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Une société du sacré ? Désacralisations et re-sacralisations dans la société contemporaine Sous la direction de Georges Bertin et Céline Bryon-Portet 2014 | vol. 19

Numero Sacre Juillet2014

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Une société du sacré ? Désacralisations et re-sacralisations

dans la société contemporaine Sous la direction de Georges Bertin

et Céline Bryon-Portet

2014 | vol. 19

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Esprit Critique.

Revue internationale francophone de

Sciences sociales.

Une société du sacré ?

Désacralisations et re-sacralisations

dans la société contemporaine

Direction : Georges Bertin et Céline Bryon-Portet

« Si les dieux chacun à leur heure sortent du temple et deviennent profanes nous

voyons par contre des choses humaines, mais sociales, la patrie, la propriété, le

travail, la personne humaine y entrer l'une après l'autre ».

Henri Hubert et Marcel Mauss,

Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux, 1909.

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SOMMAIRE

Editorial - Une société du sacré ? Désacralisations et re-sacralisations dans la société

contemporaine _________________________________________________________________ 5

Numéro coordonné par Georges Bertin et Céline Bryon-Portet

Actualité du Sacré _______________________________________________________________ 7

Georges Bertin, CNAM des Pays de la Loire

L'ensauvagement du sacré _______________________________________________________ 18

Denis Jeffrey, Université Laval à Québec

La reconfiguration légendaire_____________________________________________________ 28

Jean Bruno Renard. Université de Montpellier

Eléments pour une philosophie du vivre ensemble ____________________________________ 38

René Barbier, Université Paris 8 ISSM et CIRPP

LA SOUVERAINE DE L'AUTRE MONDE EN QUETE DE SON REGISSEUR désir, mues et métamorphoses

vénériennes aux portes du Paradis de la reine de Sibylle d’Antoine de La Sale (XV° siècle) ____ 51

Pascal Duplessis, Société de Mythologie Française

Le sacré maçonnique et ses paradoxes _____________________________________________ 71

Céline Bryon-Portet, Université de Toulouse

L'approche sociologique complexe dans l'étude des phénomènes de désignation collective

(sacralisation, stigmatisation) ____________________________________________________ 81

Annie Cathelin, Université de Perpignan

La passion amoureuse comme expérience moderne du sacré de transgression : une interrogation

sur le lien social actuel __________________________________________________________ 93

Anne Hélias, Université de Pau

Laïcisation de la Langue internationale dite "Esperanto" et rejaillissement diffus de ferveur

enthousiaste liée à "l'idée interne" _______________________________________________ 106

Christian Lavarenne

La mode, cette religion _________________________________________________________ 117

Françoise Piot-Tricoire, Université d’Angers

Le retour du dieu danseur _______________________________________________________ 122

France Schott-Billmann

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Le clown : quel (con) sacré ? _____________________________________________________ 131

Delphine Cezard

«Pop occultisme» Une tentative underground de ré enchantement _____________________ 142

Stéphane François, chercheur associé, GSRL, CNRS

« Déchristianisation et re-sacralisation du Graal au cinéma » _________________________ 150

Justine Breton, Université de Picardie Jules Verne – Amiens

Des médiums dans les médias ou les nouveaux médiateurs du sacré ____________________ 159

Sébastien Poulain, Université Bordeaux 3 Michel de Montaigne

La méridienne de Landeleau. Calendrier celtique et rites contemporains. ________________ 169

Yves Chetcuti, Centre de Recherches sur l'Imaginaire, Grenoble

Ponctuations sacrées le long des chemins ordinaires. Croix et calvaires : des carrefours avec la

civilisation ? __________________________________________________________________ 183

Christophe Baticle, Université de Picardie Jules Verne, Amiens.

La littérature populaire comme résistance à la désacralisation du monde, les « prospecteurs de

l’ombre » ____________________________________________________________________ 209

Lauric Guillaud, Université d’Angers, CERLI

Notes de lecture _______________________________________________________________ 220

Le sacré, cet obscur objet du désir ? Albin Michel, 180p. – 2009 _____________________________ 220

Hollier Denis. Le Collège de sociologie. Paris, Gallimard/Idées. 1979 __________________________ 221

Ont participé à ce numéro_______________________________________________________ 224

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Editorial Une société du sacré ?

Désacralisations et re-sacralisations dans la société contemporaine

Numéro coordonné par Georges Bertin et Céline Bryon-Portet

« Si les dieux chacun à leur heure sortent du temple et deviennent profanes nous voyons par contre des choses humaines, mais sociales, la patrie, la propriété, le travail, la personne humaine y entrer l'une après

l'autre ».

Henri Hubert et Marcel Mauss,

« Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux », 1909.

Selon certains chercheurs, l’avènement de la modernité aurait signé un recul des formes symboliques et du sacré, discrédités par une approche conceptuelle, une démarche logique et cartésienne. Le « logos » aurait ainsi définitivement chassé le « muthos » de nos sociétés prétendues rationalistes et matérialistes, et nos existences seraient prises dans un inexorable mouvement de désacralisation, dont la fameuse « mort de Dieu » annoncée par Friedrich Nietzsche serait illustrative en ce qu’elle exprimerait, au-delà du déclin de l’entité divine, la faillite des idéologies transcendantes. De fait, nombre de figures, d’objets, de pratiques et d’institutions que l’on considérait jadis avec un mélange de respect, de crainte et de fascination, sont aujourd’hui banalisés, voire parfois frappés du sceau de la dérision. Ainsi en est-il des figures politiques, qui après avoir été révérées en tant que manifestations sensibles d’un corps immortel – divin ou souverain – en la personne du roi (Marc Bloch, Les Rois Thaumaturges, Ernst Kantorowicz, Les Deux corps du roi…), puis après avoir bénéficié d’une certaine considération jusqu’à la fin du XXe siècle, se sont trouvées quotidiennement raillées par les comiques, ravalées au rang de marionnettes et ridiculisées, comme dans le Bebête Show et les Guignols de l’info. Dans une certaine mesure, la famille, le mariage, la religion, ont également perdu une part de leur sacralité. Mais ne faut-il pas considérer à l’inverse, comme le fait une tradition sociologique dont le Collège de Sociologie fut un précurseur dans les années 1930, que le sacré s’actualise de façon constante, qu’il est matrice de communication entre les êtres et participe de la formation d’êtres nouveaux ? Ce qui se manifestait dans les sacrifices et les fêtes, notamment, ne se déplace-t-il ou mute-t-il pas, innervant maintenant de manière inattendue des domaines aussi divers que le septième art et les échanges numériques ? D’anciennes figures du sacré resurgissent ainsi sous une autre forme (la chevalerie en est un bon exemple), de nouvelles sacralités apparaissent. La nation, le progrès, la science, ont tour à tour été érigés en véritables mythes des temps modernes. Quant à cette ère que d’aucuns qualifient de postmoderne, elle paraît bien drainer son lot

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d’icônes et de figures vénérables (Marylin Monroe, James Dean, Lady Di…), et renouer, plus profondément, avec un religieux diffus, exprimant une quête de sens : Nouvel Âge, sectes millénaristes, spiritualités laïques, nébuleuses mystico-ésotériques en tous genres ne cessent de se développer et de dessiner les contours d’un sacré certes protéiforme, mais résolument prégnant à l’aube du XXIe siècle (ainsi que l’ont souligné des sociologues comme Françoise Champion et Danièle Hervieu-Léger), car participant de la refondation du lien social, tout en sachant bien qu’il peut être également le lieu du retour des dieux les plus violents. Entre l’expansion des figures du sacré à l’ère numérique et sa contraction dans des groupuscules ou communautés électives, ce numéro de la revue Esprit critique se propose d’étudier ce double processus de désacralisation et de re-sacralisation, d’en expliquer les causes, d’en souligner les ambiguïtés, d’en définir les modes d’expression diversifiés. Il s’interroge sur les raisons de cette profonde plasticité du sacré, de sa permanence derrière d’incessantes reconfigurations, et s’efforce de comprendre ce que traduisent ses mutations actuelles. Pour cela, nous avons a tenu à privilégier une approche pluridisciplinaire. Après en avoir observé les mises en forme que révèlent l’anthropologie culturelle ou l’histoire dans le croisement d’essais théoriques et d’études de cas, nous avons souhaité voir explorés des champs aussi variés que les médias et le cinéma, la littérature et la mode, les organisations religieuses ou parareligieuses et les folklores, pour mettre au jour les représentations collectives qui structurent aujourd’hui l’espace toujours actuel et toujours renaissant du sacré en ce qu’il interroge profondément la nature humaine.

C.B-P et G.B.

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Actualité du Sacré

Georges Bertin, CNAM des Pays de la Loire Résumé. Le sacré peut être lieu d’application de la mystique la plus élevée en même que nous l’appréhendons dans nombre de nos expériences du quotidien, ce qui en fait l’actualité à jamais renouvelée. Passant en revue ses définitions dans une perspective plurielle, nous en tentons le repérage dans diverses formations sociales. Mots clefs : sacré, quotidien, mythe, expérience, rites. « La sociologie sacrée peut être considérée comme l’étude non seulement des institutions religieuses mais de l’ensemble du mouvement communiel de la société ». Georges Bataille, 1937. "Le sacré est ce qui donne la vie et ce qui la ravit1". Cette phrase de Roger Caillois indique toute la dimension du sacré. Phénomène à la fois existentiel et surnaturel, il justifie d’une expérience liée au quotidien comme il est lieu de la mystique la plus élevée. Dans le même temps, il est pour chacun expérience quotidienne s’actualisant dans de nombreuses formes figures qui intéressent nos vies et leur donnent souvent sens. Définitions. Le vocabulaire du sacré est révélateur. Dans les sociétés indo-européennes, il désigne une force exubérante qui devient le signe du divin (héros), est encore un acte qui institue une séparation (agios). Le latin sacer vient souligner cette ambivalence en désignant ce qui signe le surhumain vénérable, objet de fascination, et le met à l’écart par une souillure qui suscite l’effroi. L’hébreu distingue qodesh (manifestation différenciée de Dieu) et qadosh (ce qui est séparé, distinct des autres, et se rapporte à Dieu lui-même. Emile Durkheim2 pensait que la distinction profane /sacré était le trait distinctif de la pensée religieuse ; de ce qui distinguait les choses sacrées des choses profanes, que leur place dans la hiérarchie des êtres supérieurs en dignité et en pouvoir déterminait des « choses sacrées » de tous degrés, leur altérité absolue, le contraste universel et ses formes visibles. Pour l’ethnologue Jean Servier3, le sacré désigne un fonds commun de pratiques et de croyances qui structurent les relations à l’Invisible. Roger Caillois4 attribue au sacré propriété et qualité: propriété: celle de certaines choses, (instruments du culte), pour certains êtres (le roi, le prêtre) de certains espaces (le temple, l’église, le haut lieu), en certains temps (le jour de Pâques, de Noël), où il n’est rien pour lui qui ne puisse en devenir le siège ni en être dépossédé. 1 Caillois, R., Approches de l’Imaginaire, Gallimard, 1974.

2 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1960.

3 Servier J., L’Homme et l’invisible, Imago, 1980.

4 Caillois R., Le mythe et l’homme, Gallimard, 1938.

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Soit une qualité: que les choses ne possèdent pas elles-mêmes, même non modifié dans son apparence. L’être consacré est transformé du tout au tout. Ainsi : on se comporte différemment à son égard, et on cherche à l’utiliser,

• il suscite des sentiments d’effroi, de vénération, car on en a peur et on voudrait s’en servir,

• il se présente comme interdit, (ce dont on n’approche pas sans mourir), et on doit le protéger de la profanation,

• il fascine et on peut le rejoindre dans l’extase ou l’union transformatrice, Le sacré procure ainsi efficacité à ceux qui en sont revêtus, le croyant lui-même en attend secours et réussite, car il s’agit d’une énergie dangereuse, incompréhensible, difficile à manier mais éminemment opératoire. Une expérience quotidienne. Mais pour en revenir à l’expérience, le sacré est, d’abord et avant tout, expérience affective, émotionnelle, bien que celle-ci tende généralement à se prolonger, par la suite, en représentations, en images, en catégories intellectuelles, en pratiques, en institutions religieuses. La religion, en ce sens, serait donc, très simplement, l’institutionnalisation de l’expérience du sacré, -du sacré institué-, par rapport au sacré instituant de l’expérience elle-même. Nous y avons accès de manière régulière5 et régulée: tout homme même s’il n’est pas « initié » au maniement de ses arcanes, même s’il n’a pas reçu une éducation particulière au domaine symbolique et religieux, ne l’expérimente-t-il pas ainsi dans le cadre de son quotidien? L’expérience du sacré serait, et l’on conviendra que cela concerne tout le monde, une manière spirituelle d’appréhender le monde (l’univers, l’environnement social, les événements), l’intuition vive d’une sorte de présence mystérieuse, de "quelque chose" (ou éventuellement, de "quelqu’un") au-delà des limites habituelles de l’expérience humaine. Ce "quelque chose" (ou "quelqu’un") serait totalement autre, si l’on peut dire, par rapport à l’expérience habituelle, et, de ce fait, échapperait aux conditions profanes de l’expérience, le sacré pourtant, s’y manifestant parfois en faisant irruption dans l’expérience humaine ordinaire, banale. Les formes sous lesquelles les humains ont cru saisir, expérimenter, cette manifestation du tout autre ont beaucoup varié selon les époques et les cultures6: parfois à travers les forces grandioses -et souvent terribles- de la Nature, et parfois à travers son émouvante beauté, d’autres fois, à travers les qualités exceptionnelles de tel personnage, l’intensité de telle émotion, le choc de telle intuition. Toujours, cependant, avant d’être nommée, mise en mots, spiritualisée, cette expérience est d’abord intensément vécue. Le dépassement des données de l’expérience sensible conduit donc l’homme au Sacré et nous nous sommes employés à le lire, depuis des siècles, dans deux perspectives: - synchronique, quand il induit pour nous un ou des systèmes cohérents de pensée, de gestes et d’affects, ainsi rassemblés et nommés dans un grand englobant, - diachronique; quand nous en faisons l’observation en relation avec des systèmes qui changent et évoluent tout en se référant à un fonds commun, archétypal, c’est ce que Gilbert Durand nommait « enracinement dynamique ».

5 Menard G., Religion implicite in Religiologiques, 1996

6 Menard G., in Religiologiques, UQAM, 1993, à qui nous empruntons ces exemples.

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Avec Guy Ménard7, tentons en l’approche de deux façons: • une pensée logique, réaliste, "terre à terre" et unidimensionnelle, qui permet les opérations à la fois scientifiques et techniques sur le réel. Pour ce mode de pensée, par exemple, "une table est une table", "un chat est un chat", et l’eau se "réduit" à sa structure chimique des molécules d’oxygène et d’hydrogène. Là le sacré disparaît sous les assauts du principe de déconstruction, pensée profane « dé mythologisante » si ce n’est a-mythologique. • une pensée symbolique, pour laquelle, pour ainsi dire, une chose peut toujours "être autre chose". Plus exactement: elle peut signifier autre chose. C’est bien sûr - entre autres exemples possibles -à cause de cette capacité symbolique que nous pouvons parler, écrire et dessiner, qu’une fleur peut vouloir dire "je t’aime ", et que des humains peuvent accepter de se faire tuer pour un morceau d’étoffe qui représente un idéal ou une patrie. C’est, donc, avec des mots, des gestes, des objets appartenant à leur expérience de tous les jours, mais chargés de signification symbolique, que les humains, de tous temps, ont tenté de dire leur expérience du " tout autre ". Qu’ils existent ou non, les dieux - comme les déesses! - sont toujours dits avec des mots, des gestes et des symboles humains. En découle une conséquence importante: si l’expérience humaine du sacré est aussi liée à la capacité symbolique, toute régression de la pensée symbolique entraînera inévitablement un recul de la capacité humaine d’expérimenter le sacré, toute profanation tue le spirituel en l’homme. Cette régression peut prendre diverses formes: ou bien, par exemple, comme cela a été largement le cas dans l’Occident moderne, la pensée logique, rationnelle, scientifique, unidimensionnelle, prend le pas sur la pensée symbolique, renvoyant celle-ci, avec plus ou moins de mépris, au monde des "primitifs", des enfants, des poètes ou des fous... Ou, alors, comme ce peut être le cas pour certaines formes de troubles socio-psychiques ou de fanatismes, le caractère symbolique du symbole est perdu de vue: la chose, le symbole (mots, gestes, idées, objets, personnages, etc.) destiné à symboliser le " tout autre " est lui-même pris pour le " tout autre ". Le symbole cesse d’être une icône (une image conduisant au " tout autre ") et devient, au sens strict, une idole (une image prise elle-même pour le " tout autre ", profanée, mais est-elle encore spirituelle?). I. l’irruption du Sacré. De nos jours, nombreuses sont les manifestations de la vie sociale, culturelle, littéraire, cinématographique, mettant en scène des « quêtes du sacré », sur la base des gestes que nous portons en nous et sont la condition sine qua non de toute vie, comme l’a bien montré Gilbert Durand étudiant « Les structures anthropologiques de l’Imaginaire » et les fondant sur des postures sensori-motrices très archaïques. Peut-être notre époque hyper technicisée, héritière de toutes les sortes de rationalisme, souvent portés à leur paroxysme, par une sorte d’effet de réparation, de correction, le manifeste-t-elle dans les temps de Mythes sans cesse réactivés, figures anhistoriques où le sacré existe à part entière comme figures de toute perfection. Le Mythe interroge de fait les couches profondes de la psyché, dans ce qu’elle a de plus radical comme dans ses formes immuables ordonnées aux besoins les plus fondamentaux de l’espèce et les formations dues à l’effervescence poétique, aux capacités instituantes

7 Menard G., Petit traité de la vraie religion à l’usage de ceux et celles qui souhaitent comprendre un peu mieux le

vingtième siècle, Teraedre, 2006.

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mises en œuvre par l’imagination créatrice8. Il exerce une domination manifeste sur la rationalité de nos systèmes politiques. Si l’histoire contemporaine a pu sembler dissoudre les anciennes mythologies, elle en a secrété de nouvelles et régénéré de façon proprement moderne la pensée symbolique / mythologique / magique laquelle s’est introduite dans la pensée rationnelle au moment où celle-ci la chassait de l’univers, car "C’est dans le mythe que l’on saisit le mieux, à vif, la collusion des postulations les plus secrètes, les plus virulentes du psychisme individuel et des pressions les plus impératives et les plus troublantes de l’existence sociale"9. Récits fondateurs mettant en scène l’histoire des dieux et des hommes, les mythes nous représentent les rapports du monde et de l’Humanité avec les invisibles. Oscillant entre science et légende, ils contribuent à une mise en place de l’ordre rationnel, à situer l’homme dans l’univers. Idéaux types, au sens de Max Weber, ils légitiment la portée de la Tradition en laquelle il voyait un des formes légitimes de l’autorité. C’est sans doute ce qui faisait écrire à Claude Lévi-Strauss10 que le mythe est "une histoire du temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts". Le mythe raconte l’événement fondateur de la condition humaine, de la cité, du peuple, explique "pourquoi les choses, différentes au départ, sont devenues comme elles sont et pourquoi il ne peut en être autrement". Les mythes sont ainsi de grands récits nous laissant en face d’une diversité sans fin de systèmes symboliques, semblables aux langues multiples d’un sacré flottant. Cette expérience du sacré, à travers la grande diversité de ses manifestations portées par des structures mythiques, révèle toujours de quelque manière la marque d’une ambivalence fondamentale selon des accents qui peuvent bien sûr varier. Fascinant et terrifiant, attirant et repoussant, il meut l’espèce de sentiment que la plupart des gens éprouvent devant le déchaînement d’un orage, au sein d’une foule surexcitée ou dans l’expérience de la sexualité, le vivant à la fois comme dangereux et séduisant. Et pourtant, paradoxalement, ce sacré "tout autre" est néanmoins expérimenté comme se manifestant, comme faisant irruption dans notre monde social (hiérophanie), lequel ne peut en même temps être totalement étranger à l’expérience spirituelle dont il accueille les effets, le parfum, dans ses manifestations. Cette qualité du Sacré, Marcel Mauss11 la nomme Mana, elle est pour lui, puissante, chaude, lourde, mobile mouvante, mystérieuse, c’est la force par excellence. Ecartée de la vie vulgaire, elle agit à distance et par connexion directe, spirituellement, et fonctionne dans un milieu qui est lui-même " mana ". tabou. Mana et sacré s’attachent à des choses qui ont une position tout spécialement définie par la société, hors de l’usage commun (ex ce qui touche à la Mort, les Femmes), et sont l’expérience de sentiments sociaux. Ce sont des catégories de la pensée collective qui fondent les jugements, classent, séparent. Pour Régis Boyer12, c’est l’homme qui érige en sacré des représentations grâce auxquelles il veut vivre et accepte de mourir en paix. Elles lui permettent d‘admettre la temporalité et la justifient dans sa volonté de savoir. Ce qu’il ne peut saisir, il ne lui

8 Bertin G., Du mythe et de l’imaginaire dans la construction du social, Note de synthèse pour l’Habilitation à diriger les

recherches universitaires en sciences sociales, Université René Descartes Paris 5-Sorbonne, 2001. 9 Durand G., Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, Paris, Dunod, 1969, 10

e éd.

10 Levi-Strauss C., Anthropologie structurale, Plon/Agora, 1989.

11 Mauss M., Sociologie et anthropologie, PUF/Quadrige, 1950.

12 Boyer R., Anthropologie du sacré, Mentha, 2001.

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reste plus qu’à l’adorer quand il a constaté l’échec des moyens dont il s’était doté pour l’approcher. L’expérience du sacré concerne pour lui deux domaines: la Vie, notre bien le plus précieux, cf. le culte de la déesse mère, première expérience du sacré, et l’Ame, avec ses quatre visages: mana, double, souffle, énergie. II) expériences actuelles du sacré. La structure sociale nous donne à voir chaque jour diverses formes de l’expérience du sacré, regardons en quelques-unes. Le pouvoir. Cette marque du souverain (qu’il soit d’ailleurs élu ou monarque de droit divin) participe de son caractère sacré. Elle reste très partagée quelles qu’en soient ses formes évolutives ou d’ailleurs régressives. Ainsi, pour Caillois13, la présence d'une hiérarchie et l'exercice d'une souveraineté sont des vertus invisibles, inattaquables, elles portent sur celui qui sait et fait obéir les autres et sont reçues par investiture, initiation ou sacre. Ceci rend le souverain susceptible de bénéficier de l'appui de la société toute entière divinisée, tout roi étant censé descendre d'un dieu (d'où les filiations mythiques). C'est la complémentarité du sacré et du profane qui garantissent l'ordre social: la fête est ainsi un besoin exprimé périodiquement de recréer l'ordre du monde en rajeunissant le système. Car le temps épuise, tout ce qui existe doit être rajeuni. La Fête. Le sacré festif est un sacré de transgression14, temps consacré au divin, temps suspendu: on y congédie le temps usé dans l'explosion intermittente car le chaos est aussi une manière de gérer l'angoisse et de transmettre les mythes et les rites. Comme le temps épuise, le sacré expérience de la séparation y est produit dans les rites festifs pour faire revivre l'Enfance du Monde :

• rites d'initiation : ce qui existe est rajeuni, renouvelé, d’où le rôle des sociétés de jeunesse,

• rites de confusion: actualisation du chaos, et le Grand Temps mythique sont convoqués pour actualiser le retour des ancêtres, lorsque le bas et le grossier envahissent la place publique, détrônant les puissants, rabaissant les hiérarques,

• rites de fécondité: création du cosmos, Chaos et Age d'Or,

- à travers des procédés destinés à faciliter l'accès au sacré: dépenses et paroxysme, pèlerinages, récitation des mythes, dramatiques, foules visant à l’indifférenciation, musiques e danses favorisant la confusion pour mieux faire advenir l’ordre ancien. - à travers des prestations:

• sexuelles: échange des femmes de fratrie à fratrie, chaque épouse reçue impliquant l'obligation d'en fournir une, mélanges des conditions dans les Sabbats de Sorciers, etc.

• alimentaires: consommation de l'espèce totémique et prestations alimentaires mutuelles,

13

Caillois R., Approches de l’Imaginaire, Gallimard, 1974 14

Bertin G., L’Imaginaire de la fête locale, Thèse de doctorat de Sciences de l’Education, Université Paris 8, 1989.

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• rituelles: interdiction de consommer, femmes et nourriture formant avec eux une unité substantielle, les rituels sacrés contribuent de ce fait au maintien des sociétés

• transgressives: inceste, homosexualité mystique, quand il y a offense au jus et au fas.

• oniriques : si Freud y voyait la voie royale vers l'inconscient, les Objiwé affirmaient qu'il est le chemin d'accès le plus direct vers la connaissance… "chercher la vision, s'adonner à la rêverie éveillée, c'est échapper à tous les obstacles, à toutes les discontinuités de l'état de veille, afin de retourner à la vision primordiale, en deçà de laquelle c'est l'Incréé. C'est là qu'est le sens des choses de toutes les choses. Le rêve, c'est la porte ouverte à tous les pouvoirs15". Car, dans le rêve, l'homme est le créateur d'un monde où l'espace et le temps ont perdu leur pouvoir.

Dans les rites du quotidien. Tout un chacun peut faire l’expérience de la ritualité dans la vie quotidienne, comme l’a montré Claude Rivière16 analysant les rituels mortuaires, la symbolisation politique des rites sociaux, les rites de théâtre, et l’on sait que par définition le rite est porteur de l’idée de mise en ordre. La fête est elle-même un temps sacré consacré par les lois (Platon). Patrick Baudry17 a étudié les arts martiaux et estime que c’est dans leur rapport au sacré que provient leur efficacité, leurs apprentissages techniques étant ritualisés et leur force, leur violence (KHI). La violence n’en est pas absente qui, avec la mort, est fédératrice de ce rapport au sacré. Le rite contribuant à la structuration des lois sacrales. L’efficacité provient de la ritualité elle-même, soit un savoir être qui s’intériorise dans la pratique rituelle. Le pratiquant d’un art martial ne sépare pas savoir et force, savoir-faire et être (cf. implication). Le rite fait lien, et le rapport au sacré s’exerce dans la double efficacité d’un espace-temps qui est mise en commun et dans l’expérimentation d’un être ensemble, comme dans une régulation de la distance sur laquelle travaille le maître. La distance tensionnelle =/=fusionnelle qui s’y opère étant à la fois rapprochement et éloignement. Soit un jeu perpétuel sur la présence absence de l’autre et une socialisation du rapport à la mort dans la violence échangée. L’excès donne accès au sacré. Les hiérophanies ou irruption du sacré. Le sacré prend alors la "forme" de quelque chose qui appartient à ce monde18. La hiérophanie rend un territoire du milieu cosmique qualitativement différent, déterminant une opposition espace sacré (seul réel)/ étendue informe. Il " descend " dans des objets qui font partie intégrante de notre monde profane, tels :

• un phénomène naturel (volcan, etc. La Nature tout entière peut se révéler comme sacralité cosmique.

• un événement (ex.: survivre à un accident d’avion, participer à un grand événement, à un exploit)

• un être humain hors du commun (grand chef, personnage religieux, etc.)

15

Radin P., Quelques Mythes et Contes des Ojibwa du sud-est d'Ontario, Université du Québec, 1916 16

Rivière C., Les rites profanes, PUF, 1988. 17

Baudry P., La ritualité des arts martiaux, in Cahiers internationaux de sociologie, PUF, 1992 18

Menard G., Petit traité de la vraie religion à l’usage de ceux et celles qui souhaitent comprendre un peu mieux le vingtième siècle, Teraedre, 2006.

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• un animal (lion, serpent, etc.) • un lieu (sommet d’une montagne...) la pierre sacrée, l’arbre sacré montrent

qqch qui n’est ni la pierre ni l’arbre, • un objet, de la pierre noire de la Ka’ba à une bouteille de Coca Cola, selon le

contexte. Roger Leiris19 incitait ainsi ses lecteurs à discerner en chacun de leurs expériences quotidiennes la « couleur du sacré ».

Le sacré est saturé d’être et de puissance, il assume à la fois pérennité, efficacité, réalité, car, pour l’homme religieux, participer à la réalité, c’est se saturer de puissance. Religions et sacré. C’est autour de ces hiérophanies que se mettent peu à peu en place les religions, les institutions religieuses qui sont les gestionnaires du sacré. Ainsi, au sens large, tout ce qui gère le sacré peut être dit religieux même si cela va au-delà du sens courant du terme (ex.: le parti communiste soviétique de jadis...) Il est divers niveaux et temps de spiritualité. Les "religions", en ce sens, vont élaborer:

• des récits: mythes, racontant les hiérophanies, • des rites comme manières de gérer le sacré et des spécialistes de cela (prêtres,

chamans, etc.), • des règles morales indiquant les conséquences pour l’agir.

Ces institutions religieuses ont un peu la fonction d’une digue: elles endiguent, enchaînent le sacré, l’empêchent d’être destructeur, mais permettent aussi d’y avoir accès de manière bénéfique. Les consécrations jouent là un rôle essentiel, au sens propre, dans la mesure où consacrer c'est donner la force d'agir. Il s'agit, pour Louis-Vincent Thomas20, de la mise en œuvre du principe de contagion: quand deux éléments sont mis en contact et unis sous l'effet des incantations et du sacrifice. Les mots. Un autre lieu de l’expérience du sacré est encore celle du langage. Les mots sont porteurs d’un secret, et comme l’écrit Jacques Attali dans son roman initiatique La Vie Eternelle21: " Ce secret, s’il existe, reste très bien gardé et il n’est jamais transmis qu’aux sages parmi les sages, maître des mots et de la vie ". Etrange et fascinant pouvoir des mots! " les mots sont vivants. Pour qu’ils durent, il ne faut pas les négliger, mais les prendre au sérieux, les bien choisir, les cajoler, les entourer d’autres mots. Aucun mot n’est sans importance, ils tuent, ils mentent. Ils meurent, si on les oublie. Il faut les protéger, les respecter pour qu’ils vivent et qu’ils transmettent la parole qu’ils portent. Toute la parole. Là est la seule vie éternelle ". Paradoxalement, une des premières règles qu’apprend l’héroïne du livre lorsqu’elle s’engage à la recherche de ses racines en échappant à la cité qui l’a vu naître, c’est la celle du silence car, lui explique un de ses interlocuteurs, " les mots peuvent devenir dangereux si on les trompe". Il s’agit donc, dans un premier temps, d’éviter leur

19

In Hollier D., Le Collège de sociologie, Gallimard, 1979. 20

Thomas L-V., La mort funéraire en Afrique noire, Payot, 1982. 21

Attali J., La vie éternelle, Fayard, 1982.

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violence si on ne les maîtrise pas. De fait, " la vérité est dans les mots, seuls ceux-ci vivent vraiment et l’univers est construit comme les langues, les lettres sont comme l’esprit devenu matière, chacune gouverne un royaume du monde, une partie de l’homme ". Pour l’homme religieux, les mots et les nombres, écrit Jean-Jacques Wunenburger22, ne sont pas à l’origine de simples techniques, mais un don des dieux qui nous fait participer de leur puissance. Dans son Essai sur la Mentalité primitive, de 1922, Lucien Lévy-Bruhl avait constaté, chez les primitifs, le fait que " les mots ne sont pas regardés seulement comme un moyen d’expression, mais comme un moyen d’agir sur les dieux, c’est à dire sur la nature, tout comme les cris et la Musique... Ce que les mots signifient est déjà réalisé du seul fait qu’on les prononce, en supposant bien entendu, la force magique nécessaire chez la personne qui parle... Nous pouvons voir, dans divers exemples, que quand l’homme agit, les pensées sont au premier rang comme moyen d’action, et qu’elles peuvent même produire leur effet sans l’aide des mots ni de l’acte matériel ". Dans nombre de traditions, la parole est faculté de médiation sacrée, elle se confond avec un souffle divin, le pouvoir créateur de Dieu, c’est l’exemple du logos grec, du verbum des pères de l’Eglise. La voix est ainsi le premier instrument de communication du sacré, elle restitue aux hiéro histoires leur contenu émotionnel. La récitation orale des textes sacrés était d’ailleurs un acte herméneutique, parole vivifiante. C’est ainsi que dans l’Ancien Testament, la pluralité des langues fut instituée par Dieu en châtiment de la démesure des hommes (symbolisme de Babel). Car les mots qui font la vie, ceux qui vivent, ont affaire aux mythes, ils sont ambigus, durent beaucoup plus longtemps que les faits. Seuls les romans ont droit à la vie éternelle, faits de mots, ils sont capables d’échapper à l’érosion de la mémoire, ils transfigurent la réalité en la sacralisant car ils en sont les gardiens, faits de l’argile des lettres avec laquelle se forment les mythes seuls promis à l’éternité. C’est la scolastique, source de l’esprit scientifique moderne et, dans son essence, gymnastique de la pensée, qui a contribué à doter le mot, symbole verbal, d’une signification vraiment absolue, de sorte qu’il finit par acquérir cette substantialité que l’Antiquité finissante ne put donner à son logos qu’en lui attribuant une valeur mystique. L’esprit créateur de culture s’emploie, dès lors, à effacer de l’expérience tout caractère subjectif pour découvrir les formules qui traduiront le plus heureusement et le plus convenablement possible la nature et ses forces. Mais, de ce fait, nous nous sommes enrichis en savoirs, pas en Sagesse, le centre de notre intérêt s’étant déplacé pour se porter entier vers la réalité matérielle alors que l’Antiquité préférait une pensée plus proche du type imaginatif. Il s’agit de deux conceptions du monde et de la vie où s’opposent tout en s’altérant mutuellement une pensée objective conduite par un orthos logos menant à l’abstraction, et une pensée par images qui est de l’ordre du rêve, du mythe. Là le logos ne conserve une valeur sacrée que dans les écrits d’Hermés Trismégiste ou un sens religieux quand le « Verbe divin est lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ». (JO I-1).

22

Wunenburger J-J., Le Sacré, PUF QSJ, 1981.

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Dans le premier cas, comme l’a établi Gilbert Durand23, l’homme, privé du recours direct de son Saint Esprit, n’est plus qu’une âme amputée tout juste capable de se tourner vers les objets, c’est le positivisme de la science profane qui l’emporte, dans le second, c’est la créativité imaginative qui, du même coup, prouve à l’âme son existence et assimile l’âme à l’image active, créatrice de Dieu. Ambivalence des mots ! D’une part, ils permettent la maîtrise des savoirs, de l’autre, ils sont porteurs, messagers du mythe, ce qui constitue leur pouvoir et leur danger ! Henri Corbin24 attirait l’attention de ses lecteurs sur le fait que faire apparaître le sens spirituel d’un texte sacré, c’est une exégèse que l’âme accomplit sur elle-même et qui lui rend possible au lieu de se subordonner à un monde extérieur et étranger, d’intégrer ce monde à elle-même. On trouve ici la même opposition qui apparaissait déjà chez Rabelais25 entre les « paroles gelées », dont la moisson est fort insatisfaisante car profane et la parole de l’oracle qu’on doit s’incorporer par un mouvement qui passe par l’intérieur de l’être. Corbin ajoutait d’ailleurs qu’au lieu de succomber aux philosophies et expériences du passé, ou bien d’entrer en lutte comme en affrontant quelque obstacle extérieur, l’âme doit apprendre à les surmonter, à leur faire en soi même une demeure, à s’en rendre libre tout en les libérant ainsi elles-mêmes. Cette mutation exige une transmutation de l’âme, elle suppose mode et organe de perception tout différents de ceux de la connaissance commune qui accueille et subit les données toutes faites, parce qu’elle les prend comme des données nécessaires, sans se demander qui est le donateur de ces données. Pour les assimiler de nouveau, l’âme doit chaque fois comprendre ce qu’elle-même a fait ou avait fait; Elle ne peut en sortir qu’en comprenant cela, et c’est en les comprenant qu’elle les rend libres pour une assimilation nouvelle. Cette transmutation qui restitue le cosmos physique comme un univers de symboles nécessite un changement si radical dans le mode de perception qu’il deviendra impossible de rester d’accord avec les lois et les évidences de la conscience commune. A l'encontre des interprétations naturalistes ou inspirées de la psychanalyse freudienne, lesquelles tendent à expliquer mythes et symboles en les réduisant à des sublimations de contenus biologiques, l’éclosion spontanée de symboles nous apparaît comme liée à une structure psychique fondamentale et par-là même ne dévoilant pas des formes arbitraires et fantaisistes mais des contenus fondés et permanents qui correspondent à cette structure permanente. Pour le philosophe Michel Foucault26, le rapport que nous entretenons au discours est finalement peu différent même s’il est de l’ordre du désir de " ne pas entrer dans l’ordre hasardeux du discours, de faire en sorte qu’il soit autour de soi comme une transparence calme et profonde ".Pour lui, c’est l’institution qui rend les commencements solennels, les entoure d’un cercle d’attention et de silence, leur impose des formes ritualisées. De fait, le discours est dans l’ordre des lois. Désir et Institution sont deux répliques à une inquiétude qui porte sur ce qu’est le discours. Car le discours est un danger car on voit bien qu’il a affaire au sacré.

23

Durand G., Science de l’Homme et Tradition, Berg, 1979. 24

Corbin H., L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Flammarion, 1958. 25

Gaignebet C., A plus haut sens, l’ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais, Maisonneuve et Larose, 1986. 26

Foucault M., L’ordre du discours, Gallimard, 1971.

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Dans toute société, la production du discours est contrôlée par des procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers. Cette exclusion porte sur l’interdit, on n’a pas le droit de tout dire, on ne peut pas parler en toutes circonstances ni de n’importe quoi et notamment pas de sexualité, de raison et de folie. Conclusion. Marie-Madeleine Davy27 décrivant le système symbolique du Moyen Age montre que, à cette époque, l’homme percevait la communauté de sens et de destin qui le liait à l’univers en l’envisageant dans une perspective sacrale, en harmonie avec un monde plein de mystères. Or, plus une chose est mystérieuse, moins elle est circonscrite dans le langage commun, d’où le rapport fréquemment observé entre le sacré et le secret. Le sacré n’appartient donc jamais au domaine du profane, même dans le plus innocent de nos rituels d’interaction, la réalité exprimée par le symbole n’y étant jamais illusoire, le problème étant de trouver un truchement pour traduire l’inexprimable, pour révéler le Logos (au sens sacré du terme, voir supra) et lui donner une forme qui révèle l’intraduisible, jette un pont entre diverses dimensions. Dans ce cadre, nos rites sont des modes d’action déterminés pour mettre en scène et agir sur le sacré, quant aux croyances, mythes ou légendes (cf. la récurrence des légendes urbaines, des peurs apocalyptiques du genre Fin du Monde) bien relayées par des rites exprimant la nature du sacré, sont, finalement, d’où leur fascination, supérieurs en dignité aux choses profanes. Leur hétérogénéité est absolue, leur antagonisme avec les choses profanes exprime lui-même le contraste universel. Ainsi, nos croyances et représentations expriment la nature des choses sacrées, définissent les rapports qu’elles entretiennent soit les unes avec les autres soit avec les choses profanes, tandis que les rites sont des règles de conduite prescrivant comment l’homme se conduit avec les choses sacrées. Carl Gustav Jung28 y voyait la base de toutes les manifestations religieuses, de ce qu’il nommait la fonction religieuse, sur laquelle reposent toutes les croyances. "Anima naturaliter religiosa, en conduisant inexorablement l’homme vers son contenu transcendant et dont la nature lui restera toujours difficilement accessible, mettant plutôt l’accent sur l’attraction qu’il suscite. A l’inverse, Wilhelm Reich y voyait plutôt une fuite devant l’aspect terrifiant du Sacré, « devant le noyau le plus profond de son existence bioénergétique, il se défend violemment contre toute perception de son noyau »29 et son refus obstiné de se pencher sur les grand problèmes de sa vie, sa religion, sa philosophie de la Nature, obligé qu’il est de les tenir à l’écart, s’il veut maintenir son organisation actuelle. Fascination, attirance d’un côté, frayeur de l’autre nous sommes bien là au cœur du Sacré et notre actualité n’en a pas fini avec lui.

27

Davy M-M., Essais sur la symbolique romane, Flammarion, 1955. 28

Jung CG. Métamorphoses de l’Ame et de ses symboles, Georg et Cie, 1983. 29

La superposition cosmique, Payot, 1974, p.31

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L'ensauvagement du sacré

Denis Jeffrey, Université Laval à Québec La guerre est un phénomène d'une violence inouïe. Des femmes sont violées, des enfants servent de boucliers sur les chars d'assaut et des prisonniers sont torturés. La cruauté n'a pas de limite. Comment contenir des soldats qui acceptent le sacrifice au nom de la patrie? Des soldats projetés dans un «temps hors du temps» et dans un «espace hors de l'espace». La guerre crée un désordre qui ouvre sur tous les excès. La transgression devient la norme. Les interdits ne font plus barrière à la joie de détruire. Dans le magnifique film Apocalypse now de Francis Ford Coppola (1979), le champ de bataille s'apparente à un bouillonnement sacré dans lequel les soldats sont plongés. Certains s'y perdent, d'autres reviennent abîmés. Leur existence ne pourra plus être comme avant. Plusieurs ne se sentent plus en phase avec le monde qu'ils avaient connu avant la guerre. Les souillures du sacré sont indélébiles. Pour revenir à la vie profane, ils devront être rituellement décontaminés et reconduits dans leur statut de personne ordinaire. Quelle institution pourrait administrer cette salvatrice opération symbolique? L'Odyssée d'Homère apparait comme un rite de décontamination des énergies guerrières. Ulysse est souillé par le sang des combats. Avant de retrouver Pénélope, son fils et son foyer, il subit des épreuves rituelles qui le purgent de ses sentiments belliqueux. Son très long retour vers Ithaque est cathartique. Il devait retrouver une pureté de sentiment, une pureté de parole et une pureté de gestes avant de fouler les rives de son pays. En fait, il devait reconquérir son humanité. L'histoire du retour d'Ulysse est exemplaire pour notre époque. Imaginons ce soldat qui rentre chez lui encore habité par la fureur terrifiante et fascinante de la guerre. Il est descendu aux enfers! Quel chemin doit-il emprunter pour en remonter? Dans les sociétés traditionnelles, le sacré de la guerre était pris en charge par la religion. Dans nos sociétés sécularités, le soldat revient des combats l'esprit troublé, mais irrémédiablement contaminé par des forces sacrées qu'il ne maîtrise pas. Quels rituels avons-nous à lui proposer30? Comment traiter ce sacré si envahissant qui brouille l'esprit? Qui peut l'aider à revenir dans le monde profane? Émile Durkheim et Rudolf Otto ont proposé des conceptions tout à fait originales du sacré et de la religion. D'emblée, ils partagent la même définition de la religion comme administration du sacré. Maintenant, de quel sacré s'agit-il? Durkheim met au premier plan un sacré objectif tandis qu'Otto décrit un sacré subjectif. Malgré des différences quasi infranchissables dans leur approche méthodologique, leurs perspectives sur le sacré se complètent à bien des égards. L'un insiste sur un sacré comme liant social, l'autre sur un sacré comme expérience subjective, l'un sur la forme et l'autre sur le fond, l'un sur la science des faits et l'autre sur la description du vécu. Mais les deux associent le sacré à un bouillonnement d'énergie lors d'un moment l'exaltation collective pour l'un et d'une exaltation personnelle pour l'autre. Pour comprendre le sacré dans les sociétés modernes sécularisées, il est pertinent de

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Au moment d'écrire ce texte, on peut lire dans un journal canadien en grand titre que les soldats qui reviennent d'Afghanistan sont de plus en plus nombreux à consommer de la marijuana médicale. À cet égard, les sommes alloués à cette thérapie ont augmentées entre 2008 et 2012 de 1600% (La presse, mercredi 6 mars 2013, Cahier A, p. 7).

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considérer leurs idées sans chercher à les opposer31. Autant le sociologue que le théologien proposent des pistes qu'on ne peut négliger d'emprunter pour savoir pourquoi le sacré s'ensauvage. Définir la religion par le sacré Le concept de sacré se confond ordinairement avec celui de religion. Cela ne surprend guère puisque la religion, depuis le début du siècle dernier, se définit par le sacré. Dès 1904, Hubert écrit que l'idée de sacré «n'est pas seulement universelle, mais qu'elle est centrale, qu'elle est la condition même de la pensée religieuse et ce qu'il y a de plus spécial dans la religion» (Cf. Bouillard, 1974). Émile Durkheim et Marcel Mauss vont également privilégier la référence au sacré pour définir la religion. Cette manière d'envisager la religion nous semble maintenant familière parce qu'elle a été reprise par les plus grands spécialistes à l'instar de Nathan Söderblom, Roger Caillois et Roger Bastide. Toutefois, il fallait une franche audace, dans les premières années du XXe siècle, pour proposer une définition de la religion qui ne faisait pas intervenir une transcendance divine. Cette audace était motivée par le désir de la jeune sociologie fondée par Durkheim de faire science. Les sociologues français se devaient d'être attentifs à la pluralité des phénomènes religieux. Souvenons-nous que les ethnologues et les spécialistes des civilisations anciennes avaient décrit une diversité de formes religieuses sans transcendance divine. À partir du moment où les sociologues acceptaient que le christianisme n'était pas l'unique religion et qu'il en existait une pluralité, il leur fallait dès lors trouver un nouveau critère pour les identifier, les décrire et les comprendre. Le concept de sacré a donc été retenu par les pères de la sociologie française parce qu'il était central dans toutes les formes, expériences et manifestations du religieux. Dans leurs études des sociétés traditionnelles, les ethnologues avaient porté une attention particulière aux rites cultuels prescrits par rapport aux choses interdites et sacrées. S'inspirant de leurs travaux, Durkheim a proposé une définition de la religion qui reprenait les éléments de rite, de sacré et d'interdit: «Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent» (2009: 65). Cette définition était à l'époque tout à fait originale et nouvelle, surtout si l'on considère que la théologie chrétienne portait peu d'intérêt au concept de sacré. À vrai dire, dans les discours théologiques, l'histoire de la sacralité était connexe à l'histoire du sacramentaire (Castelli, 1974). Le sémantisme du concept de sacré était par conséquent lié à celui des sacrements. D'un point de vue épistémologique, cette position témoignait de la difficulté d'une certaine théologie de se distancier d'une histoire «sacralisée» afin d'analyser objectivement le concept. Intéressons-nous à ces cinq caractéristiques essentielles de la conception durkheimienne de la religion: l'administration du sacré, le rôle des interdits, la séparation sacré et profane, l'effervescence du sacré et les catégories de pur et d'impur. Dans les sociétés anciennes, l'homme se produit et se pense à travers des catégories religieuses. Qu'il dorme, laboure, chasse ou fasse l'amour, chacune de ses conduites est réglée par des interdits sacralisés. Le religieux englobe la totalité des activités de la collectivité. Dans ces sociétés, l'administration des choses interdites et sacrées revient à la religion. Durkheim n'hésite pas à postuler, sur cette base, que la religion est une manifestation naturelle des activités humaines. Pour les

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Dans son livre Le symbolique et le sacré, Camille Tarot oppose les deux conceptions sur le plan épistémologique. Notre travail privilégie les ressemblances en vue de comprendre le sacré.

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administrateurs du sacré, sa puissance doit rester à l'écart parce que trop dangereuse. Des interdits sont posés pour empêcher les hommes d'entrer en contact inopinément avec le sacré. Comme l'a souligné Roger Caillois (1950), les sociétés à dominance religieuse sont saturées d'interdits. Tous les comportements, ce qui comprend les moindres gestes du quotidien, sont assujettis à des interdits qui visent à séparer le sacré du profane. Durkheim définit le sacré en opposition avec le profane. De pro-fanum, le profane indique l'espace devant l'enceinte du temple. La plupart des spécialistes de la religion vont retenir cette opposition. En 1916, dans un article sur le sacré, Nathan Söderblom, qui se consacre à la phénoménologie de la religion, soutient, à l'instar de Durkheim, qu'il «n'existe aucune religion réelle sans la distinction entre sacré et profane » (Ries, 1985: 35). Roger Caillois commence L'homme et le sacré publié en 1939 en soutenant que «toute conception religieuse du monde implique la distinction du sacré et du profane» (1970: 17). Mircea Eliade s'y réfère dans son célèbre essai Le sacré et le profane paru en 1957: «La première définition que l'on puisse donner du sacré, c'est qu'il s'oppose au profane» (1965: 14). La religion vise d'abord à protéger l'espace profane contre la puissance du sacré, mais aussi à ouvrir un accès ritualisé à cette puissance. Les hommes vont chercher à circonscrire le sacré dans des espaces (grottes, temples, églises), des temps (dimanche, carnaval, jours fériés), des objets (totem, vêtements, instruments de culte), des personnes (prêtres, sorciers, rois, chaman), etc. Pour Durkheim, le problème sociologique fondamental est celui du lien social. Qu'est-ce qui lie ensemble dans une même société des individus différents les uns des autres? Durkheim trouve sa réponse dans le sacré. Il déduit, à partir des travaux des ethnologues, que la cause objective du sacré se trouve dans les expériences d'exaltation collective. La société se revitalise dans ses activités bouillonnantes comme les fêtes, les célébrations, les cultes des héros, etc. Dans la logique durkheimienne, le sacré est donc induit par l'embrasement collectif des passions. Cette sacralité cimente les liens sociaux. Michel Maffesoli (1979, 1985) a moultes fois montré comment les émotions vécues en commun, notamment dans l'orgiasme et la transe collective, sont à la base de l'être ensemble. Tous les ethnologues ont souligné que les objets sacralisés se divise en pur ou en impur. De plus, un même objet peut être à la fois pur et impur, ou passer d'un statut de pureté à un statut d'impureté. Durkheim apporte un éclairage important pour comprendre ce phénomène lié à l'ambivalence du sacré. Le pur et l'impur sont des valeurs qui surdéterminent un objet, soit-il, dans sa matérialité, aussi polluée que l'eau du Gange. Durkheim écrit à ce sujet: «Le pur et l'impur ne sont pas deux genres séparés, mais deux variétés d'un même genre, qui comprend toutes les choses sacrées. Il y a deux sortes de sacré, l'un faste et l'autre néfaste, et non seulement entre les deux formes opposées il n'y a pas de solution de continuité, mais un même objet peut passer de l'une à l'autre sans changer de nature. Avec du pur, on fait de l'impur et réciproquement» (2009: 588). Des objets très communs portent cette ambivalence du sacré comme le sang (souille et purifie) et la merde (chance et malchance) qui passent de l'impur au pur et du pur à l'impur selon les situations et les contextes. Le contenu émotif du sacré Le sacré n'existe pas hors des hommes qui le créent. Ce n'est pas une substance ou une force qui se manifeste inopinément dans la nature. Le cosmos n'envoie pas sur terre des ondes sacrées. La sacralité est une production de la sensibilité humaine. À

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cet égard, le terme d'«expérience du sacré» convient pour parler du vécu spécifique d'une collectivité ou d'un individu. Durkheim avait raison de voir dans les événements collectifs d'effervescence une source du sacré. Cela permet de saisir le délire d'une foule en liesse qui, désinhibée, explose sa joie jusque dans une violence ravageuse. En fait, un vécu intense produit du sacré. Il n'échappe pas à l'analyse sociologique contemporaine que ce vécu intense peut avoir une source externe à l'individu (collective), une source interne à l'individu (subjective) ou l'intrication de ces deux sources. À vrai dire, on ne peut éviter de prendre en compte, comme nous y invite Edgar Morin, les interactions entre les dispositions subjectives et les stimulations sociales. Il serait imprudent, méthodologiquement parlant, de réduire la force collective à l'addition des subjectivités, ou de nier que chaque sujet, dans une foule, vit des émotions qui lui sont propres. Pour ces raisons, nous devons entrevoir les liens entre les deux sources à la base du sacré. Le sociologue est donc convié à considérer l'individu dans la foule et la foule dans l'individu. L'observation d'une foule qui s'excède est primordiale comme l'entretien avec les participants. Rudolf Otto, dans Le sacré paru en Allemagne en 1917, fut le premier à proposer une description des émotions qui provoquent, du point de vue de la subjectivité, une expérience du sacré. Son essai a inspiré de nombreux spécialistes de la religion. Pour le maître de Marbourg, le sacré est une réalité religieuse. Le sacré se définit par le religieux et le religieux se définit par le sacré: «Le sacré est tout d'abord une catégorie d'interprétation et d'évaluation qui n'existe, comme telle, que dans le domaine religieux» (1969: 19). Ainsi, contrairement à Durkheim, Otto est attaché à une version religiologique du sacré. En revanche, il reprend la perspective du sociologue selon laquelle la religion administre le sacré. Les deux spécialistes partagent également plusieurs points communs sur le sémantisme du sacré, notamment son ambivalence, la dialectique entre le profane et le sacré, l'énergie de vie qui lui est associée et le fait que le sacré est un phénomène humain. L'un l'examine depuis une perspective sociale et l'autre depuis une perspective individuelle. Par exemple, le sacré apparaît dans l'exaltation de la fête pour Durkheim et dans l'intensité émotive devant le «tout autre» pour Otto. Le sociologue et le théologien mettent donc au jour des phénomènes similaires vus sous des angles différents. Otto examine la part non rationnelle du sacré qu'il qualifie de numineux. La partie rationnelle du sacré correspond à son administration, c'est-à-dire à la régulation de sa partie non rationnelle. Il crée le concept de numineux pour définir ce sacré non rationnel. Il souligne d'emblée que le sacré n'a pas un sens positif ou négatif, il est neutre: «Il est possible que cet élément soit neutre par lui-même à l'égard de ce qui est d'ordre éthique et puisse être examiné pour lui-même» (1969: 20). On conviendra que pour la plupart des théologiens de son époque, le sacré est le saint (sanctus) associé au bénéfique, au bon et au bien. Dans les derniers chapitres se son livre, Otto relève plusieurs situations dans lesquelles le sentiment de sacré est vécu sous le mode négatif de la terreur, par exemple, devant un cadavre, un fantôme ou une apparition démonique. Il insiste sur la double réalité du sacré, c'est-à-dire qu'il peut être relayé par des phénomènes lumineux ou des phénomènes démoniques. Par souci méthodologique, il conserve une attitude de neutralité pour décrire le sentiment du sacré. Pour Otto, le numineux se compose de cinq éléments: 1. Le sentiment de créature, de petitesse, de fragilité, 2. Le mysterium tremendum, c'est-à-dire un «mystère qui fait frissonner», qui terrorise, 3. La puissance du majestas pour désigner quelque chose qui échappe à un individu, qui le dépasse, 4. Une énergie, un vitalisme, une exubérance de vie, 5. Une expérience excitante, stupéfiante, fascinante devant un

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«tout autre» mystérieux parce qu'imprévisible et inconnu (1969: 28, 37, 41, 45). Le numineux appartient à ce type d'expérience qui projette l'homme dans des espaces inhabituels du sentiment. Otto cherche donc à définir la teneur du sentiment de sacré. Il le définit par ses contenus émotifs de terreur et de fascination éprouvé devant un «tout autre». Il le dépeint comme un sentiment inédit, différent de tous les autres sentiments. Pour Otto, le déclencheur de l'expérience du sacré est la rencontre désirée ou non d'un «tout autre»: «Soit qu'on appelle ce "tout autre" un esprit, un démon, un déva ou qu'on ne lui donne aucun nom, soit que l'imagination forme, pour l'interpréter et la fixer, des figures nouvelles ou qu'on lui donne comme support celles des êtres fabuleux que l'imagination mythique a créées antérieurement et indépendamment de la manifestation de la peur des démons. […] Ce sentiment du "tout autre" aura comme points d'attache ou comme causes occasionnelles d'excitation, des objets qui, déjà "naturellement" énigmatique en eux-mêmes, sont surprenants et frappants, des phénomènes étranges et étonnants, des événements et des choses que nous trouvons dans la nature, chez les animaux dans l'humanité» (1969: 47). Le concept de «tout autre» renvoie à un grand nombre de phénomènes qui sont, pour Otto, précurseur du religieux, ou pré-religieux. Ils vont prendre une forme religieuse définitive par l'action rationnelle qui vise l'administration du sacré. C'est pourquoi il insiste sur les deux parties – rationnelle et non rationnelle – du sacré. Il admet par conséquent que la rencontre du «tout autre» suscite parfois une expérience du sacré qui échappe aux régulations religieuses. Cette position est précieuse dans la mesure où nous nous intéressons aux expériences du sacré qui ne sont pas prises en charge par une institution religieuse. En somme, l'exaltation dans des émotions de terreur fascinante devant un «tout autre» sera retenue par Otto pour identifier l'expérience du sacré. L'exaltation du sacré dans son paroxysme est indétermination. L'extrême de cette expérience est éprouvé lorsque l'individu a le sentiment que tout peut basculer pour le meilleur comme pour le pire. Les émotions d'effroi et de fascination peuvent rester intriquées ou se détachées l'une de l'autre. Dans une situation d'excès, les sentiments deviennent instables. Une expérience d'allégresse peut se renverser en angoisse comme un sentiment de terreur se métamorphoser en fascination. En fait, l'émotion de fascination, au cours d'une expérience d'exaltation, peut effacer l'émotion de terreur comme l'inverse est également possible. L'énergie du sacré n'est pas a priori pur ou impur, ni orientée vers le bien ou vers le mal, ni au service de dieu ou du diable, si régressive ni progressive. Elle n'est pas attachée par nature à affiner la spiritualité. Elle n'est pas non plus la violence incontrôlable que suppose René Girard (1972). La puissante énergie du sacré peut servir à détruire les liens entre individus comme elle peut servir à les cimenter. Enfin, elle n'est ni uniquement pulsion de vie, ni uniquement pulsion de mort. Elle est une énergie dont l'intensité provient de l'exacerbation des émotions de terreur et de fascination. Le destin de cette énergie n'est pas fixé à l'avance. L'expérience du sacré peut ouvrir sur une mystique bénéfique comme sur la jouissance du maléfique. Elle peut servir la vie comme la mort, la liaison comme la déliaison, la paix comme la guerre, le divin comme le malin. Il est aussi important d'insister sur l'exaltation positive du sacré, capable de propulser l'homme dans le sublime, à l'origine de gestes héroïques, d'actes créateurs et d'élans altruistes, que sur l'exaltation négative du sacré qui pousse l'homme désinhibé à la cruauté. Force est de reconnaître la redoutable ambigüité du sentiment de sacré. Il motive le respect en certaines occasions, et en d'autres la transgression. On ne devrait pas s'en étonner puisque le sacré est à l'image des hommes qui le produise.

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Le sacré qui échappe à la religion Rudolf Otto a ouvert des chemins pour comprendre le sacré qui nous ont amené à en préciser le contenu. Un peu moins de cent ans après la publication de son livre, nous saluons encore la modernité de son travail. Les clés qu'il propose sont actuelles. En effet, si nous acceptons l'idée que le sacré est une expérience du «tout autre» à la fois séduisante et repoussante, horrifiante et attractive, nous pouvons nous demander comment sont traitées les expériences du sacré dans les sociétés sécularisées. Les hommes des sociétés les plus anciennes avaient reconnus que ces expériences bouleversantes ne peuvent rester sans voix. Comme l'a soutenu Émile Durkheim, la religion s'est instituée pour réguler les expériences du sacré grâce aux rites et aux interdits, pour lui donner un sens à travers des récits et pour fonder un ordre des événements. C'était le rôle de la religion de les faire entrer dans le sens. Le même défi se présente à nous aujourd'hui pour attribuer du sens à des expériences du sacré contemporaines et pour apprendre à les réguler avec ou sans la religion. Les hommes qui se sont éloignés des institutions religieuses n'ont pas cessé de vivre, sous un mode volontaire ou involontaire, collectif ou individuel, des expériences du sacré. Ces expériences n'ont pas un contenu émotif différent de celles vécues dans l'orbe du religieux. Ce sont encore des expériences inhabituelles qui suscitent une exaltation où se rencontrent des émotions de terreur fascinante. Les situations de guerre, nous l'avons évoqué au début de ce texte, créent les conditions propices à ce type d'expérience. Plusieurs autres situations sociales ou personnelles favorisent des expériences de ce type. Pensons entre autres aux prises de risque, à la consommation de drogues ou d'alcool, à une émeute urbaine, à une phase de création ou à des pratiques de mortification, etc. Toutes les formes de fanatisme offre l'occasion de vivre une telle expérience. On la retrouve aussi dans les stades sportifs où les fans, tels les hooligans, dérivent souvent dans le fanatisme. Le sacré est également éveillé par des délires transgressifs, des conduites d'inhibition, des rencontres avec des personnes exceptionnelles, des situations existentielles extrêmes comme la rupture amoureuse, la maladie ou la mort. L'expérience du sacré est régulièrement associé à l'extrême, à l'étrangeté, à l'inédit, à l'outrance, à l'excès, à l'anomalie, à l'altérité, c'est-à-dire à toutes ces occasions d'extase, de transe et d'égarement de la conscience. Une expérience du sacré peut être provoquée, mais elle peut également survenir inopinément. Par exemple lors d'un événement imprévisible tels un accident, une catastrophe naturelle ou la perte d'un être cher. Quelle que soit son origine, ce sont toujours des moments où les émotions d'effroi et de fascination se confondent devant la présence d'un «tout autre». Ce sont des expériences qui se situent sur les bordures du monde connu, à l'orée d'un paysage, illustré d'une sublime manière par Bosch dans Le jardin des délices, où il y a risque de se perdre, où existe ce danger de basculement dans la folie. Le sacré et la sécularisation La modernisation des mœurs dans les sociétés développées, qui s'est accélérée à partir des années 1950-1960, a eu comme effet majeur de séculariser l'administration des activités humaines (Chagnon, 1986: 25). Le processus de sécularisation a suivi un rythme plus ou moins lent ou rapide selon les sociétés. La religion a donc perdu, au cours de cette période de progrès social, son ascendance sur la conscience des modernes. Le concept de sécularisation indique que des personnes refusent que des

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autorités religieuses instituées administrent leurs activités32. On pourrait parler de déchristianisation ou de décatholicisation. Les spécialistes ont en effet constaté une baisse de l'influence du clergé catholique sur des phénomènes qui lui étaient très associés comme la naissance, la sexualité, le mariage, le pouvoir et la mort. Certaines de ces sphères d'activité sont dorénavant administrées par l'État alors que d'autres sont laissées à la liberté des individus (Jeffrey, 1998). Les débats encore récents sur la sécularisation, la laïcité et la privatisation du religieux s'inscrivent dans la logique de la modernisation des mœurs dans les sociétés les plus développées. Suite à cette grande vague de sécularisation, la religion a perdu ses fidèles, mais ses anciens fidèles n'ont pas perdu le goût du sacré. La sécularisation n'a pas le sens de perte du sacré ou de désenchantement du monde comme le pensait Max Weber. On ne peut déduire de ce processus de sécularisation la disparition du sacré. La religion a été désertée, souvent parce que considérée moralisatrice, autoritaire, ou trop en opposition avec les valeurs modernes d'égalité des sexes et de démocratie. Des individus ont délaissé leur religion parce qu'ils se considèrent capables de se gouverner eux-mêmes. Ils n'auraient plus besoin des rites et des symboles religieux pour donner sens à leur existence. D'autres individus expérimentent des nouvelles formes de religion ou construisent leur propre univers religieux. La religion, en modernité, devient de plus en plus une affaire privée33. Cela étant dit, il convient de prendre en compte trois phénomènes importants pour reconsidérer le concept de sacré dans les sociétés sécularisées. Premièrement, pour une grande frange de la population, la religion n'administre ni leur rapport aux interdits ni au sacré. Il apparaît important à cet égard de s'intéresser aux divers modes de socialisation par lesquels les individus intériorisent les interdits primordiaux qui fondent notre commune humanité et notre savoir-vivre-ensemble. Deuxièmement, le sacré n'est plus conçu comme un élément du religieux. Le sacré a acquis une autonomie conceptuelle par rapport aux religions instituées qui n'a pas encore été suffisamment étudiée. On perçoit un flottement sémantique dans son usage courant. Il existe cette tendance à identifier le sacré à la religion, alors que la religion, comme l'ont vu Durkheim et Otto, administre le sacré. Cette nuance est primordiale pour les distinguer. Troisièmement, la sécularisation ne peut être interprétée comme une rationalisation des conduites humaines. L'individu autonome et responsable ne se sent peut-être plus concerné par la religion, mais il est encore fasciné sinon terrorisé par un sacré qu'il ne sait plus nommé. Demandons-nous ce que devient le sacré pour la conscience moderne. Cette question est d'autant plus pertinente que nous observons, ici et là, un ensauvagement du sacré, c'est-à-dire un sacré qui contamine l'esprit et dont on ne sait quoi faire. Demandons-nous également si l'individu, d'une manière autonome, peut administrer ses propres expériences du sacré. Conclusion Dans la perspective durkheimienne, le sacré est créé par l'effervescence sociale. Que se passe-t-il lorsqu'il y a de l'effervescence sociale, mais qu'il n'y a plus de religion pour l'administrer. Roger Caillois (1950) et Georges Bataille (1957) ont mis en évidence différentes formes d'effervescence sociale. Le premier s'est intéressé à la

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À l'exception, pour plusieurs, des activités spirituelles entendues comme recherche d'une paix de l'esprit. D'où ce fréquent déchirement entre le refus de la foi et la quête spirituelle. 33

Nous avons souligné ailleurs (1998) que la religion est renvoyée à la vie privée, quoique nous observons, dans des pays où domine un clergé religieux influant, certaines résistances autour de l'homosexualité, du mariage des partenaires de même sexe et de la pudeur féminine. Il semble que des hommes de religion veillent encore aujourd'hui sur les anciens interdits autour de la sexualité, de la féminité et de la conjugalité.

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fête, à la guerre, aux jeux, alors que le second a étudié les spectacles populaires de la cruauté comme la torture ou les peines de mort publiques. Ces deux auteurs ont reconnu que l'effervescence pourrait également être vécue dans une grande diversité de conduites qui ont en commun l'excès. D'où les fines analyses de Bataille au sujet du marquis de Sade et des scènes de supplice. D'où également la proposition de Caillois sur l'intériorisation du sacré. Ce dernier observe la privatisation de la religion et croit que les grands rites qui rythment l'ordre et le désordre dans une même société vont disparaître. Le sacré devient alors «l'être, la chose ou l'idée à quoi l'homme suspend toute sa conduite, ce qu'il n'accepte pas de mettre en discussion, de voir bafouer ou plaisanter, ce qu'il ne renierait ni ne trahirait à aucun prix» (1950: 169). Qu'en penser? Dans un nouvel esprit moderne le sacré entre dans la catégorie des choses intouchables qui acquièrent une valeur ultime. La sacralité marque de sa souveraineté un objet, un événement, un individu, une action, un espace, etc. Ce qui est sacralisé devient différent et appelle un mode particulier de relation, de communication et de contact physique. Les individus s'adressent à ce qui a acquis la qualité de sacré en prenant des précautions. Il y aurait donc un art de se conduire avec ce sacré. Caillois considère que l'objet sur lequel est investie une sacralité est «entouré de ferveur et de dévotion», c'est-à-dire qu'on lui voue un profond respect. Cela montre la force du lien entre l'individu et l'objet sacralisé. Ce lien qui unit l'individu à son objet sacralisé contient une force, une puissance, une énergie parfois débordante. Lorsqu'un objet est sacralisé, il acquiert des qualités ontologiques spéciales parce qu'il est investi d'une forte énergie. Il n'est plus un objet ordinaire. Il devient un objet tout autre, qui possède une aura ou un mana. Ce qui transforme l'objet, ce qui lui confère un caractère sacré, c'est l'émotivité qui y est affectée. Retenons de cela que la sacralité a à voir avec des émotions puissantes. C'est pourquoi, dans les sociétés anciennes, l'objet sacré est protégé par des interdits. En fait les interdits visent à conserver les forces émotives des liens entre les individus et leurs objets sacralisés dans un régime acceptable. Il est vrai que le concept de sacré est de plus en plus utilisé dans ce sens de valeur ultime rituellement respectée. Ce qui porte la valeur ultime est imprégné des énergies qui sont, en fait, les projections de l'émotivité des individus. À côté de ce sacré passablement domestiqué, il y a ce sacré sauvage qui origine d'une sensibilité exacerbée, d'une expérience exaltante, parfois violente, qui se réalise dans les bordures de l'excès. Notamment, les conduites transgressives génèrent cette exaltation qui souvent s'emballe jusque dans la mort. Le film Thelma et Louise de Ridley Scott réalisé en 1991 illustre cette sacralité sauvage. Deux femmes apparemment sans histoire transgressent des interdits liés au meurtre, au sexe, au pouvoir masculin et au suicide. Thelma et Louise, deux copines de la jeune trentaine, partent en vacances pour le week end. Elles s'arrêtent dans un bar. Sur le stationnement, Thelma subit une tentative de viol. Louise tue l'assaillant. Elles refusent de se rendre aux policiers. Cet événement marque le début de leur cavale. Ne sachant que faire après cette première transgression, elles fuient. Elles découvrent peu à peu une liberté mélangée d'une terreur fascinante. Contaminées par l'enchantement des forces du sacré, elles volent des produits dans une épicerie, s'offrent des aventures sexuelles, détruisent un camion-citerne, provoquent des machos et insultent un policier. Elles baignent dans l'état d'esprit sauvage du sacré. Elles ne maîtrisent pas ce qui leur arrive, aveuglées par la fascination, même terrorisante, de la sacralité. Elles ne peuvent plus revenir à la vie profane. Elles plongent dans la mort au volant de leur voiture. Une première transgression a ouvert la porte à un chapelet de transgressions. Plus rien ne pouvait les arrêter. Elles ne se

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gouvernaient plus. Elles n'étaient pas dans la folie, elles étaient imbibées du sentiment de sacré. Quelles opérations symboliques auraient pu les délivrer? Qui aurait pu les aider à revenir dans le monde profane? Comment pouvaient-elles domestiquer d'elles-mêmes les puissantes forces sacrées qui les possédaient? Des soldats qui reviennent du combat ou des personnes ordinaires comme Thelma et Louise ont touché à une sacralité qui les expulse du monde profane. On ne peut contester que ces expériences de sacré soient fréquentes. Hors de toutes ritualisations, elles sont dangereuses pour ceux qui les vivent, pour leurs proches et pour l'ordre social. Elles ont souvent leur source dans un acte de transgression, dans une expérience du «tout autre» ou dans un jeu risqué avec des limites. Elles suscitent une excitation affolante ou un plaisir angoissé, et varient en intensité selon les personnes et les situations. Il nous appartient d'essayer de mieux définir les formes de cette sacralité et d'explorer comment elles peuvent être ritualisées. Nous avons proposé deux parcours théoriques, celui de Durkheim et d'Otto, qui permettent à peine d'apercevoir l'immense travail à mener pour développer loin des préjugés méthodologiques des outils conceptuels pour comprendre l'ensauvagement du sacré. Bibliographie

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DURKHEIM, E. (2009). Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris : PUF.

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HUBERT, H. (1904). Introduction à la traduction française du Manuel d'histoire des religions de Chantepie de la Saussaye. Paris: colin.

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LEVI-STRAUSS, C. (1962). Le totémisme aujourd'hui. PUF: 1962.

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MAFFESOLI, M. (1985). L'ombre de Dionysos. Paris : Librairie des Méridiens.

MAUSS, M. (1968). Œuvres. Paris: Éditions de Minuit.

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MÉNARD, G. (1986). «Le sacré et le profane, d'hier à demain». Figures contemporaines du sacré. Montréal: Fides.

OTTO, R. (1968). Le sacré. Paris: Payot.

RIES, J. (1985). Les chemins du sacré dans l’histoire. Paris: Aubier-Montaigne.

WUNENBURGER, J.-J. (1981). Le sacré. Paris: PUF.

Thelma et Louise, Ridley Scott, 1991.

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La reconfiguration légendaire

Jean Bruno Renard. Université de Montpellier Ce texte vise à montrer que les croyances fantastiques ou insolites d’aujourd’hui – notamment les légendes urbaines et les croyances au paranormal – sont les héritières des croyances et des légendes traditionnelles. L’histoire sociale des trois derniers siècles en Occident a été marquée par l’expansion des classes moyennes. Selon Maurice Crubellier34, il y a trois grandes subcultures : la culture de l’élite, la culture des classes moyennes et la culture populaire (paysanne et ouvrière). Du XVIIIe au XXe siècle, la part de la culture de l’élite est restée à peu près constante, tandis que la part de la culture populaire ne cessait de diminuer et que la part de la culture des classes moyennes, ou culture de masse, ne cessait de croître. Certes, la culture des classes populaires, qui est rurale ou péri-urbaine, communautaire, peu instruite et localisée, diffère de la culture de masse, qui est urbaine, médiatique, relativement instruite et qui tend à l’internationalisation. Il nous semble toutefois que les ressemblances l’emportent sur les différences et, plus que de substitution d’une culture à une autre, il faudrait parler de continuité : la culture populaire s’infiltrant comme par percolation dans la culture de masse.

Évolution des trois couches sociales sur trois siècles : Percolation de la culture populaire en culture de masse Dans les années 1960, grâce en particulier aux travaux d’Edgar Morin35, il est admis que la culture de masse est la nouvelle culture populaire, qu’un néo-folklore est produit par et pour les classes moyennes, par et pour les médias. La bande dessinée, par exemple, se situe nettement dans la continuité du folklore traditionnel36 : Superman est un nouveau Hercule, Obélix a succédé à Gargantua, les Schtroumpfs sont des avatars modernes des lutins… Un signe ne trompe pas : les personnages de bandes dessinées sont désormais intégrés aux fêtes populaires, aux masques de Mardi gras et de Carnaval, aux côtés de personnages traditionnels. 34

Maurice Crubellier, Histoire culturelle de la France. XIXe-XX

e siècle, Paris, Armand Colin, 1974.

35 Edgar Morin, L’Esprit du temps : essai sur la culture de masse, Paris, Grasset, 1962 (rééd. augmentée d’un second

volume : L’Esprit du temps. 1. Névrose, 2. Nécrose, Paris, Grasset, 1975). 36

Jean-Bruno Renard, « La bande dessinée comme folklore », Esprit, n° 4, avril 1980, pp. 116-124.

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Classe supérieure (culture de l’élite)

Classe moyenne

Classe inférieure

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On peut distinguer trois mécanismes par lesquels la culture de masse, dans ses croyances fantastiques ou insolites, s’inspire de la culture populaire, voire même la réactive sous de nouvelles formes. Ce sont la modernisation, la naturalisation et la métaphorisation. I. La modernisation Par ce mécanisme, la culture de masse adapte au monde moderne des histoires anciennes dont le contenu surnaturel est conservé. Ce sont principalement des récits de revenants ou de démons. Auto-stoppeurs fantômes C’est une des légendes urbaines les plus connues. Le scénario type en est le suivant : un auto-stoppeur est pris en stop dans une voiture, il lance un avertissement (danger routier ou prophétie) puis disparaît de manière inexplicable, et le conducteur apprend peu après que cette personne était morte depuis plusieurs années, parfois dans un accident de la route. Le motif du personnage mystérieux qui monte dans un véhicule et disparaît mystérieusement après avoir fait une révélation est attesté dans le légendaire traditionnel. Anatole Le Braz, dans son célèbre ouvrage La Légende de la mort chez les Bretons armoricains (1902), raconte : Alors qu’une vieille femme se rendait au marché dans une charrette attelée d’un vieux cheval, une nuit d’hiver, ce dernier refusa tout d’un coup d’avancer. Un petit homme, très âgé, monta avec elle, le cheval repartit, il lui demanda d’aller à Île-Grande (Côtes-du-Nord) où il s’arrêta au cimetière et disparut. C’était un revenant. Auparavant, il lui apprit qu’il devait s’acquitter d’une dette puis, en guise de remerciement, recommanda à la vieille femme de mettre de l’ordre dans ses affaires. Elle mourut quelques jours plus tard37. Le contenu surnaturel de ces histoires demeure dans les légendes urbaines tandis que le char ou la charrette est modernisé en véhicule automobile et que l’avertissement peut porter sur les dangers des accidents de la route. Autres histoires de revenants Dans le légendaire moderne, on trouve des histoires d’automobiles hantées. Par exemple : C’est en 1952 qu’une voiture presque neuve fut mise en vente pour la somme ridicule de 150 couronnes, soit environ 7 000 francs [en anciens francs, c’est-à-dire 11 euros aujourd’hui]. Ce bas prix était demandé parce que la voiture était hantée. Son propriétaire affirmait que, par les nuits sans lune, l’auto émettait une lumière bleuâtre et que le klaxon marchait sans que le bouton de commande en ait été touché. La personne qui était au volant sentait deux mains glacées lui saisir le cou, tandis qu’une

37

D’après Frédéric Dumerchat, « Les auto-stoppeurs fantômes. Des récits légendaires contemporains », Communications, n° 52, 1990, pp. 269-270.

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voix murmurait : « Ramenez-moi à Goteburg. » Il paraît qu’une femme était morte dans cette voiture et que, depuis, elle hantait le siège arrière38. Il y a même des légendes d’avions hantés : Un père, pilote de ligne, et sa fille, hôtesse de l’air, travaillaient dans la même compagnie aérienne. Un jour, l’avion dans lequel ils se trouvaient tous les deux s’est écrasé et le père fut tué dans l’accident. Peu de temps après, alors que sa fille était montée dans un avion du même type, le visage fantomatique de son père lui apparut, à l’intérieur d’un four chauffe-plats qu’elle venait d’ouvrir. L’apparition lui annonça que les circuits électriques de l’avion étaient défectueux. Ce que confirma un contrôle effectué d’urgence. Le pilote fantôme apparut à d’autres personnes pour dénoncer l’insécurité de ce modèle d’avion, qui fut bientôt retiré de la circulation39. On reconnaît dans ce récit le motif modernisé du revenant secourable, mais avec l’avion et le four à micro-ondes nous sommes loin des châteaux hantés traditionnels ! Le diable dans la discothèque Mark Glazer40 a recueilli des légendes urbaines circulant dans les années 1970 chez des Latino-Américains, qui racontent comment une jeune fille est allée en discothèque malgré l’interdiction de ses parents, a dansé avec un bel inconnu qui se révèle être le Diable et se trouve finalement punie (brûlée, enlevée par le Diable, etc.). Le folkloriste Wilhelm Mannhardt41 avait déjà étudié une histoire attestée en 1875 à Dantzig : On disait que l’un des derniers dimanches avant le carême, une servante était allée à confesse et à communion. Malgré les remontrances de sa mère, qui lui dit qu’elle ne devait pas profaner ce jour par des réjouissances mondaines, elle n’avait pu résister à la tentation et était allée le même soir danser au « Vignoble » (salle de bal située dans un faubourg de Dantzig). La punition de son impiété ne se fit pas attendre. Vers minuit, elle vit venir à elle un étranger élégamment vêtu, avec des cheveux noirs et des yeux de feu, noirs comme du charbon, qui l’engagea à une valse. Il dansait avec une grâce parfaite, mais de plus en plus vite. L’un des musiciens fixa avec plus d’attention le couple dansant, et qu’éprouva-t-il quand il remarqua que l’étranger avait le pied fourchu de Satan ! Il y rendit attentifs ses camarades et, au beau milieu de la valse qu’ils jouaient, ils changèrent d’air et entonnèrent un cantique religieux. L’heure de minuit sonnait. Alors le diable attira à lui plus fortement sa danseuse et, dans un furieux tourbillon, il passa avec elle à l’autre bout de la salle et traversa la fenêtre dont les carreaux brisés la couvraient encore quand on la trouva dans le jardin tout endolorie, couchée sur l’herbe. Le diable avait disparu. En enquêtant auprès du personnel de l’auberge, Mannhardt a découvert l’événement réel qui a servi de point de départ à la rumeur légendaire. Le Mardi gras, à minuit,

38

Cyrille de Neubourg, Fantômes et maisons hantées, Paris, Grasset, 1957, pp. 8-9. 39

Jan Harold Brunvand, The Vanishing Hitchhiker : American Urban Legends and Their Meanings, New York, Norton, 1981, p. 180. 40

Mark Glazer, « Continuity and change in legendry : two Mexican-American examples », in Paul Smith (ed.), Perspectives on Contemporary Legend. Proceedings of the Conference on Contemporary Legend, Sheffield, CECTAL (The Centre for English Cultural Tradition and Language), University of Sheffield, 1984, pp. 108-127. 41

Wilhelm Mannhardt, « Formation de mythes dans les temps modernes », Mélusine, n° 24, 20 décembre 1877, col. 565.

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l’orchestre cessa de jouer des airs de danse et entonna un chant religieux pour célébrer la fête de l’aubergiste, au moment même où les cloches des églises sonnaient l’entrée dans le temps du carême. Pour les milieux populaires de Dantzig, à majorité catholique, ce contraste insolite entre musique de danse et chant religieux, entre plaisir et pénitence, a suscité l’idée de la profanation d’un jour sacré. Cette idée a réactivé, dans l’espace et le temps de Dantzig, une légende traditionnelle très répandue dans les pays catholiques, « la danse avec le diable », dont les principaux motifs sont la jeune fille désobéissante, la danse avec un bel inconnu, la découverte des pieds fourchus, la tentative d’enlèvement de la jeune fille par le diable et l’expulsion de celui-ci par des moyens religieux. On doit au folkloriste québécois Jean Du Berger une monographie sur cette légende fantastique, particulièrement répandue au Canada francophone42. La marque de Satan Un exemple typique de la modernisation d’une croyance ancienne est observé dans les rumeurs sur la présence dans le monde contemporain du nombre de Satan, 666. On prétend ainsi que ce nombre se trouve dans les codes-barres (les trois doubles barres qui encadrent et séparent le code correspondraient au chiffre 6) et sur le Web, puisque la suite des trois www (Wide World Web) correspond à un triplement de la lettre hébraïque Vau (v, w), 6e lettre de l’alphabet hébreu, de valeur numérique 6. Ces rumeurs se répandent à partir des spéculations de fondamentalistes chrétiens américains qui voient partout l’action du Maître de ce monde et s’appuient sur les fameux et énigmatiques versets de l’Apocalypse de Jean (13, 17-18) : « Nul ne pourra rien acheter ni vendre s’il n’est marqué au nom de la Bête ou au chiffre de son nom (…) : son chiffre, c’est 666. » II. La naturalisation Une grande partie du fantastique contemporain va non seulement moderniser les motifs traditionnels mais encore les séculariser, en substituant le naturel au surnaturel. Ce n’est plus un au-delà qui est évoqué mais un monde naturel inconnu (animal, extraterrestre, psychique), relevant de la science. Toutefois, le fantastique reste éminemment présent. Le surnaturel est naturalisé en paranormal43. Sirènes et hommes-marins Au XVIIIe siècle, l’évêque danois Pontoppidan, féru de sciences naturelles, écrit de nombreuses pages sur les sirènes et les hommes-marins. Pour lui, ces êtres ne sont pas des créatures surnaturelles, diaboliques, telles que l’Antiquité et le Moyen Âge se les représentaient et auxquelles les superstitions des marins attribuaient des pouvoirs de séduction, de prédiction du temps ou de production de naufrages. Les sirènes et les hommes-marins sont pour Pontoppidan une espèce naturelle, l’homo aquaticus. Des témoignages des marins, le savant prélat expurge tout ce qu’il considère comme des superstitions et ne retient que ce qui permet d’annexer l’homme-marin à l’histoire naturelle44. La même démarche est prolongée au XIXe siècle par le naturaliste William Swainson qui, dans son Treatise on the Geography and Classification of Animals

42

Jean Du Berger, Le Diable à la danse, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2006. 43

Jean-Bruno Renard, Le Merveilleux. Sociologie de l’extraordinaire, Paris, CNRS Éditions, 2011. 44

Michel Meurger, « Naturalisation et factualisation de l’Imaginaire. L’exemple de l’homme-marin », Cahiers de l’Imaginaire, n° 10, 1994, pp. 67-77.

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(1835), plaide en faveur de l’existence des sirènes. Le zoologue anglais avait de bonnes raisons de croire aux sirènes car il était un partisan convaincu de la « théorie circulaire des espèces », suivant laquelle le règne animal se distribue en cercles regroupant des familles et des espèces animales apparentées. Comme Swainson avait besoin de relier le cercle des primates au cercle des mammifères marins, la sirène lui donnait cette possibilité ! Le Yéti Le Yéti (Bigfoot en Amérique du Nord, Almasty dans le Caucase) est la forme contemporaine de l’Homme Sauvage, figure attestée dès l’Antiquité et fréquemment évoquée au Moyen Âge. Mais tandis que les Hommes Sauvages étaient conçus comme des êtres fabuleux aux pouvoirs surnaturels, leurs homologues contemporains sont représentés comme des créatures naturelles, une espèce à mi-chemin entre le grand singe et l’Homme. À l’instar de Pontoppidan, les cryptozoologues – qui s’intéressent aux animaux mystérieux, et en particulier aux yétis – ne retiennent des témoignages que ce qui permet de « naturaliser » la créature et écartent tout ce qui relève de croyances folkloriques. Le documentaire télévisé « Almasty. Yéti du Caucase », diffusé en 1993 sur la chaîne FR3 dans l’émission « Montagne », est à cet égard exemplaire : les enquêteurs font des relevés de traces de pas, des analyses de poils, évoquent la place de l’Almasty dans les branches de la paléontologie, tandis que les témoins prétendent que les almastys peuvent se rendre invisibles, ont les pupilles verticales, des dents de loups garous et, pendant la nuit, tressent la crinière des chevaux (caractéristique que l’on attribue aux lutins en Europe). Les extraterrestres La belle étude de Bertrand Méheust Soucoupes volantes et folklore (1985)45 montre que la mythologie moderne des extraterrestres prolonge celle des êtres fantastiques du folklore. Les extraterrestres sont des anges et des démons « technologisés » : ils ne sont plus surnaturels mais naturels et leurs pouvoirs ne proviennent plus de Dieu, du Diable ou de la magie mais de la maîtrise d’une technologie supérieure. Méheust dresse la liste des motifs communs aux rencontres avec des êtres fantastiques dans les légendes du folklore et dans les témoignages d’apparitions de soucoupes volantes : la symbolique des lieux (les chemins isolés, la nuit), les anomalies temporelles (le temps s’écoule plus vite ou moins vite), l’appel (une force invisible attire le témoin), la paralysie du témoin et/ou du véhicule (le cheval de la charrette refuse d’avancer, le moteur de la voiture s’arrête), les lumières qui s’éteignent (bougies ou éclairage électrique), les phénomènes lumineux associés aux apparitions, les marques sur le corps des témoins ou maladies inexplicables, le voyage dans l’autre monde (au-delà ou autre planète), le transport inexplicable d’un lieu à un autre, les traces laissées par les apparitions (traces au sol, odeurs). L’analogie est saisissante ! Hantises et miracles Des phénomènes fantastiques autrefois attribués à Dieu, au diable, aux revenants, aux fées ou aux lutins, sont désormais expliqués par les pouvoirs inconnus de l’homme. Là encore, le surnaturel a été remplacé par le paranormal. Dans les maisons hantées, le parapsychologue a succédé à l’exorciste et les poltergeists (bruits et

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Bertrand Méheust Soucoupes volantes et folklore, Paris, Mercure de France, 1985 (réédité sous le titre En soucoupes volantes. Vers une ethnologie des récits d’enlèvements, Paris, Imago, 1992).

