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Le Nouveau Roman La rupture entre le Nouveau Roman et le roman traditionnel pourrait être très bien mise en évidence par une phrase de Philippe Sollers, qui rêvait d’écrire « un livre, le livre par excellence, inclassable, ne correspondant à aucune forme précise, qui soit à la fois un roman, un poème et une critique ». (“Figaro littéraire”, septembre 1962). A son tour, Alain Robbe-Grillet affirmait dans Pour un nouveau roman: « Aujourd’hui, comme hier, les œuvres nouvelles n’ont de raison d’être que si elles apportent au monde de nouvelles significations, encore inconnues des auteurs eux-mêmes ». Si le roman proustien a représenté un premier moment dans l’évolution du roman phénoménologique en France, le nouveau roman impose radicalement l’écriture phénoménologique. Les nouveaux romanciers se proposent, selon l’expression de Nathalie Sarraute, de « débarasser ce qu’ils observent de la gangue des idées préconçues et d’idées toutes faites qui l’enveloppent ». (L’Ère du soupçon). En suivant ainsi un postulat fondamental de la méthode phénoménologique husserlienne, celui de « décrire, et non pas d’expliquer, ni d’analyser », ils refusent de se rapporter à tout système de références ou à des données déjà acquises. C’est ce qui s’appelle « la mise entre parenthèses », acte par lequel on s’affranchit de toute prémisse d’ordre psychologique, moral, sociologique, métaphysique, scientifique et qui doit précéder la description phénoménologique. Le critique René-Marill Albérès, dans son livre Métamorphoses du roman définissait de la manière suivante les caractéristiques du roman contemporain et du roman phénoménologique en particulier: « ainsi conçu, sous forme d’évocation plutôt que d’exposé, exprimant la lutte confuse des images mouvantes que l’homme se fait de ses rapports avec le monde, le roman ne peut obéir à la construction logique et unilinéaire du récit (Gide, Proust). Il n’est plus composé comme une ligne, une montée, une évolution. Au lieu d’être un voyage qui suit un trajet chronologique et psychologique dans un “pays” socialement déterminé, il est une sorte de puzzle sans solution. Le romancier autrefois ressemblait à un historien. Le romancier phénoménologique ressemble à un physicien comparant et superposant des photographies de trajectoires de particules. C’est une lutte, entre elles, des images contradictoires que l’homme se fait du monde ». L’écriture romanesque n’est donc plus la description d’un objet (l’histoire, 1

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Le Nouveau Roman

La rupture entre le Nouveau Roman et le roman traditionnel pourrait être très bien mise en évidence par une phrase de Philippe Sollers, qui rêvait d’écrire « un livre, le livre par excellence, inclassable, ne correspondant à aucune forme précise, qui soit à la fois un roman, un poème et une critique ». (“Figaro littéraire”, septembre 1962).

A son tour, Alain Robbe-Grillet affirmait dans Pour un nouveau roman: « Aujourd’hui, comme hier, les œuvres nouvelles n’ont de raison d’être que si elles apportent au monde de nouvelles significations, encore inconnues des auteurs eux-mêmes ».

Si le roman proustien a représenté un premier moment dans l’évolution du roman phénoménologique en France, le nouveau roman impose radicalement l’écriture phénoménologique. Les nouveaux romanciers se proposent, selon l’expression de Nathalie Sarraute, de « débarasser ce qu’ils observent de la gangue des idées préconçues et d’idées toutes faites qui l’enveloppent ». (L’Ère du soupçon). En suivant ainsi un postulat fondamental de la méthode phénoménologique husserlienne, celui de « décrire, et non pas d’expliquer, ni d’analyser », ils refusent de se rapporter à tout système de références ou à des données déjà acquises. C’est ce qui s’appelle « la mise entre parenthèses », acte par lequel on s’affranchit de toute prémisse d’ordre psychologique, moral, sociologique, métaphysique, scientifique et qui doit précéder la description phénoménologique.

