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Chapitre XLIII L’assèchement de la Mer Rouge (33 avant JC)

Marcus Titius aborda aux quais d’Ostie, le port de Rome, aux premiers jours du printemps. Son oncle, Marc-Antoine l’avait chargé de contacter ses partisans du Sénat et de réchauffer leur amitié en leur distribuant une partie du trésor de guerre pris aux pirates de Sextus Pompée, que Titius avait égorgé de sa propre main à Milet. Titius et Plancus, un Général de l’État-Major d’Antoine, devaient aussi confier aux Vestales, Prêtresses sacrées de Rome, le testament du Triumvir de l’Orient par lequel il léguait son Empire aux enfants qu’il avait eus de Cléopâtre. Enfin, les deux Légats devaient rencontrer Octave pour renégocier avec lui un nouveau partage du Monde, car le Triumvirat, maintenant réduit à deux Triumvirs, venait à échéance à la fin de l’année en cours.

Les envoyés d’Antoine rencontrèrent le Maître de l’Occident dans l’auditorium que Mécène venait de terminer et que Livie, l’épouse d’Octave, avait fait décorer avec des motifs et des scènes s’inspirant de l’art élégant et dépouillé des Atlantes. Octave, Consul pour la troisième fois, malgré son jeune âge, ne se leva pas à l’arrivée des Ambassadeurs d’Antoine et leur rendit leurs salutations du bout des lèvres.

-Un nouvel accord avec ce salaud, ce beau-frère qui méprise et humilie ma propre sœur, la première Dame de Rome? Il ne reste plus rien de romain chez Marc-Antoine, soumis à sa putain égyptienne. Il a eu l’outrecuidance de reconnaître ce Césarion comme le fils véritable de mon Père adoptif, le Divin César dont je porte l’auguste nom et qui m’avait désigné comme son héritier. Il distribue Chypre, la Cyrénaïque et la Cilicie comme si ces Provinces n’appartenaient pas à Rome. Pourquoi continuerais-je à m’associer à un tel Inconscient?

À l’évocation de Césarion, les deux émissaires se regardèrent furtivement, sans mot dire. Mais le Conseiller d’Octave, le Sénateur Athénodore avait capté leurs pensées coupables et avait demandé la parole :

-Vous avez remis le testament scellé d’Antoine aux Vestales, hier? Et il y lègue l’Égypte à Césarion? Et vous avez deux vaisseaux à double-fond amarrés à Ostie, avec suffisamment d’or pour tenter de corrompre des Sénateurs et les opposer à Octave? Voulez-vous de cette délicieuse confiture de fraises?

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Les deux Ambassadeurs, blancs comme des draps et suant à grosses gouttes, se mirent à trembler. Octave les calma :

-Je vous offre de passer à mon service, la vie sauve, le gouvernement d’une province pour Plancus et un Consulat pour Titius. Contre votre serment de fidélité à ma personne. Et la promesse solennelle de ne jamais mentionner l’existence ni les talents de mon Astrologue Athénodore, qui peut lire en vous comme dans un livre ouvert. Acceptez ma main tendue ou soyez exécutés sur-le-champ pour sédition. Puis Octave se rendit au Temple des Vestales, le dépôt le plus sacré de Rome. Il écarta avec douceur les objections des Prêtresses et se fit remettre le testament dont il prit connaissance. Non seulement Antoine reconnaissait-il Césarion comme l’héritier de César, donnait les propriétés de Rome aux enfants de Cléopâtre, mais mentionnait aussi vouloir être enterré aux côtés de l’Égyptienne au Nympheum, afin d’y être adoré pour l’éternité parmi les Dieux. Médonje obtint d’Octave qu’il ne mentionne pas le Nympheum, ni la Commagène d’Antiochus, mais qu’il désigne plutôt Alexandrie comme le lieu choisi par Antoine pour s’y faire inhumer.

-Nous devons protéger notre Église, mon fils.

Pour la réorganiser, Mécène parcourait l’Afrique, maintenant administrée par Octave depuis la condamnation de Lépide à l’exil. Et dans les pas de Mécène, suivaient les Acolytes, formés au Nympheum et au Vatican, des scribes, architectes, argentiers habitués à gérer les finances des plus prospères Monarchies d’Asie, les ressources de la Fédération de Commagène et l’Empire du Pont-Euxin. Pierre, l’Évêque de Rome partageait le grand vaisseau de Mécène. Il découpait la Libye54 en diocèses et déposait dans les principales villes portuaires des Missionnaires et des agents commerciaux, pour évaluer les populations, les ressources et les besoins, et établir des cartes pouvant servir d’itinéraires.

Agrippa avait formulé sa volonté de constituer une carte détaillée de tout le Monde connu, s’inspirant de la carte de l’Asie que les Huulus avait dessinée dans la mosaïque de leur Chancellerie de Charmodara. L’Amiral désirait passer à la postérité en tant que Géographe, et non pas pour ses victoires militaires. Agrippa avait déjà refusé un Triomphe pour consacrer l’argent ainsi épargné à la construction de bains publics qu’il offrait à ses 54 Ancien nom que portait l’Afrique.

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Concitoyens. Quand il n’était pas à entraîner ses légions, Agrippa se penchait sur les plans et les maquettes des espaces publics de Rome qu’il remodelait en parcs ornés de statues, déambulatoires de marbre, Temples, gymnases, thermes, aqueducs, et même une nouvelle Bibliothèque. Il employait pour ces travaux titanesques une partie de ses légions, afin d’améliorer le réseau routier qui menait à Rome et qui sillonnait l’Empire jusqu’aux colonnes d’Hercule.

Octave s’attristait à la pensée qu’il devrait affronter Marc-Antoine et aux souffrances que provoquerait cette guerre fratricide. Il résolut de ne pas déclencher le premier les hostilités mais, devant l’inéluctable conflit qui se dessinait, de ne pas démobiliser ses soldats et de les utiliser entre-temps aux travaux publics. Quand il séjournait à Rome, auprès de son épouse adorée, l’exquise Livie, dans sa villa du Palatin, Octave se rendait visiter Mécène dans son Palais voisin, où habitait aussi Médonje, devenu Athénodore de Tarse. Le vieux Précepteur du Jeune César paraissait maintenant l’âge canonique qu’il avait depuis longtemps dépassé, grâce à la Science des Huulus. Mais plusieurs de ses implants cybernétiques avaient cessé de fonctionner, faute d’énergie ou ayant épuisé leurs réserves.

L’Extraterrestre, dorloté par une kyrielle de serviteurs et d’Acolytes attentifs, dans le Palais doré de Mécène, montrait un grand plaisir à échanger avec son illustre élève qui se disait :

-Toujours soucieux d’améliorer le sort des Peuples de l’Empire, de donner un sens à la République et à notre Civilisation et de rehausser l’Éthique de mes Semblables pour améliorer la condition humaine.

Octave poursuivait, avec un clin d’œil complice à son vénérable professeur :

-Et bien entendu, pour cela il faut l’ordre social, des ressources, des hommes, de l’or et de l’argent. J’ai tout, sauf assez d’or et d’argent. Divin Athénodore possédez-vous l’art du Roi Midas de tout transformer en or? Je vous l’achète, dites-moi votre prix!

Octave paraissait d’humeur rieuse, il venait de lire le testament de Marc-Antoine devant le Sénat et le Peuple assemblés. Le futur Consul Marcus Titius et Plancus y avaient paru, attestant de l’authenticité du document qui portait leurs signatures comme témoins lors de sa rédaction. Antoine avait été conspué par la foule et les quelques partisans de Marc-Antoine avaient

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dû se retirer sous les quolibets et les menaces de la Plèbe et même des Aristocrates du Sénat qui brandissaient furieusement le poing en leur direction.

Médonje rappela au jeune Maître de l’Occident la création depuis deux ans de plus de mille nouveaux Comptoirs, Colonies, établissements, exploitations minières ou garnisons.

-La production ne fait que débuter, les champs défrichés à porter fruits. On commence l’exploitation de nouvelles mines d’or et d’argent, en Gaule et en Espagne. Et puis nous pourrions monnayer plus de cuivre, de bronze et de laiton, pour satisfaire aux marchés locaux. Mais, fondamentalement, l’entretien de cent légions pèse lourd dans l’Économie de l’Occident, cher Antiochus.

Médonje, s’était arrêté, conscient de son lapsus. Octave s’en montra flatté :

-Me confondre avec le Basileus Antiochus, et surtout venant de votre part, constitue le plus beau compliment à mes oreilles, Divin Athénodore. Vous savez fort bien que le Philosophe Antiochus me servit de modèle et que ses écrits occupent ma table de chevet. Quant à démobiliser, ne serait-ce qu’une seule de mes légions, je ne peux y consentir. Vous connaissez l’immense armée qu’Antoine pourrait constituer en Asie et aussi son amour indécent pour la bataille et la vue du sang.

À l’évocation du champ de bataille, la voix d’Octave lui manqua. Médonje mis sa main sur l’épaule de son talentueux disciple :

-Mon fils, saches que Marc-Antoine risque fort de recruter des Asiatiques qui se retourneront contre lui à notre signal. L’Asie aussi souffre des frasques et du train de vie démesuré de mes Divines Créatures qui dilapident les fortunes que leur remettent Thrasyllus et Polémon, leurs parts sur les Épices et la Soie. Je comprends et je soutiens ta position, mon fils, mais ni le Basileus Antiochus, ni son fils le Polémarque, ne pourront se soustraire à l’appel aux armes de Marc-Antoine pour vous combattre. Toutefois, je vous assure qu’au moment de la bataille, l’Asie se retournera contre ton beau-frère ennemi.

Après avoir reçu de son Collègue Octave des lettres d’invectives, Antoine se décida à prendre les armes contre le Maître de l’Occident. Il convoqua tous

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ses Vassaux et ses Alliés, leur ordonnant de se présenter à Éphèse avec leurs troupes, pour se joindre à ses légions et se rendre envahir l’Italie.

-Mon armée dépassera le million d’hommes et je vous laisserai piller Rome et ses trésors.

Antoine passa le printemps et une partie de l’été à la Cour de sa fille, la Reine de Commagène, à conférer avec son gendre Pythodoris et le père de celui-ci, le Polémarque Mithridate. Ceux-ci, affables et coopératifs, avaient promis d’importants contingents asiatiques provenant de la trentaine de Royaumes dont ils étaient les Suzerains, et aussi de l’or et de l’argent, du blé et de l’orge, de nouveaux navires et des armes d’acier.

Avant de se rendre lui-même à Éphèse, pour y prendre le commandement des hordes guerrières, Marc-Antoine fit un pèlerinage au Nympheum, où trônait son effigie dorée offerte à l’adoration des Fidèles. Le Saint-Père, Antiochus, lui montra son sarcophage presque terminé et qui portait les emblèmes du Triumvir, un lion tenant un sabre recourbé sur fonds d’étoiles à huit branches. Une des parois de ce chef-d’œuvre de marbre enjolivé de dorures et incrusté de gemmes, représentait Antoine se faisant adorer au sommet du Nympheum, en compagnie de César et de Cléopâtre. Un bestiaire extraordinaire surgissait de la pierre taillée : Cyclopes, Myrmidons, dragons, Dieux et Déesses s’enlaçaient en des scènes ou se mêlaient mythologie et réalité. Un autre panneau de marbre montrait Antoine au cœur d’une bataille rangée, écrasant ses ennemis, protégé par des Anges survolant le destrier du Divin Dionysos réincarné.

Marc-Antoine s’agenouilla devant Antiochus, lui demandant de bénir son entreprise visant à briser l’orgueilleux Octave, dernier obstacle à la création d’un Empire universel sur lequel règneraient les descendants d’Antoine et de Cléopâtre, et, par alliances, ceux d’Antiochus. Le Saint-Père, affaibli, demeura assis tout au long de l’audience. Cependant, d’une voix étonnamment forte, qui se répercuta sur les parois de la Basilique creusée dans la montagne, il prédit :

-La Divinité accordera la victoire à mes troupes et l’offrira au plus méritant des hommes.

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Antoine dut se contenter de cette prophétie sibylline et, dans le carrosse le menant à Éphèse, regarda s’éloigner, songeur, le Nympheum resplendissant sous les rayons du Soleil frappant les colonnes et le revêtement d’or pur.

