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Nouveau départ Extrait d’un carnet de notes sans titre Cycle 1845 de l’Âge de la Tour. Djaharqa, capitale impériale khourmali. J’étais prêt. Après des jours, des semaines de préparation, mon expérience pouvait commencer. J’avais omis d’en donner les détails à Thaïs, qui regardait avec une certaine méfiance mes expérimentations. Elle aurait voulu que j’abandonne les glyphes pour me concentrer sur la magie du Feu. Mais je n’avais pas de réelle affinité pour son Élément. J’étais et je suis toujours un indécrottable représentant de la Pureté. L’Essence Primordiale, pure, est mon élément de travail, mon instrument de prédilection. Le Feu est difficile à manier pour moi. C’est un Élément farouche, difficile à dompter, et je n’ai pas de prédisposition pour le manier. Durant tous les cycles que j’ai passés aux côtés de Thaïs, j’ai appris de nombreuses choses à son sujet. Je sais ce dont il est capable, comment le détecter, comment le plier à ma volonté quand il est faible et présent en petite quantité. Le manipuler réellement est une toute autre affaire. Ma maîtrise est pour le moins sommaire et le restera sans doute. Je devais pourtant, pour mon expérience, cohabiter avec lui. Vivre à Khourmal avait bien des avantages, le moindre n’étant pas l’hospitalité de Thaïs, mais cela me contraignait à mener toutes mes recherches magiques sous l’influence du Feu. Il était omniprésent à Djaharqa, comme s’il infusait toute la capitale de l’empire Khourmali. J’avais appris à m’isoler de son influence pour tracer mes glyphes, à cloisonner mes activités pour ne pas laisser l’Essence se teinter de l’Élément alors que je la manipulais. C’était particulièrement le cas dans le node où je menais mes expérimentations les plus élaborées. Ce n’était qu’un node mineur, assez faible et éloigné de la capitale pour être dédaigné par les mages du Feu locaux. Personne ne viendrait me déranger, ce qui me convenait parfaitement. Même si j’étais assez bien toléré à la cour de Djaharqa, je n’en demeurais pas moins un étranger qui utilisait une magie regardée avec davantage de suspicion que de curiosité. Par ailleurs, je n’étais pas du tout certain d’obtenir le résultat escompté. J’aurais peut- être pu tenter mon expérience dans le laboratoire de Thaïs, au cœur de son somptueux manoir. Le node n’était pas absolument nécessaire. Mais un échec, et d’éventuels effets secondaires inattendus et incontrôlés, auraient à coup sûr déclenché la fureur de ma tempétueuse maîtresse. Nous nous disputions déjà bien assez pour que je m’amuse à la provoquer inutilement. Le node était en pleine campagne, à plusieurs heures de cheval des faubourgs de Djaharqa. J’étais parti tôt pour le rejoindre en milieu de matinée. J’espérais mener mon expérience après une ou deux heures de concentration et pouvoir rejoindre Djaharqa avant que les Ténèbres n’investissent la lune. Je n’avais besoin d’aucun matériel. Le node m’attendait, son emplacement trahi par les signes d’une activité élémentaire. C’était une petite cuvette naturelle entourée de cheminées calcaires. Aucune végétation ne poussait à l’intérieur et ses parois étaient noircies par les traces d’anciens incendies. L’air ondulait sous la chaleur ambiante. Je savais par expérience que je devais éviter de provoquer l’Élément en ce lieu en lui fournissant la moindre chose facilement inflammable. 1

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Extrait d’un carnet de notes sans titre Cycle 1845 de l’Âge de la Tour. Djaharqa, capitale impériale khourmali. La rencontre entre Morgas et Melekyr...

