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Offensive Libertaire®N°36Russie: du rouge au noir (4€) ®N°37(Im)mobilisation générale! (4€) ® LIVREDivertir pour dominer (13€) ® LIVREConstruire l’autonomie (14€)

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Offensive Libertaire et Sociale (OLS)

N°33 ART, LA FABRIQUE DU SOCIALN°32 LIBÉRATION SEXUELLE?N°31 LA CONTRE-RÉVOLUTION INFORMATIQUE

N°30 LUTTES DE LIBÉRATION NATIONALE

N°29 SAVOIRS POUR S’ÉMANCIPERN°28 AVANT LA RÉVOLUTION

N°27 PRÉCARITÉ POURQUOI ?N°26 EN FINIR AVEC LA FRANÇAFRIQUE

N°25 TRAVAIL : QUEL SENS? [ÉPUISÉ]N°24 NATURE ET ANIMALITÉ

N°23 CONSTRUIRE L’ANARCHIEN°22 RURALITÉS, NOUS VOULONS

LA TERRE [ÉPUISÉ]

N°21 L’INDUSTRIE DE LA PUNITION

N°20 TANT QU’ON A LA SANTÉ!N°18 SPÉCIAL 68, MAI ENCORE!N°19 FOUTEZ-NOUS LA PAIX !N°17 UN COMMERCE SANS

CAPITALISME [ÉPUISÉ]N°16 PUTAIN DE SEXISME [ÉPUISÉ]N°15 AUTONOMIE, DÉMOCRATIE DIRECTE

[ÉPUISÉ]N°14 L’HORREUR TOURISTIQUE [ÉPUISÉ]N°13 RÉVOLUTIONNAIRE AUJOURD’HUIN°12 INTÉGRATION ENTRE MISE

AU PAS ET APARTHEID SOCIAL

N°11 ON HAIT LES CHAMPIONS [ÉPUISÉ]

N°10 L’IMPÉRIALISME SCIENTIFIQUE[ÉPUISÉ]

N°9 CULTURE DE CLASSE OU(IN)CULTURE DE MASSE [ÉPUISÉ]

N°8 LIBÉREZ LES ENFANTS ! [ÉPUISÉ]N°7 GUERRES

CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRESN°6 HOMO PUBLICITUS [ÉPUISÉ]N°5 AU SERVICE DU PUBLIC [ÉPUISÉ]N°4 GENRE ET SEXUALITÉ [ÉPUISÉ]N°3 L’EMPRISE TECHNOLOGIQUE [ÉPUISÉ]N°2 LA GRÈVE À RÉINVENTER

N°1 POUR UNE CRITIQUE RADICALEDE LA TÉLÉVISION [ÉPUISÉ]

OFFENSIVE N°35sept. 12|52 p.|4 euros

•DOSSIERPROLÉTARIAT, AFFAIRECLASSÉE?

OFFENSIVE N°36déc. 12|52 p.|4 euros

•DOSSIERRUSSIE, DU ROUGEAU NOIR

LES ANCIENS NUMÉROSPour commander les anciens numéros, reportez-vous au bon de commande en page 3.Les numéros épuisés sont téléchargeables sur notre site internet http://offensive.samizdat.net

POUR CONTACTER L’OLSOLS c/o Mille Bâbords, 61, rue Consolat 13001 [email protected]

OÙ EST L’[email protected]@[email protected]/o Mille Bâbords, 61, rue Consolat 13001 [email protected], rue Voltaire 75011 Paris [email protected]@riseup.net

SITE INTERNEThttp://offensive.samizdat.netPour retrouvez les archives, lesanciens numéros, écoutez lesanciennes émissions de radio,consultez l’actualité de l’OLS.

OFFENSIVE SONOREémission de l’OLS-Parissur Radio Libertaire 89.4 Mhz (à Paris)Le vendredi tous les quinzejours de 21h à 22h30en alternance avecLes amis d’Orwell.

Édité par SpipassoImprimeur IMB, 7 rue Résistance 14400 BayeuxDirecteur de publication Nicolas SergyCommission paritaire 1111 P 11461ISSN 1771-1037

DiffusionHobo [email protected]

DistributionMakassarTél. : 01 40 33 69 [email protected]

Les articles font apparaître le féminin et le masculin. Si la langue est un instrumentde domination et perpétue lesstéréotypes sexistes, elle peutêtre un outil de déconstruction. Les personnes qui luttent contrele patriarcat ne peuvent se dispenser d’interroger la pseudo-«neutralité» de certains mots et ladomination du masculin sur le féminin. Le langage rendla présence des femmesinvisible. Féminiser les textesque nous produisons,c’est donner une visibilité à la moitié de l’humanité.

Offensive Libertaire et Sociale est née aucours de l’été 2003 d’une volonté de parti-ciper à la construction d’une réelle offensi-ve qui mette un terme au capitalisme, aupatriarcat et qui contribue à l’élaborationd’autres futurs sans rap ports de domina-tion ni d’exploitation. Nous militons pourune société fondée sur la solidarité, l’éga -lité sociale et la liberté. Plusieurs prin cipesfondent l’OLS: 1.Indépendance 4.Anti-autoritarisme2.Fédéralisme 5.Rupture3.Assembléisme 6.Appui mutuel

L’OLS se situe comme un élément dans laconstellation libertaire, apportant sa pierreau mouvement révolutionnaire.L’organisation n’est pas une fin en soi etne doit pas primer sur les luttes et sur laréf le xion.Nous refusons de nous impliquer en fonc-tion de nos seuls intérêts organisationnels,de «passer» d’une lutte à l’autre au gré desmodes. Même si nous apparaissons de tempsà autre en tant que «OLS» – au traversd’Offensive le journal que nous publions etlors de certains évènements politiques –pour confronter, défendre ou faire partagernos valeurs, nos idées, nos pratiques, nousrefusons les lo giques de représen ta tion.Dans une société fon dée sur les apparences,le mouvement révolu tionnaire ne doit passuccomber aux sirènes du spectacle.

Nous luttons plus particulièrement contretout ce qui fait de nous des êtres aliénéset/ou oppresseurs : exploitation sociale,précarité économique, patriarcat, hétéro-sexisme, tyrannie technologique, racisme,massification. Face aux logiques d’enfer-mement et d’abêtissement, nous propo-sons d’autres formes émancipatrices d’as-sociations où les aller-retour entre enga-gement, théorie et pratique sont perma-nents et où nous pourrons construire desliens stables, non aliénants, d’estime et decoopération.Nous voulons construire une société réel-lement démocratique, si l’on définit ladémo cratie comme une forme d’organisa-tion du pouvoir permettant de connaître etde maîtriser nos conditions d’existence. Ilimporte de réfléchir à de nouvelles organi-sations so ciales qui permettent le partagedes débats et des prises de décisions. Celarevient à briser l’autonomie du pouvoir. Ilne doit plus être en-dehors de la société,mais en son sein : il doit être socialisé.Si la filiation de l’OLS s’inscrit dans lalongue histoire de l’anarchisme, nousnous référons aussi à d’autres associationset mouvements. Nous essayons à notreéchelle de contribuer au renouvellementde la critique libertaire, de participer à lacréation et à la diffusion d’alternativesanti-autoritaires et libératrices.

OFFENSIVE N°34juin 12|52 p.|4 euros

•DOSSIERL’INFO EN LUTTE

OFFENSIVE N°37mars 13|52 p.|4 euros

•DOSSIER(IM)MOBILISATIONGÉNÉRALE !

MATÉRIEL

LIVRE CONSTRUIREL’AUTONOMIE

Textes issus de numérosd’Offensive, notammentles dossiers des numéros

17, 22, 25 et 27.

LIVRE DIVERTIR POUR DOMINER

Textes issus de numérosd’Offensive, notammentles dossiers des numéros

1, 6, 11 et 14.

POUR LESCOMMANDES

voir le bulletind’abonne ment (page 3)

4 PAGESDes textes sur le travail,le patriarcat, l’écologie,

la technologie...

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DOSSIERS

En bref ici 4-5AnalysesUniversités, une autre guerre en cours 6-7Troubles dans le monde de l’autisme 8-9Ghana, poubelle électronique de l’Occident 10-11HistoireOccuper les usines 12-13En luttePour un chauffage urbain juste et solidaire ! 14

HorizonsAux Etats-unis, un réseau contre

le gaz de schiste 38-40En bref ailleurs 41

EntretienExils. Mémoire de la révolution

espagnole 42-45Alternatives

Cirque de femmes 46-47Contre-culture

Livres 48-49Musique 50

Arts vivants-ciné 51

Sommaire

L’emprise technologiqueS’adapter ou lutter 16-17Anti-industriels, rapport d’étape 18-19Cassez vos écrans ! 20

FéminismeEn avoir ou pas 22-23Genre, l’expression du patriarcat 24-26A la croisée des systèmes de domination 27

Autonomie contre autonomieA la recherche de l’autonomie 28-32L’autonomie comme table rase 33L’éducation de l’enfant dans les milieux ouvriers 34-35Do-It-Yourself, de Castoriadis à Castorama 36-37

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COMMANDER LES NUMÉROS PRÉCÉDENTSCochez les numéros que vous souhaitez commander, et rajouter 10% du total.nom, prénom

adresse

mail téléphone

(merci d’indiquer l’un ou l’autre, en cas de problème avec l’adresse postale)chèque à l’ordre de Spipasso à renvoyer à OLS, c/o Mille Bâbords, 61 rue Consolat 13001 Marseille

® N° 13 Révolutionnaire aujourd’hui (5€)

® N° 18 Spécial 68, Mai encore ! (5€)

® N° 19 Foutez-nous la paix ! (5€)

® N° 20 Tant qu’on a la santé ! (5€)

® N° 21 L’industrie de la punition (5€)

® N° 23 Construire l’anarchie (5€)

® N° 24 Nature et animalité (5€)

® N° 25 Travail : quel sens ? (5€)

® N° 26 En finir avec la Françafrique (4€)

® N° 27 Précarité pourquoi ? (4€)

® N° 28 Avant la révolution (4€)® N° 29 Savoirs pour s’émanciper (4€)

® N° 30 Luttes de libération nationale (4€)

® N° 31 La contre-révolution informatique (4€)

® N° 32 Libération sexuelle ? (4€)

® N°33 Art, la fabrique du social (4€)

® N°34 L’info en lutte(s) ! (4€)

®N°35 Prolétariat, affaire classée? (4€)

®N°36 Russie: du rouge au noir (4€)

®N°37 (Im)mobilisation générale! (4€)

® LIVRE Divertir pour dominer (13€)

® LIVRE Construire l’autonomie (14€)

JE SOUHAITE RECEVOIR DES 4 PAGES DE L’OLS POUR

DIFFUSION (gratuit)® 10 ex. ® 40 ex. ® 80 ex.

ÉditoVOILÀ UN ÉDITO qui ne ressemble pas à un édito.Au-delà du décalage de quelques semainesconcernant la parution de ce numéro et alorsqu’Offensive aurait pu fêter ses dix ans, nous avonsdécidé de faire une pause !

La revue Offensive a toujours été pensée comme un outil politique au service des luttes et en lien avecles activités, les champs d’action et de réflexion de l’OLS, organisation politique de la constellationlibertaire. Cette articulation nous oblige à nousquestionner en permanence sur la pertinence d’unepublication. Si les choix éditoriaux qui ont été faits onttoujours permis d’avoir du recul et de l’analyse, il n’enreste pas moins que nous sommes aussi souventpris- e- s dans des logiques de rentabilité, de rythmes et de délais. C’est pourquoi, au vu des différentesquestions qui ont émergé et qui traversent l’OLS ces derniers temps, même si nous tenons beaucoup à cette revue, nous avons décidé d’en suspendre la parution et de mettre à profit ce temps pour réfléchir,débattre, faire le point sans pression de planning de sortie, d’écriture, de choix de dossier, etc.Nous nous sommes donné-e-s une année maximumpour réfléchir à la place de l’OLS et d’Offensive dans le paysage politique et militant actuel. La pause s’estavérée nécessaire dans l’état actuel des choses et nousespérons que ce temps de réflexion sera bénéfique pouraffiner nos analyses politiques, redéfinir les orientations de nos combats et de nos luttes et rendre encore plus pertinentes nos interventionsdans le champ social et politique. Et donc de pouvoirrelancer la revue inspiré-e-s et renforcé-e-s par toutceci. Nous ne savons pas encore comment ni sousquelle forme Offensive continuera.Toujours est-il que vous pouvez mettre à profit ce temps pour découvrir d’autres publications, maisaussi pour nous envoyer des remarques sur Offensive :ce que vous apporte ce journal, ce qui vous énerve, ce qui manque…Nous profitons aussi de ce court texte pour remerciertous ceux et celles qui ont permis à Offensived’exister hier, qui le portent aujourd’hui et qui le soutiendront demain : lecteurs, lectrices, auteur-e-s,libraires, abonné-e-s…

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ici

L’ÉVASION OU LA MORT

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ILLUSTRATIONŒUVRE DE

LAURENT JACQUA,ANCIEN PRISONNIER

LONGUE PEINE,AUTEUR DE LA

GUILLOTINE

CARCÉRALE.

MARS 2011, une révolte collective des retenus duCentre de Rétention du Canet (Marseille) pro-voque l'incendie du bâtiment et la fermeture ducentre pendant deux mois. Deux retenus dési-gnés comme bouc-émissaires comparaîtront le26 novembre prochain. Appel à rassemblement (à14h devant le TGI de Marseille) et soutien.Contact : [email protected].

NON À L'EXPULSION ET L'ENFERMEMENT DES ÉTRANGERS

LE 15 FÉVRIER 2009, Christophe Khideret Omar el Hadj Top s’évadaient de la pri-son de Moulins-Yzeure, dans l’Allier.Après trente-six heures de cavale, lapolice arrêtait Omar et Christophe. Leprocès de cette évasion s’est tenu du 2 au19 avril 2013 devant la cour d’assises deLyon. Christophe et Omar étaient incul-pés pour évasion, mais Christophe com-paraissait également pour tentative demeurtre sur deux surveillants (cescharges ont été abandonnées). Troisautres personnes, Sylvie, Nadia etEugène comparaissaient pour complicitéd’évasion. Les prévenu-e-s, en ordre dis-

persé, ont tenté de dénoncer l’universcarcéral et le système judiciaire.L’Administration pénitentiaire et l’Unionfédérale autonome pénitentiaire (UFAP)ont voulu faire des deux évadés desmonstres et vanter l’humanité de la pri-son. Les prisonnier-e-s condamné-e-s àde longues peines n’ont pourtant d’autrechoix que la mort lente ou l’évasion.Verdict : 5 ans pour Sylvie, Nadia etEugène, 15 ans pour Omar et Christophe.Tout ça pour une évasion qui n’a pas faitde blessé, à part Christophe… Pour unrécit détaillé du procès, lire le n° 35 deL’Envolée (avril 2013).

ÉCRAN TOTAL LES 4,5 ET 6 OCTOBRE DERNIERS s’est tenu à Montreuilune rencontre qui a réuni des bergers, des travailleurs dulivre, des travailleurs sociaux, des psychanalystes etpsychiatres, des menuisiers, des médecins, des professeurs etinstituteurs, etc., autour d’une réflexion commune : comments’unir pour refuser les incessantes compromissions qu’onnous demande de faire avec l’informatique ?Les refus de pucer des bêtes, de participer à l’enregistrementinformatique de l’intimité des personnes, ou de donner uneforme numérique à un livre, peuvent apparaître éloignés lesuns des autres. Ils renvoient pourtant à une même logique dedéploiement de l’informatique, à des fins gestionnaires, quitouche de nombreux métiers. Une nouvelle rencontre sedéroulera en février 2014 à Lyon. Contact : [email protected]

DES POILS ET DES PAILLETTESQUEEN KONG est un nouveau collectif féministenon mixte, formé en novembre à Toulouse, pourcréer de nouvelles forces, des espaces de discus sion etd’action féministes. Il a choisi une non-mixité entrepersonnes ayant ou ayant eu un vécu de femme. Lefonctionnement du collectif est fondé sur la bienveil -lance, considéré comme un positionnement permet -tant aux participantes de se renforcer mutuellement. Pour plus d’infos : [email protected]

CAMPAGNE CONTRE LE VIOL À SAINT-DENIS La Coordination des groupes anarchistes et Alterna-tive libertaire mènent ensemble une campagnecontre le viol à Saint-Denis, en direction des collé-gien-ne-s, lycéen-ne-s principalement. Les enjeuxsont multiples: visibiliser et dénoncer l’existencedes agressions sexuelles en affichant sur les mursdes messages pour prendre confiance en soi… «leviol, c’est la faute du violeur, jamais la tienne»,«même si c’est ton copain, si tu dis non, c’est non »;susciter la discussion en allant à la rencontre deslycéen-ne-s avec des tracts spécifiques «gar-çons»/«filles» démontant les discours dominantssur le viol et indiquant les ressources disponibles(comme le Planning familial), défendre et encoura-ger la solidarité et l’entraide entre femmes contreles violences patriarcales.

DITES «33»!

en bref

DEUX STRUCTURES, l’Association de santé solidaire et préven tion des agressions (Grenoble) et la Trousse à outils(Nantes) montent une formation d’instructrices d’autodéfenseféministe, selon la méthode action/riposte enseignée par le Centre de prévention des agressions de Montréal.L’autodéfense féministe accessible à toutes indépendammentde l’âge et de la condition physique permet d’acquérir des moyens de se défendre, de prévenir la violence quelle que soit sa forme (verbale, psychologi que, physique, sexuelle),de prendre conscience de sa force et de (re)prendre confianceen soi. La tenue de cette formation qui regroupera septpersonnes de villes différentes dépend de la venue desformatrices de Montréal, ce qui implique un coût de plusieursmilliers d’euros. Diverses démarches sont en cours pour rassem bler cette somme : dons, soirées de soutien,subventions… ce qui permettra également que l’argent ne soitpas une barrière pour participer à cette formation. Contact : La Trousse à outils, espace Simone-de-Beauvoir, 25 quai de Versailles, 44000 [email protected] | [email protected] (chèque à l’ordre de La Trousse à outils)

PRATIQUER L’AUTODÉFENSE FÉMINISTE LES LOCAUX des 33, rue desVignoles, à Paris, sont un lieuincontournable et historique del’anarchisme. Depuis 1970, lesyndicat anarcho-syndicalisteCNT (Confédéra tion nationale dutravail) occupe les lieux. Maiscette occupation est actuellementremise en cause par la mai rie.Des travaux de rénova tion (trèscoûteux) doivent être entrepris.Ainsi, pour conti nuer l’aventure,une campa gne de souscriptionmensuel le pour la défense et larénovation des locaux de la CNTest organisée.

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SUITE À LA MANIF du 27 avrilinitiée par le collectif LEOpart pour lapréservation de la ceinture verte ausud d’Avignon, quelques person nesont décidé d’occuper les terres pourles défendre corps et âme. Ils et ellesprotestent contre un projetautoroutier nommé LEO (liaison est-ouest). Pour elles et eux, le combatest évident. Ils et elles comptentdéfendre les terres d’Avignon, maispas seulement ! Ils et elles sont aussilà pour défendre la Terre, celle qu’onurbanise au nom de notre soi-disantbien-être, mais en réalité imposéespar un système finan cier dévastateur.Ces terres fertiles ont offertd’excellentes récoltes à nos parents,grands-parents et leurs aïeux… Leurproximité a été au cours des sièclesune garantie d’autonomie alimentairepour la ville toute proche.Contact : [email protected] https:/leopart.noblogs.org

DEPUIS DOUZE ANS, les quartiers de la Plaine et de Noaillesorganisent un carnaval indépendant. Le Caramentran, hydre à troistêtes, symbolisait cette année tout à la fois la société du fric, des flics etdes bobos, qui grignote la ville. Ô surprise donc, ce 17 mars, quand nousconstatâmes que le lieu de rendez-vous était totalement cerné par unevingtaine de policiers de la brigade anticriminalité, protégés par unecompagnie entière de CRS en tenue antiémeute… Bravant l’interdictionde défiler, dans un appréciable mouvement de défiance collective quifera date dans nos quartiers, la foule s’élança, tandis que la flicaillemultiplia les provocations tout au long du cortège, tentant de fairedégénérer cette fête populaire. Leur «Capitale de la culture» marchemain dans la main avec le délire sécuritaire, alors que notre charivarivéhicule bien plus de cultures partagées que tous les produitsestampillés MP2013 qu’ils veulent nous faire avaler, à nos frais. Nonmais c’est qui les guignols? Vive le carnaval 2014!

DANS LA NUIT du 13 au 14février, Yassin se fait tirer dessusdans une épicerie de Marseille parun policier qui n’était pas en servi-ce. Il mourra peu après des suitesde ses blessures. Un mois plustard, le 28 mars, c’est à Montigny-en-Gohelle (62) que Lahoucine, 26ans, meurt devant chez lui aprèsavoir reçu cinq balles de policiers

venus l’arrêter. Pendant ce temps, Amal Bentounsi,qui anime le collectif « Notre police assassine », pré-sente à la marche organisée par les proches deLahoucine, est poursuivie pour « diffamation enversune institution représentant l’autorité publique ». Àvisiter, le site du réseau « Résistons ensemble » :

http://resistons.lautre.net

en bref

UNE REVUE qui décortique l’âgisme, ça

ne nous tombe pas sous la main tous les

jours. S’il y a un mode de discrimination

arbitraire qui structure notre société de

part en part depuis deux siècles, et qui

n’est jamais mis à jour, c’est bien celui-ci !

Affaire à suivre…

[email protected]

14 rue Creuzet, 69007 Lyon

LABORDAGE, REVUE

CRITIQUE DE L’ÂGISME

MARSEILLELE CARNAVAL DE LA

PLAINE SOUS PRESSION

AVIGNONFACE À LA LEO, SEMONS LE FLEO

LA POLICE ASSASSINE

Une autoroute entre Grenoble, Gap et Sisteron ! Ce vieux projet enterré depuisplusieurs années ressort aujourd’hui des cartons sous l’impulsion de quelquesnotables locaux. Pour en finir avec le mythe de la vitesse, pour repenser nosmobilités et sauvegarder la vie de nos territoires, il est toujours important delutter car nous n’avons pas besoin d’autoroutes, ni ici ni ailleurs ! Un collectif

s’est constitué contre ce projet destructeur et inutile.Plus d’infos : http://stopA51.org

LE 17 MAI, en assemblée générale, les salarié-e-s de PSAAulnay ont voté la suspension de la grève qui durait depuisle 16 janvier. Les manifestations, les occupations d’usine,les actions directes contre la direction et le Medef, lesrencontres avec d’autres salarié-e-s en lutte, la rédactiond’un journal de grève ainsi que l’organisation du quotidiendes grévistes, ont permis de nourrir la dynamique desrésistances face à la crise et aux restructurations au nomde l’austérité. La grève de PSA a aussi permis de visibiliserles rouages du système PSA : discipline industrielle,paternalisme autoritaire, gestion coloniale de la main-d’œuvre, répression des syndicats et criminalisation desmilitant-e-s main dans la main avec le gouvernement. Lemouvement a permis quelques conquêtes importantes,malgré les difficultés à s’élargir dans l’ensemble dugroupe et de la filière automobile. Il a aussi permis auxsalarié-e-s en lutte de se battre fièrement etcollectivement pour leurs conditions d’existence.En savoir plus : http://cgt-psa-aulnay.fr

4 MOIS DE GRÈVE À PSA

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POUR LE MEILLEUR et pour le pire, cela fait plusieurssiècles que le développement des savoirs liés à l’être humain,à sa culture et à sa vie en société, est lié à l’institution uni-versitaire. C’est au sein de cette institution que se sont éla-borées bon nombre des idéologies qui ont légitimé le pouvoirdes classes dominantes, mais c’est aussi dans ce cadre qu’àl’ère moderne et contemporaine un certain nombre de pen-seurs et de militants politiques ont pu acquérir des outilsintellectuels propres à démonter les mécanismes de l’aliéna-tion. Aujourd’hui, alors que l’autre grand foyer moderne deproduction d’un discours critique sur le monde (le mouve-ment ouvrier révolutionnaire, par ses pratiques d’autodidaxieet d’éducation populaire) s’est décomposé et ne subsiste plusqu’à l’état de minorité, l’université reste quasiment le seulespace au sein duquel s’effectuent, certes de manière spécia-lisée et hiérarchisée mais à une large échelle, la constructionet la transmission d’un savoir organisé, méthodique, surl’être humain et sur la société. Mais dans quelles conditions,et pour combien de temps encore ?Depuis la fin des années 1990, on parle souvent des phéno-mènes qui perturbent le fonctionnement classique du systè-me universitaire : réductions des postes d’enseignants,hausse des tarifs d’inscription, et plus généralement sou-mission grandissante de l’institution aux normes néolibé-rales. Mais deux phénomènes plus insidieux décomposentactuellement, et de manière tout aussi efficace, ce qui restaitdes « humanités » dans le système universitaire actuel1 :d’une part la réduction de ces dernières à des « sciences »conçues sur le modèle des sciences objectives (physique,biologie, mathématiques, etc.), d’autre part l’accusation d’in-utilité qui leur est constamment adressée.

L’IMPÉRIALISME DES SCIENCES OBJECTIVESPar rapport à la suprématie des sciences objectives (les« sciences dures »), abondamment pourvues en moyensfinanciers, rien ne traduit mieux la condition dominée dessavoirs liés à la société et à la culture que les réductions dras-tiques de budget dont sont affectés depuis plus de vingt ansla plupart des centres de recherche en littérature, histoire,philosophie, etc. Les voyages des universitaires pour ren-contrer leurs collègues, présenter le résultat de leursréflexions ou mener des recherches sur le terrain ne sontplus pris en charge par leurs institutions. Les revues derecherche spécialisées disparaissent les unes après lesautres, ou se voient contraintes de se transférer sur Internet(ce qui tend à propager un mode de lecture superficiel etparcellaire, « en diagonale » et par recherche de mots clés– contraire donc aux exigences de l’apprentissage patient etdu raisonnement logique qui sont propres aux humanités)2.

Les achats de matériel eux-mêmes sont contingentés, et l’onrencontre souvent le cas de laboratoires de philosophie oud’anthropologie faisant des économies jusque sur les photo-copies ou les achats de stylos – alors même que les créditsd’équipement affluent pour les chercheurs en sciences« dures » (neurochimie, biologie de synthèse, etc.). Dans cer-tains endroits, on a même vu des spécialistes en musicolo-gie ou en histoire de l’art récupérer dans les poubelles deleurs collègues de faculté de médecine les tables et lesarmoires que l’université avait refusé de leur financer…

analyse QUE L’UNIVERSITÉ SOIT EN BUTTE AUX ATTAQUES DU LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE, ON LE DITSOUVENT. MAIS QU’IL S’Y MÈNE AUSSI UNE AUTRE GUERRE, CELLE DE LA TECHNOSCIENCE CONTRE LES « HUMANITÉS », TEL EST L’AUTRE PROBLÈME CRUCIAL À L’HEURE ACTUELLE.

1. Les « humanités »désignaient jadis l’étude

des auteurs de l’Antiquité,et par ce biais

l’apprentissage du latin etdu grec, de la grammaire,

de la rhétorique et de lalogique, mais aussi de la

philosophie, de l’histoire, dela morale et de la politique.

Elles furent longtempsconsidérées comme le

fondement de l’éducation.

2. Lire à ce sujet NicholasCarr, Internet rend-il

bête ?, Robert Laffont, 2011,ainsi que Cédric Biagini,

L’Emprise numérique.Comment Internet et les

nouvelles technologies ontcolonisé nos vies,L’Échappée, 2012.

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Universités une autre guerre

en cours

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La Barbarie Michel HenryPresses universitairesde France2004

À LIRE

3. Épistémologique : qui estlié à la conception du savoirque l’on défend, et auxméthodes que l’on utilisepour le construire.

4. Agence d’évaluation de larecherche et de l’enseigne-ment supérieur, chargéed’évaluer les«performances» des forma-tions et des laboratoires derecherche universitaires.Elle a récemment été rem-placée par le Haut Conseilde l’évaluation de larecherche et de l’enseigne-ment supérieur.

Dans ces conditions, il est fortement tentant pour un-e cher-cheur-e issu de ces disciplines dominées de revendiquer unstatut de « science » pour son propre travail, qui lui garantirale respect de ses confrères mathématicien-ne-s, biologistesou physicien-ne-s, et des financements un peu plus consé-quents. Il ou elle mettra ainsi en avant l’objectivité du savoirqu’il produit (alors qu’il ne peut exister de savoir totalement« neutre », même dans les sciences « dures »), ou encore sacapacité à capitaliser des connaissances quantifiables(puisque la science moderne repose sur le chiffre et le calcul).Au-delà de ces choix épistémologiques plus que discutables3,beaucoup s’imaginent que le recours à des technologiesmodernes leur permettra de légitimer leur travail en lui don-nant une allure plus rigoureuse, plus « scientifique » : c’estainsi que se développe de plus en plus l’utilisation de l’infor-matique, des statistiques, etc. En littérature, certain-e-s vontainsi mener des études de lexicométrie, consistant à deman-der à un logiciel de mesurer la fréquence d’apparition d’unterme dans un roman (par exemple, le mot « père » dans LeRouge et le Noir de Stendhal). Le but : en tirer des déductionssur l’imaginaire de l’auteur, ou sur sa pratique de la langue.En histoire de l’art, d’autres personnes vont se spécialiserdans la production de statistiques sur les lieux habités par desartistes dans un pays et à une époque donnés, statistiques quiseront ensuite mises en image sous la forme d’une cartogra-phie objective. Chaque fois, ce qui est court-circuité dansl’opération, c’est un accès direct, sensible et vivant, auxartistes et aux œuvres elles-mêmes.

LE CHANTAGE À L’UTILITÉPour justifier les réductions des budgets affectés auxsavoirs portant sur la culture et la société, les raisons invo-quées par les instances décisionnaires (et en dernière ana-lyse par l’État) sont d’une simplicité désarmante : cessavoirs ne sont pas des sciences exactes, ils restent abs-traits, ne sont pas très utiles, et ne rapportent pas d’argent.À l’université de Toulouse, une représentante de l’AERES4

bien connue pour ses prises de position de gauche en fai-sait même le reproche aux chercheurs en philosophie : vousqui travaillez sur le concept de « vie » chez Bergson ou chezHusserl, pourquoi ne collaborez-vous pas avec les spécia-listes en médecine et en pharmacologie, plutôt que de pla-ner dans les hautes sphères du savoir désincarné ? Cela enfaisant mine de ne pas comprendre que la « vie » dont par-lent ces philosophes – la vie de l’esprit, mais aussi la vieordinaire – n’a évidemment pas grand-chose à voir avec lavie biologique dont parlent les scientifiques.Face à ce chantage à l’utilité, bon nombre d’enseignant-e-sse sont vus obligé-e-s de répondre par une réorientation deleurs objets de recherche et d’enseignement. On a vu émer-ger dans les dix dernières années des cours « professionna-lisants » orientés par exemple vers le management, la com-munication, le tourisme ou l’animation culturelle, ou enco-re des projets de recherche portant sur des objets effective-

ment utiles – à l’État et aux grandes entreprises, est-il besoinde le préciser ? Ainsi les sociologues ou les anthropologuesse tournent-ils et elles vers l’analyse des comportements desconsommateurs (exploitable par les grandes firmes pourleurs stratégies marketing), ou l’étude des résistances auchangement technique (fort appréciée des industriels et desdécideurs qui veulent imposer les OGM ou les nanotechno-logies). Les philosophes, quant à eux et elles, peuvent s’in-vestir dans la « bioéthique », qui consiste surtout à enroberla plupart des innovations actuelles d’un discours lénifiantmettant systématiquement en balance les risques d’une

technologie avec ses apports – certains et incontestables,cela va de soi ! Dans ce contexte, un-e historien-ne de l’artspécialiste de la peinture de la Renaissance ou un-e philo-sophe qui travaille sur les présocratiques auront quelquesdifficultés à trouver leur place…

L’impérialisme des sciences objectives aussi bien au niveaudes budgets que des méthodes et des outils de recherche a enfait partie liée avec ce chantage à l’utilité dont sont victimesles savoirs liés à l’humain, à son histoire, sa culture et sa vieen société : ces deux phénomènes reflètent la place prédomi-nante de la science et de la technique non seulement dansl’édification concrète des structures du capitalisme avancé,mais aussi dans l’imaginaire et les valeurs qui accompagnentson développement. Dans chacun de ces cas, est présupposé :premièrement le fait que ce sont les sciences objectives quisont en mesure de dire la vérité sur le monde ; et deuxième-ment que ce sont les résultats pratiques, l’efficacité, voire laperformance et le rendement, soit des critères purementtechniques et économiques, qui permettent de juger de lavaleur d’un savoir. Contre cela, il serait bon de rappeler quela capacité des sciences objectives à dire le vrai est entravéepar leur option de principe, qui consiste à mettre à l’écart cequi est pourtant le fondement de toute forme de savoir : lesujet vivant et agissant, et à travers lui le monde immédiate-ment perçu, non réductible à des entités mathématiques– sans même parler des déterminations sociales, culturelles,historiques, que reçoit cette perception. Et il serait bon derappeler aussi qu’un savoir n’a pas à être jugé sur son utilitésupposée mais sur les significations dont il est porteur, sur sapertinence, sa cohérence, et même plus largement sur sonrôle dans l’accroissement des capacités de sentir et de com-prendre le monde, dans l’élévation de l’esprit et l’améliora-tion des mœurs. Là se situe le terrain d’une véritable déso-béissance épistémologique à la société actuelle, et aux formesde connaissance aliénée qu’elle promeut. Patrick Marcolini

Un savoir n’a pas à être jugésur son utilité supposée mais sur les significationsdont il est porteur.

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analyse

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1. La méthode ABA est fon-dée sur la théorie béhavio-riste du « conditionnement

opérant », élaborée par desexpériences sur des ani-

maux. Très présente sur lecontinent américain, la

méthode ABA commence àêtre importée en France.

2. Documentaire de SophieRobert, interdit de diffusion

par le tribunal de grandeinstance de Lille suite à une

plainte des psychanalystesen question.

3. Notamment Frances Tus-tin, Donald Meltzer et Wil-

fred Bion, disciples de Mela-nie Klein, psychanalyste

ayant développé la psycha-nalyse d’enfants.

4. Les TED sont descarences cognitives ame-

nant des déficiences entermes de socialisation et

de communication. Onentend parfois des parentsou des professionnels pré-senter les enfants autistes

par la sympathique dénomi-nation « enfant TED ».

