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1 Le pari de la démesure ou La dérive anti-démocratique du gouvernement fédéral canadien Par Michel Seymour Département de philosophie Université de Montréal [email protected] Préambule Je propose de contribuer à la discussion entourant le projet de loi 99 (Québec) 1 et le projet de loi fédérale C-20 (Canada) 2 dans le contexte de l’Avis de la Cour suprême. 3 Je me propose de concentrer d’abord et avant tout mon attention sur les écarts importants qui subsistent entre la loi fédérale et l’Avis de la Cour. Ce faisant, je fournirai un argument justifiant l’adoption de la loi déposée par le gouvernement québécois à l’assemblée nationale. 4 Avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de préciser tout de suite l’usage que j’entends faire de l’Avis de la Cour suprême. J’ai dit qu’il s’agissait de mesurer l’écart qui subsiste entre la loi C-20 et l’avis de la Cour suprême. Mais je tiens à préciser tout de suite que je ne chercherai pas à réfléchir à la manière par laquelle le Québec pourrait se conformer de quelque façon que ce soit à cet avis. Le Québec n’a pas l’obligation de se conformer aux avis de la Cour suprême qui concernent l’ordre constitutionnel de 1982, car le Québec ne reconnaît pas la légitimité de cet ordre constitutionnel que le gouvernement fédéral et les neuf autres provinces ont imposé en 1982. La signature du Québec ne se trouve pas au bas du document qui est censé exprimer la loi fondamentale du pays. Mais le reste du Canada est lié par l’ordre constitutionnel qu’il a imposé au Québec. Il est donc lié aussi par les avis que pourrait produire la Cour suprême sur le sujet, et ce, même si ceux-ci ne sont pas des jugements exécutoires. C’est la raison pour laquelle il importe de se pencher tout particulièrement sur les écarts qui subsistent entre la loi fédérale et l’Avis de la Cour suprême. Les écarts remarqués apporteront indirectement une justification à la démarche québécoise. Face au coup de force du gouvernement fédéral qui s’approprie en les déformant les propos des neuf juges, il importe de répondre en adoptant un projet de loi qui permet au Québec d’affirmer ses droits collectifs. 1 Projet de Loi 99 sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec, Éditeur officiel du Québec, 1999. 2 Projet de loi C-20, Loi donnant effet à l'exigence de clarté formulée par la Cour suprême du Canada dans son avis sur le Renvoi sur la sécession du Québec, Chambre des communes du Canada, 1999. 3 Renvoi relatif à la sécession du Québec , Cour suprême du Canada, 20 août 1998. 4 Pour un argument détaillé en faveur de la loi 99, voir “ Le Pari de la liberté ”, Mémoire du Bloc Québécois relatif au projet de loi sur l’exercice des droits démocratiques et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec, Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec, 31 janvier, 2000.

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Le pari de la démesureou

La dérive anti-démocratique du gouvernement fédéral canadien

Par Michel SeymourDépartement de philosophie

Université de Montré[email protected]

Préambule

Je propose de contribuer à la discussion entourant le projet de loi 99 (Québec)1 et le projet deloi fédérale C-20 (Canada)2 dans le contexte de l’Avis de la Cour suprême.3 Je me propose deconcentrer d’abord et avant tout mon attention sur les écarts importants qui subsistent entre laloi fédérale et l’Avis de la Cour. Ce faisant, je fournirai un argument justifiant l’adoption de laloi déposée par le gouvernement québécois à l’assemblée nationale. 4

Avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de préciser tout de suite l’usage que j’entends fairede l’Avis de la Cour suprême. J’ai dit qu’il s’agissait de mesurer l’écart qui subsiste entre la loiC-20 et l’avis de la Cour suprême. Mais je tiens à préciser tout de suite que je ne chercherai pasà réfléchir à la manière par laquelle le Québec pourrait se conformer de quelque façon que ce soità cet avis. Le Québec n’a pas l’obligation de se conformer aux avis de la Cour suprême quiconcernent l’ordre constitutionnel de 1982, car le Québec ne reconnaît pas la légitimité de cetordre constitutionnel que le gouvernement fédéral et les neuf autres provinces ont imposé en1982. La signature du Québec ne se trouve pas au bas du document qui est censé exprimer la loifondamentale du pays. Mais le reste du Canada est lié par l’ordre constitutionnel qu’il a imposéau Québec. Il est donc lié aussi par les avis que pourrait produire la Cour suprême sur le sujet,et ce, même si ceux-ci ne sont pas des jugements exécutoires. C’est la raison pour laquelle ilimporte de se pencher tout particulièrement sur les écarts qui subsistent entre la loi fédérale etl’Avis de la Cour suprême.

Les écarts remarqués apporteront indirectement une justification à la démarche québécoise. Faceau coup de force du gouvernement fédéral qui s’approprie en les déformant les propos des neufjuges, il importe de répondre en adoptant un projet de loi qui permet au Québec d’affirmer sesdroits collectifs.

1 Projet de Loi 99 sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois etde l’État du Québec, Éditeur officiel du Québec, 1999.2 Projet de loi C-20, Loi donnant effet à l'exigence de clarté formulée par la Cour suprême duCanada dans son avis sur le Renvoi sur la sécession du Québec, Chambre des communes du Canada, 1999.3 Renvoi relatif à la sécession du Québec, Cour suprême du Canada, 20 août 1998.4 Pour un argument détaillé en faveur de la loi 99, voir “ Le Pari de la liberté ”, Mémoire du BlocQuébécois relatif au projet de loi sur l’exercice des droits démocratiques et des prérogatives du peuple québécoiset de l’État du Québec, Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec, 31 janvier, 2000.

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Remarques préliminaires

Puisque j’entends me servir abondamment du document produit par la Cour suprême (ci-aprèsdécrit comme étant “ l’Avis ”), je tiens aussi à préciser d’entrée de jeu que je perçois cedocument comme un document politique, et qui doit être interprété dans cette perspective.Sans me perdre dans des considérations qui risqueraient de m’éloigner trop de mon proposcentral, je tiens à m’expliquer pour que l’on n’interprète pas mon intervention comme impliquantune reconnaissance implicite de l’autorité de la Cour suprême en ce qui a trait à l’interprétation del’ordre constitutionnel de 1982. Le Québec ne reconnaît pas la légitimité de l’ordre constitutionnelde 1982.

1) Premièrement, même si son propos est d’abord et avant tout juridique, le document est danssa nature profonde une intervention politique qui avait notamment pour objectif de redonnerune légitimité à la Cour en lui conférant à nouveau le statut d’arbitre impartial se situant au-dessus de la mêlée. La neutralité relative du document ne prouve pas que la Cour soitimpartiale. Bien au contraire, sa neutralité même, dans le contexte politique de 1998, trahit unevolonté de retrouver une certaine légitimité pour restaurer son autorité, à l’égard du Québec enparticulier. Il faut se rappeler, en effet, que l’Avis a été produit dans le contexte de l’après-référendum de 1995, alors que les souverainistes avaient obtenu l’appui de 49,4% de lapopulation.

2) Politique, l’Avis l’est aussi à cause de la façon par laquelle les juges sont parvenus àrépondre dans le sens espéré par le gouvernement fédéral à la première question. Le Québecpeut-il, oui ou non, déclarer unilatéralement sa souveraineté en s’appuyant sur l’ordreconstitutionnel canadien? En un sens, le texte même de l’Avis décrit dans le détail comment onpeut répondre de façon affirmative à la question, puisque le Québec peut, au terme denégociations infructueuses et à l’occasion desquelles le gouvernement fédéral et les provincesauraient démontré leur mauvaise foi, déclarer sa souveraineté sans le consentement du Canada,et parvenir de cette manière à accéder au statut d’État souverain. Telle a été la réponse détailléefournie par la Cour, et ce, même si, officiellement, sa réponse à la première question a éténégative. “ Non ”, a-t-elle répondu, le Québec ne peut déclarer “ unilatéralement ” sasouveraineté dans le contexte de l’ordre constitutionnel canadien. Comment la Cour parvient-elle à ce tour de passe-passe? Elle y parvient en choisissant d’interpréter l’expression“ unilatéralement ” comme voulant dire “ sans négociations préalables avec les autres provinceset le gouvernement fédéral” et non, comme c’est la règle habituelle, comme voulant dire “ sans leconsentement de l’autre partie ”. (par. 86)

Cette lecture inusitée est d’autant plus surprenante qu’elle ne correspond d’aucune façon auxobjectifs du Parti Québécois. Le projet de loi no 15 faisait état d’une négociation pouvant sepoursuivre pendant une année. Les souverainistes ont, en effet, toujours fait état de leur volontéde négocier. Ils ont certes considéré aussi la possibilité de devoir interrompre rapidement lesnégociations dans l’éventualité où ils se heurteraient à un refus de négocier exprimé par legouvernement fédéral, mais la volonté de négocier les conditions d’accession du Québec à lasouveraineté étaient clairement manifestée.

5 Projet de loi no 1, Loi sur l’avenir du Québec, Éditeur officiel du Québec, 1995.

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En outre, les avocats du gouvernement fédéral n’ont jamais laissé entendre que lessouverainistes n’avaient pas l’intention de négocier. La plaidoirie de Maître Yves Fortier pourle procureur général du Canada ne laissait planer aucun doute à cet effet.

En somme, la Cour n’avait aucune raison de penser que telle était le sens de la question qui luiétait posée. Mais dans l’hypothèse où elle aurait voulu savoir quel sens donner à l’adjectif“ unilatéral ”, elle aurait pu poser la question directement aux avocats du gouvernement fédéral,et leur demander si par le mot “ unilatéral ”, il fallait comprendre “ sans négociationspréalables ”, mais elle ne l’a pas fait. Si elle a choisi une interprétation inusitée de l’expression“ unilatéral ”, et si elle l’a fait “ unilatéralement ”, c’est sans doute pour être en mesure derépondre dans le sens espéré par le gouvernement fédéral. Selon la Cour, le Québec ne peut enconformité avec l’ordre constitutionnel canadien déclarer sa souveraineté sans négociationspréalables. En répondant de cette façon, elle donnait l’impression de répondre dans le sens dugouvernement fédéral, mais elle répondait en fait de manière évidente à une question évidente,puisque les souverainistes ont depuis toujours admis qu’ils avaient une obligation morale denégocier les conditions d’accession à la souveraineté, en négociant notamment le partage del’actif et du passif, et en négociant une offre de partenariat politique et économique. Ils se sontd’ailleurs constamment heurtés à des opposants fédéralistes qui annonçaient ouvertement leurintention de ne pas négocier, contredisant les propos des souverainistes qui soutenaient, aucontraire, que nous avions tous une telle obligation.

Nous nous sommes donc retrouvés dans une situation pour le moins paradoxale. Les ténorsfédéraux brandirent la réponse à la première question comme pour faire la leçon auxsouverainistes, alors que la véritable leçon de l’Avis supposait l’existence d’une obligation réellede négocier, obligation que le gouvernement fédéral avait depuis toujours refusé d’assumer.

Du point de vue souverainiste, la chose surprenante aura été la reconnaissance par la Cour dudroit que le Québec pouvait avoir dans certaines circonstances de procéder à une déclaration“ unilatérale ” (au sens habituel du mot), tout en se conformant aux principes fondamentauxsous-jacents à l’ordre constitutionnel canadien. (par.103) Tous les souverainistes avaient, eneffet, prédit une réponse négative à la première question, et il va sans dire que le gouvernementfédéral prenait aussi pour acquis une réponse négative. Et pourtant, la Cour s’est prononcéedans le sens d’une ouverture à la légitimité d’une déclaration unilatérale de souveraineté pouvantêtre effectuée en conformité avec l’ordre constitutionnel canadien, dans la mesure où la volontéde négocier du Québec se heurterait à une attitude intransigeante de la part des autres membresde la fédération. Elle a reconnu que, dans un tel contexte, le Québec pourrait réussir à obtenir lesoutien de la communauté internationale. Cette argumentation détaillée a été observéeimmédiatement par le gouvernement du Québec et le Premier Ministre du Québec, MonsieurLucien Bouchard, est parvenu, à l’occasion d’une intervention télévisée importante quelquesheures seulement après la publication de l’Avis, à faire cette démonstration de manièreéclatante, démonstration qui n’a jamais été réfutée par la suite.

Il faut cependant reconnaître le caractère politique de l’interprétation inusitée proposée par laCour du mot “ unilatéral ”. Cette manœuvre ne doit pas passer sous silence. À maconnaissance, le caractère restrictif et surprenant de cette définition proposée par la Cour n’a

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été soulignée que par Monsieur Jacques Parizeau.6 Si cet usage inusité de la Cour n’a pas faitl’objet de beaucoup de commentaires, c’est peut-être parce que l’on avait de part et d’autreavantage à le taire. Les souverainistes ont surtout voulu insister sur le message réel et détaillé del’Avis, puisque cela leur donnait raison. Et les fédéralistes ont surtout voulu cacher l’usageréducteur du mot ‘unilatéral’ pour ne pas affaiblir leur cause, car la réponse officielle énoncéepar la Cour leur donnait en apparence raison.