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déplacements mystérieux d’objets) sont expliqués par l’action inconsciente du psychisme d’une adolescente perturbée. Les miracles, ou ce qu’on appelle parfois les « manifestations physiques du mysticisme » (transmission de pensée, ubiquité, stigmates, lévitation, etc.), ont été intégrés dans l’étude des pouvoirs paranormaux de l’être humain. Nombre de légendes modernes insolites correspondent à une naturalisation de légendes surnaturelles traditionnelles. En 1862, selon Mannhardt (art. cit.), on racontait que, dans le passage des montagnes, alors que Garibaldi et sa troupe souffraient de la chaleur et de la soif, le général fit tirer un coup de canon contre une roche, d’où jaillit une eau fraîche. Un miracle semblable est attribué au héros national albanais Skander-beg au XVe siècle. On peut y voir une naturalisation de l’épisode biblique où Moïse fait jaillir l’eau du rocher en le frappant avec son bâton (Exode, 17, 1-7). Le motif narratif universel de l’animal qui se développe dans le corps humain a connu des versions surnaturelles, où la présence de l’animal est due à une action divine ou diabolique, puis des versions naturalisées, où la présence de l’animal s’explique par des raisons naturelles : œuf de serpent ou têtard avalés46. III. La métaphorisation Ce troisième mécanisme prolonge les précédents : à la modernisation et à la naturalisation s’ajoute la perte de la dimension fantastique, qui n’est plus qu’indirectement évoquée. Les motifs fantastiques du folklore traditionnel n’existent plus que sous la forme de traces ou de réminiscences, métaphores de mythologies anciennes. La vieille dame et l’agresseur masqué L’histoire suivante a circulé en Grande-Bretagne et aux États-Unis dans les années 1970 : C’est l’hiver. Une dame âgée, qui vit seule, est en train de tisonner le feu dans sa cheminée. On sonne. Elle va ouvrir et se trouve nez à nez avec un homme agressif, au visage masqué par un bas, qui tente d’entrer. La vieille dame se défend en donnant un coup de tisonnier incandescent sur la main de l’agresseur, qui s’enfuit en hurlant. Elle téléphone alors à la police et part se réfugier chez ses voisins, un couple charmant qui lui rend souvent service. Mais la jeune femme qui vient ouvrir a l’air tout affolée : elle annonce que son mari vient juste de rentrer avec une terrible brûlure à la main. Cette légende sur la violence urbaine enseigne qu’il faut se méfier de tout le monde, y compris de ses voisins. Elle justifie aussi les comportements d’autodéfense. Dans plusieurs légendes exploitant ce thème, les agresseurs subissent une mutilation de la main : comment ne pas voir là une réminiscence des châtiments autrefois infligés aux voleurs ! Le coup de tisonnier évoque même la marque au fer rouge que subissaient

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Fañch Postic, « L’animal avalé vivant. Du récit de miracle moyen-âgeux à la légende contemporaine », Penn ar Bed, n° 178, 2001. Voir aussi Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Payot, 2002, pp. 35-53.

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les criminels. Klintberg47 explique la fréquence du thème de la vengeance dans les légendes urbaines par le fait que la justice moderne est réticente envers l’autodéfense et que nous restons inconsciemment fascinés par une justice archaïque et expéditive. Le personnage du voisin agresseur trouve son antécédent du folklore traditionnel dans le loup des contes – par exemple le loup qui veut entrer dans la maison des petits cochons ou des chevreaux – ou, mieux encore, dans la figure du loup-garou. La folkloriste Jacqueline Simpson48, étudiant cette légende urbaine, a pertinemment remarqué que la reconnaissance de l’agresseur par sa blessure correspond très exactement au motif de « la double blessure » dans les histoires de loups garous : on démasque l’homme qui se métamorphose en loup parce qu’il a une blessure au même endroit du corps que l’animal qui a été blessé. Toujours dans ce thème de la violence urbaine : au milieu des années 1990, alors que des affaires de rapts d’enfants par des pédophiles défrayaient la chronique, des rumeurs alertaient sur des enlèvements d’enfants dans des grosses voitures (des Mercedes surtout) qui rôdaient autour des écoles. On peut rapprocher ce véhicule de la « Charrette du Croquemitaine » qui, dans tout le folklore européen, emportait les méchants garnements49. Le terroriste compatissant Dans la première quinzaine de décembre 2002, l’histoire suivante était racontée à Montpellier : C’est une histoire qui est arrivée à une patiente du kiné de ma grand-mère, raconte Émilie, 23 ans, infirmière. L’autre jour, sur la Comédie, cette dame voit un homme de type arabe laisser tomber par mégarde son portefeuille. Gentiment, elle le ramasse, rattrape son propriétaire et lui rend le portefeuille. Touché par ce geste, l’homme se confond en remerciements et lui glisse, avant de partir : « N’allez pas au Polygone le 15 décembre. » Vaguement inquiète, la dame va au commissariat relater l’anecdote. Elle fait un portrait-robot de l’individu. Les flics l’identifient alors comme étant un extrémiste du réseau Al Qaida50. Au même moment, une histoire semblable circulait dans la plupart des grandes villes françaises : la date annoncée était identique, seul changeait le nom du centre commercial. La légende avait déjà circulé en 2001 aux États-Unis et en Europe, peu après les attentats du 11 septembre à New York. À la mi-octobre 2001, cette histoire se racontait dans toute la région parisienne. Elle mettait en scène un Arabe perdant son portefeuille dans le métro. Mais les Parisiens avaient tout simplement emprunté et adapté une histoire qui circulait depuis deux semaines à Londres, en particulier par e-mail, et que l’on trouvait aussi sous diverses variantes aux États-Unis. Les histoires du type « Terroriste compatissant » exploitent un thème classique des récits de guerre, vrais ou faux : le motif de « l’ennemi amical ». Des histoires parfaitement semblables de terroristes compatissants étaient déjà racontées à Londres et dans plusieurs autres villes d’Angleterre dans les années 1980-1990, mais

47

Bengt af Klintberg, « Why are there so many modern legends about revenge ? », in Paul Smith (ed.), op. cit., pp. 141-146. 48

Jacqueline Simpson, « Rationalized motifs in urban legends », Folklore, n° 92, 1981, pp. 203-207. 49

Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, De source sûre. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Payot, 2005, pp. 291-292. 50

La Gazette de Montpellier, n° 759, 13-19 décembre 2002, p. 5.

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elles concernaient un homme « à l’accent irlandais » et étaient contemporaines des vagues d’attentats perpétrés par des extrémistes irlandais. Des récits semblables ont été racontés pendant la Seconde Guerre mondiale (Marie Bonaparte, Mythes de guerre, 1946) et la Première Guerre mondiale (James Hayward, Myths & Legends of the First World War, 2002). Comme l’interprète la psychanalyste, ces récits ont pour objectif d’exorciser l’angoisse devant l’agression ennemie : on affirme d’une part que les ennemis sont terribles et redoutables et d’autre part que certains d’entre eux peuvent être amicaux et nous sauver la vie. Les légendes de terroristes compatissants remplissent la même fonction psychologique. Dans plusieurs versions de la légende, l’hésitation du terroriste à avertir la jeune femme traduit cette double attitude d’insensibilité et de compassion prêtée à l’ennemi. Si l’on remonte plus loin encore, on peut voir dans les légendes de terroristes compatissants des formes actuelles de motifs folkloriques anciens, parfois même de nature fantastique. Les récits modernes exploitent en effet le motif de « la récompense protégeant d’un désastre »51. Très fréquemment, il s’agit d’une récompense importante (la vie, la fortune, etc.) en échange d’un petit service (don de quelque nourriture, prêt, réparation d’un outil, délivrance d’un piège, etc.). La disproportion est grande entre d’une part le portefeuille rendu et d’autre part l’avertissement qui permet de sauver sa propre vie et celle de ses proches. Le Motif-Index de Stith Thompson nous apprend que dans nombre de ces récits le petit service est rendu par un mortel à un être fantastique (dieu, diable, fée, lutin) qui le récompense largement en retour, du fait de ses pouvoirs surnaturels. Or les terroristes, bien qu’existant réellement hélas, occupent dans l’imaginaire collectif, surtout s’ils sont étrangers, la place traditionnellement tenue par les démons, créatures malfaisantes venues de l’au-delà. Le fait que dans les légendes de terroristes compatissants ou d’ennemis amicaux la personne récompensée soit le plus souvent une femme n’est pas indifférente : dans beaucoup de traditions culturelles, la femme est en contact avec les forces surnaturelles et remplit un rôle d’intercesseur entre les êtres humains et les êtres de l’au-delà. Les étrangers Dans un article pertinemment intitulé « Des Trolls aux Turcs », Timothy Tangherlini52 a établi des correspondances entre des légendes urbaines qui circulent aux Danemark et des récits traditionnels du folklore. Il montre que l’imaginaire sur les étrangers reprend des motifs anciens concernant les êtres fantastiques (Elfes, Trolls, sorcières). Les domaines traités sont classiquement ceux où s’expriment les accusations racistes et xénophobes : la nourriture, la violence, la sexualité et le territoire. Soit par exemple la légende urbaine suivante : Un Danois en quête d’aventure amoureuse ramène chez lui une Groenlandaise, qui a la réputation d’être des femmes faciles. Mais il est tellement saoul qu’il tombe de sommeil sur son lit. Le lendemain matin, il voit que la fille est partie sans laisser un

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Motif Q150 dans Stith Thompson, Motif-Index of Folk-Literature, 6 vol., Bloomington (Indiana), Indiana University Press, 1989 (éd. orig. 1955-1958). 52

Timothy R. Tangherlini, « From Trolls to Turks : continuity and change in Danish legend tradition », Scandinavian Studies, n° 67/1, 1995, pp. 32-62.

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mot. En ouvrant son réfrigérateur pour prendre du lait, il découvre sur l’étagère du milieu une assiette dans laquelle la fille s’est soulagée. Tangherlini rapproche ce récit d’une légende traditionnelle : Un Elfe mâle poursuit de ses assiduités une jeune paysanne qui garde les vaches. Un jour qu’il est plus entreprenant que d’habitude, la jeune fille retire un de ses sabots, le pose à côté du seau de lait, s’accroupit et fait ses besoins dedans. L’Elfe est si dégoûté qu’il s’enfuit et ne revint jamais. Selon Tangherlini, bien que dans le récit moderne ce soit l’étranger qui défèque et que dans le récit ancien ce soit l’être humain, les deux légendes ont en commun la jonction symbolique des aliments et des excréments dans le but d’empêcher toute union sexuelle entre des êtres qui appartiennent à des mondes différents. Une rumeur d’enlèvement d’une jeune fille dans un magasin de vêtement tenu par un Arabe – version danoise de la rumeur d’Orléans – est rapprochée d’un épisode légendaire relatant la disparition d’une jeune fille qui allait manger des fraises dans une forêt habitée par des Trolls. Dans les deux récits on retrouve une jeune fille, un objet de tentation à connotation sexuelle et un enlèvement à caractère sexuel par un être différent. Les Bêtes Étudiant les histoires de fauves dans les campagnes françaises (apparition et parfois disparition de lionnes, pumas, etc.), Michel Meurger53 a bien montré que, tout en posant le problème du rapport à la Nature sauvage dans le monde moderne, ces récits renouvellent des motifs traditionnels : le riche notable qui élève des fauves est le successeur du maléfique seigneur médiéval qui se métamorphose en loup, et l’écologiste qui réintroduit des espèces nuisibles a remplacé l’inquiétante figure du « meneur de loup » du folklore fantastique. Dans les années 1960, une rumeur américaine prétendait que des alligators vivaient dans les égouts de New York. La légende expliquait leur présence en racontant comment des familles de New-Yorkais étaient allées en Floride, avaient acheté un petit alligator pour leur enfant comme animal de compagnie mais le saurien, devenu encombrant, avait été jeté dans les toilettes et s’était retrouvé dans les égouts où il a survécu. Dans des variantes de la légende, on précise que les alligators ont une taille énorme, dans un milieu où ils peuvent prospérer, et que, à cause de l’obscurité, ils sont devenus aveugles et albinos. L’alligator ou le crocodile dans les égouts évoque le motif mythologique du dragon dans son antre souterrain. Symboliquement, il signifie à la fois le danger du retour de la nature sauvage, au cœur même de la ville, et l’idée implicite que la ville est une jungle, avec sa violence urbaine et ses prédateurs en col blanc. Une autre rumeur concerne les égouts de New York : on y trouverait des plants géants de cannabis qui se sont développés à partir de la marijuana jetée dans les toilettes lors de rafles de la police, suivant le même chemin que les alligators ! La rumeur a été prétexte à des élaborations fantasmatiques. Des étudiants américains à la fin des années 1960, lors de soirées psychédéliques, imaginaient que dans les égouts de New York on trouvait non seulement du cannabis et des alligators mais aussi des bébés provenant des fœtus d’avortement qui avaient aussi été jetés dans les toilettes et qui avaient survécu. On aboutissait ainsi à une scène surréaliste où,

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Michel Meurger, « Les félins exotiques dans le légendaire français », Communications, op. cit., pp. 175-196.

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dans les égouts de New York, des bébés fumant de la marijuana chevauchent des alligators albinos54 ! Chassez le fantastique, il revient au galop ! En conclusion, on peut souligner tout l’intérêt qu’il y a à chercher les traces des motifs fantastiques dans la culture contemporaine. Elles nous rappellent que nos représentations sociales s’ancrent – pour reprendre le concept d’ancrage défini par Serge Moscovici – non seulement dans le temps présent mais encore dans l’épaisseur de la mémoire collective chère à Maurice Halbwachs. Elles nous donnent aussi des pistes d’interprétation. Prenons par exemple un motif récurrent à la fin de la série télévisée américaine Cold Case, où des policiers résolvent des affaires criminelles classées sans suite : on y voit un enquêteur qui aperçoit l’espace d’un moment l’image de la victime, hallucination qui n’est pas sans rappeler le motif du revenant condamné à errer sur terre tant qu’il n’a pas été vengé.

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Jan Harold Brunvand, The Vanishing Hitchhiker : American Urban Legends and their Meanings, op. cit., p. 95.

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Eléments pour une philosophie du vivre ensemble

René Barbier, Université Paris 8 ISSM et CIRPP Plus que jamais aujourd'hui la question du vivre ensemble se pose dans nos sociétés dominées par un individualisme forcené. Comment réaliser un collectif humain digne de ce nom susceptible de dépasser un instinct de conservation qui débouche sur l'accaparement des ressources à son profit au détriment des autres. Les anciens Grecs le nommaient « pléonexie ». Il est devenu un caractère dominant de notre société néolibérale mondialisée dont la technologie informatique a décuplé la puissance. De nos jours, un simple ordinateur suffit pour changer le capital en cours d'une grande entreprise, dans le jeu bancaire qui anime les différents « traders » sur les places boursières du monde entier. Nous sommes arrivés au point de rupture où le « vivre ensemble » risque de sombrer dans la barbarie du « capitalisme de catastrophe »55. Comment en est-on arrivé là ? Qu'est-ce qui, dans la nature humaine, le permet ? Comment se donner des règles démocratiques pour en limiter les dégâts humains et sociaux ? Ne faut-il pas revenir sur une question-clé : qu'est-ce que vivre ? QU'EST-CE QUE VIVRE ? Penser une « philosophie du vivre » comme le recommande François Jullien56 revient sans doute, comme il le fait à faire dialoguer la pensée occidentale et la pensée chinoise. Son œuvre m'a inspiré dans la mesure où je reste aussi dans l'univers spirituel de Krishnamurti comme de l'éthique liée à une spiritualité laïque affirmée par André Comte-Sponville et à un sens démocratique proche de Cornelius Castoriadis et d'Edgar Morin. Dans le « Vivre », je distingue le vécu, le vivant et le vivable. Le vécu, c'est tout ce qui a été et que j'ai engrangé dans ma vie personnelle sous influence, dans mon implication. Ma mémoire est saturée de vécu qui exerce sa pression inconsciente dans ma vie actuelle. Comme le remarque Krishnamurti, je suis porteur d'une histoire ancestrale à la fois biologique, psychologique, sociale, cosmologique dont je ne pourrai jamais faire une analyse exhaustive.

55

Sur ce « capitalisme de catastrophe », une approche pertinente et transformatrice est fournie par Hervé Kempf dans son livre Fin de l'Occident, naissance du monde, Seuil, 2013, 155 pages ; Personnellement, la notion de « capitalisme de catastrophe » fait partie de mon travail de recherche théorique actuellement, en rapport avec l'éducation. Pour mieux comprendre les enjeux du capitalisme de catastrophe : revue Alternatives économiques, hors série, , Faut-il dire adieu à la croissance ?, n°97, 3

e trimestre 2013, 82 pages

J'appelle « capitalisme de catastrophe » un mode d'économie de marché mondialisée à dimension financière qui vise à l'accaparement léonin par quelques uns des ressources naturelles et des biens et services produits par tous et dont l'effet secondaire principal consiste dans la détérioration écologique inéluctable de la planète. 56

François Jullien, Philosophie du vivre, Paris, Gallimard, 2011, 288 pages

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Le vivant, c'est ce que je vis au jour le jour et qui constitue mes actions, mes relations, mes pensées, mon imaginaire, dans la croyance un peu naïve à mon libre-arbitre, avec, trop souvent, un oubli vertigineux de mon passé et un espoir aveuglé de mon avenir. Le vivable, c'est ce que la société qui m'environne et m'influence m'impose de pouvoir imaginer d'une façon réaliste, au détriment souvent d'une imagination créatrice qui m'ouvre à une espérance d'un autre monde plus juste et plus harmonieux. Que devient alors une « philosophie du vivre » prise au piège de ces trois dimensions intrinsèques ? En quoi le « vivre ensemble » est-il une ressource acceptable sans tomber dans le pessimisme d'une finalité qui proclame que l'homme est un loup pour l'homme ? Je propose d'examiner cette question ouverte sur une sagesse pratique et quotidienne à partir du schéma suivant

Nous devons faire face à quatre pôles en interaction : création, finitude, inachèvement et manque. Leurs interactions sont dialogiques et ne peuvent se résorber dans un « dépassement » synthétique. La sagesse pratique assume leur influence inexorable, en déterminant des tensions dans « l'Entre » du vivre individuel, le Devenir du vivre ensemble, mais également de la quête permanente et du tragique de l'existence humaine.

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2. LA CRÉATION Commençons par le premier pôle : la création. Il s'agit là de la question sans doute la plus importante de la pensée philosophique : pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien, comme le pensait Leibniz, repris par Heidegger. Question insondable sur laquelle butent les astrophysiciens contemporains à partir du Big-Bang malgré leurs hypothèses les plus imaginatives possibles sur l'évolution de la matière (existe-il ou non un « principe anthropique » dans l’univers axé vers sa complexité croissante comme le pense par exemple l’astronome Trinh Xuan Thuan?). Question résolue d'emblée dans l'imaginaire par les mythologies, les théologies rassurantes pour la raison. L'autre question essentielle de la philosophie, comme le pense Albert Camus, le suicide, me paraît secondaire et plus facile à résoudre intellectuellement que celle de la création. La création existe et a existé, sinon nous ne serions pas sur cette terre. Elle s'exprime sur le plan individuel du vivant par la naissance. Mais cette dernière affirmation demeure trop floue. Qu'appelle-t-on « naître » et à quel moment réellement naît-on ? Qui naît lors de la réunion du spermatozoïde gagnant et plus rapide pénétrant l'ovule et pourquoi ? En France nous naissons lors de l'expulsion du corps de la mère. En Corée neuf mois avant. Dans la tradition tibétaine, il faut en chercher la cause dans une chaîne de causes et d'effets liée à des vies antérieures que les rites de naissance soulignent fortement. Le fœtus de quelques jours est-il déjà un être humain - ce qui condamnerait l'avortement volontaire ? Ou un simple assemblage de cellules indigne d'être appelé un être humain potentiel ? Comme l’a souligné Julia Kristeva, Hannah Arendt a fait de la naissance un point-clé de sa philosophie57. Face aux camps des deux totalitarismes, c'est sur le miracle de la natalité que se concentre l'œuvre de cette rescapée du nazisme qui, en discussion avec Heidegger, et en rejetant l'automatisation moderne de l'espèce, pose les jalons d'une action politique envisagée en tant que pluralité vivante. Elle a raison. La naissance n'est pas seulement ce qui a existé. Elle est aussi ce qui existe en permanence depuis l'origine du monde. Dans notre corps, de seconde en seconde, les éléments de notre constitution changent. Notre sang, nos os, nos cellules nerveuses et nos neurones sont en perpétuelle évolution. Notre corps « existe » comme une rivière, un flux de vie, qui nous emporte vers la mort. Inspirer, respirer, expirer : tel est son cours unique, à nul autre pareil, dans ce cosmos dont nous ne savons rien ou presque. La naissance fait entrer l'être vivant dans l'essor (F.Jullien) de la complexité qui pousse la vie vers des structures de plus en plus élaborées et qui s’oppose à l’étale. Peut-être pour voir ce jeu de construction exploser d'un seul coup, comme le faisait régulièrement ma petite fille avec son jeu de lego et avec une jouissance évidente, mais avide de recommencer aussitôt. Est-ce le Jeu du Monde d'un Dieu joueur inconnaissable ? La naissance est un passage absolument unique et radical pour une personne singulière. C'est un passage qui est de l'ordre de l'émergence dans un autre état d'être, dans un monde absolument inconnu en même temps que la fin tout aussi absolue de l'univers précédent. La naissance confirme à la fois la réalité de la finitude et l'ouverture vers un « tout autre » inconnu. Elle constitue le paradigme de la vie humaine dans son processus dès lors que la peur de vivre ne l'emporte pas sur la confiance d'une vie à vivre58.

57

Julia Kristeva, Le génie féminin, tome 1 : Hannah Arendt [Poche], Folio, coll. Folio-essais, 2003, 416 pages 58

René Barbier, qu'est-ce que naître ?, Lettre à Lara n°11 (http://barbier-

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3. LA FINITUDE L'horizon de ce qui a été créé est la finitude. C'est évident pour l'objet technique. Inventé et construit par l'homme, tôt ou tard il se détériore ou devient obsolète et est envoyé à la poubelle. Un monde fondé sur l'objet technique, fonctionnel, se dirige, à coup sûr, vers cette destination. La société libérale, complètement amorale par nature (André Comte-Sponville)59, par sa fixation obsessionnelle sur la liberté au détriment de l'égalité et de la fraternité, en prend le chemin puisqu'elle a commencé, pour exister, par considérer l'être humain et plus largement l'être vivant comme un objet technique, susceptible de toutes les manipulations. La société libérale s'impose par le règne de la réification de l'Humanité qui permet la toute-puissance de la pléonexie par quelques-uns (Dany-Robert Dufour)60. Il se peut comme le pense Heidegger que l'être humain soit axé comme un « être-pour-la-mort » à partir de quoi il joue son jeu aléatoire dans l'univers. Toute réflexion un peu construite en philosophie débute par une constatation de cette envergure. Eugène Guillevic, en poète, l'écrit ainsi : « tout va vers la mort et vers le froid ». Mais René Char semble lui répondre par un « la poésie me volera ma mort » tant il est vrai que l'imagination active du poète transcende son engluement dans le sentiment d'une finitude inexorable. Aussi bien un philosophe politique comme Cornelius Castoriadis qu'un sage comme Jiddu Krishnamurti affirment la permanente présence de la mort dans la vie, mais pour en fin de compte, célébrer malgré tout la vie, la liberté et l'amour. Un chercheur écologiste contemporain en éducation, au destin tragique, Bernard Delobelle, a fortifié sa réflexion par une juste considération de la question de la finitude dans notre monde en danger d’extinction des espèces vivantes61. Castoriadis, en particulier, soutient une approche questionnante de la finitude en fonction de son ontologie liée au « Chaos, Abîme, Sans-Fond ». Ce Chaos/Abîme/Sans-fond reste toujours présent quoique dissimulé au sein de l'être humain, tant sur le plan de la psyché-soma que sur celui du social-historique. Il demeure son homo demens comme dirait Edgar Morin. Sa capacité à s'ouvrir à l'hubris, la démesure. Il est la mort même, toujours présente, toujours recommencée. Cette mort, cette finitude, que l'homme ne peut pas, ne veut pas voir en face et qu'il va « recouvrir » par les significations imaginaires sociales et les institutions s'y rapportant. Impossible pour l'homme de voir lucidement la fin de toute chose, non seulement dans ses formes changeantes, mais dans son essence. « La mort est mort des formes, des figures, des essences - non pas seulement de leurs exemplaires concrets, sans quoi encore ce qui est ne serait que répétition dans leur prolongement indéfini ou dans la simple cyclicité, éternel retour »62 . La religion va alors apparaître, non comme une idéologie, réflexion appauvrie d'une complexité bien supérieure, mais comme une instance de présentation/occultation de l'Abîme/du Chaos/De Sans-Fond.

rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=1530) 59

André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, Paris, Albin Michel, 2004, 240 pages 60

Dany-Robert Dufour, L’individu qui vient...après le libéralisme, Paris, Denoël, 2011, 400 pages 61

Bernard Delobelle, Décroissance oou catastrophe. La finitude en éducation au moment de la crise écologique, Paris, Zighes Éditions, 2012, 256 pages. Bernard que j’ai connu est mort assassiné sur son terrain de recherche au Maroc. 62

Cornelius Castoriadis, Domaines de l'homme. Carrefours du labyrinthe II, Paris, 1986, Seuil, 570 pages (format poche), p.373 ed. de 1986.

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« Ainsi, par exemple, de la Mort dans le christianisme : présence obsédante, lamentation interminable - et, en même temps, dénégation absolue, puisque cette Mort n'en est pas une en vérité, elle est accès à une autre vie. Le sacré est le simulacre institué de l'Abîme : la religion confère une figure ou figuration à l'Abîme - et cette figure est présentée à la fois comme Sens ultime et comme source de tout sens. » (p.417). La religion, le sacré institué, n'est qu'une « formation de compromis » qui réalise et satisfait à la fois l'expérience de l'Abîme et le refus de l'accepter : « Le compromis religieux consiste en une fausse reconnaissance de l'Abîme moyennant sa représentation (Vertretung) circonscrite et, tant bien que mal, "immanentisée" » (p.378). Or l'Abîme demeure « à la fois énigme, limite, envers, origine, mort, source, excès de ce qui est sur ce qu'il est...toujours là et toujours ailleurs, partout et nulle part, le non-lieu dans quoi tout lieu se découpe. » (p.378). C'est pourquoi il ne saurait y avoir de religion des mystiques comme le soutient justement Castoriadis. « Le mystique vrai ne peut être que séparé de la société. » (p.379) Castoriadis s'exprime parfois dans un langage que n'aurait pas démenti un sage oriental non-dualiste, par exemple lorsqu'il écrit « Le Chaos : Le Sans-Fond, l'Abîme générateur-destructeur, la Gangue matricielle et mortifère, l'Envers de tout Endroit et de tout Envers. Je ne vise pas, par ces expressions, un résidu d'inconnu ou d'inconnaissable ; et pas davantage ce que l'on a appelé transcendance. La séparation de la transcendance et de l'immanence est une construction artificielle, dont la raison d'être est de permettre le recouvrement même dont je discute ici. La prétendue transcendance - le Chaos, l'Abîme, le Sans-Fond - envahit constamment la prétendue immanence - le donné, le familier, l'apparemment domestiqué. Sans cette invasion perpétuelle, il n'y aurait tout simplement pas d'"immanence". Invasion qui se manifeste aussi bien par l'émergence du nouveau irréductible, de l'altérité radicale, sans quoi ce qui est ne serait que de l'Identique absolument indifférencié, c'est-à-dire Rien ; que par la destruction, l’annihilation, la mort. » (p.373) La finitude chez l'être humain pensant souligne, à chaque instant, la question vive de l'absurde, comme le pense Albert Camus. Je ne suis pas sûr qu'elle conduise l'auteur de Noces63 malgré son sens de la nature vers une pensée de l'Inde même s'il affirme dans l'Etranger « Mersault a toujours pour moi le visage de Bouddha, son sourire serein et distant, sans aucune expression mélancolique » Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008 pour son livre Syngué Sabour (POL) le croit malgré tout. Albert Camus nous oblige plutôt à demeurer sur le registre de l'absurde radical. André Comte-Sponville en fait une analyse pertinente64. Le sentiment de l'absurde est une réalité psychologique inéluctable pour le philosophe. Il aboutit à une pensée délivrée de tout espoir. Aucune sotériologie ne peut venir à son secours, même celle des philosophes comme Luc Ferry. Il faudra, jusqu'au bout, maintenir un esprit de révolte contre ce sentiment de l'absurde, même si cette position intellectuelle revient à se contredire. Pour Comte-Sponville l'absurde est le point de départ mais la sagesse son point d'arrivée. La pensée en mouvement du philosophe authentique assume la conjonction paradoxale chez l'homme absurde du non de la révolte et du oui de la sagesse. En fin de compte ce mouvement de l'homme révolté débouche sur l'amour, au moins chez celui qui a le temps de la maturation. Reste l'absurdité irrémédiable de l'enfant mort-né. Tout philosophe se heurte tôt ou tard à l'impasse de l'in espérance qui n'exclut pas,

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Albert Camus, Noces suivi de l’été, in Les Classiques des Sciences sociales, en ligne gratuitement, Québec, http://classiques.uqac.ca/classiques/camus_albert/noces/camus_noces.pdf 64

André Comte-Sponville, Philosophie magazine, Albert Camus, la pensée révoltée, n°17, avril-mai 2013, pages 15 à 21

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cependant, la béatitude, comme le propose André Comte-Sponville, dans une pensée exigeante si proche du bouddhisme. 4. L'INACHÈVEMENT L'inachèvement est un fait biologique pour le petit de l'homme. Il aura des conséquences sur toute sa vie psychique et sociale. Il s'ensuivra l'émergence de la catégorie du Manque dans son esprit. Le terme néoténie a été proposé par le biologiste Julius Kollmann dans plusieurs articles écrits en 1883 et publiés en 1884 ou 1885. « Que faut-il pour faire un homme ? - s'interroge Jacques Ricot - Le petit d'homme hérite d'un corps, mais d'un corps parlé, livré dès la naissance à l'Autre, du fait de sa prématurité, de sa « néoténie ». L'homme est un néotène, (étymologiquement, celui qui maintient sa jeunesse), en raison de son inachèvement constitutif et parce que la période de la jeunesse est plus longue que partout ailleurs dans le règne animal. L'homme naît inachevé et n'étant plus strictement sous l'emprise de l'instinct, il entre au monde plus démuni que l'animal. En revanche, sa faiblesse, sa plasticité lui ouvre l'ensemble des possibles de l'apprentissage. « L'humain est l'être qui s'humanise en raison de son éducabilité et de sa perfectibilité » 65[3]. La « néoténie » ou inachèvement que Louis Bolk a mis en avant et qui a été repris par Marcel Mauss, Georges Lapassade et plus récemment par Dany-Robert Dufour, marque inexorablement la naissance de l'être humain. La thèse de G. Lapassade, devenue un classique de la sociologie66, [4] est que « l'homme n'entre pas une fois et définitivement, à tel moment de son histoire dans un statut fixe et stabilisé qui serait celui d'un adulte... son existence est faite d'entrées successives qui jalonnent le chemin de sa vie ». Ce livre décrit toutes les « naissances » de l'homme, sur le plan génétique et sur le plan historique, et aboutit à la conclusion qu'il est temps pour l'homme d'assumer son inachèvement. L'auteur propose le terme d'entrisme pour désigner « le mouvement permanent par lequel l'homme s'efforce, jusqu'au terme de son existence, d'entrer dans la vie ». Comme le remarque Marie-Christine d'Unrug, [5] dans la première partie du livre (« De la nature à la culture ») l'entrée dans la vie est examinée d'abord à travers la biologie. « L'homme naît inachevé », et l'auteur oppose ici les théories selon lesquelles l'enfance constitue la période d'achèvement (qu'il s'agisse de maturation ou d'acculturation) à la théorie de l'anatomiste Bolk de la « néoténie » ou de la « fœtalisation » de la race selon laquelle l'homme est condamné à rester inachevé jusqu'à sa mort. Il aborde ensuite la puberté dans laquelle il voit, avec Freud et Bolk, une répétition, sur le plan du réel, du complexe d'Œdipe, qui se joue dans l'irréel. Mais il souligne une ambiguïté courante, sensible aussi chez Freud, de la notion de puberté : s'agit-il d'un « programme » qui se réalise au cours d'un processus de maturation, ou d'un développement indéterminé qui exige l'intervention de la culture ? Une étude des rites d'initiation, à la lumière de diverses interprétations ethnologiques, conduit l'auteur à envisager ceux-ci non pas comme une préparation à la maturité psychologique, mais comme une interdiction de l'enfance, ce qui signifie intégration à

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Jacques Ricot, Etude sur l'humain et l'inhumain, Pleins feux, décembre 1998, p.75 66

Georges Lapassade, L'entrée dans la vie. Essai sur l'inachèvement de l'homme. (1997 réed, Economica, 219 pages)

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un groupe plus large que celui de la famille (appuyée par l'exogamie), mais non pas accession à un statut définitif qui serait celui d'un adulte. Dany-Robert Dufour se pose la question « d'où vient cet extraordinaire besoin de croyance qu'on retrouve toujours et partout chez les hommes ? » L'auteur s'interroge en examinant ces figures historiques du divin qui vont du Totem au Peuple et au Prolétariat en passant par la Physis des Grecs et bien sûr, le Dieu des monothéismes. Il trouve une raison dans le « réel » à cette propension irrésistible à s'aliéner à l'Autre. L'homme, en effet, est un être inachevé. De ce manque dans sa nature, évoqué par tant de penseurs de Platon à Lacan, la science apporte aujourd'hui la confirmation avec la théorie de la néoténie, qui montre que l'homme, à la naissance, est un prématuré. Voilà pourquoi, pour opérer sa subjectivation, il a besoin d'inventer des êtres surnaturels auxquels il veut croire comme s'ils existaient vraiment. Mais que se passe-t-il quand, comme aujourd'hui, on assiste à la « mort de Dieu », annoncée par Nietzsche il y a un siècle. L'être humain, s'il n'est plus aliéné à un Autre, est-il désormais condamné à la surenchère désespérée et désespérante des fondamentalismes, à la dépression face à un monde désymbolisé ou encore à la tentation de se recréer, mieux achevé, avec l'appui des technosciences ? Sommes-nous ainsi en marche, au milieu du chaos religieux et de la déprime galopante, vers une post-humanité ? L'espèce humaine est-elle même radicalement menacée ? Des questions cruciales qu'on ne saurait examiner sans parcourir des champs de connaissance très divers : l'anthropologie, l'histoire, la philosophie politique, mais aussi l'esthétique et la psychanalyse67. La théorie de Bolk fut vite obsolète car elle expliquait cet état de fait par un facteur hormonal. Dans les années 1970 Stephen Jay Gould a réhabilité les observations de Bolk en les réinterprétant à la faveur des connaissances de la science (évolution en mosaïque). Selon cette approche, la boîte crânienne non soudée à la naissance, l'absence de pilosité du bébé ou la faiblesse de l'appareil musculaire sont des marques de néoténie. L'importance de la néoténie pour la biologie humaine a été étudiée par Desmond Morris (par exemple dans son très célèbre ouvrage : Le Singe nu), notamment pour expliquer la désirabilité des caractères juvéniles chez la femme (voir attirance sexuelle). L'homme se réapproprie le monde par la parole, la croyance symbolique et la « création prophétique », 5. LE MANQUE Le manque est la conséquence sur le plan psychologique (du « mental » comme disent les Asiatiques) de la radicalité de l'inachèvement existentiel. Freud et surtout Lacan en ont fait un axe majeur de leur représentation du monde humain. L'homme ordinaire, c'est à dire la quasi-totalité de nous tous, vit avec ce manque qu'il réussit à se cacher par des dérives habituelles (loisirs, sexe, drogue, aventure, vie de « zapping » permanent et de vitesse comme absolu ; action pour l'action tous azimuts ; productivisme dans tous les domaines etc.). Un jour pourtant un « flash existentiel » le rattrape et s'ouvre alors la brèche dans sa conscience. Cette brèche est souvent la conscience de la mort pour l'être humain. À partir de ce sens aigu de la finitude de son existence et plus généralement de l'existence de tout ce qui apparaît en tant que phénomène, du plus simple au plus complexe, de la cellule à notre galaxie, le manque ouvre les chemins de l'intérieur, en passant par le sens de 67

Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes, Denoël, Paris, 2005

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l'absurde et du non-sens. C'est le risque le plus grave pour le sujet singulier. Avec la tentation du suicide ou de la folie. Même chez les mystiques qui semblent avoir été loin dans la connaissance de soi, la « nuit obscure » comme dit Saint jean de la Croix n'est pas exclue. Néanmoins le sage atteint un point d'être où le manque est assumé dans un éclairement du non-sens vécu. Cet éclairement lui fait découvrir un « éveil » de la conscience sur une réalité tout autre dont il fait totalement partie. C’est principalement dans les spiritualités d’Asie qui se conçoivent en termes d’Absolu indifférencié et non de Dieu créateur que l’on rencontre cette figure du sage « non-dualiste » (comme Shankara, en Inde, au VIIIe siècle de notre ère). 6. LE SAGE À ce moment, l'homme sage n'a plus de manque. Sa formule est « tout est bien » ou plus simplement encore « c'est ». Il s'agit d'un accueil total à ce qui est et advient, quel que soit le phénomène qu'il rencontre à l'extérieur ou à l'intérieur de lui-même. C'est le OUI dans le banal et le quotidien. Sous cet angle le sage n'est pas un « homme révolté » suivant l'acception d'Albert Camus, car il ne possède plus le sens de l'absurde, même s'il ne croit pas en un dieu. Il est celui qui a atteint le « troisième genre de connaissance » de Baruch Spinoza, mais peut-être sans polarisation sur une activité de la raison. Car, comme l'a montré Luc Ferry, en rester à la logique interne de Spinoza, par la raison, aboutit peut-être à des contradictions ontologiques. Il ne reste pas non plus sur les marches de l'être affirmées par André Comte-Sponville qui réunit à la fois la béatitude et l'absurde. Le OUI du sage est en dehors de toute logique, de toute activité du mental. C'est une « émergence » radicale du sens au cœur même du non-sens, de rien, pour rien, sans rien. Cette nouvelle conscience ne cherche rien, ne veut rien et souvent ne dit plus rien. Comme l'a bien vu Ludwig Wittgenstein, elle débouche sur le silence du « mystique » (dans son Tractatus Logico Philosophicus)68 Le sage pourtant agit sans cesse sans volonté d'agir. Il développe des valeurs non seulement de la vie humaine mais de la vie intégrale et leur donne une existence concrète sans les proclamer, sans s'en vanter. Il est devenu « l'homme simple », celui qu'on peut ne jamais reconnaître dans le paysage tourmenté de la quotidienneté. Le sage n'est plus en quête dans la mesure où il est « sans manque ». Il n'est pas pour autant « arrivé quelque part ». Il fait partie du procès du monde, de son élan sans objet. Par contre il saisit pleinement le sens de la création au cœur du réel. Une création immédiatement suivie de finitude, dans un « jeu du monde » (Kostas Axelos)69 sans commencement ni aboutissement. Il n'est plus dans le tragique car il n'est plus dans l'interprétation logique. Par rapport à la vie mondaine, il est « ailleurs » (a-topos) et c'est la raison pour laquelle la plupart ne peuvent le reconnaître et l'accepter. Seuls ceux qui ont eu le même type d'expérience humaine radicale peuvent le comprendre avec un « œil de contemplation » comme dirait Saint Bonaventure. Souvent le sage en question s'exprime poétiquement mais pas toujours et pas nécessairement tout le temps. Il peut même ne plus s'exprimer ainsi et se taire

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Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus : Trad. G.G. Granger, Éditions Tel Gallimard, réédition 2009, 69

Kostas Axelos, Le Jeu du monde, Paris, Les éditions de minuit, coll. Arguments, 1969, 448 pages

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totalement. Le DIRE n'est plus nécessaire pour lui. En cela le poète n'est pas un sage, lui qui d'après Rainer Maria Rilke semble hanté par la nécessité d'écrire (« Mourriez-vous de ne pas écrire » dit Rilke au jeune poète avec qui il correspond). Le poète René Char reconnaît parfaitement cela dans son aphorisme « la poésie me volera ma mort ». 7. LE VIVRE ENSEMBLE, LA QUESTION DU MAL ET LA MORALE LAÏQUE La question du vivre ensemble ne peut éviter de poser celle du mal et de la morale laïque. On sait que le ministère de l’éducation en France veut réintroduire l’enseignement de la morale à l’école, dès les classes primaires. Mais de quelle morale s’agit-il et comment effectuer une transmission adéquate compte tenu des générations d’élèves contemporains ? La morale dégagée de la religion se veut laïque. Mais elle se heurte alors à la question du mal car elle ne peut éluder la différence entre faire le bien et faire le mal. Si elle prétend être nécessaire à l’établissement d’un vivre ensemble réalisable, elle se doit d’examiner les fondements philosophiques de l’émergence du mal dans la condition humaine70. Cette question a été centrale dans l’histoire de la philosophie depuis l’origine. Une vue cavalière sur les courants philosophiques permet de situer quelques repères pour réfléchir. Dans une conférence à l’Ecole Normale Supérieure, en 2007, André Comte-Sponville nous permet de déblayer le terrain71. André Comte-Sponville développe dans cette conférence la conception relativiste de la morale. Il commence par dire qu'il est difficile de croire à une morale absolue après Foucault ou Althusser. Pourtant, aujourd'hui, on pense que son opposé, le relativisme, mène au nihilisme car tout se vaut et donc que rien ne vaut. Pour André Comte-Sponville, il n'en est rien. Plusieurs questions se posent. Il en traitera deux principalement dans son exposé. Pourquoi être relativiste ? Quel fondement à la morale, origines de la morale. L'éthique ne peut pas être une science (Wittgenstein, conférence sur l'éthique). En fin de compte, l'homme est la mesure de la valeur humaine de toute chose pour André

70

Si Dieu existe, d’où vient le mal ? S’il n'existe pas, d’où vient le bien? Leibniz. Depuis la nuit des temps, l’organisation

humaine, pour se structurer, doit définir le bien et le mal. En mars 2010, l’association Arte-Filosofia organisait à

Cannes un colloque animé par la philosophe Françoise Dastur autour d’une des questions les plus essentielles de

l’histoire de la pensée : celle du mal.

Il revenait à André Comte-Sponville la tâche d’aborder frontalement l’ampleur philosophique de la notion et de

distinguer les diverses formes qui la caractérise : physique, métaphysique et morale.

Michel Terestchenko, pour sa part, choisissait de situer son propos non pas directement au niveau philosophique,

mais du côté de la psychologie sociale, prenant en compte la psychologie effective des individus.

Deux approches de la question du mal dont les Éditions Frémeaux et Associés mettent le contenu à la portée de tous.

Claude Colombini-Frémeaux & François Lapérou

Le Mal - André Comte-Sponville et Michel Terestchenko, avec la participation de Françoise Dastur

Direction : Claude Colombini-Frémeaux & François Lapérou

Production : Arte filosofia pour Frémeaux & Associés Droits : La Librairie Sonore - Groupe Frémeaux Colombini SAS. 71

Andre Comte-Sponville, Esquisse d'une morale sans fondement ni garantie par André Comte-Sponville Conférence à l’École normale supérieure. http://www.diffusion.ens.fr/data/audio/2007_02_12_comte.mp3

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Comte-Sponville72. D’emblée on peut situer deux grandes lignes de sens : les philosophies qui attribuent l’essence du mal à une source extérieure à l’être humain et celles qui le reconnaissent comme complètement partie prenante à la création du mal. Dans les premières, une source extérieure à l’homme s’impose à lui, sans qu’il puisse, en fin de compte, vraiment changer l’ordre des choses. C’est le cas des philosophies non dualistes asiatiques qui pensent le monde en termes d’englobant indifférencié, indifférent à ses constituants et en particulier à l’être humain. Dans le taoïsme philosophique par exemple, le Tao est processuel, dynamique, jouant de sa polarité Yin-Yang, mais sans recherche d’une quelconque efficience morale inscrite dans l’humanité dont « le peuple » est considéré comme « chiens de paille ». soumis à la loi cosmique du devenir. Certes le sage qui - par son éveil - a pris conscience de cette loi du devenir, de l’impermanence et de l’harmonie fondamentale qui en résulte dans la mesure où l’être humain se conforme à la nature, peut exister avec un sens reconnu du respect et de la discipline de vie en harmonie individuelle avec l’harmonie cosmique. Il manifeste en toute simplicité un ordre moral sans volonté d’agir en ce sens. Les conseils qu’il donne aux puissants, quand il estime devoir se prononcer, se réfèrent toujours à ce sens global d’une cosmo anthropologie à accomplir le mieux possible sans excès et en tenant compte d’un équilibre entre les opposés indissociables. Mais, en général le sage taoïste n’a que faire de l’enracinement social de l’humanité. Il demeure plutôt fidèle à son immersion dans la nature et laisse aux confucéens le soin – à son avis secondaire – d’organiser la société dans l’illusion d’une efficacité pratique. Les penseurs contemporains occidentaux férus de taoïsme, comme Marc Halévy73, ont tendance à être un peu sectaires et à dichotomiser les positions philosophiques entre taoïstes et confucéens. Ils se plaisent à en souligner les oppositions radicales. Ce faisant ils peuvent justifier sans nécessairement en être conscients, les effets destructeurs sur la condition humaine du néolibéralisme à dominante de financiarisation propre à notre temps. Mais, en fait, dans la quotidienneté de la culture chinoise, les trois voies de sagesse traditionnelle (taoïsme, confucianisme et plus tard bouddhisme chan) sont appréciées, sans exclure le côté paradoxal de cette tendance non séparatrice74, même si les pouvoirs politiques privilégient toujours un peu plus le confucianisme par rapport aux deux autres voies pour des raisons stratégiques. Les sinologues et philosophes en France se battent à grands coups d’arguments entre la pureté de l’interprétation des textes anciens (J.F. Billeter) et la nécessité d’élaborer des concepts à cheval sur la pensée chinoise et la pensée occidentale (F.Jullien). La philosophe occidentale est redevable à la pensée biblique et évangélique, reprise au Moyen-âge par Saint-Augustin. Du judaïsme (par la Kabbale), elle peut en tirer l’avènement de la « chute » d’Adam en fonction de son péché originel : avoir mordu dans le fruit du savoir. Mais aussi de l’incompréhensible indifférence d’Elohim à l’égard de l’humanité et de son « retrait » (tsimtsoum)75 pour, éventuellement, laisser à

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Voir la page web du « Journal des chercheurs » (2 janvier 2009) http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=1128 73

Marc Halévy, Citations taoïstes expliquées, Parsi, Eyrolles, 2013, 185 pages 74

Cyrille J-D. Javary, Les trois sagesses chinoises, Paris, Albin Michel, 2012, 256 pages 75

tsimtsoum (de l'hébreu, contraction) est un concept de la Kabbale. Il traite d'un processus précédant la création du monde selon la tradition juive. Avant la création des mondes, Dieu emplissait tout l'espace. Quand Dieu voulut créer les mondes, Il retira sa lumière et dans ce « vide » formé, dans cet espace, de Dieu émana un rayon de Lumière. Cette Lumière subit de nombreux Tstitsoumim (restrictions) ; chaque Tsimtsoum est une diminution graduelle de la lumière

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l’homme la possibilité d’exercer son libre-arbitre (comme le pense Simone Weil)76. Des Évangiles canoniques, elle reprend à la fois la question de l’amour et celle de la responsabilité de l’action humaine et de la culpabilité qui va de pair. Elle s’oppose alors à l’interprétation manichéenne d’une doublure divine entre un dieu « bon » inaccessible excepté pour une élite et un dieu « mauvais » créateur de notre monde, comme au regard avilissant du marquis de Sade. La philosophie des Lumières retrouvera la pensée grecque pour glorifier la raison et plus tard la science. J-J Rousseau célébrera dans l’Emile la nécessité de l’éducation axée sur la nature pour contrecarrer l’influence pernicieuse et maléfique de la société sur l’individu. Kant affirmera le caractère d’impératif catégorique du postulat moral que F.Nietzsche, plus tard, qualifiera dans ses effets hypocrites pour la plupart de « moraline ». On sait que l’intention morale étayée sur les droits de l’homme donne parfois, dans ses effets politiques, le contraire de ce qu’on souhaiterait, comme l’exemple fourni par Rony Brauman, du déplacement forcé de population, dans le cadre de l’action de Médecins sans Frontière en Éthiopie77. C’est sans aucun doute Hannah Arendt, dans son enquête lors du procès du nazi Eichmann à Jérusalem78, qui a soulevé la question de ce qu’elle a appelé « la banalité du mal » qui n’est pas synonyme de la banalisation du mal79. Pour la philosophe du totalitarisme, Adolf Eichmann est un homme comme tout le monde mais extrêmement consciencieux et complètement soumis à l’idéologie nazie. C’est un fonctionnaire modèle qui ne « pense pas ». Il s’interdit de voir les conséquences de ses actes et on peut dire même que ces derniers sont de l’ordre de la « forclusion » en termes psychanalytiques. Ils ne peuvent arriver à sa conscience. Il fait son travail, un point c’est tout, même si ce dernier conduit des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à la déportation et à la mort. Cette « banalité du mal » interprétée par Hannah Arendt a été très critiquée à l’époque par ses amis les plus proches avec qui elle s’est brouillée et par la presse internationale. Elle soulevait un tabou : celui de ne pas lancer l’anathème ipso facto sur les criminels nazis mais de tenter d’analyser les causes du mal en fonction des institutions de l’époque, y compris de la « coopération » des responsables des organisations juives. Certains de ses arguments ont été réfutés d’une façon pertinente par des historiens (notamment par Annette Wievorka au nom de « l’antisémitisme rédempteur » du technocrate nazi qui cherchait à assurer la pérennité du Troisième Reich allemand contre le « danger » des Juifs). Quant à la « coopération » des instances dirigeantes juives, elle a été réfutée sur le plan historique par comparaison avec la situation tout aussi tragique des juifs dans des pays où il n’y avait pas justement d’organisations juives comme en Union soviétique. Mais cette banalité du mal, malgré tout, semble assez pertinente sous l’angle plus global chez l’homme de la rue. Ce sont les recherches en psychologie sociale sur la divine et une adaptation à la capacité de réception des êtres créés (...). (selon Wikipedia). Voir surtout Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum : Introduction à la méditation hébraïque, Albin Michel, 1992, 252 pages 76

Luc Ferry : « Ce que veut montrer Simone Weil en rattachant l’Agapè à cette théorie du Tsimtsoum, c’est la profondeur de l’amour de Dieu pour les hommes, la qualité absolue de sa gratuité : Il les aime à tel point qu’Il se fait pour ainsi dire « manque à être pour qu’il y ait de l’être», in De l’amour, Une philosophie pour le XXIe siècle, Odile Jocob, 2012, 256 pages, p. 63 77

Rony Brauman, Nous ne vouions que le bien des gens auprès de qui nous nous étions portés, mais nous organisions leur destruction, in Philosophie magazine, D’où vient le mal ? L’hypothèse Arendt, n°68, mai 2013, p. 59 78

Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, traduction française A. Guérin, Gallimard, 1966 – Folio, 1991. Repris dans Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Gallimard, Quarto, 1616 pagfes. Voir le procès en vidéo http/::www.youtube.com:EichmannTrialEN 79

Philosophie magazine, D’où vient le mal ? L’hypothèse Arendt, n°68, mai 2013, pages 40 à 65

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soumission à l’autorité de Stanley Milgram80, confirmées par beaucoup d’autres, qui nous permettent d’en tirer cette conclusion. Très peu de personnes s’appuient sur une éthique personnelle pour refuser de suivre les injonctions à faire le mal (fût-ce au prix de la vie d’autrui) dès lors qu’elles sont le fait d’une autorité légitime, surtout scientifique dans l’expérience de Milgram ou médiatique dans des expériences plus récentes sur l’impact des médias81. Sas doute toutes ces expérimentations prennent comme sujets d’expérience « monsieur tout le monde » et réussissent à démontrer la soumission à l’autorité. Je ne suis pas certain qu’une expérience, faite avec des personnes très avancées dans la vie hautement spirituelle à dominante expérientielle, et a fortiori avec des sages reconnus, aurait pu conduire aux mêmes résultats positifs (entre 70% des cas pour l’expérience de Milgram et 80% pour celle relevant des médias). Je pense même qu’elles n’auraient pas pu débuter. Toute la question du vivre ensemble face au mal est là. Sans transformation ontologique réelle de la personne, il est peu probable que les choses changent, excepté dans le discours. La réponse de l’État laïc est de dire « enseignons la morale dans les écoles ». Je pense que pour obtenir des effets positifs et durables, en termes d’habitus, il faudra changer la façon d’enseigner sans sanction, inventer une pédagogie participative et coopérative dans laquelle les élèves auront à s’approprier par expérience personnelle et groupale, par des rencontres avec des témoins historiques et des visites commentées, les données argumentées de cette morale et assumer une durabilité renouvelée chaque année pendant tout le long du trajet scolaire de la maternelle à l’université. C’est donc le contraire d’une pédagogie du type des années 50 ou de la troisième république que certains thuriféraires de l’ordre scolaire établi voudraient voir renaître comme le philosophe médiatique Alain Finkielkraut, sempiternel opposant du pédagogue Philippe Meirieu dont il méconnaît ou déforme totalement les arguments82. Je doute que l’intention ministérielle aille dans ce sens d’une pédagogie d’ouverture et d’éveil de la conscience. En conclusion que dire d’un vivre ensemble qui demeure lucide sur le mal et la morale laïque susceptible d’en contrecarrer les effets nocifs ? Inutile de se méprendre : le mal est une question complexe dans l’histoire humaine et nous n’avons pas fini d’en cerner les contours. À la lumière des génocides du XXe siècle, la plus grande prudence semble de mise. Il est probable qu’en cas de grave pénurie alimentaire et énergétique mondiale, les vieilles recettes criminelles auront tendance à réapparaître à l’échelon individuel et collectif. Le « capitalisme de catastrophe » est un champ économique et politique propice à ce déroulement fatal. On peut penser que la mince pellicule de la culture mondiale ne craque sous les coups de butoir des égoïsmes nationaux et de ceux brandis pas les multinationales amorales et pléonexes. Cependant, dans la société civile, s’élève de plus en plus des voix d’une autre tonalité. Un sens éthique très personnalisé se développe en réseaux, souvent en opposition avec les faits habituels de la société du spectacle politico-médiatiques. Un métissage interculturel s’organise en termes de « transformations silencieuses » (F.Jullien) et de reconnaissance de la complexité des phénomènes dont Edgar Morin

80

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité, éd. Calmann-Lévy, 1974, 268 pages 81

voir « Soumission à l’autorité télévisuelle : France 2 innova avec Zone extrême », http://www.peuples.net/post/Soumission-à-l-autorité%3A-france-2-innove et sa critique par Patrick Charaudeau, Professeur Émérite en Sémiologie et Sciences du langage le Laboratoire de Communication Politique du CNRS http://www.patrick-charaudeau.com/Le-Jeu-de-la-mort-ou-la-grande.html 82

Notamment dans son livre Une Voix vient de l'autre rive, Paris, Gallimard, 2000, Coll.Blanche., 144 pages. Voir ma critique dans « pédagogie active et rapport au savoir » http://www.barbier-rd.nom.fr/PedagoCulture.html

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représente le penseur contemporain par excellence83 et dont nous ne pouvons encore connaître les effets globaux sur l’avenir de notre société mondialisée. Les récentes prises de position liées à un humanisme renouvelé qui proclame à la fois la nécessité de l’indignation et celle de la lutte et de l’engagement (S.Hessel) pour le changement social, économique, politique et culturel ne sont pas sans importance puisqu’elles se sont répercutées sur le plan planétaire. L’avenir nous dira si une autre civilisation est ou non en train de naître sous nos yeux, malgré tous les dangers qui se profilent chaque jour dans notre quotidienneté.

83

Edgar Morin, l’aventure d’une pensée, revue Sciences Humaines hors série n°18, Mai-Juin 2013. J’ai consacré un chapitre entier à E. Morin dans mon livre L’Approche Transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos-Economica, 1997, 357 pages.

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LA SOUVERAINE DE L'AUTRE MONDE EN QUETE DE SON REGISSEUR

désir, mues et métamorphoses vénériennes aux portes du Paradis de la reine de Sibylle d’Antoine de

La Sale (XV° siècle)

Pascal Duplessis, Société de Mythologie Française Première partie, Les portes intermittentes "Quel héritage est perpétuel ?" 84

Qu'est-ce qui, le 18 mai 1420, fit gravir le français Antoine de La Sale au sommet du mont italien de la Reine Sibylle 85 ? De quelle vérité ou de quel secret cherchait-il à s'approcher en pénétrant ces grottes que des générations d'hommes ont remplies de récits extraordinaires et d'interdits ?

Un demi-siècle avant lui, l'italien Andrea da Barberino avait amené dans ces

mêmes profondeurs son héros Guerino dans l'espoir d'y retrouver la trace de son père inconnu86. Les deux récits se complètent et se font l'écho littéraire de traditions locales déjà portées bien loin hors des frontières du duché de Spolète : cette montagne serait une entrée de l'Autre Monde donnant sur un immense pays verdoyant peuplé d'êtres ayant la particularité de se métamorphoser périodiquement en créatures reptiliennes. L'accès, bien entendu, est semé de périls et seuls des chevaliers animés d'une forte détermination s'y aventurent. Bien peu en reviendront cependant, ayant cédé aux charmes surnaturels de la reine et de ses suivantes. Ceux qui auront refusé l'invitation d'un séjour immortel, à leur retour dans le siècle, goûteront l'amertume et seront épris de nostalgie. C'est le cas de Guerino qui, par le choix qu'il fait de retourner au terme du délai fixé, se voit privé de la connaissance de ses origines.

Ces quelques motifs succinctement rappelés ici, tels ceux du héros franchissant les portes du monde réel, sa descente aux enfers, son union avec un être de l'au-delà, et la métamorphose ophidienne qui accompagne la rencontre, nous rapprochent de structures mythologiques déjà amplement repérées dans un corpus constitué de textes médiévaux des XII° et XIII° siècles, auquel nous ne manquerons pas de nous référer. L'histoire de Mélusine, les Lais féeriques, le Roman d'Alexandre et le Bel inconnu ne sont que quelques-uns des reflets les plus visibles et les plus colorés d'un mythe fondateur des relations complexes entre la royauté et la souveraineté.

Quel est donc l'objet de la quête de ces chevaliers qui, gravissant ces monts enchantés ou errant en des contrées inconnues, n'hésitent pas à se perdre pour se mieux retrouver ? On sait bien que la rencontre est au bout du chemin, mais quel

84

L'Epopée de Gilgamesh, trad. et adapté par A. Azrié, 1979 85

Ce n'est que vers 1442 qu'Antoine de La Sale consignera ce voyage et l'adressera à Jean de Calabre, fils aîné de René d'Anjou, dont il est alors le précepteur. Appartenant au massif de l'Appenin, le mont légendaire de la Reine Sibylle surplombe la ville de Norcia, laquelle dépendait au XV°siècle du duché de Spolète. 86

Barberino, 1983. Ecrit au début du XV° siècle.

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enjeu porte-t-elle et que peut-on dire de cette "merveille" qui fascine et aimante le regard du champion ? Franchir les portes qui battent jour et nuit. La colombe augurale

Antoine de La Sale, en jouant malicieusement sur les deux registres de la vraisemblance et de la croyance, a rédigé le récit de l'excursion qu'il fit au lac et au mont de la reine Sibylle, le complétant d'histoires récoltées sur place qui rappellent le souvenir des aventuriers qui l'y ont précédé87. L'auteur n'a guère dépassé l'entrée même de la grotte, laquelle se situe, nous dit-il, sur la couronne du mont. On y pénètre à reculons et à quatre pattes. Ce qui nous est ensuite relaté provient de témoignages recueillis auprès des gens du pays. Des galeries plus ou moins étroites, descendant sur plusieurs kilomètres, débouchent sur une traverse d'où provient "un vent terrible et extraordinaire". Celle-ci franchie, il faut encore parcourir six kilomètres, toujours en descendant, pour trouver un pont très étroit et très long, surplombant un abîme d'où monte le fracas d'une très grosse rivière. Au-delà de ce passage s'ouvre une large grotte, prolongée par une galerie que signalent deux statues de dragons aux yeux luminescents. La galerie mène rapidement à une petite place où deux portes de métal battent nuit et jour : "ces portes battent d'une telle manière que celui qui doit les franchir a vraiment l'impression qu'il ne pourra le faire sans être coincé entre les deux battants, et tout écrasé comme une mouche"88. C'est là l'entrée véritable du royaume de la reine Sibylle, et c'est là qu'il faut nous arrêter un instant pour considérer l'aspect paradoxal de ces portes. En effet, en même temps qu'elles promettent au requérant de passer, elles lui annoncent qu'il peut en trépasser. Les caractères rythmique et magique liés à ce passage nous feront évoquer quelques épisodes épiques et mythologiques où les multiples récurrences du thème forgent un motif tout en témoignant de sa plasticité. L'exemple le plus célèbre de l'Antiquité à nos jours est celui des Symplégades, ces roches périlleuses que durent braver la rapide Argo et son équipage en quête de la Toison d'or conservée en Colchide 89. C'est Phinée, prophète d'Apollon, qui prévient ainsi Jason des dangers qui l'attendent : "Vous verrez deux roches, les Kyanées, à l'endroit où la mer se resserre. Personne, je l'affirme, n'a jamais réussi à les éviter en passant au travers, car elles n'ont pas pour assise des racines profondes ; mais continuellement elles se rejoignent en se heurtant l'une contre l'autre»90. Etymologiquement, les Symplégades sont bien des roches qui se "frappent ensemble»91. Phinée conseille Jason en lui proposant, juste avant le passage redouté sur les eaux bouillonnantes, de lâcher devant lui une colombe92. Si celle-ci réussit par son vol à franchir les roches en direction du Pont-Euxin, alors l'Argo pourra oser l'aventure. C'est à Euphémos que revient de tenter le présage de l'oiseau dès que la porte de la mer s'ouvre. La colombe réussit, mais les roches, en se refermant, lui coupent le bout des plumes de la queue. De même, le 87

La Sale, 1983, p. 27, 29, 36. 88

Ibid, p.29. 89

Selon le récit d'Apollonios de Rhodes, poète grec du III° siècle av. J.-C., ces Roches entrechoquées, les Kyanées, fermaient le Bosphore à sa sortie sur le Pont-Euxin, l'actuelle mer Noire. 90

Apollonios de Rhodes, 1974, tome 1, chant 2, 318-322. 91

Le radical européen °plak-, °plag- exprime l'idée de frapper. Le grec plêsso et le latin plangere, planctum ont servi de base à la formation plagtae, laquelle a abouti à la dénomination de pierres Planctes et de Plégades. Une autre acception de planktos, "qui vogue au hasard", comme le fait le plancton, a pu rendre compte de ces îlots dérivants très craints des marins. Homère mentionne une île flottante parmi les îles Lipari au nord de la Sicile, demeure d'Eole (Homère, X, I). Le nom "Kyanées", indique quant à lui la couleur bleu foncé des roches (grec kuanos). 92

Lire aussi Hygin, Fables, XIX.

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navire Argo voit sa poupe fauchée par les Plégades93. Depuis cette victoire, précise le poète, les roches se fixèrent à jamais. Au retour de Colchide, les Argonautes suivent en Méditerranée le sillage d'Ulysse. Un épisode symétrique au franchissement des Symplégades à l'aller les montre se préparant et réussissant le passage des Planctes, voisines de Charybde et Scylla 94, et ce, grâce à l'intervention conjuguée d'Héra et des Néréides. Le souvenir des roches entrechoquées est présent dans la poésie épique depuis la haute antiquité, puisque Homère les mentionne déjà, plusieurs siècles avant Apollonios, et fait allusion au périple des Argonautes. Dans cet épisode mythique brièvement rapporté du nourrissage de Zeus, il faut remarquer la récurrence de l'association du motif de la colombe ouvrant le passage avec celui des pierres jumelles s'entrechoquant : "On trouve d'un côté, les Pierres du Pinacle95, où rugit le grand flot azuré d'Amphitrite : chez les dieux fortunés, on les appelle Planktes. La première ne s'est jamais laissée frôler des oiseaux, même pas des timides colombes, qui vont à Zeus le père apporter l'ambroisie ; mais le chauve rocher, chaque fois, en prend une que Zeus doit remplacer pour rétablir le nombre»96. Qui plus est, la rythmicité des portes rocheuses provoque la perte de tout ou partie de la colombe, les plumes de la queue dans les Argonautiques, l'une des pourvoyeuses dans l'Odyssée. Finalement, des deux routes que lui indique Circé, Ulysse évitera la passe fatidique des Planctes pour tomber entre Charybde et Scylla.

Victor Bérard, qui entreprit dans ses "Navigation d'Ulysse" de retrouver chacune

des îles dont il est fait mention dans l'Odyssée, s'est intéressé à ces îlots. Il a proposé de les localiser dans la passe formée entre les îles de Lipari et de Vulcano 97 en insistant sur la présence de la colombe dans l'onomastique locale : les Secca di Coluombaia, Punta Palumba et autres Palombo de la Sicile occidentale, rappelant ainsi le culte phénicien d'Astarté 98 aux colombes sur le mont Eryx proche. Il a en outre répertorié d'autres légendes marines ayant cours de tous les temps et sur toutes les mers. Parmi celles-ci nous retiendrons une "grande roche fendue" au large des côtes du Brésil et les Deux Mamelles du Cap Vert, ou Pitons de Sainte Alousie, situées au nord de Sainte-Lucie 99. Différentes occurrences associent ainsi la femme au thème de l'ouverture intermittente de la passe.

Faire comme l'oiseau Si on le retrouve dans quelques textes du Moyen Age, le motif de l'oiseau augural a presque complètement perdu son sens pour ne subsister qu'à l'état fossile de formule rhétorique identifiable par l'expression : "faire comme l'oiseau". Dans le

93

Eratosthène, 1998, p. 163. L'astérisme "Argo" est réparti entre cinq constellations, dont celle de la Colombe (Columba) située en avant de la proue. 94

Apollonios de Rhodes, 1981, t. III, chant IV, 921-962. Les Planctes siciliennes étaient des rochers réputés mobiles dans l'Antiquité et, selon Apollonios, animés d'un mouvement vertical. 95

Bérard, 1971, p. 455. Victor Bérard a traduit par "Pinacle" l'épithète qualifiant ces pierres de grandes et pointues, en souvenir d'un rocher marin de l'île de Jersey qui porte ce nom. M. Dufour et J. Raison, quant à eux, ont préféré évoquer des "roches en surplomb" (L'Odyssée, Paris, Flammarion, 1965). 96

Homère, 1953, t. II, chant XII, 59-65. Traduction de V. Bérard. 97

Bérard, op. cit., p. 463. Là se tiennent deux rochers remarquables du nom de Pietra Lunga et Pietra Menalta. Le capitaine du bateau à qui l'auteur demanda d'approcher un peu refusa avec force de "se risquer en ce détroit terrible". 98

Astarté, divinité des sémites occidentaux, correspond à l'accadienne Ishtar, fille de Sin, le dieu lune. Elle sera assimilée par les Grecs à Aphrodite, puis par les Romains à la Vénus italienne. Concernant le temple de la déesse Aphrodite aux colombes sur le rocher de l'Eryx, voir infra. 99

Ibid, p. 455, 456, 468.

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récit des Merveilles de Rigomer, le conseil donné à Lancelot pour réussir le passage du Pont du Dragon est bien celui-ci : "Si vous voulez franchir le pont, voici le plus sûr moyen : volez comme un oiseau !" 100. Le chevalier est parti en quête du pays merveilleux de Rigomer dont nul n'est jusqu'à présent revenu, ne faisant preuve d'assez de perfection. Lancelot l'impur n'échappera pas à la règle et se retrouvera, après avoir vaincu le dragon, captif d'une Dame de l'autre monde et laissé dans les profondeurs de la fosse appelée "Gobïenne".

Dans un poème chevaleresque italien du XIV° siècle, le héros Carduino à son

tour, alors qu'il se tient devant la cité ensorcelée où est enchaînée par maléfice la guivre qu'il vient libérer, doit passer entre deux rochers. Le nain bienveillant qui lui sert de guide lui donne un semblable conseil : "Vois-tu ces deux beaux rochers ? C'est l'une des portes de cette ville où seigneurs, dames et jouvenceaux entrent et sortent en grand nombre. Il faut que tu fasses comme les oiseaux»101. Dans ces deux récits, le danger peut être circonscrit sans qu'il y ait besoin d'un quelconque présage, et les chevaliers n'ont à faire preuve que de courage.

Une troisième occurrence vient compléter cette approche de l'inscription du

motif dans une structure narrative plus complexe. Elle est donnée par le récit de l'histoire de Huon de Bordeaux, chanson de geste composée au XIII° siècle. Le chevalier Huon, en quête de son héritage paternel, s'apprête à investir le château de Dunostre que commande un géant du nom de l'Orgueilleux. Mais l'entrée est gardée par deux automates de cuivre tenant chacun un fléau en fer : "Hiver comme été, ils n'arrêtent pas un instant de battre, et n'importe quel oiseau créé par Dieu, si rapide que soit son vol, ne parviendrait pas jusqu'au palais : incapable de leur échapper, il mourrait à l'instant»102. Le motif, au passage des siècles, a perdu son thème et la timide colombe est devenue ou bien alouette ou bien simple oiseau sous sa forme générique. Quel qu'il soit cependant, prévient la chanson, il ne pourrait franchir la garde des automates. Aussi Huon aura-t-il recours à la bienveillance de la Dame du château, du nom de Sebille, laquelle sait bloquer le mécanisme par "un effet de vent". Ce vent cache mal son affinité avec l'oiseau lui-même, symbolisant l'élément aérien par excellence. Le souffle divin s'est lui-même incarné dans la colombe.

Un vent semblable, généré par une machinerie tout aussi enchantée que celle

du château de Dunostre, ralentit la marche du Chevalier au Papegau, alias le tout jeune et tout nouveau roi Arthur103. L'aventure entreprise consiste à libérer la belle Flor de l'emprise d'un maréchal usurpateur. Pour affronter celui-ci, le chevalier doit entrer dans le Château Périlleux, lequel doit son nom au pont étroit qui en défend l'entrée. En son milieu, "il y a une roue qui tourne si vite par enchantement, qu'il n'est nul chevalier qui puisse y passer". Cette roue tourne si fort en effet qu'elle soulève un vent tel que le chevalier risque à tout moment de chuter. Elle est en outre toute entière de fer, et tranchante comme un rasoir, à la ressemblance de ces antiques Symplégades, capables de couper les plumes de la queue d'une colombe et de "faucher" la poupe de l'Argo. La présence remarquée de ce vent, ajoutée à l'oiseau éponyme du chevalier constitue des isotopes de la colombe ou de tout autre oiseau augural. Ceci peut être confirmé si l'on considère l'importance de la valeur mythologique accordée au papegau (geai ou coq), oiseau jadis annuellement sacrifié par les confréries d'archers, lors d'un rite permettant la désignation du Roi du Papegai. Cet attribut sied tout particulièrement à Arthur qui, à peine installé sur le trône, part toute une année, soit d'une Pentecôte à l'autre, en quête d'aventures

100

Régnier-Bohler, 1989, Les Merveilles de Rigomer, p. 1021-1022. 101

Carduino, 1996, p. 339. 102

Huon, 1983, p. 131, 135. 103

Régnier-Bohler, id., Le Chevalier au Papegau, p. 1146, 1150.

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propres à valider et à éprouver sa royauté. Il en fait également un chevalier de mai et l'associe à la couleur rouge qui marque par ailleurs tout l'épisode : rouge le pilier du pont dans lequel Arthur fourre son épée pour arrêter l'enchantement, vermeilles les armes du maréchal vaincu et de pourpre et d'écarlate la robe des demoiselles qui l'acclament comme leur libérateur. Et que penser de la jeune Flor, véritable "objet fleuri" de la quête du chevalier ! 104

Le passage qu'il s'agit d'entreprendre consiste donc en une épreuve permettant

ou interdisant l'accès à un lieu de l'Autre Monde, château, cité ensorcelée, monde souterrain ou mer intérieure, tous lieux séparés du monde réel et clos. Une séquence narrative, qui met en scène le merveilleux, commence ainsi à présenter ses contours. Elle associe le plus généralement les "portes" qui battent de manière rythmée, la colombe et la Dame de l'Autre Monde, adjuvant et enjeu du passage.

Il nous est ainsi plus commode de repérer ce qui se joue dans les derniers

exemples qui suivent, même si l'un ou l'autre des prédicats est venu à régresser ou à manquer. C'est sans doute le cas dans cet épisode du Roman d'Alexandre, écrit vers la fin du XII° siècle par Alexandre de Paris. Alexandre, à la tête d'une armée conquérante, souhaite faire reposer ses hommes dans la forêt des filles-fleurs105. D'une grande beauté, ces demoiselles de toute providence n'ont qu'un défaut, celui de ne pouvoir jamais sortir de l'ombre de leurs arbres, sous peine d'en mourir. Par contre, leur immortalité vient du fait que chaque hiver elles entrent en terre et se métamorphosent. Mais pour accéder à cette image du paradis 106, il faut encore franchir un pont singulier, gardé par deux statues de jeunes gens coulées en or fin : "Dès que l'armée approche et qu'ils entendent ses cris, ils saisissent un maillet pour interdire le passage. / Au-dessus d'eux, deux inscriptions rédigées par un clerc / les faisaient par magie défendre le passage»107. Et c'est donc par le recours à la magie que l'empereur, aidé des deux vieux Perses qui l'accompagnent, parvient à les faire chuter dans l'eau et à rejoindre les nymphes sylvestres 108 tant convoitées. La présence de gardiens ayant pour corollaire la proximité d'un trésor, on ne s'étonnera pas de constater que le passage réussi ouvre l'accès à une région de félicité et d'abondance. Aussi, l'imaginaire des Grecs au début de notre ère, rapporté en partie par Artémidore dans son onirocritique, se voit-il amplifié par la création médiévale lorsqu'il précise que rêver de statues de bronze capables de s'animer signifie grande abondance et revenus109.

La quête des origines Le profit escompté par le héros en quête, pour rétribution des risques encourus,

n'est pas encore estimable. L'honneur, l'excellence, la démonstration des vertus chevaleresques, ne sont encore que les prémisses nécessaires à attirer les regards de la Dame ou bien à acquérir les biens qui, au retour, assureront une légitimité. C'est alors reposer la question du désir qui anime le requérant lorsque celui-ci tente et force le passage fatal, pénètre dans l'Autre Monde et rencontre son ambassadrice.

104

Flore état une divinité italienne des fleurs et du printemps. Des célébrations à caractère licencieux à son honneur, les Floralia, se déroulaient en avril pour culminer au 1

er mai.

105 Alexandre de Paris, 1994, branche III, "La forêt des filles-fleurs", p. 512-519

106 "Il y avait dans le bois un verger très ancien, / plein de poires et de pommes, d'autres fruits à foison, / des dattes,

des amandes, l'hiver comme l'été." Ibid, p. 503 107

Ibid, p. 509 108

Elles semblent être plus particulièrement les descendantes des hamadryades grecques. 109

Artémidore, 1998, p. 227.

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L'aventure chevaleresque tentée par Le Bel inconnu en est une nouvelle illustration110. Tel Carduino, le voici arrivé aux portes de la Cité en ruine, où il vient mettre fin aux enchantements de Mabon, lequel a ensorcelé tous les habitants et transformé leur reine en guivre. Les conseils qu'il reçoit du nain Tidogalain ne concernent plus un passage matériel mais ce qui doit être fait ou évité une fois sur place pour vaincre Mabon. A peine celui-ci est-il abattu que toutes les "portes et fenêtres du palais battent et claquent si violemment que pour un peu l'épouvantable bruit ferait écrouler la salle. […] Les fenêtres qui battaient donnaient à celui qui était à l'intérieur l'impression que le ciel et la terre s'écroulaient»111. Le motif merveilleux repéré jusque-là se trouve ici amoindri-le vent est suggéré mais non nommé- délocalisé à l'intérieur même de l'enceinte et presque réduit à un motif indiciel de l'irruption du féerique. Il annonce néanmoins l'apparition de la guivre qui, sortant d'une armoire, soumet le chevalier à l'épreuve du fier baiser, condition de la métamorphose. Ainsi la topique de la porte intermittente ne doit pas être uniquement saisie comme délimitant un espace, marquant une frontière entre les mondes, mais tout aussi bien comme apportant l'indice d'une rupture temporelle consacrant la rencontre de l'homme et de la fée et la plaçant au commencement d'un cycle surnaturel. Ayant passé les épreuves avec succès, le Bel Inconnu en termine avec son anonymat et gagne un royaume. Cette quête des origines est celle de Carduino entrant dans la cité ensorcelée et celle de Guerino, pour qui le franchissement de la porte équivaut au déclenchement d'un comput112. Elle nous renvoie encore et surtout à ce qui pourrait constituer un modèle paradigmatique à nombre de ces œuvres, à savoir la descente d'Enée aux enfers.

Le présage du rameau L'esprit d'Anchise, le père d'Enée, lui apparaît une nuit lors d'une escale à

Drépanon113 pour l'inviter à venir le retrouver aux Enfers, dont l'une des portes d'accès communique avec l'antre de la Sibylle de Cumes. Là, il pourra lui prodiguer les conseils pour mener ses troupes à la victoire et lui faire connaître le destin qui est promis à sa lignée114. Aussitôt après avoir accosté près des rivages de Cumes115, Enée monte en direction de la grotte de la Sibylle116. C'est un antre aux cent portes 117 qui s'ouvrent d'elles-mêmes au souffle et à l'approche du dieu. Elle est gardée par les eaux noires et sinistres d'un lac, l’Averne118, dont Virgile précise que "nul oiseau ne

110

Renaut de Beaujeu, 1991. Ce roman du XIII° siècle est antérieur d'un siècle à la version italienne de Carduino (Walter, 1996) 111

Ibid, p. 62-63. 112

Barerino, op. cit, p. 92. Atteignant les profondeurs de la montagne de la fée Alcine, Guerino parvient à "une porte de métal qu'encadrait de chaque côté un démon sculpté qui paraissait vivant ; chacun d'eux tenait à la main une pancarte qui disait : "Celui qui entre par cette porte et laisse passer une année sans sortir vivra jusqu'au jour du Jugement dernier ; alors son âme et son corps périront, et il sera damné". 113

L'actuelle ville de Trapani, située à l'extrémité occidentale de la Sicile. C'est là que repose Anchise selon certains auteurs, auprès du temple dédié à la Vénus du Mont Eryx (Erice), célèbre pour la présence de ses colombes. Enée est le fruit des amours d'Anchise et de Vénus. 114

Virgile, 1965, p 124. "Alors tu connaîtras toute ta postérité et les remparts qui te sont assignés". 115

La cité de Cumes, selon une légende ancienne, aurait été fondée par Mégasthénès et Hippoclès qui auraient été conduits par une colombe. 116

Ibid, Livre VI, "La descente d'Enée aux Enfers", p. 131-150 117

Sur les pentes du Mont de la Sibylle, près de Norcia, Antoine de La Sale a remarqué une plante particulière, du nom de chentofollie (aux "cent feuilles"), renfermant une petite fleur "faite d'un or aux reflets changeants", et dont les gens du pays disent qu'elle a beaucoup de vertus (La Sale, 1983, p. 23). D'autre part, le grand nombre de portes de l'antre de la Sibylle de Cumes pourrait bien constituer une formule analogique de l'alternance des ouvertures et des fermetures. 118

Du grec aornos "sans oiseaux".

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pouvaient impunément se frayer un chemin dans les airs au-dessus d'elle, tant étaient impures les exhalaisons qui, sortant de ses gorges noirâtres, s'élevaient vers la voûte du ciel". Quant à la porte sacrée qu'Enée désire franchir, la porte des Enfers elle-même, la règle qui préside à son ouverture s'accorde à celle de la destinée humaine : elle est ouverte nuit et jour dans le sens de l'entrée, mais tout retour par elle est impossible ! A moins qu'Enée n'ait pris la précaution de se munir du rameau d'or qui seul peut lui garantir la sortie du royaume des ombres. Encore faut-il qu'il puisse le trouver, caché dans un bosquet sacré situé dans un obscur vallon. Mais ce n'est pas tout, le rameau devra se laisser, ou non, arracher de ses mains, sans user du fer, en signe d'acceptation ou de refus de son destin. Enée, se mettant en quête du rameau "à la chevelure d'or", voit venir à lui deux colombes qui vont lui servir de guide. Il fait aussitôt confiance aux oiseaux de Vénus, sa mère, et parvient au bois sacré où il s'empare du rameau. A la suite de la Sibylle, il peut s'élancer dans "l'antre béant" à la rencontre de son père. Dans ce récit antique d'une descente dans l'Autre Monde, le présage de la colombe repéré au passage des Symplégades s'est déplacé en un présage du rameau, construisant une isotopie remarquable entre ces deux éléments, qui pourrait s'avérer utile pour la lecture d'autres textes concernés par cet enjeu. L'évocation de l'oiseau semble par contre nécessaire, si l'on en juge aussi bien par l'apparition des colombes que par la mention inattendue de l'Averne, ce lieu où aucun oiseau ne passe. Remarquons dès à présent que l'entrée des Enfers est favorisée par le parrainage -ne devrait-on pas dire "marrainage" ?- de la déesse Vénus. Son doublet, la Sibylle elle-même, l'apparente aux "Sibylle" déjà rencontrées près de Norcia par Antoine de La Sale et dans l'histoire de Huon où intervient Sebille, la gardienne du château de Dunostre.

Des légendes similaires inscrites sur le territoire français, il en est une, rapportée par l'ethnographe Paul Sébillot, qui reprend quelques-uns des principaux traits présentés dans cette étude :

"Pour parvenir à la fontaine dont l'eau guérit, il faut passer entre deux énormes rochers qui à chaque instant se heurtent comme des béliers qui se cornent ; Jean le Soldat trouve une petite gaule sur laquelle était écrit :

Celui qui m'aura, Par les rochers passera.

Et quand il la leur a présentée, ils deviennent immobiles»119. Jean le Soldat montre par son surnom son appartenance à la gent militaire et peut ainsi être apparenté, dans l'esprit populaire, aux chevaliers des temps jadis. C'est bien là la seule concession faite à la modernité, puisque les autres éléments légendaires s'insèrent facilement dans la typologie esquissée ci-dessus : la "fontaine dont l'eau guérit" renvoie une image du paradis dont sont avides les âmes assoiffées ; "les deux énormes rochers" s'apparentent aux Symplégades et, à l'instar de celles-ci, ils s'immobilisent après avoir été franchis ; l'inscription sur le bois rappelle les conseils dont s'entoure les héros avant tout passage ou bien les panneaux appliqués aux entrées ; enfin, la "petite gaule" évoque le célèbre rameau d'or, isotope de la colombe. Une étude plus approfondie, prenant connaissance du contexte local de la légende, permettrait sans doute de faire apparaître la Dame de la dite fontaine, ainsi que l'objet de la quête de Jean, au nom si évocateur120. Il nous restera par la suite à tenter d'expliquer le pouvoir que cette baguette magique, simple gaule ou parée d'or, exerce sur l'ouverture et la fermeture des portes sacrées.

119

Sébillot, 1983, p.160-161. La légende n'est pas localisée. L'édition originale de ce volume date de 1904-1906. 120

On pense au latin Janua la "porte d'entrée", à Janus, dieu latin des portes et des passages et bien sûr aux Saint-Jean d'été et Saint-Jean d'hiver, les deux portes solsticielles de l'année.

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Quelques trois mille ans plus tôt déjà se contait à Sumer l'épopée de Gilgamesh, ce roi légendaire d'Uruk en Mésopotamie121. Paradoxalement, nous connaissons mieux ce qui le met en chemin que notre Jean le Soldat. Angoissé par la mort de son frère d'armes Enkidu et l'affreux spectacle de la décomposition de son cadavre, Gilgamesh laisse derrière lui son royaume et part à la recherche du père des hommes, Uta-Napishtim, afin d'en tirer un enseignement qui lui permettrait de s'affranchir, ou au moins d'accepter sa condition humaine. L'entrée de l'Autre Monde se double de celle de la montagne Mashu, gardée par un couple d'hommes-scorpions, gardiens du soleil à son lever et à son coucher et dont la seule vue attire la mort. Au terme d'une longue marche dans les ténèbres souterraines de la montagne, le héros parvient à un verger merveilleux, puis au bord de la mer où il rencontre Siduri 122, la cabaretière qui, telle Circé, "habite au milieu de la mer". Gilgamesh menace de briser la porte qu'elle a verrouillée à son approche si elle ne lui indique pas le chemin qui mène à la demeure interdite de l'aïeul immortel. Celui-ci demeurant "à l'embouchure des fleuves»123, il faudra embarquer sur la mer et pour cela requérir les services d'Ur-Shanabi, le nocher des dieux124. Mais Gilgamesh brise les deux shout-abni, objets ou images de pierre 125 qui permettent le passage. Il doit alors tailler dans la forêt cent vingt longues perches 126 qui serviront à passer les eaux de la mort 127 que des mains de mortel ne peuvent toucher. Parvenu à son but, il entend de la bouche d'Uta-Napishtim comment celui-ci survécut au Déluge 128 et comment il reçut des dieux l'immortalité.

Le personnage de Siduri rejoint la Sibylle de Cumes et la magicienne Circé de l'Odyssée pour le conseil donné à Gilgamesh, comme ces dernières le font au profit d'Enée et d'Ulysse dans leur soif de connaissance. Cette soif ne pourra être apaisée qu'aux sources de l'Autre Monde. Des monts jumeaux

121

Azrié, 1979 ; Dhorme, 1945, p. 315-321. 122

Tournay et Shaffer, 1998, 201. Siduri est parfois identifiée à la déesse Ishtar, prototype de Vénus-Aphrodite, et à la Sibylle Sambetto, ainsi qu'à la nymphe Calypso. 123

Azrié, op. cit. p. 172. La bouche des fleuves est une porte permettant à la terre et à la mer de communiquer. C'est en pareil lieu, sur l'île Leuké ("île Blanche" située en face de l'embouchure du Danube sur la mer Noire, aujourd'hui identifiée à l'"île des Serpents") que, selon de nombreuses traditions, Achille fut transporté pour y jouir d'une vie éternelle. Cette "île de la lumière" (sans doute à cause de ses hautes falaises de calcaire) correspond en outre assez bien au pays du Soleil où est parvenu Gilgamesh. D'autre part, l'île était réputée pour ses oiseaux marins qui, selon la tradition, "purifiaient chaque matin le temple au moyen de leurs ailes humectées par l'eau de la mer" (Rohde, 1999, p. 566, n.3 ; 568, n.1). On dit enfin que les marins, "passant près de cette île, entendaient le jour un cliquetis continuel d'armes et, la nuit, le bruit des coupes entrechoquées" (Grimal, 1994 , s.v. Achille). La présence d'oiseaux sacrés associés à ces cliquetis et ces entrechoquements remarqués sur ce lieu de passage, rattachent bien ce complexe légendaire au motif du battement intermittent qui nous intéresse. 124

Il est l'équivalent de Charon. 125

Azrié, op. cit., p. 145 ; Tournay et Shaffer, 1998, p.206-207, 219. Il est possible que des monstres ailés aient été représentés sur ces pierres. Il s'agissait peut-être d'ancres votives. 126

Des gaffes de soixante coudées chacune qu'il couvre de bitume (Azrié, p. 251). D'origine végétale et sylvestre, indispensables au passage, elles peuvent être rapprochées du rameau d'Enée et de la gaule de Jean le Soldat. 127

Equivalant aux eaux mortelles du Styx. 128

Le bateau d'Uta-Napishtim, le Noé Sumérien, accoste au mont Niçir, le "Mont du Salut". Pour s'enquérir de la fin du déluge il lance tour à tour une colombe, une hirondelle et un corbeau (Ibid, p. 168). Ce père de l'humanité est un sage parvenu de l'autre côté et qui, tout comme Anchise et Tirésias furent consultés par Enée et Ulysse, est visité et interrogé pour sa connaissance de l'avenir et des mystères de l'homme.