Polémon prévint Thrasyllus :

-Le Roi des Rois, l’indigne Phraatès, a constitué des équipes de sbires qu’il a chargées de retrouver et d’assassiner la Princesse Iotape, votre petite protégée, la seule descendante de Pacorus et héritière de la Médie, un Royaume qui résiste toujours à sa domination.

Thrasyllus choisit de se faire accompagner en Mer Rouge par la jeune Princesse, la soustrayant ainsi aux lames des spadassins. Ils se rendirent ensemble sur l’Île de Socotra où convergeaient toutes leurs flottes de la grande Mer du Sud avant de pénétrer en Mer Rouge. Thrasyllus confia l’enfant au Gouverneur de leur garnison, l’Évêque Niger, un grand Éthiopien qui avait bien connu et aimé Pacorus, le père de la jeune Princesse. Thrasyllus avait précisé à son Initié à la peau d’ébène :

-Je mets les plus grands espoirs en cet enfant, instruisez-la, ne lui cachez aucun de nos secrets, montrez-lui toutes nos cartes, faites-lui rencontrer nos Capitaines et nos équipages, qu’elle récolte l’encens, la myrrhe et le cinabre aux côtés de nos Acolytes. Iotape possède en elle l’intelligence et l’esprit du Divin Antiochus et du Divin Mithridate Kallinikos. Et un jour peut-être tous ces navires lui appartiendront.

À la fin de l’automne, les Huulus déclenchèrent les hostilités dans cette guerre entre Orient et Occident. D’Éphèse, Théla rapportait des concentrations de troupes venues de toute l’Asie :

-En plus de ses légions, Antoine a recruté des Juifs, des Arabes, des Arméniens, des Ciliciens, des Syriens, et des Cappadociens. La Commagène a fourni d’importants effectifs, d’Assyrie, de Mésopotamie, de Galatie, de Corduëne, de Sophène et même de Médie, toujours gouvernée par la veuve de Pacorus et qui avait fiancé sa fille, Iotape, avec l’aîné des fils d’Antoine et de Cléopâtre. Le printemps prochain, Antoine, qui évite toujours ma présence, disposera de cinq cent vaisseaux de guerre, trois cent cargos, plus de cent mille légionnaires et de vingt-cinq mille cavaliers. En tout, avec les équipages et leurs intendances, plus d’un demi million d’hommes qui se dirigeront vers la Grèce, où s’y joindront à l’armée promise à Antoine par le

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Polémarque Mithridate, des contingents des Peuples du Pont-Euxin, venus de Pannonie, de Crimée, de Thrace, d’Ibérie, de Colchide, du Pont, de Bithynie, et de Paphlagonie. Le Polémon attend aussi des contingents des Sarmates, les Amazones, de même que des mercenaires Scythes et Hyperboréens.

Théla enchaînait :

-Je crois que nous devons cesser d’engraisser la Cour d’Alexandrie et la bourse de ce puéril Dionysos qui ne pense plus que par Cléopâtre, devenue tellement imbue de sa propre personne qu’elle désire transformer le Culte d’Antiochus en Culte de la Grande Isis, où elle règnerait sur les Dieux.

Médonje donna raison à sa collègue et demanda à Thrasyllus d’interrompre tout le trafic de la Mer Rouge en prétextant une quarantaine imposée par une épidémie meurtrière.

-Fais déposer toutes les cargaisons dans l’Île de Socotra et organises un commerce entre l’Afrique et l’Inde. Quant au navire qui transportera la solde de ses armées, il coulera devant les yeux d’Antoine et s’abîmera dans des profondeurs inaccessibles aux hommes.

Fin novembre, Thrasyllus écrivait à Éphèse, où s’était transportée la Cour de Cléopâtre, qu’une épidémie meurtrière ramenée des Indes, décimait leurs équipages et la garnison de Socotra :

-J’ai dû ordonner l’arrêt de tout le trafic maritime, et même le vol de pigeons voyageurs vers l’Égypte, pour préserver votre Royaume des ravages de la Peste. J’ai moi-même subi une quarantaine, mais par précaution, je me tiens encore isolé dans ma villa d’Alexandrie. Nos marchandises s’accumulent au port de Socotra et nous seront livrées l’an prochain, où nous recevrons les cargaisons de deux années d’opérations.

Thrasyllus terminait son message par un autre mensonge :

-J’ai aussi le regret de vous annoncer le décès de la jeune Princesse Iotape, emportée par la peste, et qu’on a inhumée à Socotra.

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Chapitre XLIV La mort du Messie (32 avant JC)

À la fin de l’hiver, Antiochus se trouva au plus mal. Prévenue par Marie, Théla quitta Éphèse pour le Nympheum. Elle put gagner Arsamée sur la rivière des Nymphes avant que les yeux du Saint-Père ne se voilent à jamais. Pendant deux jours, par l’intermédiaire de Théla, les Cyborgs mêlèrent leurs esprits à celui du meilleur des hommes, celui qu’ils considéraient comme leur propre rejeton, et avec qui ils avaient parcouru ce Monde barbare mais fascinant. Antiochus sentait sa fin prochaine et ses dernières pensées allaient à l’Église, l’espoir de l’Humanité. Il désigna, pour diriger le Nympheum, un des petits-fils d’Archélaüs de la lignée des Grands Prêtres de Comana.

-Et Marie me remplacera à la tête de l’Église Universelle.

Les dernières paroles d’Antiochus s’adressaient aux Cyborgs :

-Protégez Octave comme s’il s’agissait de mon héritier.

À Rome, Médonje pleurait à chaudes larmes, effondré sur sa table de travail. Mécène et Octave, prévenus de l’état de leur Précepteur, se précipitèrent auprès de lui. Comme ils montaient les marches du Palatin, ils entendirent l’énorme cloche de bronze du Vatican sonner le glas, interminablement. Médonje montrait un visage pitoyable, ravagé par la douleur :

-J’ai perdu mon enfant, le fils que j’ai élevé, le meilleur de moi-même. Ah que la mort est injuste!

Il répéta à Octave les dernières paroles du grand Philosophe, les adjurant de protéger Octave et de le considérer comme son successeur. 

Octave, ébranlé de savoir, qu’en ses derniers instants, Antiochus avait demandé aux Cyborgs de lui transférer leur fidélité, opina :

-Avec Antiochus est mort un Messie.

Médonje cessa ses sanglots et releva la tête :

-Octave, tu mérites vraiment le rang que tu occupes! Tu es GÉNIAL, mieux tu es Divin! Tu viens de solutionner le grand dilemme que dut affronter Antiochus et qu’il n’avait pu résoudre : la promesse de la venue d’un

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Messie. Un acte de Foi difficile à faire partager. Mais, si ce Messie était déjà passé parmi les hommes et que de Saintes Écritures l’attestaient, en insufflant à vos Semblables les valeurs que nous prônons? L’acte de Foi en un possible et aléatoire Rédempteur à venir se baserait plutôt sur des témoignages du passage sur Terre d’un tel Émissaire de la Divinité. Et les conversions en seraient facilitées.

Puis le Conseiller Athénodore se plongea avec fébrilité dans des discussions et des correspondances avec les Pères de l’Église, dans leurs Diocèses respectifs qui couvraient l’Orient et l’Occident. Médonje pensait ainsi échapper à l’angoisse qui le taraudait, car l’Extraterrestre entrevoyait sa propre fin, prochaine. Il lui restait quelques années à vivre, dix au mieux. Et cette pensée, monstrueuse, aux yeux d’un Huulu dont la vie se comptait habituellement en siècles, menaçait de le paralyser. Parallèlement, à cette activité liturgique, Médonje couvrait papyrus sur papyrus d’idées et de suggestions pour Agrippa et Vitruve l’architecte, et pour ses disciples, les historiens Juba de Numidie et Nicolas de Damas chargés de la bibliothèque de Samosate.

Devant le Sénat, le Jeune César se livra à une violente diatribe contre Antoine. Et le Sénat déclara la guerre à l’Égypte, sans toutefois déclarer Antoine ennemi public de Rome. Les deux Consuls en exercice, Sosius et Ahenobarbus loyaux partisans d’Antoine quittèrent le Sénat, outrés, et sous les menaces des partisans d’Octave, très majoritaires à Rome. Les Consuls, accompagnés de trois cents Sénateurs, quittèrent l’Italie pour se réfugier à Éphèse auprès d’Antoine qui se préparait à s’embarquer pour la Grèce, y rejoindre sa formidable armée qui s’était mise en marche aux premiers jours du printemps. Cédant aux pressions de Cléopâtre, Antoine répudia Octavie, lui écrivit de quitter sa villa de Rome et épousa la Reine d’Égypte. Ce geste suscita la défection de beaucoup de ses appuis parmi les Aristocrates et certains de ses Généraux auxquels Octave ne tint pas rigueur, attirant par sa clémence d’autres déserteurs du camp d’Antoine.

Thrasyllus, après avoir mené un convoi de ravitaillement à travers la Syrie et l’Arabie Pétrée afin d’approvisionner leur comptoir de Socotra, avait regagné la Commagène pour s’envoler avec Théla aux commandes de leur engin spatial. D’une orbite géostationnaire, leurs instruments repérèrent facilement l’énorme galère sur laquelle le Polémarque Mithridate avait fait embarquer, devant Antoine ébloui, plus de deux cent talents d’or et le triple d’argent. Leur appareil, sous le couvert d’une nuit noire, piqua vers la

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Méditerranée et s’approcha, sous les flots, de leur cible dont une partie de la coque vola en éclat. L’imposant bâtiment mit quelques minutes à couler ce qui donna amplement le temps de s’enfuir à tout l’équipage et même aux galériens, libérés de leurs entraves. Devant Antoine atterré par ce coup du sort, la solde de son armée sombra en mer profonde, sous les cris de baleines proches, que cachaient la nuit et les vagues, et que le Triumvir maudissait dans le langage ordurier des Légionnaires.

Thrasyllus et Théla revinrent déposer en Commagène un trésor métallique et répétèrent leur expédition les nuits suivantes, jusqu’à vider l’épave de tous ses coffres. Mais l’opération avait aussi divulgué aux Huulus la décrépitude insoupçonnée de leur navette spatiale, rendue presque ingouvernable, et dangereuse, par de multiples défaillances. Myryis décrivit à Médonje leur ultime atterrissage au sommet du Nympheum :

-L’appareil s’est abîmé sur le toit du Temple d’une hauteur de dix mètres. J’ai une bosse sur le crâne et Théla s’est foulée une cheville! Pyréis aurait su réparer tout ça ou prévenir ce gâchis! Nous sommes dorénavant condamnés à ramper à la vitesse des hommes. Au moins, avons-nous pu récupérer le trésor de guerre dont ce pauvre Antoine aurait fait mauvais usage.

De la fenêtre de sa chambre, Médonje regardait tous les jours devenir encore plus imposante la Tour que Mécène voulait démesurée et qui surplomberait la Capitale du Monde. Depuis des années déjà, s’activaient sur le chantier des milliers d’ouvriers, esclaves et aussi humbles Citoyens de Rome, charpentiers et artisans de toutes les confréries, maîtres sculpteurs et forgerons, tous y trouvaient leurs comptes. Médonje avait fait aménager de profondes cryptes, en fait tout un réseau souterrain de salles et de corridors. S’inspirant du Labyrinthe et des mécanismes déjà rencontrés entre autres dans les tombes d’Égypte, d’Assyrie et de Chine. Mécène avait prévu pour sa Tour quelques cryptes secrètes, connues de fort peu d’initiés. Ces innovations imprévues avaient retardé les travaux d’un an, mais le complexe souterrain, terminé, pouvait déjà servir.

Sous le Vatican, Médonje avait fait percer un labyrinthe semblable, mais de plus modestes dimensions. Le Huulu avait songé un instant à recréer sous les Jardins de Démétrios une Basilique ou un Nympheum souterrain, comme en Commagène. Mais le sol de Rome se prêtait moins à ces architectures en sous-sols que les montagnes crayeuses de Crète ou celles de Cappadoce, le paradis des Troglodytes. Sur la table de chevet du Conseiller Athénodore, le

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Nouveau Testament et un crucifix d’or rappelaient le message messianique qu’il devait léguer aux hommes. Jusqu’à la fin, il respecterait le Pacte conclu avec Antiochus, et avec son père avant lui, et qu’Octave endossait maintenant.