Le critique René-Marill Albérès, dans son livre Métamorphoses du roman définissait de la manière suivante les caractéristiques du roman contemporain et du roman phénoménologique en particulier: « ainsi conçu, sous forme d’évocation plutôt que d’exposé, exprimant la lutte confuse des images mouvantes que l’homme se fait de ses rapports avec le monde, le roman ne peut obéir à la construction logique et unilinéaire du récit (Gide, Proust). Il n’est plus composé comme une ligne, une montée, une évolution. Au lieu d’être un voyage qui suit un trajet chronologique et psychologique dans un “pays” socialement déterminé, il est une sorte de puzzle sans solution. Le romancier autrefois ressemblait à un historien. Le romancier phénoménologique ressemble à un physicien comparant et superposant des photographies de trajectoires de particules. C’est une lutte, entre elles, des images contradictoires que l’homme se fait du monde ». L’écriture romanesque n’est donc plus la description d’un objet (l’histoire, les prsonnages) par un sujet (le romancier), mais une perpétuelle approximation et un perpétuel confrontement entre le sujet et l’objet. Le romancier phénoménologique traduit et utilise les impressions d’une conscience au contact des choses. Il refuse toute signification préexistante du texte qui est en train de s’écrire.

Le « premier Nouveau Roman », celui des années 50, correspond à la période contestataire. « Le récit, écrit Jean Ricardou, est contesté, soit par l’excès de constructions trop savantes, soit par l’abondance des enlisements descriptifs, soit par la scissiparité des mises en abyme et l’ébranlement, déjà de diverses variantes ; cependant, tant bien que mal, il parvient à sauvegarder une certaine unité » .C’est l’époque des premiers romans de Robbe – Grillet (Les Gommes, Le Voyeur, La Jalousie, Dans le labyrinthe), des trois premiers romans de Michel Butor (Passage de Milan, L’emploi du temps, La Modification), de Martereau et de Planétarium de Nathalie Sarraute, ou de La Mise en scène de Claude Ollier.

Le « Nouveau Nouveau Roman » correspond à la période subversive des années 60. Ricardou précise : « Du stade de l’Unité agressée, on est passé au stade de l’Unité impossible ». Philippe Sollers, encore proche du Nouveau Roman dans Le Parc, évolue vers une « écriture textuelle » dans Drame ou Nombres. (La spécificité d’une écriture textuelle consiste dans une série d’opérations sur le réel : découpage, isolement, fixation, combinaison. L’écriture textuelle met en œuvre une opération de fixation du mouvement. La fixation du mouvement implique la subordination du son au sens : le sens ou Idée des mots devient l’élément d’articulation du langage. Cette subordination implique celle de l’ouie à la vue : les mots-Idées fixées par l’écriture textuelle fonctionnent comme des images. L’écriture textuelle opère un effacement du temps au profit d’un découpage de l’espace en unités sémantiques distinctes, isolables,

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fonctionnant les unes par rapport aux autres selon les régles d’opposition, de conjonction ou de disjonction. Cette écriture double l’espace d’une grille d’interprétation qui tient sa logique d’organisation en elle-même : elle a trouvé dans la logique, forme pure qui structure le raisonnement, son principe d’organisation privilégié. Cette grille d’interprétation prend le réel comme matériau d’application d’une forme autonome de la réalité au lieu de se constituer dans une relation dialectique avec le réel. Le pouvoir de l’écriture consiste dans sa capacité à fixer des articulations. Celui qui écrit prend le réel comme une machine qu’il décompose en éléments distincts pour ensuite le recomposer en lui donnant un sens déterminé, en fixant le sens de l’articulation des éléments séparés. Cette grille d’interprétation et la série des opérations qui la constitue comme « espace de représentation » autonome constituent « l’espace texturologique »).

Jean Ricardou suit aussi les capricieux méandres d’ « une aventure de l’écriture », définiment préférée à l’ « écriture de l’aventure », dans L’Observatoire de Cannes ou La prise de Constantinople. Une plus grande stabilité apparaît chez Alain Robbe-Grillet, même s’il veut substituer des « actions en mouvement » aux minutieuses descriptons d’objets » dans La Maison de rendez-vous.