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Un dernier trait propre au motif des "portes intermittentes" est celui de la gémellité. La montagne Mashu 129que traverse Gilgamesh, et dont le nom babylonien signifie "Les Jumeaux", connaît des équivalents dans les récits dont nous venons de prendre connaissance. Il ne peut être à lui seul déterminant pour signaler, à l'intérieur d'un récit, la présence du motif des portes intermittentes, mais se montrer pertinent s'il est associé à ceux de la Dame de l'Autre Monde et de l'accès à celui-ci, ainsi qu'à la quête des origines. C'est le cas en premier lieu du Mont de la Reine Sibylle, situé face au mont jumeau du Lac de la Reine Sibylle ou Mont de Pilate. Ce dernier présente un lac sans fond, véritable entrée des enfers chrétiennes puisque la légende en a fait le tombeau de Pilate130. Le Mont voisin de la Reine Sibylle figurerait le pendant païen, plus proche de la conception antique des Champs Elyséens ou de l'Île d'Avalon. Antoine de La Sale, dans un petit traité placé en annexe du Paradis de la Reine Sibylle, relate Une Excursion aux îles Lipari où il cherche d'autres "soupiraux de l'Enfer". L'un de ceux-ci ne peut se trouver qu'entre les îles jumelles de Stromboli et de Vulcan 131. C'est dans ces mêmes eaux que Victor Bérard pensera avoir localisé, cinq siècles plus tard, les Pierres Planktes 132. Il mentionne en outre l'île de Salina, autrefois appelée Didymé, "la Jumelle", ou Didymoi, "Les Jumeaux", à cause des deux cônes qui la couronnent. Entre ces deux sommets s'étend une Fossa Felice.

C'est dans un lieu tout semblable que Carduino reçoit l'hospitalité peu ordinaire

d'une belle duchesse, maîtresse du "Château entre deux montagnes»133. Le contrat d'union qui se noue entre eux pour la nuit est aussitôt transgressé aux dépens du pauvre Carduino qui se retrouve aussitôt suspendu au-dessus de l'eau, tandis que "mugit" la Dame134. Vers 1210, Gervais de Tilbury évoque quant à lui les montagnes jumelles de Canagum et de Grim, situées à sept lieues de distance : "entre les dites montagnes fait rage une tempête perpétuelle de vents qui se livrent bataille de part et d'autre»135. Au sommet du premier mont, on trouve un lac aux eaux très noires et au fond insondable, auprès duquel est "un vaste palais dans une caverne souterraine : à son entrée est une porte, au-delà de laquelle les ténèbres règnent". Ce Canagum est très certainement le Mont Canigou, théâtre secondaire de l'histoire de la fée poitevine Mélusine. La fée Palestine sa sœur y demeure pour garder le trésor de son père Hélinas136. Mais à la mort de celui-ci, son épouse la fée Présine a déposé sa dépouille dans une autre montagne, située quant à elle non pas en Aragon mais en Northumberland, en Avalon. Ainsi les restes d'Hélinas sont partagés entre deux montagnes, l'une gardée par une fée, Palestine, la seconde par un géant du nom de Grimaut. Ces deux noms propres, Canigou et Grimaut, semblent correspondre exactement aux montagnes jumelles de Canagum et Grim citées par Gervais de Tilbury. La bataille qui les anime fait référence certainement aux combats qu'y mène, ou que souhaitait y mener avant sa mort Geoffroy, petit-fils d'Hélinas.

129

Tournay et Shaffer, 1998, p.191. Ces auteurs rapprochent utilement les monts Jumeaux des "deux mamelons du dieu" du livre d'Hénoch (X, 4) ainsi que des portes du soleil de l'Odyssée (XXIV, 13). 130

Antoine de La Sale conte que Pilate avait demandé qu'à sa mort on mît son corps sur un chariot conduit par deux paires de buffles qu'on laisserait aller à leur gré. Parvenus au Lac de la Reine Sibylle, ils s'y jetèrent. En son centre se tient un îlot étroitement surveillé par les gens du pays à cause des actes de sorcelleries qui s'y commettent (La Sale, 1983, p. 17-20). 131

Ibid, L'Excursion aux îles Lipari, p.65-78. 132

Voir supra, n. 16. Les Deux Mamelles du Cap Vert ne sauraient échapper à cet essai de taxinomie ! 133

Carduino, op. cit., p. 334-335. 134

Selon Virgile, la Sibylle de Cumes se met à mugir à peine est-elle habitée par le dieu. Ailleurs, ce sont les eaux qui "mugissent". Il s'agit d'une formule hyperbolique permettant de signaler la nature "féroce", au sens de sauvage (lat. ferus), de l'Autre Monde et de ceux qui l'habitent. 135

Gervais de Tilbury, 1992, "La montagne de Catalogne", p. 78-81. 136

Coudrette, 1993, p. 119.

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2- La naissance anale La proximité des Enfers

Les isotopes du type "Symplégades" signalent systématiquement des mentions d'accès à l'Autre Monde. Aussi, parmi ceux-ci pouvons-nous, en un premier temps, distinguer les lieux appartenant au monde féerique, tels les châteaux, les forêts et les royaumes enchantés, des domaines réservés aux âmes et communément désignés comme Enfers. A la différence de ces derniers, les premiers sont peuplés d'êtres dont rien n'indique qu'ils soient morts, bien que semblant exister dans un temps au-delà du temps des hommes. Dans cette partie, nous nous intéressons principalement aux Enfers. Enée, sur les pas de la Sibylle de Cumes, est descendu aux Enfers juste après avoir réussi le présage du rameau. L'adaptateur médiéval de l'Enéide, qui transposa à la fin du XII° siècle l'histoire d'Enée dans son Roman d'Eneas, présente ainsi la bouche d'Enfer : "Dès que l'âme se sépare du corps, / aussitôt qu'elle en est sortie, / elle doit aussitôt se rendre là / et passer par cette fosse" 137. Une autre entrée nous est signalée dans les Argonautiques. Les Symplégades, au bout de l'entonnoir formé par le Bosphore, débouchent sur le Pont-Euxin. A partir de là, Appolonios de Rhodes, par la voix de Phinée, prescrit aux argonautes le trajet qu'ils doivent suivre jusqu'en Colchide. La deuxième escale les déposera sur la terre des Mariandynes, "là où se trouve un chemin qui descend chez Hadès" et où l'Achéron déverse ses eaux dans une profonde gorge138. La ville de Mariandynia est en effet célèbre pour son gouffre, lequel permit à Héraklès, lors du onzième travail imposé par Eurysthée, de ressortir des Enfers où il était allé capturer Cerbère. L'une des Planktes siciliennes, quant à elle, renferme les forges brûlantes d'Héphaïstos 139. Antoine de La Sale enfin, double les accès au monde infernal puisqu'il fait mention de deux montagnes jumelles. Celle de la Reine Sibylle est l'exemple même d'un Autre Monde féerique, alors que sa voisine, la montagne de Pilate, s'orne d'un lac sans fond, véritable entrée des Enfers, d'où sortent des tempêtes. De l'interdit… Les mises en garde ne manquent pas pour qui tente de passer de l'autre côté de la réalité sensible. Les abords de l'entrée fatidique sont en effet pavés d'avertissements, voire d'interdits comme ce fut le cas, au XV° siècle, de la part des riverains de la grotte de la Reine Sibylle. Les moyens d'accès y sont étroitement surveillés, voire détruits sur l'ordre du Pape et il faut, pour s'y rendre sans craindre de la population, un sauf-conduit délivré par les seigneurs de la cité de Norcia 140. L'aubergiste qui accueille Guerino, puis les moines qui l'hébergeront sa dernière nuit en ce monde-ci tenteront en vain de le raisonner. Celui qui se rend "là-bas" risque pourtant l’excommunication141.

137

Eneas, 1997, 2450-2453, p. 187. 138

Apollonios de Rhodes, 1974, t. 1, chant II, p. 193. 139

Id., 1981, t. 3, chant IV, 924-930. 140

La Sale, op. cit., p. 21-22. Le mont de la Sibylle domine une vallée appelée aujourd'hui encore la Gola dell' Infernaccio (id., p.130). 141

Ibid., p. 85.

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Si le lieu est interdit, c'est bien que quelque chose échappe d'entre les mots et ne peut être totalement parlé. Cet indicible du monde est une empreinte en creux dans la parole des hommes, tellement la nature radicalement autre des phénomènes surnaturels ne peut être prise en charge par la raison d'ici-bas. Du passage de l'autre côté, on ne revient pas, ou très rarement. Lancelot a dédaigné tous les avertissements rencontrés sur sa route pour tenter l'épreuve du pont au dragon qui lui donne accès aux Merveilles de Rigomer. Mais une fois entré, le voici qui succombe à la première occasion. Envoûté, il perd la mémoire et ressemble à une bête. Le voici comme englué dans cette fosse pour de longs mois et il perd la notion du temps142. De l'extérieur, nul ne peut savoir ce qu'il advient de celui qui est passé, s'il est vivant ou trépassé. Ce n'est pas la mort, mais plutôt une non-vie. Gervais de Tilbury donne corps à cette idée du retour impossible en retenant du lac Averne, sis entre Naples et Pouzzoles 143, le fait que c'est une "terre fort bourbeuse" qui a le pouvoir de retenir les oiseaux. Il transpose le phénomène en son royaume d'Arles et trouve, dans le village de Thor près d'Avignon, "une boue d'une telle force d'engluement" qu'on ne pourrait y poser le pied sans devoir le couper pour l'en extraire ! 144. Le choix de ce toponyme particulier, Thor, dans ce contexte précisé des abords de la grotte de la Sibylle de Cumes, s'explique par le nom occitan de l'aconit, la thore, plante vénéneuse qui, dit-on, naît de l'écume du chien monstre Cerbère, gardien de la porte des Enfers. Ce détail est d'importance puisqu'il replace une nouvelle fois ce complexe mythologique en relation avec les colombes de Vénus 145. La Sibylle, pour passer, dut l'endormir par un charme.

Les chevaliers médiévaux, en ce qui les concerne, ne pénètrent pas

délibérément dans l'ailleurs du monde mais s'y trouvent introduits sans qu'ils s'en rendent compte, bien que de semblables avertissements leur aient été donnés. Ainsi Guingamor, dans le lai féerique éponyme, sait bien que personne n'est jamais revenu de la chasse au blanc sanglier dont il est pourtant déterminé à s'emparer de la hure 146. Quand il reviendra lui-même, trois siècles d'homme se seront écoulés. Ces ailleurs sont peut-être des lieux dont on prévient que le retour est impossible, mais la plupart des récits montrent pourtant le contraire. Il faut donc chercher à comprendre ce qui est "entre dit" dans ces interdits et considérer ce qui s'en dit, ou se peut en dire comme autant d'indices révélateurs d'un non-dit. C'est ce autour de quoi l'on fait silence qui constitue la matière même du sacré et c'est l'avertissement, la seule chose qui puisse être donnée par la parole, qui installe les limites entre le profane et le sacré, le pur et l'impur, ce monde-ci et l'Autre Monde. … à ce qui ne peut être dit

Si l'on interroge les récits pour repérer de telles limites, on peut rencontrer le

motif des eaux noires qui gardent l'entrée interdite. Les multiples occurrences rencontrées semblent bien représentées dans la description que Virgile donne de l'Averne et qui en constitue en quelque sorte un prototype : "Il y avait une caverne profonde, monstrueusement taillée dans le roc en une vaste ouverture, défendue par

142

Régnier-Bohler, op. cit., p. 1023-1025. On pense aux eaux du Léthé qui font oublier leur passé aux âmes de l'Hadès. 143

C'est-à-dire à Cumes, théâtre de la descente aux Enfers d'Enée. 144

Op. cit., "L'Averne", p. 36. Un siège collant existe dans les Enfers grecs. Il retint Thésée et Pirithous qui avaient eux-mêmes tenté l'aventure afin de délivrer Perséphone. 145

Lachiver, 1997, s.v. "aconit" ; Trinquier, 1997, p. 31. Tora, thore, toara, estrangla-lop. L'aconit napel, alexitère, est aussi appelée luparia, son origine légendaire lui valant d'agir contre les loups et les loups-garous. L'autre nom de "Char de Vénus" lui viendrait de sa forme : elle rappelle le char de Vénus tiré par deux colombes. Ainsi la divinité aux colombes se retrouve-telle croître au pas de la porte de l'Autre Monde. 146

Lais féeriques, 1992, "Lai de Guigamor", p. 73.

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un lac noir et par les ténèbres des bois»147. Il évoque encore ces impures exhalaisons sortant de ses gorges noirâtres. Dans un ordre paradigmatique, on considérera comme appartenant à cette typologie des eaux noires toutes les eaux devant être franchies pour accéder à l'Autre Monde, pour peu qu'un caractère superlatif fasse apparaître un ou plusieurs traits concernant le danger mortel, la couleur sombre, le bruit extraordinaire et l'odeur nauséabonde, traits propres à dissuader le candidat de la quête et, à travers lui, à avertir le lecteur de la proche irruption du surnaturel 148. Dans le système de valeurs médiévales, la couleur noire des eaux, renforcée par les tonalités sombres des paysages qui l'encadrent, cherche à exprimer la proximité de la mort, ou de la non-vie, et le désespoir que provoquerait l'impossible retour. Le lac noir, tout comme ces fontaines et ces étangs perdus dans l'ombre des forêts et des bois sacrés, matérialise un espace sauvage, peu ou pas accessible aux hommes. Dans une perspective romanesque ou épique, l'espace sauvage ainsi circonscrit est facilement repérable. Mais dans une perspective qui renverrait, elle, à l'intériorité du candidat et au développement de son processus de maturation psychique, l'espace sauvage, à savoir celui qui échappe au contrôle des besoins raisonnés, doit être délimité par d'autres indices faisant appel à des interdits plus subtils.

L'odeur nauséabonde, la puanteur, les vapeurs méphitiques qui émanent de

cette "bouche des Enfers" sont autant de traits qui peuvent attirer notre attention sur les failles de la terre et partant, sur celles d'un discours fissuré d'interdits. Des premières remontent les exhalaisons malsaines du monde souterrain décomposé et de ses profondeurs humides, des seconds l'haleine embarrassée du monde inconscient de l'homme et qui, des profondeurs de l'âme, cherche sa voie vers la surface. Mais en chemin, les souffles semblent se confondre, et ce qui devrait sortir ainsi des "gorges noirâtres" formerait des paroles et des récits qui ne se peuvent entendre, ou comprendre, et qu'il est préférable de rejeter, de délimiter et d'interdire. Ainsi, tout ce qui sort de la fosse est puant : "La fosse n'est qu'affreuses ténèbres, / un fétide abîme d'horreur, / rien qui a senti cette puanteur, / ne vivra ensuite une heure»149. Beaucoup d'auteurs, comme Lucrèce, ont proposé une cause rationnelle, voire scientifique, aux odeurs méphitiques du lac Averne, en rappelant sa situation géologique volcanique particulière150, expliquant ainsi le méphitisme de ces vapeurs. Mais toute réification, si vraisemblable soit-elle, n'a jamais pu empêcher de considérer la légitimité de l'investissement légendaire d'un lieu, et c'est bien souvent la nature, à l'inverse, qui sert de fondement, de socle à l'enracinement des croyances. Ainsi Antoine de La Sale, par la troublante série d'homologies qu'il suggère entre le paradis de la Sibylle et l'antre de la Sibylle sise à Cumes, fait-il justement mention de cet autre puits des Enfers, que des croyances encore à l'œuvre à la fin du XV° siècle situaient aux abords de l'île volcanique de Vulcano, là précisément où sont localisées les Pierres Planctes 151. Le fin fond du corps

147

Virgile, 1965, p. 136. Au sujet des oiseaux, voir supra. 148

D'autres traits peuvent apparaître qui ne font que signaler au lecteur la proximité d'un monde dont les repères ne coïncident plus avec les nôtres. Ainsi Pline, s'intéressant à l'Averne, rapporte ces propos de Caelius selon lesquels les feuilles même s'enfoncent dans ces eaux. 149

Eneas, 1997, p. 185. 150

"Tous ces phénomènes s'accomplissent naturellement et les causes n'en sont pas mystérieuses ; aussi ne faut-il pas croire que la porte d'Orcus s'ouvre dans ces régions et que par là les âmes soient attirées par les dieux mânes au bord de l'Achéron" (Lucrèce, De la nature, livre VI, 758-764). 151

Voir supra.

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Une brève approche lexicale des récits évoquant les Enfers suffit à faire apparaître que la situation topologique de ceux-ci est réservée aux zones les plus basses du monde. Dérivés du latin classique infernus, "du bas, d'un lieu inférieur", les Enfers trouvent des correspondances dans tous les antres, grottes, cavernes, fosses et souterrains qui, de manière invisible, minent insidieusement le sol et la raison, sur lesquels nous pensons avancer en sécurité. "Au-dessous, écrit Coudrette, il y avait une foule de grottes et de trous" par lesquels doivent passer tous ceux qui cherchent le trésor d'Hélinas 152. La fosse Gobïenne, où régresse Lancelot, entretient de par son nom, une étroite parenté avec l'univers chtonien peuplé de nains métallurgistes et de forgerons divins153.

Les marécages, la boue et la saleté qui ne sont là, en première analyse, que pour dissuader l'éventuel visiteur, renvoient plus précisément aux humeurs honteuses du corps. Les métaphores corporelles de ces bas-lieux de l'univers humain hantent en effet les récits de descente aux Enfers. La Sale, moralisant les intentions de ceux qui souhaitent s'en approcher, écrit à ce propos : "Les Enfers se trouvent au fin fond du corps formé par la terre, là où aboutissent toutes les ordures et toutes les puanteurs des quatre éléments […] Et nous découvrons qu'aux extrémités du corps de la terre apparaissent des soupiraux du puits de l'Enfer»154.

Au nom du père… Il est temps à présent de reconsidérer, à la lumière de ces quelques matériaux, ce que le candidat à une "descente aux Enfers" engage de lui-même. Si l'on en juge par l'importance des risques encourus, à l'aune des avertissements donnés, on peut s'attendre à des bénéfices pour le moins substantiels. Il est question, dans un premier temps, de tenter un passage que personne d'autre avant soi n'a jamais osé franchir - et peut-être même considérer de ce point de vue que chaque entrée n'existe que pour celui qui y est attendu 155 - et dans un second, d'emprunter un chemin descendant à travers conduits, soupiraux et autres étroites galeries obscures. La détermination du héros à poursuivre son entreprise est marquée, rappelons-le, du sceau du tabou, de la limite à ne pas franchir si l'on tient à rester du côté humain. La transgression de cet interdit appelle, pour être comprise, à interroger ce qui peut être considéré comme le revers de l'interdit, à savoir le manque. Pourquoi sortir de chez soi quand tout nous est offert, et pourquoi quitter les prodigieux banquets servis à la si estimée cour du roi Arthur quand rien de supérieur au bénéfice de cette compagnie et de ces divertissements ne nous pousserait à prendre lances et écu ? Poser la question du manque, c'est reposer la question du désir qui met en quête, ainsi que celle de l'objet de la conquête. Il nous faut donc examiner à présent cet objet du désir qui porte le candidat à vouloir passer à tout prix les portes surnaturelles, ou du moins pour l'instant, prendre connaissance du but avéré de la quête. Reprenant le dossier de l'Enéide, sous le prétexte que l'aventure d'Enée nous fournit un modèle commode, il nous revient en mémoire que c'est Anchise son père qui, de son tombeau, lui commande de venir le retrouver aux Champs-Élysées, au terme de sa visite aux Enfers. Enée, après la quasi destruction de sa flotte, se trouvait désemparé et ne savait où se rendre. L'apparition et l'injonction paternelles arrivent donc à point. L'enjeu du dangereux périple est donné en ces quelques mots : "Alors tu

152

Coudrette, op. cit., P. 140 153

Le radical gov-, gob- sert à désigner, dans plusieurs langues celtiques, le forgeron (vieux breton gob, vieil irlandais gobae/gobann, gallois moderne goff. (Le) Goff est un des noms bretons les plus répandus (Plonéis, 1996, p.38). 154

La Sale, op. cit., p. 66. 155

"Personne d'autre n'avait le droit d'entrer par ici, car cette porte t'était destinée, à toi seul. Maintenant je pars et je vais la fermer" (Kafka, Le Procès).

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connaîtras toute ta postérité et les remparts qui te seront assignés". Le fils met alors tout en œuvre et, avec l'aide de la Sibylle et de Vénus, sa mère, se présente à son père. Celui-ci lui montre ses descendants dont les âmes se préparent à remonter dans le monde des vivants. Il le renseigne en tous points sur ses prouesses et ses victoires à venir et lui fournit les conseils et les consignes nécessaires à l'accomplissement de son destin. Car c'est bien de destin dont il s'agit ici. Les textes médiévaux sont encore tout imprégnés de ce concept venu de l'Antiquité. Les origines du mot "destin" nous sont livrées par l'étymologie et nous informent donc sur les enjeux qu'il génère. Destinare, c'est, en première acception, "fixer, assujettir, attacher". Le destin se présente ainsi comme une "chose décidée", qui se prend pour telle, ne se discute pas et, tel un rail, doit être suivi jusqu'au bout. Il ne faudrait pas le saisir au sens moderne qui tendrait à en faire un concept alliant la négation de soi au conformisme respectueux des usages anciens, ou à la subordination aveugle aux vues des aïeux. Au contraire, le destin, dans le sens médiéval, est fait de ce qui emplit et donne un sens à la vie. Ce qui porte ce sens, particulièrement pour Enée, est principalement constitué du nom du père, en tant que signifiant. Dans le Roman d'Enéas, Anchise appelle trois fois son fils avant de lui apparaître156. Ce n'est pas tant l'avenir qu'Enée, ou Enéas, vient connaître, mais avant tout ce qu'il doit faire et ce à quoi il sert. Le destin est compris comme le projet du père et, avant celui-ci, du père de son père. Il s'inscrit dans la lignée en homologie quasi parfaite avec le sang qui, tel un flot ininterrompu, se verse intact d'une génération dans une autre, de ce qui meurt à ce qui renaît ; ce sang qui, à l'instar d'un potentiel génétique transmissible, anime à l'identique le projet initial de la lignée. C'est ainsi que, parvenu aux Champs-Elysées, Enéas aperçoit son père occupé, sur la rive d'un fleuve, à dénombrer tous ses descendants à venir157. Et si Enéas se permet d'interroger son père, la question ne porte pas sur ces faits arrêtés, irrévocables et déjà écrits. Le fils s'est suffisamment rempli de la mission donnée par le père. La question porte sur la connaissance de la vie après la mort et sur le devenir des âmes que sa traversée des Enfers lui a fait rencontrer158. Ce passage aux Enfers n'est pas à proprement parler une rencontre du père ni une rencontre avec le père, mais plutôt la découverte du père en soi-même. Il n'est qu'objet premier -mais non primordial- de la quête, objet du désir transmis par le père. La quête se fait au nom du père. Mais ce dernier reste intangible, hors de portée : "Il veut lui jeter les bras autour du cou / pour l'étreindre, l'embrasser, / l'image fuit, insaisissable, pareille au songe ou au vent»159. L'apparition n'était que projection. Un rapide relevé de ces quêtes du père dans les textes rencontrés jusqu'ici permet de renforcer cette hypothèse. Le roman du Bel Inconnu débute par l'arrivée d'un homme, "vraisemblablement chevalier", à la cour du roi Arthur et qui demande à celui-ci de lui accorder sans faute le premier vœu qu'il lui demanderait. A l'invitation du roi à donner son nom, l'homme répond ainsi : "A vrai dire, je ne le connais pas moi-même et tout ce que je puis dire, c'est que ma mère m'appelait "mon cher fils" et que je ne sais pas si j'ai jamais eu de père»160. Le roi Arthur, en parrain et suzerain éprouvé, lui donne alors le nom provisoire de Bel Inconnu. La première aventure lui échoit donc, laquelle va le mener à la Cité en ruine, où il délivre la guivre de son

156

Le rapport au nom semble plus important dans le texte médiéval. Ainsi, lorsque Anchise apparaît à Enéas : "Je te montrerai tes batailles / et je te nommerai tous les rois / qui naîtront de ta lignée" (Enéas, op. cit., p. 177). 157

"Il s'occupait à préparer / la succession de leur naissance : / il les voit tous dans l'ordre / de leur descendance, / les pères d'abord, les fils ensuite ; / ainsi Anchise organise-t-il / la descendance de sa lignée ; / ceux-ci devraient prendre corps / et, quittant ce royaume souterrain, / naître au royaume terrestre." (Eneas, op. cit., p. 211). 158

C'est ce que fait Gilgamesh lorsqu'il entreprend sa longue expédition pour rencontrer Uta-Napishtim son aïeul. Celui-ci lui fait un récit des origines, mais Gilgamesh s'empresse de lui demander le moyen d'échapper à la mort. 159

Eneas, op. cit., p. 213. 160

Renaut de Beaujeu, op. cit., p. 24.

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enchantement. Ceci accompli, nous l'avons vu, les portes et les fenêtres du palais, sous l'effet d'un souffle inexpliqué, se mettent à battre violemment, ce qui fait craindre au Bel Inconnu que tout cela ne puisse jamais cesser. Il entend alors une voix qui lui révèle ses origines et son lignage. Il a pour père l'illustre Gauvain, pour mère la fée Blanchemal, et lui-même a pour nom de baptême Guinglain. Devenu chevalier, il épousera Blonde Esmérée la guivre, et comme elle est souveraine du pays de Galles, il en recevra la couronne. Les fils de la veuve L'enfance du Bel Inconnu, puisqu'elle n'est pas racontée, ne peut être imaginée qu'à la lecture du roman italien de Carduino, lequel en reprend les principaux points d'articulation. Nous y apprenons que son père était un baron confident du roi Arthur. Après qu'il ait été tué par traîtrise, son épouse s'enfuit pour se cacher avec son fils alors âgé de neuf ans dans une vaste forêt. Dans cette retraite sauvage, le fils est élevé dans l'idée qu'il n'existe aucune autre créature que lui-même, sa mère et les animaux qu'il chasse. Ce n'est qu'à l'âge de douze ans que la rencontre avec des chevaliers, déterminante pour l'accomplissement de sa destinée, le décide à rejoindre la cour d'Arthur et à requérir l'opportunité d'une première aventure. Sa mère l'accompagne à la ville et, cédant à son désir, lui révèle l'identité de son père, Dodinel, tout en lui confiant la charge de venger sa mort. A l'issue de l'épreuve qui le voit s'unir à la Dame métamorphosée, Carduino n'accepte de rejoindre la cour qu'après avoir été assuré d'avoir bien vengé son père. Le roi fait de lui son conseiller comme il l'avait fait de son père. Il aura ainsi fallu un passage entre les pierres et une significative métamorphose pour que le fils rejoigne le père en réassurant une continuité par le nom, la lignée et la fonction. Ce récit, du moins pour la partie concernant l'enfance et le début de la quête, nous rappelle celui de Perceval sur lequel nous aurons à revenir. Guinglain, Carduino et Perceval sont ainsi des "fils de la veuve»161. C'est à la suite d'une révélation sur sa nature inhumaine - il ne dort jamais - que Tydorel décide de partir en quête de son géniteur. Apprenant qu'il habite un lac, le fils s'y enfonce à son tour, pénétrant ainsi dans l'au-delà avec l'espoir de rencontrer le père162. Huon de Bordeaux, que nous avons rencontré au sujet de son passage réussi du pont aux automates de Dunostre, grâce à l'intervention de Sebille, est également un "fils de la veuve". A la mort de leur père, Huon et son frère Gérard doivent se rendre auprès de Charlemagne pour faire allégeance. Mais les voici victimes d'une trahison qui prive Huon de son héritage. Afin de le reconquérir, et de pouvoir s'établir sur ses terres, assurant ainsi la continuité du nom, Huon devra s'exiler et surmonter bien des épreuves impossibles. C'est aussi le cas de Jason, qui réussit le passage des Symplégades. Son père Aeson fut dépossédé de son royaume par son demi-frère Pélias. Il abandonna son fils, lequel fut recueilli et élevé par le centaure Chiron qui lui donna le nom de Jason. Arrivé à l'âge d'homme, Jason vient réclamer à Aeson son droit légitime mais ce dernier ne s'engage qu'à la condition que lui soit apportée cette toison d'or gardée par un dragon dans la lointaine Colchide. La quête des Argonautes n'est donc inspirée que par la nécessité qu'a ce fils de servir le destin royal du père. Il en est de même pour Héraclès victime de l'usurpation d'Eurysthée. Les tâches insurmontables, appelées aventures au Moyen Age, qui sont

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Le Lai de Tyolet, malgré quelques élisions, peut être facilement inséré dans ce corpus. Au premier chevalier qu'il rencontre, à l'âge de 15 ans, il se présente comme "le fils de la dame veuve qui habite la grande forêt." Celle-ci, au départ de son fils, lui apporte les armes de son père et les lui fait endosser. Le fils entre dans la peau du père (Lais féeriques, op. cit., "Lai de Tyolet", p. 181-223). 162

Ibid., "Lai de Tydorel", p. 151-180.

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prescrites à ces héros n'ont pour fonction immédiate que de les mettre au contact direct des éléments nécessaires à l'accomplissement du destin du lignage. Le souffle coupé Guerino est un jeune homme qui parcourt le monde à perdre haleine à la recherche de son père. Attiré par la renommée de la magicienne Alcine, il passe les portes qui battent jour et nuit et pénètre dans le royaume souterrain interdit où il reçoit de la fée les premiers témoignages de sa science. Elle lui raconte en effet son enfance, montrant qu'elle sait tout de lui, mais subordonne la révélation du nom de son père à l'amour qu'elle lui demande. En un premier temps, Guerino se récuse en repoussant les avances de la fée par l'invocation du pouvoir du nom de Jésus-Christ. Il troque ainsi paradoxalement, et provisoirement du moins, le souffle du père contre un Père spirituel. Ce récit plus tardif montre les avancées du christianisme sur le terrain du merveilleux païen, démonisant fortement la fée serpente. Geoffroy, le fils de Mélusine, suit quant à lui les traces de son grand-père utérin Hélinas. Il apprend ses origines sur le tombeau de celui-ci mais ne vient à en mesurer véritablement les effets que lorsque son propre père lui conte le départ de sa mère par sa faute. D'autre part, le trésor d'Hélinas ne peut être conquis par quiconque s'il n'appartient au lignage de Lusignan. Par effet de condensation, ce trésor représente une figure de ce sang masculin transmissible d'une génération à l'autre. Dans le cas présent, la transmission du trésor doit sauter une génération, puisque le père de Geoffroy n'appartient pas à la lignée d'Hélinas. Qu'en est-il alors d'Antoine de La Sale, qui fit le voyage dans cette Italie du XV° siècle pour s'approcher du paradis de la reine Sibylle ? Daniel Poirion, dans la préface de l'ouvrage, se demande à juste titre si l'auteur ne serait pas allé "comme ce jeune homme [Guerino], sur les traces de son père, le séducteur de Perrinnette Damendel, sa mère, qu'il avait abandonnée pour retourner en Italie»163. Ce père serait mort au combat alors qu'Antoine avait 5 ans. L'empreinte de ce manque a pu être reconnue chez La Sale dans les lectures qu'il dut faire de l'Enéas ou de l'Enéïde, et de celle de Jason mise à la mode à la cour de Bourgogne, et servir ainsi de révélateur à un projet qui ne put se matérialiser que dans cette expédition italienne et sa relation sublimée. La Sale est un véritable résilient de cette fin du Moyen Age164. Animé de l'énergie que procure un désir inconscient généré par une absence originelle et pour cela vitale, il entre, en qualité de compositeur, en résonance avec un imaginaire collectif réunissant les thèmes du destin relatif au lignage par la rencontre du père en soi, aux motifs de la descente aux Enfers et du passage des portes intermittentes. Un regressus ad anum Le sujet de cette quête est souvent un "fils de la veuve" et s'il ne l'est pas, il retrouve une figure féminine, voire maternelle, pour l'aider à poursuivre son chemin. C'est elle en effet qui semble autoriser, ouvrir ou faciliter cet itinéraire où la géographie imaginaire se fait projet et projection d'une histoire intérieure. La naissance par la mère semble appeler dans certains cas une seconde naissance, et c'est cette seconde naissance seulement, celle par le père, qui peut offrir une légitimité sans laquelle le sujet n'est rien ou presque rien, bien que l'héritage soit à

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La Sale, op. cit., p. 16. 164

"On ne devient pas normal impunément quand le fracas nous conduit à la métamorphose. Alors on se tricote une résilience, et le blessé de l'âme, ni acier ni surhomme, transforme sa souffrance en œuvre d'art." (B. Cyrulnik, Un merveilleux malheur, O. Jacob, 2002, p. 218)

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portée de sa main. Il nous restera à étudier cette relation, à la fois intime et régulatrice de l'ordre social, qui permet au fils d'accéder à la fonction royale. Pour l'heure, nous n'avons encore accès qu'à cette seconde naissance, paternelle. Par son regard, le père indique au fils la direction à suivre. Le "fil de lin" qui est à l'origine de la ligne, du lignage et de la lignée 165 est l'équivalent mâle du fil de la quenouille maternelle qui file en son sein la chair de son enfant. Ce fil directeur est là, de génération en génération de sang, pour prescrire une destination, et indiquer un orient. La figure du père semble se mêler à la figure du destin. L'orientation, quant à elle, suggérée par ce regard et cette "feuille de route" inscrite dans le nom du père, représente cette autre extrémité du fil dont le fils, par sa filiation est le tenant. Le fils est celui qui tient le fil du lignage, mais ce n'est pas lui qui le dirige. A l'autre extrémité est l'origine. L'étymologie en fait un lever, un surgissement, un élan, avant d'y voir ce qui sourd et ce qui naît. Ainsi l'origine renvoie-t-elle à une oralité, et c'est précisément celle que nous comprenons comme la transmission du nom. Il ne saurait y avoir d'oralité sans oreille, et il faut penser à ces naissances (Gargantua) ou à ces fécondations (Marie) de l'imaginaire. Mais elle renvoie encore aux orifices. Dans les récits de notre corpus, nous avons rencontré nombre d'orifices de la terre, ces grottes, ces antres, ces galeries qui sont autant d'entrées des zones interdites au voyageur et à son âme. Les études psychanalytiques nous ont familiarisés à ces fantasmes de naissances anales, correspondances paternelles des naissances utérines. Elles rencontrent les études mythologiques qui se sont intéressées, de leur côté, aux thèmes des hommes menstrués et du père enceint. Ainsi, les chemins qui descendent aux Enfers, au moyen des portes intermittentes de l'interdit, trouvent-ils leur expression refoulée dans des métaphores associant le fin fond de la terre au fin fond du corps. C'est bien dans ces gorges noirâtres et ces fosses puantes d'où sortent des exhalaisons malsaines que le fils doit s'engager pour retrouver son père, au terme d'un véritable "regressus ad anum". Les Symplégades et leurs isotopes semblent opérer dans ces récits à la façon d'un sphincter anal permettant au fils désorienté, incomplet, de devenir dépositaire du lignage par une nouvelle naissance. Les vents remarquables qui accompagnent, nous l'avons vu, toute entrée dans l'autre monde au passage des portes intermittentes, sont principalement fêtés dans la période allant de la fête des Fous à Carnaval 166. Ils sont à juste titre libérateurs des âmes qui ont attendu tout l'hiver dans les sombres cloaques souterrains. La figure du père-terre que nous avons esquissée ici dessine les contours d'un père porteur, au sens symbolique de porteur de la Loi. Il porte la Loi parce qu'il la réifie en la transmettant. Le dépôt - le trésor d'Hélinas - confié à la lignée, oblige à pouvoir disposer de celle-ci. Parce que ce dépôt est une obligation et que c'est bien au lignage de disposer de la lignée167. Anchise le père dispose, en l'ordonnant, la lignée d'Enée. Ce dépôt nous apparaît, non pas comme la royauté en elle-même, c'est-à-dire une installation dans des pouvoirs régaliens, mais plutôt comme une aptitude, doublée d'une autorisation à exercer cette royauté, autorisation concédée par le père et le sang qu'il personnifie. Enfin, la rencontre du père dans le fils doit pouvoir se tenir à l'orée de sa vie d'homme. Ainsi les fils de la veuve, tenus à l'écart dans de profondes

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Rey, 1995, s.v. "Ligne" : Ligne est issu du latin linea, féminin substantivé de l'adjectif lineus "de lin", qui désigne un fil de lin, puis toute espèce de fil textile et, par analogie, une ligne tracée ou géométrique. A l'époque impériale, le mot se dit aussi de l'hérédité. Au XII° siècle, il a le sens concret de "fil tendu dans une certaine direction". 166

Concernant l'étude de ce thème, et notamment la circulation du souffle anal dans les rites de Pétengueules, de la redevance du pet, de l'offrande anale, du baise cul, du roi lécheur, de l'assouade et des Soufflaculs… lire C. Gaignebet et J.-D. Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen Age, Paris, P.U.F., 1985. 167

Le lignage recouvre, avec une valeur collective, l'ensemble des parents d'une souche commune. La lignée s'oppose au lignage en ce sens qu'elle désigne seulement la descendance (Rey, op. cit.).

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forêts, attendent-ils cet âge d'homme pour franchir la lisière et aller recevoir cet héritage. Pour quelques-uns d'entre eux, cet héritage sera avant toute chose constitué d'un nom, lequel, réduit à un pur signifiant, se fait image ou empreinte à partir de laquelle le fils légataire peut recevoir son ordre de mission et l'inscrire, comme une partition à jouer, dans un rôle propre à sa personne, en tenant compte des opportunités et des infortunes de sa vie. La quête qui le met en chemin du père n'est pas l'accomplissement d'un destin, elle n'est encore que ce qui permet à celui-ci de se légitimer. Cette première partie, en s'attachant principalement à la quête paternelle du candidat, n'a fait que signaler bien discrètement deux autres traits tout aussi importants de ce complexe mythologique, à savoir une présence féminine aux abords immédiats de l'entrée, et la récurrence de la topique de la métamorphose. Cette mise à l'écart temporaire ne doit pas laisser pressentir qu'il puisse exister une seule lecture du passage des portes intermittentes. Bien au contraire, les formations de l'imaginaire nous ont habitués à une pluralité d'entrées et à une richesse d'exploration que leur complexité favorise plutôt qu'elle ne limite. Il nous a cependant semblé que cette première approche par la voie masculine, motivée par la présence soutenue de la figure paternelle, ne pouvait être évitée en ce sens qu'elle autoriserait, une fois énoncée et étudiée, l'accès à d'autres lectures venant s'y appuyer et s'y articuler. D'autre part, un certain nombre de lacunes montrent que cette lecture ne suffit pas à rendre compte des nombreuses questions que pose l'étude de ce thème. Parmi celles-ci, les trois énigmes suivantes serviront de fil conducteur à la poursuite de notre réflexion : pourquoi les Symplégades des Argonautes ou de Jean le Soldat se fixent-elles une fois qu'elles sont franchies par le héros ? Pourquoi, à l'encontre de l'hypothèse d'un souffle fertiliseur ou anal, ce vent, incarné par la colombe ou l'oiseau générique, se dirige-t-il vers l'intérieur de l'Autre Monde et non vers l'extérieur ? Pourquoi, enfin, la topique de la métamorphose croise-t-elle celle du candidat au passage de l'autre côté ?

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La Sybille de Delphes, Michel Ange

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Le sacré maçonnique et ses paradoxes

Céline Bryon-Portet, Université de Toulouse Introduction : trans religiosité et ambivalence du sacré . Les termes « sacré » et « religieux » sont souvent associés, quand ils ne sont pas utilisés indifféremment et de manière interchangeable, à la façon de synonymes. L’un des plus grands spécialistes modernes du sacré, Rudolf Otto, lie d’ailleurs très étroitement ces deux notions, considérant le sacré comme l’essence même du sentiment religieux, et la religion, à son tour, comme l’expression du sacré. Et il est tentant, il est vrai, de les assimiler, dans la mesure où l’une et l’autre évoquent une dimension transcendante, mais réalisent également une reliance, ainsi que nous le montrerons. Pourtant, force est de reconnaître, aux côtés de Claude Rivière, que « le champ du sacré déborde de beaucoup le champ du religieux, a fortiori institutionnalisé »168. Jean-Jacques Wunenburger, lui aussi, a mis en évidence cette distinction définitoire, notant que « sacré et religion ne sauraient être confondus, parce que certaines formes de religion se dispensent de la médiation du sacré et que le sacré peut survivre, voire revivre, en dehors du religieux 169». Plus récemment, un groupe de chercheurs a même pris comme objet d’étude cette forme particulière de sacré qui se développe en dehors de toute religion170. Un constat qui a d’ailleurs amené Basarab Nicolescu à qualifier le sacré de « Trans religieux »171… L’étude de cas que nous livrons dans cet article présente précisément un exemple de sacré non-religieux, à savoir le sacré maçonnique, qui s’est développé au début de l’ère moderne. Nous y analysons les différentes fonctions que revêt ce sacré maçonnique, aux contours polymorphes et parfois même ambigus, puisqu’il remplit des fonctions qui peuvent paraître contradictoires au premier abord. Mais surtout, au-delà de ces diverses manifestations paradoxales, nous nous efforçons de comprendre ce qui a pu pousser des hommes nés en plein siècle des Lumières, alors que régnait en maître un rationalisme démystificateur et volontiers désacralisant, à réhabiliter un imaginaire symbolique, des récits mythiques et des pratiques rituelles qui trouvent leur source d’inspiration dans les cultures antiques et médiévales, et portent la marque du sacré. L’exemple du sacré maçonnique, de ce fait, nous paraît être une illustration particulièrement significative non seulement de la plasticité du sacré, mais aussi, plus largement, du mouvement tendanciel des sociétés humaines, qui oscillent en permanence entre sacralisations, désacralisations et re-sacralisations… Commençons donc par admettre que l’ambivalence se trouve au cœur du sacré. Cela a été établi à de multiples reprises, et par de nombreux chercheurs. Qu’il nous suffise de rappeler les travaux les plus marquants en la matière : Sigmund Freud met en évidence « l’ambivalence » des sentiments que les êtres humains éprouvent envers cette chose sacrée qu’est le tabou172 ; Roger Caillois, lui, insiste sur l’ambiguïté du

168

Claude Rivière, Les Rites profanes, Paris, PUF, 1995, p. 16. 169

Jean-Jacques Wunenburger, Le sacré, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1981, p. 3. 170

Françoise Champion, Sophie Nizard et Paul Zawadski, Le Sacré hors religion, Paris, L’Harmattan, 2007. 171

Basarab Nicolescu, La Transdisciplinarité. Manifeste, Paris, Rocher, 1996, p. 187. 172

Sigmund Freud, Totem et Tabou, Paris, Payot, 2004.

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sacré173 ; quant à Franco Ferraroti, qui présente ce dernier comme une « réalité ambivalente »174, il va jusqu’à intituler l’un de ses ouvrages Le Paradoxe du sacré. Ce point de vue est également partagé par le sociologue belge Marcel Bolle de Bal, qui a récemment publié un article dont le titre est hautement révélateur: « Le sacré, Janus philosophique et sociologique »175. Cette ambivalence se traduit de diverses manières et sur différents plans. Au plan définitoire, tout d’abord. Le mot « sacré », en effet, renvoie tout à la fois à un substantif et à un adjectif, et évoque soit un champ englobant, soit des êtres, des choses ou des faits englobés, ce qui peut entraîner une certaine équivocité176. Au plan culturel ensuite, puisque le sacré recouvre une réalité mouvante, variable au fil du temps177 et en fonction des territoires (les choses considérées comme sacrées à une période déterminée de l’histoire cessent de l’être à une autre époque, et il en va de même lorsqu’on passe d’un continent à un autre), mais aussi des individus : en entrant dans une église, les chrétiens se signent devant le Christ mis en croix et admettent les vertus de l’eau bénite, par exemple, contrairement aux athées et à ceux qui pratiquent d’autres religions. Au niveau de son mode d’expression et de ses effets, enfin, dans la mesure où le sacré représente tour à tour un principe séparateur et fédérateur, porte l’homme à embrasser une forme de réalité transcendante tout en insufflant un sens à son existence terrestre, constitue le catalyseur collectif et personnel grâce auquel se déploient un ressenti intime, aux formes indicibles, et une expérience performative, aux vertus transformatrices, comme nous allons l’expliquer au fil de cette étude. Le sacré maçonnique comme principe de séparation et de cohésion Le sacré maçonnique n’échappe guère à cette nature ambivalente. Notons en premier lieu qu’il marque une différenciation très nette avec le monde profane, en accord avec l’étymologie du mot – dérivée du latin « sacer » qui signifie « séparé » –, et les analyses faites par des chercheurs tel Mircea Eliade178. L’initié, en effet, se distingue du profane (« pro fanum », littéralement celui qui se tient devant le temple), lequel n’a pas reçu la lumière à l’issue d’une cérémonie de réception faisant office de rite de passage. Entre les deux s’élève un certain nombre de barrières symboliques, cognitives et comportementales, mais aussi physiques. Des codes communicationnels et des dispositifs rituels, notamment, ainsi qu’un mode d’enseignement spécifique, encadrent l’engagement maçonnique. Ainsi le franc-maçon se sert-il de « mots, signes et attouchements » inconnus du grand public et s’inscrit-il dans une démarche ésotérique179, s’appuyant sur une herméneutique afin de pénétrer le sens caché des

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Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, Paris, Gallimard, 2011. 174

Franco Ferrarotti, Le Paradoxe du sacré, Bruxelles, Les Éperonniers, 1987, p. 88. 175

Marcel Bolle de Bal, « Le sacré, Janus philosophique et sociologique », Essachess. Journal for communication studies, vol. 4, n°2, 2011, p. 17-29. 176

Michel Meslin, « Religion, sacré et mythe », Actes du colloque de Paris, Centre Ravel, 24-26 octrobre 2005 : les conditions d’un enseignement du fait religieux dans l’école française, ARELC (Association Religions Laïcité Citoyenneté), Bulletin de liaison, n° 20, 2007. 177

Henri Hubert et Marcel Mauss ont clairement souligné cette étrange muabilité du sacré, lorsqu’ils déclarent : « Si les dieux chacun à leur heure sortent du temple et deviennent profanes nous voyons par contre des choses humaines, mais sociales, la patrie, la propriété, le travail, la personne humaine y entrer l’une après l’autre » (Henri Hubert et Marcel Mauss, « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux », Mélanges d’Histoire des Religions, Paris, Alcan, 1909). 178

Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1987. 179

Proche du mot « sacré », le terme « ésotérique » signifie « faire entrer », c’est-à-dire permettre à quelques initiés de pénétrer le sens occulte des vérités cachées, par opposition au terme « exotérique » (Serge Hutin, Les Sociétés secrètes, Paris, PUF, coll. « Que-sais-je ? », 1996).

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éléments qui l’entourent en loge puis d’atteindre une connaissance de type gnostique, à l’inverse du profane qui est guidé, quant à lui, par une approche exotérique. Le secret que le premier cultive concernant la nature de ses travaux ou encore l’identité de ses frères et sœurs contribue également à creuser le fossé avec le second, et plus largement avec les médias, qui se plaisent à relayer la très ancienne théorie du complot, tant il est vrai que le mystère nourrit les fantasmes les plus délirants. Parmi les frontières matérielles, enfin, il convient de rappeler que les francs-maçons œuvrent à huis-clos, à l’abri des regards indiscrets. La clôture de la loge est intimement liée à la sacralité des travaux maçonniques. Aussi n’est-ce qu’après avoir demandé à l’un des officiers de s’assurer que « le temple est couvert », et à un autre que « tous les membres de l’assemblée sont francs-maçons », que le Vénérable maître de l’atelier déclare, au Rite Écossais Ancien et Accepté : « Nous ne sommes plus dans le monde profane ». On voit donc bien que le champ sacral, qui propose un système organisé de représentations, de communication et d’activités particuliers, le tout associé à une certaine manière d’être au monde, se définit d’abord comme un domaine fortement balisé et clairement délimité par rapport à tout ce qui lui est extérieur. En ce sens, il n’est pas abusif de parler, à propos de ce lieu autre et fermé qu’est la loge, d’hétérotopie, au sens foucaldien du terme180. Cependant, le sacré rassemble autant qu’il sépare. En effet, s’il exclut de facto les non-initiés, il fédère en revanche ceux qui participent aux tenues maçonniques et se réunissent autour de lui. Le principe de communion (essentiel pour une institution fraternelle qui se veut le « Centre de l’Union » et aspire à « réunir, par une véritable amitié, des gens qui sans elle seraient à jamais restés étrangers »181, depuis les Constitutions d’Anderson publiées en 1723, et que contribuent à renforcer un rite de convivialité tel que les Agapes, ou encore la chaîne d’union qui se pratique dans de nombreuses obédiences à la fin des travaux), s’exprime notamment à travers l’égrégore, lorsque les membres de la loge se sentent si intimement unis que leur individualité propre semble s’évanouir au profit d’un esprit de groupe. À l’instar du secret, dont Georg Simmel a souligné la double dimension182, diacritique d’une part, en ce qu’il écarte les individus qui ne sont pas dans la confidence, cohésive d’autre part, en ce qu’il crée un sentiment de connivence, une complicité et une confiance mutuelle entre les personnes qui le partagent, le sacré constitue donc un élément structurant au sein d’un groupe ou d’une communauté. Il n’est d’ailleurs pas inutile de noter que les mots « secret » et « sacré » possèdent une racine commune183, et s’accompagnent également de silence. Le franc-maçon Roger Caillol note ainsi que « le Sacré ne peut en effet se communiquer que dans le Silence du Secret de l’Initiation, et cette communication peut alors prendre parfois valeur de sacrement »184, d’accord en cela avec l’initié Pierre Pelle Le Croisa, qui déclare quant à lui : « le secret sécrète le sacré, alors gardons le silence ! »185. Une remarque similaire peut être faite à propos du sacrifice, dont la violence fondatrice est constitutive du sacré dans bien des communautés, ainsi que l’a souligné

180

Michel Foucault, Le Corps utopique, les Hétérotopies, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009. 181

Les Constitutions, Partie II « Les obligations d’un franc-maçon », chapitre I « De Dieu et de la Religion », Jean Ferré, Histoire de la Franc-maçonnerie par les textes (1248-1782), Paris, éditions du Rocher, 2001, p. 230. 182

Georg Simmel, Secret et Sociétés secrètes, Paris, Circé, 1988. 183

Les mots « secret » et « sacré » ont d’ailleurs une racine commune : « secretum » et « sacermere », qui signifie écarter. 184

Roger Caillol, « Du signe du secret au sacré », Ordo ab chao, n°52, 2006, p.70-72. 185

Pierre Pelle Le Croisa« Le Secret sécrète le sacré, alors gardons le silence ! », Points de vue initiatiques, revue de la Grande Loge de France, n°158, p.41.

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René Girard186, et dont l’étymologie du mot renvoie là encore, à l’instar du mot « secret », à une même racine187 (aussi n’est-il pas surprenant de constater que le sacré, lié à un acte sacrificiel primordial, se vit souvent dans un lieu retiré et secret, ou dans le secret de l’intimité, étant par essence indicible, intraduisible à l’aide de mots). Le sacrifice, en effet, est profondément marqué par l’ambivalence, puisque la mise à mort d’une victime – souvent extra-groupale ou jugée déviante – aboutit à la pacification des rapports intra-groupaux : tel est le rôle joué par le bouc-émissaire, par exemple188. Cet aspect cohésif de l’acte sacrificiel au plan horizontal ou social, se double d’un aspect cohésif au plan vertical ou métaphysique. Les travaux de Marcel Mauss ont ainsi mis en évidence l’objectif de communication avec une réalité d’ordre supérieur : « Tout ce qui concourt au sacrifice est investi d’une même qualité, celle d’être sacré ; de la notion de sacré, procèdent, sans exception, toutes les représentations et toutes les pratiques du sacrifice, avec les sentiments qui les fondent. Le sacrifice est un moyen pour le profane de communiquer avec le sacré par l’intermédiaire d’une victime »189. Quant à Freud, il a rappelé que : « le sacrifice, l’acte sacré par excellence (sacrificium), n’avait cependant pas au début la même signification que celle qu’il a acquise aux époques ultérieures : une offre faite à la divinité, dans le but de se la concilier ou de se la rendre favorable. Tout porte à croire que le sacrifice n’était primitivement pas autre chose qu’un "acte de camaraderie sociale entre la divinité et ses adorateurs", de communion entre les fidèles et leur dieu »190. Or la violence sacrificielle est bien présente au sein de la communauté maçonnique, au moins symboliquement, comme elle est l’est au sein de la communauté chrétienne, avec la crucifixion du Christ. Figure sacrifiée et sacralisée, le personnage d’Hiram Abif, en effet, réaffirme également le lien du sacré et du sacrifice avec le secret, puisque le mythe maçonnique veut que l’architecte du roi Salomon ait été assassiné pour n’avoir pas voulu divulguer les mots attachés au grade de Maître aux trois Compagnons qui les lui demandaient191. Mais indirectement, en mettant en scène le comportement coupable des trois Compagnons, tenant lieu de contre-modèles pour tout franc-maçon, le mythe d’Hiram condamne et expulse la discorde – source de désordre social –, des loges maçonniques. À ceux qui seraient tentés de se comporter de manière scélérate, il rappelle que l’ivresse du pouvoir ou d’une science mal acquise ne mène qu’à des actes dont on ne tire finalement aucun gain. Le sacré maçonnique, ou le sens d’une transcendance immanente Ce sacré maçonnique, dont nous venons de souligner l’une des caractéristiques à travers sa double polarité séparative / cohésive, qu’est-il vraiment ? Quelle est sa nature, et comment s’exprime-t-il ? Il est évidemment difficile de répondre à cette question, tant à cause de la polysémie que recouvre le concept de sacré, que de son caractère insaisissable, indicible même. Cependant, quelques remarques peuvent être faites à son sujet, qui là encore soulignent son ambivalence polymorphe. Tout d’abord, on peut constater que le sacré maçonnique est tout à la fois un principe ou un postulat (l’espace-temps maçonnique est décrété sacré, ainsi que nous l’avons

186

René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Bernard Grasset, 1972. 187

Le mot « sacrifice », en effet, est tiré du latin « sacrificium », composé de « sacra » et « facere » et désignant « l’accomplissement de choses sacrées ». 188

René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Bernard Grasset, 1972. 189

Marcel Mauss, Œuvres, vol. 1 "Les fonctions sociales du sacré", Paris, éditions de Minuit, 1968, p. 16. 190

Sigmund Freud, Totem et Tabou, Paris, Payot, 2004. 191

Sur ce lien entre sacralité et sacrifice dans le mythe maçonnique d’Hiram, voir Simone Vierne, Les Mythes de la Franc-maçonnerie, Paris, Vega, 2008, p. 76.

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rappelé) ; un sentiment, (ressenti tour à tour collectivement, avec l’égrégore notamment, et intimement par chaque individu, et qui, bien qu’indicible, sous-tend tout le processus initiatique du franc-maçon, en tant qu’il est porteur d’une expérience transformatrice de l’être192) ; et un projet, comme nous l’expliquerons à la fin de ce texte, puisqu’il est considéré comme un élément constitutif d’une vaste entreprise de ré-enchantement du monde moderne. Mais par-dessus tout, le sacré maçonnique se veut résolument médiateur. À l’instar du fil à plomb – cet outil symbolique emprunté aux anciens bâtisseurs de cathédrales et autres maçons opératifs du Moyen âge, que l’on trouve accroché au plafond de nombreux temples maçonniques, descendant de la voûte étoilée vers le pavé mosaïque –, il relie le ciel et la terre, le zénith et le nadir, le divin et l’humain. L’expérience sacrale offerte par la Franc-maçonnerie, en effet, permet à celui qui la vit d’embrasser ce que beaucoup d’initiés appellent une « transcendance immanente ».

L’aspect transcendant semble aller de soi, dès lors que l’on parle du sacré. Cependant, en maçonnerie, cette transcendance peut être évoquée par des termes très différents, selon les obédiences, mais aussi selon la sensibilité et l’idéologie propres à chacun. Pour certains, le sacré est symbolisé par le GADLU (Grand Architecte de l’Univers), auquel on peut donner une dimension personnelle, en l’assimilant à Dieu, ou impersonnelle, en le considérant comme une force organisatrice, naturelle ou mécanique. D’autres préfèrent placer l’Humanité, avec un grand H, ainsi que les principes et valeurs qu’on peut lui associer (dignité humaine, fraternité entre les hommes, etc.), comme cette réalité supérieure à l’individu, qui permet à celui-ci de se projeter et de se perfectionner – et par conséquent de se différencier de l’animal qui vit dans l’instant et en étant guidé par l’instinct –, d’essayer de construire un monde meilleur. Ainsi en est-il de certaines obédiences dites « libérales », comme le Grand Orient de France et le Droit Humain, par exemple, qui déclarent travailler, au Rite Écossais Ancien et Accepté et au Rite Français, « Au progrès de l’Humanité ». D’autres encore y voient un absolu quelque peu diffus, indéfinissable et ineffable, mais susceptible de donner un sens à la vie. Peu importe peu, à vrai dire, les appellations qui lui sont attachées. Elles renvoient toutes à l’idée que quelque chose dépasse l’individu, qui lui ouvre de nouvelles perspectives. Mais cette transcendance, ainsi que nous l’avons dit, se veut intrinsèquement liée à une immanence. Loin d’être un au-delà désincarné et inaccessible, elle vise à s’incarner dans le monde matériel, afin de réaliser une « coincidentia oppositorum », à l’instar du projet alchimique. Aussi la démarche initiatique associe-t-elle réflexion philosophique, méditation spirituelle et activité corporelle par le truchement du rituel, qui sollicite la sensibilité du franc-maçon193. L’affirmation d’une transcendance immanente permet également de comprendre le continuum établi entre la loge et la société, la première s’efforçant d’être une sorte de cité céleste capable de servir de

192

Sur cette transformation de l’être à laquelle est censée aboutit le processus initiatique mis en place par la Franc-maçonnerie, voir par exemple l’ouvrage de Michel Barat (La Conversion du regard, Paris, Albin Michel, 1992), ou encore le concept de « métanoïa » développé par Bruno Etienne (L’Initiation, Paris, Dervy, 2005). 193

Le rite d’initiation, par lequel le profane est reçu franc-maçon, ainsi que le rite de passage au second degré, permettant à l’Apprenti d’accéder au grade de Compagnon, mobilisent d’ailleurs volontairement les cinq sens de l’être humain (le franc-maçon touche la terre, entend un bruit de chaîne, boit la coupe d’amertume, etc.).

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modèle à la seconde, la cité terrestre. D’où l’exhortation à « poursuivre au-dehors l’œuvre commencée dans le Temple », qui se traduit notamment par un fort engagement de certains francs-maçons pour répondre à des problématiques sociétales et faire évoluer les lois de la République194. La prégnance d’un sacré déployant une transcendance immanente explique aussi, partiellement, la mobilisation quasi exclusive d’un mode de pensée et d’expression symbolique qui, en conjuguant une forme imagée et un contenu intelligible, se trouve investi, par sa double polarité, d’une « fonction émotive » (s’adressant aux sens) et d’une « fonction métaphysique » (visant un absolu), pour reprendre la terminologie utilisée par Baudoin Decharneux et Luc Nefontaine195. Une "sacralité laïque" à l’ère moderne, ou une entreprise de ré-enchantement du monde Cette volonté d’immanence qui accompagne les élans vers la transcendance doit être corrélée avec la nature laïque de l’institution maçonnique, qui se veut adogmatique et qui, plus largement, se distingue des religions ainsi que des types de sacralité que ces dernières offrent. La Franc-maçonnerie, il est vrai, a toujours entretenu des rapports étroits mais ambigus avec le domaine religieux, oscillant entre un courant anglo-saxon traditionnel et dit « régulier » qui, sans assimiler celle-ci à une religion, impose à ses membres la croyance en un Être Suprême et en l’immortalité de l’âme, selon les mots de la Grande Loge Unie d’Angleterre, et un courant libéral ou latin farouchement laïque, parfois anticlérical, supprimant volontiers toute référence au Grand Architecte de l’Univers afin de permettre à chacun d’affirmer sa liberté de conscience, de choisir entre croyance, agnosticisme et athéisme196. Mais quoiqu’il en soit des points de convergence et de divergence entre franc-maçonnerie et religion, que l’on prenne comme référence le courant anglo-saxon traditionnel ou le courant latin libéral, l’institution maçonnique s’efforce toujours de construire simultanément une médiation horizontale–reliance intra-communautaire dont le concept de « fraternité » maçonnique rend bien compte –, et une médiation verticale – reliance avec une réalité supérieure –, ce qui est le propre des religions si l’on considère ces dernières en leur sens étymologique (du latin « religare », signifiant « relier »). Aussi un sociologue comme Marcel Bolle de Bal peut-il affirmer que la Franc-maçonnerie est un véritable « laboratoire de reliances »197. L’Ordre maçonnique, sans être à proprement parler une religion, offre donc une religiosité diffuse, ou un sens du religieux, si l’on préfère. Les Constitutions établies par James Anderson et Jean Théophile Désaguliers, fixant l’histoire mythique, les obligations et les règles de la Fraternité, témoignent d’ailleurs de ce désir de reliance tant horizontale que verticale, ainsi que nous l’avons déjà relevé, mais aussi de cette posture singulière vis-à-vis de la religion. En effet, la charte fondatrice déclare, d’un côté, que si un franc-maçon « entend bien l’Art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux »198, mais de l’autre, le texte rejette le fait qu’il faille nécessairement « suivre la religion de ce pays ou de cette nation » et préfère

194

En France, on peut citer par exemple les actions sociopolitiques des francs-maçons Lazare Carnot, Jules Ferry, Victor Schœlcher, Félix Faure, Camille Pelletan, Léon Gambetta, Alexandre Millerand, Guy Mollet, Gaston Doumergue, Paul Ramadier ou encore Henri Caillavet… 195

Baudouin Decharneux, et Luc Nefontaine, La Franc-maçonnerie. En pleine lumière, à contre-jour, Bruxelles, Labor, 2001, p.75. 196

Sur ces différents courants, voir par exemple l’ouvrage synthétique de Sébastien Galcéran, Les Franc-maçonneries, Paris, La Découverte, 2004. 197

Marcel Bolle de Bal, La Franc-maçonnerie, porte du devenir. Un Laboratoire de reliances, Paris, Detrad, aVs, 1998. 198

Remarquons au passage que rien n’est dit sur la position agnostique.

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n’« obliger qu’envers la religion sur laquelle tous les hommes se mettent d’accord, laissant à chacun la liberté de ses opinions personnelles », à savoir « être hommes de bien et sincères, hommes d’honneur et de probité »199… Sans doute est-ce à cause de cette nature hybride, tout à la fois éminemment sacrée et résolument laïque, empreinte de religiosité sans toutefois être une religion, que certains purent affirmer, à l’instar de Henri Grégoire, évêque de Blois, que la Franc-maçonnerie est une « Religion naturelle », libérée de tout dogme200, ou encore, aux côtés du mathématicien Lagrange, qu’elle se présente comme « une religion avortée »201, voire même, avec Pierre Chevallier, comme une « Église de la République »202. Les travaux de Maurice Agulhon ont bien montré, eux aussi, la complexité des relations que les loges maçonniques ont entretenues, dès leur création, vis-à-vis de la sphère religieuse203. Cet historien a ainsi identifié les caractéristiques communes qui ne pouvaient manquer de rapprocher, dans la région provençale du XVIIIe siècle, les confréries religieuses et les confréries associationnistes, au rang desquelles figure la Franc-maçonnerie : un même désir de spiritualité, une démarche rituelle et un idéal de fraternité animent ces deux types de structures, au point que nombre de membres appartenant aux premières désertèrent progressivement leur institution d’accueil pour intégrer les secondes vers la fin de l’Ancien Régime. Si ce passage des associations religieuses aux associations maçonniques a pu se faire aussi facilement, c’est précisément parce qu’il existe des éléments de continuité entre elles, par-delà les éléments de divergence. Maurice Agulhon voit ainsi dans les loges maçonniques un mouvement de déchristianisation qui conserve néanmoins un sentiment religieux, et plus largement un sens du sacré. Selon l’historien Pierre Mollier (et nous le rejoignons volontiers dans ses conclusions), ce n’est pas un hasard si la Franc-maçonnerie spéculative, qui a réhabilité des figures médiévales auréolées d’une certaine sacralité telles celles des chevaliers, templiers et autres moines-soldats, est apparue au siècle des Lumières. L’institution naissante a vu dans ces personnages devenus mythiques à l’aube des temps modernes, un moyen de porter les formes symboliques et le besoin d’onirisme inhérents à la condition humaine, car ils offraient « un cadre et un support à ces "connaissances précieuses et secrètes" qui – paradoxe du siècle – fascinent l’homme des Lumières, critique vis-à-vis des institutions religieuses, mais frustré par l’émergence du rationalisme moderne »204. Pour appréhender pleinement le sacré maçonnique et ses paradoxes, en effet, il faut se replacer dans le contexte historique et socioculturel au sein duquel l’Ordre s’est développé, contexte qui est celui d’une lente désacralisation : le XVIIIe siècle d’abord, avec son projet rationaliste, mais aussi le XIXe siècle qui en prolonge les ambitions, marqué par l’industrialisation et la technicisation des modes de vie, les progrès de la science et l’affirmation d’un courant positiviste, chassent les mythes et briment l’imagination, favorisent l’essor de l’agnosticisme et de l’athéisme... 199

Les Constitutions, Partie II « Les obligations d’un franc-maçon », chapitre I « De Dieu et de la Religion », Jean Ferré, Histoire de la Franc-maçonnerie par les textes (1248-1782), Paris, éditions du Rocher, 2001, p. 230. 200

Les Constitutions d’Anderson, publiées en 1723, vont dans le sens de cette religion naturelle. Sur cette question, on pourra également consulter l’ouvrage de Charles Porset et Cécile Révauger, Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2006. 201

Propos rapportés par Henri Grégoire, évêque de Blois, dans Histoire des sectes religieuses, tome 2, Paris, Baudoin Frères éditeurs, 1828, chapitre XXIII "Francs-maçons", p. 374. 202

Pierre Chevallier, Histoire de la franc-maçonnerie française, tome 3 "La Maçonnerie, Église de la République : 1877-1944", Paris, Fayard, 1975. 203

Maurice Agulhon, Pénitents et francs-maçons dans l’ancienne Provence. Essai sur la sociabilité méridionale, Paris, Fayard, 1968. 204

Pierre Mollier, La Chevalerie maçonnique : franc-maçonnerie, imaginaire chevaleresque et légende templière au siècle des Lumières, Paris, Dervy, 2005.

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Ainsi est-ce au moment où s’annonce puis s’amorce ce que le sociologue allemand Max Weber appellera, un siècle et demi plus tard, le « désenchantement du monde »205, dans cette période charnière de l’Histoire européenne, où l’Ancien Régime touche à sa fin sans que la République et la démocratie modernes se soient imposées, que la maçonnerie spéculative trouve son terreau d’accueil. En 1717, lorsque quatre loges londoniennes s’unissent pour former ce qui deviendra la Grande Loge Unie d’Angleterre, le Moyen Âge et ses idéaux chevaleresques semblent loin déjà – ainsi qu’en témoigne le Don Quichotte de Cervantès dès 1605 –, la conception de l’univers et la place de la terre ont changé depuis Copernic et Galilée, la révolution industrielle est en marche en Grande-Bretagne. Les alchimistes cèdent la place aux Lavoisier et autres chimistes, les bâtisseurs de cathédrales s’éclipsent au profit des manufactures, bientôt des usines, et la religion décline sous les critiques acerbes d’un Voltaire. Face à cette vacance de sens auquel aboutissent l’affaiblissement des idéologies transcendantes et le polythéisme voire le relativisme des valeurs, que Nietzsche avait pointés, avant Max Weber, à travers sa célèbre formule « Dieu est mort » et plus largement la mise en avant du concept de nihilisme, les francs-maçons entreprennent donc de redonner du sens à la vie, de construire un vaste chantier de ré-enchantement du monde, via un processus initiatique. Mais ce sens, cela va de soi, ne peut plus être celui, métaphysique, que la religion conférait jadis aux hommes, de façon dogmatique. Il ne peut être qu’orienté vers l’homme, mais vers un homme sublimé, porteur de projets plus grands que lui206, tels que l’humanité, ce qui est une autre façon de dire que l’immanence acquiert une dimension transcendance, processus inverse et complémentaire d’une transcendance ancrée dans une immanence207. Il est désormais porteur d’un sacré habitant le monde terrestre et sensible autant que celui des choses célestes et spirituelles. En d’autres termes, à l’heure de la désacralisation, la Franc-maçonnerie opère une re-sacralisation, mais en proposant une autre forme de sacré, que certains francs-maçons n’hésitent pas à qualifier de « sacré laïque ». Une obédience comme le Grand Orient de France illustre parfaitement une telle sacralité, elle qui abandonna la mention faite au Grand Architecte de l’Univers dans sa Constitution de 1877 afin de s’adapter au contexte républicain et à la laïcisation qui gagnait la France après le Second Empire, sans pour autant renoncer à la culture du sacré qui l’animait depuis sa création, en 1773 : sacralité des liens fraternels qui unissent tous les francs-maçons entre eux, mais aussi du secret maçonnique qui se vit intimement à travers le processus initiatique, faisant ainsi communier l’initié avec lui-même ; ou encore pratique d’un rituel soumis à un travail d’interprétation permanent, et poursuite d’une quête que l’on pourrait qualifier de philosophique et de spirituelle, soutenue par une connaissance de type gnostique… Conclusion : le sacré maçonnique, une philosophie de la médiation et une quête de sens Ce qui ressort de notre étude du sacré maçonnique, au-delà son caractère éminemment polymorphe et paradoxal, et du fait qu’il est traversé par des tensions apparemment contradictoires et des objectifs ambivalents, le rendant par-là même difficilement saisissable et le dotant d’une grande plasticité, c’est que son essence

205

Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004. 206

L’entreprise de la philosophie nietzschéenne ne fut pas très différence de celle que réalisa la Franc-maçonnerie. Critiquant la religion tout en constatant les effets néfastes auxquels aboutissait la vacance de sens de la « mort de Dieu », Nietzsche appela de ses vœux la venue du Surhumain, qui n’est autre qu’une forme supérieure, et peut-être sacralisée, de l’homme. 207

Là encore se perçoit l’influence du projet alchimique, qui ambitionnait de spiritualiser la matière et de matérialiser l’esprit afin de réaliser les « noces chymiques du ciel et de la terre » et de produire la pierre philosophale…

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réside dans la reliance : reliance multidimensionnelle, exprimée sur de multiples modes. En effet, qu’il s’agisse de délier l’initié du monde profane ou de le relier simultanément au monde maçonnique afin de le faire communier avec ses semblables, via la chaîne d’union, l’égrégore et surtout la fraternité, qu’il s’agisse de mettre l’adepte en relation avec lui-même, avec ce qui lui est transcendant ou au contraire avec l’immanence, la démarche initiatique inscrit toujours l’initié dans une problématique de la médiation. Raison pour laquelle le chiffre trois, et plus largement le ternaire et la triangulation208, introduisant un tiers médian dans les rapports humains et les processus cognitifs, sont aussi importants en Franc-maçonnerie. La prégnance du sacré s’explique notamment par une volonté de dépasser les oppositions duales, stériles, et de « rassembler ce qui est épars », ainsi qu’en témoigne l’une des devises maçonniques : la raison, l’imagination et les sens, à travers des dispositifs symboliques ; le spirituel et le temporel, en invitant l’initié à se perfectionner lui-même puis à s’engager dans la cité afin d’œuvrer à la construction d’une société meilleure ; l’individu et la collectivité, en vue d’un vivre-ensemble harmonieux, capable de concilier liberté personnelle et solidarité, autonomie et cohésion ; la tradition et le progrès, pour que le passé aide à construire le présent tout en intégrant la nouveauté et en opérant une projection vers l’avenir ; le sens d’une certaine religiosité et la laïcité, enfin, afin que tous, croyants ou non-croyants, puissent se reconnaître francs-maçons et œuvrer dans un but commun… Mais au final, le sacré maçonnique, si soucieux de faire coïncider les contraires, offre avant tout une quête de sens. Bibliographie : Agulhon, Maurice, Pénitents et francs-maçons dans l’ancienne Provence. Essai sur la sociabilité méridionale, Paris, Fayard, 1968. Bolle de Bal, Marcel, « Le sacré, Janus philosophique et sociologique », Essachess. Journal for communication studies, vol. 4, n°2, 2011, p. 17-29. Bolle de Bal, Marcel, La Franc-maçonnerie, porte du devenir. Un Laboratoire de reliances, Paris, Detrad, aVs, 1998. Bryon-Portet, Céline, « Le Principe de triangulation dans les rites maçonniques : un mode de communication original et ses effets », Communication, vol. 27, n° 1, 2009, p. 259-277. Bryon-Portet, Céline, « La Franc-maçonnerie, entre cité céleste et cité terrestre : divisions et équilibrages internes au sujet du théisme, de la religion et des questions sociétales », Amnis. Revue de civilisation contemporaine Europes / Amériques, n° 11, 2012. Bryon-Portet, Céline, « La Triangulation symbolique, principe de transmission maçonnique », Humanisme. Revue des francs-maçons du Grand Orient de France, n° 298, janvier 2013, p. 47-53. Caillois, Roger, L’Homme et le sacré, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2011. Caillol, Roger, « Du signe du secret au sacré », Ordo ab chao, n°52, 2006, p. 47-74. Champion, Françoise, Nizard, Sophie, et Zawadski, Paul, Le Sacré hors religion, Paris, L’Harmattan, 2007. Chevallier, Pierre, Histoire de la franc-maçonnerie française, tome 3 "La Maçonnerie : Église de la République (1877-1944) ", Paris, Fayard, 1975. 208

Céline Bryon-Portet, « Le Principe de triangulation dans les rites maçonniques : un mode de communication original et ses effets », Communication, vol. 27, n° 1, 2009, p. 259-277. Céline Bryon-Portet, « La Triangulation symbolique, principe de transmission maçonnique », Humanisme. Revue des francs-maçons du Grand Orient de France, n° 298, janvier 2013, p. 47-53.

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L'approche sociologique complexe dans l'étude des phénomènes de désignation collective

(sacralisation, stigmatisation)

Annie Cathelin, Université de Perpignan Résumé:

S’appuyant, à titre d’exemple, sur l’analyse de deux phénomènes de désignation collective -la sacralisation d’un gourou sectaire, d’une part et la stigmatisation d’un groupe minoritaire, d’autre part-, l’article se propose de montrer l’intérêt, au plan théorique et méthodologique, de la démarche complexe, dans l’étude de ce type de phénomène. La désignation collective et les phénomènes d’emprise qui lui sont liés, s’enracinent en effet, à la confluence du social et du psychologique, du sacré et du profane, et procèdent à la fois de déterminations spécifiques à un groupe social particulier et de déterminations semblant présenter un caractère d’universalité. La démarche complexe, parce qu’elle s’interroge sur la manière dont s’opère le passage d’un ordre de réalité à un autre (passage du conscient à l’inconscient, du psychologique individuel au social, du psychique au physique, de la Nature à la Culture, etc.) et prend en compte la façon dont ces ordres de réalité coexistent au sein d’un même objet, nous est apparue particulièrement appropriée pour aborder notamment la question de l’efficacité symbolique, question qui se trouve au cœur de notre problématique. Nous avons en effet mis en évidence l’importance de la référence aux symboles dans la sacralisation ou la disqualification d’un groupe ou d’un individu. Cherchant à savoir comment les symboles "agissent" sur les comportements, et à la recherche d’une conceptualisation qui permette d’explorer cette articulation énigmatique entre l’imaginaire et l’action, nous avons fait appel au concept de champ d’imaginaire, que nous avons défini comme un plan d’information évolutif qui lie ensemble ces deux versants de la réalité humaine. Dans la perspective complexe présentée dans l’article, toute action humaine est envisagée, comme prise dans un emboîtement de champs organisateurs allant du plus général et du plus prégnant (le champ d’imaginaire de l’espèce) au plus singulier et au moins contraignant (le champ du vécu individuel). Mots clés : Démarche complexe, efficacité symbolique, champ d’imaginaire L’étude que nous poursuivons depuis quelques années autour de phénomènes de désignation collective tels que la sanctification de personnes charismatiques (Cathelin, 2004) ou la diabolisation de boucs émissaires (Cathelin, 2003 et 2004), nous a conduit à mesurer tout l’intérêt et la richesse de la démarche dite "complexe" comme cadre théorique et méthodologique pour l’analyse. S’agissant par exemple, du charisme, il se révèle à la fois comme un phénomène individuel, singulier, lié à une personne douée de qualités extraordinaires, et comme un phénomène, prenant racine dans les attentes d’un groupe, où la désignation collective est conséquence en partie d’adhésion volontaire individuelle et en partie de l’influence de la propagande, parfois même de la répression. Il pose à ce propos la question de la frontière entre l’action volontaire consciente et l’action sous emprise. C’est un phénomène qui touche à la fois au sacré et au profane, qui met en jeu des logiques de sacralisation et des logiques de pouvoir où interviennent des déterminations sociales, mais aussi des

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déterminations d’ordre psychobiologiques liées à l’espèce humaine, perceptibles à travers des comportements présentant un caractère de nécessité : des logiques de cohésion (par exemple la nécessité pour chacun de se construire une cohérence personnelle intérieure), des logiques de socialisation, d’organisation et de résolution de crise. Pour saisir cette réalité multiple, de l’ordre de l’individuel et du collectif, permanente et changeante à la fois, universelle par certains de ses aspects, et spécifique à une société et à une époque données par d’autres aspects, il nous est apparu que les approches psychologiques et sociologiques classiques ne pouvaient apporter de réponses satisfaisantes. Il convenait de s’inscrire dans une théorie qui permette d’appréhender ensemble toutes ces dimensions, en les comprenant dans leurs contradictions et leurs interrelations parfois paradoxales, une théorie qui conçoive la réflexion transdisciplinaire, où la sociologie puisse rencontrer, à travers une analyse commune et concertée, l’anthropologie, la psychanalyse et même la biologie. L’étude des phénomènes de désignation collective conduit en effet inévitablement à s’interroger sur la manière dont s’opère le passage d’un ordre de réalité à un autre (passage réciproque du psychologique individuel au social, du conscient à l’inconscient, du psychisme au physique, de la Nature à la Culture), et à prendre en compte la manière dont ces ordres de réalité coexistent au sein d’un même objet. Elle exige de les appréhender dans leur dynamique à travers l’espace et le temps (saisir des seuils de transformation, des rencontres paradoxales [1]), d’analyser comment l’imaginaire s’inscrit dans les comportements et les structures d’organisation, et comment il se transforme avec l’évolution de ces structures. Elle nécessite de faire appel à la fois à une démarche d’observation descriptive des formes d’organisation et de symbolisation, qui mette en évidence des contradictions au sein des choses, à une démarche de compréhension des motivations conscientes ou inconscientes, et à une démarche d’explication par des intimations imbriquées (bio-psycho-sociologiques), impliquant une conception circulaire de la causalité.

La perspective théorique complexe en sociologie

En rupture avec la démarche "classique" -durkheimienne- qui explique les faits sociaux par d'autres faits sociaux, la posture épistémologique de la démarche complexe, en sociologie, fait appel dans l'explication des faits sociaux, non seulement à des facteurs d'ordre sociologique mais aussi à des mécanismes qui procèdent de ce qu'il est convenu d'appeler les dynamismes organisateurs du vivant. Elle fait en effet l’hypothèse qu’il y a continuité dans la différence entre le corps, les instincts, l’imaginaire inconscient, les représentations et les comportements conscients, et les organisations sociales. S’inscrivant dans une conception du déterminisme probabiliste, elle envisage qu’il existe des "fils conducteurs", des logiques internes et universelles communes à tous les comportements humains, orientant la vie humaine non pas comme un plan ou une structure rigide définie à l’avance, mais plutôt selon des directions révisables à une échelle de temps dont la durée est supérieure à celle du temps social ou à celle du temps individuel. Cette réorientation s’accomplit elle-même sous l’action des transformations sociales spécifiques à une société donnée, parfois même sous l’effet d’événements singuliers, exceptionnels agissant comme des "germes" de transformation. Cette démarche n'occulte en aucune façon l'importance des facteurs sociaux (notamment les rapports de pouvoir et les inégalités sociales) dans la constitution des organisations sociales et l'exercice des pratiques; elle la relativise simplement en accordant une place, dans l'explication et la compréhension, à des facteurs sortant du domaine de la sociologie. Reposant sur des présupposés philosophiques selon lesquels l'être humain serait à la fois libre et déterminé, elle envisage l'action humaine comme une stratégie qui s'élabore petit à petit. Celle-ci n'obéirait pas à un programme prédéterminé [Morin, 1984 et 1990] [2], elle serait une lutte contre le hasard qui utilise le hasard, une projection vers l'avenir qui utilise le passé et le présent, une expression créatrice qui tire parti des déterminismes bio-

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psycho-sociologiques, une construction individuelle dont les fondements sont à la fois individuels et collectifs. Cette conception implique de refuser toute explication sociologique unilatérale, toute vision unidimensionnelle et réductrice des phénomènes sociaux. Elle envisage les phénomènes sociaux à la fois dans leur dimension singulière, spécifique à une époque et une société données, et dans leur dimension universelle et permanente -anthropologique, en ce qu'elle procède de l'espèce -.

Dans cette perspective nous avons donc été amenés à considérer la désignation charismatique et la diabolisation de boucs émissaires, non plus seulement comme des phénomènes contingents, produits de circonstances sociales, mais aussi comme des phénomènes qui prennent racine au plus profond de l'inconscient et des orientations instinctives de l'être humain, ces deux perspectives ne s'excluant pas, du reste. Centrer sa vie sur un personnage sacré, et sur les idées et les symboles[3] auxquels il se réfère, projeter sur l'Autre l'image diabolique du Désordre et de l'Indifférenciation, c'est une manière de se situer, à la fois, en soi-même et avec les autres, c'est une manière de se construire une identité personnelle et sociale en intégrant un groupe uni sous la même bannière, et en même temps de se différencier des autres, ceux qui ne croient pas ou qui ne croient pas la même chose. C'est, comme pour tout être vivant, se créer un dedans (sa personnalité, son groupe d'appartenance) et définir un dehors (l'Autre, le monde extérieur); c’est surtout tenter de mettre de l’ordre dans cette confusion originelle qui fait de l’Autre mon semblable, qui fait que quelque chose de l’Autre se manifeste en Moi et réciproquement, et que, d’une certaine manière, son monde n’est pas indépendant du mien. Se référer à des mythes, entrer dans un champ de croyance, projeter une image sacrée sur une idée, ou sur une personne, est la manière proprement humaine d'accéder à l'unité, ou dirait Carl Gustav Jung, à la totalité [Jung, 1960][4]. Ce processus d'unification est à l'œuvre dans tout le monde vivant et par là, la fonction religieuse et le sens du sacré apparaissent comme des dynamismes organisateurs du vivant humain. La personne charismatique et le bouc émissaire émergeant au sein d’un groupe comme porteurs de figures symboliques unificatrices, la question de l’efficacité symbolique sera au centre de notre problématique. Cette question fondamentale, au cœur des phénomènes d’emprise et de désignation collective, interroge notamment sur la manière dont le psychisme "agit" sur le corps et sur les comportements, et ne saurait trouver de réponse dans le cadre de la démarche sociologique classique. Si cette dernière peut, à travers l'étude des logiques de pouvoir, des rapports de classe, des appareils de propagande et de répression, répondre à la question du choix des mots et des images (pourquoi un symbole est-il choisi plutôt qu'un autre, par exemple? Comment un symbole est-il utilisé et avec quel objectif ?), et analyser les stratégies conscientes et rationnelles des acteurs ainsi que la fonction historique spécifique du porteur de charisme ou du bouc émissaire, elle est plus démunie pour répondre à la question de savoir comment les symboles "agissent" sur les comportements, et comment ils évoluent en retour avec les transformations sociales, comment s'articulent la part inconsciente de l'imaginaire et l'action, quelle est la fonction anthropologique de la croyance. Ces questions sont pourtant indissociables dans l’étude du charisme comme dans l’étude de la stigmatisation de boucs émissaires.

Notion de champs d'imaginaire et méthodologie

En recherche d’une conceptualisation et d’une méthodologie appropriées pour aborder ces phénomènes, nous avons centré notre travail théorique sur la définition de concepts permettant d’explorer cette articulation énigmatique entre l’imaginaire et l’action. Nous entendons ici par imaginaire, l'ensemble des représentations conscientes et inconscientes, qui trouvent leur origine aussi bien dans l'intimité du corps et des sensations que dans l'activité sociale volontaire et créatrice, système indispensable pour comprendre le monde comme pour agir sur lui [Thomas, 1998]

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[5]. Pour rendre compte de cette continuité entre l'imaginaire et l'action, nous ferons appel au concept de champ, dans un esprit identique à celui qui anime certaines branches des sciences dites "dures". Le champ apparaît comme un plan d'information, un lien "derrière les choses", un troisième terme qui tient ensemble deux modalités différentes de la réalité, tout en préservant leur spécificité : en physique, par exemple, pour rendre compte de l'unité de l'espace et de la matière, le champ apparaît comme une structuration probabiliste de l'espace et de la matière ("Les objets matériels ne déterminent pas seulement la structure de l'espace environnant mais sont, à leur tour, influencés par l'environnement d'une manière essentielle" [Capra, 1985, p 213] [6]. Chez un chercheur en biologie morphogénétique comme R. Sheldrake, le champ est envisagé comme une orientation probabiliste de la forme [Sheldrake, 1985] [7] des corps vivants et des comportements instinctifs; il est le lien organisationnel qui tient ensemble l'énergie et la matière des corps vivants. Pour notre part, nous parlerons de champs d'imaginaire, pour désigner ce système indissociable que constituent l'imaginaire et l'action en relation, et ainsi évacuer la question de savoir qui, de l'imaginaire ou de l'action est fondamentalement déterminant. Les champs d'imaginaire désigneront donc cette structuration probabiliste de l'imaginaire et des comportements, ces plans d'information évolutifs qui lient ensemble la pensée rationnelle, la pensée intuitive et imaginative, l'action volontaire consciente et l'action involontaire inconsciente.

