11

Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la
Page 2: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la pensée de Novalis à l'occasion de son roman Heinrich von Ofterdingen qui, comme vous le savez, est inscrit au programme de l'agrégation.

Cette étude que nous allons faire des divers écrits de Novalis - car, bien entendu, nous ne nous en tiendrons pas seulement au roman qui est au programme cette étude, j'aimerais la placer sous une belle devise, en quelque sorte sous un beau drapeau qui serait pour vous un stimulant. J'avais d'abord songé à cet effet à une formule trop universitaire peut- être, que vous connaissez sans doute, et qui est à la fois la satire du professeur mais surtout la satire de son auditoire, à savoir

"Wenn Alles schläft, nur Einer spricht, Das nennt man Unterricht"

Mais ce distique est évidemment trop peu sérieux et ne convient pas pour introduire l'œuvre un peu sévère, un peu austère de Novalis. Je choisirai donc une sentence de lui que je prends dans les Fragments : "Etwas zu lernen ist ein sehr schöner Genuss" . Sous ce drapeau, nous allons nous préparer à goûter les joies d'apprendre, en lisant e t en commentant Novalis.

Ce cours doit être logiquement précédé d'une introduction, d'une présentation générale de l' homme et de ses écrits, de façon à les situer dans leur temps, de façon aussi à laisser pressentir les problèmes que nous aurons plus tard à traiter en détail. Ce sera là le but de notre entretien de ce jour.

Toutefois, je voudrais auparavant et dès le début me "débarrasser", si j'ose employer cette expression un peu blasphématoire, d'une oeuvre que nous citerons sans cesse, dans laquelle nous puiserons constamment, mais que cependant nous n'étudierons jamais en soi, je veux parler des Fragments de Novalis qui comportent plus de 2.300 rubriques de longueur variable, et sur l'ordre desquels les divers éditeurs ne se sont jamais mis d'accord. C'est dire que la numérotation de ces textes, telle qu'on la trouve par exemple dans l 'édition Minor aux tomes II et III, ne correspond nullement à celle de tel autre éditeur, par exemple Kamnitzer; et non seulement i l n'y a pas ainsi correspondance d'un éditeur à l 'autre, d'un présentateur à l 'autre, mais plus encore : Kamnitzer lui-même a donné plusieurs éditions des Frag- ments, et i l y a entre ces éditions un décalage de numérotation. Cela cons- titue indéniablement une sérieuse difficulté quand on cite un fragment, car i l est alors indispensable d'indiquer à la fois l 'édition que l'on cite, le tome dont i l est question et le numéro de ce fragment.

Qu'est-ce que c'est que ces Fragments ? A quoi devaient-ils ser- vir ? Comment Novalis les jugeait-il lui-même ? Nous avons là-dessus son opinion dans une lettre écrite de Freiberg le 26 décembre 1798. C'est une lettre au Kreisamtmann Just où nous lisons ceci : "Es freut mich, wenn meine abgerissenen Gedanken, Ihnen einige beschäftigte Stunden gemacht haben,

Page 3: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

wenn sie Ihnen gewesen sind, was sie mir'waren und noch sind". Et c'est ici le texte le plus important. Il se réjouit par conséquent si ses fragments ont été pour son lecteur ce qu'ils sont pour Novalis lui-même, à savoir "An- fänge interessanter Gedankenfolgen", donc des débuts de suites de pensées intéressantes, "Texte zum Denken" (des textes de réflexion). "Viele sind Spielmarken, und haben nur einen transitorischen Wert". Evidemment, i l écri- vait si j'ose dire tout ce qui lui passait par la tête, et par conséquent il y avait nécessairement du déchet; quelques-unes de ses pensées n'ont, i l le dit lui-même, qu'une valeur transitoire. "Manchen hingegen habe ich das Gepräge meiner innersten Ueberzeugung aufzudrücken gesucht". A certaines de ces pensées, au contraire, j 'ai cherché à imprimer la marque de ma conviction la plus intime.

En raison de leur forme aphoristique, constamment coupés, hachés, parcellaires, Friedrich Schlegel disait des Fragments de son ami - c'est dans une lettre à son propre frère August Wilhelm Schlegel, en mars 1798 : "er denkt elementarisoh. Seine Sätze sind Atome". (Il pense d'une façon élémen- taire, ou par fragments).

