20
ENTRETIENS

NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

E NT

RET

IEN

S

Page 2: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine
Page 3: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

7

La fonction symbolique créatrice de lien.Questions à Daniel Bougnoux

et Michel Maffesoli

Claudine Batazzi & Céline Masoni Lacroix�*

Université de Nice–Sophia-Antipolis &Laboratoire I3M («�Information, milieux, médias, médiations�», ÉA3820)

Pour interroger les approches du symbolique, un philosophe et un sociologuediscutent. Daniel Bougnoux, professeur émérite, formule une pensée historique etcritique de la crise, de l’effondrement de la culture, et il établit ici une distinc-tion�entre symbolique et symbolisme. Michel Maffesoli, professeur de sociologie,posant le retour de l’immatériel, du symbolique, expose un mouvement dedésenchantement–réenchantement.

Daniel Bougnoux�: «�Nous ne sommes pasinconditionnellement des animaux symboliques.�»Claudine Batazzi et Céline Masoni Lacroix.�— Nous nous intéressons àl’opérativité du symbole, à la fonction symbolique créatrice de lien… entre lereprésentant sensible et le représenté intelligible, entre les hommes et les dieux,entre les hommes… En guise d’introduction, pouvez-vous éclairer le ou lessens du symbole, du symbolique, du symbolisme�?

Daniel Bougnoux.�— Je commencerai par dire qu’il y a un problèmeavec ce vieux concept de symbole�! Dans nos disciplines, autant en philo-

* [email protected] et [email protected]

Page 4: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

MEI, nº�29 («�Communication, organisation, symboles�»), 2008

8

sophie qu’en sciences sociales, on peut quasiment constater un «�tête-à-queue�» dans l’utilisation de ce mot, qui désigne des choses trèscontradictoires.

Chez Freud, et de manière claire, le monde symbolique est celui despensées équivoques. Le rêve est symbolique parce qu’il n’accède pas aulogos�; il existe donc plusieurs significations dans un même signifiant.

Il peut être question de symbolique ou de la symbolique ou de symbo-lisme, chez Freud, mais déjà chez Hegel. Dans son Esthétique notam-ment, Hegel nous montre, par exemple, que le Sphinx des Égyptiens estle symbole du symbolisme lui-même�; en ce sens où le Sphinx est unetête d’homme qui émerge d’un corps de bête.

On voit l’intellectualité humaine planer sur la bestialité. Mais elle ne faitqu’en émerger en y restant captive. Ainsi, la pensée logique, ou logico-langagière, la pensée humaine est encore emprisonnée dans le corpsbestial, dans le corps sensible.

Notez la beauté de cette parole hégélienne�: «�symbole du symbolismemême�»�; cela signifie que les Égyptiens ont figuré, par le Sphinx, leurimpuissance à traverser les figures en direction des concepts.

Quand Œdipe, héros grec, renverse la sphinge égyptienne qui parle parénigmes, c’est la Grèce qui renverse l’Égypte�; c’est le logos qui dit lavérité des symboles. Ce que les Égyptiens cherchaient à tâtons dans leursimages mal dégrossies, les Grecs le formulent enfin clairement,logiquement.

Hegel voit là une espèce de marche triomphale de l’esprit. Le soleilprogresse d’est en ouest�; il commence par illuminer les Égyptiens puis sedirige vers la Grèce. C’est en Grèce que la Pensée se rencontre dans sapureté, alors qu’en Égypte, elle était encore captive de significationsconfuses.

Chaque fois que, dans le rêve ou dans l’art –�puisque l’art est un rêvedans le contexte hégélien et freudien�– nous avons des représentations,celles-ci ne se laissent pas traverser, fixer, ou éclairer par une penséed’ordre conceptuel, c’est-à-dire décidable.

Le propre du monde symbolique, pour Freud et Hegel, est d’être voué àdes associations indéfinies. Ces ressources poétiques ou esthétiques nerelèvent ni de l’ordre du langage, ni de la pensée juste.

Cette acception du symbolique désigne par ce mot la signification qui aplusieurs significations, empaquetées dans la même forme, le mêmesignifiant, la même image… Ces significations sont vraisemblablement

Page 5: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix

9

indénombrables�; ce qui signifie aussi que la pensée n’est pas fixée par lesymbolisme, qu’elle y demeure errante.

Les poètes ou les écrivains peuvent être condamnés au nom de la science,ou au nom de la philosophie, qui énoncent toutes deux une pensée claire.Les poètes, quant à eux tâtonnent à travers des métaphores, des images,des approximations, des symboles…

Tout ce qu’on peut dire de l’art, de la littérature, de la poésie, peut êtrerépété indéfiniment�; ce qui s’énonce par symbole ne s’énonce pas clai-rement. Cette première acception fait du symbolique une penséeconfuse. En revanche, dans l’usage proposé par Peirce et, au fond, reprispar Lacan et bon nombre de psychanalystes, l’accès au symbolique veutdire l’accès au langage. L’ordre symbolique, chez Lévi-Strauss, est l’ordredes chaînes discursives, l’ordre logico-langagier. L’accès au symbolique(expression presque antagoniste d’un «�accès au symbolisme�») esttoujours accès à l’ordre du logos.

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— Tandis que vous nous dévoilez ladeuxième acception du mot symbole, pouvez-nous préciser en quel sens lesymbole peut être un outil des sciences de l’information et de la communica-tion�? Quels processus communicationnels le fonctionnement symboliquepeut-il, si ce n’est expliquer, illustrer en partie�?