Il avait suggéré à Octave l’idée d’un recensement de tous les Sujets de Rome, de leurs métiers, titres et propriétés, ville d’origine, et religion.

-Idéalement, un registre perpétuellement mis à jour servirait grandement la gouvernance de l’Empire.

Il expliqua comment l’Empereur de Chine, grâce aux Mandarins de l’État, maintenait le décompte de ses Sujets, pour mieux en tirer des impôts, et comment la Population de Chine avait été délibérément sous-estimée de moitié. Octave fit appliquer sa suggestion d’exiger un serment de fidélité de tous les Citoyens et Sujets de tout l’Occident romain.

-Comme tout bon Suzerain, tu incarnes la Patrie. Alors tes ennemis personnels paraîtront ennemis de l’État et un outrage à ta personne reviendra à mépriser la République. Et, à entraînement égal, une légion de Patriotes surpasse de beaucoup une légion de Mercenaires.

L’immense armée de Marc-Antoine et une flotte de plus de mille vaisseaux de tout tonnage avaient déferlé sur la Grèce, telle une calamité s’abattant sur ses habitants obligés de nourrir cette multitude. Cinq cent mille hommes, nombre qu’Antoine espérait voir doubler avec l’arrivée de nouveaux contingents asiatiques, principalement ceux promis par le Polémarque et provenant de Pannonie et de Crimée :

-Au moins deux cent cinquante mille soldats, déjà en marche depuis le Pont-Euxin et des navires citernes, contenant ce feu grégeois fabriqué dans mon Royaume de Commagène qui rendra votre armée invincible, Divin Dionysos.

D’innombrables imprévus et contretemps avaient retardé la marche des troupes du Triumvir d’Orient. Déjà son armée souffrait de pénuries de vivres et de fourrage, et Antoine réclamait encore plus de blé et d’orge à son gendre de Samosate et à son épouse égyptienne. Pythodoris de Commagène envoya le grain réclamé par Antoine, mais d’une qualité exécrable et même en partie avarié. Pythodoris mentit à son beau-père:

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-Nous avons dû racler le fonds de nos greniers. Cette année, les nombreuses pluies ont gâché les récoltes dans toute la Cappadoce.

Et Thrasyllus, n’osant pas se présenter devant Antoine ou Cléopâtre, leur écrivit :

-La Peste sévit toujours à Socotra, nous y avons accumulé les marchandises de plusieurs saisons de navigation. Mais ces trésors ne peuvent vous être acheminés sans déclencher une épidémie meurtrière qui déferlerait sur la Méditerranée. Aussi, j’ai dû ordonner la poursuite d’une stricte quarantaine et remettre mon retour en Égypte à l’année prochaine. Signé votre Conseiller Thrasyllus qui passera l’hiver à Socotra.

En Grèce, ce nouveau report déclencha l’ire d’Antoine qui ordonna de tuer Artavazdès d’Arménie, toujours otage à Alexandrie, sans en glisser mot à Cléopâtre qui s’y serait objectée pour ne pas heurter le Divin Thrasyllus, et risquer de perdre ainsi le meilleur Conseiller de sa Cour, et un bienfaiteur pour l’Égypte. Les sbires d’Antoine égorgèrent Artavazdès devant son épouse et ses enfants éplorés. Des pigeons voyageurs prévinrent Samosate de ce crime odieux et Théla communiqua avec ses collègues :

-Contre lui, nous devons maintenant utiliser le même langage qu’Antoine, la violence. Et Cléopâtre ne vaut guère mieux. Elle désire modifier le message de l’Église pour en faire un Culte à sa personne.

Thrasyllus s’emporta :

-Je me rends derechef à Alexandrie, délivrer la Reine d’Arménie et sa famille. Devrais-je découper une légion en rondelles, je retirerai la fille d’Antiochus des griffes de ses geôliers!

Médonje vit tout de suite l’avantage que pouvait tirer l’Église de ce crime abominable :

-Faisons d’Artavazdès un Martyr de notre Foi, que partagent nos nombreux Fidèles d’Arménie. Ainsi, Artavazdès n’aura pas péri en vain, en apportant avec lui dans la mort la preuve de notre implication dans la défaite des Romains en Parthie.

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Dans l’Hippodrome de Rome, l’entrée d’Octave et de sa suite provoqua de fracassants applaudissements. Le Jeune César assistait aux compétitions hippiques, pour se montrer à son Peuple et attiser ce Patriotisme que les Poètes de la Cour de Mécène chantaient. Octave jetait un œil distrait aux courses de chars et de chevaux, expédiant les affaires de l’État de sa loge de marbre doré. Pendant que les trompettes annonçaient l’arrivée en piste de nouveaux quadriges, Octave et son Conseiller, Athénodore de Tarse, évoquaient des chiffres que bien peu parmi la foule auraient pu comprendre.

-Trois milliards, pour cette année seulement, mon fils.

Pour couvrir les clameurs de la foule, le fils du Divin César criait aux oreilles de son vieux précepteur :

-Sera-ce assez pour vaincre Antoine?

Médonje répondit par un geste qui ne laissait subsister aucun doute sur l’issue de l’inévitable bataille.

-Au moment décisif, à notre signal, tous ses Alliés asiatiques se rallieront à notre étendard.

Ils durent s’interrompre pour que le jeune Maître de Rome lance adroitement une bourse au gagnant de l’épreuve, sous les applaudissements nourris d’une mer d’adulateurs. Certains des partisans d’Octave parlaient de le diviniser, comme son père adoptif. D’autres encore suggéraient de le nommer ‘Auguste’, afin de le distinguer parmi tous ses Contemporains. Octave temporisait les ardeurs de ses disciples :

-Le sort des armes en décidera!

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Chapitre XLV Actium (31 avant JC)

Les Acolytes du Nympheum firent savoir à toutes les Nations d’Asie que les cérémonies de mi-juillet avaient été repoussées à l’année suivante, en raison de la guerre, qui avait drainé tant de leurs Fidèles vers les champs de bataille de la Grèce. La proclamation du Grand Prêtre Archélaüs annonçait que le sarcophage du divin Antiochus serait porté au sommet du Sanctuaire au cours de solennités particulièrement grandioses qui réuniraient tous les Dieux. Mais Archélaüs n’osa nommer ces Dieux et fit, à la demande de Théla, couler une statue d’Octave en or massif, pour palier à tous les cas.

En avril, un tremblement de terre d’une force inouïe secoua l’Asie Mineure. En Judée seulement, plus de trente mille Juifs périrent. La Syrie fut particulièrement touchée, Antioche perdit plusieurs quartiers, dans un incendie qui ravagea les maisons effondrées. Mais Samosate aussi ressentit durement les effets du cataclysme. Une des tours du Château s’effondra, ainsi que la Tour Carrée des Huulus, réduite à un tas de moellons et de décombres. Partout en Asie, on dénombrait des myriades de victimes et de nombreux foyers d’épidémie. Théla ordonna à ses Acolytes, dispersés dans la dizaine de Royaumes affectés, de récupérer, puis d’enterrer ou de brûler tous les corps sans attendre, soulignant que cette pénible tâche sauverait bien des vies. Ensuite seulement, Théla se rendit sur les ruines de la Tour des Huulus pour en extraire tous les objets pouvant en être recouvrés.

Les Juifs, habitués aux secousses telluriques, craignaient à leur suite, deux raz-de-marée : celui qui surgissait, parfois, de la Mer et le déferlement, inévitable, des Arabes sur les villes ruinées qui avaient perdu leurs remparts. Mais Hérode sut réagir avec vigueur à cette fatalité arabe car ses troupes, qui campaient sous des tentes, avaient peu souffert du tremblement de terre, contrairement aux habitants des villes. Le Roi des Juifs put ainsi piéger les hordes de bédouins et les assiéger dans l’une des cités qu’ils pillaient. Plus de quinze mille voleurs arabes furent passés au fil de l’épée par les troupes d’Hérode qui s’exécutèrent avec ravissement, car les Arabes leur avaient fait connaître plusieurs cinglants revers au cours de l’année.

Cette année-là, Antoine et Octave exerçaient le Consulat, chacun respectivement pour la troisième fois. Les Consuls ennemis possédaient d’immenses armées, de part et d’autre de la Mer Adriatique, et leurs flottes s’affrontaient déjà en de nombreuses escarmouches. Agrippa put faire traverser sans mal toutes ses légions d’Italie en Grèce et les deux

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formidables armées se préparèrent à l’engagement. Cléopâtre avait investi toutes les ressources de l’Égypte dans la force d’invasion qui menaçait l’Occident. Elle avait raclé tous les navires des côtes phéniciennes et prêté la flotte d’Alexandrie à son divin amant. Pour la bataille, Antoine disposait de cinq cents lourdes trirèmes et quinquérèmes de guerre, galères munies d’un rostre leur permettant d’éventrer les nefs ennemies. Certains de ses navires possédaient vingt rangs de rameurs et ressemblaient plus à des forteresses flottantes qu’à des vaisseaux.

Cléopâtre avait insisté pour participer en personne à la campagne contre l’Italie, craignant en son for intérieur une nouvelle gaffe d’Antoine. Cependant, la présence de la Reine d’Égypte indisposa plusieurs des Romains du camp d’Antoine. Sa suite d’eunuques et d’hommes habillés de soieries comme des femmes, son splendide pavillon enveloppé de moustiquaires fait de gaze transparent, son train de vie régalien et son attitude hautaine, alors que les soldats souffraient de diverses pénuries, tout cela choquait les propres partisans d’Antoine. La mauvaise qualité du blé et des provisions livrées par Byzance et la Commagène, la malaria qui sévissait dans le camp d’Antoine, établi près d’un marécage, la solde qui venait à manquer, faisaient grogner les légions d’Orient. Même les barils de vin capiteux d’Antioche renfermaient de la piquette vinaigrée, ce qui souleva l’ire de l’État-Major.

Mais ce qui tourmentait le plus Antoine, c’était le report sans cesse renouvelé des renforts et des provisions en provenance du Pont-Euxin. Le Polémarque Mithridate ne savait plus quoi inventer pour expliquer l’absence des deux cent mille combattants qu’il disait en route depuis plus d’un an. Cléopâtre sentit qu’on se moquait d’eux et qu’on ne pouvait se fier sur leurs Alliés d’Asie qui constituaient pourtant l’essentiel de leurs forces terrestres. Aussi décida-t-on d’affronter Octave sur mer.

Le deuxième jour de septembre, Antoine fit placer ses navires sur une double rangée protégeant l’entrée de la baie d’Actium où sa flotte de cinq cents galères attendait ses ordres. En première ligne, équidistants, les deux navires-citernes transportant le feu grégeois fabriqué en Commagène se préparèrent à entrer en action à l’approche de la flotte d’Octave. Agrippa commandait quatre cent trirèmes rapides et plusieurs gros bâtiments équipés de massives catapultes. Thrasyllus accompagnait Agrippa et Athénodore escortait Octave.

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Au signal d’Agrippa, quelques avisos rapides s’approchèrent des hautes quinquérèmes d’Antoine, reliées entre elles par des câbles et des grappins afin de former ainsi un mur occupé par des milliers d’archers. Soudain, de longs traits de feu liquide surgirent des navires-citernes. Mais après quelques secondes, deux énormes conflagrations éclatèrent et deux boules de feu gigantesques s’élevèrent de la flotte d’Antoine. Les deux citernes avaient explosé, transformant la mer en un brasier ardent qui enveloppait plus de cinquante des galères d’Antoine. Alors, une centaine des rapides navires de l’Amiral Agrippa s’avancèrent et firent pleuvoir sur la première ligne d’Antoine, avant qu’elle ne perde définitivement toute cohésion, une avalanche de barils de pétrole enflammé, créant ainsi une ligne ininterrompue de flammes inextinguibles.

Sur le pont de sa nef amirale, Octave, malgré son aversion extrême du sang, s’était d’abord efforcé de regarder la bataille, par solidarité envers des hommes se sacrifiant à leur cause. Mais il ne put supporter longtemps les images que lui rendait son télescope, des centaines de torches humaines se précipitant dans les flots en hurlant. Médonje sentit Octave défaillir et le soutint, pour l’empêcher de basculer dans la mer. Le Jeune César passa l’heure suivante étendu, sur la plus haute dunette de son navire, en proie aux vomissements et à des palpitations cardiaques qui le faisaient s’évanouir à répétition. Agenouillé à son chevet, Athénodore tentait de faire boire un peu de vin au Jeune César, entouré par une vingtaine de Chevaliers Noirs formant une palissade d’acier autour du Maître de Rome, pour le soustraire aux regards de ses propres hommes, tout autant que des éventuels traits tirés par l’ennemi.

