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ea actual art é c r i t s d'a r m é n i e NOTES

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prose by chouchanik tamrazian in french

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a c t u a l a r t

é c r i t s d ' a r m é n i eeaé c r i t s d ' a r m é n i e

La Collection Écrits d’Arménie a pour ambition de promouvoir sur lemarché européen des auteurs arméniens qui jetèrent et jettent encore unregard personnel sur le monde et surl’histoire de leur nation, depuis le

XIXème siècle jusqu’à nos jours.

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Née en 1978, à Erévan. En 2006 elle a soutenuune thèse de Doctorat à l’Université Montpellier3-Paul Valéry, consacrée à l’œuvre et aux tra-

ductions d’Yves Bonnefoy ( Le rêve d’Yves Bon-nefoy. Poétique de la traduction littéraire ). Elle

est l’auteur de trois recueils de récits et depoèmes en arménien : Voskévandak (Naïri,2000), Tchkakardvor (Naïri, 2001), Kartcrérkir(Naïri, 2010). Elle est traductrice littéraire (L’Im-probable, Rue Traversière, L’Arrière-Pays, LaVie errante, Rome, 1630, Deux scènes et notesconjointes d’Yves Bonnefoy, Ravel de Jean

Echenoz, Plume d’Henri Michaux, Oscar Wilded’André Gide). Elle est également auteur de

plusieurs articles sur le cinéma et la traductionlittéraire. Elle enseigne la littérature françaisecontemporaine et la traduction littéraire à l’Uni-

versité de Brusov (Erévan).

NOTES

ISBN 978-9939-816-18-0

eaé c r i t s d ' a r m é n i e

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CHOUCHANIK THAMRAZIAN

NOTES

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«Ville de Paris-n° 8320»

J ’arrive le 3 juillet, 2009. Une chaleur sèche et pous-siéreuse, de trottoir. Du trottoir quelques pas sépa-

rent la grille métallique. Du soulagement à ce simpleconstat, en même temps que le conducteur, avec une ha-bile, négligente bonhomie, vide le coffre de mes valises.Quelqu’un me sourit dans l’ascenseur, alors que je monteaccompagnée. Mais peu avant, une femme blonde, auxcheveux courts, m’a offert un chariot.Accompagnée, distraite, peu surprise, n’ayant pas letemps d’être surprise, contente.Pendant deux heures, passées dans le train Lyon Part-Dieu/Paris Gare de Lyon, je n’ai cessé de prier à la suc-cession des espaces, aux images, aux vitres l’absencede tout accueil officiel, de salutations et de serrementsde mains. D’un travail que je dois rendre pour des délaisqui me sont imposés, j’arrive à Paris fatiguée, en robed’été violette, mal habillée.Après la succession des couloirs nous sommes devant laporte. Du bois marron, comme dans les vieilles maisonsd’éditions soviétiques, à Erévan, me dis-je, avec inscrip-tion sur plaquette noire «Ville de Paris» qui m’est doncdestinée.Nous plaisantons avec le réceptionniste sur le fait que j’ha-biterai dorénavant à la «Ville de Paris-n° 8320», entrons.La grande baie vitrée longeant la présence fraternelle,grise des deux radiateurs que j’aime et à qui je dédie enpensée, aussitôt, mon dévouement. J’ai dès mon trèsjeune âge une grande affection pour la tuyauterie de dif-férentes sortes, les pompes, les radiateurs - ce sont desfrères. Et les rideaux bleus sombres violets.

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-Haut plafond, dis-je.-Pas vraiment, le réceptionniste, enfin, peut-être un peuW

«La Chartreuse de Parme»

Je me souviens de ma question, l’une des premièresadressées au gardien, le jour de mon arrivée : et le jar-dinW? Ce mot, alors, par litote ou par hyperbole, puisquerien de la surface absolument plate et peut-être verte, en-trevue au-delà des quelques marches, n’évoquait un jar-din. Eh bien, il est interdit.Après cette première consigne, je n’ai cessé, durant unesemaine, de chercher, à travers les grilles de la Cité desArts, le jardin, de même que des explications sur les rai-sons et les origines de l’interdit. Les réponses furentvagues chaque fois : le terrain appartient au Tribunal Ad-ministratif, patrimoine historique saccagé par les gens quivenaient pique-niquer l’après-midi. Et mes tours derrièreles grilles n’en furent que plus obsessionnels.Un soir, je me suis aventurée à monter les quelquesmarches. Pour me retrouver enfin face à ce qui n’avaitrien d’un jardin, mais était plutôt un verger-potager auxaspects anachroniques. Des tomates-aubergines, quel-ques courges, des plantes aux noms étranges et incon-nus, écrits en blanc sur des panneaux, tellement discrets,effacés, que presque mystérieux et dont on avait tout desuite envie de penser qu’ils devaient servir à un but autreque simplement indicatif. Tout cela, pris dans des cercles,des triangles et des rectangles, disposés côte à côte, re-couverts parfois de filets vert émeraude, très fins. La terrecouverte de cailloux où quelques morceaux de marbres etd’obsidienne brillaient très fort. Et ces trois-quatre arbres

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aussi, maigres, maladroits, jetés là comme in extremis,un peu malgré eux, un peu par surprise.Le jardin ? Quelques plantes et légumes, en sommes -quelques filets. Mais d’où, comment cette grâce ? Pour-quoi ne ressemblait-il à aucun autre jardin, vrai ou «hy-perboliques», ni autre espace vert des alentours ?Pourquoi, malgré l’évidence des cercles et des trianglesverts, si peu nombreux par ailleurs, ce sentiment d’un es-pace incommensurable pour le regard ? Comme si unechose demeurait, recueillie sous les feuilles, humides àcette heure de la nuit. Ou alors les ombres vertes de tousces autres jardins réels ou rêvés, écrits ou vécus ou quise dissipent en images.WPuisque quelque chose de cette Italie de Tarkovski ou desa Suède. En tout cas, cette chose prise et emportée,comme transposée. Refleurie, présente, secrète, évidente,en décalage. Et ce qui est peut-être là, ouverte, comme unequestion. Celle de la beauté, de son instant, de sa fragilité.Il y avait l’Italie de Nostalgia, certes, mais aussi le sou-venir d’Avan, disant avec témérité, entre les rangs res-serrés de bétons, sa pâleur, cette couleur trouée entre leciel et les perce-neige.Je ne sais pourquoi je m’obstinais à chercher, enfant,chaque matin avant l’école, des perce-neige dans lesherbes minces des potagers, sachant très bien que pources fleurs il fallait partir, aller plus loin, dans les champs,tassés entre les petits villages en face.Mais aussi, dans ce jardin déguisé en potager, le lieu dequelques ombres où Clélia Conti va, au matin, parler auxoiseaux (bien qu’encore une fois il ne s’agisse pas d’unjardin, mais d’une terrasse); et donc tous ces «jardins»qui se sont endormis dans les pages.