Daniel Bougnoux.�— Chez Peirce, l’ordre symbolique est l’ordre desmots, et au-delà, peut-être, du numérique, c’est-à-dire de tous les signesqui fonctionnent par opposition, voire sur le mode binaire. Les motssont secrètement articulés en eux (phonologiquement) comme entre eux,lexicalement, de façon binaire. Plus encore, il existe plusieurs mots pourdécouper une notion, selon que le paradigme notionnel est défini en tantque trésor du dictionnaire, à travers lequel une notion peut prendre telleou telle nuance, telle acception, ou selon que l’on choisit tel paradigmeplutôt que tel autre.

Le propre du symbolique étant d’être inconscient, la langue fonctionneen nous, sans nous, nous la parlons sans en connaître convenablement lesrègles, pourtant nous les connaissons, puisque nous les appliquons enparlant.

Le symbolisme signifie donc, avec cette deuxième acception, un effet, ouun ordre machinal. Le symbole est de l’ordre de la machine, souligneLacan�; un effet machinal par lequel nous sommes structurés, à la foissocialement et mentalement.

Page 6: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

MEI, nº�29 («�Communication, organisation, symboles�»), 2008

10

Accéder au symbolique, en psychanalyse, est passer de représentationsconfuses, comme les phobies, les désirs, les rêves, à une représentation, sice n’est logique, pour le moins langagière.

Accéder au symbolique est accéder au logos, accéder à la parole, et celaclarifie, dénoue, analyse, au sens étymologique de «�analyse�» qui veutdire délier. Délier les sens les uns des autres qui sont comme desgrumeaux, des paquets, les sens fondus en nous, dans le symbolisme ausens hégélien et freudien. Il faut les délier, les faire accéder à uneconscience claire. C’est ainsi que fonctionne l’ordre symbolique, au sensde Peirce ou de Lacan.

«�Tête-à-queue�» étrange�; d’un côté le symbolisme veut dire pensée peut-être irrémédiablement confuse. Il n’est, par exemple, nullement questionde dire en clair, ce que la religion nous dit confusément, de la mêmefaçon en art… Alors que l’accès au symbolique chez Lacan ou Pierce, estl’accès à la pensée claire, linéaire.

Le modèle du symbolique est alors la chaîne, la chaîne des réseaux, lachaîne des raisons logico-langagières, la chaîne des nombres éventuelle-ment. Le numérique, évidemment, sera le paradigme même de l’ordresymbolique, avec la décomposition analytique des signes en les signauxles plus clairs, les plus distincts, c’est-à-dire les bits, l’information en0�et�1. Le comble de la réduction symbolique du monde se niche dans leschaînes numériques.

Toutes nos machines à communiquer, ordinateurs, télévisions, appareilstéléphoniques, sont des machines symboliques au sens technique oulacano-peircien du terme, c’est-à-dire des machines à décomposer lessignaux en longues chaînes de 0 et de 1. Aucune représentation ne résisteà la mise en ligne de ces longues chaînes de 0 et de 1, qui analysent destextes, des images, des sons, des sensations tactiles…

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— Dans ce conflit du sens du symbolique,où vous situez-vous�?

Daniel Bougnoux.�— Si le symbolique possède une double acception,j’ai choisi l’acception lacano-peircienne. Accéder au symbolique est uneformule intéressante pour exprimer que l’on tend vers un ordre qui à lafois nous domine et nous socialise, parce que rien n’est plus social que lelangage.

Entrer dans le symbolique, c’est quitter l’autisme, quitter la folie qu’onenferme, c’est quitter la solitude qui désespère, c’est entrer dans unerelation basée sur l’ordre logico-langagier.

Page 7: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix

11

Je tiens à préciser qu’il existe un troisième sens du mot symbole�:�la pièced’argile que l’on casse en deux et dont les deux tessères s’emboîtent… Ils’agit de reconnaître qu’un contrat a été passé entre deux parties, deuxamis ayant fait un jour le geste fraternel de rompre et de garder chacun lamoitié qui s’emboîte dans l’autre pour illustrer leur union, leur relation.Étymologiquement, le symbole est ce qui met ensemble. Symballein, c’estjeter ensemble dans le même objet, le même moule. Inversement, dansdiabolique, on retrouve la racine ballein, mais dans le sens où le diable,est celui qui divise. Diabolique est ce qui jette à part, en inversant lesymbolique.

Dans le symbolique, le sens de base est de mettre ensemble. Mais il y abien des façons de mettre ensemble. Selon la confusion onirique, artis-tique, ou religieuse�: mettre les sens ensemble dans une même image, oureprésentation�; c’est le symbolisme au sens freudien, ou bien c’est relierdans une longue chaîne de réseau sous l’autorité de la logique et dulangage.

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— Face à la crise de la représentation,pour reprendre le titre de votre ouvrage, face aux «�effondrements symbo-liques�», une persistance du symbole peut-elle être dévoilée�?

Daniel Bougnoux.�— On appellera «�effondrement symbolique�» le faitde ne pas accéder à cet ordre logico-langagier qui possède à la fois deseffets négatifs et des effets très positifs. Au fond, la langue est un dressageet on ne peut s’y tenir très longtemps. Si on parle plusieurs heures, oncommence à être fatigué comme locuteur, et comme auditeur, qui fait lemême travail de mise en chaîne de l’attention que le locuteur de mise enchaîne de ses paroles.

Nous dormons un tiers de notre vie, et dormir est régresser à un niveauabsolument asymbolique de la pensée. Asymbolique au sens logico-langagier. Le rêve ne forme pas d’idées opposables, d’idées claires etdistinctes, peut-être forme-t-il des symboles�? Mais non des chaînessymboliques au sens logico-langagier.