Dans cette conception, l'action humaine est envisagée comme prise dans un emboîtement de champs d'imaginaire qui président à son auto-organisation. Le champ le plus général est constitué des intimations inconscientes psychobiologiques de l'espèce et s'inscrit dans sa durée d’existence; il induit des constantes universelles dans la structure des comportements instinctifs -notamment les tendances à la cohésion, à l'individuation et à la différenciation, les comportements d'attraction et de répulsion, les comportements de protection et de conservation, les comportements d'attaque ou de fuite-. Il induit des constantes dans la perception immédiate, intuitive de la réalité -notamment la perception de l'ordre, du désordre et des contradictions au sein des choses-, et par voie de conséquence, il induit des constantes dans la structuration de l'imaginaire. A ce propos, nous avons conservé dans notre approche le concept d’archétype [8] employé par C.G. Jung, puis par G. Durand et J. J. Wunenburger, que nous utiliserons dans l’acception de sous-champs du champ général de l’espèce. Les archétypes sont à la fois traductions (effets) dans l’imaginaire, de pulsions biologiques, et facteurs structurant (causes) de l’imaginaire qui, lui-même agit en retour sur les comportements instinctifs.

Le champ général de l’espèce orienterait de manière inconsciente, entre autres, les comportements émanant de ce que C.G. Jung nomme l'instinct religieux ou instinct de totalité, définirait les processus de mythification et notre sens du sacré : nous voulons parler ici, de la nécessité qui semble universelle, de croire c'est-à-dire d'adhérer spontanément à des idéaux et de se construire une cohérence personnelle intérieure en se centrant autour de symboles ou de représentations mythologiques unificatrices et porteuses de sens. Précisons que le terme "croire", n’est pas employé ici dans une acception religieuse restreinte, mais dans le sens de "avoir foi en un idéal", quel qu’il soit, idéal qui joue le rôle d’organisateur psychique.

Ceci dit, d'autres champs entrent en jeu dans la mise en forme de l'action sociale: il s'agit des champs spécifiques attachés aux groupes sociaux, qui viennent donner corps à ces orientations générales et qui s’inscrivent dans la durée d’existence de ces groupes; c'est le lieu où, dirait Gilbert Durand, "l'inconscient collectif se fait culturel [Durand, 1996, p 136]: nous voulons parler aussi bien des champs d'imaginaire attachés à ce que cet auteur appelle un berceau civilisationnel [Durand, 1966] que des champs attachés à d'autres groupes et sous-groupes de culture commune

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(nations, communautés ethniques, familles, associations politiques ou religieuses, etc.). Ces champs dessinent les liens qui structurent les organisations sociales (liens politiques, économiques, religieux, affectifs, etc.); ils orientent les habitudes et les choix culturels, ils donnent forme et signification aux pratiques et aux représentations sociales, ils donnent leur spécificité aux symboles, aux mythes et aux normes propres à chaque culture. Constitutifs des réseaux de transmission consciente et inconsciente de l'histoire collective, ils entretiennent la mémoire du passé avec son lot de joies et de douleurs, de victoires, de défaites et de traumatismes, et préparent les formes à venir. Par ailleurs, sur le plan individuel, chacun se trouve à la confluence de ces divers champs (champs d'imaginaire de l'espèce, champs d'imaginaire sociaux) enrichis d'un champ qui lui est propre. Celui-ci est lié à son vécu personnel et à la manière unique et originale dont il reçoit, ressent, analyse, utilise et restitue quotidiennement les informations provenant de son environnement et de ses relations avec les autres, à la lumière de ses imprégnations culturelles et sous l'influence de ses états psychiques et corporels passés et présents. Ce que nous voudrions faire ressortir, c'est l'interaction de ces différents champs qui se distinguent par leurs degrés plus ou moins grands d'efficacité consciente ou inconsciente, mais qui, s’ils rentrent parfois en confrontation, ne sauraient être séparés dans la façon dont ils orientent les comportements et sont modifiés par eux, et dans la manière dont ils se transforment sous l'influence les uns des autres.

La perspective que nous avons adoptée et qui situe l’action humaine au sein d’un emboîtement de champs organisateurs, nous semble procéder de la démarche complexe. Elle se démarque en effet de la perspective sociologique classique qui traite "les faits sociaux comme des choses"[Durkheim, 1894]. Pour nous le découpage des actions humaines en catégories bien définies, ne peut rendre compte de leur ambivalence et de leur ambiguïté : en elles sont inextricablement liés le rationnel et l'irrationnel, le conscient et l'inconscient, le volontaire et l'imposé, le permanent et le changeant ; quant aux faits sociaux, ils s'imposent aux individus et existent en dehors d'eux, et pourtant ils ne peuvent exister sans eux ; ils sont d'abord des faits vécus. A titre d'exemple, afin d'illustrer concrètement ce qui vient d'être dit, nous exposerons succinctement, la méthodologie que nous avons employée pour l'analyse de deux phénomènes de désignation collective - la désignation charismatique du gourou au sein du Mouvement Raëlien [9] et la stigmatisation de la communauté gitane dans une ville du sud de la France -.

Désignation de boucs émissaires et reconnaissance charismatique :

Ces deux phénomènes semblent, si nous en restons à l'apparence, présenter certaines analogies en ce qu'ils révèlent la projection par un groupe sur un individu ou sur un autre groupe, d'images porteuses d'une forte charge symbolique -dévalorisantes dans un cas, valorisantes dans l'autre-, ce qui contribue à développer paradoxalement une forme sécularisée de sacralisation (diabolisation / sanctification) des personnes ainsi désignées. La méthode préconisée a consisté à travailler à la fois sur la signification symbolique profonde de ces images, sur les circonstances sociales qui ont conduit à leur utilisation, et sur la fonction que remplissent au sein des groupes sociaux étudiés, les personnes porteuses de ces images. Elle a nécessité plusieurs changements d’échelle d’analyse -des changements d'échelle de temps et des changements d'ordre de réalité (passage du social au psychologique, du conscient à l'inconscient)-. Elle a mobilisé plusieurs disciplines, -l'ethnographie pour la description du visible, ici et maintenant; la sociologie pour l'étude des rapports conflictuels spécifiques du groupe sectaire et de la communauté minorisée, avec la société globale, et l'étude des idéologies sous-jacentes à ces conflits; l'anthropologie et la psychanalyse pour l'approche des fondements mythiques de ces idéologies, semblant présenter un caractère d’universalité-.

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La description de type ethnographique a permis de circonscrire l'objet d'étude, d'en détailler ses aspects "officiels", de mettre en évidence les champs d’imaginaire spécifiques aux deux groupes étudiés, champs révélateurs et performateurs de leur organisation apparente et de leur culture ou de leurs idéologies ouvertement revendiquées. Cette approche a permis d’en relever les contradictions internes: ainsi, dans le cas du Mouvement Raëlien, le groupe présentant une structure "pyramidale", hiérarchisée sur le modèle de l'Eglise catholique, est constitué de personnes issues de tous les milieux sociaux, en rupture avec leurs valeurs d'appartenance et en recherche de sens. Son leader propose une doctrine religieuse inspirée de la Bible où Dieu est un extraterrestre, et fait office à la fois de grand prêtre et de prophète, auprès de ses adeptes qui voient en lui le dernier Messie. Le fonctionnement du groupe se construit sur une stratégie contradictoire d'ouverture sur l'extérieur (stratégie de prosélytisme) et de fermeture (rupture des liens familiaux, élaboration d'une nouvelle famille élitiste) faisant écho à l'attitude contradictoire de la société globale à son égard, qui allie les actions de lutte contre les sectes à la curiosité médiatique.

Pour ce qui est de la communauté gitane, l'observation ethnographique révèle une population marginalisée, vivant dans des quartiers ghettoïsés et connaissant un fort taux de chômage et d'illettrisme. Sa position, au sein de la société globale, oscille entre le repli communautaire entaché de honte de soi, d’une part, et l'aspiration à faire respecter ses spécificités culturelles et à occuper une place citoyenne, d’autre part. Ceci fait écho à l'ambivalence de l'homme de la rue à l'égard de ce groupe, faite à la fois de rejet méprisant (perceptible à travers l'utilisation de stéréotypes dévalorisants) et d'attirance pour des habitudes de vie perçues comme exotiques. L'étude [Cathelin, 2003 et 2004] portait plus particulièrement sur les conséquences de la stigmatisation sur le rapport de cette communauté à la santé.

La démarche plus proprement sociologique s'est intéressée aux logiques de pouvoir internes aux groupes considérés, logiques souvent officieuses et dissimulées, et aux rapports sociaux dissymétriques les liant à la société globale. Une réflexion sur leur contexte historique d'évolution et sur les champs d'imaginaires sociaux propres aux différentes parties en présence, est venue compléter ce travail. Ceci a permis de mettre en évidence des aspects souterrains de la réalité étudiée que la description première n'avait pas révélés, notamment les interférences, les points d’intersection, entre différents champs appartenant à des mouvances idéologiques opposées et à des groupes sociaux en conflit. Concernant le Mouvement Raëlien, il est apparu que le leader défend des intérêts financiers et un pouvoir personnel qu'il partage avec un nombre restreint de proches et d'experts chargés de construire et de diffuser son image, en utilisant des références mythiques puisées dans différentes traditions religieuses ou philosophiques et parlantes pour les adeptes. Un véritable système de mystification idéologique se met en place qui dissimule, derrière un discours sur la défense des droits de l'homme, des prises de position à coloration totalitaire prônant la sélection eugéniste de l'être humain et la domination du monde par les génies [10]. Au cœur de ce système, le gourou apparaît comme un manipulateur manipulé: il est à l'origine de la doctrine rassemblant les adeptes, et de la création du groupe qui cependant n'aurait pu perdurer sans l'efficacité des experts responsables de la propagande. Les adeptes dont les attentes éthiques, philosophiques et la croyance aux extraterrestres, étaient préexistantes à leur entrée au sein du Mouvement, y sont activement partie prenante dans la mesure où la survie de l'ensemble dépend aussi de la reconnaissance charismatique qu'ils vouent à Raël. Nous avons mis en évidence le fait que leader et son équipe savent profiter, pour se maintenir en place, des contradictions inhérentes au système de la mondialisation capitaliste libérale - que nous avons qualifié de système officiellement démocratique et officieusement totalitaire[Cathelin, 2004]-. Le Mouvement Raëlien semble en effet évoluer en miroir

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de ce système, à la fois dans ses pratiques et dans ses représentations. Sur le plan international, il est d'autant mieux toléré qu'il sait dissimuler les aspects totalitaires de son fonctionnement et qu'il diffuse une idéologie en conformité avec l'idéologie dominante du "self-made man" et de l'efficacité capitaliste, en usage dans nos sociétés occidentales modernes. L'étude des imaginaires sociaux des adeptes et des non-adeptes, a montré l'existence entre eux, de points d'interférence, d'une communauté de valeurs et d'aspirations qui permettent d'expliquer l'efficacité de l'action de prosélytisme. Le Mouvement Raëlien trouve au sein de la société globale, un réservoir hétéroclite d'adeptes potentiels parmi les déçus des grandes religions traditionnelles et les athées en recherche de sens à la vie, et même parmi ceux qui ont déjà opté pour des idéaux aussi divers et contradictoires que l'idéal anarchiste, le Bouddhisme, l'idéal républicain et certaines valeurs néo-nazies.

L'étude de la communauté gitane, dans son rapport à la santé, a montré une forte corrélation entre la stigmatisation à travers des stéréotypes dévalorisants, et la discrimination sociale de cette population. Un retour sur l'histoire révèle comment les persécutions passées, subies par les Gitans, ont pris la forme actuelle, avec la disparition de leurs métiers traditionnels, de la mise à l'écart professionnelle et économique, assortie de mesures d'aide sociale qui paradoxalement renforcent parfois leur dépendance. Nous avons mis en évidence l'instrumentalisation de la communauté par les pouvoirs locaux, à des fins électoralistes. Il est apparu que la ségrégation se construit à la fois de "l'intérieur" avec le repli sur des traditions qui se figent et la tentation, non exempte de crainte, de se retrouver entre soi, et de "l'extérieur" à cause des inégalités d'accès à la consommation, au travail et à la culture dominante. Il existe cependant des clivages au sein de la communauté gitane entre les plus aisés, possédant un certain niveau d'instruction et décidés à échanger avec le monde des non-Gitans - les Paios, comme ils les nomment eux-mêmes, dans la langue catalane avec un certain mépris - et les plus démunis déscolarisés et vivant en grande précarité. L'analyse des champs d’imaginaires sociaux révèle la persistance au cours du temps d'un double rapport de persécution qui lie de manière paradoxale et dissymétrique Gitans et non-Gitans, les uns apparaissant réciproquement comme les persécuteurs des autres. Les premiers portent en eux le souvenir douloureux des persécutions réelles qu'ils ont eu à subir depuis le XVI° siècle et leur méfiance n'a d'égale que le mépris du voyageur - de l'homme libre - pour le Paio (le non-Gitan), ce paysan attaché à sa terre. Il est à noter que nous avons trouvé ce sentiment discrètement exprimé même chez les Gitans sédentaires. Il s'y adjoint une critique de ceux qui ne respectent ni les morts ni la virginité des filles et n'ont pas le sens de la parole donnée. Les seconds perpétuent dans le langage actuel, les accusations de vol, de brigandage et de dissolution des mœurs, déjà proférées à l'égard des Gitans aux XVI° et XVII° siècles, pour justifier les persécutions exercées envers eux. Nous avons noté la résurgence, dans un certain discours médical actuel, d'une réflexion ancienne sur la dégénérescence de la "race" gitane, discours qui, par le passé, avait conduit à plusieurs reprises à des tentatives d'élimination de cette communauté [Leblond, 1985 et De Vaux de Floetier 1993].

L'approche anthropologique et psychanalytique [11] a permis de mettre en évidence un fond archétypal commun aux deux phénomènes de désignation collective, derrière les images récurrentes utilisées par les adeptes du Mouvement Raëlien pour parler de leur leader Raël et de sa mission, et derrière les stéréotypes dévalorisants à l'égard des Gitans, présents dans le langage courant. Dans le discours raëlien, Raël apparaît comme le nouveau et le dernier Messie : il est le Sauveur qui apporte la révélation sur nos origines et qui sauve l'homme de la finitude en lui proposant l'immortalité par clonage. La redondance des images se construit autour de la thématique du lien, de la médiation et de l'union des contraires. Raël est le lien entre le ciel et la terre, les humains et les "dieux" (les extraterrestres), la vie et la mort, l'animalité et la

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spiritualité. Il propose à ses adeptes une doctrine qui se veut religieuse et qui se présente comme un système symbolique ordonné leur permettant de donner sens à leur existence.

Quant à la disqualification de la population gitane, elle s'articule autour de la thématique large de l'impureté et de l'indifférenciation. Les images redondantes sont celles de la saleté, de la décadence, de la dégénérescence et de l'animalité. Les Gitans sont perçus comme porteurs de désordre social et de maladies, quand ils n'apparaissent pas comme une maladie de la société, ce qui fonde la domination exercée sur eux par les détenteurs du pouvoir. Paradoxalement cette disqualification prend un caractère mythique dans les légendes que les Gitans racontent sur eux-mêmes, où ils parlent du voyage comme d'un chemin de rédemption accompli pour les laver de leurs péchés.

Ces grands thèmes qui s'articulent autour des questions fondamentales de la vie et de la mort, de l'ordre et de la désintégration, nous en avons décelé la présence récurrente, à travers l'analyse d'autres cas de figures charismatiques et d'autres exemples de groupes stigmatisés. Dans notre travail d'approche anthropologique de l'imaginaire, ceci nous a conduit à les intégrer, dans une archétypologie significative d'une problématique générale, présente au cœur du vivant: cette problématique renvoie aux questions vitales, pour tous les êtres vivants, et plus particulièrement pour l'être humain, de la construction de soi (de son intégrité, de sa cohérence personnelle intérieure), de son intégration à un (des) groupe(s) social (aux), de sa différenciation par rapport à ce qui n'est pas soi, et de sa désintégration finale; en ce qui concerne l'homme, elle pose aussi la question de la création de l'univers, de sa mise en forme et de sa transformation ou de sa destruction. Faisant l'hypothèse qu'il existe une correspondance entre les processus de structuration de l'univers et de la vie qui organisent le chaos, et la dynamique du champ d’imaginaire commun à l'espèce humaine, organisant les symboles en grands thèmes universellement significatifs et universellement efficaces, nous avons proposé une modélisation qui se fonde sur la question centrale du passage réciproque de l'ordre au désordre: l'archétype de l'Ordre regroupe les thèmes de la mise en forme, de la création, de la constitution de limites, de la différenciation, de la cohérence; il est le chemin d'appréhension inconsciente des processus d'organisation du vivant et structure les mythes qui mettent en scènes des principes d'ordre. L'archétype du Désordre est le chemin d'appréhension de la mort, de l'absence de limites, de l'homogénéité et de la fusion ; il oriente les mythes qui désignent des principes de destruction et d'indifférenciation. Nous avons regroupé sous le concept d'archétype du Passage et de la Médiation, toutes les orientations inconscientes qui permettent à l'être humain de s'inscrire psychologiquement dans la durée et dans l'étendue; tout ce qui se rapporte à l'appréhension des rythmes biologiques ou physiques à l'œuvre en soi-même et dans le monde qui nous entoure. Le symbolisme qui s'y rattache rassemble les mythes qui expriment les questions angoissantes de l'équilibre des contraires au sein des phénomènes (l'articulation du fini et de l'infini, du temps réversible et du temps irréversible, de la matière et de l'esprit, du hasard et de la nécessité, du bien et du mal, etc.). Ils mettent en image les articulations paradoxales au sein du réel: le passage de la vie à la mort et de la naissance à la vie, les processus de dégradation et de vieillissement et les processus de régénération, les solutions possibles aux contradictions entre aspirations individuelles et déterminations de l'espèce, entre respect de soi et respect d'autrui, etc. Ils mettent en scène les vecteurs, les passeurs et les liens vivants ou inanimés, qui permettent d'accéder à l'unité et à la cohérence intérieure. La figure symbolique du Messie en est un exemple significatif.

Partant de l'idée que les archétypes sont des sous-champs organisationnels du champs général de l’espèce, qu'ils ont une efficacité dans la structuration de

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l'imaginaire et des comportements individuels et collectifs, nous avons cherché à savoir comment ils orientent souterrainement les phénomènes de désignation collective, ainsi que les mythes, les discours, les représentations et les formes d’organisation qui s'y rattachent. Nous avons montré comment ces phénomènes s'inscrivent par certains de leurs aspects, au plus profond des aspirations humaines inconscientes. Projeter sur l'Autre, la figure symbolique de l'Indifférenciation, désigner des coupables du désordre social, est une manière d'expédier symboliquement le Mal (la Destruction, la Mort) hors de chez soi, hors de la cité; c'est, dirait R. Girard, accomplir une "correction cathartique" [Girard, 1982]. Désigner un Sauveur, un Messie, c'est donner sa confiance à celui qui aidera symboliquement à surmonter les crises, à s'arracher au désordre pour accéder à l'ordre. Il s'agit, en fin de compte de comprendre, -ce qui ne veut pas dire excuser-, des comportements potentiellement inscrits dans l'histoire biologique de l'être humain, dont la vie sociale va permettre l'expression à travers les mythes et va rendre possible (ou empêcher) la réalisation concrète. En rupture avec la posture épistémologique qui vise à donner, dans l’explication d’un phénomène social, la prépondérance aux seules déterminations sociologiques, et nous référant au paradigme de la complexité, nous avons tenté d’embrasser d’un seul regard un ensemble de déterminations "emboîtées", susceptibles d’éclairer la compréhension de ces phénomènes de sacralisation et de stigmatisation.

Annie Cathelin

Notes: 1.- A titre d’exemple voici quelques questions paradoxales que nous nous sommes posées: comment un groupe fermé de type sectaire, peut-il recruter des adeptes à l’extérieur? Comment, au sein d’un mouvement sectaire, l’arbitraire du gourou compose-t-il avec la rigidité de l’orthodoxie proclamée par la hiérarchie? Comment un chef charismatique "manipule"-t-il un groupe qui lui-même le "manipule"? Comment un groupe stigmatisé négativement peut-il à la fois repousser et séduire? 2.- Voir Edgar Morin et les théoriciens de l'auto-organisation du vivant. Les êtres vivants sont conçus comme des systèmes à la fois fermés (ils construisent et protègent leur identité), et ouverts (ils ont besoin de l'extérieur, de matière, d'énergie, d'information pour pouvoir survivre). Tous (et plus particulièrement l'homme), sont à la fois producteurs et produits de leur environnement. Cela implique, à propos de tout système vivant, que "l'intelligibilité du système doit être trouvée, non seulement dans le système lui-même, mais aussi dans sa relation avec l'environnement et que cette relation, n'est pas qu'une simple dépendance, elle est constitutive du système" (Morin, 1990, p.31-32). "Le système ouvert auto-organisateur tend à créer son propre déterminisme interne, qui tend à le faire échapper aux aléas de l'écosystème: réciproquement, il tend à répondre de façon aléatoire (par ses "libertés") au déterminisme de l'écosystème" (Morin, 1984, p.82). Cette conception vient en opposition avec l'idéologie occidentale inspirée de Descartes, selon laquelle l'homme est un sujet maîtrisant une nature vue comme une collection d'objets livrés à sa puissance et à son exploitation. Elle s'intéresse au contraire, à la relation dialectique et créatrice entre l'homme et la nature. Le déterminisme, qu'elle présuppose, n'apparaît pas comme un ordre impliqué existant a priori, qui dicterait au monde sa conduite générale, mais comme un ensemble de potentialités qui ne prennent le visage de l'ordre qu'après réalisation concrète dans des conduites particulières. 3.- Notamment ici la figure symbolique du Messie, intermédiaire entre Dieu et les hommes et sauveur de l’humanité.

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4.- Voir Jung Carl Gustav. Pour cet auteur, l'instinct religieux qu'il nomme aussi instinct de totalité, est l'instinct qui préside à l'unité et à la cohérence de la personnalité. Sa traduction, dans l'inconscient, est l'archétype de totalité: "l'archétype…représente un schéma ordonnateur qui vient en quelque sorte se poser au-dessus du chaos psychique" (Jung, 1960, p.269). 5.- "Alors même que se sont développées les théories de la complexité, comme description d'un "réel" qui ne se réduirait plus à une interprétation aristotélicienne, la notion d'"imaginaire" a pris un tout autre sens: non plus opposé à celui de "réel" (et donc une sorte d'erreur, ou mieux une divagation aimablement tolérée, et laissée aux poètes"), mais un système, un dynamisme organisateur des images, qui lui confère une profondeur en les reliant entre elles" (Thomas 1998, p.15). 6.- "La matière et l'espace vide -le plein et le vide- furent les deux concepts distincts fondamentaux sur lesquels se fondait l'atomisme de Démocrite et de Newton. Dans la relativité générale, ces deux concepts ne peuvent plus être séparés. Partout où il y a un corps massif, il y aura un champ gravitationnel, et ce champ se manifestera lui-même comme courbure de l'espace entourant ce corps…. Dans la théorie d'Einstein, donc, la matière ne peut être séparée de son champ de gravité, et le champ de gravité ne peut être distingué de l'espace courbe. La matière et l'espace sont ainsi perçus comme des parties inséparables et interdépendantes d'un ensemble singulier" (Capra, 1985, pour la traduction française, p. 212 et 213). 7.- Rupert Sheldrake propose une conception élargie de la matière, où chaque type de système matériel ayant une forme propre, bien définie, possède un champ morphogénétique associé: ces champs, à rapprocher des champs gravitationnels et électromagnétiques, sont "des structures spatiales invisibles, intangibles, inaudibles, insipides et inodores" (Sheldrake, 1985, p.79), elles ne sont décelables que par leurs effets et "agissent" un peu comme le plan de l'architecte dans la construction d'une maison; sans être des systèmes énergétiques, elles ont néanmoins un rôle causal. "Ces champs hypothétiques sont dotés de la propriété de traverser l'espace vide, voire de le constituer. En un sens, ils sont immatériels; mais en un autre sens, ce sont des aspects de la matière parce qu'ils ne peuvent être connus que par leurs effets sur les systèmes matériels" (ibidem, p.80). 8.- Ce concept souvent mal interprété comme significatif d’un ensemble d’images fondamentales innées, figées, immuables, prend pour des auteurs comme G. Durand et J.J .Wunenburger, la signification de "matrices" ou de "moules à images". Voir les concepts de matrice sensori-motrice (G. Durand, 1969, p.51) et de moule à images (J.J. Wunenburger, 1998). "L'image ne serait donc pas tout entière une représentation seconde, d'origine exogène, réponse à une excitation ou à une situation externe, mais dans certains cas au moins, une représentation endogène, une forme pré empirique, une production originaire" (Wunenburger Jean-Jacques, 1998, p.152. 9.- Ce groupe dont la création date de 1975, est considéré comme une secte par la Commission Parlementaire sur les Sectes. Son leader surnommé Raël, ancien journaliste sportif de nationalité française, prétend avoir rencontré, par deux fois, des extraterrestres qui l'auraient choisi pour porter à l'humanité la révélation sur nos origine et notre destinée : ces derniers nous auraient créés par clonage et nous serions nous-mêmes amenés à devenir un jour des Créateurs, grâce au clonage. 10.- Raël développe une doctrine "politique" qui envisage de confier le pouvoir aux personnes dont le quotient intellectuel, détecté à l'aide de tests psychologiques, est supérieur à 120.

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11.- Nous nous sommes référés ici, de manière privilégiée, à Gilbert Durand et à Carl Gustav Jung. Références bibliographiques:

Capra Fritjof, Le Tao de la physique, Paris: Sand, 1985, pour la traduction française (1° édition 1981), 353 pages

Cathelin Annie, Le Mouvement raëlien et son prophète; approche sociologique complexe du charisme, Paris: L'Harmattan, 2004, Collection Logiques Sociales, 317 pages.

Cathelin Annie, "Imaginaire et réalités de la discrimination chez les Gitans et les Paios", Revue Esprit critique, n° thématique intitulé: "Groupes minorisés et ethnies discriminées. Des processus de nomination et de désignation de l'autre". Sous la direction de Jean-Louis Olive, 2004, Vol.06, N° 01, ISSN 1705-1045, Internet: http://www.espritcritique.org

Cathelin Annie, Rapport de préenquête; Etude effectuée au centre pénitentiaire et dans la communauté gitane de Perpignan, janvier 2003, Centre Hospitalier St Jean de Perpignan.

Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Poitiers: Bordas, 1969

Durand Gilbert, Introduction à la mythodologie, mythes et sociétés, Paris: Albin Michel, 1996

Girard René, Le Bouc émissaire, Paris: Grasset, 1982

Jung Carl Gustav, Un Mythe moderne, des signes du ciel, Paris: Gallimard, 1960, collection Idées.

Leblond Bernard, Les Gitans d'Espagne; le prix de la différence. Paris: Presses Universitaires de France, 1985

Morin Edgar, Introduction à la pensée du complexe, Paris: ESF, 1990

Morin Edgar, Sociologie, Paris : Fayard, 1984

Sheldrake Rupert, Une nouvelle science de la vie, Monaco: Le Rocher, 1985 (1981 pour la 1° édition), 233 pages

Thomas Joël -directeur- Introduction aux méthodologies de l'imaginaire, Paris: Ellipses/Marketing SA, 1998

Vaux de Foletier (de) François, Le Monde des Tsiganes. Paris: Berger- Levrault, 1993

Wunenburger Jean-Jacques, La Raison contradictoire, Sciences et philosophie moderne: la pensée du complexe, Paris : Albin Michel, 1990 collection Sciences et symboles, 282 pages

Wunenburger Jean-Jacques, in Introduction aux méthodologies de l'imaginaire, sous la direction de Thomas Joël, Paris: Ellipses/Marketing SA, 1998

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Raël

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La passion amoureuse comme expérience moderne du sacré de transgression : une interrogation sur le

lien social actuel

Anne Hélias, Université de Pau « Au fond, ne me semblent dignes d’être racontés, que les événements de ma vie par lesquels le monde éternel a fait irruption dans le monde éphémère » (Jung, Ma vie). L’homme qui éprouve le temps mortel, c’est-à-dire sa condition humaine, sa finitude, ne peut, face à la mort, qu’interroger le sens de sa vie. « Dès qu’il a pris conscience de sa situation dans le Cosmos, l’homme a désiré, a rêvé et s’est efforcé de réaliser d’une manière concrète le dépassement de sa condition » (Eliade) ; et dépasser sa condition, c’est la transcender et « venir dans la proximité du sacré »209 (Chirpaz). Ainsi, l’expérience du sacré est universelle et nous le définissons comme ce qui permet de donner du sens au non-sens. Aussi, le mythe comme structure de la pensée (Durand) réceptacle du sacré est une forme essentielle de la pensée humaine (Lévi-Strauss). Et les sociétés modernes « officiellement profanes » n’en sont pas dépourvues. Nous allons voir que la passion amoureuse (aussi appelée grand amour, Amour ou amour avec un grand A) définie comme une histoire d’amour interdit ou impossible et qui se termine mal, constitue un mythe moderne210 majeur qui illustre parfaitement cette thèse du déplacement moderne du sacré, des institutions vers la sphère intime. Plus précisément, l’objet de cet article est de montrer que l’expérience de la passion amoureuse, saisie à partir de son récit littéraire (grands romans d’amour de la modernité du 16ème au 20ème siècle et leurs adaptations211 pris comme vecteurs privilégiés des mythes212) ou lors d’entretiens avec des personnes l’ayant vécu, constitue un « mythe incarné » soit une expérience intime et moderne du sacré. Nous étudierons ses modalités de fabrique de sens mais aussi ses limites. Cela nous amènera finalement à interroger les « oublis » ou « dénis » de notre société. Nous allons commencer par montrer par quelques exemples que : - la passion amoureuse comporte les trois caractéristiques (de l’expérience) du sacré telles que définies par Caillois : expérience (intime) du sacré soit « une situation limite »

209

Chirpaz considère le sacré comme une structure de la conscience. 210

Nous entendons par modernité le moment où l’individu devient « le centre de gravité d'une société qui se réorganise à partir et autour de lui"

(Laurent A., Histoire de l’individualisme, Paris, PUF, 1984). L'individu, institué comme pouvoir de

fondation, implique un déplacement radical du lieu de légitimité, un processus de désinstitutionalisation (entendre désacralisation des institutions) qui s’appuie sur la science : le sacré devient horizontal et s’intériorise. C’est en quelque sorte la “ désacralisation ” de la société qui engendre la sacralisation de l’individu. C’est la liaison des deux phénomènes de valorisation du sentiment et d’émancipation des individus qui amène “ à déplacer l’idée du sacré vers de nouveaux objets, moins extérieurs aux hommes. 211

Liste des œuvres citées en bibliographie. Précisons que si Tristan et Iseult peut être considéré comme le récit originel de la passion, sa (re)lecture est bien moderne. 212

Bastide (1999, p. 28, 29) a montré que les mythes et la littérature ont une même fonction, celle de nous donner, ou de nous imposer des modèles de comportement. Il écrit :" Dans des sociétés non-européennes, c'est le plus souvent le mythe qui fournit ces modèles. (…) Pour les sociétés européennes, c'est la littérature romanesque qui fournit les modèles… ».

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qui s’oppose au temps ordinaire et profane213, expérience de l’ambivalence et du chaos (ou du désordre selon Balandier) où l’individu « se découvre soi dans un univers qui le dépasse de toute part » (Eliade), et enfin expérience totale qui engage l’être dans son entièreté (corps et âme)214 ; - ces récits font appel à la « tradition sacrée et religieuse » comme l’affirme Alberoni215 et puisent à une même symbolique. L’archaïque serait donc notre contemporain… ; - ces récits empruntent leur structure aux rites de passage ou d’initiation tels que décrits par Van Gennep (1909). Ils en viennent alors à constituer un seul et même récit auquel on croit (définition du mythe) même si des variations imputables au processus d’individualisme existent (plasticité du mythe). Afin de faciliter la découverte de ce Récit, nous avons regroupé ses trois mythèmes et étapes en trois actes auxquels nous avons attribué trois couleurs dominantes : le blanc, le bleu et le rouge216. L’étude a en effet montré que ces récits se présentent selon une même structure en trois mythèmes217 : l’obstacle ou l’amour interdit, l’ambivalence ou le dilemme (les héros du grand Amour sont tiraillés entre leur groupe d’appartenance et ses valeurs et leur amour), l’issue fatale ou la chute : la résolution dans la mort (issue tragique) ou la fin de l’amour (issue dramatique). A ces trois mythèmes correspondent les trois étapes par lesquelles tous les héros du grand Amour passent, exactement comme dans les rites de passage : la séparation ou la déliaison d’avec son entourage, la marge et le dérèglement (l’errance des amants dans des lieux de nulle part, l’entre-deux), la réintégration (la réhabilitation des amants aux yeux de la société).

Acte I

l’amour interdit

le carré blanc

« Quelque chose va arriver du haut du ciel… se révéler, me transformer… »

Tony dans West Side Story Une entrée dans le domaine du sacré : « le mythe décrit les irruptions du sacré dans le monde » (Chirpaz). L’entrée en grand Amour est entrée en domaine interdit. Ce dépassement illicite des limites (c’est le « et » par exemple de Roméo et Juliette qui est interdit) est symbolisé par le franchissement de seuils. Cette entrée se fait souvent par le « coup de foudre », symbole de l’intervention divine s’il en est : « L’amour par coup de foudre » est « prototypique d’un acte transgressif » affirment Schurmans et

213

“Au fond, du sacré en général, la seule chose qu’on puisse affirmer valablement est contenue dans la définition même du terme : c’est qu’il s’oppose au profane ” (Caillois, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950). 214

« J’ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps » écrit Annie Ernaux (Passion simple, p.76). 215

Alberoni F., 1984, p. 283. Il est aussi à relever que Pierre Bourdieu puise à ce référentiel religieux pour décrire l’état amoureux dans son « post-scriptum sur la domination et l’amour » (Bourdieu P., « Post-scriptum sur la domination et l’amour » dans La domination masculine, Paris, Ed. du Seuil, 1998, p.149 à 152). 216

Pour plus de précisions, voir Hélias A., La passion amoureuse : un mythe identitaire moderne. Tome 2, Thèse de Doctorat de sociologie (dir. M. Maffesoli), Paris V, décembre 2007. 217

Cette analyse rejoint celle de G. Durand, « De Constance à Pamina » chap.6 de Beaux-arts et archétypes, Paris, P.U.F., 1989.

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Dominicé218. Et il balaie tout ce qui existait auparavant. C’est ainsi qu’Ariane est « Vierge devenue » (Belle du Seigneur)219. L’amour absolu, tel une religion monothéiste, exige tout : « Si quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc, XIV, 26). Comme le chante Piaf dans l’Hymne à l’amour (Je renierai ma patrie… )220, il s’agit à la fois d’une rupture, d’une mort symbolique, et d’un commencement221. L’illumination, une épiphanie numineuse : la divinisation des aimé(e)s Les candidats au grand Amour se reconnaissent aussi à leurs tenues blanches ou claires lors de la rencontre. A ces moments là, pieds nus et cheveux défaits ou dénoués en signe d’abandon des anciennes attaches et de soumission sont aussi de mise, rappelant par là l’attitude de Marie Madeleine. « Souvent, dans les rites d’initiation, le blanc est la couleur de la première phase, celle de la lutte contre la mort » ; il est la couleur du « candidat, c’est-à-dire de celui qui va changer de condition » (Eliade), de celui qui est prêt à une transformation, une « mutation »222 (Rousset) ou une « conversion religieuse »223 (Alberoni). Les aimées sont souvent représentées par des fleurs blanches (marguerites, camélias blancs, pâquerettes). Le temps devient même « strié de blanc » dans Lolita. Le blanc est la couleur du divin et du sacré. Il est la couleur des vierges, des vestales, des anges… et de la pureté. Dans leur dictionnaire des symboles, Gheerbrant et Chevalier écrivent : « Le blanc, couleur initiatrice, devient, dans son acception diurne, la couleur de la révélation, de la grâce, de la transfiguration qui éblouit, éveillant l’entendement en même temps qu’il le dépasse : c’est la couleur de la théophanie dont un reste demeurera autour de la tête de tous ceux qui ont connu Dieu, sous la forme d’une auréole de lumière qui est bien la somme des couleurs. Cette blancheur triomphale ne peut apparaître que sur un sommet » ; ainsi les cheveux auréolés des héroïnes en signe de relation avec le ciel224 : Ariane est « solaire auréolée aux yeux de brume » et a les « cheveux auréolés » (Belle du Seigneur) tout comme Juliette ou Marthe juste après l’acte sexuel : « Son visage s’était transfiguré. Je m’étonnai même de ne pouvoir toucher l’auréole qui entourait vraiment sa figure, comme dans les tableaux religieux » (Le Diable au corps). Les héros de l’Amour se considèrent aussi comme des « élus » : « C’était elle, l’inattendue et l’attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés... » (Belle du Seigneur). Leur nom est sacré. « O elle dont je dis le nom sacré… » (Belle du Seigneur) dit Solal. Et Roxane «… fait la grâce avec rien, elle fait tenir /Tout le divin dans un geste quelconque… » (Cyrano de Bergerac), tout comme Manon, Hyppolite, « ce dieu que je n’osais aimer » (Phèdre)… Le sentiment du sacré

218

Se reporter sur ce point à Schurmans M.N. et Dominice L., 1997. 219

Juste après la scène de séduction de Solal, l’attitude d’Ariane toute de blanc vêtue, montre qu’elle est prête à se soumettre au rite : " Et voici, elle s'inclina et ses lèvres se posèrent sur la main de son seigneur, et elle leva les yeux, le contempla, vierge devenue, saintement contempla le visage d'or et de nuit, un tel soleil". 220

Lire à ce propos le bel ouvrage de Deniot J., Edith Piaf, la voix, le geste, l’icône, Paris, Lelivredart, 2012. 221

F. Alberoni (1984, p. 283) écrit « …l’énamourement est aussi une eschatologie, écrit Alberoni, fin de ce temps (…) , destruction du monde imparfait et conquête de la terre promise. L’énamourement est appel, destin, voyage vers la terre promise (…) ». 222

Rousset J., leurs yeux se rencontrèrent la scène de première vue dans le roman, Paris, José Corti, 1984. 223

« Le nouvel amour est comme une nouvelle religion…/… L’enamourement nous impose de transformer tous nos rapports, de laisser des gens que nous aimions, de rejeter ce qui ne compte pas…/… C’est pourquoi l’enamourement ressemble profondément à une conversion religieuse » (Alberoni F., 1984, p.282). 224

Chevalier J. et Gheerbrand A., Dictionnaire des symboles, Ed. R. Laffont et Jupiter, 1982, p. 127 et 235.

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Ces amoureux éprouvent tout autant de crainte que de plaisir devant l’être aimé : La Princesse de Clèves « ne pouvait s’empêcher d’être troublée de sa vue, et d’avoir pourtant du plaisir à le voir ». Humbert Humbert ressent « un mélange d’effroi et de ravissement » à sa vue (comme Phèdre, La Dame aux camélias, le héros du Diable au corps, Lolita…). Ce mélange de crainte et de désir, d’effroi et de ravissement est précisément le signe psychologique du sacré (Michel Leiris)225 ou du numineux (Otto). Saint Augustin ne raconte pas autrement sa rencontre avec le « tout autre », Dieu : « j’ai tremblé d’amour et d’horreur ». Il décrit des « frisson sacré, frisson de respect, tremblement d’amour » et se demande : « quelle est cette lumière qui m’éclaire par intermittence, et qui frappe mon cœur sans le blesser ? Je frémis et je brûle d’amour ; je frémis parce qu’à certains égards, je suis si différent d’elle ; je brûle d’amour parce qu’à d’autres je lui ressemble » (Confessions). Mais le désir, la force d’attraction vers cet Autre est la plus forte : le sacré est une force dépassant la raison (Caillois) : « qu’on m’explique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout d’un coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentir le moindre remords. » s’écrie le chevalier des Grieux (Manon Lescaut) ; une force qui engage aussi l’être dans son entièreté (corps et âme). Lors de la rencontre, les foudroyés semblent être véritablement possédés. Le « bain » de lumière comme sacralisation de l’intime Lors de la rencontre, la symbolique du feu est associée à celle de l’eau ; ainsi les oxymorons l’ « instant baigné de soleil », la « flaque de soleil » (Lolita), « des flammes inégales, comme des vagues » (Le diable au corps),… La divinité vient ici pénétrer, se nicher dans l’intimité des êtres, comme chez sainte Madeleine : « le feu sacré de cet amour prend naissance dans les eaux qui découlent des yeux de cette humble pécheresse et très heureuse pénitente que je vois collée à vos pieds et ravie en vous »226 (Bérulle). L’irruption de l’Amour est bien irruption du sacré en l’homme.

Acte II

Un Amour contre

le bleu de l’infini (et de l’indéfini)

se «retirer du monde et chercher Dieu Himalaya… » (Belle du Seigneur, p.163)

C’est ce temps qui constituera le temps mythique proprement dit, ce temps où « la vie était plus belle et le soleil plus brûlant qu’aujourd’hui », ce temps de « l’instant éternel », de la vraie vie227. Le vécu du sacré de transgression : une situation limite Nous sommes ici en terres interdites et donc sacrées (le lieu du sacré est l’interdit selon Bataille et Caillois228). Ici, ce qui est habituellement interdit devient la règle. L’ordre

225

Alberoni (1996, p.285, 286) écrit : « Grâce, miracle, stupeur, crainte sont des émotions qui rapprochent l’amour de l’expérience religieuse ». 226

de Berulle P., Elévation sur sainte Madeleine, Grenoble, Editions Jérôme Million, 1998, p.37. 227

« La vie, c’était la vie enfin » pense Ariane quand elle rencontre Solal (Belle du Seigneur, p. 498).

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ordinaire y est inversé et le chaos règne. Le vécu du sacré de transgression est l’expérience du « divin social ». Ce vécu est toujours à double face (le tremendum et le fascinans)229. Ce temps du chaos, de l’excès, de la fête, de la pro-fusion, entre extases et frayeurs, est celui d’une situation limite, à la limite du soutenable. Il est étonnant de constater à quel point le vécu des rites et fêtes des cérémonies religieuses présenté par Durkheim ressemble à celui de l’état amoureux230 : il s’agit de moments d’effervescence (collective), d’« interpénétration des consciences »231 qui « …arrachent l’individu à lui-même et lui donnent accès à un cercle de vie supérieure »232. Il est alors « transporté dans un monde différent », « dominé par des forces qu’il ne reconnaît pas comme siennes », il accède à une « vie intense »… Le vécu de la passion est aussi celui de la perte des repères, des lieux et liens habituels, des hauts et des bas. Gouffres et précipices, périls incessants, « chocs soudains » (Lolita, Belle du Seigneur) sont le lot de ses héros. « La Fortune ne me délivra d’un précipice que pour me faire tomber dans un autre » raconte le chevalier Des Grieux (Manon Lescaut), Humbert Humbert reste « suspendu au bord de cet abîme de volupté… » (Lolita)… Tous les héros sont fortement éprouvés et sont aussi profondément ambivalents : « Tous mes sentiments n’étaient qu’une alternative perpétuelle de haine et d’amour » raconte le chevalier Des Grieux (Manon Lescaut). Ils subissent nombre de métamorphoses. « Si la fête est le temps de la joie, elle est aussi le temps de l’angoisse » écrit Roger Caillois233 : « comme si j’étais fou […] il m’était impossible de ne pas m’égarer dans le labyrinthe… » (Lolita). Dans ces temps d’errance psychique, l’image du labyrinthe qui évoque la perte de repères et de contact avec la réalité est souvent convoquée. La passion devient une « aventure intérieure » (une plongée en soi) dont la quête est la révélation des faces obscures de son être. Pour s’en sortir, les héros devront apprivoiser leurs « monstres intérieurs », apprendre à composer avec « l’ombre ». L’attitude religieuse des personnages Dans cette errance, les héros adoptent une attitude souvent religieuse et vénèrent leur Amour. Citons ici Ariane et Solal : « Un soir, il était entré dans le petit salon, et de si grand amour tous deux foudroyés, ils s’étaient brusquement agenouillés l’un devant l’autre » (Belle du Seigneur). Les rituels Ils se plient à des rituels traditionnels ou chrétiens : le baptême, la préparation, la célébration, la confession… qui semblent constituer un véritable code de la passion amoureuse. Ce temps de l’entre-deux, de la fusion est souvent initié par un bain pris par les deux amants rappelant le rituel (d’initiation) du baptême (étymologiquement, 228

L’interdit est ce qui est « réservé », « séparé » (Caillois R., 1950, p.133). Notons que le terme arabe harâm peut signifier à la fois l’interdit ou l’illicite, et l’objet ou le lieu du sacré. 229

Caillois précise que « La théologie conserve ce double aspect de la divinité en distinguant en elle un élément terrible et un élément captivant, le tremendum et le fascinans, pour reprendre la terminologie de R. Otto » (Ibid.). 230

Durkheim E., « Jugements de valeur et jugements de réalité » dans Philosophes et savants français, Paris, Librairie Félix Alcan, 1930, p.42 à 44 cité par Alberoni F., Genesis, Paris, Ed. Ramsay, 1992, p.10 et 11). 231

L’« interpénétration des consciences » est le processus « à l’origine du « divin social » traduisant l’immanence de la déité dans les formes ordinaires de la vie sociale » (Maffesoli, 2012, p.196). 232

Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1985. 233

Caillois R., Op. cit., p.132. Selon Bastide, pour éviter le sentiment de terreur et d’anxiété, il vaut mieux ne pas transgresser les règles de la société. C’est exactement ce que ne font pas nos héros. Les forces du sacré vont alors se déchaîner.

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plongée dans un liquide pour laver le péché originel). Si ce rituel semble ici avoir pour fonction de réaliser la fusion, il signifie aussi l’immersion dans un autre monde, immersion dangereuse s’il en est. Jung (1973) attire l’attention sur « le rite baptismal originel » qui « consistait en une véritable immersion évoquant au moins le danger de noyade ». Cette première et « étonnante conception du baptême » consistait donc en une « initiation comportant un réel danger de mort », ce qui correspond bien aux dangers de l’interdit, de l’infraction. Il y a aussi les rituels d’attente et de préparation à la rencontre (les bains pris seuls cette fois) semblables aux rites cathartiques : « Mais d’abord se purifier, prendre un bain, indispensable pour le rite » ou encore « Elle était une vestale se purifiant avant l’accomplissement d’un rite » (Belle du Seigneur). Caillois écrit : « Celui qui désire sacrifier, pénétrer dans le temple, communier avec son dieu, doit, au préalable, rompre avec ses habitudes de tous les jours ”car « le corps est pur lorsque son essence n’est mêlée de rien qui l’altère et l’avilisse » 234. Enfin, les rituels de célébration pour « Mon sacré » (Ariane à Solal dans Belle du Seigneur) se répéteront inlassablement… et la confession auprès de l’aimé est un incontournable. Mystique de la reliance et mythe d’individuation : conversion et révélation de l’être Au bout de ce chemin, la conversion à l’Amour comme révélation du soi intime et expérience extatique de rencontre du Soi peut avoir lieu (à partir de Manon Lescaut). Est ici vécue la face exaltante du sacré de transgression et le moment où, de l’autre côté du monde profane, l’individu se révèle autre, tout en se reconnaissant comme soi-même235. La conversion résulte de ce moment de connexion tant avec un au-delà qu’avec soi-même. Il s’agit d’un moment d’abaliété (ab alio, être par l’autre) : « L’Autre comme révélateur du soi personnel, voilà bien la constante leçon de la démarche initiatique traditionnelle » écrit Maffesoli (2012). ll s’agit d’un mythe d’individuation donnant tant accès au Soi et à l’universel qu’à soi et où le mouvement vers soi est aussi mouvement vers l’autre : « Le sens du sacré est le sens de l’appartenance à une totalité dans laquelle seul l’homme est ce qu’il est » (Chirpaz). La révélation de soi est alors cette opération qui consiste à intérioriser une transcendance (l’autre comme soi-même ne pouvant se concevoir que par cette transcendance). Luc Ferry écrit "la nouvelle transcendance reste appel à un ordre de signification qui, pour prendre sa racine dans l’être humain, n’en fait pas moins référence à une extériorité radicale" (Ferry, 1996).

Acte III

mourir d’aimer

le rouge sang

234

Caillois R., Op. Cit., p.50,1. Aussi : « On réclame volontiers de l’individu une véritable transformation. Pour entrer en contact avec le divin, il faut qu’il se baigne, qu’il quitte ses vêtements usuels, qu’il en endosse d’autres qui soient neufs, purs ou consacrés.... ”, “ On acquiert la pureté en se soumettant à un ensemble d’observances rituelles. Il s’agit avant tout (Durkheim l’a bien montré) de se séparer progressivement du monde profane, afin de pouvoir sans danger pénétrer dans le monde sacré. On doit abandonner l’humain avant d’accéder au divin. C’est dire que les rites cathartiques sont au premier chef des pratiques négatives, des abstentions..../... C’est toujours le mélange qu’on redoute. Aussi rejette-t-on pour goûter à la vie divine tout ce qui fait partie du déroulement ordinaire de la vie humaine : la parole, le sommeil, la société d’autrui, le travail, la nourriture, les rapports sexuels ». 235

Dans Sur la route de Madison, c’est au moment où Francesca déclare : « Oh… Robert je suis en train de me perdre » qu’elle estime redevenir elle-même (de Singly F., Le soi le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996, p.217).

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La chute mortelle de l’histoire C’est la fin de l’histoire et de la fête. Le retour à l’ordre est annoncé par le sacrifice, celui des rois de la fête : le seul lieu d’accomplissement de ce « et » d’amour est la mort. Mais la chute n’est pas totale si la voix de l’Amour se fait entendre ; alors hommage est rendu à ses héros : « Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même splendeur : pauvres victimes de nos inimitiés ! » répond Capulet à Montague à la fin de la pièce. La société reconnaît cet amour, réhabilite et réintègre ses héros, fût-ce de façon posthume. Amour et société peuvent alors co-exister (ils ne sont plus antinomiques). La leçon du mythe Le mythe permet de réunir les contraires, de passer du « ou » au « et » de Roméo et Juliette... en réalisant une synthèse, une composition entre loi de l’Amour et loi sociale. La mission du héros de l’Amour habité par ces deux lois incompatibles est, en résolvant la contradiction qui le traverse, de donner un modèle à suivre. Selon la théorie de Caillois, le sacré de transgression (théorie de la fête) ne peut se comprendre qu’au regard du sacré de respect des temps ordinaires (respecter et se soumettre à l’ordre et ses règles, théorie des interdits). Le mythe du grand Amour vient alors rappeler le devoir moderne d’aimer (à perdre la raison) mais aussi celui de respecter les règles sociales, ici celles de l’alliance236. Ce mythe met en scène les contradictions du projet socio-politique d’une société individualiste (tout mythe est un bon moyen de connaître les sociétés et leurs problématiques). Le tragique comme expérience limite (et des limites) de la condition humaine Etonnamment, la passion ou la tragédie a pu être définie par Olivier Py (metteur en scène) comme « état de compréhension du monde»237 (ou de la condition humaine). C’est en effet de trop d’amour, de trop de vie et de vitalité, que les héros meurent ou se séparent. Et c’est cela même qui constitue l’essence du tragique238. Les amoureux se tiennent alors sur cette ligne de crête où la joie n’a d’égale que sa douleur. « Si le tragique ne signifie pas simplement le choc de forces ou d’idées, de volitions ou d’exigences opposées, mais bien plutôt le fait que ce qui détruit une vie s’est développé à partir d’une nécessité ultime de cette vie elle-même, que la tragique « contradiction avec le monde » est, en dernière instance, une contradiction interne du sujet même – alors tous les habitants du royaume de l’ « idée » portent cette charge »239 écrit Simmel. La condition humaine éprouvée ici dans toutes ses limites et potentialités, l’est dans la division de soi voire la déchirure. Et on n’accède effectivement à cet état de compréhension du monde et de soi que lorsqu’on se tient aux confins de l’humanité, à la limite entre son dedans et son dehors et que l’on peut envisager l’impossible comme réel auquel on doit malgré tout renoncer pour rester dans ce monde-ci. La passion amoureuse comme expérience du sacré de transgression, est alors et aussi l’expérience

236

Pour Schurmans et Dominicé (1997, p. 285, 286). , le mythe du coup de foudre a aussi pour fonction de rappeler les règles de l’alliance. 237

Film documentaire ou « documentaire-réalité » Fr 2, 2011 autour de l’adaptation de Roméo et Juliette avec des lycéens, diffusé le 24 avril 2012 sur Fr 2. 238

Aussi, pour Bataille (2004, p. 36 et 40), « Les éléments tragiques de la vie n’ont pas disparu mais ils ont cessé d’être supportés dans les fêtes de sacrifice et de mort qui en fassent un principe d’exaltation ». 239

Simmel G., Philosophie de l’amour, Paris, Ed. Rivage (poche), 1988.

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des limites, de ce qu’il en coûte de les franchir et « d’appartenir à l’humanité » (Jeffrey, 1999). L’expérience d’une plénitude symbolique et le sens de son existence (l’initiation réussie) La mise en sens de l’histoire : récit et deuil. Il s’agit aussi de faire le deuil d’une histoire (elle prend toujours fin) dont on ne peut, comme part essentielle de sa vie et de soi (sacrée), se détacher: «Tourner la page. Laisser derrière nous l’ombre sainte où nous avons cheminé. Je m’y refuse de toutes mes forces. Cette ombre, je l’ai enfermée pour toujours dans mon cœur, et le baptême que m’a administré Tijoli au fond du tunnel avec son eau nocturne m’a marqué à tout jamais. Mon symbole restera l’oiseau blanc de Minerve surgissant au grand soleil d’une nuée ardente et mugissante » 240. Les initiés touchent là au sens de leur existence. Si, dans les fins dramatiques de ces histoires, la séparation est éprouvée dans une douleur extrême, à la limite du soutenable (division voire déchirure de soi), elle donne aussi naissance à un tiers, «extériorité radicale» (Ferry) qui peut prendre plusieurs figures : une « troisième personne » semblable à un dieu invisible mais « réel » (à laquelle Francesca fera référence toute sa vie), une création artistique (La dame aux camélias, Lolita, Passion simple…), une « part sacrée au fond de soi » à la source de son être (processus de sublimation). Et seule cette création intime, éventuellement invisible mais toujours symbolique, peut permettre d’exister à nouveau pleinement. Le sacré est selon Balandier « ce par quoi l’entreprise humaine s’attribue du sens et de la valeur, ce par quoi l’expérience subjective acquiert de la densité »241. Par la création de cette nouvelle source d’être (à partir du vécu d’un entre-deux interdit), l’amoureux rejoue son origine. Le récit de la passion amoureuse s’inscrit sous l’archétype de la renaissance (mort/renaissance : vie et mort réunies) et cette mise en sens en est l’ultime figure. Le sacré ou le « don reversé » Les initiés sont alors les détenteurs d’un secret sacré, nouvelle source symbolique de vie et de lien aux autres : c’est le « don reversé » à l’être qui a accepté de se dépouiller de lui-même et de se perdre. Dans les dernières pages de son roman autobiographique Annie Ernaux écrit : “ A son insu, il m’a reliée davantage au monde. ” puis “ J’ai seulement rendu en mots.../... ce que son existence, par elle seule m’a apportée. Une sorte de don reversé ”. La passion peut alors atteindre « cette signification-là qui fait que la vie est justement plus que la vie… »242. Elle est ce « plus-que-la-vie » (Simmel) si nécessaire à la vie ou, selon Annie Ernaux, un « luxe ». Il s’agit là du retour « des choses sans prix », du non-fonctionnel (ce que signifie « luxé » comme le remarque pertinemment Maffesoli), d’un essentiel inutile en quelque sorte, et… du retour du refoulé de la modernité : le sacré, que Robert Nisbet définit justement comme « tout ce qui transcende l’utilitaire ou le rationnel ». Ce sont là des signes d’existence, exister signifiant selon Bataille agir sans but utilitaire. Alors le « divin social » est à la source vive du vivre-ensemble et de son sens, et le sacré peut se comprendre comme une

240

Tournier M., Le Médianoche amoureux, Paris, Gallimard (folio), p.181. 241

Balandier G., Le désordre. Eloge du mouvement, Fayard, Paris, 1988, p.224. Ainsi, l’intensité du vécu du sacré de transgression a suffisamment marqué les consciences pour faire sens et supporter les temps ordinaires du vivre ensemble ; ces temps ordinaires qui, régulièrement, ont besoin d’être revitalisés. « Le sacré de régulation, celui des interdits, organise et fait durer la création conquise par le sacré d’infraction. L’un gouverne le cours normal de la vie sociale, l’autre préside à son paroxysme »

241 écrit Caillois (1950, p.165).

242 Simmel G., Op.Cit, p.179.

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création sociale et culturelle qui fait sens grâce au symbolisme qui découle de ces liens « chauds ». Le sacré, comme partage de ce qui fait sens et matrice de communication entre les êtres, est bien dans l’optique du Collège de sociologie ce qui unit, c’est-à-dire une construction pensée et vécue de l’être ensemble243. Le (vécu du) mythe de grand amour serait ainsi l’expérience d’une plénitude symbolique dans un rapport particulier à l’altérité, soit une expérience totale, aussi bien corporelle que spirituelle et mystique244. Au final, ces récits de passion amoureuse permettent de sortir du non sens et du chaos, de l’aporie (en grec aporia = absence de passage) et de « gagner en humanité ». Ces récits sont le vrai de la vie, ce qu’ils disent « c’est l’absolu » (Eliade), le sacré, le réel selon Bataille. Ils constituent à ce titre un véritable mythe explicatif. A partir de la modernité, c’est bien « l’amour profane qui va donner sa signification la plus manifeste à l’existence des individus. C’est lui qui va incarner au mieux la “ structure personnelle du sens ” » (Ferry, 1996) et engendrer autant de « rites intimes de fabrication de sens » (D. Le Breton) : le mythe est au fondement du lien social et la passion va, à la modernité, répondre à ce besoin de sacré refoulé par la « raison ». Dans notre société laïque ne basant plus couples et familles que sur l’amour, l’amour serait devenu une croyance nécessaire à la construction du lien social. Nous comprenons alors que les événements évoqués par Jung en tout début d’article peuvent relever de la passion amoureuse : la passion devient « le temps d’une répétition éternelle » (Ernaux). « Je le (la) revois encore…»245 répètent inlassablement tous ceux qui ont vécu un grand Amour. Ce temps qui « revient » semble avoir été saisi, capté et arrêté par l’être amoureux, et à jamais enfermé en lui (à moins que ce ne soit l’inverse). Ces « instants éternels » ou moments d’éternité, où le monde s’est ouvert à l’amoureux et est entré en lui, où une connexion voire une osmose entre le monde et l’être s’est établie en un « instant parfait » (Sartre), perdurent alors comme mystère (et cadeau ?) de la vie. Une interrogation sur le lien social actuel Toutefois, les récits de passion recueillis dans le cadre d’entretiens ne sont pas toujours aussi aboutis. Ils ont parfois du mal à faire sens et sont alors vécus comme un épisode incompréhensible et « anormal » de sa vie. Ce mythe serait-il devenu un « piège symbolique » ? On doit ici relever les grands écueils d’une pensée et d’une « économie » de l’affect et de la passion. Tout d’abord, dans la pensée occidentale, l’être a été artificiellement clivé entre raison et passion, clivage redoublé à la modernité entre dimensions sociale et privée. La sociologie « fille de la modernité » en se construisant contre les affects, s’est interdit de penser la passion comme constituant du lien social. Quand Annie Ernaux écrit à propos de sa passion : « Tout allait dans le même sens… » alors même qu’elle la décrit par 243

Eliade et Ricoeur ont défendu l’idée du symbole comme hiérophanie, c’est-à-dire ce qui unit l’homme au sacré (« Le symbole donne à penser » dans Esprit n°7-8, juillet-août 1959, pp.60-76. Le symbole a le pouvoir particulier de communiquer avec le sacré, l’activité symbolique est connexion avec le sacré). Pour Maffesoli, le symbole « n’est rien d’autre qu’un « processus de correspondance », ce dernier terme étant à entendre comme ce qui m’unit aux autres et me fait entrer en communion avec eux (Maffesoli , 2012, p.63). L’interdit est alors ce qui sépare mais aussi ce qui permet de fonder l’altérité et par suite l’activité symbolique sans laquelle toute communication avec autrui serait impossible. 244

Aussi une mémoire émotionnelle qui se réactive. Alberoni (1984, p. 283) .pense aussi que l‘énamourement est une expérience du sacré et que « Nous avons tous, par l’énamourement, une expérience métaphysique complète dans notre vie ». 245

Phrase récurrente dans nos romans et entretiens. Nabokov écrit : « Bizarrement, je revoyais encore et toujours – l’image tremblait et luisait d’un éclat soyeux sur ma rétine humide – une radieuse gamine de 12 ans, assise sur un seuil de porte, et lançant des cailloux –ping-ping – contre un bidon vide » (Lolita).

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ailleurs comme une expérience du chaos, c’est bien que cette expérience totale où elle se donne « corps et âme » la « ré-unit », lui permet de retrouver une unité, un sens et une intensité de vie perdues. A ce moment là de sa vie, la passion est en capacité d’exercer tout son pouvoir («Dans les conversations, les seuls sujets qui perçaient mon indifférence avaient un rapport avec cet homme…») : elle se fait foyer unique de sacré de son existence (« jusqu’à la pensée que cela me serait égal de mourir après être allée au bout de cette passion» écrit-elle). Ici, seul le vécu du sacré de transgression réunit son être. En cela et dans le fil de Bataille, la passion se rapproche des mouvements totalitaires et de ses dangers. Ensuite, notre société, en raison notamment des phénomènes d’intériorisation des interdits et d’individualisation des rites246, a du mal à penser et à vivre la face positive du sacré de transgression : revitaliser le lien social, redonner du sens au sens, mettre en contact des domaines habituellement séparés. «J’avais peur de paraître moi aussi anormale si j’avais dit « je vis une passion»» écrit Annie Ernaux247. Le vécu du sacré de transgression est alors renvoyé à l’anomalie, l’anormalité, l’asocialité, ou à des « déséquilibres psychologiques » dont on trouve le plus souvent les racines dans des défaillances éducatives ou dans l’histoire psychique du sujet. Pourtant, que serait l’amour sans sa part d’ombre, sa part animale ou sauvage ? Notre rapport ambivalent à la passion, tantôt désirée, tantôt rejetée ou décriée car renvoyée au pathos, à l’anormalité ou à un temps révolu, interroge pourtant notre façon d’être en vie et de penser notre existence. La passion comprise comme expérience du sacré de transgression nous semble ouvrir des pistes pour penser, accompagner, intégrer et encadrer notre part d’ombre, pour (re)penser l’affect, le lien social et l’être dans son entièreté (et non penser l’affect en dehors du lien social comme cela a généralement été le cas). Dans cette optique, nous avons voulu souligner l’intérêt d’une pensée du sacré comme « catégorie de la sensibilité » (Caillois), comme source et partage de sens, ce qui constitue aussi un retour aux sources puisque tous les fondateurs de la sociologie ont accordé une place essentielle au sacré248. Si depuis et tout dernièrement plusieurs penseurs (Ferry, Enriquez, Badiou, Illouz notamment) réintroduisent l’amour sur la scène socio-politique et s’accordent sur la nécessité d’une pensée de l’amour pour penser le lien social, il nous semble essentiel de croiser raison et passion si l’on ne veut pas être amputé d’une partie de notre pensée et de notre humanité. Car, comme l’affirmait Marguerite Yourcenar, « Qui ne ressent pas profondément, ne pense pas ».

246

D. le Breton a montré comment les « passions du risque » seulement envisagées comme goût pour la destruction et mises en danger de soi peuvent en fait être assimilées à des « rites ordaliques » visant à donner sens à son existence. Ces rites viennent alors remplacer les rites collectifs de passage ou d’initiation qui permettaient dans des espaces-temps délimités de vivre le sacré de transgression pour mieux retourner à la vie ordinaire. Ces passions constituent donc des ersatz de rites collectifs que notre société n’offre plus ou pas suffisamment. Et y sont à l’œuvre les deux fonctions du sacré de transgression : remède contre l’usure, régénérescence, et spécifiquement pour la modernité, réunion de l’être clivé (entre « raison sociale » et passion privée). 247

même si elle écrit aussi : « je ne veux pas expliquer ma passion –cela reviendrait à la considérer comme une erreur ou un désordre dont il faut se justifier – mais simplement l’exposer » car pour elle l’écriture doit tendre à « une suspension du jugement moral » (Passion simple, p. 32 et 12) 248

Pour Durkheim et autres fondateurs de la sociologie (qu’il s’agisse du « divin social », ou, selon Weber, du charisme comme puissance extraordinaire et nécessairement extra-économique, ou encore selon Simmel de l’amour comme lien cosmique et phénomène transcendantal où l’être est élevé au-dessus de lui-même), c’est parce que le sacré est générateur de liens émotionnels qui font sens qu’il est au fondement même du lien social. Aussi, “… le sacré, loin de constituer une simple superstructure ou une illusion, est inhérent à toute société » (Nisbet R., La tradition sociologique, Paris, P.U.F., 1984, p. 276).

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ROSTAND Edmond, Cyrano de Brgerac, Paris, Flammarion, 1989.

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ERNAUX Annie, Passion simple, Paris, Gallimard, 1987.

les films et adaptations cinématographiques : West Side story, Sur la route de Madison.

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Tristan et Yseut

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Laïcisation de la Langue internationale dite "Esperanto"

et rejaillissement diffus de ferveur enthousiaste liée à "l'idée interne"

Christian Lavarenne Résumé. Appelée espéranto selon le pseudonyme qu'avait adopté son inventeur ("celui qui espère"), la langue internationale, qui "a pour fin de créer entre les peuples un pont neutre sur le plan linguistique", était liée dans son esprit à un projet plus vaste de pont entre les religions (puis "sur tous les plans"), d'où sa sacralité initiale. Non sans drame elle a été laïcisée sur pression française dès ses deux premiers "congrès universels" (1905 et 1906), en conservant de son origine une "idée interne", visant à "la fraternité et la justice entre tous les peuples" (1906), avec grandes fêtes annuelles pour en réchauffer l'amour, symboles (drapeau à l'étoile verte, couleur de l'espérance) et lieux de mémoire. A travers divers avatars le Hillélisme presque messianique de Zamenhof a abouti, chez son lointain successeur le juriste Lapenna, à l'Internationalisme humaniste, laïc et plus adapté pour une première reconnaissance de l'espéranto par l'Unesco (1954). Mais dès l'après-guerre le combat pour le rapprochement des peuples et surtout pour l'égalité dans la communication s'est trouvé investi de la sacralité naissante des Droits de l'Homme, auquel appartiennent aussi des droits linguistiques. Le lancement de la Semaine de l'Amitié Internationale (1969) a préparé le retour de "l'idée interne", qui est plus de l'ordre du sentiment, difficile à analyser en arguments rationnels, mais utile face à l'omniprésence concrète de l'anglais, dont elle distingue l'espéranto en le qualifiant de "Langue du Cœur": claire re-sacralisation. Resumo (en Esperanto). Nomita Esperanto, laŭ la pseŭdonimo per kiu ties elpensinto subskribis sian unuan libreton, la internacia lingvo, kiu "havas la celon krei inter la gentoj neŭtralan ponton en rilato lingva", estis ligita en lia menso kun pli vasta projekto de ponto inter la religioj (kaj poste "en ĉiuj rilatoj"). El tio fontas ĝia sakraleco. Ne sen dramo la lingvo estis laikigata pro premo de la francaj "eminentuloj" jam okaze de la du unuaj universalaj kongresoj (1905 kaj 1906), konservante el sia origino "internan ideon", celantan "frateco[n] kaj justeco[n] inter ĉiuj popoloj", kun "granda[j], solena[j] kaj imponanta[j] festo[j] de internacia frateco", "por vigligi en ni la amon al la ideo esperantisma", kun simboloj (esper-kolora flago kaj stelo), kaj memorlokoj (kaj ZEOj). Tra avataroj (homranismo), kvazaŭmesia Hilelismo de Zamenhof fariĝis, ĉe ties fora posteulo la juristo Lapenna, la "Humaneca Internaciismo", nereligia kaj pli konvena por la unua rekono de Esperanto ĉe Unesko (1954). Sed tuj ekde la dua mondmilito la batalado por la reaproksimiĝo de la popoloj kaj ĉefe por egaleco por justa komunikado estas investita per la naskiĝanta sakraleco de la Homaj Rajtoj, inkluzive lingvaj. La lanĉo, en februaro 1969, de la Semajno de Internacia Amikeco preparis la revenon de la "interna ideo", kiu estas tre proksima al (la nova) sento, do malfacile analizebla en raciajn argumentojn, sed utila fronte al la konkreta ĉieesteco de la angla, el kiu ĝi distingas Esperanton kvalifikante ĉi tiun "Lingvo de Koro" (Kalocsay): klara resakraligo. Mots clés Inter linguistique, espéranto, idée interne, religions, droits de l'homme, hillélisme

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Introduction: caractère initialement sacré. Avant de pouvoir parler de laïcisation et de désacralisation de l'espéranto, puis de voir quelles formes diffuses de sacré son mouvement a pu discrètement conserver puis retrouver ou même inventer, il convient d'abord de montrer que cette langue avait un caractère sacré aux yeux de ses premiers pionniers et en particulier de son inventeur l'ophtalmologue L. Zamenhof, "Juif de Russie", né en 1859 à Biélostok (l'actuelle Biaŀystok polonaise). Ayant déjà déménagé avec ses parents à Varsovie, il profita de son 19e anniversaire, fêté chez lui avec deux jours de retard, et qui peut n'avoir été qu'un prétexte, "toutes les réunions publiques ét[ant] à cette époque interdites" (Boulton, 1962, 29), pour y célébrer, le 17 décembre 1878, la naissance de la Lingwe Uniwersala (un premier "pré-espéranto"). Cet événement pour lui fondateur il en parlera dans une lettre comme de "la 'sanctification' (sanktigo) de la langue" (Zamenhof, [1896], 1990, 926). Et l'on perçoit, sous le terme utilisé en espéranto, le verbe hébreu qadach (ָקַד�) par exemple employé dans "pour sanctifier (le jour du sabbat)" (Ex 20,8), et traduit selon les contextes: "consacrer, vouer, déclarer saint". Terme fortement marqué donc, et significatif de l'aura irréductible au seul aspect linguistique dans laquelle baignait pour lui la langue. Indice supplémentaire, toujours à la même occasion ces grands adolescents avaient "chanté avec enthousiasme", dans la nouvelle langue, un hymne dont le refrain disait: "Que l'hostilité des nations / tombe, tombe, il est [bien] temps déjà!" (Zamenhof, [1896], 1990, 926). I - Processus de désacralisation En 1902 l'agrégé (et futur président, en 1909, de la Société de linguistique de Paris) Théophile Cart, pour republier la lettre de 1896 dans Esperantaj prozaĵoj ("Morceaux de prose en espéranto") édités chez Hachette, a demandé à l'auteur de lui indiquer les améliorations à apporter, et Zamenhof a remplacé sanktigo par ekvivigo: "début de vivification"; terme qu'il paraphrasera quatre ans plus tard: "Il y a vingt-huit ans un petit cercle de jeunes lycéens de diverses ethnies [comprendre: juifs et non-juifs] ont fêté le premier signe de vie du futur Esperanto." (Zamenhof, [1906], 1990, 1787) Laïcisation imposée par les dirigeants français Cette première édulcoration, volontaire, pour adapter à la mentalité occidentale une expression informée par la pensée juive, n'empêchera pas, trois ans plus tard, une dramatique confrontation, à l'occasion de la venue de l'inventeur à Boulogne-sur-Mer pour participer au premier "congrès universel" d'espéranto, en 1905: en cette période de crise politico-religieuse dans une France qu'allait déchirer la séparation des Églises et de l'État, Zamenhof pensait clore le discours inaugural du congrès par rien de moins qu'une prière, dont la dernière strophe contenait: "En avant, avec des armes pacifiques! / Chrétiens, hébreux ou mahométans, / Nous sommes tous fils de Dieu. / (...) / Vers le but fraternel, allons obstinément (...)" (Zamenhof, [1905], 1990, 1563-1564) Partout ailleurs il avait in extremis remplacé le mot Dio ("Dieu") par un légèrement plus discret Forto ("Force"); mais lorsque l'avant-veille du congrès, l'avocat Alfred Michaux, son organisateur, était allé à Paris chez Th. Cart lire à une poignée de dirigeants du mouvement le texte du discours prévu, ce fut un véritable tollé, Bourlet, docteur ès sciences et président, antidreyfusard, du Groupe espérantiste de Paris, s'écriant par exemple: "Mais c'est un prophète juif!" (Waringhien, 1948, I, 175)

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Et voici comment, dans une lettre en français inédite, Michaux lui-même raconte la confrontation du lendemain, à Boulogne: "Je venais de présenter les rédacteurs du Journal des Débats et du Figaro à Zamenhof quand Bourlet, Javal [ophtalmologue membre de l'Académie de médecine] et [le général] Sebert [membre de l'Académie des Sciences] arrivèrent chez moi: ces messieurs, très flattés d'apprendre que nous avions su bien disposer deux grands journaux, firent remarquer à Zamenhof qu'il ne pouvait plus être question de lire en public 'Mía preĝo' (al vi, ho) qui les avait tant choqués la veille à Paris. Zamenhof ["ému aux larmes"] résista avec une énergie que je ne lui soupçonnais pas: 'Je la lirai ou je ne parlerai pas!' L'incident dura longtemps et je finis par prendre son parti, prenant sur moi de garantir qu'on ne le sifflerait pas (on lui prédisait cela!). Cart nous traita de Slaves rêveurs! Ceci prouve combien peu les eminentuloj [1] connaissent l'âme humaine, car cette prière fut longuement acclamée." (Michaux, 1924, 2) L'auteur oublie ici de préciser qu'elle avait quand même été finalement amputée de sa dernière strophe citée plus haut, "la plus 'folle'", et il force le trait en attribuant à la seule prière les acclamations qui s'adressaient sans doute tout autant à l'ensemble du discours dont elle était l'envolée finale. Si Zamenhof avait donc gagné sur ce point au seul prix d'un léger compromis, il avait dû, encore en pleine Affaire Dreyfus (celui-ci ne sera réhabilité et décoré de la Légion d'honneur qu'en 1906), céder sur un autre en acceptant de taire son ascendance; comme en témoigne peu après son coreligionnaire le Dr Javal: sur "plus de sept cents articles relatifs à l'espéranto, parus depuis le Congrès de Boulogne, un seul disait que le Dr Zamenhof est Juif. Nous avons eu besoin d'une admirable discipline pour cacher au public votre origine." (Waringhien, 1948, I, 210) D'un "hillélisme" typiquement juif à un "homaranisme" universel plus laïc Ce sacrifice n'était pas insignifiant pour l'auteur de l'espéranto. En effet, après avoir déjà écrit un "essai de grammaire du yiddisch" (alors considéré comme un simple jargon), et fondé, au moins à sa connaissance, "la première organisation politique des Juifs en Russie" (Maïmon, 1978, 168) au tout début des années 1880 (donc quinze ans avant Herzl, et avant la publication, en 1887, du premier manuel d'espéranto), Zamenhof, en lançant encore vers 1900 un "Appel aux Intellectuels Juifs", puis un "projet de solution de la question juive" (1901), avait vainement essayé de proposer que l'espéranto soit "spécialement adapté aux besoins" (Zamenhof, [1901], 1995, 108) de juifs hillélistes dont il aurait été le premier et qu'il appelait à fonder, sur un territoire choisi "par exemple au Canada, aux États-Unis, en Argentine ou ailleurs (...) des villes et des bourgs peuplés de juifs hillélistes (...) [à] la haute tenue morale et esthétique" (Zamenhof, [1901], 1995, 113): la loi fondamentale de cette colonie fraternelle, ou du moins du "Hillélisme" dans sa dernière version (janvier 1906), aurait été la règle "agis envers les autres comme tu désires que les autres agissent envers toi, et écoute toujours la voix de ta conscience", "principe modifié" (Zamenhof, [1906], 1990, 1681 et 1676) tiré d'une parole attribuée à Hillel l'Ancien (Ier s.); d'où le nom de ce qui aurait dû être le germe d'un "peuple juif rénové" mais qui n'avait finalement pas vu le jour. Ce renoncement de Zamenhof s'est d'abord transformé en un ultime projet "politico-religieux" encore plus vaste puisque généralisant cette fois à l'humanité entière l'idéal de fraternité grâce à la même règle d'or et l'utilisation d'une langue commune, en un "effort vers la pure homitude" (Zamenhof, [1906], 1990, 1792). Toute référence au judaïsme en avait disparu, une place étant même prévue, à côté des religions

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proprement dites, pour des "systèmes philosophiques" sans "Dieu", et le nouveau programme avait reçu "le nom absolument non-ethnique, non-confessionnel et impersonnel, d'Homaranismo" (Zamenhof, [1906], 1990, 1733): la doctrine (ismo) selon laquelle tout homme est membre (ano), à égalité et de plein droit, de l'humanité (homaro), et doit être estimer, quelles que soient sa nationalité, sa langue ou sa religion, "seulement selon sa valeur personnelle et non selon ses origines" (Zamenhof, [1906], 1990, 1793). Mais Zamenhof s'est vu refuser le droit de présenter au congrès suivant (Genève, 1906) sa "Déclaration d'un homarane": la moitié de son discours d'ouverture. Ayant un instant envisagé de ne plus venir (où n'était-ce qu'une menace feutrée, ultime tentative de résistance?), il finit néanmoins par s'incliner et taire cet homaranisme qui l'avait poussé à publiquement appeler les espérantistes présents à Boulogne en 1905, ses "frères et sœurs de la grande famille humaine mondiale, venus (...) pour vous serrer fraternellement la main au nom d'une grande idée qui nous unit tous". II - L'idée interne, et "sacrée", de l'espérantisme Mais cette soumission bien à contrecœur, jointe aux circonstances sociopolitiques (le 1er juillet la ville de Biélostok avait été ravagée par un terrible pogrome: sans doute le plus important de l'année en Russie) [2], a donné d'autant plus de force à sa présentation de "l'idée interne", substitut en fait à peine édulcoré, mais en tout cas accepté, de l'homaranisme. Définie dans le même discours comme "la fraternité et la justice entre tous les peuples" (Zamenhof, [1906], 1990, 1787), il s'agit en fait moins d'une idée au sens purement intellectuel que d'un "sentiment nouveau", nom sous lequel elle a d'abord été désignée dans les premiers vers de son poème "L'Espoir" devenu en 1905 l'hymne espérantiste, toujours chanté, et commençant par ces vers: "Vient dans le monde un sentiment nouveau, / (...) Non pas à l'épée assoiffée de sang / il tire toute la famille humaine: / à ce monde en guerre éternellement, / il vient promettre une sainte harmonie." (Zamenhof, [1890], 1929, 586) Et le mot sankta ("saint" ou "sacré") revient encore deux fois dans le même hymne-poème: "sous le signe sacré de l'espérance / s'assemblent des militants pacifiques..."; et enfin: "entre les peuples divisés (...) tomberont les murs millénaires, renversés par l'amour sacré". Si pour certains des dirigeants français, cette "idée interne" et surtout le sentiment qui l'inspirait restaient pour le moins inopportuns, à leur "une langue, rien qu'une langue" (de Beaufront, 1906, 66) Zamenhof répondait avec horreur: "Nous devons tous arracher de notre cœur cette partie de l'espérantisme qui est la plus importante, la plus sacrée, cette idée qui a été le principal objectif de la cause de l'Esperanto (...)? Oh non, non, jamais!" (Zamenhof, [1906], 1990, 1787) La grande majorité des espérantistes a accepté l'idée interne et, jusqu'à nos jours, la plupart d'entre eux s'adressent d'ailleurs les uns aux autres par le terme original de samideano: adepte (ano) de la même (sama) idée (ideo). Se sentant néanmoins contraint à un devoir de réserve tant qu'il restait considéré comme le chef de file du mouvement, Zamenhof, à l'occasion du 25e anniversaire de la langue (1912), finit par décider de publiquement "abandonner tout rôle officiel" afin de pouvoir se consacrer plus librement à son "homaranisme". L'explosion de la guerre puis sa mort, le 14 avril 1917, ne lui laissa pas le temps d'accomplir d'avancée significative dans ce domaine.