Pendant que Vergilius55, penché sur le Consul inanimé, récitait de sa voix d’or les vers de ses poèmes glorifiant les travaux des champs, le Cyborg se félicitait de l’aversion innée pour le sang que possédaient certains de ces Homo Sapiens si habiles à s’entretuer. Le sort de la bataille se joua en moins d’une heure. Cléopâtre, voyant sa flotte en flammes perdre sa cohésion, se sentit perdue et ordonna à l’amiral égyptien de forcer le passage du vaisseau royal vers la mer libre :

-Quelles que soient les pertes encourues, je dois m’échapper d’ici pour réorganiser nos forces et reprendre la lutte!

55 Le poète Virgile, Publius Vergilius Maro

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L’Égypte sacrifia vingt de ses navires pour que puisse fuir le vaisseau doré de Cléopâtre, suivi par les lambeaux de la flotte égyptienne et par une trirème, réquisitionnée par Marc-Antoine lancé à la poursuite de sa Divine compagne.

Antoine, chef de guerre émérite, à la vue des ravages que produisait le feu grégeois, avait rapidement conclu à son inéluctable défaite. Il se maudissait lui-même de n’avoir pas combattu sur terre, pour y mourir le glaive à la main avec ses hommes. Et il maudissait les Dieux, la Commagène et le Polémarque de Byzance de l’avoir trahi. Dans la baie d’Actium les trois-quarts de la flotte de l’Orient avait péri sous le feu grégeois et coula. Et dans les jours suivants, Octave reçut la soumission de toutes les troupes engagées par Antoine. Quand le nouveau Maître de l’Empire romain et son Conseiller Athénodore donnèrent audience au Basileus de Byzance, Octave ne laissa pas le Polémarque s’agenouiller devant lui, mais se porta au devant de Mithridate pour le serrer dans ses bras :

-Merci d’avoir saboté vos citernes de pétrole! Vous avez gagné cette guerre, Sénateur Polémon!

Le Polémarque présenta quelques-uns des Rois, ses Vassaux, qui avaient réussi à berner Antoine par leurs fausses promesses :

-Amyntas, Roi des Galates, Cotys Roi des Thraces, Philippe de Corduëne … 

Octave interrompit l’énumération pour embrasser le digne vieillard qui avait été si longtemps l’ami d’Antiochus et lui offrit son propre siège :

-Vous avez participé à la campagne de Grèce, Roi Philippe?

Le vénérable Monarque répliqua :

-Seulement la dernière journée, pour ne rien manquer du spectacle organisé par les Dieux, mes vieux Amis.

Philippe prit la main de Médonje, assis à ses côtés, et conscients de leur décrépitude physique, les vieux camarades restèrent plusieurs minutes sans voix les yeux embués de larmes, à se regarder.

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Même Octave respecta ce moment, symbolisant les retrouvailles de l’Occident et de l’Orient.

-Célébrons la paix revenue, la fin de toutes les hostilités, la réconciliation et le retour à nos foyers. Que nos soldats se partagent le butin fait au camp d’Antoine.

La semaine suivante, le Conseiller Thrasyllus d’Alexandrie annonça que Cléopâtre faisait tirer, par des milliers de ses Sujets égyptiens, recrutés par le fouet, de lourds navires à travers le Sinaï désertique qui séparait Péluse de Suez.

-Apparemment Cléopâtre tente d’atteindre la Mer Rouge afin de se réfugier à notre comptoir de Socotra, pour s’emparer de ses trésors, et se mettre hors de portée de Rome.

Voyant le Jeune César prêt à s’emporter, le Huulu poursuivit :

-Mais notre futé Lucien, à Samosate, a fait savoir aux Nabatéens que Cléopâtre tentait de s’emparer du trafic de la Mer Rouge. Les Arabes ont réagi promptement et, en ce moment même, les navires égyptiens flambent dans le désert.

La flotte des vainqueurs se dirigea vers l’Orient, pour terminer cette guerre et s’emparer d’Antoine. Ils accostèrent à Rhodes, où s’était établi Thrasyllus, après avoir fui l’Égypte avec la famille de la Reine d’Arménie qu’il avait logée dans une superbe villa, nichée dans la montagne surplombant le grand port. La jeune Princesse Iotape sauta au cou de Thrasyllus, son bienfaiteur et son tuteur, et le couvrit de baisers. Elle fit une élégante révérence qui charma l’Empereur romain et le Basileus du Pont-Euxin, hôtes éminents du Conseiller Thrasyllus qui passait pour le plus riche des habitants de Rhodes, avec sa somptueuse villa, encore inachevée, qui étalait sa blancheur dans la montagne. Thrasyllus, devant les visiteurs admiratifs des marbres de ses jardins, de la décoration et des mosaïques, expliqua :

-Tout cela, et une portion de notre flotte de la Mer Rouge, appartient à notre charmante Princesse Iotape, que son divin Aïeul Antiochus a fort bien dotée.

Trois navires en provenance de Judée se présentèrent à Rhodes pendant le court séjour qu’y fit Octave, qui devait retourner d’urgence en Italie pour

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prévenir le soulèvement de ses légions de Vétérans, insatisfaits de leurs primes de démobilisation. Avant l’embarquement d’Octave, le Roi Hérode se présenta à la villa de Thrasyllus, vêtu d’une toge simple et tenant sa couronne à la main. Le Roi des Juifs avait préféré se porter au devant du Jeune César, et s’en remettre à sa clémence, plutôt que de voir surgir ses légions conquérantes en Judée. Hérode déposa sa couronne devant Octave et se prosterna à ses pieds, implorant le Romain de lui pardonner la fidélité qu’il avait démontrée envers Marc-Antoine.

Hérode plaida sa cause avec brio, offrant de servir Octave, et Rome, aussi fidèlement. Thrasyllus lut dans son esprit, l’argument qui milita le plus en faveur d’Hérode :

-Vous permettriez qu’on pratique en Judée le Culte à l’Empereur de Rome et celui de la Nouvelle Alliance ?

Hérode acquiesça sans hésitation, puis donna des nouvelles d’Antoine. :

-Marc-Antoine s’est présenté à Cyrène. Le Gouverneur de Cyrénaïque, Pinarius Scarpus, un de ses propres neveux, lui a interdit de fouler le sol de sa Province. Il est retourné ensuite à Alexandrie et se livre à d’interminables banquets où il se soûle de bons vins, en portant des toasts à sa mort prochaine.

Octave laissa la Couronne de Judée à Hérode. Puis Archélaüs, le Grand Prêtre du Nympheum, fiança sa fille, Glaphyre, avec Alexandre, un des fils d’Hérode. Par ce mariage, l’Église espérait recevoir en son giron toutes les Communautés juives qui avaient essaimé à travers l’Asie. Une Église Œcuménique56 où serait adorée l’image de l’Empereur Auguste.

À peu près au même moment, on hissait sur les pentes du Nympheum le trône et la statue du Jeune César. Le Roi Pythodoris regardait pensivement les colossales représentations dorées d’Isis-Cléopâtre et de Dionysos-Antoine, son beau-père. Le Roi de Commagène confia son trouble à la Divine Théla qui ordonna qu’on recouvre, pour l’instant, les deux statues des Dieux déchus sous des voiles noirs.

-Laissons Octave décider du sort de ces idoles. Rappelez-vous, qu’il est le successeur désigné par Antiochus. 56 Universelle

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Chapitre XLVI Le tombeau des Dieux (30 avant JC)

En ce 14 juillet, l’Empereur Auguste présida les grandioses cérémonies au sommet du Mont Nymphée. L’Asie toute entière semblait s’être assemblée sur les pentes du Nympheum, le ‘Nemus57 Magnus’, comme l’appelaient les Romains, afin de rendre un ultime hommage au Basileus Antiochus, le Philosophe philanthrope, fondateur d’une religion universelle. Face aux Idoles des Dieux qui trônaient devant l’entrée du Temple qui dominait tout l’horizon, le merveilleux sarcophage de marbre du Roi étincelait sous les rayons du Soleil levant.

L’écho d’énormes gongs de bronze se mêlait aux voix éthérées des choristes, formés par Théla à Éphèse. Des centaines de voix enfantines, chantant des hymnes à la gloire du Messie et de sa promesse de Salut. Les strophes simples, étaient répétées par des milliers d’Acolytes et par plus d’un million de Fidèles agglutinés sur toutes les pentes du Sanctuaire, une mer humaine que la lumière du jour naissant révélait s’étendre à perte de vue, dans toutes les directions. Dans une des vallées que possédait le Temple, les cinq légions qui escortaient le Jeune César avaient établi leur camp, entouré par les myriades de tentes des Pèlerins, aussi dissemblables que l’origine de leurs propriétaires, faites de feutre, de lin, de soie, de peaux et même de fourrures.

Sous les gigantesques effigies dorées des Dieux, siégeaient au premier rang des Dignitaires les trois Huulus survivant, portant des robes de soie bleues constellées d’étoiles et des signes du Zodiaque et les longs chapeaux pointus des Mages de Babylone. Médonje se réjouissait de voir le Grand Prêtre Archélaüs et le Grand Prêtre du Temple de Jérusalem encenser ensemble le sarcophage d’Antiochus. Le Roi Hérode prenait place aux côtés de l’Empereur de Rome, qui siégeait à la place d’honneur, surplombant légèrement une étincelante rangée de têtes couronnées. Pendant tout l’avant-midi, l’État-Major d’Octave assista, avec ébahissement, à ce déploiement de richesses, et au défilé des Monarques et des foules venues s’incliner devant le sarcophage et y déposer des objets d’une valeur inimaginable, pour ensuite se prosterner devant l’Empereur de Rome et sa statue dorée où il incarnait le Dieu Apollon.

À la demande d’Octave, on avait dévoilé les statues d’Antoine et de Cléopâtre, pour ne pas ternir la beauté et l’harmonie de ce Panthéon doré. Le Polémarque Mithridate craignit un instant qu’Octave s’offusquerait du geste 57 Sanctuaire, en latin.

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de la fille d’Antoine, et Reine de Commagène, qui déposa une gerbe de fleurs devant la statue de son père. Mais la Reine Antonie s’inclina profondément devant Auguste, effaçant par son attitude toute trace d’irrespect envers le Maître de Rome. Dans un esprit de conciliation, Octave permit même que les Prêtresses d’Isis déposent des offrandes devant l’autel de Cléopâtre, pourtant déclarée ennemie de Rome.

Ce jour là, tous les Peuples de la Terre semblèrent défiler devant l’Empereur de Rome, les Archevêques de tous les Diocèses de l’Église universelle, Pierre de Rome parmi eux, des Rois, des Basileus, des Pontifes de tous les Cultes d’Asie et même d’Occident. Des Ambassadeurs de pays quasi-mythiques comme la Chine, l’Île aux Épices, l’Éthiopie, les Royaumes des Indes, les Amazones, l’Hyperborée, les délégués de toutes les grandes Cités d’Ionie, des Moines bouddhistes, des Mages de Médie et aussi des Prêtres de Babylone aux visages tatoués de symboles magiques. Parmi les poètes qui prirent la parole devant cette multitude, Horace et Ovide livrèrent une éclatante performance, glorifiant le Divin Auguste en des termes dithyrambiques rarement égalés. Leurs courtes apparitions furent salués par de retentissants « AVE CÉSAR! » spontanément repris par les milliers de légionnaires présents, puis par toute l’immense foule. À chaque fois, pour que les cérémonies puissent se poursuivre, Auguste devait temporiser la masse qui scandait son nom sans se lasser, comme pour acclamer un Sauveur longtemps prophétisé et enfin venu apporter la paix au Monde des Hommes.