L’exemple du rêve, qu’il faut toujours avoir en tête lorsqu’on pense à lacommunication, montre à quel point «�le symbolique�» a un coûtpsychique. Il s’agit d’un dressage, d’un forçage de notre être anarchique,bestial, pulsionnel. Accéder au symbolique est accéder à la propreté danstous les sens du mot. La propreté des mots, la propreté du corps, droit,hygiénique, social, un corps qui rencontre d’autres corps sur le mode dela politesse, du langage, de la société.

Tout cela constitue un dressage qui s’apprend. Il y a des break-down, deseffondrements, des crises inhérentes à ce dressage. Chaque nuit, nous

Page 8: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

MEI, nº�29 («�Communication, organisation, symboles�»), 2008

12

refusons cette station droite, cet ordre verbal, cette pensée logique, cetteposition oppositionnelle. Nous devenons fusionnels, poreux, gazeux,vagabonds, asociaux, autistes, etc., et c’est le sommeil.

C’est aussi l’envers du symbolique. L’effondrement symbolique signifieque les mots nous coûtent�; un des plaisirs que peuvent proposer lescommunications de masse ou les industries culturelles en général estd’échapper momentanément à ce dressage.

On observe aujourd’hui des courts-circuits de la forme logico-langagière«�exigeante�» par des «�minis�» effondrements symboliques.

On assiste à une érosion des formes hautes de la communication au nomd’une démocratie participative de base, c’est-à-dire massifiante. Il y atoute une rhétorique de la moindre performance langagière pour êtredavantage au contact, pour ne pas paraître supérieur… C’est une rhéto-rique, un jeu communicationnel, un jeu de bascule, puisqu’il se joueentre deux états possibles de la communication par les gens qui maî-trisent les deux faces. Mais ce jeu se joue au détriment des formes plusarticulées, plus logico-langagières de la culture. La démocratie peut avoirpour effet négatif de lisser les formes hautes du débat.

De même, si l’on considère l’idée de rapprochement populaire�; il y a, aunom de la relation, une force agglutinante, une force de liaison de base,c’est-à-dire des courts circuits vis-à-vis des formes logico-langagières quel’on peut déplorer. L’effondrement du langage, des formes hautes dulangage, se fait au profit de formes immédiates de communication.

Lors d’une finale de tennis, par exemple, des millions de personnes fontle même geste synchrone avec la tête au même moment. La communica-tion de masse moderne parvient à synchroniser les corps, l’adrénaline,l’émotion, les représentations mentales… à une échelle inaccompliejusqu’à présent, même si cela ne dure que le temps des grands rassem-blements sportifs.

La forme est toujours une élaboration secondaire par rapport à la forcequi est la pulsion ou la dynamique physique, énergétique ou contagieusedes corps entre eux ou des hommes entre eux qui tendent à faire masse.Le processus symbolique, éducatif, tend à isoler, à individualiser leshommes. Nous sommes constamment polarisés ou tiraillés entre ces deuxperformances communicationnelles, qui sont la relation forte, éner-gétique, massifiante, et l’éducation, les gardiens du symbolique quirappellent à l’individu son destin d’Homo Erectus Sapiens. Il faut resterdebout, il faut parler, il faut penser, il faut s’affirmer comme individuresponsable, lucide et critique. La fonction critique suppose des inves-tissements très lourds du côté de l’école, de la culture et même

Page 9: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix

13

psychiquement du côté du langage et de la veille critique. Mais notreesprit périodiquement préfère retomber dans les limbes ou les enfers del’infra-communication.

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— S’il s’agissait de définir un champ dessciences de l’information et de la communication où le symbole aurait auto-rité, pour le moins où le fonctionnement symbolique serait pertinent en tantque principe d’explication ou d’analyse, nous devinons, à travers vos paroles,qu’il pourrait s’agir du terrain de la culture…

Daniel Bougnoux.�— Freud a très bien expliqué dans différents textes,notamment dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905), leplaisir que la libido trouve à défaire ou à effondrer les chaînes logico-langagières. Le mot d’esprit est une violence du langage, mais uneviolence féconde et heureuse. Le bonheur du mot d’esprit est unedélinéarisation, une contraction, une condensation, une abréviation…Tout le monde ne comprend pas le mot d’esprit, car il échappe à la règle,au déchiffrement ordinaire du langage.

Il y a un effet esthétique, ludique et comme une pause, un effondrementdans la culture.

La brèche ouverte par Freud pourrait s’élargir, en considérant la culturede masse en général. Les contenus des industries culturelles, musiquesd’ambiance, concerts de rock, bandes dessinées, magazines people, starssur papier glacé, et la majorité de ce que consomment les gens par lapresse ou la télévision constituent un pied de nez à la culture logico-langagière, donc un effondrement symbolique.

Il faut apercevoir dans notre culture, au sens large du mot, de quellefaçon nous sommes tiraillés ou aimantés, soit par le pôle du dressage dela culture, au sens de la grande culture logico-langagière, soit par desinstants beaucoup plus ludiques, flous, fous, de relaxation et de relation,de chaleur participative. Le lien social ou la chaleur n’ont pas du toutbesoin de passer par le logico-langagier pour être puissants. L’amour peutêtre très intense et ne passe pas nécessairement par le langage. Il ad’ailleurs du mal à se dire. Des relations se nouent dans un concert demusique, qui est un excellent opérateur de relations puisqu’on danse surla musique, on communique et on communie. Le groupe entre en fusiondans les concerts de variété, de rock… Ce phénomène de foule, degroupe en fusion montre à quel point le logico-langagier est un conduc-teur faible, ou vite fatigué, et à quel point il existe des forces et descourants sous-jacents beaucoup plus conducteurs de rassemblement, defusion, de plaisir, de chaleur participative…

Page 10: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

MEI, nº�29 («�Communication, organisation, symboles�»), 2008

14

Le symbolique au sens de Lacan est un pôle froid de relation. Il y a enalternance, et parfois en conflit, des pôles beaucoup plus chauds de larelation, de l’ordre ou du désordre social.