3) Tels ne sont pas les seuls aspects politiques du document. Je pourrais mentionnerl’utilisation qui est faite par les juges des quatre principes sous-jacents à l’ordre constitutionnel.(par. 49-82) Il s’agit du principe démocratique, du principe du fédéralisme, de la primauté de larègle du droit et du constitutionnalisme, et du respect des minorités. Ces principes sontinvoqués pour contraindre le processus d’accession à la souveraineté (par. 83-105), et la Courreste neutre sur la possibilité d’utiliser la formule d’amendement (par. 84 et par. 105) prévuepar l’ordre constitutionnel de 1982. Si les juges n’ont pas voulu explicitement imposer laformule d’amendement prévue par la constitution, c’est sans doute parce qu’il s’agissait d’unerègle qui avait été imposée au Québec. La situation aurait été explosive si la Cour avait contraintle Québec de se soumettre à une formule d’amendement qui lui avait été imposée sans sonconsentement. Les neuf juges ont donc tenté de contourner la difficulté en s’appuyant sur desprincipes sous-jacents à l’ordre constitutionnel. Là encore, il s’agissait d’une manœuvrepolitique. Il fallait parvenir à baliser le processus d’accession à la souveraineté sans s’appuyersur des clauses dont la légitimité était justement jugée problématique.

4) Les neuf juges estiment qu’un changement constitutionnel tel que la “ sécession ” d’une“ province ” requiert une conciliation d’intérêts tenant compte de deux majorités, l’une auCanada et l’autre au Québec. La Cour écrit : “ Le processus de négociation qui découlerait d’unedécision d’une majorité claire de la population du Québec en faveur de la sécession, en réponseà une question claire, exigerait la conciliation de divers droits et obligations par les représentantsde deux majorités légitimes, à savoir une claire majorité de la population du Québec et une clairemajorité de l’ensemble du Canada quelle qu’elle soit. On ne peut admettre que l’une ou l’autrede ces majorités l’emporte sur l’autre. ” (par. 93; voir aussi par. 152) D’aucuns pourront êtretentés de voir dans cet avis la reconnaissance implicite de la dualité canadienne. Mais il semblebien que l’exigence de concilier deux majorités s’appliquerait tout autant dans le cas d’une autreprovince. Mais le plus grave est que la Cour découvre l’importance de la nécessité de concilierdeux majorités dans le contexte politique de l’accession du Québec à la souveraineté. Mais ellene semble pas avoir trouver opportun de défendre ce principe lors du rapatriement de laconstitution en 1982.

5) La Cour dénonce jusqu’à un certain point la doctrine de l’effectivité (par. 106-108 et 140-146), mais elle renonce à parler explicitement de cette doctrine dans le contexte d’unedéclaration unilatérale qui ferait suite à une attitude intransigeante du gouvernement fédéral oudes provinces. Une tentative d’assurer le contrôle effectif du territoire, soutient la Cour, peutconduire à l’accession à la souveraineté et à la reconnaissance par la communauté internationale,mais cela ne rend pas nécessairement légal le processus en question. (par. 144) Elle comparecela au geste d’un squatter qui pourrait parvenir à obtenir éventuellement le droit de rester dans

6 Jacques Parizeau, Lettre ouverte aux juges de la Cour suprême, Montréal, VLB Éditeur, 1998, p. 7.

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le logement qu’il occupe. Or, cela ne rend pas moins illégal l’acte de squatter. (par. 146) De lamême manière, les juges soutiennent que le contrôle effectif du territoire peut conduire à lareconnaissance internationale en tant qu’État souverain. Mais cela ne rend pas moins illégal legeste posé, car il peut être posé sans négociations préalables. La Cour semble réfuter la doctrinede l’effectivité dans ses commentaires de l’Amicus curiae, mais elle n’en discute que dans lecontexte où celle-ci serait invoquée dans le cadre d’une démarche illégale en droit interne. Elledéfinit à tort le principe d’effectivité comme proclamant “ qu’un acte illégal peut en fin decompte devenir légal si, en tant que fait empirique, il est reconnu à l’échelle internationale ”.(par. 146)

Le contrôle effectif du territoire peut ne pas être légal. Sans doute, mais cela ne le rend pasnécessairement illégal non plus, car cela peut se faire dans le contexte de négociations rompuessuite à une attitude intransigeante de la part du gouvernement fédéral. La doctrine del’effectivité peut être légitimement invoquée lorsque le processus de négociations ne peut sepoursuivre en accord avec l’ordre constitutionnel. La doctrine de l’effectivité peut être exploitéede manière parfaitement légale (du point de vue de la constitution canadienne) si les acteurspolitiques fédéraux manifestent de l’intransigeance lors des négociations. Dans ce cas, le Québecpeut en toute légalité tenter de réaliser une souveraineté de facto en exerçant un contrôle effectifsur son territoire. La démarche ne peut plus dans ce cas être qualifiée d’illégale en droit internepuisque, par hypothèse, le Québec aurait été le seul à se comporter en accord avec les principessous-jacents à la constitution canadienne. La Cour reconnaît ce fait dans l’Avis, mais elle ne lemet pas en évidence dans les passages où il est question de la doctrine de l’effectivité, et elledonne alors l’impression de réfuter cette doctrine, alors que celle-ci peut dans certains contextesêtre exploitée en toute légalité.

De la même manière que le Québec peut en toute légalité déclarer unilatéralement (c’est-à-diresans le consentement de l’autre partie) sa souveraineté, il peut appliquer en toute légalité ladoctrine de l’effectivité. Lorsque l’on reconstruit dans le détail l’argument déployé par les neufjuges, on constate que l’Avis reconnaît tout cela. Mais officiellement, la Cour critique leprincipe d’une déclaration unilatérale (sans négociations) et elle critique la doctrine del’effectivité en la définissant comme une démarche procédant dans l’illégalité. Cette duplicité del’Avis trahit les précautions politiques qui sont prises pour prendre acte du droit moral duQuébec à disposer de lui-même.

6) La Cour n’hésite pas à parler de la nation canadienne, mais elle hésite cependant à parler del’existence d’une nation québécoise. (par. 125) On pourrait penser que cela ne change rien quantau fond du jugement, ainsi que le prétendent les neuf juges. Mais la situation est très différentesi les règles énoncées concernent le retrait de l’une des dix provinces de la fédération ou si ellesne concernent que le peuple québécois. Un État fédéral est sans doute davantage tentéd’imposer des règles très strictes lorsqu’il s’agit de considérer la possibilité d’un geste quipourrait être posé par n’importe quelle province. Si la seule éventualité à considérer était cellede l’accession du peuple québécois à la souveraineté, la situation serait alors très différente, carles neuf autres provinces ne pourraient pas quant à elles se prévaloir des mêmes règles. Entraitant le cas du Québec comme s’il s’agissait d’une province comme les autres, la Courreconduit le principe de l’égalité des provinces, ce qui revient à nier le statut particulier du

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Québec dans la fédération. De cette manière, la Cour contribue indirectement à nier l’existencedu peuple québécois.

7) On pourrait enfin mentionner la lecture partiale et partielle de l’histoire du fédéralismecanadien qui est contenue dans le document. Les juges font bien attention de ne pas souligner lecoup de force constitutionnel ayant donné lieu au rapatriement de 1982. La Cour en profite aucontraire pour mentionner que la légalité de l’ordre constitutionnel est “ ni contestée nicontestable ” (par. 32). Elle omet cependant de mentionner que selon l’ensemble de la classepolitique québécoise, le caractère illégitime de cet ordre constitutionnel est “ ni contesté nicontestable ”. Un bloc de granit constitutionnel est, en effet, bel et bien tombé sur la tête desQuébécois en 1982. Mais puisque l’illégitimité de cet ordre constitutionnel est évidente, onpeut dire que le bloc de granit est fissuré de toute part. L’illégitimité entache l’effectivité de cetordre constitutionnel.

Dans ce contexte, lorsque les juges disent que l’ordre constitutionnel canadien est “ en vigueur ”sur le territoire québécois, ils ne font rien de plus que chercher à assurer le contrôle effectif del’État fédéral sur le territoire du Québec. En somme, la Cour applique elle-même la doctrine del’effectivité qu’elle critique lorsqu’elle envisage la possibilité que celle-ci soit appliquée par leQuébec.

Bien sûr, on peut rétorquer que la Cour questionne la mise en application du principed’effectivité dans le contexte d’une démarche illégale dans laquelle pourrait s’engager le Québec,alors que l’ordre constitutionnel de 1982 n’est pas entré en vigueur dans un contexte d’illégalité.Mais il est entré en vigueur dans le contexte d’une violation de ce qui était alors perçu parl’ensemble des acteurs politiques québécois comme une convention constitutionnelle,convention en vertu de laquelle le Québec avait un droit de veto. Si l’on avait respecté ce quiavait toutes les apparences d’être une convention constitutionnelle, l’ordre constitutionnel neserait jamais entré en vigueur. La Cour a choisi à l’époque de statuer contre l’existence d’unetelle convention constitutionnelle. Ce faisant, elle a encore une fois contribué à assurer lecontrôle effectif de l’État fédéral sur le territoire du Québec.

Certes, mais on peut encore une fois rétorquer qu’une différence majeure subsiste entre les deuxsituations. Car supposons que la Cour aurait pu reconnaître l’existence d’une telle convention.Si le Québec s’était engagé par une déclaration unilatérale (sans négociations préalables) dans lecontrôle effectif de son territoire, il aurait alors violé les principes sous-jacents à l’ordreconstitutionnel canadien. Or, ces principes n’ont pas le même statut juridique que lesconventions constitutionnelles. Les principes constitutionnels ont une valeur légale aussiimportante que les clauses explicites de la constitution canadienne, alors que les conventionsconstitutionnelles ont moins d’importance.

Mais la différence dans le statut juridique des principes sous-jacents et des conventionsconstitutionnelles n’est pas une vérité immuable. C’est bien au contraire le résultat d’uneinnovation survenue dans l’Avis produit par la Cour. Avant cet Avis, on n’avait jamais accordéaux principes sous-jacents un statut équivalent à des clauses explicites du texte constitutionnel.La Cour vient de décider à l’occasion de son Avis d’interpréter de cette façon le rapport entreles clauses explicites de la Constitution, les principes sous-jacents et les conventions

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constitutionnelles. Selon les neuf juges, les principes sous-jacents et les clauses explicites ontdésormais une importance équivalente et ces deux sortes de principes ont une importancesupérieure à des conventions constitutionnelles.

Ces changements d’interprétation de l’ordre constitutionnel canadien sont effectués pour desmotifs politiques, et ils visent à consolider l’ordre constitutionnel canadien. Telle est notrepremière conclusion. L’autre conclusion est qu’il n’y a peut-être pas beaucoup de différenceentre l’entrée en vigueur d’un ordre constitutionnel (canadien) qui violerait ce qui a toutes lesapparences d’une convention constitutionnelle, et l’entrée en vigueur d’un ordre constitutionnel(québécois) qui violerait un ordre constitutionnel canadien illégitime, puisque imposé sans leconsentement du Québec, surtout si cela survient après une tentative infructueuse de négocieravec le gouvernement canadien. En déclarant sa souveraineté après des négociationsinfructueuses, le Québec ne ferait rien de plus que rendre au gouvernement fédéral la monnaie desa pièce.

Ce sont là quelques-unes des omissions et déclarations tendancieuses que contient l’Avis. Si j’aibien pris soin d’expliquer longuement dans ces considérations préliminaires les réservesimportantes que j’entretiens à l’égard du document de la Cour suprême, c’est pour être biencompris dans la suite de ce texte. Je ne cherche pas à me conformer à l’Avis de la Cour, et je neveux pas reconnaître la légitimité de l’ordre constitutionnel de 1982. Je veux tout au plusquestionner la loi C-20 dans la perspective du respect de l’Avis dont se réclame legouvernement fédéral lui-même.

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Commentaires généraux

Commençons tout d’abord par faire quelques commentaires d’ordre général sur la loi C-20. Jeconsacrerai les trois sections suivantes à la discussion de thèmes spécifiques. Pour le moment,je souhaite seulement parler de la loi en des termes généraux. On pourra s’étonner de voir tantd’efforts consacrés à une démonstration qui peut sembler évidente. Pourquoi, en effet, mettretant d’efforts à démontrer que la loi C-20 va à l’encontre de l’Avis de la Cour suprême? Toutd’abord, il faut remarquer que la loi est présentée explicitement comme “ donnant effet àl’exigence de clarté définie dans l’Avis de la Cour suprême du Canada sur le renvoi relatif à lasécession du Québec ”. Ensuite, d’éminents constitutionnalistes ont prétendu que la lois’accordait pleinement avec l’Avis.7 Enfin, la loi C-20 fait consensus au Canada anglais. Lapopulation n’a pas pleinement pris conscience de la gravité du geste posé par le gouvernementfédéral. Telles sont donc les raisons qui me poussent à examiner en détail la loi C-20, et àmontrer en quoi elle s’écarte de l’Avis.

1) La loi C-20 est le résultat d’une tentative par le gouvernement fédéral d’imposer un cadrelégal qu’il n’a pu obtenir de la Cour elle-même. La Cour renvoie la discussion sur la clarté de laquestion et de la majorité claire à l’arène politique, alors que le gouvernement fédéral tented’enfermer la démarche québécoise dans un carcan légal. Le gouvernement fédéral tente dejudiciariser le politique alors que la Cour tentait au contraire de laisser les enjeux de la clartéréférendaire dans les mains des acteurs politiques.

2) Ce cadre légal est imposé unilatéralement par le gouvernement fédéral, allant par conséquentà l’encontre de l’esprit général de l’Avis concernant l’obligation de négocier.