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Je désespérais cette nuit, attendant les agents de sécu-rité, assise sur le banc, sous les néons accrochés à lahaute paroi de l’atelier de gravure ou quelque autre ate-lier. Ou que quelqu’un sorte enfin de l’une des portes duTribunal Administratif, le bel immeuble en face, et medise : «Ecoutez, ce jardin est interdit!». Personne n’estvenu. Et je suis restée ainsi, plusieurs quarts d’heure,entre les feuilles rouges et la terre froide – c’était l’au-tomne – et les grands trous creusés pour travaux, les-quels, je ne sais, et tous ces autres lieux, dérobés sousles feuilles, dans un silence sourd, vertébré d’où les ci-gales que je pensais, étaient absentes.

Rue du Prévôt

La rue de tous les possibles. A cause de sa longueur quise tient dans quelques mètres. De son étroitesse. Maistoutes ces fenêtres situées parfois très haut. M’arrive-t-il de la traverser six, parfois sept fois dans la journée, le«paysage» n’est jamais le même. Le peuple n’est jamaisle même, des hommes de la rue aux lycéens en groupe,contre les murs. Les trois arbres ont changé de couleurs,les déchets par terre n’ont plus la même disposition.Il y a aussi les fenêtres basses - du rez-de-chaussée -tantôt fermées, tantôt ouvertes. Mais toujours, à n’importequelle heure, la dame aux cheveux gris, devant la télévi-sion, seule à œuvrer, portant incessamment ses gestesrapides, adroits, précautionneux, comme des jets d’unefontaine, à ce qui ressemble à de la poterie. La porte vertetoujours close, juste avant ce qui de l’extérieur rappelleun décor de vieux film. Un atelier de restauration de meu-bles anciens, avec des personnes qui travaillent, se dé-

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placent à l’intérieur, mais comme dans un autre temps.Toujours le même sentiment, alors que je me dirige sanshâte, par la rue du Prévôt, vers le métro Saint-Paul ouvers l’hôtel de Sens - que l’étreinte des deux côtés deshauts murs est infinie, et je marcherai ainsi pendant desheures ou que j’y suis depuis un certain temps. Un tempspoussiéreux, gris, dissout.Et mon seul regret, que les vitres du salon de coiffures’arrêtent net à l’angle de la rue Saint-Antoine. Sans pro-messes : rue du Prévôt.

Cour intérieure

La cour intérieure où j’appris que l’amour est possible.Chaque jour et chaque soir. Pour la même vue. Moi, der-rière la baie vitrée, les pieds aux radiateurs. En face, lestoits et les voitures, les poubelles vertes municipales etl’atelier de gravure, un vieux bâtis gris. Des heures ani-mées par les tumultes du quotidien ou parfois les voix etles rires des agents d’entretien qui s’interpellent ou plai-santent entre eux, aux heures de pause. Les quelquesoiseaux hagards, immobiles sur les toits le soir. Et trèstôt le matin, toujours en veille, d’autres oiseaux ou peut-être les mêmes, devenus du violet gris pâle.La cour intérieure, ce sont aussi les trois garçons aux che-veux clairs, figures minuscules, flottant dans leurs man-teaux bleus clairs à capuche. L’un d’eux, visiblement pluspetit que ses frères, est le premier toujours à ouvrir la grille,le dernier à la refermer en partant. Avec ses gestes ina-chevés de l’enfance. La fidélité chaque matin à la mêmescène, car leurs voix les devancent, survolent la cour, avanteux, même un peu détachées d’eux - et je suis là, à la vitre.

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La fenêtre solitaire aussi qui reste allumée jusqu’à trèstard dans la nuit ou très tôt le matin. Mes constats noc-turnes aux heures de sommeil trouble, quelquefois. Unhomme ou une femme, mais il y a toujours quelques lysblancs derrière la vitre entrouverte. Et d’autres fenêtres.Et d’autres histoires anonymes. La cour intérieure est lapossibilité vacante du récit qui ne cesse jamais. Qui estavant nous. Qui est après nous.

La bibliothèque Forney

De la bibliothèque Forney, sa surface secrète, souter-raine. Les salles aux bois jaunes qui craquent aux moin-dres mouvements. Les vitraux bleus-verts à l’attente dusoir. Les escaliers cachés d’où des personnes surgissentou disparaissent. Les cris des enfants dans le jardin. Etaussi, parmi tous ses visiteurs, ces deux enfants qui m’ontfait lever les yeux de mon dictionnaire, une après-midi. Setenant derrière les portes vitrées, les visages collés aux vi-tres, ils restaient longtemps à regarder, dans la salle, lestêtes rivées aux écrans, échangeant des commentairesqui commençaient chaque fois par «regardeW».Les soirs et les vitraux. Car le soir s’y attarde, fait fris-sonner les bleus-verts, y brise des violettes et quelqueslumières. Les alignements paisibles des usuels sur lesétagères. Les voies qui s’ouvrent et se ferment. Les sou-rires des bibliothécaires. Et les sculptures plus longues,plus crispées de la façade, à l’heure du départ, lorsque leregard s’obstine à compter en haut, au dernier étage, lesfenêtres restées allumées longtemps encore. La fragilitédes passages. Les têtes d’une indifférence radieuse desjeunes de 19-20 ans penchées, infatigables, des heures

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durant, sur les feuilles. Leurs rires, dans la cour inté-rieure, aux moments des entrées et des sorties dans l’airfrais, dans cette couleur, dans le printemps.

