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Mon oncle Benjamin Tillier, Claude Publication: 1843 Catégorie(s): Fiction, Historique, Moderne (<1799) Source: http://www.ebooksgratuits.com 1

Oncle Benjamin

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oncle benjamin

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  • Mon oncle BenjaminTillier, Claude

    Publication: 1843Catgorie(s): Fiction, Historique, Moderne (

  • A Propos Tillier:Claude Tillier, n le 11 avril 1801 Clamecy (Nivre) et mort

    le 12 octobre 1844, fut un pamphltaire et romancier franais.Fils d'un serrurier aux maigres ressources, il russit suivredes tudes au lyce de Bourges grce une bourse accordepar la ville de Clamecy. Ses classes termines, la modicit desa fortune l'oblige embrasser la profession de matred'tudes Soissons, puis Paris. Il raconte dans ses mmoirescomment son bouquet de rhtorique au ct, comme un do-mestique la Saint-Jean, il alla offrir ses services aux reven-deurs de grec et de latin de la capitale . Il finit par tre ren-voy, et, en 1821, il tombe au sort et effectue un service mili-taire de six ans. son retour, il est nomm instituteur puis di-recteur d'cole. Paralllement, il uvre comme journaliste LIndpendant Clamecy, puis LAssociation, un journal d-mocratique de Nevers, pour lesquels il crit aussi des feuille-tons. Ses prises de position l'encontre des notables locaux luicotent son poste de directeur Clamecy. Il meurt d'une mala-die de poitrine et repose Nevers ; son monument se trouvedans le carr 8 du cimetire Jean-Gautherin. Un buste repr-sentant Claude Tillier est visible Clamecy.

    Note: Ce livre vous est offert par Feedbooks.http://www.feedbooks.comIl est destin une utilisation strictement personnelle et nepeut en aucun cas tre vendu.

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  • CLAUDE TILLIER LHomme et luvre

    Je me rappelle mon tonnement, un jour que je demandais mon ami Auguste Reverdin, lminent chirurgien aussi appr-ci en France qu Genve, quel tait son livre de chevet etquil me rpondit, sans hsitation :

    Mon oncle Benjamin. Comment, mcriai-je, vous avez lu le chef-duvre de

    Claude Tillier ? Je lai lu et relu. Jai fait mieux encore : de la propagande.

    Loncle Benjamin est mon cadeau de prdilection. Je loffre auxpersonnes qui je veux tmoigner mon estime, ma sympathie,ou simplement rendre une politesse. Jen ai toujours quelquesexemplaires chez moi cette intention. Cela vous surprend ?

    Je crois bien que cela me surprenait ! Tillier, mort en 1844,tait, hier encore, peu prs inconnu en France, telles en-seignes quun de mes camarades, passant dernirement parLyon et cherchant Mon oncle Benjamin la Bibliothque, o,par hasard, il le trouvait, en coupait lui-mme les feuilletsjusque-l respects.

    Le volume et d tre partout et il ntait nulle part ! Il a fal-lu pour le faire lire par quelques milliers de personnes, linvita-tion dune demi-douzaine darticles consacrs au pamphltaire, lcrivain, dont la Rpublique daignait reconnatre enfin le ta-lent et les services, en envoyant un ministre inaugurer Cla-mecy, le monument quune pit locale et tardive rigeait lagloire de Tillier1. Mais du moins tions-nous les seuls lavoirmise sous le boisseau. Ltranger souriait de notre ignorance.Bien avant la guerre de 1870, lAllemagne savourait Mon oncleBenjamin, grce lexcellente traduction de Pfau, et lannedernire encore, il comptait plus de lecteurs en Suisse2, en Bel-gique et en Amrique mme, quil nen eut jamais en France.

    1.Notons, pour tre impartial, que la ville de Nevers a fait, en 1880, leshonneurs de la place publique au buste de Tillier, et que le conseil muni-cipal de Paris, sur linitiative de son vice-prsident, Jules Caumeau, com-patriote de Tillier, a donn le nom de celui-ci une rue du douzimearrondissement.

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  • Aussi bien, nen est-il pas de Tillier comme du comte de Gobi-neau, pour qui nous nous sommes tout coup enflamms sur lafoi des Allemands et de la Gobineau-Vereinigung ?

    Mais on ne nous prend jamais au dpourvu et laccusationdingratitude quelques voix ont rpondu que Gobineau tait ungrand homme de salons et Claude Tillier un grand homme deprovince.

    Grand homme de province, cest bientt dit lorsquil sagitdun auteur franais presque classique en Allemagne !

    Qua-t-il manqu Tillier pour le devenir en son pays ?Uniquement, peut-tre, ldition populaire bon march que

    nous prsentons aujourdhui au public. Aucun diteur ne sesttrouv pour lentreprendre en France. Une dition de luxe,pour un petit nombre de bibliophiles, la bonne heure3 ! Ceux-ci coupant rarement les feuillets des livres, on ne risquait rien ;tandis que lon risque toujours quelque chose propager desides subversives.

    L, sans doute, est la raison dun ostracisme quon ne sexpli-querait gure sans cela, moins de croire une prennit din-fortune qui stend, pour certains hommes, de leur destinesur la terre la postrit.

    Lexistence de Tillier fut triste et brve4. Elle pourrait se r-sumer en trois mots : instituteur, soldat, publiciste. Maislhomme et lcrivain, le talent et le caractre que nous rencon-trons, valent la peine quon glane derrire eux assez dpispour faire une gerbe.

    Voici donc la ntre.

    2.Il existe, notre connaissance, deux ditions de Mon oncle Benjaminpour la Suisse romande. La premire, in-24, Lausanne, Imprimerie Larpinet Cndoz, 1854 ; lautre, in-12, Socit littraire (P.-L. Davoine) Chaux-de-Fonds et Neuchtel, 4e dition, 1881. Celle-ci est prcde dun aver-tissement non sign, dont lauteur est Eugne Borel, avocat, colonelsuisse et directeur de lUnion internationale des Postes, dcd en 1892.3.2 vol. illustrs dun portrait et de dessins de Sahib gravs par Prunaire.Prface de Monselet. Conquet 1881. Cette prface a t reproduite entte dune dition publie par la librairie illustre en 1886.4.Ses biographes sont : Bayle-Parent, 1845 ; Paul Cgrtin, 1880 ; FlixPyat, en tte de ldition des uvres compltes en 4 vol. Nevers 1846 ;enfin M. Marius Grin, professeur au lyce de Nevers, qui a runi en unvolume ses tudes sur Claude Tillier (Paris et Nevers, 1902) et publie unedition critique des Pamphlets. Ce dernier est le biographe le plus com-plet, le plus fervent et le plus clair que lon puisse consulter.

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  • Fils dun matre serrurier de Clamecy, cest l que Tilliervient au monde, le 10 avril 1801. Il commence ses tudes aucollge de Clamecy, et les termine en 1820 au lyce deBourges, o il est entr comme boursier de sa ville natale.

    Bachelier s-lettres, il se destine lenseignement et estnomm matre dtude au collge de Soissons. Il le quitte bien-tt pour aller Paris faire le mme office auprs dun chefdinstitution dcouvert force de battre le pav et dessuyerdes rebuffades.

    Je me rappelle encore, crira-t-il plus tard, combien je metrouvais plaindre quand, mon bouquet de rhtorique au ct,comme un domestique la Saint-Jean, jallais offrir mes ser-vices aux revendeurs de grec et de latin de la capitale. Com-bien jen voulais mon pre de ne pas mavoir fait une place son tabli.

    Il ntait pas appoint. Ltablissement lui donnait la nourri-ture, le blanchissage et un lit au dortoir, entre ceux des lves,moyennant quil les accompagnt la promenade, surveilltleurs rcrations et leur ft la classe. Sa famille lui allouait cinqfrancs par mois pour ses menus plaisirs, cinq francs, dit-il en-core, dissips en brioches et en petits pains que je mangeaisdans les rues, quand je sortais, car jtais toujours tourmentpar la faim.

    Le son de cette cloche nous est familier. Dickens dans DavidCopperfield, Jules Valls dans lEnfant et Alphonse Daudetdans Le Petit Chose, nous lont fait entendre. Mais aucundentre eux na mieux exprim que Tillier en quelques pages, lamisre matrielle et morale du pion. Glas de ladolescence,vous tintez toujours loreille !

    Pouss bout par les cruelles moqueries dune marmaille an-glaise, Tillier semporte un jour la corriger. On le congdie. Ilpasse encore lhiver Paris, puis le printemps et une partie delt. Il rde, il est malheureux. La vie du pauvre na pas dhis-toire, il partage le cabinet meubl dun camarade, boit de leauet reste souvent couch pour vrifier la justesse de ladage :qui dort dne.

    Une socit prvoyante devrait au moins assurer le gte auxindigents. Le vagabondage les expose ne pas rassasier queleurs yeux des provisions dont les talages regorgent. La

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  • tentation est trop forte. Il ny a pas que votre eau, fontaines,qui vienne la bouche des ncessiteux

    Au mois daot 1821, Tillier est de retour Clamecy. Au com-mencement de lanne suivante, il tire au sort le numro 1 etne peut chapper la conscription, la loi de 1818 sur linstruc-tion publique ne sappliquant pas linstituteur priv quil estdevenu.

    Il rejoint donc Prigueux le 8e escadron du train dartilleriedans lequel il est incorpor ; et quelques mois aprs, il partpour lEspagne, en consquence du Congrs de Vrone, o lin-tervention de larme franaise avait t dcide5.

    Libr du service militaire en 1827, avec le grade de fourrieret aprs avoir pass cinq ans sous les drapeaux, Tillier rentredans ses foyers, ouvre une cole prive et se marie. Il a quatreenfants. Deux seulement lui survcurent ; les deux autres mou-rurent en bas ge.

    Il faut vivre. Les leons que donne Tillier aux enfants desautres doivent nourrir les siens. Un moment il accepte la direc-tion de lcole denseignement mutuel, que lui offre le conseilmunicipal de Clamecy ; mais les tracasseries de celui-ci, jointesaux inconvnients dune mthode que Tillier improuvait, len-gagent dmissionner et rouvrir son cole prive, do len-seignement mutuel est banni.

    Une pareille indpendance desprit ne convient pas la pro-vince. Que vient faire un coquelicot dans les bls ? Tache.

    Tillier a, par surcrot, excit ses concitoyens contre lui enparticipant la fondation dune petite feuille locale :LIndpendant6, dans laquelle il fait ses premires armes. Il yest plutt turbulent que frondeur, plutt vinaigrette que vi-naigre. Il se contente de rire au nez de la bourgeoisie confir-me par une seconde rvolution, celle de 1830, dans les avan-tages quelle a retirs de la premire. Car elle na pas attendule conseil de Guizot pour senrichir, ni les nasardes de Tillierpour trouver mauvais quon le lui reproche.

    Mais ce nest quun prlude des jeux de plume moinsinnocents.

    5.Tillier avait commenc un journal de cette campagne, journal dont lemanuscrit gar, puis retrouv, a t publi en brochure avec introduc-tion et notes, par M. Marius Grin, Nevers, 1903.6.Treize numros. Du 2 juin au 25 aot 1831.

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  • En 1840, Tillier publie dans un journal de Nevers,lAssociation7, le premier de ses Pamphlets et rvle une singu-lire aptitude largir les questions et conclure du particu-lier au gnral. Un simple fait-divers, un ridicule, un abus, uneinjustice, levs la quatrime puissance de signes du temps,fournissent au polmiste le prtexte dune critique sociale quina besoin, pour dgonfler les plus gros ballons, que dunepiqre.

    Aux mains de Tillier, la satire est moins un fouet quun fagotdpines, comme si les gens auxquels il en cuira, dput-roi deClamecy, vque, juge de paix, diles, hobereaux, parvenus, nevalaient pas la peine quon se mt en nage pour les fustiger.