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Nouveau départ

Extrait d’un carnet de notes sans titreCycle 1845 de l’Âge de la Tour.Djaharqa, capitale impériale khourmali. J’étais prêt. Après des jours, des semaines de préparation, mon expérience pouvait commencer.J’avais omis d’en donner les détails à Thaïs, qui regardait avec une certaine méfiance mes expérimentations. Elle aurait voulu que j’abandonne les glyphes pour me concentrer sur la magie du Feu. Mais je n’avais pas de réelle affinité pour son Élément. J’étais et je suis toujours un indécrottable représentant de la Pureté.L’Essence Primordiale, pure, est mon élément de travail, mon instrument de prédilection. Le Feu est difficile à manier pour moi. C’est un Élément farouche, difficile à dompter, et je n’ai pas de prédisposition pour le manier. Durant tous les cycles que j’ai passés aux côtés de Thaïs, j’ai appris de nombreuses choses à son sujet. Je sais ce dont il est capable, comment le détecter, comment le plier à ma volonté quand il est faible et présent en petite quantité. Le manipuler réellement est une toute autre affaire. Ma maîtrise est pour le moins sommaire et le restera sans doute.Je devais pourtant, pour mon expérience, cohabiter avec lui. Vivre à Khourmal avait bien des avantages, le moindre n’étant pas l’hospitalité de Thaïs, mais cela me contraignait à mener toutes mes recherches magiques sous l’influence du Feu. Il était omniprésent à Djaharqa, comme s’il infusait toute la capitale de l’empire Khourmali. J’avais appris à m’isoler de son influence pour tracer mes glyphes, à cloisonner mes activités pour ne pas laisser l’Essence se teinter de l’Élément alors que je la manipulais.C’était particulièrement le cas dans le node où je menais mes expérimentations les plus élaborées. Ce n’était qu’un node mineur, assez faible et éloigné de la capitale pour être dédaigné par les mages du Feu locaux. Personne ne viendrait me déranger, ce qui me convenait parfaitement. Même si j’étais assez bien toléré à la cour de Djaharqa, je n’en demeurais pas moins un étranger qui utilisait une magie regardée avec davantage de suspicion que de curiosité.Par ailleurs, je n’étais pas du tout certain d’obtenir le résultat escompté. J’aurais peut-être pu tenter mon expérience dans le laboratoire de Thaïs, au cœur de son somptueux manoir. Le node n’était pas absolument nécessaire. Mais un échec, et d’éventuels effets secondaires inattendus et incontrôlés, auraient à coup sûr déclenché la fureur de ma tempétueuse maîtresse. Nous nous disputions déjà bien assez pour que je m’amuse à la provoquer inutilement.Le node était en pleine campagne, à plusieurs heures de cheval des faubourgs de Djaharqa. J’étais parti tôt pour le rejoindre en milieu de matinée. J’espérais mener mon expérience après une ou deux heures de concentration et pouvoir rejoindre Djaharqa avant que les Ténèbres n’investissent la lune.Je n’avais besoin d’aucun matériel. Le node m’attendait, son emplacement trahi par les signes d’une activité élémentaire. C’était une petite cuvette naturelle entourée de cheminées calcaires. Aucune végétation ne poussait à l’intérieur et ses parois étaient noircies par les traces d’anciens incendies. L’air ondulait sous la chaleur ambiante. Je savais par expérience que je devais éviter de provoquer l’Élément en ce lieu en lui fournissant la moindre chose facilement inflammable.1

J’avais laissé ma monture à quelque distance pour qu’elle ne soit pas incommodée par mes manipulations magiques. Je laissai également la plupart de mes vêtements en dehors des limites du node, retirant ma riche tunique aux verts et bleus rehaussés de fils d’or ainsi que mes sandales. Pieds nus, vêtu en tout et pour tout de la longue jupe drapée typique des khourmali, je vérifiai que mes cheveux étaient étroitement nattés avant d’entrer dans le node.J’apportais une offrande. Ma mère et les représentantes de la Guilde du Savoir de Nar auraient bien entendu désapprouvé. Cela ressemblait à un geste de dévotion pour une puissance élémentaire. Ce n’était pas vraiment le cas. Juste une mesure de précaution face à un pouvoir capricieux dont dépendait la réussite de mon entreprise.Ce n’était qu’un simple totem de brindilles et de paille, presque aussi long que mon avant-bras. Je l’avais confectionné avec beaucoup de soin pour complaire à l’Élément qui dominait ce node. Il me fallait dompter temporairement la fureur du Feu pour pouvoir canaliser l’Essence dont j’avais besoin. Pour cela, j’avais la sensation de devoir amadouer l’esprit du node. Une idée peut-être un peu farfelue, mais j’avais toujours eu l’impression que ce puits magique était habité par un esprit discret mais curieux.Lentement, je marchai jusqu’au centre de la cuvette pour y déposer mon offrande. Le sol noirci était brûlant sous mes pieds, mais pas au point de m’incommoder réellement. Je plaçai le totem avec respect et reculai, m’apprêtant à insuffler une petite poussée d’Essence pour l’enflammer.Je n’eus pas besoin de le faire. L’offrande prit feu avant que j’aie pu la stimuler d’une quelconque manière et se consuma en quelques instants.J’hésitai un instant à interpréter ce signe. Cela signifiait-il que le Feu était, pour une raison inconnue, singulièrement actif dans le node ce jour ? Devais-je prendre cela pour une opportunité ou un risque trop important pour être pris ?J’optai finalement pour la première interprétation. J’aurai besoin de canaliser une grande quantité d’Essence pour mener à bien mon expérience et un node actif me faciliterait la tâche. Par ailleurs, je ne voulais plus reculer. Pas surseoir une fois encore. Si le node était réceptif, tant mieux.Je m’inclinai respectueusement devant les cendres du totem et me dirigeai sans attendre sur ma gauche, cherchant la présence de l’Essence autour de moi.Ce fut difficile. Le Feu était partout et luttait contre l’Essence Pure que je cherchais à utiliser. J’avais déjà fait ce genre de chose et je savais qu’il me faudrait lutter pour faire cohabiter des flux magiques antagonistes. Mais cette fois, les effluves rouges et orange du Feu étaient plus forts qu’à l’accoutumée et je dus batailler ferme pour détecter les fils d’or entre eux.Quand enfin je fus prêt, je tendis la main, l’index et le majeur accolés pour commencer à tracer mon premier glyphe. J’étais très concentré mais je ne canalisai pas pour faire un tissage préalable, comme le font la plupart des mages. Les glyphes fonctionnent différemment. Ils sont une utilisation brute de l’Essence, puisée à l’instant précis où leur forme est tracée. Ils tirent leur pouvoir à la fois de l’Essence ambiante et de l’énergie du mage qui les trace.L’Essence captée au bout de mes doigts grésilla quand je la libérai, et je la forçai à demeurer compacte alors que je commençai à dessiner le signe magique. Je l’avais entamé par le milieu et il me fallut un long moment pour l’achever, pour décrire toutes ses circonvolutions et m’assurer qu’il ne faiblirait pas.2