Et des salles de répétition

Il pleuvait à Dilidjan tellement souvent, qu’elles n’étaientpas les mêmes. Il y avait ces pluies qui ne cessaient pas,trois, quatre jours parfois, les arbres et les feuillesépaisses des rosiers, les sapins verts et gris, épine parépine quittaient, tout rentrait dans ce ruissellement clair,proche, électrique. Une femme glisse derrière les vitres,disait Anouchik, ma petite sœur. -Non, c’est la terre qui,fatiguée, est rentrée en elle. Elle se repose. Et ressortiraon ne sait quand.Il y avait aussi les pluies d’attente, moins longues,quelques heures de l’après-midi seulement. Avec cequelque chose de vague, tel un son qui s’étire, se dilateentre le jardin et les montagnes en face. Quelqu’un vaarriver, déclarions-nous entre sœurs, contentes, qui pour-rait-ce être donc, sinon le Colonel ! Sous les sables et lapluie, promenant dans la cour nos déguisements tropvastes pour nos corps mouillés de guerrières; équipéesde vieux uniformes verts-gris aux trous immenses desexpéditions géologiques de notre jeune grand-mère et dequelques parapluies cassées d’usage commun, nousjouions à la guerre, sur le vieux chantier délaissé, entrele jardin et la cour.Mais il y avait aussi des pluies très courtes, inattendues,battant en éventails, soudain, sur les barres métalliques dubalcon. Je me couvrais du grand châle brodé de ma grand-mère et me mettais à marcher très vite dans le balcon.

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Avec, en parallèle des gouttes. Dans le monde de la trans-parence, verte, remplie, des choses naissaient, bougeaient,se déplaçaient. Des planètes fatiguées s’endormaient pourdes naissancesW Des mots aussi - mais lesquels ? - defeuille à feuille. Je marchais très vite, trébuchant parfoisdans les extrémités des blanches fleurs brodées du châlede ma grand-mère. On les appelait, enfants, les pluies desplanètes brèves, qui n’ont pas le tempsWIl ne pleuvait pas ce soir. Je rentrais de la bibliothèqueou d’un film. Entre deux, peut-être trois étages, je ne sais.Elles m’ont arrêtée. Non, ce n’était pas la beauté de lavoix, ni la marche discrète, un peu décalée de l’accom-pagnement. La surprise plutôt.Descendant les escaliers de la Cité des Arts pour moitoujours si étranges, à cause de cette évidence claire,loyale rappelant certains écoles ou hôpitaux soviétiques,mais en même temps silencieux, secrets. Quelquesphrases. J’apprenais ce soir, trois jours après mon arri-vée, l’usage des pièces secrètes, mais d’apparence mi-nuscules, cachées derrière des portes vitrées opaques.Je me suis arrêtée. Et l’image, dans la pâleur des esca-liers quelque part, du jardin qui se quitte, effeuille sonâme de goutte, se retire. D’entre les barres métalliquesdu balcon, fraîcheurs, départs, commencements, et leslilas humides, perdant avec tendresse, sous les gouttessans cesse leurs fleurs.De mes heures de travail ou de «vacance», derrière labaie vitrée de l’atelier, de mes heures de retours ou dedéparts le soir, et des rencontres aussi très brèves -lorsque l’une des portes s’est ouverte un matin et un gar-çon très jeune, aux yeux noirs et vifs, les cheveux encarré droit et amusé, m’a dit bonjour – je retiens cet en-

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tretien continu, anonyme, d’une salle à l’autre de répéti-tion, des phrases qui errent, se mêlent parfois auxétages, sans pourtant s’oublier. Et les planètes brèvesdans leurs sommeils mêmes s’empressent.

Et mon balcon

Mon balcon abrite des voix et des oiseaux. Mon balcon,lorsque je n’arrive pas à dormir. Mon balcon, lorsque lesespaces se rapprochent et les eaux sont calmes, respi-rent. Et des soleils lents.Mon balcon de la cabine téléphonique déserte, à deux pasde la bouche du métro, aux figures qui, à des heures rareset romanesques, viennent négocier aux vitres. Mon bal-con des derniers vélos, glissant seuls avant la nuit, avantles voitures. Mon balcon très urbain - à ma surprise ! Laveille du Nouvel An je changeais d’atelier. J’aménageaisd’une Cité des Arts secrète, moyenâgeuse dans une Citénouvelle, grise, enfumée de bruits et de lumières de la ville.–J’ai donc une terrasse ?–Oui, un balcon si l’on veut, mais vous n’irez pas très loin.Un rectangle gris, exigu, protégé par des plaques deverres symétriques, accroché, presque, de la baie vitrée.Un pas, un seul, sépare la porte vitrée de la barrière mé-tallique. Avec ce rideau extérieur cassé que j’aime tant.Pour son inapaisable bruit, les nuits de pluie et de vent.Martelant les vitres et le garde-fou. Et je salue toujoursavant de m’endormir cette opiniâtre veille.Mon balcon des soirs qui s’attardent. Mon balcon «gris-urbain».Le souvenir aussi de cet autre balcon, au bout de l’ap-partement, dont la porte aux vitres cassées ne se ferme

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jamais. On va rarement de ce côté dans la grande maisonaux dédales tonitruants et tapissés des grands-parents. Ilest cette excroissance, cette extrémité non pratiquée, re-jetée, de peu d’usage et de trop de poussières où les bou-teilles vides et les récipients s’entassent. On n’y va paset on sait qu’il existe. Et donc à côté, à portée de main, cegris, volatile «ce qui ne se ferme jamais». Le soir et plustard, dans la nuit, après les vents qui passent.Ce balcon qui veille avant nous, après nous est aussi lapossibilité du jour. Comme un inconnu surgit d’entre lestables et les arcades, en veste grise, un jour, en fin dematinée, pour me le dire. Avec ces quelques gestes gra-cieux qu’il jetait dans l’espace avec nonchalance, commedu rien - précieux. Alors qu’il n’avait cessé de pleuvoir, etle monde semblait effacé dans des pluies d’encre. Et quel’oiseau qui se repose est peut-être à quelques pas, toutprès, sous l’une des tables de la terrasse. Oublie-moi, ditle vent inlassablement, avec tendresse, dans les yeuxqui ne se ferment des vitres cassées.