    Tillier sest rendu la place intenable. On lui passerait la f-rule du matre dcole, on ne lui passe pas celle du redresseurde torts. Il pourrait brutaliser son aise les petits ; il ne senprend pas impunment aux grands. Depuis cinq ou six ans, ilvgte Clamecy ; un un ses lves lont quitt, les fils debourgeois, dabord, les fils de commerants ensuite, les fils dupeuple les derniers, parce que le sort des pauvres, en provincesurtout, dpend des riches qui les emploient. Les belles damesde la ville nont-elles pas, un jour, jet linterdit sur lcole en yplantant le drapeau noir ?

    Heureuse inspiration, au demeurant. Ce drapeau de la mi-sre et de la faim, Tillier et pu le dployer lui-mme : ctaitle sien.

    Oblig de cder son cole, Tillier na plus devant lui que desbouches nourrir et qui murmurent : Donne-nous notre painquotidien, pre

    Cest alors que paraissent ses Lettres au systme lectoralsur la rforme. Elles le signalent lattention dun autre pam-phltaire, haut plac, Cormenin.

    Lheure est dcisive. Tillier a quarante ans. Seul, peut-tre ilnhsiterait pas prcipiter vers Paris une ambition de plus.Mais encore une fois, il a charge de famille. Il ne se reconnatpas le droit de lcher la pture pour lombre, et la pture,cest, Nevers, une collaboration prpondrante au journallAssociation, qui insre, depuis quelques temps ses articles.

    Dpart pour Nevers. Sous limpulsion de son nouveau rdac-teur en chef, le journal, galvanis, rebondit et se fortifie dans

    7.Journal dopposition dmocratique, du 8 juillet 1810, au 14 mai 1843.

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  • lopposition. Il y a de beaux jours encore pour les dfenseursde la souverainet du peuple et pour les rpublicains commeTillier quaucun parti nembrigade. Les annes qui lui restent vivre sont comptes ; on dirait quil se hte de donner sa me-sure avant de disparatre.

    Le dpartement de la Nivre, qui devait, dix ans plus tard, sefaire noter pour sa vigoureuse rsistance au Coup dtat, estentr dj en effervescence. Qui se ressemble sassemble. Aucaf de la Barre, la pipe la bouche, devant une chope, Tillierrencontre deux hommes, deux instituteurs comme lui, avec les-quels il peut changer des ides et laborer des rformes.

    Ce sont Antony Duvivier, instituteur communal lcole de laBarre, et Pierre Malardier8, instituteur primaire Dun-les-Places et futur reprsentant du peuple lAssemblelgislative.

    Avec Duvivier surtout9, la question de lenseignement ne ta-rit jamais. Ne sont-ils pas qualifis, lun et lautre, pour dplo-rer linsuffisance de linstruction primaire et la contrainte exer-ce par le cur, le maire, linspecteur et les Comits de cantonet darrondissement, sur de malheureux matres drisoirementrtribus ?

    Tillier prconise une ducation nationale affranchie duprtre et de luniversitaire et se dclare hostile une libertdenseignement embusque dans ces petits clotres dont lesmurailles sont si leves, que le gouvernement ne peut voir pardessus .

    Un autre chef dinstruction nivernais et rpublicain, Pitti,pre du gnral que Grvy mit la tte de sa maison militaire,se joint quelquefois aux rformateurs ; et cest encore unebonne fortune pour eux que la visite de Jules Miot, pharmacien Moulins-Engilbert, la popularit de qui contribue largementun des plus alertes pamphlets de Tillier.

    Miot sera bientt envoy, lui aussi, lAssemble lgislative,par le dpartement de la Nivre10

    8.Auteur de brochures socialistes : Lvangile et la Rpublique, Le Guidedu peuple dans les lections, etc.9.Auteur dun Projet de loi sur lorganisation de linstruction primaire,1848.

    10.N en 1810, mort en 1883. Fut membre de la Commune en 1871, et serfugia en Suisse jusqu lamnistie.

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  • Et ces lections prochaines minduisent prolonger lexis-tence de Tillier par une ligne idale.

    Quarante-huit a lui comme un phare, quteindront eux-mmes ses gardiens, pour la plupart tratres au peuple quilsont mission de guider.

    Jaime mimaginer que Tillier suit Paris, si mme il ne lesy prcde, Malardier, Miot, Gambon, il est de la petite pha-lange dinstituteurs socialistes qui se runissent chez lardentePauline Roland. Il y a l, entre autres, Jeanne Deroin, les pouxBizet pre et mre de lauteur de Carmen, Louis Mnard, lephilosophe, le Dr Gupin, de Nantes, Jules Leroux, le frre dePierre, Pecqueur, le communiste, Lefranais, Jules Viard,Pierre Dupont et sa femme.

    Je suppose encore, sans tmrit, que Tillier adhre avecMalardier au programme dducation rdig par lassociationdes instituteurs socialistes, est perscut avec elle et se sou-vient quil est pamphltaire, pour la dfendre. Son nom estconnu et ses satires lont entran aux escarmouches de la bro-chure, du placard et de la lettre ouverte, dont les publicistes de48 harclent lennemi.

    Arrive le Coup dtat. Ou bien, alors, Tillier dsign auxpoursuites, surveill, traqu, russit passer la frontire avecGambon, Flix Pyat et tant dautres ; ou bien, transport en Al-grie, comme Jules Miot et Pauline Roland, il a le destin decelle-ci, qui succombe la peine.

    Toutes les hypothses peuvent senvisager hormis une : lasoumission lEmpire.

    Mais une affection de poitrine contracte sans doute en Es-pagne, sous le harnais militaire, na point accord Tillier desursis.

    Ruine par le cautionnement et lamende, lAssociation luifait de ses derniers numros un suaire ; il est, dailleurs, boutde forces, et cette lassitude il la exprime en une admirablepage, un chant de cygne, que je dois recueillir.

    En ce moment je suis l, accoud sur la fentre de mon ate-lier, contemplant cette belle valle de la Nivre qui semplitdombre et ressemble, avec sa fort de peupliers, un champgarni de gigantesques pis verts ; le soleil se couche derriremoi ; ses derniers rayons allument, comme un brasier les ar-doises du moulin ; ils illuminent la cime vacillante des

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  • peupliers et bordent de franges roses les petits nuages quipassent lhorizon. Dans le lointain, les ples fumes de Pont-Saint-Ours ondulent et sen vont, emportes par le vent,comme une procession de blancs fantmes qui dfile. LaNivre, cette laborieuse naade que les tanneurs forcent dumatin au soir laver leurs peaux, a fini sa journe ; elle se pro-mne libre et tranquille entre ses roseaux et clapote douce-ment sous les racines des saules. cette heure si belle et sidouce, je sens ma vieille lyre de pote une corde qui se r-veille : jaimerais dcrire ces riants tableaux, et peut-tre dufond de cette encre immonde, amnerais-je quelque paillettedor au bec de ma plume ; mais hlas ! quand je voudraispeindre et chanter, il faut que jcrive, que je martle desphrases agressives contre mes adversaires. Ce faisceau deflches bauches qui est l sur ma table, il faut que je le gar-nisse de pointes. Quand mon me semplit comme ce vallon depaix et de silence, il faut que jy tienne la colre veille ;quand je voudrais pleurer peut-tre, il faut que je rie.

    Derrire cette verdure trangre et cette trane bleutrede collines que je ne connais pas, sont les premiers arbres quimont abrit, les premires collines que jai foules ; cest de cect que senvoient mes penses, semblables des pigeonsqui, lchs dune terre lointaine, senfuient tire-daile vers lecolombier natal. Cest l que sont ma mre, mon frre, mesamis, tous ceux que jaime et dont je suis aim. Quelle destinema donc loign de ces lieux ? Pourquoi ne suis-je point lavec ma femme et mes enfants ? Pourquoi ma vie ne sy coule-t-elle pas doucement et sans bruit, comme leau claire dunruisseau ? Hlas ! ce mme soleil qui sest lev sur mon ber-ceau, il ne se couchera point sur ma tombe ! Maudits soientces imprudents perscuteurs qui mont appris que javais unearme redoutable, en me forant me dfendre. Loup froce,cest pourtant en lchant leur sang, que cet apptit du sangmest venu ! Et que mimporte moi que ce journal prche, etque cet vque fasse le journaliste ! Cruel pamphlet, laisse-moiun instant avec mes rves. Ces oiseaux aux plumes blanches etroses, tu les effarouches des clats stridents de la plaisanterie.Laisse-moi passer et repasser la main sur leurs ailes : peut-trehlas ! ne reviendront-ils plus de sitt ; et dailleurs, cesmessieurs sont-ils si presss quon les fustige ?

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  • mes amis, que faites-vous en ce moment ? Tandis que jesuis l pensant vous et entour de vos chres images, vousentretenez-vous de moi sous vos tonnelles ? Voici lheure oma mre se repose lombre de son petit jardin ; je suis biensr quelle rve de moi en arrosant ses fleurs ; peut-tre dit-elle mon nom sa petite-fille. ma mre ! si je vous crismoins souvent, cest ce dur mtier de pamphltaire qui en estla cause ; mais soyez tranquille, je nattendrai pas pour vousrevoir que lhiver ait mis entre nous ses neiges. Quand ce cielcommencera blanchir, que ces arbres se teindront de jaune,quun plus ple sourire sera venu aux lvres de lautomne,jirai masseoir votre foyer et rajeunir ma poitrine cet airque vous respirez. Ces beaux chemins o jai tant rv, tant faitde vers, perdus comme le chant des oiseaux dans lespace, jeveux me promener encore entre leurs grandes haies pleinesdj de pourpres et dor, et toutes brodes de clochettesblanches, et ce sera pour la dernire fois peut-tre.

    Je veux encore couter les flots amis de ma rivire de Beu-vron, et les couter longtemps. Leau qui mord par le pied monvieux saule de la petite Vaune, la-t-elle renvers ? A-t-il encore ses racines beaucoup de mousse et de petites fleurs bleues ?Je veux encore passer une heure sous son ombre, contemplanttantt ces noirs rubans dhirondelles qui flottent dans lescieux, tantt ces longues tranes de feuilles jaunes qui senvont tristement au courant de leau comme un convoi quipasse, et tantt aussi ces ples veilleuses, tant redoutes desjeunes filles, et qui sortent de terre semblables la flamme dela lampe quil faudra bientt allumer. Ces images de deuilplaisent mon me ; elles la remplissent dune tristesse douceet presque souriante. Je me reprsente lanne comme unefemme phtisique qui, sortant dune fte, dpouille lentement etune une les parures dont elle tait revtue, et pour se cou-cher dans son cercueil. Mais, adieu ma mre ; adieu mon vieuxClamecy, on mappelle ; je me suis fait lexcuteur des colresde la socit, et il faut que ma tche saccomplisse.

    Tillier dit bien : o la chvre est attache, il faut quellebroute. Du moins, donnera-t-elle encore quelques coups decorne autour du piquet. Mais, sa dernire srie de pamphlets,

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  • il ne lachve mme pas et meurt, sur le pr, 43 ans, le 18 oc-tobre 1844.

    Voil lhomme, un bourru caustique et sensible, jouant sonpersonnage dans le prologue dune rvolution, quil ne verrapas.

    Le mtier des armes ne la point assoupli. Cet ancien soldatexhale lindiscipline. Il pourrait faire sienne la parole de Ch-teaubriand, quil admire littrairement : Je sens en moi limpos-sibilit dobir !

    Et cest encore le rebelle qurigera Baudelaire, le rebelleque son bon ange prend aux cheveux en disant : Tu conna-tras la rgle ! et qui rpond obstinment : Je ne veuxpas !

    Attribuer les vicissitudes de Tillier son esprit dindpen-dance et dindocilit est donc chose permise.

    Indocile, aussi bien, il le fut au collge ; il le fut dans sesfonctions dinstituteur ; il le fut la caserne ; il le fut dans lejournalisme ; il le fut en politique. Phnomne plus rare, ilconcevait la rciprocit.