Mais cette forme d'expression, cette présentation ne doit pas nous laisser croire cependant que le contenu de ces "Sprüche" soit pour nous in- différent. Tout au contraire. Ces Fragments, i l est indispensable de les lire si l'on veut vraiment prendre conscience de l'immense variété des domaines auxquels s'est attachée la réflexion, la méditation de Novalis. Ces fragments apparaissent alors comme le prolongement des études et des lectures de No- valis. Ce sont des réflexions, des méditations, qui aboutissent parfois à un paradoxe. Une pensée trouvée chez un auteur déclenche en Novalis toute une résonance, toute une suite d'autres pensées qu'il consigne soigneusement afin de les retrouver un jour, afin de les reprendre, de les développer dans des oeuvres qu'il pensait avoir le temps d'achever et qu'il n'eut pas le temps d'écrire, vous le savez.

Mais, telles quelles, ces notes constituent souvent un excellent commentaire des idées de Novalis, e t en tout cas elles sont pour tout lec- teur une immense source de renseignements. Ces Fragments remplissent plus de 750 pages dans la dernière édition qu'en a donnée Kamnitzer. Et, lors- qu'on lit ces Fragments, on s'aperçoit alors que leur auteur a réfléchi à tous les problèmes et qu'il s'est posé des questions dans tous les domaines : physique, chimie, médecine, littérature, art, philosophie, mathématiques, électricité, galvanisme. Il a réfléchi sur l'amour et l'alimentation, le droit et la politique, la religion et l'histoire, la grammaire et la musique, la minéralogie et la logique, etc., etc. Aussi, bien des doctrines posté- rieures, bien des théories, bien des systèmes peuvent se réclamer de Novalis. Il a été en quelque sorte un précurseur en bien des domaines.

Par exemple i l a médité - c'est le fragment 2.254, page 703 de l'édition de Kamnitzer, "Ueber die Tötung krüppelhafter, alter und kranker Menschen". Cela éveille en nous des résonances, c'est tout le système hitlé- rien : faire disparaître les inaptes, les malades, les incurables, les fous, etc.

Et il écrit encore ceoi : "Böse und Gut sind absolute poetische Begriffe; Böse ist eine notwendige Illusion, um das Gute zu verstärken und

Page 4: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

zu entwickeln". I l y a là un aphorisme que Nietzsche évidemment n'eût pas désavoué. C'est chez Novalis le fragment n° 2.264, page 706. Et c'est aussi un aphorisme qui est encore vaguement teinté de l ' Aufklärung du XVIIIème siè- cle pour qui le mal, en effet, n' existait pas. Le mal n'était qu'un moindre bien; le mal n'existait que chez des êtres qui étaient insuffisamment "auf- geklart" (éclairés).

On trouve sous plume de Novalis quantité de choses curieuses, des conseils de sagesse, des conseils de morale, des conseils d'humanité, de tolérance. Par exemple ceci, n° 2.011 : "Tadle nichts Nenschliches; Alles ist gut, nur nie ht überall, nur nie ht immer, nur nicht für Alle". Belle maxime en vérité ! "Ne blâme rien de ce qui est humain, tout est bon, mais tout n'est pas bon partout, tout n'est pas bon toujours, tout n'est pas bon pour tous".

Novalis a soutenu un siècle avant Jules Romains la thèse de Knock selon laquelle les gens bien portants sont des malades qui s'ignorent. Nova- l i s écrit en effet au fragment 1.000 : "Das unkritische Sich-für-gesund- halten so wie das unkritische Sic h- für-krank-halt en, beides ist Fehler und Krankheit".

Novalis a prévu l'euthanasie, la mort sans douleur, sous la forme d'une injection : "Auch die Inokulation des Todes wird in einer künftigen allgemeinen Therapie nicht fehlen". C'est le fragment que vous trouverez dans l'édition Minor au volume II page 224.

Il a prévu également l'homéopathie : "Krankheit durch Krankheit kurieren". (Minor, volume II, page 223).