Sous les neiges

Tôt le matin, il a commencé à neiger. C’est le balai quime réveille. Dans la cour intérieure. Les deux rosesblanches se sont ouvertes dans la nuit. Qu’est-ce qu’unevoix qui se réveille à l’intérieur ? Est-ce un chant ? Ousimplement, une histoire, dite avec cette simple voix, unpeu sourde, qu’on a toujours connue. Comme un fatiguéfrère des petits déjeuners, cette sourde histoire qui semet à nous raconter. Vraie. Là, malgré nous.La Cité des Arts sous les neiges. Et pourtant, j’ai longue-ment interrogé les présages et les calendriers - aucune

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promesse, nulle attente. Le jour consiste en une simplesuccession de gestes. Le jour est la fleur qu’on s’achète etqu’on tient droite, serrée contre ses pas, entre la terrasseet le portail. Et on ne sait ce qui s’est resserré dans lesairs, pour qu’il y ait ces arrivées secrètes. D’avant le jour.La veille, sur une terrasse, quelqu’un me restitue unechaise que le serveur m’attrape au vol, en passant, sansexplication. Il y a lieu d’un sourire, vrai. Après je le vois selever, partir avec une grande, belle femme en manteaublanc, et je regarde dans le gris d’une journée sans at-tente, derrière deux figures grandes qui se retirent ; jerêve de forêts.Le jardin sous les neiges. Les filets verts émeraude sousles neiges, sans âges. C’est un long hiver, un hiver gagné.

Et des hivers d’exil

AMais il y avait parfois des hivers d’exil. Au même mo-ment, toujours. Le père devait terminer le livre en cours,les salaires étaient dépensés d’avance et par défaut, leshonoraires bâillaient, et lorsque des trésors, de vieillesreliques, insoupçonnés, avaient fini par émerger deshanches des carafes, les sacs de courses, fouillés, pliésen quatre, se reposaient sur le divan, le père et la mèretombaient malade; on dépliait le grand canapé au milieudu salon. A une certaine heure de l’après-midi la mère selevait, ouvrait le frigidaire, le refermait, concevait le platde Leninakan *; des morceaux de vieux lavaches** grin-

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* Seconde ville importante de l’Arménie. Rebaptisée Leninakansous le régime soviétique, elle a retrouvé aujourd’hui son nom an-cien, Gumri. En l’occurrence, désigne la ville où habitent lesgrands-parents maternels.

** Variété de pain arménien.

çant sous les dents, du fromage durci, du beurre fonduresté au fond des récipients. Il faut chaque fois que papane touche pas ses honoraires pour qu’on mange le meil-leur plat; constatait Aroussiak, froide, philosophe. Au boutd’une semaine de résistance acharnée, il était convenuque l’hiver de l’exil était arrivé. Le père restait dans l’ap-partement d’Erévan, avec son manuscrit et l’empire desbouteilles vides qu’il s’engageait verbalement à livrer aumagasin, quotidiennement. La mère partait à Dilidjanavec les trois filles, nuitamment. Voilà la fin du noble Dé-kabriste, s’exclamait le grand-père ironique, et tonnerre,comment va-t-Il, le poète ?En hiver Dilidjan s’étendait, imprévisible, chaotique. Lespluies se taisaient enfin. La neige était rare, continue. Leruisseau en bas avait les seins durs, douloureux. Ellepassait des heures dans le jardin refugié subitement sousles neiges, à chercher dans les arbustes, sous lesfeuilles, les garçons du loup.-Les garçons du loup ? -Anouchik, perplexe, peuconvaincue.-Oui, les petits garçons-loups qui vivent loin sous la terreet qui sortent les nuits de la pleine lune.La maison devenait immense, glacée. Les brancheslourdes, pendantes perçaient les vitres, rentraient dansla chambre, le matin. La pente de l’usine « Impulse »,celle qui conduisait au centre-ville, se couvrait périodi-quement de verglas. Les portes et les fenêtres restaientfermées des jours consécutifs, clôturés les frigidaires, lesarmoires se vidaient en silence, avec douceur.Et des réveils, au bout de la quatrième ou cinquième jour-née de la guerre des glaces. A l’odeur bleu sombre, ve-loutée venant de la cuisine, elle ajustait les dentelles de

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sa robe de chambre, attrapait au vol le châle de la grand-mère. La mère, devant la table, dans le tressaillementsourd sur le mur des cuillères d’argent, le tablier gris en-roulé autour de la taille, les doigts plongés dans la farine,le visage penché au silence de la matière. Elle assistaità la cérémonie de la tarte aux cassis, suivait le painA sevidait le dernier des vieux paquets jaunis de farine.A partir du mois de février, le regard de la mère com-mençait à se creuser, les cercles verts se réveillaient. Ellepassait des heures à la fenêtre, guettait les moindres ap-pels, fébrile, jusqu’à ce que résonnât du bureau dugrand-père cet autre, plus longue et difforme sonnerie,délivrant sa lente agonie à travers les pièces. Et il y avaitparfois aussi des évasions; des complots conçus à mi-chemin. Elles allaient au centre-ville se livrer à l’irrévo-cable succession d’Univermag-Universam-Détski Mir*.Mais une fois les courses terminées, les sacs en plas-tique passés sur les bras, inspirées, tacites et sans re-gard, arrivées à l’allée des cyprès, elles opéraient undemi-tour. Les rires n’éclataient que devant le magasinde tissus aux vitres opaques de poussière.Elle observait sa mère, dans la pièce exigüe, mal éclairéefaisant office de salle principale et unique de la boutique,disparue à moitié derrière la pile d’étoffes, dans la chaleursecrète, embrasée des couleurs et des textures, en traind’échanger de brèves phrases, inaudibles, avec la ven-deuse, elle glissait en silence ses doigts dans les plis desétoffes, attendait. Une fois le choix arrêté, elles comptaientleurs économies, après quoi elle fourrait ses mains dansles poches du manteau pour y dépister les résistants ko-

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* Chaînes soviétiques de magasins d’alimentation et de prêt-à-porter correspondant aux supermarchés.