    Jaime, a-t-il crit, cette logique aventureuse qui sattaqueaux choses accrdites, cette indpendance quelque peu rvo-lutionnaire de pense qui nadmet point linfaillibilit desmatres. Le matre la dit est la plus sotte parole qui puisse sor-tir de la bouche dun homme. Allez ! celui qui ne sait que cequon lui a appris, est un pauvre hre !

    Rdacteur en chef dun organe dopposition, il prfretransformer celui-ci en journal littraire, cest--dire signer sonarrt de mort, plutt que de baisser le ton.

    Pamphltaire, on la compar Paul-Louis Courier. Cest quelon ny regarde pas de prs. Lauteur dune tude sur Tillier,M. douard Achard11, observe avec raison : Paul-Louis esttiers-tat, Tillier peuple .

    En maints endroits de ses factums, Tillier le rpte : Nousautres, les Tillier, nous sommes de ce bois dur et noueux dontsont faits les pauvres. Mes deux grands-pres taient pauvres,mon pre tait pauvre, moi je suis pauvre : il ne faut pas quemes enfants drogent.

    11.Nouvelle revue internationale, 1er septembre 1896.

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  • Mes parents ne mont rien donn, moi, et je leur en suisreconnaissant ; sils mavaient donn beaucoup, je noseraispeut-tre pas mettre leur nom au bas de mes pamphlets.

    Pouvoir se dire : Loppresseur me craint et lopprim es-pre en moi, voil la plus belle des richesses, la richesse pourlaquelle je donnerais toutes les autres !

    Je suis n faible et souffreteux dans le camp des pauvres.Et aussitt que mon cerveau a pu produire quelques penses,aussitt que ma plume a su crire quelques lignes, jai protestcontre la domination triviale du riche.

    Cest la cause du peuple que je dfends .Il y a entre lhomme qui crit cela et le bourgeois de la Cha-

    vonnire, la mme diffrence quentre la chemise de batisteque portait celui-ci et la chemise de toile bise que portaitlautre.

    Cest sans doute un louable morceau littraire que Le pam-phlet des pamphlets ; mais les variations de Tillier sur cethme ont la vigueur dune eau-forte, au lieu de la finesse descrayons de Courier.

    Si profond, dailleurs, que soit chez Tillier le sentiment dmo-cratique, il ne lui enlve rien de sa clairvoyance. Il entend tre juste envers tous, contre tous . Il ne dispute pas aux tri-buns lencensoir. Nous ne voulons pas plus du despotisme enblouse, dit-il, que du despotisme en manteau royal. Nous vou-lons le peuple grand, libre et heureux ; nous ne le voulons pastyran.

    ses dbuts dans le journalisme, en 1831, il sest trac cetteligne de conduite dont il ne dviera pas :

    Lme dun citoyen doit tre grande et propre, et il ne suffitplus, pour tre honnte homme, de ces petites vertus quisexercent au coin du feu ; la vertu de ce sicle, ce doit tre ledsintressement, le dvouement tout ce qui est gnreux ;cest la puissance dtre soi-mme, de rouler dans son propretourbillon et de ne pas se laisser entraner par celui desgrosses plantes.

    Cest bien, dcidment, en connaissance de cause queM. Marius Grin a vu en Tillier un rpublicain des temps h-roques, des temps passs

    tant donn ce que vous savez maintenant de lhomme, dupamphltaire, sil prend un jour fantaisie cet homme de faire

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  • uvre dimagination dcrire un roman philosophique, vousnen aurez, croyez-vous, nulle surprise attendre.

    Si lon ajoute que Mon oncle Benjamin fut publi en feuille-ton, pour la premire fois en 1842, dans lAssociation12, vousserez confirms par ce dtail dans vos prventions et disposs dtourner les yeux dun crachoir de phtisique, de polmisteaigri et de discoureur destaminet.

    Vous aurez tort. Ouvrez le livre, il respire la sant, la joie devivre et le bon sens. Et votre tonnement ne sera pas m-diocre, de constater que ce livre adopt par ltranger, tel unpitoyable champi, est un enfant trouv dans les vignes du Mor-van et dracin lui-mme, comme la souche latine la moins d-signe pour tre transplante au del du Rhin.

    Lorsquil crivit, btons rompus, Mon oncle Benjamin,Tillier avait quarante ans. Il tait dans la plnitude de sontalent.

    Il connaissait toutes les ressources de la langue et savait en-chsser lide dans une mtaphore originale et suivie. Il staitforg lui-mme loutil indispensable pour briller dans sa profes-sion : le style. Successivement apprenti-pote, ouvrier-publi-ciste, il ne lui restait plus, pour parvenir la matrise, qu ex-cuter son chef-duvre. Il le fit. Il le fit dans un bel lan verscette Terre promise quun rideau de brumes lui cachait encore.

    Et cest justement la situation dans laquelle il a plac son h-ros, la date de 1780.

    Loncle Benjamin, coq gaulois, chante, en effet, lui aussi, aucrpuscule dune rvolution quil ne verra pas se lever. Rcla-m, la fois, par ses malades et par ses amis, comme lEscu-lape et le bon vivant le plus capable de trouver un remdecontre les souffrances des uns et contre lennui des autres,Benjamin Rathery na certainement pas lu lEncyclopdie niJacques le Fataliste ; la profession de foi du vicaire savoyard niLe Contrat social ; le Dictionnaire philosophique ni Candide ;mais il parle comme sil les avait lus, il les sent dans lair, il su-bit linfluence dun temps orageux.

    La plupart de ses critiques sociales, Tillier na que la peinede les transposer pour les attribuer son oncle. Le seigneur etle bailli de lancien rgime, ce sont, peu de chose prs, ledput-roi et le juge de paix de lordre nouveau. Les noms ont

    12.En volume lanne suivante seulement, in-8, W. Coquebert, Paris.

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  • chang, mais lesprit reste le mme, si bien quil est indiff-rent, au fond, que Benjamin, renversant les rles, procde deson neveu. cet gard, Tillier peut dire ce que Vigny disait deses aeux :

    Cest en vain que deux tous le sang ma fait descendre ;Si jcris leur histoire, ils descendront de moi.Loncle Benjamin est plutt un rfractaire quun rvolt de

    grande envergure. Contrairement au proverbe, il peut mcheramer et cracher doux. Il ne porte pas lpe pour sen servir. Ilveut tre le plus fort simplement en mettant les rieurs de sonct. Quand il a le dessous il feint de se rendre, et le seigneurlui fait alors embrasser tout ce que les biensances ordonnentde couvrir. Mais Benjamin na point de cesse ensuite quil naitinflig la peine du talion son vainqueur ; et quelles rasades ilse verse, quand sa revanche est prise !

    Tillier a cru devoir donner lexplication dune bonne humeurinattendue sous les dehors broussailleux quil nous a montrs.

    La gat du pauvre est une espce dorgueil, dit-il. Et sespersonnages, ses types, que le crayon de Daumier ne dsa-vouerait pas, reoivent ainsi la lumire comme dun feu int-rieur et sacr.

    On comprend mme que Benjamin et ses compagnons, pourentretenir cette flamme et quelle ptille, usent et abusent dujus de sarment. Excs sans inconvnients. Ce nest point latemprature de lbrit que lnergumne clt.

    Il appartient bien, en vrit, aux alcooliques daujourdhui,de reprocher Benjamin le vin dont il se chauffe ! La race napoint dgnr tant quelle fut en pointe de vin ; elle conservales mmes qualits quau temps de Rabelais. Benjamin na paslu Voltaire, Rousseau, Diderot ; mais il a lu La Fontaine et ilfait sa devise des vers du bonhomme :

    Mon oracle est Bacchus quand jai quelques soucis.Et ma sibylle est la bouteille.

    Un ivrogne, lui ? Allons donc ! Ce nest jamais aprs boirequil verra rouge ; ce serait plutt jeun. Autrement, quel sensauraient, dans sa bouche, les revendications de la classeopprime ?

    Il ne sen cache pas, dailleurs : la soif est pour lui un tatnormal, et il na gure que deux besoins, le boire et le manger.Mais cet exemple picurien, trait de murs disparues, est-ce

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  • quil vous offusque chez lAmi Fritz et chez les vertueux mulesque lui donnent Erckmann-Chatrian dans leur uvre admi-rable ? Eux aussi enseignent, cependant, que lesprit, la cordia-lit, la tolrance, laide mutuelle, sont dans la bouteille et lesrepas plantureux. Le conteur nivernais et les conteurs alsa-ciens sont daccord pour conseiller le retour au vin, commedautres conseillent maintenant le retour la terre. Et cestpeut-tre la mme chose, la race empruntant son caractre dis-tinctif tout ensemble du sol et de ce quil produit.

    En ralit, vous nadmettez plus, prsent, que la raison soitau fond du verre, parce que votre verre ne contient que trois-six, pure verte et apritifs vnneux, au lieu du jus loyal desanciennes vignes de France, fait pour dlier la langue et nonpour lempter.

    Et puis, avouez-le donc : cette vrit dite rondement, la four-chette la main et les coudes sur la table, vous la jugez plusdangereuse que les discours soporifiques des barbes senten-cieuses et des docteurs moroses. Comment se mfierait-on deloncle Benjamin, esprit lucide et robuste estomac ? Il persuadeen riant ; il dit au lecteur : votre sant ? Et le lecteur nesaperoit pas ou saperoit longtemps aprs, que cest sasant intellectuelle et morale que lauteur a bu. Celui-ci re-crute ainsi des compagnons quil invite, entre deux lampes, donner leur coup de pioche dans les institutions chancelantes,les abus, les prjugs, les erreurs, tantt largissant la brcheet tantt poussant la roue du tombereau qui charroie lesgravats.

    Il en a charroy pas mal depuis deux fois soixante ans, de1780 1840 et de 1840 nos jours. Aussi quelques disserta-tions de Benjamin, prcurseur de Jrme Coignard, ou deM. Bergeret, semblent-elles enfoncer des portes ouvertes. Maisltaient-elles lorsque Tillier donnait son coup dpaule et quipeut rpondre que ce coup dpaule est maintenant superflucontre des portes de chne ou de fer qui rsistent encore ?

    Reconnaissons, dautre part, que Tillier dans ses romans :Mon oncle Benjamin et Belle Plante et Cornlius13, aussi bienque dans ses Pamphlets, ne dpouille pas entirement le vieilhomme. Il croit au suffrage universel. Il appelle lvangile la

    13.Autre roman de Tillier, infrieur Mon oncle Benjamin, mais o setrouvent encore, nanmoins, des pages savoureuses.

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  • grande Charte du monde et la premire dclaration des Droitsde lhomme . Il dit que le Christianisme, loin davoir fait sontemps, le commence peine. Il a une conception du patrio-tisme qui lui rend amre la dfaite de Waterloo Il avale,enfin, quelques-unes de ces artes qui restrent dans le gosierdes nafs rformateurs de 48 et les tranglrent.

    Cest aux suites dun accident du mme genre que paraissaitdevoir succomber Claude Tillier. En aucunes circonstances, leshommes comme celui-l ne meurent dindigestion.

    Paris, Octobre, 1905.Lucien DESCAVES

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  • Chapitre 1Ce qutait mon Oncle.Je ne sais pas, en vrit, pourquoi lhomme tient tant la vie.Que trouve-t-il donc de si agrable dans cette insipide succes-sion des nuits et des jours, de lhiver et du printemps ? Tou-jours le mme ciel, le mme soleil ; toujours les mmes prsverts et les mmes champs jaunes ; toujours les mmes dis-cours de la couronne, les mmes fripons et les mmes dupes.Si Dieu na pu faire mieux, cest un triste ouvrier, et le machi-niste de lOpra en sait plus que lui.