Et puis nous trouvons, à côté de ces remarques qui sont des antici- pations, souvent beaucoup de formules qui semblent (dirons-nous pour l ' ins- tant, en attendant un examen plus approfondi qui viendra en son temps) des jeux de concepts, des jongleries avec des mots. Par exemple : "Zeit is t in- nerer Raum, Raum is t aussere Zeit".

"Jeder Körper hat seine Zeit, Jede Zeit hat ihren Körper". "Wasser is t eine nasse Flamme".

Beaucoup de formules qui semblent aussi dès l'abord paradoxales. Par exemple : "Der Nutritionsprozess is t nicht Ursache, sondern Folge des Lebens". La nutrition n'est pas cause, mais effet, conséquence de la vie. C'est faux en ce sens que sans nutrition, la vie évidemment cesserait, et par conséquent la nutrition est cause source de la vie. Mais la formule est tout de même vraie aussi d'autre part, car la vie elle-même est anté- rieure à La nutrition, et celle-ci devient alors conséquence de la vie.

Vous trouverez beaucoup d'aphorismes étranges, par exemple ce fragment 291 : "Wahrheit i s t ein vollständiger Irrtum" ("La vérité est une erreur complète"). " . . . wie Gesundheit eine vollstandige Krankhet".

Ou bien des formules qui requerraient une explication; par exemple au n° 993 : "Jede Krankheit i s t ein musikalisches Problem". Cela se comprend en ce sens que la guérison de la maladie doit consister en fai t , comme en musique, en une résolution d'une dissonanoe "Auflösung einer Dissonanz"

Page 5: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

comme disait Hölderlin.

Des choses bizarres comme le n° 996 : "Krankheit gehört zu dem menchlichen Vergnügen wie Tod", sans doute parce que, nous le verrons, la mort est le passage vers une forme de vie supérieure.

D'autres remarques alors qui vont plus loin, qui, si j'ose dire, ont eu une postérité dans la suite. C'est ainsi que Novalis a pressenti la nécessité de faire fusionner les arts, de les faire contribuer ensemble à un effet esthétique global, et vous sentez que par là i l devance la concep- tion wagnérienne de l'oeuvre d'art. Vous trouverez dans les Fragments ce texte : "Man sollte plastische Kunstwerke nie ohne Musik sehen, musikalische Kunstwerke hingegen nur in schön dekorierten Sälen hören, poetische Kunst- werke aber nie ohne beides zugleich geniessen. Daher wirkt Poesie im schönen Schauspielhause oder in geschmackvollen Kirchen so ausserordentlich". En un mot i l adopte sur ce point le principe de la "Mischung alles Schönen und Belebenden zu mannigfaltigen Gesamtwirkungen".

Beaucoup de contradictions aussi, des contradictions qui quelque- fois ne sont que dans les mots, d'autres plus profondes qui sont peut-être dans la pensée. Cela s'explique par le fait que ce n'étaient là que les "Bausteine" d'une vaste construction que Novalis n'eut pas le temps d'édi- fier; ayant noté tout ce qu'il pensait, i l nous met en présence, comme Nietzsche, de pensées qui sont souvent très divergentes. Sans doute, elles eussent été mises en harmonie dans l'oeuvre définitive, mais telles qu'elles subsistent, elles ne concordent pas entre elles, comme l ' a fait remarquer Eichendorff dans ses "Schriften zur Literatur". Par exemple le christianisme de Novalis tantôt s'accommode d'un panthéisme qui est à peine voilé, et tan- tôt se heurte à son mysticisme naturiste. D'une part en effet Novalis estime que si Dieu a pu devenir homme, i l peut tout aussi bien devenir pierre, plante ou animal, et que de cette façon, par cette descente du divin dans la nature, dans le monde matériel, i l existe peut-être un continuel rachat de cette nature, "eine fortwährende Erlösung in der Natur". Cela est par- faitement admissible du point de vue du panthéisme. Mais dans le même temps, pensant cette fois à un mouvement inverse de pensée, c'est-à-dire la montée de la nature vers Dieu, i l établit un divorce entre les deux et i l dit : "Gott und Natur muss man trennen; Gott hat gar nie hts mit der Natur zu schaffen; er i s t das Ziel der Natur, dasjenige, mit dem sie einst harmonie- ren soll". Cela est évidemment une pensée qui se situe à l'opposé de la pré- cédente.