5. Le DSM (Diagnostic andStatistical Manual of MentalDisorders), Manuel diagnos-

tique et statistique destroubles mentaux, est la

«Bible» de la psychiatrie.Quant à l’OMS, elle publie laclassification internationale

des maladies. Dans les deux,l’autisme est caractérisé pardes déficiences de socialisa-tion et de communication, et

des « intérêts restreints».

6. Ou «autisme d’Asperger»,du nom du psychiatre qui ena établi la symptomatologie.

Troubles dans le mondede l’autisme

2012, « ANNÉE DE L’AUTISME », A MARQUÉ LA MAINMISE SUR L’APPROCHE DE L’AUTISME DE LA SEULE THÈSE COMPORTAMENTALISTE. LA STIGMATISATION DE TOUTES CRITIQUES SOUS L’ÉTIQUETTEDE PSYCHANALYSE DISSIMULE L’EFFACEMENT DE LA DIFFÉRENCE ENTRE DRESSER ET ÉDUQUER.

DEPUIS QUELQUES ANNÉES, un « débat » fait rage à pro-pos de l’accompagnement des personnes autistes. Orchestrépar des lobbies prônant des méthodes comportementales etrelayé par des expert-e-s autoproclamé-e-s, les médias de masseet des politicien-ne-s, il exclut des discussions les principauxconcernés : personnes autistes et éducateurs-trices.

UNE «CONTROVERSE» BIEN ORCHESTRÉE2012 devait être l’« année de l’autisme », « grande cause natio-nale » selon le Premier ministre. Elle a été marquée par lessaillies médiatisées du lobby comportementaliste, promoteurd’une psychologie fonctionnaliste dont la méthode la plusfameuse est l’ABA (Applied Behavioral Analysis, ou « analyseappliquée du comportement »). Cette méthode consiste en unprogramme intensif, auquel les parents doivent adhérer et par-ticiper. Le but avoué est d’adapter socialement les enfants. Celaconsiste en des interventions répétitives, jusqu’à ce que l’en-fant adopte le comportement voulu. Les comportements « adap-tés » sont renforcés par des récompenses positives, les com-portements « inadaptés », donc à modifier, sont renforcésnégativement1.En mars 2012, le député UMP Daniel Fasquelle présentait unprojet de loi visant à interdire la psychanalyse d’autistes. Un

film2, interdit par la suite, ridiculisait, à la faveur d’un mon-tage malhonnête, des psychanalystes travaillant avec des per-sonnes autistes. Les émissions à thème ont fleuri, jetant aucentre du spectacle de jeunes autistes et leurs parents, sous lahoulette de lobbyistes exploitant avec appétit le désespoir deces dernier-e-s, en faisant les défenseurs attitrés de leursméthodes. Ceci sous la forme d’injonctions morales à rejoindrela cause comportementaliste pour « bien s’occuper desautistes ». Cette glorification s’accompagne d’une diabolisa-tion de la psychanalyse. Une controverse existerait entre psy-chanalystes et comportementalistes, ce qui laisse croire ques’opposer aux méthodes de conditionnement d’enfants autistesrevient à épouser la cause de la psychanalyse. Finalement, sontoubliés les principaux concernés : les personnes autistes etcelles qui les accompagnent au quotidien. En tant qu’éduca-teur, ni psychologue, ni psychanalyste, il me semble que lecirque médiatico-politique s’attache à déformer les choses.D’abord, la psychanalyse n’est pas qu’une pratique de cabinet.C’est aussi un moyen de penser le sujet, entre autres le sujetautiste. D’autre part, ce n’est pas « une » théorie bêtement ânon-née. La pensée psychanalytique peut être reprise de façon réac-tionnaire (en expliquant, par exemple, qu’un-e enfant a bienbesoin d’une maman et d’un papa), mais aussi de manière sub-versive. Elle peut être convoquée pour tenter de comprendre lesmanières d’être des personnes autistes, sans vouloir à tout prixmodifier leur comportement. Des psychanalystes3 ont apportédes réflexions en ce sens. Cela n’implique pas qu’au quotidien,nous, éducatrices et éducateurs, « fassions de la psychanalyse ».

MANIPULATIONS COMPORTEMENTALISTESLes comportementalistes mettent en exergue leurs « mira-culé- e-s », qui, en quelques années de conditionnement inten-sif, auraient été « sauvé-e-s ». Amen ! Sauf que diverses mani-pulations interviennent. De chiffres, d’abord... En englobantpeu à peu l’« autisme », qui caractérise une manière d’être, enretrait par rapport au monde, dans la catégorie, plus large, des« troubles envahissant du développement » (TED4), qui carac-térise des déficiences, les classifications psychiatriques (DSM,OMS5) tendent à mettre tout le monde dans le même sac. Ilest peu étonnant que les méthodes comportementales obtien-nent des « résultats » positifs au niveau quantitatif à mesurequ’elles ne traitent plus vraiment des personnes autistes. Mani-pulation des esprits ensuite... Sont présentés comme sauvéspar les méthodes comportementales des jeunes gens qui relè-vent d’une forme d’autisme de haut niveau6. Ceux-ci montrentune angoisse vis-à-vis des situations sociales, mais maîtrisentle langage (dans sa fonction communicative), et font parfois

FERNAND DELIGNY EST PARTIVIVRE DANS LES CÉVENNESEN COMPAGNIE DE JEUNES

AUTISTES. LES PHOTOS SONTEXTRAITES DE SES OUVRAGES

ET DE SES FILMS.

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preuve d’une intelligence incroyable dans certains domaines(ce qui n’implique pas que les autres soient stupides). À lesmettre sur le devant de la scène, on oublie celles et ceux dontles manières d’être correspondent à une autre image d’Épi-nal : des personnes sans langage, qui se balancent de haut enbas, tourbillonnent à une vitesse incroyable, semblent avoir leregard vide d’émotions. Celles et ceux-là restent dans les cou-lisses du spectacle. Lorsqu’on en convoque un-e, c’est pourmontrer à quel point son comportement était insupportableavant qu’il ou elle ne soit remis-e sur les rails de la normalité.Autre manipulation : faire croire qu’il faut modifier le com-portement d’une personne autiste pour la « sauver ». Si l’onconsidère qu’accompagner une personne autiste consiste à larendre socialement acceptable, en supprimant les manifesta-tions de sa déviance, le conditionnement comportemental aeffectivement bien lieu d’être. Les promoteurs de méthodescomportementales tentent de faire passer la pilule en arguantque toute éducation comporte une part de conditionnement.Il est vrai que les nouvelles générations subissent une miseen condition, plus au moins autoritaire, aux normes sociales,sauf que ce n’est pas de l’éducation. L’éducation est une rela-tion qui consiste à coproduire du sens dans les pratiquessociales, des repères dans un monde qui peut paraître vide desens. Ce n’est pas imposer des normes, des comportements,des pratiques socialement acceptables, sinon c’est du condi-tionnement. Les institutions « éducatives » (école, éducationspécialisée, famille) ont une fâcheuse tendance à glisser verscette définition. Si ce conditionnement n’est pas accompagnéde la possibilité d’y mettre un sens, de se le réapproprier pourdépasser les normes dominantes incorporées, il s’agit de dres-sage. Dresser, c’est créer des stimuli afin de conditionner descomportements de façon mécanique. C’est pourquoi se fixersur le comportement déroutant des personnes autistes, se don-ner pour mission de le modifier, c’est du dressage, pas de l’édu-cation. Les méthodes comportementales, à force de penser l’in-dividu-e comme une somme de fonctions, qui, quand l’uned’elles est déficiente, doit être redressée, contribuent à forgerdes attitudes socialement acceptables mais vides de sens pourdes personnes autistes. À ce prix, mieux vaudrait ne rien faire.Fernand Deligny, durant la « tentative » qu’il mena dans lesCévennes avec des gamin-e-s autistes, mettait en garde contreleur « d’hommestication » : « Où voulez-vous que j’aille lorsquem’est advenu ce gamin de 12 ans, jumeau décalé dans le tempsdu Victor, l’enfant sauvage récolté par un Itard qui croyait fermeaux bienfaits de la civilisation ? J’avais pensé, en lisant le rap-port d’Itard : pouvait pas lui foutre la paix, à c’t’enfant là ? »7.

REFUSER DE DRESSERLa psychanalyse freudienne a noté l’importance du symptômeet de ce qu’il dit du sujet. Si l’on conçoit que les attitudes« bizarres » des personnes autistes constituent autant de symp-tômes d’une angoisse fondée sur une perception chaotique du

monde extérieur, l’onconçoit aussi que lessymptômes sont unemanière de se défendrecontre cette angoisse. Lesen priver, c’est les priverd’une ressource qui leurpermet de faire face aumonde et aux autres.C’est aussi appliquer noscritères de normalité àdes manières d’être quinous troublent.Accompagner une per-sonne autiste, cela prenddu temps. D’abord, celuid’entrer en relation avecune personne pour qui lerapport avec un-e autreest source d’uneangoisse considérable.Toute situation d’ap-prentissage nécessiteavant tout une rencontreentre deux personnes. Ilfaut prendre le temps dese rencontrer, de se faireconfiance, de se laisserguider. Se voir ouvrir lesportes de son univers parune personne autistenécessite une présencebienveillante de longuehaleine. On ne peut pasforcer ces portes, ce quiest d’ailleurs assez heureux pour elles. Deligny parlait de « pré-sences proches » pour qualifier les personnes qui vivaient avecles gamin-e-s autistes, qui « s’efforcent (…) de ne pas chercherà les faire entrer à toute force dans nos cadres »8. Puis il fautprendre le temps d’expliquer les choses, d’y mettre du sens,sans imposer ses normes. C’est autrement plus long et diffi-cile que de façonner un comportement « prêt-à-utiliser ».Aussi, les méthodes comportementales constituent dans ledomaine éducatif le stade avancé du néolibéralisme : il s’agitde produire un résultat, quantitativement évaluable (« Machin-efait ceci et ne fait plus cela », en cochant des cases), de manièrespectaculaire mais vide de sens, et assez efficace pour satisfaireà une logique productiviste. Il ne s’agit plus d’accompagnerdes personnes ni de leur procurer des repères dans un mondeterrifiant mais de modeler leur comportement, quitte à en fairedes robots. Remplacer une bizarrerie par une autre, plus « adap-tée socialement », voilà donc un vaste projet. Sandrino di Mosca

7. Fernand Deligny, Nous etl’Innocent, Maspero, 1975.Deligny fut un pionnier del’éducation spécialisée,auprès d’enfants « diffi-ciles », puis d’enfantsautistes. Il a plutôt évoluéen marge des institutions,promouvant des accompa-gnements alternatifs.

8. Charlotte Nordmann,« Deligny – cartographierles territoires du commun.Entretien », La Revue deslivres, n° 10, mars-avril2013.

3E PLAN AUTISME,ON VEUT DU CHIFFRE!La Haute Autorité deSanté (HAS), organismeparaéta tique, a publié unnouveau plan sur l’autis -me louant « des méthodesqui mar chent » pourreprendre les mots venusdu minis tère. Ce rapportmet en exergue unemédecine dont les résul -tats n’exis tent que sousl’angle de séries statisti -ques, là où l’évalua tionchiffrée est impossi ble. À moins de nier chaqueautiste dans sa singulari -té, peut-on vrai ment lesaddition ner les uns aprèsles autres comme s’ilsétaient des êtres homo -gènes ? Et les soi-disant« preu ves » comp tables nesont en réalité que « ladisparition d’un certainnombre de comporte -ments gênants et la cons -truction d’autres compor -tements souhai tés ». Enclair, la trans formationdes autistes en être« normaux » sans prendreen compte leurs façonsd'être au monde.Le plan réduit donc cesymptôme à un simpledysfonctionnementgénétique et les autistes àdes machines déréglées.Soigner deviendrait doncla seule affaire des scien -ces cognitives ou compor -te menta listes – comme laméthode ABA – voire de labiologie. Puis, les médica -ments deviendraient àleur tour le traitement

idéal pour une industriephar ma ceutique qui réduitla médecine à une affairede dosage.À l’inverse, les 121 pagesdu rapport ne citent pasune seule fois les mots« psycho thérapie » et«psychanalyse». Il est vraique ces approches histori -ques refusent toute comp -tabi lité et tout remèdestan dardisé. L’enfant y estaccueilli comme un êtreunique avec une histoireparticulière aussi impor -tante que son symptôme.Une attention est portéeaux inventions singulièrestrouvées par les autistespour leur permettre delutter contre l’angoisse,d’accéder à la vie socialeen se risquant à inclurel’Autre dans leurs opéra -tions. Évidemment, lasolution trouvée par unautiste ne vaut pas pourun autre, donc le soignantdoit laisser sa place àl’inatten du. Une approcheau cas par cas qui nerentre guère dans lescases des fichiers infor -mati ques du ministère.Face à cette offensive, oùl’Etat devient médecin (etpas malgré lui) unepétition a été lancée, ensus de nombreusesréactions des profession -nels et parents d’autistes :http://pratiques.fr/pour-un-autre-plan-autisme-2013.html

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OÙ VONT NOS DÉCHETS ÉLECTRONIQUES? ÀAGBOGBLOSHIE, DANS LA BANLIEUE D’ACCRA, AU GHANA, OÙ LES

TÉLÉVISEURS ET LES ORDINATEURS QUI ONT ENVAHI NOS VIES SONTDÉSOSSÉS ET BRÛLÉS POUR LA RÉCUPÉRATION DU CUIVRE…

1. Voir le film Prêt à jeter.L’histoire méconnue de l’ob-solescence programmée, de

Cosima Dannoritzer.

2. C’est une organisationintergouvernementale

composée de cinquante-quatre États, qui sont d’an-ciennes colonies ou protec-

torats de l’Empirebritannique. Dirigés par lareine Elisabeth II, ceux-ci

sont censés être indépen-dants, mais ne le sont pas

toujours dans les faits.

3. Le rapport ChemicalContamination at E-waste

Recycling and DisposalSites in Accra and

Korforidua est consultablesur le site de Greenpeace.

4. Rapport Recycling. FromE-waste to Ressources,

Programme des Nationsunies pour l’environnement,

février 2010.

Ghana,poubelle électronique

de l’Occident

analyse

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TOGO

BURKINA FASO

CÔTE

D‘IVOIRE

TOUT LE MONDE connaît aujourd’hui le concept d’obso-lescence programmée, inventé par les industriels au XXe

siècle pour réduire la durée de vie des objets qu’ils produi-sent et ainsi pousser à la consommation et augmenterleurs ventes1. C’est l’une des caractéristiques du culte de lacroissance, le mythe d’une économie toujours plus perfor-mante. Les conséquences sont malheureusement désas-treuses : ces produits envahissent en effet les poubelles(après avoir envahi les foyers) des pays développés. Quefaire alors de ces montagnes de déchets électroniques(ordinateurs, téléphones portables, télévisions qui s’arrê-

tent de fonctionner au bout de quelques années seulementou sont déjà remplacés par d’autres produits plus neufs,plus performants, plus plats) ? Les solutions et les engage-ments de recyclage ne sont que de la poudre aux yeux. Enfait, nos déchets électroniques sont bien souvent envoyésdans les pays du Sud pour être dépecés dans des déchargesà ciel ouvert, comme par exemple celle d’Agbogbloshie,dans la banlieue d’Accra, la capitale ghanéenne. Là-bas, sur près de dix kilomètres, des centaines de per-sonnes, dont beaucoup de jeunes, tentent de survivre en brû-lant le caoutchouc ou le plastique des écrans et autres gadgetspour récupérer du cuivre. Avec un objectif : la revente à desentreprises souvent étrangères pour une recette de quelqueseuros par semaine. Sept jours sur sept, de l’aube au coucherdu soleil, et par des températures souvent insoutenables, cestravailleurs, dont beaucoup dorment sur place, inhalent ouavalent accidentellement du plomb, du mercure, ou encoredes dioxines hautement toxiques. Dans le simple but de nepas mourir de faim. Les sols et les eaux sont gravement pol-lués par cette activité, et ce pour des millénaires. C’est unevéritable catastrophe écologique et sociale.

CONTINENT RÉSERVOIR ET DÉPOTOIRLe Ghana est en effet devenu ces dernières années la princi-pale terre d’accueil des déchets électroniques, etAgbogbloshie la plus grande décharge de ce type au monde,avec plus de 90 000 tonnes récupérées par an (chiffre enconstante hausse). Les généreux donateurs sont la France,l’Allemagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne (le Ghana estdepuis son indépendance, en 1957, membre duCommonwealth2), la Suisse mais aussi la Corée du Sud et lesÉtats-Unis. En 2008, Greenpeace avait tenté dans un rap-port3 d’alerter l’Europe et les Nations unies sur ce déverse-

ment illégal en préconisant par exemple de répercuter lesurcoût de la gestion des appareils devenus obsolètes surleur prix d’achat. C’était seize ans après la convention deBâle qui, en 1992, officialisait l’interdiction de cette pratiqueet obligeait les producteurs des appareils électroniques àtraiter leurs déchets. Deux directives européennes ontmême été écrites en ce sens. Mais depuis, rien n’a changé,et la situation a même tendance à empirer : l’ONU estime à50 millions de tonnes la quantité de déchets électroniquesproduite chaque année. Et cela ne cesse de s’aggraver avec« la révolution numérique » ou le passage aux écrans plats(on estime entre 200 à 500 % leur augmentation d’ici 2020dans certains pays du monde4). Et là où l’on perçoit tout lecynisme dans cette histoire, c’est que, au départ, tous lesordinateurs et les téléviseurs étaient envoyés au Ghana sousprétexte de réduire la fracture numérique. Mais ce projet ini-tial a été assez vite contourné et détourné par les entreprisesqui y ont vu l’opportunité d’éliminer les procédures très coû-teuses d’entreposage-démantèlement-récupération et d’es-quiver les lois contraignantes en la matière. Aujourd’hui, onestime à un ou deux sur mille le nombre d’appareils en état

Au départ, tous les ordinateurs et les téléviseurs étaient envoyés a

*Clément Wittmann

a effectué un voyage

au Ghana fin 2012.

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5. Voir le rapport 50questions. 50 réponses surla dette, le FMI et la banquemondiale, du Comité pourl’annulation de la dette duTiers Monde, les analysesde l’association Survie ouL’Empire de la honte, deJean Ziegler.

6. Lire notamment L’Afriquenoire est mal partie, publiéen 1962, ou L’Afriqueétranglée (1980). RenéDumont est d’originerurale, issue d’une lignéede paysans, et militantécologiste radical. Il devienttrès vite anticolonialiste,notamment en voyant lesravages causés enIndochine en 1930, lorsqu’ily est responsable de l’Officedu riz. À partir de cetteépoque, il militera pour ledéveloppement desagricultures locales et dessavoir-faire ancestraux. Ilse sensibilise auxproblèmes de l’Afrique de1959 à 1961 lors demissions pour le comitédirecteur du Fonds d’aide etde coopération.

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de fonctionner sur la décharge d’Agbogbloshie. Victime denotre croissance, et de la croissance qu’on lui impose,l’Afrique est un continent réservoir, pillé pour ses matièrespremières et dépotoir à qui on envoie nos appareils qui nefonctionnent plus. Un continent sacrifié sur l’échiquier del’économie mondiale. Le Ghana compte de très nombreux champs de cacao, maison ne trouve pas un seul morceau de chocolat dans les épi-ceries des quartiers pauvres ! La question est bien plus pro-fonde que l’histoire des déchets. Ce pays affiche fièrement14,4 % de croissance en 2011 (l’une des plus importantes aumonde dans les années à venir, selon le Fonds monétaireinternational), mais la misère reste réelle. C’est toute l’éco-nomie de ce pays qui est ravagée par les politiques écono-miques dictées par le FMI.

LE MÉCANISME DE LA DETTEPour bénéficier de prêts et financer son développement, leGhana, comme ses voisins, a commencé à creuser sa dette ily a une quarantaine d’années auprès des banques occiden-tales et des États du Nord5 avec l’obligation d’abandonner laculture du riz, qui fournissait pourtant nourriture et travail,au profit du cacao et du café en culture intensive et de l’ex-ploitation des mines d’or. Tout ça destiné à l’exportation.Mais il y a trente ans, les cours du café et du cacao ont chuté,notamment à cause de la surproduction (due au fait que la

plupart des pays ont appliqué ces politiques économiques enparallèle) et en raison de la liquidation par les multinatio-nales de l’accord international de 2001 sur le café, qui régu-lait productions et exportations dans le monde. Le gouver-nement ghanéen de l’époque refait donc une nouvelle foisappel au FMI et à la Banque mondiale pour l’obtention de600 millions de dollars, avec des taux d’intérêt élevés. Enéchange, un nouveau plan d’ajustement structurel : non pasle développement de l’industrie locale, mais des exemptionsd’impôts et l’allégement des normes environnementalespour attirer les firmes étrangères, la privatisation des terres,du sous-sol et de l’eau, et l’augmentation massive de lacoupe et de la vente de leur bois, avec les conséquences quecela peut avoir sur les écosystèmes. Bilan : la chute du bud-get santé, une dette qui explose, et un pays qui est obligéd’importer de la nourriture.

Un autre exemple de la pression mise par l’Occident sur leGhana : nombre de petits pêcheurs sont contraints d’aban-donner leur métier car le poisson est pris au large par lesgros bateaux battant pavillon russe ou de l’Union européen-ne. C’est cette situation qui les pousse vers Accra, et cespetits boulots dans la décharge.« Heureusement », les produits étrangers, notamment sub-ventionnés par l’Europe, inondent les marchés comme dansles autres pays africains. Les paysans souffrent ou disparais-sent au Ghana, au profit de grandes entités qui se plient aubon vouloir du FMI. Et, en fin de compte, on a du mal às’imaginer une pauvreté aussi indécente.Comme le dit René Dumont6, un agronome connu pour soncombat pour le développement rural des pays pauvres et sonengagement écologiste : « Nos conditions de vie et de travailcontinuent à se détériorer et les inégalités sociales s’accen-tuent. De multiples conflits traduisent cette situation de crise.Elle ne peut que s’aggraver. C’est un seul et même systèmequi organise l’exploitation des travailleurs et la dégradation devie qui met en péril la terre entière. La croissance aveugle netient compte ni du bien-être, ni de l’environnement ».

LE RETOUR À LA TERREFace à une situation aussi dramatique, il existe pourtant despistes de résistance et des espoirs. Par exemple, des paysan-ne-s, aidé-e-s par le réseau international Via Campesina7 se

regroupent pour lutter pour la souveraineté alimentaire,donc contre le diktat de l’Organisation mondiale du com-merce et des multinationales. Ils et elles s’organisent et lut-tent contre l’invasion des OGM, pour l’agriculture paysanneet des fermes à taille humaine. Concrètement, ils et ellesmontent des projets de centres de ressources et de formationà l’agroécologie, pour maintenir les pratiques ancestrales etrespectueuses de l’environnement ; assurent le soutien àl’installation de nouveaux agriculteurs et organisent aussi desrassemblements pour peser sur le gouvernement et promou-voir la mise en place de politiques agricoles garantissant l’ac-cès à la terre, à l’eau, aux semences et aux ressources natu-relles. Une lutte locale qui, s’il est besoin de le rappeler, s’ap-puie sur une connaissance du territoire et de ses spécificités,des échanges de pratiques, des recherches autonomisantesde vies communautaires, autant d’expériences émancipa-trices qui s’inscrivent en rupture avec le pouvoir mondial.Loin, très loin de la voie empruntée jusqu’alors par le pays etde l’économie née de la récupération des déchets.Sébastien Bonetti et Clément Wittmann*

s au Ghana sous prétexte de réduire la fracture numérique.

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7. Via Campesina («voiepaysanne»), mouvementinternational indépendantqui coordonne depuis vingtans des organisations depetits paysans pour leurdonner plus de poids faceaux entreprisesagroalimentairesmultinationales. Le réseauest présent partout, ycompris en Europe, car ilconsidère que lesproblématiques sont lesmêmes pour les petitsagriculteurs.

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«LES CARACTÈRES DU MOUVEMENT français peuventse définir par opposition à l’expérience italienne1.– Les ouvriers français ne sont pas armés. Des services desécurité veillent aux portes des entreprises, mais pratique-ment, leur rôle consiste plus à surveiller l’entrée et la sortiedu personnel qu’à s’opposer à des interventions policièresou fascistes. Il est certain néanmoins que la mobilisationouvrière est si avancée qu’à la moindre alerte les ateliers occu-pés de façon pacifique et souriante se transformeraient enforteresses imprenables. – Les occupations ne s’accompagnent pas d’exploitationdirecte ; les stocks de matières premières restent intacts ; lesproblèmes de financement et de monnaie peuvent se poser.– Les violences sont l’exception ; les déprédations, purementaccidentelles, et limitées le plus souvent à des vitres brisées,sont réparées sur-le-champ. On ne signale ni vol d’outillageou de matières premières, ni détournements de marchan-dises dans les magasins de détail. Ces définitions négativessont insuffisantes pour faire ressortir tous les aspects desoccupations françaises. Celles-ci ont été conçues comme unmoyen supérieur de faire aboutir des revendications écono-miques ; elles ont été aussi un moyen de faire comprendre

au patronat que c’en était fini de sa toute-puissance ; ellesont été enfin pour la classe ouvrière l’occasion de faire preuvede ses qualités de discipline et d’organisation. – […] le principal obstacle au succès des grèves revendicatives,pendant les années de crise, résidait dans l’existence d’unimportant chômage permanent. Le patronat pouvait jouer surcette main-d’œuvre de réserve, souvent désespérée et décidéeà accepter les salaires les plus bas pour remédier à sa condi-tion misérable ; les ouvriers redoutaient cette concurrence ethésitaient de ce fait à entreprendre une action hasardeuse quiavait les plus grandes chances d’aboutir à un échec. Les pre-mières occupations d’usines de la métallurgie répondent à cettepréoccupation. L’usine restant sous le contrôle des travailleurs,le patron ne peut faire appel à une main-d’œuvre de rempla-cement. Mais c’est aussi un moyen de pression sur lesemployeurs d’une force exceptionnelle ; dans les grèves clas-siques, la résistance patronale peut entraîner des réactionsouvrières violentes qui peuvent aller jusqu’à des manifesta-tions de rue, des heurts sanglants avec les forces de police ouavec les jaunes. Maintenant, le patronat a tout à craindre pourses biens, d’une attitude provocatrice, car les travailleurs tien-nent sous leur contrôle ses bâtiments, ses machines, ses

Tirées du livre de Jacques Danos etMarcel Gibelin, Juin 1936, publié pourla première fois en 1952, les pagessuivantes rappellent quelles ont été lesprincipales caractéristiques, pourbeaucoup inédites, des grèves quiaccompagnent la victoire électorale duFront populaire. Or, si les conquêtessociales de l’époque sont, avec celles de laLibération, le leitmotiv d’une « gauche»qui a renoncé à ces dernières pour menerà bien les reculs sociaux que la droiten’avait pas réussi à imposer, elle se garde

bien d’évoquer les conditions qui ontpermis lesdites conquêtes. À savoir unmouvement large et spontané de grèvesavec occupation des usines qui, durantquelques semaines, a fait vaciller sur sesbases le pouvoir du patronat et aconstitué la plus grande grève de l’histoirefrançaise jusqu’à Mai 1968. Mais si unMarceau Pivert proclame alors avec forceque « tout est possible », les staliniensrétorquent aussitôt que ce n’est pas le caset un Maurice Thorez ne craint pasd’affirmer qu’il faut « savoir terminer une

grève». Les grévistes désarmés, le patron atne tarde pas à reprendre la main, avecl’aide d’un gouvernement Blum bientôtremercié pour une équipe plus ouverte -ment réactionnaire et revancharde. Alorsque la contre-révolution libérale bat sonplein et remet en cause des décenniesd’acquis sociaux durement acquis, l’exem -ple de juin 1936 rappelle que la seuleforce de ceux d’en bas réside dans l’actiondirecte et la grève générale, à conditionqu’ils cessent de faire confiance à leursfaux amis…

1. Durant les « deuxannées rouges » (1919-1920), l’Italie connut un

vaste mouvement degrèves avec occupation

des usines. Mais lemouvement fut endiguépar la promesse, falla-cieuse, d’une loi sur le

contrôle ouvrier quidémobilisa les tra-

vailleurs tout en laissantl’initiative à la contre-

révolution préventive quiaboutit au fascisme

[note de la rédaction].

hist oire

LA RUBRIQUE HISTOIREPROPOSE DES TEXTESD’ARCHIVES QUI SE VEULENT AUTANTD’ÉLÉMENTS POURCOMPRENDRE OU INTERROGER LE PRÉSENT

Occuper les usinesLe caractère des grèves de 1936

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À LIRE

Juin 1936Jacques Danos,Marcel Gibelin, LesBons Caractères,2006.

Front populaire,révolution manquéeDaniel Guérin, Agone(à paraître à l’automne2013).

archives, bref tout ce qui est le gage de ses titres de propriété. – L’occupation conçue comme moyen de défense et de chan-tage perd vite ses caractères d’origine, dès que le mouvementse généralise. Il est clair, en effet, que dans le climat social etpolitique qui existe en France dès la fin du mois de mai, lepatronat ne peut plus songer à recourir à ses moyens habi-tuels d’opposition. Sur le plan de la stricte lutte revendicative,l’occupation des entreprises devient presque une précautionsuperflue. Elle se poursuit cependant et toutes les corpora-tions, dans toutes les régions, y ont recours. On a parlé de« contagion ». Le mot ne suffit pas à expliquer le phénomène.On a dit : la classe ouvrière française a été saisie «d’une grandefièvre d’évasion collective ». L’expression sonne bien, mais ilfaut préciser. S’agit-il d’une évasion du travail ou d’une ten-tative d’évasion de sa condition prolétarienne ?La contagion, l’imitation jouent certainement un rôle déter-minant dans un grand nombre de cas : l’atti-rance pour la nouveauté du procédé, pourl’originalité des situations qu’il crée ; le sen-timent qu’il permet d’échapper à la routinede la vie quotidienne en bouleversant lesconditions de la vie personnelle et en trans-formant le lieu de travail en lieu de séjour ; laréponse qu’il apporte à la fièvre d’action […] ;tous ces éléments jouent leur rôle dans lagénéralisation des occupations d’entrepriseset contribuent à expliquer l’enthousiasme etla joie de tous les participants. Mais le senti-ment de revanche à l’égard du patronat est tout aussi essen-tiel ; il faut affirmer clairement que les rapports sociaux nes’établiront plus désormais selon la loi dictée unilatéralementpar le patron, mais qu’au contraire les travailleurs pourrontdiscuter d’égal à égal avec lui, voire lui imposer à leur tourleur volonté. Le désir d’affirmer symboliquement cette loinouvelle explique les nombreuses grèves qui se sont déclen-chées dans des entreprises où satisfaction a été donnée auxrevendications collectives. […]– L’organisation et l’ordre sont exemplaires. Tous les obser-vateurs sont unanimes sur ce point. Ici encore ce sont lesmétallurgistes de la région parisienne et du Nord qui don-nent aux occupations leurs traits caractéristiques. Dès les pre-miers jours, en effet, les occupations ont pris leur visage défi-nitif, que nous pouvons essayer de transcrire en synthétisantles récits qui en ont été faits. À la porte de l’usine, le piquet de grève : quelques hommesqui devisent paisiblement en fumant. À la grille sont accro-chés quelques drapeaux : un drapeau tricolore et un drapeaurouge, toujours orné des insignes des partis du Front popu-laire. À l’entrée une affiche «xe jour de grève » qui invite lespassants à verser une obole pour le soutien des ouvriers. Sou-vent un tableau indique les revendications des grévistes avec,en regard, les salaires pratiqués dans l’entreprise avant l’ar-rêt du travail. À l’intérieur de l’entreprise, le pouvoir estconcentré entre les mains du comité de grève, subdivisé en

commissions, dirigée chacune par un responsable. Les nomsdes responsables sont généralement affichés dans l’entreprise.Énumérons les principales attributions du comité de grève :la discipline intérieure, c’est-à-dire la délivrance des bons desortie ; la surveillance des prescriptions sévères concernantl’interdiction de l’alcool et du vin, le maintien d’une moralitérigoureuse, l’organisation des piquets de grève ; la sécurité etl’entretien, c’est-à-dire l’organisation des rondes de préven-tion d’incendie, la surveillance des équipes de nettoyage deslocaux et l’entretien des machines ; le ravitaillement et la liai-son avec les comités locaux du Front populaire qui assurentle plus souvent la fourniture des subsistances ; les loisirs, c’est-à-dire l’organisation des bals et spectacles quotidiens ; enfinla gestion des fonds de grève. Chaque jour se tient une assemblée générale du personneloù les responsables rendent compte de l’évolution des pour-parlers avec les patrons et donnent les consignes concernantl’organisation intérieure. Les femmes sont renvoyées chaquesoir chez elles (à l’exception des entreprises où les femmesconstituent la majorité du personnel) ; et théoriquementchaque gréviste est libre un jour sur quatre ; certains au débutsurtout, profitant des premiers bons de sortie qui leur ont étédélivrés, ne sont pas revenus ; d’autres ont parfois tenté de

fuir au moment du déclenchement du mou-vement. Mais ces incidents ont été rares ; beau-coup sont retournés à l’usine prendre leurplace. […]– Comment s’organise le contrôle de la basesur les responsables ; une véritable démocra-tie existe-t-elle et quelles formes prend-elle ?Et d’abord les responsables sont-ils élus ?Dans la très grande majorité des cas, il fautrépondre par la négative. Les comités de grèvese forment le plus souvent par la réunion desmilitants syndicaux et politiques les plus

dynamiques, ceux qui ont donné le signal de l’arrêt de tra-vail ou vers qui se tournent les ouvriers après le débrayage,parce qu’ils sont connus comme appartenant à une organi-sation ouvrière. Dans le cours de la grève, les comités de grèves’adjoignent les travailleurs qui se révèlent les meilleurs orga-nisateurs. Il est certain, par contre, que le comité reste étroi-tement en contact avec la base pendant toute la durée de l’oc-cupation. Les décisions d’approbation ou de refus des accordsfont l’objet de votes et nous avons vu à plusieurs reprises desassemblées repousser lespropositions des délé-gués. » Jacques Danos,Marcel Gibelin

La classeouvrière

française a étésaisie «d’unegrande fièvred’évasioncollective ».