peks*. Un mètre quatre-vingt, voilà ta robe, ma belle,concluait Olia, la vendeuse. La mère se mettait devant lemiroir, l’étoffe enroulée en tunique, drapée jusqu’aux che-villes. Un instant s’ouvraient les inexistantes fenêtres etportes de la boutique. Le même éclat, fugace, de fille, devents et d’évasions, dans leurs yeux. Avant de quitter laboutique d’Olia, la mère dérobait l’étoffe dans son sac àmain. Parfois, trouant le marché en triangle, elles s’éclip-saient au cinéma. Elles sortaient de la salle exaltées, aveccet air de triomphe sur leurs lèvres, devenues vagues,grosses, planes à cette heure diffuse du soir. On dira qu’ily avait une queue énorme à la pâtisserie.Mais en dehors de ces promptes évasions, les cerclesd’émeraude avaient cette lueur de plus en plus intense,dangereuse dans les yeux de la mère, ses pas se dissi-paient, distraits, dans les pièces, comme des oiseaux hir-sutes, le regard quittait rarement le même point fixe surle mur. Elle restait à la fenêtre, guettait. Et si jamais papavenait nous rendre visite ce dimanche. Et elle s’efforçaitde ne pas penser au regard émeraude de la mère. Lesnuits étaient interminables à Dilidjan. Parfois, la grand-mère devait partir en ville, «pour quelques affaires», di-sait-elle. Déserteur, Artiste, Comédienne!- la fureur dugrand-père, dans le claquement successif des portes, te-nait place d’adieux. Les enfants et la mère restaientseules avec le grand-père. Commençait ainsi la saisondes fêtes, le grand-père avait ces accès de douceur im-prévisibles, nouss**, qu’en dites-vous, mademoiselle

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** Mot russe voulant dire «alors», d’usage courant chez les per-sonnes de la génération de la seconde guerre mondiale, de plusen plus rare.

* Monnaie russe, correspondant aux centimes.

Anahit, très réussi ce dîner, nouss! Les règles rigides dumode hivernal s’assouplissaient, le grand-père se retiraitdans son bureau la nuit, et les filles jubilaient devant la té-lévision, en changeant sans arrêt les chaînes.Une fois, la brume grise avait déserté l’écran, en mêmetemps que s’était tu le bourdonnement habituel. Desimages étaient apparues.-Vite, «Les Parapluies de Cherbourg», Choucho, viens,vite!Mais avant même que l’atteigne la voix de sa mère, elleétait restée immobile, à mi-chemin, entre les portes. De-vant la Créature qui bougeait sur l’écran, neige et or. Trèsloin, après les voies, après les chemins de fer, après lessilences et après les regards encore, elle semblait glissersur les rails des impondérables, avec ce sourire à peinedéchiffrable, claire, opaque, dérobé, présent.-Je n’ai rien vu deA et elle s’était mise à pleurer.-Vraiment, tu la trouves belle? C’est Catherine Deneuve.Sans réponse. Elle restait figée devant l’écran, sans faireattention à la voix de la mère, ni au clignotement névro-tique de la lampe, ni à la voix du grand-père, venant dela chambre d’à côté, «Ano, c’est quel film, ardjik djan*!Elle était rentrée dans la clairière des lumières qui se tai-sent. Glissé de l’autre côté des apparences où des co-rolles se meuvent à l’intérieur des corolles. Les diamantscrissaient. Des créatures brodaient des images de cris-tal. Les cerfs aux cornes d’argent avaient relevé leurstêtes, lentement. Après, la longue figure avait mis la cou-ronne de papier sur la tête de la Créature. Quelque choses’était arraché à l’intérieur, c’était faite chose de larme,

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* «Ma fille» en arménien.

chose de goutte, était tombé, sans bruit. Elle et sa mères’étaient regardées, les yeux embrumés. Plus tard, dansle salon déserté par les autres, elle avait percé l’hiver,elle avait dansé avec les monstres aux grands yeux decristal qui avaient froid, avait pensé longuement ce titreincompréhensible, aux sons luisants : «Les Parapluiesde Cherbourg». Elle a cinq ans.

Des fleuristes, de la possession et de l’âme

87, rue Saint-Antoine. Ce n’est pas à cause des roses.J’aime les fleurs, beaucoup, mais tant d’autres. Du nom,encore moins. Mais «Au nom de la rose», je m’arrête unmatin. A cause de cette image, impossible, des étés deDilidjan : des pétales des roses du jardin dans des bocauxde verre. Nous les réclamions pour nos jeux d’enfants.Impossible, à cause de l’interdit de notre grand-mère,trop soucieuse de sa vaisselle. Impossible, même en ca-chette, à cause des armoires, très haut placées dans lacuisine, fermées à clef. Une clef fine métallique dont lesfemmes de la maison assuraient la garde dans lespoches des vestes ou des robes consécutives.Plusieurs bocaux de taille et de forme différentes, remplis depétales, et les doigts des fleuristes qui puisent, avec chaqueemballage, dans ce silence frais, en retrait, qui résonne. Lelieu où la veille de Noël je vais acheter des branches desapin avec une opiniâtre, absolue conviction, résolue à igno-rer les destinations et les spécialisations. La jeune ven-deuse ne sait me résister, et me cède deux des branches,prévues en réalité pour leurs décorations de vitrine.Lieu des phrases échangées, très brèves, mais qui ca-chent des sourires et des gouttes, lieu où le sol en pierre

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est toujours humide, où l’on préserve les pièces de mon-naie dans des verres remplis d’eau, pour des raisonsd’une mystérieuse hygiène qui m’échappe, me plais-je àcroire, longtemps, jusqu’à ce qu’un jour la jeune femme,aux longs cheveux sombres qui brillent, me livre le se-cret: -Contre les vols ! -Aaaahhhhh ! – moi, surprise - jecroyais que c’était pour avoir les doigts trempés ou pourprotéger les roses !Et j’aime penser cette âme qui n’existe pas des fleurs.Leur froide, rayonnante veille, certains soirs, vitreséteintes. M’arrêter.