Vers midi, Auguste quitta son trône d’or incrusté de pierreries et salua longuement la foule de ses adorateurs, qui criait son nom avec hystérie, pendant que le Romain brandissait un grand crucifix qu’il déposa sur la tombe d’Antiochus. Puis l’Empereur, sa suite et tout l’aréopage des illustres visiteurs, purent admirer, à l’intérieur du Nympheum, les merveilleux sarcophages de Mithridate Kallinikos, de Pacorus, et ceux, vides, d’Antoine et de Cléopâtre. Chacun des tombeaux de marbre constituait un chef-d’œuvre, un hommage au savoir-faire de l’Humanité. Le Grand Prêtre Archélaüs fit ouvrir des cryptes rarement visitées et qui débordaient d’objets uniques qui étonnèrent jusqu’à Vitruve, le génial architecte qui avait perdu sa placidité coutumière et qui trépignait comme un enfant devant les mécanismes complexes forgés par le légendaire Geminus de Rhodes, des pompes, des horloges, des automates, des machines à vapeur, des rouages et des engrenages.

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L’épouse d’Auguste, Livie Drusilia, s’enthousiasma devant les collections d’artéfacts de l’Atlantide, des fresques, des tableaux, des statuettes, d’admirables panneaux sculptés, qui décrivaient des paysages bucoliques et des scènes champêtres qui ravirent aussi les poètes latins. Octave, lui, s’intéressa plus à l’orichalque, ce matériau légendaire des Atlantes, et caressa pendant de longues minutes les colonnes d’électrum incrustées d’obsidienne que les Huulus avaient dégagées d’un des Temples de l’île engloutie sous les cendres. Ils parcoururent les salles contenant le trésor de Kheops, le mobilier funéraire de trente Pharaons, la collection de Nemrod de Ninive, le butin pris au grand Mithridate du Pont, les statues des Divinités de Babylone, d’Arabie, et de la Grande Déesse.

Les Cyborgs convièrent Auguste et leurs Grands Initiés à pénétrer dans leur Chariot Céleste et s’y enfermèrent pour aborder un sujet qui les inquiétait. Sur le pourtour de la navette avaient pris place Octave et son épouse, Agrippa, Lucien, le Polémarque, le Roi de Commagène, Philippe de Corduëne, l’Évêque de Rome, Marie et Archélaüs. Médonje s’était couché sous un étrange appareil, qui ronronnait en émettant des pulsations lumineuses, et Théla s’activait sur une console. Myryis prit la parole :

-Médonje se meurt. Ses reins ne fonctionnent plus, et sans cet instrument, il serait déjà mort. Les techniques de notre Civilisation d’origine auraient pu le guérir, mais hélas, mille fois hélas, nous avons perdu tout contact avec les nôtres depuis notre naufrage sur votre Planète, il y a soixante-dix ans.

-Il ne nous reste qu’une seule alternative : plonger Médonje en état d’animation suspendue, afin qu’il puisse attendre l’arrivée des secours qui, inéluctablement finiront par parvenir du Centre galactique. Mais, cela peut prendre des siècles, voire des millénaires, et même ne survenir que bien après l’épuisement des réserves d’énergie de notre navette spatiale, qui peuvent tenir au moins dix mille ans. Théla et moi avons décidé de terminer nos jours parmi les Hommes, de poursuivre l’éducation de vos semblables, en nous appuyant sur les meilleurs d’entre eux, que nous avons choisis pour leurs caractéristiques génétiques et pour leurs capacités intellectuelles, vous, mes amis.

-Nous pensons emmurer la navette et notre précieux Collègue dans une des cryptes du Nympheum. Mais ce serait une cachette provisoire, car elle ne saurait traverser les siècles sans être découverte par vos descendants qui

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troubleraient inévitablement le sommeil de Médonje et provoqueraient ainsi sa mort.

Médonje se releva de la couchette, visiblement mieux portant, et s’adressa à son tour au cercle des grands Initiés :

-Bientôt, je devrai dire adieu à votre Monde, dans l’espoir que les miens arriveront à temps pour me sauver de cette mort évitable. Tant que je le pourrai, je demeurerai parmi vous, mais mes jours sont comptés. Si ma tentative fonctionne, elle me permettra de témoigner aux générations futures et à mes propres Compatriotes des réalisations de vos contemporains et de la gloire d’Octave et de ses compagnons. Ne pleurez point. Je ne serai pas mort. Vous penserez à moi comme à un Père Céleste qui rejoint son Royaume dans les étoiles. Et vous aurez Théla et Myryis pour vous guider.

En moins de quatre jours, et nuits, les carrosses prêtés par la Commagène à Octave et à sa suite, parcoururent toute la Syrie jusqu’à Péluse, à la frontière égyptienne. Jamais on avait vu Monarque traverser si rapidement cette distance, avec suite et bagages. Ses Généraux avaient précédé Octave et avaient reçu l’allégeance de tous ceux soumis jadis à Marc-Antoine. On apprit que les troupes de Cyrénaïque, hier encore obéissant à Antoine, tentaient d’envahir l’Égypte pour l’en détrôner. Sur ordre de Cléopâtre, Péluse ouvrit ses portes aux légions d’Octave. Antoine tenta d’imiter Cléopâtre et fit tracter trois galères à travers le désert jusqu’à Suez dans l’intention de fuir en Mer Rouge. Mais le Gouverneur de Syrie, Quintus Didius, aidé par les tribus arabes incendia les navires du fuyard.

Marc-Antoine, délaissé de tous ses Alliés, s’abandonna à l’alcool. Il assista à la reddition de sa cavalerie, puis de sa flotte, et aussi au dernier combat de ses fantassins, heureux de se soumettre à Octave. Même Cléopâtre l’incita au suicide, et Antoine finit par s’y résoudre et mit fin à ses jours de son glaive incrusté de pierreries. La Reine d’Égypte tenta bien de séduire Octave et de l’abreuver de promesses. Mais elle ne put infléchir le Jeune César, bien déterminé à faire de Cléopâtre le clou de son Triomphe à Rome, avec le rhinocéros et l’hippopotame ramenés d’Égypte. Et l’orgueilleuse Cléopâtre préféra s’enfuir dans la mort, que de subir l’ignominieuse destinée qui l’attendait. Elle se suicida peu de jours après Antoine.

Octave, prévenu, fit quérir Thrasyllus et, lui montrant la dépouille de la Reine, lui demanda de la ressusciter. Le Huulu répondit que même Opys

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n’aurait pu accomplir un tel miracle et récita la prière des morts des Prêtres d’Égypte :

-Isis a quitté son enveloppe charnelle pour rejoindre les Dieux au Royaume des Cieux où Antiochus, et même Antoine, l’y accueilleront.

Cléopâtre laissait dans son Palais d’Alexandrie un important butin arraché aux Temples de l’Égypte. Mais toute cette masse d’or n’avait pu s’opposer à la victoire d’Octave, qui fit de l’Égypte une nouvelle Province de l’Empire romain. Et il s’arrogea le privilège d’en nommer toujours le Gouverneur et fit interdiction à tout Sénateur d’en fouler le sol, pour prévenir que le grenier à blé de Rome ne tombe entre des mains privées. Suivant l’avis de Thrasyllus, qui disait que « Trop de Césars nuit à César », Octave fit exécuter Césarion, le fils de Cléopâtre engendré par Jules César. Il fit aussi occire le fils aîné qu’Antoine avait eu de Fulvia. Mais il confia les autres enfants d’Antoine à sa sœur, Octavie, qui les adopta, et il chargea Nicolas de Damas de leur éducation.

Octave demeura plusieurs semaines à Alexandrie, toujours accompagné de son Conseiller Thrasyllus, adoré des Alexandrins, Grecs, Juifs et Égyptiens confondus. Il visita la sépulture d’Alexandre le Grand, mais refusa de voir le Temple du Taureau Apis, indiquant qu’il se réservait de ne pas adorer des animaux. Puis, accompagné de Cornelius Gallus, le Gaulois qu’il avait fait Chevalier romain et Gouverneur d’Égypte, l’Empereur romain, à la demande de Thrasyllus, se rendit à Suez où flottaient à l’ancre soixante-dix navires de haute mer, de grands vaisseaux de trois et de cinq mâts, de toutes les flottes des Mers du Sud, ainsi que plusieurs navires appartenant aux Cinghalais.

Thrasyllus indiquait de la main la forêt de mâts qui se balançait en rade de Suez :

-Divin Octavien, tout cela appartient à la famille d’Antiochus, dirigée par le Polémarque ici présent, et à l’Église. Et aussi, en partie, à l’Égypte et à Rome, qui vous appartiennent maintenant. Il y a devant nous, une partie seulement des cargaisons accumulées à Socotra pendant trois années d’opérations. L’Évêque qui gouverne l’Île de Socotra, a tenu à rencontrer l’Empereur des Romains et surtout son amiral, le Géographe Agrippa. Je le vois débarquer à l’instant sur les quais. Niger l’Éthiopien s’exprime avec un accent affreux, autant en grec qu’en latin, ou dans toutes la douzaine de langues qu’il baragouine quotidiennement. Mais vous ne trouverez aucun

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homme sur Terre qui peut décrire autant de Royaumes et de terres inconnues que cet ancien esclave que nous avons sauvé des négriers arabes et éduqué au Nympheum.

L’Évêque noir avait les cheveux blancs et camouflait sa calvitie par une tonsure. Thrasyllus l’embrassa chaudement:

-Voici le Grand Initié Octave, mon élève, comme toi, et aujourd’hui il règne sur un Empire qui surpasse presque notre Empire Maritime. Et je te présente Agrippa, lui aussi un de nos Initiés, que nous avons connu jeune Commandant d’une galère dans la Mer la plus lointaine que les armées de Rome sillonnaient, dans le Bospore Cimmérien. Le désir d’explorer des rives inconnues et des pays aux mœurs étranges a toujours motivé cet inlassable curieux, notre ami Agrippa, maintenant Proconsul et Amiral de l’Empire.

Deux des écrivains les plus prometteurs parmi les Disciples formés au Nympheum, Strabon d’Amasie et le Prince Juba de Numidie, attendaient derrière Niger pour être présentés à l’Imperator Octavien. Ils s’agenouillèrent devant Myryis pour recevoir la bénédiction de l’Ange Céleste au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Niger ne tarissait pas d’éloges envers les deux Acolytes dotés d’une curiosité insatiable et qui l’avaient accompagné jusqu’en Éthiopie.

Puis le reste de la journée, Octave et sa suite conversèrent en observant le déchargement des marchandises des Indes, d’Arabie et d’Afrique. De l’ivoire, en quantité phénoménale, des tonnes d’ambre, de poivre et d’épices, des essences rares des Indes, des clous de girofle, des gemmes du Sri Lanka, des diamants bruts d’Afrique, des tonnes de poussière d’or pur, de l’encens, de la myrrhe, et encore d’autres aromates, de l’ébène, du corail, du cinabre végétal, et des cornes de rhinocéros que les Chinois préféraient à l’or. Un des Capitaines, un costaud à l’air bourru, un Alexandrin d’ascendance phénicienne, tenta de s’approcher de Myryis et de l’Empereur mais en fut empêché par les gardes vigilants.

Le marin héla Myryis :

-Ohé! Thrasyllus, c’est moi, Timéon, ton Capitaine! J’ai un cadeau pour toi du Roi des Nègres de Zanzibar!

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Myryis fit signe aux sentinelles de laisser s’approcher le navigateur, qui versa sur la table le contenu du coffret qu’il tenait contre lui. Une pluie de diamants, d’émeraudes et de saphirs cascada du coffre d’ébène. De superbes pierres d’une grosseur peu commune. L’Empereur s’empara d’une pierre tubulaire jaune vif tachetée d’un vert criard et l’examina attentivement.

-Mais c’est du verre coloré, sans absolument aucune valeur!

Timéon ne parut pas impressionné de s’adresser au Maître de l’Empire romain et rétorqua avec un grand sourire pour Thrasyllus :

-Au contraire, l’Empereur des Nègres ne veut plus échanger ses diamants que contre cette seule couleur.

Timéon, qui avait bourlingué pendant vingt ans pour la Commagène, s’installa à leur table et participa à leurs discussions sur le rôle de la mousson, les distances, les courants, les saisons et les principaux dangers qui caractérisaient les Routes maritimes du sud. Auguste commenta :

-Finalement le plus grand danger à la navigation et au commerce, ce sont les pirates arabes.