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PAR DÉLÉGATION

de service public(DSP), six com-munes de l’ag-glomération gre-

nobloise1 confientl’exploitation de leur réseau de chauffage à la CCIAG2, unesociété d’économie mixte dont les actionnaires principauxsont la ville de Grenoble (52 %), Dalkia (42 %) et, dans unemoindre mesure, la Métro (la communauté d’aggloméra-tion) et la ville d’Échirolles. La CCIAG distribue de la cha-leur à environ quatre-vingt-dix mille « équivalents logements»3 et constitue ainsi le second réseau de chaleur de France,après celui de Paris. On est cependant loin de l’idée d’unservice public. Bien qu’encadré par la DSP, le mode de ges-tion se révèle complètement opaque. En 2008, un avenantau contrat de concession est voté. Or, suite à cette décisionet contrairement aux clauses qui posent notamment un« principe de neutralité » (pour qu’il n’y ait pasd’impact à la hausse sur les tarifs) et qui exi-gent un contrôle par les communes, lescharges de chauffage vont augmenter consi-dérablement, parfois jusqu’à 30 %. De plus,jamais les communes délégantes n’iront véri-fier quoi qu e ce soit. Cet avenant permet pour-tant à la CCIAG de dégager une marge de prèsde six millions d’euros, dont 900 000 eurosseront distribués à titre de dividendes auxactionnaires (et près de 450 000 euros à la Ville de Gre-noble). Il est clair que les usager-e-s paient plus que pourle service rendu. Ces hausses démesurées pèsent sur lesbudgets et engendrent une situation d’urgence.

ÇA CHAUFFE !En réaction, un mouvement de contestation naît alors dansdes quartiers populaires, comme à la Viscose (à Échirolles)ou au Village Olympique (à Grenoble). Des habitant-e-s inter-pellent la CCIAG, les bailleurs et les pouvoirs publics. À laViscose, l’amicale des locataires CNL4 organise une grève descharges. Des collectifs germent un peu partout, locataires oucopropriétaires, tous décidés à se faire entendre. Enfévrier 2011, pour unifier le mouvement et faire convergerles revendications, se crée le Collectif pour un chauffageurbain juste et solidaire. Des revendications communes sontposées clairement et définissent l’axe des actions à mener : labaisse des tarifs, le remboursement des trop-perçus et le pas-sage à une gestion intercommunale.En avril 2011, le collectif organise une première manifesta-tion devant la mairie de Grenoble. Puis des rassemblementsy sont organisés régulièrement. Le dernier en date, en

novembre 2012, a rassemblé cent cinquante personnes et, àcette occasion, les usager-e-s en colère ont forcé le passagepour intervenir et être reçu-e-s par le conseil municipal.Parallèlement, un groupe de travail se met en place pour décor-tiquer le fonctionnement de la CCIAG. En fournissant unminutieux travail d’expertise, il affine et donne du corps auxrevendications et, lors des négociations, réussit à tenir têteaux habiles discours techniciens. Pour expliquer et diffuserles résultats de ces travaux, dans une démarche d’éducationpopulaire, de nombreux temps d’échanges sont organisésauprès des habitant-e-s et des représentant-e-s des collectivi-tés. On peut tout de même déplorer que cet effort ne concernequ’un petit nombre de personnes et conduit à une fractureavec les revendications collectives.

VICTOIRES ET DÉSILLUSIONSCes actions et ces mobilisations aboutissent pourtant à depetites victoires qui viennent auréoler le collectif. Grâce au

travail d’expertise, les communes ont commencéà être plus regardantes sur le fonctionnement dela CCIAG. En 2011, elles signent un avenant pourlimiter ses bénéfices à 1,5 million d’euros (ils n’at-teindront finalement que 500 000 euros). À Échi-rolles5, le collectif a obtenu une baisse de 8 % duprix de la facture. Cependant, à cause de l’aug-mentation du cours des combustibles, elle est res-tée relative et limitée à 1 %. Les prix ont certes étéstabilisés mais la mobilisation continue, car l’ob-

jectif reste toujours d’obtenir des baisses effectives.En janvier dernier, l’avenant de 2008 a été jugé illégal par letribunal administratif. Des associations de copropriétaires ontalors décidé d’attaquer la CCIAG en justice pour exiger le rem-boursement des trop-perçus, estimés à huit cent mille eurosentre 2008 et 2011. S’ils obtiennent gain de cause, d’autrescollectifs pourraient s’engouffrer dans la brèche. Cependant,pour les locataires qui ne pourront pas se pourvoir en jus-tice6, il faudra continuer à développer un rapport de force col-lectif avec les communes pour espérer des avancées.Loin de s’essouffler, cette lutte trouve un fort écho, notam-ment dans les quartiers populaires. Elle continue de s’étendreet touche maintenant l’ensemble des bailleurs sociaux concer-nés. En effet, au travers de ce mouvement, les gens prennentla liberté d’agir sur des décisions publiques qui les concer-nent. Et grâce à ces habitudes d’auto-organisation, se don-nent des clés et rendent palpable la possibilité de défier lespuissants. Cette lutte tenace s’accompagne plus globalementd’une réflexion sur l’aménagement des villes, les politiquesde rénovation urbaine, et pose la question du mode de ges-tion que l’on souhaite pour son habitat, son immeuble ou sonquartier. Affaire à suivre ! rafito

AGIR

À la Viscose,l’amicale deslocataires aorganisé unegrève descharges.

1. Grenoble, Échirolles, LePont-de-Claix, Eybens,

Saint-Martin-d’Hères et LaTronche.

2. Compagnie de chauffageintercommunale de l’agglo-

mération grenobloise.

3. Un équivalent logementcorrespond à la consomma-

tion d’un logement de70 mètres carrés construit

selon les normes en vigueurau milieu des années 1990,soit environ 12 mégawatt-

heures (ou un peu moinsd’une tonne d’équivalent

pétrole) par an de chaleurutile en chauffage et eau

chaude

4. Confédération nationaledu logement.

5. Échirolles est une villequi compte 40 % de loge-

ments sociaux.

6. C’est le bailleur qui estabonné, il n’y a donc pas de

contrat direct entre laCCIAG et les locataires.

DEPUIS CINQ ANS, UN COLLECTIF D’HABITANT-E-S SE

MOBILISE, DANS L’AGGLOMÉRATION GRENOBLOISE,

CONTRE LES HAUSSES DES TARIFS ET LES PRATIQUES

ABUSIVES DE LA COMPAGNIE DE CHAUFFAGE URBAIN.

Collectif pour unchauffage urbainjuste et solidaire!

Plus d’infos chauffage-urbain.org

en lutte

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LE DÉFERLEMENT TECHNOLOGIQUEmodèle notre société et nous ne pouvonsplus l’analyser sans en tenir compte.Pilier de l’économie moderne, latechnologie est un moteur du capitalisme.La production subit de plein fouet larationalisation techno-libérale, qui tend àaccélérer ses cycles. Dans une perpétuellecourse à la nouveauté, on produittoujours plus vite des marchandisesindustrielles fonctionnant avec toujoursplus d’électronique. L’automatisation etl’informatisation des processus deproduction scellent la prise de pouvoirdes ingénieurs et de leurs machines.Beaucoup de métiers sont déqualifiés etse font de plus en plus derrière un écran,quand ils ne disparaissent passimplement. Les savoir-faire des artisansdeviennent inutiles, et les tâches confiéesaux ouvrier-e-s sont toujours plus simpleset morcelées. À l’extrême, la productionindustrielle semble pouvoir se satisfairede n’employer que des informaticiens etdes manutentionnaires.

Cette informatisation continue desdifférents métiers, ainsi que la nécessitéd’écouler la kyrielle de nouveaux objetsélectroniques et technologiques produits,

a encouragé leur diffusion massive. Aprèsavoir envahi les lieux de travail, lapossession d’un ordinateur connecté àinternet et d’un téléphone portable estdevenue une norme. Ce qui ne va passans bouleverser nos comportements etnos relations sociales. Fonctionnant surl’idée de dématérialisation, avecl’instantanéité comme dogme, cestechnologies engendrent un zappingpermanent qui tend à délégitimer touteidée d’engagement sur la durée. Ce qui serépercute jusque dans nos pratiquesmilitantes : si les informations, voire lesidées, se diffusent plus rapidement, onconsacre moins de temps à s’organiser ets’engager socialement, pour analyser,partager ces idées, et les transformer enactes. On peut se demander si les nativeset natifs du numérique en seront toujourscapables.

Depuis dix ans que nous analysons etcritiquons l’asservissement par lestechnologies –nucléaires, numériques ouencore celles issues du génie génétique–,le phénomène s’est accéléré et l’on peutaujourd’hui parler d’emprise numérique.Ce phénomène est induit par ledéploiement de l’Internet à haut débit,

l’apparition du Wi-Fi et la multiplicationet la diffusion massive des moyens de seconnecter au réseau Internet(Smartphone, tablette, etc.).Conjointement au développement decapacités de stockage faramineuses, cespossibilités d’accès permanent et en toutlieu alimentent le rêve des États et desentreprises d’un contrôle total par lasurveillance et la mise en chiffresintégrale de la réalité, y compris de noscomportements. Mais la possibilité de seconnecter en permanence, notamment àtravers l’usage généralisé d’appareilsmobiles, pose un problème en soi. Lesfanatiques de l’innovation évoquentl’“ idéal” du cyborg ou l’humanitéaugmentée et, au-delà, l’idéologietranshumaniste. Force est de constaterqu’une partie de l’humanité est déjàconnectée en permanence et délèguenombre de ses capacités à des prothèsesélectroniques. Pour notre part, nousrefusons d’être transformé-e-s en robots,en “machines humaines”. La technologien’est pas neutre, elle porte une logiquesociale, celle du soi-disant “progrès”technique, qui détruit nos manières devivre, de penser et de sentir en tantqu’êtres humains.

POURQUOI LESTECHNOLOGIESNOUS POSENT-ELLESTOUJOURS PROBLÈME?

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LE MONDE N’EST PLUS le même depuis Hiroshima. Depuisce jour, l’humanité a les moyens techniques de s’autodétruirerapidement. Depuis ce jour, la radioactivité n’a cessé d’augmen-ter un peu partout sur terre, suite aux essais et à l’utilisation desarmes atomiques, ainsi qu’à l’exploitation des centrales nucléaires,depuis les mines d’uranium jusqu’à l’enfouissement des déchets.C’est tout notre environnement que ces technologies ont modi-fié. Et si jusqu’à Tchernobyl, les différents États nucléaristes pré-tendaient pouvoir éviter les accidents aux conséquences envi-ronnementales trop importantes, le discours a changé. Petit àpetit, l’accident, la catastrophe, n’est plus présenté comme impos-sible, mais elle devient gérable. Le discours et les recherchess’orientent vers les moyens de vivre en zone contaminée, les« bons gestes » à apprendre pour minimiser la contamination etles risques de cancer. Manière de dire qu’il ne faudrait pas beau-coup d’efforts pour vivre dans un milieu hostile. En effet, entreles différentes contaminations des sols, les ondes magnétiquesémises par les lignes THT et les antennes-relais, l’air chargé iciou là de particules toxiques issues d’installations chimiques oude l’usure des pneus sur l’asphalte, on se dit que la radioactiviténe doit pas tellement empirer les choses. C’est ainsi que la catas-trophe nucléaire devient un phénomène acceptable.

CERNÉ-E-S PAR LES TECHNOLOGIESCe qui vaut ici pour le nucléaire peut être généralisé à tous lesderniers avatars de la société industrielle. Que représente uneligne THT de plus, un aéroport de plus, bref, un projet nuisiblesupplémentaire, dans un environnement qui est déjà cerné ? Laréalité du désastre actuel n’incite guère à l’optimisme et à unemobilisation conséquente. L’acceptation fonctionne beaucoup surla résignation. C’est sûrement une des raisons qui explique queles oppositions les plus vives se trouvent dans des lieux où un ter-ritoire ou de forts liens sociaux ont été préservés, comme dans lebocage de Notre-Dame-des-Landes ou au Pays basque. Mais l’ac-ceptation fonctionne aussi sur la compromission : peut-on contes-ter un projet autoroutier en étant soi-même automobiliste ? L’ins-

tallation d’une antenne-relais en ayant un téléphone portable ?La création d’une centrale en ayant un chauffage ou une cuisi-nière électrique ? Ces arguments sont souvent fallacieux : la viedans la société actuelle rend la plupart de ces objets presque indis-pensables à qui ne veut pas être trop en marge de ses congénères.Mais en mettant sur le même plan des projets technologiques, etleur traduction concrète, en biens matériels, dans la vie quoti-dienne, ils laissent croire que toute critique des uns revient à vou-loir priver toute personne des seconds. Ainsi, on donne à voir lesopposant-e-s soit comme des personnes malintentionnées, nerêvant que de détruire les voitures, téléphones et appareils ména-gers de tous les foyers, soit comme des fantaisistes déconnecté-e-s de la réalité. Si nous estimons qu’un inventaire est à faire parmiles objets qui encombrent notre quotidien, il n’est pas question

d’en priver quiconque par la force, mais de combattre la logiquesociale qui rend leur existence nécessaire, désirable, ou tout sim-plement possible.

FAIRE ACCEPTERMais quid de l’acceptation des technologies entièrement nouvelles,encore peu ou pas répandues ? Être discret n’est plus une straté-gie payante : le risque est trop grand que des informations déli-cates ou controversées fuitent et se diffusent largement sansmédiation possible de la part des technocrates. Mieux vaut poureux contrôler la diffusion de l’information, notamment à traversl’organisation de consultations publiques. Cependant, comme ilest évident qu’une simple consultation ne masque pas une déci-

DU NUCLÉAIRE JUSQU’AUX OBJETS «INTELLIGENTS», LES TECHNOLOGIES MODERNESSUIVENT UN MÊME PROCESSUS DE CONCEPTION, D’ACCEPTATION ET DE TRANSFORMATIONDE NOTRE ENVIRONNEMENT SOCIAL.

DOSSIER

« LORSQUE LE POUVOIR n’est plus fondésur la divinité, mais sur le gouvernementdes hommes, il lui faut encore être encapacité de se justifier. Si les décisionsdu pouvoir sont toujours parées desattributs de la nécessité, ce n’est pluspar la grâce du Ciel, mais au nom deslois de la Nature. Les scientifiquesrentrent alors réellement en scène, carils fournissent l’expertise nécessaire àlégitimer les actions du pouvoir. C’estainsi qu’une réelle (mais partielle)autonomie du champ scientifique estacquise. Au XIXe siècle, la notion deProgrès permettra à la bourgeoisie de

prétendre “légitimement” prendre encharge le destin de l’humanité. Lascience participe au pouvoir au nom desa neutralité fantasmée, de sa capacité àdire le vrai du monde. Les scientifiquespeuvent donc à la fois prétendre servir lebien de l’humanité ET être neutres, touten obtenant des fonds (nécessaires àleurs institutions de plus en plusnombreuses) auprès des structuresétatiques modernes en faisant valoirl’intérêt qu’ils représentent pourl’industrie, la défense, etc. Le champscientifique est né, son double discoursest permanent (et il existe plus que

jamais aujourd’hui), mais il ne s’adressepas aux mêmes personnes et n’a pastoujours la même fonction. Il faut apaiserles dominé-e-s et prétendre œuvrer pourleur bien tout en intéressant les élitespolitiques et industrielles pour obtenirdes subsides, et bien rappeler, lorsqueles sciences produisent quelques maux,que seule leur application malintentionnée est à mettre en cause. »

« Le mythe de la science pure »,Guillaume Carnino,dossier l’impérialisme scientifique,Offensive, n° 10, 2006, p. 23.

S’ADAPTER OU LUTTER

SCIENCE ET POUVOIR, LE MYTHE DE LA SCIENCE PURE

Le développement constant de nouvelles technologies nepermet pas de se débarrasserd’installations industriellesdangereuses.

DOSSIER ILLUSTRÉ

PAR KHADAVALI.

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sion autoritaire, cela ne suffit pas. Il devient nécessaire d’organi-ser des débats démocratiques, où la participation de toutes et tous,y compris des opposant-e-s, est de rigueur, et où il est envisageablede modifier un projet à la marge. Mais la pertinence de ces débatss’épuise. L’expérience et le travail d’enquête de militants radicauxont montré de quoi il s’agissait : au mieux d’une « consultationparticipative », ou, plus finement, d’un exercice pédagogique etde compromission mis au point par des sociologues de l’innova-tion. Clairement analysé et critiqué, ce procédé a été largementsaboté, notamment le débat sur les nanotechnologies de 2009,et, dernièrement, celui sur le projet Cigéo d’enfouissement desdéchets radioactifs. À part leurs instigateurs, et quelques associa-tions environnementalistes qui ont rarement contesté les désastresécologiques en profondeur, plus grand monde ne croît à l’utilitéde ces débats. Ils ne semblent plus être qu’une obligation légale.

LE MYTHE DES TECHNOLOGIES VERTESAlors qu’elles passent toutes par des procédures d’acceptationsimilaires, nous voulons ici articuler notre opposition communeaux nouvelles technologies (RFID, Smartphone, etc.) et à d’autresplus anciennes tels le nucléaire ou les OGM. Il convient toutd’abord de mettre fin au mensonge que les nouvelles technolo-gies seraient vertes et permettraient de réduire les nuisances desanciennes. Cette prouesse serait possible parce que les RFID, cou-plées à des capteurs de toutes sortes, permettent d’optimiser lesréseaux de distribution d’électricité, de gaz et d’eau, parce queles visioconférences évitent des déplacements inutiles, et parceque tous ces objets sont conçus pour être peu gourmands en éner-gie. Comme répété tant de fois, ces gains sont malheureusementlargement contrebalancés par leur développement en masse. Peuimporte que les dernières innovations nécessitent moins de plas-tiques, de métaux rares, et d’électricité pour fonctionner, puis-

qu’il y en a de plus en plus. L’optimisation de la consommationne permet pas de réduire les besoins, mais permet simplementde diffuser toujours plus d’appareils. D’autre part, si quelquesdéplacements professionnels sont évités grâce aux nouveaux dis-positifs de communication, les trafics aériens, ferroviaires ou rou-tiers ne semblent pas du tout sur le point de faiblir. Au final, ledéveloppement constant de nouvelles technologies, les innova-tions à tous crins ne permettent pas de se débarrasser d’installa-tions industrielles vétustes ou dangereuses. Les technologies etles nuisances se cumulent. À côté des centrales nucléaires s’ins-tallent les parcs éoliens, à côté des lignes à grande vitesse lesantennes-relais pour interconnecter les Smartphone toujours plusnombreux, et les nanotechnologies prendront leur essor dans unmonde qui continuera à produire des matières plastiques toutesplus nocives les unes que les autres.

Il ne s’agit pas simplement de dire que ces technologies ne sontpas incompatibles, mais aussi qu’elles partagent des points fon-damentaux. Notamment dans leur conception, et leur élabora-tion : ces technologies sont des produits directs de la recherchescientifique telle qu’elle se mène aujourd’hui. Il n’est pas ques-tion ici d’opposer recherche appliquée et recherche fondamen-tale, ou encore recherche privée et publique (voir l’encadré). Danstous les cas, les chercheurs et chercheuses entretiennent dansleur activité un certain détachement d’avec le reste de la société,dont ils ont une approche réductionniste, et ne fournissent quedes réponses techniques aux problèmes qui leur sont posés.Chaque outil et chaque technique façonnent les gestes des per-sonnes qui les utilisent, leur rapport au monde et aux autres. Aufinal, c’est la société entière qui devient profondément altérée parl’usage répandu d’un outil ou d’une technique. Or les technolo-gies qui sortent des laboratoires, quand elles ne sont pas, au mieux,des gadgets inutiles, ont tendance à rationaliser, à accélérer, ou àmieux contrôler certaines tâches. Et, par effet rebond, en vien-nent à rationaliser, accélérer ou contrôler nos comportements.Certes, tous leurs effets ne sont pas identiques et ne se valent pas.Par exemple le nucléaire a contribué à militariser la société, àconcentrer la production énergétique et à fragiliser énormémentune société sous la menace perpétuelle d’un arrêt soudain de laproduction électrique. De son côté, l’informatisation de la sociétéa contribué à accélérer les processus de production, de la chaînejusqu’au bureau, à intensifier les flux de marchandises et de per-sonnes et à faciliter la surveillance. Aujourd’hui, elles sont mutuel-lement dépendantes et participent toutes deux à une gestion totalede la société. L’idée n’est pas de nier les spécificités des différentsobjets de notre contestation, mais d’articuler, quand c’est pos-sible et pertinent, nos critiques à leur encontre. Avec évidemmentl’espoir de renforcer mutuellement les différents mouvementsd’opposition et de les rendre plus efficaces. Camille & Rimso

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CONTRAIREMENT AUX APPARENCES, la critique de lasociété industrielle, qui se développe aujourd’hui dans cer-tains secteurs situés à gauche de l’extrême gauche tradition-nelle, n’est pas chose nouvelle. Chez les écrivains et artistesromantiques, mais aussi chez les sociologues et philosophesde la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle(depuis Max Weber jusqu’à l’école de Francfort en passantpar Heidegger), on trouve une analyse très lucide de la puis-sance acquise par les technologies industrielles dans le façon-nement du monde moderne, ciblant notamment leur res-

ponsabilité dans la dégradation du travail et de la qualité desproduits, la dissolution du sens et des formes de la commu-nauté, ou encore les destructions s’exerçant sur les paysageset les êtres vivants. Ce qui est nouveau, en revanche, c’estque cette critique sociale anti-industrielle, à partir des années1990, se soit structurée comme un courant politique à partentière, réuni autour d’un certain nombre de collectifs (l’En-cyclopédie des nuisances, Pièces et main d’œuvre, Los Ami-gos de Ludd, le groupe Oblomoff, l’OLS, etc.). Ces collectifs

possèdent en outre des lieux d’expression clairement identi-fiables, des revues (Notes & morceaux choisis, Offensive, Z, etc.),et même des maisons d’édition (Éditions de l’Encyclopédiedes nuisances, L’Échappée, La Lenteur, Le Monde à l’envers,etc.), aussi différentes soient-elles les unes des autres.

CRISTALLISATION D’UN COURANTLa lutte contre les OGM a représenté un tournant dans la cris-tallisation de ce courant politique, en rassemblant des per-

sonnes qui venaient d’horizons variés : des post-situation-nistes, à l’image de René Riesel et de l’Encyclopédie des nui-sances (qui avait déjà posé les bases de la critique anti-indus-trielle contemporaine dès les années 1980) ; des rescapés dutiers-mondisme s’étant orientés vers la critique du « dévelop-pement » économique et technologique, dans le sillage deFrançois Partant ; des personnes issues de l’anarchisme maisengagées dans un renouvellement de leur propre traditionpolitique (dont Offensive, notamment, mais pas seulement) ;des militants provenant des franges les plus radicales de l’éco-

logie politique ou de la décroissance (ce qui explique parexemple la présence d’une tonalité clairement anti-industrielledans certains articles du journal La Décroissance) ; et mêmedes autonomes ayant approfondi les enseignements des com-bats écologistes et antinucléaires des années 1970-1980.Dans les quinze dernières années, le courant anti-industriels’est ainsi retrouvé à mener la lutte sur plusieurs fronts, leplus souvent dans des conditions très défavorables : contre labiométrie et les dispositifs de contrôle social, contre les nano-technologies, contre le puçage des animaux, contre l’informa-tisation et la numérisation… S’il a réussi à attirer l’attentionde la population sur des problèmes tels que les dangers desOGM ou la farce que représentent les débats « citoyens » d’ac-ceptation des nanotechnologies, il n’a toutefois pas encoreréussi à se structurer en un courant organisé, capable de faireentendre publiquement, à une large échelle, un discours cri-tique qui montre dans le déferlement technologique un phé-nomène social aussi déterminant et aliénant que l’expansiondu capitalisme (les deux étant pourtant intrinsèquement liés).

DÉPASSER LA PARCELLISATIONBien sûr, cela est dû, en priorité, à la disproportion des forcesen présence : d’un côté quelques milliers d’activistes tout auplus, et de l’autre une logique sociale globale, alimentée entreautres par de puissantes entreprises disposant de relais dansles médias, les universités et à la tête de l’État. Mais on peutaussi se demander si le mouvement anti-industriel n’est pasresté prisonnier d’une logique de l’urgence déterminée parl’accélération généralisée des processus sociaux1. En effet, faceau déferlement technologique, le mouvement en est resté àune tactique consistant à répondre au coup par coup, sansstratégie globale à moyen et long terme. D’où une parcellisa-tion des luttes (contre le nucléaire, contre le fichier « Baseélèves », contre le livre numérique, etc.), et la multiplicationde comités et de groupes créés pour la circonstance, qui setrouvent souvent contraints d’introduire « par la bande » la

Le courant anti-industriel n’a pas encore réussi à faire entendre à une large échelle un discours critique qui montre da

LE COURANT ANTI-INDUSTRIEL EST ACTIFDANS DIVERSES LUTTES DEPUIS UNEQUINZAINE D’ANNÉES. AUJOURD’HUI, IL SEMBLE NÉCESSAIRE QU’IL SE FÉDÈREHORS DES LOGIQUES DE BANDE S’IL VEUTPESER SOCIALEMENT.

DOSSIER

1. Harmut Rosa, Ali�nationet acc�l�ration, La Décou-

verte, 2012.

2. Wolfang Pohrt, Sociologiedu crime politique, Le Bord

de l’eau, 2013.

ANTI-INDUSTRIELS

RAPPORT D’ÉTAPE

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critique sociale globale qui est pourtant sous-jacente à leurdémarche. Aujourd’hui, on peut se demander s’il ne seraitpas plus intéressant, et efficace, de prendre le temps de déve-lopper publiquement un point de vue sur la marche du mondecontemporain dans son ensemble, de saisir toutes les occa-sions de réfléchir en commun sur la société en tant que tota-lité en devenir, pour réunir d’emblée les gens sur la base decette analyse (au lieu d’essayer de les amener, à la façon dePlaton, de la caverne obscure des peurs sanitaires ou catas-trophistes vers le ciel lumineux des idées anti-industrielles).Une telle perspective impliquerait d’abandonner aussi la« micropolitique des groupes » et le pseudo-romantisme desminorités ultraradicales. Contre le parti et le syndicat commeformes d’organisation prêtant particulièrement le flanc à labureaucratisation, les révolutionnaires des années post-68avaient inventé une politique du groupe. Plus mobile et inven-tif, reposant essentiellement sur l’enthousiasme des partici-pants et leur investissement affectif dans le collectif, le groupedonnait l’illusion que la politique pouvait être passionnante

en permanence – ce qui contrastait fortement avec l’ennui sedégageant inévitablement des rituels propres aux organisa-tions plus structurées. Parce qu’il se formait par le jeu des affi-nités individuelles, le groupe faisait tomber la séparation entreaction politique et vie quotidienne, une séparation propre carac-téristique du militantisme traditionnel que les situationnistesavaient dénoncée avec violence. C’est cette politique desgroupes, héritée des années 1970, qui inspire encore aujour-d’hui la plupart des gens qui ne se reconnaissent pas dans l’ex-trême gauche partidaire – et notamment les anti-industriels.

EN BANDE POINT DE SALUTMais avec le temps et la pénétration du libéralisme cultureldans les comportements, le groupe s’est fait meute, il estdevenu une « tribu », une « clique », une « bande » commeles autres, parmi toutes celles que compte la société actuelle– la seule différence étant que son identité est définie par lefait qu’on s’y « reconnaît » dans telle ou telle position (pos-ture) politique. Aujourd’hui le groupe n’est souvent plus l’ex-pression d’une conquête d’autonomie, mais d’une déperdi-tion des capacités de vivre, de dialoguer et d’agir avec despersonnes différentes de soi. Comme l’écrit le théoricien alle-mand Wolfgang Pohrt, « l’observation sociologique selonlaquelle des bandes se forment dans tous les domainessociaux, la possibilité de décrire, d’une façon générale, desprocessus sociaux en termes de bandes et de formation debandes, ainsi que le fait que l’individu est prêt à concevoiren termes de formation de bandes, non seulement lui-même,mais aussi ses rapports sociaux, tout cela n’est possible quesous certaines conditions. C’est seulement quand l’individuest atomisé et impuissant, quand il n’est donc plus capable– comme c’était la caractéristique de l’individu bourgeois –

de façonner sa propre vie et son propre environnement,quand il ne peut plus se ménager un règne plus ou moinsgrand de liberté où il pourrait agir – c’est alors seulementque l’individu peut se fondre dans une bande »2.Malgré un certain nombre de tentatives esquissées par le passé,l’échec à se fédérer entre groupes anti-industriels est à cet égardun vrai symptôme de la libéralisation des mœurs : il montrel’incapacité de beaucoup à vivre avec des personnes de cul-ture politique différente, ou qui ont des vécus et des expé-riences parfois divergents. Ne voir l’action politique qu’à tra-vers le prisme des groupes affinitaires contribue à reconduiredans ce domaine les logiques dominantes de la société néoli-bérale : le narcissisme collectif – qu’entretiennent d’ailleursles formes d’action ludiques, « cool » et « fun », issues de laculture de la dérision propre au divertissement de masse (hap-penings, déguisements, canulars et autres blagues de potache) ;l’entre-soi et la culture du ghetto, où non seulement on sedétourne de ceux qui ne nous ressemblent pas, mais où onfinit même par s’affronter entre nous au nom de la plus petitedifférence, instaurant ainsi une logique de rivalité et de concur-rence entre groupes. Cette impossibilité de se fédérer entraîneen outre une dernière conséquence : la difficulté à accumuleret transmettre une expérience historique des réflexions et des

luttes du mouvement, qui fait que chaque nouvel arrivant n’au-rait pas à tout réapprendre de zéro…Bien évidemment, il ne s’agit pas de solutionner ces problèmesen revenant à la forme traditionnelle du parti politique. Maispeut-on pour autant ignorer ces questions et continuer à(essayer d’)agir comme si de rien n’était ? Patrick

re dans le déferlement technologique un phénomène social aussi déterminant et aliénant que l’expansion du capitalisme.

« LE DÉVELOPPEMENT TECHNOLOGIQUE est de plus en plusrapidement fécondé par la recherche. Mais si la recherche estencore en partie libre, la production et la diffusion des technologiessont aux mains des capitalistes, et les procédés sont privatisés parles brevets. Face à une technologie polluante ou destructrice, laréponse habituelle est de chercher une solution encore technique.Alors que l’expérience montre qu’en faisant cela, on ne supprimeun problème que pour en créer un nouveau ! C’est en partie lerésultat d’une critique qui reste trop limitée : on reconnaît lesdésastres, notamment écologiques, mais on pense qu’il suffirait dene pas exagérer, de changer certains moyens… Le fait que celapuisse venir de l’organisation même de notre société et de son

rapport au monde est ignoré.Au lieu de s’attaquer àl’élimination des nuisances,qui sont issues de lasurconsommation et du modede vie effréné de nos sociétésmodernes, on essaied’adapter l’humain, la vie engénéral, à ces pollutions, etce par la force, grâce à denouvelles technologiestoujours plus mutilantes. »

« Crédits à la soumission ? »,Anita et Florent, Offensive,n° 7, 2005, p. 9.

SÕADAPTER AU D�SASTRE:LA RECHERCHE (TECHNO)SCIENTIFIQUE

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CONTRAIREMENT À CE QUE L’ON CROIT, la consom-mation de télévision n’a pas baissé au profit d’Internet, elleest même légèrement en hausse. Encore aujourd’hui, lesFrançais restent en moyenne 3 h 32 par jour devant leur télé-vision1. Cela concerne aussi les adolescents, pourtant grandsconsommateurs d’Internet. Avec les écrans plats, la télévi-sion est devenue un objet prenant peu de place et peu cher.Si on ajoute les autres écrans (portables, ordinateurs ettablettes) une famille possède en moyenne six écrans2 !

LA TÉLÉ EST PARTOUT…Depuis dix ans, on a vu apparaître de nouveaux écrans. En2000, l’accès à l’Internet haut débit a permis les télécharge-ments de vidéos. En 2005, les sites de vidéos en streaming,type Youtube, ont envahi le Web. En 2007, les Smartphonese sont généralisés. Plus récemment, les tablettes ont envahile marché. Sur tous ces nouveaux supports, les films, les sérieset les programmes issus de la télévision sont toujours trèsvisionnés. Dès lors, Il est difficile de savoir combien de tempsles gens passent devant des contenus liés à la télévision.L’ordinateur, par ses multiples usages quotidiens, est beau-coup plus captivant que la télévision et démultiplie ainsi lepouvoir d’aliénation de l’écran. Son emprise se renforce grâceaux sollicitations permanentes de la machine. Les vision-nages des films et vidéos s’y font de manière plus superfi-cielle. Les durées des vidéos y sont, en général, plus courtes :maximum trois minutes, autrement l’Internaute n’irait pasjusqu’au bout. Avec Internet, on met tout à disposition immé-diate. L’internaute est tenté par un consumérisme effréné.Il est incité à regarder des choses plus superficielles et à pré-férer la quantité plutôt que la qualité.

INTERNET EST EN TRAIN D’AVALER LA TÉLÉVISIONChaque apparition d’un nouveau média dominant influenceles anciens. Internet a fait « évoluer » la télévision. Les écransdes chaînes d’information en continu sont maintenant cou-verts de bandeaux défilant, les formats sont plus courts et les

montages sont plus rapides. À long terme, tout laisse penserque l’on va vers une convergence des deux outils de décerve-lage massif : l’Internet et la télévision. Comme le remarquaitCédric Biagini : « Les contenus produits par les chaînes detélévision se regardent de plus en plus sur Internet tandisque le Web occupera bientôt le poste de télévision, le proces-sus d’homogénéisation s’accélère, causant la disparition pro-bable de la télévision en tant que média éditorial »3. La télé-vision commence déjà à perdre son monopole de diffuseur.Certaines entreprises spécialisées dans la vidéo à la demandeen ligne se mettent à la production de série.

STADE SUPRÊME DE L’ALIÉNATION CONNECTÉEEn 2003, quand on critiquait l’objet télévision, on nous répon-dait : « Mais il y a de bons programmes à la télévision ». Nousrépondions alors : « La télévision, en elle-même, impliqueson usage massif et abrutissant (…) Cela ne veut pas dire qu’ilest impossible d’y résister individuellement mais, socialement,une grande partie de la population succombera à son emprise.