L’émeute, la manifestation au sens des barricades, la fête, l’orgie, lecarnaval ont toujours été perçus comme des moments intenses de convi-vialité et des moments où la société est à la fois à son meilleur et à sonpire, moyennant des ambivalences terribles liées à ces phénomènes defusion et de massification. Les intellectuels, en particulier, ont toujourssouligné l’importance d’accéder au symbolique ou d’y retourner rapide-ment pour conjurer ces débordements. Nous vivons tous cela quotidien-nement, par les sirènes de la communication ordinaire, notamment àtravers les écrans. Le calcul et la pensée logique ne détiennent pas lemonopole de nos écrans d’ordinateur.

Le symbolique est une invitation hautement culturelle, mais au fondfatigante, autoritaire et blessante pour le narcissisme de chacun. Le sym-bolique entraîne nécessairement une rébellion. Nous ne sommes pasinconditionnellement des animaux symboliques. Le logico-langagier sepaye de trop de répressions et de dressages.

Le symbolique au sens de Freud, en revanche, apparaît très plaisant�;vivre dans la rêverie est justement ne pas choisir entre ses représentations.Vivre dans l’imaginaire, dans l’amour vague, l’amour flou invite à sortirde cette structure oppositionnelle très dure qui règne dans l’ordre sym-bolique. Mais quelqu’un qui ne parlerait que par symboles poético-oniriques, si ces symboles ne sont pas acceptés, partagés, reformatés enune langue, ne s’adresserait finalement qu’à lui-même.

Il est vrai que certains prophètes, certains poètes ou certains chefs parlentpar symboles, et ces symboles ont une puissance de convocationindéniable parce que chacun y projette son propre sens. Un chef n’a pasintérêt à parler de manière claire. Le mot doit être convaincant, certes,mais du même coup très vague. L’humanité a su formuler de grandsmots ou de grandes expressions vagues comme liberté, révolution, iden-tité, fraternité, aptes à désigner l’ennemi. Désigner l’ennemi est un extra-ordinaire opérateur de fusion, où chacun place en l’ennemi ses propresphobies. On comprend à quel point le mot «�juif�», par exemple, a puêtre connoté de multiples façons par les antisémites. Il existait ainsi desmots extrêmement dangereux, d’une symbolique noire qui fermentait ettravaillait le corps social. La fosse où l’on projetait tous les phantasmes àexpulser. On voyait de façon très négative la fonction symbolique dansl’expulsion des mauvais sujets, des mauvais corps, des mauvaises pensées,des mauvaises humeurs, de tous les dangers et poisons du peuple alle-

Page 11: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix

15

mand. Il y a des mécanismes et des ressources redoutables dans lemaniement de certains symboles connotés négativement.

Un symbole positif est toujours la face lumineuse d’un symbole négatif.Je pense aux grandes idées libératrices, comme la révolution. Or, qui ditrévolution dit nécessairement épuration, guillotine, fusillade. Il y atoujours une face cachée. Les ressources de la fonction symbolique, ausens projectif et politique, c’est-à-dire plusieurs sens empaquetés en unmot, s’avèrent inépuisables concernant le maniement des hommes, deleurs désirs, de leurs phantasmes, de leurs représentations…

Il faut du symbolisme pour diriger les hommes. Il faut canaliser leursdésirs, leurs phobies, leurs peurs et leurs haines. Il faut nommer leurspassions et leurs objets.

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— Au niveau des pratiques sociales, quelleinfluence du symbolique sur les représentations des différents acteurs peut-elleêtre identifiée�?

Daniel Bougnoux.�— On remarque des accommodations étranges duregard à travers la fonction symbolique. En effet, la vie sociale est un jeude miroirs et un jeu de dupes, puisque chacun ne voit dans l’autre qu’unsubstitut, une fonction symbolique ou un miroir de ses propresprojections.

La magie, la sorcellerie du social tient à cette substitution que chacunfait, transformant ses perceptions en symboles. La vie sociale fourmille desymboles. On ne peut extirper la fonction symbolique de la relationsociale. Nous sommes des animaux symboliques, au sens où nous necessons de rêver.

Le vécu de chacun offre les meilleures comme les pires ressources. Nousenchantons le monde par nos projections positives, comme l’amour, lafraternité, l’identité… Et le monde a besoin d’être enchanté et rassurépar ces bonnes projections. En même temps, quantité de projectionsnégatives, de mauvais objets doivent être évacués, projetés sur les autres.Ce sont les fonctions sacrificielles, les guerres, les bûchers, les inquisi-tions… Tout ce qui se déchaîne autour des mauvais objets, qui ne sontpas là pour eux-mêmes, comme par exemple les sorcières que l’on brûle,les ennemis que l’on emprisonne au nom de la sécurité de l’État, de lapureté de la race… Tous ceux qu’on persécute payent toujours pour unemauvaise cause. La fonction symbolique est à l’œuvre à chaque fois quel’on se trompe sur une personne et que l’on s’en prend à des images. Lavie sociale est faite de cette guerre des images, de cette multiplicationd’idoles autour de chacun. Nous vivons dans des forêts de symboles,disait Baudelaire, nous traversons la vie dans des forêts d’idoles. De

Page 12: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

MEI, nº�29 («�Communication, organisation, symboles�»), 2008

16

grandes figures tutélaires nous surplombent. À partir de là, les jeux depouvoir deviennent très repérables.