Après 1970 et jusqu’à nos jours, un mouvement de reflux devient de plus en plus sensible. D’abord, le Nouveau Roman perd du terrain au profit d’un renouveau du roman traditionnel (chez Michel Tournier, par exemple). Alain Robbe-Grillet prend ses distances avec le Nouveau Roman dans Le Miroir qui revient, publié en 1984, Nathalie Sarraute écrit aussi sa biographie dansa Enfance (1983). Même un nouveau romancier comme Philippe Sollers évolue vers la formule plus réaliste de Femmes (1983), de Portrait du joueur (1985) ou des Folies françaises (1988).

Dans Le Nouveau Roman, suivi de Les raisons de l’ensemble, Jean Ricardou retient quelques-unes des phrases célèbres d’Alain Robbe-Grillet dans Pour un Nouveau Roman, phrases qui pourraient surprendre en quelque sorte l’essence du N.R. : 1. Le Nouveau Roman n’est pas une théorie, c’est une recherche ; 2. Le N.R. ne fait que poursuivre une évolution constante du genre romanesque ; 3. Le N.R. ne s’intéresse qu’à l’homme et à sa situation dans le monde ; 4. Le N.R. ne vise qu’à une subjectivité totale ; 5. Le N.R. s’adresse à tous les hommes de bonne foi ; 6. Le N.R. ne propose pas de signification toute faite.

Dans un article datant de 1956 – « Une voie pour le roman futur » et inclus dans Pour un Nouveau Roman, Robbe-Grillet annonçait déjà les lignes d’évolution de ce qui allait devenir le Nouveau Roman : « Dans les constructions romanesques futures, gestes et objets seront là avant d’être quelque chose (...). Désormais, au contraire, les objets peu à peu perdront leur inconstance et leur secret, renonceront à leur faux mystère, à cette intériorité suspecte qu’un essayiste a nommée "le cœur romantique des choses". Celles-ci ne seront plus que le vague reflet de l’âme vague du héros, l’image de ses tourments, l’ombre de ses désirs ».

Les recueils de textes théoriques les plus importants pour le premier Nouveau Roman sont : L’Ère du soupçon, de Nathalie Sarraute, Pour un Nouveau Roman, d’Alain Robbe-Grillet et Essais sur le roman, de Michel Butor.

Pour le Nouveau Nouveau Roman, les ouvrages théotiques les plus importants appartiennent à Jean Ricardou : Problèmes du Nouveau Roman, Pour une théorie du Nouveau Roman, Le Nouveau Roman. A ceux-ci s’ajoutent les actes du Colloque de Cerisy, de 1971 : Le Nouveau Roman hier/aujourd’hui.

Thèmes fondamentaux du nouveau roman la fuite de soi-même par la parlerie (chez Nathalie Sarraute, par exemple), l’aliénation, l’angoisse devant la mort, la solitude, l’impossibilité de communiquer, la déreliction, la quête, la recherche, l’attente; le nouveau roman se constitue parfois dans une parodie du roman traditionnel: le roman de Nathalie Sarraute pourrait être considéré une parodie du roman balzacien, ceux de Beckett une parodie des romans de la condition humaine.

Techniques essentielles dans le nouveau roman:- la technique du redoublement (par exemple, le répétition d’une scène avec de petites

modifications, répétition des mêmes mots, jeux de reflets – on change à tout moment sous le

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regard de l’autre de même que l’autre est abordé par des regards qui le rendent toujours dissemblable à ce qu’il croit être.

- la technique de la composition en abyme et cyclique – dans Les fruits d’or, Dans le labyrinthe, Les gommes.

- la technique de la variation libre qui consiste à présenter un certain objet sous tous ses aspects possibles.

Les éléménts qui marquent le mieux la rupture entre le nouveau roman et le roman traditionnel sont les suivants : - Si le nouveau roman est une aventure de l’écriture, il est aussi une aventure de la lecture. Ce

qu’on offre au lecteur est un monde romanesque délabré, à reconstruire et à explorer, le lecteur étant, de cette façon, très fortement sollicité du point de vue intellectuel.