(…) Il peut y avoir de bons films et de bons outils vidéo, maisil ne peut pas exister de télévision non-aliénante socialement»4.De la même manière, depuis dix ans, Offensive et d’autresont critiqué l’utilisation et notre dépendance au réseau Inter-net. Mais la distance critique avec l’objet Internet semble encoremoins grande qu’avec la télévision. Les militants politiquesont d’ailleurs tendance à en faire la promotion au nom de l’ef-ficacité ou par adhésion idéologique (celle du «progrès»).Avec l’usage généralisé du Web, certaines pathologies sedéveloppent dans l’ensemble de la société (actes compulsifs,dépendances, troubles de l’attention, angoisse, etc.). Regar-dons, par exemple, le changement de point de vue vis-à-visde la figure du geek. Autrefois, cet informaticien boutonneux,asocial et en permanence devant son ordinateur était ridicu-lisé et marginalisé. Aujourd’hui, le geek est quasiment lanorme, voire un exemple à suivre.En 2009, la Semaine sans télé lancée par Adbusters et Cas-seurs de Pub a été logiquement rebaptisée Semaine sansécran. Le collectif Livres de papier tente de contrer la promo-tion des « liseuses » (ou e-books, tiens... un écran de plus !).Le journal La Décroissance relaie régulièrement des infor-mations sur les dangers écologiques et sociaux que repré-sentent les nouveaux gadgets affublés d’écran. Mais tout celareste une goutte d’eau dans un océan d’écrans.Cyrille (avec l’aide de Cédric Biagini)

CASSEZ VOS �CRANS!

LIL Y A DIX ANS, LE PREMIER NUMÉRO D’OFFENSIVE, TITRAIT «CASSEZ VOS TÉLÉS!». LE DOSSIER DECE NUMÉRO S’ÉVERTUAIT À FAIRE UNE CRITIQUE DE L’OBJET TÉLÉVISION. LE THÈME N’ÉTAIT PAS LECONTENU DES PROGRAMMES, MAIS LE MÉDIUM LUI-MÊME: LE TUBE CATHODIQUE HYPNOTISANT ETCHRONOPHAGE. DEPUIS, DES CHOSES ONT CHANGÉ… ET PAS EN MIEUX.

1. « Les Français de plus enplus accros à la télévision »,Le Point, 25 février 2011.

2. « La France compte 6,3écrans par foyer », LesÉchos, 20 février 2013.

3. Cédric Biagini, L’Emprisenumérique, L’Échappée,

2012.

4. « Aliénation de laconscience », de Guillaume

Carnino, alias Pirouli,« Cassez vos télés ! », Offen-sive, n° 1, novembre 2003.

Encore aujourd’hui, lesFrançais restent en moyenne 3h32 par jour devantleur télévision

DOSSIER

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LE FÉMINISME a joué un rôleprépondérant dans la constructiond’Offensive et dans nos luttes.Nous nous sommes notammentappuyé-e-s sur la notion de genre,peu répandue il y a dix ans.Persuadé-e-s qu’il nous fallait nousdébarrasser des oripeaux de laféminité et de la masculinité pourpouvoir construire un futurégalitaire et émancipateur, nousn’avons eu de cesse de mettre la notion de genre, les outils de la déconstruction et ceux de la non-mixité en avant, dans le journal ou dans les collectifsdans lesquels nous nous sommesimpliqué-e-s. Depuis, la notion de genre a évolué hors du mondemilitant et féministe. Les institutions l’ont légitimée

et en ont édulcoré la teneur,monopolisant le concept et balayant toute revendicationd’ordre révolutionnaire.

Le premier numéro d’Offensiveparaissait dans un contexted’institutionnalisation desrevendications féministes, avec l’émergence de Ni putes ni soumises, faire-valoir du Partisocialiste. Les temps changentquelque peu mais les méthodesperdurent puisque Ni putes ni soumises, désormais coquillevide, a été remplacée par Osez le féminisme... Les luttes n’ont pas cessé même si elles ne sontpas toujours très visibles : pourdéfendre le droit à l’avortement,contre les images sexistes, contre

l’homophobie, la lesbophobie, la biphobie et la transphobie, etc.Des modes d’action radicauxcomme les marches de nuit non mixtes sont revenus au goûtdu jour. Les lignes de clivageféministes se sont durcies ces dix dernières années, comme on a pu le voir avec les débats sur le « voile » et la prostitution.Dans le contexte actuel decriminalisation des populations, il nous semble important de penser l’articulation du racismeet du système de dominationmasculine, bien que nous n’ayonspas consacré beaucoup de pages àcette question. Ce pourrait êtrel’un de nos futurs chantiers...

FÉMINISMEMINA MITZE

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ICONO : «VAGINHEAD» DE MINA MITZE

Le Conflit. La femme et la

mère Élisabeth Badinter

Flammarion 2010

À LIRE

LE SYSTÈME DE DOMINATION masculine est fondé surla biologie et l’idée de complémentarité des sexes. Le faitque les femmes puissent enfanter produirait une diffé-rence fondamentale entre les hommes et les femmes, quijustifierait les rôles et fonctions soigneusement différen-ciés qui leur sont dévolus. Ce raisonnement omet le faitque toutes les femmes ne peuvent pas enfanter. Peuimporte, l’élevage des enfants, les soins du mari et de lamaison leur reviennent, les hommes s’occupant du reste,c’est-à-dire tout ce qui est extérieur au foyer. Le rôle de lamère est fondamental dans la construction patriarcale1.Avant les années 1970, la reproduction était considéréecomme un acte naturel, un devoir religieux et une néces-sité pour la survie de l’espèce. La maternité était un devoirnécessaire, notamment dans les milieux bourgeois, per-mettant la transmission du nom de l’époux et des biensde celui-ci. Pour être une femme « normale », il fallaitenfanter, ou tout au moins en éprouver le désir.

SI JE VEUX, QUAND JE VEUXLes luttes féministes des années 1970 ont mis l’accent surla maîtrise de la procréation au travers des luttes pour ledroit à l’avortement et à la contraception. Le désir d’enfantet l’enfantement ont été mis en question. Les représenta-tions ont évolué, la religion s’est faite moins invasive. Lamaternité n’est plus une évidence ou une fatalité, c’est unequestion qui se pose. Les femmes ont désormais le choix.Oui mais... la crise économique des années 1980-1990 arenvoyé les femmes les moins formées et les plus fragileséconomiquement à la maison. Le chômage massif, qui atouché les femmes plus durement que les hommes, n’alaissé d’autre alternative de valorisation aux femmes quela maternité. Oui mais... la pression à faire des bébés esttoujours là, même si l’on considère désormais que lesfemmes peuvent mener de front maternité, vie familiale etemploi. Le partage égalitaire des tâches réclamé par lesféministes de la deuxième vague a fait long feu. Et les pédo-psychiatres trouvent toujours de nouvelles responsabilitésincombant aux parents, et principalement aux mères. Dansles faits, ce sont toujours les femmes qui ont la charge desenfants, et qui doivent parvenir à concilier vie privée et pro-fessionnelle. Non seulement les journaux, les radios, lesami-e-s, la famille incitent fortement les femmes à devenirmères, mais celles-ci doivent encore être des mères par-faites. La culpabilisation marche à plein régime, nous pous-sant à nous conformer à l’attente sociale. Et l’on voit tou-jours d’un mauvais œil celles qui avouent ne pas vouloird’enfant, surtout si elles sont en couple, auquel cas on ne

comprend pas ce qui ne tourne pas rond chez elles. Ellessont fatalement égoïstes, matérialistes, carriéristes. Ce nesont pas tout à fait des femmes puisqu’elles ne produisentpas d’enfant et « refusent leur féminité ». Elles partagentla réprobation générale avec celles qui veulent avoir unenfant à tout prix. Il est de bon ton de se faire une raisonquand on est stérile, comme il est convenu que l’on ne doitpas se reproduire quand on est célibataire, veuve, divorcéeou lesbienne. Le désir d’enfant confine alors à la maladie,et les femmes sont incitées à se faire examiner. Car l’en-fant n’a de sens que s’il est le résultat de l’union d’unhomme et d’une femme, il s’agit de ne pas être en déca-lage avec le couple hétérosexuel. Les débats autour dumariage et de l’adoption pour tou-te-s et tous ne disent pasautre chose. Les hommes qui ne veulent pas se reproduireessuient eux aussi des regards en coin mais c’est leur sta-

LE DÉSIR DE NON-MATERNITÉ EST SOUVENT QUESTIONNÉ, CE QUI N’EST PAS LE CAS DU DÉSIR DE MATERNITÉ, QUI PASSE ENCORE POUR NATUREL ET IRRÉPRESSIBLE. LA MATERNITÉ SERAIT-ELLE LE SEUL HORIZON ENVISAGEABLE POUR LES FEMMES?

1. Le patriarcat estl’autre nom du système

de dominationmasculine.

EN AVOIRDOSSIER

OU PAS

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tut qui est en jeu, alors qu’avoir des enfants est considérécomme faisant partie intégrante de l’identité des femmes.

LE POIDS DE LA MATERNITÉLa figure de la mère est ambivalente, elle est à la fois glori-fiée pour son rôle nourricier et méprisée. On lui dénie toutecapacité intellectuelle ou créatrice, jugée incompatible avecla fonction reproductrice2. Et elle se doit d’être une « bonnemère », celle qui fait passer les besoins de son enfant avantles siens. Si la plupart des mères ne se conforment pas àcette image de la mère parfaite, celle qui allaite à la demande,qui met ses désirs et sa vie en sourdine pour s’occuper deson enfant, elles n’en subissent pas moins une pressionconstante. Elles vivent avec la culpabilité de ne jamais enfaire assez, de ne pas faire comme il faut, bref de ne pasconsacrer 100 % de leur temps à leur progéniture. Contrai-rement à ce que voudraient nous faire croire les masculi-nistes3, le désir le plus profond des femmes n’est pas d’ac-caparer les enfants pour elles seules. Si, en cas de rupture,les tribunaux donnent la garde des enfants en premier lieuà la mère, c’est pour deux raisons. La première est que lajustice est aussi le reflet de notre société sexiste, qui consi-dère que les femmes sont les plus à même de s’occuper desenfants, surtout s’ils sont en bas âge. La deuxième est quetrès peu de pères demandent effectivement la garde de leursenfants, préférant se délester des tâches peu reluisantes del’élevage au détriment des femmes.Le désir d’enfant et la maternité sont encore largement per-çus comme quelque chose d’inné, d’universel, soumis auxmécanismes de la fécondité. L’existence de l’instinct mater-nel, après avoir été battu en brèche, fait un retour fulgurant.Quand on n’ose plus l’appeler ainsi, on parle de « fibre mater-nelle » ou d’« amour maternel », mais le fond reste le même.Les femmes, de par leur fonction reproductrice, seraient plusproches de la Nature. La maternité ne serait pas un fait social,mais une fonction naturelle. Les tenants de l’essentialisme4

posent les femmes en objets de leur maternité, non commedes sujets, les excluant de fait du champ social. Les étudessur ce sujet s’appuient principalement sur l’éthologie, cher-chant à montrer que la femme est un mammifère commeles autres – donc une femelle comme les autres –, avec lesmêmes hormones de maternage, l’ocytocyne et la prolactine.Or, comme le dit Élisabeth Badinter, « si nul ne nie l’intrica-tion entre nature et culture, ni l’existence des hormones du maternage, l’impossibilité de définir un comportementmaternel propre à l’espèce humaine affaiblit la notion d’ins-tinct et, avec elle, celle de “nature féminine” »5. Les femmesne sont donc pas plus faites pour avoir des enfants que leshommes. L’essentialisme et le naturalisme6 ne font aucuncas de l’aspect primordial de l’éducation et du processus desocialisation dans la construction des rôles sociaux « mascu-lins » et « féminins ». Le fait que des femmes refusent de don-

ner naissance à un enfant devrait être vu non pas commeune anomalie ou une déviance, mais bien comme une preuvede plus que ledit « instinct maternel » n’existe tout simple-ment pas dans l’espèce humaine. Nous sommes largementconstruit-e-s par la société dans laquelle nous vivons et parnotre parcours personnel et familial. Loin de nous libérer, lefait d’être sans cesse ramenées à notre « nature » ou« essence » nous enlève tout pouvoir de décision et d’action.Les notions de droit de choisir et de libre disposition de leurcorps par les femmes ne sont pas de vains mots. Ce sont lespremiers pas vers l’autonomie, qui peuvent nous entraînerplus loin sur le chemin de l’émancipation. La lutte pour ledroit à l’avortement et la contraception, c’est-à-dire pour lamaîtrise de la procréation, sont loin d’être terminées. Lesluttes féministes ont encore de beaux jours devant elles...Qu’on se le dise ! Albertine

Dans les faits, ce sont toujours lesfemmes qui ont la charge des enfants.

« NULLIPARE, adj. et subst.fém.1.� Méd. (en parlant d’une femme) : qui n’a pas eu d’enfant.2.� Zool. : se dit d’une femellequi n’a pas encore porté, se dit d’un moustique femellequi n’a pas encore pondu. »

« Nullipare. Bien sûr, j’entendsd’abord �”nulle”. Mais il y a aussi �”pare”, �”part”. Une femme nullipare, nonpartagée dans (entre ?) ses enfants, restée indivise. Une femme de nulle part,irrecevable quant à la questiondes origines (ce sont bien

les origines que la descendance questionne,comment l’ignorer ?).Vacuité des lieux et viduité de la promeneuse.Nullipare.Territoire et être.Sol et sang.

Je me demande s’il existe un mot semblable quidésignerait un homme qui n’aurait pas d’enfant. Je comprendrais qu’il n’y ait rien.

Voilà, je voudrais interrogerl’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant commeon interroge l’ahurissantmystère d’en avoir. »

Nullipare, Jane Sautière,Verticales, 2008.

2. « La vie est un manège »,Mona Chollet, février 2007,en ligne surperipheries.net.

3. Le masculinisme est un mouvement misogynequi vise à défendre lesprivilèges et la position de pouvoir des hommes,contre les féministes,censées avoir pris lepouvoir, et les femmes en général.

4. L’essentialisme est unethéorie qui vise à donnerune essence ou àgénéraliser unecaractéristique donnée à un groupe humain, que cette caractéristiquesoit naturelle ou culturelle.

5. Le Conflit. La femme et la mère, ÉlisabethBadinter, Flammarion,2010.

6. Le naturalisme est une théorie selon laquelletout est fixé par la nature.

ICONO : MOLLY FAIR(COLLECTIF JUSTSEEDS)

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DANS UN TRACT de la « manif pour tous »1, on peut liredès le premier paragraphe : « cette loi réformera profondé-ment le Code civil et le droit français en effaçant les motsde “ mari ” et de “ femme ”, de “ père ” et de “ mère ” au pro-fit de termes asexués. Elle ignorera alors deux piliers del’identité humaine : la différence sexuelle et la filiation enrésultant. » La « différence sexuelle » est surtout un pilierdu patriarcat, et qui n’a rien de naturel, comme ce tract l’ad-met sans doute malgré lui : dans le cas contraire de simplessubstitutions de termes ne la mettrait pas en péril. La « dif-férence sexuelle » est ce qui justifie la domination mascu-line et la norme hétérosexuelle.

UN PEU D’HISTOIREL’anthropologue Margaret Mead séjourna dans les années1920 avec trois peuples de Papouasie-Nouvelle-Guinée.Elle décrivait que chez les Mudugunor, la normalité étaitd’être brutal, agressif, individualiste, quel que soit songenre. À l’inverse chez les Arapesh, c’était la douceur, lesouci des autres, etc., qui dominaient les traits de carac-tères des hommes comme des femmes. Et enfin chez lesChambuli les femmes avaient une position dominante éco-nomiquement (mais pas de droit) et une sexualité « plusactive et plus ardente »2, quand les hommes étaient émo-tifs et préoccupés de leur apparence. Conclusion de toutcela : les différences sexuelles, c’est culturel !Un certain nombre de critiques lui ont plus tard été adres-sées, arguant qu’il y au moins autant sinon plus d’idéolo-gie que d’observations réelles dans ses écrits. Il est diffi-cile d’en juger aujourd’hui, mais reste qu’ils nous obligentà considérer que, peut-être, les rôles genrés ne sont pas si

naturels... En partant de cette hypothèse, on peut regar-der autour de nous, ici et maintenant, et constater que deschoses censées être « naturelles » sont pourtant inculquéesau forceps et rappelées sans arrêt. Entre mille exempleson peut donner celui des petites filles dont les activités

jugées trop bruyantes, agitées, etc., sont réprimées dès leplus jeune âge, ce qui les rend globalement plus obéis-santes et plus calmes que les petits garçons.De nombreuses féministes ont ensuite contribué à déna-turaliser la domination. On peut citer Simone de Beau-voir3, Nicole-Claude Mathieu4 qui a commencé à considé-rer les femmes comme une entité sociologique, ChristineDelphy5 qui explique magistralement que le genre précèdele sexe, assertion que l’on peut appuyer par le fait que ladéfinition du sexe en biologie est la moyenne de différentfacteurs (physio, hormonaux, génétiques, etc.) et que laréalité ressemble plus à un continuum entre deux pôlesqu’à deux types bien distincts6.Paola Tabet 7 a décrit « l’organisation sociale du travail deprocréation », Colette Guillaumin8 a apporté le terme desexage pour décrire l’appropriation collective et individuelledes femmes et contribué à la dénonciation du discours surla Nature, et Monique Wittig9 a été la première à décrirel’hétérosexualité comme un système politique. Judith But-ler10 propose pour décrire les processus de constructiondu genre de parler de performance de celui-ci : c’est fina-lement l’apprentissage et la répétition incessante d’acteset de discours qui fabriquent le genre.

RETOUR SUR UNE NOTION FONDAMENTALE DES ANALYSES FÉMINISTES, TRÈS FRÉQUEMMENTREPRISE DEPUIS QUELQUES ANNÉES, MAIS SOUVENT À TORT ET À TRAVERS.

4. L’anatomie politique -catégorisations et idéologie

du sexe, éd. Côté Femmeset Indigo, 1991

5. L’ennemi principal tome2, Penser le genre, éd.

originale 2001, éd. Syllepse,2013

6. voir à ce propos lestravaux d’Anne Fausto-

Sterling, Les cinq sexes, éd.Payot & Rivages, 2013, et

Corps en tous genres, éd.La Découverte, 2012, sur le

traitement des personnesintersexes.

7. La grande arnaque.Sexualité des femmes et

échange économico-sexuel,éd. L’Harmattan, 2004

8. Sexe, race et pratique dupouvoir, éd. Côté-femmes,

1992

9. Monique Wittig, La Pensée Straight, éd.

originale 2001, rééd.Amsterdam, 2013

10. Trouble dans le genre,1990

DOSSIER

« Tel un nouveauconverti, au début j’enfaisais trop. Quelque partprès de Gay, dansl’Indiana, j’adoptais unedémarche chaloupée. Je souriais peu. Je traversais toutl’Illinois avec les yeux à demi fermés de ClintEastwood. Je bluffais,mais pas plus que laplupart des hommes.Nous nous regardions

tous les yeux à demifermés. Ma démarchen’était pas différente de celle de bien desadolescents qui essaientde paraître plus virilsqu’ils ne le sont. C’est pourquoi elle étaitconvaincante. Sa fausseté même la rendait crédible. » Middlesex, JeffreyEugenides, éd. del’Olivier, 2003, p. 578

GENRE

JOUER LE GENRE

L’EXPRESSION DU PATRIARCAT

De nombreuses féministes ont contribué à dénaturaliser

la domination.

1. Pour leur manifestationdu 17 novembre 2012.

2. p. 296 de Mœurs etsexualité en Océanie, éd.

Plon, 1982 (éd. originale enanglais 1935).

3. Le deuxième sexe, éd.originale 1949, éd.

Gallimard, 1986,

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Au début des années 1990 le terme « queer » apparaît auxEtats-Unis. Repris d’une injure qui désigne le dehors dela normalité hétérosexuelle, il se positionne à la fois contreles discours homophobes et contre les pratiques d’assimi-lation et de normalisation. La stratégie qui y est associéeest de dissoudre le système sexe/genre par et dans la pro-lifération des catégories.Déjà effective de la part de certains groupes il y a dix ans,par exemple les Panthères roses ou le Collectif contre lepublisexisme, l’utilisation du concept de genre s’est depuisgénéralisée dans les milieux féministes et LGBT. Ce qui n’im-plique pas forcément que l’idée que « le genre précède sexe »soit aussi largement acceptée et intégrée. Les réflexionstransphobes11 encore trop répandues en attestent…

DÉFINITIONChristine Delphy définit ainsi le genre12 : c’est « un conceptqui contient les trois éléments du système social de sexe. »« D’abord le contenu social et arbitraire des différencesentre les sexes ». Autrement dit les identités féminine etvirile, construites par des mécanismes sociaux extrême-ment forts, notamment au travers de l’éducation, etvariables suivant les époques et les cultures. Cet aspect dugenre a trait aux rôles attribués aux personnes, et à presquetoutes nos pratiques et tous nos comportements, jusqu’auxplus insignifiants. Mais la définition serait incomplète sansinclure la notion de séparation des sexes posée commeinfranchissable, c’est pourquoi elle poursuit : « ensuite unsingulier, le genre et non les genres pour penser le prin-cipe de partition lui-même. » Et pour finir il ne faut pas oublier « une notion de hiérarchie qui offre la possibilitéde reconsidérer les rapports entre les deux parties », trèsliée dans sa construction à la catégorisation imposée, etfondamentale à visibiliser.

UN OUTIL DE LUTTELa notion de genre est une de celles qui permettent de réa-liser que ce qui est socialement construit peut être socia-lement déconstruit, et donc être un sujet d’action politique.De plus elle permet d’aller à la racine du patriarcat et del’hétérosexisme, de pouvoir travailler à les mettre à basplutôt qu’à les aménager. En effet le genre est l’idéologiequi justifie la domination patriarcale et hétérosexiste. C’estaussi le cadre de la reproduction des inégalités et de l'ex-ploitation qui y sont inérrantes.Il faut « dissocier soigneusement “ les femmes ” (la classe àl’intérieur de laquelle nous combattons) et “ la femme ”, lemythe. Car la-femme n’existe pas pour nous, elle n’est autrequ’une formation imaginaire, alors que “ les femmes ” sontle produit d’une relation sociale. »13

Le queer est un outil utile en tant qu'anti-essentialisme radi-cal, pour dénaturaliser les évidences et ainsi les repoliti-ser14. Pour atteindre ce but la stratégie est de « refuser des’impliquer dans les termes posés par une forme d’auto-rité ou un régime disciplinaire et chercher plutôt à trouverla position stratégique qui permet d’en exhiber les méca-nismes. »15 En 2004 Offensive publiait un article toujourspertinent sur le mouvement queer : « Il ne s’agit pas de figerde nouvelles identités (sous-cultures), mais bien de mon-trer les différentes dimensions du pouvoir qui traversentla vie des individu- e- s, et d’exposer les implications mul-tiples de chaque positionnement social. »16

LES ÉCUEILS DE LA DÉCONSTRUCTIONMarie-Hélène Bourcier décrit elle-même le queer commen’étant pas une libération ni une révolution, ou un modèleémancipationniste, mais plutôt une résistance. Mais celane veut pas dire qu’il faut renoncer à éradiquer les sys-tèmes oppressifs, ni penser que les « instruments que l’ona à sa disposition pour contrer le régime hétérosexuel

À VOIR

11. La transphobie est lerejet des personnes Transet de la transidentité. Ellepeut prendre plusieursformes : exclusion familiale,amicale, professionnelle,refus de soin de la part ducorps médical, stérilisationforcée réclamée par lestribunaux pour obtenir lechangement d’état civil. Ellepeut aller jusqu’àl’agression, voire lemeurtre. (d’après le site del’association Outrans,http://outrans.org).

12. Penser le genre, ibid.

13. Wittig, idem, p. 49

14. Marie-Hélène Bourcier,Queer Zones, éd. Balland,2001, p. 140

15. Bourcier, ibid., p. 141

16. Offensive n°4, 2004,«La queer, puzzle desidentités sexuelles»,Zoespack !

VenusBoyzGabriel Baur, 2002

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« GARÇON GRAND ET FORT »« PETITE FILLE ADORABLE »

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La loi du genreune histoire culturelle du ‘troisième sexe’

Laure Murat, éd. Fayard, 2006

Manifeste contra-sexuel

Beatriz Preciado,Balland, 2000Pour en finir

avec le sexismeGuillaume Carnino,

L’Échappée, 2005Sexe et genre. De lahiérarchie entre les

sexes, Marie-ClaudeHurtig, Michèle Kail,

Hélène Rouch (coord.),CNRS éditions, 2002

À LIRE

we’re out in a country that has no languageno laws, we’re chasing the raven and the wren

through gorges unexplored since dawnwhatever we do together is pure inventionthe maps they gave us were out of date

by years...

nous sommes dans un pays sans langagesans loi, nous pourchassons le corbeau et le roiteletà travers des gorges inexplorées depuis l'aubetout ce que nous faisons ensemble est pure inventionles cartes qu’ils nous ont données sont obsolètesdepuis des années...19

21. Avant-propos de LouiseTurcotte à La pensée

straight, idem.

22. Voir l’article « Genre ethomophobie » dans

Offensive n° 4

23. Wittig, idem., p. 13

Outre les ouvragessignalés en notes :

Autre écueil possible, certain-e-s utilisations de la notion degenre focalisent sur les sexualités au détriment… des genres,ce qui peut faire perdre de vue certaines des dimensions lesplus massives de l’exploitation et de l’oppression sexistes, etdonc une grande partie des problématiques féministes ettrans20. Louise Turcotte abonde dans ce sens, attirant l’atten-tion sur le fait qu’en découle un aménagement du systèmeplutôt qu’une volonté de l’abolir. Elle rappelle cependant

à- propos qu’il peut en être de même avec un féminisme « pas-sant outre le régime politique de l’hétérosexualité »21.Le risque existe aussi d’aplanir les différents niveaux d'op-pression plutôt que de les articuler, et de fragmenter lescauses à l’infini – nuisant ainsi à la lisibilité comme à l’effi-cacité des luttes. Cependant une critique politique cohérentesous différents angles permet d’éviter cela.

MÉDIATISATIONLes études de genre ont désormais toute leur place à l’uni-versité, et la notion de genre est désormais reprise par lesinstitutions, elle doit même être enseignée, ou du moinsmentionnée, depuis deux ans au lycée dans les cours debiologie. À la suite de cette « popularisation », de nom-breuses prises de position publiques ont eu lieu, autourde cette inscription dans les manuels scolaires, lors desdébats sur la loi pour le mariage et l’adoption pour tou-te-s, etc. Cependant le genre est alors largement entenducomme le « sexe social », soit les manières d’être et d’agirinculquées par l’éducation et les interactions sociales, mais

qui serait bien basé sur le sexe biologique, présenté commeune donnée préexistante indubitable. Ou comment l’es-sentialisme nous rattrape ! Même sous cette forme finale-ment très allégée, le sujet attire des protestations véhé-mentes notamment de la droite et de l’extrême droitecontre les « théories du gender ». Véhémentes et souventstupides : des députés avaient demandé le retrait du pas-sage sur le genre des manuels scolaires, en affirmant

notamment que « selon cette théorie, les personnes ne sontplus définies comme hommes et femmes mais commepratiquants de certaines formes de sexualité : homosexuels,hétérosexuels, bisexuels, transsexuels. » Pour eux le sexeentendu comme identité de genre est confondu avecl’orientation sexuelle - et la transexualité est une orienta-tion sexuelle… Une confusion qui démontre encore unefois que les normes patriarcales et hétérosexuelles fonc-tionnent main dans la main. Comme l’explique DanielBorillo, l’homophobie n’est pas une anomalie mais unpilier de la société patriarcale22. Rien de plus logique doncà ce que les mêmes personnes soient à la fois homophobeset hypersensibles au moindre signe de « confusion desgenres » ou de remise en question de leur évidence.Finissons en empruntant les mots toujours impeccablesde Monique Wittig23 : « il faut détruire politiquement, philosophiquement et symboliquement les catégories d’“ homme ” et de “ femme ” ». Anita

La notion de genre est une de celles qui permettent de réaliser quece qui est socialement construit peut être socialement déconstruit,

et donc être un sujet d’action politique.

viennent de l’hétérosexualité »17 seulement. DansL'anatomie politique, Nicole-Claude Mathieu, à propos del'usage des valeurs des dominants par les dominées, estimequ’il faut distinguer, parmi l’ensemble des valeurs ou repré-sentations « générales » d’une société, celles qui serventstructurellement à la domination (et ne peuvent donc êtred'aucune utilité dans une lutte d'émancipation) et celles quisont susceptibles d'usages contradictoires ; les secondes peu-vent être mises au service des dominé-e-s, mais pas à n'im-porte quelle condition18. Il faut nous rappeler aussi que tousles outils et modèles n’existent pas encore, et que tout est àinventer, ou, comme l’écrit Adrienne Rich :

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17. Bourcier, idem, p. 138

18. Mathieu, idem

19. Extrait du XIII desTwenty-One Love Poems,

Adrienne Rich, 1976-7719.

20. Préface par PascaleMolinier de Les 5 sexes,

idem.

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DANS UNE SOCIÉTÉ OÙ LES OPPRESSIONS SONT MULTIPLES, IL PARAÎT PERTINENTDE CROISER LES ANGLES D’ANALYSE POUR LUTTER SUR DES BASES SOLIDES. C’ESTLA LEÇON QUE NOUS POUVONS TIRER DU FÉMINISME NOIR, ISSU DES LUTTES DESANNÉES 1970 AUX ÉTATS-UNIS.

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LA LUTTE CONTRE le capitalisme est souvent considéréecomme la solution miracle pour mettre fin à toutes les oppres-sions. En terrassant le système capitaliste, on viendrait aussià bout du racisme et du système de domination masculine.Cette idée entérine une vision binaire de la société, avec desclasses sociales monolithiques. Les oppressions, quant à elles,s’ajouteraient les unes aux autres par couches successives.Ce n’est pas ce que nous montre le féminisme noir.Le black feminism, ou féminisme noir, est un courant de pen-sée politique né aux États-Unis dans les années 1970. Enga-gées dans les différents mouvements de la lutte pour les droitsciviques, les féministes afro-américaines ont été confrontéesau racisme des féministes blanches et au sexisme deshommes noirs aux côtés desquel-le-s elles luttaient. Le fémi-nisme noir « s’est constitué sur la dénonciation d’une oppres-sion simultanée de race, de classe, de sexe et du modèle desexualité qui va avec »1. Ses analyses ont permis de mettreau jour la complexité des positionnements dans le champsocial. Et il n’a pas concerné les seules Afro-Américaines,mais toutes celles qui rentraient dans la catégorie des femmesde couleur : les « chicanas », les « natives américaines », les« sino-américaines », etc. L’intersectionnalité (le fait d’analy-ser la façon dont les systèmes d’oppression se conjuguent ets’entrecroisent) fait son apparition en France assez tardive-ment, au début des années 2000, au moment où le fémi-nisme français commence à s’intéresser aux phénomènesmigratoires et au début de la polémique autour du voile.

BLACK IS BEAUTIFUL?Le féminisme noir n’a pas eu d’équivalent en France, mal-gré une histoire coloniale conséquente. Des groupes ont pour-

tant émergé pendant la vague féministe des années 1970,comme la Coordination des femmes noires. L’articulationdu sexisme et du racisme est une question qui a été très peuprise en compte dans le mouvement féministe français avantces dernières années, et sans doute l’est-elle encore trop peu,que ce soit au niveau universitaire ou militant. On trouvetoutefois quelques groupes qui travaillent sur ces questionscomme les Lesbiennes of Color (LOCs). Créé en 2009, cecollectif rassemble des lesbiennes immigrées qui se retrou-vent dans leur parcours migratoires, d’exil, leurs histoiresliées au colonialisme et à l’esclavagisme et leur expériencedu racisme dans les milieux LGBT2. Elles dénoncent l’invisi-bilisation des lesbiennes de couleur et la non-prise en comptede la question du racisme dans ces milieux. Leur démarcherappelle, malgré un contexte différent, le Combahee RiverCollective, collectif féministe lesbien radical, très actif auxÉtats-Unis dans les années 1970. « Solidaires de la commu-nauté Noire à laquelle elles appartiennent et dont elles par-tagent l’expérience des discriminations racistes quotidiennes,elles ne nient pas le sexisme des hommes noirs, mais ellesconsidèrent cependant que l’histoire de l’esclavage et de laségrégation ont eu des effets sur la construction normativede la féminité et de la virilité, en particulier sur celles deshommes noirs, et donc sur le rapport de genre lui-même »3.L’histoire de la colonisation française a sans doute égalementeu des conséquences sur la construction de la féminité et dela virilité chez les peuples colonisés, mais c’est un angle mortde la pensée féministe qui demande à être révélé.

ÉCOFÉMINISTES, OÙ ÊTES-VOUS?Croiser les angles d’analyse est aussi nécessaire lorsque l’onaborde des thèmes écologiques ou de critique des technolo-gies, sous peine de relayer un discours sexiste et homophobe.Lors des mobilisations autour de l’ouverture du mariage, del'adoption et de la procréation médicalement assistée auxcouples gays et lesbiens, on a entendu et lu nombre d’hor-reurs, certaines venant de militant-e-s écolos ou anti-indus-triel-le-s. Si les auteur-e-s de ces sorties évoquent le refus d’unetechnologie sans limites4, ils sont finalement très vagues surcet aspect de leur critique, et s’offusquent surtout d’une filia-tion qui ne serait pas « naturelle », et des dommages psy-chiques possibles sur les enfants. Que la « naturalité » de l’hé-térosexualité et de la famille nucléaire ait été démontée millefois, ou que ces institutions maltraitent de nombreux enfants5,il semble que peu leur importe… Un triste exemple montrantbien la nécessité de la réflexion intersectionnelle.

Les différentes formes d’oppression s’articulent, s’imbri-quent, créant différents positionnements au sein des systèmesde domination. Toute analyse, si elle veut être pertinente,devrait se bâtir en étudiant les différents aspects de la domi-nation, comme nous le montre l’histoire du féminisme noir.Albertine et Anita

À LA CROISÉE DES SYSTÈMESDE DOMINATION

À VOIR

À LIRE

DOSSIER

1. Black Feminism.Anthologie du féminismeafricain-américain 1975-2000, Elsa Dorlin,L’Harmattan, 2007.2. Lesbien, gay, bi (pourbisexuel) et trans (pourtranssexuel et transgenre).3. Black Feminism. idem.4. Par exemple, Hervé Le Meur dans L'Écologiste, et«PMA, GPA: le meilleur desmondes», La Décroissance,n°97, mars 2013, avecThierry Jaccaud, Denis Baba,Jean-Pierre Rosenczveig etBernard.5. Voir la tribune de BeatrizPreciado, «Qui défendl’enfant queer?», Libération,14 janvier 2013.

L’excellentdocumentaire No! TheRape Documentary,qui éclaire nonseulement sur le violcomme phénomènesocial et arme de ladomination masculine,mais aussi sur lesdifficultés etdiscriminationsparticulières venant du fait d’être à la foisvictimes de sexisme et de racisme.

Femmes, race et classe, Angela Davis,Des Femmes-Antoinette Fouque,1983

Le Sexe de lamondialisation. Genre,classe, race et nouvelledivision du travail,Jules Falquet, Pressesde Sciences po, 2010

Enjeux contemporainsdu féminisme indien,Danielle Haase-Dubosc, Mary E. John,Marcelle Marini,Maison des sciences de l’homme, 2003.