Le propre du social est le besoin d’idoles, d’effigies, d’icônes, d’autorité,de grands personnages, de personnalités, de titres, etc. Tout celareprésente l’ordre social que nous imposons à nos relations pour nous yretrouver.

Il y a une prégnance des rôles, des fonctions et des titres, que l’onretrouve dans les entreprises, les universités, l’armée, les gouverne-ments… Le symbole comme hiérarchie, comme jeu de place, jeu depouvoir, jeu d’autorité, de titres, d’institution, d’infériorité ou desupériorité est omniprésent.

Cette fonction symbolique de hiérarchisation et de mise en effigie desuns et des autres est universelle. Le monde dans lequel nous vivons neconnaît pas d’horizontalité. On n’a de cesse de le hiérarchiser, del’enchanter avec de grandes figures tutélaires ou de très basses figures derejet, ou incarnant le mauvais objet.

À titre d’exemple, la littérature, et la poésie en particulier, constituent unchamp formidable pour qui s’intéresse à la formation du sens. La ques-tion du symbolisme est la question de la construction du sens et de sescomposantes, soit enchevêtrées et inanalysables, soit, a contrario, dans deschaînes de raison, numériques ou logico-langagières. Le passage de lapoésie à la prose, la mise en scène au théâtre, la mise en voix, la mise encorps… constituent des effets que l’on retrouve constamment dans la viesociale. Le théâtre est partout présent dans la vie sociale. Il s’agit d’uneentrée merveilleuse pour comprendre la vie symbolique des hommes.Symbolique, au sens où ils se donnent des rôles dans la société, et per-sonne n’échappe à cette mise en rôle de sa propre vie. Nous sommesenrôlés, au sens théâtral du terme, par les mille circonstances de notrevie. La littérature, le théâtre, la poésie demeurent des réservoirs, desmodèles, des clés d’intelligence…

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— Antinomique, résistant, voire omni-présent�: peut-on dire que «�tout est symbole�», dans le sens où l’on a pu direque «�tout est communication�»�?

Daniel Bougnoux.�— Certes non�! Il faut que le symbole garde sa placeet sa fonction. Démultipliée, la notion perd toute vertu�; elle n’est plusopératoire. Le symbole doit avoir une fonction de liaison non matérielle,de liaison d’ordre cognitif et imaginaire. Le monde symbolique est lemonde que nous plaquons, que nous ajoutons à la nature. Le mondesymbolique est le monde de la culture que nous ajoutons à la nature.

Page 13: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix

17

Une fois que nous avons accédé à la culture, il devient impossible devivre dans la nature.

Une organisation, une entreprise ou une association, vivent nécessaire-ment sur des symboles�; les forces naturelles n’étant pas agrégatives desocial. Il faut du contrat, de la mémoire, du passé, du futur… Il fautbeaucoup de signes au concours de cette alchimie du lien pour que la«�mayonnaise sociale�» prenne.

Notez que l’économie n’a pas en elle-même sa propre fin. On s’attardebeaucoup aujourd’hui sur les limites du monde économique. Est-ce quel’homo œconomicus n’est pas en train de dévorer l’homo symbolicus�?

La réussite économique passe d’ailleurs par des ressorts autres que lesseuls ressorts économiques. Un bon chef d’entreprise n’est pas seulementcalculateur. Il possède d’autres ressources. Le propre du monde écono-mique est de profiter de paramètres forgés hors de lui et qu’il n’a pascréés, comme le courage, l’honnêteté, la discipline ou l’abnégation quifont de bons travailleurs au service de l’entreprise. Ce n’est pas le mondeéconomique en tant que tel qui rend honnête, courageux, brave etdroit…

Aujourd’hui, on ressent un conflit sociétal très fort entre l’arrogance del’ordre économique, du marché, de l’argent, des puissances financières etdes personnes qui défendent des formes de culture nées en dehors decette sphère et qui peinent à persister. Il y a une frontière à tracer, aunom de la vie des symboles et de la culture en général, entre l’expansionéconomique et ce qui ne doit pas en relever ou s’y résumer.

L’interrogation sur le symbolique est cruciale. Elle permet de tracer lafrontière, très floue aujourd’hui, de ce qui échappe à l’argent, de ce quirésiste. Par exemple, la notion de valeur�; la valeur est ce qui vaut sur unmarché, mais c’est aussi ce qui échappe à toute évaluation marchande,d’un point de vue moral, esthétique, humain en général.

Ainsi le don échappe-t-il à l’échange marchand. Nos propres viesdépendent du don. Le don que l’on nous fait de la vie, que nos parentsnous font de l’éducation. Il n’est nullement question d’achat. Sur cesvaleurs de base, se greffent des symboles très forts. L’école nous ouvre à laculture, à la lecture, au monde des signes, qui nous ouvrent à d’autresmondes qui ne sont pas dans la nature, mais sont ceux que nous habitonsde préférence�; les mondes de la culture, de l’imaginaire, les mondesforgés à coup de symboles.

Page 14: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

MEI, nº�29 («�Communication, organisation, symboles�»), 2008

18

Michel Maffesoli�: «�La puissance symbolique…au cœur des technologies de l’informationet de la communication�»Claudine Batazzi et Céline Masoni Lacroix.�— En quel sens le symbolepeut-il être un outil des Sciences de l’information et de la communication�?Isoler, décrire puis utiliser le fonctionnement symbolique est-il pertinent ences sciences�?