- La composition du récit n’est plus linéaire : le récit ne suit plus une histoire qui se déroule, même avec des retours en arrière ou des projections en avant. Tout se fragmente, éclate : Dans La Modification de Michel Butor la véritable intrigue précède et suit le roman proprement dit, où elle se répète inlassablement. Le temps romanesque est labyrinthique et désorganisé. Les structures chronologiques sont abandonnées au profit de la structure spatiale ; la structure peut être ludique, née des formes et des matrices d’engendrement ; la narreation prend le pas sur la fiction ; le travail de l’écriture est mis en valeur ; une intertextualité, révélée volontairement se développe dans le roman. Le récit traditionnel se voulait logique et cohérent, le nouveau roman se veut, au contraire, en dehors de ces contraintes. Il n’y a rien à expliquer. Pourquoi chercher les causes de la rationalité ? Les explications et les commentaires disparaissent de la trame narrative et fictionnelle. La composition du récit devient une sorte de prolifération, une expansion de détails et de faits. La narration progresse par des digressions, parenthèses, associations libres , oppositions d’images et de sons, de sensations ou même prolifération d’hypothèses, voies diverses qui seront abandonnées par le romancier ou les narrateurs.

- Le récit est contaminé par d’autres genres : roman policier, théâtre, cinéma.- Le personnages traditionnel n’existe plus : il n’a plus de nom, plus de famille, plus d’histoire.

Au lecteur de construire le personnage avec lea maigres renseignements qu’on lui donne. Pourtnat, des « types » privilégiés de personnages existent dans le nouveau roman : ce sont des marginaux, d’une manière ou d’une autre, des aristocrats lâchés dans le monde d’aujourd’hui, de petites gens sans occupatioin ou sans travail, des voyageurs de commerce qui errent, des étrangers, etc.

- Une sorte d’é »ches de l’écriture est mis en place dans le nouveau roman : l’écriture s’avère impuissante à clarifier les choses ou les êtres, impuissante à rendre compte du monde.

Représentants du Nouveau Roman:

Michel Butor - Passage de Milan, L’emploi du temps, Degrés, La Modification, Mobile, Description de Saint-Marc, Matières de rêve, Second sous-sol

A une époque où le roman avait perdu la confiance dans sa capacité de présenter le réel, Michel Butor considère qu’il faut faire appel à un système de signes extérieur au réel, à des symboles qui offrent la possibilité d’exprimer de nouveaux paramètres du réel: “il est impossible de faire passer la réalité dans le discours sans employer un certain type de projection, un certain réseau de repères dont la forme et l’organisation dépendent de ce que l’on cherche à mettre en évidence” (Degrés).

Pour Butor, le roman n’est pas une représentation, mais une étude critique pour une représentation, une manière de sonder le réel, de surprendre la profondeur et les structures internes de celui-ci, un instrument qui permet la prise de conscience individuelle et collective; dans sa vision, “la poésie romanesque est donc ce par l’intermédiaire de quoi la réalité dans son ensemble peut prendre conscience d’elle-même pour se critiquer et se transformer”.

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L’espace qui intéresse Michel Butor dans Passage de Milan, L’emploi du temps, ou Degrés est la cité; le lycée parisien de Degrés, l’immeuble de Passage de Milan, le bureau où travaille le protagoniste de L’emploi du temps sont autant d’incarnations du mythe collectif, qui mettent en évidence les difficultés de la vie communautaire sous ses aspects codifiés. L’immeuble est un symbole du désaccord et de la ségrégation, le lycée nous permet de mettre en discussion la culture-même, le bureau de L’emploi du temps suggère le cauchemar de la vie dans une cité étrangère.