3) Ce cadre viole en outre l’auto-détermination du peuple québécois,8 puisque l’on tented’imposer à l’avance des règles concernant la question pouvant être posée. En effet, on ne laissepas au Québec le soin de formuler lui-même la question, dans la mesure où l’on se réserve ledroit d’intervenir sur la clarté de la question avant que l’Assemblée nationale n’ait terminé sesdélibérations sur le sujet. Voilà en quel sens la loi C-20 est une violation du droit du Québec àl’autodétermination. Le texte de l’Avis peut au contraire être interprété comme unereconnaissance des conditions d’exercice du droit du Québec à l’autodétermination.

4) On cherche à intervenir avec dureté et intransigeance pour influencer par la peur l’opinionpublique québécoise. Il s’agit d’ailleurs d’une stratégie déjà connue et annoncée par le ministreparrain de cette loi, l’honorable Stéphane Dion. La meilleure façon de forcer les Québécois etQuébécoises à changer d’idée est de les faire souffrir après un vote favorable à la souveraineté.C’est cette volonté de faire souffrir qui est écrite en noir sur blanc dans le texte de la loi. Sachantpertinemment que les Québécois et Québécoises ne s’engageront pas dans une démarchepouvant conduire à une situation chaotique, le gouvernement fédéral cherche à tout prix àprovoquer les souverainistes pour que leur démarche se fasse dans un esprit de confrontation.Cela va totalement à l’encontre des prescriptions contenues dans le texte de l’Avis. Les neuf

7 Peter Hogg, Patrick Monahan, Jacques Frémont et Gil Rémillard par exemple, se sont tousprononcés en ce sens.8 Voir Jacques Julliard, “ Pour que le Québec …reste libre! ”, Nouvel Observateur, Mars 2000, p.27.

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juges ont reconnu que les négociations allaient être difficiles, mais leur but était précisément defournir un cadre légal permettant de baliser un processus fondé sur l’obligation de négocier, etnon sur la confrontation.

5) La loi C-20 est en ce sens une tentative de multiplier les obstacles sur le chemin dessouverainistes. La majorité doit être élargie, la question référendaire doit faire état d’une ruptureradicale, et l’on doit avoir l’accord de toutes les provinces. On se réserve le droit de consulterplusieurs autres intervenants, et l’on annonce d’ores et déjà une obligation de négocier lesfrontières dans le but de procéder à la partition du territoire québécois. Ce sont pour la plupartdes obstacles inventés de toutes pièces par le gouvernement fédéral, et que l’on ne peutretrouver dans le texte de l’Avis.

6) D’une manière générale, la loi C-20 trahit la volonté du gouvernement fédéral de se soustraireà l’obligation de négocier imposée par la Cour. Les obstacles mentionnés sont autantd’occasions de repousser la négociation au point de la rendre impraticable et incertaine. Etpourtant, l’obligation de négocier découle, selon la Cour, du principe du fédéralisme et duprincipe démocratique (par.88).

7) L’obligation de clarté concerne au premier chef le gouvernement du Québec, la législaturequébécoise et l’assemblée nationale. L’obligation première du gouvernement fédéral est denégocier. Or le gouvernement fédéral cherche à renverser l’ordre des choses en intervenant sur laclarté référendaire pour se soustraire à l’obligation de négocier.9

8) On fait une leçon de démocratie au gouvernement québécois, alors que la démocratiequébécoise est en avance sur la démocratie canadienne. Au Québec, les changementsconstitutionnels importants se décident par la voie référendaire, alors qu’au Canada, ils sedécident par des coups de force, sans consultation référendaire, sauf si un référendum peut sesubstituer à un référendum québécois portant sur la souveraineté, comme cela fut le cas avec leréférendum de 1992 portant sur l’accord de Charlottetown. En outre, le Québec peut égalementse vanter d’avoir une loi référendaire qui permet de neutraliser le pouvoir de l’argent, comme laCour suprême l’a déjà reconnu. On ne peut pas en dire autant du Canada. Il n’a même pasdaigné respecter la loi référendaire québécoise lors des deux référendums portant sur lasouveraineté. Enfin, le Québec a une loi sur le financement des partis politiques que le BlocQuébécois a vainement recommandé à l’échelle fédérale. Cette loi vise à limiter les sommesaccordées aux partis politiques afin de limiter les lobbies financiers.

9) Par sa loi C-20, le gouvernement fédéral s’octroie un droit de veto sur la décision du peuplequébécois. Il se dote d’un pouvoir de désaveu.10 Il s’agit ni plus ni moins d’une mise en tutelledu peuple québécois.11

9 Henri Brun, “ Le projet de loi C-20 est anti-constitutionnel ”, Le Devoir, 22 ou 23 février 2000.10 Daniel Turp, The Undemocratic nature of the Clarity Act : A Petition for the Withdrawal of Bill C-20, Canadian Political Science Student Association, McGill University, January 21, 2000.11 Voir Claude Ryan, Mémoire sur le projet de loi C-20, reproduit dans les cahiers du CD HoweInstitute, à paraître. C’est lui-même qui parle d’un “ régime de tutelle ” que le gouvernement fédéral tented’imposer avec C-20.

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10) En intervenant comme il se propose de le faire au moment où l’assemblée nationale sera entrain de délibérer sur le contenu de la question référendaire, le gouvernement fédéral ne traitemême pas le gouvernement québécois comme un gouvernement provincial. Il viole le principedu fédéralisme défendu par la Cour.12 (par.88)

11) La loi C-20 va à l’encontre de l’objectif de clarté recommandé par la Cour. On peut en effets’interroger sur la constitutionalité d’une clause sur la clarté de la majorité comme celle quiapparaît dans la loi C-20. On impose une clause qui est tellement ambiguë qu’elle peut êtredécrite comme étant affectée par un vice constitutionnel.13

12) Le gouvernement fédéral, par la voie de l’honorable Stéphane Dion, prétend que le projet deloi encadre le gouvernement fédéral et non le gouvernement québécois. Mais le ministrequébécois délégué aux affaires intergouvernementales canadiennes, Monsieur Joseph Facal, aannoncé, à l’occasion de son témoignage devant le comité parlementaire chargé d’étudier leprojet de loi C-20, que le Québec irait de l’avant sans tenir compte de la loi C-20. L’honorableStéphane Dion protesta alors en prétendant que le gouvernement québécois ne pouvait sesoustraire aux contraintes de C-20, ce qui trahit l’intention du gouvernement fédéral d’encadrerle gouvernement québécois. Tel que cela a été relevé par le journaliste Michel Venne, le ministre“ se contredit de manière flagrante ”.14

Un très grand nombre d’intellectuels du Canada anglais souscrivent à la démarche dugouvernement fédéral.15 Ils se réjouissent de voir enfin le gouvernement s’engager dans unepolitique agressive de nation-building qui ne recule devant rien pour s’imposer. Ces intellectuelssemblent n’avoir rien contre le pouvoir discrétionnaire que C-20 octroie au gouvernementfédéral pour évaluer la majorité requise.16 Ils n’ont rien à dire contre l’interdit de poser unequestion référendaire qui s’inscrit pourtant tout naturellement dans l’histoire du nationalismequébécois. Ils n’ont rien à dire contre une loi qui laisse planer une menace partitionniste. Cesintellectuels ont une responsabilité historique à assumer de ne pas avoir dénoncé l’autoritarismedu gouvernement fédéral. Cet autoritarisme est semblable à celui que Gorbatchev a tentéd’imposer pour empêcher les pays baltes de retrouver leur indépendance politique, et il estsemblable à celui manifesté par la Knesset en Israël qui, sous l’influence du Likoud, réclame unemajorité élargie pour tout référendum portant sur un projet de paix avec la Syrie.17

Enfin, notons que le contenu du projet de loi est à l’image de la procédure anti-démocratiqueayant conduit à son adoption. Le gouvernement fédéral a déposé le projet de loi juste avant lesfêtes de Noël en décembre 99, a imposé le baîllon à chacune des étapes du processus, et a refusé

12 Ce point a aussi été particulièrement mis en évidence par Claude Ryan dans le mémoire qu’il a lu aucomité parlementaire sur le projet de loi C-20.13 Cette critique a été formulée par Patrice Garant. Voir “ La clarté référendaire ”, Sillery, 17 février2000.14 Venne, “ C-20, arbitraire et vulnérable ”, Le Devoir, lundi 28 février, 2000.15 Une importante exception à cette règle a été fournie par un groupe de cent cinquante intellectuels degauche du Canada anglais dirigé par Gary Kinsman.16 Voir cependant le témoignage de Roger Gibbins, président de la Canada West Foundation, devant leComité législatif chargé d’étudier le projet de loi C-20, 22 février. Gibbins met en évidence le caractèreproblématique de ce pouvoir discrétionnaire.17 Voir Le Monde, vendredi 3 mars, 2000, p. 3.

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de mettre sur pied un comité parlementaire itinérant. Le baîllon faisant suite à l’étude du projetde loi en deuxième lecture a suscité une réaction unanime des quatre partis d’opposition qui sesont retirés de la chambre au moment du vote.

Le gouvernement a limité le nombre des intervenants à seulement quarante-cinq pour l’étude encomité parlementaire, et n’a accordé que dix minutes par personne. Notons à ce sujet l’ironiecruelle de la situation. Le gouvernement limite considérablement le nombre des consultationspour l’adoption de la loi C-20, alors que le contenu de cette loi prescrit des consultationsinterminables pour contrer le processus d’accession du Québec à la souveraineté. Qu’à cela netienne, quelles ont été les recommandations faites pendant les quelques jours de délibérations dece comité parlementaire? La majorité des intervenants a recommandé le retrait du projet de loi.

Le projet de loi a été adopté en dépit du rejet par les deux tiers des députés fédéraux du Québec,malgré l’opposition des trois partis politiques de l’Assemblée nationale du Québec, et malgrél’opposition de la majorité des citoyens du Québec (plus de 60% de la population). La sociétécivile québécoise s’est élevée dans une quasi unanimité contre le projet de loi.

Le gouvernement a aussi tenté de limiter le nombre d’amendements pouvant être soumis parl’opposition en troisième lecture. Devant le tollé que cela a suscité, le gouvernement a ensuitereculé pour tenter d’imposer d’autres règles ad hoc de fonctionnement.

Comment le gouvernement peut-il tenter d’adopter un projet de loi qui pose des exigencesnouvelles de majorité élargie, alors qu’il existe une majorité élargie contre ce projet de loi? Leministre parrain du projet de loi, l’honorable Stéphane Dion, prétend que la loi peut faireexception aux règles admises dans les autres cas, puisqu’elle vise à statuer justement sur lesrègles démocratiques elles-mêmes. Cet argument est évidemment totalement fallacieux. Pour quela loi soit le moindrement crédible, le ministre aurait dû prêcher par l’exemple. Si l’on appliquaitles normes qu’il tente d’imposer au peuple québécois, on devrait abroger cette loi sur le champ.En cherchant à l’extraire des règles démocratiques, le ministre trahit le caractère autoritaire de ladémarche fédérale. Le gouvernement fédéral prétend s’élever à des principes démocratiquesélevés, mais il se laisse emporter par la démesure.

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1. La majorité requise

Le projet de loi C-20 laisse entendre que la majorité requise lors d’un référendum ne peut être lamajorité absolue. Le gouvernement fédéral affirme en effet explicitement qu’il prendra enconsidération “ l'importance de la majorité des voix validement exprimées en faveur de laproposition de sécession ”. Autrement dit, si les Québécois se prononcent en faveur de lasouveraineté, il faut qu’un écart important subsiste entre le vote pour le OUI et le vote pour leNON. Cela revient à nier la règle de la majorité absolue. Le gouvernement fédéral peut-ilprétendre qu’il se conforme à l’Avis de la Cour en exigeant plus que la majorité absolue?

1) Selon les ténors fédéraux, la Cour parle de majorité claire et non de majorité absolue. Si elleavait voulu parler d’une majorité absolue, elle aurait employé cette expression et non celle demajorité claire. Toutefois, ce raisonnement implacable n’est pas appliqué à la conclusioninverse. La Cour n’a pas parlé non plus de majorité renforcée ou qualifiée. Si la Cour avait vouluparler de majorité renforcée ou qualifiée, n’aurait-elle pas employé ces expressions? Le mêmeraisonnement utilisé pour discréditer l’interprétation selon laquelle la notion de majorité clairerenvoie à celle de majorité absolue ne doit-il pas être employé pour réfuter l’opinion selonlaquelle le mot “ claire ” voudrait dire “ renforcée ” ou “ qualifiée ”? Il est évident que la Courn’a pas employé l’expression “ majorité claire ” dans le sens de “ majorité renforcée ”. Parconséquent, les ténors fédéraux ne peuvent prétendre qu’ils se conforment à ce qui a été dit parla Cour en affirmant qu’une majorité renforcée est requise.