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DOSSIER

AU DÉBUT de l’année 2013, offensivea publié avec la complicité des éditionsL’Échappée un recueil de textes sur le thème de l’autonomie. Construirel’autonomie est la réédition dedossiers et de textes parus au coursde dix ans de travail éditorial. Loin de se canton ner à la seule autonomiematérielle, ces écrits venaientinterroger de multiples espaces où le capitalisme s’est fait égalementle chantre de cette idée. Si l’autonomiepouvait donc être louée, elle étaitaussi l’objet de critiques.

Ainsi, dans une préface inédite, noussignalions notre refus de soutenirtoutes les formes d’autonomie. Touten prônant une «autonomie ouvertesur une transformation sociale», il nous paraissait impossible de passersous silence le fait que l’autonomie est aussi devenue un mot/maux du libéralisme: «Du managementnéolibéral au “développement

personnel”, on enjoint [lesindividu-e-s] à se réaliser eux et elles-mêmes, à inventer leur vie, à fairepreuve d’initiative pour “devenir ce qu’ils sont”. Avec à la clé unefragilisa tion psychique des personnes,rendues seules responsables de leurséchecs éventuels. Car dans les faits,autonomie signifie le plus souventadaptation. Et on ne peut guères’adapter à un monde de plus en plus déshumanisé».

Et cette autonomie soutenue par les apologistes libéraux et autresvendeurs de bonheur sous emballagen’est pas tombée du Saint-Esprit.L’autonomie libérale, outre son proprecorpus, a puisé dans les mouvementsde contes tation: «De l’“entre-preneuriat punk” à la firme high tech,l’autonomie et le “do it yourself”,promus dans les années 1970-1980comme des valeurs politi quessubversives, sont devenus aujour d’hui

les slogans d’un capitalisme decoproduction, voired’autoproduction».À cet endroit-là aussi, il y avait dequoi s’interroger. De quelle autonomieparlons-nous ? Comment l’autonomiepeut se perdre dans les dédales de lapensée libérale? Quand vient-elle aucontraire se lover dans un désirprofon dément contestataire pourpenser d’autres relations sociales?

Ce dossier «Autonomie contreautonomie», c’est l’histoire d’uneopposition, qui se tord et se retordsous des sens et des formescontradictoires depuis des décennies.À travers quatre textes, ce dossieroffre un prolongement à cetteréflexion entamée depuis 2003 dansoffensive. Chacun des articles montreà quel point l’autonomie peut prendrede multiples sens et que, justement, lesens que nous y mettons est un enjeude la pensée révolutionnaire.

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« IL Y A AUTANT D'AUTONOMIES que d’omelettes et demorales : omelette aux confitures, morale religieuse ; ome-lette aux fines herbes, morale aristocratique ; omelette au lard,morale commerciale ; omelette soufflée, morale radicale ouindépendante, etc. »1 Si ces propos rédigés en 1882 par PaulLafargue sont datés, c’est la comparaison moralo-culinairequi a vieilli la citation. Car, aujourd’hui comme il y a cent cin-quante ans, l’autonomie prend des significations disparatesselon le locuteur. Autonomie ouvrière ou autonomie des sala-rié-e-s, autonomie des universités ou autonomie politique,autonomie matérielle ou autonomie de la science… Elle fait partie de ces mots qui signent une époque, qu’onemploie à tort et à travers. Tout doit être autonome et plus rienne l’est. L’autonomie ne tend-elle pas à devenir un mot plat ?Admise de tous et par tous ? Elle est consensuelle. Ne l’em-ploie-t-on pas pour éviter la notion plus engageante de liberté ?Ou celle encore d’indépendance ? Ainsi, libéraux comme révo-lutionnaires en ont l’usage. Ce constat pourrait être balayé d’unrevers de main en arguant qu’il recouvre de multiples sens.Ça serait bien trop facile. Ne faut-il pas plutôt préciser les dif-férentes acceptions de l’autonomie pour entrapercevoir ce qui,dans nos discours, s’inscrit à contre-courant de la pensée domi-nante ou au contraire vient l’appuyer (ou s’appuyer sur elle) ?Interrogeons-nous : comment des personnes diamétralementopposées peuvent-elles se retrouver à user du même terme ?Est-ce dû au simple mécanisme de récupération capitaliste detous les concepts ? Est-ce l’impossibilité révolutionnaire à pen-ser hors du cadre de la société actuelle ?

UNE IDÉE MOYENÂGEUSEDepuis quelques années, lorsque les militant-e-s parlent d’au-tonomie, ils et elles y mettent un contour socioécologique.Lorsque l’auteur du Droit à la paresse et ses contemporainscommunistes, socialistes ou libertaires employaient, il y aplus d’un siècle, ces quatre mêmes syllabes, l’acception enétait bien différente.

Dans la suite des franchises du Moyen Âge, l’autonomie estd’abord celle des communautés villageoises ou des villes. Misà mal à la Révolution française par un projet centralisateur, leterme autonomie garde encore ce sens à la fin du XIXe siècle.L’autonomie est combattue par les tenants d’un projet égali-taire et centralisateur (comme les communistes), mais aussipar la bourgeoisie libérale, dont la bonne marche des affairesest entravée par les réglementations locales. À l’inverse, cetteautonomie est revendiquée par ceux qui abhorrent le pouvoircentral. Des ennemis irréconciliables soutiennent cette posi-tion : la petite aristocratie locale qui ne souhaite pas qu’on s’im-misce dans son commerce, mais également des libertaires quivoient dans l’autonomie les prémices du fédéralisme.

L’AUTONOMIE OUVRIÈREÀ cette époque, la confusion se poursuit sur la seconde signi-fication politique de ce terme. Toute récente, elle désigne laséparation des syndicats d’avec les partis politiques. Bannisdepuis la loi Le Chapelier de 1791, les regroupements ouvrierssont en effet à nouveau autorisés en 1884. Toutefois, ces centannées d’interdiction ont contribué à développer une traditionclandestine des solidarités ouvrières. Une ligne de partage s’estdonc tracée avec des représentants politiques de gauche quantà eux légaux. À l’époque, dans des cercles ouvriers déçus parles promesses de la République, on discute de l’opportunitéd’envoyer des camarades prolétaires à l’Assemblée. La PremièreInternationale est encore jeune et son mot d’ordre, « l’éman-cipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurseux-mêmes », vivifie le débat politique. Ainsi, la jeune CGTadopte en 1906 la charte d’Amiens, qui affirme son indépen-dance à l’égard des organisations partisanes. D’ardents débatssont engagés entre, d’un côté, des marxistes, représentés parJules Guesde, et, de l’autre, des partisans de l’indépendancedu syndicalisme, dont les anarchistes. Si en 1906 la tendancelibertaire l’emporte, le débat n’est pas clos. La notice de PierreBesnard, dans L’Encyclopédie anarchiste, témoigne de la viva-cité du débat pendant l’entre deux-guerres : « L’autonomie adonné lieu à d’interminables controverses. Selon qu’il estemployé par les syndicalistes ou par les communistes, il a unesignification ou une autre signification»2. En effet, sous l’égidede la toute-puissante URSS, le Parti communiste français (PCF)va jouer de son art de la rhétorique. Alors qu’il n’a de cessed’attaquer l’autonomie syndicale, il travaille à en modifier lesens. C’est ainsi qu’il défend donc l’autonomie, mais une auto-nomie syndicale redéfinie par les bureaucrates du PCF.

DE L’AUTONOMIE PROLÉTARIENNEÀ L’AUTONOMIE DIFFUSEAprès la Seconde Guerre mondiale, si la séparation entresyndicats et partis politiques est toujours d’actualité, une par-tie du mouvement ouvrier va cette fois tourner sa méfiancevers les directions syndicales elles-mêmes. Des groupusculesdans la lignée du communisme de conseil – comme Socia-lisme ou Barbarie, Informations correspondance ouvrière,Pouvoir ouvrier – vont formuler leurs craintes par la dénon-ciation de la verticalité des bureaucraties syndicales.

DE L’AUTONOMIE OUVRIÈRE À L’AUTONOMIE LIBÉRALE EN PASSANT PAR L’AUTONOMIE DES VILLES, DIFFICILE DE SAISIR LE SENS DE CE MOT QUI EST TOUJOURS L’OBJET DE MULTIPLES QUERELLES.

DOSSIER

À LA RECHERCHE DE L’AUTONOMIEHISTOIRE D’UNE CONTROVERSE POLITIQUE

CHRIS STAIN A COMMENCÉ À

GRAFFER DANS LES ANNÉES

80 À BALTIMORE.PLUSIEURS FOIS COMPARÉ

AU MOUVEMENT SOCIAL

RÉALISTE AMÉRICAIN DES

ANNÉES 30-40, LES

ŒUVRES DE CHRIS STAIN

SONT L'ÉCHO DE SES

RELATIONS SOCIALES. IL

S'ATTACHE NOTAMMENT À

REPRÉSENTER LE MALAISE

DES IDENTITÉS MINORITAIRES

ET DES MARGINAUX DANS

NOS SOCIÉTÉS ACTUELLES.

1. « L’autonomie », PaulLafargue, L’Égalité, organe duParti ouvrier français,25 décembre 1881-15 janvier1882.

2. Encyclopédie anarchiste deSébastien Faure, 1925, « L’au-tonomie », notice rédigée parPierre Besnard.

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Elles ne seraient plus des organes révolutionnaires maisgestionnaires. Replacer les ouvriers au cœur de leurs luttesdevient l’enjeu politique pour les tenants de l’autonomie.

Toutefois, il ne faudrait pas résumer l’autonomie des luttesouvrières à l’aune de la seule séparation avec les syndicats.Henri Simon, en prenant exemple sur des grèves à Nanteset à Saint-Nazaire en 1955, rappelle que « l’autonomie de lalutte s’exprimait dans un cadre syndical (cela était souvent

le cas et peut l’être encore), mais, dans ce cadre, la détermi-nation, la combativité, l’initiative de base, selon les circons-tances, faisaient que la lutte dépassait largement les carac-tères et les objectifs que les organes établis de contrôle luiavaient assignés »3. Possibilité qui prend tout son sens si ons’appuie sur sa définition de l’autonomie dans la lutte declasse : « C’est la défense par les acteurs eux-mêmes, lesexploités esclaves du travail salarié, de leurs propres intérêtsface à cette exploitation qui tend à les réduire à des objets »4.Mai-Juin 68 va hâter ce processus. Le rôle conciliateur de laCGT (et du PCF) lors de cet épisode révolutionnaire laissedes traces. Les tractations entre le gouvernement gaulliste etle syndicat communiste (à l’époque, on ne fait même pasmine de consulter la base ou d’organiser une quelconqueassemblée générale) rendent les tenants d’une radicalisationrévolutionnaire amers. À la revendication d’autogestion desentreprises va se joindre celle des luttes. Dans le prolonge-ment de Mai, des groupes et des individu-e-s tentent deconstruire une alternative politique par la création de mul-tiples groupes en dehors des syndicats… Mais c’est en Italie que « l’autonomie ouvrière » trouvera seslettres de noblesse. Au tournant des années 1960-1970, on yvoit « les jeunes prolétaires du Sud refuser la discipline desgrandes usines du Nord et déborder les revendications tradi-tionnelles du mouvement ouvrier »5. L’autonomie ouvrière, oul’autonomie prolétarienne, va se définir comme une lutte duprolétariat pour l’autonomie par rapport au capitalisme et à

l’État, mais aussi par rapport aux partis et aux syndicats. Au fildes années 1970, l’autonomie va, encore une fois, prendre unautre sens. De l’usine comme centre de l’autonomie ouvrière,cœur de l’autonomie prolétarienne, le mouvement se déplacepeu à peu vers la ville comme espace d’une autonomie diffuse.On assiste au développement de squats, de combats antifas-cistes, mais également à l’émergence d’une véritable contre-culture. Pour Marcello Tarì, dans l’ouvrage Autonomie !, « c’estdans ce contexte que se produit le déplacement du paradigmedes luttes autonomes […] : de l’autonomie des ouvriers à l’au-tonomie diffuse »6. Sauf que ce n’est pas à un élargissementmais plutôt à une fissure que l’on assiste. L’autonomie s’éloignedu mouvement ouvrier – sans rompre totalement – pour êtreplus proche d’un mouvement de la jeunesse, voire des étu-diant-e-s (parfois d’origine ouvrière). Les luttes salariales nesont plus fondamentales. « De toute façon, on ne veut pas tra-vailler ! », crient les jeunes énervé-e-s. Les groupes se formentsurtout autour d’une pratique – praxis– commune : actionsviolentes, activisme forcené, occupation de maisons vides…Ces courants multiples se retrouvent sur une critique de l’ex-trême gauche léniniste ou anarchiste et viennent enfoncer leursracines chez les illégalistes du siècle passé, chez les en-dehorsou dans l’anarchisme individualiste.

La frontière entre autonomie ouvrière et autonomie diffuserestera poreuse – quelques-un-e-s naviguent à la lisière de cesdeux autonomies –, mais cela ne contribue pas à clarifier l’em-ploi du terme autonomie. Ainsi, Wajnsztejn et Zavier rappel-lent que « le terme est vague car l’autonomie historique a prisdes formes variées »7.

QUAND L’AUTONOMIE COLLE À SON ÉPOQUECes multiples chemins empruntés par l’autonomie politiqueajoutent de la confusion entre projet d’autonomie et appar-tenance au mouvement autonome. Nous pourrions prendrel’exemple des militant-e-s de L’insurrection qui vient, pour qui,« “devenir autonome”, cela pourrait vouloir dire, aussi bien :apprendre à se battre dans la rue, à s’accaparer des maisonsvides, à ne pas travailler, à s’aimer follement et à voler dansles magasins »8. L’illégalité – ou l’antimoralisme – des pro-pos est utilisée pour produire une sensation de radicalité. Iln’en est rien. Quelle autonomie acquiert-on à voler dans lesmagasins ou à se battre dans la rue ? Aucune. Cela ressembleplus à une pratique d’adolescents qui tentent de s’autono-miser de Papa-Maman (quitte à se faire gronder en rentrant)qu’à une manière de conquérir de la liberté. Et si le but del’autonomie est « de rendre le mouvement révolutionnaireradicalement autonome du développement du capitalisme »9,comme l’expriment les auteur-e-s de Communisme : un mani-feste, on ne voit pas ce qui rend autonome dans les préceptesdu Comité invisible. L’autonomie s’inscrit toujours par rap-port à quelque chose, à quelqu’un, par rapport au capital, parrapport au nucléaire, par rapport à l’argent… Ici on ne saitpas de quoi, de qui on devient autonome. Les pionnier-e-s du mouvement ouvrier faisaient de l’auto-nomie un projet d’émancipation vis-à-vis des porteurs duchapeau haut de forme. Les revendications portaient autourde la diminution du temps de travail et de l’organisation

Au sein du mouvement de l’auto -nomie règne donc une confusion

entre la critique des organisationsde masse et le rejet de toute

organisation collective.

3. « De l’autonomie dans lalutte de classe », dans De

l’Autonomie, Henri Simon,La Petite Bibliothèque de laMatérielle, Marseille, 2006.

4. Idem.

5. « L’Insurrectionnalismequi vient ? », G. Zavier,

Jacques Wajnsztejn,octobre 2010, http://temps-

critiques.free.fr

6. Marcello Tarì, Autono-mie !, Italie, les années

1970, La Fabrique, 2011,p. 27.

7. G. Zavier, JacquesWajnsztejn, opus cité.

8. L’insurrection qui vient,Comité invisible, La

Fabrique, 2007.

9. Communisme : un mani-feste, Collectif pour l’inter-

vention, Éditions Nous,2012.

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de la semaine de travail de façon à ce que la vie puisse à nou-veau se déployer dans des activités qui ne relèvent pas du tra-vail salarié : vie de famille et éducation des enfants, lecture etaccès à la culture et à une éducation ouvrière10… Or, de l’auto-nomie-émancipation sociale, une frange du mouvement révo-lutionnaire a glissé vers une autonomie-séparation de la société,où l’on se conçoit en îlot autonome. La définition citée plushaut à titre d’exemple est le témoignage de ce renoncement àun destin collectif, où l’on envisagerait une société émancipée

avec des personnes différentes, de toutes sortes… Trop sou-vent, l’autonomie devient une quête individuelle (même si elleest prise parfois dans le collectif) où plus personne ne vientnous empêcher de jouir de nos envies. Cela conduit tout droità la valorisation d’une autonomie individualiste. Sont valori-sés le faire soi-même, le refus des règles collectives, les rap-ports violents dont le capitalisme est aussi porteur. La sociétéest une contrainte. Le paradoxe est bien là. Ces autonomes,criant à l’insurrection, qui ne cessent d’affirmer être en dehorsdu système capitaliste, portent une autonomie pénétrée de lapensée libérale. Il ne s’agit pas d’affirmer une ineptie du type« autonomie = libéralisme », mais plutôt de noter que s’affir-mer en dehors peut jouer un effet de voile. L’autonomie estérigée en mot d’ordre, « comme s’il s’agissait d’une revendi-cation à inscrire dans un programme », pour reprendre l’ex-pression d’Henri Simon. Au sein du mouvement de l’autono-mie règne donc une confusion entre la critique historique desorganisations de masse et le rejet de toute organisation collec-tive.

L’AUTONOMIE LIBÉRALEJustement, depuis les années 1960, les libéraux sont devenusà leur tour des chantres de l’autonomie. N’importe quel deman-deur d’emploi en a constaté les méfaits en consultant les cri-tères de sélection d’un poste : « autonome, mobile et organisé,vous savez vous adapter à un environnement technique évo-lutif » ou encore « autonome et organisé, le candidat souhaites’investir dans un environnement agréable et rigoureux »11.Clairement, l’idéologie du management s’est appuyée sur lacritique sociale des années 1970 pour faire de l’autonomieun discours. En écho à la dénonciation du boulot-dodo-métro,le patronat indique dès 1971 dans un rapport interne que « ladurée du travail devra toujours garder une certaine sou-plesse » et qu’il faut aller vers « des horaires de travailflexibles ». En offrant plus de liberté au salarié, il le sommede se débrouiller lui-même afin d’atteindre des objectifs detoute façon trop ambitieux. « L’autonomie libérale est unabandon des individus à leur triste sort », dit Alain Erhen-berg. Une idée que résume aussi à sa manière Yves Citton :« Plus on me donne d’autonomie (pour remplir mes tâchesà mon gré), plus je m’aliène (pour accomplir au mieux cedont je suis responsable). Plus mon travail est enrichissant,plus il appauvrit le reste de ma vie »12.De la même manière, cette autonomie figure comme réponseà la dénonciation de la bureaucratie, des petits chefs et autrescontremaîtres. En se nourrissant de ce constat, les entrepre-

neurs ont baissé le coût de hiérarchies devenues trop lourdes.L’autocontrôle et le travail d’équipe, en renforçant la sur-veillance par les pairs, vont servir de substitut à ces hiérarchies.L’autonomie octroyée aux salarié-e-s – mais aussi aux chô-meurs-euses13 – a laissé place à de nouvelles modalités de véri-fication. L’informatique joue un rôle décisif dans cette conver-sion des patrons pour le thème de l’autonomie. Les octets etautres chiffres traités à l’aide de mégamachines sont des outilsd’évaluation de « salariés devenus autonomes ». La conditionprolétaire s’étend. Des métiers entiers se retrouvent chiffrésen dépit du bon sens : artiste, enseignant-e, psychologue…Enfin, l’autonomie libérale est une mise en concurrence.« Toute la liberté que la société capitaliste puisse offrir reposenon pas sur l’association entre individus autonomes mais surleur séparation et dépossession la plus complète, de façon àce qu’un individu ne découvre pas chez un autre un soutien àsa liberté mais un concurrent et un obstacle », écrit MiquelAmorós14. Les étudiant-e-s en lutte contre l’autonomie des uni-versités n’étaient pas dupes de cette intention. À la fac, elle estle nom de la politique du tous contre tous, de l’abandon de lasolidarité. Les handicapés subissent quotidiennement cettetrajectoire lorsqu’on les enjoints à devenir autonomes, on leurdit en réalité : « Débrouillez-vous tout seuls ».Indéniablement, le discours de l’autonomie a renouvelé lesmodalités de l’exploitation capitaliste. Ce constat donne dupoids à la nécessité d’une pensée radicale, qui ne se contentepas d’aménagements. La confusion entre discours libéral etlibertaire, y compris dans l’extrême gauche radicale, doit nousrendre attentifs. À quel moment l’autonomie que nous prô-nons n’est pas une défense de l’individualisme libéral ? À quelmoment l’autonomie que nous tentons de construire n’est pasune manière de s’affranchir des autres, de leurs règles? Et l’ana-logie ne s’arrête pas là. L’autonomie libérale a aussi agi

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Au sein du mouvement de l’auto -nomie règne donc une confusion

entre la critique des organisationsde masse et le rejet de toute

organisation collective.

LE LIBRE USAGE de soi est aufondement de la pensée libertaire.Que ce soit dans la queue decomète de Mai 1968 et du projetsituationniste dans sa critique dela vie quotidienne, ou dans latradition anarchiste plus ancienne,la préoccupation de l’épanouis -sement des individualités commeporteuses de subjectivités révolu -tionnaires a été une constante.Cette originalité différencie fonda -mentalement la mouvance liber -taire au sens large des courantsradicaux marxistes-léninistes,obsédés par la massification de larévolte et sa centralisation dansdes organes de pouvoir. Théorique -ment et pratiquement, on peut voirdans la place centrale donnée auxsingularités indivi duelles une dessources du développement del’autogestion, du fédéralisme, de l’assemblé isme, de l’action et de la démo cratie directe, duconseil lisme. La défiance à l’égarddes médiations entre l’individu-e,ses désirs et aspirations, est àl’origine des revendications dites«d’autonomie».

Aussi ne faut-il pas non plus jeterle bébé avec l’eau du bain en nefranchissant qu’un pas de l’indivi -dualisme libertaire à l’indivi -dualisme libertarien ultracapita -liste. L’autonomie que nousrevendiquons prend racine dansune forme d’individualismeuniversaliste qui s’oppose fronta -lement à l’individualisme particu -lariste libéral. Ce dernier se fondesur la diffusion d’une conceptionde la liberté assimilee au principedu chacun pour soi, entrainant le rejet des regles sociales et despreoccupations altruistes. D’un autre côté, l’individualisme,s’il se forge également à partird’une conscience de classe, peutêtre envisagé d’un point de vuecommuniste. Il peut être le supportd’un progrès de la liberté de choixdes individu-e-s, de la maîtrise des conditions d’exis tence, et uneévolution vers la reconnaissancede l’egalite sociale, dans le cadrede vie en commun s’appliquant a toutes et tous.

INDIVIDUALISME, RÉVOLTE, AUTONOMIE

10. Voir « Les Bourses dutravail : espaces d’éduca-tion », David Rappe, Offen-sive, n° 29, 2011.

11. www.sortirdutravail.org

12. Renverser l’insoute-nable, Yves Citton, Seuil,2012.

13. Construire l’autonomie,Offensive, L’Échappée, 2013.

14. Miquel Amorós, « Quefut l’autonomie ouvrière ? »,2005.

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Construirel’autonomie

se réapproprier letravail, le commerce,

la ruralitéOffensive,

L’Echappée, 2013

À LIRE

comme une promesse de libération sans limites du désir. Le « jouissez sans entraves » peint sur les murs d’un joli moisde mai trouve son pendant libéral dans la possibilité de consom-mation de masse. La libération promise par le capitalisme necroise pas la limite qu’est la rencontre du collectif. C’est en cesens que Castoriadis rappelle que « le projet d’autonomie estlittéralement aussi un projet d’autolimitation »15.

QUELLE AUTONOMIE MATÉRIELLE?Depuis une dizaine d’années, l’autonomie a donc trouvé denouveaux accents précisément à travers la critique de la quêteinfinie qu’est la consommation. Cette soif renouvelée d’auto-nomie correspond au passage de « l’exploitation du travailvivant à l’exploitation de la vie »16. Tous les espaces de notreexistence ont été marchandisés. Et ce n’est pas seulement letravail qui est marchandise, pour reprendre le concept de Marx,mais notre environnement naturel et nos relations humaines.Une partie de l’extrême gauche s’est donc retrouvée à utiliser« ce sens élargi, que certains résument par l’expression d’au-tonomie matérielle ». Mais ce nouveau sens de l’autonomie,n’est-il pas à son tour en train d’alimenter la fable libérale ? Lecapitalisme ne peut-il pas pareillement être le promoteur decette autonomie matérielle ? Le discours de l’autonomie matérielle se confond parfois avecle fantasme d’autarcie. Il faudrait tout savoir faire soi-même :savoir faire son pain ou savoir jouer de la guitare seraient lesgages d’une autonomie parfaite. Le do-it-yourself en est l’unedes expressions (voir article p. 36-37). Si l’autonomie est bienla mise à distance de la société de consommation, il ne fau-drait pas renverser cet idéal en « un rejet de l’interdépendance,propre à toute société ». Le capitalisme peut très bien s’ac-commoder de cette autonomie tant qu’elle ne vient pas entra-ver la bonne marche de ses affaires : « Vivez autonomes et fou-tez-nous la paix ». Finalement, quand bien même nous nesommes plus séparés des résultats et des produits de notreactivité – comme l’est un-e salarié-e –, nous serions séparé-e-sles un-e-s des autres.L’autonomie matérielle ne peut pas se résumer, non plus, àl’affranchissement des contraintes de la nature, promesse for-mulée par le mythe du progrès. Ainsi, les inventions techno-logiques seraient censées offrir plus d’autonomie. Mais, ici,« ce n’est pas l’individu mais la technique qui a conquis l’au-tonomie», dit Miguel Amorós17. Un tas d’objets et gadgets élec-troniques – de l’iPad au GPS – viennent proposer l’illusiond’être autonomes, alors que nous sommes en réalité devenusdépendant-e-s d’eux. Et finalement, « moins nous sommes enrelation directe avec nos milieux et nos sources de vie, avec lesautres humains, l’eau, les sols, les plantes, plus nous sommes

dépendants des infrastructures, circuits et médiations du capi-tal, nécessairement extérieurs à notre contrôle »18. Ivan Illichpointe la nécessité pour garder de l’autonomie de posséderdes outils conviviaux. Ce sont des objets maîtrisés par les êtreshumains, c’est-à-dire qu’ils peuvent être réparés, transformés.Ils laissent place à la créativité de chacun.

POUR UNE AUTONOMIE SOLIDAIREAprès un tel tableau, il ne s’agit pas de livrer la bonne défini-tion. Au contraire, en avoir une utilisation vivante paraît plusopportun. Vivante ne signifie pas donner une définition mou-vante qui se loverait dans son époque, mais plutôt qui procèdedu débat d’idées. Un écueil serait de faire de l’autonomie unnouveau spectre (comme a pu l’être le communisme). Cetaffaissement qui s’est opéré depuis quelques années, où l’au-tonomie comme projet s’est muée en autonomie commenorme. La recherche d’une définition de l’autonomie est indis-sociable de l’idée que l’autonomie n’est pas un fait établi – jesuis autonome – mais une construction – nous cherchons àêtre autonomes. « L’autonomie n’est pas tant un état qu’unepratique en mouvement, un cheminement déterminé. »19

À l’évidence, l’autonomie ne peut pas se réaliser contre lesautres, elle « est dans la relation à l’autre » pour reprendre lesmots de Castoriadis. C’est un projet démocratique où il fautdécider ensemble. Les défenseurs de l’autonomie des luttesouvrières n’ont de cesse de le réclamer à chaque mouvement.La construction d’assemblées de lutte est d’ailleurs l’objet decritiques, au point que les plus contestataires clament leur aban-don. Mais par-là, ils abandonnent surtout toute velléité de faireensemble et les difficultés que cela suppose. Se donner sespropres lois est l’étymologie du terme autonomie. Mais la loidoit être entendue comme un rapport à l’autre, elle se fixe paret pour les autres.L’autre écueil d’une telle description serait de soumettre l’au-tonomie individuelle aux desiderata de l’autonomie collective.Trop souvent le parent pauvre d’une réflexion communiste etrévolutionnaire, la question de l’individu a été abandonnée auxlibéraux, inventeurs de l’individu rationnel et utilitariste. Pour-tant, l’acquisition de l’autonomie nécessitera forcément deprendre en charge la question de l’éducation de l’individu :quelle pédagogie peut s’avérer émancipatrice ? Castoriadisprend appui sur la psychanalyse pour construire son sujet auto-nome : comment faire pour être plus libre de nos pulsionsinconscientes ? L’autonomie est donc cette articulation entrecollectif et individu. La part d’autonomie individuelle acquisepar les femmes pendant les années 1970 témoigne de la façondont cette émancipation – qui reste encore à conquérir – dumodèle patriarcal s’est articulée de fait sur ces deux dimen-sions individuelles et collectives.À l’inverse d’une séparation, « l’autonomie est au contrairerenforcée par l’interdépendance, par l’association avec lesautres », pour faire référence au Collectif pour l’intervention.Elle ne saurait se résumer à une expérience alternative à lacampagne, même si retrouver la maîtrise de son outil de tra-vail est un premier pas nécessaire. Elle peut aussi seconstruire dans la création d’espaces de solidarité et d’auto-défense, que ce soit par des immigré-e-s ou des chômeurs-euses. L’autonomie qui passe par l’émancipation par rapportaux logiques du capital et la création d’espaces nouveaux surlaquelle la logique individualiste libérale perd de son emprisereste amplement à construire. gildas

15. Cornelius Castoriadis,Les Carrefours du Laby-

rinthe. La Montée de l’insi-gnifiance, Seuil, 1998.

16. Collectif pour l’interven-tion, opus cité.

17. Miguel Amorós, opuscité.

18. Collectif pour l’interven-tion, opus cité.

19. Caracolès, Petite contri-bution pour semer des

mauvaises graines, 2011.

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1. Nous sommes enmarche. Manifeste duComité d’actionCensier, Seuil, Paris,

2. Pierre Rosanvallon,L’Âge de l’autogestion,Seuil, 1976, p. 179.

3. Nous sommes enmarche. Manifeste duComité d’actionCensier, p. 45.

ENGAGÉ À L’EXTRÊME GAUCHE DANS SA JEUNESSE, AUCOURS DES «ANNÉES 68», LE PHILOSOPHE ET SOCIO -LOGUE JEAN-PIERRE LE GOFF S’EST FAIT CONNAÎTRE À LA FINDES ANNÉES 1990 PAR UNE SÉRIE D’OUVRAGES DÉNONÇANTL’IDÉOLOGIE MANAGÉRIALE ET L’EMPREINTE GRANDISSANTE DUNÉOLIBÉRALISME DANS LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. DANS CEPASSAGE DE LA BARBARIE DOUCE (PARU EN 1999), IL MONTRECOMMENT LE TOURNANT NÉOLIBÉRAL A EMPRUNTÉ DESCHEMINS QU’AVAIENT DESSINÉS DE MANIÈRE CANDIDE CERTAINSGAUCHISTES DE MAI 68.