Et l'on pourrait multiplier ce genre d'exemples. Disons encore que dans les Geistliche Lieder par exemple, i l s'adresse avec ferveur au Christ, à l'homme-Dieu, au médiateur; mais dans les Fragments, i l déclare "Es i s t ein Götzendienst, wenn ich diesen Mittler in der Tat für Gott selbst ansehe".

Voilà quelques aspects très rapides et très sommaires de ces Frag- ments. Le peu que j'en dis nous aidera cependant à comprendre dans quel climat intellectuel vivait Novalis, et à quelle profondeur de méditation i l pouvait atteindre dans son désir de dépasser tout ce que la science, tout ce que la philosophie, tout ce que la religion avaient jusqu'alors proposé aux hommes.

Page 6: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

Très significatif est déjà à cet égard le distique qu'il a inscrit en tête de ses Fragments :

"Freunde, der Boden ist arm; wir müssen reichlich Sam en Ausstreuen, dass uns doch nur mässige Ernten gedeihn"

"Amis, le sol est pauvre, i l nous faut répandre abondamment la semence afin de voir seulement prospérer des récoltes moyennes".

Et, comme dans une exaltation enivrée, i l écrit au début de ses Fragments : "Jetzt sind literärische Saturnalien. Je bunteres Leben, desto besser" - "Die Kunst, Bücher zu schreiben, is t noch nicht erfunden; sie i s t aber auf dem Punkte erfunden zu werden. Fragmente dieser Art sind literarie- che Sämereien".

Et ainsi nous fermons en quelque sorte le cycle sur ces Fragments. J ' a i essayé de les définir au début par une citation de lui, je termine ce développement par une autre définition qu'il nous donne : ces fragments sont des semenoes l i t téraires en vue d'écrire des livres qui n'ont jamais été écrits, puisqu'il nous dit textuellement : "die Kunst Bücher zu schreiben i s t noch nicht erfunden". C'est lui qui va trouver cette formule définitive du livre.

Donc ces Fragments contiennent en germe tout ce que Novalis aurait voulu proposer au public, tout ce qu'il n'a pas eu le temps d'écrire. Mais nous savons très exactement dans quel sens se serait orientée cette produc- tion :

"Mein Buch soll eine szientifische Bibel werden, ein reales und ideales Muster und Keim aller Bücher". Voilà la définition, c'est le germe de tous les livres qu'il a en lui. Et, je le répète, ces Fragments touchent à tous les domaines possibles : littérature et philosophie, mathématiques et philologie, médecine et musique, chimie et mécanique, éthique et droit, po- litique et histoire, art et religion, linguistique et poésie. Tout est dans ce livre.

Je m'en tiens là pour cette première partie. Je vous ai dit dès l'abord que je voulais "liquider" ces Fragments qu'on ne peut pas ignorer, qu'il faut avoir un peu pratiqué. Nous puiserons constamment dans ces Frag- ments. Mais étant donné leur caractère parcellaire, nous ne pouvons pas ins- tituer sur eux une étude en soi comme nous le ferons des Disciples à Saïs ou de Heinrich von Ofterdingen. Voilà pourquoi j ' a i liquidé dès l e d é b u t ce chapitre des Fragments.

Nous passons alors maintenant, si vous le voulez bien, à la véri- table introduction du cours, - ce qui précède n'étant qu'une manière de hors-d'oeuvre. Et d'abord je voudrais poser le problème, rappeler l'avant-

Page 7: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

propos de l'excellent livre de Spenlé sur Novalis - vous le connaissez sans doute. Nous lisons dans cet avant-propos ceci - je cite textuellement: "Nova- lis est la clé du romantisme allemand. D'autres écrivains de la même généra- tion, les frères Schlegel par exemple, ou Tieck, ont couvert une plus vaste surface dans le champ de la littérature romantique. Mais aucun n'a pénétré en profondeur aussi loin que Novalis. C'est ce qui fait l'extraordinaire valeur représentative de son oeuvre." Cette citation me paraît tout à fait opportune et excellente. Elle montre en effet l'importance du problème que nous avons à traiter. Et Spenlé souligne à cette occasion également, et avec raison, que l'oeuvre de Novalis est aussi l'une des plus difficiles d'inter- prétation, l'une des plus énigmatiques de la littérature allemande, et cela pour plusieurs raisons.