2) Mais ne peut-on pas dire la même chose au sujet de l’interprétation proposée par legouvernement québécois qui prétend pour sa part que le texte de l’Avis est compatible avec leprincipe de la majorité absolue? Pour répondre à cette question, il faut se demander ce qui peutbien motiver la Cour à parler de majorité “ claire ”. Dans l’hypothèse où cette expression nepeut signifier “ renforcée ” ou “ absolue ”, que doit-on comprendre? Selon le constitutionnalisteHenri Brun18, le problème de la clarté du résultat référendaire renvoie à la question de savoir sila majorité absolue est réelle ou apparente. Cette interprétation est d’ailleurs partagée par leprofesseur Alain Pellet.19 En parlant d’une majorité claire, les juges ne vont pas à l’encontre duprincipe de la majorité absolue, mais ils posent le problème de savoir s’il s’agit d’une majoritéabsolue réelle ou apparente. S’il y avait par exemple un nombre très grand de bulletins rejetésdans quelques comtés spécifiques, la majorité absolue serait douteuse. Si la participationpopulaire était très faible, on pourrait encore une fois questionner l’existence d’une majoritéabsolue. Enfin, la majorité absolue peut n’être qu’apparente parce qu’il s’agit d’une majoritéabsolue en réponse à une question qui n’est pas claire. Dans tous les cas, la clarté ne va pas àl’encontre de l’interprétation du principe démocratique fondé sur la majorité absolue.

3) Les neuf juges savent sans doute qu’il est incohérent d’adopter unilatéralement une autrerègle que la majorité absolue si aucune clause à cet effet n’apparaît dans la constitution. On nepeut adopter des règles différentes pour entrer ou sortir d’un pays à moins de l’avoir spécifié

18 Henri Brun, Avis juridique concernant la notion de majorité dans le Renvoi relatif à la sécessiondu Québec , le 17 novembre 1999.19 Alain Pellet, Avis sommaire sur le projet de loi donnant effet à l'exigence de clarté formulée par laCour suprême du Canada dans son avis sur le Renvoi sur la sécession du Québec, le 13 décembre 1999.

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explicitement dans le texte constitutionnel. Si Terre-Neuve est entrée dans la fédération avec52%, on doit accepter que le Québec puisse s’en retirer avec un résultat analogue. Il est aussiincohérent d’adopter des règles pour le NON qui diffèrent des règles pour le OUI. Le NON aremporté la victoire lors du référendum de 1995 avec 50, 6 % des voix exprimées. On devraitalors adopter les mêmes règles pour le OUI. Il est également incohérent d’adopter des règlespendant trois référendums consécutifs au Québec et de proposer ensuite de les modifier pourun référendum à venir. Ces manœuvres trahissent une attitude anti-démocratique. Il est aussiincohérent d’exiger une majorité qualifiée sous prétexte que le vote majoritaire n’a passuffisamment de poids politique, alors que cela revient à donner au vote minoritaire un poidspolitique encore plus grand. En effet, l’on ne peut faire gagner la minorité sous prétexte que lamajorité est insuffisante. Il est en outre incohérent d’adopter une règle de majorité absoluevalable pour toutes les autres questions, mais de proposer une règle de majorité qualifiéelorsque la question porte sur la souveraineté.

Peut-on cependant exiger la majorité absolue des voix par rapport à l’ensemble de la populationqui a droit de vote ? Cette solution ne peut pas non plus être retenue, à moins que l’on veuillel’imposer aux deux options, le OUI et le NON. Car si on l’impose seulement au votesouverainiste, les citoyens ne pourront plus vraiment poser le geste de s’abstenir de voter, caron choisirait alors, en effet, d’interpréter leur abstention comme un vote en faveur du NON. Etpuisqu’il devient en définitive impossible de s’abstenir ou d’annuler son vote sans être de factocomptabilisé comme votant contre la proposition souverainiste, on peut s’interroger sur laconstitutionalité de cette “ règle ” référendaire.

4) Le seul passage où la Cour s’explique sur le sens à donner à l’expression “ majorité claire ”confirme l’interprétation de Henri Brun. La Cour précise qu’elle en parle au sens qualitatif.(par. 87) Elle n’en parle donc pas dans un sens quantitatif. En fait, elle écrit spécifiquement :“ Dans ce contexte, nous parlons de majorité “ claire ” au sens qualitatif. Pour être considéréscomme l’expression de la volonté démocratique, les résultats d’un référendum doivent êtredénués de toute ambiguïté en ce qui concerne tant la question posée que l’appui reçu. ”

Dans les attendus au projet de loi C-20, le gouvernement fédéral reconnaît d’ailleurs “ qu'unemajorité claire en faveur de la sécession serait nécessaire pour que naisse l'obligation de négocierla sécession et que c'est une majorité claire au sens qualitatif, dans les circonstances, dont il fautdéterminer l'existence ”. Toutefois, il n’hésite pas à adopter dans la loi C-20 une règle qui exigel’existence d’une majorité renforcée. Il s’agit là pourtant d’une contradiction évidente.

On pourrait cependant arguer que la notion de clarté a seulement un sens qualitatif “ dans cecontexte ”, c’est-à-dire, dans le contexte particulier de l’article 87, alors que dans d’autrescontextes, l’expression “ majorité claire ” pourrait avoir un sens quantitatif. Je ne crois pas quecette interprétation puisse être acceptable. Mais même dans cette hypothèse, l’expression peutcontinuer de signifier “ majorité absolue réelle ”. Si le processus n’est pas entaché d’irrégularitésen dépouillant les bulletins de votes et si la majorité est obtenue suite à une question claire, onpeut soutenir que la majorité absolue est réelle pour des raisons qui tiennent à la qualité desvotes exprimés. Si la participation populaire est normale (disons 70% et plus) et qu’il n’y a pasde très larges segments de la population qui se sont abstenus d’aller voter, on pourrait alorspeut-être parler d’une majorité absolue réelle, pour des raisons liées cette fois-ci à la quantité de

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personnes qui se sont déplacées pour aller voter. Je ne sais pas si cet argument doit être retenu.Mais même s’il devait être retenu, il s’agirait quand même de préciser les conditions d’unemajorité absolue réelle par opposition à une majorité absolue apparente. Une seule conclusions’impose, par conséquent. Il est impossible d’interpréter les prescriptions de la Cour commeune justification pour l’imposition d’une règle de majorité renforcée.

Plusieurs commentateurs ont dit et répété que la Cour n’aurait pas utilisé si souventl’expression “ majorité claire ” si elle n’avait pas voulu signifier que la majorité absolue étaitinsuffisante. Les ténors fédéraux ont répété à de multiples reprises que l’imposition d’unemajorité renforcée allait dans le sens des propositions formulées par la Cour. Le gouvernementfédéral a, par exemple, soutenu pendant des mois que la Cour suprême parlait de majoritéélargie. Mais le passage où il est question d’une “ majorité élargie ” (par. 77) concerne lamajorité requise pour adopter des modifications constitutionnelles à la constitution canadienne,et non celle qui est requise lors d’un référendum au Québec. En outre, la Cour tente dans cepassage de concilier le principe démocratique avec les autres principes sous-jacents de l’ordreconstitutionnel, et non d’interpréter le principe démocratique en tant que tel.

Nous venons de voir que l’interprétation du gouvernement fédéral était erronée. Nulle partpouvons-nous trouver dans le texte de l’Avis la suggestion que l’existence d’une majoritéabsolue en faveur du OUI est insuffisante aux yeux des neuf juges. Pour quelles raisons legouvernement s’obstine-t-il à maintenir une interprétation erronée de l’avis de la Cour suprêmedu Canada? N’est-ce pas irresponsable de la part d’un gouvernement de faire dire à ce texte lecontraire de ce qu’il dit ?

5) Les ténors fédéraux ont toutefois une position de repli. Lorsqu’ils prétendent que leur projetde loi s’accorde avec l’Avis, ils s’appuient sur les remarques qui laissent entendre quel’interprétation de ce qu’est une majorité claire doit être laissée aux acteurs politiques. (par.100-102) Or, c’est précisément ce que fait le gouvernement fédéral. Il assume sesresponsabilités en promulguant une loi sur la clarté.

Mais voyons de plus près ce que les “ acteurs politiques ” ont à dire. Les trois principauxpartis politiques du Québec (le PQ, le PLQ et l’ADQ) représentant 99% de la populationsoutiennent que la seule règle acceptable est celle de la majorité absolue. Peut-on exiger unconsensus plus large sur cette question?

Mais il convient peut-être de ne pas confiner notre examen aux seuls acteurs politiquesoeuvrant sur la scène “ provinciale ”. Tournons-nous donc vers les partis politiques fédéraux.Les quatre partis d’opposition sur la scène fédérale (le Reform Party, le BQ, le PC et le NPD)représentant 62% de la population canadienne soutiennent le même principe. Ils soutiennenttous ouvertement la règle de la majorité absolue. Cette règle est à leur avis la seule interprétationpossible du principe démocratique. On peut donc parler d’un véritable consensus sur cettequestion. La seule exception notable est celle du parti au pouvoir, à savoir le PLC (encore queplusieurs députés aient eu l’occasion d’exprimer leur malaise à l’égard de cet aspect de la loi).

Les acteurs politiques canadiens ont d’ailleurs toujours accepté cette règle. Le référendum de1949 sur l’entrée de Terre-Neuve dans la fédération a donné lieu à un vote de 52% des voix en

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faveur de l’association au Canada. Les référendums de 1980, 1992 et 1995 tenus au Québec ouau Canada se sont faits en conformité avec la règle de la majorité absolue. S’il faut s’en remettreaux acteurs politiques, force est de conclure que ceux-ci s’accordent pleinement avec la Coursuprême pour ne pas violer la règle de la majorité absolue.

Mais ne considérons pas seulement les acteurs politiques oeuvrant sur la scène canadienne.Demandons-nous si la règle de la majorité absolue est reconnue à l’échelle internationale. Ilsemble en tout cas qu’elle soit reconnue par l’ONU qui l’a appliquée dans le contexte del’Érythrée ou du Timor oriental, et qui l’appliquera dans le contexte du référendum devant setenir au Sahara occidental.

La règle de la majorité absolue est aussi appliquée de la même façon partout en Europe. Cetterègle serait reconnue par tous les acteurs politiques en Grande-Bretagne si l’Écosse devait seprononcer à l’occasion d’un référendum sur son accession à la souveraineté. La même règle aaussi été appliquée à l’occasion des délibérations entourant l’accord de Maastricht. La France aratifié l'Accord à 51,4 % en 1991. Le Danemark a voté NON à 50,7 % sur le même sujet en1992. La Suisse a rejeté avec 50,3 % des voix en 1992 son intégration dans l'espace économiqueeuropéen. La Suède a tenu un référendum favorable à l'entrée dans l'Europe à 52,2 % en 1994.La Norvège a voté contre l’Union européenne en 1994, elle aussi avec 52,2% des voix.

Bref, que l’on considère les acteurs politiques sur la scène nationale, fédérale ou internationale,c’est la règle de la majorité absolue qui s’applique. Les acteurs politiques ont donc fait leurchoix, et ceux qui dérogent de ce choix sont engagés dans des démarches anti-démocratiques.

6) Il y a de toute façon quelque chose de fallacieux dans la démarche du gouvernement fédéral. Ilest difficile de croire que celle-ci est entérinée par les neuf juges. La Cour a-t-elle laissé entendreque le gouvernement fédéral pouvait plusieurs mois à l’avance procéder unilatéralement àl’adoption d’un projet de loi qui lui donnerait un pouvoir discrétionnaire sur le pourcentagerequis ? La clarification de la majorité requise par les acteurs politiques pourrait-elle signifieraux yeux de la Cour que le gouvernement fédéral peut, sans fixer un chiffre précis, voterunilatéralement une loi qui lui permet de déterminer comme il le veut le pourcentage acceptable?En laissant aux acteurs politiques le soin de décider en quoi consiste une majorité claire, la Coura-t-elle vraiment voulu donner son aval à une démarche qui pouvait autoriser le gouvernementfédéral à décréter unilatéralement l’insuffisance d’une majorité absolue?

La Cour ne voulait sans doute pas exclure la possibilité d’une entente entre les différentsacteurs politiques qui permettrait de modifier les règles en cours de route. Après tout, si lespartenaires s’entendaient, les règles pourraient inclure toutes sortes de dispositions et celles-cideviendraient alors celles auxquelles il faudrait se conformer. La Cour n’a pas voulu exclurecette possibilité, mais elle n’aurait certes pas approuvé une démarche conduisant au rejet de laseule interprétation valable et possible du principe démocratique, rejet qui irait en outre àl’encontre de la position défendue par tous les autres acteurs politiques.

Il serait étonnant que la Cour donne son aval à une démarche unilatérale du gouvernement fédéralqui aurait pour effet de s’octroyer un pouvoir de désaveu sur la majorité requise sans avoir às’expliquer davantage sur le pourcentage acceptable. L’esprit général qui domine l’Avis est lavolonté de calmer le jeu, d’éviter l’escalade et de baliser le processus conduisant à la souveraineté

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par l’obligation de négocier. La Cour réprouverait donc une démarche unilatérale, qui renforce leplan B, et qui fait fi de toute tentative de négocier.

7) Dans la vaste majorité des pays, et quelle que soit la question posée, les référendums seconforment à la règle de la majorité absolue et non à la règle de la majorité renforcée (qualifiée).Les seules exceptions notables concernent des cas où les votants sont des représentants depopulations quantitativement très différentes, ou alors des cas où les votants ont à seprononcer sur la dissolution de l’entité englobante à laquelle ils appartiennent, ou encore des casoù une règle a explicitement été prévue à cet effet dans la constitution.

La règle de la majorité renforcée s’applique seulement lorsque les votants représentent desrégions ou États qui diffèrent de façon significative par le nombre de leurs habitants.. Mais lasituation est entièrement différente lorsque tous les habitants votent. Dans ce cas, il est normald'exiger la majorité absolue.