La sueur coulait dans mon dos et sur mes tempes quand je le terminai enfin. Je reculai d’un pas, soulagé, pour l’examiner. Il était suspendu devant moi, parfaitement vertical, parfaitement formé, ses courbes d’or luisant au milieu des courants de Feu. Il me fallait à présent le maintenir tout en traçant les autres.Je me déplaçai rapidement vers un autre point de la cuvette et recommençai le même processus. Tracer le deuxième glyphe me parut presque plus facile, comme si la présence, si proche, du premier, me permettait de travailler plus aisément. Quand je le terminai, la fatigue commençait à crisper les muscles de mon bras mais j’étais satisfait du résultat.Je me hâtai de rejoindre le troisième point de mon triangle et reproduisit méticuleusement les gestes déjà effectués deux fois. Je voulais des glyphes identiques. Trois glyphes en triangle que je pourrai lier entre eux pour former… eh bien, à dire vrai, je n’étais pas totalement certain de ce que cette configuration me permettrait d’obtenir. Une matrice magique capable de renforcer mes propres pouvoirs ? Un terrain favorable pour mener des rituels ? Je tâtonnais, je cherchais, j’expérimentais. Tout simplement, je voulais voir ce que cela donnerait. Si cela aurait un effet particulier, comme je l’espérais, ou ne demeurerait qu’un simple triangle de glyphes miroir, une inutile débauche d’énergie et de pouvoir.Ma main tremblait violemment sous l’effort quand j’en terminai avec le troisième glyphe. J’avais le souffle court et j’étais en nage. Maintenir les trois glyphes en même temps était éreintant mais j’avais déjà fait ce genre de chose. Je savais que je ressortirai épuisé de cette expérience et mon état ne m’inquiétait pas. J’étais capable de supporter cette pression.Les trois glyphes scintillaient et crépitaient dans le node alors que les flux de Feu tournoyaient autour d’eux. C’était déjà une victoire que d’avoir pu les tracer tous les trois dans le node, presque aussi hauts que moi, et de réussir à les maintenir sans faiblir. Ils n’étaient que des matrices, des catalyseurs, mais ils étaient magnifiques, un achèvement en eux-mêmes.Inspirant profondément, je dirigeai les flux d’Essence pour les canaliser d’un glyphe à l’autre. Cela me demanda des efforts considérables. Le Feu résistait soudain à mon entreprise, comme si l’idée de fermer le triangle lui était désagréable.Ce n’était pas totalement inattendu. Après tout, je cherchais à créer un triangle de Pureté au milieu d’un node altéré. Une folie, peut-être. Un défi intéressant, quoi qu’il en soit. Peut-être le Feu se retrouverait-il chassé de ces lieux ? Peut-être serait-ce un nouveau moyen de contribuer à purifier un node ? C’était une idée complètement folle, qui aurait rendu Thaïs furieuse mais qui m’emplit d’exaltation.Je ne voulais pas purifier ce node. Mes recherches étaient purement académiques mais, bien sûr, Thaïs ne verrait pas les choses de cette manière. Si j’obtenais un résultat de cette nature, j’aurais tout intérêt à garder cette découverte pour moi. Je parvins à relier les deux premiers glyphes et, grimaçant sous l’effort, forçai les flux à rejoindre le troisième. Je crus que je n’arriverai jamais à clore le dernier côté. Le Feu dansait autour de moi, souffle furieux pas tout à fait matérialisé qui roussit mes cheveux et chauffa désagréablement la chaine d’argent qui pendait à mon cou.Serrant les dents, ignorant les tremblements de mon corps, je luttai pour terminer mon œuvre. C’était une folie mais pas une seule fois je n’envisageai de m’interrompre. À l’évidence, il se passait quelque chose. J’obtenais un résultat et, quel qu’il soit, je voulais le connaître et l’étudier. Et tant pis si toute cette construction magique m’explosait à la 3