Michel Maffesoli.�— D’une manière générale, en sciences humaines, unoutil est pertinent quand il est en phase avec ce qui est vécu, avec l’espritdu temps.

On assiste actuellement à un retour du symbole, non pas sousl’appellation de symbole, mais comme une réalité dans la vie sociale.Dans cette perspective, une science de l’information et de la communi-cation a tout intérêt à l’intégrer.

On peut avancer que ce qui caractérisait, à juste titre et de manière fortjudicieuse, notre XIXe�siècle fut un effort constant d’évacuation du sym-bole, évacuer tout ce qui pouvait le rappeler�; la métaphysique, la poésie,voire la philosophie, toute chose qui, si l’on reprend l’expressiond’Auguste Comte, n’était pas positive, n’entrait pas dans la grande pers-pective scientifique, que l’on peut qualifier de scientiste en ce XIXe�siècle.Dès lors, toutes les sciences, de manière générale et les sciences del’homme en particulier, se refusaient à utiliser cet outil. Cela n’en étaitpas moins légitime, car en phase avec l’esprit du temps, où prédominaitle grand rationalisme, pour reprendre l’idée de Max Weber. Cette ratio-nalisation généralisée de l’existence a entraîné le désenchantement dumonde.

Sans porter de jugement de valeur, je conserve ma position de socio-logue, pour le moins d’observateur, je constate un retour, «�pour lemeilleur et pour le pire�», de formes que l’on avait évacuées, marginali-sées ou secondarisées. De ce point de vue, et en tant que principe deréalité, il faut savoir intégrer ce phénomène. Je ne saurais me positionnersur l’utilisation de ces formes oubliées en tant qu’outil. Mais je soutienscette position épistémologique�: il faut savoir intégrer ce qui se trouvedans l’air du temps.

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— En référence à votre dernier ouvrage, laquestion du réenchantement du monde en appelle-t-elle à une réinterpréta-tion de la puissance symbolique�? Une persistance du symbole peut-elle êtredévoilée, ou une forme nouvelle émerge-t-elle ou est-elle à créer�?

Page 15: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix

19

Michel Maffesoli.�— L’idée du réenchantement du monde était pourmoi une hypothèse. Concrètement, on observe le succès du Da VinciCode, du Seigneur des anneaux, d’Harry Potter. N’importe quelle librairieaffiche une profusion de livres ayant trait à des thèmes commel’initiation, la charge symbolique du monde. Les trois quarts des livresdans les librairies, et plus particulièrement dans les aéroports, s’inscriventdans cette thématique. Les éditeurs sont conscients des gains que ce typed’ouvrages engendre.

Ce qui avait été évacué, revient�: désenchantement–réenchantement.

Il faut revenir à l’idée de symbole même, dans le sens d’un processus dereconnaissance de l’autre. Plus précisément, on naît à soi-même quandon reconnaît l’autre. On n’existe que si l’on reconnaît l’autre… avec unjeu sur les mots naître et reconnaître�!

Réinterpréter la puissance symbolique pourrait consister, de manièreludique, à déceler, au cœur des technologies de l’information et de lacommunication, les moyens de communication interactifs quiparticipent de cette charge symbolique.

Des études réalisées à Paris-Sorbonne, au sein du CEAQ�1, un centre derecherche sur l’actuel et la technologie, montrent qu’Internet, le télé-phone portable, tous les moyens dits de communication interactive, par-ticipent de ce réenchantement. Une étude a montré que 70�% du traficd’Internet s’éloigne du fonctionnel. Il s’agit de forums de discussions àcaractère philosophique, religieux, sexuel… Ce sont là des phénomènesque j’ai qualifiés d’archaïques, dans le sens étymologique du terme archè,ce qui est fondamental, ce qui est premier. Comme cette envie de rentreren contact avec l’autre, de toucher l’autre…

Ces phénomènes non-fonctionnels, qui ne se résument pas à du com-merce, ou à de la diffusion d’informations rationnelles… se développent.Ainsi observe-t-on, premièrement, de facto un réenchantement, etdeuxièmement, que les moyens de communication interactifs redonnentune force évidente à cette puissance symbolique.

1 CEAQ /GRETCH, www.ceaq-sorbonne.org

Page 16: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

MEI, nº�29 («�Communication, organisation, symboles�»), 2008

20

La recherche d’un trésor que l’on peut rapprocher de la quête du Graal, aune dimension symbolique. Je pense à une recherche effectuée sur le sitede Rennes-le-Château. Il s’agit d’un tout petit village de 600�habitants,dans le sud de la France, près de Carcassonne. À la fin du XIXe�siècle, uncuré y a découvert un trésor. Depuis, tout le monde recherche ce trésor.C’est cela la quête du Graal�; 600 habitants et 150�000 personnes qui,chaque année, cherchent ce fameux trésor, que personne ne trouve bienévidemment. Aujourd’hui, une vingtaine de sites Internet font circulerdes informations sur Rennes-le-Château et son trésor. La question fon-damentale se dévoile�: «�Comment arriver à une complétude de soi-même au travers d’une quête, d’une recherche�?�».

Cet exemple m’avait amené à une définition de la post-modernité en tantque synergie de l’archaïsme et du développement technologique, avecune démultiplication des effets. À titre d’exemple, une synergie s’engageentre l’archaïsme, de l’archè , de la quête, et le développementtechnologique, d’Internet.