La règle de la majorité absolue est la seule acceptable, à moins qu’un accord explicite sur uneautre règle de fonctionnement n’intervienne entre les parties concernées. On cite parfoisl’exemple de Saint Kitts et Nevis, mais ce cas rare n’est qu’une exception qui confirme la règle.En outre, le principe d'une majorité qualifiée est inscrit dans la constitution de Saint-Kitts etNevis. Ce n'est pas le cas du Canada et, dans les circonstances, c'est la règle de la majoritéabsolue qui doit prévaloir.

Enfin, on peut comprendre pourquoi une règle particulière s’applique dans le cas de Saint-Kittset Nevis. La population de ce pays est d’à peine 40 000 habitants. Toute décision, prise parune partie de la population au sein de l’une des deux entités constituantes, de faire “ sécession ”aurait pour effet de dissoudre le pays dans son ensemble. Il est dans ce cas normal d’exiger plusque la majorité absolue. Mais la situation est très différente dans le cas du Québec. Il s’agitdavantage d’une désaffiliation parce que le Canada pourra exister ensuite sans le Québec,surtout s’il accepte l’offre de partenariat des souverainistes.

Voilà donc une autre raison expliquant pourquoi la Cour s’est abstenue d’imposer une règle demajorité qualifiée à l’occasion d’un référendum sur la souveraineté du Québec. Il s’agit d’unvote impliquant l’ensemble des citoyens et non des représentants de régions. Le vote concernela désaffiliation d’une province du Canada et non la dissolution du pays. Enfin, il n’existeaucune clause au sujet de la majorité qualifiée dans la constitution canadienne.

8) Dans nos démocraties occidentales, les majorités ne sont jamais écrasantes. Les pays qui ontune grande expérience de la démocratie peuvent accepter de fonctionner avec la règle de lamajorité absolue. Le fait que les perdants se conforment à la volonté d’une majorité serréeprouvent qu’ils sont habitués à la vie démocratique. C’est dans les très jeunes démocraties queles majorités écrasantes sont requises. La Cour suprême sait cela, et cela a sans doute pesé dansla balance lorsqu’elle a délibéré au sujet de la majorité. Le ministre Dion se sert souvent desmajorités écrasantes obtenues lors de vote portant sur la sécession pour justifier l’impositiond’une règle de majorité qualifiée. Mais ces exemples ne servent guère sa cause parce qu’il s’agitdans la plupart des cas de très jeunes démocraties qui fonctionnent dans une très large mesuresur un unanimisme peu fréquent dans les démocraties avancées. Et surtout, les référendums

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gagnés avec de très larges majorités étaient quand même tous gouvernés par la règle de lamajorité absolue.

9) Si l’on propose autre chose que la majorité absolue, on se voit vite confronté à d'autrespersonnes qui ont aussi leur pourcentage favori. Pour éviter de soumettre la démocratie auxévaluations subjectives de ce genre, on s'en tient à la majorité absolue. C’est d’ailleurs pouréviter de tomber dans ce piège évident que le gouvernement fédéral a été obligé de rester vaguesur le pourcentage requis. Cela démontre qu’en sortant de la règle de la majorité absolue, oncesse d’être clair. La règle de la majorité absolue est une règle claire. La règle vague que tented’imposer le gouvernement fédéral n’est pas claire. La seule chose qui est claire est que legouvernement fédéral s’octroie de cette manière un pouvoir discrétionnaire. En ce sens, legouvernement fédéral pose un geste anti-constitutionnel, parce qu’il ne donne pas suite àl’exigence de clarté recommandée par la Cour.

10) Comme nous le verrons dans la section suivante, la Cour insiste sur d’autres principes quele principe démocratique. (par.91) Il est vrai que le principe démocratique ne peut à lui seulsuffire pour garantir au Québec son accession à la souveraineté. En un sens, il est donc vrai deprétendre qu’il ne suffit pas d’obtenir une majorité absolue des voix pour faire l’indépendance.Même si cette règle est la seule interprétation que l’on puisse donner au principe démocratique,il faut reconnaître que d’autres principes doivent aussi gouverner le processus. Mais il ne fautpas confondre le débat sur l’interprétation à donner au principe démocratique (la règle de lamajorité absolue) et le débat sur la question de savoir si ce principe peut à lui seul suffire pourfaire accéder le Québec à la souveraineté. Quand on comprend que le processus référendairen’est pas balisé seulement par la règle de la majorité absolue, on cesse de douter de cette règle.

11) Il existe de nombreux exemples de référendums où des majorités serrées ont été reconnuescomme victorieuses. J’ai mentionné plus haut les exemples de référendums visant à ratifierl’accord de Maastricht. Peut-on prétendre que la comparaison ne tient pas entre le fait d'êtrefavorable ou non d'adhérer à une entité supranationale comme celle qui était prévue parl’Accord de Maastricht, et le fait d'être favorable ou non à la souveraineté accompagnée d'uneoffre de partenariat ? Où est la différence ? Le Canada est une fédération multinationale, et lessouverainistes proposent une réorganisation des relations avec cette entité supranationale quipourrait conduire à un arrangement ressemblant sous certains rapports à Maastricht. Laquestion de Maastricht demandait aux citoyens s’ils voulaient que leur pays, tout en demeurantsouverain, entre dans une union économique et politique qui respecterait le principe desubsidiarité. La question référendaire québécoise demande aux citoyens s’ils désirent que leurÉtat devienne souverain après avoir proposé une union économique et politique avec le Canada.Quelle est la différence? Mais ici, nous touchons au second point que je veux discuter dans cemémoire, à savoir la question claire.

12) Avant d’aborder le thème de la question claire, je vais dire encore quelques mots sur lamajorité claire. Le ministre Dion a fourni un autre argument pour justifier la nécessité d’unemajorité renforcée (ou “ qualifiée ”). Il soutient qu’il y a une différence majeure entre les deuxoptions et qui justifie l’imposition d’une contrainte additionnelle pesant sur le OUI. La raison estqu’un vote favorable à la souveraineté serait irréversible alors qu’un vote contre ne pourrait pasempêcher des tentatives futures de faire la souveraineté.

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Notons cependant que l’insistance du ministre à parler du caractère irréversible de la démarchesouverainiste n’a d’égal que sa volonté de faire changer d’idée les Québécois en les faisantsouffrir une fois que le vote favorable à la souveraineté aura été acquis. On annonce lacatastrophe, on dramatise le caractère irréversible du processus avant un appui majoritaire, maison fera tout pour faire reculer les Québécois une fois que cette majorité aura été atteinte. La loiC-20 annonce que l’on multipliera les embûches, que l’on mènera des consultations sans fin,que les négociations porteront notamment sur la reformulation des frontières, et que lasouveraineté va requérir l’accord des autres provinces. On nous annonce d’ores et déjà la longueliste des obstacles dans l’espoir d’être en mesure d’annoncer une fin de non recevoir qui vacontribuer à changer l’opinion des Québécois. Peut-on, par conséquent, accorder unequelconque crédibilité aux propos de l’honorable Stéphane Dion lorsqu’il nous parle ducaractère irréversible de la souveraineté?

Les expériences véritables de partenariat économique et politique (Canada/Québec), defédéralisme multinational (Belgique), ou d’union supranationale (l’Union européenne) sont àleurs premiers balbutiements. On ne peut donc prédire à l’avance quels seront lescomportements politiques des peuples engagés dans de tels ensembles multinationaux ousupranationaux. Est-ce que les désaffiliations seront toujours définitives ? En faisant comme s’ilpouvait prédire ce qui va se passer, Monsieur Dion se prononce sur ce qu’il ne connaît pas.Cela trahit une volonté manifeste de faire peur aux Québécois.

Mais pour quelles raisons pense-t-il qu’un vote favorable à la souveraineté a quelque chosed’absolument irréversible? La raison est qu’avec un vote souverainiste, le Québec devient unpays totalement indépendant du Canada et que les relations entre les deux pays serontsemblables aux relations entre n’importe quels autres pays. Dans une telle perspective,comment peut-on en effet imaginer la possibilité d’un retour en arrière? Mais est-ce bien ce quiest préconisé par les souverainistes québécois? Proposent-ils de transformer les relations entrele Québec et le Canada en des relations semblables à celles qui seraient entretenues entre deuxpays totalement indépendants l’un de l’autre?

L’indépendance politique préconisée par le Parti Québécois et par le Bloc Québécois signifie-t-elle une rupture définitive dans les relations privilégiées entre les deux entités? Depuis safondation, le mouvement souverainiste s’est fait l’apôtre de la souveraineté-association, puis dela souveraineté assortie d’une offre de partenariat politique et économique. Les souverainistessouhaitent l’indépendance politique du Québec, mais ils veulent aussi, comme la plupart desautres pays du monde d’ailleurs, entretenir certaines relations privilégiées avec d’autres pays :avec la France et les autres pays de la francophonie, avec les Etats-Unis et les autres pays del’Amérique (via l’ALENA) et avec le Canada par l’intermédiaire d’une union économique etpolitique de partenariat.

Or, dans l’hypothèse où cette option serait retenue et que les Canadiens y souscriraientpuisque, contrairement à ce qu’on laisse entendre habituellement, le principe d’une unionéconomique et politique s’étendant d’un océan à l’autre est conçu en partie pour tenir comptedu besoin des Canadiens de préserver une certaine unité, pourrait-on alors parler du caractèreirréversible de l’accession du Québec à la souveraineté? En tant que souverainiste, je militeraissans doute pour ma part contre une transformation de l’union qui renforcerait à nouveau les

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liens fédéraux au point de reconstruire un État fédéral en partie semblable à l’État fédéral actuel,mais je ne peux engager les décisions qui appartiendront aux générations futures.

Bref, l’argument du ministre Dion qui s’appuie sur le caractère irréversible de la souveraineté duQuébec ne tient pas la route lorsque l’on prend au sérieux l’offre de partenariat. Le ministrepropose toujours une version caricaturale du partenariat qui lui permet ensuite d’en disposeraisément, car il laisse entendre qu’elle trahit la volonté des Québécois d’avoir le beurre etl’argent du beurre, alors qu’en fait, cette offre respecte le désir des Canadiens de préserver unecertaine unité politique et économique d’un océan à l’autre. Voilà donc une autre raison pourrejeter l’argument selon lequel le vote en faveur de la souveraineté doit prendre la forme d’unemajorité renforcée.

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2. La question claire

J’en viens à cet autre aspect du projet de loi C-20 qui concerne la clarté de la question. Cettediscussion va nous permettre de mettre en évidence l’attitude d’intransigeance du gouvernementfédéral à l’égard de la clarté de la question. Pour les ténors fédéraux, il faut choisir le statu quo etune indépendance totale qui nous couperait du monde. Mais la vaste majorité des citoyens duQuébec sont réfractaires à des solutions radicales de ce genre. À notre époque, les États ne sontplus jamais des États-nations complètement indépendants. Les États acceptent de céder unepartie de leur souveraineté à des instances supranationales indépendantes, et ils acceptent deplus en plus de reconnaître les droits des minorités à l’intérieur de leurs frontières. Lasouveraineté se perd alors en partie par le haut (au profit des instances supranationales) ou parle bas (au profit des minorités nationales ou de l’autonomie régionale). Le Québec s’inscrit danscette mouvance, d’une part, parce qu’il s’ouvre de plus en plus au libre-échange, à laFrancophonie et au partenariat et, d’autre part, parce qu’il tient compte des droits des Anglo-Québécois et des peuples autochtones. Bref, dans le contexte de la mondialisation, de la pertepartielle de la souveraineté des États, et de l’ouverture à la diversité culturelle, la fameuse“ ambivalence ” des Québécois apparaît comme étant de plus en plus justifiée, puisqu’ellereflète l’orientation prise par la communauté internationale elle-même.

Mais ce n’est pas ainsi que l’entendent les ténors fédéraux. C’est désormais à prendre ou àlaisser. Les Canadiens, disent-ils, ne se laisseront plus berner par la stratégie du couteau sur lagorge. Il n’est pas question d’envisager une quelconque réforme constitutionnelle qui tiendraitenfin compte de l’existence du peuple québécois et de ses revendications traditionnelles. LeQuébec est une province ayant un statut égal aux autres provinces, et il doit accepter le Canadatel qu’il est. Sinon, il doit devenir un pays totalement indépendant et ne pas espérer en arriver àréaliser une relation partenariale avec le Canada. Cette façon de voir les choses trahit uneconception traditionnelle et passéiste de l’État-nation (canadien avant la “ séparation ” ouquébécois après la “ séparation ”) dans laquelle le gouvernement fédéral veut bien laisser lesesprits se perdre. En fait, le Canada est bien conscient que la communauté internationale est deplus en plus ouverte à la création de liens supranationaux entre États indépendants, mais il neveut surtout pas le laisser transparaître, car il veut donner l’impression aux Québécois que ladémarche souverainiste s’inscrit dans un courant ancien.