    Encore des personnalits, dites-vous, voil maintenant quevous faites des personnalits contre Dieu. Que voulez-vous !Dieu est, la vrit, un fonctionnaire, et un haut fonctionnaireencore, bien que ses fonctions ne soient pas une sincure. Maisje nai pas peur quil aille rclamer contre moi la jurispru-dence Bourdeau des dommages-intrts, de quoi faire btirune glise, pour le prjudice que jaurai port son honneur.

    Je sais bien que messieurs du parquet sont plus chatouilleux lgard de sa rputation quil ne lest lui-mme ; mais voilprcisment ce que je trouve mauvais. En vertu de quel titreces hommes noirs sarrogent-ils le droit de venger des injuresqui lui sont toutes personnelles ? Ont-ils une procuration si-gne Jhovah qui les y autorise ?

    Croyez-vous quil soit bien content quand la police correc-tionnelle lui prend dans la main son tonnerre et en foudroiebrutalement des malheureux, pour un dlit de quelques syl-labes ? Quest-ce qui prouve dailleurs, ces messieurs, queDieu a t offens ? Il est l prsent, attach sa croix, tandisquils sont, eux, dans leur fauteuil. Quils linterrogent ; sil r-pond affirmativement, je consens avoir tort. Savez-vous pour-quoi il a fait choir du trne la dynastie des Capets, cette vieilleet auguste salade de rois quavait imprgne tant dhuile

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  • sainte ? Je le sais, moi, et je vais vous le dire. Cest parcequelle a fait la loi sur le sacrilge.

    Mais ce nest pas l la question.Quest-ce que vivre ? Se lever, se coucher, djeuner, dner, et

    recommencer le lendemain. Quand il y a quarante ans quonfait cette besogne, cela finit par devenir bien insipide.

    Les hommes ressemblent des spectateurs, les uns assis surle velours, les autres sur la planche nue, la plupart debout, quiassistent tous les soirs au mme drame, et billent tous sedtraquer la mchoire ; tous conviennent que cela est mortelle-ment ennuyeux, quils seraient beaucoup mieux dans leur lit, etcependant aucun ne veut quitter sa place.

    Vivre, cela vaut-il la peine douvrir les yeux ? Toutes nos en-treprises nont quun commencement ; la maison que nous di-fions est pour nos hritiers ; la robe de chambre que nous fai-sons ouater avec amour, pour envelopper notre vieillesse, ser-vira faire des langes nos petits-enfants. Nous nous disons :Voil la journe finie ; nous allumons notre lampe, nous atti-sons notre feu ; nous nous apprtons passer une douce etpaisible soire au coin de notre tre : pan ! pan ! quelquunfrappe la porte ; qui est l ? cest la mort : il faut partir.Quand nous avons tous les apptits de la jeunesse, que notresang est plein de fer et dalcool, nous navons pas un cu ;quand nous navons plus ni dents, ni estomac, nous sommesmillionnaires. Nous avons peine le temps de dire unefemme : Je taime ! qu notre second baiser, cest unevieille dcrpite. Les empires sont peine consolids, quilsscroulent ; ils ressemblent ces fourmilires qulvent, avecde grands efforts, de pauvres insectes ; quand il ne faut plusquun ftu pour les achever, un buf les effondre sous sonlarge pied, ou une charrette sous sa roue. Ce que vous appelezla couche vgtale de ce globe, cest mille et mille linceuls su-perposs lun sur lautre par les gnrations. Ces grands nomsqui retentissent dans la bouche des hommes, noms de capi-tales, de monarques, de gnraux, ce sont des tessons de vieuxempires qui rsonnent. Vous ne sauriez faire un pas que vousne souleviez autour de vous la poussire de mille choses d-truites avant dtre acheves.

    Jai quarante ans ; jai dj pass par quatre professions ; jait matre dtudes, soldat, matre dcole, et me voil

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  • journaliste. Jai t sur la terre et sur lOcan, sous la tente etau coin de ltre, entre les barreaux dune prison et au milieudes espaces libres de ce monde ; jai obi et jai command ;jai eu des moments dopulence et des annes de misre. Onma aim et on ma ha ; on ma applaudi et on ma tourn endrision. Jai t fils et pre, amant et poux ; jai pass par lasaison des fleurs et par celle des fruits, comme disent lespotes. Je nai trouv dans aucun de ces tats que jeusse beau-coup me fliciter dtre enferm dans la peau dun homme,plutt que dans celle dun loup ou dun renard, plutt que dansla coquille dune hutre, dans lcorce dun arbre ou dans lapellicule dune pomme de terre. Peut-tre si jtais rentier, ren-tier cinquante mille francs surtout, je penseraisdiffremment.

    En attendant, mon opinion est que lhomme est une machinequi a t faite tout exprs pour la douleur ; il na que cinq senspour percevoir le plaisir, et la souffrance lui arrive par toute lasurface de son corps ; en quelque endroit quon le pique, ilsaigne ; en quelque endroit quon le brle, il vient une vsicule.Les poumons, le foie, les entrailles ne peuvent lui donner au-cune jouissance ; cependant le poumon senflamme et le faittousser ; le foie sobstrue et lui donne la fivre ; les entraillesse tordent et font la colique. Vous navez pas un nerf, unmuscle, un tendon sous la peau, qui ne puisse vous faire crierde douleur.

    Votre organisation se dtraque chaque instant comme unemauvaise pendule. Vous levez les yeux vers le ciel pour linvo-quer, il tombe dedans une fiente dhirondelle qui les dessche ;vous allez au bal, une entorse vous saisit au pied, et il faut vousrapporter chez vous sur un matelas ; aujourdhui, vous tes ungrand crivain, un grand philosophe, un grand pote ; un fil devotre cerveau se casse, on aura beau vous saigner, vous mettrede la glace sur la tte, demain vous ne serez quun pauvre fou.

    La douleur se tient derrire tous vos plaisirs ; vous tes desrats gourmands quelle attire elle avec un lardon dagrableodeur. Vous tes lombre de votre jardin, et vous vous criez :Oh ! la belle rose ! et la rose vous pique ; Oh ! le beau fruit ! ily a une gupe dedans, et le fruit vous mord.

    Vous dites : Dieu nous a faits pour le servir et laimer. Celanest pas vrai ; il vous a faits pour souffrir. Lhomme qui ne

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  • souffre pas est une machine mal faite, une crature manque,un estropi moral, un avorton de la nature. La mort nest passeulement la fin de la vie, elle en est le remde. On nest nullepart aussi bien que dans un cercueil. Si vous men croyez, aulieu dun paletot neuf, allez vous commander un cercueil. Cestle seul habit qui ne gne pas.

    Ce que je viens de vous dire, vous le prendrez pour une idephilosophique ou pour un paradoxe, cela mest certes biengal. Mais je vous prie au moins de lagrer comme une pr-face, car je ne saurais vous en faire une meilleure, ni quiconvienne mieux la triste et lamentable histoire que je vaisavoir lhonneur de vous raconter.

    Vous me permettrez de faire remonter mon histoire jusqula deuxime gnration, comme celle dun prince ou dun hrosdont on fait loraison funbre. Vous ny perdrez peut-tre pas.Les murs de ce temps-l valaient bien les ntres : le peupleportait des fers ; mais il dansait avec et leur faisait rendrecomme un bruit de castagnettes.

    Car, faites-y attention, la gaiet saccoste toujours de la ser-vitude. Cest un bien que Dieu, le grand faiseur de compensa-tions, a cr spcialement pour ceux qui sont sous la dpen-dance dun matre ou sous la dure et lourde main de la pauvre-t. Ce bien, il la fait pour les consoler de leurs misres, commeil a fait certaines herbes pour fleurir entre les pavs quonfoule aux pieds, certains oiseaux pour chanter sur les vieillestours, comme il a fait la belle verdure du lierre pour souriresur les masures qui font la grimace.

    La gaiet passe, ainsi que lhirondelle, par dessus les grandstoits qui resplendissent. Elle sarrte dans les cours des col-lges, la porte des casernes, sur les dalles moisies des pri-sons. Elle se pose, comme un beau papillon, sur la plume delcolier qui griffonne ses pensums. Elle trinque la cantineavec les vieux grenadiers ; et jamais elle ne chante si haut quand on la laisse chanter toutefois quentre les noires mu-railles o lon renferme les malheureux.

    Du reste, la gaiet du pauvre est une espce dorgueil. Jait pauvre entre les plus pauvres ; eh bien ! je trouvai du plai-sir dire la fortune : Je ne me courberai pas sous ta main ; jemangerai mon pain dur aussi firement que le dictateur Fabri-cius mangeait ses raves ; je porterai ma misre comme les rois

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  • portent leur diadme ; frappe tant que tu voudras, frappe en-core : je rpondrai tes flagellations par des sarcasmes ; je se-rai comme larbre qui fleurit quand on le coupe par le pied ;comme la colonne dont laigle de mtal reluit au soleil tandisque la pioche est sa base !

    Chers lecteurs, soyez contents de ces explications, je ne sau-rais vous en fournir de plus raisonnables.

    Quelle diffrence de cet ge avec le ntre ! lhomme constitu-tionnel nest pas rieur, tant sen faut.

    Il est hypocrite, avare et profondment goste ; quelquequestion quil se heurte le front, son front sonne comme un ti-roir plein de gros sous.

    Il est prtentieux et bouffi de vanit ; lpicier appelle leconfiseur, son voisin, son honorable ami, et le confiseur prielpicier dagrer lassurance de la considration distingueavec laquelle il a lhonneur dtre, etc., etc.

    Lhomme constitutionnel a la manie de vouloir se distinguerdu peuple. Le pre est en blouse de coton bleu et le fils enmanteau dElbeuf. Aucun sacrifice ne cote lhomme consti-tutionnel pour assouvir sa manie de paratre quelque chose. Ilveut ressembler aux btons flottants. Il vit de pain et deau ; ilse passe de feu en hiver, de bire en t, pour avoir un habitde drap fin, un gilet de cachemire, des gants jaunes. Quand onle regarde comme un homme comme il faut, il se regarde, lui,comme un grand homme.

    Il est guind et compass ; il ne crie point, il ne rit pas touthaut, il ne sait o cracher, il ne fait pas un geste qui dpasselautre. Il dit trs bien : Bonjour, monsieur ; bonjour, madame.Cela, cest de la bonne tenue ; or, quest-ce que de la bonne te-nue ? Un vernis menteur quon tale sur un morceau de boisafin de le faire passer pour un jonc. On se tient ainsi devant lesdames. Soit ; mais devant Dieu, comment faudra-t-il se tenir ?

    Il est pdant, il supple lesprit quil na pas par le purismedu langage, comme une bonne mnagre supple aux meublesqui lui manquent par lordre et la propret.

    Il est toujours au rgime. Sil assiste un banquet il est muetet proccup, il avale un bouchon pour un morceau de pain, etse sert de la crme pour de la sauce blanche. Il attend pourboire que lon porte un toast. Il a toujours un journal dans sa

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  • poche, il ne parle que de traits de commerce et de lignes dechemin de fer, et il ne rit qu la Chambre.

    Mais, lpoque o je vous ramne, les murs des petitesvilles ntaient pas encore fardes dlgance ; elles taientpleines dun charmant laisser-aller et dune simplicit tout ai-mable. Le caractre de cet heureux ge, ctait linsouciance.Tous ces hommes, navires ou coquilles de noix, sabandon-naient les yeux ferms au courant de la vie, sans sinquiter oils aborderaient.

    Les bourgeois ne sollicitaient pas demplois ; ils ne thsauri-saient pas ; ils vivaient chez eux dans une joyeuse abondance,et dpensaient leurs revenus jusquau dernier louis. Les mar-chands, rares alors, senrichissaient lentement, sans y mettrebeaucoup du leur, et par la seule force des choses ; les ouvrierstravaillaient, non pour amasser, mais pour mettre les deuxbouts lun ct de lautre. Ils navaient point sur leurs talonscette terrible concurrence qui nous presse, qui nous crie sanscesse : Allons donc ! aussi ne sen donnaient-ils qu leur aise ;ils avaient nourri leurs pres, et, quand ils taient vieux, leursenfants devaient les nourrir leur tour.