Joies

Pourquoi t’étais-tu enfuie.Une voix d’hirondelles avait ouvert dans le gris cette chosequi ressemble à une aile. Mal faite, prête à naissance.Où allais-tu ? Dans villes, dans fleuves, dans arbres. A l’in-térieur de toi/dehors ce qu’on a tu à ta place. Qui n’est pasun aveu. Qui n’est pas un signe. Qui n’est pas une histoire.Tu rentrais en villes. Après, il s’était mis à pleuvoir. Sousles courants électriques d’un soleil pâle, métallique.Longtemps. Tu avais regardé une seconde fois, des villesse noyaient - gris, gouttes, trois sur un balcon.Qui a inventé cette chose à ma place ? Ou à la place demoi ? Qui a parlé dans moi de moi ?Une voix se tait.

Les narcisses ?

«Les marronniers sont en fleurs sur les Champs-Ely-sées». Pourquoi cette phrase, dans ma tête à peine

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énoncée, a le même enchantement, toujours ? Je n’aipas d’affection particulière pour les Champs-Elysées,sauf romanesque. C’est loin d’être un lieu de prome-nades. Durant mon séjour de plusieurs mois, je n’ai dûm’y rendre que deux-trois fois, pour des questions pra-tiques toujours.Mais la phrase vit et parmi tant d’autres qu’on retient descartes ou des lettres reçues, mêlées à cette multitude devisages, de voix ou parfois de passages, mais qui ontcompté, celle-ci reste et me dit, chaque année, avant lessignes, avant les calendriers, le printemps.Marianne m’écrit sur une carte – à Erévan, ma grandesurprise, un matin ; les jours sont si chargés, gris-jaunesd’un travail continu, parfois méthodique, jours incertains etmêmes, les lettres et les mots sont rares, depuis des mois– une carte, avec une branche de groseille et adresse pa-risienne. Elle m’écrit : «Les marronniers sont en fleurs surles Champs-Elysées et c’est une grande douceur».Exilée à Montpellier au cours de toutes les annéesd’études, j’ai toujours vécu Paris comme la ville des amis,des passages anonymes, la ville grande – et je suis unefille de grandes villes – celle où je suis rendue à moi-même, celle où je me sens bien. Grâce aux amis et àleurs généreux appartements, je m’évade régulièrement,dès que je peux, pour deux, parfois trois semaines, par-fois quelques jours. J’ai même dressé des principautés etune géographie stratégique de la ville de Paris. Mais leprintemps est la saison qui me reste inconnue.WC’est en début juillet, aussi, à une fête, dans une courintérieure. Dans la propriété dérobée derrière des entréeset des corridors successifs qui font des tours alambiqués,trop compliqués toujours pour mes confuses arrivées, 20

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rue Belgrand, là où habite Marianne et où loge pour moiune part de cette jeunesse des jupes froissées des trainsde voyage. Je suis arrivée le jour même, de Montpellier,par le train du matin. Et peu réveillée du voyage et de lafatigue de quelques nuits de peu de sommeil, les affairesposées, les phrases échangées, je me jette, comme ondit en ma propre langue en langage familier, je me hâte,oui, à retrouver la ville, en première - succession deponts, le fleuve, succession de fumées, le fleuve, suc-cession de voitures, le fleuve; quelqu’un aime me taqui-ner toujours et m’appelle «celle qui marche sur lesquais». Et j’apprends donc au retour, le soir, effondrée depoussières et de marche, hirsute, qu’une fête se tientdans la cour intérieure et que je suis invitée.Je ne sais pourquoi je dois me souvenir si souvent decette fête dans cette cour intérieure pas très grande oùbeaucoup de monde rentre ; je parle si peu à l’époque, jen’y connais personne à part Marianne, même si bientôtles présentations ont lieu et j’apprends que le jeunehomme aux grands yeux gris, Alex, est musicien. Il y aaussi de longues figures en jean et en chemise blanche,dans la continuité des étroits escaliers ou appuyéescontre les murs, qui plaisantent, et oscillent dans lesdoigts les assiettes en carton. Mais au milieu de la soirée,il se met à pleuvoir. Pas très fortes d’abord, ce sont bien-tôt des torrents de gouttes qui s’abattent sur les murs,sur le pavé. Les tables et les assiettes, la nuit, nos vi-sages, les «vite, il fautW», en quelques secondes, dis-paraissent. Et ce battement gris, lourd, régulier à la place.Et il y a nos rires, un peu plus tard. Nous rions très fort dene savoir que faire, sous la grande couverture en plas-tique, passée sur nos têtes que deux personnes aux

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deux extrémités du groupe s’efforcent de tenir. Et il pleu-vra longtemps et nous resterons longtemps, trois quartsd’heures presque, résistant, sous plastique, qui peut àtout moment céder, et je suis entrée dans la nuit, je suisentrée dans la cour intérieure qui m’est inconnue, je suisentrée dans la joie, et c’est l’été.Ce printemps de carte, des marronniers qui sont en fleur,sera la saison longue, celle où l’on revient, celle qui re-commence.Le 4 avril 2010. Je suis ici, à Paris. Le mois de mars, moisdes soifs, des carences et des violettes, vient de passer.On fête Pâque, à Erévan, en famille ; je le sais par cor-respondance. Cela consiste à teindre des œufs, procé-dure longue et minutieuse (la recette traditionnelle veutqu’on les teigne, pour avoir de «vrais» rouges, dans unbouilli de pelure d’oignons; il y a toujours les colorantspour les plus paresseux), à faire des concours du plusjoli, du plus résistant, du meilleur œuf – rire, beaucoup,en famille. J’écris à ma mère : «Je rentre de l’extérieur.Dans la cour intérieure les jonquilles se sont ouvertes. Etdes narcisses, peut-être.»

Pluies

Un soir, une voix d’hirondelles et de braise, sur unescène, tout près, se met à parler – où va-t-elle chercherces hirondelles, puisqu’elle ne vole pas, ne se perd pas,mais cette oscillation simplement, haut/bas, dehors/de-dans, hirondelles au pluriel. Et quelque chose, pas plusgrand qu’une ride ou une veine ou encore un cil, s’ouvre.Au-dedans de moi/au dehors de moi.Je sais qu’elle va avant moi, qu’elle est après moi. Je ne

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sais la parler. Ce n’est pas moi. C’est en moi. Elle estsans visage. Elle est familière. Je ne la connais pas.Lorsqu’il pleut, la voix d’hirondelles du prologue se met àparler. Je ne sais dire ce qu’elle dit, je l’entends. De là oùc’est ouvert, je ne puis parler. C’est de là que j’écrirai, unjour ; il y a un jour précis.