« L’AUTONOMIE est une des exigences fortement affirméesen mai 68. On la trouve dans le manifeste du comité d’ac-tion Censier1, un des documents les plus élaborés de la Com-mune étudiante. Ce manifeste exprime un courant culturelqui n’est pas le seul à prendre la parole en mai 68, mais ony trouve les principaux thèmes d’une utopie soixante-hui-tarde qui va connaître un curieux destin. Les idées mises enavant sont loin de former un tout cohérent : le texte comportenombre d’affirmations péremptoires, de notions floues, deformulations qui paraissent contradictoires. À l’époque, ce“chaos des idées” est considéré comme la “condition d’émer-gence des idées neuves” (p. 32).L’exigence d’autonomie doit alors affronter des interdits etdes pouvoirs qui s’affirment comme tels, et le refus du lienpaternaliste est des plus nets : “Offrir quelque chose à quel-qu’un qui n’est pas prêt à se battre pour l’obtenir n’a aucunsens” (p. 44). L’autonomie, souligne-t-on, ne se décrète paspar en haut, elle “ne s’octroie pas ; elle ne se revendique pas,elle se conquiert” (p. 35).Mais cette autonomie se veut en même temps “négation detoutes les structures verticales” (p. 35), et remise en cause detoute relation impliquant un rapport dissymétrique entre lesindividus. Relation hiérarchique et relation de dépendancesont toutes deux synonymes d’aliénation, dessaisissement desoi, de son libre arbitre au profit d’une puissance étrangèrequi le domine. Cette exigence d’autonomie est radicale et s’af-firme comme toute-puissance. Elle entend se déprendre detout lien de dépendance et se développe dans une logique derefus de toute perte, de toute limitation qui viendrait l’entra-ver. Une telle conception de l’autonomie implique une volontéfarouche pour se libérer, l’“effort fondamental qui est de seprendre en main sur tous les plans de sa vie, sans plus jamaisdéléguer ses pouvoirs” (p. 35). La société, quant à elle, “doittout faire pour que les trois types de dépendances [écono-mique, affective et intellectuelle] soient sabordés” (p. 37).Il n’est alors de rapports authentiques possibles que ceux quise nouent entre individus également autonomes. Se dessineune représentation du collectif et de la société d’où rien nedépasse, où tout est rabattu sur le même plan, les rapportsentre les individus se devant d’être à la fois transparents etde stricte équivalence : “La société, si elle veut permettre l’épa-nouissement des personnes adultes, devra tout faire pouraider les adultes à être et rester autonomes sur tous les plans.Ce qui veut dire que les structures sociales doivent être hori-zontales, et n’être qu’une conjugaison d’unités interdépen-dantes de travail” (p. 37). Dans une telle conception, la repré-sentation de l’ensemble n’est plus assurée par une instancede pouvoir séparée qui incarnerait cette collectivité, dans la

mesure où toute séparation, toute délégation ou médiation,sont synonymes de dépossession.L’autogestion revendiquée par le manifeste du Comité d’actionCensier s’inscrit dans cette conception bien particulière de l’au-tonomie. Chaque unité ne représente qu’elle-même et ne conçoitune mise en rapport avec d’autres que sur la base d’une équi-valence impliquant un donnant-donnant, dans lequel il n’y auraitni gagnant ni perdant. Tout se joue et fonctionne dans l’imma-nence d’une gestion où chacun entre librement en relation avecles autres, où l’information circule et est disponible en perma-nence. La bonne marche de l’ensemble n’implique ni pouvoir,ni hiérarchie, mais un “organisme coordinateur-planificateur”purement fonctionnel qui centralise l’information et la renvoietout aussitôt : “Le pouvoir de décision revient toujours, en défi-nitive, à chaque unité autogérée, qui est constamment infor-mée des possibilités d’ensemble de la production et des besoins.L’organisme coordinateur-planificateur n’a aucun pouvoir. Ilinforme, il propose une planification globale” (p.42).Cette utopie soixante-huitarde aboutira à l’impasse dans son pro-jet de création d’une société et d’un homme nouveaux. Mais lesidées qu’elle véhicule ne vont pas pour autant disparaître. Laméfiance vis-à-vis des pouvoirs, des hiérarchies et des média-tions, l’affirmation de l’autonomie comme valeur centrale, l’éga-lité de tous dans l’élaboration des orientations et la prise de déci-sion… vont façonner une nouvelle sensibilité libertaire etperdurer. La conception de l’autogestion développée par la CFDTet la «deuxième gauche», qui ne date pas de Mai 68, va tenter,dans les années 1970, de canaliser ces idées dans une optiqueplus réaliste et réformiste, sans pour autant rompre fondamen-talement avec la perspective d’une société “de participation géné-ralisée à l’activité sociale à structures égalitaire”2. La lutte desouvriers de l’usine LIP à Besançon, en 1973, s’inscrira dans uneperspective autogestionnaire qui, après avoir suscité les espoirsde toute une partie de la gauche, finira par connaître l’échec.Mais, pour autant, la représentation d’un collectif horizon-tal, sans hiérarchie, transparent dans son fonctionnement,composé d’individus également autonomes, créatifs et res-ponsables, ne va pas disparaître, mais se redéployer sous denouvelles formes inattendues. En mai 68, le manifeste duComité d’action Censier déclare : “Les idées d’autonomie,d’autogestion, de participation sont lancées avec les diffé-rents sens qu’on veut bien leur donner. Elles feront leur che-min. Que tous les travailleurs de chaque entreprise créent etrecréent par eux-mêmes des chartes de l’autonomie”3. Celles-ci ne seront pas créées par les travailleurs, mais paradoxale-ment élaborées et décrétées d’en haut par des directionsmodernistes qui en feront un outil du management et dulibéralisme économique. » Jean-Pierre Le Goff

DOSSIER

L’AUTONOMIE COMME TABLE RASE

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« CETTE PRÉOCCUPATION de l’éducation de l’enfant endehors du contrôle et de la gestion de l’État, est la preuve quela question sociale ne se restreint plus à une formule étroite,mais embrasse un ensemble de manifestations touchant àla fois les intérêts et les sentiments de la classe ouvrière.Toutes ces manifestations prennent un caractère “d’actiondirecte”. À la lutte économique s’ajoute la lutte non moinsindispensable pour la libération des cerveaux et la formationdes individualités.L’éducation ! Quel monde d’activités et d’études. Détruire tousles systèmes absolutistes, supprimer les formules, ne pas lesremplacer par de nouvelles, faire naître la curiosité, éveillerl’intelligence, faciliter le développement de l’originalité, pro-voquer des questions nombreuses sur les commentairesincompris : c’est combattre non seulement toutes les écolesreligieuses, mais encore l’école laïque, l’école de l’État, qui aconservé non les termes, mais l’esprit dogmatique des écolesd’antan, et qui a remplacé le culte chrétien par celui de l’État,avec tout ce qui en résulte : patrie, propriété, drapeau, etc.,créant un nouveau dogme indiscutable, une nouvelle chosesainte qu’on doit respecter de par la volonté des plus forts.De plus, il est nécessaire de constater combien tout le systèmeéducatif présent est peu attrayant pour l’esprit de l’enfant.L’étude devient une fatigue, presque une punition. Le bâtimentou maison d’école a trop souvent l’aspect d’une caserne. Leprofesseur ou maître d’école n’a pas toujours les qualités d’unpédagogue, ou s’il les possède, fatigué par les obligations d’unprogramme étroit auquel il est soumis, par le nombre consi-dérable d’élèves qu’il a l’obligation d’éduquer et qu’il ne peut

que dresser aigri par une vie précaire, il se désintéresse sou-vent de sa besogne et l’accomplit comme une corvée. […]Finalement, un seul but est envisagé : l’obtention du certificatd’études, pauvre certificat qui ne prouve rien. Cependant, pourarriver à ce résultat, on a inculqué une foule de notions géné-rales inutiles et quelquefois des plus incompréhensibles pourl’enfant. De là un surmenage intellectuel entraînant fréquem-ment le dégoût pour l’étude.Pour obtenir de cet adolescent franchise, sincérité et éveil dela pensée, il aurait fallu un travail considérable, impossible depar les difficultés et les nécessités sociales. Il aurait fallu réagircontre l’influence du premier milieu où il a été éduqué. Ensorte que, une fois accaparé par la vie de l’atelier ou du bureau,si le hasard ne met pas sur son chemin quelque intelligentcamarade provoquant dans son cerveau des éclaircissementsnécessaires, s’il ne lit pas, le voilà devenu bientôt un rouagede la machine sociale ; électeur quelconque, être sans origina-lité de pensée et d’action : remplaçant un maître par un autre,une formule par une autre et considérant comme une réformeprofonde le changement de couleur d’un drapeau. […]Il y a longtemps déjà que les libertaires ont manifesté ces opi-nions en diverses brochures qui peuvent ne pas nous satis-faire, mais qui n’en marquent pas moins l’intérêt porté à cetteforme de la propagande. Mais il faut avouer que depuis peude temps seulement des essais pratiques ont été tentés. Celase comprend aisément et il suffit d’entreprendre une œuvrede ce genre, même très modestement, pour se rendre comptedes difficultés matérielles qu’elle comporte, ainsi que la pré-paration particulière, de l’étude que tous nous avons encore à

DOSSIER

Totalement oublié, l’auteur de ces lignesétait, d’après Pierre Monatte, architecte etresponsable des groupes d’enfants. Ilparticipa aussi au «noyau» de La Vieouvrière, fondée par Monatte et quelquesmilitants syndicalistes révolutionnaires en1909. Dans cet article paru dans la revue(n°2, 20 octobre 1909), il démontrel’importance accordée par ces milieux àune véritable éducation émancipatrice,aussi éloignée de l’enseignement religieux

que de l’école bourgeoise, comme de touteforme de paternalisme. Il présente ledouble mérite de considérer que la luttesociale anticapitaliste doit s’accompagnerd’un indispensable combat «pour lalibération des cerveaux», et que celle-ci nedoit pas tomber dans des facilités qui, enchangeant juste le contenu sans s’attaqueraux méthodes, feraient retomber cestentatives dans les tares d’unenseignement religieux pour lequel la

croyance prime sur l’expérience et laraison. Après les propos de FernandPelloutier considérant que ce qui manqueà l’ouvrier c’est « la conscience de sonmalheur» et ceux d’Albert Thierry sur« l’action directe en pédagogie», cesréflexions d’un autre siècle doivent êtrereprises et actualisées si l’on veuts’attaquer à la racine des processus dedomination et permettre à ceux d’en basde conquérir leur autonomie…

L’ÉDUCATION DE L’ENFANT

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faire, études pratiques, expériences méthodiques et suivies.Raison de plus pour s’y intéresser d’une façon effective ettenace. La société de demain se prépare un peu chaque jour ;c’est actuellement la période de tâtonnements, d’études, d’es-sais de méthodes nouvelles ; c’est de plus en plus en plus lepeuple qui agit par lui-même. […]

LES PUPILLES DES SYNDICATS ET DES COOPÉRATIVESActuellement, un certain nombre de coopératives de consom-mation qui ne répartissent pas tous leurs bénéfices se sontmises à consacrer une partie de ces ressources à former desgroupes des enfants. L’Union des Syndicats de la Seine de soncôté, certaines Bourses du Travail de province, aussi, commecelle de Bourges, ont constitué de pareils groupements.Cette création de groupes de pupilles prouve bien qu’un désirexiste en ce qui concerne l’éducation dont nous parlons.Les petits sont réunis ; quant à l’éducation qu’on leur donneexaminons-la. Les enfants sont réunis pour se réjouir, s’amu-ser, ou leur apprendre des chansons, les chansons dites “révo-lutionnaires”, parce qu’elles expriment ce que nous pensons.Mais ces chansons, les termes en sont-ils compréhensibles pourles gosses? Ceux-ci les chantent avec l’apparence d’une convic-tion qu’on sait leur donner. Certes, ils clament ces refrains avecune ardeur qui provoque les applaudissements des auditeurs.Mais notre but est-il atteint ? Ce succès répété me paraît dan-gereux et néfaste même. L’enfant, plus que l’adulte encore, ades tendances à devenir rapidement un cabotin. Se sachantregardé, applaudi, en lui se crée un état d’esprit absolumentcontraire à ce que nous nous proposons d’atteindre. […]Mieux encore, dans le compte rendu d’une fête à laquelleparticipaient plusieurs groupes d’enfants, L’Humanité décla-rait que le succès avait été plus particulièrement pour telgroupe. Et nous prétendons combattre les tares de l’écolelaïque qui, avec ses punitions, ses récompenses, son classe-ment, établit des degrés, des différences, et corrompt la sim-plicité de l’enfant ! La conséquence de tout cela n’est-ce pastoujours l’ignoble cabotinage qui déforme l’esprit. […] Ensomme, si l’enfant n’est plus lui-même, s’il n’a plus cettevraie et gracieuse nature, sans recherche, sans pose, il n’estplus qu’un répugnant petit personnage, et je ne sais rien deplus douloureux que ce spectacle. Les prêtres ont fait de l’en-fant un être sournois, les laïques un arriviste, n’en faisonspas un être superficiel, prétentieux et grotesque. […]Dans l’esprit de nos camarades, il faut faire l’éducationsociale de nos enfants. Or, comme ces enfants ne peuventpas comprendre un mot de sociologie, les éducateurs sont obli-gés d’employer la méthode religieuse, c’est-à-dire de catéchi-ser l’enfant. Il y aura « des vérités indiscutables » et on les luienseignera. Qu’adviendra-t-il ? De deux choses l’une : ou biendevenu adulte, l’enfant ne conservera absolument rien de cesnotions catéchisées, alors les amis auront perdu leur temps ;ou bien il gardera, au contraire, intacte la conception de “sesmaîtres” comme certains adultes conservent pieusement lesouvenir de la morale civique apprise à l’école.Si l’enfant ne peut comprendre un seul mot de sociologie, ilpeut vibrer en présence de certains faits. Il est possible de l’in-téresser à sa vie familiale, à sa vie avec ses petits camarades, àses jeux. Les enfants que nous groupons ont l’occasion assezsouvent, malheureusement, de voir souffrir autour d’eux. C’est

là qu’il faut procéder avec conscience. La vie ouvrière, demisère, de travail surhumain, abrutissant, nous devons la luifaire sentir et connaître. Comment ?Voilà des enfants réunis dans une coopérative ou une Boursedu Travail ; ils sont une centaine. L’année ne se passera pas– hélas ! – sans tristesse. Ce sera la mort du père de l’un d’euxou de la mère. La vie de la famille ouvrière brisée, vie nou-velle pour ce petit être. Sans le père, c’est la plus grande desmisères. Sans la mère, c’est l’abandon, la rue. Ou bien cesera un accident du travail, ou bien encore l’expulsion dulogis d’une famille miséreuse. Puis le frère partant au régi-ment. Le chômage, etc. ! Heures de tristesses répétées, quialternent avec de rares heures de joies.Ce sont ces faits qu’on redoute, mais qui surgissent, redou-tables, qu’il faut qu’ils voient ! Qu’ils leur soient donc uneleçon de la vie, afin que tous – sans de longs discours – aientle sentiment d’une réelle union, d’une simple et fraternellesolidarité. Qu’ils aient ce sentiment que des êtres souffrent,et ils arriveront vite à comprendre pourquoi on souffre. Jecrois que par les rapports fréquents avec les petits, on apprendà leur dire ce qu’il faut. L’amitié qu’ils inspirent vous dictedes mots pour leur cœur.Ne croyons pas aider à la formation de mentalités révolution-naires en donnant aux cerveaux d’enfants une doctrine. Ce futle procédé du prêtre ; point n’était besoin de rechercher la véritépuisqu’elle “existait” renfermée dans le dogme. Le seul effortà faire consistait à l’apprendre. Ce fut, et c’est encore, le pro-cédé de l’État : il est des dogmes intangibles ; le libre-penseurRanc ne disait-il pas un jour : “La patrie ne se discute pas !”.À l’exaltation pour le drapeau, pour l’armée, pour la propriété,pour la loi, etc., certains socialistes voudraient opposer uneautre doctrine. Le procédé serait exactement le même.Il nous intéresse, au contraire, de former des «convictions» ;or, la conviction est individuelle. C’est après l’observation, ledéveloppement du sens critique, que cette conviction se fera.Alors, mais alors seulement, nous nous trouverons en présencenon d’un numéro, mais d’un être conscient, d’une valeur moraleet intellectuelle assez haute pour accomplir un acte sérieux.C’est de la neutralité cela, direz-vous ? Non. Je ne crois pas à laneutralité : l’éducateur voudrait-il être absolument neutre qu’ilne le pourrait pas. L’éducateur est entraîné, dans une certainemesure, à expliquer, à commenter, à conclure suivant sa façon

de voir personnelle. Mais s’il est honnête, au sens élevé dumot, s’il est éducateur conscient de sa responsabilité, il ne per-dra jamais de vue qu’il n’a pas le droit de prétendre à l’infailli-bilité et, conséquemment, à pétrir l’esprit de l’éduqué.J’ai confiance, d’ailleurs, au point de vue du résultat, en cetadolescent qui aura été habitué à ne considérer comme vraique ce qu’il aura pu vérifier par lui-même, qui ne suppor-tera aucune exploitation, aucun mensonge et qui, curieux,voudra toujours se renseigner, se documenter. En un mot,nous lui aurons donné tous les moyens de se développer, des’affirmer progressivement ; il aura eu l’occasion de voir souf-frir, de pratiquer la solidarité ; il n’ignorera pas la misère, iln’ignorera rien de ce qu’il aura été possible de lui faireconnaître de la vie à son âge. Agir autrement, ce serait fairedu “dressage”, non de l’éducation. » Léon Clément, La Vie ouvrière, n° 2, 20 octobre 1909.

À l’exaltation pour le drapeau, pour l’armée, pour la propriété, pour la loi, etc., certainssocialistes voudraient opposer une autre doctrine.

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1. Il faut ici rappeler ladifférence que fait Hannah

Arendt entre l’œuvre del’homo faber et la peine de

l’animal laborans, et lesvécus douloureux quand la

dernière prend le pas surl’autre – ce qui est aussi le

cas dans l’artisanat. Voir« Travail : quel sens ? »,

Offensive n° 25, mars 2010.

2. Le thème de la« sensibilité artistique »

innée, de Malraux aumusée du quai Branly, estmarqué par le libéralismeet ignore les processus de

familiarisation etd’éducation à l’art que l’on

prodigue aux classessupérieures.

3. À Bruxelles, dans lequartier populaire des

Marolles, un caféaujourd’hui bien

embourgeoisé rend comptede cette histoire : « ’t

Warme Water », c’étaitl’eau chaude que se

faisaient livrer desménages miséreux.

DO-IT-YOURSELFDE CASTORIADIS

À CASTORAMA

«Vu d’aujourd’hui, on peut au moins avancer avec certitude quel’aspiration individuelle à ne dépendre de rien ni de personne conduità de nouvelles servitudes, à une forme de collectivisme non moinsimplacable que les communautés étouffantes d’autrefois.» GroupeMarcuse, La Liberté dans le coma, La Lenteur, Paris, 2013.

EN FRANÇAIS, le do-it-yourself (DIY) nous vient en droiteligne de la culture squat, il s’agit de faire soi-même dans l’idéede gagner en autonomie, de se déprendre du capitalisme etdes rapports marchands, de l’envahissement des pratiquesquotidiennes par la société de consommation. Mais enanglais, l’expression signifie plus prosaïquement « brico-lage », une pratique qui s’est épanouie dans les très libéralesannées 1980. Et c’est ainsi que l’on peut aller pousser le Cad-die le dimanche dans une grande surface de do-it-yourself.Alors, le DIY est-il de droite ou de gauche ? Ou plus sérieu-sement, le DIY n’est-il pas passé de la pratique d’autonomied’une mouvance alternative à un projet de masse récupérécommercialement ? Il nous appartient donc, au-delà de sonaura très positive, d’y distinguer la présence d’autres valeurs,qui sont, elles, néfastes au projet d’autonomie.

UN DIY TOUT BÉNEFLes années 1980 ne sont pas seulement celles du libéralismetriomphant, elles sont aussi concrètement celles de la crisequi n’en finit pas. C’est dans ce cadre-là que les grandesenseignes de bricolage connaissent un boom qui permet auxpetit-e-s propriétaires de retaper leur baraque à moindre prix,sans plus passer par les services d’artisan-e-s qui leur parais-sent hors de portée économiquement. C’est la même justifi-cation économique qui est mise en avant dans de nombreusespratiques DIY : les produits manufacturés sont à un prix dérai-sonnable, alors qu’une bouteille de vinaigre bio à tout faire(pour les produits d’entretien) ou qu’un kilo de farine me coû-tera bien moins cher. À ce titre, le DIY peut être le meilleurdéfenseur de votre sobriété… ou de votre pouvoir d’achat.À ces calculs s’ajoute la notion de plaisir individuel, celui defaire avec ses mains quand par ailleurs le travail est pour unegrande part tertiaire, sédentaire, lié à l’ordinateur ou au télé-phone, et n’apporte plus les gratifications de l’œuvre1. Unplaisir toutefois douteux quand derrière l’autonomie de façadeil y a une insertion qui demeure dans un système écono-mique et technique. Par exemple, dans le cas d’un pain mai-son, la farine s’achète chez un revendeur, l’eau sort du robi-net, le four vient d’une grande surface d’électroménager etfonctionne à l’électricité.

PRATIQUE PETITE-BOURGEOISE?Il me semble important de préciser que ces usages du DIYsont le fait de classes sociales qui ont une certaine prise surleur environnement, autant matérielle que symbolique : cesont des classes cultivées aussi dans le sens où le DIY estune lutte contre la déculturation qui a fait de chacun-e uneunité de consommation, incapable de se livrer à des activi-tés domestiques simples comme la cuisine ou le bricolage.C’est dans le champ des pratiques artistiques et intellectuellesqu’on retrouvera le plus facilement cette aisance symbolique,qui peut parfois frôler le mépris de classe quand des salarié-e-s aisé-e-s improvisent les métiers qui sont ceux d’artistesou d’intellos précaires. Ils et elles refusent d’en reconnaîtrela complexité au motif que tout le monde a une « sensibilitéartistique »2 ou que ces savoir-faire portent sur des mondesqui leur sont en apparence familiers (le livre et les mots, parexemple). Faut-il le rappeler, même quand ces métiers nepassent pas par l’usage d’outils ésotériques (logiciels spécia-lisés) ou peinent à se faire correctement rémunérer, on neles improvise pas : un lettreux précaire qui donne des conseilslittéraires assoit son jugement sur la lecture de plusieurs cen-taines d’ouvrages par an depuis vingt ans. Le DIY se fait iciporte ouverte au refus de reconnaissance, comme quand laréussite d’un pain maison fait oublier que la boulangère nefait pas qu’un pain, mais toute une gamme, tous les jours,ainsi que des viennoiseries.Quand les Américain-e-s du Nord font eux-mêmes à la mai-son pain, fromage et… vin (!), pris entre des goûts exclusifset une relative modestie de moyens (qui n’empêche pas dese procurer l’équipement nécessaire), cela nous aide à com-prendre la sociologie de ce DIY-là, celle d’une classe assezriche pour être propriétaire mais pas assez pour se payer lesmêmes biens et services que les classes dominantes. On l’ap-pelle en général la petite bourgeoisie.

OU INTERDÉPENDANCE VITALE?Le recours à des services professionnels, et donc rémunérés,est vécu par la petite bourgeoisie comme inaccessible écono-miquement, mais il fait paradoxalement partie de manièresd’être et de faire qui sont le fait de populations autrementplus pauvres. Dans beaucoup de cultures, manger dehors n’estpas un luxe, c’est manger chez soi qui l’est : posséder un loge-ment assez grand et équipé d’une cuisine est impensable pourles ouvriers célibataires des films de Marcel Carné ou pourles travailleurs pauvres des métropoles du Sud3.

LE DO-IT-YOURSELF EST UN MOT D’ORDRE MILITANT APPARU

AUX ALENTOURS DES ANNÉES 90. S’IL VIENT SE DÉPLOYER POUR

APPUYER UN PROJET D’AUTONOMIE DU CAPITALISME, IL EST

AUJOURD’HUI AUSSI UN DISCOURS DU LIBÉRALISME.

DOSSIER

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Même si on fantasme les sociétés préindustrielles commedes modèles d’autosuffisance, elles étaient bâties sur de nom-breux échanges. Aujourd’hui, à la campagne, les personnesqui sont encore de culture rurale continuent d’échanger dansle cadre local bien plus intensément que cela ne se fait enville ou en banlieue, et quel que soit le mode (marchand ounon, formel ou non, immédiat ou différé, direct ou indirect).Elles ne se paient pas les services des artisan-e-s du villageparce qu’elles sont aisées, mais parce qu’elles sont assezmodestes pour tirer des bénéfices de l’inscription dans descircuits d’interdépendance parfois assez complexes. Je tiens,à la lumière des exemples qu’il m’a été donné de voir, quel’autosuffisance domestique vers laquelle le DIY propose detendre est au contraire un projet de type pavillonnaire.

DIY ET INDIVIDUALISMEOn encombre les domiciles avec du matos de pro sous-uti-lisé, on fait crouler les étagères sous le poids des livres pourfaire soi-même. Avec sa perceuse qui servira une fois par anet bientôt son imprimante 3D de salon, ce DIY est une catas-trophe écologique : pas d’économies d’échelle, un équipe-ment individuel4. Mais c’est aussi une catastrophe humaine,et les deux sont liées. Préchauffer son four nucléaire pour yfaire cuire un seul pain5 est moins intéressant à tout pointde vue que d’en faire plusieurs fournées partagées avec sesami-e-s (c’est ce que font, sur un mode marchand, des aspi-rant-e-s boulangèr-e-s) ou que de construire un four à boisd’usage collectif dans un jardin partagé ou dans un village.Mona Chollet, dans son ouvrage Beauté fatale6, met en paral-lèle le réinvestissement actuel des sphères personnelle

(mode-beauté) et domestique (cuisine-déco), aux dépens pourles femmes de la sphère sociale et du travail rémunéré, avecune dynamique plus globale de repli sur soi par les effetscombinés de la crise économique et de l’offensive antifémi-niste7. C’est de cela qu’il s’agit quand faire soi-même ne seconjugue plus qu’au singulier : d’un retour morbide sur l’in-dividu et d’un abandon des destins collectifs.Et au nom d’une démarche qui est encore quasi unanime-ment perçue comme déprise du marché, s’ouvrent para-doxalement de nouveaux marchés (grandes surfaces de bri-colage, tendance récente du matériel de cuisine professionnelpour grand public, etc.). Le DIY, critique de la consomma-tion, est devenu objet de consommation. Ce n’est pas si para-doxal : les besoins d’accumulation du capital exigent de

mettre tout sur le marché, y compris les tentatives d’autono-mie. Le projet d’autonomie défendu par un auteur commeCastoriadis se perd donc dans le désir d’autonomie que nousvend Castorama, flattant un individu en majesté, capable detout improviser, et qui n’a plus besoin de personne.

ASSUMER L’INTERDÉPENDANCEAlors que le capitalisme nous vend des apprentissagesexpress (« Devenez vous-même en dix leçons ! ») et des misesà disposition de savoir immédiates8, il faut rappeler que c’està plusieurs qu’on se construit, et dans le temps. Un joli slo-gan de l’éducation populaire dit « toutes et tous capables ! »et j’y adhère complètement, c’est la raison pour laquelle jesuis démocrate et attachée à une consultation populaire plusexigeante que le bulletin mis dans l’urne chaque printemps9.Mais « toutes et tous capables » à condition de s’en donnerpréalablement les moyens, pas « toutes et tous capables » audébotté, tandis que certaines compétences (« au hasard : lesmiennes », dit le scientifique ou la femme politique, qui-conque a le pouvoir pour l’imposer) restent un pré carré. Jenous crois toutes et tous capables de consacrer six jours àparticiper à des conférences de consensus et d’y développerune opinion argumentée et solide, mais je suis un peu moinsconfiante dans la capacité de chacun-e à développer cette opi-nion devant la télé, au marché ou devant la machine à café.Il faut un minimum de temps et d’efforts, pour apprendre,se rendre compte de la complexité de l’environnement auquelon est confronté, savoir reconnaître les idées cruches et cellesqui vont faire avancer.

Un certain DIY propose de réduire autant la sphère de laconsommation que la sphère de l’échange, la sphère dulien. Nous devons tenter à l’opposé de construire une auto-nomie qui ne soit pas de façade et bancale, et qui pour celadoit plonger ses racines dans un tissu social, dans une com-munauté politique. C’est tout le sens d’un commerce qui tentede s’autonomiser du capitalisme10 : systèmes d’échangeslocaux, monnaies locales fondantes, prix libre, échanges infor-mels, une partie des initiatives autour de l’économie socialeet solidaire11… tout un monde d’échanges qui ne supposentl’existence ni du capitalisme ni de la société de consomma-tion. Et pourraient justement nous aider à nous en dépren -dre vraiment. Aude Vidal

4. Des initiatives existent(fab labs et outilthèques)pour tenter à contre-courantde mettre les outils encommun.

5. Parmi les réactionshostiles suscitées par lapublication des précédentesversions de ce texte sur leblog ecologie-politique.eu,celle d’une jeune femmedont le pain cuit chaquesemaine pour elle et soncopain «déchire». Avec lemauvais esprit qui mecaractérise, je traduis qu’enplus de l’exclusivitéamoureuse et sexuellehabituelle, ce couple doitavoir adopté l’exclusivitéboulangère.

6. Mona Chollet, Beautéfatale. Les NouveauxVisages d’une aliénationféminine, La Découverte,«Zones», 2012.

7. Un backlash, ou retour debâton, qui s’exprime dansdes assignations de genreredevenues très fortes(l’édition jeunesse et lescours de récréation entémoignent) ou dans l’échodes masculinistes.

8. Sur le lien avec lesutopies technologiques, lireCédric Biagini, L’Emprisenumérique, L’Échappée,2013.

9. Pour une critique de lareprésentation, voir mabrochure «Élections, piègeà cons?» et la conférenceun peu gesticulée qui vaavec sur blog.ecologie-politique.eu.

10. «Un commerce sanscapitalisme», Offensiven°17, mars 2008.

11. Sur le potentielémancipateur de l’économiesociale et solidaire, lireJacques Prades, L’Utopieréaliste. Le Renouveau del’expérience coopérative,L’Harmattan, 2012.

DO-IT-YOURSELFDE CASTORIADIS

À CASTORAMA

Le DIY, critique de la consommation, est devenu objet de consommation.

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LE TERRITOIRE DES ÉTATS-UNIS EST RAVAGÉ PAR L’EXTRACTION DE GAZ AVEC LA MÉTHODE DE LA FRACTURATION HYDRAULIQUE. LES RÉSISTANCES SONT NOMBREUSES, EN PARTICULIERDANS L’ÉTAT DE NEW YORK, OÙ CE PROCÉDÉ N’EST PAS ENCORE AUTORISÉ. LE RÉSEAUSHALESHOCK MÈNE LA BATAILLE SUR TOUS LES FRONTS.

AU DÉBUT DES ANNÉES 2000, la mise au point de latechnologie de fracturation hydraulique (combinée au foragehorizontal) a ouvert l’accès à d’énormes gisements de gaz etde pétrole sous nos pieds, demeurés jusque-là horsd’atteinte. Aux États-Unis, depuis 2005, l’exploitation de cesressources s’est faite à la vitesse grand V par des compagniescomme Halliburton ou Schlumberger. Aujourd’hui, 38 Étatssur 50 ont des puits de forage utilisant la fracturationhydraulique. L’État de New York a reconduit jusqu’en mai2015 le moratoire qui suspend la délivrance de permis pource type de puits sur son territoire. Si l’État de New York restesur sa position, c’est en grande partie grâce à la pression desanti-fracking et de groupes qui ont un vrai ancrage populaire.Le réseau Shaleshock est l’un de ceux-là. Il est implanté dansla région des Finger Lakes (« les lacs des doigts de la main »).Le gisement de la région est une grande formation rocheusedite « schistes de Marcellus » (Marcellus Shale), qui couvre laPennsylvanie, la Virginie occidentale, l’Ohio et un morceaudu Maryland. Shaleshock est un réseau d’information et delutte composé d’une vingtaine de petites associationslocales : des groupes de citoyens impliqués dans la défensede la nature, la protection de la santé ou la diffusion del’information, et de groupes d’étudiants de la prestigieuseuniversité Cornell d’Ithaca. Le réseau est structuré sur unmode non centralisé et fonctionne de manièrehorizontale, sans stratégie unifiée. Lesmembres de Shaleshock privilégientl’alliance entre des petits groupesorganisés de manière indépendante ettravaillant ensemble plutôt qu’une seulegrande association qui représenteraitchaque membre. Cette formed’organisation est « plus puissante, plussouple et plus efficace ». Shaleshockintègre ainsi une diversité demodes d’action. Ryan, l’un desfondateurs du réseau, habite àIthaca, commune de trente millehabitants entourée par la forêt, aubord du lac Cayuga. Militantlibertaire et membre du groupeécolo radical Earth First !, ilsouligne l’intérêt de travailler avecdes personnes aussi diverses :« Nous construisons un mouvementoù certain-e-s s’engagent pour lapremière fois dans l’action politique. Jesuis impliqué dans cette lutteprincipalement parce que c’est très

excitant de faire partie d’un mouvement aussi hétéroclite. »Les militants Shaleschok sont sur tous les fronts et leursactions ont toutes les formes possibles : forums citoyens,pétitions, veille sanitaire, actions d’éducation populaire,contre-expertise, actions directes non violentes, mobilisationauprès des élus locaux, fêtes de soutien…

CONTRER LA PROPAGANDE DES INDUSTRIELS La diffusion d’informations, une activité essentielle desmilitants, se fait en direction des médias et de la population.Elle est nécessaire pour contrer les campagnes depropagande massives des industriels, les promesses despoliticien-ne-s politiques liées à l’emploi et à la croissanceéconomique, et les justifications du gouvernement fédéralsur « l’autonomie énergétique » (alors que ce gaz est vendusur le marché mondial). Dans les communes rurales autourd’Ithaca, de nombreux fermiers pauvres seraient eux biententer de louer leur sous-sol aux industriels de l’énergie pours’assurer un revenu complémentaire. Les militants deShaleschok s’appuient notamment sur l’expérience de lapopulation du Texas, État défiguré par les innombrablespuits de forage à fracturation hydraulique, situés parfois enplein centre-ville, à proximité des habitations et des écoles.Ces puits polluent l’air, le sol et les nappes phréatiques de

manière irréversible. Les hautes doses deproduits chimiques, de métaux lourds

et de substances radioactivesinjectés dans la terre ou évaporésdans l’air, empoisonnent animauxet êtres humains. Les effets sur lasanté sont d’ordre divers :dommages neurologiques, mauxde tête, asthme, cancers, etc.Parmi les autres dégâts, oncompte l’intensification de la

circulation routière (il faut desmilliers de trajets de camionspour faire fonctionner unpuits), le gaspillage d’eau(nécessaire pour l’extraction dugaz) et l’augmentation des

risques de tremblement de terre.Certains militants mènent la

bataille sur le plan juridique : ilsdémontent les documents officiels

fournis par les industriels concernantles effets sur l’environnement de leurs

futures activités. En effet, ceux-ci doiventremettre un rapport sur les conséquences

LE RÉSEAUSHALESHOCK

«Protéger noscommunautés

locales et notreenvironne ment de

l’exploita tion du gazde schiste du

gisement schisteuxMar cellus», tel est

le mot d’ordre de ceréseau implanté

dans la région desFingers Lakes, dans

le sud de l’État deNew York.

www.shale shock.org

EN LUTTE

horizons

AUX ÉTATS-UNIS, UN RÉSEAU

CONTRE LE GAZ DE SCHISTE

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de l’extraction pour obtenir l’autorisation du gouvernementde l’État où ils veulent forer – c’est la seule contrainte àremplir pour eux depuis le « vide juridique d’Halliburton »(voir encadré). Des scientifiques, des ingénieurs, desresponsables associatifs critiquent les ébauches des rapportsdes entreprises minières, insuffisants, voire mensongers.Des groupes de Shaleshock se mobilisent aussi par rapportaux autorités locales. Grâce à des mouvements locaux, despetites villes ont ainsi voté l’interdiction des puits utilisant lefracking dans leur périmètre. Cette stratégie n’est pas unegarantie, car si l’État autorise l’extraction par fracturationhydraulique, les entreprises concernées pourraientpoursuivre la mairie en justice sous prétexte qu’elle violeleurs droits à extraire le gaz. « Ces lois locales d’interdictionsont presque symboliques, explique Ryan, mais c’estintéressant : les habitants votent et expriment leur droit, entant que commune, à décider de ce qui se passe sur leurterritoire. »

UN ANCRAGE POPULAIRELe réseau Shaleshock a seulement cinq ans mais il bénéficied’une assise populaire solide. Selon Ryan, le petit groupe demilitants est devenu un vrai mouvement grâce à l’opération« d’écoute » mise en œuvre au début de Shaleschok. Audépart, le petit groupe de militants et d’habitants arencontré un collectif impliqué contre le procédé del’extraction utilisant la méthode du mountain top removalmining1. C’est ainsi que Shaleshock est né en 2008. Lapremière action de Shaleshock, après plusieurs réunionspolitiques, a été de lancer une opération « d’écoute »(listening project). Après avoir suivi une formation, lesmilitants ont rencontré les habitants d’une petite ville ausud d’Ithaca, en faisant du porte-à-porte (visitant ainsi plusde trois cents foyers). Le but n’était pas de convaincre lesgens que la fracturation hydraulique était dangereuse, maisd’écouter ce qu’ils avaient à dire à propos de cette question.À ce moment-là, le procédé de fracturation hydrauliquecommençait à peine à être connu. « Les gens étaient vraimentgénéreux, raconte Ryan. Ils avaient envie de parler.Leurs avis étaient très différents : certains étaientpour les puits d’extraction, d’autres vraimentcontre, et certaines familles étaient trèssceptiques. C’était très intéressant. » Ryanestime que cette action a été capitale pourShaleshock (voir encadré p. 40). « Le faitd’avoir pris contact avec tous ces habitants demanière non condescendante, et sans riendemander en retour (même pas de signerune pétition), a incité de nombreusespersonnes à rejoindre le mouvement. »

Par ailleurs, Shaleschok n’est pas un réseaufermé, et il soutient d’autres groupes quimènent des actions contre la fracturationhydraulique. Des membres de Shaleshockont ainsi participé à des actions sur des sitesminiers en Pennsylvanie en juillet 2012.Sur un puits de mine de la sociétéSchlumberger, situé dans une forêt d’État(un espace public, donc), cent cinquantepersonnes ont bloqué l’entrée, pendantdouze heures, empêchant les camions decirculer et obli geant le site à interrompreses activités. Elles étaient soutenus par deshabitants du coin. « Le site fonctionne 24heures sur 24, mais ils ont essayé de

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AUX ÉTATS-UNIS, UN RÉSEAU

CONTRE LE GAZ DE SCHISTE

VIDE JURIDIQUE POUR LES INDUSTRIELS DU GAZ DE SCHISTEL’hydrofracturationconsiste à envoyerdans un gisementschisteux des milliersde litres d’eau souspression additionnésde multiples produitschimiques, à plus d’unkilomètre deprofondeur. En 2005,l’Américain Halliburtona été le premier àmaîtriser cettetechnique, mais il étaitbloqué par les loisfédérales très fermesde protection del’environnement : leClean Water Act et leClean Air Act. En 2005,un amendement à ceslois a été voté grâce àDick Cheney, vice-président du pays etancien dirigeant de… lasociété Halliburton : le« vide juridiqueHalliburton ». Unepetite phrase a été

ajoutée pour dispenserles industriels dupétrole et du gaz dechamp de respecterces lois, qui avaient étéconçues pourempêcher lesindustriels du gaz et dupétrole de polluerl’eau, d’empoisonnerles gens, de détruirel’environnement. « Enrésumé, ce videjuridique revient à dire :“Vous ne pouvez pasconduire en étatd’ivresse sauf si vousêtes alcoolique... dansce cas, pas deproblème !” », expliqueRyan, militant deShaleshock. Lessociétés d’exploitationdoivent seulementobtenir l’autorisationdu gouverneur de l’Étatoù ils veulent forer, etprésenter un rapportsur les effets sur

l’environnement (couped’arbres, constructionde routes, etc.). Ellesont réussi à obtenir deprésenter un seulrapport générique pourtous les sitespossibles : près d’unerivière, d’un lac, ausommet d’unemontagne, dans undésert, etc. Ce rapportdoit être approuvé parle gouverneur. Dansl’État de New York, lesindustriels de lafracturationhydraulique ont réussià éviter de faire unrapport spécifique surla fracturationhydraulique. Jusqu’en 2015, suite àune décision dugouverneur Cuomol’Etat a suspendu lesautorisationsd’extraction.

nnn

1. Une forme de mine à cielouvert qui consiste à faireexploser la montagne enrasant le sommet pourextraire les minerais plusfacilement : un cauchemar.