Thrasyllus présenta une carte de la Péninsule arabique, qu’Agrippa admira tout en la gravant dans son esprit. Le Cyborg put lire dans le cerveau du Jeune Empereur sa décision d’en découdre un jour avec ce fléau séculaire, qui vivait essentiellement de l’esclavage et du brigandage. Il y lut aussi sa résolution d’assurer la protection du commerce de la Mer Rouge, qui apportait autant de richesses à son Empire, et cet or qui venait toujours à manquer. Octavien ordonna qu’une cohorte fasse voile jusqu’au port de Bérénice, pour y accroître sa garnison et préserver toute la côte égyptienne contre les entreprises des pirates d’Arabie et du Yémen.

D’une de ses poches, le Capitaine Timéon retira une noix d’arbre de fer :

-Nous n’en ramenons que quelques centaines. Madagascar brûle, toute la côte orientale, sur plus de mille kilomètres, a été incendiée par les Nègres, pour transformer les forêts en rizières et en plantations. Tout ce qui reste ce sont les troncs, à demi calcinés, des arbres de fer et il nous a fallu nous enfoncer profondément à l’intérieur de l’île et affronter les tribus cannibales pour ne dénicher finalement que quelques centaines de noix. Le Peuple des

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Arbres n’existe plus, exterminé par les cannibales qui apprécient la chair des grands hommes-singes. Mais nous avons rapporté plusieurs de ces petits diablotins qui amusent tellement Médonje.

À l’évocation du Grand Prêtre, les regards de ses hôtes se détournèrent et Timéon s’enquit de la santé du Cyborg. Myryis lui répondit :

-Bien qu’affaibli, Médonje est toujours parmi nous et il te salue et te remercie pour toutes ces années de bons et loyaux services. Nous partons demain pour la Commagène et lui transmettrons tes amitiés.

En route vers Samosate, Auguste s’arrêta en Judée, où Hérode le reçut triomphalement et le remercia pour toutes ses bontés, dont les quatre cent Arméniens qui composaient la Garde Royale de Cléopâtre, des Adeptes de la Nouvelle Alliance de la première heure qui s’établirent avec leurs familles à Jérusalem. Pendant tout le parcours fait dans de confortables carrosses, l’Empereur de Rome prenait connaissance d’une correspondance parvenant de tous les points de son immense Imperium.

-Mécène a inventé la sténographie, et moi, la lecture rapide!, disait-il entre deux réponses dictées à ses secrétaires qui lui tendaient des piles de documents pour qu’Octave y appose le sceau de sa bague, un Sphinx, dont Mécène possédait un double en Italie.

Auguste convoqua la Cour de Commagène et les Pères de l’Église au Château de Samosate. Portant la mitre, la crosse et l’habit liturgique des Grands Pontifes de Rome, le Jeune César, avant de livrer son discours historique, s’inclina devant la statue de Mithridate Kallinikos, « Au nom du Père », puis devant celle d’Antiochus : « et du Fils » et devant Théla et Myryis encadrant le siège vide de Médonje : « et de l’Esprit Saint. »

Puis Auguste créa une commotion :

-J’ai pris une décision, irrévocable. Et j’entends être obéi de tous! Antoine et Cléopâtre ont regagné leur ultime demeure et reposent ensemble sous le Nympheum, selon leurs dernières volontés. Mais mon Régime ne saurait souffrir d’un Culte rendu à mon ennemi personnel. Aussi j’ordonne d’ensevelir le Sanctuaire du Mont Nymphée sous un tumulus et de le sceller à jamais. De plus, je désire que toutes les mentions aux cultes rendus à mes anciens ennemis soient effacées de nos archives. À l’avenir, la Divinité

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adorée par l’Église sera invisible, comme celle des Juifs, qui accepteront d’autant plus cette réforme que j’impose. Dans les Temples de mon Empire, seule la statue de l’Empereur sera autorisée, symbolisant l’État et non pas une divinité. Je protégerai cette nouvelle Église sur toute l’étendue de mes Domaines, mais elle devra exercer son influence à partir du Vatican, à Rome.

La Reine de Commagène, fille aînée de Marc-Antoine, s’objecta violemment :

-Mon père est un Dieu adoré par des millions de Fidèles et le Nympheum apporte à la Couronne des revenus colossaux. La dîme provenant de toutes nos Communautés, des Colonnes d’Hercule au Sri Lanka, et les Pèlerins constituent une manne annuelle pour le Royaume. Je refuse que l’on touche au tombeau de mon Divin père!

Son époux, Pythodoris de Tralles, fils adoptif du Polémarque Mithridate et Roi de Commagène, coupa la parole à sa femme :

-Divin Octave, le Nympheum représente la clé de voûte de notre économie, sa disparition signifierait la fin de la puissance de la Commagène. Nous ne pouvons obtempérer à votre demande sans perdre l’héritage que nous ont légué Antiochus et son père.

L’Empereur de Rome perdit son calme :

-Gardes! Arrêtez le Roi et la Reine. Qu’ils soient jetés dans le premier navire en partance pour Rome où ils attendront ma sentence!

Auguste attendit que sa Garde Prétorienne évacue les condamnés à qui on avait ôté leurs couronnes. Il s’adressa au Basileus du Pont-Euxin :

-Polémon, Médonje nous avait prévenu des réactions prévisibles de votre fils adoptif, excellent administrateur, mais par trop avaricieux, obsédé par l’éclat de l’or où il aimait se rouler, et mal conseillé par son épouse, la fille d’Antoine. Nommez un autre de vos fils Roi de Commagène et mariez votre fille, la Princesse Aka, à mon Conseiller, le Divin Thrasyllus, qui retournera vivre avec moi à Rome, accompagné de ses principaux Acolytes, Denys d’Halicarnasse, Juba de Numidie et Strabon d’Amasie.

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Thrasyllus le Cyborg demanda la parole :

-Sachez que Médonje, avant de se plonger dans son sommeil éternel, a discuté longuement avec le Divin Octave. Le Nympheum peut être réorganisé, en effaçant toute trace d’Antoine et de Cléopâtre, et continuer à accueillir des Pèlerins qui viendront ajouter leur pierre au tumulus, gigantesque, que nous projetons d’y édifier, pour recouvrir le Temple lui-même et tout le sommet de la montagne. Nous déplacerons certaines des statues et construirons des autels sur le pourtour de ce tumulus, afin d’y honorer la mémoire et l’œuvre d’Antiochus et de sa lignée. Et le tumulus protégera à travers les siècles le long sommeil de notre Collègue et ami.

Auguste dota les Acolytes des villes d’Éphèse et de Nicée de vastes domaines, leur permettant d’entretenir de grands Sanctuaires. Et Mécène et Agrippa proposèrent la mise en chantier à Rome d’un Sanctuaire semblable qu’ils nommèrent le Panthéon. Puis le premier Empereur de Rome se rendit lui-même au Nympheum, accompagné de Théla et de Myryis. Ils furent les derniers à pénétrer dans le Grand Sanctuaire et à contempler les merveilles qu’il recelait. Octave s’objecta à l’évacuation des trésors, chefs-d’œuvre et objets de vénération qui avaient fait accourir tant de générations de Pèlerins.

-Ils serviront à l’édification de nos lointains descendants et témoigneront des réalisations, de la puissance et de la sagesse d’Antiochos et de ses Divins Conseillers.

Auguste fit déposer devant le sarcophage de Cléopâtre les lettres d’amour de son illustre père, le Divin Jules César. Il ôta de son doigt une bague d’une extraordinaire beauté, un diamant rosé, qu’il déposa sur la tombe de son rival vaincu :

-Antoine avait fait proscrire et exécuter un Sénateur et sa famille pour s’emparer de cette bague qui avait coûté deux millions de sesterces! Qu’il la porte aux Enfers! Cette bague témoignera de sa vilenie.

Le seul objet dont s’empara Auguste fut une bague fait d’un bois noir et très dur, la bague d’Antiochus, gravée d’une croix, qu’il glissa à son doigt. Puis l’Empereur de Rome alla s’incliner devant Médonje, plongé dans un sommeil qui voulait défier le temps, en compagnie du Roi Philippe de Corduëne et de Didh, le dernier des Homo Erectus vivant à la Cour de

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Commagène, et qui avaient supplié de partager la destinée du Huulu. Octave, respectueusement, déposa au chevet de son Maître son dernier Édit, qui ordonnait que l’on referme les portes du Temple de Janus à Rome, indiquant par là que plus aucune guerre ne troublait dorénavant l’univers des Romains. Il apposa son sceau sur le parchemin et, après une légère hésitation, l’enleva de son doigt et le laissa sur le document.

Quand le convoi du Maître de Rome franchit le dernier défilé menant à l’infinie plaine de Mésopotamie, le tumulus couronnant la Montagne Sacrée avait déjà recouvert la flamme éternelle qu’avait allumée jadis Mithridate Kallinikos.

Fin du premier Tome

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Chapitre XLVII Monologues d’outre-tombe (Premier siècle de la Chrétienté)

Les systèmes-expert de la navette extraterrestre enregistrèrent de nombreux messages émis de Rome et d’Éphèse par les deux derniers membres de l’équipe des explorateurs spatiaux.

Ceux de Myryis cessèrent cinquante-deux ans après l’édification du plus grand tumulus de l’Antiquité.

Ceux de Théla, s’étendirent sur plus d’un siècle.

Son dernier message parvint d’Éphèse et son image illumina une dernière fois l’habitacle de la navette :

-Médonje, mon ami, mon tour est venu de rejoindre nos Collègues dans notre Royaume des Cieux. J’ai eu une vie extraordinaire et j’ai beaucoup appris des hommes. Notre Initié Auguste a régné quarante-quatre années. Puis Thrasyllus a gouverné Rome, au nom de Tibère. Sa petite-fille, envoûta Caligula. Ses descendants possèdent aujourd’hui la plus grande fortune de la Planète. Et moi, je règne sur l’Église de Rome, mais secrètement, prodiguant les conseils que tu nous avais donnés.

-Mes implants cybernétiques m’ont lâchée depuis longtemps et j’espère que tu recevras ce dernier appel. Je m’apprête à lancer cette vieille enveloppe décrépie et souffrante dans l’espace, pour me consumer dans le Soleil et y rejoindre nos amis Pyréis et Opys. Mon envolée vers les cieux constituera mon dernier miracle. Et ma dernière pensée ira à notre formidable aventure. Je t’embrasse, mon ami, mon père.

Puis les millénaires s’écoulèrent …

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LEXIQUE

Alexandrie : plus peuplée que Rome, ville portuaire de l’Égypte où vivaient de grandes communautés grecques et juives. Célèbre pour son Académie, son Musée, sa Bibliothèque, son verre et son Phare, l’une des sept Merveilles du Monde antique.

Anatolie : partie asiatique de la Turquie actuelle.

Antioche : une des Cités les plus peuplées de l’Antiquité. Capitale de l’Empire des Séleucides, puis de la Syrie romaine. Célèbre pour la longueur de ses murailles crénelées, ses vins, et son Sanctuaire de Daphné. Pendant le premier siècle avant notre Ère, elle fut durement touchée par plusieurs tremblements de terre dévastateurs.

Antiochos : Nom de plusieurs Monarques asiatiques, dont Antiochos VIII Grypus, mort en 97 avant JC, Empereur séleucide de la Syrie décadente et beau-père de Mithridate Kallinikos.

Antiochus : nom latinisé du Roi de Commagène Antiochos Premier (101-30 avant JC), fondateur du Nympheum et d’une ligue religieuse des Nations d’Asie. Lui-même divinisé de son vivant, il fut considéré comme un Sauveur (Christ) par ses Sujets. Son sarcophage repose sous le tumulus du Nemrud Dag en Turquie, le Nemus Rudus ou Sanctuaire ruiné.

Arménie : vaste région montagneuse de l’est de l’Anatolie, entre le Royaume du Pont et l’Empire des Parthes, et entre la Mer Caspienne et la Commagène. On distingue la Grande Arménie, la partie la plus orientale et la Petite Arménie, la portion occidentale.

Arsamée : nom que portaient plusieurs villes de l’immense Empire séleucide, dont Arsamée sur la rivière des Nymphes, Capitale estivale de la Commagène, où résidaient les Prêtres et les Acolytes du Nympheum, et qui accueillait chaque année les Pèlerins se rendant assister aux grandes célébrations du Temple.

Assyrie : Royaume antique qui eut pour capitales Ninive et Karkemish, près de Zeugma en Commagène. Les Assyriens, particulièrement cruels si on en juge par les quelques fresques qui nous sont parvenues, ont conquis toute la Mésopotamie, la Syrie et même le Delta du Nil, mais ne purent maintenir leur immense Empire plus de quelques générations et leur mémoire fut honnie par les Peuples qu’ils avaient soumis à leurs armes.