    Tel tait le sans-faon de cette socit en goguette, que toutle barreau et que les membres du tribunal eux-mmes allaientau cabaret et y faisaient publiquement des orgies ; de peurquon en ignort, ils auraient volontiers appendu leur bonnetaux rameaux du bouchon. Tous ces gens, grands comme petits,semblaient navoir dautres affaires que de samuser ; ils nesingniaient qu mettre une bonne farce excution, ou imaginer un bon conte. Ceux qui avaient alors de lesprit, aulieu de le dpenser en intrigues, le dpensaient enplaisanteries.

    Les oisifs, et ils taient en grand nombre, se rassemblaientsur la place publique ; les jours de march taient pour eux unjour de comdie. Les paysans qui venaient apporter leurs pro-visions la ville taient leurs martyrs ; ils leur faisaient lescruauts les plus bouffonnes et les plus spirituelles ; tous lesvoisins accouraient pour avoir leur part au spectacle. La policecorrectionnelle daujourdhui prendrait les choses sur le ton durquisitoire ; mais la justice dalors samusait comme les autresde ces scnes burlesques, et bien souvent elle y prenait unrle.

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  • Mon grand-pre donc tait porteur de contraintes ; magrandmre tait une petite femme laquelle on reprochait dene pouvoir voir, quand elle allait lglise, si le bnitier taitplein. Elle est reste dans ma mmoire comme une petite fillede soixante ans. Au bout de six ans de mariage, elle avait cinqenfants, tant garons que filles ; tout cela vivait avec le chtifbnfice de mon grand-pre, et se portait merveille. On d-nait sept avec trois harengs, mais on avait le pain et le vin discrtion, car mon grand-pre avait une vigne qui tait unesource intarissable de vin blanc. Tous ces enfants taient utili-ss par ma grand-mre selon leur ge et leurs forces. Lan,qui tait mon pre, sappelait Gaspard ; il lavait la vaisselle etallait la boucherie ; il ny avait pas de caniche dans la villemieux apprivois que lui ; le cadet balayait la chambre ; le troi-sime tenait le quatrime sur ses bras, et le cinquime se rou-lait dans son berceau. Pendant ce temps-l ma grandmretait lglise, ou causait chez la voisine. Au demeurant toutallait bien, on arrivait cahin-caha sans faire de dettes jusquaubout de lanne. Les garons taient forts, les filles ntaientpas mal, et le pre et la mre taient heureux.

    Mon oncle Benjamin tait domicili chez sa sur ; il avaitcinq pieds dix pouces, portait une grande pe au ct, avaitun habit de ratine carlate, une culotte de mme couleur et demme toffe, des bas de soie gris de perle, et des souliers boucles dargent ; sur son habit frtillait une grande queuenoire presque aussi longue que son pe, qui, allant et venantsans cesse, lavait badigeonn de poudre, de sorte que lhabitde mon oncle ressemblait, avec ses teintes roses et blanches, une brique sur champ caille. Mon oncle tait mdecin, voilpourquoi il avait une pe. Je ne sais si les malades avaientgrande confiance en lui, mais lui, Benjamin, avait fort peu deconfiance dans la mdecine ; il disait souvent quun mdecinavait assez fait quand il navait pas tu son malade. Quand mononcle Benjamin avait reu quelque pice de trente sous, il allaitacheter une grosse carpe et la donnait sa sur pour lui faireune matelote, dont se rgalait toute sa famille. Mon oncle Ben-jamin, au dire de tous ceux qui lont connu, tait lhomme leplus gai, le plus drle, le plus spirituel du pays, et il en et tle plus comment dirai-je pour ne pas manquer de respect lammoire de mon grand-oncle ? il en et t le moins sobre, si

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  • le tambour de la ville, le nomm Cicron, net partag sagloire.

    Toutefois mon oncle Benjamin ntait pas ce que vous appe-lez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire. Ctait unpicurien qui poussait la philosophie jusqu livresse, et voiltout. Il avait un estomac plein dlvation et de noblesse. Il ai-mait le vin, non pour lui-mme, mais pour cette folie dequelques heures quil procure, folie qui draisonne chezlhomme desprit dune manire si nave, si piquante, si origi-nale, quon voudrait toujours raisonner ainsi. Sil et pu sen-ivrer en lisant la messe, il et lu la messe tous les jours. Mononcle Benjamin avait des principes : il prtendait quun homme jeun tait un homme encore endormi ; que livresse et tun des plus grands bienfaits du Crateur, si elle net fait mal la tte, et que la seule chose qui donnt lhomme la sup-riorit sur la brute, ctait la facult de senivrer.

    La raison, disait mon oncle, ce nest rien ; cest la puissancede sentir les maux prsents, de se souvenir. Le privilge dab-diquer sa raison est quelque chose. Vous dites que lhomme quinoie sa raison dans le vin sabrutit : cest un orgueil de castequi vous fait tenir ce propos. Croyez-vous donc que la conditionde la brute soit pire que la vtre ? Quand vous tes tourmentpar la faim, vous voudriez bien tre ce buf qui pat danslherbe jusquau ventre ; quand vous tes en prison, vous vou-driez bien tre loiseau qui fend dune aile libre lazur descieux ; quand vous tes sur le point dtre expropri, vous vou-driez bien tre ce vilain limaon auquel personne ne dispute sacoquille.

    Lgalit que vous rvez, la brute en est en possession. Il nya, dans les forts, ni rois, ni nobles, ni tiers-tat. Le problmede la vie commune que cherchent en vain vos philosophes, depauvres insectes, les fourmis, les abeilles lont rsolu depuisdes milliers de sicles. Les animaux nont point de mdecins ;ils ne sont ni borgnes, ni bossus, ni boiteux, ni bancals, et ilsnont pas peur de lenfer.

    Mon oncle Benjamin avait vingt-huit ans. Il y avait trois ansquil exerait la mdecine ; mais la mdecine ne lui avait pasfait des rentes, bien loin de l ; il devait trois habits dcarlate son marchand de drap, trois annes daccommodage sonperruquier, et il avait dans chacune des auberges les plus

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  • renommes de la ville un joli petit mmoire, sur lequel il nyavait que quelques mdecines de prcaution dduire.

    Ma grandmre avait trois ans de plus que Benjamin ; ellelavait berc sur ses genoux, port dans ses bras, et elle se re-gardait comme son mentor. Elle lui achetait ses cravates et sesmouchoirs de poche, lui raccommodait ses chemises et lui don-nait de bons conseils quil coutait fort attentivement, il fautlui rendre cette justice, mais dont il ne faisait pas le moindreusage.

    Tous les soirs rgulirement, aprs souper, elle lengageait prendre femme.

    Fi ! disait Benjamin, pour avoir six enfants comme Mache-court, cest ainsi quil appelait mon grand-pre, et dneravec les nageoires dun hareng.

    Mais, malheureux, tu auras au moins du pain. Oui, du pain qui sera trop lev aujourdhui, demain pas as-

    sez, et qui aprs demain aura la rougeole ! Du pain ! quest-ceque cest que cela ? Cest bon pour empcher de mourir, maisce nest pas bon pour faire vivre. Je serai, ma foi, bien avancquand jaurai une femme qui trouvera que je mets trop desucre dans mes fioles et trop de poudre dans ma queue, quiviendra me chercher lauberge, qui me fouillera quand je se-rai couch, et sachtera trois mantelets pendant moi un habit.

    Mais tes cranciers, Benjamin, comment feras-tu pour lespayer ?

    Dabord, tant quon a du crdit, cest comme si lon taitriche, et quand vos cranciers sont ptris dune bonne pte decrancier, quils sont patients, cest comme si lon nen avaitpas. Ensuite, que me faut-il pour me mettre au courant ? unebonne maladie pidmique. Dieu est bon, ma chre sur, et nelaissera point dans lembarras celui qui raccommode son plusbel ouvrage.

    Oui, disait mon grand-pre, et qui le met si bien hors deservice quil faut le porter en terre.

    Eh bien ! rpondait mon oncle, cest l lutilit des mde-cins, sans eux le monde serait trop peupl.

    quoi servirait-il que Dieu se donnt la peine de nous en-voyer des maladies, sil se trouvait des hommes qui pussent lesgurir ?

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  • ce compte, tu es un malhonnte homme, tu voles leur ar-gent ceux qui tappellent.

    Non, je ne le leur vole pas, parce que je les rassure, que jeleur donne lespoir, et que je trouve toujours moyen de les fairerire. Cela vaut bien quelque chose.

    Ma grandmre, voyant que la conversation avait changdobjet, prenait le parti de sendormir.

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  • Chapitre 2Pourquoi mon oncle se dcida se marier.Cependant une catastrophe terrible, que je vais avoir lhonneurde vous raconter tout de suite, branla les rsolutions deBenjamin.

    Un jour, mon cousin Page, avocat au bailliage de Clamecy,vint linviter avec Machecourt faire la Saint-Yves. Le dnerdevait avoir lieu une guinguette renomme, situe deuxportes de fusil du faubourg ; les convives taient dailleursgens choisis. Benjamin naurait pas donn cette soire pourtoute une semaine de sa vie ordinaire. Aussi, aprs vpres,mon grand-pre, par de son habit de noce, et mon oncle,lpe au ct, taient-ils au rendez-vous.

    Les convives taient presque tous runis. Saint-Yves taitmagnifiquement reprsent dans cette assemble. Il y avaitdabord lavocat Page, qui ne plaidait jamais quentre deuxvins ; le greffier du tribunal, qui stait habitu crire en dor-mant ; le procureur Rapin, qui, ayant reu en prsent dun plai-deur une feuillette de vin piqu, le fit assigner pour quil et lui en faire tenir une meilleure ; le notaire Arthus, qui avaitmang un saumon son dessert ; Millot-Rataut, pote ettailleur, auteur du Grand Nol ; un vieil architecte, qui depuisvingt ans ne stait pas dgris ; M. Minxit, mdecin des envi-rons, qui consultait les urines ; deux ou trois commerants no-tables par leur gaiet et leur apptit, et quelques chasseursqui avaient abondamment pourvu la table de gibier. la vue deBenjamin, tous les convives poussrent une acclamation et d-clarrent quil fallait se mettre table. Pendant les deux pre-miers services, tout alla bien. Mon oncle tait charmant des-prit et de saillies ; mais, au dessert, les ttes sexaltrent : tousse mirent crier la fois. Bientt la conversation ne fut plusquun cliquetis dpigrammes, de gros mots, de saillies clatant

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  • ensemble et cherchant stouffer lune lautre ; tout cela fai-sait un bruit semblable celui dune douzaine de verres quisentre-choquent la fois.

    Messieurs, scria lavocat Page, il faut que je vous rgalede mon dernier plaidoyer. Voici laffaire : Deux nes staientpris de querelle dans un pr. Le matre de lun, mauvais garne-ment sil en est, accourt et btonne lautre ne. Mais ce qua-drupde ntait pas endurant ; il mord notre homme au petitdoigt. Le propritaire de lne qui a mordu est cit par devantM. le bailli comme responsable des faits et gestes de sa bte.

    Jtais lavocat du dfendeur. Avant darriver la questionde fait, dis-je au bailli, je dois vous clairer sur la moralit delne que je dfends et sur celle du plaignant. Notre ne est unquadrupde tout fait inoffensif ; il jouit de lestime de tousceux qui le connaissent, et le garde-champtre a pour lui unegrande considration. Or, je dfie lhomme qui est notre partieadverse den dire autant. Notre ne est porteur dun certificatdu maire de sa commune et ce certificat existait en effet quiatteste sa moralit et sa bonne conduite. Si le plaignant peutproduire un pareil certificat, nous consentons lui payer millecus de dommages-intrts.