L’Auditorium

Est-ce à cause de ma jeune sœur, pianiste, et ses che-veux attachés derrière, par un ruban blanc de nylon ? Etces quelques secondes – un-deux-trois-quatre-cinq – lesseuls où, ses pas avançant sur scène, mon cœur se dés-accorde, quitte paramètres, lieux et temps. Ses pas queje vis comme de l’intérieur des pieds, contournant adroi-tement les innombrables pièges qu’arbore cette scèneminuscule de salle de concert de l’école musicale la-quelle, à la place du nom, porte un simple numéro : 171.Elle se tient enfin au centre de la salle, droite, gracile, mi-nuscule, menacée par le géant instrument marron, danssa jupe noire et son chemisier blanc, les cheveux et leslèvres serrés. Quelques instants où, par-delà la peur,cette surprise, mêlée de vertige, et j’en ai presque la nau-sée - la chose blanche, impossible, c’est elle, c’est ellequ’on va écouter. Seule, elle va jouer.De rares instants. Puisque le reste du temps noussommes résolues, moi et ma petite sœur Anouchik, à êtreles téméraires, effrontées Révolutionnaires livrant ba-taille, au quotidien, contre accords, variations et gammeschromatiques, venant de la chambre voisine. Ils nous em-pêchent de regarder les films et les séries préférés, ilsperturbent nos propres «séances» musicales, sur les

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chaînes de radio, illustrées de nos acrobaties et ara-besques désespérément enjouées. Mais ils sont surtoutcet insupportable autre, cette maîtrise inconnue, totale,ce privilège – comme les pluies qui n’ont pas d’heures,qui ne connaissent pas de fatigue, qui échappent. Refu-sant d’accepter la défaite, nous siégeons ainsi sur lesmenus tuyaux des radiateurs gris de la cuisine, et desheures passent. Balançant nos pieds au rythme desshwingoom, nous plaisantons, rions, imitant les cousinset les voisins, haussant progressivement les voix jusqu’àce qu’éclate du salon celle de notre mère, qui simule simal la colère : «Les enfants, chtttttW ! Elle répète ! Tai-sez-vous, enfin !» Et nous sommes obligées de noustaire, et nous ne désespérons pas.Et cette scène, et la solitude, et la peur, et la fierté, etcette minuscule figure au visage fermé, face à la salle -et rien n’est décidé, rien n’est joué encore - est pour nousl’inaccessible absolu.Est-ce à cause de cette couleur, pâle, trouée, comme lesperce-neige, entre les immeubles et le canal vert d’Avan,et la quatrième heure déjà en cours, l’infaillible méca-nisme, le même fragment, les mêmes mesures à des vi-tesses qui varient, et cette chose s’ouvrant dans le bleu,devant, au-delà des attentes, au-delà des espoirs, cetteinfinie, grise, grande paix sans espoir, et nos rires et ré-pliques à côté, par instinct de défense presque, cela esttrès grand, cela nous envahit, cherchant à couvrir lessons et n’y arrivant pas.Est-ce à cause de ces heures passées sur tuyaux, maisrien dans les images de la vie des artistes, ne me toucheautant que les jeunes musiciens, en répétition ou enconcert, séparés, présents derrière leurs partitions.

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Ce soir, deux semaines après mon arrivée à la Cité, je doisentrer dans un sous-sol, suivre un long couloir d’une pâleurinédite, rentrer dans une belle salle dont je connais le nomdes documents officiels de présentation : L’Auditorium. Lascène est petite, les fenêtres s’absentent, mais une minceporte, dissimulée au fond de la salle, s’ouvre discrètemententre les numéros, dans un temps compressé, entre les ap-plaudissements et l’attente de la salle qui s’avoue, et de làoù je suis, je peux voir sortir, régulièrement, les très jeunesmusiciens en tenue de concert, seuls, les visages concen-trés, pas graves, mais simplement fermés, comme en trainde battre une mystérieuse mesure entre les cils qui est sim-plement le mouvement de la lumière dans la salle. De là oùje suis, je peux voir ces deux pas - les premiers - qui trem-blent, qui hésitent. Tout peut commencer, tout peut s’arrêter,les planètes prient. Bientôt, ils se fondront dans une souple,fluide avancée sans faille; et c’est fini, c’est résolu, c’estpartiW Ce jour, je suis émue.

Au-dedans de moi/au dehors de moi

Au-dedans de moi/au dehors de moi, ce sont aussi -l’image me revient plus tard - les oiseaux, des hiron-delles, oui, dans notre appartement d’Avan. Elles préfè-rent habiter la nuit dans les fentes des murs en bétondues à l’usure ou aux économies illicites de matériel pardes maçons jadis chargés du chantier. Mais à une heurede la nuit, la voix se meut dans le sein du béton. Ce n’estpas un cri, ce n’est pas un pleur, ce n’est pas un chant.Elle me réveille ou m’empêche de dormir. N’est-elle pasen moi ? Depuis si longtemps ? N’est-ce pas moi qui t’ailivrée aux ombres qui s’entassent dans les murs noc-

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turnes ? Souvent, ce sont les nuits où j’ai terminé d’écrireun texte, et ce qui vit déjà à part, ne s’est pas retiré en-core, reste dans l’oscillation, un peu trop vive, sans pro-messe d’apaisement, dedans dehors. Bouge, bouge lavoix d’hirondelles dans les murs.Je vous retrouverai. Prologue.

«Et nous dormions sous des paniers de violettes.»