Dans Mobile, Description de Saint-Marc, l’écrivain se propose de dépouiller la réalité de tout élément occasionnel pour surprendre sa forme primaire, essentielle, sa propre signification spatiale. Ces écrits, intéressants comme expériments sur de possibles nouvelles structures littéraires sont pourtant presque illisibles; le désir de trouver de nouvelles réalités expressives a porté Michel Butor vers un “technicisme” encore plus rigide que celui qu’il condamne. Matières de rêve, Second sous-sol sont des tentatives de traduire en termes artistiques une réalité extratemporelle, d’organiser la matière narrative selon les modalités des expériences oniriques.

En ce qui concerne la temporalité narrative, le roman de Michel Butor illustre l’un des buts majeurs du nouveau roman, qui consiste à détruire le temps narratif traditionnel unilinéaire, unidirectionnel, rassurant, pour lui substituer le temps dans son devenir. Le temps du nouveau roman est le temps subjectif de la conscience, qui naît du raport d’une conscience avec les choses. Chez Butor, le temps est un temps “mental”, psychique, qui s’écoule lentement, car le romancier suit moment par moment le flux de la conscience du protagoniste.

Le personnage des romans de Butor est un être fragile, opaque, qui ne réussit pas à se réaliser en tant qu’individu, submergé par l’image menaçante du temps contre lequel il essaie de dresser la mémoire et sa fonction régénératrice. Mais, selon Butor entre temps et mémoire la conciliation n’est pas possible: la mémoire ne reconstruit pas, elle émiette seulement le tissu temporel.

Alain-Robbe Grillet – Dans le Labyrinthe, Les Gommes, La Jalousie, L’Immortelle, Le Voyeur, La Maison de rendez-vous, Souvenirs du triangle d’or.

Le point central du discours théorique d’Alain Robbe-Grillet consiste à revendiquer, en opposition avec l’engagement sartrien, l’autonomie absolue de l’art par rapport au réel. Il s’agit de s’opposer à un sens institué, pour chercher une nouvelle signification, mobile et plurielle, produite, mais non expressément. L’écrivain refuse “le sens” en tant qu’état de conscience codifié et recherche “l’information” qui serait capable de provoquer la réalité et de créer de nouveaux rapports avec celle-ci: “Pour moi, l’ennemi c’est le sens, la signification, au contraire, ce vers quoi tend tout mon travail c’est l’accroissement de la quantité d’information que contiendra un texte” (Actes du Colloque de Cérisy, Paris, 1976). L’art de Robbe-Grillet se veut un art révolutionnaire, un art de l’évasion, essentiellement ambigu.

A première vue, il n’existe pas dans les récits d’Alain Robbe-Grillet une trame formelle, la matière passe au second plan, submergée par l’atmosphère que l’auteur veut communiquer. Mais, même si on ne peut pas parler de narration proprement-dite, il existe, dans les diverses œuvre, des “aventures”, des situations qui peuvent être assez facilement circonscrites dans le temps et dans l’espace et qui sont construites sur trois thèmes essentiels: l’attente, la recherche, le labyrinthe.

Au centre du roman Les Gommes se trouve un détective à la recherche des indices laissés par un assassin; dans Le Voyeur, un sadique cherche un alibi; dans La Jalousie le protagoniste rassemble des preuves sur lesquelles il puisse fonder sa jalousie; Dans le Labyrinthe présente un soldat à la recherche d’un inconnu, auquel il doit remettre un paquet au contenu mystérieux. L’ossature de l’œuvre est constituée d’une simple séquence d’événements, d’images vides de significations en elles-mêmes, mais qui offrent la possibilité d’être diversement interprétées. Ces images créent, à travers un jeu quasi obssessionnel de dissolutions, de reflets spéculaires ou analogiques, une atmosphère spécifique, dans un espace ambigu, situé entre la réalité subjective et celle objective.

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Plusieurs fois la critique a remarqué l’attention accordée par l’écrivain à la représentation lucide, exacte des objets, des détails même insignifiants de la réalité; en fait il s’agit d’une précision tout à fait apparente: l’hyperdétermination finit par forcer notre champ optique et par renverser l’identité-même de l’objet. Entre le champ du réel et celui de l’imaginaire il n’existe pas, à vrai dire, une scission: les éléments fantastiques servent à prolonger le champ du réel.