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Symboles et fêtes Les espérantistes ont conservé jusqu'à nos jours un certain nombre de symboles au caractère plus ou moins sacré selon chacun, et la tradition du "congrès universel" qui, selon Zamenhof, doit "avoir le caractère d'une grande fête solennelle et imposante de la fraternité universelle, pour que les journaux en parlent beaucoup, et qu'il soit plein d'enthousiasme et éveille dans le monde entier l'enthousiasme et le désir de se joindre à nous" (Zamenhof, [1903], 1990, 1331), et "pour réchauffer en nous l'amour de l'idée de l'espérantisme" (Zamenhof, [1907], 1991, p.1929). Mais certains reprochent actuellement à ces congrès de s'être affadis au profit d'un côté de plus en plus touristique, lié au fait qu'ils ont lieu chaque année dans un pays différent (2012 à Hanoï, 2013 à Reykjavik, 2014 Buenos Aires, 2015 Lille). Les symboles peuvent se réduire à trois principaux: adoptées vers 1892, il s'agit de la couleur verte, symbole d'espoir, et de l'étoile aux cinq branches qui symbolisent dès avant la première guerre mondiale "les cinq grands continents" (Sheldrake, 1914, 298): l'espéranto (symbolisé par le vert qui colore toute l'étoile) permettrait donc une communication facile entre personnes de toutes les parties du monde; et en 1905 enfin, la synthèse des précédents symboles prend la forme du "drapeau vert", constitué d'une étoile verte au milieu d'un carré blanc à l'angle supérieur gauche, le reste étant de la même couleur verte, drapeau qui "est pour nous une chose sacrée, c'est le signe sous lequel nous marchons à notre pacifique combat" (Zamenhof, [1907], 1991, p. 1930). Pour compléter l'aspect encore fortement religieux (même s'il s'agissait maintenant d'une religion laïque), ajoutons le culte de la personnalité qui a entouré le "Maître" incarnant malgré lui la nouvelle langue. Celui-ci n'a pu par exemple enrayer la mise en place d'un "jour de fête de la collectivité espérantiste", la "journée Zamenhof" célébrant, y compris après la mort de celui-ci et jusqu'à nos jours, l'anniversaire de sa naissance (le 15 décembre 1859). "Jour tout-à-fait mal choisi" selon lui, qui déclarait avec insistance s'opposer à cette date, proposant de préférence "soit le jour de l'équinoxe de printemps (...), qui pourrait servir pour toute l'humanité comme symbole de neutralité", en raison de l'égalité partout sur la terre entre le jour ou la nuit; "soit la date du 17 décembre (date de la première fête espérantiste en 1878)" (Zamenhof, [1907], 1991, p. 1943): que la fête soit donc liée à l'anniversaire de la langue et non à celui de son inventeur. L'un des écrivains et poètes espérantophones les plus populaires de l'entre-deux-guerres, le Hongrois Julio (Gyula) Baghy, a lui aussi essayé d'en infléchir le sens en 1927, en faisant du 15 décembre la "Fête du Livre" ou le "Jour de la littérature" originale en espéranto (sur le modèle de celle, non espérantiste, ayant fait vendre la même année en Italie, un million de livres en un seul jour). Mais le sens original de la Zamenhof-festo est resté inchangé, celle-ci s'enrichissant seulement d'une nouvelle coutume plus ou moins bien ancrée: offrir ce jour-là des livres à ses amis espérantophones, ou en tout cas ne pas repartir de la fête, organisée dans chaque club local, sans en avoir acheté au moins un. "De cette manière on répand l'œuvre et l'esprit de Zamenhof et on lui élève le monument le plus convenable, pas sur une place d'une ville, mais dans des endroits au nombre incalculable, dans les milliers et milliers de maisons de samideanoj" (Cseh, 1932, [1]), transformant presque ces maisons en autant de temples, semble suggérer l'ancien prêtre catholique roumain qui, la veille d'entrer au Grand-Séminaire (1916), avait fait sien, en le reprenant à la première personne et au présent, le serment figurant dans la prière de Zamenhof: "Nous avons juré de travailler, juré de militer / pour réunifier l'humanité" (Zamenhof, [1905], 1990, 1563), puis l'avait fait jurer cinq

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ans plus tard à son meilleur élève (et celui-ci à sa fiancée), le fera adopter comme devise par la Ligue universelle fondée en 1942, un 14 avril c'est-à-dire le jour du 25e anniversaire de la mort de Zamenhof, et enfin le fera prononcer, à Varsovie à l'occasion du centenaire de la naissance de celui-ci, par une assistance de trois mille personnes. Personnes assimilées par lui à des pèlerins car "Varsovie (...), la vie, le travail et la mort du maître l'ont rendue sainte", et événement "dont on rentre chez soi avec l'âme élevée" (Jung, 1959, 3). Lieux, monuments et autres objets de mémoire Entre temps avaient, en effet, été érigées en lieux de mémoire la maison-musée (détruite pendant la seconde guerre mondiale) puis la tombe de Zamenhof à Varsovie, sur laquelle avait été inauguré en 1926 un monument de huit tonnes, sculpté à Aberdeen où son départ pour Varsovie avait déjà donné lieu à une étonnante cérémonie témoignant d'une sorte de sacralisation par anticipation. Cette tombe était même devenue lieu de prière pour quelques-uns, et a rassemblé jusqu'à plusieurs centaines de personnes d'une vingtaine de pays (1927) en des cérémonies dont elles revenaient transformées. "Chacun ressentait la présence du Maître, non seulement physiquement mais spirituellement, et personne ne s'est étonné que tremblaient les voix des orateurs, presque sur le point de fondre en larmes (...)" (Lechmere-Oertel, 1927, 2). Le caractère sacré de la sépulture de Zamenhof commençait même en quelque sorte à s'exporter puisque quelques jours plus tôt, à la plantation d'un chêne "du Jubilée" (des 40 ans de l'espéranto) dans la périphérie de Zoppot (grande banlieue de la "Ville libre" de Dantzig), la première poignée de terre à être déposée a été celle prise par Lydia Zamenhof sur la tombe de son père, avant que n'y soient ajoutées des poignées de terre de Marathon, de sous l'olivier de la déesse Pallas Athènè à Athènes, du Cap Nord, du jardin de la maison de naissance de Zamenhof à Białystok, et sans doute d'une trentaine de pays en tout. Ces symboles étaient d'ailleurs parfois l'enjeu de luttes: moins de trois mois après avoir ainsi été planté, l'arbre a été détruit par des "criminels" non identifiés et, sans doute comme pour celui-là, ce sont des nazis qui auraient à nouveau détruit, en 1937, un second chêne de remplacement; mais un troisième chêne sera planté le 26 juillet 1959 par la 15e réunion internationale de la jeunesse espérantiste [3] à l'occasion d'un autre jubilée: le centenaire de la naissance de Zamenhof. L'année suivant la seconde destruction, juste après l'Anschluss la plaque commémorative qui avait été apposée en 1924 sur la façade de l'hôtel Hammerand à Vienne, où Zamenhof avait séjourné en 1888 et 1895, a elle aussi été détruite, cette fois indubitablement par les nazis. Une nouvelle plaque y sera inaugurée en 1959, en présence de l'espérantiste Franz Jonas, alors maire de Vienne, et futur président de la République autrichienne. Avant la seconde guerre mondiale également, une "urne contenant de la terre de la tombe du maître" était exposée dans le Musée international d'espéranto, fondé à Vienne en 1928, et a aussi été "détruite par les Allemands" (Holzhaus, 1973, 56). Cette volonté de lieux et de supports physiques de mémoire (et surtout de noms de rue) est significative de par son caractère relativement massif et son extension géographique: plus de 1400 "Objets" explicitement liés à Zamenhof ou à l'Espéranto ("ZEO") dans une soixantaine de pays des cinq continents en guère plus d'un siècle [4], dont 102 rues en France pour la période 1907-1997, étudiées par J.C. Lescure (1999, 2, 365-376). L'idée interne s'extériorisait aussi dans l'entre-deux-guerres, parallèlement à la

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tendance générale de l'époque à une grande utilisation de signes à des fins identitaires de groupe (par exemple en France avec le phénomène des ligues), par le port d'une petite étoile verte à la boutonnière ou parfois même, de manière alors ostentatoire, plusieurs et de tailles plus ou moins imposantes, quand ce n'était pas des drapeaux brandis, accompagnés de chants, comme l'hymne déjà cité, dont les derniers vers, "jusqu'à ce que le beau rêve de l'humanité, / pour une bénédiction éternelle, se réalise" (Zamenhof, [1890], 1929, 586), ont pu engendrer parfois "certaines tendances millénaristes à propos de la victoire finale de l'espéranto" (Forster, 1982, 234). III - Convergence avec une nouvelle sacralité: les Droits de l'Homme Ivo Lapenna, professeur de droit international à Zagreb, et déjà président de la Ligue (puis Fédération) d'espéranto de Yougoslavie (1937-1950), faisait inscrire en 1947 dans les statuts de l'Association universelle d'espéranto (UEA) une déclaration selon laquelle " le respect des droits de l'homme est pour son travail une condition essentielle" (Statuto de UEA, art. 4), plus d'un an avant le 10 décembre 1948 et la Déclaration universelle qui, selon le rédacteur de l'organe officiel de l'UEA, "contient la concrétisation de l'idée interne: considérer un homme en tant qu'homme, sans acception de la race à laquelle il appartient, la religion qu'il pratique et la langue qu'il parle, quelles qu'elles soient." (Jakob, 1953, 345) Contre l'idéologie même ou contre une inopportune exubérance? "Passé à l'Ouest" et devenu secrétaire général de l'UEA, il reposait alors la question: "L'espérantisme comporte-t-il des éléments idéologiques ou est-il un mouvement purement technique de promotion d'une langue?" (Lapenna, [1956], 1966, 40) Il inclinait vers le second terme de l'alternative tout en prônant une "neutralité active" (en particulier dès que les droits linguistiques de l'homme sont en jeu) et un "Internationalisme humaniste": sorte de nouvel homaranisme plus acceptable pour ce qu'un sociologue a décrit comme "The Postwar 'Prestige' Policy" qui, écrit-il, "impliquait un dépouillement du mysticisme traditionnel de 'l'idée interne'" (Forster, 1982, 230). D'où ces rappels alors que Lapenna était depuis déjà sept ans président de l'UEA: "Objectivement, le mouvement espéranto n'est assurément pas une secte. Surtout pas au stade actuel [1971]. Ni dans le sens religieux ni dans quelque autre que ce soit. (...) [Mais] tout mouvement minoritaire quel qu'il soit, court le danger d'être considéré comme sectaire (...) C'est pourquoi les 'Principes de Frostavallen' [1956] recommandent d'éviter tout ce qui pourrait être interprété comme sectaire: trop d'étoiles et de drapeaux, chant de l'hymne et d'autres chants en temps et lieux inopportuns (...), utilisation d'expressions comme 'Maître', 'samideanoj', 'verdstelanoj' [adeptes de l'étoile verte] etc." (Lapenna, 1971, 112) Bien qu'officiellement il ait combattu surtout les excès, cela s'accompagnait de fait d'une suspicion généralisée, et l'espéranto lui-même en revenait à son nom premier, sans plus de connotations extralinguistiques, de la Lingvo Internacia (Langue internationale). Cela semble correspondre à une période que je nommerais donc "du politiquement correct", et qui s'étend du tout début des années 50, avec la remise à l'ONU d'une première pétition le 8 août 1950, et la constatation en 1954 par l'Unesco, à laquelle le Secrétariat de l'ONU l'avait transmise, que les "résultats obtenus au moyen de l'espéranto (...) correspondent aux buts et idéaux de l'Unesco" [5], jusqu'en 1967

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avec l'échec de la seconde pétition à l'ONU en faveur de l'espéranto, à laquelle son Secrétariat refusait cette fois-ci de donner quelque suite que ce soit (ou même jusqu'à l'année suivante si on estime prédominante l'influence de mai 1968), artificiellement prolongée jusqu'à la fin du mandat, alors devenu difficile, d'Ivo Lapenna à la présidence de l'UEA (1974). L'idée interne n'était généralement plus mentionnée, passée d'un côté dans la défense des droits (en particulier linguistiques) de l'homme, avec une timide ouverture en direction d'Amnesty International, et de l'autre dans la paix et surtout l'amitié entre les peuples avec par exemple le lancement en février 1969 par le Suédois Eric Carlén, alors vice-président de l'UEA, de la "Semaine de l'Amitié Internationale". La désacralisation n'avait pu atteindre celle-ci puisque, selon le dicton, "l'amitié, c'est sacré", et que l'omniprésence de l'anglais contraignait à redécouvrir et expliciter la spécificité de l'espéranto en le nommant la "langue du cœur" face à ce que beaucoup rabaissaient déjà au rang de "langue du business" (et de l'impérialisme américain). Le retour de l'idée interne elle-même Après l'extrême de l'espéranto simple "Lingvo internacia" ayant perdu jusqu'à son nom propre (accidentel il est vrai: c'était le pseudonyme dont Zamenhof avait signé son premier manuel), le mouvement de retour du balancier vers l'idée interne et une vision plus englobante pourrait avoir commencé, sinon dès l'initiative de Carlén (qui avait d'ailleurs été pendant huit ans président de la Ligue chrétienne internationale d'espéranto), du moins avec le Professeur Humphrey Tonkin, comme il l'a rappelé, alors vice-président: "Je pense qu'il est temps que nous regagnions un peu de cette idéologie des premiers temps. La première fois où je suis devenu président de l'UEA [1974] j'en ai parlé, [disant] qu'il est temps de retrouver l'idée interne de Zamenhof; et je continue à le croire. L'espéranto n'est pas simplement un code." (Tonkin, 2002, 7) Et c'est lui qui, par exemple, a prononcé en 2009 le discours de conclusion de la 32e conférence internationale d'espérantologie à Białystok, à l'occasion du 150e anniversaire de la naissance de l'inventeur de l'espéranto, sur les "Idées religieuses et philosophiques de Zamenhof" (Kiselman, 2010, 63-64). Si ces conférences et autres colloques peuvent n'avoir qu'une audience relativement limitée, il semble néanmoins qu'au moins ici ou là de nouvelles générations de locuteurs continuent bien à revivre des expériences semblables à celles de leurs lointains prédécesseurs. Je n'en veux pour preuve que le témoignage ci-dessous, qui montre avec beaucoup de fraîcheur la nette re-sacralisation dont bénéficie actuellement l'espéranto, tout en apportant une réponse à l'interrogation déjà ancienne d'une psychologue genevoise: "Je me demande si, pour quelqu'un d'origine culturelle différente de la nôtre, l'espéranto a une 'résonnance affective' très différente de l'anglais, par exemple." [6] Voici donc, avant de conclure, la traduction, la plus littérale possible, du ressenti de Nguyen Thanh Van, étudiante vietnamienne née en 1984, qui a pris part au congrès international des jeunes (IJK) en 2007 : "Je pressentais que [cette langue] (...) apporterait beaucoup de bonheurs inattendus à tous ceux qui l'aiment. C'est-à-dire une amitié ferme et cordiale entre gens dépassant toute différence d'origine, race, culture. Cette étrange magie n'est dans aucune langue sauf l'espéranto, et j'ai remarqué de plus en plus cette étrangeté pendant l'IJK qui a eu lieu à Hanoï. (...) Nous tous, qui étions semblables dans la grande famille-des-mêmes, nous nous occupions toujours les uns des autres et nous aimions. De tels beaux sentiments respectables, je n'en aurai certainement pas avec l'anglais ou le chinois. Ce qu'on nomme 'l'idée interne de l'espéranto', que j'ai

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commencé à ressentir, était plein [saturait l'air de manière presque palpable ?] autour de moi. Elle a augmenté en moi la confiance, et l'amour de la vie et de ceux qui m'entourent. Maintenant en entendant le mot espéranto, j'ai toujours un sentiment de joie et d'enthousiasme car j'ai eu la chance d'accéder avec succès à l'espéranto : une langue merveilleuse (...) Je ne peux dire clairement quel sera mon but suivant à propos de l'espéranto, ni ne sais quel intérêt concret j'en tire, mais la force spirituelle que l'espéranto me donne est indiscutable." (Hori, 2007, 197-198) Conclusion : phénomène encore en partie inexpliqué Nikola Rašić, dans l'ouvrage qu'il a publié sur ses recherches sociologiques concernant la communauté espérantophone, préconise une plus grande attention à l'idée interne: "On ne peut certainement pas expliquer de manière satisfaisante l'histoire du mouvement espéranto sans considérer cet aspect de religiosité implicite." De plus il en dit par ailleurs: "L'idée interne n'est pas seulement un 'sentiment du nous', un phénomène donc purement sociologique et socio-psychologique. C'est aussi une expérience très profonde et personnelle. L'expliquer et la démembrer pourrait aussi signifier tout apprendre sur ses éléments constitutifs, tout en manquant pourtant son essence. L'idée interne contient aussi sans doute des éléments ésotériques qui la rendent très proche du sentiment religieux dans la signification traditionnelle de la notion (...)" (Rašić, 1994, 144-145.) Et enfin il conclut paradoxalement: "En tant que telle l'idée interne de l'espérantisme ne sera jamais complètement analysable et explicable seulement par des arguments rationnels." Mais, loin de représenter une vérité définitive, cette dernière affirmation ne peut être reçue que comme un défi, qu'il appartient à d'autres de relever: après avoir consacré une thèse (d'histoire) à cette notion je reconnais en effet volontiers n'avoir encore nullement épuisé le sujet, et rester perplexe devant l'étonnante ferveur dont débordent certains espérantistes. Alors qu'on ne peut ignorer l'existence de guerres civiles, donc entre gens de même langue, il est difficile d'ignorer la disproportion entre les moyens (une langue commune) et le but de l'idée interne ("la fraternité et la justice" ou "la paix et la fraternité"). La langue, son apprentissage, son utilisation et sa diffusion sont donc en fait au service d'une idéologie d'égalité, de paix, d'amitié et même d'amour qui la transcende de beaucoup mais qui lui est liée. C'est sans doute ce qui l'a rendue et la maintient sacrée pour ses locuteurs et plus encore pour ses militants, par-delà toute désacralisation; et ce d'autant plus que l'actuelle omniprésence de l'anglais lui retire de fait son utilité théorique première d'outil de communication internationale puisque, même beaucoup plus facile en effet, elle reste jusque-là extrêmement confidentielle. Risquant donc, avant même de l'avoir vraiment exercé, de voir lui échapper le rôle utilitaire auquel elle prétend, la nouvelle langue ne pourra survivre que par son idée interne; ce qu'on pourrait résumer en paraphrasant Malraux: l'espéranto sera spirituel ou ne sera pas. Notes

[1] "Personnes éminentes". (En espéranto dans le texte.) [2] "Pogrome ou Pogrom.", Encyclopædia Universalis, consulté sur Internet: www.universalis.fr/encyclopedie/pogrome-pogrom/ [3] Selon une inscription gravée à cette occasion sur un rocher (photo à

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http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Kongreso_de_Esperanto_S_ubt.jpeg). [4] http://eo.wikipedia.org/wiki/Listo_de_Zamenhof/Esperanto-objektoj [5] Conférence générale de l'UNESCO, Huitième session, Montevideo (Uruguay), 1954, Résolution IV.1.4.422, adoptée le 10 décembre 1954, en dix-huitième séance plénière, consulté à http://e.euroscola.free.fr/unesco-fr.htm [6] Extrait de lettre publié sans nom d'auteur dans un document dactylographié intitulé L'espéranto, langue latine ? (Campagne "L'espéranto à l'école", Automne 1975, p. [1]), conservé, sans références, à la BELO.

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Ludoviko Lazaro ZAMENHOF (1859-1917).

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La mode, cette religion

Françoise Piot-Tricoire, Université d’Angers Depuis la fin des années 60, la société est en mutation. Après avoir perdu son sens religieux, elle en est venue à perdre son sens politique (Gauchet, 2000). Plus exactement, les institutions religieuse et politique n’ont plus leur force de conviction et leur capacité à proposer aux individus un horizon idéal, un projet commun fédérateur et mobilisateur. Dans cette perte de valeurs, la société a aussi entrepris un processus de dé-hiérarchisation culturelle. Tout se vaut désormais, cohabite et s’accumule sur le même plan dans le sens d’une « métaphysique du plat ». Georges Perec en 1965 décrit cette société qui promet le bonheur grâce à l’accumulation d’objets. Un bonheur fugitif et matérialiste qui s’imposera finalement en dépit des contestations soixante-huitardes. Les choses comme seul horizon idéal. Désinstitutionnalisation et perte de légitimité Les années 60 sont ainsi marquées par l’expression de tribus contestataires. La nouvelle génération ne se reconnaît pas dans la société léguée par ses parents et exprime l’usure d’une organisation sociale et de valeurs héritées de la révolution industrielle et de la Révolution française. Refus de l’autorité autoritaire, de la société de consommation, de l’emprise des institutions traditionnelles sur les individus. Cette vaste lame de fond a ébranlé les anciennes structures de la société industrielle moderne, leur légitimité à faire autorité, leur caractère sacré. L’Etat, l’Eglise, le Travail, la Famille, l’Ecole, et leurs représentants, affaiblis par un mouvement de remise en cause de leur crédibilité pour fournir aux individus un cadre structurant, à leur imposer des valeurs et un projet de vie commun. Désacralisation donc de ces anciennes figures qui constituaient des références communes permettant la vie en société. Au-delà d’être des références, ces institutions sociales donnaient la foi aux individus. Foi dans l’avenir, le progrès, les valeurs républicaines, le modèle social, le développement économique et technologique, comme sources de bien-être et promesse de bonheur. La foi note Durkheim (1886) est dans le corps même de la vie sociale. « Tant qu’il y aura des hommes, il y aura entre eux quelque foi commune ». La foi est l’essentiel de la religion et représente plus qu’un sentiment personnel, c’est une force collective d’adhésion à une idéologie, un projet, un idéal commun. Les faits religieux se manifestent de façons très différentes comme en témoignent l’ethnographie et l’histoire des religions, et expriment de manières variées la foi qui est à l’intérieur de la conscience. Comme le pressentait Durkheim, Eliade (1971) montre que le sacré n’est pas un moment de l’histoire mais un élément de la structure de la conscience. L’homo religiosus est omniprésent dans l’espace et dans le temps. Nous pouvons choisir de faire porter notre regard sur les spécificités de ses expressions ou sur l’unité spirituelle de l’humanité ; quoi que l’on choisisse, Eliade comme Otto (1995) ont pu montrer que le sacré est une « ligne de perception symbolique du mystère et de la transcendance, qui ne se manifeste jamais à l’état pur mais à travers des mythes, des objets, des symboles. » L’expérience du sacré est donc liée à l’effort accompli par l’homme pour construire un monde qui ait un sens. L’Eglise opère une institutionnalisation du sacré en consacrant le passage de la hiérophanie à la théophanie, et en organisant l’administration du sacré, définition même de la religion.

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La remise en cause de l’Eglise en tant qu’institution du sacré, avait déjà été enclenchée par le Réforme protestante puis par les philosophes des Lumières. L’Etat-Nation, puis la Science se sont vus investis de nouvelles charges symboliques et érigés au rang de religions. Sironneau (1982) analyse ces religions politiques que sont le jacobinisme robespierriste, le marxisme-léninisme et le national-socialisme, portées par une autorité charismatique. Piette (1993) note que la religiosité politique figure parmi les différents champs de la sacralité séculière. Mais ni l’institution religieuse, ni l’institution politique n’ont plus la capacité à proposer des réponses crédibles, légitimes, à donner la foi. La crise de confiance dans les élites politiques, parachevant actuellement cette remise en question du Politique. La Science à bien des égards a aussi été sacralisée. L’explication scientifique a remplacé la narration mythologique et l’interprétation religieuse. Le XIX ème siècle consacre la foi dans le progrès scientifico-technique et l’autorité des savants s’appuie sur leur légitimité rationnelle (Weber, 1995). La société post-moderne naissante met fin aux cadres collectifs et aux idéologies classiques qui tenaient les individus de l’extérieur. Elle consacre l’autonomisation et l’émancipation individuelle, met à mal les institutions sociales sacralisées. L’homo religiosus est alors amené à réinvestir le religare dans d’autres sphères de la vie sociale et économique. La consommation de biens constitue un champ de prédilection de ce réinvestissement. Le système mode comme institutionnalisation du sacré Bloch (1997) précise que la religion renvoie à trois sphères : le vécu, l’expérience de la transcendance, l’administration, la construction du sens. Nous pouvons ajouter l’existence de rituels et de lieux sacrés. La religion correspond encore à ce que Wach (1955) appelle la triple expérience du sacré : l’expression doctrinale (prophétisme), l’expression cultuelle (liturgie), l’expression organisationnelle (hiérarchie, coordination). Selon Eliade (1971), l’expérience du sacré est liée au sentiment de vivre un événement singulier mais significatif, il est un élément privilégié et exaltant. Les entreprises de mode organisent les expériences du sacré en proposant aux fidèles clients des « rendez-vous privilèges ». Certaines provoquent une longue file d’attente à l’extérieur avant de pouvoir pénétrer dans l’antre du magasin (Chanel, Ladurée…). Accueil au compte-goutte de clients privilégiés pour lesquels le service est toujours singulier. Ces expériences du sacré par les consommateurs sont parfaitement organisées par les entreprises de mode qui forment un système d’acteurs professionnels : multinationales, bureaux de tendances, agence de communication et de marketing stratégique, publicitaires, blogueuses de mode, presse spécialisée, stars-égéries. Ce clergé ainsi constitué vise, d’une part, à créer les conditions du vécu de la transcendance, à l’administrer et à l’entretenir. Il se réunit régulièrement à l’occasion des salons professionnels, comme Première Vision et des défilés de mode, afin chaque acteur informe les autres ou reçoive les informations dont il a besoin pour continuer d’exister à l’intérieur du système et entretenir celui-ci. Les entreprises de mode sont transformées par le marketing en « marques ». Dans les représentations des individus, celles-ci ont alors une existence pratiquement déconnectée du système économique, c’est-à-dire que l’individu ne perçoit pas d’emblée la finalité marchande de la marque mais plutôt la sensibilité de son univers. En effet, l’effort marketing vise à personnifier la marque en lui inventant une vie romantique ou éthique, en narrant son univers. La marque s’apparente dans tous les cas à un personnage exemplaire,

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parfait, unique, aux qualités hors du commun, que ce soit dans son savoir-faire (Hermès), dans sa beauté, dans sa force et agilité physique (Nike). Plus encore, la stratégie marketing contribue à mythifier la marque, au sens ethnologique du terme. L’enjeu est la construction de l’identité de la marque : narration de sa naissance, des événements qui ont ponctué sa vie, de sa personnalité, de ses valeurs. C’est le développement du storytelling (Salmon, 2007). Le storytelling est l’art de raconter des histoires. L’usage du récit n’est pas récent pour donner du sens à l’expérience humaine, les griots des sociétés traditionnelles narrent l’histoire de la communauté tribale et raconte son identité. Ces récits transmis par tradition orale composent les mythes traditionnels sur lesquels ethnologues et anthropologues ont coutume de travailler. En revanche, l’observation de ces récits mythologiques appliqués aux entreprises, à des fins marchandes, date des années 90. Ces récits répondent à la nécessaire construction du sens. Ils irriguent aussi la communication des entreprises de sensibilité, de rêve, d’émotion, afin de lutter contre la froideur et le caractère impersonnel de l’entreprise et du concept. Les arguments rationnels, la force du fait et de la preuve ont vécu. Les entreprises adoptent aujourd’hui une nouvelle stratégie de communication nourrissant l’imagination du consommateur et l’entraînant dans des univers multisensoriels. La mode en tant qu’univers par excellence des émotions et de l’affectivité qui priment sur la raison, de l’esthétique sans justification fonctionnelle, se prête plus que tout autre secteur économique, aux récits mythologiques. Les techniques de communication se sont déplacées en une quinzaine d’années du produit au logo, puis des logos aux récits. Les stratégies de vente des entreprises correspondent aux ressorts psychologiques, sociaux et culturels de la clientèle ciblée, les sciences de gestion ayant contribué à la connaissance précise des comportements et des désirs des consommateurs. Dans le contexte de désenchantement de la société postmoderne, les individus ont besoin de réinvestir leur propension à vivre le sacré. Les acteurs du système mode, conscients ou non de cette problématique, inventent les moyens pour y répondre. Le clergé de la mode vend de l’élection de fidèles. Les consommateurs gagnent le statut d’élu en possédant un objet de marque. Plus l’objet est cher et la marque prestigieuse, comme dans le cas de marques de luxe, plus la possession de l’objet confère prestige, exception et rayonnement à son détenteur. Ici s’opère la transsubstantiation, transformation du matériel de l’objet en immatériel divin et sacré. L’objet de mode n’est plus un bien de consommation comme un autre, il se transforme en objet sacré capable de transférer sa grâce à son possesseur. Il est de ce fait important que la marque soit rendue visible de l’extérieur grâce à son nom, logo ou tout signe distinctif sinon la transsubstantiation n’opère pas. En organisant ainsi leur culte, ces entreprises donnent la possibilité de vivre une expérience transcendantale. Les consommateurs rayonnent alors de la grâce des marques. Le culte des marques est aussi bien organisé grâce à la liturgie « modiste ». Rivière (1988) note que le rite représente l’attitude fondamentale par laquelle quelqu’un se reconnaît comme inférieur face à la manifestation d’une puissance. Les marques accréditent ainsi leur supériorité par l’étalage de symboles de pouvoir (fashion week, happening, show room…). Leur présence sur les grandes artères des capitales leur confère le prestige recherché. Jeffrey (2003) analyse aussi que les rites correspondent à des pratiques symboliques à caractère répétitif visant à respecter les limites instituées par des individus en position d’autorité. Il existe à ce titre beaucoup de rites religieux dont les rites de consommation. Soldes, shopping hebdomadaire, ventes privées, sont autant de rituels visant à répéter l’ordre social et économique. Meslin (1988) envisage quatre types d’actions rituelles inspirées par une volonté de se relier au sacré. Parmi ces expressions pratiques de l’expérience religieuse, on trouve l’espace sacré. On sait l’importance qu’ont revêtue chapelles et églises dans

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l’installation du christianisme et le processus d’évangélisation. C’est que toute religion a besoin pour se conforter de lieux sacrés comme autant d’endroits destinés aux fidèles pour vivre l’expérience de la transcendance et assoir le pouvoir de l’institution religieuse. Dès 1852, Aristide Boucicault ouvre Au bon marché à Paris préfigurant les grands magasins. Suivront les Galeries Lafayette, Printemps, espaces conçus comme de véritables temples de la mode et de la consommation. L’architecture très remarquable des Galeries Lafayette avec sa vaste et haute coupole exprime à merveille ce dessein. De façon plus contemporaine et tout aussi expressive, show-rooms et concepts-stores se développent comme des lieux pour vivre la transcendance et communier avec les saints que sont les créateurs et les marques personnifiées. Les pratiques religieuses sont prescrites par la doctrine, forme rationnelle du récit mythique. Le mythe implique à la fois le corps, les affects, les représentations symboliques, les gestes sociaux (Méheust, 1990). Il est un système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes qui tendent à se composer en récit. Il est matrice de tout discours que viennent remplir différentes leçons, le sermo mythicus (Durand, 1996). Certaines pratiques de consommation/consumation s’apparent à des transes sociales comme les périodes de soldes, de « prix sacrifiés », de vente au public en direct des usines. La pulsion de consommation, derrière le discours rationnalisé de « ne plus avoir rien à se mettre », ou émotionnel de vouloir « se faire plaisir », témoigne de la résurgence de la figure mythique de Dionysos (Maffesoli, 2010). A considérer les formes sociales de son culte, Dionysos était le dieu des défoulements et des exubérances. Il préside aux déchainements que provoquent toutes les formes de l’ivresse. A bien des égards notre société se saoule et se gave, au-delà des limites raison-nables. Ce n’est pas la raison qui est mobilisée dans notre consumation excessive mais les affects, l’émotion, notre part d’ombre refoulée par deux siècles de positivisme et d’arraisonnement. La société post-moderne a remplacé les anciennes figures du sacré par de nouvelles figures qui prennent les visages d’égéries au service des marques. Depuis ces dernières années, des actrices de renommée sont engagées par les entreprises de luxe pour parfaire leur marketing cultuel : Natalie Portman pour Dior, Jessica Chastain pour Yves Saint Laurent, c’est le celebrity marketing. Plus subtiles les campagnes de publicité qui rendent authentique la relation entre la star et la marque comme Catherine Deneuve assise sur ses malles Vuitton, message de l’appropriation de la marque par la star. D’autres marques connotées plus « branchées » s’adjoignent les services de stars musiciens : Lenny Kravitz pour Eleven Paris, BB brunes pour IKKS, des musiciens signent aussi des collections capsule et font la promotion de leur dernier album comme Marine Neuilly pour la marque Temps des Cerises. Mannequins, acteurs, musiciens, sportifs apportent leur aura à la marque dont ils sont le représentant pour une campagne de publicité, à l’occasion de la sortie d’une nouvelle collection, à moins que ce ne soit l’inverse. La marque et son égérie fusionnent pour assoir leur caractère exceptionnel et unique, pour se transformer en personnage sacré. La mode se présente comme une religion séculière, c’est-à-dire, un « système symbolique administré par des clercs, dont la validité repose sur ses capacités à ordonner, normaliser et qualifier le réel » (Piette, 1993). Gauchet (2000) parle de la fin de la sublimation politique comme alternative à la sublimation religieuse. La société postmoderne vit une sorte de sublimation économique en déplaçant le sacré dans le secteur de la consommation de biens. Nous observons que tous les critères de la constitution d’une religion sont remplis. De l’expérience du sacré par les fidèles, à son administration par le clergé, liturgie, lieux et personnages sacrés, présence de

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récits mythologiques, mythe rationnalisé en doctrine consumériste. Le secteur de la mode se prête particulièrement bien à la sacralisation. Univers magique par excellence qui brille de mille feux éphémères qui doivent être rallumés sans cesse. Derrière les scintillements, des budgets colossaux sont dépensés pour entretenir la flamme des fidèles et ainsi permettre de réenchanter le monde. Bibliographie BLOCH Maurice, La violence du religieux, Paris, Odile Jacob, 1997

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France Schott-Billmann

www.gesterythme.com www.drlst.org

LE RETOUR DU DIEU DANSEUR La danse permet de s’évader de son personnage quotidien et de se découvrir différent parce qu’elle relie à des forces non-ordinaires : elle met en transe. Aussi a-t-on recours à elle depuis les temps préhistoriques, comme en témoignent les parois des grottes paléolithiques, pour accéder au monde surnaturel… En Occident, la danse a depuis bien longtemps perdu cette dimension sacrée et évoque surtout le divertissement. La joie qu’on y éprouve est d’ordre tout à fait profane. C’est que la transe a été victime de la lutte obstinée et tenace menée depuis le 11 ème siècle249 contre la culture paysanne jugée rebelle par le pouvoir monarchique, démoniaque par le clergé, obscurantiste par les penseurs de plus en plus attirés par la rationalité des Lumières. Les danses, qui participaient de cette culture, sont « parties avec l’eau du bain ». Etrangement, les Occidentaux sont mieux informés des méfaits de la colonisation sur les peuples étrangers que sur le leur. Aussi tenterons nous d’éclairer la nature du sacré qui menaçait ainsi l’ordre établi ainsi que les effets de la répression de la transe en nous demandant si elle a été radicalement évacuée. 1. L’origine sacrée des danses L’origine des danses se perd dans la nuit des temps. Pour Lucien de Samosate, « tous ceux qui en ont recherché la véritable origine te diront qu’elle est contemporaine de l’univers… La ronde des astres, l’entrelacement des étoiles fixes et des planètes, le rythme harmonieux et régulier qui préside à leurs mouvements communs, tout cela constitue autant d’indices de l’existence d’une danse primordiale 250». Selon les Hindous, la danse est même plus ancienne encore que l’univers puisque c'est en dansant que Shiva créa le cosmos. Dans la mythologie grecque Terpsichore entraînait le cortège des Muses, ce qui suggère peut-être une antériorité de la danse par rapport aux autres formes d'art. La danse était un élément central des Cultes à Mystères de l’Antiquité méditerranéenne. Lucien de Samosate explique qu’elle traduisait les dogmes les plus mystérieux de la religion d’Apis et Osiris (Les Mystères Egyptiens). Et il précise : « Dans le passé toute initiation était accompagnée de danses : ce sont en effet Orphée et Musée, les deux meilleurs danseurs de leur temps qui les ont instituées en stipulant –règle belle entre toutes- que l’initiation se ferait avec le concours du rythme et de la danse »251.

249

Legendre Pierre, La passion d’être un Autre, Etude pour la Danse, Seuil, 250

Lucien de Samosate, Eloge de la Danse, Arlea Paris 2007, trad. Claude Terreaux, p. 8- 9. 251

Lucien de Samosate, Eloge ..op. cit p. 13.

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2. Danses de transe Les Mystères d’Eleusis en Grèce ont duré du Néolithique jusqu’au 4e siècle après Jésus-Christ, date de leur fermeture par l’empereur byzantin Théodose. Ils étaient dédiés à la triade Déméter-Perséphone-Dionysos. Les initiés représentaient à travers des danses, des chants et des scènes théâtrales le mythe fondateur d’Eleusis : l’enlèvement de Perséphone par Hadès le dieu des Enfers, la quête de Déméter pour retrouver sa fille perdue, le retour de celle-ci au printemps en même temps que la végétation. C’était pour l’initié une image de son propre parcours de purification des Enfers à la Lumière. Des rites faisaient éprouver corporellement ce passage entre sauvagerie et civilisation, entre Nature et Culture : à travers des danses bruyantes, au rythme balancé et marqué par une forte pulsation, accompagnées de flûtes et tambourins, l’initié vivait intensément la transition entre les deux mondes au cours d’une transe que les Grecs nommaient enthousiasme, qui signifie littéralement « avoir le dieu en soi » (en-theos). Ils y découvraient le secret d’une vie nouvelle, une autre vie. La puissance rythmique enthousiasmante était nommée Dionysos en Grèce mais elle peut prendre d’autres noms car elle n’est liée à aucun système religieux particulier. Après la fermeture des Mystères par Théodose en 391, Dionysos, réfugié sous les traits de Saint Paul, fut invoqué jusqu’au 20e siècle pour soigner les tarentulées d’Italie du Sud252 par des danses de transes dites tarentelles ; on le retrouve aussi sous le masque de San Vito en Italie, de Saint Guy (ou Saint Vit) en France, de Saint Willibrod au Luxembourg où il guérit l’épilepsie et autres troubles nerveux253 par une danse rythmée et balancée qui guérit de la chaotique danse de Saint Guy. Aujourd’hui, en Grèce du Nord, c’est sous la figure d’un saint double, Constantin-Hélène, que le rythme dionysiaque fait danser les fidèles pieds nus sur les braises sans aucune brûlure. L’enthousiasme quel que soit le nom de la puissance célébrée est l’expérience d’un état «second», « autre », extatique. C’est une transe. Le danseur incarne une force supérieure, un Autre invisible qui se manifeste à travers lui et dont il devient la théophanie. Dans l’Occident chrétien, nul (sauf Jésus-Christ) ne peut se targuer d’être une incarnation de Dieu. Toute autre transe est illicite et la possession du corps par une puissance surnaturelle représente une menace pour le clergé, seul habilité à contrôler les manifestations du divin. Aussi s’employa-t-il à briser la transe. 3. L’interdiction de la transe dans les églises d’Occident Après la fermeture des Mystère, les danses sacrées s’étaient tout naturellement transportées dans les sanctuaires chrétiens, puisque considérées depuis toujours comme des rites permettant de se relier au divin. Les chrétiens continuèrent à danser dans les Eglises mais si les danses étaient restées identiques, le célébré n’était plus

252

De Martino Ernesto, La Terre du remords, 253

La danse de Saint Guy est une épidémie de chorée qui affecta au Moyen Âge tout le Nord et l’Est de la France et au-delà, jusqu’aux Pays-Bas et en Allemagne

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Dionysos. Le rite avait conservé sa forme mais le mythe était maintenant le Dieu chrétien. L'Eglise Primitive ne semblait pas, au début, foncièrement hostile aux danses rituelles pratiquées dans les Eglises. Les Pères admettaient que les processions dansées ou les chaînes, ouvertes ou fermées, les caroles254, composées d’hommes et de femmes (souvent celles-ci menaient la danse) fassent partie de la liturgie chrétienne. Toutefois, à partir du 4e siècle, apparurent certaines réticences : Saint Augustin commença à y soupçonner des relents de paganisme. L’Eglise s’en mêla et bientôt les caroles furent interdites dans les églises par le Concile de Vannes en 465, de Tolède en 587, puis par Avignon en 1209, la Sorbonne en 1444, et enfin le Concile de Trente en 1562. La danse dans les églises résista longtemps, mais la répression en eut finalement raison, et au 17e siècle il n’en restait plus que quelques vestiges. 4. La lutte contre la transe dans les danses populaires Evacuées des églises, les danses se fondirent avec celles qui se pratiquaient au dehors, les danses de liesse collectives, vigoureusement martelées, entraînantes, enthousiastes. Les hommes d’Eglise manifestèrent très vite leur désapprobation tel Jean Chrysostome affirmant que nos pieds sont faits pour marcher et non pour sauter ou danser ; mais ils n’auraient pu venir à bout de l’amour du peuple pour ces danses sans leurs alliés « laïques » : le pouvoir royal et les autorités « éclairées ». Les trois pouvoirs, conjoints en un véritable surmoi social, menèrent une lutte acharnée pour interdire les danses qu’ils jugeaient trop exultantes. En réalité, elles étaient restées fidèles à la spiritualité des origines. Comme l’indique son étymologie, le paysan est « païen » : le sacré de la Terre n’est pas celui de la Cité. Il vénère les lois de la Nature, découvertes en observant le cycle de la vie et de la mort, l’alternance du jour et de la nuit, l’ordre des saisons, la rotation des astres, et les règles du Vivant dans toutes ses manifestations : animales, végétales et humaines. L’ensemble de ce savoir traditionnel fut diabolisé car assimilé à un héritage de croyances et de superstitions d'origine païenne. L’interdiction des fêtes ne cessa de s’amplifier depuis le Moyen Âge et culmina au 17ème avec la sanglante répression des sabbats, assemblées populaires nocturnes où on dansait et festoyait. Si la danse, malgré tout, survécut aux armées royales comme à l’Inquisition, c’est sous une forme affaiblie, édulcorée, codifiée en folklore, largement dépossédée de son enthousiasme. La transe en avait disparu. A la place on vit apparaître des danse policées, savantes, démonstrations éclatantes de la rationalité occidentale qui veut neutraliser les pulsions au profit du concept : « les Ballets du Roi et la Comédie-Française ont supplanté idéalement les formes populaires d’expression, progressivement refoulées par la forme savante ou mises à la marge du Texte 255 ». L'Occident peut se flatter d'avoir détruit, refoulé et stérilisé les couches souterraines des anciennes cultures du geste au profit de l’excès d’intellect qui « tue » l’art savant

254

Le terme apparaît au XII e siècle dans les textes, mais nous ignorons tout des pas de ces danses. L’absence de description semble indiquer qu’elles ne se distinguaient probablement pas des danses paysannes, si familières à tous que personne ne jugea nécessaire de les consigner par écrit. 255

Legendre Pierre op. cit. p. 112.

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lorsqu’il oublie ses sources que Nietzsche appelle ses « circonstances anthropologiques ». La danse populaire, au contraire, interroge le corps, la vie, la condition humaine, le lien social. Elle incarne un sacré qui n’appartient à aucun monothéisme, ni à aucun panthéon. Elle célèbre l’Anthropos sous une forme qui le « spiritualise256 » sans jamais renoncer à la sensualité. Cette expérience à la fois mystique et charnelle est celle de la transe. 5. L’expérience de la transe dans la danse Nietzsche, par la bouche de son Zarathoustra, souligne combien elles sont spirituelles: « Ce n’est qu’en dansant que je sais lire les symboles des plus hautes choses »257. Pour les « lire », cependant, il faut un état d’attention flottante, une conscience suffisamment « altérée 258» pour les entendre à travers ce que les mystiques nomment « oreille du cœur ». La transe est une expérience spirituelle dont le contenu est foncièrement indicible, intraduisible en mots et pour chacun singulière. On peut néanmoins brosser quelques traits généraux de la « transe-en danse ». Décentrement et élargissement de soi au profit du groupe La danse populaire se faisant à l’unisson, la synchronisation et la répétition des gestes créent une résonance entre les danseurs, qui, battant au même rythme, forment un chœur vocal et gestuel, un grand corps collectif commun dont ils sont les membres solidaires. Chacun est pris dans le sentiment enthousiasmant d’appartenir à une entité plus vaste que soi, un groupe plus large que la somme des individus qui le composent, de participer à une communauté « supérieure » qui, de proche en proche, participe de l’humanité tout entière. Incarner le battement vital La musique est une projection sonore des rythmes vitaux, cœur et souffle, et la danse les donne à voir… L’oreille du cœur entend dans la musique ce que les yeux du cœur voient dans la danse, la vie qui bat et respire :

- un cœur bat dans la pulsation de la musique, dans le martèlement des « pieds », dans les frappes des mains … ; une parenté, particulièrement perceptible en français, unit le pouls, la pulsation et la pulsion. La pulsation, qui sonne dans la musique, résonne avec le pouls et avec l’énergie de la pulsion. La pulsation musicale, comme la pulsion, fonctionne comme une poussée. Elle pousse le danseur au mouvement.

- un souffle cadencé, lui aussi « imité » du vivant, fait respirer la musique. Il s’entend dans le battement plus large, balancé, qui transpose le va-et-vient de l’inspir/expir en couples sonores, appariements d’unités de forme et durée identiques qui font balancer la musique Le mouvement des danseurs se moule sur sa cadence.

256

Dalcroze Jacques, op. cit, p. 136. 257

Nietzsche Frédéric, Ainsi parlait Zarathoustra, II, p. 105 (Le chant funèbre) ».Trad. Marthe Robert, Ed. 10/18. 1958. 258

En français l’expression qui désigne la transe par un « état modifié de conscience » ne fait pas entendre la dimension d’altérité qui s’empare du sujet, devenu littéralement « autre », alors que l’expression en anglais « altered state of consciousness » en rend bien compte.

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A mesure que, répétant ses mouvements en écho aux rythmes du cœur et du souffle, son corps engagé tout entier dans le battement vital, le danseur se sent intensément vivant. Mais cet état d’existence vient de ce que son corps n’est pas seul à jouir : la répétition des gestes synchrones induit une résonance d’un étage à l’autre des registres qui le constituent, et le battement s’étend, se propage de son corps à son psychisme inconscient, le conduisant à une jubilation qui est l’essence de l’enthousiasme. L’ivresse des contraires

Certains cherchent à conscientiser cet état. Nietzsche, qui pensait en

marchant, avait, au cours de ses longues randonnées, découvert l’ivresse des contraires produite par la frappe alternée de ses pieds sur le sol.

Dans la marche se joue en effet, dans l’interaction des pieds, une relation

d’opposés couplés (droite/gauche, poser/lever…).

Cette dialectique des contraires est à la base du geste répétitif, qui est l’âme des danses populaires. Sa structure est un aller-retour puisqu’il faut revenir au point de départ pour recommencer. Son trajet forme une boucle de deux mouvements symétriques, deux demi-gestes opposés ; il balance entre deux pôles. Prenons l’exemple de la répétition d’un lancer de bras vers le haut. Pour le refaire, il faut que les bras reviennent vers soi, se replient et redescendent. Le geste balance entre des contraires : haut/bas, centrifuge/centripète, tendu/plié… Chacun d’eux apparaît à son tour, se développe, se replie et disparaît, laissant place à l’autre pour réaliser le geste entier. Le mécanisme du geste répétitif est donc une mise en mouvement d’oppositions binaires, une relation rythmique entre deux termes liés par un dialogue sans fin. Le jeu antagoniste se perçoit d’abord au niveau des sensations du corps : lorsque, par exemple, la position des bras tendus verticalement qui contracte les triceps dure longtemps, elle entraîne en réaction la contraction des muscles antagonistes, les biceps, responsables de la flexion du bras. Inversement la flexion des bras suscite « élastiquement » le besoin de les étirer. Et ainsi de suite, le mouvement s’auto-entretient. Le couple d’opposés que constituent les deux trajets inverses du geste répétitif relance automatiquement le mouvement, qui se poursuit de lui-même. Le danseur, n’ayant pas besoin d’exercer son contrôle, peut se laisser aller, relâcher sa vigilance, « lâcher-prise », s’abandonner au mouvement. Il est alors traversé, transi, par le battement des contraires qui jouent en lui et l’entraînent dans la transe. Il en est le siège, la monture, le « cheval », il est devenu Un avec le battement, il EST le battement, il va-et-vient entre les deux pôles du geste. Il les relie. L’ivresse des contraires remarquée par Nietzsche vient de la jouissance de leur jeu de tissage qui entraîne symboliquement celui des couples de contraires à l’œuvre dans notre réalité humaine : dedans/dehors, corps/esprit, soi/autre, imaginaire/réalité, nature/culture, visible/invisible, vie/mort. Liant ces polarités dans le battement d’apparition/disparition qui les lie indissolublement en couple dansant, le danseur accède au bonheur extatique de la non-dualité : les opposés ne sont pas coupés l’un de l’autre, un passage réversible les unit. Le danseur est lui-même ce passage, cette transition (trans), il participe également des deux domaines, il relie le corps et l’esprit, les instincts et la culture.

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Par la danse, il revit l’expérience du fort-da, le premier battement devenu signifiant, la première transe, la jubilation de l’enfant accédant au symbolique. Il revit l’assomption jubilatoire du sujet. Il se sent exister, comme la première fois. Rappelons l’observation faite par Freud sur son petit-fils, âgé alors d’un an et demi. L’enfant, encore en pleurs parce que sa mère s’est absentée, invente un jeu qui le console et que son grand-père décrit ainsi259 : “L’enfant avait une bobine en bois avec une ficelle attachée autour. Il ne lui venait jamais, par exemple, l’idée de la traîner par terre derrière lui pour jouer à la voiture ; mais il jetait avec une grande adresse la bobine, que retenait la ficelle, par dessus son petit lit à rideaux où elle disparaissait tandis qu’il prononçait un son ooo riche de sens ; il retirait ensuite la bobine hors du lit en tirant la ficelle et saluait alors sa réaparition par un joyeux da (“voilà”). Tel était donc le jeu complet : disparition et retour”.

On reconnaît dans ce jeu la structure du battement qui organise les musiques et les danses populaires : l’enfant allonge le bras pour lancer la bobine sur le son “ooo”, qui, selon Freud pourrait signifier “fort” (“loin”, “partie” en allemand) ; il ramène son bras pour faire revenir la bobine en s’exclamant “da” (“ici”, “voilà” en allemant) 260.

C’est un moment d’illumination, un éblouissement que les psychologues nomment « insight », un instant de jubilation, que la danse commémore et réactualise : la découverte du symbole. L’enfant « lit » dans la bobine la présence d’une réalité invisible, la mère absente, il la « voit » aller et venir dans le mouvement de son bras qui va-et-vient entre 2 pôles, le jeté qui l’étire et le ramené qui le replie. Lacan souligne le caractère extatique du fort-da en le situant non pas du côté de la maîtrise, comme le fait Freud, mais comme une déprise, c’est-à-dire une transe : l’enfant s’enivre du mouvement répétitif créé par la mise en acte du couple absence-présence, le « fort-da » « qui est un ici ou là et que ne vise en son alternance que d’être fort d’un da et da d’un fort »261.

Cette étape fondatrice s’est faite à partir de l’inlassable jeu d’opposés dont tout enfant cherche à comprendre le rapport en faisant infatigablement “tourner” les contraires (ouvrir/fermer une porte, allumer/éteindre une lumière, remplir/vider la baignoire etc). Ayant compris que chaque contraire correspond à l’absence de l’autre, qu’il est son envers, son négatif, le “creux” qui le double, et que c’est de ce creux que chacun des deux « appelle » l’autre à le compléter, il est prêt à l’expérience du « fort-da ». Bien entendu, tout enfant n’utilise pas une bobine, il peut choisir un autre objet, et s’enivrer d’autres contraires. Mais dans tous les cas, il manifeste une jubilation lorsqu’il découvre que la dualité des opposés peut être dépassée par le tiers qui réunit les deux « faces » de l’absence et la présence d’un objet dans le symbole.

La ressemblance de la structure du fort-da avec celle du geste répétitif nous

conduit obligatoirement à interroger l’identité de ce qui allant-et-venant entre le visible et l’invisible, met le danseur en transe. 6. La renaissance de la pulsation

259

Freud Sigmund, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 (1ère

édition 1927), pp. 52-53. 260

C’est à cause de ces deux phonèmes « o » et « a » qui signifieraient « fort » (loin) et « da » (ici) que ce jeu est nommé le jeu du « fort-da ». 261

Lacan Jacques, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, pp. 60-61.

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La perte des anciennes danses sacrées avait laissé un grand vide dans la culture populaire car leurs vestiges affadis, refroidis et folklorisés, étaient devenus étrangers au peuple, pauvres rites privés de leur mythe. Pourtant, le souvenir de la pulsation paysanne était resté vivant et sa nostalgie en Occident explique les raisons de la ruée des Européens sur les nouvelles danses venues des USA dès le début du 20ème siècle. Ces danses, nées du métissage des danses africaines venues sur le Nouveau Continent avec les esclaves, et des danses « blanches » amenées par les émigrés européens, sont caractérisées par une forte pulsation et un rythme bien balancé.. Du cake-walk en 1903 jusqu’au rock-and-roll en 1954, en passant par le fox-trot, le charleston, be-bop, le boogie-woogie, le battement a recommencé à faire résonner dans nos fibres les plus intimes, ce que l’Eglise, le pouvoir central et les philosophes des Lumières, avaient cherché à éradiquer. On assiste aujourd’hui à son retour en force, presque vengeur dans une culture populaire devenue largement urbaine.

La frénésie déclenchée par les danses jazz, par exemple entre les deux guerres avec le charleston, ou après la seconde guerre avec le be-bop des caves de Saint Germain-des-Prés ne s’éteint plus. L’appétence, particulièrement chez les jeunes, pour les formes rythmées, répétitives et collectives ne faiblit pas. Aujourd’hui, le rock et ses dérivés rap et techno, font danser la planète entière au son d’une pulsation, le beat, qui revendique explicitement sa ressemblance acoustique avec le battement du cœur, et au rythme d’une cadence minimaliste où les dyades musicales sont déconstruites jusqu’à se réduire à leur plus simple expression, un rythme à deux temps, structure élémentaire du balancement (« to rock » signifie d’ailleurs balancer).

La danse disco, le rock, la danse techno, le hip-hop font aujourd’hui revivre le battement ancestral à l’échelle planétaire. Ces formes modernes qui semblent des rites à la recherche de leur mythe, revendiquent la transe, célébrant ainsi sans le savoir un sacré dionysiaque qui traverse le temps. Juste retour des choses, retour du refoulé, Dionysos nous est revenu, par le détour de la culture afro-américaine.

7. Le retour de Dionysos Dionysos262, dieu du passage de la Nature à la Culture, est le dieu tragique, assassiné par les Titans, mais dont le cœur, recueilli par la Déesse-Terre, ne cesse jamais de

262 Daraki Maria, Dionysos et la Déesse Terre, Champs, Flammarion, 1994.

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battre. Il renaît dès qu’en groupe d’humains se rassemble sur ce battement. Ce « démon » qui s’évanouit/ressurgit sans cesse dans une succession d’apparitions/disparitions, qui ne cesse de descendre et remonter des Enfers, de lier le corps et l’esprit, la sauvagerie et le sublime, ce Danseur, seul dieu en qui Nietzsche pouvait croire n’est autre que l’être humain, l’Anthropos. Il dansait déjà, dit-on, dans le ventre de sa mère. C’est ce que font tous les enfants en gestation, bercés par le va-et-vient du souffle maternel, sur fond de pulsation cardiaque, la première musique que nous percevons. Dionsyos est aussi le bébé au berceau (Dionysos liknitès), dont prennent soin les nymphes qui, comme les mères berçant l’enfant, le font insensiblement passer de la Nature à la Culture, transposant en berceuses et jeux rythmés les rythmes du battement du cœur et du va-et-vient du souffle. La berceuse n’est-elle pas notre première danse, balancement extasié, dans les bras d’un autre ? La Déesse-Mère, maîtresse de la vie et de la mort, transmit dans ses Mystères le battement immortel qui fonde la musique et la danse dans la culture orale où depuis des millénaires, sans texte écrit, sans livre, le dieu de la transe draine des foules depuis que les tambourins de Dionysos Bromios (le Bruyant) en Grèce accompagnaient ses chants et ses danses jusqu’au beat électronique de la musique techno qui déchire les tympans des danseurs de « rave-parties ». La pulsation qui gronde dans les amplis est celle que les danses ancestrales faisaient entendre au paysan d’autrefois. Et le danseur de tous les temps jouit du geste répétitif qui fait tourner les opposés. Il passe d’un monde à l’autre, les visitant tour à tour, saisissant que chacun double l’autre en creux et l’appelle depuis ce creux, comme ce qui peut le compléter pour reconstituer la totalité. Il s’enivre de leur battement amoureux. Il y est pris corps et âme, occupant deux positions à la fois : celle de l’homme qui appelle le dieu invisible et celle du dieu qui appelle l’homme à lui donner un corps, à le rendre visible. Chacun appelle l’autre et lui répond par un appel. Les positions sont réversibles : humain et divin, visible et invisible, présence et absence sont indissociables. Combien s’avère injuste aujourd’hui la répression d’une spiritualité qui célèbre la vie, qui relie le ciel et la terre, le divin et l’humain ! Le danseur enthousiaste de Dionysos, participe comme lui des forces souterraines (domaine des instincts) et de la terre (domaine de la civilisation). Le désir de jouir de la non-dualité n’est pas d’ordre sexuel, il est mystique. La culture populaire, aujourd’hui largement urbaine, a re-sacralisé les danses. Certes, il ne s’agit pas de faire nostalgiquement revivre le dieu antique, mais de redonner à la danse sa vocation dionysiaque d’écrire dans les corps par le battement la Loi naturelle que les paysans vénéraient au-dessus des lois conventionnelles, celle qu’évoque Rousseau263 : «aux lois –politique, civile, criminelle- il s’enjoint une quatrième, la plus importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans le cœur des citoyens ». Paradoxalement, cette loi libère. Elle n’offre pas une liberté affranchie de tout code, mais elle sauve de la prison de la dualité. C’est peut-être la raison de la haine que vouaient à la danse les hauts représentants de l’Occident dualiste. 263

Rousseau Jean-Jacques, Du Contrat social, p. 91.

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Bibliographie

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DIDIER-WEILL Alain, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Aubier Psychanalyse, 2010.

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LACAN Jacques, Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, 1973.

LEGENDRE Pierre La passion d’être un Autre, Seuil, Paris, 1978.

NIETZSCHE Frédéric, La naissance de la tragédie, Folio essais, Gallimard, 1977 (1872).

Ainsi parlait Zarathoustra, Poche, série Classiques, nrf, 1972.

ROUSSEAU Jean-Jacques, Du Contrat social, Garnier Flammarion, (Poche), 2006, (1762).

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Le primitivisme en danse, Paris, Chiron, coll. La recherche en Danse, 1989.

Le Féminin et l’amour de l’Autre, Paris, Odile Jacob, 2006.

Quand la Danse Guérit, Le Courrier du Livre, 2012.

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Le clown : quel (con) sacré ?

Delphine Cezard

Pour certains sociologues, les rapports entre art et sacré sont nombreux et ne font pas de doutes. Par exemple, Louise Lachapelle, en s’appuyant sur les propos de Guy Bellavance qui retracent les fondements religieux du rapport à l’art, démontre que le statut social de l’artiste et de l’art est construit autour d’un système de valeurs empreint de la religion chrétienne264. L’art, en tant que retranscription sur un mode empirique de ce qui est de l’ordre de l’immatériel, rejoint une modalité de la religion. En outre, l’aspect universel de l’approche de l’art, la posture démiurgique de l’artiste créateur ou encore la singularisation de l’objet, sont des données idéologiques qui se rapprochent de celles de la religion. Pierre Bourdieu et Nathalie Heinich, pour qui « l’art est un univers de croyances265 », dénoncent ces constructions idéologiques et organisationnelles de la « religion de l’art ».

La question du sacré dans le clown soulevée dans ce travail met en lumière

l’évolution des concepts d’art mais aussi de clown ou encore de sacré. En effet, la notion d’art s’est transformée au fur et à mesure du temps, notamment sous l’effet de cette démystification induite par la pensée bourdieusienne et du processus de rationalisation des activités sociales266 qui a traversé les sociétés contemporaines et occidentales267. De la même manière, les pratiques clownesques se sont fortement modifiées ces vingt dernières années alors que la figure268 du clown continue d’être représentée et pensée à travers des stéréotypes, à commencer par celui de clown de cirque. Ces transformations ont été génératrices d’ambivalences, de tensions notamment entre les traditions idéologiques et les réalisations sociales pratiques. Quant au sacré, sa définition se voit éclairée sous un jour nouveau à travers cette étude de cas. Ordinairement, est sacré ce qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect269. Si le sacré désigne ce qui ne concerne pas les choses ordinaires et utilitaires, il correspond même, pour Mircea Eliade, à une puissance vécue à travers l’imaginaire pouvant conduire tout objet à en faire partie270. Le double étymon latin sacer et sanctus, à l’origine de deux verbes - sacrare et sancire - au sens différent, se rapporte à l’ambivalence de signification du sacré qui apparaît dans le concept « numineux » que Rudolf Otto utilise pour le définir, relevant d’un mystère à la fois terrifiant et fascinant271. Cette dualité correspond, pour Roger Caillois, à deux attitudes : le

264

LACHAPELLE Louise. Croyance et objet d’art. Religiologiques, n°18 (automne 1998) Marges contemporaines de la religion, automne 1998. URL : http://www.religiologiques.uqam.ca/18/18texte/18lachapelle.html#fn0. 265

Bourdieu Pierre. Questions de sociologie. Paris : Edition de Minuit, 1981, 277 p., p. 207. 266

La notion de rationalisation utilisée se réfère à la définition donnée par Max Weber, à savoir une adaptation des moyens et des logiques de pensées aux fins d’organisations sociales par l'utilisation de la raison et du calcul. Cf notamment WEBER Max. L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Paris : Plon, 1964, 340 p. 267

Ces diverses transformations qui font face à des habitudes de pensées, ont d’ailleurs contribué à remettre en question l’appartenance du clown à l’art. 268

La notion de figure correspond à la façon dont l’aspect extérieur et caractéristique d’ensemble du clown est considéré par les groupes sociaux (« Le Trésor de la Langue Française Informatisée », site dédié à l’analyse et au traitement informatique de la langue française, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm, consulté le 14 avril 2011). 269

« Le Trésor de la Langue Française Informatisée », site dédié à l’analyse et au traitement informatique de la langue française, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=167160660;, consulté le 3 mai 2014. 270

ELIADE Mircea. Le Sacré et le Profane, Paris : Gallimard, 1987, 185 p. 271

OTTO Rudolf. Le Sacré, Paris : Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1995, 302 p.

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respect de l’interdit ou sa transgression272. Selon lui, il s’agit pour l’homme d’échapper à sa condition d’être motel et de s’inscrire, comme le suggère Émile Durkheim, dans une dynamique collective et impersonnelle, propre à la société elle-même273.

Aussi, comment et sous quelles formes le lien entre sacré et clown est-il apparu ? En quoi la figure du clown relève-t-elle aujourd’hui, aux yeux de l’imaginaire social, de cet espace séparé ?

D’abord, faire un état des lieux sur la présence des clowns à travers l’histoire

permet de définir les influences et les marques du sacré sur leurs représentations. Cette relation mise en place en profondeur entre le sacré et le clown a été

maintenue par l’effet des représentations dans l’organisation des spectacles et le regard du public, étudiés en seconde partie.

Enfin, la place du sacré dans les approches personnelles et les pratiques

professionnelles des clowns d’aujourd’hui est interrogée. Ce travail se base sur des recherches, des observations participantes et des

entretiens, effectués avec dix-sept « nouveaux clowns274 », qui ont été réalisés dans le cadre d’un travail doctoral275. L’étude, comparative et croisée, relève d’une sociologie interprétative. Les représentations clownesques : une histoire liée au sacré. « Fous sacrés, autrement dit miroir dérisoire de clowns en majesté, qui revendiqueraient d’un geste margestueux leur statut d’auxiliaire bienfaisant, pour guider nos regards de myopes dans la quête de la vérité, par leur perception oblique et décapante des hommes et des choses, car eux seuls sont "capables de nous faire sentir ce qui est sacré, ce qui est imposture" 276 »

Judith Kauffmann Les représentations des clowns qui ont eu cours à travers le temps, allant du

personnage christique au bouc-émissaire, ont pour la plupart un rapport au sacré très fort. Souvent perçus comme désacralisateurs et profanes, c’est en cela même que les clowns peuvent entrer en relation avec des caractéristiques sacrées.

Les premiers clowns sont apparus au sein de sociétés primitives sous des

formes diverses et pourtant unies par leurs significations et fonctions profanatrices, qui servaient de contrepied aux croyances et aux rites instaurés. Alfred Simon fait un lien historique entre la figure du clown et les clowns sacrés en citant Paul Radin au sujet des fêtes des indiens Pueblos du nouveau Mexique : « Le clown vient d’ailleurs, 272

CALLOIS Roger. L’homme et le sacré, Paris : Gallimard, 1950, 246 p. 273

DURKHEIM Émile. Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Paris : PUF, 1985, 647 p. 274

L’appellation de nouveaux clowns renvoie à la nouvelle vague de clowns qui a émergée dès les années 1970, en référence à la création du « nouveau cirque ». 275

Le travail de recherche soutenu à l’automne 2012 à Aix Marseille Université (Laboratoire d’Etude en Sciences de l’art – LESA) et mené entre 2008 et 2011 par contrat CIFRE entre l’Université de Picardie Jules Verne et le Centre Hospitalier Universitaire de Bordeaux vient d’être publié : CEZARD Delphine. Les « Nouveaux » clowns : approche sociologique de l’identité, de la profession et de l’art du clown aujourd’hui, Paris : L’Harmattan, coll. « Logiques Sociales », avril 2014, 270 p. 276

KAUFFMANN Judith (Textes réunis par). Humoresques, N°19. Rires marginaux, rires rebelles. Paris : CORHUM, 2004, 187 p., p. 12.

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oui, mais de plus loin que la foire. Dans toutes les religions dites primitives, on trouve des clowns sacrés, les-dieux-qui-parodient. Ils sont là pour mettre le peuple en joie. Le rire est leur sacré et sans lui, pas de hiérophanie, pas de manifestation du sacré277 ». Pour Laura Makarius, la violation des tabous dans les sociétés primitives est marquée par cinq figures278 : le forgeron, le roi divin, les jumeaux, les clowns rituels et le trickster279. Le trickster peut être rapproché de la figure du clown en cela qu’il représente la violation magique des interdits, étant placé à la fois entre une posture de bouffon et de créateur280. En outre, la notion d’impureté souvent associée aux pratiques sexuelles, est valorisée lors de ces manifestations sacrilèges et profanatrices de sacré. Par exemple, chez les indiens Zunis, lors des rituels de révélation de la vérité qui s’accompagnent de la profanation de règles sociales, les clowns sacrés portent des simulacres de pénis et encouragent à la licence sexuelle281. En se livrant ainsi à des sacrilèges, ces clowns ancestraux peuvent être assimilés à la figure du bouc émissaire ou du fou. Selon Adolphe Nysenholc ce rapprochement ne fait aucun doute : « Mais le clown, tragique, dans son rôle de victime salvatrice, rejoindrait une de ses significations les plus anciennes. Évoquant certaines fêtes celtiques d’origine païennes, Enid Welsford rappelle que le folk-fool est fréquemment tué et que la figure centrale des rites de bouc émissaires, homme vivant ou effigie, est souvent qualifié de fou282 ». Les retranscriptions de ces réalités sociales se mêlent et participent, par un processus de typification, à la création des représentations.

Au-delà de ces formes clownesques issues d’autres civilisations, le fou du roi se présente dans le savoir commun des occidentaux comme le prédécesseur le plus évident du clown. En effet, ce personnage comique du Moyen-Âge prêt à distraire les convives au sein des Cours royales en se moquant du souverain, a certainement influencé les représentations des clowns, notamment par leur rapport avec la folie ou la bestialité qui étaient invitées à leurs pratiques désacralisatrices. En outre, d’autres pratiques similaires et contemporaines entretiennent des relations avec la folie et le sacré comme celles de la Fête de l’âne ou de la Fête des fous. Cette dernière, destinée à honorer l’entrée de Jésus à Jérusalem, était une mascarade essentiellement ecclésiastique durant laquelle prêtres et diacres se livraient à des actes parodiques tels que des chants obscènes, des travestissements exubérants, des repas et des jeux sur l’autel. En effet, de nombreux rituels d’inversion avaient alors lieu, allant du détournement des sermons, des gestes et des chants liturgiques à la mise en scène de postures scatologiques et sexuelles ou encore à l’inversion des genres et des rapports sociaux de pouvoir. Pourtant, ces sacrilèges, avant d’être interdits, étaient en quelque sorte régulés et parfois codifiés dans des livres de rituels283. Une autre pratique relevée est celle des fols en Christ ou « clowns d’Église », explorée par Jean-Claude Roberti. Par rapprochement étymologique et sémantique il les rattache aux notions d’agitation, puis d’imbécillité, voire de handicap mental les plaçant de fait hors de la normalité284. La mission des fols en Christ, qui n’étaient autres que des moines,

277

SIMON Alfred. La Planète des clowns. Lyon : La Manufacture, 1988, 318 p., p. 12. 278

MAKARIUS Laura. Clown rituel et comportements symboliques. Diogène n°69, Gallimard, 1970, pp. 47 / 74. 279

Le trickster est un personnage mythique présent dans les cultures amérindiennes, océaniennes et africaines qu’un certain nombre de chercheurs, dont les psychologues Jung et Kerenyi et l’ethnologue Paul Radin, a tenté de comprendre. 280

MAKARIUS Laura. Le mythe du « Trickster ». Revue de l’histoire des religions, Tome 175 n°1, 1969, pp. 17 / 46, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1969_num_175_1_9394. 281

BONANGE Jean-Bernard. Le Clown, intervenant social, Le Miroir du clown dans les réunions institutionnelles. Toulouse : Université de Toulouse Le Mirail, Thèse, 1998, 298 p., p. 35. 282

NYSENHOLC Adolphe. Charles Chaplin, L’âge d’or du comique. Paris : L’Harmattan, 2002, 255 p., p. 210. 283

GUILLERAY Pierre-Emmanuel. La Fête des fous dans le nord de la France (XIV-XVI èmes siècles). Site des thèses de l’ENC, http://theses.enc.sorbonne.fr/2002/guilleray, consulté le 5 mai 2014. 284

ROBERTI Jean-Claude. « Le clown d’Église : le fol en Christ ? » dans VIGOUROUX-FREY Nicole (Sous la direction de). Le Clown : Rire ou dérision ? Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1999, 207 p., p. 25.

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paysans ou représentants de la noblesse d’âge mûr, consistait à souligner les abus sociaux et à forcer les prises de conscience chez leurs concitoyens. Alors qu’ils passaient leur nuit à prier, durant le jour ils jouaient aux marginaux, faisant de leur folie un outil permettant de révéler la vérité. Cette ambivalence de sens contenue dans la notion de folie remonte à l’Antiquité où elle était considérée comme le signe d’un entendement surhumain capable d’oracles285 ainsi qu’au Moyen-Âge, où elle est alors synonyme de clairvoyance. Comme le rappelle Annick Le Moal-Sommaire, « à cette époque la vraie folie et non celle parodiée dans la fête médiévale est bien considérée par l’Église : l’ "innocent" est respecté et admiré. On le croit doué de facultés extraordinaires, comme celle de parler des langues étrangères ou celle de lire l’avenir. Et même s’il fait peur, il n’est pas enfermé. On ne cherche pas non plus à le soigner ni à le guérir puisqu’il appartient à l’ordre du sacré286 ». Selon elle, cette figure clownesque à la fois profanatrice et éclairée, est alors comparable au Christ qui, bien qu’humilié et rejeté, est reconnu roi des Juifs287.

Ainsi, par association, ces diverses fonctions sont attribuées aux représentations des clowns. D’ailleurs, la peur souvent inspirée par la figure du clown a un rapport avec cette déconstruction, cette désacralisation en jeu. Ainsi que le rappelle Hippolyte Romain au travers de l’exemple de l’ordonnance de 789 qui défendait aux gens d’église de posséder des chiens de chasse, des faucons et des éperviers mais aussi des farceurs288, cette peur peut conduire à la prohibition. La figure du clown se rapporte ainsi souvent au rôle de révélateur ou encore de bouc émissaire, se faisant l’emblème sacrée d’une misère de corps et / ou d’esprit. Cette représentation du clown, ayant une apparence à contresens du « normal » et de la maîtrise de soi, est liée à une posture à la fois humble et grande, caractéristique du sacré. Confirmant une correspondance entre le clown et le mystique, Pascal Jacob parle du clown blanc comme d’une figure mortuaire : Maquillé de blanc, spectral et fantomatique, il évoque au-delà des siècles le masque de céruse de Thespis, poète grec légendaire, créateur de l’action tragique dans l’Athènes antique, qui aurait transporté dans son chariot la première troupe d’acteurs ambulants, premier symbole de l’errance des comédiens et saltimbanques. L’origine de cette silhouette lunaire aux sourcils de charbon et aux lèvres de sang, coiffée d’un simple cône de feutre blanc, puise quelques-unes de ses références dans l’Antiquité et notamment dans le costume du stupidus romain. La pâleur du clown est identique à celle qui identifie les esprits des morts sur les tréteaux médiévaux et cette parenté sacrée l’insère dans un axe infini tracé à travers le temps289. Ce rapport à la mort, légitimé ici par des images mythologiques et historiques, n’est pas sans rappeler la posture du chaman, médiateur avec l’au-delà. Ces diverses représentations clownesques ont en commun d’engager un processus qui bien qu’opérant dans le domaine du sacré, s’attache à désacraliser, à déconstruire des données établies, à l’instar des rites d’inversion propres aux fêtes médiévales occidentales ou encore aux tribus d’Afrique et d’Amérique du Nord. Elles sont ce qu’Edgar Morin appelle « le négatif du sacré, le profané290 ».

285

ROMAIN Hippolyte. Histoire des Bouffons des Augustes et des Clowns. Quart : Joëlle Losfeld, 1997, 85 p., p. 16. 286

LE MOAL-SOMMAIRE Annick. L’Imaginaire du clown, approche historique, anthropologique et psychanalytique d’un médiateur thérapeutique venu d’ailleurs. Lille : Atelier national de reproduction des thèses, 2005, 616 p., p. 206. 287

Ibid., p. 206. 288

ROMAIN Hippolyte. Op. cit., p. 20. 289

JACOB Pascal. Les Clowns. Paris : Magellan et Cie, 2001, 67 p., p. 29. 290

MORIN Edgar. Les Stars. Paris : Éditions du Seuil, 1972, 187 p., p. 174.

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Les représentations qui découlent de cet historique ont un impact à la fois sur le public mais aussi sur la construction d’une identité profonde de la figure clownesque. Comment agissent-elles sur le public des clowns ? Quelles formes de sacré se sont instaurées dans les relations entre le clown et son public ? Le public et le clown : une relation sacrée ? « Le public est donc partie prenante de cette convention pour entrer dans l’illusion de la vie du personnage ou, plus précisément, du clown en tant que figure ou mythe plus qu’en tant que personnage. Le spectateur peut s’abandonner à cette illusion sans être dupe car le jeu du clown n’est pas réaliste ou naturaliste mais stylisé 291 »

Jean-Bernard Bonange

Les représentations du clown ont influencé et conditionné le comportement et la vision du public sur les clowns de manière générale. La figure du clown, ayant traversé avec persistance et force autant de strates sociales et temporelles, a pris une place comparable à une tradition voire à un « mythe ». En effet, la fonction mythique, possédant une certaine nécessité sociale à même de fournir des modèles de comportements, un sens au monde et une valeur à l’existence, se renouvelle à travers la production de mythes modernes292. Le traitement sacré de la figure clownesque par le public découle de cette place particulière de l’art et des stéréotypes du clown au sein des sociétés occidentales. L’ensemble de codes et de conventions qui encadre le spectacle en amont (tels que la mise en scène, les répétitions, les décors et les costumes) et pendant son déroulement (comme les silences ou les applaudissements) se rapproche d’une combinaison de rites. De la même manière, la croyance que les acteurs et les spectateurs accordent au spectacle peut être assimilée à un pacte sacré. Le rituel du spectacle repose en effet sur un ensemble de coutumes nécessaire à son fonctionnement et cautionné par les groupes sociaux au sein desquels il se déroule. Ce cadre convenu permet de mettre en scène une autre vie, un ailleurs. D’une certaine façon, comme le précisent Peter Berger et Thomas Luckmann « la transition entre les réalités est marquée par le rideau qui se lève et tombe. Quand le rideau se lève, le spectateur est "transporté dans un autre monde", avec ses propres significations et son ordre personnel qui n’est pas nécessairement le même que celui de la vie quotidienne293 ». Cet espace de jeu, assimilable à ce domaine séparé, en dehors des choses ordinaires, doit non seulement son existence à la croyance du public en ce que propose la mise en scène, le texte et les comédiens, mais aussi des comédiens en ce qu’ils jouent et représentent. Dans ce cadre-là, à l’image de la religion, celui qui professe doit démontrer une foi à toute épreuve. Un parallèle peut être effectué avec les chamans qui « conscients de recourir à des stratagèmes n’en ont pas moins foi dans leurs propres pouvoirs et surtout dans les pouvoirs des autres shamans qu’ils vont d’ailleurs consulter lorsqu’eux-mêmes ou leurs enfants sont

291

BONANGE Jean-Bernard. Op. cit., p. 57. 292

« Analyse de livres », Imaginaire & Inconscient 3/ 2002 (no 7), p. 129-133

URL : www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2002-3-page-129.htm. DOI : 10.3917/imin.007.0129 293

BERGER Peter et LUCKMANN Thomas. La Construction sociale de la réalité. Lassay-les-Châteaux : Armand Colin, 2006, 353 p., p. 78.

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malades294 ». Le comédien doit croire en sa prestation mais aussi en la croyance et au maintien du rôle du public. À l’inverse, le public s’attend à ce que le comédien propose un personnage au premier degré et, dans le cas du clown, à voir un « vrai » clown. Il s’agit d’un pacte, d’un code sacré, qui ne doit pas être rompu et qui pourrait se rapporter à de la « feintise ludique partagée » telle que l’a décrite Jean-Marie Shaeffer. En effet, par immersion fictionnelle se crée une modélisation du réel qui porte à considérer ce type de fiction comme un genre de la réalité295. « Avec le nez », témoigne un clown interrogé296, « il y a un truc qui dit "on joue", il n’y a pas d’ambiguïté. Le code est donné de suite. Avec le risque de l’a priori positif ou négatif », ajoutant : « C’est quand même un rituel. Le passage où je le mets, il y a un truc qui change ». Le comédien donne vie à son personnage d’abord pour lui-même, le rendant « crédible » par le rituel de l’accoutrement ou du port du nez qui donne une valeur ajoutée, une spécificité au spectacle de clown. En effet, alors qu’au théâtre classique, les codes et les conventions sont ceux d’un art sérieux (un public silencieux, des personnages qui se doivent de l’ignorer, une histoire qui ne doit pas être mise en doute), la présence du clown signifie qu’il s’agit d’un spectacle au sein duquel la perturbation et le désordre sont de circonstance. De fait, les clowns vivent souvent des expériences hors de l’ordinaire durant leur spectacle, comme en témoigne ce clown lors d’un entretien : Je ne dirais pas "il est tout arrivé", mais il est arrivé pas mal de choses un peu incroyables… ou d’un coup, la salle prend le… il se passe de drôle de choses… un mongolien qui monte sur scène, qui vient avec toi jouer… des vieux qui mettent un bazar monstrueux, un enfant qui pleure, des gens qui répondent, des enfants qui répondent. Ils ne sont pas du tout dans la dimension théâtrale, ils sont partenaires, ils sont dans le spectacle. Oui, des choses il en arrive forcément… avec le clown, il provoque… ça ! En ce sens, le clown agit comme un profanateur cérémoniel. En se moquant des conventions, il se propose d’en dévoiler le caractère drôle et social297. Selon, Erving Goffman, « si l’individu est un dieu si viable, c’est peut-être parce qu’il peut réellement comprendre l’importance cérémonielle du traitement qu’on lui manifeste, et qu’il peut répondre activement de lui-même à ce qu’on lui offre. Point besoin d’intermédiaires entre de tels dieux : chacun sait être son propre prêtre298 ». Le clown se propose de déconstruire les rituels ordinaires, invitant l’homme à se déprendre des codes sociaux, devenus invisibles par la force et la prégnance des croyances et des habitus. Le spectacle agit donc comme une permission d’infraction à l’ordre établi, à l’instar des rites d’inversion qui, selon Émile Durkheim, renforcent non seulement la cohésion de groupe mais auraient aussi un rôle à jouer dans la société moderne, individualiste et menacée d’anomie299. Un clown interrogé explique que « c’est ça qui est bien, qu’il [le clown] peut faire n’importe quoi, tant que tu as l’aval du public ». À l’inverse, le public peut se permettre de faire n’importe quoi, puisqu’il a l’aval du comédien.

Si le clown désacralise le rapport du comédien avec son public et les codes de jeux traditionnels, il sacralise cette autre forme de spectacle, qui possède également

294

GOFFMAN Erving. La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. Paris : Les Éditions de Minuit, 1973, 241 p., p. 28. 295

SCHAEFFER Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Paris : Seuil, 1999, 346 p. 296

Les citations utilisées dans cet article sont extraites des entretiens réalisés avec les clowns dans le cadre de la recherche doctorale. Rendues anonymes, elles sont signalées dans le texte par le terme « clown ». 297

GOFFMAN Erving. Les Rites d’interaction. Paris : Les Éditions de Minuit, 1974, 121 p., p. 76. 298

Ibid., p. 84. 299

DURKHEIM Émile. Op, cit. Voir aussi DETIENNE Marcel. L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1992 et ELIADE Mircea, Le mythe de l’éternel retour, archétypes et représentations, Paris, Gallimard, 1989.

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ses codes et ses rituels. Cette posture ambivalente est illustrée par les propos de Caroline Simonds, clown à l’hôpital et fondatrice du Rire Médecin en France, qui explique que « rien n’est sacré pour nous. Nous nous en prenons de la même manière à tous et à tout300 » avant d’ajouter : « Ce qui s’est passé ici entre nous toutes est de l’ordre de l’exceptionnel et peut-être même du sacré301 ». Ainsi, la déconstruction de conventions appelle nécessairement la réhabilitation de nouvelles valeurs et de nouveaux codes. Ce pacte conclu autour de ce nouveau rituel agit comme une réaffirmation du caractère sacré du spectacle et du rapport entre personnages et publics. Caroline Simonds constate par exemple que certains enfants hospitalisés aiment que les jeux soient renouvelés les faisant alors comme des rituels à même d’instaurer une stabilité dans le chaos que la maladie et que la prise en charge médicale ont instauré302. Émile Durkheim voit dans le rite une possibilité de réassurance du facteur social, le groupe ranimant périodiquement le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité tout en raffermissant ses membres dans leur nature d’êtres sociaux303. Le rituel permet dans ce sens et dans l’exemple soulevé par Caroline Simonds une évasion et fonctionne paradoxalement comme la réassurance d’une appartenance sociale commune. Le spectacle ou la performance de clown est une transformation du spectacle conventionnel. Autrement dit, le cadre primaire, servant à comprendre les modalités d’organisation d’évènements, a été transformé par modalisation. En effet, une seconde interprétation a été donnée en prenant pour modèle la première en la considérant différemment304.

Les codes empruntés par le clown l’amènent à correspondre formellement au

rôle de perturbateur amusant. Pour Erving Goffman, « lorsqu’un acteur projette une définition de la situation, en prétendant être une personne d’un type déterminé, il adresse du même coup aux autres une revendication morale par laquelle il prétend les obliger à le respecter et à lui accorder le genre de traitement que les personnes de son espèce sont en droit d’attendre305 ». En effet, le clown est déterminé par la face qu’il représente, et à l’inverse, le public le détermine dans sa façon de s’y conformer en adaptant son comportement. Au cirque, s’il est évident qu’un équilibriste fasse de l’équilibre ou qu’un trapéziste fasse du trapèze, la dénomination de clown, en elle-même, n’apporte aucune indication précise sur le type de matériel utilisé. Le clown a donc été synthétisé par ses effets, à savoir, entre autres, par le rire produit dont le nez semble être le garant. Lors de leur reportage audio sur la professionnalisation des clowns au Samovar306, Anthony Belard et Anouck Bernet se sont confrontés à des réponses d’enfants qui tentaient de définir le clown : « Il est très marrant, parce qu’il est drôle avec les habits, il s’habille drôlement, il fait rire les gens et puis… euh… ils sont très drôles307 ». De fait, la fonction d’un clown en particulier peut mener à la construction de stéréotypes, voire, plus largement à un archétype (en tant qu’objet perçu par un ensemble social), et donc certains aspects de sa conduite à être considérés comme des actions typiques308. Comme le rappelle Jean-Bernard Bonange, « un mauvais clown vous dégoûte à vie du clown. Mais d’un autre côté, si l’on voit un bon clown ou un bon mime, on est accro pour la vie ! C’est un art délicat mais très

300

SIMONDS Caroline. Le Rire médecin : journal du docteur Girafe. Paris : Albin Michel, 2001, 271 p., p. 130. 301

Ibid., p. 195. 302

SIMONDS Caroline. Op. cit., p. 227. 303

DURKHEIM Émile. Op, cit. cité par MENGER Pierre-Michel. Le Travail créateur : s’accomplir dans l’incertain. Paris : Gallimard-Seuil-Edition de l’EHESS, coll. « Hautes Etudes », 2009, 667 p., p. 177. 304

GOFFMAN Erving. Les Cadres de l’expérience, Paris : Les Éditions de Minuit, Coll. « Le sens commun », 1991, 576 p. 305

GOFFMAN Erving. La Mise en scène de la vie quotidienne 1. Op. cit., p. 21. 306

Le Samovar, situé à Bagnolet dans le 93 à Paris, se définit comme un théâtre, une école pour les clowns, les burlesques et les excentriques. 307

BELARD Anthony, BERNET Anouck. Le Samovar, reportage audio, 12min. ENS Louis Lumière, 2010. 308

BERGER Peter et LUCKMANN Thomas. Op. cit., p. 86.

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puissant309 ». Cette typification sacralise et fige son identification lui laissant par là une marge de liberté restreinte. Le clown est alors comparable au Père Noël en cela qu’il est également un personnage défini par une fonction encadrée par un ensemble de rituels, eux-mêmes perpétués par tradition. Cette tradition est par exemple évoquée par un clown interrogé : « Oui, quand on était tout petit on est allé voir des clowns, maintenant on est parents, ben on veut faire connaître ça aux enfants, et puis, ça s’enchaîne comme ça ». L’étude de Gérald Bronner310, qui met à jour les mécanismes de croyance et surtout de révocation du Père-Noël dans les parcours individuels et au sein de la collectivité, montre que la croyance se fédère autour de deux notions : l’apparence (un grand manteau rouge et blanc) et le rituel (les cadeaux). Par là, le clown se présente de manière similaire au Père-Noël, son apparence (un déguisement inadéquat) et sa fonction (faire rire) étant primordiales. Achille Zavatta, clown émérite, témoigne de cette posture représentationnelle : « Et je me dis : "Achille, des milliers de gosses te vouent une amitié sans limite. Faut pas décevoir ces gamins qui croient en toi comme au Père-Noël !"311 ». L’importance des représentations a rendu la présence du clown désirée dans un contexte particulier (le cirque) à travers son rôle (faire rire). Sa fonction, de même que celle du Père-Noël, s’est vue inscrite dans la tradition sociale. Pourtant le clown, à la différence du Père Noël, n’est pas simplement une invention de l’homme et il est aujourd’hui non seulement différent du clown de cirque mais aussi son propre désacralisateur. Les rituels du spectacle permettent de subvertir les données sociales, les croyances et les rites conventionnels sans s’en défaire totalement. Le rapport du clown au spectateur est ainsi codifié amenant le public à se représenter le spectacle comme un rituel répondant au stéréotype du clown perturbateur. Le lien créé a donc été socialement (re)structuré, notamment par la transformation de cadres primaires, tel que celui proposé par la religion et conditionne la posture du spectateur vis-à-vis du clown. La religion de l’art « Je crois qu'aujourd'hui plus que jamais l'Artiste a cette mission para-religieuse à remplir : maintenir allumée la flamme d'une vision intérieure dont l'œuvre d'art semble être la traduction la plus fidèle pour le profane 312 »

Marcel Duchamp Il existe un certain nombre de désagréments inhérents à la profession de clown aujourd’hui, notamment en termes de représentation et d’identité, les pratiques clownesques s’étant transformées au cours des dernières années. Aussi, les nouveaux clowns doivent bénéficier de compensations symboliques comme des a priori positifs ou encore un « enchantement idéologique du travail artistique313 » fort, pour vouloir intégrer la profession. À quelle idéologie (ou « religion » pour rester dans l’univers du sacré) les clowns font-ils alors appel lors de leur travail ?

309

BONANGE Jean-Bernard (Sous la direction de). Culture Clown, n°11. Quels clowns pour aujourd’hui ? Toulouse, 2006, 48 p., p. 28. 310

BRONNER Gérald. Contribution à une théorie de l’abandon des croyances : la fin du Père-Noël. Paris : Cahiers internationaux de sociologie, 2004 / 1 n°116, pp. 117 / 140, www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2004-1-page-117.htm. 311

ZAVATTA Achille. Trente ans de cirque – Souvenirs et anecdotes. Paris : Arlea, 2009, 159 p., p. 160. 312

DUCHAMP Marcel. Duchamp du signe. Paris : Flammarion, 1994, 238 p. 313

MENGER Pierre-Michel. Op. cit., p. 194.

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L’idéologie de l’art, se rapportant à la capacité d’une réception universelle, à la posture démiurgique de l’artiste créateur ou encore à la singularisation de l’objet, se retrouve à travers l’expression clownesque renforçant à la fois sa proximité avec l’art et avec ses aspects sacrés. Par exemple, l’engagement de l’homme dans son art et parfois dans la société, à travers son clown, par sa personne voire par son mode de vie, est souvent total. Tout nouveau clown doit connaître la profession dans laquelle il s’intègre, y participer et être en accord formel et fondamental avec ses valeurs jusqu’à les défendre « corps et âme314 ». Cet engagement peut être assimilé à une profession de foi, comme en témoigne ce clown interrogé : Pendant les stages clowns, les gens ils arrivent avec leur nez, je leur demande d’arriver avec leur nez, et je les laisse faire au début. Ils font les cons avec, ils en font n’importe quoi. Et là, le truc que j’ai trouvé maintenant, c’est ça que je dis : "Est-ce qu’il y a des croyants ?", alors il y en a toujours, et "est-ce que chez vous, chez vos parents, ou dans votre histoire est-ce qu’il y avait un crucifix ? Bon, c’est quoi un crucifix, c’est un morceau de bois mais symboliquement, c’est hyper important" et je leur dis : "Le nez de clown, c’est la même chose. Symboliquement, c’est très important, c’est ce qui vous rattache à quelque chose de sacré du côté du clown". Le fait, pour un pratiquant, d’être ainsi plongé dans les évidences d’une croyance, rejoint la notion d’« illusio » développée par Pierre Bourdieu dans le sens où elle permet de recouper à la fois un « intérêt à » (par exemple, à pratiquer le nouveau clown dans les règles de l’art) et un « intérêt pour » (tel qu’aimer se remettre en question).

Si « je est un autre », il en va de même pour le personnage du clown qui peut fonctionner pour le comédien à la manière d’un double identitaire. Par exemple, pour François Cervantes, clown, sa partenaire Catherine « entretient une longue relation avec cet esprit qui a élu domicile en elle315 ». Le clown se présente alors comme un autre soi qui échappe au contrôle des conventions sociales. Il s’agit pour la personne, par l’exercice de son clown, de se mettre en scène elle-même, avec ses problématiques et ses sentiments. Ainsi que l’exprime Annie Fratellini, clown émérite : « Son univers se situe en dehors du réel. Il ne tient pas un rôle, il est un autre lui-même316 ». En ce sens, ce double fait référence aux représentations de la figure du clown, notamment au chaman, en lien avec le sacré et la folie, qui lui permet de se donner une existence hors du temps et hors de la réalité telle qu’elle est attendue. En effet, le chaman apparaît parfois comme l’inversion sacrée d’une personnalité étrange et étrangère, à même d’apporter un éclairage décalé et marginal sur sa société. Un clown interrogé parle de cette dualité comme d’une possession chamanique : « Je sais que quand j’enlève mon nez, ça me prend mon corps. Je ne suis pas possédée mais quand j’enlève mon nez, ça redescend. Je sais où il est mon clown. Je mets mon nez, je sais comment mes jambes elles se mettent, mes bras… Ça part du ventre, ça prend les tripes quoi ». Les écoles de pensées des pratiques actuelles invitent à ce que la personne créée son clown à partir de sa personnalité notamment de ses travers et de ses défauts. Cependant, pour un grand nombre de pratiquants leurs clowns semblent acquérir une certaine autonomie. Par exemple, pour François Cervantès « le clown, c’est cet être intérieur, qui aspire à vivre sur

314

Se référer à l’ouvrage de Loïc Wacquant qui se présente également comme l’étude sociologique d’une profession et d’une pratique à vocations et à passions (WACQUANT Loïc. Corps et âme – Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur. Marseille : Agone, 2001, 288 p.). 315

CERVANTES François et GERMAIN Catherine. Le Clown Arletti – vingt ans de ravissement. Paris : Magellan & Cie, 2009, 150 p., p. 97. 316

FRATELLINI Annie. Destin de clown. Lyon : La Manufacture, 1989, 193 p., p. 165.