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— Au niveau des pratiques sociales, quelleinfluence du symbolique sur les représentations des acteurs, des institutions…peut-elle être identifiée�? Votre parcours de recherche nous autorise unedouble articulation de la question. Concernant la structuration sociale et sonéquilibre�: comment «�tient�» une société�? Quelles puissances symboliques lasous-tendent�? En quel sens parvient-elle à un équilibre organique�? Et enquel sens la «�notion�» d’organique interroge-t-elle la «�notion�» d’organi-sation�?

Michel Maffesoli.�— Notre modernité avait su mettre l’accent, et futd’ailleurs performante sur ce point, sur une conception très quantitativedu monde. L’importance de l’économie, du chiffre statistique sous sesdiverses modulations d’un point de vue scientifique, sont une expressionde ce positivisme ambiant, élaboré au XIXe�siècle et qui a perduré dans lessciences humaines et sociales jusqu’à ces dernières années.

On trouve les racines de cette grande perspective, chez Hegel, et bienévidemment chez Auguste Comte, que l’on peut considérer comme leprotagoniste du positivisme. Dans cette même lignée, Durkheim consi-dère les faits sociaux comme des choses. On pourrait multiplier lesexemples, qui en tant que tels, ou de manière diffuse, ont joué un rôlenon-négligeable dans l’approche de la société.

De manière empirique, et c’est aux chercheurs d’en penser scientifique-ment l’intégration, nous observons aujourd’hui le retour de l’immatériel,du qualitatif.

Page 17: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix

21

Ce «�qualitatif�» se donne à voir de diverses manières�: une relativisationde l’économie�; chez les jeunes, cela s’exprime dans l’humanitaire, lebénévolat, de nouvelles formes de générosité, de nouvelles formes desolidarité… qui montrent «�le prix des choses sans prix�». On voit biencomment de diverses manières, ce prix des choses sans prix–�l’immatériel�–, va prendre le pas sur une conception purement écono-miste, comptable, quantitative du monde.

La pensée de Durkheim –�des «�faits sociaux comme des choses�»�– signifiel’évacuation du subjectif. J’affirme qu’il faut “homéopathiser” le subjec-tif, d’un point de vue méthodologique. Il faut se rendre compte qu’il y aaussi de l’invisible, qu’il y a, si je reprends une expression de Simmel, un«�roi clandestin de l’époque�», qu’il y a quelque chose de souterrain.Prenons des images simples�: une société n’existe que parce qu’il y a unenappe phréatique. Ça ne se voit pas, mais ça sustente, ça permet faune,flore, vie… Voilà la dimension symbolique. C’est cela qui fait structura-tion sociale, équilibre. Cela n’existe que parce qu’il y a cette dimensionimmatérielle, spirituelle. Quelque chose qui fait que, dans le sens simpledu terme, on ne peut pas réduire un individu, une société à unedimension rationnelle.

Ce qui m’amène à préciser que, nombre de pratiques qui ne sont pasrationnelles, ne sont pas irrationnelles pour autant. J’ai d’ailleurs traité cesujet dans un livre d’épistémologie intitulé Éloge de la raison sensible�; j’ymontre la liaison de la raison et du sensible et donc des sens.

En ce qui concerne la notion d’organique, je m’en suis expliqué dans Laconnaissance ordinaire, j’entends par là, enracinée, réelle. J’ai montré quele XIXe�siècle avait été très mécanique, très mécaniste dans le vrai sens duterme, dans cette vision des choses s’engendrant les unes par rapport auxautres. Une conception très causaliste�: une cause, un effet, etc.

Cette pensée «�mécaniciste�» a pu permettre à Durkheim d’importer lacausalité triomphante des sciences dures vers les sciences humaines. Tousles sociologues, psychologues se sont appuyés sur Claude Bernard, enreconnaissant établir des lois sur la base de la causalité, de la reproducti-bilité… posées comme les grandes règles de la méthode scientifique.

Le retour actuel à l’organicité des choses me paraît intéressant. Il n’y apas une simple raison ou une simple cause mais un pluri-causalisme. DeMax Weber aux travaux contemporains d’Edgar Morin, un fil rougemontre qu’il est impossible de réduire un effet à une seule cause.

Weber montrait, de manière imagée, que le mécanicisme avait été essen-tiellement monothéiste et qu’il y avait un retour à un polythéisme desvaleurs, un polythéisme multiforme…

Page 18: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

MEI, nº�29 («�Communication, organisation, symboles�»), 2008

22

Au sujet de la notion d’organique, je voudrais revenir sur le célèbre�:«�tout est bon�» du grand logicien américain, Paul Feyerabend. Il a montrécomment, de manière logique, sont intégrées une multiplicité de causes,et qu’il existe une liaison très intégrative de ces causes, les unes parrapport aux autres. Une petite cause peut avoir un grand effet�; l’effetpapillon en est un exemple. On ne peut pas nier l’importance del’interactivité, de la rétroactivité… C’est cela l’organique, c’est-à-dire uneliaison complexe. Notez qu’on le retrouve dans les nouvelles formes desolidarité…

En deux mots�: modernité, conception très mécaniste du monde d’unpoint de vue épistémologique, avec pour exemple la structure pyramidaledes institutions. Une solidarité mécanique qui vient d’en haut par lesgrandes institutions, l’État providence. Très rationnellement, on aorganisé le monde.

À cette verticalité du pouvoir, du savoir, de l’institution, est substituéel’horizontalité�; c’est un changement d’utopie. On passe d’une topiqueverticale à une topique horizontale.