Astrakan : race de moutons, à queue grasse, originaire du Fergana, aujourd’hui l’Ouzbékistan, aussi nommée Karakul. On prélevait la fourrure frisée et très recherchée de l’Astrakan sur les agneaux avant même leur naissance, en tuant leur mère.

Atlantide : l’île de Thera ou Santorini, au nord de la Crète, détruite par une explosion volcanique en 1653 avant JC. Les Rois de cette thalassocratie portaient comme nom Atlas

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et entretenaient des relations commerciales avec tous les Royaumes riverains de la Méditerranée.

Babylone : antique Capitale administrative, religieuse et commerciale de la Babylonie en Mésopotamie, qui a étendu son influence sur tout le Monde connu, jusqu’en Chine, qui lui emprunta la division temporelle en sept jours, chacun représentant une Planète. La langue parlée par les Babyloniens, l’Araméen, devint celle utilisée par les Ambassadeurs et les commerçants, et constituait la langue vernaculaire en Syrie au début de notre Ère.

Basileus : empereur en grec.

Bérénice : nom porté par quatre souveraines d’Égypte de la dynastie des Lagides.

Bithynie : Royaume d’Anatolie sur la rive sud de la Mer Noire, que son Roi, Nicomède légua à Rome en 74 avant JC.

Bosphore : goulet entre la Mer Noire et la Méditerranée où se situent les villes de Chalcédoine sur la rive asiatique et Byzance sur la rive européenne.

Bospore : le Bospore Cimmérien, Royaume du nord de la Mer Noire, correspond à la Crimée actuelle en Ukraine.

Cappadoce : plateau semi-désertique occupant tout le centre de l’actuelle Turquie. Pendant l’Antiquité, plusieurs Royaumes y étaient établis : la Lycaonie, la Galatie, et la Théocratie de Comana de Cappadoce Dorée.

Cataphractes : chevaux cuirassés qui constituaient la cavalerie lourde des Asiatiques. Les Cataphractaires furent les précurseurs des Chevaliers du Moyen-Âge.

Charax : Capitale de la Characène, un des Royaumes de Parthie, à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate, se jetant dans le Golfe Persique. Seul port de tout l’immense Empire des Parthes, il drainait un trafic maritime extrêmement important en provenance d’Arabie et des Indes. Une dynastie arabe y régnait, mais soumise au Roi des Rois.

Charmodara : ville de Commagène, aujourd’hui en Turquie, située au confluent de l’Euphrate et de la rivière des Nymphes qui menait au Nympheum.

Chypre : grande île située à 50 kilomètres des côtes turques, longtemps possession des Ptolémées égyptiens, et transformée en Province romaine dans les derniers jours de la République.

Cilicie : région montagneuse et littorale de Turquie au nord de l’île de Chypre. Longtemps occupée par des pirates, la Cilicie fut transformée en Province romaine. Sa capitale fut Tarse, qui développa un grand arsenal et une Académie fameuse.

Cléopâtre : nom porté par sept souveraines égyptiennes de la dynastie des Lagides.

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Comana : nom de deux Cités-États, des Théocraties dirigées par des dynasties de Grands-Prêtres se nommant Archélaüs et où on rendait le Culte à la Déesse-Mère. Il y avait Comana de Cappadoce Dorée, à quelques kilomètres au nord de la Commagène et détruite par les Romains en 82 avant JC. Et aussi Comana du Pont, détruite et pillée par les sbires du Romain Crassus. Chacun de ces Temples était servi par une dizaine de milliers d’Acolytes et de Fanatiques, adeptes de l’autoflagellation et des transes induites par la danse.

Commagène : petit Royaume prospère ayant atteint son apogée au premier siècle avant notre Ère, bordé par l’Euphrate au sud, la petite Arménie à l’est, la Syrie à l’ouest, et les Monts Taurus, ou la Tauride au nord. La légende affirme que les Dieux ont fait connaître le pétrole à ce royaume déjà réputé pour ses aciéries, ses cèdres et ses deux ponts qui permettaient aux caravanes de franchir l’Euphrate.

Ctésiphon : ville située sur le Tigre, en face de Séleucie, la Capitale de l’Empire des Parthes. Elle devint elle-même cette Capitale à la fin du premier siècle avant notre Ère.

Cursus Honorum : la filière des magistratures romaines. Dans l’ordre : il fallait d’abord devenir Questeur, puis Édile, puis Préteur et enfin Consul. Chaque charge dure un an, à partir du premier janvier et ne comporte aucun émolument. Un intervalle d’un an est requis entre chaque magistrature et ainsi qu’un âge minimum pour chaque fonction.

Cyrène : Capitale de la Cyrénaïque, Royaume voisin d’Égypte sur la côte de Libye (ancien nom de l’Afrique). La Cyrénaïque devint une Province romaine en 75 avant JC. Daphné : fontaine sacrée qui avait d’abord donné son nom à la métropole d’Antioche rebaptisée par les Séleucides. Le Sanctuaire de Daphné attira des Pèlerins pendant d’innombrables siècles. L’Empereur de Syrie, le Séleucide Antiochos Grypus y termina ses jours, gaiement, entouré des Nymphes et des Prêtresses du Temple.

Délos : Île des Cyclades, célèbre pour son Temple, maintes fois pillé, et par son immense marché d’esclaves.

Doliche : ville de Commagène, aujourd’hui en Turquie.

Éphèse : une des plus grandes villes de l’Antiquité, avec Rome, Antioche et Alexandrie, construite sur la rive asiatique de la Méditerranée. Son Temple d’Artémis était considérée comme l’une des sept Merveilles du Monde antique et servait d’asile et de banque inviolable.

Esculape : Asclépios en grec, Dieu de la médecine. L’Asclépéion de Pergame attirait des malades de tout le Bassin méditerranée.

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Éthiopie : pays africain d’où les Arabes et les Égyptiens tiraient des esclaves noirs et de l’ivoire. Un des tout premiers Royaume à se christianiser, grâce à la Route de la Mer Rouge.

Fergana : situé dans l’actuel Ouzbékistan, une des plus importantes oasis d’Asie Centrale, au nord-est de Samarkand, fameuse pour ses chevaux géants qui incitèrent les Chinois à développer la Route de la Soie.

Galatie : région au nord de la Cappadoce que les Rois de Pergame avaient donnée aux hordes d’envahisseurs Celtes qui y établirent leurs trois tribus. Ce Royaume fut aussi connu comme la Gallo-Grèce et fournit des mercenaires appréciés de tous les Potentats d’Asie. Diminués par leurs confrontations avec le Roi du Pont, et les pertes de leurs propres légions dans les batailles livrées contre les Triumvirs, les Celtes furent remplacés par des populations de la Mer Noire qui firent de la Galatie un grenier d’orge.

Geminus de Rhodes : Maître métallurgiste fameux pour les automates et les mécanismes qu’il concevait. On lui impute la paternité du mécanisme retrouvé au large d’Anti-Cythère en 1912 et qui reproduisait la marche des planètes.

Hérodote : considéré, à juste titre, comme le Père de l’Histoire moderne. Il a écrit ‘l’Enquête’ (Historia, en grec) qui décrit toutes les terres et tous les Peuples du Monde connu à son époque, au cinquième siècle avant notre Ère.

Homère : Auteur mythique de l’Iliade et de l’Odyssée. Beaucoup pensent qu’Homère est en fait un groupe d’aèdes, des poètes qui récitaient par cœur les sagas des premiers Grecs, avant l’introduction de l’écriture.

Ionie : partie de la Grande Grèce occupant tout le littoral asiatique et comprenant plusieurs Cités-États dont Pergame, Magnésie, Éphèse, Milet, Smyrne, Samos, Rhodes et Halicarnasse.

Isis : Déesse égyptienne dont on célébra le culte à Rome du temps de Cléopâtre VII, confondue avec l’Aphrodite des Grecs et la Vénus des Romains.

Jéhovah : nom que les Juifs donnaient à la Divinité.

Lagides : dernière dynastie à régner sur l’Égypte avant sa transformation en Province romaine par l’Empereur Auguste. Cette lignée de Pharaons parlant grec donna 13 Ptolémée, 7 Cléopâtre et 4 Bérénice. Seule, la dernière Souveraine de cette dynastie, la plus célèbre des Cléopâtre, apprit la langue de ses Sujets égyptiens.

Laodicée : nom de plusieurs Princesses et villes des Séleucides. Nom de l’épouse de Mithridate Kallinikos, la fille de l’Empereur Antiochos Grypus et mère d’Antiochos Premier de Commagène.

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Légion : unité militaire qui comprenait entre 4,000 et 6,000 hommes, essentiellement des fantassins. Le Consul Marius, le premier, recruta des légionnaires parmi la Plèbe et les pourvut de soldes régulières, inventant ainsi les armées des soldats. La légion se subdivisait en cohortes de 600 hommes et en centuries.

Lucullus : Questeur de Sylla, Licinius Lucullus, dont les légions battirent les armées du Pont et de l’Arménie et qui devint le plus riche des Romains de son temps, célèbre pour le luxe dont il s’entourait.

Lycaonie : Royaume situé entre la Province romaine d’Asie et la Cappadoce, dirigé par des Rois Philo Romanos, se nommant Ariobarzane et proches parents de la dynastie de Commagène.

Macédoine : Royaume du nord de la Grèce, Patrie d’Alexandre le Grand, où s’exila Cicéron.

Mages : tribus des Mèdes en Perse

Malabar : Royaume côtier du sud de l’Inde abritant de nombreux ports vivant de la piraterie et qui fut christianisé pendant le règne d’Auguste.

Marcus Antonius : grand-père de Marc-Antoine, Préteur qui vainquit les pirates de Cilicie en 101 avant JC, transformant la Cilicie en Province romaine.

Marc-Antoine : se distingua dans les légions en Syrie, en Judée et en Égypte, puis servit en Gaule sous Jules César dont il devint le bras droit. Il devint Maître de la Cavalerie, gouverna l’Italie pendant que César affrontait Pompée en Grèce. À la mort de César, il devint l’un des Triumvirs avec Octave et Lépide et reçut le gouvernement de l’Orient. Il se fit adorer comme la réincarnation de Dionysos-Bacchus, en compagnie de Cléopâtre au Nympheum. En 31 avant JC, il perdit la bataille d’Actium contre Octave et se suicida l’année suivante en Égypte. Marius : Six fois Consul de Rome, oncle par alliance de Jules César. Il a créé la solde des légionnaires, vaincu les hordes des Barbares Cimbres et Teutons, a dû fuir devant le Général Sylla, son émule, et a pu reprendre le pouvoir à Rome, pour s’y livrer à des purges sanglantes.

Martha : Prophétesse qui accompagnait les légions du Consul Marius dans leurs campagnes militaires en Afrique, en Gaule et en Orient. Native de Syrie, elle débuta sa carrière comme prêtresse du Sanctuaire de Daphné près d’Antioche. Elle s’adressa au Sénat de Rome et s’enrichit prodigieusement sur le dos des Romains superstitieux.

Mattathias : dernier Roi de la dynastie des Asmonéens, né en 76 avant JC, sous l’étoile provoquée par une supernova dans le Septentrion et mort crucifié par les Romains en 37 avant JC. L’Historien Flavius Josèphe rapporte que le Grand Prêtre de Jérusalem, Antigone-Mattathias, avait tenté d’apporter des idées nouvelles au Judaïsme et qu’il fut

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sujet d’achoppement entre les Juifs. Les auteurs du Nouveau-Testament se seraient inspiré de la vie de Mattathias pour créer le mythe de Jésus-Christ.

Mésopotamie : territoire situé entre les deux grands fleuves d’Asie, l’Euphrate et le Tigre, et qui comprenait la Babylonie, elle-même précédée par les Sumériens et les Akkadiens.

Mithraïsme : culte officiel de l’Arménie. Mithra, né d’une vierge le 25 décembre, fils d’Ahura-Mazda, le plus grand des Dieux, prêché par Zoroastre.