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terre, à sortir de l’enveloppe dans laquelle il est endormi. C’est une créature invisible, secrète, assoupie au fond de nous, qui sort dans le monde quand nous vivons des chocs. Elle veut vivre, connaître des instants de beauté et d’amour317 ». La personne apparaît alors comme le vecteur de sa création, ce qui fait écho à la vision chamanique, sacrée et idéalisée de la création.

Ce dédoublement correspond non seulement à la posture détachée du comédien

envers son personnage mais aussi envers l’archétype clownesque. C’est précisément ce que justifie Dimitri lorsqu’il explique ne pas vouloir prendre les applaudissements à titre personnel car ils sont dirigés en partie à la figure du clown en tant que telle318. Il existe pour les nouveaux clowns à la fois une mise à distance et une correspondance avec leur personnage, ainsi qu’en témoignent les propos de ce clown interrogé : « Quand mon clown joue c’est mon clown. [Prénom], elle est plus là, à partir du moment où ça entre en scène, où ça passe le rideau, c’est fini. Avant, elle était beaucoup là, on s’est beaucoup parlé : "Est-ce que t’aimes le café ? Est-ce que t’aimes lire ? C’est quand que tu es né ?". Après, c’est fini. Ma mère ne me reconnaît pas. Beaucoup de gens me disent "han, mais c’est toi, ça ?" Oui, c’est moi ». Par ailleurs, cela permet à la personne de créer un terreau favorable à la naissance de l’humour ou du comique, qui nécessitent un recul sur soi. La mise en abyme qu’est le clown correspond à une façon de s’oublier et de mettre en scène la perte d’identité dans une société qui ne demande qu’à l’affirmer et à l’assumer sans cesse. Le double de soi évoque le rôle subversif et sacré du clown puisqu’il est une façon de questionner la société et la primauté qu’elle accorde à l’individualité. Ce clown interrogé confirme cette position : « Moi, je ne sais pas ce que je suis. Je cherche ce que je suis et mon prochain solo est une réflexion sur l’identité ». Cette mise à l’écart de l’identité pour la détourner par une autre est ainsi questionnée par les nouveaux clowns. Par exemple, Francis Albiero, dans son spectacle intitulé « Le Fruit319 », se demande dans quelle mesure son clown Champion est le fruit de ses entrailles. Pour Edgar Morin ces projections de l’homme sur un autre soi relève d’une nécessité de dépasser les notions de vie et de mort, ce qui confère à ce double une puissance magique le transformant en dieu virtuel320. La pratique clownesque offre la possibilité aux nouveaux clowns d’être eux-mêmes mais aussi d’être en connexion avec une forme de magie, de médiation sacrée, de poésie ou d’ailleurs indéfinissable. Selon un clown interrogé, il s’agit d’un état de grâce : « Les tournées de cirque, c’étaient vraiment violentissime. […]. Tu arrives sous le chapiteau parce que tu connais tous les dessous, tout ce qui se passe, liée à la tristesse du clown et tout cela. Et t’arrives et il y a quand même la magie et tu demandes d’où ça vient. […] C’est fou ! D’où ça vient, cette arnaque fabuleuse ? C’est une arnaque. Et tu te dis que tu ne peux pas tout calculer, il y a des choses que tu ne comprends pas d’où ça vient. Voilà, c’est la grâce ». En tant que pratique reliée ainsi au sacré, le clown permet d’investir et d’incarner une spiritualité par le corps et l’expression artistique. C’est ce qu’exprime cet autre clown interrogé pour qui la pratique clownesque n’est autre qu’une mise en actes de la pensée : « Pour moi, c’est une praxie, c’est une façon concrète d’aborder une philosophie. La philo, elle reste dans les bouquins mais tout d’un coup, moi, j’essaie de donner des façons d’agir. D’avoir une philosophie agissante ». La figure du clown se présente donc comme étant sacrée à divers niveaux de son existence et de sa compréhension. Qu’il s’agisse de ses représentations, de ses formes d’existences passées, des relations induites avec le public ou encore de la

317

CERVANTES François et GERMAIN Catherine. Op. cit., p. 13. 318

GSCHWEND Hanspeter. Dimitri - Le clown en moi. Lausanne : Édition d’en bas, 2004, 233 p., p. 136. 319

Francis Albiero, Champion, « Le Fruit », le 9 juin 2010, festival « Eclats Sensibles de Clowns Hinterationaux », nommé aujourd’hui Clowns In Progress, à Esch-sur-Alzette, Luxembourg. 320

MORIN Edgar. Op. cit., p. 91.

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construction identitaire qui en a découlé, elle semble liée au domaine du sacré, même quand elle semble vouloir s’y opposer fortement.

Les transformations sociales, professionnelles et idéologiques des dernières années ont contribué à déplacer les frontières de l’art, poussant ainsi les pratiques clownesques à se renouveler, en passant par un processus de légitimation voire « d’artification »321. En effet, à l’occasion du processus d’individuation des sociétés modernes, l’homme est plus souvent confronté à une perte d’idéal communautaire que peuvent restaurer des nouvelles formes de sacré telle que la pratique du clown, à travers son fonctionnement et ses idéologies.

Ce clown interrogé explique ce processus de la manière suivante : « Je le

désacralise et j’essaie de le resacraliser à d’autres endroits parce que c’est une question de sacré. Le clown et le sacré, c’est un thème énorme. Ça pourrait être un sujet de thèse monumental ! »

321

HEINICH Nathalie, SHAPIRO Roberta. De l’artification – Enquêtes sur le passage à l’art. Lassay-les-Châteaux : Édition de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012, 331 p.

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«Pop occultisme» Une tentative underground de ré enchantement

Stéphane François, chercheur associé, GSRL, CNRS

Nous allons nous intéresser dans cette étude à la diffusion, et à la recomposition, des discours ésotérique et occultiste dans les cultures marginales connues sous l’expression d’underground. Ces cultures marginales, ou subcultures, sont nées dans le sillage de la contre-culture des années 1960, et sont un mélange de culture « pop » et d’agitation estudiantine. Nous nous intéresserons aussi aux conséquences de cette diffusion : une volonté de ré enchanter, c’est-à-dire d’essayer concrètement de sacraliser, un monde de plus en plus matérialiste. L’intérêt de ces subcultures et de ces discours résident, pour le chercheur, dans le fait qu’elles ont proposé non seulement des modèles alternatifs de vie, mais aussi une cosmologie. En outre, ces contre-cultures mêmes anticipent les évolutions majeures des sociétés occidentales, tant au niveau social que spirituel. Il est dommage que l’étude de ces faits et pratiques fût longtemps rejetée ou ignorée par le monde universitaire qui les jugeait irrationnels ou peu sérieux. Définitions

L’underground peut être défini de la façon suivante : il s’agit d’un mode de vie en marge des valeurs dominantes de la société, le mainstream, qui se manifeste par l’élaboration de ses propres règles à la fois de vie et intellectuelle/culturelle. L’underground se manifeste aussi par une radicalité322 politique et/ou artistique associée à une volonté de subvertir. Les contre-cultures sont aussi des systèmes déviants, qui cherchent à subvertir les identités établies. En ce sens, « L’enjeu n’est plus de construire une identité communautaire mais au contraire de subvertir toute logique identitaire au sein du groupe social. Les productions de la contre-culture, lorsqu’elles sont pleinement conscientes de leur sens, n’ambitionnent nullement de former une nouvelle culture, une de plus. L’enjeu est d’inquiéter la démarche culturelle elle-même, de dénoncer ses ambiguïtés, sa violence cachée, son désir d’exclusion, en lui opposant systématiquement l’image même de ce qu’elle rejette. En jouant en marge des cultures, la contre-culture atteint une forme d’universel, mais négatif, toujours en déplacement, dépourvu donc de dimension aliénante.323 » En outre, la notion de contre-culture doit aussi être vue comme une réaction à la tendance à l’homogénéisation du rationalisme issu des Lumières : il s’agit d’une réaction irrationnelle, parfois « spiritualisante ». Il est vrai que les contre-cultures ont des liens féconds avec les milieux occultistes et ésotéristes.

De ce fait, il est donc nécessaire, pour la clarté de notre propos, de définir ce

qu’est l’ésotérisme et l’occultisme. Antoine Faivre distingue six contenus sémantiques dans le mot « ésotérisme » : le terme « fourre-tout » ; le discours volontairement « crypté » ; l’ésotérisme traditionaliste d’un Guénon ; le discours gnostique ; et enfin, l’approche universitaire324. Ces différences de signification ont fait dire à Jean-Pierre 322

Becker définit la déviance notamment par l’écart, l’isolement, l’exclusion (dans le cas présent l’auto-exclusion), l’anormalité, l’inadaptation, l’asociabilité, l’anomie, la différence, l’étrangeté, la dissidence, la désobéissance, l’infraction, l’illégalisme, la stigmatisation, l’étiquetage, etc. Cf. Howard Saul Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, 1985. 323

Alain Seguy-Duclot, Culture et civilisation, Paris, Éditions du Cerf, 2010, pp. 174-175. 324

Antoine Faivre, « Qu’est-ce que l’ésotérisme ? », in Catherine Golliau (dir.), L’Ésotérisme. Kabbale, franc-maçonnerie, astrologie, soufisme, Paris, Tallandier, 2007, p. 8.

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Laurant que la pensée ésotérique pouvait être vu comme un « “mot autobus” où montent des gens qui ne se connaissent pas et qui descendront à des haltes différentes sans s’être parlé, mêlés à d’autres voyageurs, au hasard du trajet, n’ayant en commun que la destination325 ». Complétant cette définition assez poétique, mais fort juste, Jacques Maître estime, quant à lui, que l’ésotérisme peut être vu comme un « mode d’existence souterrain de visions du monde qui se veulent alternatives aux savoirs “officiels” »326. Néanmoins, malgré cette impression d’hétérogénéité, il a été possible d’en établir une critériologie, notamment celle, devenue classique, d’Antoine Faivre comprenant six composantes, dont quatre essentielles (les correspondances, la Nature vivante, l’imagination et les médiations, l’expérience de la transmutation) et deux accessoires (la pratique de la concordance et la transmission). Toutefois, nous avons constaté lors de l’analyse des pratiques culturelles des groupes étudiés que ceux-ci s’inscrivent plutôt dans le cadre de l’occultisme. Celui-ci est un terme à la fois proche et distinct de l’ésotérisme. Tous deux sont des néologismes apparus à la même époque, mais sont de « faux jumeaux »327 : il existe une distinction nette entre ce qui peut être défini comme l’aspect théorique d’un côté (l’ésotérisme) et l’aspect pratique de l’autre (l’occultisme).

Au-delà de cet aspect pratique, l’occultisme peut être considéré comme un

courant particulier de l’ésotérisme contemporain328. Il comprend l’idée de secret, de connaissances réservées, d’« initiation ». Dans le langage courant, le mot « occulte » et ses dérivés renvoient à la fois à ce qui est caché, masqué et à une série de pratiques sociologiques (la création de « sociétés secrètes » et l’inscription de celles-ci dans une filiation continue) et de pratiques magiques, de contact avec des entités supranaturelles et de rites initiatiques. Comme le précise Jean-Pierre Laurant : « L’occultisme a reçu en héritage les sciences occultes, telles que la Renaissance les avait pratiquées ; il les a soumises au remembrement du savoir postrévolutionnaire rendu nécessaire par le demi-échec des Lumières et le mauvais usage de la raison engendrant les désastres de la guerre. Le champ de cette philosophia occulta s’augmenta des espaces laissés en friche par la tentative de constituer une science catholique qui fit long feu, profitant indirectement à l’occultisme. Sur ces bases, l’occultisme s’est efforcé d’établir sa légitimité comme science des temps nouveaux dans la première partie du siècle, et comme discipline autonome, à la fin de la seconde, mais exercée dans le cadre de groupes semi-publics »329. Au XIXe siècle, mais nous retrouvons ces caractéristiques dans les milieux underground contemporains, les occultistes désiraient maintenir un espace ouvert entre la science et le spirituel, allant à contre-courant de la sécularisation et du scientisme de leur siècle : « Ils combinaient ainsi les croyances. Une première dans la marche triomphale des sciences génératrices de sécularisation ; une seconde dans la transfiguration de l’univers matérialiste, envisagée comme un retour universel aux origines.330 » Les occultistes étaient persuadés que certaines vérités spirituelles devaient rester cachées dans des sanctuaires, en attendant le moment propice de leurs « dés occultation ». Cette dernière se fit dans les années 1960 et 1970 dans les milieux contre-culturels. 325

Jean-Pierre Laurant, L’Ésotérisme, Paris/Québec, Cerf/Fides, 1993, p. 8. 326

Jacques Maître, « Ésotérisme et instances officielles de régulation des savoirs » in Jean-Pierre Brach et Jérôme Rousse-Lacordaire (dir.), Études d’histoire de l’ésotérisme. Mélange offert à Jean-Pierre Laurant pour son soixante-dixième anniversaire, Paris, Cerf, 2007, p. 25. 327

Jean-Pierre Laurant, L’Ésotérisme, op. cit., p. 12 et pp. 42-43. 328

Cf. Wouter Hanegraaff, « The Study of Western Esotericism : New Approaches to Christian and Secular Culture », in Peter Ants, Armin Geertz & Randi Warne (eds.), New Approaches to the Study of Religion, vol. 1, New York, Walter de Gruyter, 2004, p. 496. 329

Jean-Pierre Laurant, « Occultisme », in Jean Servier (dir.), Dictionnaire critique de l’ésotérisme, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p. 965. 330

Ibid., p. 6.

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Contextualisation historique

Les milieux underground et occultiste ont une longue histoire d’échanges et de

fécondations mutuelles. Dès la fin du XIXe siècle les milieux occultistes fréquentaient les avant-gardes artistiques et réciproquement. Des poètes, comme le prix Nobel William Butler Yeats ou l’écrivain Arthur Machen, fréquentèrent assidûment des structures occultistes, en particulier le Golden Dawn Order. Des occultistes comme Papus, Josephin Peladan, Aleister Crowley côtoyèrent la bohème artistique de leur époque. Des auteurs renommés comme Victor Hugo faisaient tourner les tables. Plus récemment, et dans un registre plus ésotérique, un grand nombre d’intellectuels furent marqués et influencés par les thèses de l’ésotériste français René Guénon. Les surréalistes ne cachèrent jamais leurs goûts pour l’ésotérisme et l’occultisme. Cependant, ces pratiques restèrent marginales, même si cette bohème artistique/occultiste donna naissance dans les années 1960 à la contre-culture. Le changement vint de cette époque, et surtout de l’ampleur du phénomène qui donna naissance au New Age et aux milieux qui nous intéressent. Longtemps confiné dans des milieux marginaux, l’occultisme s’est donc « exotérisée », c’est-à-dire qu’elle s’est diffusée dans de nouveaux milieux, en particulier dans la culture populaire, perdant dans le même temps son côté marginal et occulte. Il est alors devenu « mainstream » culturellement, c’est-à-dire qu’il est devenu un élément constitutif de la culture populaire de cette époque, mais aussi de la nôtre.

À cette époque, le moindre livre écrit, y compris par un inconnu, sur des sujets

tels que les spiritualités, l’« histoire secrète », les ovnis ou l’ésotérisme tirait au minimum à cinquante mille exemplaires et cela jusqu’à la fin de cette décennie. L’engouement pour ce type de littérature a été très fort aux dans les pays occidentaux, montrant ainsi le besoin de merveilleux et de pensée alternative d’une frange importante des populations occidentales. En fait, ces milieux sont plutôt ceux des « parasciences », « […] dont les champs recoupent celui de l’ésotérisme sans s’y confondre » et qui sont, selon Jean-Pierre Laurant, de « fausses sciences que le besoin croissant d’irrationnel multiplie, d’autant que nombre d’entre elles s’avancent sous le masque ésotérique ou, à tout le moins, se couvrent du mot »331. En France, le principal vecteur de cette « exotérisation » de l’occultisme fut une revue, Planète, qui déchaîna les passions. En effet, dès sa création en 1961, elle désira mener une guerre « révolutionnaire » contre la culture dominante de l’époque qu’elle jugeait figée, fermée, morose, et rétrograde. En réponse, elle proposait à ses lecteurs « une ouverture voluptueuse à tout » : idées insolites, « faits maudits », événements étranges, littérature, contestation des frontières scientifiques (interdisciplinarité), refus des partis pris idéologiques, « histoire mystérieuse » (civilisations perdues), personnages énigmatiques, aventures de l’esprit, vulgarisation des sciences… et redécouvertes des idées occultistes. Planète, en cherchant à réconcilier la science et l’irrationnel, a repris, consciemment ou non, la démarche des occultistes du XIXe siècle qui désiraient réconcilier la science et l’esprit dans le but de ré-enchanter le monde.

Son succès fut prodigieux. Aucune revue intellectuelle française n’avait

jusqu’alors atteint les cent mille exemplaires vendus (en 1965, il y eut même des tirages atteignant les 500 000 exemplaires), ni suscité de déclinaison en trois éditions étrangères. Selon Umberto Eco, cette revue était « indubitablement conçue et réalisée avec intelligence »332. Le succès a été tel que Jacques Bergier fut dessiné, en 1968,

331

Jean-Pierre Laurant, L’Ésotérisme, op. cit., p. 10. 332

Umberto Eco, « La mystique de Planète », in La Guerre du faux, Paris, Le livre de Poche, « Biblio essais », 2005, p. 119.

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sous les traits de Mik Ezdanitoff dans l’aventure de Tintin Vol 714 pour Sidney. La revue disparut cependant en 1968, ses animateurs jugeant leur mission accomplie : elle avait selon eux changé les sensibilités et ré-enchanté le monde333. Elle permit, il est vrai, la diffusion « dés occultée » des thèmes ésotérico-occultistes dans de larges pans sociétaux, populaires et/ou underground. La réussite commerciale de cette revue a en effet permis aux thèmes occultistes de se diffuser hors des cercles restreints dans lesquels ils étaient habituellement confinés, et de toucher une population plus jeune, ayant une culture marginale ou sommaire, qui cherchaient de nouveaux référents. Après avoir découvert l’occultisme dans Planète, ces nouveaux lecteurs se sont dirigés vers les collections éditoriales qui ont su profiter de cet effet de mode, accélérant ainsi le processus de diffusion. L’exotérisation : des années 1970 aux années 1990.

L’occident connut, dans les années 1970, parallèlement au désintérêt pour le

christianisme et à la décomposition des formes classiques du religieux, par un mouvement de balancier, un phénomène de recomposition parareligieuse, notamment à travers l’apparition d’une nébuleuse spiritualiste foisonnante, elle-même issue des contre-cultures. Cette période, corrélativement à la remise en cause des valeurs dominantes de l’Occident, vécut une crise métaphysique, voire mystique pour certains, ayant abouti à la (re)-découverte des spiritualités de l’Orient, à la mode des gourous, mais aussi à la diffusion de toute une subculture aux intérêts occultistes variables. Sa principale expression fut l’apparition de la nébuleuse New Age. Selon Wouter Hanegraaff, le New Age serait une sécularisation de l’occultisme334. Cet essor est lié, comme nous l’avons dit, au développement dans les années 1960 et 1970 de recherches « alternatives » dans divers domaines : médecine, économie, écologie, politique, religions, etc.

L’une des conséquences de ce phénomène de sécularisation est une dilution

qualitative des thèmes ésotérico-occultistes. En effet, entre les années 1970 et la décennie suivante, et dans un curieux relativisme culturel, de jeunes gens mirent sur le même plan des références aussi diverses, et diversement comprises, que l’ésotériste René Guénon, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, l’ufologue Erich von Däniken, les « gourous » indiens, la culture pop (musique, cinéma, bande dessinée, etc.) et les références alternatives. De cet étonnant bouillon originel émergeront les objets de notre étude. En effet, en retour, ce relativisme culturel a permis une recombinaison innovante des thèses occultistes dans de nouvelles subcultures, a priori éloignées de ces milieux, donnant naissance à une interpénétration et à une fécondation mutuelle. Ainsi, la vague contestataire de Mai 1968 a permis à de nouvelles formes de culture de se manifester comme les musique ou bande dessinée underground. Des dessinateurs issus de ses rangs ont pu exprimer leur intérêt pour les thèmes occultistes/ésotériques/spiritualistes. Pour s’en convaincre, il suffit simplement de se pencher sur une bande dessinée culte dans les milieux subculturels, L’Incal, mise en image par Moëbius sur un scénario d’Alejandro Jodorowski. Celle-ci nous familiarise, au travers d’une trame narrative classique, et en six volumes tout de même, avec des thèmes ouvertement occultistes/ésotériques comme la mystique de l’Empire, l’androgyne alchimique, la théorie des cycles, la place du Bien et du Mal, le Chaos en tant qu’ordre, la tentation prométhéenne, l’harmonie avec la Nature, etc. Mais il est vrai que celui-ci, bon connaisseur de l’occultisme et de l’ésotérisme, spécialiste des tarots, est une figure importante de la culture underground : il a été

333

Cf. Jean-Bruno Renard, « Le mouvement Planète : un épisode important de l’histoire culturelle française », Politica Hermetica nº 10, 1996, pp. 152-167. 334

Wouter J. Hanegraaff, « New Age », in Jean Servier (dir.), Dictionnaire critique de l’ésotérisme, op. cit., pp. 942-946.

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cinéaste, scénariste de bandes dessinées et membre fondateur, avec Roland Topor et Fernando Arrabal, du groupe néo-surréaliste Panique. Cette exotérisation est aussi flagrante dans les bandes dessinées de Philippe Druillet à l’irrationalité symboliquement puissante, comme Loane Sloane ou dans la science fiction mâtinée d’Heroic Fantasy de Caza, thème qui explosera à début des années deux mille dans série Le Monde d’Arkadi. Dès lors, une partie de l’imaginaire occidental, dont font partie l’ésotérisme et l’occultisme, semble avoir trouvé refuge dans les bandes dessinées, moyen d’expression majeur de la culture underground. Ces dessinateurs ont aussi redécouvert, à cette époque, leur patrimoine régional composé de légendes et de contes païens tombés en déshérence, chez Servais (La Tchalette) ou Comès (La Belette, Silence, Iris) par exemple. Cet enracinement se double souvent d’une critique de la modernité comme le montre la trilogie du couple Enki Bilal (dessins) et Pierre Christin (scénario), La Croisière des oubliés, Le Vaisseau de pierres et La ville qui n’existait pas, celle de Jacques Tardi sur un scénario de Pierre Christin, Rumeur sur le Rouergue, où s’exprime la défense d’un art de vie, rural, anticonsumériste, refusant l’idéologie du progrès. Cette bande dessinée est particulièrement intéressante, car les thèses gauchistes/alternatives rencontrent le régionalisme et le folklore. Ainsi, la mythologie, les légendes et le fantastique ouvrent à divers degrés de nouvelles portes laissant s’exprimer des forces anciennes magiques et païennes. En outre, les thèmes à connotation historiques y sont souvent archétypaux et les références appuyées à une mentalité païenne fréquentes.

Cette thématique spiritualiste se retrouva aussi fréquemment dans le cinéma avec des films comme The Wicker Man de Robin Hardy, profondément païen, ou La Montagne sacrée et El Topo, films hallucinés et mystiques de l’incontournable Alejandro Jodorowski, ainsi que dans Excalibur de John Boorman, L’Exorciste de William Friedkin, etc. Enfin, il ne faut surtout pas oublier que l’occultiste anglais Aleister Crowley fut célébré dès les années 1960 par le cinéaste expérimental américain Kenneth Anger. Un autre vecteur important de diffusion de cette vision occultiste du monde a été les groupes de rock de cette époque : il est notoirement connu qu’Aleister Crowley, pour ne prendre que cet exemple, a influencé assez profondément des groupes comme les Beatles, les Rolling Stones, Led Zeppelin, Ozzy Osbourne, le premier chanteur de Black Sabbath, etc. Dès lors, Crowley devient une figure importante de la contre-culture, une situation favorisée par l’apparition d’une « branche noire », c’est-à-dire fasciné par le satanisme, en son sein. Mais, il s’agissait, il ne faut pas l’oublier de l’underground de l’underground, c’est-à-dire d’un milieu inconnu du grand public. Enfin, les thèmes occultistes se sont diffusés grâce à un genre littéraire longtemps considéré comme mineur, l’Heroic fantasy. Ce registre est apparu dans les années 1920 sous la plume de Robert E. Howard avec Conan le Barbare, une œuvre influencée par les mythes de Mésopotamie, en particulier sumériens, mais aussi par le darwinisme-social et le racialisme. Cependant, les lettres de noblesse de ce genre ont été données, outre Tolkien, par de grands auteurs comme Fritz Leiber et son Cycle des Épées, Michael Moorcock et son Elric le Nécromancien, David Edding et Belgariade, etc. Globalement, l’Heroic Fantasy est une dérive de la littérature arthurienne et/ou celtique. Elle est aussi beaucoup influencée par les sagas scandinaves, les Eddas, la symbolique du combat entre chevalier et dragons et par les épopées anglo-saxonnes telles que le Beowulf. Cette littérature est aussi très largement marquée par l’aspect initiatique, notamment celle du héros : son thème récurrent est une quête mystique ou d’un objet mystique (Graal, Excalibur, l’Anneau…), voire une quête guerrière...

Ces quelques graines vont germer et donner naissance la décennie suivante à un second phénomène d’exotérisation de l’ésotérisme/occultisme. Cette seconde exotérisation est née du désir d’acteurs subculturels de compléter d’un côté leur connaissance dans ces domaines et de l’autre, d’agrémenter leurs musiques, les

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pochettes et les livrets de leurs productions, mais aussi de leurs publications littéraires, de références occultistes. Lors de cette seconde exotérisation, la bande dessinée a, de nouveau, joué un rôle important. Outre les « classiques » cités précédemment, de jeunes dessinateurs ou scénaristes issus de l’underground des années 1980 ont connu le succès. Deux scénaristes anglais de bandes dessinées sont connus pour leur intérêt pour l’occultisme : Alan Moore et Grant Morrisson. Le premier est l’auteur des scénarii de V pour Vendetta, From Hell, Swamp Thing, Miracleman, Batman (pour le volume « Rire et mourir »), Promethea, Tom Strong, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, etc. C’est aussi un romancier et un musicien aux convictions écologistes, anarchistes et adepte de certaines formes de magie. Il participe en outre à la revue occultiste anglo-saxonne Kaos 19. Le second est célèbre pour avoir adapté Chapeau melon et Bottes de cuir en bande dessinée et surtout pour avoir créé Les Invisibles dont le héros a ses traits. En effet, Morrison considère cette série comme une véritable technique magique de transformation personnelle et le personnage le représentant comme un sceau sur lequel il concentre sa magie. L’un des traits les plus intéressants de cette seconde exotérisation est l’apparition des jeux de rôle. L’univers du jeu de rôle est d’ailleurs fortement symbolique. Nous pouvons y rencontrer d’étranges êtres se côtoyant comme des elfes, des gnomes, des amazones, des fées, des vampires, et des magiciens et des guerriers. Le monde dans lequel se situe le jeu de rôle est une terre semée de périls à surmonter, hantée de spectres et de monstres, jalonnée de cités fortifiées singulières et de temples voués à des cultes inconnus. Bref, un monde imprégné de mythes, notamment celtiques et nordiques. Ces jeux montrent le besoin d’irrationnel et de merveilleux dans une société supposée envahie par le réalisme économique et technologique. Il existe une extension de l’Heroïc Fantasy qui a connu un énorme succès dans les années 1990 : la féerie, qui peut être vue comme un intérêt pour le monde merveilleux du « Petit Peuple » du folklore européen : fée, elfe, lutin, etc. L’attrait pour celle-ci touche une large part des jeunes adultes, même s’il est plus important encore dans les milieux influencés par l’Heroic Fantasy, la musique gothique, néo-folk ou métal. Cet engouement pour la féerie se double aussi souvent d’un intérêt pour le celtisme. En effet, ces personnes baignent dans une subculture ouvertement néo-païenne d’inspiration celte et scandinave. Analyse du phénomène

À ce moment de l’étude, il devient nécessaire de nous demander pourquoi ces

thèmes occultistes ou « occultisants » réapparaissent de façon récurrente aussi importante et touchent autant ces tranches d’âges. Selon Wiktor Stoczkowski, « Les idées nouvelles, comme toutes les créations culturelles, n’émergent pas du néant ; elles se nourrissent de l’ancien, en se construisant à partir des brides du passé soumises aux mécanismes qui, sans être déterministes, sont loin d’être chaotiques et impénétrables. À chaque moment historique, le passé offre aux hommes un vaste répertoire de matériaux à partir desquels ils peuvent échafauder leurs œuvres, en transformant, en combinant et en assemblant des éléments que la tradition laisse à leur portée.335 » Nous sommes donc en présence de la célèbre notion de « bricolage » formulée en son temps par Claude Lévi-Strauss, « qui souligne le fait que les mythes sont créés par emprunts, permutations, inversions, restructurations de mythes préexistants. Le syncrétisme apparaît alors non comme une forme dérivée ou seconde mais comme une forme normale, et en quelque sorte inévitable, du mythe.336 » En

335

Wiktor Stoczkowski, Des Hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une croyance moderne, Paris, Flammarion, 1999, p. 88. 336

Jean-Bruno Renard, « Comment les mythologies se combinent entre elles ? », in Stéphane François et Emmanuel Kreis, Le Complot cosmique. Théorie du complot, ovnis, théosophie et extrémisme politique, Milan, Archè, 2010, p. 7.

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effet, la principale caractéristique des groupes étudiés est le peu d’intérêt pour la notion de filiation, primordiale pourtant pour les sociétés occultistes « classiques »… Ces nouveaux venus sont donc dépourvus de culture profonde dans les domaines occultistes. Nous sommes plutôt en présence de pratiques « sauvages », c’est-à-dire hors du cadre normatif d’une société initiatique occultiste. En outre, les milieux underground ne sont pas des mondes fermés sur eux-mêmes : il existe des va-et-vient permanents entre ceux-ci et les autres segments de la société. Les valeurs de l’une peuvent féconder une autre et revenir modifiées, fécondant en retour leur segment contre-culturel d’origine. Ainsi, il existe des passerelles assez larges entre les subcultures musicales, les avant-gardes artistiques, les mouvements occultistes, le monde des sexualités marginales, l’écologie radicale, les milieux anarchistes, etc. Cette proximité offre l’avantage d’accroître leur audience, limitée par définition. Nous pouvons même dire que nous sommes en présence d’une « nébuleuse des hétérodoxies », pour reprendre un concept forgé par Jacques Maître.

L’une des clés permettant la compréhension de cette volonté de rééchanter le

monde par des spiritualités alternatives est à chercher dans la réapparition de valeurs archaïques et d’enracinements dynamiques au sein de nos sociétés337. Cette résurgence irrationnelle s’opposerait, selon Maffesoli à la modernité, qui ne serait qu’une forme laïcisée de la réduction judéo-chrétienne et qui trouverait son aboutissement dans le rationalisme moderne. Il persisterait donc une forme d’irrationalisme culturel qui se manifesterait par des pratiques culturelles persistantes depuis l’Antiquité. Ainsi, la mythologie, les légendes et le fantastique ouvrent à divers degrés de nouvelles portes laissant s’exprimer des forces anciennes magiques et païennes. En outre, les thèmes à connotation historiques y sont souvent archétypaux et les références appuyées à une mentalité païenne fréquentes : l’un des thèmes les plus souvent et les plus librement adaptés reste la Matière de Bretagne, c’est-à-dire le cycle arthurien qui inspirent un Moyen Age flamboyant, épique, magique et païen.

La mythologie, les légendes, la féerie et le fantastique, dont l’attrait connaît un

second souffle, ouvrent à divers degrés de nouvelles portes laissant s’exprimer des forces anciennes irrationnelles, magiques et païennes. Jean-Bruno Renard considère ce phénomène comme le « retour du surmonté »338. En effet, les différentes manifestations du sacré transparaissant dans ces milieux (cultes, pratiques cérémonielles, références à l’occultisme ou à la magie, etc.) peuvent être analysé comme une catégorie, comme une manifestation, du numineux au sens donné à ce terme par Rudolf Otto339. Cet avis est partagé par l’anthropologue des religions Karin Heller. Selon elle, ces cultures, et en premier lieu la bande dessinée fantastique, nous donnent à voir des univers hors du commun dans lesquels se manifeste une sorte de « retour du religieux »340 changeant et instable mais néanmoins présent. L’analyse de Heller tend à montrer trois choses : 1) L’homme actuel appréhende le mystère de son identité en « langage cosmique » ; 2) Il est hanté par « l’idée de transformation de toutes choses » ; 3) Il assiste à un « crépuscule des dieux traditionnels » qui le pousse à réinventer, à ré-imaginer le divin et, de ce fait, à repenser sa propre humanité. L’apparition et l’essor de ces subcultures montrent un besoin important d’irrationnel et de merveilleux dans notre société occidentale désenchantée, utilitariste, envahie par le réalisme économique et technologique. Il s’agit donc d’un besoin de ré enchanter le monde. Les milieux étudiés font appel à un registre occultiste qui montre un refus fort d’un monde rationaliste, technicien et désenchanté.

337

Cf. Michel Maffesoli, Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988. 338

Jean-Bruno Renard, Bandes dessinées et croyances du siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p 107. 339

Rudolf Otto, Le Sacré, Paris, Payot, 2001. 340

Karin Heller, La Bande dessinée à la lumière de l’anthropologie religieuse, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 323.

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Ces milieux contre-culturels, en dépit de leurs constructions « culturelles » qui

peuvent sembler étrange pour le commun des mortels, peuvent donc être considérés, d’un point de vue anthropologique, comme une construction identitaire. Claude Lévi-Strauss souligne que « l’identité se réduit moins à la postuler ou à l’affirmer, qu’à la refaire, la reconstruire341 ». Selon lui, elle n’est, en fait, qu’une « sorte de foyer virtuel342 ». En ce sens, la pérennisation des milieux que nous venons de rencontrer est sur le plan sociologique, créatrice d’une nouvelle identité, en l’occurrence spirituelle. Cependant, nous sommes aussi en présence d’un « occultisme dilué » : nous avons constaté que certains de ces acteurs ne font que reprendre des thèmes, des symboles, sans pour autant adhérer à cette forme de pensée. Cela pour la simple raison que ces personnes ne maîtrisent absolument pas les discours ésotérico-occultistes… Quoiqu’il en soit, ces créations culturelles sont des expressions, forts passionnantes, de tentatives, parfois réussies, de ré enchantement du monde.

Stéphane François IDPSP (Rennes I)

GSRL (EPHE/CNRS)

Excalibur, John Boorman, 1981.

341

Claude Lévi-Strauss, L’Identité, Paris, Grasset, 1977, p. 331. 342

Ibid., p. 332.

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« Déchristianisation et re-sacralisation du Graal au cinéma »

Justine Breton, Université de Picardie Jules Verne – Amiens

La littérature médiévale, et la littérature arthurienne en particulier, est marquée par une forte présence du sacré. Dieu est présent lors des cérémonies et accords politiques, des tournois entre chevaliers, et guide les actions des chevaliers de la Table ronde : de façon régulière, les chevaliers prient et assistent à des messes. Et, lorsque ce n’est pas le cas, leur manque de ferveur religieuse leur est reproché. Ainsi, Perceval, ayant « oublié Dieu » pendant cinq années, doit retrouver le chemin de l’Église le jour du Vendredi Saint. De la même façon, le Conte du Graal décrit comment certains chevaliers ont prononcé le voeu de participer aux Croisades en Terre Sainte. Chrétien de Troyes insiste sur cette dimension dans la vie des seigneurs et chevaliers. Les tournois, ainsi que les duels judiciaires, sont rythmés par les messes et les prières. La foi et la pratique religieuse sont partie intégrante de l’idéal chevaleresque au Moyen Âge, et les auteurs le rappellent également par la présence constante d’un personnel religieux qui croise la route des chevaliers. Ainsi, chez Chrétien de Troyes par exemple, les offices religieux, dont les mariages, sont nombreux, et permettent d’intégrer des prêtres au récit. Ces membres du clergé, sur lesquels l’auteur ne s’attarde pas, servent à rappeler le contexte chrétien dans lequel s’inscrivent les romans. Au cours de leurs errances, les personnages principaux croisent par ailleurs nombre d’ermites, qui les conseillent et les guident, à la fois dans leur quête chevaleresque et dans leur quête spirituelle. Il est également nécessaire de prendre en compte l’apparition de nombreuses demoiselles messagères d’un autre monde, notamment dans les oeuvres de Marie de France. Ces êtres presque féériques, dont l’appartenance au clergé n’est 1 Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, v. 6217-6513. 2 Chrétien de Troyes, Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au Lion, v. 2829-2893 ; Lancelot ou le Chevalier de la Charrette, v. 1840-1980 ; Perceval ou le Conte du Graal, v. 6301-6513… pas établie, sont pour Jacques Ribard de « véritables messagers divins ou diaboliques, parfaitement conformes à la définition et à la fonction même des anges, les bons comme les mauvais3 ». L’ensemble des actes des membres de la cour, qu’ils soient d’ordre privé ou public, sont soumis à une profonde dévotion et à la crainte divine. Cette influence chrétienne sur la littérature laïque est conditionnée par la formation ecclésiastique des auteurs et copistes médiévaux, et par une société partiellement guidée par l’Église et la peur de la mort. Ainsi, la littérature médiévale est intégrée dans un contexte religieux, qui sous-tend la trame narrative grâce à des figures ponctuelles, d’ermites et de prêtre, qui aident les chevaliers. Cette littérature est hantée par le rapport avec le spirituel. 3 Jacques Ribard, Symbolisme et christianisme dans la littérature médiévale, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 43. 4 Perceval le Gallois, Éric Rohmer (1978) : sa mère d’abord, vers la 13e minute, puis Gornemant, vers la 43e minute, et enfin son oncle, vers la 123e minute.

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5 Ibid., de la 123e minute à 131e minute. Cependant, cette portée de la religion chrétienne ne transparaît pas dans les adaptations audiovisuelles de la légende arthurienne. Aux XXe et XXIe siècles, l’histoire du roi Arthur et la quête du Graal ont fréquemment été mis en scène pour le petit et le grand écran, en France et ailleurs, depuis The Knights of the Round Table de Richard Thorpe (1953), jusqu’aux séries télévisées Kaamelott (2005- ) et Merlin (2008-2012). Si la filmographie arthurienne s’évertue à représenter les jeux de pouvoir et la hiérarchie féodale, elle tend toutefois à laisser de côté la représentation du christianisme. En effet, le pouvoir de l’Église est très peu mis en scène pour lui-même, même si son influence sur les personnages agissants, en particulier sur les chevaliers au cours de leurs quêtes, est parfois suggéré. Les réalisateurs semblent avoir mis en place une déchristianisation des personnages et de certaines situations. De façon générale, les chevaliers sont représentés comme des guerriers, certes courtois, mais bien éloignés de toute dimension spirituelle. Les prouesses qu’ils effectuent au combat sont attribuées à leur talent de chevalier, à leur passion ou à leur courage, mais pas à un soutien divin. La présence d’un personnel religieux ne semble plus nécessaire à la progression du héros ou à l’établissement d’un contexte religieux. Bien évidemment, certains films constituent des exceptions, à l’instar de Perceval le Gallois d’Éric Rohmer. Le réalisateur choisit de rester fidèle au texte de Chrétien de Troyes, et fait par conséquent apparaître certaines figures qui orientent le jeune chevalier dans sa foi. Le film s’achève par ailleurs sur une scène de reconstitution de la Passion du Christ, dans laquelle les figures de Perceval et du Christ sont mêlées. La filmographie délaisse la dimension religieuse développée par les textes médiévaux, et la limite à de brèves scènes. Ainsi, dans le film First Knight, le roi conseille à Lancelot, avant son adoubement, de passer la nuit en prières. Toutefois, cette recommandation apparaît surtout comme une convention, un recueillement d’usage, auquel Lancelot se soustrait dès qu’il est rejoint par Guenièvre6. Les pratiques religieuses permettent de créer un décor. Elles ne sont pas représentées pour elles-mêmes, mais pour établir un contexte. En effet, elles sont mises en scène, mais sont interrompues par le déroulement narratif : le recueillement de Lancelot cesse lorsque la reine vient lui parler, et de même les prières d’Arthur devant l’autel sont interrompues par le retour de Guenièvre7. Il est intéressant de constater que, chaque fois, la relation établie entre Dieu et le chevalier est brisée par l’arrivée de la reine. Guenièvre apparaît donc comme un obstacle dans la foi du chevalier, qu’il s’agisse d’Arthur ou de Lancelot. 6 First Knight, Jerry Zucker (1995) : vers la 80e minute. 7 Ibid., vers la 75e minute. 8 Excalibur, John Boorman (1981) : vers la 57e minute. 9 Ibid., vers la 69e minute. 10 Ibid., vers la 26e minute. Le film Excalibur de John Boorman met en scène l’union d’Arthur et de Guenièvre, célébrée par un prêtre8, et rappelle l’importance du jugement divin dans le cadre d’un duel judiciaire9. Néanmoins, la présence conventionnelle du prêtre dans la scène d’extraction d’Excalibur par Arthur remet en question la place de la religion dans l’organisation sociale représentée dans le film : un prêtre se trouve en effet près de l’épée plantée dans le rocher, et il psalmodie pour aider les chevaliers dans leur tentative d’extraction. Toutefois, lorsqu’Arthur tente sa chance pour la première fois et

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retire Excalibur du rocher, le prêtre est endormi près de là10. Il n’assiste par conséquent pas au prodige. Boorman montre clairement l’homme de Dieu assoupi sous un arbre, tandis que le jeune Arthur s’empare de l’épée. Puisqu’il n’est pas témoin de cette action, on peut difficilement parler de l’accord ou de l’aval de l’Église concernant la montée sur le trône d’Arthur. Ici, le prêtre n’est qu’un témoin secondaire, même si une fois éveillé, il reconnaît la légitimité d’Arthur, un simple écuyer. Le représentant du clergé est donc présent, mais n’agit pas et sert simplement de décor, ce qui atténue grandement l’influence chrétienne. Dans cette optique, Boorman choisit de ne pas représenter le sacre religieux d’Arthur, préférant l’appui du peuple et des chevaliers à celle du clergé. Fréquemment, dans la filmographie arthurienne, le rôle de l’Église n’est pas associé à l’action politique, et semble inexistant. Si un membre du clergé est assez souvent présent lors du couronnement d’Arthur, dans les faits son opinion n’est pas prise en compte dans le choix du souverain. La religion apparaît donc peu à l’écran. Elle sert parfois de décor, ou permet d’établir un contraste entre « ancienne » et « nouvelle religion », autrement dit entre religion celtique et païenne, et religion chrétienne. En effet, de nombreuses représentations opposent « l’ancienne religion », polythéiste et marquée par la magie, à la « nouvelle religion » monothéiste. Le terme de « christianisme » n’est parfois pas cité dans les films ou séries télévisées, mais les indices et les tentatives de reconstitution historiques orientent évidemment vers cette religion. Cette dichotomie semble au coeur de certaines adaptations cinématographiques, telles que King Arthur, dans lequel Arthur est un fervent chrétien qui accepte les autres religions11, ou encore The Mists of Avalon, de Uli Edel, où les représentants des deux cultes s’opposent dans une longue bataille. La série télévisée Merlin accentue encore cette distinction entre deux types de religion : bien que la religion chrétienne ne soit jamais nommée, elle semble constituer une norme au sein de la cour de Camelot. Les représentants du clergé sont limités à un minimum, et multiplient les fonctions. Ainsi, le personnage de Geoffroy de Monmouth, célèbre auteur de l’Historia Regum Britanniae12, apparaît dans Merlin sous les traits du bibliothécaire de la cour, et procède également au couronnement du jeune Arthur. Tout au long du programme, le pouvoir politique tente de contrer le développement du druidisme et des pratiques magiques, associées à une ancienne religion persécutée. La série marque une nette opposition entre la « religion d’état », un christianisme non-nommé, et une religion païenne dont le peuple ne parvient pas à se défaire. Le christianisme est représenté ici, et dans la majorité des adaptations cinématographiques, de façon superficielle, et sert uniquement à l’établissement d’un cadre diégétique. Sans aller jusqu’à parler de sujet « tabou », la question du sacré semble être devenue, pour le septième art, une thématique obscure. Une grande majorité des réalisateurs préfère effacer les représentations de la religion, afin d’éviter deux écueils : la représentation à l’excès d’une religion donnée, oscillant avec le mysticisme religieux, et les effets de communautarisme. En effet, la représentation d’un groupe culturel ou religieux tend à limiter l’accès du film à la communauté mise en scène. Dans cette perspective, lorsque les questions religieuses ne sont pas essentielles au développement de l’intrigue dans un film ou une série télévisée, elles sont le plus souvent évitées. Ainsi, la légende arthurienne, et de façon plus globale le Moyen Âge, apparaissent vidés de leur dimension chrétienne, afin de correspondre aux exigences du public moderne. 11 King Arthur, Antoine Fuqua (2004) : vers la 22e minute. 12 Histoire des Rois de Bretagne. Le symbole chrétien du Graal est un parfait exemple de cette disparition de la dimension religieuse dans la filmographie arthurienne. Le Graal représente le parangon des objets de quête dans le monde occidental. Après avoir servi au Christ au cours de la Cène, le Graal est récupéré par Joseph d’Arimathie

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afin de recueillir le sang du Christ en Croix. La coupe13 est ensuite transmise, puis disparaît : les chevaliers de la Table ronde, menés par le roi Arthur, partent en quête de cette relique sacrée. Sur plus d’une centaine de preux chevaliers, seuls trois sont considérés comme dignes du Graal, et peuvent l’approcher14. Tandis que cette quête tient une part considérable dans la littérature médiévale15, elle passe parfois inaperçue dans les adaptations cinématographiques. Dans les textes comme dans les films, il ne s’agit pas d’une simple coupe, mais de la promesse d’un monde meilleur. Ainsi, dans les téléfilms Merlin de Steve Barron, Nimue raconte à Merlin l’histoire du Graal, un calice rapporté de Terre sainte par Joseph d’Arimathie, porteur de pouvoirs exceptionnels. Il est prophétisé que, lorsque le Graal sera retrouvé, « peace and happiness will return16 ». De même, dans Excalibur de Boorman, la découverte du calice permet de redonner vie au roi, et ainsi de redonner vie à la terre. Le Graal a un pouvoir unificateur : il apporte la paix et la prospérité dans l’union du roi, de la terre et du peuple. En effet, lorsque Perceval apporte la coupe au souverain, blessé, celui-ci retrouve ses forces et repart défendre son royaume, sous les arbres qui refleurissent et au rythme du célèbre O Fortuna de Carl Orff17. Le Graal permet donc une renaissance de la nature et un nouvel espoir dans le coeur des membres de la cour arthurienne. 13 Nous reviendrons plus tard sur les différentes formes que peut revêtir le Graal. 14 Daniel Poirion (dir.), La Queste du Saint Graal, Paris, Pléiade, 2001. 15 Preuve en est le nombre élevé de manuscrits qui diffusent les aventures des chevaliers du Graal au cours des XIIIe-XVe siècles : on conserve par exemple 220 copies des cinq branches du Cycle du Lancelot-Graal, 17 de la version en prose du Joseph de Robert de Boron, et 55 de celle de son Merlin. 16 [la paix et le bonheur reviendront sur terre], Merlin de Steve Barron, premier téléfilm, vers la 47e minute. 17 Excalibur, John Boorman (1981) : vers la 111e minute. Cette musique est issue des Carmina Burana (1935-1936), interprétée ici par le Leipzig Radio Symphony Orchestra and Chorus, et dirigée par Herbert Kegel. 18 Quelques exceptions sont néanmoins à signaler, à l’instar du film Perceval le Gallois d’Éric Rohmer, dans lequel la représentation de la religion chrétienne est essentielle. Toutefois, le Graal, bien souvent cité, est très peu mis en scène. La filmographie tend à le laisser de côté afin de privilégier d’autres quêtes, d’autres aventures18. Par exemple, dans The Knights of the Round Table, Perceval est le premier à évoquer le saint Graal, mais il semble être le seul à s’intéresser à cette quête, les autres chevaliers étant trop occupés par les intrigues de cour. L’apparition discrète du calice au cours du film pousse à voir dans le Graal une « Figure obligée vide de sens19 », nécessaire à la mise en place d’un cadre arthurien, mais inutile au développement de l’intrigue. Certes, le Graal n’est jamais au centre des films arthuriens, mais, il fait partie d’un système de représentations propres à la légende du roi Arthur, tout comme la Table ronde et Camelot. En réalité, il semble que le Graal apparaisse comme un prétexte permettant aux personnages de partir à l’aventure. En se lançant dans la quête du saint Graal, les héros –principalement des chevaliers– quittent le château, et abordent de nouveaux territoires. Puisque l’aventure ne se trouve qu’en dehors de la cour, le Graal est un prétexte au départ, un prétexte à l’aventure. Ainsi, pour les Monty Pythons, le Graal n’est pas un réel objectif : il permet l’apparition de Dieu20, qui lance les chevaliers dans cette quête sans fin. Il ne s’agit pas d’un but en

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soi, mais constitue un passage obligé de l’adaptation cinématographique de la légende arthurienne. 19 Sandra Gorgievski, Le mythe d’Arthur, de l’imaginaire médiéval à la culture de masse, Liège, Éditions du Céfal, 2002, p. 32. 20 Monty Python and the Holy Grail, Monty Python (1975): vers la 23e minute. 21 Indiana Jones et la Dernière Croisade. 22 Indiana Jones and the Last Crusade, Steven Spielberg (1989): vers la 20e minute. 23 Ibid., vers la 113e minute. La filmographie dé symbolise la quête du Graal, et la vide de la profondeur de son sens chrétien. Certains films de divertissement se sont approprié ce thème, sans nécessairement l’associer au roi Arthur, et participent au développement d’une mythologie internationale du Graal. L’histoire du Graal est alors adaptée à un imaginaire différent, dépourvu d’une grande partie de sa signification religieuse. La coupe légendaire est ainsi l’objet du film Indiana Jones and the Last Crusade21, réalisé en 1989 par Steven Spielberg. Le Graal y est évoqué dès les premières minutes, grâce à la découverte de vestiges archéologiques. La légende développée dans ce film précise que le Graal aurait disparu pendant un millénaire, avant d’être retrouvé par trois frères au cours de la première Croisade. Le célèbre archéologue, Indiana Jones, interprété par Harrison Ford, semble d’ailleurs connaître parfaitement cette histoire22. Le film s’intéresse à l’histoire de la coupe après Joseph d’Arimathie, afin de suivre son parcours et de la retrouver. Ici, le Graal n’est pas recherché pour sa valeur historique ni religieuse, mais principalement pour ses pouvoirs supposés. En effet, dans cette interprétation, la coupe ayant recueilli le sang du Christ est censée accorder la jeunesse et la vie éternelle. Commence alors une longue quête à travers de nombreux pays. Le Graal, apparaissant enfin, sous les traits d’une coupe très sobre en bois23, montre des vertus extraordinaires, puisqu’il permet la survie d’un chevalier âgé de plus de sept cents ans, et guérit en un instant les blessures d’Henry Jones, père d’Indiana. Selon la vision de Spielberg, le Graal est un objet légendaire, dont l’histoire et les pouvoirs surnaturels transcendent l’origine chrétienne. Les détails concernant la genèse du Graal sont passés sous silence : si l’évocation du Christ est essentielle, puisqu’il est celui qui confère à la coupe des propriétés divines, les rôles que jouent Joseph d’Arimathie et Arthur ne sont que secondaires dans la « généalogie du Graal » décrite ici. Le Graal possède dès lors sa propre légende, autonome, ce qui simplifie l’intrigue pour le spectateur. La désacralisation du Graal est un atout pour le film de divertissement : si la coupe n’est plus le reflet d’un christianisme médiéval, le film peut attirer un public plus vaste. Le Graal n’est plus un accessoire de la Cène ou de la Passion, mais il obtient une identité propre, et devient un mythe en lui-même, sans que la référence au Christ soit nécessaire. Le roman Da Vinci Code de Dan Brown, adapté en film en 2006, participe également au développement d’un nouveau caractère sacré du Graal. Cette interprétation présente le Graal, non pas comme une coupe, mais comme une jeune femme, et plus exactement Marie-Madeleine, qui devient ici l’épouse cachée du Christ. Cette théorie précise que le Graal consisterait donc en la lignée du Christ, dont la dernière représentante est bien entendu l’héroïne, interprétée dans la version cinématographique par Audrey Tautou. Une véritable chasse au trésor se met en place à travers toute l’Europe, pendant laquelle se mêlent énigmes, codes et révélations. Le film s’intéresse beaucoup au Prieuré de Sion, aux Templiers et au Christ lui-même, développant des hypothèses de complots religieux, politiques et artistiques. De façon

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surprenante, le film ne s’attarde jamais sur des personnages tels que Joseph d’Arimathie ou les chevaliers de la Table ronde. Néanmoins, de nombreuses figures historiques sont unies autour du mythe du Graal, à l’instar de Léonard de Vinci et d’Isaac Newton. La plasticité du symbole qu’est le Graal permet de l’intégrer à une pluralité de mythologies modernes, au risque de parfois sombrer dans un mysticisme difficilement intelligible. La dimension chrétienne du Graal est remplacée par une nouvelle spiritualité, suffisamment vaste pour annexer différents récits. Ces représentations modernes du Graal tendent ainsi à l’éloigner de son sens religieux : le Graal conserve son statut de relique sacrée, mais son lien avec le Christ est chaque fois atténué. De la même façon, le Graal est devenu un terme courant dans le langage, où il est vidé de toute connotation chrétienne, et parfois même médiévale. Il est l’emblème d’une quête active, mais probablement vaine. De la longue histoire du Graal, l’acception courante ne retient que la difficulté de la quête : le Graal est un but à atteindre, un objet lointain ou rêvé, auquel peu d’élus peuvent accéder. Au cinéma, reflet de notre société moderne par excellence, la figure du Graal s’éloigne progressivement de son lien avec la légende arthurienne et le Christ, pour intégrer une mythologie internationale plus vaste. Il s’inclut dans différents imaginaires et s’associe donc à un grand nombre de symboliques. Aujourd’hui, la quête du Graal n’est plus limitée au Christ, ni à Perceval : chaque adaptation audiovisuelle a la possibilité de se saisir des éléments de la légende pour se les approprier et leur accorder des significations variées. Le Graal peut alors être une coupe, une pierre, ou encore une femme, il n’est plus dépendant de la quête du roi Arthur. Il devient un mythe à part entière, que chaque réalisateur est libre de reprendre, en le détachant de ses origines chrétiennes. La déchristianisation du Graal au cinéma implique et permet une re-sacralisation : dépourvu d’un système de valeurs chrétiennes, le Graal revêt un certain nombre de significations mystiques et magiques. Associé à un ancien temps indéfini, entre la Passion du Christ et le Moyen Âge tardif, il constitue une relique aux propriétés merveilleuses, à l’instar de la Pierre philosophale, libre d’être associée à divers contextes et légendes. Il se constitue peu à peu une mythologie mondiale, qui unit et entrelace différentes fois, cultures et croyances. L’apparition du Graal dans la légende arthurienne dépasse désormais les considérations théologiques du christianisme, ou des traditions celtes, et transcende l’influence religieuse. La série française Kaamelott illustre cette idée d’une culture issue du monde. En effet, la série reste attachée à la figure du prêtre, à travers le personnage du Père Blaise. Les chevaliers sont invités à prier avant les réunions de la Table ronde, les membres de la cour assistent à des messes en latin24… La dimension religieuse est présente tout au long des épisodes : les chevaliers sont en quête du saint Graal, guidés par la Dame du Lac. Pourtant, les personnages font parfois référence à des divinités multiples, évoquant « les dieux ». Kaamelott mêle les religions, les époques et les cultures, dans une vision anachronique au service de la comédie. Ainsi se croisent le Dieu unique chrétien, la magie, les croyances celtes, les dieux romains, les dieux nordiques25… La série rappelle l’ambiguïté du symbole qu’est le Graal, en mêlant les différentes interprétations. Le Graal est tantôt une coupe, tantôt un récipient, parfois une pierre incandescente, parfois même une corne d’abondance. Ce caractère protéiforme, qui tend à troubler certains chevaliers, reflète cette vaste mythologie du Graal. La quête du Graal est d’ailleurs confiée au roi Arthur par la Dame du Lac, à la fois messagère « des dieux » celtes et envoyée du « Dieu unique ». Cette confusion détourne l’origine et la signification du Graal, 24 Kaamelott, livre I, épisode 1, « Heat », et livre II, épisode 45, « Amen ». 25 Ibid. Les exemples sont nombreux. Religion chrétienne : livre III, épisode 39, « Les Clous de la Sainte Croix ». Pratiques magiques : livre I, épisode 15, « Les Défis de Merlin ». Croyances celtes : livre III, épisode 10, « L’Ankou ». Polythéisme romain :

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livre VI, épisode 3, « Praeceptores ». Dieux nordiques : livre III, épisode 42, « Le Dialogue de Paix II »… qui est ainsi rattaché à une mythologie polythéiste et à une pluralité de divinités mineures. La coupe ayant recueilli le sang du Christ est assimilé à un grand nombre d’autres objets magiques, issus de différents folklores. Le Graal représente alors une quête parmi d’autres. Ce symbole perd une grande partie de sa valeur chrétienne, mais endosse diverses significations tirées d’un autre sacré, un sacré merveilleux et mythique, qui sert le divertissement en mêlant magie et polythéisme sur un discret christianisme en toile de fond. Plus qu’une perte de la signification première du Graal, il s’agit peut-être là d’une évolution positive du symbole, qui s’enrichit au contact de différentes interprétations. L’idéal pour le lecteur, ou le spectateur, serait de conserver en mémoire les récits, littéraires, bibliques et parabibliques, voire apocryphes, autour du Graal, afin de saisir toutes les variations apportées aujourd’hui dans les représentations audiovisuelles. Les raisons de ce renoncement progressif à la représentation de la chrétienté sont bien entendu multiples, et ne concernent pas uniquement les adaptations du mythe arthurien. Un grand nombre de valeurs et concepts médiévaux ne trouvent plus de résonance chez un public moderne, et doivent par conséquent être adaptés. Ainsi, il est nécessaire de tenir compte de la réduction de l’éducation religieuse des spectateurs au cours des XXe et XXIe siècles. En France, le développement des écoles publiques, ainsi que la loi de séparation de l’Église et de l’État, limitent désormais l’éducation chrétienne à certains groupes de population. À l’étranger également, l’influence du christianisme –et d’un certain nombre de religions monothéistes– tend à s’atténuer dans les représentations audiovisuelles. La majeure partie des productions cinématographiques susceptibles d’aborder le thème du Graal sont issue des États-Unis26, pays protestant. De plus, dans l’ensemble des sociétés occidentales, le nombre de personnes se déclarant athées ou agnostiques ne cesse d’augmenter. La connaissance précise et détaillée des traditions chrétiennes n’est donc plus une évidence dans nos sociétés modernes, comme elle pouvait l’être lors de la rédaction médiévale des textes arthuriens. Les réalisateurs ne cherchent alors pas à mettre en scène une idéologie chrétienne qu’ils ne maîtrisent pas toujours, puisque le public moderne ne s’y identifie plus. 26 Sur les vingt-cinq films arthuriens réalisés depuis 1949, dix-huit sont dus à des réalisateurs américains. Par ailleurs, les brassages ethniques et les mouvements de populations forgent aujourd’hui un monde multiculturel, dans lequel les traditions et les croyances se mêlent. En représentant un film arthurien particulièrement ancré dans le christianisme, les réalisateurs –et surtout les producteurs, qui s’engagent financièrement dans ces projets artistiques– considèrent qu’ils risquent de limiter leur auditoire aux spectateurs partageant la même idéologie que celle développée dans le film. Il semble que la crainte sous-jacente soit de perdre une importante part de marché en tenant éloignés les spectateurs de confession non-chrétienne. En effet, si le succès artistique d’un film dépend de l’équipe de réalisation et de la distribution, le succès industriel dépend, lui, du public. D’un point de vue extrêmement concret, il est nécessaire que les spectateurs se déplacent dans les salles de cinéma afin de rentabiliser les dépenses engendrées par le tournage du film. Si la thématique développée dans le film n’est pas attractive, ou si la façon dont elle est traitée n’intéresse pas le spectateur, les bénéfices obtenus seront faibles. Dans une optique de rentabilité financière, les réalisateurs se doivent de proposer au public des œuvres susceptibles de lui plaire. Enfin, la logique financière pousse bien souvent les producteurs à privilégier les films de divertissement plutôt que les films d’auteur. Les adaptations cinématographiques qui s’intéressent à la légende du Graal peuvent généralement être considérées comme des films de divertissement, conçus pour

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distraire le spectateur, bien souvent grâce à des effets visuels de plus en plus performants, permis par un budget toujours croissant. C’est le cas pour les films The Knights of the Round Table27, de Richard Thorpe, Monty Python and The Holy Grail28, Indiana Jones and the Last Crusade29 de Steven Spielberg, ou encore The Da Vinci Code30, de Ron Howard. Dans l’ensemble de ces films, il est important que la qualité artistique soit au service du grand spectacle, et la dimension documentaire ne doit donc pas primer sur la notion de divertissement. La place qu’occupe le thème du Graal au cinéma accentue son caractère sacré : le Graal est suffisamment connu du grand public pour être au cœur de plusieurs films à succès, mais son origine et son contexte imprécis offrent une grande latitude aux réalisateurs. 27 Les Chevaliers de la Table ronde (1953). 28 Sacré Graal ! (1975). 29 Indiana Jones et la Dernière Croisade (1989). 30 Da Vinci Code (2006). Cette adaptation aux goûts du public entraîne une réduction et une simplification de la représentation du christianisme, notamment à travers l’emblème du Graal. De plus en plus, les adaptations audiovisuelles de la légende arthurienne tendent à établir un lien étroit entre Dieu et les dieux celtes. Les deux systèmes de croyances apparaissent sur le même plan, et sont considérés superficiellement par les réalisateurs, avant d’être amalgamés dans la construction d’une nouvelle idéologie, mondiale et atemporelle. Les concepts et rites chrétiens sont délaissés au profit d’un mysticisme aux limites indistinctes. 31. Il serait possible de citer un certain nombre d’exemples, tels que le téléfilm en deux parties The Mists of Avalon (Les Brumes d’Avalon), réalisé par Uli Edel (2001), le film King Arthur (Le Roi Arthur) d’Antoine Fuqua (2004), ou encore la série télévisée Merlin (2008-2012). Il se constitue ainsi peu à peu une mythologie mondiale dans la filmographie, qui unit et entrelace différentes fois, cultures et croyances. Le Graal concentre ces nombreux éléments : il dépasse les considérations théologiques du christianisme, et transcende l’influence religieuse. Le symbole du Graal est partiellement désacralisé, au sens où il est privé de ses valeurs chrétiennes. Néanmoins le cinéma permet sa re-sacralisation, via l’adaptation à un monde moderne et pluriculturel, dans lequel le Graal incarne un espoir, un objectif lointain mais toujours intensément recherché. La quête du Graal n’est désormais plus réservée aux chevaliers en mission divine : elle continue d’évoluer, s’ouvrant par-là à une société internationale mouvante et en expansion. Ainsi, le sacré n’est plus l’apanage des religions, mais est le reflet des attentes et des croyances modernes.

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Perceval le Gallois, Eric Rohmer, 1979.

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Des médiums dans les médias

ou les nouveaux médiateurs du sacré

Sébastien Poulain, Université Bordeaux 3 Michel de Montaigne

[email protected]

Résumé Cet article consiste principalement à décrire et analyser le travail de production

et de réception du sacré dans la société contemporaine à travers l’exemple de la radio New Age Ici et Maintenant.

Mots-clés New Age – contrecultures - champ religieux – radio - médiateurs Il s’agira ici de se demander comment le néo-paganisme New Age effectue un

travail de renouvellement du sacré donc du profane (ces notions étant relationnelles et non substantielles) en désacralisant une partie de la réalité et en re-sacralisant d’autres parties pour faire advenir un Nouvel Âge de l’humanité. L’hypothèse de départ est que le marché très concurrentiel du sacré conduit les nouveaux entrants à réaliser un travail de désacralisation des formes symboliques préexistantes pour faire exister de nouvelles propositions. Les nouvelles formes de sacralité ne peuvent exister que si elles parviennent à s’approprier la gestion d’une partie des biens symboliques du salut (Bourdieu, 1971) à des institutions qui la monopolisaient jusqu’à présent.

D’où une critique radicale et globale de toutes les institutions qui ont gouverné

jusqu’à présent la société par l’utilisation de l’ensemble des médiums existants (surtout les médias en l’occurrence): religieuses (trop hiérarchiques, dogmatiques, manipulatrices, moralistes), scientifiques (trop rationalistes, objectivistes, technicistes, matérialistes, dangereux), politiques (inconscients, irresponsables, égoïstes, incompétentes, impuissantes)... Il s’agit en quelque sorte de sacrifier les anciennes idoles sur l’autel médiatique pour réorganiser l’ordre du monde (Heusch, 1986) par l’"efficacité symbolique" (Lévi-Strauss, 1949) d’un discours "performatif" (Austin, 1962) propre aux émissions de radio et particulièrement les libres antennes (Poulain, 2008). Or, les effets normatifs et axiologiques de la redéfinition du sacré redécoupent l’organisation des mœurs et les contours de la communauté (Durkheim, 2003 [1913]).

Ainsi, les new agers, qui, depuis plusieurs dizaines d’années, ont la volonté de

renouveler le "champ religieux", voire l’ensemble de la société, en attaquant les institutions religieuses traditionnelles, dont ils s’inspirent largement tout en souhaitant les dépasser par des propositions alternatives innovantes.

Pour observer le "[sacré New Age] en train de se faire" (Latour, 2005 [1989])

dont j’analyserai uniquement les propositions, je m’appuierai, dans un premier temps, sur le cas de la radio associative parisienne New Age Ici et Maintenant (RIM) pour analyser le mécanisme médiatique de production du sacré. Puis, je présenterai le message effectivement porté par cette radio pour renouveler l’espace du sacré. Enfin,

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je parlerai de la réception du message New Age sacré à travers la sociographie d’une auditrice. La production du sacré

RIM, créée à Paris le 21 juin 1980 (Poulain, 2013 (c)), est une radio

d’inspiration New Age. L’un de ses fondateurs, qui en est toujours le président aujourd’hui, est Didier de Plaige. Formé au Centre européen de yoga fondé en 1970 à Paris par Jean Bernard Rishi (lui-même formé par Pattabhi Jois, fondateur de l’école de Mysore), Plaige est professeur de yoga entre 1970 et 1972 à Dumfries et au monastère Kagyupa Samye Ling - 1er centre tibétain en Occident - dans les Lowlands d’Écosse où il vit avec sa compagne et sa sœur (devenue ensuite professeure de Shiatsu). Par la suite, il réunit 200 000 F pour acheter le château de Plaige (avec l’idée de créer un centre multiconfessionnel) et participe entre 1974 et 1978 à la construction du centre bouddhiste le plus important d’Europe: Dashang Kagyu Ling ou Temple des mille Bouddhas (Bourgogne).

Aussi auteur de chansons, Plaige écrit le 33T "Namasté!" (Philips, 1976) qui

s’inspire d’un voyage de 1974 à Sonada (résidence de Kalou Rinpoché) où Plaige, Guy Skornik (chanteur, musicien 1er prix du conservatoire et auteur-compositeur pour Michel Jonasz, Michel Delpech et 1er succès de Gérard Lenorman en 1971: "Il"), Léna Cabanes (compagne de Plaige et dirigeante à Nouvelles Frontières), Jean-Michel Reusser (animateur à F. Musique et journaliste à Rock’nd Folk, Best, Figaro et à la revue mensuelle de vulgarisation ésotérique L’autre Monde où écrivent aussi les animateurs Jean-Paul Bourre, Gérard Lemaire et Plaige) et un ami ont interrogé les tibétains sur la logique des nombres questionnée par l’alchimiste Jacques Breyer.

Plaige a aussi traduit le best-seller New Age (plus d’un million d’exemplaires

vendus) de Richard Alpert: Be Here Now publié en 1971 aux Etats-Unis et en 1976 en France sous le titre Remember, ici et maintenant: namasté! Alpert était professeur de psychologie à Harvard et assistait Timothy Leary pour tester les effets de la psilocybine, un hallucinogène. Ce dernier est connu comme étant le "pape du LSD" et l’un des principaux penseurs du psychédélisme hippie dont le New Age développe l’aspect religieux. Ces deux professeurs sont renvoyés de l’Université en 1963 pour avoir fait des tests sur des étudiants. Richard Alpert part en Inde en 1967 pour apprendre la méditation et le yoga. À son retour aux États-Unis en 1969, Richard Alpert, désormais appelé Ram Dass, fonde plusieurs centres consacrés à la spiritualité. L’ouvrage que traduit Plaige est issu de ce voyage.

Plaige souhaite faire connaître à grande échelle ces "prophètes" ainsi que leurs

différentes techniques New Age. Il se dirige donc vers les médias de masse. En 1977, Plaige et Skornik produisent le bimensuel "Ici et Maintenant" dans l’émission "Un sur cinq" produite par Armand Jammot et présentée par Patrice Laffont à qui ils ont proposé 200 sujets: un radiesthésiste distingue des clous et des œufs, le moine zen Deshimaru se met en ondes alpha (8-12 Hz), reportage sur l’Arche (Lanza del Vasto). Plaige participe en 1978 à "Aujourd’hui magazine" (complément d’"Aujourd’hui madame") produit par Jammot et présenté par Henri Slotine: reportages et plateau sur les Enfants de Dieu, un réunionnais qui marche sur les braises...

Encadrés par Jean-Louis Foulquier, ils remplacent Macha Béranger et Claude

Villers en congés en 1978. Ils y mettent en concurrence un calculateur prodige et un ingénieur d’IBM, traitent l’autisme, le coma, les séries de nombres, la cryogénisation, interviewent Lanza del Vasto, Salvador Dali, René Dumont ou Isola Pisani (femme du ministre) sur Mourir n’est pas mourir. Mémoires de vies antérieures (Paris, Robert

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Laffont, 1978) et font intervenir les auditeurs en direct. Cette même année, Plaige publie avec Jean-Marie Leduc Les nouveaux prophètes

(Buchet-Chastel, Paris) qui vise à étudier "avec tolérance, mais sans complaisance" "les Maîtres et Pasteurs du Nouvel Age, d’Orient et d’Occident" en donnant leur origine, leur message, leur implantation, leurs ressources.

Plaige et Skornik profitent du mouvement des "radios libres" pour créer une

radio dédiée à toutes ces techniques et croyances religieuses. Il s’agit de révolutionner la radio, et au-delà, en proposant de "mettre en pratique une nouvelle manière de penser, de nouvelles valeurs, un nouveau rapport à soi, au monde, à la nature, au temps ainsi qu’une nouvelle manière d’envisager le vivre-ensemble et l’organisation de la société" (Bouver, 2011, p191) grâce à la création d’un "service public idéal" (comme aimait à le qualifier les fondateurs de RIM) en vue du "bien-être" et de l’"éveil", l’"épanouissement des consciences", la "libération des tabous et des conditionnements" des auditeurs.

Les animateurs sont comédiens, journalistes, écrivains, artistes, technophiles,

radiophiles, mélomanes, cinéphiles, voyageurs, libertaires (plutôt gauchistes et écologistes et de parents gaullistes) et qualifiés de baba, beatniks, hippies, freaks, truth seekers… Beaucoup sont des néo-bouddhistes: une grande partie sont issus de tradition catholique et juive et se sont convertis au bouddhisme, y compris la célèbre Supernana. Fabien Ouaki (héritier de Tati) a publié un entretien avec le Dalaï-Lama La vie est à nous en 1996 avant de retourner à ses origines juives.

Un animateur, issu du Mandarum, est resté quelque temps. Lama Denis, Selo

Black Crow, Soeur Marguerite, Deshimaru, Kalou Rinpoché et autres mystiques... ont été invités "au kilo" selon Alain Dubois (animateur de 1982 à 1985). Des représentants de Moon, l’Eglise universelle du royaume de Dieu, Benjamin Creme, Eckhart Tolle y ont loué de l’antenne.

Le message sacré Aujourd’hui, cette radio associative parisienne, est diffusée sur Internet et sur

95.2 MHz et écoutée par 5 000 auditeurs. Son financement provient des appels surtaxés des auditeurs, d’un fonds de soutien ainsi que des partenariats avec différents intervenants (thérapeutes, voyants). Environ 36 programmes inédits y sont présentés chaque semaine par environ 17 animateurs, la plupart bénévoles. Les émissions peuvent durer de 20 mn pour une émission de musique à 7 h pour une émission nocturne de libre antenne ou une émission sur la spiritualité. Environ 50% des émissions ont pour thème l’actualité politique, économique, sociale, écologique. Environ 40% la santé, la spiritualité, la parapsychologie, l’ufologie. Et environ 10% divers services informatiques, juridiques, culturels, musicaux.

Pendant ses émissions, RIM propose des « nouvelles formes de vie sociale »,

c’est-à-dire d’autres manières de: - se déplacer (transport collectif, non polluant, gratuit), - habiter (éco villages, développement durable, énergies alternatives), - s’alimenter (végétalisme, bio, jeûne, consom’action), - se soigner physiquement (médecines alternatives, magnétisme, vitamines), - se soigner psychologiquement (développement personnel, pensée positive), - faire de la science (parascience, paramédical, parapsychologie, télépathie), - croire (ufologie, spiritisme, spiritualisme, ésotérisme, astrologie),

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- éduquer (lycée autogéré, école Steiner), - se cultiver (friches culturelles, squats artistiques), - écouter de la musique (country, world, new wave, musique répétitive), - militer (grève de la faim, non-violence, abstentionnisme, contre-expertise

critique), - faire de la politique (libertarisme, altermondialisme, écologisme,

complotisme), - faire de l’économie (troc, économie solidaire, décroissance,

anticapitalisme)… Toutes ces formes de vie sociale ne semblent pas liées au sacré, mais c’est bien

le sacré qui les cimente et donne espoir de voir l’arrivée d’un nouvel Nouvel Age. Le New Age est un vaste courant spirituel occidental qui est apparu au début des années 1960 en Californie et qui adapte des philosophies et religions orientales et occidentales au mouvement de la contre-culture américaine et à la tradition spiritualo-ésotérique occidentale. Il tente de synthétiser modernité et tradition, psychologie et physiologie, athéisme et théosophie, science et religion… Il se situe dans une perspective de tentative de resacralisation de la société (ou "ré enchantement du monde" - avec spiritualisation du matériel et matérialisation du spirituel (Poulain, 2013 (a)) - en réaction à la société de consommation, au matérialisme, à la croissance industrielle et à la "crise" des idéologies de la société contemporaine. Il est lié à l’émergence ou réémergence de formes religieuses non reconnues par les autorités religieuses et politiques légitimes.

Le New Age est caractérisé par une approche éclectique et individuelle de la

spiritualité. Il s’agit pour des individus et groupes hétérogènes d’appeler à transformer la société par l’éveil de l’esprit, la recherche de l’épanouissement et du développement personnel… dans une perspective de bien-être corporel, mental et spirituel. Il doit en découler l’avènement d’un Nouvel Age d’harmonie universelle, appelé "ère du Verseau" par les astrologues, qui doit se propager grâce à l’interaction globale dans laquelle se trouve toute chose: les êtres humains et divins, animés et inanimés, terrestres et extraterrestres, physiques et spirituels… Lorsque chacun aura pris conscience des enjeux spirituels et écologiques, chacun changera sa manière de croire, de penser, de se nourrir, de se soigner, d’agir, d’être et participera à l’apparition de ce Nouvel Age où les extraterrestres pourrait jouer un rôle fondamental (Poulain, 2010).

Ce "sacré hors religions" (Champion, 2007) ou "religieux sans religion"

(Vieillard-Baron, 2001) voire "après la religion" (Ferry, 2004) se présente comme l’aboutissement final postmoderne (Poulain, en cours de publication) de toute la métaphysique et la religiosité. Il pousse le croyant vers un contact direct avec le sacré grâce à une intervention minimale des "professionnels du sacré". Ces derniers ne jouent plus qu’un rôle minimal consistant à indiquer comment accéder à l’autonomie religieuse grâce à des cours, conférences, stages, ouvrages de conseils, romans initiatiques qui servent au développement de soi et de sa foi pour en devenir en quelque sorte le professionnel.

Malgré la tentation de la "démédiation" généralisée, les médiateurs semblent

toujours nécessaires. L’individu se retrouve seul et impuissant face à la complexité de la société et un marché du sacré trop ouvert. L’injonction à être soi et libre, à se connaître et trouver un sens à sa vie, laisse l’individu désemparé, englué, désespéré, dépressif (Ehrenberg, 1998). La société individualiste semble donc avoir besoin d’intermédiaires pour reconstituer du lien social, reconstruire la communauté, ré enchanter le monde, apprendre à vivre et trouver du sens.

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RIM fait partie de ces médiateurs du religieux, à la convergence de l’"ère des médiums" (Louis, 1989) et des médias, qui organisent une médiation, c’est-à-dire une communication socialisatrice qui fait lien entre les morts et les vivants, l’au-delà et l’ici-bas, le sacré et le profane, la société et l’individu… Elle aide les individus à trouver un moyen d’accéder à eux-mêmes, aux autres et au sens. Elle met de la vie, de l’intelligence, de la rationalité dans la réalité, fait connaître des utopies et des idéologies, fournit des méthodes New Age pour accéder au sens et au sacré. Elle tente de guérir du monde par un ressourcement spirituel, communicationnel, psychologique, philosophique, symbolique (Garnoussi, 2005)… Pour cela, elle promeut toutes les formes de croyances des "religions en marge" (Buxant, 2005, p42) ou "marges de la religion" (Rivière, 2008, p10): médiumnité, chamanisme, ufologie, ésotérisme…

Ainsi, elle participe à la légitimation du sacré New Age et à sa normalisation. En

tant qu’institution médiatique, elle institutionnalise ce sacré pour le socialiser, c’est-à-dire le diffuser dans la société. En effet, le mouvement New Age, qui peut être qualifié de "nébuleux" (Champion 2004), est essentiellement inorganisé parce qu’il n’y a pas d’organisme religieux pour le réguler. Il n’y a pas de personne morale ou physique qui en prend la direction pour le routiniser, le rationnaliser, l’administrer comme peuvent le faire les autorités des Eglises (Weber, 1989 [1904 et 1905]). Il n’y a que des individus qui cherchent leur chemin spirituel, certains sortant du lot et devenant les prophètes ou les accompagnateurs du mouvement. Ces prophètes écrivent des livres, organisent des séminaires… pour donner des conseils religieux, politiques, écologiques et thérapeutiques… voire créent des "sectes". Plaige a, quant à lui, créé une radio qui tend à devenir une sorte d’"église" en tentant d’établir ou rétablir de l’ordre dans le chaos symbolique. Elle recrée, à son humble niveau (ce n’est qu’une micro-institution parmi bien d’autres), de la hiérarchie entre les différents acteurs du New Age. Elle choisit de légitimer certaines techniques plutôt que d’autres (pas de marabouts par exemple), organise un rituel grâce à sa programmation quotidienne, permet à sa communauté radiophonique de se rencontrer. Ainsi, elle régule d’une certaine manière le "champ religieux".

Mais cette hiérarchisation, cette structuration, cette ritualisation sont de faible

intensité. Cette radio ressemble souvent plus à un "supermarché du sacré" qu’à une "église" où sont proposées presque indistinctement des thérapies "normales" ou "paranormales", psychologiques ou parapsychologiques, médicales ou paramédicales pour résoudre les problèmes des auditeurs. Ces derniers y viennent se nourrir spirituellement en choisissant parmi toutes les manières d’être et de penser. Ils y accumulent ou y sélectionnent des stratégies d’actions thérapeutiques plus ou moins sacrées. Ils y découvrent les dernières tendances des "technologies religieuses appliquées" (concept de Ron Hubbard, fondateur et dirigeant de la Scientologie).

RIM permet de recharger sa vie en espoirs, en rêves, en magie, en sens, pour

sécuriser ses croyances, pacifier ses émotions, reprendre confiance en soi, ré enchanter le monde, définir et redéfinir le sacré. Elle propose des outils pour donner sens à leur vie et mieux être grâce à différents types d’émissions, par exemple de longues libres antennes nocturnes où les auditeurs philosophent sur le sens de l’existence, leur relation au sacré, leurs croyances, l’éthique... D’autres émissions diurnes ou nocturnes font intervenir des "guérisseurs" (médiums, astrologues, numérologues…) qui viennent à l’antenne pour donner des conseils thérapeutiques, spirituels, relationnels, professionnels aux auditeurs. Ces conseils doivent aider les auditeurs à se protéger, protéger leurs proches, voire la société et la terre entière, et à trouver des réponses à leurs questions pour continuer ou recommencer à avancer dans leur vie. Ces intervenants sont plus ou moins des professionnels du sacré, plus ou moins idéologues, et soutiennent plus ou moins l’utopie de l’ère de verseau (Ferreux, 2000). Il est d’ailleurs difficile, de manière générale, de qualifier quelqu’un

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de new ager tant les personnes qui s’en revendiquent directement sont peu nombreuses, que beaucoup refusent ce terme trop stigmatisant et que la plupart exprime simplement des points de vue concordants sans soutenir de doctrine formalisée, précise et explicite ou refuse de le présenter ainsi.

L’aspect religieux et émotionnel ne va pas sans l’aspect socialisation,

identification, intégration, médiation, thérapeutique… Beaucoup d’auditeurs appellent surtout pour être avec les autres, partager leurs sentiments, leurs souffrances et leurs idées. Ils souhaitent être écoutés et écouter les autres pour trouver des moyens de réagir face à leurs doutes existentiels et aux évolutions sociétales. Contrairement à d’autres formes d’institutions religieuses, cette radio est toujours ouverte, animée, en mouvement et active. Elle constitue un espace polytechnique de socialisation (Poulain, 2008), c’est-à-dire un espace présentant de multiples techniques permettant d’être en société pour des auditeurs souvent en situation de désocialisation: chômage, retraite, dépression, solitude...

Ainsi, ce "service public idéal" radiophonique permet au sacré de s’exprimer et

aux auditeurs d’être accompagnés dans leur quête spirituelle. La réception du sacré Compte-tenu de la démocratisation du religieux (Poulain, 2013 (b)), la relation émetteur/récepteur de sacré n’est pas toujours aisée à établir. Tout récepteur de sacré peut devenir un acteur du sacré à l’image de nombreux auditeurs qui m’ont révélé lors d’entretiens qu’ils étaient certainement des enfants indigos – c’est-à-dire des enfants de "lumière", de "cristal", des "étoiles" réputés doués d’aptitudes psychologiques, spirituelles et paranormales - parce que d’autres médiateurs du sacré s’en étaient eux-mêmes aperçu lors d’une consultation. Ils sont ainsi sanctifiés. Alors qu’ils ont toutes sortes de problèmes d’intégration dans la société, leur stigmate est inversé car leur souffrance est un sacrifice qui leur ouvre la voie/x du sacré s’ils acceptent de développer leurs "dons".

Donnons l’exemple d’une auditrice d’une cinquantaine d’années qui n’a jamais fait référence aux enfants indigos, mais qui a accès au sacré en tant que réceptrice mais aussi en tant que productrice. Elle écoute RIM surtout, mais irrégulièrement, les émissions portant sur la santé, l’écologie et la spiritualité, notamment quand elle est informée par ses réseaux (listes de diffusion, forum…) de sujet qui l’intéresse et du passage de personnes qu’elle connaît. Elle refuse que je l’interviewe mais accepte que je la suive dans certaines de ses différentes activités New Age.

Elle dispose d’un DESS de formation de formateurs et intervention

psychosociologique ainsi qu’une licence en droit du travail. Elle est consultante en ressources humaines et pilotage du changement pour de grandes entreprises.

Célibataire et sans enfant, elle a des activités extraprofessionnelles très riches et nombreuses d’un point de vue culturel. Je l’ai, d’ailleurs, rencontrée alors que je me préparais à regarder "Changement d’adresse" d’Emmanuel Mouret au Festival "Cinéma au clair de lune" le 14 Août 2011 place Saint-Sulpice à Paris. Elle participe aussi à des Flash Mob (danse collective plus ou moins organisée dans la rue et filmée), va à des concerts de rock et de musique trouvères, comme ceux des "Derniers Trouvères" dont elle dispose la plupart des 8 albums. Elle m’a d’ailleurs invité chez elle le mercredi 10 avril 2013 pour assister à la première émission Néo-Médiévale animée par Elenore de Gieter avec deux membres des "Derniers Trouvères" (groupe fondé au début des années 1990). Cette animatrice se présente comme

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"consultante, formatrice et animatrice de groupes" diplômée d’une maîtrise et d’un DESS en droit, "passionnée d'Arts et Philosophies traditionnels". Elle "participe à titre privé à différentes missions ou groupes de travail écologiques, culturels et sociologiques", "fréquente les café-philo, les rassemblements à thématique utopique sans oublier les fêtes médiévales, celtiques ou rock'n roll!". Beaucoup de new agers sont liés à ce mouvement par des musiques américaines (Country music) et du mondes (World Music) peu écoutées en France. L’auditrice est d’ailleurs fan d’Elvis dont elle dispose des affiches, sacs… à son effigie et l’ouvrage de son ami écrivain Emmanuel-Yves Monin: Le message d’Elvis Presley. Un héros civilisateur.

Elle voyage régulièrement à l’étranger (surtout au Canada et en Australie) et part tous les étés au très tribal, artistique et autogestionnaire festival "Burning man" dans le désert de Black Rock au Nevada qui ne fait que croitre: 20 personnes y étaient présentes en 1986 pour la première année du festival contre plus de 50 000 en 2010. L’entrée était gratuite au départ et coûte jusqu’à 300$ aujourd’hui où les premiers billets sont vendus par internet en quelques minutes.

Elle avait insisté pour que je vienne à la conférence sur la "mécanique du

mental" de Monin à l’Entrepôt le 8 mars 2012 et m’avait remercié pour ma venue. Cela m’a permis de voir qu’elle connaissait une quinzaine de personnes sur la cinquantaine que comptait l’assistance. En effet, elle fait partie de plusieurs réseaux plus ou moins amicaux comme la "communauté" néo-hippie Arc-en-ciel (Rainbow) qui se réunit joyeusement et éphémèrement dans la nature ou en ville, nue ou habillée (Elle m’a expliqué qu’il serait possible de venir dans une soirée Rainbow, mais il faudrait que je sois capable de me déshabiller et me faire accompagner par une amie!), et pour laquelle elle souhaite créer un blog à partir de certaines discussions extraites du forum de la communauté. Autre communauté encore plus éphémère, elle a participé aux "cafés de l’amour" de Bénédicte Ann où des invités viennent pour aider à sortir des "blocages amoureux" (17 € consommation comprise).

Cette auditrice est une adepte de la "pensée positive". C’est une psychologie

humaniste d’origine américaine orientée vers le développement personnel et le changement social qui considère qu’exprimer et se développer une vie riche de sens et de potentialités peut avoir des effets positifs sur les problèmes et dysfonctionnements individuels et collectifs. Dans la logique de cette pensée, elle utilise le pseudonyme Sparkle of joy (étincelle de joie) pour l’une de ses boîtes de messagerie électronique (Elle dispose de nombreux pseudonymes en fonctions des réseaux, sites internet, forums où elle participe). Elle refuse d’aborder certains sujet comme son passé et sa famille. J’ai cru comprendre qu’elle n’était pas en bonne relation avec sa famille et elle ne fête pas en famille les grands rites familiaux français comme Noël ou le nouvel an. Elle fait attention de porter toujours des vêtements multicolores et possède plusieurs costumes qu’elle utilise notamment à "Burning man".