La vérité est que le Canada craint comme la peste cette idée de partenariat, et il convient de sedemander pourquoi. La réponse est que cette offre risque d’attirer la sympathie de lacommunauté internationale à l’égard du Québec et de faciliter l’accession du Québec à lasouveraineté. Si comme cela est prévisible, les négociations stagnent et que le Canada demeureintransigeant, le Québec pourra plus aisément obtenir l’appui de la communauté internationales’il aura manifesté sa bonne foi pendant les négociations. L’offre de partenariat traduit unepolitique de la main tendue qui prouverait l’ouverture d’esprit des Québécois. La stratégie dugouvernement fédéral consiste donc à tenter de bloquer cette avenue pour forcer le Québec àadopter une position de dépit et d’intransigeance.

Quoi qu’il en soit, l’argument du gouvernement fédéral stipule que la question référendaire nepermettrait pas à la population de la province de déclarer clairement qu'elle ne veut plus faire

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partie du Canada dans les cas où : a) “ elle porte essentiellement sur un mandat de négocier sansrequérir de la population de la province qu'elle déclare sans détour si elle veut que la provincecesse de faire partie du Canada ”; et b) “ elle offre, en plus de la sécession de la province duCanada, d'autres possibilités, notamment un accord politique ou économique avec le Canada,qui rendent ambiguë l'expression de la volonté de la population de la province quant à savoir sicelle-ci devrait cesser de faire partie du Canada. ”

La question ne serait pas claire si, en plus de proposer que le Québec devienne un État souverain,il était proposé d’offrir une offre de partenariat économique et politique avec le Canada. Maiscomment peut-on prétendre que la référence à la souveraineté du Québec devient obscure du seulfait que des relations partenariales privilégiées sont proposées? Le gouvernement fédéral estimeque la référence même au partenariat dans la question référendaire ruine la clarté de la question.Des résultats de sondage réalisés en 1997 auraient apparemment indiqué que sur les 46%d’électeurs prêts à voter pour la souveraineté, presque le tiers d’entre eux (soit 13% de lapopulation) croyaient à l’époque qu’un vote favorable à la souveraineté allait de pair avec lemaintien du Québec comme province du Canada. Ces résultats de sondage ont pourtant étéanalysés par Jean-Marc Léger. On a alors pu expliquer les raisons pour lesquelles plusieursquébécois réagissaient de cette façon. Un bon nombre d’entre eux comprenaient parfaitement laquestion, et étaient disposés à voter en faveur de la souveraineté du Québec, mais pensaient toutde même qu’un vote pour le OUI allait se traduire par une réforme en profondeur du fédéralisme,selon la bonne vieille stratégie du couteau sur la gorge (5%). D’autres croyaient que les députésélus du Québec allaient siéger dans de quelconques instances supranationales, et c’est la raisonpour laquelle ils répondirent que des députés québécois allaient quand même siéger à la chambredes communes (un autre 5%). Seul un nombre restreint de répondants croyaient vraiment que lasouveraineté / partenariat allait de pair avec le maintien du Québec dans le Canada (3%).20 Parconséquent, il est faux de prétendre que la question référendaire de 1995 induisait la populationen erreur.

En tentant de bloquer immédiatement une question référendaire qui inclurait une référence aupartenariat, le gouvernement fédéral heurte de front la démarche souverainiste des trentedernières années. Il tente de cantonner les souverainistes dans une position de repli identitaire etde ressentiment. Il tente d’enlever à ce projet son caractère résolument moderne. Mais querecommande la Cour suprême au sujet de la question référendaire?

1) On ne retrouvera nulle part dans l’Avis une quelconque indication à l’effet que la questionréférendaire ne devrait porter que sur la sécession. Nulle part pourra-t-on lire que la questionréférendaire devrait exclure toute référence au partenariat. La Cour exige une question claire etqui porte sur la sécession. Or, tous les acteurs politiques raisonnables reconnaîtront qu’unequestion portant sur la création d’un État souverain est une question qui porte sur la sécession,et tout acteur politique raisonnable admettra qu’il est possible de poser une question claireportant sur le partenariat. Ergo, on peut poser une question claire portant sur la souverainetéavec une offre de partenariat.

Même Patrick Monahan, qui est pourtant un conseiller du Ministre Dion, reconnaît que legouvernement fédéral ne peut empêcher le Québec de poser une question qui inclut une

20 Pour une discussion, voir Jean-François Lisée Sortie de secours, Montréal, Boréal, 2000, p. 266.

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référence au partenariat.21 Les exigences de clarté imposées par la loi C-20 vont, selon lui, bienau-delà de ce qui est prescrit par l’Avis. Il reconnaît qu’une question référendaire peut inclureune référence au partenariat politique et économique tout en demeurant claire.

2) Selon la Cour, “ il serait naïf de penser que l’objectif principal, la sécession, pourrait êtredistingué aisément des détails pratiques d’une sécession. Les écueils résident dans les détails ”.(par. 91) Or, c’est justement ce que fait la proposition de partenariat. Cette proposition lieétroitement la question de la souveraineté du Québec aux détails pratiques liés à sa réalisation.

3) Selon la Cour, les négociations qui suivront un vote favorable à la souveraineté devront porter“ sur l’acte potentiel de sécession et sur ses conditions éventuelles ” (par. 151). Or, avec laproposition de partenariat, les souverainistes proposent justement de tenir compte des conditionséventuelles devant découler de l’accession du Québec à la souveraineté. S’ils choisissent de poserune question référendaire qui porte sur la sécession et sur ses conditions éventuelles, leurdémarche s’accorde donc parfaitement avec les prescriptions de la Cour. En tentant de lesempêcher, le Gouvernement fédéral va par conséquent nettement à l’encontre des prescriptions dela Cour.

4) La Cour suprême se prononce sur un assez grand nombre de questions devant faire l’objet desnégociations concernant l’accession du Québec à la souveraineté. La Cour soutient que lasatisfaction du principe démocratique n’est pas suffisante pour permettre au Québec de devenirsouverain. Même si la règle de la majorité absolue est la seule interprétation valable du principedémocratique, le principe démocratique n’est pas suffisant. La Cour soutient qu'en plus de ceprincipe démocratique, il faut satisfaire les principes de la protection des minorités, de la primautédu droit et du constitutionnalisme, ainsi que du fédéralisme. (par.90 et 91)

La Cour écrit en outre: “ Comme nous l’avons souligné, on ne peut invoquer le principe de ladémocratie pour écarter les principes du fédéralisme et de la primauté du droit, les droits de lapersonne et des minorités, non plus que le fonctionnement de la démocratie dans les autresprovinces ou dans l’ensemble du Canada ”. (par.91)

Elle précise que les négociations doivent être poursuivies “ dans le respect des principes etvaleurs constitutionnels ”. (par.95, 151) La Cour lie par conséquent très étroitement l’accessionà la souveraineté avec le respect des autres principes. Les souverainistes n’ont cependant pasbesoin de la Cour pour se faire dicter un comportement moralement responsable. Leur souci detenir compte des intérêts des minorités, des autochtones, des autres provinces et des Canadiensn’est pas dicté par un principe issu de la constitution, mais bien par leur sens de leursresponsabilités morales, et il se traduit par une offre de partenariat.

On peut tenir compte du principe de la protection des minorités, du principe du fédéralisme etde la primauté de l’État de droit en établissant un partenariat dans lequel tous y trouvent leurcompte. Le Québec n’a pas besoin de se soumettre de quelque façon que ce soit à l’Avis de laCour pour se conformer à ces principes. Tout cela se trouve déjà dans son offre de partenariat.Une question qui porte sur la souveraineté du Québec mais qui inclut aussi une offre departenariat va par conséquent dans le sens des propositions énoncées par la Cour suprême.

5) La Cour a statué que toute négociation faisant suite à un vote favorable portant sur lasouveraineté devrait se traduire par l’obligation de négocier les conditions de la sécession(obligation qui découle du principe démocratique), mais elle a aussi insisté sur la nécessité de

21 Patrick J Monahan's "Doing the Rules – An Assessment of the Federal Clarity Act in Light of theQuebec Secession Reference". CD Howe Institute(Commentary 135).

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tenir compte pendant les négociations de l’union économique (par. 42 et 96), de la dette (par.96), du gouvernement fédéral et du Québec (par. 92), des minorités linguistiques et culturelles(par. 80), des intérêts des provinces (par. 96) et des peuples autochtones (par. 139). Or, l’offrede partenariat tiendra compte de l’union économique, des droits des minorités linguistiques etculturelles, des droits des peuples autochtones, des intérêts des provinces, du Canada et duQuébec. La proposition de partenariat tient compte de tout cela, et c’est la raison pour laquelle elleoccupe une place centrale dans l’argumentaire souverainiste.

6) Certes, on ne peut extraire de l’Avis une quelconque obligation de s’entendre sur un modèleparticulier de partenariat, qu’il s’agisse d’une union économique, de partenariats politiquessectoriels, ou d’un modèle confédéral avec institutions supranationales. Il n’y a pas d’obligationde négocier une structure particulière de partenariat. Or, pour plusieurs, le concept departenariat renvoie justement à de telles structures politiques. Selon cette acception, qui dit‘partenariat’ dit un ensemble d’institutions communes. En ce sens de l’expression, on ne peuten effet d’aucune manière conclure qu’il existe une obligation de négocier un partenariat. Maispar ce mot, on peut aussi comprendre une référence à une action concertée fondée sur desprincipes communément partagés. Ainsi comprise, la proposition de partenariat inclut uneréférence au partage d’une dette commune, d’une monnaie commune, d’un marché commun,d’une union douanière et d’ententes diverses concernant les peuples autochtones et lesminorités nationales entre les deux pays, que ces ententes se traduisent ou non par desstructures politiques communes. En ce sens du mot ‘partenariat’, on peut prétendre que la Couraffirme l’obligation de négocier tous les éléments pouvant apparaître dans une offre departenariat.

De tels sujets de discussion sont-ils aux yeux de la Cour pertinents dans le contexte del’accession du Québec à la souveraineté? La Cour affirme non seulement qu’ils le sont, maisqu’il y a une obligation constitutionnelle de négocier ces conditions éventuelles qui découle desquatre principes sous-jacents. En voulant exclure la plupart de ces thèmes de la questionréférendaire, le gouvernement fédéral tente de se soustraire à l’obligation de négocier lesconditions éventuelles de la souveraineté. La position du gouvernement fédéral est en ce sensanti-constitutionnelle.22

Le Canada et le Québec auront une obligation de négocier en tenant compte des intérêts de tous.Or, le mouvement souverainiste a toujours voulu négocier avec le Canada les termes d’uneassociation ou d’un partenariat qui tienne compte des droits acquis des minorités nationales etdes peuples autochtones, et qui tienne compte de l’union économique dans laquelle le Québec etle Canada se trouvent déjà engagés.

7) C’est pour forcer le Québec à adopter une position radicale d’intransigeance ou de dépit quele gouvernement fédéral veut voir le Québec exclure toute référence au partenariat dans laquestion référendaire. L’offre de partenariat effraie le gouvernement fédéral parce qu’ellecontribue à conférer une image de respectabilité au mouvement souverainiste. Il convient alorsde lui enlever cette auréole de respectabilité en prétextant des objectifs de clarté. La différence

22 Jean-François Lisée a lui aussi noté le lien qui subsiste entre l’obligation de négocier les conditionséventuelles et l’offre de partenariat. C’est la raison pour laquelle il propose une question référendaire danslaquelle la référence au partenariat et aux passages pertinents de l’Avis apparaîtrait dans le préambule de laquestion. Voir Sortie de secours, 230-231.

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entre l’attitude de la Cour et celle du gouvernement fédéral ne saurait être plus claire. La Courcherche à éviter les ruptures brutales. Elle cherche à baliser le processus d’accession à lasouveraineté en demandant aux négociateurs de tenir compte des liens tissés tout au long del’histoire. Le gouvernement fédéral cherche par contre à souligner la rupture, la coupure radicale,la séparation.

8) Il faut sans doute reconnaître qu’une question plus radicale portant sur la séparationdéfinitive et complète entre le Québec et le Canada serait plus claire. Mais cela ne veut pas direque pour être plus claire, la question doive être plus radicale. On peut poser une question moinsradicale mais tout aussi claire. On peut même poser une question très modérée tout en étantclair. La question de 1995 était une question de ce genre, à la fois claire et modérée. À la lecturede cette question, certains aspects peuvent paraître obscurs, mais ce sont les passages danslesquels les auteurs font référence au projet de loi numéro 1 et à l’accord du 12 juin 1995.Même si ces références à des textes déjà existants semblent compliquer le sens de la questionposée, ils permettent en fait d’être encore plus clairs, puisqu’ils permettent de préciserdavantage la démarche souverainiste. D’ailleurs, la Cour suprême n’exige pas que la questionposée place le Québec devant un choix entre deux options radicalement opposées : le Canada telqu’il est ou l’indépendance totale, complète et définitive sans aucun lien de partenariat.

9) Selon la plupart des constitutionnalistes, la Cour reconnaît à toute province qui le désire ledroit de poser une question référendaire sur les sujets de son choix. Dans tous les cas, si laquestion est claire et que le résultat est clair, il y aura une obligation de négocier. Les provincespeuvent si elles le désirent poser des questions référendaires à leurs commettants sur une foulede sujets. Ce point de vue a d’ailleurs été confirmé dans le mémoire d’Andrée Lajoie.23 Suite àune démarche de ce genre, il y aurait aussi une obligation de négocier. L’obligation de négocier nes’applique pas seulement dans le cas où la province pose une question sur la “ sécession ”. Lesprovinces peuvent poser toutes sortes de questions référendaires. Par conséquent, si le Québecpose une question qui porte sur la souveraineté et qui inclut une offre de partenariat, legouvernement fédéral aura l’obligation de négocier, car cette obligation découle selon la Cour duprincipe démocratique et du principe du fédéralisme, qui est un principe sous-jacent à l’ordreconstitutionnel canadien.