La première difficulté d'interprétation tient à la forme fragmen- taire, à la forme incomplète de ses écrits. Car ce caractère d'oeuvre inache- vée ne s'applique pas seulement aux Fragments dont nous venons de parler, mais vous savez que Heinrich von Ofterdingen lui aussi est inachevé, et vous savez qu'une série d'autres romans était projetée qui devaient tous traiter un problème particulier. Les Disciples à Sais étaient le germe d'un roman de la nature par exemple, et Novalis avait envisagé d'autres romans de ce genre. De tout cela, il n'est à peu près rien sorti.

Par conséquent cette forme parcellaire, fragmentaire, qui ne donne pas de développement complet de la pensée, contribue à rendre difficile l'interprétation, et cette circonstance évidemment s'explique non seulement par la mort prématurée du poète; elle a aussi sans doute une cause plus pro- fonde, à savoir une disposition psychologique chez Novalis, une prédisposi- tion à fuir tout ce qui est clair, achevé, tout ce qui présente un caractère de limpidité, de perfection. Il y a chez lui, nous aurons l'occasion de le dire à un certain moment , une certaine tendance morbide. Cela apparaîtra très nettement lorsque nous parlerons de ses rapports avec sa petite fiancée Sophie von Kühn. Mais pour nous en tenir ici simplement au domaine littéraire, il est bien certain que Novalis a le goût de rester dans le flou, dans un brouillard en quelque sorte prophétique. Il y a chez lui une richesse inté- rieure incontestable. Mais cette richesse intérieure elle-même empêche le poète de présenter toutes ses idées méthodiquement, avec ordre, avec le même éclairage, et il abdique en quelque sorte, il renonce à exposer en détail ce qu'il éprouve. De là par conséquent cette forme insuffisante, incomplète, de plusieurs de ses écrits.

Seconde difficulté : le premier romantisme allemand, dont Novalis est évidemment l'un des chefs, l'un des représentants les plus typiques, a été moins une école littéraire, a moins représenté un corps de doctrines lit- téraires qu'une véritable secte philosophique ayant ses croyanoes ésotéri- ques. Or le propre de la philosophie est de dominer tous les problèmes, d'in- terpréter les résultats de toutes les sciences, de tous les courants de pen- sée. C'est pourquoi nous verrons Novalis s'efforcer de porter un esprit nou- veau dans quantité de domaines, dans l'histoire, dans la religion, dans la physique, dans la médecine, dans la politique, dans la chimie, etc. Et peut- être n'est-il tout de même pas suffisamment Pic de la Mirandole pour parler clairement et avec compétence de tant de domaines.

Troisièmement enfin : les doctrines de Novalis reflètent un grand

Page 8: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

nombre d'influences subies. Je pense qu'un jour nous aurons le temps de l e détailler : influences littéraires, influenoes philosophiques, influences scientifiques, influenoes religieuses, mystiques (celle-ci très importante, influence très considérable du mysticisme religieux, de l'occultisme - qui a fleuri à la fin du XVIIIème siècle), peut-être aussi influence de la franc- maçonnerie contemporaine; par conséquent une série d'influences très variées qui s'entrecroisent, s'entremêlent dans son oeuvre, et qui peuvent le cas échéant créer un peu d'obscurité et de brouillard.

Qu'est-ce que nous révèlera alors notre étude, l'étude que nous entreprenons ? Elle nous révélera ce qu'on peut appeler "die dämmernden Tiefen der romantischen Seele", c'est-à-dire les profondeurs ténébreuses de l'âme humaine telles que va les interpréter le romantisme allemand. C'est- à-dire non seulement la "Ziellose Sehnsucht", non seulement la vague rêverie sans but, la nostalgie du rêvé, le culte de la nuit, mais aussi et surtout une vision nouvelle de l'univers, de toute la création, un idéalisme et une voie diamétralement opposée au matérialisme et au déisme inconsistant de l'époque des lumières. Nous allons voir s'épanouir un sens du mystère qui va redonner vie au monde inanimé, un sens des valeurs spirituelles qui va s'opposer à la conception mécaniste de l'univers. Le monde pour les roman- tiques n'est pas une vaste mécanique montée par un génial ingénieur céleste, un mécanisme reposant sur l'enchaînement invariable des causes et des effets, ce n'est pas là un ensemble rigide, un ensemble figé. C'est au contraire un organisme vivant dans lequel palpite une âme, "eine Weltseele", une âme qui anime tout l'univers, une âme qui a son secret, qui a son mystère, et qui par conséquent ouvre au rêve, à l'imagination, à la méditation des perspec- tives infinies, des perspectives toutes baignées du clair-obscur d'un monde qu'il s'agit d'interpréter en des formules nouvelles avec une intuition pro- fondément divinatrice, et un peu dans l'état d'esprit du primitif, dans l ' état d'esprit d'une âme naïve, candide, pour qui la magie est quelque chose de naturel, pour qui la magie n'est pas du tout un sujet d'étonnement.