    Que Saint-Yves te bnisse ! dit mon oncle ; il faut que lepote Millot-Rataut nous chante son grand Nol :

    genoux, chrtiens, genoux !Voil qui est minemment lyrique. Ce ne peut tre que le

    Saint-Esprit qui lui ait inspir ce beau vers. Fais-en donc autant, toi, scria le tailleur qui avait le bour-

    gogne trs irascible. Pas si bte, rpondit mon oncle. Silence ! interrompit lavocat Page frappant de toutes ses

    forces sur la table ; je dclare la cour que je veux achevermon plaidoyer.

    Tout lheure, dit mon oncle ; tu nes pas encore assez ivrepour plaider.

    Et moi je te dis que je plaiderai de suite. Qui es-tu, toi, cinqpieds dix pouces, pour empcher un avocat de parler ?

    Prends garde, Page, fit le notaire Arthus, tu nes quunhomme de plume, et tu as affaire un homme dpe.

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  • Il tappartient bien, toi, homme de fourchette, mangeurde saumon, de parler des hommes dpe ; pour que tu fissespeur quelquun, toi, il faudrait quil ft cuit.

    Benjamin est en effet terrible, dit larchitecte. Il est commele lion ; dun coup de sa queue il pourrait terrasser un homme.

    Messieurs, dit mon grand-pre en se levant, je me porte ga-rant pour mon beau-frre ; il na jamais rpandu de sangquavec sa lancette.

    Oserais-tu bien soutenir cela, Machecourt ? Et toi, Benjamin, oserais-tu bien soutenir le contraire ? Alors, tu vas me donner satisfaction linstant mme de

    cette insulte ; et comme nous navons ici quune pe, qui estla mienne, je vais garder le fourreau, et tu vas prendre la lame.

    Mon grand-pre, qui aimait beaucoup son beau-frre, pourne point le contrarier, accepta la proposition. Comme les deuxadversaires se levaient :

    Un instant, messieurs, dit lavocat Page, il faut rgler lesconditions du combat.

    Je propose que chacun des deux adversaires, de peur dechoir avant le temps, tienne son tmoin par le bras.

    Adopt, scrirent tous les convives.Bientt Benjamin et Machecourt sont en prsence. Y es-tu Benjamin ? Et toi, Machecourt ?De son premier coup dpe mon grand-pre coupa par le mi-

    lieu le fourreau de Benjamin comme si cet t un salsifis, etlui fit sur le poignet une entaille qui devait le forcer, au moinspendant huit jours, boire de la main gauche.

    Le maladroit ! scria Benjamin, il ma entam. Eh ! pourquoi, rpondit mon grand-pre avec une bonhomie

    charmante, as-tu une pe qui coupe ? Cest gal, je veux ma revanche et jai encore assez pour te

    faire demander grce, de la moiti de ce fourreau. Non, Benjamin, reprit mon grand-pre, cest ton tour

    prendre lpe. Si tu me lardes, nous serons manche manche,et nous ne jouerons plus.

    Les convives, dgriss par cet accident, voulaient revenir enville.

    Non, Messieurs, scria Benjamin de sa voix de stentor, quechacun retourne sa place ; jai une proposition vous faire.

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  • Machecourt, pour son coup dessai, sest conduit de la manirela plus brillante ; il est en tat de se mesurer avec le plusmeurtrier des barbiers, pourvu que celui-ci lui cde lpe etgarde le fourreau. Je propose de le nommer prvt darmes, cenest qu cette condition que je pourrai consentir le laisservivre ; et mme, si vous vous rendez mon avis, je me dcide-rai lui tendre la main gauche, attendu quil ma estropi de ladroite.

    Benjamin a raison ! scrirent une foule de voix ; bravo,Benjamin ! Il faut recevoir Machecourt prvt darmes.

    Et chacun de courir sa place, et Benjamin de demander unsecond dessert.

    Cependant, la nouvelle de cet accident stait rpandue Clamecy. En passant de bouche en bouche, elle stait mer-veilleusement grossie, et, quand elle arriva ma grandmre,elle avait pris les proportions gigantesques dun meurtre com-mis par son mari sur la personne de son frre.

    Ma grandmre, dans un corps dune aune de long, portait uncaractre plein de fermet et dnergie. Elle nalla point chezses voisins pousser de grands cris et se faire jeter du vinaigre la figure. Avec cette prsence desprit que donne la douleuraux mes fortes, elle vit de suite ce quelle avait faire. Elle fitcoucher ses enfants, prit tout largent quil y avait la maisonet le peu de bijoux quelle possdait, afin de fournir son mariles moyens de sortir du pays sil y avait lieu ; fit un paquet delinge propre faire des langes et de la charpie pour panser lebless en cas quil ft encore vivant, tira un matelas de son litet pria un voisin de la suivre avec ; puis senveloppant dans sacape, elle se dirigea sans chanceler vers la fatale guinguette. lentre du faubourg, elle rencontra son mari quon ramenaiten triomphe couronn de bouchons. Il tait appuy sur le brasgauche de Benjamin qui criait gorge dploye : tous pr-sents faisons connatre que le sieur Machecourt, huissier laverge de Sa Majest, vient dtre nomm prvt darmes, enrcompense

    Chien divrogne ! scria ma grandmre en apercevantBenjamin ; et, ne pouvant rsister lmotion qui depuis uneheure ltouffait, elle tomba sur le pav. Il fallut la rapporterchez elle sur le matelas quelle avait destin son frre.

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  • Pour celui-ci, il ne se souvint de sa blessure que le lendemainmatin en mettant son habit ; mais sa sur avait une grossefivre. Elle fut huit jours dangereusement malade, et duranttout ce temps Benjamin ne quitta pas son chevet. Quand ellefut capable de lentendre, il lui promit quil allait mener dor-navant une vie plus rgle, et quil songeait dcidment payer ses dettes et se marier.

    Ma grandmre fut bientt rtablie. Elle chargea son mari dese mettre en qute dune femme pour Benjamin.

    quelque temps de l, par un soir du mois de novembre,mon grand-pre arrivait crott jusqu lchine, maisrayonnant.

    Jai trouv au del de ce que nous esprions, scriait lex-cellent homme en pressant les mains de son beau-frre ; Benja-min, te voil riche maintenant, tu pourras manger des mate-lotes tant que tu voudras.

    Mais, quas-tu donc trouv ? faisaient, chacun de leur ct,ma grandmre et Benjamin.

    Une fille unique, une riche hritire, la fille du pre Minxit,avec lequel nous avons fait la Saint-Yves il y a un mois.

    De ce mdecin de village qui consulte les urines ? Prcisment. Il taccepte sans restriction ; il est charm de

    ton esprit ; il te croit trs propre, par ton allure et ta faconde, le seconder dans son industrie.

    Diable ! faisait Benjamin en se grattant la tte, cest que jene me soucie pas de consulter les urines.

    Eh ! grand niais ! une fois que tu seras le gendre du preMinxit, tu lenverras promener avec ses fioles, et tu amnerasta femme Clamecy.

    Oui, mais cest que Mademoiselle Minxit est rousse. Elle nest que blonde, Benjamin, je ten donne ma parole

    dhonneur. On dirait, tant elle est piole, quon lui a jet une poigne

    de son par la figure. Je lai vue ce soir, je tassure que ce nest presque rien. Avec cela, elle a cinq pieds trois pouces ; je crains vrita-

    blement de gter la race humaine ; nous ferons des enfants quiseront grands comme des perches.

    Tout ce que tu dis l, ce sont de mauvaises plaisanteries,faisait ma grandmre ; jai rencontr hier ton marchand de

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  • drap, il veut absolument tre pay, et tu sais bien que ton per-ruquier ne veut plus taccommoder.

    Ainsi vous voulez, ma chre sur, que jpouse Mademoi-selle Minxit ; mais vous ne savez pas, vous, ce que cela veutdire, Minxit ?

    Et toi, Machecourt, le sais-tu ? Sans doute, je le sais ; cela veut dire le pre Minxit ? As-tu lu Horace, Machecourt ? Non, Benjamin. Eh bien ! Horace a dit : Num minxit patrios cineres. Cest

    ce coquin de prtrit dfini qui me rvolte ; avec cela que machre sur nest plus malade. M. Minxit, Mme Minxit, M. Ra-thery Benjamin Minxit, le petit Jean Rathery Minxit, le petitPierre Rathery Minxit, la petite Adle Rathery Minxit. Eh !mais, dans notre famille il y aura de quoi faire tourner un mou-lin. Puis, te parler franchement, je ne me soucie gure de memarier. Il y a bien une chanson qui dit :

    quon est heureuxDans les liens du mariage !

    Mais cette chanson ne sait ce quelle chante. Ce ne peut trequun clibataire qui en soit lauteur.

    quon est heureuxDans les liens du mariage !

    Cela serait bon, Machecourt, si lhomme tait libre de sechoisir une compagne ; mais les ncessits de la vie socialenous forcent toujours dpouser dune manire ridicule etcontraire nos penchants. Lhomme pouse une dot et lafemme une profession. Puis, quand on a fait la noce avec tousces beaux dimanches, quon est rentr dans la solitude de sonmnage, on saperoit quon ne se convient pas. Lun est avareet lautre prodigue, la femme est coquette et le mari jaloux,lun aime la bise et lautre droit vent ; on voudrait tre mille lieues lun de lautre, mais il faut vivre dans le cercle defer o on sest enferm, et rester ensemble usque ad vitamternam.

    Est-ce quil est gris ? dit mon grand-pre loreille de safemme.

    Pourquoi ? rpondit celle-ci. Cest quil parle avec bon sens.

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  • Cependant, on fit entendre raison mon oncle, et il futconvenu quil irait le lendemain dimanche voir MademoiselleMinxit.

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  • Chapitre 3Comment mon oncle fit la rencontre dunvieux sergent et dun caniche, ce qui lemp-cha daller chez M. Minxit.Le lendemain, huit heures du matin, mon oncle tait frais etaccommod ; il nattendait plus pour partir quune paire desouliers que devait lui apporter Cicron, ce fameux prconi-seur dont nous avons dj parl, et qui cumulait la professionde cordonnier avec celle de tambour.

    Cicron ne tarda pas arriver. cette poque de bonne fran-quette, ctait la coutume, quand un ouvrier apportait de lou-vrage dans une maison, quon ne le laisst pas sortir sans luiavoir fait boire quelques verres de vin. Ctait dun mauvaisgenre, jen conviens ; mais ces procds bienveillants rappro-chaient les conditions : le pauvre savait gr au riche desconcessions quil lui faisait, et ne le jalousait point. Aussi a-t-onvu, pendant la Rvolution, dadmirables dvouements de servi-teurs envers leurs matres, de fermiers envers leurs seigneurs,douvriers envers leurs patrons, qui, notre poque de morgueinsolente et de ridicule orgueil, ne se reproduiraient certaine-ment plus.

    Benjamin pria sa sur daller tirer une bouteille de vinblanc, pour trinquer avec Cicron. Sa sur en tire une, puisdeux, puis trois et jusqu sept.

    Ma chre sur, je vous en prie, encore une bouteille. Mais tu ne sais donc pas, malheureux, que tu en es la

    huitime. Vous savez bien, chre sur, que nous ne comptons pas

    ensemble. Mais tu sais bien, toi, que tu as un voyage faire. Encore cette dernire bouteille, et je pars.

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  • Oui, tu es dans un bel tat pour partir ! Et si on venait techercher pour visiter un malade ?

    Que vous savez peu, ma bonne sur, apprcier les effetsdu vin ! On voit que vous ne buvez que les eaux limpides duBeuvron. Faut-il partir ? mon centre de gravit est toujours lamme place. Faut-il saigner ? Mais, propos, ma sur, ilfaut que je vous saigne. Machecourt me la recommand enpartant. Vous vous plaigniez ce matin dun grand mal de tte,une saigne vous fera du bien.