10) Mais le gouvernement fédéral n’a-t-il pas le droit de participer à la formulation de la question?Ne peut-il pas intervenir dans le processus démocratique dès maintenant? N’est-il pas un desacteurs politiques mentionnés par la Cour? Je répondrai en terminant à ces trois questionssimultanément.

i) On invoque souvent le cas de la Grande-Bretagne à l’appui de la suggestion selon laquelle legouvernement fédéral aurait son mot à dire sur la question qui sera posée. Le gouvernement deWestminster a en effet été celui qui a rédigé la question portant sur la dévolution des pouvoirsvers l’Écosse. Mais on oublie de dire que la Grande-Bretagne n’est pas une fédération et quel’Écosse n’avait même pas de gouvernement responsable capable de légiférer sur cette question.Le référendum a d’ailleurs justement porté sur la création d’un tel gouvernement responsable. Sidans un futur relativement peu lointain, le Parlement écossais décidait de soumettre au peuple

23 Andrée Lajoie Avis juridique : Le sens de l'expression “question claire ” dans le Renvoi relatif àla sécession du Québec, 7 décembre 1999.

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écossais une question référendaire portant sur l’accession de l’Écosse à la souveraineté, il seraitétonnant qu’il laisse au gouvernement de Westminster la responsabilité de formuler la question.Lorsqu’un peuple décide de son avenir, il exerce son droit à l’autodétermination, et laformulation de la question relève de cet exercice. Les autres peuples n’ont pas à intervenir dansle processus et s’ils le font, ils violent le droit à l’autodétermination.

ii) Bien entendu, le ministre Dion affirme que ce projet de loi n’encadre pas le processusréférendaire québécois, et qu’il encadre plutôt le gouvernement fédéral. Toutefois, cetencadrement équivaut à s’octroyer un pouvoir de désaveu. En somme, le gouvernement fédéralse donne les coudées franches pour faire ce qu’il veut. En voulant adopter dès maintenant ceprojet de loi, il veut que son action influe sur le cours des choses, et c’est en ce sens qu’ils’immisce dans le processus référendaire québécois.

iii) Bien entendu, le gouvernement fédéral est concerné par le processus référendaire. Nul nesaurait prétendre qu’il n’est pas un acteur politique concerné par ce qui va se passer au momentoù le Québec s’engagera dans une démarche référendaire. Mais en choisissant d’intervenir dèsmaintenant par un projet de loi, le gouvernement fédéral fait plus que cela. Il s’immisce dans leprocessus démocratique du peuple québécois. Si le gouvernement fédéral respectait le processusdémocratique au Québec et s’il entendait respecter le droit du Québec à l’autodétermination, iln’aurait pas agi comme il l’a fait. Le refus de reconnaître le droit à l’autodétermination duQuébec et le besoin d’autonomie qui en découle est à l’origine de la montée d’un mouvementnationaliste au Québec. En refusant encore une fois de respecter le droit à l’autodéterminationdu peuple québécois, le gouvernement fédéral reproduit la cause du mal canadien.

Bien sûr, il se peut que les Canadiens préfèrent se tirer dans le pied et qu’ils ne veuillent pas decette offre de partenariat. En de telles circonstances, le Québec poursuivra sa route et établirades liens privilégiés de partenariat avec d’autres pays. Dans tous les cas, les Québécois etQuébécoises s’éloigneront du vieux modèle de l’État-nation autocratique, protectionniste et ilsrefuseront le repli communautaire.

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3.- La négociation des frontières

Avec la loi C-20, le gouvernement fédéral aura l’obligation de négocier notamment les frontièresdu Québec souverain. Le document fédéral affirme qu’ “aucun ministre ne peut proposer demodification constitutionnelle portant sur la sécession d'une province du Canada, à moins que legouvernement du Canada n'ait traité, dans le cadre de négociations, des conditions de sécessionapplicables dans les circonstances, notamment la répartition de l'actif et du passif, toutemodification des frontières de la province, les droits, intérêts et revendications territoriales despeuples autochtones du Canada et la protection des droits des minorités. ”

1) Mais la Cour suprême prétend-elle que les négociations devront porter notamment sur lesfrontières de la province? Il existe deux passages de l’Avis dans lesquels cette question estabordée. Il s’agit des paragraphes 96 et 139. Les neuf juges font état de la longue liste deséléments qui devront figurer dans les discussions. Parmi l’ensemble des sujets de discussion, laCour mentionne les frontières territoriales, mais en précisant qu’il s’agit d’une question “ qui aété invoquée devant les neuf juges ”. (par. 96) Contrairement aux autres questions qui sontmentionnées comme devant faire l’objet de négociations, la question des frontières territorialesest considérée seulement comme une requête qui a émané d’un tiers. On ne peut donc conclureque la Cour demande à ce que cette question fasse partie des négociations.

2) Mais plus loin, la Cour ajoute : “ nul ne peut sérieusement soutenir que notre existencenationale, si étroitement tissée sous tant d’aspects, pourrait être déchirée sans efforts selon lesfrontières provinciales actuelles du Québec ”. (par. 96) S’agit-il cette fois-ci d’unerecommandation expresse à discuter des frontières? La Cour soutient qu’il sera difficile de“ déchirer ” notre existence nationale sans que les frontières du Québec ne soient modifiées. Elleestime que la préservation des frontières actuelles ne pourrait être assurée sans que des effortsn’aient été consentis. De là à conclure qu’elle recommande expressément de négocier lesfrontières du Québec souverain, il y a un saut argumentatif que le gouvernement fédéral s’estemployé à faire mais qui ne repose pas sur ce qui est dit dans le texte.

En effet, nulle part la Cour affirme-t-elle que les frontières du Québec devraient être négociées.Elle attribue cette requête à d’autres intervenants et elle affirme que la préservation desfrontières actuelles sera difficile. Mais dans son projet de loi, le gouvernement fédéral veut quecette question des frontières fasse partie des négociations. Il veut inscrire une obligation denégocier les frontières dans cette loi, et veut contraindre tout négociateur futur parlant au nomdu gouvernement fédéral à mettre cette question dans l’agenda des discussions. Le texte fédéralva plus loin que le texte de l’Avis et le gouvernement fédéral interprète fallacieusement le textede l’Avis en prétendant s’y conformer.

3) Mais il existe un autre passage de l’Avis qui pourrait sembler donner raison aux prophètes demalheur du gouvernement fédéral. Les neuf juges écrivent : “ Nous ne voulons pas clore cetaspect de notre réponse à la question 2 sans reconnaître l’importance des arguments qui nousont été présentés relativement aux droits et inquiétudes des peuples autochtones et aux moyensappropriés de délimiter les frontières du Québec, en cas de sécession, particulièrement en ce quiconcerne les territoires nordiques occupés principalement par des peuples autochtones.

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Toutefois, les inquiétudes des peuples autochtones découlent du droit invoqué par le Québec defaire sécession unilatéralement. À la lumière de notre conclusion qu’aucun droit de ce genre nes’applique à la population du Québec, ni en vertu du droit international ni en vertu de laConstitution, et que, au contraire, l’expression claire d’une volonté démocratique en faveur de lasécession entraînerait, en vertu de la Constitution, des négociations au cours desquelles lesintérêts des autochtones seraient pris en compte, il devient inutile d’examiner davantage lespréoccupations des peuples autochtones dans le présent renvoi ”. (par. 139)24

Ce passage pourrait être interprété de deux façons différentes. Selon une premièreinterprétation, on pourrait croire que, selon les juges, le problème des délimitations territorialesdu Québec souverain est un problème qui se pose dans le contexte d’une déclaration unilatérale,faite sans négociation. Dans le cas d’une violation de l’intégrité territoriale du Canada qui neprocèderait pas en accord avec les principes sous-jacents à l’ordre constitutionnel, la questionse poserait de savoir si les peuples autochtones ne pourraient pas eux aussi agir de la mêmefaçon à l’endroit du Québec. Si la démarche québécoise ne s’appuie que sur le principe d’unemajorité référendaire, alors on ne voit pas pourquoi les peuples autochtones ne pourraient pasen faire autant. Mais vu que cette alternative est exclue et qu’il y aura obligation de négocierdans le respect des différents principes sous-jacents à la constitution, les intérêts des peuplesautochtones seront pris en compte et alors la question de savoir si les peuples autochtonespeuvent violer l’intégrité du territoire québécois n’a pas à être posée.

Cette interprétation m’apparaît séduisante parce qu’elle respecte vraiment la symétrie entre lasituation des peuples autochtones et celle du Québec. De la même manière que le Québec s’appuiesur des revendications traditionnelles insatisfaites pour justifier la légitimité de sa démarchesouverainiste, les peuples autochtones pourraient eux aussi justifier le recours à la violation del’intégrité territoriale du Québec si leurs revendications traditionnelles n’étaient pas satisfaites.Mais puisque des négociations devront avoir lieu suite à un vote favorable à la souveraineté duQuébec, le gouvernement québécois n’aura d’autre choix que de prendre en considération lesrevendications traditionnelles des peuples autochtones. Et s’il répond favorablement à cesrevendications traditionnelles, les peuples autochtones n’auront pas de légitimité à violerl’intégrité du territoire québécois. On dit souvent que si le Canada est divisible, alors le Québecl’est aussi. Mais si l’on veut vraiment préserver la symétrie entre les deux situations, il faut alorsdans les deux cas se placer sur le plan politique, et examiner la légitimité des démarches parrapport à la satisfaction des revendications traditionnelles.

Eu égard à la satisfaction des demandes traditionnelles des peuples autochtones, on peut serapporter au rapport de la Commission royale d’enquête présidée par René Dussault etGeorges Erasmus.25 Les auteurs de ce rapport parlent de la création d’un troisième niveau degouvernement, mais nulle part est-il fait allusion à la possibilité que les peuples autochtonespuissent violer l’intégrité du territoire canadien. Par conséquent, la même chose devrait valoir

24 Il convient de faire remarquer que la Cour est dans l’erreur lorsqu’elle parle du “ droit invoqué par leQuébec de faire sécession unilatéralement ”. Dans le sens où elle emploie l’expression, cela veut dire que leQuébec invoque le droit de faire sécession sans négociations préalables. Il s’agit d’une interprétation fallacieusequi fait injure à la démarche souverainiste qui s’est exprimée depuis la création du mouvement souveraineté-association.25 Voir, par exemple, la version abrégée du rapport, intitulée À l'aube d'un rapprochement. Pointssaillants du Rapport de la Commission Royale sur les peuples autochtones, Ministère desapprovisionnements et services, 1996.

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dans le cas du Québec. Si le Québec répond favorablement aux demandes traditionnelles despeuples autochtones, ceux-ci n’auront pas de justification morale pour motiver le recours à ungeste aussi grave que la violation de l’intégrité du territoire québécois.

Pour le moment, le rapport Dussault-Erasmus est resté à toutes fins utiles lettre morte auCanada. Le gouvernement canadien ne s’est pas engagé dans la création d’un troisième ordre degouvernement. En dépit de cette résistance au changement, la question d’un droit des peuplesautochtones de violer l’intégrité du territoire canadien n’est même pas considérée comme unepossibilité raisonnable. Toutefois, plusieurs sont enclins à la considérer comme une éventualitéraisonnable dans le cas du Québec, et ce, même si le Québec répond favorablement à leursrevendications traditionnelles. Une telle façon de voir les choses trahit une politique de deuxpoids deux mesures.

Mais il existe une seconde interprétation possible du même passage. Les peuples autochtonesdu grand nord québécois ont des droits et des inquiétudes. Ils sont inquiets à l’idée de se voirimposer de nouvelles frontières internationales sans leur consentement. Ils ont apparemmentaussi un intérêt à voir ces frontières modifiées advenant l’accession du Québec à la souveraineté.Ils espèrent d’être rattachés au Canada et veulent en somme exercer un droit d’association àl’État de leur choix. La Cour répond alors que l’obligation de négocier fera en sorte que leQuébec devra prendre en considération leur intérêt à être rattaché au Canada.

Pour les fins de la présente discussion, je vais faire comme si la deuxième interprétation était labonne. Je vais supposer que, selon la Cour, les peuples autochtones peuvent avoir intérêt à ceque les frontières du Québec soient modifiées et qu’ils pourront s’ils le désirent, faire valoir cetintérêt lors des négociations.

Même si l’on choisit cette interprétation, doit-on conclure que selon la Cour, il existe uneobligation de négocier la redéfinition des frontières du Québec? Dans le paragraphe 139, la Courn’invoque rien de plus que la possibilité d’une négociation revendiquée par les peuplesautochtones, et non une obligation de négocier la redéfinition des frontières. La Cour assure lespeuples autochtones que puisque des négociations auront lieu, leurs intérêts seront alors pris encompte. Elle ne se prononce pas sur la pertinence des intérêts des peuples autochtones. Ellesoutient seulement que leurs intérêts seront pris en considération lors de ces négociations. Si cesintérêts incluent leur volonté d’être rattachés au Canada, alors ils pourront faire valoir cesintérêts lors des négociations. Or, le gouvernement fédéral est allé beaucoup plus loin, puisqu’ilaura l’obligation de mettre sur la table la question de la redéfinition des frontières du Québec.