Pour atteindre ce but, i l suffit, dira Novalis, de prendre le contre-pied de ce qu'ont fait les Aufklärer, ses devanciers. Et cela, i l l'expose très nettement dans l'un de ses opuscules die Christenheit oder Europa. Il expose ce point particulier 10 ou 11 pages après le début du traité. Je vais citer d'après l'édition bilingue Aubier des Petits écrits de Novalis. Page 154. Qu'était-ce que l ' selon Novalis ? C'était : "Ein neues Weltsystem", "ein neuer Glaube, der aus lauter Wissen zusammen- geklebt war". Un système du monde, une religion nouvelle faite uniquement de fragments de savoir mal recollés ensemble. Cette Aufklärung décriait la poésie en "arrosant", si l'on peut dire, d'eau froide, en douchant l'enthou- siasme et l'inspiration des poètes. L'expression "mit kaltem Wasser begies- sen" est dans le texte de Novalis. Que faisaient ces Aufklärer ? "Sie waren rastlos beschäftigt, die Natur, den Erdboden, die menchlichen Seelen und die Wissenschaften von der Poesie zu säubern, - jede Spur des Heiligen zu vertilgen -, das Andenken an alle erhebende Vorfälle und Menschen durch Sarkasmen zu verleiden, und die Welt alles bunten Sehmucks zu entkleiden". Par conséquent ces adeptes de l ' étaient sans oesse occupés à net- toyer, à débarrasser "säubern" de toute poésie la nature, le sol, les âmes humaines et les scienoes, à détruire toutes les traces du divin, à gâter par des sarcasmes le souvenir de tous les événements et de tous les hommes dignes d'admiration, à dépouiller par conséquent le monde de toute sa pa- rure bigarrée.

Page 9: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

Les Aufklärer en un mot ont banni de ce bas monde le mystère. No- valis fait grief très nettement à l ' klärung d av oir voulu ainsi trop épu- rer, trop rationaliser, elle a voulu banaliser en quelque sorte l'ancienne religion, "indem m an alles Wunderbare und Geheimnisvolle sorgfältig abwusch" (en la nettoyant soigneusement de tout merveilleux et de tout mystère). Ils ont ainsi détruit la poésie, i ls ont opéré un divorce entre le savoir et la foi, i ls ont fait de ces deux états d'âme des ennemis. Le monde terrestre n'a plus été pour eux que l'objet des études de l'entendement, du Verstand. Et évidemment, dans cette combinaison, dans ce plan de travail, l'âme, le "Gemüt" n'avait plus aucune place. Ils ont vidé le ciel en rompant les liens qui unissaient entre eux l'âme, le monde et Dieu. Et Nova lis note expressé- ment que la philosophie de l ' en s'en prenant successivement au catholicisme, puis au christianisme en général et enfin à la religion elle- même sous ses espèces les plus larges, et en s'attaquant à tout ce qui peut être objet d'enthousiasme et de poésie, a condamné l'imagination, le senti- ment, la morale, l'amour de l 'art , l'avenir et le passé. Il le dit textuel- lement , toujours dans cet opuscule die Christenheit oder Europa à la page 152 de l'édition que j 'ai mentionnée : "Der Reli gionshass dehnt sich sehr natürlich und folgerecht auf alle Gegenstande des Enthusiasmus aus; Phantas ie und Gefühl, Sittlichkeit und Kunstliebe, Zukunft und Vorzeit".