La métamorphose, les contradictions, la parodie, la négation sont les éléments caractéristiques du discours romanesque d’Alain Robbe-Grillet. Tout se transforme dans ses romans, tout est contestable, incertain, “possible”, chaque trajectoire, à peine tracée subit un processus d’annulation. “La description littéraire est créatrice-destructrice” affirmait le romancier. De ce point de vue, Les Gommes est emblématique: le procédé de l’autoannulation y est constamment présent.

L’événement est encore présent dans le récit de Robbe-Grillet, mais il perd le caractère de certitude qu’il avait dans le roman traditionnel. La structure profonde du discours de l’écrivain est essentiellement d’ordre négatif et ironique. La parodie, le goût pour l’antirhétorique ont dans le contexte narratif une sorte de fonction libératrice, de démystification du récit par rapport à une littérature prédéterminée. En ce sens, quelques affirmations faites dans Souvenirs du triangle d’or sont bien suggestives: “Il faut donc recommencer le récit plus tôt qu’il n’avait été prévu à l’origine”; “J’avais d’abord cru que la simple description de ma cellule constituerait une trame narrative suffisante”.

Les romans de Robbe-Grillet pourraient être intégrés à certains genres traditionnels comme le roman policier, d’aventures, érotique etc., mais en réalité ils mettent en discussion la notion-même de genre, entendue dans le sens traditionnel; l’écrivain “démonte” le discours préfabriqué pour le restructurer, il refuse une histoire prédéterminée pour accéder à un autre niveau du discours. Dans le policier classique, par exemple, le texte se présente sous la forme d’une énigme que le détective a le devoir de résoudre; le texte de Robbe-Grillet n’est pourtant pas réductible à une seule sollution, à une seule interprétation, plusieurs solutions sont possibles: le romancier suggère un long cheminement à travers des apparences qui se multiplient, éléments qui se dédoublent, dans une topographie à la fois précise et vague, continûment renouvelée, toujours la même et toujours diverse, en d’autres termes – ambigue.

Le temps tel qu’il est défini par Alain Robbe-Grillet est quelque chose d’opaque, d’amorfe, qui ne s’écoule plus et n’assume aucun rôle. Il s’agit d’un temps “gelé”, quasi pétrifié, non insérible dans aucune chronologie, qui se concrétise seulement dans l’instant vécu; un temps qui “privé de finalité est devenu fou” (Les Gommes). L’immobilité des objets et l’abolition du temps créent un climat spécifique dans tous les récits de l’écrivain français, climat qui pourrait être défini aussi par l’affirmation du critique Giovanni Macchia:”ce que Joyce appelle <l’épiphanie des objets> (c’est-à-dire le moment où l’âme semble irradier de l’objet le plus habituel) brûle pour Robbe_Grillet dans le feu lent de ses instantanés”. Les espaces temporels s’intègrent dans le roman selon les nécessités intérieures du personnage; pour décrire la réalité du moment, un rêve ou un cauchemar, l’écrivain se sert presque constamment du présent qui contribue à enfermer la figure du personnage dans un halo particulier, celui du temps humain, de la réalité psychique.

Les seules dimensions certaines de la réalité chez Robbe-Grillet sont la hauteur et la largeur, qui se traduisent dans des coordonnées verticales et horizontales. L’écrivain s’en sert pour délimiter quelques aires d’observation directe; mais, à travers la même abstraction géométrique, d’autres motifs prolifèrent dans le roman, l’espace constituant la réalité instituée et expérimentée par la conscience.