    Et Benjamin de tirer sa trousse, et ma grandmre de sarmerdes pincettes.

    Diable ! vous faites un malade bien rcalcitrant. Eh bien !transigeons ; je ne vous saignerai point, et vous irez nous tirerune huitime bouteille de vin.

    Je nen tirerai pas un verre. Ce sera donc moi qui la tirerai, dit Benjamin ; et prenant la

    bouteille, il se dirigea vers la cave.Ma grand-mre, ne voyant rien de mieux faire pour larr-

    ter, se pendit sa queue ; mais Benjamin, sans soccuper decet incident, sen alla la cave dun pas aussi ferme que silnet eu quun paquet doignons au bout de la queue et revintavec sa bouteille pleine.

    Eh bien ! ma chre sur, ctait bien la peine daller deux la cave pour une mchante bouteille de vin blanc ; mais je doisvous prvenir que, si vous persistiez dans ces mauvaises habi-tudes, vous me forceriez faire couper ma queue.

    Cependant Benjamin, qui, tout lheure, regardait commeune corve assommante le voyage de Corvol, sobstinait main-tenant partir. Ma grandmre, pour lui en ter la possibilit,avait enferm ses souliers dans larmoire.

    Je vous dis que je partirai ! Je te dis que tu ne partiras pas ! Voulez-vous que je vous porte jusque chez M. Minxit au

    bout de ma queue ?Tel tait le dialogue qui avait lieu entre le frre et la sur

    quand mon grand-pre arriva. Il mit fin la discussion en d-clarant que le lendemain il avait besoin daller la Chapelle, etquil emmnerait Benjamin avec lui.

    Mon grand-pre tait sur pied avant le jour. Quand il eut grif-fonn son exploit et crit au bas : dont le cot est de six

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  • francs quatre sous six deniers , il essuya sa plume sur lamanche de sa houppelande, serra prcieusement ses lunettesdans leur fourreau et alla veiller Benjamin. Celui-ci dormaitcomme le prince de Cond si le prince ne faisait semblant dedormir la veille dune bataille.

    Allons, eh ! Benjamin, debout ! il fait grand jour. Tu te trompes, rpondit Benjamin avec un grognement et

    se retournant du ct du mur, il fait nuit noire. Lve la tte, tu verras la clart du soleil sur le plancher ! Je te dis, moi, que cest la clart du rverbre. Ah ! est-ce que tu ne voudrais pas partir ? Non ; jai rv toute la nuit de pain dur et de piquette, et si

    nous nous mettions en route, il pourrait nous arriver malheur. Eh bien ! je te dclare, moi, que si dans dix minutes tu nes

    pas lev, je tenvoie ta chre sur ; si, au contraire, tu es lev,je perce ce quartaut de vieux vin que tu sais bien.

    Tu es sr que cest du Pouilly, nest-ce pas ? dit Benjaminse mettant sur son sant ; tu men donnes ta paroledhonneur ?

    Oui, foi dhuissier. Alors, va percer ton quartaut ; mais je te prviens que, sil

    nous arrive malencontre en route, cest toi qui en rpondras ma chre sur.

    Une heure aprs, mon oncle et mon grand-pre taient sur lechemin de Moulot. quelque distance de la ville, ils rencon-trrent deux petits paysans dont lun portait un lapin sous sonbras et lautre avait deux poules dans son panier. Le premierdisait son compagnon :

    Si tu veux dire M. Cliquet que mon lapin est un lapin degarenne et que tu me las vu prendre au lacet, tu seras moncamarade.

    Je le veux bien, rpondit celui-ci, mais condition que tu di-ras Madame Deby que mes poules pondent deux fois par jouret quelles font des ufs gros comme des ufs de cane.

    Vous tes deux petits larrons, dit mon grand-pre ; je vousferai tirer lun de ces jours les oreilles par M. le commissairede police.

    Et moi, mes amis, dit Benjamin, je vous prie daccepter cha-cun cette pice de douze deniers.

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  • Voil de la gnrosit bien place, dit mon grand-prehaussant les paules ; tu donneras sans doute du plat de tonpe au premier pauvre honnte que tu rencontreras, puisquetu prostitues ta monnaie ces deux vauriens.

    Vauriens pour toi, Machecourt, qui ne vois que la pelliculede chaque chose ; mais, pour moi, ce sont deux philosophes. Ilsviennent dinventer une machine qui, bien organise, ferait lafortune de dix honntes gens.

    Et quelle est donc la machine, dit mon grand-pre dun airdincrdulit, que viennent dinventer ces deux philosophesque je rosserais dimportance, moi, si nous avions le temps denous arrter ?

    Cette machine est simple, dit mon oncle ; la voici tellequelle se comporte :

    Nous sommes dix amis qui, au lieu de nous runir pour d-jeuner, nous runissons pour faire fortune.

    Cela vaut au moins la peine de se runir, interrompit mongrand-pre.

    Nous sommes, tous les dix, intelligents, adroits, russmme au besoin. Nous avons le verbe haut, la discussion pres-tigieuse ; nous manions la parole avec la mme adresse quunescamoteur manie ses muscades. Pour la moralit de la chose,nous sommes tous capables dans notre profession, et les per-sonnes de bonne volont peuvent dire sans trop se compro-mettre, que nous valons mieux que nos confrres.

    Nous formons, en tout bien et tout honneur, une socitpour nous prconiser les uns les autres, pour insuffler, pourfaire mousser et bullifrer notre petit mrite.

    Jentends, dit mon grand-pre, lun vend de la mort aux ratset na quune grosse caisse, lautre du th suisse et na quunepaire de cymbales. Vous runissez vos moyens de faire dubruit, et

    Cest cela mme, interrompit Benjamin. Tu conois que sila machine fonctionne convenablement, chacun des socitairesa autour de lui neuf instruments qui font un vacarmepouvantable.

    Nous sommes neuf qui disons : Lavocat Page boit trop ;mais je crois que ce diable dhomme fait infuser les feuillets dela coutume du Nivernais dans son vin, quil a mis la logique enbouteille. Toutes les causes quil lui convient de gagner, il les

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  • gagne ; et lautre jour, il a fait obtenir de forts dommages-int-rts un gentilhomme qui avait assomm un paysan.

    Lhuissier Parlanta est un peu retors ; mais cest lAnnibaldes huissiers. Sa contrainte par corps est invitable ; pour luichapper, il faudrait que son dbiteur net pas de corps. Ilvous mettrait la main sur lpaule dun duc et pair.

    Pour Benjamin Rathery, cest un homme sans souci qui semoque de tout et rit au nez de la fivre, un homme, si vous levoulez, dassiette et de bouteille ; mais cest prcisment cause de cela que je le prfrerais ses confrres. Il na paslair de ces mdecins sinistres dont le registre est un cime-tire ; il est trop gai et digre trop bien pour avoir beaucoupdactes de dcs se reprocher.

    Ainsi, chacun des socitaires se trouve multipli par neuf Oui, dit mon grand-pre, mais cela te donnera-t-il neuf ha-

    bits rouges ? Neuf fois Benjamin Rathery, quest-ce que celafait ?

    a fait neuf cents fois Machecourt ! rpliqua vivement Ben-jamin. Mais laisse-moi finir ma dmonstration, tu plaisanterasaprs.

    Voil neuf rclames vivantes qui sinsinuent partout, quivous rptent le lendemain, sous une autre forme, ce quellesvous ont dit la veille : neuf affiches qui parlent, qui arrtent lespassants par le bras ; neuf enseignes qui se promnent par laville, qui discutent, qui font des dilemmes, des enthymmes, etse moquent de vous si vous ntes point de leur avis.

    Il rsulte de l que la rputation de Page, de Rapin, de Ra-thery, qui se tranait pniblement dans lenceinte de leur petiteville, comme un avocat dans un cercle vicieux, prend tout coup un essor tourdissant. Hier elle navait pas de pieds, au-jourdhui elle a des ailes. Elle se dilate comme un gaz quand ona ouvert le bocal o il tait renferm. Elle spand par toute laprovince. Les clients arrivent ces gens-l de tous les pointsdu bailliage ; ils arrivent du sud et de laquilon, de laurore etdu couchant, comme dans lApocalypse les lus arrivent laville de Jrusalem. Au bout de cinq six ans, Benjamin Ratheryest la tte dune belle fortune quil dpense, avec grands fra-cas de verres et de bouteilles, en djeuners et en dners ; toi,Machecourt, tu nes plus porteur de contraintes ; je tachteune charge de bailli. Ta femme est couverte de soie et de

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  • dentelles comme une sainte Reine ; ton an, qui est dj en-fant de chur, entre au sminaire ; ton cadet, qui est malin-greux et jaune comme un serin des Canaries, tudie la mde-cine ; je lui cde ma rputation et mes vieux clients, et je len-tretiens dhabits rouges. De ton pun, nous faisons un robin.Ta fille ane pouse un homme de plume. Nous marions laplus jeune un gros bourgeois, et le lendemain de la noce nousmettons la machine au grenier.

    Oui, mais ta machine a un petit dfaut, elle nest pas lusage des honntes gens.

    Pourquoi cela ? Parce que. Mais enfin ? Parce que leffet en est immoral. Pourrais-tu me prouver cela par or et par donc ? Va te promener avec tes or et tes donc. Toi qui es un sa-

    vant, tu raisonnes avec ton esprit ; moi qui suis un pauvre por-teur de contraintes, je sens avec ma conscience. Je soutiensque tout homme qui acquiert sa fortune par dautres moyensque par son travail et ses talents nen est pas lgitimepossesseur.

    Cest trs bien ce que tu dis l, Machecourt, scria mononcle ; tu as parfaitement raison. La conscience, cest lameilleure de toutes les logiques et le charlatanisme, sousquelque forme quil se dguise, est toujours une escroquerie.Eh bien ! brisons notre machine et nen parlons plus.

    Tout en devisant ainsi, ils approchaient du village de Moulot ;ils aperurent, sur le seuil dune porte de vigne, une espce desoldat encadr profondment entre des ronces, dont les touffesbrunes et rouges meurtries par la gele, tombaient ple-mlecomme une chevelure en dsordre. Cet homme avait sur satte un morceau de chapeau cornes, sans cocarde ; sa figureen ruine avait une teinte pierreuse, cette teinte dore quontles vieux monuments au soleil. Deux grandes moustachesblanches encadraient sa bouche comme deux parenthses, iltait couvert dun vieil uniforme. Sur une des manches sten-dait transversalement un vieux galon effac.

    Lautre manche, dpouille de son insigne, noffrait plusquun rectangle qui se distinguait du reste de ltoffe par unelaine plus neuve et dune nuance plus fonce. Ses jambes nues,

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  • enfles par le froid, taient rouges comme des betteraves. Illaissait tomber dune gourde quelques gouttes deau-de-vie surde vieux morceaux de pain noir ; un caniche de la grande es-pce, tait assis devant lui sur son derrire, et suivait tous sesmouvements, pareil un muet qui coute avec ses yeux lesordres que lui donne son matre.

    Mon oncle et plutt pass outre devant un bouchon que de-vant cet homme. Sarrtant sur le bord du chemin :

    Camarade, dit-il, voil un mauvais djeuner ! Jen ai fait de plus mauvais encore, mais Fontenoy et moi

    nous avons bon apptit. Qui, Fontenoy ? Mon chien, ce caniche que vous voyez. Diable ! voil un beau nom pour un chien. Au fait, la gloire

    est bien pour les rois, pourquoi ne serait-elle pas pour lescaniches ?

    Cest son nom de guerre, poursuivit le sergent ; son nom defamille est Azor.

    Eh ! pourquoi lappelez-vous Fontenoy ? Parce qu la bataille de Fontenoy, il a fait un capitaine an-

    glais prisonnier. Eh ! comment donc cela ? fit mon oncle tout merveill. Dune manire fort simple, en larrtant par une des

    basques de son habit, jusqu ce que je puisse lui mettre lamain sur lpaule ; tel quil est Fontenoy a t mis lordre delarme et a eu lhonneur dtre prsent Louis XV, qui a dai-gn me dire : Sergent Duranton, vous avez l un beauchien !