Si l'on veut encore, dit Novalis dans le même passage : "die Auf- klärung machte die uhendliche schöpferische Musik des Weltalls zum einför- migen Klappern einer ungeheuren Mühle, die vom Strom des Zufalls getrieben und auf ihm schwimmend, eine Mühle an sich, ohne Baumeister und Müller, und eigentlich ein eohtes perpetuum mobile, eine sich selbst mahlende Mühle sei" C'est-à-dire qu'elle a fait de la musique éternelle et inépuisable de l'uni- vers le tic-tac monotone d'un immense moulin mû et porté par le torrent du hasard, un moulin en soi sans architecte ni meunier, un perpetuum mobile, un moulin qui se moud soi-même.

Voilà d'après Novalis la source de tous les maux du monde moderne; cette atonie, cette déchristianisation, cette tendance à cacher ou à étouf- fer le mystère dans le monde, à bannir du monde la poésie, voilà le mal. Et Novalis constate que pourtant, malgré les efforts des Aufklärer, la nature elle-même est restée comme par le passé, merveilleuse et inconcevable, poé- tique et infinie, et cela en dépit de tous les efforts faits pour la moder- niser. "Dass die Natur so wunderbar und unbegreiflich, so poetisch, so unend- lich blieb, allen Bemühungen sie zu modernisieren zum Trotz".

L ' a donc tout fait pour dépoétiser la nature, en par- ticulier pour extirper toute croyance au surnaturel, toute croyance en un monde supérieur, car cette croyance, elle l'appelle "Aberglaube" superstition "Aberg l aube an eine höhere Welt". Il faut donc, estime Novalis, trancher dans le vif. Il faut maintenant faire du neuf. Il faut fuir cet abâtardisse- ment contemporain, cette dégénération. Il faut en quelque sorte retrouver d'autres cieux.

De cette prise de position absolument fondamentale chez Novalis contre l'intellectualisme d e l ' contre une civilisation trop pro- saïque qui ne laisse nulle place à l'évasion, à la fantaisie, à l'imagina- tion, au rêve, de cela va sortir l'une des tendances essentielles, l'une des tendances profondes du romantisme européen, le besoin d'évasion, qui

Page 10: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

Et ainsi, en présence de la nature, Novalis, pourrait-on dire en conclusion, a une réaction des plus modernes, la nature est déjà pour lui "ein inneres Erlebnis". Certes i l n'a pas frappé la formule célèbre que le paysage est un état d'âme, mais i l l ' a évidemment pressentie et i l s'en est approché de très près puisqu'il a dit (Aubier, p. 262 bas) : "die reiche Landschaft i s t mir wie eine innere Phantasie". Nous sommes très près de la formule moderne. Ce disant, Heinrich reconstitue, restitue plus ou moins consciemment une unité supérieure disparue dans le monde moderne, car le vice du monde moderne, c'est d'avoir pratiqué ce divorce, d'avoir introduit ce divorce entre l'âme humaine et la nature, divorce dont les conséquences ont été néfastes et pour l'un et pour l 'autre. Spenlé le marque également très nettement dans son livre. L'homme d'une part s 'est de plus en plus isolé dans la création, i l a perdu le contact vivifiant avec la nature ma- ternelle, i l s'est formé un univers ar t i f iciel . Par son savoir abstrait, l'homme s'est éloigné des sources créatrices de la vie; i l a tué en lui toute spontanéité. Mais ce divorce a été néfaste aussi pour la nature. Ce déchirement intime a eu de graves conséquences : par là la nature est devenue inhumaine. Rappelez-vous le "verwildert" dont nous parlions au début. L'uni- té primitive de l'univers a été comme déchirée, cette unité s 'est scindée en deux parties antagonistes, le monde physique et le monde moral. I l fau- dra jeter un pont à nouveau entre ces deux domaines et ce sera en particu- l ier le rôle du poète.

Nous pouvons nous en tenir là pour cette série d'exposés sur la nature. La semaine prochaine nous commencerons plus directement l'étude des oeuvres mêmes de Novalis. Nous commencerons par les Disciples à Saïs et nous passerons ensuite à Heinrich von Ofterdingen.

Page 11: Nous commençons aujourd'hui un cours sur l'œuvre et sur la

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections

de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.