figure. Ce ne serait pas la première fois que je me blesserais au cours de mes expérimentations.Le canal d’Essence dorée toucha enfin à nouveau le premier glyphe. Il y eut un son étrange, sourd et profond, et je me retrouvai soufflé contre la paroi du node. Pendant un instant, je fus étourdi et je perdis le contact avec ma création. Elle ne cessa pas pour autant d’exister, comme si en refermant le triangle, je lui avais donné une vie propre. Il n’avait plus besoin de moi pour perdurer.Je sentis un rire triomphal monter dans ma gorge. Le triangle vibrait en émettant un profond grésillement qui hérissait tous les poils du corps. Les trois glyphes scintillaient, parcourus de courants qui faisaient onduler leur surface sans les disloquer.Mon rire s’étrangla quand le triangle commença à virer. Sa surface d’or se teinta d’une couleur ocre que j’attribuai d’abord à l’action du Feu. Puis elle continua à changer pour tourner à un violet soutenu qui s’étendit entre les glyphes. Le violet de l’Altération. Les choses commençaient à m’échapper mais j’étais néanmoins fasciné par ce phénomène.C’est alors qu’il apparut. Lentement, avec un sens dramatique remarquable. Une main noire émergea au-dessus du triangle violet, perçant sa surface comme si elle avait été un plan d’eau poli. En dessous du triangle horizontal, je voyais toujours le sol calciné du node, sans aucune trace d’une quelconque créature.La tête apparut ensuite, parée de lourdes cornes recourbées, ses traits puissants crispés dans une grimace de colère, ses lèvres noires retroussées sur des crocs luisants.Je restai bouche bée devant ce spectacle. Se pouvait-il que j’aie réussi à créer un portail ouvrant sur un autre monde ? Mon esprit engourdi ne parvenait pas à trouver d’autre explication à ce qui se passait devant mes yeux ébahis.Je sais à présent qu’il n’en était rien. Que tout cela n’était qu’une mise en scène destinée à me faire croire que j’avais invoqué la créature qui se présentait alors devant moi. Mais en cet instant, je crus réellement que j’avais réussi le prodige de créer un portail menant vers un autre plan d’existence. Je n’avais qu’une connaissance théorique de ces mondes et les voir soudain devenir réalité était à la fois exaltant et perturbant.La terreur me saisit quand les ailes se déployèrent, majestueuses et immenses, au-dessus du corps massif de la créature. Je compris alors ce que j’avais en face de moi et, je ne sais par quel miracle, je parvins à demeurer debout sur mes jambes molles.Je crois que j’ai prononcé le pire juron de la langue khourmali. Je ne me souviens plus vraiment. J’étais pétrifié devant la chose qui venait de prendre forme devant moi. Pendant d’interminables secondes, je restai figé, saisi d’une terreur sans nom face à la créature qui me faisait face.Énorme, elle emplissait tout mon champ de vision, obscurcissant le ciel de ses immenses ailes déployées. Elle n’avait qu’un œil, d’un rouge de braise. L’autre était blanc, barré par une profonde cicatrice qui s’étendait de son front à la moitié de sa joue gauche. Elle me regardait fixement, une expression de colère sur son visage étonnamment racé.Le démon s’extirpa du portail violet d’un puissant mouvement de ses ailes, exposant son corps veiné de craquelures incandescentes comme s’il était constitué de lave à moitié solidifiée.A l’instant où il perdit le contact avec le triangle violet, celui-ci se désintégra avec un claquement sec, comme on romprait une énorme bulle de savon. Il ne restait plus que les trois glyphes, d’allure bien insignifiante en comparaison de la créature qu’ils étaient censés contenir.4

La suite la semaine prochaine (aux alentours du 27 mai!)

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