Il n’y aura pas de violettes, cette année, à Paris. Quelquechose loge dans les rideaux bleus sombres. Demeure. Lesviolettes, c’est à Lyon, sur les pentes de la résidence uni-versitaire, située en haut, sur les collines, après la montéedes Choulans, dans le cinquième arrondissement.C’est la révélation d’une promenade, une après-midi dumois de mars. Et les eaux de la Saône, la nuit, sentent lesviolettes. Jusqu’au vertige, en traversant le pont rouge quin’est pas un vrai pont, mais une passerelle. Jusqu’au ver-tige où des villes renaîtront et je marcherai de nouveau, in-connue, un jour ; je vous retrouverai. Nous montons avecNathalie, dans les tramways de nuit, qui volent dans les ar-bres noirs, voir son quartier, elle habite depuis l’enfance surles pentes, à la Croix-Rousse. Nous fondons le projet d’unelongue nuit de terrasses qui n’en finira pas. C’est une nuitaussi, aprèsDolce Vita, où je suis allée revoir la créature aurire étrange, de nul langage que joue Nico ; nous rentronsavec des amis de l’Institut Lumière, et un jeune garçonm’accompagne chez moi. Vous avez besoin d’aide ? Laphrase me fait sourire. On ne sait d’où il a surgi. Et je nesaurai jamais pourquoi il vient s’adresser à moi, précisé-ment ; on est en groupe. Il a une voix cassée, de garçon.Les agents de sécurité de la gare, à l’entrée du métro, sont

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en train de descendre la grille métallique qui grince, résiste,c’est trop tard, je ne connais pas le chemin. Dans la nuitses cheveux épais ont un éclat sombre violet. On est arrivé,mais il préfère me voir traverser la rue et rentrer par legrand portail ; on sait jamais, c’est la nuit, je préfère, medit-il, avec sérieux, voire une certaine gravité. Très mince etpas très grand, sous ses cheveux très noirs qui brillent dansla nuit, il ressemble plutôt à un oiseau, je me mets à rire, etdes voies grandes, longues se sont ouvertes dans la nuit,nous marchons longtemps. Lorsque je me retourne pour leremercier, il a disparu dans la nuit, sans nom, sans merci.Je les cherche toujours, la nuit, au retour, sur les pentes ;je sais, elles sont cachées sous les terres. Il n’existe pas deberceuse pour les violettes.C’est aussi au printemps, en début mars, à Saorge, unerésidence d’auteur – j’y suis pendant plusieurs mois pourterminer un travail - que mes pas, les après-midi, cher-chent la présence proche, taciturne des rochers, je m’en-fuis régulièrement de la grande cuisine toujours remplie,lieu de représailles hautement métaphysiques pour moi,et j’ai pour cela mille stratagèmes, parfois je suis accom-pagnée, et les violettes sont droites sur les pierresfroides. Des gouttes d’eau restent sur les doigts, long-temps, ne partent pas. Et je descends encore. Dans lesfentes des rochers respirent les violettes.Il n’y pas de violettes à Saint-Nazaire. Mais j’en pars avecce savoir acquis que des camélias rouges existent. Onpeut les voir derrière les grilles métalliques, dans les jar-dins et dans les squares publics, dans cette ville où toutest cette grise, immense respiration ; des ponts s’ouvrentet se ferment, sous des ciels suspendus, salés, des portsbasculent. Mon regard ne peut soutenir au réveil, le

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matin, les espaces qui rentrent par les grandes fenêtresdes quatre pièces de l’immense appartement, au dixièmeétage de l’immeuble dont le nom commun et noncontesté dans la bouche de ceux que je croise est «Buil-ding», je me promène d’une pièce à l’autre, des bateauxse brisent, gris fracas métallique. Il faut marcher, beau-coup, longtemps, retenir le souffle, à côté de l’océan.Il n’y aura pas de violettes cette année, à Paris. Maisdans mon atelier côté cour, quelqu’un répète les après-midi, jusqu’au tard le soir, les grandes vitres entrouvertes;un violoncelle. La phrase s’interrompt, reprend, passesous les bruits des chariots et des voitures qui viennentstationner dans la cour intérieure, ne s’étouffe pas, et il ya cette densité dérobée, intense, comme lorsque les pau-pières de velours se ferment, et des images oscillent àl’intérieur des images, et je pense aux violettes. « Lesviolettes s’endorment sur les paupières du violoncelle. Jevous retrouverai».

Sans voix

Le 7 avril. Minuit bientôt. Je suis dans le jardin. J’ai au-jourd’hui 32 ans. Je rentre de l’extérieur. Plusieurs heurespassées en ville, à errer dans les lieux que j’aime. Lesregards vitrés, d’une glace à l’autre, dans la Cour Carrée- Paloma, une petite fille brune de huit ans, sur le mêmebanc à côté, avec ses camarades de classe, me de-mande si j’écris un livre, je réponds, oui - le pâle éclatclos, encerclé, lorsque les vitrines des bijoutiers se videntà la place Vendôme, la place des Vosges et les oiseaux,l’arrêt, quelques minutes, sur le quai des Bourbons.Des fenêtres sont allumées au quatrième étage. Je suis

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à côté de l’arbre en fleur, le siège de pierre est froid. Sousmes pieds s’agitent les têtes des longues barres métal-liques, jetées par terre, en tas, destinées j’ignore à quelusage. Je vais bientôt rentrer.Le silence des fleurs sur la table basse. Ce temps.

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La Collection Écrits d’Arménie a pour ambition de promouvoir sur lemarché européen des auteurs arméniens qui jetèrent et jettent encore unregard personnel sur le monde et surl’histoire de leur nation, depuis le

XIXème siècle jusqu’à nos jours.C

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Née en 1978, à Erévan. En 2006 elle a soutenuune thèse de Doctorat à l’Université Montpellier3-Paul Valéry, consacrée à l’œuvre et aux tra-

ductions d’Yves Bonnefoy ( Le rêve d’Yves Bon-nefoy. Poétique de la traduction littéraire ). Elle

est l’auteur de trois recueils de récits et depoèmes en arménien : Voskévandak (Naïri,2000), Tchkakardvor (Naïri, 2001), Kartcrérkir(Naïri, 2010). Elle est traductrice littéraire (L’Im-probable, Rue Traversière, L’Arrière-Pays, LaVie errante, Rome, 1630, Deux scènes et notesconjointes d’Yves Bonnefoy, Ravel de Jean

Echenoz, Plume d’Henri Michaux, Oscar Wilded’André Gide). Elle est également auteur de

plusieurs articles sur le cinéma et la traductionlittéraire. Elle enseigne la littérature françaisecontemporaine et la traduction littéraire à l’Uni-

versité de Brusov (Erévan).

NOTES

ISBN 978-9939-816-18-0