    Voil un roi bien affable pour les quadrupdes ; je mtonnequil nait pas donn des lettres de noblesse votre caniche.Comment se fait-il donc que vous ayez quitt le service dun sibon roi ?

    Parce quon ma fait un passe-droit, dit le sergent, lil ru-tilant et la narine gonfle de colre ; il y a dix ans que jai cesguenilles dor sur le bras ; jai fait toutes les campagnes deMaurice de Saxe, et jai sur le corps plus de cicatrices quilnen faudrait pour faire deux tats de service. Ils mavaientpromis lpaulette ; mais nommer officier le fils dun tisserand,cet t un scandale faire horripiler toutes les ailes de pi-geon du royaume de France et de Navarre. Ils mont fait passer

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  • sur le corps une espce de petit chevalier tout frais clos de sacoquille de page. a saura se faire tuer tout de mme, car ilssont braves ; on ne peut leur refuser cela ; mais a ne sait pasdire : Tte droite !

    cette parole de la thorie fortement accentue par le ser-gent, le caniche tourna militairement la tte droite.

    Tout beau, Fontenoy ! fit son matre ; tu oublies que noussommes retirs du service ; et il reprit : Je nai pu passer celaau roi trs chrtien ; ds ce moment, je me suis brouill aveclui, et je lui ai demand mon cong, quil ma gracieusementaccord.

    Vous avez bien fait, brave homme, scria Benjamin en frap-pant sur lpaule du vieux soldat, geste imprudent qui faillit lefaire dvorer par le caniche. Si mon approbation peut vous treagrable, je vous la donne sans restriction ; les nobles nont ja-mais nui mon avancement ; mais cela nempche pas que jeles hasse de tout mon cur.

    En ce cas, cest une haine toute platonique, interrompitmon grand-pre.

    Dis plutt une haine toute philosophique, Machecourt. Lanoblesse est la plus absurde de toutes les choses. Cest une r-volte flagrante du despotisme contre le Crateur. Dieu a-t-ilfait plus hautes les unes que les autres les herbes de la prairie,et a-t-il grav des cussons sur laile des oiseaux ou sur le pe-lage des btes fauves ? Que signifient ces hommes suprieursque fait un roi par lettres-patentes, comme il fait un gabeleuret un regrattier ? dater daujourdhui, vous reconnatrez lesieur tel pour un homme suprieur. Sign Louis XV, et plus basChoiseul. Oh ! que voil une supriorit bien tablie !

    Un vilain est fait comte par Henri IV, parce quil a serviune bonne oie cette majest ; un chapon avec loie, et il taitfait marquis ; il net fallu ni plus dencre ni plus de parcheminpour cela. Maintenant, les descendants de ces hommes ont leprivilge de nous btonner, nous dont les anctres nont jamaiseu loccasion doffrir un roi une aile de volaille.

    Et voyez un peu quoi tiennent les grandeurs de cemonde ! si loie et t un peu plus ou un peu moins cuite,quon y et mis une pince de sel de plus ou une pince depoivre de moins, quil ft tomb un peu de suie dans la lche-frite ou un peu de cendre sur les tartines, quon let servie un

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  • peu plus tt ou un peu plus tard, il y avait une famille noble demoins en France. Et le peuple courbe le front devant une pa-reille grandeur ! Oh ! je voudrais, comme Calligula le voulaitdu peuple romain, que la France net quune seule paire dejoues pour la souffleter.

    Mais dis-moi, peuple imbcile, quelle valeur trouves-tudonc aux deux lettres que ces gens-l mettent devant leurnom ? ajoutent-elles un pouce leur taille ? ont-ils plus de ferque toi dans le sang ? plus de moelle crbrale dans la boteosseuse de leur tte ? pourraient-ils manier une pe pluslourde que la tienne ? ce demerveilleux gurit-il lescrouelles ? prserve-t-il son titulaire de la colique quand il atrop dn, ou de livresse quand il a trop bu ? Ne vois-tu pasque tous ces comtes, ces barons, ces marquis, sont des majus-cules qui, malgr la place quelles occupent dans la ligne, nonttoujours que la valeur des simples lettres ? Si un duc et pair etun bcheron taient ensemble dans une savane de lAmriqueou au milieu du grand dsert du Sahara, je voudrais bien savoirlequel des deux serait le plus noble ?

    Leur trisaeul maniait la rondache, et ton pre faisait desbonnets de coton, quest-ce que cela prouve pour eux et contretoi ? viennent-ils au monde avec la rondache de leur trisaeulau ct ? ont-ils ses cicatrices graves sur leur peau ? Quest-ce que cette grandeur qui se transmet de pre en fils, commeune bougie neuve quon allume une bougie qui steint ? Leschampignons qui naissent sur les dbris dun chne mort sont-ils des chnes ?

    Quand japprends que le roi a cr une famille noble, il mesemble voir un cultivateur planter dans son champ un grandniais de pavot qui infectera vingt sillons de sa graine, et nerapportera tous les ans que quatre grandes feuilles rouges. Ce-pendant, tant quil y aura des rois, il y aura des nobles.

    Les rois font des comtes, des marquis, des ducs, pour queladmiration monte jusqu eux par degrs. Les nobles, ce sont,relativement eux, les bagatelles de la porte, la parade quidonne aux badauds un avant-got des magnificences du spec-tacle. Un roi sans noblesse, ce serait un salon sans anti-chambre ; mais cette friandise de leur amour-propre leur co-tera cher. Il est impossible que vingt millions dhommesconsentent toujours ntre rien dans ltat, pour que

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  • quelques milliers de courtisans soient quelque chose ; qui-conque a sem des privilges doit recueillir des rvolutions.

    Le temps nest pas loin peut-tre o tous ces brillants cus-sons seront trans dans le ruisseau et o ceux qui sen d-corent maintenant auront besoin de la protection de leursvalets.

    Eh ! me dites-vous, votre oncle Benjamin a dit tout cela ? Pourquoi pas ? Tout dune haleine ? Sans doute. Quest-ce quil y a dtonnant en cela ? mon

    grand-pre avait un broc qui tenait une pinte et demie, et mononcle le vidait tout dun trait ; il appelait cela faire des tirades.

    Et ses paroles, comment ont-elles t conserves ? Mon grand-pre les a crites. Il avait donc l, en plein champ, tout ce quil fallait pour

    crire ? Quelle btise ! un huissier. Et le sergent, a-t-il encore quelque chose dire ? Certainement, il faut bien quil parle pour que mon oncle

    lui rponde.Or donc, le sergent dit : Il y a trois mois que je suis en route ; je vais de ferme en

    ferme et jy reste tant quon veut me supporter. Je fais fairelexercice aux enfants ; je raconte nos campagnes aux hommes,et Fontenoy amuse les femmes avec ses gambades. Je ne suispas press darriver, car je ne sais pas trop o je vais. Ils merenvoient dans mes foyers, et je nai pas de foyer. Il y a long-temps que le four de mon pre est dfonc, et jai les bras pluscreux et plus rouills que deux vieux canons de fusil. Je croistout de mme que je retournerai dans mon village. Ce nest pasque jespre y tre mieux quen tout autre pays. La terre y estaussi dure quailleurs, et lon ny boit pas de leau-de-vie dansles ornires. Mais quimporte ! jy vais toujours. Cest commeun caprice de malade. Je serai la garnison du pays. Sils neveulent pas nourrir le vieux soldat, il faudra bien au moinsquils lenterrent, et, ajouta-t-il, ils auront bien la charit dap-porter sur ma fosse un peu de soupe Fontenoy jusqu cequil soit mort de chagrin ; car Fontenoy ne me laissera pas enaller tout seul. Quand nous sommes seuls et quil me regarde,il me promet cela, ce bon Fontenoy.

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  • Eh ! voil le sort quils vous ont fait, rpondait Benjamin.En vrit, les rois sont les plus gostes de tous les tres. Si lesserpents, dont nos potes parlent si mal, avaient une littra-ture, ils feraient des rois le symbole de lingratitude. Jai luquelque part que Dieu ayant fait le cur des rois, un chienlemporta, et que, ne voulant pas recommencer sa besogne, ilmit une pierre la place. Cela me parat assez vraisemblable.Pour les Capets, cest peut-tre un oignon de lis quils ont laplace du cur. Je dfie quon me prouve le contraire.

    Parce quon a fait ces gens-l une croix sur le front avecde lhuile, leur personne est auguste ; ils sont majest ; ils sontnous au lieu de je ; ils ne peuvent mal faire ; si leur valet dechambre les gratignait en leur passant leur chemise, il seraitsacrilge. Leurs petits sont des altesses, eux, ces marmots,quune femme porte au poing, dont le berceau tiendrait sousune cage poulets ; ils sont des hauteurs trs hautes, des mon-tagnes srnissimes. On ferait volontiers dorer par le bout lesmamelles de leur nourrice. Si tel est leffet dun peu dhuile,quel respect aurons-nous donc pour les anchois qui marinentdans lhuile jusqu ce quon les mange ?

    Chez la caste des sires, lorgueil va jusqu la dmence. Onles compare Jupiter tenant la foudre, et ils ne se trouvent pastrop honors de la comparaison. La foudre de moins, et ils sefcheraient. Cependant Jupiter a la goutte, et il faut deux va-lets pour le mener sa table ou son lit. Le rimeur Boileau a,de son autorit prive, ordonn aux vents de se taire, attenduquil allait parler de Louis XIV :

    Et vous, vents, faites silence,Je vais parler de Louis.

    Et Louis XIV na rien vu en cela que de trs naturel ; seule-ment il na pas song dordonner aux commandants de sesvaisseaux de parler de Louis pour apaiser les temptes.

    Ils croient tous, les pauvres fous, que lespace de terre oils rgnent est eux ; que Dieu le donna Eudes, fonds et tr-fonds, pour en jouir, sans trouble ni obstacle, lui et ses descen-dants. Quun courtisan leur dise que Dieu a fait la Seine toutexprs pour alimenter le grand bassin des Tuileries, ils le tien-dront pour homme desprit. Ils regardent ces millionsdhommes qui sont autour deux comme une proprit dont onne saurait, sous peine de pendaison, leur contester le titre ; les

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  • uns sont venus au monde pour leur fournir de largent ; lesautres, pour mourir dans leurs querelles ; quelques-uns, quiont le sang plus limpide et plus rose, pour leur procrer desmatresses. Tout cela rsulte videmment de la croix quunvieil archevque, de sa main caduque, leur a faite sur le front.

    Ils vous prennent un homme dans la force de la jeunesse,ils lui mettent un fusil entre les mains, un sac sur le dos, ils lemarquent la tte dune cocarde, puis ils lui disent : Monconfrre de Prusse a des torts envers moi, tu vas courir sus tous ses sujets. Je les ai fait prvenir par mon huissier, quejappelle un hraut, que, le 1er avril prochain, tu auras lhon-neur de te prsenter sur la frontire pour les gorger, et quilseussent se tenir prts te bien recevoir. Entre monarques cesont des gards quon se doit. Tu croiras peut-tre au premieraspect que nos ennemis sont des hommes ; mais ce ne sont pasdes hommes, je ten prviens, ce sont des Prussiens ; tu les dis-tingueras de la race humaine la couleur de leur uniforme.Tche de bien faire ton devoir, car je serai l, assis sur montrne, qui te regarderai. Si tu remportes la victoire, quandvous reviendrez en France, on vous amnera sous les fentresde mon palais ; je descendrai en grand uniforme et je vous di-rai : Soldats, je suis content de vous . Si vous tes cent millehommes, tu auras pour ta part un cent millime de ces six pa-roles. Au cas o tu resterais sur le champ de bataille, ce quipourrait fort bien arriver, jenverrai ton ex