L’organique va avoir des effets sur l’organisation. Dans les scienceshumaines et sociales, continue à régner une conception très positiviste,assez rationaliste. La sociologie des grandes institutions domine encore, lasociologie de la famille, du travail, des organisations… Ces sociologiesont un champ très fermé, très institutionnel, et par conséquent ont dumal à saisir cette vie sociétale que j’appelle «�société au noir�».

Là encore, les moyens d’information et de communication sont enavance sur les disciplines académiques, universitaires…

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— Concernant l’idée de métaphore, vousavez travaillé sur l’idée de mafia comme métaphore de la société, la régula-tion et l’ordre organique qui découlent du respect des règles sont-ils le signed’une organisation�? son émergence�? la normalisation engendre-t-elleun�processus organisationnel�?

Michel Maffesoli.�— Je n’aime pas le mot concept, qui enferme, définit.Il est bien de «�faire�» du concept, du système, quand les sociétés ontatteint une stabilité. Je préfère le mot notion. Nous sommes dans unmoment de labilité.

J’ai parlé de nomadisme. Il n’y a plus d’identités sexuelle, idéologique ouprofessionnelle stables, mais des identifications multiples… Dans cetteperspective, un enfermement conceptuel ne serait pas productif.

Page 19: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix

23

Je préfère des termes comme métaphore, analogie, correspondance. Cesont des termes que l’on a tendance à réserver à la poésie. Mais ilspeuvent être aussi des outils opératoires.

La métaphore signifie le transport d’une image de quelque chose dans unautre domaine, pour éclairer. Dans les moments de labilité, il est préfé-rable de voir quelque chose qui illustre, qui présente, plutôt que quelquechose qui représente, le concept de représentation renvoyant à uneadéquation à la vérité.

Le mot «�correspondance�» est un mot baudelairien. C’est une manièrede décrire les processus de réversibilité. L’idée de correspondance seretrouve aussi chez Edgar Morin, dans son «�action-rétroaction�».

Quant à l’analogie, elle signifie qu’à partir de telle compréhension, ana-logiquement, je vais comprendre tel (autre) phénomène. À partir d’uneorganisation comme la mafia, je peux essayer de comprendre la société. Àpartir d’un «�morceau�» que je transporte, je vais lire une société.

À l’origine, la mafia était une manière de s’organiser, en Sicile, pour seprotéger par rapport au seigneur, une organisation de base des paysans, àla fois souple et unifiée. En se transportant aux États-Unis, l’objet mafiaa changé. Il est devenu prostitution, drogue, criminalité… Je m’intéres-sais à ce fonctionnement, de manière analogique. L’objet est devenucriminel, mais le côté «�très uni�» persiste, comme la protection contrel’ennemi du moment�: la police, l’État. On a une homologie structurelle.

Le système tribal n’est-il pas la même chose, sinon que son objet n’est pascriminel�? Il y a des formes de solidarité très étroites, des formes de pro-tection contre une instance surplombante�: le seigneur, la police, l’État,l’institution…

Cela ne nous éclaire-t-il pas sur ce qu’est une nouvelle organisation, quej’appelle une «�société au noir�» et qui constitue, au-delà ou en deçà desinstitutions, la «�vraie réalité�»�? Telle est mon approche méthodologique.

C.�Batazzi et C.�Masoni�Lacroix.�— Peut-on assimiler une organisation àun système symbolique qui renfermerait en son sein, différents niveaux desymbolisme�?

Michel Maffesoli.�— Je parlerais d’emboîtements plutôt que de niveaux�;le niveau s’apparentant à la hiérarchie. Je reprends l’idée de tribu, pourpréciser que l’on n’est plus simplement dans de l’institutionnel, commel’avait d’ailleurs bien montré Foucault. J’ai voulu montrer le retour dusentiment d’appartenance, des «�affinités électives�» pour le dire à lamanière goethéenne, et donc de la métaphore tribu.

Page 20: NTRETIENS - mei-info.commei-info.com/wp-content/uploads/revue29/2MEI-29.pdf · 7 La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine

MEI, nº�29 («�Communication, organisation, symboles�»), 2008

24

Or, les ethnologues emploient le mot tribu dans une temporalité longue.C’est le sol, le sang, qui font qu’on est d’une tribu.

C’est la notion de personne qui m’importe�; on virevolte d’une tribu àl’autre. Je peux participer à une multitude de tribus.

Ne parlons pas de niveaux symboliques, mais envisageons plutôt uneparticipation à une multiplicité de lieux organisationnels. À tel moment,et pour tel goût, je vais dans telle tribu. Pour tel autre de mes goûts,sexuel, religieux, sportif, je me dirige vers tel autre groupe.

Le fonds de mon travail, exposé dans le premier chapitre de l’ouvrage Letemps des tribus, énonce qu’il n’y a plus un individu indivisible, mais unepersonne plurielle. Le propre même de l’organisation, du contrat portesur cet indivisible de l’individu, qui a son identité sexuelle, idéologique,professionnelle. J’ai pu montrer comment l’idée poétique et prophétiqued’Arthur Rimbaud, «�je est un autre�», s’est “capillarisée”. Telle secomprend la personne. Je suis toujours autre que ce qu’on voudrait queje sois, que j’aimerais être… il y a une multiplicité de persona, enfonction de la situation, des moments…

La dernière image que je souhaiterais évoquer est que l’individu estl’unité et la conception des institutions, l’unité fermée en tant que telle.J’avais proposé le vieux terme médiéval d’unicité…

L’unité est un cercle fermé, l’unicité, un cercle en pointillé. Il y a de lacohérence, ça tient, mais c’est une cohérence ouverte. Et l’on rejointl’épistémologie contemporaine…