Elle est d’origine juive, mange "bio", végétarien et fait des jeûnes. Son

appartement est décoré avec notamment des objets et statues bouddhistes et dispose d’une bibliothèque bien fournie en ouvrages littéraires, spirituels, ésotériques et psychologiques. J’ai pu y distinguer plusieurs ouvrages de Simone de Beauvoir, George Sand (Monin est l’auteur de George Sand. Troubadour de l’éternelle vérité), sur les symboles, la religion juive. Elle m’a conseillé de m’intéresser à la "langue des oiseaux". C’est une langue "secrète" qui consiste à donner un autre sens aux mots, soit par un jeu de sonorités, soit par des jeux de mots, soit par le recours à la symbolique des lettres (Monin est l’auteur de Hiéroglyphes français et langue des

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oiseaux). Elle m’a aussi conseillé de lire René Guénon pour connaître la "Tradition". Ce métaphysicien critique de la modernité est même le seul auteur qu’elle m’a conseillé à ce jour. Elle pratique hebdomadairement le yoga et le tai-chi dans des cours à Paris. Elle est intéressée par mes recherches mais n’apprécie guère la manière dont la sociologie décrit les mouvements religieux contemporains. Elle considère que j’étudie un sujet sans le connaître vraiment puisque je ne le vis pas.

Elle habite un appartement dans la banlieue sud proche de Paris où elle

accueille des étrangers via le site internet Couchsurfing. Quand Monin vient à Paris faire des conférences (payantes), elle l’héberge. Ce dernier est l’auteur de nombreux ouvrages ésotérico-psycho-spirituels sur les relations interpersonnelles et les symboles dans l’architecture et la littérature dont cette auditrice possède la plupart:

- L’architecture lumineuse au 20e siècle, - La ville durable au risque de l’histoire, - L’ésotérisme du Petit Prince de Saint-Exupéry, - A la découverte de votre animal totémique, - L’inspiration: Instincts, intuition, imagination créatrice, channeling, voyance

et prophétisme, - Univers en code-barres, - Le traité de réintégration des structures de l’existence, - La mécanique des relations, - La voie du couple… En tant qu’"amie" de Monin, elle est venue participer à l’émission "En suivant

les Étoiles" de Jean-Claude Carton fondateur en 2012 de la webradio "Etoile du cœur" où on peut trouver des émissions dont l’intérêt pour le sacré ne fait pas de doute:

- Des Vivants et des Dieux, - Islam et Spiritualités, - Rencontres, - Poésie Cap 2020, - de Launay Show, - Élévation, - Entre nous. Carton, que j’ai interviewé, a fait le Petit séminaire où il a découvert et admiré

Saint François d’Assise. Il a frôlé la mort à plusieurs reprises, notamment du fait d’accidents de voiture dont l’un entrainant un coma de 6 mois et 2 ans d’intervention chirurgicale. Ces comas lui ont permis de vivre ce que les new agers appellent des expériences de mort imminente qui lui a permis d’entrer en conversation avec un être translucide et lumineux. Depuis le décès de son père, il dit Trans communiquer quotidiennement avec son père décédé. Il n’hésite pas à interroger les médiums invités dans ses émissions à ce sujet (J’ai pu l’observer dans les studios.). Carton a été animateur à RIM de 1991 à 2007 où il était aux commandes notamment de "Plus Près des Etoile" et "Santé et spiritualité". Après RIM, il a animé de 2008 à 2011 "Toutes les Etoiles en parlent" à la radio associative idFM où il y a des émissions similaires:

- Au-delà du miroir de Joëlle Vérain qui traite de "Sciences, Spiritualités,

ésotérisme, Paranormal, Nouvelles thérapies, médecines douces", - Astromancie d’Ariane d’Athis sur l’analyse de rêves (A RIM, l’émission

s’appelle « Entrez dans le rêve » de Tristan Moir (analyse jungienne)).

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L’émission du 6 décembre 2012 où a participé cette auditrice était intitulée "Chez les bâtisseurs d’Utopie" et inspirée de Chez les bâtisseurs d’utopies - Des pays de Cocagne, phalanstères, communautés, ashrams, aux éco-villages et autres alternatives post-new-age... publié à compte d’auteur en 2009 par Monin et où il décrit ces "bâtisseurs": "Mêmes nostalgies, mêmes techniques, mêmes obstacles, mêmes résultats sous différentes formes, aventures, images… Avec des personnages divers, mais tous hauts en couleur, heureux d’œuvrer pour un idéal, enthousiastes, libres… et nous communiquant leur joie de créer. Dans un but unique: leur Bonheur et le nôtre!..." Dans le peu de temps où Monin lui a laissé la parole, l’auditrice-invitée a pu expliquer qu’elle parcourt le monde depuis des années pour observer les communautés et éventuellement s’en inspirer dans la pratique de psycho-sociologue et pourquoi pas écrire un ouvrage sur le sujet. Elle y a parlé:

- du projet de faire le premier éco-village du Québec dans le domaine du

Mont-Radar et des raisons de son échec, - des communautés éphémères Rainbow, - du café "L’escalier" de Montréal où il y a des spectacles le soir, - des "drums" c’est-à-dire les rassemblements de tam-tam sur le plateau de

Montréal le dimanche après-midi où les gens chantent et dansent, - de Burning man dont elle a critiqué le voyeurisme de certains participants

qui ne se costument pas, - du "polyamour" - à différencier du "polysexe" - qu’elle a observé dans des

groupes à Brisbane et Melbourne (y compris les difficultés relationnelle, pratiques et matérielles),

- du festival ConFest en Australie où les festivaliers se dénudent dans la boue. Elle est donc à la fois réceptrice et productrice de sacré. D’ailleurs, grâce à

Monin qui lui a proposé, elle a publié un article intitulé "Pourquoi les runes pour moi?" dans le numéro 12 de décembre 2012 janvier - févier 2013 de la revue Planète Gaïa (référence New Age à la terre comme être vivant, conscient, spirituel) au sein d’un dossier intitulé "La voyance et les outils de la voyance". Elle s’y présente comme "Consultante en Management des ressources Humaines, en formation, en Animation de groupes [qui facilite] le déploiement des individus en utilisant toutes sortes d’outils, des jeux, le rire etc.". Elle y explique- elle qui n’est "pas une spécialiste du tirage des Runes" - les conditions dans lesquelles se déroule son rite runique qui lui permet d’entrer en relation "avec l’Unité Cosmique" dans le sous-titre de son article: "Evidemment si je cherche une simple réponse, un "oui" ou "non" à une question simple, j’utilise les anges et le Pendule.". Il faut qu’elle ait besoin de "rechercher, à partir d’un événement qui [lui] arrive, ou un obstacle qui apparaît ou se prolonge, l’action [qu’elle] devrai[t] faire pour ne pas en rester là et parvenir à une nouvelle situation, un nouvel état". Il faut un "moment de crise", le "besoin de mieux comprendre la manière [qu’elle] a ou non, à cet instant, d’être en conformité avec [elle]-même", ou de "découvrir quel aspect de [sa] personnalité s’exprime à ce moment là, ou quelle est cette transformation intérieure [qu’elle croit] apparaître". Le rite se déroule ainsi: avant de tirer les trois pierres, elle prend le "temps de [s]’installer confortablement, calmer [s]on esprit, faire le vide en [elle] aussi longtemps qu’il le faut". Puis elle interprète en se demandant s’il s’agit d’une "simple projection de [s]es idiosyncrasies, ou une émergence de [s]a Source". Une erreur est de toute façon un "belle leçon". Et au-delà de la simple question de départ, elle peut utiliser les intuitions ou idées générales sur la Vie qui refont surface dans ces cas là, comme la poursuite d’un enseignement, un rapprochement avec ce qui nous dépasse, avec l’Univers…", donc avec le sacré.

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Planete Gaia.

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La méridienne de Landeleau. Calendrier celtique et rites contemporains.

Yves CHETCUTI, Centre de Recherches sur l'Imaginaire, Grenoble

Résumé: l’étude de la "troménie" pentecostale de Landeleau permet de préciser ce que furent les trajets originels présumés d’une procession calendaire d’origine préchrétienne. La coutume n’a guère évolué depuis le XVIe siècle. L’auteur explique la forme linéaire du parcours et la met en relation avec la course du soleil en une année. L’étude tire parti du parcours, relevé au cours d’enquêtes in situ, et s’appuie sur les analogies entre les indications directionnelles données par les levers et couchers solaires aux solstices, et les indications horaires, exprimées en « heures temporaires » ou « canoniales ». L’auteur précise l’homologie entre indications horaires et calendaires, à partir de l’art gnomonique antique. A partir d’une analemme solaire, nous restituons avec une bonne approximation le tracé réel de la procession. L’adéquation du modèle astronomique avec la croyance locale, est corroborée par l’emplacement du gnomon mythique, le chêne de Keravel, et la date associée au saint homme (le 26 août). La correspondance entre les dates et les points d’inflexion du trajet solaire, et dans le site local, avec les points d’inflexion du parcours sacré, est établie par rapport au solstice d’été, à la latitude 50° N. Cette étude permet d’induire du cas particulier d’une procession bretonne contemporaine, une règle générale relative à l’organisation des quatre fêtes calendaires des Celtes médiévaux. Mots clés: troménie, circumambulation, cosmographie antique, Celtes. Introduction : Les « troménies » sont des processions autour de la paroisse, exécutées en un jour. Celle de Locronan et Plogonnec a été bien étudiée (Laurent, 1995, p. 11 à 57). Nous avons pu montrer le rôle particulier joué par un saint homme au cerf, dans l’organisation spatiotemporelle du rite (Chetcuti, 2010, p. 169 à 184). La troménie de Landeleau est moins connue, malgré les travaux récents de Joël Hascoët (2002). L’une des raisons qui pourrait expliquer cette méconnaissance est la forme inhabituelle du trajet de procession: faute de pouvoir l’expliquer par des formules connues et acceptées de tous, a-t-on cru que le rite de Landeleau constituait une « exception à la règle » dont la seule mention suffisait à obscurcir le propos? Le « terrain » ethnographique de Landeleau présente l’avantage de mettre en évidence une forme originale de parcours circumambulatoire. En confrontant la forme classique (un parcours dont les lignes directrices relie les points cardinaux) à la forme locale (un parcours dont les lignes directrices ne relient que deux points cardinaux sur quatre), nous ne faisons que décliner la variante d’un modèle général. Cette variante justifiait qu’on entreprenne un travail de recherche spécifique. En effet, elle donne à voir une homologie entre les indications horaires et les indications calendaires que les chercheurs spécialistes de ce domaine n’avaient pas encore relevée. Etablir un rapprochement entre des rites contemporains et leur forme antique présumée soulève la question de la transmission. Du point de vue méthodologique, on se heurte au fait que les documents disponibles ne permettent de remonter que jusqu’à la Renaissance alors que l’horizon visé est protohistorique. Du point de vue

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épistémologique, l’interrogation sur la temporalité (ici comprise comme la succession diachronique) se mêle une interprétation causale, car le rite contemporain est présenté comme la mise en scène d’un récit étiologique (la fondation d’une paroisse). Si cette relation de causalité était vraie, elle serait contrariée par l’évocation de deux héros du roman médiéval, Edern, fils de Nudd, et Tyolet, fils de la Veuve de la forêt. St Edern est le doublet de st Téleau, le saint éponyme de Landeleau ("Lann Téleau"). St Edern et st Téleau sont interchangeables quand il s’agit raconter les origines des diverses paroisses bretonnes qui leurs sont dédiées. Edern, en tant que fils de Nudd, évoque un dieu celtique dont les noms (Nodens, Nodons, Nudens) sont attestés dans plusieurs pays d’Europe occidentale. Telo est également un théonyme celtique, mais à notre connaissance, il n’est attesté qu’en Gaule. Si la transmission est continue depuis la mythologie celtique jusqu’à la mythologie chrétienne, alors la fonction étiologique des légendes contemporaine doit être revisitée. Dès lors, l’interprétation proposée par Pierre Saintyves (1931), selon laquelle les saints succèdent aux dieux, reste provisoire. On peut certes considérer que les deux saints honorés au cours de ces rites ont pour antécédents deux figures divines gauloises. Mais il semble judicieux de se demander si la transmission n’emprunte pas deux canaux différents: l’imitation, pour ce qui concerne la forme du rite qu’on reproduit à l’identique de ce qu’on a vu faire par les générations précédentes, et l’oralité, pour les motifs narratifs qu’on aménage au gré des contingences pour atténuer les effets de dissonance cognitive. Notre objectif est ici de montrer que la forme contemporaine du rite n’emprunte à aucun dogme religieux. Si l’hypothèse d’une continuité de transmission est plausible, nous aurons montré que les motifs contemporains (suivre la troménie de son vivant évite d’avoir à le faire, bien plus lentement, durant un temps de purgatoire) n’empruntent rien à la cosmographie antique. Il restera alors à montrer que la forme du rite, calquée sur des méthodes gnomoniques classiques, renvoie à un calendrier préchrétien. Méthode et hypothèse de travail : Nos arguments sont développés du point de vue de l’anthropologie sociale et culturelle: nous comparons une coutume contemporaine, étudiée sur le terrain de 1986 à 1999 en Bretagne, puis de 2000 à 2002 dans trois pays de tradition celtique outre-manche, avec des écrits anciens. Le trajet actuel est repris d’après Hascoët (2002, p 39), plus précis que nos propres relevés ou ceux de Brisbois (1994, p 67 et 68). Nous retrouvons dans les commentaires oraux de la coutume contemporaine, les éléments cognitifs qui n’apparaissent pas dans les légendes hagiographiques officielles. Ensuite nous comparons ces éléments oraux à des textes cosmographiques grecs. Nous restituons par comparaison une cosmographie celtique protohistorique, sans présumer de sa fonction. Nous nous appuyons sur la cosmographie antique, grecque et celtique, pour restituer le référentiel géographique propre à ce rite. Notre hypothèse est que le rite de circumambulation a été transmis jusqu’à nos jours, tel qu’il était exécuté avant l’évangélisation des communautés de langue bretonne. Cette hypothèse vaut indistinctement pour les processions suivant le modèle quadrangulaire et pour celle suivant le modèle linéaire. Valider cette hypothèse signifie que les processions sont des "fossiles" culturels de la cosmographie antique. Ces parcours rituels devaient signifier l’emboîtement des unités temporelles, nécessaire à la description réaliste du temps. Il nous faut alors démontrer que les indications calendaires liées aux points d’inflexion du trajet solaire sont homologues des indications horaires particulières au trajet de la procession de Landeleau. Le raisonnement se développe par inférence: si les indications topographiques locales indiquent le solstice d’été, alors la direction signifiée par les solstices permet de restituer une géographie réaliste. Une seconde inférence permet de monter d’un

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niveau sur l’échelle des grandeurs, pour passer de la géographie à la cosmographie. La cosmographie protohistorique sert, en boucle récursive, à motiver les alignements. Le motif étiologique chrétien est alors vidé son sens : il apparait plaqué a postériori pour encadrer la pratique. Développement : La figure 1 illustre le tracé actuel de la procession: (cf. fig1, carte du trajet actuel de la troménie:) La difficulté consiste à choisir l’heure de référence. En général, les cadrans incorporent des analemmes tracées à midi solaire, dont l’axe est vertical (pour une fiche perpendiculaire à la verticale du lieu, dont l’ombre se projette sur un plan vertical) ou orienté Nord/Sud (pour un gnomon vertical, dont l’ombre se projette sur le sol). En théorie, rien n’empêche de tracer une analemme à une autre heure de la journée. Pour une fiche dont l’ombre se projette sur un plan vertical, l’axe sera décalé vers la gauche aux heures précédant la culmination, et vers la droite aux heures la suivant. Nous supposons que l’ombre dont on suit le tracé lors de la procession est celle d’un gnomon: comme l’axe de la procession est décalé par rapport à la direction Nord/Sud, l’analemme a été construite en référence à l’après midi. Si le tracé réel reproduit au sol une analemme, le gnomon ayant servi à la construire devrait être d’une taille gigantesque! La figure 2 en illustre le principe de construction: (cf. fig2, construction théorique du plan de projection de l’analemme, à partir de la course annuelle du soleil, à 50° lat. N.:) La figure 3 restitue les deux étapes de construction d’un modèle suivant au mieux le tracé actuel de la procession. L’angle ayant servi à situer l’analemme a été pris sur la droite reliant Landeleau au "Ty sant Téleau", le dolmen censé abriter le saint homme. Cette droite divise l’espace local selon la direction Nord/Sud. Ainsi le méridien local, orthogonal par rapport à l’équateur, est assimilé au plan orthogonal au plan écliptique. La verticale du lieu mythique d’implantation du gnomon (sa direction de référence) est assimilée à l’axe de rotation de la Terre sur elle-même. Cet axe est oblique par rapport l’écliptique. La construction est ainsi faite: le gnomon est censé se trouver dans une direction oblique par rapport au méridien local. L’angle de marche par rapport au méridien a pour valeur celle de l’obliquité. Le gnomon mythique, dont l’ombre est censée dessiner l’analemme, est situé au Nord Nord Est de Landeleau: (cf. fig3, repères pour la construction de l’analemme, sur le terrain, à partir des orientations horaires de tierce et none estivales à 50° lat. N.) La figure 4 sert à comparer le tracé réel de la procession avec celui obtenu à partir d’un mode de construction parfaitement maîtrisé, à l’époque protohistorique, sur la façade atlantique de l’Europe: (cf. fig4, lignes directrices de la construction de l’analemme et points de passage de la procession) Enfin, il faut restituer le calendrier celtique et ses quatre fêtes de milieu de saison. La liste des noms de mois gaulois a été reconstituée à partir des fragments d’une plaque de bronze trouvée à Coligny et datée du premier siècle de notre ère. La figure 5 donne la correspondance entre les indications constitutives de l’analemme solaire, c’est à dire des dates, et les indications homologues, c’est à dire des heures temporaires:

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(cf. fig5, homologie entre les indications horaires et calendaires, à partir d’une analemme théorique) La relation est symétrique: on passe d’une indication à l’autre dans les deux sens, à partir du principe suivant. L’heure de prime au solstice d’été équivaut au milieu de la saison hivernale; l’heure de prime au solstice d’hiver équivaut à celui la saison printanière. Il en va de même avec les couchers solaires: l’heure de vêpres au solstice d’hiver équivaut au milieu de la saison estivale, et l’heure de vêpres au solstice d’été, à celui de la saison automnale. Pour ce qui est des équinoxes, il est plus facile de les situer sur le cercle que sur l’analemme: l’heure de prime à l’équinoxe indique le point vernal (un repère stellaire en arrière-plan du repère solaire). L’heure de vêpres à l’équinoxe indique le repère stellaire diamétralement opposé au point vernal. La relation induite à partir de ce cas particulier soulève quelques difficultés référentielles; sur le schéma de gauche de la figure 5, une analemme est représentée telle qu’elle apparaitrait si l’on photographiait l’astre, à midi solaire, de façon régulière au cours de l’année. Le schéma de droite représente la correspondance entre ces dates et les heures temporaires. Or pour relever ces indications horaires, il faut être au sol et s’orienter par rapport à l’horizon. Une fois la figure reportée sur le sol, en un an par le truchement de l’ombre du gnomon, elle devient l’inverse de l’analemme céleste. Ceci étant, les points d’inflexion sont évidents aux deux extrémités de la figure, c’est à dire aux solstices. L’homologie revient à situer les points d’inflexion intermédiaires. Au moment de passer par ces points, en procession, on s’alignait par rapport aux directions horaires, en l’occurrence à 90° de "tierce" pour se diriger, à l’aller, vers le Nord Est, puis à "none" pour se diriger, au retour, vers le Sud Ouest. La rupture d’intégrité référentielle réside dans le fait d’assimiler l’obliquité (environ 24° à l’ère protohistorique) avec l’indication de none au solstice d’été (26,25°, à la latitude 50° N.). En revanche, les horaires actuels de départ et de retour à Landeleau, respectivement vers 8h et vers 15h30, correspondent aux indications horaires observables sur l’horizon. Le départ, au Sud, correspondant à une date hivernale; on atteint à midi, au Nord, le point correspondant à une date estivale, puis on revient au point de départ, au Sud, en bouclant l’équivalent sur Terre d’un cycle annuel céleste. On contourne la montagne à l’aller par la gauche, on fait demi-tour au Pénity Saint Laurent pour la contourner à nouveau par la gauche au retour. A l’aller, au pied de la montagne, l’inflexion du trajet pédestre correspond aux calendes d’août sur l’analemme céleste. Discussion : 1) La comparaison des deux troménies encore effectuées dans les pas du saint homme au cerf est facilitée par les indications onomastiques. A Plogonnec, le toponyme renvoie à un "Gonnec" ou "Tégonnec" voire "Tégo", identifié à "Téleau" dans sa chapelle située au Sud de la montagne où passe la procession. A Landeleau, un sarcophage de pierre, dit "le lit de st Tégo" est parfois attribué à st Téleau. Toutefois le point de demi-tour, au Nord de la montagne, n’est pas dédié à st Téleau mais à st Laurent, fêté le 10 août. Nous interprétons cette dédicace comme une réfection cléricale postérieure à la coutume de procession: une fête dédiée à Lug disparaît, tandis que celle dédiée à st Laurent maintient la coutume en l’état. A Locronan et Plogonnec, la procession estivale honore st Ronan alors que la station correspondant au solstice d’été est dédiée à st Téleau. 2) Nous nous référons à une idée de libre parcours selon laquelle les héros des récits l’hagiographiques sont ceux des panthéons antérieurs (grécoromain ou celtique). Il n’y a aucune raison que les rites étudiés soient présumés chrétiens. Les phénomènes

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naturels y sont l’objet d’une ritualisation précise (la dimension du trajet, sa forme, son orientation générale et les angles de changement d’orientation, sa durée, ses horaires de départ et d’arrivée) et les périples sont attestés à différents niveaux de l’échelle de grandeurs (la vitesse de progression est leur paramètre commun), mais rien n’indique que l’Eglise romaine ait éprouvé le besoin de représenter le cosmos sur Terre de cette façon-là, en Bretagne. Nous nous sommes intéressé aux dénommés "Téleau" et "Edern". Les récits contemporains de circumambulation comportent un motif suffisamment extraordinaire (la chevauchée sur un cerf) et un motif suffisamment suspect de paganisme (grimper dans un chêne) pour que le récit ait été figé dans le genre littéraire hagiographique. Ce contexte vaut aux héros d’être qualifiés de « saints », en même temps qu’il fige la transmission de certains motifs au détriment des autres (le caractère sacré de l’arbre, la vertu qu’on prête à son écorce notamment). Même sans l’intégration par l’Eglise de la coutume, ces héros seraient encore connus par des récits médiévaux. A cette époque, les noms "Tyolet" et "Edern" désignaient des chevaliers engagés dans des prouesses suffisamment réalistes pour ne pas être cataloguées comme des miracles. Ces récits sont attestés de part et d’autre de la Manche; "Deilo" est l’équivalent gallois du saint homme "Téleau". On reconnaît "Eidol" à travers l’anagramme de "Deilo": dans le cycle arthurien, Eidol est réputé pour ses talents cynégétiques (Lambert, 1993, p 151). "Uther" ou "Yder" sont deux des noms gaéliques médiévaux du breton "Edern". Dans l’un des récits des prouesses du chevalier, son qualificatif primitif de "Couard" est devenu "Bel Hardi". A l’époque protohistorique, "Telo" et "Nodons", le père d’Edern, étaient honorés en tant que membres du panthéon celtique. Ces deux figures sont mal connues car les mythes qui devaient exister à leur sujet, n’ont pas été transcrits et la transmission est interrompue. Cependant, le rapprochement de plusieurs motifs du conte du "cercueil de verre" (Grimm, 1976, p 316 à 325), avec plusieurs motifs décoratifs de l’autel de Reims, est fécond. L’autel de Reims fournit le motif décoratif, l’analemme, qu’on retrouve dans le rite contemporain bien qu’il manque dans le conte de Grimm. Celui-ci fournit des éléments narratifs, chevaucher un cerf et se réfugier dans un chêne, communs avec la légende hagiographique bien qu’ils manquent dans le décor de l’autel de Reims. Nous en inférons que les figures d’Hermès, en Grèce, et de Mercure, en Gaule romaine, sont équivalentes à celle du fils de Nodons. Quant à "Telo", le théonyme n’est connu que par une dédicace votive, où il est associé à "Stana" (Jufer et Luginbuhl, 2001, p 14; Duval, 1976, p 88). Il faut alors en passer par les comparaisons onomastiques pour identifier sous "Stana", la désignation d’une chèvre sauvage, l’équivalent probable de l’Amalthée grecque. Si une "chèvre" est la parèdre d’une divinité masculine gauloise, le mythe perdu évoque cependant ceux de Zeus (via Amalthée) ou de son fils Hermès (via Maïa). La comparaison entre le mythe gréco-romain d’Hermès, celui d’un fils divin en Irlande médiévale, et la légende hagiographique, en Bretagne contemporaine, est envisageable. Comme le mythe celtique est connu par différentes versions insulaires, où la mère est Etaine, Rhiannon ou Macha, le nom du fils divin l’est aussi, selon diverses graphies: "Oengus", "Pryderi" ou "Mabon". En langue gauloise, la mère est nommée "Rigani" ou "Rigantona". Elle est intégrée dans la religion chrétienne sous l’hagionyme "Reine". L’un des noms gaulois de son fils est "Maponos": c’est cette figure mythologique qu’il convient d’envisager comme le fils de Nodons. Les motifs narratifs sont suffisamment ductiles pour se plier aux différents contextes culturels, aussi notre conclusion provisoire sera de refuser d’associer les items des séries onomastiques (Telo, Tyolet, st Téleau, ou Nodons, Edern fils de Nudd, st Edern) à l’un des genres littéraires exclusivement. 3) Les phénomènes astronomiques sont stables; si les repères dérivent les uns par rapport aux autres, ces phénomènes sont connus et ont été érigés en lois physiques à

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une époque antérieure à celle d’usage des théonymes "Telo" et "Nodons". Si ces lois ont servi de principe directeur dans le passé, il y a de fortes présomptions pour que les phénomènes soient observables à l’identique aujourd’hui. C’est pourquoi nous cherchons les repères solaires ou stellaires, au-delà de repères à plus petite échelle, comme l’était dans un passé récent le chêne de Keravel. Nous retenons l’hypothèse selon laquelle le rite contemporain a été transmis tel qu’il était avant l’évangélisation des communautés de langue bretonne, faute d’identifier dans le dogme chrétien le moindre élément susceptible de faire référence à la gnomonique antique. La troménie d’aujourd’hui suit l’analemme solaire; Hascoët (2010, p 87) n’a pas pu dégager un autre modèle. L’argument probant est le suivant: les indications calendaires celtiques liées aux points d’inflexion de l’analemme sont homologues des indications horaires particulières au trajet de procession à Landeleau. De ce cas particulier, nous induisons une loi pour interpréter les processions quadrangulaires: les changements de direction, à angle droit, se font aux points intermédiaires, c’est à dire sont orientés selon les levers et couchers solsticiaux. Nous en déduisons une application pratique: le trajet quadrangulaire est divisé en quatre parts, équivalentes aux quatre saisons de 91 jours chacune, orientées à partir des points cardinaux. Il suffit alors de connaître l’angle pertinent: l’angle entre le quantième calendaire visé et la date de changement de millésime, vaut celui entre la dédicace sanctorale et la date d’origine du mythe christique. De même l’angle entre le quantième calendaire visé et la date de changement de millésime, vaut celui entre l’heure temporaire et l’heure de changement de date, dans un référentiel donné (en l’occurrence, au solstice d’été, à 50° lat. N.). Nous bouclons alors le raisonnement par un argument récursif: à Landeleau, le trajet de retour de procession prend comme repère la direction du soleil à none, au solstice d’été. Nous nous sommes référés à Barbé (1994, p 124) plutôt qu’à Deshayes (2000, p 48) pour identifier les dédicaces sanctorales des différents jours de l’année. Le 26 août (avec changement de millésime le 25 décembre) est la date homologue de none estivale (à 50° lat. N.) Comme le saint homme fêté ce jour-là en Bretagne s’appelle "Edern", et non "Téleau", l’idée d’un rite préexistant au toponyme actuel devient d’autant plus vraisemblable. Le référentiel temporel n’est plus arbitraire, comme dans le calendrier julien, mais calé sur les apparences astronomiques. 4) Pour ce qui relève des dates majeures du calendrier celtique, nous nous référons à Kruta (2000, p 509 notamment) et Delamarre (2001, p 348). Nous privilégions les indications solaires plutôt que stellaires, en dérive précessionnelle, dans le comput des fêtes celtiques: l’argument est que ces fêtes signifient les dates intermédiaires, c’est à dire les milieux de saison. En ce sens, nous récusons une partie de l’interprétation du calendrier gaulois par Le Contel et Verdier (1997, p 36). Pour ce faire, nous nous appuyons sur les quantièmes calendaires calculées à partir d’un changement de millésime au 21 décembre, dans un décompte en quatre parts égales assimilées à quatre trimestres de 91 jours. Alors les fêtes celtiques sont les premiers jours de Samonios (à mi-distance entre équinoxe d’automne et solstice d’hiver, au 21 des mois de septembre et décembre) et Giamonios (mi-distance entre équinoxe d’automne et solstice d’été), et les premiers jours d’Anagantio (mi-distance entre solstice d’hiver et équinoxe de printemps) et Elembiu (mi-distance entre solstice d’été et équinoxe d’automne). Le raisonnement repose sur le mot "Simiuisonna", le milieu de la course solaire assimilé à la culmination. Le passage à la méridienne, au cours de la course quotidienne du soleil, équivaut à sa position la plus haute, au cours de son cycle annuel. Ainsi la transition du mois Elembiu vers le mois Aedrini, autour du 25 du mois d’août actuel, correspond à l’indication remarquable du rite de Landeleau. "Elembiu" est le mois au cerf tandis que le mot "Aedrini" consonne avec le nom du héros. Le modèle général (calé au 21 des mois de décembre, mars, juin et septembre) diffère du rite local (au 25 de ces mois ?) par la date de changement de millésime plus que

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par la durée des saisons (par convention, un quart de l’année, à un jour près en hiver et au printemps). 5) Nous avons utilisé un conte de Grimm, pour l’argument du tour des compagnons qu’est censé accomplir le héros lorsqu’il rencontre les personnages secondaires du récit. Une fois encore, l’auxiliaire est un cerf que chevauche le héros. Cet animal est la forme sous laquelle le frère de l’héroïne accomplit une partie du cycle narratif. Autrement dit, certains des motifs de la légende commune aux saints Edern et Téleau (le saint homme et sa sœur, chevaucher un cerf, grimper dans un chêne, arrêter le temps) se retrouvent dans le conte du "cercueil de verre". En conséquence, il existait, au moins durant le XIXe siècle, deux versions populaires du récit, l’une profane, et l’autre religieuse. La mention du tour des compagnons est ici cruciale, car elle permet d’analyser d’autres faits que ceux observables à Landeleau. La notion pertinente est celle de l’emboîtement spatial des rites, à des niveaux croissants de l’échelle des grandeurs. Au niveau topographique, la procession fait le tour de la paroisse ou du domaine seigneurial. Au niveau géographique, elle fait le tour de la province ou celui du royaume (Chetcuti, 2013). Enfin, au niveau cosmographique, le voyage est censé faire le tour de la Terre, en passant par l’océan périphérique. Si l’on s’en tient au mythe seulement, les récits médiévaux donnent un exemple d’emboîtement spatial: ainsi le héros est envoyé faire le tour des provinces d’Irlande, dans l’une des versions de la "Courtise d’Etaine". Dans une autre version, le héros est envoyé faire le tour du monde, il va en Extrême Orient et en revient par une circumnavigation (Guyonvarc’h, 1980). Dans le cas particulier des rites encore attestés de nos jours, l’argument de l’emboîtement spatial des périples repose sur la carte de la Gaule, établie par Strabon d’après les "Commentaires sur la guerre des Gaules". Evidemment, il est assez difficile aujourd’hui de comprendre comment la Gaule lyonnaise pouvait être circonscrite dans un quadrilatère et comment une circumambulation de la Gaule pouvait être exécutée en suivant les directions cardinales. La dissonance est en partie levée par les explications de Christian Goudineau (2002, p 99). Pour vaincre les réticences à admettre que la Gaule ait pu être représentée par un territoire carré dont deux des côtés s’alignent avec la direction Nord/Sud, il faut considérer que César a enserré les territoires conquis dans des frontières naturelles. Des fleuves ont été requis à cet effet. L’axe Saône/Rhône, parallèle à un méridien, le Rhin supérieur, plus à l’Est, ont servi à répartir arbitrairement les Germains à l’Orient, et les Gaulois, à l’Occident. Ce faisant, César cassait la structure territoriale des nations celtiques puisque la capitale des Gaules, Lugdunum, perdait sa position centrale. Des divisions intermédiaires sont encore nécessaires pour esquisser les limites du territoire conquis. 6) Les repères sont orographiques (les Cévennes et les Pyrénées) et hydrographiques (la Seine, la Loire, la Garonne). Ainsi le tour de France des compagnons, jusqu’aux plus récents témoignages (Barret et Gurgand, 1955, p 50), est délimité par les deux fleuves issus des montagnes centrales de la Gaule lyonnaise (la Loire et la Seine) et par les deux fleuves qui coulent au pied de ces montagnes (la Garonne et la séquence Saône/Rhône). Lyon devient une étape au cours d’un circuit périphérique, certes l’étape médiane quand on part de Nantes ou de Bordeaux, mais non le pivot du circuit. L’ordre de grandeur spatial suit très précisément la règle d’emboîtement : calculé à partir de relevés de terrain sur plusieurs troménies (Chetcuti, 2013), l’ampleur d’une procession en un jour est d’environ 14 km. Un tour de Bretagne correspond à 400 km, et un tour de France à 2400 km. Si l’emboîtement des unités temporelles naturelles (un jour calendaire, une lunaison, une année) était appliqué aux distances, le tour de France des compagnons, tel qu’il était encore exécuté au XIXe siècle, aurait été bouclé en six mois. Il faut cependant tenir compte des contingences ayant figé la transmission de la coutume dans un contexte professionnel.

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La fonction d’usage du tour de France reste d’apprendre des façons de faire chez différents maîtres, établis dans chacune des quatre villes élues par les différents corps de métier, quitte à recevoir des enseignements ailleurs que dans ces quatre villes. On admettra sans peine que la vitesse de progression s’en ressent: c’est pourquoi une autre unité de comput calendaire que l’année sert de mesure au tour de France des compagnons. Il s’agit du lustre quinquennal, l’ordre de grandeur du calendrier gaulois révélé par la plaque de Coligny. 7) Le périmètre de la Gaule lyonnaise, exprimé en lieues classiques comme le faisaient les compagnons jusqu’au XIXe siècle, est de 150 lieues pour l’un des côtés, soit 600 lieues au total. On est alors frappé par l’écart invraisemblable entre la géographie des Gaules selon César, et les indications géodésiques dont les Celtes étaient coutumiers. L’argument tient à la toponymie de langue celtique. Les résultats obtenus par Yves Vadé en traçant des lignes entre des toponymes tous dérivés d’une même forme ("Mediolanum") montrent que le repérage était effectif à un niveau de l’échelle des grandeurs supérieur à celui de la Gaule lyonnaise. Vadé (2011, p 107) démontre l’existence d’une ligne directrice, depuis la ville de Saintes sur la côte atlantique jusqu’à la ville de Milan en Lombardie, équivalente à l’un des parallèles de la géodésie ptoléméenne. Sur cette ligne en particulier, les repères intermédiaires obtenus par triangulation permettent à l’auteur d’estimer la marge d’erreur à moins d’un kilomètre, pour une distance linéaire de 724,2 km. Il ne s’agit pas des distances à parcourir par monts et par vaux par les pèlerins, mais des distances d’un repère géodésique à l’autre. Si une telle précision est concevable, et César avait reconnu la compétence des druides en la matière, on concèdera volontiers qu’aux niveaux inférieurs de l’échelle de grandeur, la même précision ait été observée. Enfin, il serait illusoire de rattacher les compétences gnomoniques à la culture celtique exclusivement. Si les Celtes sont censés être des immigrants installés sur la façade atlantique au cours du premier millénaire avant notre ère, rien n’empêche que leurs prédécesseurs aient été des géomètres avisés. Le débat sur ce point est loin d’être tranché. Conclusion : Deux voies sont concevables, simultanément, pour assurer la transmission culturelle en l’absence de documents écrits. L’une est l’apprentissage par imitation: le rite est répété à l’identique de ce que l’on a vu faire précédemment. L’autre est la tradition orale: le rite est commenté, mais les motifs étiologiques peuvent évoluer au gré des contingences. Est-il utile d’évoquer l’émission "Kaamelott" si les aventures médiévales d’Edern et Tyolet ne sont pas nécessaires à la transmission de la coutume ? L’intermède médiéval fait la jonction entre une cosmographie protohistorique, vraisemblablement rattachée aux théonymes *Edrin(is) et *Telon(is), et une eschatologie contemporaine, déclinée à travers les processions dans les pas des "saints" Edern et Téleau. Ainsi le chevalier Edern, une figure du gigantisme ("Edyrn", en gallois), se trouverai flanqué en amont d’une figure solaire (*Edrin(is), le brûlant?) et en aval, d’une figure de l’éternité ("aeternus", en latin). La désacralisation apparaît ici en creux: malgré les récits profanes associés à "Edern" ou "Tyolet" au Moyen Age, la structure du rite a été maintenue alors que les motifs narratifs s’adaptaient au cotexte religieux. L’étude ethnographique des troménies montre que l’imaginaire chrétien a été plaqué sur des éléments d’une cosmographie. Pour autant, l’étude ne peut révéler pour quelle raison les motifs archaïques tombaient en déshérence. Leur transmission orale ayant été interrompue alors que le rite continuait à être exécuté, d’autres contenus les ont remplacés. L’antériorité des uns par rapport aux autres ne présume nullement d’une relation causale qui ferait des récits eschatologiques

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contemporains, l’effet des récits archaïques. Les récits greffés sur le rite de Landeleau se nourrissent des motifs de tradition orale, un effet de l’attachement des paroissiens aux repères organisant le paysage et le cours du temps, et des motifs contingents, un effet de la verve des prêtres ou des directeurs de conscience.

[email protected], Bibliographie

Récits anonymes traduits par Lambert, Pierre Yves, Les quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Age, Paris, Gallimard, 1993, NRF. L'aube des peuples, 421 pages.

Barbé, Jean Maurice, Tous les prénoms français et régionaux, Luçon, Jean Paul Gisserot, 1994, Guides Gisserot, 507 pages.

Barret Pierre, Gurgand Jean Noël, Ils voyageaient la France, Paris, Hachette, 1955, collection le livre de poche, 575 pages.

Brisbois, Eléonore, Guide des pardons et pèlerinages en Bretagne et Normandie, Paris, Danaé, 1994, 239 pages.

Chetcuti, Yves, Mythologie de la chasse au pays d'Arduina et des quatre fils Aymon. "Le cerf dans la fondation des paroisses bretonnes". Actes du congrès annuel de la SMF, Borzée, août 2008, Ornans, SMF, 2010, p. 169 à 184.

Chetcuti, Yves, 2014, "Origine et structure du Tro Breizh", Actes du colloque du quai Branly, avril 2012, à paraître dans Eurasie, 2013.

Delamarre, Xavier, Dictionnaire de la langue gauloise. Une approche linguistique du vieux celtique continental, Paris, Errances, 2001, 352 pages.

Deshayes, Albert, Dictionnaire des prénoms celtiques, Douarnenez, Le chasse-marée/Ar Men, 2000, 207 pages.

Duval, Paul Marie, Les dieux de la Gaule, Paris, Payot, 1976, Petite Bibliothèque Payot, 169 pages.

Goudineau, Christian, Par Toutatis ! Que reste t il de la Gaule ?, Paris, Le Seuil, 2002, 179 pages.

Grimm, traduit par M. Robert, Contes, Paris, Gallimard, [1812, 1815], 1976, 408 pages.

Guyonvarc'h, Christian Joseph, Textes mythologiques irlandais, OGAM Celticum, Brest, 1980, 11/1, 60+281 pages.

Hascoët, Joël, La troménie de Landeleau ou le Tro ar Relegou, Landeleau, Kan an douar, 2002, 295 pages.

Hascoët, Joël, Les troménies bretonnes. Un mode d’anthropisation de l’espace à l’examen des processions giratoires françaises et belges, thèse de doctorat, Université de Bretagne, Brest, Faculté Ouverte des Religions et des Humanismes laïques (FORel), 2010, 1081 pages.

Jufer, Nicole, Luginbühl Thierry, Répertoire des dieux gaulois, Paris, Errances, 2001, 120 pages.

Kruta, Venceslas, Les Celtes. Histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 2000, collection Bouquins, 1003 pages.

Laurent, Donatien, Saint Ronan et la troménie. "La troménie de Locronan. Rite, espace et temps sacré", Bannalec, Imprimerie régionale, 1995, 292 pages.

Le Contel, Jean Michel, Verdier, Paul, Un calendrier celtique. Le calendrier gaulois de Coligny, Paris, Errances, 1997, 88 pages.

Saintyves, Pierre, En marge de la Légende Dorée. Songes, miracles et survivances, Paris, Robert Laffont, [1931] 1987, collection Bouquins, 1192 pages.

Strabon, traduit par G. Aujac (tome 1) et par F. Lasserre (tomes suivants), Géographies. Tomes I à IX, Paris, Les Belles Lettres, 1966.

Vadé, Yves, "Eléments de géodésie gauloise", IRIS, n° 32, 2011, p 99 à 122.

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Figures de l’article: Figure 1: carte du trajet actuel de la troménie:

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Figure 2: construction théorique du plan de projection de l’analemme, à partir de la course annuelle du soleil, à 50° lat. N.:

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Figure 3: repères pour la construction de l’analemme, sur le terrain, à partir des orientations horaires de tierce et none estivales à 50° lat. N. :

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Figure 4: lignes directrices de la construction de l’analemme et points de passage de la procession:

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Figure 5: homologie entre les indications horaires et calendaires, à partir d’une analemme théorique:

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Ponctuations sacrées le long des chemins ordinaires. Croix et calvaires : des carrefours avec la

civilisation ?

Christophe Baticle, Université de Picardie Jules Verne, Amiens.

« Qu’il s’agisse de défricher une terre inculte ou de conquérir et d’occuper un territoire déjà habité par d’« autres » êtres humains, la prise de possession rituelle doit de toute façon répéter la cosmogonie (…) Ce comportement religieux à l’égard des terres inconnues s’est prolongé, même en Occident, jusqu’à l’aube des temps modernes. Les conquistadores espagnols et portugais prenaient possession, au nom de Jésus-Christ, des territoires qu’ils avaient découverts et conquis. L’érection de la croix consacrait la contrée (…) Le pays nouvellement découvert était « renouvelé », « recréé » par la croix. » Mircéa Éliade : Le sacré et le profane, Paris : Folio/essais, Gallimard, 1992 [1965), p. 34.

A leur propos, aucun chiffrage exhaustif ou même partiel n’est connu, sauf dans quelques rares régions où un premier décompte descriptif a été réalisé. Leur existence est pourtant avérée depuis le début du second millénaire de l’ère chrétienne et partout où, dès le XIe siècle343, on s’est référé à un moment donné au Christ rédempteur, ces symboles de sa crucifixion furent présents sur l’espace évangélisé344. En revanche, si leur aire de dissémination se révèle très étendue, on ne fait que deviner leur densité : davantage en Bretagne pensera-t-on pour l’hexagone, mais sans qu’une base de données solidement établie puisse le confirmer345. Comment

343

La croix devient un symbole utilisé par la chrétienté à partir du VIe siècle. Auparavant, ce qui deviendra signe de

ralliement n’était que souvenir d’infamie, auquel on préférait le poisson ou le pélican. Mais au IVe siècle on voit

apparaître un premier usage qui reste néanmoins encore expiatoire. Il faut en revanche attendre la fin du VIe siècle

pour que le Christ soit porté en croix dans les représentations, dont celles qui ornent les lieux de culte. Des figurations érigées qui sortiront en extérieur à partir du siècle suivant en Irlande. On estime que pour la France les carrefours et les rues des villages ne commencèrent à se garnir de croix qu’à partir du XI

e siècle. Cf. DEVALIÈRE, Jean-François,

architecte DPLG et président de l’ASERU. Fiche d’information sur les croix de chemin, Association pour la Sauvegarde des Édifices et des Édicules Ruraux en Côte d’Or. Cf. http://crdp.ac-dijon.fr. 344

Brigitte LUDWIG rapporte que les premiers symboles chrétiens d’Armorique semblent avoir été gravés sur les menhirs, mais que le développement du calvaire en tant que tel connaît sa période la plus faste du XV

e au XVIII

e siècle.

Ainsi, c’est aux alentours de 1450 qu’on aurait pour la première fois dans cette région consacré une pierre à symboliser extérieurement la croix. Le plus ancien existant actuellement, le « calvaire de Tronöen », se situe en baie d’Audierne, dans le pays bigouden ; il daterait de 1650. Cf. Nouvelle Acropole : association philosophique à vocation culturelle et sociale. Cf. http://www.nouvelleacropole.org/articles/article.asp?id=204. En Picardie maintenant, on notera l’importance du calvaire jusque dans la vie souterraine et parallèle des cachettes que creusaient les paysans dans les coteaux calcaires, pour dès le Moyen Age dissimuler leurs richesses, le bétail et parfois afin de s’y réfugier un temps. Ces galeries (les « muches », pour cachettes) reproduisant la physionomie du village en surface, on y découvre des rues, des logements et bien entendu des calvaires, comme à Naours, au nord d’Amiens, qui conserve le réseau le plus remarquablement complet quant à cette manière de se mettre à l’abri des invasions qui ravagèrent la région, en se « muchant » (cachant). 345

A la fin des années soixante-dix, Yves-Pascal CASTEL en a décrit plus de 3 000, parmi les plus représentatifs, pour le seul département du Finistère, réputé extrêmement fourni en la matière. Cf. Atlas des croix et calvaires du Finistère, Quimper : Société archéologique du Finistère, 1980. Quoiqu’il en soit, toute vérification impliquerait un recueil

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d’ailleurs en définir les contours : faudrait-il préférer parler de « croix » plutôt que de « calvaires », sachant que ces derniers impliquent la présence des premières, mais que toute croix ne renvoie pas automatiquement à un calvaire. On serait alors tenté de voir dans les « calvaires » un sous-ensemble des « croix » sur socle portant un Christ, mais même de cette manière le distinguo reste difficile à établir entre les calvaires dont la croix a perdu son Christ et les croix dont le socle est invisible, enterré346.

Mettre en croix (voir fig. n°1) revient à une configuration formelle symbolisant

par là le gibet, quand le calvaire institue un lieu, relatant le Golgotha, cette colline en forme de crâne (gulgotâ en araméen) sur laquelle Jésus fut supplicié (fig. n°2). Ainsi, lorsque l’on parle indistinctement de croix et de calvaire pour signifier un grand crucifix en plein air commémorant la passion du Christ (le messie, du grec khristos), généralement placé sur un socle lui faisant prendre de la hauteur, c’est le procédé stylistique de la synecdoque qui est mobilisé. Une certaine forme de croisement entre deux montants, faits de pierre, de bois ou de métal, constitue la partie suffisante à dire le tout, à savoir l’unité minimale pour instaurer un lieu de culte chrétien : le calvaire pour lequel la croix est nécessaire, mais non suffisante. Pourtant, tous les Christs montés sur croix ne répondent pas à la définition du calvaire, sans que l’on puisse déterminer ce qui, de la christophanie ou de la surélévation en tertre l’emporterait. Il y a donc d’emblée une zone de flottement dans ce que nous nous proposons ici d’étudier succinctement, à savoir ces « croix de chemin », représentations sur rue de la crucifixion, et ce flou nous intéresse directement dans la mesure où il induit un travail de sélection entre ce qui sera conservé comme majeur par les spécialistes de l’art funéraire347, par ailleurs christique, et ce que l’on considérera moins essentiel348.

Le questionnement qui sera le nôtre ici tourne autour d’un phénomène qui a connu récemment un regain d’intérêt, soit la conservation de ces points d’exclamation parsemant routes et rues presque en tous lieux, surtout aux abords des petites agglomérations, et ce alors même qu’on est en droit de se demander s’ils ne seraient pas devenus de simples virgules, pour ne pas dire des points d’interrogation, tant leur signification paraît ténue pour les automobilistes qui les… survolent du regard. La physionomie des calvaires a changé sous l’effet du temps, des restaurations et des

exhaustif pour toutes les régions, ce qui n’a pas pour l’heure été réalisé. De plus, il faut remarquer qu’autour de cette présence présumée massive, la Bretagne s’est également construit une image de province respectueuse des « traditions ». Dans Contes et légendes de Bretagne, François Cadic écrit ainsi : « Une des surprises de l’étranger qui visite la Bretagne est de voir le nombre considérable de calvaires dont elle est peuplée. On ne saurait rencontrer une route, un carrefour ou une place qui n’ait le sien. En vain, les barbares iconoclastes de la Révolution se sont-ils efforcés de les déraciner, les calvaires ont redressé la tête, plus nombreux que jamais. » Louvier : L’Ancre de marine, 2005 [1950], p.45. Pareillement, les communes de Landéda et de Lannilis, toujours dans le Finistère, axent leur promotion autour d’un circuit de visite qui propose la découverte des croix de pierre qui parsèment leur terroir, au nombre de plusieurs dizaines en granit, valorisées par le travail de l’association Les Croix des Abers. Cf. http://lancaster.free.fr/pages/0.html. Le Beausset, un village provençal, se revendique quant à lui capitale des oratoires ; cette commune en possédant à elle seule, une soixantaine environ. Il y existe d'ailleurs un chemin pédestre baptisé le « chemin des oratoires », qui est jalonné de 13 édifices. 346

Et quoi qu’il en soit, même si une règle de partage était établie pour la France entière, les recueils de données resteraient trop peu fournis pour procurer une base de comparaison nationale. 347

Collectif. L’architecture de la mort, in Revue des monuments historiques, n°124, décembre 1982-janvier 1983. 348

Dans la Somme, l’option qui a récemment été retenue par le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement est la suivante : « la croix deviendra calvaire lorsqu'elle sera plantée dans un enclos mural ou végétal ou sur une élévation naturelle ou artificielle. Lorsque la croix est représentée avec les personnages de la Passion, comme Marie et Jean, qui traditionnellement se tiennent de chaque côté de la croix, l'appellation calvaire devient évidente. » Cf. Les croix et les calvaires : restaurer et mettre en valeur, Amiens : CAUE.80, 2003. Toutefois, nous verrons plus loin que dans la pratique le tri s’avère plus complexe qu’il n’y paraît.

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dommages qu’ils ont pu subir, mais c’est tout autant le sens qu’on leur attribue qui s’est modifié dans nos sociétés grandement sécularisées. De la sorte, l’originalité de ce courant en faveur des croix de chemin, parfois branlantes, tantôt à peine perceptibles dans la végétation environnante, d’autres fois dans une visibilité qui relève au contraire leur décrépitude (fig. n°3), c’est justement le défaut d’originalité de ce qu’il prend pour objet d’investissement. Si bien entendu ce n’est plus au titre d’une revendication religieuse et politique à marquer le territoire de son empreinte que l’on se mobilise pour entretenir ces bords de routes, mais au nom du fait qu’ils constitueraient un pan notable de ce que l’on nomme désormais le « petit patrimoine religieux », cet argumentaire a de quoi surprendre de par la banalité, la multitude et à la fois l’évocation historico-macabre du bâti en question. Interroger cet engouement offre l’avantage de réfléchir aux enjeux sociaux qui s’ancrent dans les processus de patrimonialisation, puisque tel est l’objectif des militants qui œuvrent dans ce sens : faire reconnaître comme richesse à conserver par la collectivité ce qui jusque-là relevait du commun ou de l’intime (les convictions). Il ne s’agit néanmoins pas ici de n’importe quel type de bien à « collectiviser », mais de petits monuments à dénotation religieuse, ce qui modifie radicalement la réception de leur entretien par le domaine public. En fait, ce processus peut concerner l’ensemble des cénotaphes consacrés au culte des morts, lequel peut être laïc, bien que fondamentalement sacré. Mais avec la dimension instituée du religieux, on passe à un stade qui provoque une forme de transgression pour nos organisations sociales laïcisées. C’est peut-être justement là qu’il faudrait rechercher toute la raison d’être de la tentative de faire accéder à la patrimonialisation ces petits édifices qui ponctuent le territoire, non pas tant pour leur dimension proprement religieuse, que comme empreinte d’une civilisation. Les enquêtes menées en France sur les pratiques en matière de croyance ont montré en effet l’émergence de nouvelles formes d’identifications, davantage centrées sur la faculté des institutions religieuses à synthétiser une référence culturelle, plus qu’un dogme proprement cultuel, la confession déclarée finissant par devenir un repère dans le cadre d’une société multiconfessionnelle349.

Nous montrerons ainsi dans un premier temps le procès de production tel qu’on

peut le suivre au travers de la mise en œuvre du patrimoine des croix et calvaires, en interrogeant les implications sociales qui en découlent. Dans un second temps, la quête de l’« authentique » nous amènera à questionner la spécificité de l’objet religieux, en montrant comment il peut rencontrer les questionnements identitaires dans un contexte pluriculturel. L’extension du patrimoine : une lutte de reconnaissance, un processus en cours

L’irruption du calvaire dans la sphère patrimoniale n’a rien de l’évidence. En règle générale, la patrimonialisation consacrait des monuments exceptionnels par leur ampleur, leur représentativité d’un style et d’une époque, l’excellence de leur réalisation ou leur rareté en tant que derniers vestiges à sauver de la disparition complète. Puis les mesures publiques, voire le simple intérêt du public, ont pu s’étendre à l’immatériel, aux pratiques culturelles350, pour ensuite accepter de considérer comme « témoins » des biens mobiliers et immobiliers soit plus modestes, soit relativement récents : outils, oratoires, usines issues de l’ère industrielle etc. Le

349

HERVIEU-LEGER, Danièle. La Religion pour mémoire, Paris : Éditions du Cerf, 1993. Ou comment dans un certain renouveau des adhésions aux modalités multiples du croire, qui caractérise en propre le phénomène religieux, la référence à « une mémoire autorisée », c'est-à-dire à une « tradition », révèle un sens réactualisé dans un contexte de concurrence entre les cultes. 350

On pensera bien évidemment à la Mission du patrimoine ethnologique et sa célèbre revue Terrain.

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patrimoine historique et culturel s’est distendu jusqu’à devenir à la fois un dénominateur commun et concomitamment une matière à différenciation. Pour exemple, la filiation entre les anciennes paroisses civiles d’Ancien Régime et les plus de 36 000 communes de la France républicaine offrait un lien diachronique direct, permettant à chaque village, au travers de son église paroissiale, de se reconnaître pour une petite part dans ce patrimoine de la nation. Ainsi, le patrimoine unit par sa généralité et distingue via l’originalité qu’il prend spécifiquement ici, contrairement à ailleurs. Mais c’est encore le contenu du terme et les processus aboutissant à ce contenu qui se sont modifiés. A tel point que le succès du mot lui a fait subir une véritable inflation dans ses usages : on parle de « patrimoine naturel » pour l’environnement, « génétique » pour la nature des êtres vivants, leur hérédité… entre autres extensions.

Au sens de ce qu’une collectivité, se vivant comme dépositaire d’une histoire, estime essentiel de transmettre à ceux qu’elle institue comme ses héritiers, le patrimoine est un performatif. En définissant son contenu, il imagine la physionomie du contenant. « Voici ce que nous vous transmettrons » instigue d’une certaine manière les comportements attendus pour la conservation de la mémoire certes, mais insuffle encore l’idée qu’un référentiel comportemental se serait profondément imprimé dans les choses. Une certaine manière de faire territoire, par la façon de ponctuer l’espace des marques d’une civilisation, rentrerait parfaitement dans le cadre de ce modus operandi, reflet présumé du modus vivendi. En tant que surface investie, appropriée et identifiée, le chemin balisé accède ainsi à la territorialité.

Au premier rang de ce registre des manières de faire légitimes, le traitement

social du trépas nous paraît « naturellement » relever de la sphère religieuse, et ce au nom de sa vocation à médiatiser le rapport à l’invisible. Dans cette fonction, la croix permet à moindre coût de rappeler partout le médiateur. Pourtant, Michel Ragon notait avec justesse la concurrence ouverte à partir des années 1920 par le seul édifice laïc comparable en termes de culte des ancêtres, animé par un ensemble de rituels réguliers : le monument aux morts né de la « Grande guerre »351, d’ailleurs généralement placé de telle façon par rapport au sanctuaire religieux qu’il est difficile de ne pas y voir un concurrent direct (fig. n°4 et 5). On relèvera qu’une seule commune française n’eut pas à s’interroger sur l’érection d’une tel cénotaphe, sans victime à déplorer que ce soit pendant les deux conflits mondiaux ou lors de la guerre de 1870, mais que d’autres se sont contentées d’une plaque murale, généralement marbre gravé des noms de disparus que l’on a apposé dans l’église, lieu par excellence pour honorer les trépassés auxquels on souhaitait adresser une reconnaissance collective. On perçoit de ce fait la difficulté à scinder le laïc du religieux, y compris lorsqu’il est question de la mort (fig. n°6). En revanche, le marquage du territoire, par cette religiosité émergente des anciens combattants, procédait bien d’un modèle qui lui préexistait. C’est en cela que la patrimonialisation est efficace à transmettre.

Ces mémoriaux ont commencé à susciter la curiosité des spécialistes de l’art funéraire dès les années soixante-dix, sachant que le mouvement s’engagea principalement de 1920 à 1925, avec un rythme de seize édifications par jour environ, pour très vite atteindre plus 30 000 monuments. Ce que l’on connaît moins, ce sont

351

RAGON, Michel. L’espace de la mort. Essai sur l’architecture, la décoration et l’urbanisme funéraires, Paris : Albin Michel, 1981, ici p. 121-126. Sur la question de la sacralité afférente aux monuments aux morts, il faut noter qu’en dehors de « l’appel aux morts » et de la minute de silence des 11 novembre, 8 mai et parfois 14 juillet, dans bien des villages picards il est encore interdit de chasser le 11 novembre, les détonations pouvant troubler la manifestation et détourner du rendez-vous. Un interdit qui déclenche la polémique : la chasse est une affaire importante dans la région.

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ces pierres commémoratives beaucoup plus récentes qui ont commencé à remplacer les plaques murales des églises, là où les finances municipales avaient préféré cette solution moins onéreuse. A l’orée de ce siècle, dans plusieurs villages picards des habitants se sont donné pour but de faire sortir de terre des stèles sur l’espace public, en pleine visibilité, souvent pour palier à une absence, parfois donc pour dédier un hommage spécifique aux soldats des guerres de décolonisation. Car généralement ce sont ces derniers défunts qui motivent leur engagement. On remarquera alors que la question de l’altérité culturelle et religieuse est directement inscrite dans la nature du conflit. Le point commun avec le calvaire n’est pas seulement dans la ponctuation de l’espace qu’il réalise, mais aussi et surtout dans la justification civilisatrice que se donnent les anciens combattants pour expliquer leur « sacrifice », qui sans être une crucifixion n’en fait pas moins d’eux des « sauveurs » de la patrie352. Cette compétition, qui ne signifie pas nécessairement et toujours antagonisme, incite à élargir le débat des religions instituées aux modes variés du croire, donc aux religiosités séculaires.

Pour autant, le passage au calvaire semble repousser comme rarement les

limites de ce qu’il serait admissible d’insérer parmi les « ayants droits » au label que représente bel et bien la notion de patrimoine aujourd’hui, ce qui ouvre sur une première question quant au sens à donner à cette extension, mais tout autant une interrogation à propos des attendus implicites qui peuvent découler de la fabrication de nouveaux impétrants. Dans un premier temps, il semble nécessaire d’observer le travail d’inventaire auquel s’adonnent les associations qui revendiquent une raison sociale centrée sur la promotion des calvaires, et ce afin de montrer la patrimonialisation en train de se faire, in situ si l’on peut dire. Car en arrière-plan de cette extension du patrimoine, il y a bien entendu des mouvements de sociétés, mais aussi des « victoires » pour ses producteurs. En seconde partie, parce que la ponctuation chrétienne des chemins emprunte à une histoire très antérieure qui oblige à réfléchir au bornage, il est difficile de ne pas constater que, contrairement à un a priori guidé par la déchristianisation objective de nos sociétés, la « calvairisation » des chemins se poursuit, mais sous de nouvelles dispositions et sans que l’on puisse préjuger de son avenir comme patrimoine. Il s’agit ici de ce que l’on commence à appeler les « petites croix », qui bordurent les routes les plus meurtrières.

Faire œuvre de sauvegarde : l’ambivalence de l’objet Il existe actuellement différents collectifs, réunis en associations régies par la loi du premier juillet 1901, qui se sont donnés pour objectif de travailler bénévolement sur les croix et calvaires. On n’en connaît ni le nombre exact, ni l’effectif adhérents et moins encore l’audience, mais leur apparition correspond à la décennie quatre-vingts pour les premières, quelques précurseurs, érudits isolés, ayant entamé un travail militant dans la décennie précédente. La plupart du temps, c’est au travers de leurs publications que ces groupements se signalent en dehors de leur aire de prospection. Car leur principale caractéristique c’est de ne pas (encore ?) être institutionnalisés, voire même structurés : pas de fédération nationale et aucun réseau d’échanges régionaux véritablement établi. Le Conseil Général de la Loire a permis l’édition déjà ancienne d’un ouvrage sur les croix dites « monumentales » du Forez353, alors que dans la Somme un traitement photographique plus récent a sélectionné, selon les critères de l’auteur, quelques beaux spécimens de croix et calvaires354. Toujours pour

352

PROST, Antoine. Les anciens combattants. 1914-1940, Paris : Gallimard, 1977. 353

BERNARD, Louis. Les croix monumentales du Forez, Saint-Etienne : Conseil Général de la Loire, 1971. 354

GUERVILLE, André. Croix et Calvaires en Pays de Somme, Abbeville : F. Paillart, 1998.

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la Picardie, un volume a également été réalisé sur l’Aisne, à l’initiative d’un groupe d’anciens agriculteurs aidés par leur chambre professionnelle355.

Il n’y a en conséquence aucune logique préétablie, uniforme et codifiée qui puisse permettre de dégager un « modèle » ou une méthode-type de travail, ce qui nous rend l’approche monographique d’autant plus utile pour tenter d’appréhender la façon dont émerge la croix patrimoniale. A commencer par les délimitations géographiques, comme celles de l’objet à étudier, qui restent souvent discutées. Ainsi, l’Association pour la Connaissance et la Conservation des Calvaires et des Croix du Beauvaisis (fig. n°7 et 8) s’interroge toujours sur son terrain de prédilection. Lorsqu’elle est déclarée en 1998, la présence de ses fondateurs dans la préfecture de l’Oise justifie la focalisation sur un toponyme connu et reconnu comme « pays » d’Ancien Régime, à savoir le Beauvaisis, mais sans qu’une frontière bien établie puisse être d’entrée de jeu cernée. Plus récemment, ce sont les cartes créées par les différentes instances chargées de mettre en place l’intercommunalité qui ont permis de se retrouver autour des « inter-territoires », soit les regroupements de communautés de communes ayant vocation à produire les grands schémas de développement, comme celui du tourisme356. La ville de Beauvais donc, mais aussi la partie ouest du département de l’Oise où elle est située ont présidé à ce choix, afin de circonscrire tant une entité historique qu’un périmètre limitant les frais kilométriques357. La dominante rurale de la très grande majorité des communes sises sur les 12 cantons358 ainsi retenus entre assez bien en adéquation avec la notion de « petit patrimoine rural »359, qu’on associe généralement à la défense des calvaires, beaucoup moins présents en ville.

De la même manière, subsiste la même inconstance de fond quant à ce qui

constituerait le propre du calvaire par rapport à la croix. Les recherches menées en la matière par les associatifs beauvaisiens révèlent des variations historiques notables quant à l’usage de chacun des termes. Surtout, dans de multiples occasions les deux mots sont utilisés apparemment indifféremment, notamment dans la seconde moitié du XIXe siècle. Concrètement et au-delà des vocables mis en avant, l’association du Beauvaisis procède empiriquement en fonction des matériaux disponibles. Au commencement de son activité l’ACCCCB relevait principalement les monuments bordant les routes, alors que désormais elle étend son activité aux chapelles, oratoires

355

Collectif d’anciens exploitants de l'Union des Syndicats Agricoles de l'Aisne. A la croisée des chemins, les calvaires de l'Aisne, Laon : USAA, 2007. 356

Ce qui n’a rien de surprenant, l’afflux touristique constituant un des objectifs de ces dispositifs territoriaux, les instances concernées se donnent à leur tour l’objectif de développer les sujets de visite. C’est donc tout naturellement que le bulletin de liaison n°6 de l’ACCCCB, daté de juillet 2008, mentionne la Fondation des Pays de France du Crédit Agricole comme source possible d’aide à la restauration en direction des communes, conditionnée à un développement dans ce domaine du tourisme. En définitive, le territoire d’intervention de l’association du Beauvaisis rayonne sur environ plus du quart de la surface départementale, soit toute la partie ouest, sauf l’extrême sud, correspondant au Vexin Français, un autre « pays ». 357

Il convient de tenir compte du fait que les frais téléphoniques et kilométriques sont supportés par les volontaires enquêteurs, n’étant pris en charge par les finances associatives que la réalisation des AG, la confection des documents, dont la lettre de liaison, les envois postaux, les développements photographiques et diverses obligations légales comme l’assurance responsabilité civile. En vis-à-vis, les recettes sont constituées de la vente des fascicules produits, des adhésions et de deux subventions assez modiques, du Conseil Général de l’Oise et de la ville de Beauvais. 358

Dix sont à dominante rurale (si l’on prend la définition basique et historique de l’INSEE qui retient les communes de moins de 2 000 habitants agglomérés), les deux derniers concernant la ville de Beauvais, non encore réalisée. 359

CHIVA, Isaac. Une politique pour le patrimoine culturel rural, rapport pour Monsieur Jacques Toubon, Ministre de la Culture et de la Francophonie, 1994. Rapporteurs du groupe de réflexion : Rolande Bonnain et Denis Chevallier (mission du patrimoine ethnologique). CHEVALLIER Denis (dir.). Vives campagnes. Le patrimoine rural, projet de société, in Autrement, n°194, mai 2000, avec le concours du Ministère de l’agriculture et de la pêche.

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et autres niches. Pour une commune très pauvre en monuments extérieurs apparents de la chaussée, le relevé aura tendance à étendre quelque peu la prospection au cimetière, aux pignons peu visibles et même à l’église paroissiale. Dans ces cas de figure, les bénévoles seront également amenés à interroger les personnalités locales sur l’existence d’éléments intéressants dans le domaine privé et non perceptibles de la voie publique. Ce glissement de la sphère publique en faveur des lieux dont le statut est parfois médian, entre la communauté des croyants et le domaine privé des communes, voire des particuliers, n’est pas anodin. Il traduit une évolution vers les croix pouvant intéresser le « patrimoine », quels que soient les sites qui les accueillent, alors que l’approche initiale s’attachait davantage aux lieux démonstratifs pour le passant. En résumé, le religieux plus confidentiel, mais « patrimonialisable ». Un changement qui a eu pour effet indirect de démultiplier les données à recueillir. En revanche, il aura parfois été nécessaire de restreindre la définition aux seules croix de chemin lorsque celles-ci étaient déjà très présentes sur le territoire d’une commune. Les étapes de la sélection : une méthode qui implique la population

La raison en est qu’un fascicule récapitulatif se trouve remis à chacune des municipalités inventoriées, et autant il serait délicat de remettre un opuscule presque plat à l’une d’elle, autant l’épaisseur induit un coût, que ce soit pour l’association ou pour les particuliers qui peuvent acquérir ce recueil des notices, assorties de photographies. La démarche méthodologique qui s’est peu à peu dégagée fait se succéder sept étapes, dont la périodicité est annuelle. L’objectif, tenu depuis l’an 2000, consiste d’abord à retenir un canton qui sera totalement visité et recensé sur ce laps de temps d’une année. 2008 voit ainsi le neuvième canton restitué sur ce plan patrimonial. Lors de cette première étape, un contact est établi avec le président de l’Amicale des maires du canton, son conseiller général, ainsi que la gendarmerie, souvent elle aussi cantonale. C’est la raison de fond qui a amené à s’établir sur cet échelon administrativo-politique : le maillage par un dispositif de représentants et les facilités offertes par ces derniers afin d’informer les maires et la maréchaussée des prospections. Il n’était pas rare en effet que les riverains s’étonnent de ces déambulations le long des chemins. Les élus sont quant à eux invités à ouvrir leurs archives et à faciliter la collecte, par exemple en indiquant les personnes ressources dans leur commune et en fournissant un plan cadastral. A l’occasion, la prise en compte des calvaires en tant que bien collectif à entretenir et rénover a pu ici et là entrer dans l’argumentaire de campagne au titre des promesses électorales, notamment lors des dernières municipales, également cantonales pour la moitié des sièges du Conseil Général de l’Oise.

La deuxième étape procède du « tour du village » avec les édiles locales, à savoir le parcours du « pays », tel qu’on le nomme en Picardie, et ce afin de procéder à un repérage sommaire, la prise d’images et les premières « touches » avec les habitants sortis sur le pas de leur porte. Des archives municipales au domicile d’un observateur intéressé par ce manège, en passant par le circuit des calvaires, les associatifs ne passent pas inaperçus et peuvent, par l’accueil qui leur est réservé, évaluer l’intérêt que leur passion suscite dans le bourg. Pour l’un d’eux par exemple, dédié à Saint-Firmin, le calvaire situé à l’extrémité de la commune en direction de la forêt porte avec lui une histoire peu banale, dont on imagine avec quelle délectation elle fut transmise. On raconte qu’il fut érigé via la donation d’une épouse désireuse de remercier le ciel de lui avoir offert l’acquittement quant à toute responsabilité… à l’occasion de son divorce. Ces illustrations rendent également plus parlantes la transmission orale de la mémoire locale, légendaire, anecdotique ou historique, entourant les calvaires. Autrement dit, la croix va aussi servir à porter avec elle un autre fardeau : les historiettes qui, derrière leur aspect anecdotique, dévoilent un

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autre processus mnésique tout aussi sélectif, mais essentiel à l’élaboration de l’identité locale. Lors de la troisième séquence et avec des deux suivantes, commence la partie que l’on souhaite la plus scientifique, méthodique de la collecte. Un premier jet permet d’établir les brouillons des fiches descriptives de chacun des crucifix retenus : c’est la secrétaire qui s’en charge, investie de la dimension recherche historique. Par la suite, ce point de départ sera complété par une équipe de bénévoles missionnée pour dresser la fiche technique : état du calvaire, matériaux, inscriptions, mesures précises, éléments diachroniques rapportés sur place et description précise de sa physionomie. A ce stade il devient nécessaire de disposer de compétences, dont les plus élémentaires sont composées de cette « terminologie typologique de la croix », résumée dans le bulletin de l’association360. Au travers de cette fiche, la secrétaire-historienne entame les premières recherches documentaires afin d’établir une sorte de « carte d’identité de la croix », mobilisant les archives départementales, communales ou privées, des témoignages, les ouvrages disponibles, les monographies locales, livres de paroisses lorsqu’ils existent encore, voire des cartes postales anciennes, la généalogie des donateurs et quelques recueils de l’épigraphie relevée par certains prêtres ici et là (fig. n°9) etc. Cette phase peut se révéler longue et fastidieuse, même si avec l’expérience les sources intéressantes finissent par être connues, en particulier les publications dans lesquelles est fait mention des bénédictions de calvaires, inaugurés ou restaurés. Les deux dernières phases sont plus liées au retour sur terrain, avec dans un premier temps la dactylographie, les relectures et la diffusion, avant dans un second temps de réaliser les additifs, envoyés non seulement aux communes, mais aussi à tous les souscripteurs. C’est en quelque sorte le leitmotiv de l’association du Beauvaisis, « faire vivre le dossier », en intégrant les correctifs ou ajouts liés à la lecture des locaux, lesquels envoient notes et documents complémentaires afin de confirmer, d’infirmer ou d’approfondir les connaissances. Dans ce sens est prévu une actualisation quinquennale, avec pour objectif le repérage des dégradations et l’activation d’une restauration. Pour le même motif les adhérents et la population sont invités à signaler toute évolution menaçant ruine. C’est de ce fait un curieux mouvement qui se met en place, révélant par sa vivacité l’entrain que suscite le sujet, a priori pourtant peu enthousiasmant : mortifère et suranné… énigmatique… donc révélateur d’un sens insoupçonné ? La passion pour les calvaires : enjeux autour de l’aménagement du territoire

Car c’est bien d’enthousiasme dont il convient de parler, au grand étonnement des initiateurs les premiers. « Ça tient parce que le sujet intéresse les gens, sinon… » Même ton dans les dernières feuilles de liaison : « Merci pour les messages 360

N°5, décembre 2007, pages 2 et 3, tirées de l’étude de Léo BARBE dans le Bulletin de la Fédération archéologique de l’Hérault, 1979. On y détaille 1) les croix « manuelles », destinées à être montrées aux fidèles assemblés 2) les croix « hampées ou processionnelles » répondant au même usage, mais pour une foule 3) les croix « fichées » d’usage funéraire, plantées dans le sol 4) « pectorales », suspendues à la poitrine 5) « votives », réalisées en exécution d’un vœu ou d’une offrande 6) « cimétériales », pour les consécrations de terrain 7) « d’absolution », accompagnant les défunts dans leur sépulture 8) « triomphales », soit couvrant la plus grande partie de l’abside des églises, soit partie prenante de l’orfèvrerie 9) « de rogations », pour la bénédiction des cultures aux points cardinaux d’un terroir agricole 10) « de mission », à destination des prédicateurs étrangers qui vinrent en France aux XVIII

e et XIX

e siècles 11) « de

dédicace », sur les piliers des églises à l’occasion de leur consécration 12) « reliquaires », pour contenir des fragments de reliques 13) « d’autel », posées à cet endroit et enfin 14) de chemin, carrefour, foire, pont, sommet… caractérisées par leur emplacement. Néanmoins, il est utile de préciser que tout un vocabulaire technique doive se trouver mobilisé pendant l’état des lieux. De plus, ce listing n’est ni exhaustif, ni exempt de recoupements.

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d’encouragement » et de poursuivre avec ces derniers : « Bravo ! Mille fois bravos pour votre association (…) Voilà un témoignage de plus du succès de votre croisade » (n°6). La présidente écrivait dans le numéro précédent : « lors des visites auprès d’élus et de particuliers, il est surprenant de voir leur réaction ; tous se mettent à rechercher des documents, des indices, à se mettre en relation avec un « ancien du village » qui est une mine de renseignements. Ces rencontres sont passionnantes et enrichissantes. » De même avec les clichés des AG annuelles, fortes d’une assistance d’au moins une cinquantaine de personnes et souvent davantage. A tel point que, dans une petite bourgade rurale, c’est l’association qui se trouve « dépassée » par une réunion organisée à l’initiative d’une adjointe au maire intéressée par l’approche. Devant ce succès, l’ACCCCB se prend au jeu en intégrant un compte-rendu de la rencontre (« pendant laquelle on a surtout parlé de l’histoire locale récente ») dans le fascicule récapitulatif de la commune. On n’en restera pas là puisque c’est maintenant un ouvrage qui est en projet. Depuis, chaque circonscription indexée fait l’objet d’une restitution publique « fin de canton », animée et très suivie ; les AG sont quant à elles agrémentées d’une conférence avec projection d’un diaporama. « C’est très vivant, les participants posent beaucoup de questions ! On a eu envie de conclure chaque canton par cette petite manifestation qui renforce les liens ». En quelque sorte, les passionnés de croix font l’expérience des utilisations auxquelles leur « sacerdoce » peut donner lieu, à savoir ici une autre inclination qui ne compte pas non plus son temps, celle des localistes, souvent teintée de ruralisme et de ferveur religieuse361. D’ailleurs, la vente du mémorandum contenant les notices informatives connaît un succès notable auprès des originaires qui vivent désormais dans une commune à proximité de leur village de naissance. On note également des liens étroits avec les milieux picardisants de la proche région, ainsi qu’une attention soutenue des généalogistes, mais encore, ce qui ne saurait surprendre, de la part des sociétés d’histoire locale ou même des associations héritières des sociétés savantes du XIXe siècle, comme les « Antiquaires de Picardie ».

Peu à peu, l’association qu’on aurait pu imaginer initialement bien frêle, démontre une capacité certaine à s’imposer comme un partenaire avec lequel il s’agit désormais de compter. L’intérêt du président du Conseil Général n’y est probablement pas étranger, et on retrouve deux de ses membres dans la commission départementale d’aménagement foncier, relative aux remembrements notamment. Ici, croix et calvaires deviennent les alliés du maintien des chemins ruraux et l’élargissement des routes trouve face à elle une vigilance inattendue. Tout aussi imprévu, l’effet en cascade semble fonctionner avec plusieurs articles de presse qui se font les porte-voix de cette « croisade », relevant l’impact de l’ACCCCB sur la restauration de plusieurs croix disséminées dans différents secteurs récemment touchés par son action. « Je viens du Plateau picard témoigne un habitant, et j’ai eu la joie de voir de nombreux calvaires restaurés. Votre action sensibilise vraiment les âmes de bonne volonté. C’est formidable… »362

En 2008 on compte plus de 250 adhésions, dont une moitié est constituée des

communes qui peuvent par-là bénéficier de conseils avisés en termes de qualité des restaurations et de moyens pour soulever les fonds nécessaires. Ainsi à La Hérelle, deux croix restaurées sont bénies le même jour de juin 2007 ; à l’intersection de quatre communes, le « calvaire des quatre Seigneurs » l’est un mois plus tard, après une messe célébrée par un prêtre dont on relève qu’il venait récemment lui-même d’être ordonné. Dans un autre canton c’est l’association locale de sauvegarde du

361

BATICLE, Christophe. Bas champs et hauts lieux cynégétiques : l'identité au bout de la digue, in HOEBLICH Jean-Marc (dir.), Les Bas-champs picards : enjeux entre terre et mer, actes du colloque organisé à Amiens et Favières, les 22 et 23 octobre 2004, Saint-Valéry : PLPBS, 2007, pp. 112-137. 362

Bulletin de l’ACCCCB n°6, juillet 2008.

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patrimoine communal qui a pris le relais en faisant procéder à l’inauguration d’une nouvelle croix, la même année etc. Mais l’activisme en faveur du maintien des calvaires peut aller plus avant, en exerçant une amicale pression sur les conseils municipaux peu sensibles. Le bulletin met alors en avant le « patrimoine en danger ». Plus avant, le souci d’identifier chaque calvaire tel qu’il aurait été dès son édification, en suivant chaque tranche de ses restaurations au plus près, amène l’association à déplorer les rénovations faites de briques et de broc. Ainsi, déplacer un piédestal de récupération pour lui adjoindre la croix d’un second calvaire, lui-même reconstitué à partir d’une hampe d’une troisième provenance, fait craindre que « les gens n’y comprennent plus rien. » Il apparaît par là avec plus d’évidence la volonté de préférer la restauration la plus fidèle possible de l’état antérieur à une rénovation, même coquette. Un objet pléthorique : entre l’individuel et le collectif

Quoiqu’il en soit, sur la partie du secteur déjà prospectée, on ne s’est pas privé d’ériger nombre de croix et de calvaires, dans une région pourtant réputée particulièrement déliée en matière de pratique religieuse363. Même face à cette difficulté d’établir une césure nette entre les deux catégories d’entrecroisements, reste que les totaux affichés sont impressionnants. Avec 6,9 calvaires et 8,3 croix par commune en moyenne, pour une population totale (lors du dernier recensement général, en 1999) de « seulement » 68 000 habitants, le rapport s’avère frappant si on le ramène aux 6 823 donateurs qui avaient contribué au denier du culte en septembre 2008 pour l’année en cours… dans l’Oise entière qui se rapproche de 800 000 habitants364. BILAN DE L’INVENTAIRE REALISÉ PAR L’ASSOCIATION DU BEAUVAISIS

ANNÉE

Canton

Nombre de

Communes

Nombre de

Calvaires

Nombre de

Croix365

CUMUL

2000 Songeons 28 194 103 297 2001 Formerie 23 199 193 392 2002 Grandvilliers 23 165 222 387 2003 Marseille-en-

Beauvaisis 19 141 152 293

2004 Coudray-St-Germer 18 116 165 281 2005 Froissy 17 105 159 264 2006 Breteuil-sur-Noye 23 134 251 385 2007 Crèvecoeur-le-Grand 20 120 170 290

CUMUL 8 171 1 174 1 415 2 589

363

Les enquêtes menées sur les catholiques déclarés, les messalisants et le recours aux rituels sacramentels montrent que la région, et plus encore le département de l’Oise, comptent parmi les moins fervents. Voir notamment la synthèse des 111 vagues de sondages réalisées par l’Ifop de 2003 à 2007, représentant un échantillon cumulé de 110 891 interviews. Cf. http://www.ifop.com/europe/docs/cartographiereligions.pdf. 364

Les données fournies par l’association diocésaine de Beauvais faisaient état en 2007 de 167 communautés paroissiales, regroupées en 45 paroisses et desservies par uniquement 94 prêtres en activité, 23 diacres, et ce pour officier dans 5 384 baptêmes, 1 356 mariages et 3 366 funérailles, sans compter les 1 815 premières communions et 896 confirmations. Cf. http://catho60.cef.fr. Avec 4% de donateurs dans le diocèse beauvaisien, le déficit attendu est donc à la fin du troisième trimestre 2008 de 996 200 € pour répondre aux diverses charges engagées. 365

La distinction est ici construite à partir du lieu d’implantation, les croix renvoyant à celles recueillies dans ou sur les édifices comme les églises, alors que les calvaires se situent sur la voie publique, ce qui signifie qu’un nombre considérable de « croix de chemin » émaillent le secteur, bien que là encore l’affectation à la première ou à la seconde catégorie ait parfois été délicate à réaliser.

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Bien évidemment, un tel comparatif n’a de signification que pour suspecter un

contraste entre la ferveur religieuse d’hier et la contribution financière d’aujourd’hui. Ce qui constitue néanmoins une comparaison non totalement dénuée d’intérêt, car d’après ce que l’on en sait, l’immense majorité de ces érections s’est faite selon le principe des donations. Les motifs en furent principalement un remerciement pour les bienfaits du ciel ou un vœu à la même adresse, lesquels portaient sur le retour d’un fils de la guerre, un mariage, une bonne récolte, la guérison d’un être cher, une grossesse espérée qui se faisait attendre etc.

Le terrain était également parfois apporté dans la donation, car la particularité

de ces édifices, qui réclamaient l’autorisation du maire et l’accord du préfet, c’est qu’ils pouvaient être dressés plus souvent sur des propriétés privées que publiques. Privatifs, ces terrains le sont parfois restés, alors que pour nombre d’autres ils sont passés dans le domaine communal, ce qui représente déjà en soi une forme d’incorporation dans le patrimoine collectif. Mais dès le départ, ces parcelles mêmes privées ont la particularité d’avoir vocation à la publicité de par leur situation. La croix du rédempteur surveille et à ce titre se trouve positionnée aux endroits stratégiques pour être à la fois visible autant que scrutatrice. Le « Bulletin religieux », organe officiel du diocèse de Beauvais, ne s’y trompe pas, lorsque dans le numéro du centenaire paru le 21 juillet 1900, il introduit ainsi la bénédiction d’un calvaire dans le village du Hamel : « La foi de nos pères leur avait inspiré la pieuse pensé de placer aux carrefours des villes, à l’entrée des villages, sur le haut des collines environnantes le signe de notre Rédemption, simple croix de bois ou de fer, quelque fois ornée de l’image du Christ Sauveur. Ils la plaçaient comme une sauvegarde du pays, aimaient à y faire quelque en faveur des absents ou des morts. »366

Des terrains qui se trouvaient encore très souvent à proximité des lieux d’habitation de leurs donateurs, qui entretenaient de fait une relation de proximité avec cette forme d’ex-voto monumental, car assez souvent un proche était directement concerné. L’érection d’une croix, ou même seulement sa restauration, rencontre cette intrication courante entre la sphère domestique et la collectivité locale367, et pas seulement du fait du support foncier, mais aussi par la façon dont le sens donné au calvaire s’inscrit dans le jeu entre patronyme et toponyme. Ce phénomène consistant à inscrire le groupe familial dans la localité est ancien si on en croit certains calvaires rénovés à la fin du XIXe siècle (fig. n°10), mais elle perdure jusqu’à nos jours comme le montrent les croix nouvellement forgées pour servir à commémorer une date anniversaire d’installation (fig. n°11). C’est le cas par exemple avec l’intersection du chemin menant à ce cimetière d’un village de l’Oise, où une famille de la vieille noblesse foncière a établi son château en 1896. Devenu « maison de famille », le domaine fête à sa façon le centenaire de son arrivée sur le terroir, le petit-fils héritier offrant le signe de cette inscription par un calvaire, équivalent d’une croix cimétériale.

On comprend aisément que dans ces situations particulières, il subsiste une volonté locale de ne pas « abandonner à la désolation » des édifices, dont l’histoire s’entremêle avec celle du lieu, voire avec la généalogie des groupes familiaux

366

N°29, page 714. Cette publication faisait état des bénédictions, de calvaires mais également de chemins de croix, de consécrations d’églises, d’installations de prêtres ou de diverses manifestations religieuses, telles les processions et les neuvaines 367

ZONABEND, Françoise. Pourquoi nommer ? (Les noms de personnes dans un village français : Minot-en-Châtillonnais). L’identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss, 1974-1975, Paris : Quadridge, PUF, 1977, pp. 257-279. Du même auteur : Jeux de noms. Les noms de personne à Minot. Études rurales n°74, 1979, pp. 51-85.