Mithridate : nom d’une multitude de Souverains de l’Antiquité orientale. Le plus connu, Mithridate 6, le Roi du Pont qui affronta Rome pendant plus de 40 ans. Très connu aussi, le Roi des Rois de Parthie, le Grand Mithridate 2, au long règne et à la mémoire prodigieuse, mort en 88 avant JC. Et, bien sûr un des personnages les plus importants du roman : Mithridate Premier Kallinikos, Roi de Commagène et fondateur du Nympheum. Aussi son petit-fils, Mithridate 2 de Commagène qui fut mieux connu comme Polémon, le Polémarque du Pont-Euxin ou, si l’on veut, le premier Basileus de l’Empire byzantin.

Nympheum : Temple élevé au sommet du Mont Nymphée, voisin d’Arsamée, Capitale estivale de la Commagène, vers l’an 100 avant notre Ère par Mithridate Kallinikos pour qu’on y célèbre l’Alliance conclue entre les Dieux et son Royaume. Le Nympheum repose aujourd’hui sous l’immense tumulus qui couronne le Nemrud Dag en Turquie.

Oronte : fleuve qui traverse la Syrie du sud au nord. Il prend sa source près de Baalbek, capitale du haschisch, baigne la grande ville d’Antioche et se jette dans la Méditerranée, près d’un port fort actif. Les caravanes suivaient l’Oronte pour relier Antioche et l’Arabie.

Osroène : Royaume voisin de la Commagène, sur la rive sud de l’Euphrate, longtemps un des trente Royaumes de Parthie, connue aussi comme l’Assyrie. Elle fut dirigée par une dynastie arabe qui donna plusieurs Monarques du nom d’Abgar, dont l’un se fit diviniser et, probablement, adorer au Nympheum. Sa Capitale était Édesse.

Ostie : port de Rome, à l’embouchure du Tibre.

Palmyre : la ville des palmiers, importante cité caravanière, contrôlant la Route des Oasis entre l’Euphrate et la Méditerranée ou entre l’Arabie et la Syrie.

Pannonie : bassin du Danube qui se jette dans la Mer Noire.

Parthie : l’Empire des Parthes est né de la désagrégation de l’Empire Séleucide, qui avait succédé à l’Empire des Achéménides vaincu par Alexandre le Grand. La Parthie comprenait une trentaine de Royaumes qui reconnaissaient un Roi des Rois, siégeant à Séleucie sur le Tigre, ancienne Capitale des Séleucides, puis ensuite dans la ville de Ctésiphon, sur la rive opposée du Tigre.

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Pergame : importante métropole gréco-romaine, antique Capitale des Attalides, célèbre pour son gigantesque Acropole de marbre, étagé sur plusieurs niveaux et pour son Temple d’Esculape où l’on venait de loin pour y suivre des cures et recevoir des soins. Célèbre aussi pour sa Bibliothèque et qui devint la Capitale de la Province romaine d’Asie.

Perre : ville de Commagène, aujourd’hui en Turquie.

Perse : région correspondant, grosso modo, à l’ancienne Assyrie et envahie par des tribus aryennes des haut-plateaux, composées de Perses et de Mèdes. Les Mèdes, puis les Perses s’emparèrent de toute la Babylonie et d’une grande partie de l’Asie pour en faire l’Empire Achéménide, vaincu par Alexandre le Grand et qui devint l’Empire séleucide et se désagrégea ensuite pour former l’Empire des Royaumes des Parthes. Les Perses répandirent leur propre Culte, celui de Mithra, à travers toute l’étendue de leurs possessions, et préparant le terreau du Christianisme.

Persépolis : Capitale que fit construire Darius, le Roi de Perse, prise et incendiée par Alexandre le Grand. Les Ayatollahs iraniens ordonnèrent récemment la destruction des fresques de pierre, contraires aux préceptes de l’islam (sans majuscule!).

Pétra : Capitale du Royaume des Nabatéens, l’Arabie Pétrée, fameuse pour ses monuments sculptés dans les parois rocheuses. Centre commercial où convergeaient les caravanes d’Arabie, d’Égypte, de Judée, de Mésopotamie et de Syrie.

Phénicie : région représentant l’actuel Liban. Après la disparition de la Thalassocratie crétoise, les Phéniciens établirent un vaste Empire commercial maritime, fondant de très nombreux comptoirs sur tous les littoraux de la Méditerranée, de la Mer Noire, et même de l’Afrique occidentale et de l’Atlantique. Les Phéniciens accomplirent la circumnavigation de l’Afrique sous le Pharaon Néchao, au septième siècle avant notre Ère. Ils fondèrent, entre autres, la ville de Carthage qui faillit anéantir Rome au cours des Guerres Puniques. Leur puissance diminua avec l’hégémonie maritime des Grecs, puis des Romains.

Philippe l’Ancien : le plus jeune des fils de l’Empereur Grypus de Syrie. Il devint Roi de la Syrie.

Philippe le Jeune : fils du précédent, le dernier des Séleucides, il fut Roi d’Antioche et de Petite Arménie.

Phrygie : Royaume d’Anatolie qui émergea à la suite de la chute de Troie et de la disparition des Hittites. Célèbre pour ses mines d’or, et son Rois Midas. Fut envahie par les barbares Cimmériens, puis conquise par les Lydiens et les Perses.

Pont : Royaume riverain de la Mer Noire, au nord de l’Arménie. Le Grand Mithridate 6 Eupator du Pont avait assujetti à sa Couronne la Colchide, la Paphlagonie, la Bithynie, la Thrace, la Crimée, entre autres. Il fut le premier à régner sur tous les rivages de la Mer

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Noire et affronta les légions romaines au cours de trois guerres qui s’étendirent sur plus de 40 ans.

Proconsul : titre que portait tout ancien Consul jusqu’à sa mort. Le Consulat était habituellement suivi par l’attribution du gouvernorat sur une Province, un Proconsulat. Un Proconsul pouvait aussi être un Légat mandaté par le Consul.

Ptolémée : nom porté par une quinzaine de Pharaons de la dynastie des Lagides, descendants d’un Général grec qui reçut l’Égypte à la mort d’Alexandre le Grand.

Rhodes : l’Île des Roses, qui apparaît sur presque toutes ses monnaies. Cité autonome grecque, située à quelques kilomètres des côtes d’Asie, qui s’allia à Rome dès le début de l’expansion romaine et le plus important arsenal de la Méditerranée orientale, prodigieusement fortifié. Rome en fit une Province.

Samosate : aujourd’hui Samsat, en Turquie, noyée sous un barrage de retenue d’eau. Capitale du Royaume de Commagène, érigée sur un éperon rocheux sur la rive de l’Euphrate et remarquable par ses fortifications.

Samus 2 Théosèbe : Roi de Commagène, mort en 100 avant JC, père de Mithridate Kallinikos.

Scythie : ensemble des terres au nord de la Mer Noire, habitées par des hordes semi-nomades des steppes, les Sarmates puis les Gètes, réputées pour leur valeur au combat. Le premier, Mithridate 6 du Pont parvint à obtenir leur soumission.

Séleucides : dynastie fondée par un des Généraux d’Alexandre le Grand. Ses souverains, nommés Séleucos ou encore Antiochos, régnèrent sur une grande partie de l’Asie. Leur immense Empire s’effrita au cours des siècles pour ne plus représenter que la Syrie, puis la seule ville d’Antioche.

Séleucie : nom de plusieurs villes de l’Empire Séleucide. Les plus connues étaient la Capitale du Roi des Rois de Parthie, Séleucie-sur-le-Tigre et aussi Séleucie-sur-l’Oronte, le port méditerranéen d’Antioche, une autre Capitale séleucide.

Sertorius : Gouverneur romain d’Espagne et du Portugal qui mena une longue rébellion au régime de Sylla et de ses successeurs.

Sicile : grande île au sud de l’Italie qui fut, avec l’Égypte, le grenier à blé de Rome.

Sogdiane : Royaume de la Parthie dont la Capitale était Samarkand.

Sosius : nom de deux frères jumeaux identiques, les premiers éditeurs de Rome, d’où provient le terme ‘sosie’.

Statère : grosse pièce d’or, d’électrum ou d’argent.

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Suse : une des capitales de la Médie, à l’extrémité de la Voie Royale qui permettait aux courriers royaux de traverser l’Empire Achéménide en quelques jours, de Suse, près du Golfe Persique, jusqu’à Sardes, près du littoral de la Méditerranée.

Sylla : ou Sulla, Général et Consul de Rome qui a succédé à Marius à la tête de la République. Mort en 78 avant JC.

Syrie : Pendant l’Antiquité, la Syrie recouvrait un beaucoup plus vaste territoire qu’actuellement. À son apogée, l’Empire des Séleucides comprenait toute la Mésopotamie jusqu’à l’Inde et incluait même la Judée et toute la Phénicie.

Taprobane : nom que les Gréco-romains donnaient au Sri Lanka, l’Île aux Épices, située au sud du sous-continent indien.

Tarse : capitale de la Cilicie, paradis des Pirates, conquise par les Romains, transformée en Province romaine, et qui reçut son autonomie de Marc-Antoine et reconduite par l’Empereur Auguste, pour remercier son Conseiller et Précepteur, Athénodore de Tarse. On y créa une Académie qui rivalisa celles d’Antioche et d’Alexandrie.

Tharse : bourg de Commagène à proximité de Samosate.

Thessalie : région du nord de la Grèce réputée pour ses magiciens.

Thrace : Royaume du Nord de la Grèce qui servit de réservoir d’esclaves aux Romains et qui fut intégré au possessions du Polémarque de Byzance.

Tigrane : l’un des plus grands Souverains d’Arménie. Il fut élevé à la Cour du Roi des Rois, comme otage. Sitôt libre, il guerroya contre les Parthes et leur reprit les 70 vallées remises pour sa liberté. Il réussit à agrandir son Royaume qui s’étendit de la Caspienne à la Méditerranée, mais fut vaincu par Lucullus qui rasa sa Capitale Tigranocerte. Lucullus lui laissa la vie et la souveraineté sur la seule Arménie.

Tribun : le Tribun de la Plèbe pouvait opposer un droit de veto (en latin, veto signifie ‘je m’oppose’) pour invalider toute Loi promulguée par le Sénat et qu’il jugerait contraire aux intérêts du Peuple de Rome qui l’avait élu pour un an. La personne du Tribun de la Plèbe était sacrée.

Védas : très anciens textes sacrés des Aryens qui ont influencé aussi bien l’Inde et le Sri Lanka que les Mèdes et les Perses. Mithra figurait parmi les principales figures du Panthéon décrit par les Védas.

Wu-Ti : Empereur de Chine , Wu-Ti (ou Wudi), fut connu comme L’Empereur Martial, dont les armées annexèrent la Corée, le sud de la Chine, et d’immenses territoires à l’ouest. Il combattit pendant tout son long règne les Youngnus (qui devinrent les Huns), dépêcha plusieurs Ambassades vers l’Occident, et établit la Route de la Soie.

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Xénophon : Auteur grec, compositeur de plusieurs Traités, entre autres, de la Cyropédie et de l’Anabase, qui raconte la fameuse retraite des dix mille Mercenaires grecs, en 399 avant JC, qui avaient loué leurs armes à un prétendant au trône de Perse qui perdit la bataille. Les dix mille, que Xénophon commandait en partie, purent retraiter en bon ordre sur des milliers de kilomètres à travers toute la Mésopotamie et l’Asie jusqu’à la Mer Noire, assaillis par les immenses armées du Roi des Rois vainqueur.

Youngnus : Nomades habitant au nord de la Chine qu’ils razziaient régulièrement jusqu’à ce qu’ils soient contenus par la Grande Muraille et par des expéditions militaires ordonnées par l’Empereur chinois Wu-Ti. Cinq siècles plus tard, leurs descendants, les Huns, après une migration leur ayant fait traverser toute l’Eurasie, devinrent un fléau pour l’Empire romain.

Zeugma : ville de Commagène sur le fleuve Euphrate, célèbre pour son pont de bateaux qui perdura pendant des siècles, l’un des deux seuls ponts, avec celui de Samosate, à traverser l’Euphrate dans l’Antiquité. De l’autre côté du pont de Zeugma s’élevait la ville d’Apamée, et le Royaume d’Osroène, assujetti longtemps à l’Empire des Parthes.

Zoroastre : Mage de Perse, adepte de la pensée positive, et fondateur du Mithraïsme qui influença la Nouvelle Alliance de Commagène et le Christianisme qui en émergea.

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