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faire semblant d’êtrefermés, parce qu’ils nevoulaient pas reconnaîtreque notre action étaitefficace », raconte Ryan.

DU GAZ ENTREPOSÉ DANS DES CAVERNES Dans l’État de New York, legouverneur n’a pasapprouvé l’extraction du gazde schiste par fracturation,mais il a autorisé laconstruction d’infrastructuresd’extraction de gaz avec latechnique ordinaire. La région desFinger Lakes est par ailleurs en train dedevenir un site important pour les équipementsde stockage de gaz. La vigilance est donc de mise pourles militants. En 2009, certains ont réussi à empêcher desdéversements illégaux de déchets toxiques. À Ithaca, desmilitants ont découvert par hasard un camion qui déversaitdes eaux toxiques dans un centre de retraitement des eaux. Leconducteur venait de l’État voisin de Pennsylvanie pour sedébarrasser des eaux polluées utilisées dans la fracturationhydraulique. Le site n’étant pas conçu pour traiter cesproduits chimiques, ceux-ci finissaient… dans le lac Cayuga.Les militants ont réussi à faire stopper la manœuvre, et àalerter les habitants de la ville où ces camions avaient décidéde se rabattre pour décharger leurs contenus. C’estnotamment pour cette raison que certains groupes deShaleshock exercent une surveillance sanitaire del’environnement, plus particulièrement de l’eau, car la régionabonde en lacs, rivières et cours d’eau. Ces collectifspopulaires testent l’eau en lien avec des organisations decontrôle de la qualité de l’eau et les administrations de santé

du comté auxquelles ilspeuvent demander dessubventions pour lesgrands sites (rivières,marais). Des actionscontre le stockage dugaz de schiste ont eulieu, comme celle des« dou ze du lacSeneca » : ces militants

locaux ont bloqué unestation de compression

du gaz appartenant à lasociété Inergy LPG Facility.

Cette station doit stocker desmilliards de barils de gaz sous

pression, issu de l’extraction parhydro fracturation, dans des cavernes qui

sont d’anciennes mines de sel. Trois des douzepersonnes ont été inculpées pour « acte de désobéissancecivile » et incarcérées. Elles sont soutenues par Shaleshok.Les militants du réseau Shaleschok ont désormais acquis unevision globale du problème de la fracturation hydraulique.« L’important, explique Ryan, est de comprendre que cetteexploitation de l’environnement s’ajoute au reste.L’agriculture productiviste a appauvri les fermiers, elle a tuéla diversité biologique – à la place, ce sont des champs demaïs à perte de vue. L’extraction de gaz de schiste est unnouveau type d’extraction : les industriels prennent ce qui estrentable pour eux sans rien donner d’autre en retour que lapollution. S’organiser contre cela oblige à imaginer le genrede solution que l’on veut créer. Pour savoir quelle estl’alternative aux puits de gaz, il faut se demander quellesociété nous voulons, ce qui est la vraie question, selon moi.Cela nous pousse à regarder comment nous vivons, et àimaginer une nouvelle façon de vivre. » Chris Vientiane

nnn

LE RÉSEAU SHALE-SHOCK s’est déve-loppé suite à un “pro-jet d’écoute”(listening project)dans la région desFinger Lakes (État deNew York). Les mili-tants sont partis à larencontre des habi-tants pour leur poserdes questions tellesque : « Depuis combiende temps êtes-vous dansle coin ? », « Qu’est-ce quivous plaît ici ? », « Qu’est-ce qui vous déplaît ? »,« Que pensez-vous de l’ex-traction de gaz ? », « Avez-vous eu des contacts avecles compagnies d’extrac-tion de gaz de schiste ? ».Voilà comment le réseauprésente le « projetd’écoute » : « C’est un outil

puissant pour s’organiser

en vue du changement socialnon violent, surtout utile dansles communautés locales où lesconflits et la déresponsabilisa-tion sapent les efforts vers ledéveloppement, la justice, lapaix ou la protection de l’envi-ronnement dans la commu-nauté. Un projet d’écoute estune forme d’action politiqueambitieuse et enrichissante.C’est enrichissant car cela faitprimer le processus sur le résul-tat, et le processus a beaucoup ànous apprendre, autant sur ceuxqui sont écoutés que sur ceuxqui écoutent. L’une des qualitésprincipales d’un projet d’écouteest qu’il s’agit d’être “pour”quelque chose, et pas seulement“contre”. Cela en fait une formed’action communautaire, posi-tive, viable, qui renforce les com-munautés locales en les rendantplus fortes face aux menacesfutures, et promeut l’exercice de

la démocratie à la base. (...)Grâce au projet d’écoute, onapprend des choses sur lesvaleurs spécifiques et lesbesoins de la communautélocale. On peut identifier les pro-blèmes et les sujets qui préoc-cupent les habitants. On peutprendre en compte des voix quine sont généralement pas écou-tées. Cela aide à construire dessolutions créatives pour résou -dre des problèmes locaux, à dif-fuser des informations, à encou-rager des personnes às’impli quer et à avoir un point devue engagé, à former desalliances inhabituelles, à résou -dre ensemble des problèmesplutôt que de s’affronter, enfin, àrenforcer notre capacité à cons -truire des groupes ayant unebase populaire solide sur le longterme ». Source : site de Shaleschok.

À L’ÉCOUTE DES HABITANTS

À VOIRGasland

Ce film indépendantde l’Américain Josh

Fox se présente sousla forme d’une

enquête à travers lesÉtats-Unis sur les

conséquences pourles riverains desforages de puits

d’exploitation du gazde schiste. Gasland 2est sorti en avril 2013

aux États-Unis. 97min (2010), DVD Arte

éditions.

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SUISSE

CELA FAIT onze ans que MarcoCamenisch est incarcéré en Suissepour sa participation à des actionsantinucléaires dans les années1970 et des délits liés à sa cavale.Auparavant, il avait déjà passédouze ans derrière les barreaux enItalie. L’année dernière, la libertéconditionnelle aux deux tiers de sapeine lui a été refusée parce que,même incarcéré, il n’a jamais

cessé de lutter. Il a notamment faitde nombreuses grèves de la faim.Les motivations del’administration pénitentiaireportent sur le risque de récidive etannoncent la volonté de lesoumettre à l’internement à duréeindéterminée, dès la fin de sapeine, en 2018. Des actions desolidarité ont été réalisées enfévrier 2013.

ailleurs

BANGLADESH

en bref

ÉTATS-UNIS

L’ÉDITION S’ENGAGE

AU PRINTEMPS, l’effondrement d’uneusine au Bangladesh a apporté chaquejour son nouveau décompte de victimes.À l’inverse la révolte des ouvrier-e-s quia suivi a rarement été jugée digne d’in-térêt. Pourtant, à la suite de la catas-trophe, ils ont forcé quatre mille cinqcents usines à arrêter leur activité. Dansun pays où les grèves se multiplientdepuis des années, les entrepreneursont dû décréter deux jours fériés. Pen-dant une semaine, de nombreux sala-rié-e-es ont refusé de travailler, alorsque le gouvernement les avertissait :«Gardez la tête froide» pour «mainte-nir les usines opérationnelles, sinonvous allez perdre votre travail». En soli-

darité, partout en Asie, des travailleurs-euses ont débrayé, comme en Indoné-sie où des dizaines de milliers de per-sonnes sont descendues dans la ruepour dénoncer l’exploitation dans lasous-traitance. Au final, le consensusémotionnel a conduit à présenter lesouvrier-e-s « en colère », et jamais enlutte contre l’exploitation. Le pape a pus’insurger contre «un travail d’esclave»oubliant de se joindre aux appels à lagrève. Et Primark, une multinationale dutextile, qui «s’est engagée à verser desindemnités aux victimes et notammentaux enfants ayant perdu leurs parents»,n’a pas pensé une seule seconde àapporter son soutien aux syndicats.

SON PHYSIQUE et ses performances impressionnantes lui valent desremarques acerbes – « c’est un mec », mais lorsqu’un président de clubde la NBA, la ligue de basket masculine, a évoqué l’idée de sélectionnerBrittney Griner dans son équipe, voilà qu’elle ne ferait désormais pas lepoids physiquement, parce qu’« une femme ne peut pas jouer avec leshommes ». Ce n’est pourtant pas la première fois qu’une femme est pres-sentie pour la NBA : Denise Long en 1969, Lusia Harris en 1977, AnnMeyers en 1979, avaient participé à des essais. L’absence de confirma-tion de leur sélection n’ayant d’ailleurs pas eu forcément un très grandrapport avec leur jeu… Si les frontières du genre commencent à êtreébranlées par des joueurs ou joueuses en activité parlant ouvertementde leur homosexualité – Brittney Griner, encore elle, en avril dernier,suivie de Jason Collins –, prendre le « risque » de faire jouer des hommeset des femmes ensemble ne semble pas être pour tout de suite…

QUAND LE GENRE TROUBLE LE BASKET

LIBERTÉ POUR MARCO CAMENISH

VICTOIRE ABORIGÈNE CONTRE AREVA DES ABORIGÈNES ont gagné le combat qu’ils menaient depuisdes décennies contre les mines d’uranium qui devaient êtrecreusées par AREVA sur leur territoire de Koongarra (Nord dupays). La bataille de ces Aborigènes, et en premier lieu dupropriétaire traditionnel de cette terre, Jeffrey Lee, a permis dela classer l’année dernière au patrimoine mondial de l’humanitéde l’Unesco, puis de la réintégrer pleinement, en février, au parcnational. Depuis le 6 février 2013, les terres sont donc protégéescontre toute exploitation minière. Jeffrey Lee explique ainsi soncombat: «J’ai dit non aux mines d’uranium à Koongarra, car jecrois que la terre et les croyances propres à ma culture sontplus importantes que l’exploitation minière et l’argent. L’argentva et vient, mais la terre est toujours là, subsiste toujours sinous nous en occupons, et s’occupera toujours de nous».Source : bigbrowser.blog.lemonde.fr

AUSTRALIE

DES PETITES maisons d’édition espagnolessortent les histoires du placard ! Avec des

person nages homosexuels mais aussi des familles diverses etmultiples : que ce soit par l’orien tation sexuelle des parents ou parcequ’elles vivent le divorce, l’adoption, le handi cap ou l’immigration.Des ouvrages pour tout public avec des productions originales et dequalité. Nube Ocho vient de voir le jour mais à, ses côtés, Egales, A Fortiori et Topka sont de la partie. Bonne lecture…H http://nubeocho.com H http://www.editorialegales.comH http://afortiori-bilbao.com H http://www.topka.es

ESPAGNE

CULTIVE RESISTÊNCIA ETVIVÊNCIA NA ALDEIA*CULTIVE RESISTÊNCIA est l’expression de lavolonté de personnes qui se rassemblent pourapprendre, enseigner et échanger des expérien -ces. Née du désir de faire par soi-même, leurproposition est de s’unir autour de la créationde nouveaux environnements et de relationsbien veillantes entre les personnes. Observer,créer, responsabiliser pour avoir d’autres modesde vie et d’échanges, décentraliser pour trouverl’autono mie. Avec Vivência na Aldeia, lesrencontres se font autour de la permaculture,de l’éducation environnementale, des cons -tructions contem poraines avec des techniquesde bioconstruction et des traditions indigènesaccompagnées par les habitant-e-s de ce village.Cela se passe dans un village Tabaçu Rekoypy,qui se trouve à Itanhaém, sur le littoral sud deSão Paulo.* «Cultive la résistance et le vécu de village. »

MADRID FRAPPEHERRIRAHERRIRA, le mouvement de défense des droits desprisonniers qui a réunit plus de 100 000 personnes dans les rues de Bilbao en 2012 et 2013 a fait l’objet d’uneopération policière d’envergure(18 arrestations, comptesbancaires et sites internetbloqués). Le mouvement est accusé d’« apologie des prisonniers d’ETA et de leurs idéaux » alors que ETA a déposé les armes et que le collectif des exiléspolitiques basques EIPK vientde publier un communiquéfavorable à la résolution du conflit par des voiespacifiques. Le gouvernementespagnol préfère attiser le feu que s’engager dans un processus de paix.

PAYS BASQUE

TOUS UNIS CONTRE L’EXPLOITATION?

BRÉSIL

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Propos recueillis et mis en forme par

Laura.

FILS D’EXILÉ-E-S ESPAGNOL-E-S, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION TOULOUSAINE IRIS-MÉMOIRESD’ESPAGNE, DOMINIQUE FERNANDEZ NOUS RACONTE SON HISTOIRE PERSONNELLE, POLITIQUE ET MILITANTE, QU’IL VEUT TRANSMETTRE, ET EN MÊME TEMPS QUE LA MÉMOIRE DES ENFANTS DE L’EXIL ESPAGNOL.

EXILS

entretien MÉMOIRE DE LA RÉVOLUTIONESPAGNOLE

Comment as-tu connu IRIS etpourquoi as-tu voulu t’y investir ?Dominique Fernandez : J’ai connuIRIS avec un petit groupe d’amis.Nous avions milité ensemble depuisl’âge de 16-17 ans dans les années1965-1966. Lorsqu’en 1996, àToulouse, mon ami Progreso Marin et quelques autres ont décidé de créerIRIS, j’ai adhéré immédiatement auprojet mais je n’ai milité véritablementque lorsque j’ai pris ma retraite, en1999. Je m’y suis impliqué avec l’enviede voir IRIS effectuer un travail demémoire et prendre une orientationplus politique que culturelle.

En quoi consiste cette association ?L’association a porté le nom d’Itinérai -res recherches et initiatives du Sud(IRIS) parce qu’elle se voulait tournéevers l’Espagne et prenait enconsidération la problématique Nord-Sud. Il s’agit d’un thème qui a traverséde nombreux de mouvementsrévolutionnaires. Même si elles’intéressait à l’Espagne, et à l’exil,

IRIS se voulait, au début surtout,association à vocation culturelle.IRIS a évolué progressivement versun pro gramme de fonctionnement,

de construction, de recherchebeaucoup plus politique. Elle s’est

tournée vers l’histoire de laRépublique espagnole, de la guerred’Espagne, et vers la cour te périoderévolutionnaire au début de la guerre.Il restait une ambiguïté avec le nom,qui n’avait pas vraiment de sens,même si c’est à travers lui quel’association s’est fait connaître. Nousl’avons rebaptisée IRIS-Mémoiresd’Espagne il y a trois ans. Parmi nosobjectifs, outre garder la mémoire del’exil vivante, nous travaillons à fairereconnaître l’illégitimité des gouverne -ments franquistes, à faire condamnerle franquisme pour crimes contrel’humanité, voire pour génocide. Maisnous cherchons aussi à tirer les ensei -gnements et les avancées de la périoderépublicaine, surtout du court épisoderévolutionnaire de 1936, pour qu’ilspuissent servir aux luttes actuelles.Notre démarche s’enracine dans untravail de mémoire, mais pas unemémoire figée, car il ne s’agit pas defaire des commémorations autourd’une paella ou d’un drapeau. Il s’agitde voir ce que, dans les luttes actuel -les, cette histoire-là et le mouvementlibertaire peuvent nous apporter.Aujourd’hui, nous travaillons sur ceque l’on appelle la réappropriation del’histoire de l’Espagne républicaine,entre 1931 et 1939, et sur la mémoire

de cette guerre qui a été complète -ment occultée durant les quarante ansdu franquisme mais aussi ensuite,pendant la molle transition dite« démocratique ». Molle, car elle s’estfaite avec un consensus de toutes lesforces politiques espérant accéder aupouvoir au travers d’un scandaleux« pacte de l’oubli » qui passait soussilence les quarante années dedictature franquiste et ses innom -brables crimes. Et si peu démocratiquepuisqu’elle entérinait la loi de succes -sion édictée par Franco, qui installaitle roi Juan Carlos au pouvoir. Lesquarante ans de pouvoir des diversgouvernements qui ont suivi rendenttout à fait légitime le cri de «Democra -cia real ya !» (« pour une démocratiedirecte ! ») des indigné-e-s espagnol-e-s.

Peux-tu nous expliquer les rapportsentre mémoire et histoire quel’expression ambiguë « mémoirehistorique » semble évacuer ?Depuis la transition, l’instrumentalisa -tion politique du passé et de l’histoirea toujours été utilisée par le pouvoir.Déjà, sous le franquisme, c’était unmoyen de museler les tentatives decontestation sociale, en tout cas les plusradicales. Le fait, par exemple, de seréapproprier les constructions alterna -

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tives expérimentées dans le passé, quele discours consensuel de la transitiona effacé de la mémoire collective,contribue à donner sens et pertinenceaux luttes actuelles. Le mouvementdes Indignados (les Indigné-e-s), danslequel la spontanéité, le refus des’organiser hiérarchiquement, de sesoumettre à une quelconque autorité,permet de retrouver les traces deséléments paradigmatiques des lutteslibertaires d’avant et pendant la répu -blique et la période révolutionnaire de1936. Cette énergie joyeuse et collec -tive se déploie dans la volonté de cons -truire le mouvement et de mener lalutte de façon autogestionnaire. Laforte exigence de solidarité, le besoindévorant d’assembléisme, le rejet d’uneforme de parlementarisme manifestéaux cris de «No nos representan» (« ilsne nous représentent pas »), la reven -dication de justice sociale et de démo -cratie directe s’enracinent incontesta -ble ment dans les idées et les pratiqueslibertaires qui ont marqué profondé -ment l’Espagne de la fin du XIXe sièclejusqu’à 1939.

À quoi ressemblait l’Espagnerépublicaine entre 1931 et 1939 ?Il faut distinguer plusieurs périodes.D’abord la république arrive un peupar hasard... Après des élections muni -cipales gagnées par les partis républi -cains, le roi Alphonse XIII démission -ne et, pris de peur, s’exile. Très vite,dans les plus grandes villes (Barce -lone, Madrid, etc.), la Républi que estproclamée dans la rue, devant le peu -ple, et sans qu’il y ait eu de chosesplus précises au niveau cons titution -nel. En Catalogne même, les premiersreprésentants du peuple qui prennentla parole proclament l’État catalan. Ilfaut dire que l’Espagne était à cemoment-là un pays pratiquementféodal. La terre appartenait à un pour -centage infime de la population, auxgrands propriétaires terriens, les« terratenientes», qui représentaient1 % de la population et possédaient80 % des terres. L’Église, qui avait unpouvoir considérable, régnait surl’éducation et l’on comptait plus de40 % d’analphabètes. D’autresarchaïsmes étouffaient aussi lapopulation. Lorsque la république estadvenue, une des premières tâches a

été d’œuvrer au niveau de la culture etde l’éducation. Des écoles d’institu -teurs (« los maestros de la República») etdes milliers d’écoles ont été créées. Untravail d’alphabétisation a été mené,qui s’est traduit par exemple par cequi s’appelait « las misiones pedagó -gicas» (« les missions pédagogiques ») :des troupes entières de scientifiques,d’enseignants, d’historiens, de cinéas -tes, d’acteurs, sillonnaient l’Espagnepour apporter la culture jusque dansles villages les plus reculés. Un exem -ple : les plus grandes toiles des muséesd’Espagne avaient été reproduites àl’identique et circulaient dans descharrettes, des vieux camions, des vieuxbus… Il existe une très belle expositionmadrilène sur ces «misiones pedagó -gicas», que l’on a présentée à l’univer -sité Toulouse II-Le Mirail (avec IRIS-Mémoire d’Espagne) en 2011, pourl’anniversaire de la république. Durantles premières années, la république atenté d’enga ger une réforme agraireimportante. Il faut dire qu’à cemoment, en Espagne, le mouvementsyndical était extrême ment fort etvivant. La CNT, syndicat anarcho-

syndicaliste, avait déjà un mil liond’adhérent-e-s pour un pays de26 millions d’habitants, et il a comptéjusqu’à un million et demi d’adhérent-e-sdans toute l’Espagne. L’UGT (Uniongénérale des travailleurs), syndicat àtendance socialiste, avait quant à luihuit cent mille adhérents.Le mouvement libertaire avait cons -truit des athénées, sur le mode del’athénée grec, dans toutes les villesimportantes d’Espagne depuis la findu XIXe siècle. C’étaient des lieuxculturels avec des bibliothèques, desrevues, où les ouvriers venaients’informer, débattre, se cultiver, outout simplement « s’alphabétiser » touten se conscientisant politiquement.Les athénées républicains ou libertai -res faisaient un travail en profondeurpour l’éducation et le développementdes idées révolutionnaires.

Peux-tu nous parler de cette périodede transition dans l’Espagne post-franquiste ?

La transition s’est faite sur un « pactede l’oubli », cautionné par presquetous les partis, y compris ceux de« gauche », qui attendaient manifeste -ment avec impatience la possibilité derevenir au pouvoir. Ce passage direct,hautement improbable, d’une dicta -ture sanglante à un régime « démocra -tique » et le consensus qui l’a accom -pagné ont fait de cette transition unmythe loué par la majorité des démo -craties occidentales. C’est pourtant suret au travers d’une mascarade – ce quidévoile d’ailleurs la véritable significa -tion du mythe : « construction del’esprit sans relation avec la réalité » –que ce consensus se fonde. Mascaraded’une amnistie générale qui avait nonseulement vocation à plonger dansl’oubli toutes les arrestations, tor tures,condamnations illégales (sans aucunelégitimité juridique car opérées pardes militaires ou des civils factieux),ainsi bien entendu que les crimes deguerre, mais demandait dès lors auxvaincu-e-s, aux opprimé-e-s, dedemander pardon à leurs bour reaux !Mascarade d’un consensus justifié parla crainte d’un retour de la guerre

civile. Mascarade totale enfin car, nonseulement et contrairement à ce quel’on a pu voir dans certains pays ayantsurvécu à une dictature, il n’y a jamaiseu en Espagne la moindre tentativepour mettre en place des commissionsdu type « vérité, justice etréparations ». Mais, bien au contraire,cette transition a permis à tous ceuxqui avaient partagé le pouvoir durantquarante ans de conserver leurs postesdans tous les corps constitués,politiques, adminis tratifs, judiciaires,militaires, etc.Pour parvenir à cet effacement de lamémoire, il manquait un ingrédient :il était impératif que la notion deculpabilité due à la guerre, voire auxcrimes du fascisme, soit partagée… Et c’est là qu’intervient la sémantique !Il était de l’intérêt majeur de la classedirigeante (toutes tendances confon -dues) de peaufiner l’instrumentalisa -tion de l’histoire au travers de l’éla -boration d’une mémoire officielle.Après avoir martelé que la guerre étaitcelle d’une « libération nationale »,avoir proclamé qu’il s’agissait

«Il ne s’agit pas de faire des commémorations autour d’une paella ou d’un drapeau. Il s’agit de voir ce que, dans les luttes actuel les, cette histoire-là et le mouvement libertaire peuvent nous apporter.»

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d’une « croisade au nom de Dieuet de la grandeur de l’Espagne », etavoir construit pendant quarante anstoute une mythologie là-dessus en luisubstituant par la suite le thème des« vingt-cinq ans de paix », il étaittemps de renvoyer les deux campsantagonistes dos à dos en leur faisantpartager la responsabilité de laviolence et des massacres. La guerreest donc devenue une guerre fratri - cide, une guerre civile. Le terme s’estsurtout considérablement répandu aumoment de la transition, et force estde reconnaître qu’il a été benoîtementaccepté par toutes et tous, historiens ethistoriennes compris ! Le piège a bienfonctionné car, au sein même de nosassociations, nous ne sommes pasforcément d’accord là-dessus. Tous lesEspagnols devenaient ainsi coupablesde cette tragédie ! Dès lors, il ne pou -vait plus être question d’investiguersur les crimes du franquisme : « Il y enavait eu des deux côtés », on allait« réveiller les vieux démons ». Il fallaitenterrer le passé et ne surtout pasdéterrer les dizaines de milliers demorts qui pourrissaient encore dansles fossés ou les fosses communes detoute la péninsule. Sans même parlerd’historiens connus pour leur révision -nisme comme les Espagnols Pío Moaou César Vidal, en France, BartoloméBenassar a repris à son compte cesinterprétations pour condamner ladémarche entamée par le juge Garzónpour revenir sur la loi d’amnistie etparvenir ainsi à une condamnationdes crimes franquistes. Ce déni demémoire, initié par la loi d’amnistie etconsolidé par la notion de guerrecivile, a pour conséquence de « dépo -litiser » toute parole relative à cettepériode de l’histoire et d’évacuer du

champ de l’analyse des expériencesrévolutionnaires de 1936, comme parexemple les collectivisations.Cette instrumentalisation politique dela mémoire collective fabrique durefoulé en interdisant d’interroger lepassé, mais elle a surtout pour ambi -tion d’annihiler toute volonté de mobi -lisation collective en alimentant lapeur irrationnelle de la guerre fratri -cide. Cela fonctionne encore aujour -d’hui en Espagne ! Franco ne setrompait pas quand, au moment designer le décret d’application de la loide succession qui faisait de JuanCarlos de Borbón son héritier, il disait :«Todo está atado y bien atado» (« toutest ficelé et bien ficelé ») !Voilà pourquoi le travail de mémoirenous paraît essentiel pour décons -truire ce « ficelage » qui étouffe lepeuple espagnol, d’où le travail péda -go gi que que nous menons auprès desjeunes générations, en France, maisaussi en recevant des lycéens espa -gnols. Par ailleurs, en analysant lesréussites et les erreurs desmouvements anarchistes et anarcho-syndicalistes pendant la république, larévolution et l’exil, nous enrichissonsnotre compré hension de la situationactuelle des mouvementscontestataires et alterna tifs. Pourautant, il n’y a pas de pensée uniquedans IRIS-Mémoires d’Espa gne. Nousne sommes pas un mouve mentpolitique, mais nous sommesconvaincus qu’en analysant et entransmettant ce passé, nous œuvronsmodestement à une compréhensionplus lucide des situations politiquesactuelles et des luttes sociales à mener.

Comment entends-tu, dans le passé et notre histoire actuelle, le motrépublique ?Le terme « république » lui-même nesignifie pas grand-chose en soi car ilpeut recouvrir des réalités bien diffé -ren tes. Il suffit de voir ce que sont, ouont été, les républiques socialistessoviétiques, ce qu’est la républiqued’Iran, ce que sont les gouvernementssociaux-démocrates en Europe ou dansle monde. Non, il ne suffit pas de dire« la république ». En Espagne, en 1934,la droite est arrivée au pouvoir et a misà bas toutes les réformes timidesmenées par les républicains. Ensuitese sont développés des mouvementssociaux extrêmement importants,violents, comme la révolte des Astu -ries en 1934, qui a été férocementréprimée et dans laquelle le chef del’état-major des armées de la républi -

que, un certain général Franco, s’estillustré. Donc la république, ce n’estpas la panacée mais ce terme fédèretoutes celles et ceux qui ont combattupendant la guerre, qui ont vécu l’exil etqui aspirent maintenant à un change -ment radical en Espagne. C’est pourcela que l’on utilise avec parcimonie ledrapeau républicain et le terme « répu -bli que » à IRIS-Mémoires d’Espagne.

Peux-tu nous en dire plus sur l’exil et les interviews d’exilé-e-s que tu asréalisées ?Tout d’abord quelques mots sur l’exil...Ce qui nous rattache les un-e-s auxautres, c’est l’Espagne et cette histoirede l’exil. Cette deuxième génération, lamienne, a vécu cela comme la perte, lemanque de quelque chose. Ce n’estpas la terre ni le pays qui manque,c’est une perte beaucoup plus profon -de, celle d’un idéal qui nous semblaitet nous semble encore non pas uneutopie, mais quelque chose de vivant,de réalisable. Il s’agit de se battre pourle faire advenir. N’ayant pas moi-même vécu directement l’exil, il m’estdifficile de parler de cette épreuve quemes parents ont traversée, de ce qu’ontpu représenter pour eux et cinq centmille de leurs semblables cette pertefondamentale et pour la plupartdéfinitive, de leur coin de terre, deleurs souvenirs, l’abandon d’unegrande partie de leur famille restée là-bas, l’effondrement de leurs illusions.Bref, le ravage affectif, intellectuel etpolitique que représente le bagage detous les exilés.L’exil, c’est aussi la perte de l’enfance…et un grand voile opaque d’incertitudesur l’avenir. Pourtant, je sais, je ressens au plusprofond de moi que, cette perte, ils mel’ont transmise, comme je sais aussique je l’ai transmise à mes enfants.Par exemple, ils et elles ne se sontjamais senti-e-s français... moi nonplus. Je ne me suis jamais senti« complètement » français… ni complè -te ment espagnol (voire catalan, dansmon cas) non plus ! Pour faire court, jepeux dire que si, culturellement, je mesens plutôt français (quoique chéris -sant la littérature ou le cinémaespagnols), je suis émotionnellement« de l’altre costat del Pirineu» (« del’autre côté des Pyrénées »). Eux, bienqu’internationalistes, pour la majoritédes combattants en tout cas, sontrestés espagnols. Certains n’ont jamaispu parler correctement le français.Nous, les enfants, on baignait dans unbaragouin, un «mescladis» franco-

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catalano-espagnol ! Les exilés ont tou -jours vécu avec la nostalgie d’unerévolution et/ou d’une guerre perdue(en fonction de leur engagement poli -tique), et tous avec la nostalgie d’unpays perdu lorsqu’ils ont com pris,après 1945, qu’ils n’y retourne raientplus. Cette nostalgie, ils nous l’onttransmise. Ils n’ont pas pour autantessayé de nous « fabriquer » espagnols.Dans les milieux libertaires, en toutcas ceux dans lesquels j’ai grandi,l’immense respect manifesté pour laculture et les connaissances nous ontpoussés à vouloir être de « bonsélèves ». Je pense que c’était une façonde réussir, à travers leurs enfants, uneintégration que la société française,dans sa majorité, ne leur facilitait pas.À Toulouse, la richesse de la vie cultu -relle des Espagnols dans l’exil témoi -gne de cette soif d’apprendre, de parta -ger et de communiquer le savoir et lacréation. Si, au cours des premièresannées de l’exil, les divisions et lesaffrontements entre les diverses com -po santes du camp républicain ontperduré, parfois de façon violente, lesdésaccords et les divisions dans lamouvance libertaire qui existaientpendant la guerre ne se sont pas effa -cées après la Retirada. Elles en ontdésespéré plus d’un-e, les éloignantpour certain-e-s du militantisme.Dans ce vécu douloureux de l’exil, ilest difficile de séparer la dimensionémotionnelle et affective individuellede la dimension politique collective. La conjonction de ces deuxsouffrances est un poids qu’ils aurontporté toute leur vie et qu’ils ont pusurmonter dans le militantisme pourcertains, dans le travail acharné pourbeaucoup, dans la construction ou lareconstruc tion d’une vie familiale pourla majo rité, et pour toutes et tous,dans la conservation au fond de leurcœur d’un rêve inachevé, ce précieuxidéal de justice et de liberté.Beaucoup ont réussi un travail detransmission de l’histoire et de leursengagements à leurs enfants. Noussommes nombreux et nombreuses ànous être engagé-e-s dans des asso -ciations mémorielles et, pourcertain- e-s (les communistes surtout),dans des organisations politiques.Pour ma part, c’est au travers de monengage ment dans IRIS-Mémoiresd’Espagne que j’assume cet héritage,dans un travail de recueil de mémoiresous forme d’interviews filméesd’exilé-e-s encore en vie, dansl’écriture théâtrale également. Mais jel’ai également fait dans ma vie

professionnelle, en intro duisant surmon lieu de travail auprèsd’adolescents en difficulté un projetéducatif qui soit porteur des valeursque j’ai reçues et qui tendent versl’idéal libertaire que j’ai fait mien.L’idée des interviews est venu de marencontre en Catalogne avec des amisqui travaillent dans le cadre de laGeneralitat de Catalunya. La Catalognebénéficie depuis quelques annéesd’une autonomie importante. Cesmêmes personnes ont créé le Memo -rial Democràtic et travaillent à la récu -pération de la mémoire, mais traquentégalement toutes les traces et lesrésidus du franquisme qui sont encorenombreux dans les villes et qui l’ontété jusqu’à maintenant dans toutes lesinstances de l’État, de l’administration,de la justice, etc. Bref, celles et ceuxqui travaillent au Memorial Demo cràtic

ont commencé à recueillir la mémoiredes gens qui avaient vécu la guerre,qui étaient les « exilés de l’intérieur »,c’est-à-dire celles et ceux qui avaientpu combattre le fascisme et qui sontresté-e-s en Espagne. Ce sont eux quinous ont sollicité-e-s en nousdemandant des adresses de libertairesen exil, parce qu’ils se sont renducompte qu’en Espagne, ils avaientsurtout interviewé des commu nistes.Et l’idée m’est venue de faire ce travailde recueil de mémoire avant que celle-ci ne disparaisse complète ment. Lebut n’était pas d’aller cher cher deshéros, des personnages importants,

mais de pouvoir trans mettre, ycompris à travers des anonymes, unehistoire de vie à partir de leur enfance,pendant la républi que, la guerre etl’exil... Leurs souve nirs de ce qu’étaitl’école de la républi que, de ce qu’a étéla répression en Espagne pour ceuxqui y sont restés, la répressionpendant la guerre quand ils se sontparfois retrouvés du côté fran quiste...Leur faire raconter ce que l’exil a étépour eux et favoriser une éventuelletransmission de cette histoire à leursenfants.