En ce qui concerne les personnages, dans la galerie de figures créées par le romancier il est possible d’identifier une certaine uniformité: culpabilité et innocence changent souvent de rôle. Le premier aspect qui surprend chez les personnages de Robbe-Grillet est une certaine stérilité intérieure: “Il suffit de les considérer un instant pour s’apercevoir qu’ils ont déja tous décidé de leur occupation prochaine; pas plus qu’à l’intérieur des groupes, on ne lit sur aucune figure, dans aucun mouvement l’hésitation, la perplexité, le débat intérieur ou le repliement sur soi” (Dans le Labyrinthe). Ils sont des individus ambigus, éternellement fatigués; leur impassibilité est suggérée

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par les traits des visages immobiles, énigmatiques, difficilement déchiffrables, par les sourires conventionnels, absents, vaguement ennuyés. Le comportement des personnages inclut presque toujours des éléments pathologiques: névrotiques, solitaires, accablés par le sentiment de culpabilité, ils son étrangers au monde qui les entoure, aliénés par rapport au groupe, “soumis à l’observation pétrifiante” ( Souvenirs du triangle d’or). L’étrangeté des personnages est soulignée aussi par leur incapacité de communiquer – facteur caractéristique de toute forme d’aliénation.

Nathalie Sarraute – Tropismes, Portrait d’un inconnu, Entre la vie et la mort, Les fruits d’or, Vous les entendez?, Le planétarium

Dans une interview accordée à Jean-Louis Ezine et incluse par celui-ci dans son livre Les écrivains sur la sellette, Nathalie Sarraute définissait elle-même l’évolution de son œuvre entre 1939 (l’année de la parution de Tropismes) et 1976: “Ce qui n’a pas changé, c’est une certaine substance psychique sur laquelle je travaille aujourd’hui, et qui était déjà celle que je désignais sous le mot <tropismes>: ces sensations, ces mouvements intérieurs, ces transformations continuelles des choses, qui font qu’elles ne sont jamais exactement ce qu’elles paraissent être, ce jeu perpétuel entre l’apparence et la réalité psychique dont elle est lourde… Mais mon travail a beaucoup évolué, en s’étendant vers des régions nouvelles: dans Entre la vie et la mort, je me suis attachée à examiner l’effort créateur, le travail sur l’écriture; dans Les fruits d’or, je me suis intéressée à l’approche d’une œuvre d’art; Vous les entendez? c’était la mise en question d’une certaine attitude vis-à-vis de l’art, une attitude mêlée de conflits passionnels; dans Disent les imbéciles, j’examine les mécanismes de ségrégation des idées. Le terrain d’exploration change donc, mais il est exploré avec le même instrument. La forme, cependant, a beaucoup changé”.

L’écrivain maîtrise un art particulier qui lui permet de fixer les instants où certains mouvements intérieurs de la conscience, certaines inquiétudes s’extériorisent à travers un tressaillement, une légère altération de la voix, une parole dite à l’improviste, en dévoilant ainsi les tension conflictuelles, provenant de la zone imprécise qui se trouve à la frontière entre le conscient et l’inconscient. “Le corps ne se trompe jamais: avant la conscience il enregistre, il amplifie, il rassemble et révèle au-dehors avec une implacable brutalité des multitudes d’impressions infimes, insaisissables, éparses” (Le planétarium).

Le “travail psychologique” de Nathalie Sarraute se concentre sur un un personnage afin de découvrir et de déchiffrer le “code”secret de celui-ci, l’image réelle derrière le masque. Non seulement le temps, mais les autres aussi altèrent notre sensibilité, en nous contraignant à porter un masque, à peine perceptible et, en tout cas, provisore. “Le masque, c’est le mot que j’emploie toujours, bien qu’il ne convienne pas très exactement, pour désigner ce visage qu’il prend dès qu’elle entre… Aussitôt comme mû par un déclenchement automatique, son visage change: il s’alourdit, se tend, il prend cette expression particulière, artificielle, figée, que prend souvent la figure des gens quand ils se regardent dans une glace, ou encore cet aspect étrange, assez difficile à définir, qu’on voit parfois aux visages qui ont subi une opération de chirurgie esthétique” (Portrait d’un inconnu).C’est le regard d’autrui qui transforme le momentané en définitif, en dégradant l’homme au niveau d’”objet”. “Or autrui”, observait Sartre, “est le médiateur indispensable entre moi et moi-même: j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui” (L’Etre et le Néant).