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perdurant sur la scène locale. Mais dans ce cas on a encore affaire à des emplois classiques de la patrimonialisation, dans lesquels un tri est réalisé entre « le bon grain et l’ivraie ». C’est très clair avec d’autres manifestations de la vie d’antan telle qu’on la magnifie aujourd’hui, et qui dans les campagnes se sont matérialisées par exemple au travers des mares et les puits. Ces deux prétendants au patrimoine sont traités, y compris localement, en fonction de la manière dont on appréhende leur valeur esthétique ou représentative, mais on prétend rarement vouloir en sauvegarder l’intégralité. C’est sur ce plan que se manifeste la qualité sociale intrinsèquement attribuée aux croix et calvaires. Même lorsque l’on avance qu’ils ne seraient à protéger qu’en tant que patrimoine historique et culturel, donc objet d’une sélection élective, en réalité ils restent sacrés et ne peuvent donc entrer dans la sphère patrimoniale en tant que telle. S’explique mieux par-là l’intégralisme des défenseurs de la croix : toutes sans exception ont pour eux leur place sur l’espace ainsi consacré. En ce sens, la patrimonialisation ne parvient pas à en neutraliser la charge symbolique. Mais cela est-il même souhaité ? Le poids des pierres ou l’impossibilité de traiter des croix comme un patrimoine parmi d’autres

Il ne faut donc pas perdre de vue le contexte dans lequel sortent de terre la majeure partie des croix et calvaires présents aujourd’hui en Picardie. Deux dates majeures, au demeurant bien évidentes, s’imposent pour comprendre qu’on ne se trouve aucunement ici face aux « profondeurs » de l’histoire dans toute son étendue connue, mais bien devant un fragment allant de la révolution bourgeoise de 1789 aux récentes politiques de limitation des vagues migratoires, en passant par la séparation de l’Église et de l’État en décembre 1905. Avec le commencement des périodes de Terreurs entre 1792 et 1794, et par la suite au travers de la vente des biens de l’Église, de très nombreux calvaires sont mis à bas. Les symboles trop voyants d’une religion omniprésente sont devenus indésirables parce qu’ils expriment un magistère omnipotent sur les esprits. Parfois ce ne sont que les croix qui ont été descendues de leur piédestal, mais là où la rancœur était la plus vive, on a également ruiné le socle. A Esquennoy, dans le canton de Breteuil (Oise), une délibération du conseil municipal datant de 1793 fait démolir les trois calvaires de pierre qui parsèment la grand route, et ce afin de remblayer la mare.

Ce moment de colère passé, le clergé cherche très rapidement à reprendre la

main et son emprise sur les masses paysannes, laquelle autorité passe entre autres par le relevage des calvaires, occasion unique d’une démonstration de rue voyante et triomphale. A Verderel-les-Sauqueuse par exemple, au nord de Beauvais, sur les huit croix que la révolution de 1789 fit tomber, sept sont réédifiées dans les premières décennies du XIXe siècle. Si la période dite de Restauration qui succède au Premier Empire contribue à cette autre restauration que fut le retour en grâce de l’ordre ecclésiastique, c’est souvent après 1830 que les crucifix se remettent à jalonner les chemins, parfois en retrouvant leurs bases antérieures. Ici, il convient de ne pas perdre de vue la crainte née des Trois Glorieuses de 1830, une autre révolution qui incite la Monarchie de Juillet à laisser les coudées franches au pouvoir d’encadrement du catholicisme. Le « péril » ressenti à l’égard des « classes laborieuses », devenues les « classes dangereuses » avec la période révolutionnaire de 1848, ne pouvait que mener dans la même direction368. Enfin, la Commune de Paris, en 1871, marque les esprits au point de focaliser l’attention sur la ville industrielle, vécue comme le terreau d’une pensée anarcho-socialiste menaçant la fidélité du peuple des campagnes au « Dieu de Concorde ». 368

CHEVALIER, Louis. Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris : coll. Pluriel, Livre de poche, 1978 [1958].

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Il devient d’autant plus crucial de marquer les territoires face au risque de

« contagion » rouge et noire, qu’à l’interne la chrétienté subit les assauts répétés de différents schismes. En cette fin de siècle, la Petite Église, l’Église gallicane, le Mouvement Vieux Catholique ou le Théosophisme369 disputent la contestation à bien des ésotérismes, qui perdureront pour certains jusqu’au début du XXe siècle. Ces différentes contestations naissent notamment du Concile œcuménique de Vatican I, qui se tient en 1869-1870 et par lequel sont proclamées la primauté universelle et l’infaillibilité du pape. Rome enjoint donc ses diocèses à mener la contre-offensive, dans laquelle l’érection de calvaires, parfois sous l’opportunité de missions (menées à l’époque en France par des prêtres venus des pays environnants), mais également les pèlerinages, constituent des pièces maîtresses pour réaffirmer la présence de la papauté. Plus globalement, c’est la conjonction de ces éléments historiques qui conduit à un contexte extrêmement tendu, dans lequel la contestation externe ou interne exacerbe les débats religieux et dynamise les démonstrations, dont participent les symboles que sont les calvaires. Ce poids d’une histoire lourde de conflits pèse nécessairement sur l’objet croix de chemin, ici placée entre conservation du bâti et témoignage… des clameurs du passé. A l’évidence, l’observateur occasionnel de ces tertres n’est, la plupart du temps, que peu informé du tumulte qui put les animer, mais un lieu commun solidement fixé par l’école républicaine lui fait sentir qu’il y aurait là matière à inventaire… Davantage au fait des cicatrices de l’histoire, dont les ouvrages cités plus haut se font rarement l’écho, les collectifs traitent peu du charivari permanent qui entoure le calvaire, sauf par bribes anecdotiques et souvent cocasses370 (fig. n°12 et 13). Dès les pas liminaires de l’association du Beauvaisis, le débat sous-jacent à l’objet lui-même fut bien présent : patrimoine et/ou religion ? Lors des premières années de prospections, la tentation sera forte de « mettre la main à la pâte », en passant de l’incitation en faveur de la protection à la restauration elle-même. Le passage à l’acte fut parfois de mise de la part de quelques bénévoles qui refirent faire ici un crucifix, en refixèrent un autre là. Ce n’est qu’au fur et à mesure des cantons que s’impose l’idée qu’une séparation des genres devrait être réalisée : « un nouveau cheminement », plus ancré localement, mais aussi plus distant de l’instruction religieuse. Dans cette répartition des rôles, la promotion de la foi et de ses lieux d’exercice doit revenir aux associations cultuelles, quand la sensibilisation au patrimoine serait du ressort de l’ACCCCB ; l’histoire et plus globalement la scientificité du propos devant servir de levier pour aller dans cette direction.

Pour autant, la séparation de ces deux domaines, ici spécialement imbriqués, ne pouvait pas aller d’elle-même, et comme on aura pu le percevoir plus haut, restauration et bénédiction vont la plupart du temps de pair. Evidemment, on relève chez les associatifs que la cérémonie peut désormais être plus « simple » que ce qui avait cours d’antan, avec messe systématique (aujourd’hui occasionnelle), procession et bénédiction. D’une certaine manière, le rehaussement du cérémonial en solennité, exprime au moins pareillement l’importance accordée à l’évènement que la reconnaissance de cette confrérie des croix dans son œuvre de sensibilisation. Autre illustration de ces interconnexions, les journées du patrimoine, édition 2008, qui ont vu la réalisation de quatre parcours pédestres et cyclistes allant à la découverte d’une cinquantaine de croix (dont les dernières restaurées), sur les chemins de la Communauté de communes du pays de Bray. A l’initiative d’une partie des associatifs,

369

GUÉNON, René. Le théosophisme : histoire d'une pseudo-religion, réédition augmentée de textes ultérieurs, Paris : Éditions traditionnelles, 2004 [1921]. 370

Pour illustration, cette « Croix a leux » (croix aux loups), dans la Somme, restaurée et inaugurée le 2 août 1993, sur laquelle on a ajouté une plaque représentant la gueule de l’animal en plein hurlement.

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les 22 communes concernées disposent en conséquence de quatre livrets illustrés de photographies et reprenant les explications fournies par l’ACCCCB. Pour imager son reportage, le Courrier Picard, un des quotidiens régionaux, a ressorti la photo d’une bénédiction après restauration, sur laquelle pose la présidente aux côtés des deux prêtres ayant officiés ce jour-là. Difficile, pour ne pas dire impossible, d’échapper à la logique de la quête d’authenticité, y compris pour une association qui vise à faire œuvre d’histoire et de préservation. Sans aller jusqu’à inviter à la messe qui l’accompagne parfois, la bénédiction d’un calvaire représente le seuil minimal en dessous duquel le matérialisme « froid » se retrouverait en butte avec ce petit « supplément d’âme », qui fait que la pierre n’est pas que bloc sorti de terre. On y cède donc d’autant plus volontiers qu’un cordon tricolore trancherait avec la sémiologie en vigueur autour des calvaires, même pour une inauguration.

A la question de la réussite que représente une restauration par rapport à une

nouvelle édification, la réponse est pourtant sans ambiguïté : elle est associative dans le premier cas, religieuse dans le second. Il y a donc bien une ambivalence, davantage qu’un rapport ambigu à cette double référence, voire ce chevauchement de l’historique et du religieux. On dépose de ce fait la production associative aux archives départementales sans obligation d’adhésion, et contre cotisation pour la bibliothèque diocésaine relevant de l’évêché. En revanche, dans la sélection opérée au milieu des multiples manières de croiser deux montants pour stipuler un sens, l’ACCCCB a décidé de ne retenir que les croix à caractère explicitement religieux (qu’elles subsistent d’ailleurs au moment de l’inventaire ou qu’elles aient pour partie disparu, n’ayant survécu qu’un socle, parfois réutilisé de multiples fois) et non par exemple les croix de guerre en pierre, dont on a parfois surmonté les églises reconstruites après 14-18 (fig. n°14). A l’inverse, l’évêché de l’époque n’a vu aucune difficulté à faire du vitrail principal du cœur de la même église (fig. n°15) une apologie de la Vierge agenouillée auprès d’un poilu agonisant, au milieu d’une scène d’apocalypse et de no man’ land surmonté du Christ en croix. On comprend par-là à quel point les arbitrages doivent se révéler délicats. Les éditoriaux des bulletins le disent assez bien : « La mémoire est le premier des trésors de l’homme. Cette pensée d’Ernest RENAN montre bien à quel point notre capacité à nous souvenir nous différencie des autres espèces371. Mais pour nous souvenir, il nous faut souvent faire appel à un objet, un lieu, etc. » (n°5) « Conserver ces traces, c’est garder la mémoire de notre passé et contribuer par là même à forger le sentiment d’unité qui nous rassemble et nous constitue en tant que peuples. C’est pourquoi, il appartient aux générations successives de les entretenir et de les mettre en valeur (…) Nous souhaitons que l’état de nos calvaires soit surveillé régulièrement. Alors, faisons en sorte que ce legs ne soit pas refusé pour insuffisance d’actif et continuons à le protéger et à l’entretenir avec AMOUR » (n°6)372. Restaurer versus rénover : pour qui est l’authenticité ?

Toute société produit les paradoxes de ses contradictions, mais au-delà même des ambivalences qui émergent de ses problématiques internes, elle révèle par là aussi les tiraillements qui la tourmentent et desquels déboucheront les compromis à venir. La notion de « patrimoine » exprime bien les questionnements contemporains à l’égard du présent, au travers de ce détour par un passé conjugué au futur. Plus précisément, il n’est question que de cette portion du passé retenue selon des

371

On retrouve ici le Renan qui déclarait : « Une patrie se compose des morts qui l'ont fondée aussi bien des vivants qui la continuent. » Extrait des Discours et conférences, 1887. Mais il y a encore chez cet auteur ambigu une clairvoyance au sociologisme cynique : « Chaque génération doit à la suivante ce qu'elle a reçu de ses devancières, un ordre social établi. » Dialogues et fragments philosophiques, 1876. 372

En majuscules dans le texte original. En revanche, c’est nous qui relevons en italiques.

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logiques de tris significatives et rehaussée par l’opération même de sélection, aboutissant à autant de hauts-lieux « dignes » d’entrer dans la catégorie des éléments à transmettre aux générations futures. C’est du moins la version la plus couramment admise quant au sens à réserver au dérivé français du patrimonium. Pourtant, en permettant de se projeter vers un demain imaginaire pour ceux qui l’auront fait advenir en tant que tel, le patrimoine d’aujourd’hui, parfois restauré à la mode d’hier, révèle des enjeux très contemporains373. On retrouve ici un trait commun caractéristique du purisme des origines, couramment présent dans les opérations de patrimonialisation encore en débat. La fédération des Maisons Paysannes insiste par exemple sur l’exigence d’une restauration qui se différencie de l’imitation d’un style sans profondeur historique dans la région considérée374. Pour ce qui concerne la remise en état des calvaires recommandée par les associations de défense, la même nécessité est avancée quant à la reprise du bâti au plus proche des méthodes de travail artisanales qui auraient prévalu lors de la première érection (fig.16).

S’il n’était question que de laisser subsister les traces du passé aux yeux des descendances futures, la préservation ne se poserait pas dans les termes où elle est habituellement placée, entre exigence de permettre la pérennité et préoccupation pour « l’authenticité ». Si au contraire la priorité visait à produire un héritage à l’attention des successeurs, l’accent serait davantage mis sur le « génie » des contemporains d’aujourd’hui, par le biais de nos capacités collectives à imposer une marque de fabrique de l’époque présente, et éventuellement un art de rénover en fonction des options commandées par nos modes de vie, nos besoins, les désirs qui nous animent et le tout selon notre système de valeurs dominant. « Restaurer » et « rénover » proposent une traduction de cette tension entre refaire à l’identique et réutiliser l’existant pour l’adapter au mode de vie contemporain. Alors que la démarche de restauration viserait plutôt une « vérité » historique, celle de la rénovation jouerait davantage des signes subsistant d’un style reconnu et valorisé, pour les recycler dans une mise en scène néo-rustique par exemple. C’est du moins la façon dont elle est présentée par ses détracteurs.

Deux pôles très schématiques d’une dichotomie en réalité beaucoup plus proche

du continuum, sur lequel la plus ou moins grande « fidélité » au « vrai » est également un marqueur social. Mais la spécificité de cette « restauration », entendue comme rétablissement à minima de ce qui fut, dans l’esprit de ses usages (révolus néanmoins), avec un souci maximal de fidélité aux manières de faire antérieures, c’est justement qu’elle se propose d’offrir un conservatoire sélectif de « choses » anciennes en présumant de l’intérêt qu’en tireront les destinataires. S’il paraît difficile d’anticiper sur l’appréciation que feront les récipiendaires désignés pour ce « don », au moins pourra-t-on invoquer un principe de précaution en faveur de la sauvegarde des pièces originales, même quand les sources d’archives permettraient une reproduction à l’identique (pour les besoins de la science historique par exemple).

Mais surtout on peut s’interroger sur la nature de cette forme de donation-obligation quand commence à être mobilisée la notion de « devoir » à l’égard de ceux qui ne seront finalement que des continuateurs, et non des héritiers. Pour succéder, il

373

POULOT, Dominique (dir.). Patrimoine et Modernité, Paris, coll. Chemins de la mémoire, L’Harmattan, 1998. 374

Dans un document à très large diffusion, l’association des Maisons Paysannes de l’Oise écrit ainsi : « Votre maison est un élément de l’ensemble du village (…) conserver au maximum les qualités d’origine (…) ne pas « inventer » un décor étranger à la région ou au village. Une mode à combattre : vouloir « voir » à tout prix tous les matériaux. Par exemple, dégrader les enduits pour voir la pierre, même à l’intérieur ; décaper les boiseries peintes pour voir le bois ; conserver toute la hauteur des anciennes granges pour voir la charpente, etc. » Un quatre pages non daté dans lequel le terme « identique » se révèle redondant. Distribué lors de « Campagne en fête », manifestation bi-annuelle des Jeunes Agriculteurs (FDSEA de l’Oise), Catillon-Fumechon, 07/09/08.

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est nécessaire a contrario que le légataire se positionne dans une filiation, non seulement matérielle, mais encore idéelle. Comment en effet considérer la « nécessité » d’un maintien en l’état, dès lors que les pratiques pour lesquelles l’objet a été conçu n’ont plus cours, voire même seraient devenues un handicap pour les manières de vivre ici et maintenant : on peut penser aux calvaires déplacés pour permettre l’élargissement des routes. Plus encore, l’authenticité doit-elle se comprendre comme une forme conservée au plus proche de sa physionomie originelle, ou est-ce bien plus la signification collective qu’on confère aux moyens d’expression (matériels, rituels, symboliques) qui en fait des finalités à conserver pour elles-mêmes. Si on poursuit sur les calvaires, ceux d’entre eux qui se trouvent le long de la chaussée d’une commune sont encore parfois entourés de pierres imposantes, lesquelles servaient à faire reposer les cercueils, lorsque les funérailles donnaient encore lieu au transport du défunt de son domicile jusqu’à l’église. Dans la société paysanne picarde ce rituel revêtait encore une grande importance au début du XXe siècle, au point que nombre de mourants précisaient leurs volontés à leurs survivants. Les pierres en question peuvent rester authentiquement dans leur disposition initiale, la délégation du service mortuaire à une société spécialisée équipée de véhicules annule de fait leur usage initial. Enfin, un objet quel qu’il soit s’insérant généralement dans un ensemble, dont il n’est qu’une composante, son efficace à exprimer n’est authentiquement reconduite que dans un environnement lui-même conservé, si ce n’est matériellement parlant, au moins sur le plan des pratiques sociales. Pour exemple, les chapelles dédiées aux marins ne sont plus qu’un nom mémoriel lorsque le caractère maritime de l’activité économique est remis en question (fig. n°17). Il ne faudrait donc pas se surprendre que les bateaux disparus des ports puissent venir meubler les églises des stations balnéaires, ouvertes aux visiteurs tout au long de la saison estivale (fig. n°18). Ces étonnants mobiles s’adressent à la fois aux touristes qui visitent l’édifice, mais ils entretiennent tout autant la mémoire locale, comme au Crotoy, où le chemin de croix est redoublé de maquettes en suspension, alors que l’ensablement de la Baie de Somme condamne les navires de pêche à abandonner progressivement cette amarre.

Autrement dit, la question de l’authenticité, qui est au centre du débat sur la

restauration, pose la controverse sur un plan éminemment moral qui sied mal à la recherche de critères objectivés permettant des choix éclairés. L’authentique dit le « vrai », le « fidèle », le « certifié » d’époque, l’indiscutable quant à une provenance contrôlée, en ne laissant rien transparaître des processus sociaux qui amènent à penser cette « vérité » en fonction des usages qu’on peut en faire dans les polémiques d’aujourd’hui. « Qu’ils soient simples, évidés, en fuseaux, on ne trouvera pas deux calvaires identiques, de la même manière que parmi la Création, il n’y a pas deux personnes identiques sur la planète »375, dit un document de l’ACCCCB. On ne saurait mieux exprimer cette quête identitaire de l’ipséité à l’aune du patrimoine, mais sans que l’on puisse ignorer la vocation des croix à identifier avant tout une civilisation : la chrétienté.

A ce stade, on pourrait proposer un schéma explicatif qui ferait de la

patrimonialisation une des faces, avec la « tradition », du même Janus. Un Janus qui représenterait une et une seule réalité, mais vue sous deux angles différents. Le patrimoine et la tradition ont en effet ce point commun de concerner des « choses » revendiquées pour leur relation au moins supposée avec le passé d’un groupe, d’une collectivité, mais qui partagent également le même sentiment de menace quant à leur existence sur le long terme. A la différence du patrimoine, qui peut concerner des éléments matériels, la tradition elle se rapporte toujours peu ou prou à des pratiques,

375

Feuille de la première époque, destinée à faire connaître l’association aux communes. Les majuscules sont reprises du texte original.

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souvent très vivaces, comme on en a un excellent exemple avec les chasses dites « traditionnelles »376. On remarquera encore que la tradition est souvent revendiquée dans un contexte où la légitimité de ce qu’elle couvre est socialement discutée, hic et nunc. En ce sens, elle se présente sous l’aspect au moins autant d’un bouclier que d’un blason. Au contraire, la patrimonialisation se concentre sur des objets, ou parfois des usages, qui font davantage l’unanimité quant à l’intérêt de leur conservation. On comprend de ce fait l’enjeu qu’il y a à présenter la défense d’un symbole sous l’angle du patrimoine, plutôt que sous celui de la tradition. Patrimonialisation et neutralisation de la charge religieuse Non seulement donc le distinguo entre ce qui relèverait du laïc et ce qui appartiendrait en propre au religieux n’est pas si simple à établir, mais qui plus est le processus de patrimonialisation annihile cette césure. En devenant bien commun transmissible pour la postérité, la liturgie et ses lieux d’exercice, jusqu’au mobilier et aux icônes qui leur sont associés, perdent nécessairement de leur dimension cultuelle, sans même parler du caractère missionnaire qui fut parfois le leur. En devenant patrimoine, c’est aussi la laïcisation des supports du culte qui se trouve en jeu. Parce que la religion n’est plus en Europe Occidentale une langue universelle, la protection de ses symboles les plus universalisables passe par la « machinerie patrimoniale »377, qui en édulcore les principes les plus provocateurs pour le public extérieur. La qualité première du patrimoine reste bien de pouvoir parler à la majorité en exprimant les particularismes des minorités sous le mode de la culture. Ainsi, ce qui vaut pour le patrimoine en général s’applique pareillement au domaine particulier du religieux (le culturel supplantant le cultuel) et ce pivot institutionnel qui, des siècles durant, structura et l’organisation sociale et le faire-sens des actions collectives, tend à devenir un livre d’histoire, le support d’un tourisme aux impacts économiques notables, compensant par cette ressource la charge de l’entretien du bâti qui échoit aux finances publiques. Nous sommes loin d’une architecture religieuse qui répondrait à un projet évangélique, via une manière de penser le monde378. C’est à l’inverse la mondialisation qui crée un langage commun à même de faire entrer les différences dans un même catalogue d’exposition, visitable par des yeux venus de toutes les contrées379. Ce qui explique que l’attrait pour les calvaires ne soit pas le produit d’un épuisement des objets à patrimonialiser, une hypothèse qui aurait pu élucider cet intérêt pour la petitesse de l’objet : croix extérieures exposées à la vue du premier « mécréant » venu. En effet, dans une perspective théorique inspirée par une approche distinctive380, on pourrait partir de l’idée que les classes moyennes cultivées aient le souci d’investir des matériaux laissés en friche par les vagues « patrimogènes » précédentes. Selon ce schéma conceptuel, faute d’originalité la plus-value à attendre d’un investissement désintéressé pour l’art, ou plus généralement « l’inutile », s’avère très faible en termes de prise de distance d’avec le 376

BATICLE, Christophe. Les pratiques de chasse comme affirmations politiques du principe d’autochtonie. Dimensions territoriales des luttes cynégétiques. Thèse de doctorat de sociologie. Amiens : Université de Picardie Jules Verne, 2007, 989 p. 377

JEUDY, Henri-Pierre. Patrimoines en folie, Paris : coll. Ethnologie de la France, Maison des sciences de l’homme, 1990, cahier 5, avec le concours du Ministère de la culture et de la communication, mission du patrimoine ethnologique. Et encore du même auteur, La machinerie patrimoniale, Paris : coll. 10/Vingt, Sens & Tonka, 2001. 378

PANOFSKY, Erving. Architecture gothique et pensée scolastique, Paris : Minuit, 1967 [édition originale anglaise 1946]. 379

JEUDY, Henri-Pierre. Les usages sociaux de l’art, Belfort : Circé, 2007. 380

BOURDIEU, Pierre, DARBEL, Alain. L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris : coll. Le sens commun, Minuit, 1985. BOURDIEU Pierre. Les règles de l’art, Paris : Seuil, 1992.

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« commun », l’« ordinaire », le « populaire ». Les grandes cathédrales du patrimoine perdraient ainsi une part de leur pouvoir de différenciation au fur et à mesure que de nouveaux publics, moins bien situés sur l’échelle sociale, s’en empareraient pour en faire leurs propres pratiques culturelles. Or ici la logique de distinction, si elle ne peut être exclue en tant que telle, ne rend pas totalement compte de l’attrait envers ces « objets de peu », tellement nombreux qu’il serait aisé de les sérier pour n’en retenir qu’une catégorie : les plus remarquables d’un point de vue technique, les plus rares, ceux qui utilisent des matériaux particulièrement « nobles » (bois précieux, pierre…) ou encore placés sur des itinéraires processionnels célèbres. Mais il n’en est rien comme nous l’avons relevé plus haut. Ces nouveaux croisés réalisent un véritable travail de bénédictin, ne laissant s’échapper aucune de ces innombrables érections, parfois des dizaines pour un seul village.

Paradoxalement donc, autant les pratiques religieuses les plus habituelles ont vu leur affluence régresser au cours du XXe siècle, comme la participation aux offices chez les catholiques déclarés, autant LE religieux s’est rappelé concomitamment au souvenir de l’actualité. Ce fut en particulier la controverse sur la laïcité face aux dits « signes ostentatoires d’appartenance religieuse. » L’affaire du foulard musulman, ou selon les positions adoptées le « voile islamique », quand il n’était pas assimilé au « tchador », fit prendre la mesure des difficultés de la société française à interpréter ces signes d’une défiance profonde à l’adresse de son « modèle d’intégration ». D’ailleurs davantage assimilatrice qu’intégratrice, la République des Droits de l’Homme et du Citoyen peine à dissimuler ses échecs en la matière. L’équité des chances quant à la réussite économique et sociale est non seulement loin d’être assurée, mais de nouvelles revendications sont apparues sur le plan cultuel, depuis qu’il est devenu évident qu’une société multiculturelle était durablement advenue en France. Le nouveau point de crispation s’est de ce fait déplacé sur le thème de l’exposition de ses différences dans l’espace public, spécialement scolaire. Pourtant, les démonstrations ostentatoires n’ont pas disparu loin s’en faut. Nous pouvons au contraire les revisiter par l’entremise des processus de patrimonialisation qui intéressent donc de plus en plus le religieux par le biais de ce « petit patrimoine », de plus en plus investi ces deux dernières décennies, avec force de publications, articles de recherche, colloques et conférences. Certes, il s’agit bien ici de deux débats disjoints qui ne peuvent être confondus, mais vus sous le prisme des démonstrations ostensibles, les croix rouges peintes sur les véhicules de secours envoyés sur le front irakien n’eurent pas meilleure presse en Arabie Saoudite.

Modeste, sauf à de rares exceptions monumentales près (fig. n°19), foisonnant

et diffus, le corpus des croix et calvaires, ne prête pas à polémique. C’est rarement qu’on y réalise un cérémonial ; les haltes processionnelles n’y sont pas plus courantes et la plupart du temps la commune procède à un entretien minimal qui se résume à une question d’esthétique publique381. Et c’est justement cette potentialité à publiciser382, par sa position même sur l’espace public ou directement à ses abords, qui fait du calvaire un outil de communication apparemment anodin. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est la concomitance avec les questionnements identitaires qui travaillent la société française. C’est en cela que la patrimonialisation réussit à neutraliser la charge symbolique du religieux, non pas tant dans sa perception par nombre de défenseurs des croix de chemin, qu’au travers de la pacification induite, dans le grand public, par le passage au patrimoine. Lors du dernier colloque en date

381

Leur fleurissement municipal par exemple est semblable à celui des parterres qui jalonnent les trottoirs ; en aucun cas il n’y prend la forme de gerbes qui pourraient être interprétées comme le signe d’une vénération religieuse. 382

HABERMAS, Jürgen. L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris : coll. Critique de la politique, Payot, 1992 [1963, première édition allemande].

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sur ce thème polysémique de l’identité383, Hervé Le Bras montrait dans sa conférence inaugurale la difficulté qu’il y avait pour la statistique officielle à faire sienne la définition onusienne de la qualité d’« étranger », laquelle oblige à intégrer dans cette rubrique la fine fleur de la classe politique française, née en dehors des frontières. Quant aux enquêtes plus générales menées sur la dimension religieuse des pratiques de lieux cultuels en France, elles illustrent de ce rapport au religieux en tant que repère culturel, voire civilisationnel, donc davantage historique que transcendantal.

En revanche, il serait fallacieux d’intenter un procès en sorcellerie xénophobe à

l’ensemble des acteurs de ce processus, la plupart d’entre eux (pour ne pas dire tous) ne se donnant pour objectif que de conserver les témoignages matériels de l’histoire villageoise, sans autre intention explicite. Ainsi, de multiples formes de subjectivités se projettent sur les croix de chemin, et il paraît nécessaire de relever nettement la diversité des associations de défense, les variations à l’interne pour chacune d’entre elles, et même les usages que le public sympathisant peut faire de leur travail, sans qu’elles en soient complices. D’ailleurs, très souvent les bénévoles s’estiment interloqués qu’on puisse se surprendre de pareil travail d’intérêt collectif, pour lequel le divin leur semble extérieur. Ce faisant, ils renouent avec la définition durkheimienne de la religion comme transfiguration sublimée de l’univers social384. Pour le père de la sociologie française en effet, la distinction entre le sacré et le profane, qui fonde le nœud constitutionnel du religieux, n’implique pas forcément la croyance en des réalités transcendantes, distinctes du monde sensible. En définitive, la patrimonialisation du petit bâti religieux, tels les calvaires, ne fournit certes pas le reflet fidèle d’un temps révolu, sinon il serait nécessaire de joindre à la pierre le geste et la parole, mais pas plus un conservatoire destiné aux générations futures, lesquelles retraduiront les objets avec leurs grilles de significations propres. Bien plus, et c’est tout leur intérêt, les croix de chemin représentent hic et nunc un miroir que les contemporains se tendent à eux-mêmes pour exorciser leurs craintes d’un avenir dont la maîtrise se dérobe, et qui prend pour figure emblématique du grand Autre, sa forme la plus aisément discernable, tant sur le plan culturel que cultuel. Là est également la sacralité contemporaine du calvaire. Conclusion : la « calvairisation » contemporaine des routes

Sans entrer dans les présupposés discutables et discutés de sa théorie de la religion385, reconnaissons à Emile Durkheim une avancée : en déplaçant l’antinomie centrale entre le domaine du transcendantal et celui du visible, au profit du binôme sacré VS profane, sa conception sociomorphiste permet aussi et surtout de penser les valeurs dominantes qui fondent une société. En effet, ce qui chez cet auteur engendre la particularité du sacré n’est autre que le principe de séparation, distinguant la sphère hiératique du reste du monde vécu, défini profane par conséquence. Ce qu’il traduit ainsi par « force anonyme et diffuse » résulte dans sa pensée de la puissance du collectif idéalisé, donc du groupe qui trouve à s’exprimer dans ce qu’il inscrit comme sacré. En même temps et paradoxalement, aux premiers rangs des valeurs qui s’affirment désormais comme les plus porteuses de sens, l’individu et sa vie tendent à se constituer, dans les sociétés actuelles, en repères parmi les mieux partagés. Parallèlement, la mortalité est d’autant moins bien acceptée qu’elle atteint

383

LAZZAROTTI, Olivier (coordinateur). L’identité : entre ineffable et effroyable, colloque organisé à Amiens par l’équipe de recherche Habiter : Processus Identitaires, Processus Sociaux, les 15 et 16 octobre 2008. Actes à paraître. 384

Voir LE BRAS, Gabriel. Problèmes de la sociologie des religions, in GUVITCH, Georges (dir.) Traité de sociologie, Paris : PUF, 1960, tome 2. 385

ROLLAND, Juliette. Le temps et l'individu : Limites du sociomorphisme Durkheimien. Cahiers internationaux de sociologie, 2005/2, n° 119, pp. 223-245.

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les plus jeunes, touchés là dans ce que l’on se représente comme un élan amenant à la réalisation du Moi. C’est en ce sens que les croix qui « fleurissent »386 le long des routes en asphalte nous interpellent. La logique de leur apparition semble il est vrai très différente des calvaires chrétiens, si ce n’est d’abord que ces derniers sont parfois nés d’une volonté familiale de matérialiser le deuil d’un proche, voire de marquer l’emplacement de son décès. L’ACCCCB rapporte dans ce sens différents exemples parmi l’échantillon de calvaires dont on connaît, au moins partiellement, les motifs de fondation. On peut encore en trouver la trace dans l’épitaphe de quelques cénotaphes (fig. n°20 et 21).

C’est pourquoi il est permis de s’interroger sur le devenir des « petites croix »

de plus en plus nombreuses qui jalonnent la chaussée des grands axes de communication modernes, aussi les plus meurtriers. Rien ne permet de présupposer qu’elles deviendront à terme du patrimoine, c’est-à-dire des biens pérennes, investis par une collectivité qui entreprend leur transmission au travers du temps long. On pourrait au contraire qualifier d’évènementielles, ces frêles matérialisations de l’émotion suscitée par la mort tragique et brutale, généralement d’un jeune conducteur. La première question qui pourrait se poser à leur propos tiendrait dans leur capacité à perdurer, en particulier à survivre aux familles qui les entretiennent. Ce qui paraît validé, c’est qu’il n’y a aucunement contradiction entre le registre individuel de l’évènement à l’origine de l’érection et la perpétuation du monument. Une première série de ces croix commémoratives a résisté au temps, parce qu’en même temps qu’une implication individuelle, elles soulèvent une dimension historique. C’est le cas des croix d’anciens combattants morts au combat (fig. n°22 et 23).

Quant aux victimes de la route, l’enquête actuellement en cours montre que

loin de n’être qu’une vague croix fichée en terre sous le coup de la douleur, la trace de l’accident est au contraire animée par un mouvement qui semble chercher à inscrire l’évènement dans la durée. Ce marquage peut ainsi connaître des modifications (fig. n° 24 et 25), mais encore des consolidations (fig. n°26), parfois anciennes (fig. n°27). Ce qui ressort avec évidence, c’est une démarche allant dans ce sens. Dans un premier temps le lieu du drame pourra être relevé par de simples fleurs, d’abord naturelles, puis artificielles, ensuite parfois accompagnées d’une croix, d’un portrait, d’un texte, voire d’informations quant à l’identité de la victime. Avant les premiers éléments de maçonnerie peuvent être plantés des arbustes à feuilles persistantes et des conifères. Sans présager donc de ce qu’il adviendra de ces repères dans un avenir proche, relevons enfin une des hypothèses inspirées par les entretiens réalisés auprès des familles de ces jeunes victimes de la route. Il semble en effet que ce soit la mort particulièrement violente qui induise le plus fréquemment un marquage des bas-côtés, sur le site même de l’accident. Voire même une mort ayant provoqué une certaine « dislocation » du corps. « Si je vous disais Monsieur, qu’on a même pas eu le droit de voir le corps » mentionne un père. On peut ainsi s’interroger sur la vocation du calvaire routier à reconstituer symboliquement cette corporéité mise à mal.

[email protected]

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Nous faisons ici référence au concours organisé par une marque automobile célèbre, laquelle met en place chaque année depuis 2000 un concours d’idées pour la réalisation d’affiches sensibilisant les collégiens à la sécurité routière. L’édition 2008 récompense le projet « La route en fleurs », montrant une chaussée bordée de couronnes mortuaires, avec ce slogan : « Trop d’accidents fleurissent nos routes. »

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Table des illustrations Fig. 1 – Calvaire rénové de La Hérelle, Oise. © Christophe Baticle, 2008. Ici, la topographie du terrain fait que la croix se suffit à elle-même pour que le calvaire-colline soit explicite. Fig. 2 – Calvaire de Quinquampoix, Oise. © Christophe Baticle, 2008. Sur terrain plat le calvaire est régulièrement rehaussé sur pierre. Fig. 3 – Socle bougé et endommagé, ayant perdu sa croix. Limite entre les communes de Sourdon et de Chirmont, Somme. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 4 – Monument aux morts du petit village de Sérévillers, Oise, dans une position « trois quarts », par rapport au calvaire datant de 1873. Cette figure est assez symbolique des relations, entre rivalité, distance et complicité, entre les deux rites. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 5 – Monument aux morts de Jumel, dans la Somme, sur lequel la croix de guerre concoure sur l’espace du clocher. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 6 – Plaque commémorative des « enfants de la commune » décédés lors de la Première Guerre Mondiale, dans l’église de Broyes, Oise. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 7 – Premier logo de l’association du Beauvaisis, datant de 1998. Fig. 8 – Second et actuel logo de l’ACCCCB. Fig. 9 – Plaque du « Calvaire des bois », à Plainville, Oise, rapportant les éléments de ses origines. Le don inaugural ou la restauration d’une croix donne assez souvent le moyen d’une véritable démonstration, comme ici où la généalogie des donateurs s’avère pour le moins facile à reconstituer. © Christophe Baticle, 2006. Fig. 10 – Calvaire de la place communale de Plainville, Oise, sur laquelle la restauration occupe la place la plus visible, fournissant plus qu’une mémoire au monument, une véritable affiche gravée dans la pierre. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 11 - Calvaire du chemin menant au cimetière de Sains, Oise. La plaque fournissant les informations quant aux donateurs et artisans se montre beaucoup discrète et sur la partie du socle la moins exposée aux regards. © Christophe Baticle, 2006. Fig. 12 – Calvaire du « Carrefour de la Croix a leux » (croix aux loups), dans la Somme. Reproduction Christophe Baticle, 2008. Fig. 13 – Détail du même calvaire. Fig. 14 – Croix de guerre, non retenue, sur le cœur reconstruit de l’église de Broyes (Oise), suite aux bombardements de 1918. De telles ornementations (présentes dans de nombreuses communes du secteur) ne relèvent pas du champ d’intervention de l’ACCCCB, contrairement aux croix extérieures, sur les mêmes églises, mais religieuses. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 15 – Vitrail principal de l’abside du cœur de l’église de Broyes, sur lequel est représenté une scène du premier conflit mondial, ajoutant à l’enchevêtrement entre les genres. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 16 – Restauration pour le moins originale, mais peu orthodoxe de « La Vierge du Carrefour » (Plainval, Oise), placée de telle façon que les dérapages automobiles ne risquent plus de la dégrader. Un Golgotha stylisé non conforme aux canons de la restauration. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 17 – La chapelle dite « des marins », à Cayeux-sur-Mer, Somme. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 18 – Un bas-côté de l’église du Crotoy, Somme, présentant un alignement de maquettes de voiliers. © Christophe Baticle, 2008. Fig. 19 – Calvaire des marins, surplombant la falaise du Tréport, la plus haute d’Europe. Un exemple de croix monumentale. © Christophe Baticle, 2007. Fig. 20 – Croix commémorant l’accident hippomobile d’un paysan, sur le site même de sa mort. Rocquencourt, Oise. © Christophe Baticle, 2007. Fig. 21 – Détail de la figure précédente. © Christophe Baticle, 2007. Fig. 22 - Pierre commémorative du décès d’un jeune combattant de 1870, le long de la RN1, entre Hébécourt et Dury, Somme. © Christophe Baticle, 2007. Fig. 23 – Croix à la mémoire de l’équipage d’un char français, détruit en juin 1940 près de Saint-Just-en-Chaussée, Oise. © Christophe Baticle, 2007. Fig. 24 – Fleurs artificielles relatant un accident sur la commune de Salouël, Somme. © Christophe Baticle, 3 mars 2008. Fig. 25 – La même évocation quelques mois plus tard. Les fleurs ont été remplacées, un prénom et une date ajoutés. © Christophe Baticle, 21 juillet 2008. Fig. 26 – Une plaque au lieu-dit « Le moulin à brouettes », près de Breteuil, Oise. On distingue les premiers éléments de maçonnerie plusieurs années après l’accident, survenu en 2002. © Christophe Baticle, 2007. Fig. 27 - Un calvaire routier plutôt ancien : 6 octobre 1972, et très entretenu. RD3, Hangest-sur-Somme. © Christophe Baticle, 2008.

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La littérature populaire comme résistance à la désacralisation du monde,

les « prospecteurs de l’ombre »

Lauric Guillaud, Université d’Angers, CERLI Étudier l’âge matérialiste qui commence au XVIIIe siècle et s’affirme au siècle suivant, c’est étudier ce qui demeure de l’algèbre mythique dans un monde qui refuse précisément les mythes. J.-C. Pichon, L’Homme et les dieux

Depuis que Max Weber créa la formule de « désenchantement du monde » (« Entzäuberung ») au début du XXe siècle, des pans entiers de notre culture et de notre civilisation ont subi de multiples désacralisations, aussi bien dans le domaine de la religion que celui de la politique et de l’Art. Depuis que Duchamp accoucha du concept de « ready-made », une grande partie des pratiques artistiques se vit amputée de ses fondements religieux, et donc sacrés. La sécularisation se poursuit inlassablement aujourd’hui, relayée par les thuriféraires de la « raison laïcisée »387 : « Il faut désacraliser l'art », affirme Jean-Paul Cluzel, président de la Réunion des musées nationaux et du Grand Palais (03/02/2013). Dans Malaise dans les musées (2007), Jean Clair déplorait la désacralisation de l’art à travers la démocratisation des lieux culturels et les comportements iconoclastes que cela entraînait. Après l’acte de vandalisme commis sur le tableau de Delacroix à Lens, les musées ne seraient-ils plus des lieux sacrés ? Pourtant, au vu des réactions indignées du public, il semblerait que l’art fasse toujours office de religion par défaut.

Les mots ont fini par perdre leur sens : on confond « démystifier » et

« démythifier », devenus tous deux synonymes de « banalisation ». Pour résister précisément à une sorte de « mystification » idéologique, il conviendrait de réhabiliter le véritable sens de « démythifier » : priver quelqu’un ou quelque chose de son « mystère » (quasiment dans son sens initiatique), supprimer son caractère « mythique » –en un mot, « désacraliser ». Les exemples abondent : crise du personnage du héros (Nouveau Roman, « théâtre de l’absurde », Nouvelle Vague, etc.), affadissement des icônes en général via le cinéma (« humanisation » des super-héros Batman ou James Bond), sécularisation accrue des programmes scolaires, position de force des « mythophages » dans les médias ou l’université, etc.

Il en va de la mort de l’Art comme de la mort des dieux. Selon Nietzsche, la mort de

Dieu ne signifie pas la fin de la religiosité, l’Homme occupant, pour un temps, le centre laissé vacant par la divinité. Dans le registre de l’Histoire sacrée, il y aurait beaucoup à dire à cet égard sur l’évolution du mythe central des Etats-Unis, la « Destinée Manifeste », croyance initiale en une prédestination d’un destin divin du continent, et qui finit par s’abîmer en dogme nationaliste : dans la seconde moitié du XIXe siècle, la fin de la Frontière correspondit à la dissolution du mystère de transcendance divine qui

387

La formule est de J.-J. Wunenburger, Le sacré, Que sais-je, Paris, PUF, p. 126.

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avait présidé à la fondation mythique de l’Amérique du Nord. À l’instar de la sécularisation de l’Occident dans son ensemble, on passa à une théologie anthropocentrique inversant une croyance fermement établie jusque-là : l’homme existait ad majorem gloriam Dei ; désormais, Dieu existait ad majorem gloriam hominis388. L’Occident est toujours sous le joug de ce dogme renversé.

Mais, dans ce passage de la divinité à l’Homme, on peut se demander si la mort de

Dieu ne programme pas en quelque sorte la mort de l’Homme. Pour revenir à l’Art, lorsque ce dernier cesse d’être pris dans le sacré pour ne plus signifier que lui-même, il est déjà mort mais subsiste comme substitut de religiosité, comme le suggère Marcel Gauchet : « Dans le monde désacralisé, il n’y a que l’art qui puisse fournir un analogue ou un équivalent du sacré »389.

Or, l’Art est-il possible dans un monde désenchanté ? « Le désenchantement

désigne l’absence de religieux, or quelque chose résiste », souligne Gauchet. Il nous appartient alors de rechercher dans l’art les « succédanés profanes au religieux ». Si les récits mythiques ont perdu leur légitimation au XXe siècle, le désenchantement du monde ne s’est pas accompagné de la mort des mythes. Nous ne prendrons pour exemple que la littérature, celle-ci se présentant comme le lieu de manifestation idéal pour l'observation des périodes d'enchantements, de désenchantements et de ré enchantements.

Nous choisirons pour notre démonstration (succincte) l’exemple de la littérature dite

« populaire ». « Le sacré, rappelle Gauchet, est par essence collectif, il est reconnu comme socialement partagé, c’est sa définition. Il est public au sens le plus fort du terme, il s’adresse à tous… L’art n’a de sens que public et partagé ».

Dans un monde, un temps et une humanité privés de spiritualité, le roman

populaire, dit de genres, est parvenu à alimenter le besoin viscéral de sacré sous une forme collective. Si la littérature de genres se présente comme une littérature de masse ou de consommation390, c'est un ensemble hétérogène hérité des contes et des mythes populaires, qui regroupe le roman populaire (type roman-feuilleton du XIXe siècle), le roman d'espionnage, la science-fiction, le roman policier, le roman d'aventures, pornographique/érotique, le western romanesque391. Nous ajouterons à la liste ces sous-genres que sont les mondes perdus, les récits médiévaux et les histoires fantastiques ou de terreur, héritées du gothique ou du roman noir. Au terme de littérature populaire, A.-M Boyer préfère celui de « paralittérature » qui traduit, selon lui, le rapport ambigu que cette production entretient avec les institutions littéraires : « para » signifiant « contre » et « opposé à » mais aussi « autour » et « à côté ». Citons l'auteur : « le terme, surtout, détermine une marge et un rapport, une contiguïté aussi bien qu'une continuité à l'égard des œuvres reconnues par les institutions... » (p. 43). De son côté, Charles Dantzig se demande si la littérature

388

Voir C. Cherry ed., God’s New Israel, Religious Interpretations of American Destiny, The University of North Carolina Press, 1998. 389

M. Gauchet, « L’art substitut du sacré » Cité Musiques. La revue de la Cité de la Musique n°55, sept-oct. 2007. Rencontre avec le philosophe Marcel Gauchet autour de la place de l’art dans notre société moderne. gauchet.blogspot.com/2007/10/lart-substitut-du-sacr.html (les citations suivantes proviennent de cette interview). 390

A.-M. Boyer, La Paralittérature, « Que sais-je » n° 2673, Paris, PUF, 1992 391

Voir Daniel Compère, Les Romans populaires, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, coll. « Les fondamentaux de la Sorbonne nouvelle », 2012, 139 p.

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populaire ne serait pas « de la perpétuation de l’état d’enfance»392, commentaire qui s’accorde parfaitement aux thèses de Bachelard : « nos solitudes d’enfant nous ont donné les immensités primitives », « la rêverie vers l’enfance nous rend à la beauté des images premières »393 et enfin « pour entrer dans le temps fabuleux, il faut être sérieux comme un enfant rêveur »394.

Aujourd’hui, l’objectif n’est-il pas en effet de retrouver « l’ancienne équation des

contes de fées »395 pour amener le public adulte à renouer avec une vision enfantine du monde, une vision ouverte à toutes les sollicitations de l’imagination ? C’est notamment le cas du romancier américain Stephen King qui revisite toutes les croyances et toutes les peurs universelles, démontrant ainsi un « retour de l’archaïque », comme l’écrit C. Chelebourg396.

Conformément aux préceptes de Mircea Eliade, qui pensait que le sacré était

camouflé dans le profane, il convient de « déchiffrer le camouflage du sacré dans le monde désacralisé »397, et par exemple de voir comment « les archétypes mythiques survivent d'une certaine manière dans les grands romans modernes »398. « Quelle entreprise exaltante ce serait de révéler le véritable rôle spirituel du roman du XIXe siècle qui, en dépit de toutes les formules scientifiques, réalistes, sociales, a été le grand réservoir de mythes dégradés »399, écrit Eliade en songeant à des écrivains comme Jules Verne ou Henry Rider Haggard.

Selon Eliade, « les symboles et les scénarii initiatiques survivent au niveau de

l’inconscient, et surtout dans les rêves et dans les univers imaginaires »400. Lorsque le mythe n’est plus assumé comme une révélation des mystères, il se dégrade et devient conte ou légende ; mais les archétypes survivent d’une certaine manière dans les romans modernes. Il convient ainsi d’entreprendre une « démystification à rebours des univers et des langages apparemment profanes de la littérature de l’art et du cinéma », afin de « montrer tout ce qu’ils comportent de sacré –évidemment d’un sacré ignoré, camouflé ou dégradé »401.

Eliade avait été le premier, à notre connaissance, à faire référence à des auteurs de

fantastique ou d’aventures, tandis que Jung avait cité She de Rider Haggard dans son panorama des archétypes. Joseph Campbell, dans Le Héros aux mille et un visages, n’hésitait pas, quant à lui, à se référer à la série Star Wars ou au Seigneur des Anneaux dans une optique archétypale. Mais un autre mythologue, Jean-Charles Pichon, va plus loin en annexant carrément la littérature au monde mythique. Ses analyses prennent en compte l’Histoire tout court, et aussi celle des croyances et des mouvements religieux et sectaires, des « machines de l’esprit » et des littératures de l’imaginaire, porteuses, selon Pichon, de potentialités mythiques et participant au grand jeu cyclique.

392

C. Dantzig, préface à Tante Mame, de Patrick Dennis, Paris, J’ai Lu 2012, p.12. 393

G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960, p. 87. 394

G. Bachelard, ibid., p. 102. 395

S. King, Anatomie de l’horreur, Paris, Ed. du Rocher, 1997, p. 162. 396

C. Chelebourg, Le surnaturel, Poétiques et écriture, Paris, Armand Colin, 2006, p. 37. 397

M. Eliade, L'Épreuve du labyrinthe, Paris, Belfond, 1985, p. 159. 398

M. Eliade, cité par L. Cellier, Parcours initiatique, Neuchâtel, P.U.F. de Grenoble, 1977, p. 118. 399

M. Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1952, p. 12. 400

M. Eliade, La Nostalgie des origines, Paris Folio-Gallimard 1971, p. 205. 401

M. Eliade, ibid., p. 205.

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« Connaître une ère, c’est les connaître toutes »402, affirme Pichon qui évalue les dégâts du matérialisme au XIXe siècle : « Le rêve de Beauté d’un Kant et d’un Rousseau, d’un Blake, d’un Poe et d’un Baudelaire semble s’achever ici. L’espoir n’est plus de Liberté ou d’Harmonie, mais de Destruction, car il faudra passer, d’abord, par l’abolition du miroir » (p. 56). La dégénérescence ne peut que suivre, à partir d’un « tournant de l’Histoire » (1905) qui marque « l’inexistence de l’esprit mythique à cette époque », « cette nuit de l’âme où sombre le monde contemporain » (p. 107).

À propos du XXe siècle, Pichon évoque le « temps de l’anéantissement » sauvé par

ces « prospecteurs de l’ombre » (p. 468), Faulkner, Michaux, Artaud, Pirandello, Valéry, Thomas Mann. Il souligne aussi l’essor de la science-fiction, plus exactement, « la déviation de cette mode de la science vers la fiction, c’est-à-dire le fantastique »403 (Verne, Wells, Orwell, Huxley, Bradbury, Asimov, Barjavel), ainsi que le retour des dieux chez Machen, Hodgson, Lovecraft, Howard ou Clark Ashton Smith. Dans ce va-et-vient entre passé, présent et avenir, la méthode suivie vis-à-vis des créateurs, devient lumineuse : « Les artistes et les poètes, écrit Pichon, sont des manières d’Antéchrists, en ce qu’ils n’annoncent jamais le Mythe révolutionnaire à naître, mais simplement les résurgences des anciens mythes » (p. 243).

Il apparaît clairement, au-delà des catégories factices, que les créateurs, tous

comme les mythes, forment une chaîne ininterrompue, mais faite aussi de fêlures et de brisures, de chevauchements et d’empiètements énigmatiques. Il en est de la littérature (canonique ou populaire) comme de l’histoire des hommes : pour goûter l’eau d‘un fleuve insaisissable, il convient de remonter en amont vers sa source.

Tournons donc notre regard sur les « prospecteurs de l’ombre ». Au XVIIIe siècle, le

triomphe du rationalisme eut pour effet de reléguer à l’arrière-plan les vestiges mythiques, les croyances, les légendes, le merveilleux ou le fantastique –ceux-là même qui semblent retrouver un regain en ces temps troublés. Or, ce fut paradoxalement au siècle des Lumières qu’émergèrent les ombres du gothique. Curieusement, la littérature gothique (ou romantisme noir) s’imposa dans l’imaginaire occidental au moment même où la science et la raison crurent s’imposer de manière définitive. Le grand retour du spectre dans le roman gothique « dissipe les lumières et fait rayonner l’ombre aveuglante de l’irrationnel »404.

L’imaginaire gothique privilégie les verticales. La poésie des ruines cède la place à la

fascination des fouilles archéologiques, qui s'apparente au goût morbide des cimetières. Pour l'imagination fin-de-siècle, les fouilles provoquent non seulement « le frisson de l'éternité, d'un passé à jamais inaccessible », écrit C. Rancy, mais aussi « l'effroi d'une exhumation antinaturelle, anormale et presque sacrilège »405 –sentiments que sauront exprimer avec force des auteurs comme Machen, Buchan ou Lovecraft.

Le thème antique, riche en virtualités fantastiques, signale une réflexion plus

profonde sur la civilisation et les vérités que le monde contemporain a perdues : l'effroi

402

J.-C. Pichon, L'Homme et les dieux [1965], Sainte-Ruffine, Maisonneuve, 1986, p. 108 (notre ouvrage de référence). 403

J.-C. Pichon, L'Homme et les dieux, op. cit., pp. 468 et 486. 404

L. Bury, « L’homme qui aimait les spectres : Fuseli, peintre shakespearien », in La Lettre et le fantôme, sous la direction d'E. Angel-Perez et P. Iselin, Paris, PUPS, p. 88. 405

C. Rancy, Fantastique et décadence en Angleterre, 1890-1914, Centre Régional de Publications de Toulouse, Ed. du CNRS, 1982, p. 143.

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à l'idée du « monstrueux héritage de l'antiquité », pour reprendre la formule de Henry James406, –où ici le passé se confond avec le Mal– coexiste avec la nostalgie des origines, l'éternel regret qui exprime la tristesse humaine face au temps. Le retour des dieux antiques provoque un malaise dans le présent car cette résurgence d'un passé primitif réveille d'anciens refoulements ; d'où le sentiment de unheimlich, étudié dans les Essais de psychanalyse appliquée de Freud. Les nouvelles fin-de-siècle de « retour des dieux », comme « Denys l'Auxerrois », de Pater ou « Dionea » de Vernon Lee, décrivent des névroses collectives, ou du moins partagées. Á juste titre Louis Vax évoque le « retour des dieux païens, lumineux pour l'âme antique, inquiétants pour la conscience chrétienne »407.

D’autres réveils mythiques ébranlent le siècle suivant. Au milieu du XIXe siècle se

produit d’abord un phénomène aussi singulier que durable dans les pays anglo-saxons : le « néo-médiévalisme » qui imprègne peu à peu l’art et la littérature dans le sillage de Walter Scott. Temps des prodiges et de l'extraordinaire, le monde médiéval abonde en poches inconnues. Les contes et les romans de La Table ronde décrivent une quantité de lieux féeriques (vergers clos, châteaux cachés au cœur de forêts impénétrables, pont de l'épée, vol sans retour, cimetière hanté), ainsi qu'une foule d'êtres mystérieux (loup-garou, chevalier-oiseau, ondine, etc.). Derrière les combats répétés contre des géants ou des dragons pour faire lever des enchantements maléfiques, quête renouvelée du Graal, persiste l'idée suivante : à côté de ce monde-ci soumis au temps, à la souffrance et à la mort, existe un monde merveilleux, un « Autre Monde », telle l’île merveilleuse d’Avallon où se retire le roi Arthur à la fin de sa vie.

Il est loisible de se demander pourquoi la matière arthurienne se prêta si

admirablement à la célébration des idéaux victoriens. Quel lien pouvait-il y avoir entre des événements passés dans un temps merveilleux et l’Angleterre du XIXe siècle ? Cette question vaut d’ailleurs pour aujourd’hui. N’oublions pas, comme le souligne Georges Bertin, que les mythes arthuriens « ne sont pas sans rapport avec notre propre vie, de l’intime au social. Ils se rapportent donc simultanément au Passé, au Présent et au Futur »408. Il s’agit de réconcilier deux époques, le Temps primordial et le temps historique, en inventant de nouveaux scenarii mythiques et d’actualiser une antique et précieuse pédagogie de l’imaginaire, susceptible d’entraîner l’adhésion de nouveaux chevaliers en quête d’aventure.

La « noblesse » des héros victoriens rappelle l'esprit chevaleresque des héros

médiévaux, et l'Afrique offre ses « terres de rêve » (fairyland) à une nouvelle épopée chrétienne. Le colon britannique se présente comme la réincarnation moderne du chevalier Galahad. Ce glissement de l'Afrique « réelle » à une Afrique mythique est évident dans les aventures d’Allan Quatermain (Haggard), de Tarzan (Burroughs) et de Solomon Kane (Howard).

Autre phénomène lié cette fois à la fièvre exploratoire et impérialiste des grandes

puissances, la littérature de « mondes perdus » sut en partie résister au matérialisme

406

« ... j'ai creusé si longtemps dans le monstrueux héritage de l'antiquité que j'ai appris une multitude de secrets, appris que les reliques antiques peuvent accomplir des miracles modernes » (H. James, « The Last of the Valerii », Stories of the Supernatural, Taplinger, 1970, p. 96) 407

L. Vax, La Séduction de l'Etrange, Paris, P. U. F., 1965, p. 38. 408

G. Bertin, De la quête du Graal au Nouvel Âge, Initiation et chevalerie, Paris, Ed. Véga, 2010, pp. 31-32 (En abrégé GB).

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ambiant en réactivant l'ancien thème du voyage extraordinaire. Le genre (le lost-race tale) se présente comme la réactualisation « moderne » d'un mythe fort ancien, fondé sur la croyance en un lieu magique, accessible après une longue quête, éden perdu où l'homme peut recouvrer la pureté originelle et contempler le monde sacré des Commencements. Le lost-race tale représenterait alors le renouveau exotérique, populaire, d'une tradition mythique très ancienne, qui réapparaîtrait cycliquement, à la faveur d'une crise, sous une forme dégradée, et qui se libérerait progressivement de son carcan rationnel pour retrouver son intégrité mythique initiale, même modernisée ou vulgarisée sous une forme populaire.

Le « monde perdu » se fonde sur l’actualité géographique et les nouvelles sciences

(archéologie, paléontologie). Alors que disparaissent les dernières « taches blanches » sur les cartes, les romanciers imaginent un isolat lointain où survivent, à l’insu des modernes, les reliques de l’Histoire ou de la mythologie (Mayas, Atlantes, Romains, petit peuple et autres dinosauriens). Majoritairement anglo-saxons, les romans de mondes perdus connaissent leur heure de gloire des années 1860 jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale. Lointains descendants des utopies et des voyages imaginaires, les mondes perdus renaissent sous une forme adaptée aux temps nouveaux409.

Les héros de Henry Rider Haggard, véritable théoricien du genre (Les Mines du roi

Salomon, 1885 ; She, 1887 ; Allan Quatermain, 1887), redécouvrent non seulement le Graal en Afrique mais d’anciens mythes oubliés comme le retour du Roi ou la « Déesse Blanche »410. Le Dark Continent devient la patrie romantique de Caliban, des « fossiles vivants », de l'« homme-singe », des « civilisations perdues », de l'Atlantide et du Prêtre Jean. A mi-chemin de la civilisation et de l'Afrique « fantôme » se dresse Tarzan, le héros d’E. R. Burroughs. A l'approche de ce grand sourcier du fantastique, « les vieux mythes se réveillent », note Francis Lacassin411. Le Collier du prêtre Jean (1910) de John Buchan, prophétise lui aussi le réveil des anciens mythes et l’Atlantide est même revisitée dans The Light in the Sky (1929) de H. Clock et E. Boetzel, Le Réveil d’Atlantide (1923) de Paul Féval fils et Magog et Le Gouffre Maracot (1929) de Conan Doyle.

Durant la phase finale, on n’échappe au monde perdu qu'en laissant ouvertes les

portes par lesquelles vont déferler monstres et démons de jadis (H. P. Lovecraft). Les années 1930 voient l’essor de l'heroic fantasy avec A. Merritt (Les Habitants du mirage, 1932) et R. E. Howard (Conan, 1935). La morale du livre de James Hilton, Horizons Perdus (1933), au titre éloquent, est ouvertement pessimiste. Toutefois subsiste dans l’esprit du lecteur le décor enchanteur de Shangri-La, en dépit des périls qui menacent les sociétés occidentales.

Pour comprendre le succès de Horizons Perdus, il faudrait aussi évoquer

l’effervescence des milieux occultistes et orientalistes des années 1920, avec la scission de la Théosophie en plusieurs sociétés concurrentes, l’apparition de nouveaux mythes en Occident, comme le Roi du Monde, régnant sur son monde souterrain

409

Voir notre préface « Les Oubliés du temps », Mondes perdus, Omnibus, Paris, Presses de la Cité, 1993, pp. III-XXIII. 410

Voir notre ouvrage Des Mines du roi Salomon à la quête du Graal, Turquand, Ed. Apart (à paraître en septembre 2013). 411

F. Lacassin, Tarzan ou le Chevalier crispé, Ed. 10-18, Paris, 1971, p. 160.

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(l’Agarthi) depuis plus de 6000 ans. Déjà s’esquisse la liaison ésotérisme-fiction qui s’impose aujourd’hui dans la littérature à sensation (thrillers)412.

L’irruption de l’ésotérisme ou de l’occultisme, à la fois dans la société et dans la

fiction, datait de la deuxième moitié du XIXe siècle. L'Ordre Hermétique de la Golden Dawn (GD), créé en 1888, dont on reconnaît aujourd'hui l'importance413, initia plusieurs écrivains à ses rites : Arthur Machen, Algernon Blackwood, Dion Fortune et, dit-on, Bram Stoker, Sax Rohmer, John Buchan et Talbot Mundy414. Or, tous ces romanciers férus de fantastique et d'ésotérisme sont liés à la littérature des mondes perdus et partagent la même fascination pour les mythes : Machen et Buchan font revivre le « Petit peuple » souterrain (« The White People », « No Man's Land »), Rohmer et Mundy insistent sur les pouvoirs perdus d'Orient ou d'Égypte (Brood of the Witch Queen, Fu-Manchu, Jimgrim). Charles Williams, rosicrucien qui gravita autour de la GD, signa de véritables fantaisies théologiques dont certaines, comme War in Heaven (La Guerre du Graal, 1930), suggèrent l'inéluctabilité d'une nouvelle croisade destinée à recouvrer le Graal –thème déjà traité par Arthur Machen dans The Great Return (Le Grand Retour, 1915).

Pessimistes mais lucides, les écrivains de la GD accompagnent les secousses qui

minent peu à peu le monde rationaliste, évoquant dans leurs œuvres le retour des divinités anciennes ou l'avènement de surhommes. Il est clair que pour eux, la terreur dynamise la quête, ce qui implique un fantastique noir d'où semble exclu le merveilleux. Ce retour du grand mal se manifeste sous d'autres formes. Chez Machen, il correspond au retour des divinités païennes comme le dieu Pan (Le Grand Dieu Pan, 1897). Selon l’auteur, l'ancien monde nous a légué l’héritage du mal et, dans des recoins souterrains, subsistent des forces malignes et élémentaires qui menacent l'homme moderne ; c'est le petit peuple, race légendaire à l'origine de la sorcellerie, qui sera évoqué dans plusieurs nouvelles qui influenceront Lovecraft et Buchan (Le Cachet Noir, 1896 ; Le Peuple Blanc, 1906 ; La Pyramide de Feu, 1923).

L'œuvre de Sax Rohmer est marquée elle aussi par l'intervention de divinités

déchues et par l'existence de cultes maudits que le christianisme avait cru à jamais éradiquer. Dans un contexte de magie noire égyptienne, le thème de l’animation suspendue débouche sur l'angoisse, le réveil des momies, assimilable au retour des dieux (Brood of the Witch Queen, She Who Sleeps, The Green Eyes of Bast, 1924-28).

En traitant en pionniers certains thèmes (irruption des divinités cachées, péril jaune, secrets perdus, menace pour le monde) et en choisissant parfois des thèmes mythiques tel que celui de l'Atlantide (« Light of Atlantis », 1932, de Rohmer ; The Nine Unknown, 1924, ou Jimgrim, 1930, de Talbot Mundy), les fantastiqueurs de la Golden Dawn prouvent qu'ils occupent une place de choix dans l'histoire de l’imaginaire. En outre, leurs écrits possèdent un caractère prophétique indéniable, dont Prester John (1910) de John Buchan constitue un exemple convainquant, anticipant dès 1910 la décolonisation en Afrique.

412

Sur l’impact de l’irrationalité sur la fiction populaire, on consultera W. Stockowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres, Paris, Flammarion, 1999. 413

R. A. Gilbert, The Golden Dawn Companion, The Aquarian Press, 1986, 212 pp. 414

Il est à noter que la participation de certains écrivains à la Golden Dawn est niée par certains historiens, notamment celle de S. Rohmer, J. Buchan, M. P. Shiel et T. Mundy. Précisons enfin que le doute demeure à propos de l'affiliation de R. Kipling, et que Conan Doyle fut même pressenti pour faire partie de la Golden Dawn. En cette matière, les recherches sont encore balbutiantes, d’autant que la GD s’est scindée en plusieurs rameaux par la suite.

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Tous ces auteurs, à mi-chemin de la croyance et de la fiction romanesque, incarnent excellemment cette voie, souterraine et pourtant « populaire », qui tenta de maintenir vaille que vaille la flamme du mythe. En une époque troublée, fiction littéraire et occultisme exercent des interactions que le chercheur se doit d'étudier. Dès 1890, Anatole France avait pris conscience de cette nécessité lorsqu'il écrivait : « ... une certaine connaissance des sciences occultes devient nécessaire à l'intelligence d'un grand nombre d'œuvres littéraires de ce temps. La magie occupe une large place dans l'imagination de nos poètes et de nos romanciers. Le vertige de l'invisible les saisit, l'idée de l'inconnu les hante et les temps revenus d'Apulée et de Phlégon de Tralles »415.

Dans un monde en pleine mutation s’affirme le succès des romans atlantidiens,

marqués par un retour aux mythes de l'âge d'or, et influencés par certaines doctrines ésotériques. Une école occulte attribue aux Atlantes des connaissances scientifiques absentes des dialogues platoniciens. Dans le domaine philosophique, cette école suppose aux Atlantes un développement puissant dont les enseignements oubliés depuis le cataclysme, ou dissimulés dans certaines doctrines ésotériques, devraient être remis en lumière pour le plus grand bien de l'humanité.

Le récit atlantidien se mue en récit de science-fiction à la fin du XIXe siècle sous

l'effet de la pseudo-science et de la vague occultiste. Le thème de l'Atlantide patrie de la magie, suggéré par Lewis Spence (Occult Sciences in Atlantis, 1925), annonce l'univers mythique des écrivains d'heroic fantasy ou de sword and sorcery comme Howard et Smith.

Dans les années 30, on assiste en effet à la consécration de l'épopée fantastique qui

a pour cadre un univers archaïque, éloigné dans le temps et dans l'espace, où la science et la technique, détrônées par la magie, n'existent plus que sous une apparence dégradée, où les forces de progrès n'existent pas, et l'histoire humaine n'est que le jouet des puissances éternelles qui s'affrontent derrière des pions dérisoires. Monde des archétypes éternels, l'heroic fantasy (ou sword and sorcery) décrit un univers implacable fondé sur la violence, la magie noire, les divinités obscures et les ténèbres du monde médiéval ressuscité. Au moment où l'on doute de l'avenir, après le terrible choc de la guerre 14-18, tandis que l'on assiste au renouveau des sectes et des religions, un monde renoue avec la tradition perdue des mythes (chansons de geste, légende arthurienne et quête du Graal, mode néo-gothique), évoquant un ailleurs où les dieux et les démons marchent parmi les hommes.

Dans ses romans et dans ses nouvelles, Robert E. Howard conte les aventures de

ses héros, tel Conan le Cimmérien qui efface les régimes branlants à la pointe de son épée. C'est le triomphe du manichéisme, la barbarie contre la sophistication, la violence contre la culture, l'obstination contre l'intellectualisme. On constate un même souci de des historier l'histoire en quelque sorte et de lui substituer le moteur d'une épopée élevée aux proportions d'une lutte cosmique entre le Bien et le Mal.

Le progrès est mis à mal par ceux-là mêmes qui passaient pour ses défenseurs

acharnés. Les héros de Jules Verne, analysés par Michel Serres, observent que « le temps est circulaire, et l'histoire est un autre cercle »416. De même que « les mythes forment des espaces par cycles de cycles », l'Atlantide trace « le cercle de l'éternel

415

A. France, cité par M. Eliade, La Nostalgie des origines, op. cit., p. 70. 416

M. Serres, Jouvences sur Jules Verne, Ed. de Minuit, Paris, 1974, p. 160.

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déluge » (p. 127). Le choc de la révélation des cycles de l'humanité correspond à l'épilogue de la nouvelle de Jules Verne, « L'Éternel Adam », lorsque le « Zartog », dignitaire d'un monde futur, découvre en une vision, à travers le récit de l'Atlantide, que l'Histoire n’est qu’une incessante répétition417. Cette renaissance cyclique nous renvoie à notre propre précarité, comme le montre aussi Le Soleil enseveli (1928) de Noëlle Roger, dont les héros assistent à la réémergence de la patrie des Atlantes418. La décadence et le matérialisme renvoient ainsi à la nostalgie d'un Âge d'or aboli, le paradis atlante, et l'on constate que la corruption des notions de science positive et de progrès dans les années 1920-30 coïncide avec l'essor de la science-fiction atlantidéenne et le réveil menaçant des dieux.

L’espace nous manque ici pour détailler tous ces phénomènes de retour mythique,

tels qu’ils furent véhiculés par la littérature populaire depuis le XIXe siècle419. Mais il est clair qu’un mouvement de fond, négligé, voire méprisé, par l’establishment académique et scientifique, s’est efforcé de combattre la sinistrose matérialiste en redécouvrant, en préservant ou en revivifiant les anciens mythes, fût-ce sous une forme dégradée. Ce fut le prix à payer pour ces innombrables tentatives, souvent naïves et imparfaites, de ré enchantement du monde occidental par deux voies distinctes mais en définitive complémentaires : le merveilleux et le fantastique, c’est-à-dire le retour vers l’enfance et l’apprentissage des peurs, qui renvoyaient tous deux à la genèse même de l’imaginaire.

On observe ainsi aujourd’hui le double retour des figures du sacré sur le mode

merveilleux (les chevaliers de la fantasy) et des terrifiantes divinités archaïques sur le mode fantastique. La fantasy connaît un succès planétaire et les blockbusters américains ne cessent de célébrer les exploits des super-héros sur fond d’apocalypse, tout en réveillant les mythes anciens (le surhomme, l’immortalité, la fin du monde, le retour des monstres). Le sacré est donc toujours présent, même s’il se manifeste dans la confusion. La sphère des mondes imaginaires se développe surtout par l’image : le cinéma, bien sûr mais aussi les jeux de rôle et des jeux vidéo qui regorgent de quêtes héroïques. Et de nouveau la littérature dite populaire, à la fois menacée et stimulée par le régime de l’image, semble privilégier aujourd’hui l’univers mythique et les scénarii initiatiques : non seulement, comme nous l’avons vu, à travers la fantasy qui réhabilite le monde médiéval, mais un certain ésotérisme qui touche l’édition de manière spectaculaire (thriller occulte, polar maçonnique, etc.).

Sous-genre du roman criminel ou policier, le roman noir ou thriller ésotérique, dit «

éso-polar », allie énigme, suspense et révélation de secrets mystiques, religieux ou occultes, avec un arrière-plan privilégiant sociétés secrètes, conspirationnisme et eschatologie. C’est surtout le prodigieux succès du Da Vinci Code (2003) de Dan Brown qui semble à l’origine de l’engouement actuel. En général, les intrigues se développent 417

« Par ce récit d'outre-tombe, il imaginait le drame terrible qui se déroule perpétuellement dans l'univers, et son coeur était plein de pitié. Tout saignant des maux innombrables dont ce qui vécut avait souffert avant lui, pliant sous le poids de ces vains efforts accumulés dans l'infini du temps le Zartog Sofr-Aï-Sr acquérait, lentement, douloureusement, l'intime conviction de l'éternel recommencement des choses. » (J. Verne, « L'Éternel Adam », in Atlantides, les îles englouties, op. cit., p. 212). n. b. : Certains verniens ont longtemps prétendu que le fils de l'écrivain, Michel Verne, rédigea cette nouvelle. Toutefois, l’analyse récente de J.-P. Picot semble bien démontrer que Jules Verne est le véritable auteur de « Edom », titre original de « L’Éternel Adam », et qu’il finit donc par découvrir l’éternel retour (Voir J.-P. Picot, postface à Maître Zacharius et autres nouvelles de Jules Verne, Paris, Ed. José Corti, 2000, pp. 297-317). 418

« Pour eux, dit le héros du roman, le monde invisible était une réalité. Notre époque désagrégée aurait besoin de leur force » (N. Roger, Le Soleil enseveli, Paris, Calmann-Lévy, 1928, p. 19). 419

Voir notre ouvrage Le Retour des morts, Pertuis, Rouge Profond, 2010, 286 p.

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à partir d’un crime qui débouche sur un fait religieux, historique ou pseudo-historique ; l’enquête ne peut mener qu’à la quête. De nouveaux (?) héros apparaissent, universitaires, archéologues, bibliothécaires, informaticiens, qui tentent de percer à la fois une énigme criminelle et un mystère d’essence théologique : Chris Bronson (Le Dernier apôtre, 2008, de James Charlotte Hennesey (Le Secret du dixième tombeau, 2008, de Michael Byrnes), Ari Mackenzie (Le Rasoir d'Ockham, 2008, de Henri Lœvenbruck), Cotton Malone (L'Héritage des Templiers, 2006, de Steve Berry), Antoine Marcas (Le Rituel de l'ombre, 2005, d’Eric Giacometti et Jacques Ravenne), Catherine Velis (Huit, 2002, de Katherine Neville), Nina Wilde et Eddie Chase (À la poursuite de l'Atlantide, 2007, d’Andy McDermott). Cette nouvelle greffe de l’occultisme sur le fantastique, à l’instar de celle du XIXe siècle, nous éclaire sur le zeitgeist actuel : retour des grands mythes ésotériques (l’alchimie, les Templiers, les Francs-maçons), crise des religions, mode New Age, regain de curiosité pour l’Histoire « secrète », aspiration au spiritualisme et au ré enchantement du monde.

On peut considérer tous ces ouvrages, souvent taxés de « sous-littérature », comme

« religieux » au double sens étymologique : « religion » est dérivé du latin « religio » (ce qui attache ou retient) ou de « relegere » (relire, revoir avec soin, rassembler) dans le sens de « considérer soigneusement les choses qui concernent le culte des dieux ». Ces énigmes théologiques ou ésotériques s’efforcent en effet de retrouver le lien avec des périodes « ténébreuses » et d’offrir une nouvelle lecture des mystères du passé. D’où une structure narrative récurrente, parfois lassante, qui confronte le chaos du monde actuel à une mystérieuse période reculée, comme si les auteurs souhaitaient, sur un mode exotérique, esquisser des parallèles historiques qui ne sont en fait que des cycles cohérents –conception cyclique qui ne peut que s’opposer à la vision progressiste conventionnelle.

Plus que jamais, les chimères du Moyen Âge nous aident à comprendre la réalité

même, sans doute parce que le véritable obscurantisme ne gît pas dans les tréfonds de l’Histoire mais au cœur même de notre « décivilisation », pour reprendre un terme de John Buchan. Nous connaissons bien ces périodes typiques des transitions, celles qui « révèlent ce retournement vers les choses premières, vers les mythes du commencement, vers les savoirs cachés et protégés », comme l’écrit Balandier1420. La chevalerie est bien cette structure pérenne qui « vient s’actualiser aux soubresauts de l’histoire sans perdre sa prégnance » (GB, p. 170). A nous de rechercher les anciens Graals enfouis dans les profondeurs de ces « nouveaux » imaginaires jaillis de ces croyances dites « archaïques ». Décidément, la lamasserie de Shangri-La n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.

420

Cité par G. Bertin, De la quête du Graal au Nouvel Âge, Initiation et chevalerie, op. cit., p. 129.

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Notes de lecture

Le sacré, cet obscur objet du désir ? Albin Michel, 180p. – 2009

Les communications regroupées dans ce volume ont été prononcées en 2005 dans le cadre du « Festival des musique sacrées du monde » à Fès. Elles ont l’intérêt de manifester une certaine convergence dans la manière d’approcher la question actuelle du sacré, au croisement de la psychanalyse, de la philosophie et de la théologie. Je m’en tiendrai à deux de ces exposés : • L’horizon problématique commun est clairement indiqué dans l’exposé de l’auteur

de la Refondation du monde, J-C. Guillebaud, dont on sait que sa trajectoire l’a conduit – un peu comme son illustre prédécesseur R. Girard – à retrouver le catholicisme : c’est le constat devenu aujourd’hui presque banal d’un nouveau « malaise dans la civilisation », qui voit l’humanité post-moderne confrontée à l’effacement des frontières immémoriales, à la « dé symbolisation » chère à Pierre Legendre, au désarroi suscité par « des érosions, des ébranlements fondamentaux que nous n’avions jamais connus auparavant » (p. 16). « Guérir nos sociétés du vertige transgressif qui les habite » (p. 19), retrouver cette « capacité à s’autolimiter » (p.18) : une telle perspective conduit presque naturellement l’auteur à se tourner vers le groupe de psychanalystes dit de la NEP (Nouvelle Economie Psychique) et ses principaux représentants – Melman, Lebrun – dont les travaux, depuis le milieu des années 90, ont mis en lumière l’émergence d’un « monde sans limites » où errerait un nombre croissant « d’hommes sans gravité » (titre de l’ouvrage tonitruant de Charles Melman paru en 2002). On notera que cet appel aux analystes, dont « les cabinets…deviennent paradoxalement des lieux de résistance » (sic – p. 19) est à ce point teinté d’une religiosité que ces derniers ne partagent généralement pas (même si, comme l’a dit Lacan, « les vrais athées sont rares »), qu’il conduit Guillebaud à la conclusion passablement hasardeuse que « la psychanalyse et la théologie se trouvent désormais, de facto, dans le même camp » (p. 31).

• Un autre intervenant, le philosophe Dany-Robert Dufour, pourfendeur talentueux de la société néo-libérale, s’est justement largement inspiré des travaux du groupe de la NEP (cf. en dernier lieu sa Cité perverse, 2009). Mais sa perspective apparaît ici tout autre : reprenant les textes classiques de Freud sur la « détresse infantile » (Hilflosigkeit) comme source résurgente du sentiment religieux chez l’adulte, il souligne le danger de cette religiosité, « remède pire que le mal » (p. 132 – on voit qu’il est encore question de guérison), de nature à verrouiller « la double impasse dans laquelle [notre époque] est en train de s’enferrer, caractérisée aussi bien par la fuite en avant de la désinhibition symbolique que par la ‘fuite en arrière’ dans les replis fondamentalistes » (p. 133).

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Force est de constater, en lisant ce volume, que le retour du sacré (équivalent à celui du religieux, en fin de compte) est bien une tentation que partagent de nos jours, à des degrés divers, nombre d’intellectuels, face à la confusion et à l’effacement généralisé des différences (ce que J-P. Winter a récemment pointé, dans le débat sur « l’homoparenté » - titre de son dernier livre - comme une inquiétante hétérophobie). Un autre exposé, conclusif de ce volume, dû à une analyste spécialiste de longue date de la question du rapport de Freud avec le monothéisme, laisse planer sur ce point une assez préoccupante ambiguïté (cf. pp. 157-173). Malheureusement, cette attitude paraît d’autant plus périlleuse – ou en tout cas, vaine – que s’il se produit bien aujourd’hui, le retour du sacré n’a certes plus l’antique visage d’un dialogue souvent fécond de la croyance et du savoir : sous sa forme la plus répandue – celle de la traque imbécile du blasphème - , il se caractérise massivement d’être ignare, comme l’a démontré il y a peu un excellent spécialiste de la question421.

Gilles SUSONG

Hollier Denis. Le Collège de sociologie. Paris, Gallimard/Idées. 1979

« Sous sa forme élémentaire, le sacré représente une énergie dangereuse, incompréhensible, malaisément maniable, éminemment efficace ». Roger Caillois. On doit à Denis Hollier d'avoir réuni et présenté les textes fondateurs du Collège de Sociologie, fondé en 1937 par Roger Caillois et Georges Bataille, et qui officiera entre 1937 et 1939. Y participaient, outre les deux fondateurs: Alexandre Kojève, Michel Leiris, Jean Wahl, Pierre Klossowski, Renè M. Guastalla, Anatole Lewistky, Hans Mayer, Jean Pauhlan... La fonction et les buts du Collège sont clairement définis dans une note parue, en Juillet 1937, dans un numéro de la revue Acéphale intitulé "Dionysos". Dans un premier temps, les auteurs dénoncent le fait que les études des structures sociales se délimitent trop souvent aux sociétés primitives laissant de côté celle des sociétés modernes et demeurent souvent timides et incomplets, les résultats n'ayant pas modifié les postulats et l'esprit de la recherche. Ils dénoncent ainsi le fait que des obstacles s'y opposent, au premier rang desquels « le caractère contagieux et activiste des représentations que le travail met en lumière ». On peut déjà lire entre les lignes de ces regrets une prescience intéressante de la contamination à laquelle nous avons assisté depuis, dans les études sociales et psychosociales, par la recherche anthropologique et dont le courant ethnométhodologique pourrait être une des formes les plus abouties. Ceci ne veut pas dire qu'aujourd'hui encore les postulats et l'esprit de la recherche aient été modifiés

421 Olivier Roy : La sainte ignorance – Le temps de la religion sans culture (2008).

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tant nombre d'études restent alignées sur des modèles a priori implicites et tant les représentations issues du monde technologique restent dominantes, connaissant même une suprématie jamais atteinte aujourd'hui du fait des préoccupations liées à l'emploi, comme si l'histoire des sciences et des idées ne nous avait pas appris que les solutions ne provenaient pas, bien mieux et bien plus d'un décentrement, d'une mise à distance des problèmes du quotidien que d'un alignement sur les modèles institués par le Savoir, la Technique et le Pouvoir. Ensuite, les auteurs appellent de leurs vœux: "une communauté de travail différente de celle qui unit d'ordinaire les savants, libre d'accès pourvu que chacun de ceux qui y adhéreront aient en commun le souci de prendre connaissance des divers aspects de l'existence sociale quel que soit son origine et son but". C'est là, à tout le moins prendre vigoureusement partie d'une part contre la division instituée et soigneusement entretenue entre savoir et non-savoir, la production de connaissances sociales n'ayant jamais été l'apanage de la cité savante, même si celle-ci doit y tenir sa place et d'autre part, me semble-t-il, opter déjà pour une approche multi référentielle des phénomène sociaux. Enfin, les signataires422 de ce manifeste énoncent vigoureusement leur objet : une sociologie du sacré, et ce pour deux raisons: « - l'étude du sacré implique celle de l'existence sociale dans toutes ses manifestations, - elle se propose d'établir les points de coïncidence entre les tendances obsédantes fondamentales de l'étude de la psychologie individuelle et les structures directrices qui président à l'organisation sociale et commandent ses révolutions" » Nous reconnaissons là deux des axes qui sous-tendent tout travail d'anthropologie du sacré dans le souci affiché d'assumer ce lieu paradoxal qu'est le point de rencontre du trajet anthropologique qui assume, d'une part, les intimations objectives naissant de notre confrontation avec réalité et imaginaire sociaux et, de l'autre, avec les formations inconscientes de la psyché. Le 4 Juillet 1939, presque à l'issue des réunions du Collège, Georges Bataille tentera de dégager la leçon de cette singulière entreprise qui s'achevait sur fond de bruits de bottes. Pour lui, l'intérêt suscité par Le Collège tenait à la force qu'il avait de "mettre tout en cause" et débouchait sur un constat touchant au rôle du sacré: "communication entre des êtres et par là formation d'êtres nouveaux", l'être étant constamment sollicité dans deux directions: "- l'une conduit à la formation d'ordonnances durables et de forces conquérantes, - l'autre conduit, par l'intermédiaire de dépenses de forces et d'excès s'accroissant, à la destruction et à la mort". Prenant les exemples de l'amour et de la fête, il énonçait la difficulté rencontrée de savoir "si l'homme fait l'amour pour être attiré par une femme ou se sert de la femme par besoin de faire l'amour". De même, dans la fête, il s'agit de savoir "si la

422 soit Georges Ambrosino, Georges Bataille, Roger Caillois, Pierre Klossowski, Pierre Libra, Jules Monnerot.

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communauté n'est que l'occasion propice à la fête ou si la fête est le témoignage d'amour donné à la communauté". L'une et l'autre de ces expériences peuvent en effet, soit aboutir à la recherche d'un anéantissement sans mesure, à une dépense violente, à l'orgie, soit, au contraire, à l'association refermée sur elle-même, à l'organisation, à l'ordre (conjugal ou social), au pouvoir. Nous sommes là dans une problématique nietzschéenne, reprise également par Freud (Malaise dans la civilisation) puis Herbert Marcuse (Eros et Civilisation) et qu'actualise de nos jours Michel Maffesoli (L'ombre de Dionysos). Le Collège de Sociologie s'est ouvert et fermé sur cette interrogation sans fond. Faute, sans doute, de l'avoir assumée, la société européenne de l'époque connaissait, quelques semaines plus tard, un déluge de feu et de sang. Dans un univers à nouveau déstabilisé, la recherche socio-anthropologique contemporaine ne saurait se dérober à ce type de questionnement, à tout le moins pourrait-elle tenter, et ça ne serait déjà pas si mal, d'éviter les pièges de la morosité, du sérieux institué, comme ceux de l'organisation. Au-delà, elle aurait sans doute à se demander, comme Caillois, si "le souci de la grandeur humaine, assumé par un petit nombre, peut constituer une raison d'être suffisante?"

Georges Bertin

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Ont participé à ce numéro

Barbier René, professeur émérite, Université Paris 8, CIRPP, président de l’Institut Supérieur des Sagesses du Monde. Baticle Christophe, Docteur en socio-anthropologie, Université de Picardie Jules Verne, Amiens, UMR-CNRS CURAPP EA Habiter le Monde, Bertin Georges, Directeur de recherches CNAM des Pays de la Loire, membre du CRI, président de CENA, directeur d’Esprit Critique. Breton Justine, Université de Picardie Jules Verne – Amiens. Bryon-Portet Céline, Maître de conférences HDR en Sciences de l’information et de la communication Institut National Polytechnique / LERASS EA 827 Université de Toulouse. Cathelin Annie, docteur en sociologie de l'Université de Perpignan (2001); DEA de sociologie (Université de Perpignan 1991); maîtrise de sociologie (Université de Toulouse 1983); sociologue actuellement retraitée. Membre de l’AISLF (Association Internationale des Sociologues de Langue Française). Cezard Delphine, Docteure en sociologie de l’art et auteure, artiste de cirque (cordiste et performeuse). Chetcuti Yves, Docteur en lettres et arts, diplômé en ethnologie européenne, Université de Grenoble, Duplessis Pascal, Société de mythologie française, François Stéphane, IDPSP (Rennes I), GSRL (EPHE/CNRS). Guillaud Lauric, américaniste, professeur Université d’Angers, président du CERLI. Hélias Anne, Université de Pau GREFED. Jeffrey Denis, professeur titulaire, Université Laval, Québec, Canada. Lavarenne Christian, artiste indépendant. Olive Jean Louis, professeur d’ethnologie et de sociologie à l’Université de Perpignan, Art-Dev UMR 5281 CNRS Piot-Tricoire Françoise, Université d’Angers, Enseignant-chercheur en sociologie, UMR 6590 ESO « Espaces et Sociétés ». Pirson Chloé, chargée de recherche à l'Université Libre de Bruxelles, Docteure en Philosophie et Lettres, orientation histoire de l'art et archéologie (ULB 2006).

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Poulain Sébastien, Doctorant au laboratoire MICA, Université Bordeaux 3 Michel de Montaigne, Renard Jean-Bruno, Professeur de Sociologie, Université Montpellier 3. Schott BiIlemann France, auteur, Université Paris- 5, www.gesterythme.com www.drlst.org Susong Gilles, auteur, professeur agrégé de philosophie, vice-président de CENA.