Parmi les interviews que tu as faites, yen a-t-il une qui t’a plus marqué queles autres ?Je ne peux pas dire qu’il y en ait unequi m’ait marqué plus qu’une autre.Toutes sont marquantes. La plupartdes gens que j’ai interviewés... je ne

dirais pas que ce sont devenus desamis parce que c’est un mot trop fort,mais j’ai noué et conservé avec la plu -part d’entre eux des relations extrême -ment chaleureuses. Tout simplementparce que je ne faisais pas cela sur unplan professionnel, mais qu’il y avaitaussi une implication de ma part, depar mes origines, de par mon histoirepersonnelle... Mon père, qui était unmilitant de la CNT et de la FAI (Fédé -ration anarchiste ibérique), est mortquand j’avais dix ans et je n’ai pas pul’interviewer, ni même l’entendreraconter son histoire et son parcours.n

À LIRE

Rebelle. Amoureux foude liberté et de justiceAngel Fernandez,Messages, 2001www.iris-memoiresdespagne.com

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À QUOI PEUT BIEN RESSEMBLER un cirque de femmes ?Un cirque féministe ? C’est, selon le Women’s Circus1 deMelbourne, en Australie, un espace où l’on tient compte desvécus de violence des femmes, mais aussi de leurs forces etde leurs énergies. Il n’est pas ici question de mettre lesfemmes dans une position de victimes, mais de créer de lasolidarité et de l’entraide, tout ceci au travers d’un moyencréatif et ludique, la pratique du cirque. Cirque de femmesen tout genre est né de la découverte de ce cirque horsnorme. Le collectif s’est monté à Toulouse dans le butd’organiser la tournée du Women’s Circus en France. Lespectacle Out of the Box (que l’on peut traduire par « hors dela case » ou par « en dehors des normes ») a été joué à Auch,Moissac, Pamiers, Toulouse et Villeur banne. Il a dévoilé aupublic un cirque amateur mettant en scène des femmes selibérant de certaines contraintes, défiant les idées reçues,ayant confiance dans le soutien des autres et dans leurpropre force, et donnant de l’impor tance à ce qui compte. Cespectacle a été créé, joué et totalement porté par desfemmes, y compris au niveau des tâches techniques commele montage de la scène ou la sonorisation. L’entrée étaitlibre, c’est-à-dire que l’on donnait ce que l’on voulait pourassister au spectacle, pour permettre au plus grand nombred’y assister. Ce fut aussi l’occasion de présenter uneexposition photographique sur le Women’s Circus et de

monter des ateliers d’initiation au cirque destinés à desstructures et des associations locales accueillant desfemmes. L’aventure Cirque de femmes en tout genre auraitpu s’arrêter là, mais les neuf membres du collectif ont voulucontinuer à faire vivre un cirque amateur accessible à toutesles femmes. Ayant fait le constat que c’est sur et autour ducorps des femmes que de nombreuses violences seconstruisent, elles ont ressenti le besoin de créer un espacecréatif, collectif et féministe autour de la pratique du cirque.

SOLIDARITÉ ET ENTRAIDE Après la tournée, elles ont donc continué à organiser desateliers en partenariat avec des structures et associationslocales accueillant des femmes, pour les femmes suiviesmais aussi pour les salariées de ces associations. Le faitque les femmes participent à ces ateliers de manièreindifférenciée, sans que soit précisé qui sont les « accom -pagnantes » et qui sont les « accompagnées », permet dequestionner la place et le rôle des travailleuses sociales.Mais le travail en atelier est fondé sur la recherche desolidarité et d’entraide, il tend donc à instaurer un espacele plus égalitaire et le plus sécurisant possible. Le travailen atelier ne débouche pas automatiquement sur unspectacle, mais ce qui importe aux membres de Cirque defemmes en tout genre, c’est l’impact que cette expériencepeut avoir sur les femmes qui y participent. Ellesconsidèrent que le fait de se sentir forte et mieux dans soncorps peut vraiment influer sur le cours d’une vie. C’estaussi un moyen de faire émerger une parole et despratiques amateurs qui n’ont pas toujours leur place dansle milieu du spectacle. De manière plus générale, Cirquede femmes en tout genre, au travers de ses interventions,tente de mettre les formes d’oppression vécues tous lesjours par les femmes en échec (injonctions à se conformerà des normes esthétiques, pratiques corporelles censéesêtre masculines ou féminines, violences faites auxfemmes, discriminations dans toutes les sphères de lasociété, etc.). Il lutte contre les rôles différenciés imposésaux femmes et aux hommes. C’était notamment le cas lorsd’une parade organisée par la mairie de Toulouse le 8 juindernier et qui a pour nom Toulouse en piste. À cetteoccasion, Cirque de femmes en tout genre a mené sapremière création et a pu porter un message féministe defaçon visible. Les participantes ont décidé de mettre enscène un intérieur ménager et de détourner des objets etmeubles. Elles avaient aussi imaginé un « chœur de

CONTACT

1. Littéralement « cirquedes femmes ».

CIRQUE DE FEMMESEN TOUT GENRE :

CFTG.WORDPRESS.COM

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alternatives

PRATIQUER LE CIRQUE POUR ACQUÉRIR PLUS D’AUTONOMIE, TANT AU NIVEAU MENTAL QUE PHYSIQUE, TEL EST LE DÉFI RELEVÉ PAR LES FEMMES DE CE CIRQUE PAS COMME LES

AUTRES. DÉCOUVERTE D’UNE EXPÉRIENCE SINGULIÈRE.

EQUILIBRES EN TOUT GENRECIRQUE DE FEMMES

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À GRENOBLE, en 2010, quelques personnes décident de diffuser destextes de critique sociale dans le réseau des librairies et des biblio -thèques auquel elles n’avaient pas accès jusqu’alors. Vue commecomplémentaire d’un travail de diffusion militant classique, via destracts ou des brochures, l’idée est d’éditer des textes de critiquesociale avec un impact local, qui seraient disponibles dans les librairiesde la région. Comme les distributeurs habituels des petites éditionscritiques n’en desservent que quelques-unes, la distribution estdirectement gérée par le collectif. Deux fois par an, une tournée deplusieurs jours s’organise pour aller visiter une soixantaine delibrairies de la région, pour récupérer l’argent des ventes, réajuster les

dépôts et proposer les nouveaux ouvrages. Cette tournée régulièrepermet de fonctionner au dépôt, ce qui évite le problème de librairesqui seraient intéressés mais craignent de ne pas vendre, et limite lagestion fastidieuse de commandes et factures par courrier (l’ensembledu travail est effectué bénévolement). L’ancrage local est très marquédès les premiers livres, qui abordent la vidéosurveillance à Grenoble etla presse régionale. Mais souvent, le local fait écho à des considé -rations globales. Si la situation de départ de Métro, boulot, chimio setrouve en Isère, le débat qu’il soulève – peut-on combattre l’industrietout en défendant ses salarié-e-s ? – a un retentissement plus large. Demême, l’histoire de l’installation d’ouvriers siciliens à Fontaine relatéedans la BD Disgrazia ! est une histoire universelle de l’immigration. Laplupart des livres sont entièrement « faits maison » : de l’impression àl’assemblage, en passant par la sérigraphie des couvertures. Le soucidu bel objet qui attire l’œil est présent, même si des raisons pluspragmatiques entrent un jeu : « Parce que nous sommes en capacité dele faire, et que les livres ainsi fabriqués sont peu chers ». Mais la formedes livres est au service du fond et le contenu prime. « Le but n’est pasde s’épuiser dans les tâches de fabrication, mais de faire circuler desidées au service des luttes. » Sur de gros tirages, le recours à unimprimeur professionnel se fait sans regret. Enfin, la cohérence entrel’impact local des textes édités et leur pratique de diffusion fait que leslivres se vendent bien. Alors que les ouvrages sont essentiellementdiffusés en Rhône-Alpes, les tirages sont proches de ceux de petiteséditions critiques diffusées nationalement. Mais, surtout, ces ventes sefont dans des lieux où l’on ne trouve pas d’habitude d’ouvrages decritique sociale et touchent un public nouveau.

LE MONDE À L’ENVERSUN ENCRAGE LOCAL

En collaboration avec la librairie Quilombo. www.librairie-quilombo.org

Un éditeur indépendant

LE MONDE À L’ENVERS46 bis rue d’Alembert, 38000 [email protected] | http://www.lemondealenvers.lautre.net

femmes » autour du char, dans le but de produire desimages de femmes décalées et de dénoncer les discrimi -nations subies par les femmes dans l’espace public. Desmusiciennes ont également participé au projet en créantles morceaux accompagnant le spectacle présenté.

UNE AVENTURE FÉMINISTE À terme, Cirque de femmes en tout genre souhaiteraitaussi questionner plus largement les questions de genredans le cirque contemporain, les représentations desfemmes sur scène étant généralement assez stéréotypées.La création artistique peut, dans une perspective fémi niste,permettre l’invention d’autres possibles et d’autresreprésentations. L’aventure a commencé sous la forme d’uncollectif qui s’est rapidement monté en association pourdemander des subventions en vue de la tournée duWomen’s Circus de Melbourne. Suite à cette tournée, il aadopté le statut associatif, mais ses membres ont instauréun fonctionnement non hiérarchique. Ces féministes serassemblent tous les deux mois pour des conseils d’admi -nis tration, qui ont a priori plus la forme d’assembléesgénérales. Les décisions y sont prises collectivement, auconsensus. Pendant ces temps de travail et de discussion,les membres de Cirque de femmes en tout genre discutent

des points techniques et stratégiques, mais poursuiventégalement la réflexion autour de la question de la réappro -priation de son corps par la pratique artistique. Pour ne pastomber dans la théorie pure, les membres de Cirque defemmes en tout genre partent de leurs propres expériences,qu’elles confrontent et décryptent. Deux des membres del’association étaient impliquées plus activement dans lestâches administratives et l’animation des ateliers. Depuisquelques mois, l’une des deux est devenue salariée del’association, en contrat d’accompa gnement dans l’emploi(CAE). Mis à part les problèmes qu’engendre la positiond’employeur quand on veut fonctionner de manière nonhiérarchique, la profession nalisation etl’institutionnalisation supposent souvent une perted’autonomie du collectif. Pour l’instant, Cirque de femmesen tout genre n’en est pas là… C’est une expérience vivanteet intéressante à laquelle on souhaite longue vie. Albertine

La création artistique peut, dans une perspectivefémi niste, permettrel’invention d’autres possibleset d’autres représentations.

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FÉMINISME ETANTIMILITARISMELA MAISON D’ÉDITIONS iXe a eu la riche idéede réunir sept textes introuvables de lasociologue et militante Andrée Michel,figure historique trop méconnue duféminisme hexa gonal, engagée depuisune cinquantaine d’années contre lecolonialisme et le patriarcat. Une partdes textes, écrits entre 1984 et 2004,résume son analyse: la militarisation dumonde se fait contre les femmes. Car entemps de guerre comme en temps depaix, l’industrie militaire («formationsociale aggravée du patriarcat») renforceleur exploitation et leurappauvrissement. Par conséquent, lesluttes féministes devraient affirmer despositions antimilitaristes et refuser laculture de la guerre, dans les pays duNord comme au Sud. Andrée Michel, quiprône la solidarité internationale, cite enexemple les luttes de femmes des paysdu Sud, en particulier celles desféministes colombiennes qui résistentaux paramilitaires comme aux violencesdans la famille, de manière déterminée,autonome et inventive.

NOUVEAUTÉS

Éric FournierLibertalia

196 p.

LA COMMUNE N’EST PAS MORTELES USAGES POLITIQUES DU PASSÉDE 1871 À NOS JOURSAPRÈS LE LONG débat sur la Commune deParis, considérée comme un crépusculedes révolutions du XIXe siècle parcertain-e-s et une aurore de celles duXXe siècle par d’autres, la notion decarrefour qua lifie aujourd’hui plus sûre -ment l’événe ment. L’auteur en présenteles mémoires plurielles et conflictuellesen trois séquences chronologiques(1871-1917, 1917-1971 et de 1971 à nosjours) et en suivant trois axes. Il s’inter -roge sur la fabrication de la mémoire etla réso nance du passé tout en plaidantpour une histoire comme «antidote à larésigna tion». Refusant l’oubli comme lamythifi cation, il souligne que si leshommes et les femmes de la Communeont mené leurs luttes, il nous reste à«mener les nôtres».

LE MOUVEMENTSITUATIONNISTEUNE HISTOIRE INTELLECTUELLECE LIVRE, richement documenté, retracel’aventure situationniste depuis les avant-gardes artistiques dont elle est issuejusqu’aux prolongements contemporainsdans les champs de la productionintellectuelle ou de l’action politique. Au-delà d’une description précise desthéories et pratiques situationnistes,l’auteur en propose une lecture critique.Ce mouvement a contribué à nourrir larévolte face à l’emprise grandissante dela marchandise et de l’État sur tous lesaspects de la vie. Par lui s’est expriméela volonté d’expérimenter de nouvellesformes d’existence et de communauté enrupture avec l’ordre établi. Mais il a aussiaccompagné, malgré lui, lerenouvellement du système capitalistedans les caractéristiques que nous luiconnaissons aujourd’hui (flexibilité, auto-entreprenariat, mise en réseau,management). Un état des lieuxnécessaire pour mieux orienter nosrésistances à construire.

Patrick MarcoliniL’Échappée, 338 p.

LE PRÉAMBULE décrit la ligne dujournal : témoignages, analysescritiques et points de vue sur lesystème psychia trique. Sans remèdea été créé en Ariège. Quatre ou cinqnon-profession nel-le-s ont commencépar témoigner de leur internement,refusant de penser une psychiatrie« positive », puis un collectif s’estmonté à Paris. Le numéro 4 vient desortir. On y trouve une riche analysede la fabrique du patient, ainsi qu’undossier interro geant les fins politiquesde la psychia trie : son rapporthistorique aux instan ces de répression

et de gestion ainsi que les manièresde l’affronter radicalement, à traversl’exemple du SKP en Allemagne(Collectif socialiste de patients).Sans remède est aussi un collectif quitient une permanence à Bagnolet tousles derniers jeudis du mois (auRémouleur, 106, rue Victor-Hugo) unetable de presse et un espace nonmarchand tous les derniersdimanches matins du mois, au marchéde la Croix de Chavaux, à Montreuil.CONTACT

http://[email protected]

REVUE

LES ENFANTS DE LILITHENTREZ DANS ce conte urbaincontemporain. On y suit les péripétiesd’une tribu de Tsiganes dont l’ancêtre,Sara Bi Limoresqo, est immortelle. Cepetit monde est confronté à la veuveBayrish, « toute-puissanteentrepreneuse de l’industriepharmaceutique », qui a encouragé leurinstallation à la cité des Tortues, àHœndanse. On est pris aux tripes par lespersonnages pleins de vie de ce roman,notamment les femmes, qui échappentde manière jouissive à tous les clichés.Laurence Biberfeld joue admirablementavec la langue et tisse un récitrocambolesque qui nous entraîne dansl’épopée des Tsiganes à travers l’histoire.Elle peint ce peuple tant méprisé de nosjours avec un amour non feint.

Andrée Micheléditions iXe

190 p.

SE BATTRE,DISENT-ELLES... LES ANALYSES qui croisent les rapportssociaux de sexe, de race et de classegagnent actuellement en visibilité dansles recherches et dans les luttes. À lafrontière entre théorie féministe etsociologie du travail, ce recueil d’articlesécrits entre 1978 et 2010 mêle analysesthéoriques pionnières, notamment dansla construction des concepts de divisionsexuelle du travail et de rapportssociaux de sexe, et enquêtes empiriques– monographies d’usines et de collectifsd’infirmières – restituées dans desarticles incisifs et rigoureux.

Danièle KergoatLa Dispute

353 p.

Laurence BiberfeldAu-delà

du raisonnable292 p.

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Sans remède

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contre cultureLIVRES

INCONTOURNABLE

ROMAN GRAPHIQUE JEUNESSE

LE BUS DE ROSAFabrizio Silei, Maurizio A. C. Quarello,Didier Zanon et Emmanuelle Beulque Sarbacane, 40 p., à partir de 8 ans

LETTRE AUX PAYSANS SUR LA PAUVRETÉ ET LA PAIXJean GionoHéros-Limite • 2013 (1re édition 1938)ON CONNAÎT le romancier, chantre de la Provence rurale. Onconnaît moins le politique, libertaire et pacifiste. En 1938, àl’approche de la Seconde Guerre mondiale, c’est au mondepaysan que Giono s’adresse pour conjurer les dangers du conflitqui menace. Pourquoi les paysans ? Parce que ce sont eux qui

produisent la nourriture de l’humanité. Sans leur collaboration, tout cesserait defonctionner : villes, gouvernements, armées. Mais plus profondément, Giono metses espoirs dans la paysannerie pour renverser le monde, parce que la paixqu’elle représente est d’un ordre plus précieux encore que celle qui existe entreles nations : c’est le calme de la nature, la sérénité des âmes à son contact, « lalenteur de l’amitié avec la vie » ‒à l’inverse de « la maladie moderne de lavitesse ». Dans ce sens, la Lettre aux paysans est aussi un magnifique réquisitoirecontre notre civilisation, son culte de la technique industrielle, la mécanisation detoutes les activités, l’écrasement de l’individu-e dans la masse, avec l’argentcomme intermédiaire universel. En face de cette civilisation, Giono place unepauvreté qui ne relève pas de la misère mais d’un esprit de mesure et defrugalité, d’un retour salvateur aux choses simples.

DANS CE RÉCIT GRAPHIQUE, l’auteure part àla recherche de ses racines et nousraconte l’histoire de sa famille, d’originesicilienne, qui émigre à Grenoble audébut du XXe siècle. Porté par un dessinen noir et blanc, aéré et vivant, le proposest sincère, humble et extrêmementbien documenté. Si l’on peut parfois seperdre dans les diverses ramificationsfamiliales, les parcours de vie, qui noussont contés ici avec finesse et émotion,prennent toute leur force au regard deleur portée politique plus universelle.Ce livre rend un vrai hommage à cespetites histoires, ces chroniquessociales trop souvent oubliées, etcontribue à les garder vivantes.

DISGRAZIA !Coline PicaudLe Monde à l’envers, 158p. APRÈS UN LONG voyage en bus, un grand-

père et son petit-fils arrivent au muséeHenry-Ford, à Detroit. Tous deux vontreplonger dans le passé, assis dans unvieux bus qui a assisté à une scènehistorique. Le grand-père racontecomment, le 1er décembre 1955, il fut letémoin du courage de Rosa Parks, quirefusa de céder sa place de bus à unBlanc. C’est l’histoire de la résistance,de la soumission, de la peur des un-e-set du courage des autres. Tout cela estmagnifiquement illustré,avec des couleurs chaudespour les scènes actuelleset des jeux de noir et blancpour les flash-back. Le récitne manque pas d’hu -mour et de tendresseau regard de la relationdu grand-père et deson petit-fils. L’albumfinit par un clin d’œilsur l’actualité, unepremière page de journalqui montre que leprésident des États-Unisest un homme noir…

Alexandre SkirdaLes Éditions de

Paris Max Chaleil376 p.

KRONSTADT 1921PROLÉTARIAT CONTRE DICTATURECOMMUNISTEL’ÎLE DE KRONSTADT à quelques kilomètresde Saint-Pétersbourg, fut la fierté deLénine. Pour cause, elle était habitée engrande majorité par de vaillants marinsrévolutionnaires victorieux. Mais en 1921,ceux-ci sont furieux de l’autorita rismedes bolcheviques. Après avoir lancé desappels à la révolte contre les abusbolcheviques, Kronstadt fait séces sion enrefusant le pouvoir central. C’est unique -ment par les armes et les mensongesque le pouvoir «commu niste» en viendraà bout. Mensonges qui continueront bienaprès les événements, puisque lalégitimité de Lénine et de Trotski s’entrouve fortement compromise. AlexandreSkirda remet en contexte, explique jouraprès jour, parle longuement de l’aprèset des conséquences pour les différentsacteurs. Édifiant !

RUPTURE ANARCHISTE ETTRAHISON PRO-FÉMINISTELÉO THIERS-VIDAL, décédé en 2007, abeaucoup travaillé, à la fois commechercheur et comme militant libertaire,sur les privilèges masculins. Ce recueilregroupe des entretiens, des interven -tions publiques et des articles parusdans des revues militantes ou académi -ques. À travers ces textes se devinent lecheminement intellectuel de l’auteur, lesévénements, rencontres et lectures quil’ont aidé à développer sa «consciencede genre». En abordant plusieursstratégies utilisées par les dominantspour ne pas remettre en cause leursprivilèges, et en proposant des moyensde ne pas les reproduire, cet ouvrageesquisse ce que pourrait être unengagement sincère des hommes ensoutien aux luttes féministes.

L’HOMME QUI AIMAIT LES CHIENSON TROUVE trois personnages principauxdans ce roman. Le premier est unécrivain cubain raté qui survit au milieudes difficultés de l’île après la fin del’URSS. En 1977, il rencontre sur uneplage de La Havane un étrange person -nage qui promène des lévriers russes.Ce dernier lui fait des confidences surRamón Mercader, l’assassin de Trotski.Dès lors, on suit les destins croisés deLéon Trotski, de son expulsion d’URSS àsa mort à Mexico, et de Mercader. Don -nant une véritable épaisseur à chacundes protagonistes, Padura, au terme d’unrécit puissant, rend palpables le drameet le mensonge de la contre-révolutionstalinienne, faisant dire à Trotski qu’ilfallait «sortir la Révolution de l’abîme deperversion où l’entraînait une réactiondécidée à assassiner les plus beauxidéaux de la pensée humaine». Unetâche qui reste encore à accomplir…

Léo Thiers-VidalBambule

203 p.

Leonardo PaduraMétailié

742 p.

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MUSIQUE

QUI S’INTÉRESSE un tant soit peu au rock français, deprès ou de loin, a sûrement déjà assisté à un concertde Serge Teyssot-Gay. Longtemps resté dans l’ombrede Bertrand Cantat lorsque Noir désir était à sonapogée, lui qui a annoncé son départ du groupe pour«désaccord humain et professionnel», n’a jamaiscessé de participer à la création de projetsextraordinaires, mêlant à la fois musique etlittérature. On se souvient de la mise en musique duroman de Georges Hyvernaud, La Peau et les Os. Maiségalement de l’accompagnement musical des poèmesd’Attila József avec Denis Lavant et Kristina Rady, qui asu éclairer à nouveau l’œuvre du poète hongrois.

Interzone est un tout autre projet. C’est avec KhaledAlJaramani, musicien rencontré à Damas il y a unedizaine d’années, qu’il a créé celui-ci. Durant ces dixans, trois albums naîtront du dialogue entre Orient etOccident, de la rencontre entre l’oud de Khaled et la

guitare de Sergio. Le dernier disque, «Waiting forSpring», entièrement instrumental, est sorti au débutde l’année 2013 et se veut clairement politique : «C’estnotre réponse à ce qui se passe en Syrie, mais aussidans le monde entier, où la finance décide des vies etdes non-vies, où plein de gens sont dans la merde. Lamusique d’Interzone, c’est chercher les angles morts,c’est-à-dire faire naître la vie là où on pense qu’il n’yen a pas». Tout est dit. «Nous sommes le fruit de nosrencontres/L’addition de nos erreurs, de nossentiments, de nos envies, de nos souvenirs/Noussommes une construction fragile, nous avons besoinde nourrir nos passions, nos joies, nos peines/De noussentir seul au milieu de la foule, de savoir profiter dechaque sens pour apprendre, oublier, recommencer.»Difficile de mettre des mots sur cet album, des motsqui auraient un sens, qui «expliqueraient» ce que l’onressent à l’écoute des sept morceaux du disque. Peut-être cela serait-il plus facile en donnant la traductiond’un des poèmes que Khaled AlJaramani psalmodiesur le dernier morceau, Évasion : «Dis à mescompagnons s’ils m’ont vu mort et ont pleuré detristesse/Ne croyez pas que je suis mort/Dieu, celuique vous voyez mort n’est pas mort/Mon âme est unoiseau, et ce corps est sa cage/Je me suis envolé et sacage est restée vide».

Le plus simple est encore d’aller les voir sur scène. Deles observer jouer, se regarder, se sourire. Departager avec eux ce moment d’amitié, de paix, defraternité. Ce moment qui nous servira, sans aucundoute, à imaginer de prochains printemps. Jacques

INTERZONEEN ATTENDANT LE PRINTEMPS

ROCÉ – GUNZ’N’ROCÉ CD – vinyleDepuis Top départ (2002), c’est le quatrièmealbum solo de Rocé. Toujours aussi impression -nant, Rocé : couplets ciselés et thèmes fouillés(en bref, le fond et la forme). Pour les thèmesde cet opus : on aura la dénonciation du méprisde classe via la culture et le langage (Habitus),

le mépris et les faux-semblants (Le Sourire des villes), le rythme imposé(La vitesse m’empêche d’avancer), les fausses postures (« À quoi sert delever le poing s’il est tenu par un fil ? », Du fil de fer au fil de soie).http://gunznroce.com

LA GALE – ALBUM ÉPONYME CD – vinyleDepuis l’entrevue dans Offensive en 2009, la rappeuse suissea fait du chemin. Fidèle à elle-même, La Gale possède uneplume largement au-dessus de la mêlée. L’ambiance glaçanteest accen tuée par un son électro. Au-delà du malaise existen -tiel et autres « pannes de l’affectif », on retrouve des textessur le tout-sécuritaire, la Palestine (Frontières). Un brinsinistre, la Gale nous aura prévenu-e-s... « la solitude medérange pas, j’évite les faux sourires annexes ».http://lagale.bandcamp.com

PREMIÈRE LIGNE – ALBUM ÉPONYME CDCeux qui fréquentent les concerts de soutienles auront sûrement déjà vus sur scène. Ils’agit du regroupement du rappeur Skalpel,de DJ Ayke (de la K-Bine) et du rappeurE.One (de Eskicit). Les deux rappeurs sontdepuis longtemps sur la même longueur

d’onde : engagement, réalisme et discours sans détour. Sur unemusique de « puriste » (sample de soul, scratch, etc.), Skalpel se faitplus chantre révolutionnaire et E.One plus personnel : une bonnecomplémentarité donc. http://bboykonsian.com/premiereligne

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POLICE FÉDÉRALE. LOS ANGELES (To Live and Die in L.A.)film états-unien de William Friedkin1985, 101 minOn le savait depuis L’Exorciste,William Friedkin est le cinéastede la possession. Il en donne ici

une nouvelle illustration, économique cette fois,en prenant pour prétexte une histoire de ven -geance policière. À travers la traque frénétiquede deux agents (campés par William Petersen etJohn Turturro) lancés à la poursuite d’un faux-monnayeur glaçant (Willem Dafoe), Friedkinprésente le désir de possession comme le veninqui circule dans les veines de la société états-unienne, et montre les rapports de dépendancequi vont faire d’une jeune indic’ la propriétépersonnelle des flics qui prétendent la protéger.

AVRIL (Aprili)film d’URSS (Géorgie) de Otar Iosseliani1961, 46 minDébut des années 1960: unhomme et une femmes’installent en couple, etentreprennent de meubler leur

nouvel appartement. Mais on a beau être dans laRussie «communiste», la furie de posséderrègne à l’Est comme à l’Ouest, et peu à peu lesobjets, des plus indispensables aux plus futiles,vont envahir le quotidien des jeunes amoureux.Bientôt leur amour étouffera sous l’abondancematérielle… Toute la poésie du cinémad’Iosseliani, fantaisiste jusqu’au surnaturel, miseau service d’une critique radicale de la sociétéde consommation dans sa variante soviétique.

LA CHAISE (La Silla)film espagnol de Julio D.Wallovits2005, 95 minUn homme solitaire, entre deuxâges, prend conscience de laplatitude routinière etirrémédiable de son existence.

Angoissé, il quitte son appartement, s’éloigne deses proches et jette tout ce qu’il possède –sanssuccès pourtant. Il découvre un jour, chez un

brocanteur, une chaise stylée –années 1920– etse convainc que cet objet aura le pouvoir dechanger sa vie lorsqu’il le possédera. Sous lesigne de Baudrillard et de Kafka, la fable d’unréalisateur argentin qui creuse cruellementnotre relation tragicomique et inquiétante auxfétiches qui nous entourent.

NOUVELLES DE L’ANTI -QUITÉ IDÉOLOGIQUE(Nachrichten aus derideologischen Antike. Marx-Eisenstein-Das Kapital)film allemand de AlexanderKluge, 2008, 570 min (versionréduite 87 min)

Après avoir tourné Octobre, en 1928, Eisensteinavait pour projet d’adapter Le Capital «autravers du filtre de l’Ulysse de James Joyce».Kluge, l’un des grands cinéastes contestatairesdes années 1970, interroge ce projet avorté etenquête, à l’aide de passages lus du texte,d’interviews d’intellectuels, d’images d’archivesou de citations incrustées, sur l’actualité et lagénéalogie du Capital et ses possiblesadaptations dans la culture populaire : un long etfoisonnant voyage godardien dans le capitalismedu XXIe siècle, le socialisme et le cinéma.

L’ARGENTfilm français de Robert Bresson1983, 90 minLe dernier film de Bresson, tiréde la nouvelle de Tolstoï Le FauxCoupon, raconte l’argent et sacirculation maléfique comme unfilm d’horreur abstrait : un jeune

livreur, après avoir tenté de se débarrasser d’unfaux billet, est entraîné dans une spirale crimi -nelle jusqu’à une grâce toute problématique. Lamise en scène et son parti pris antidramatiqueaccentuent l’impression d’une nécessité socialeinhumaine, où le réel tout entier semble dispa -raître tandis que l’argent seul demeure, omni -présent et insaisissable («Où est l’argent?»,demande machinalement le protagoniste dansune des répliques les plus célèbres du film).

LA POSSESSION À L’ÉCRANROUSSEAU A ÉCRIT que toutle malheur de l’humanitéavait commencé le jour oùun membre de l’espèce avaitdécidé de clôturer un coin deterre, en déclarant : «Cecim’appartient». La propriétéprivée est l’institution fonda -trice du capitalisme, et ceciplus encore au moment oùcelui-ci décide d’investir le

terrain de la consomma tion,instaurant une équivalenceentre bonheur et acquisitionde biens. Dans une sociétébasée sur la possession desobjets, qui veut aussi faire sapropagande par le biais ducinéma, ce dernier finit luiaussi par poser la question :«Est-ce que ce ne sont pasplutôt les objets qui nous

possèdent ?»… et ceci toutd’abord au sens magique duterme. C’est pourquoil’envoûtement par l’accumu -lation, le fétichisme de lamarchandise et le culte del’argent sont les grandsthèmes du cinéma critiquede la possession. Serge Lorenz & Patrick

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contre cultureARTS VIVANTS - CINÉMA

RETOUR SUR

THOMAS BERNHARD ÉCRIVAIN et dramaturge autrichien, ThomasBernhard (1931-1989) fait partie des auteursles plus féroces de son époque. Il a écrit unevingtaine de pièces de théâtre et autant deromans traduits dans de nombreuses lan -gues. En lutte constante contre une maladierespiratoire incurable, il a fait de l’écritureune arme pour survivre et pour attaquer,avec sarcasme, la société autri chienne, lesmilieux artistiques et politiques et tous lescomportements médiocres: lâcheté, hypocri -sie, mensonge, bassesse. «Artiste del’exagération», comme il se définit, il ne secontente pas de mettre le couteau sur la

plaie: il l’enfonce et il remue… Dans sesromans (du premier, Gel [1967], au dernier,Dans les hauteurs [1991], en passant par Desarbres à abattre [1987]), il traite de la folie,de la solitude, de la difficulté des rapportsentre individus, et de la contradic tioninhérente à l’être humain. Son écriture, bâtiesur une architecture complexe, eststructurée par la répétition et les variations,sur le modèle de la musique sérielle. Sespièces, parmi lesquelles Une fête pour Boris(1970), L’Ignorant et le Fou (1972), Déjeunerchez Wittgenstein (1984) et Simplement

compliqué (1986),dénoncent la comédieet le mensonge dumonde avec despersonnagesgrotesques (estropiés,alcooliques, fous,philosophes, acteurscabots, etc.). «Le plus

Autrichien et le plus anti-Autrichien» desécrivains a reçu de nombreux prix littéraireset son théâtre a été monté sur des scènesprestigieuses, en Allemagne et ailleurs, enparticulier par le metteur en scène ClausPeymann. Le scandale a entouré la plupartde ses pièces, y compris sa dernière, Helden -platz (1989), qui dénonce la survivance, àVienne, de la mentalité qui a rendu le nazis -me possible. Lui qui était surnommé «leGrand Méchant Pessimiste» cherchait demanière obsessionnelle à dire la vérité touten étant parfaitement convaincu que dire lavérité est impossible… Tout Bernhard estdans cela, la tentative vaine répétée etl’humour, aigu, cinglant ou plein deparadoxes, proche de l’autodérision,salutaire, en un mot. Chris Vientiane

Récits 1971-1982Thomas Bernhard,Gallimard, 2007`

Thomas Bernhard.Une vieL’Arche, 1994

À LIRE

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