Toute communication avec l’autre est conditionnée par le langage, mais le langage dont se servent les personnages de Nathalie Sarraute les porte plutôt à s’exposer, à devenir plus obscurs devant les autres, qu’à exprimer leur nature profonde et à communiquer. Les êtres s’efforcent de réaliser la communication, mais ils sont reconduits vers leur propre moi, comme vers une cellule obscure, où ils éprouvent le poids de la frustration et du doute.

Dans leurs lignes essentielles, les récits de Nathalie Sarraute sont construits d’après la même trame narrative: dans chaque œuvre il y a un fait, apparemment insignifiant, quasi dérisoire, à partir

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duquel se développe toute la thématique du livre. Le point de départ est toujours volontairement anodin: situations plutôt inconsistantes comme un déjeuner en ville, la recherche d’un appartement, la publication d’un livre deviennent matière narrative.

La structure des récits de Nathalie Sarraute est conditionnée par le but poursuivi par l’écrivain: la démythisation de la parole. Chacun de ses personages est une projection d’une modalité de considérer la réalité. Le texte peut être ainsi divisé en une multitude de microdescriptions, dans une constellation de paroles, qui tendent à s’organiser d’une manière autonome. Cette forme d’association, molléculaire pourrait-on dire, de la fantaise de la romancière, était évidente dès Tropismes. Dans le temps, le fil narratif devient de plus en plus fragmentaire, se dissout dans le rapide processus de passage d’une image à l’autre, à travers des effets d’analogie et d’opposition, dans une réalité détruite et ensuite restaurée, dans une annulation et une recomposition des volumes dans le temps. La trame devient fluide, illustrant l’ambiguité fluide sur laquelle sont fondés les rapports humains. Les paroles sont la réalité la plus difficilement saisissable, elles “se forment n’impore comment, jaillissent, transparents et légers, bulles scintillantes qui montent dans un ciel pur et s’évanouissent sans laisser des traces” (Le planétarium). Sous une parole, apparemment innocente, peut se cacher une menace. Parler signifie juger et être jugé. Parler signfie aussi fixer un moment, l’éterniser. Les paroles sont dangereuses parce qu’elles peuvent contenir de petits fragments de vérité. Tandis que le personnage bouge, la parole prononcée demeure, personnages grotesque, ombre du propre moi et du moi d’autrui.

Nathalie Sarraute souligne l’ambiguité fondamentale de la conversation, l’oscillation de tout dialogue entre mensonge et vérité, entre conformisme et liberté. Le langage est un personnage inopportun dans les rapports qu’on établit avec le monde, inopportun parce que ambigu; subjectif, mais incapable d’adhérer parfaitement au contenu de la pensée et du sentiment, objectif parce qu’il y a quand même quelque chose de concret qui se détache de nous et qu’on peut juger.

En ce qui concerne le statut de ses romans, Nathalie Sarraute s’élève contre la position de Sartre qui considérait Portrait d’un inconnu un “anti-roman”:”ce n’est pas un anti-roman, les autres non plus. Pour les définir ainsi, il faudrait alors admettre comme seule forme du roman celle de Meredith et de Dostoïevsky, ce que fait Sartre. Il avait une idée préconçue de ce que devait être une forme romanesque, alors qu’il s’agit seulement de faire bouger cette forme. J’écris des romans modernes, c’est tout. Le Nouveau Roman, mouvement fondé sur la revendication de la liberté d’écrire dans des formes non-balzaciennes, non récitatives, etc., n’est pas non-plus de l’anti-roman. Un hasard de génération m’a fait inaugurer cette voie, parce que je n’arrivais pas à écrire de romans traditionnels. (…) Dans L’ère du soupçon, je revendiquais simplement pour le roman le statut dont jouissaient déjà la peinture, la musique, la poésie. Poésie et roman devraient fusionner. Ce en quoi toute mon œuvre romanesque se rapproche de la poésie, c’est qu’elle cherche toujours à rendre la sensation à l’état pur, séparée de l’intrigue et des cadres du roman”.

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