Par conséquent, même si l’on s’accorde, pour les fins de la discussion, avec cette secondeinterprétation du paragraphe 139, on ne peut conclure à rien de plus qu’à la possibilité évoquéepar la Cour que la redéfinition des frontières puisse faire partie des négociations, et non àl’obligation qu’aurait le gouvernement fédéral d’engager les négociations sur ce sujet.

4) Telle est d’ailleurs l’interprétation défendue par Alain Pellet dans l’avis juridique qu’il aproduit à l’intention du Bloc Québécois. Selon Alain Pellet, on ne peut extraire de l’Avis unequelconque obligation à ce que soit négociée la redéfinition des frontières du Québec. On peuttout au plus parler d’une reconnaissance par la Cour de la possibilité qu’il y ait des négociations

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sur le sujet. Force est de conclure que le gouvernement fédéral outrepasse les directives de laCour suprême en voulant imposer par une loi l’obligation de négocier les frontières du Québec.

5) Dans le même mémoire, Alain Pellet soutient qu’il répèterait à nouveau l’avis formulé par lescinq juristes dans le cadre de la Commission sur les affaires afférentes à la souveraineté.26 Lesauteurs de ce rapport ont soutenu que les frontières du Québec étaient préservées avant lasouveraineté par la constitution canadienne, et soutenu également qu’elles seraient préservéesaprès la souveraineté en vertu du droit international. Entre les deux, les frontières du Québec nepourraient être modifiées sans son consentement. Il n’existe pas un interstice du droitpermettant de déroger à cette procédure. L’obligation que veut se donner le gouvernementfédéral de renégocier les frontières du Québec va donc à l’encontre de la pratique actuelle dudroit international.

On peut même prétendre que la Cour va jusqu’à reconnaître que les futures frontièresterritoriales du Québec seront les frontières qui coïncident avec celles de la province. En effet,au paragraphe 83, la Cour écrit : “ dans le cas d’un État fédéral, la sécession signifienormalement le détachement d’une entité territoriale de la fédération ”. Il n’y a donc pas deraisons pour que la sécession du Québec signifie autre chose que ce qu’elle signifienormalement.

6) Le projet de loi fédéral va à l’encontre du principe de l’uti possidetis juris qui est en train dedevenir une règle de plus en plus appliquée à l’échelle internationale pour gérer la successiondes États. En vertu de ce principe, le nouvel État conserve les frontières territoriales qu’il avaitavant la succession d’États. La Cour internationale de justice a statué que les limites territorialesdu Burkina-Fasso et du Mali devaient être préservées telles quelles après la décolonisation.Dans le cas des États issus de la décolonisation, on peut même parler d’un lien logique entre ledroit à l’autodétermination du peuple et le principe de l’uti possidetis.27 En effet, puisqu’enregard des Nations unies, le peuple est défini selon des critères territoriaux, lui conférer un droità l’autodétermination revient à reconnaître que ses limites territoriales seront celles qu’il avaitavant la décolonisation.

Mais même en dehors du processus de décolonisation, la règle de l’uti possidetis a été appliquéedans plusieurs autres cas. Elle a été appliquée dans le cas de l’Union soviétique, de laTchécoslovaquie et de la Yougoslavie. On est parvenu à en respecter le principe dans un casextrême comme celui de la Bosnie. Le principe a à nouveau été préservé dans le cas du Kosovo.Face à des applications si nombreuses du principe à travers le monde, comment peut-onjustifier l’obligation de négocier la remise en question des frontières territoriales du Québec?

26 Thomas M. Francz, Rosalyn Higgins, Alain Pellet, Malcom N. Shaw et Christian Tomuschat,L'intégrité territoriale du Québec dans l'hypothèse de l'accession à la souveraineté, Commission surl'accession du Québec à la souveraineté, 1991.27 Olivier Corten, “ Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et Uti possidetis : deux faces d’unemême médaille? ” dans Olivier Corten, Barbara Delcourt, Pierre Klein et Nicolas Levrat (dir.),Démembrement d’États et délimitations territoriales : l’uti possidetis en question(s), Bruxelles, ÉditionsBruylant, 1999, 403-435. Dans le cas canadien, il n’y a pas de lien logique entre le droit à l’auto-déterminationet l’uti possidetis. Toutefois, puisque le Canada a consenti à plusieurs reprises à ce que l’auto-déterminationsoit exercée par la population vivant sur le territoire québécois, il devrait logiquement reconnaître les frontièresdu Québec après la sécession.

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Cette mesure constitue un précédent dangereux et il n’est pas surprenant de constater que laCour suprême n’a pas voulu en faire un objet obligé des négociations.

7) En proposant la renégociation des frontières, le gouvernement fédéral veut aussi stimuler lemouvement partitionniste anglo-québécois. Il s’agit moins d’appuyer le mouvement en tant quetel que de faire croire à la population que la partition de Montréal est une possibilité àenvisager. Dans le contexte de la loi C-20, la politique de la peur s’écrit en toutes lettres. Ellemanifeste l’amorce d’une stratégie annonçant la volonté de faire souffrir le Québec en cas de“ sécession ”. La Cour suprême ne veut sans doute pas contribuer à cette politique de la peur,et c’est la raison pour laquelle elle a soigneusement évité de parler d’une obligation à redéfinirles frontières, surtout dans le contexte du mouvement partitionniste anglo-montréalais.

8) Bien entendu, à l’occasion des négociations qui feront suite à un vote favorable à lasouveraineté, il faudra négocier les postes-frontières et les frontières maritimes. Tous enconviendront aisément. Mais tous conviendront également que ce n’est pas à cela legouvernement fédéral fait référence lorsqu’il se donne l’obligation de négocier les frontières duQuébec.

9) Bien entendu, nul ne peut ignorer le fait que plusieurs peuples autochtones (Cris, Inuit,Micmacs et Mohawks) vivent sur les deux territoires, du Québec et du Canada. Voilà une raisonpour conclure à la nécessité d’un traité de partenariat à l’occasion de laquelle les intérêts de cespeuples seraient pris en compte. Il faudra en effet assurer la libre circulation de ces peuples surles deux territoires. On pourrait également à l’occasion de ces négociations s’entendre avec leCanada sur la mise en application des recommandations de la commission Dussault-Erasmusdans le but d’assurer la mise en place d’un troisième ordre de gouvernement. Et en attendantque ce processus soit terminé et que l’obligation de fiduciaire soit remplacée par ungouvernement public autonome, le Québec et le Canada pourraient assumer conjointementl’obligation de fiduciaire à l’égard des peuples autochtones qui vivent sur les deux territoires.

Le Québec ne pourra pas esquiver non plus sa responsabilité de négocier directement avec lespeuples autochtones les conditions de leur cohabitation au sein du Québec souverain. LeQuébec devra notamment reconduire des propositions équivalentes aux articles 25 et 35 de laconstitution canadienne dans la constitution du Québec souverain. Il devra s’engager aussi àrespecter les droits ancestraux des peuples autochtones. Il devra chercher à les définir plutôtqu’à les éteindre au moment de négocier des ententes d’autonomie gouvernementale.

10) La Cour sait aussi que les peuples Inuit et Cri du grand nord québécois ont renoncéexplicitement à leurs droits en signant la Convention de la Baie James et du grand nordquébécois.28 Cette Convention a été signée par les gouvernements québécois et canadien. Iln’existe donc pas d’assises juridiques permettant aux peuples autochtones du grand nord

28 Au paragraphe 2.1 de la Convention de la Baie James, on peut lire ce qui suit : “ en considérationdes droits et des avantages accordés aux présentes, aux Cris de la Baie-James et aux Inuit du Québec, les Crisde la Baie James et les Inuit du Québec cèdent, renoncent, abandonnent et transportent par les présentes toutesleurs revendications, droits, titres et intérêts autochtones quels qu’ils soient aux terres et dans les terres duterritoire du Québec, et le Québec et le Canada acceptent cette cession. ”

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québécois de violer l’intégrité territoriale du Québec et d’exercer un droit d’association auCanada.

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Conclusion

Le gouvernement fédéral s'éloigne sensiblement des directives énoncées dans l'avis. Il dressetout d'abord, d'une manière générale, des obstacles qui ne sont pas dans l'avis de la Cour.Deuxièmement, il cherche à se soustraire à l'obligation de négocier, qui est prescrite par la Cour.Troisièmement, il va à l'encontre du principe du fédéralisme en s'immisçant dans la discussionautour du choix de la question. Quatrièmement, il propose une règle de majorité qualifiée,ambiguë, qui ne donne pas suite à l'exigence de clarté. Cinquièmement, contrairement à la Coursuprême, le gouvernement fédéral impose aux souverainistes un score favorable à lasouveraineté devant dépasser la majorité absolue des voix. Ce faisant, il s'isole par rapport àl'ensemble des acteurs politiques. Sixièmement, il cherche à imposer une accession à lasouveraineté prenant la forme d'un processus brutal conduisant à une indépendance totale et à larupture de tous les liens avec le Canada. Or, cela aussi va à l'encontre des recommandations dela Cour suprême qui suggère, au contraire, un processus à l'occasion duquel les intérêts des unset des autres seraient pris en considération. Septièmement, enfin, le gouvernement fédéralcherche à provoquer la peur en attisant la flamme partitionniste. Mais comme on l'a vu, la Coursuprême n'impose d'aucune façon l'obligation de négocier les frontières du Québec.

Le Ministre Dion invoque parfois le caractère unique de la situation québécoise à l’appui de laprésente démarche du gouvernement fédéral. Le souveraineté du Québec constituerait un casunique au sein des démocraties modernes établies. Mais il omet de dire aussi que l’impositiond’un ordre constitutionnel à un peuple, malgré l’opposition quasi unanime de son assembléenationale, est aussi un cas unique au sein des démocraties occidentales.

Le Québec reconnaît que sa démarche doit être balisée par un processus démocratique, mais ilprétend que la seule interprétation possible du principe démocratique est la règle de la majoritéabsolue. Le Québec reconnaît également que sa démarche ne peut reposer seulement sur leprincipe démocratique, et qu’elle doit être balisée par d’autres principes. Elle doit tenir comptedes intérêts de tous et notamment des minorités linguistiques et culturelles, ainsi que despeuples autochtones. Elle doit se traduire par une obligation de négocier de part et d’autres entenant compte des intérêts des Québécois et des Canadiens.

Mais la démarche actuelle du gouvernement fédéral s’éloigne sensiblement des directivesénoncées dans l’Avis. Contrairement à la Cour suprême, le gouvernement fédéral impose auxsouverainistes un score favorable à la souveraineté devant dépasser la majorité absolue des voix.Ce faisant, il s’isole par rapport à l’ensemble des acteurs politiques. Il adopte aussi cetteposition parce qu’il cherche à convaincre les Québécois que le processus d’accession à lasouveraineté implique un processus brutal conduisant à l’indépendance totale et à la rupture detous les liens avec l’État canadien. Or, cela va aussi totalement à l’encontre de la démarchesouverainiste et cela contredit les recommandations de la Cour suprême qui suggère au contraireun processus à l’occasion duquel les intérêts des uns et des autres seraient pris enconsidération. Enfin, le gouvernement fédéral cherche à provoquer la peur en attisant la flammepartitionniste. Mais comme on l’a vu, la Cour suprême n’impose d’aucune façon l’obligation denégocier les frontières du Québec. Cette obligation est d’autant plus inutile que le Québecpropose le maintien de liens économiques et politiques avec le Canada.

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La discussion des frontières du Québec est en soi inappropriée et odieuse quand on sait à quelpoint sont dangereuses les entreprises partitionnistes. Mais elles perdent encore plus leurraison d’être si le Québec propose le maintien de liens de partenariat avec le Canada. Vu souscet angle, le processus d’accession à la souveraineté apparaît comme un changement profonddans les relations entre les deux États. Lorsque l’accession à la souveraineté est envisagée decette façon, il devient inutile de proposer un changement dans les règles du jeu démocratiques.La règle de la majorité absolue demeure la seule valable, parce qu’il existe d’autres façonsd’accommoder les intérêts des minorités.

Dans le contexte d’une démarche fédérale illégitime puisqu’elle ne peut se fonder sur l’Avis dela Cour suprême, il importait que le gouvernement québécois réagisse rapidement par l’adoptionde la loi 99. Cette loi doit être appuyée par tous les Québécois, fédéralistes ou souverainistes.La loi fédérale doit être contrecarrée par une loi qui réaffirme les prérogatives du peuple et dugouvernement québécois. Les souverainistes ont sans doute raison d’être fâchés par la loi C-20.Mais les fédéralistes qui s’en réjouissent risquent d’être encore plus fâchés si la tendance semaintient. Un consensus est en train de se former au Québec qui fait contrepoids au consensuscanadien en faveur de la loi C-20. Si le fossé se creuse et que la crise s’approfondit, lesfédéralistes favorables à C-20 se retourneront contre ceux qu’ils encensent en ce moment, parceque ce sont eux qui auront été à l’origine de la crise. Le désaccord sur les règles référendaires esten train de devenir un désaccord entre Québécois et Canadiens. Aussi, avant qu’il ne soit troptard, il importe que les fédéralistes québécois et canadiens militent en faveur du retrait de cetteloi. Les souverainistes et fédéralistes, québécois et canadiens, doivent comprendre que le débatconcerne au fond la qualité de notre vie démocratique.