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rabindrânâth tagore pablo neruda aimé césaire TAGORE NERUDA CESAIRE TAGORE NERUDA CESAIRE TAGORE NERUDA CESAIRE TAGORE NERUDA CESAIRE POUR UN UNIVERSEL RÉCONCILIÉ TAGORE NERUDA CÉSAIRE pour un universel réconcilié Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture

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Pour un universel réconcilié

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Publié en 2011 parOrganisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture7, place Fontenoy 75352 Paris 07 sp, France

Sous la direction deFrancesco BandarinSous-Directeur général pour la culture

Assisté deEdmond Moukala,spécialiste de programme

unesco1, rue Miollis 75732 Paris cedex 15 France

Coordinateur éditorial principalEdmond Moukala

Contributions principales Annick Thébia-Melsan,Uma Das Gupta,Alain Sicard, René Henane

Coordination éditorialeFrançoise Rivière,Annick Thébia-Melsan,cipsh,Enzo Fazzino,Jacques Plouin,Naïma Boumaiza,Noëlle Aboya-Chevanne,Lamia Somai-Lasa,Chris Sacarabany

Graphisme, couverture et illustrationsAude Perrier

Impression unesco

isbn :© unesco, 2011Imprimé en France

Diffusion L’ ouvrage « Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda, Aimé Césaire, pour un universel réconcilié » est disponible en anglais, français et espagnol.

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite.

ResponsabilitéLes auteurs des articles sont responsables du choix et de la présentation des faits contenus dans les textes qu'ils signent, ainsi que des opinions qu'ils y expriment ; celles-ci ne correspondent pas nécessairement à celles de l'unesco et n'engagent donc en aucune façon la responsabilité de l'Organisation.

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rabindrânâth tagore

« Lorsque je jette mon regard tout autour, je rencontre les ruines d’une orgueilleuse civilisation qui s’écroulent et s’éparpillent en vastes amas de futilité. Pourtant, je ne céderai pas au péché mortel de perdre confiance en l’homme : je fixerai plutôt mon regard vers le prologue d’un nouveau chapitre dans son histoire, une fois que le cataclysme sera terminé et que l’atmosphère sera rendue limpide avec l’esprit de service et de sacrifice. Ce nouveau jour pointera peut-être sur cet horizon, à l’Est, où se lève le soleil. Un jour viendra où l’homme, cet insoumis, retracera sa marche de conquête malgré toutes les barrières afin de retrouver son héritage humain égaré. »

Extrait du discours sur la « crise de la civilisation » prononcé le 7 août 1940 à Santiniketan.

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pablo neruda

« Je veux vivre dans un pays où il n'y a pas d'excommuniés.

Je veux vivre dans un monde où les êtres seront seulement humains, sans autres titres que celui-ci, sans être obsédés par une règle, par un mot, par une étiquette (…) Je veux que l'immense majorité, la seule majorité : tout le monde, puisse parler, lire, écouter, s'épanouir. »

Extrait de « J’avoue que j’ai vécu », 1974 (traduction française 1987).

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aimé césaire

« Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier, ou par dilution dans l‘universel. Ma conception de l’Universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, de tous les particuliers, coexistence et approfondissement de tous les particuliers. »

Extrait de la « Lettre à Maurice Thorez » rédigée le 24 octobre 1956.

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sommaire

1 message de madame irina bokova, directrice générale de l’unesco trois messages fédérateurs pour un nouvel humanisme p 13

2 introduction un projet innovant et opérationnel p 17

3 traversant les siècles, des vies, des œuvres : poétique, humanisme et action p 26 tagore p 28 neruda p 52 césaire p 70

4 cinq thèmes de convergences : p 92 1 la poésie et l’art : une force vitale p 94 2 pour un nouveau pacte de sens entre l’homme et la nature p 110 3 émancipation contre l’oppression : dans la réciprocité et le droit p 128 4 le savoir, la science et l’éthique p 148 5 l’enjeu éducatif p 164

5 conclusion p 182

6 la résolution de la conférence générale p 186

7 remerciements p 188

8 crédits p 190

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1MESSAGE DE MADAME IRINA BOKOVA, DIRECTRICE GÉNÉRALE DE L’UNESCO

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trois messages fédérateurs pour un nouvel humanisme Le 21e siècle s’est ouvert sur une obligation collective à repenser le modèle de développement et à frayer de nouveaux chemins pour la paix.

La mondialisation a dressé de nombreuses passerelles entre des régions du monde qui étaient autrefois isolées, renforçant pour chacune l’expérience de la diversité. Cette situation, inédite à cette échelle, ouvre de nouvelles perspectives dans la construction de ce qui nous est commun, et la formulation de l’universel que nous devons partager.

Mais la société mondiale est aussi parcourue de failles mémorielles, lourde de travers ethnocentristes et d’injustices sociales, qui forment le socle de nouvelles intolérances et d’inégalités. Des tensions apparaissent, au moment même où les enjeux planétaires du développement ou du réchauffement climatique appellent à renforcer le rapprochement des peuples.

Comment faire de cette coexistence de tant de diversités un « vivre ensemble » tolérant et humaniste ? Sur quelles bases construire une communauté humaine rassemblée, capable d’élaborer des réponses communes à des questions planétaires qui nous concernent tous ?

Les Objectifs du Millénaire pour le développement ont donné le signal fort d’une humanité décidée à relever ensemble les défis qui sont les siens. Cette coopération internationale ne peut réussir sur le seul jeu des accords politiques ou économiques. Il nous faut ensemble renforcer les valeurs humanistes, le sens de l’éthique, et miser davantage sur la force de résilience qu’offrent l’éducation de qualité, les sciences et la culture au service des peuples.

Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire nous laissent en héritage trois œuvres-vies dont la portée, immense, est une contribution majeure pour la réflexion et l’action en faveur de ce « nouvel humanisme ».

Bien qu’évoluant chacun dans des sphères culturelles distinctes, et ne s’étant presque pas croisés au cours de leurs vies, ces trois géants de la pensée et de la poésie ont développé des visions convergentes d’une fécondité extraordinaire pour le politique et le citoyen contemporains.

message de madame irina bokova, directrice générale de l’unesco

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Leurs œuvres bâties sur le socle d’une profonde singularité culturelle forment ensemble un vibrant plaidoyer en faveur du droit de chaque culture à participer à l’élaboration de l’universel. Leur combat à tous les trois contre les logiques de déshumanisation et d’oppression se nourrit de la certitude qu’aucune zone géographique, aucune sphère culturelle ne peut s’arroger le droit de définir seule ce qui nous est commun. Tous les hommes et femmes des 5 continents peuvent contribuer, par leur force de proposition et par le dialogue, à identifier ce qui du fond de leur singularité s’adresse à l’humanité toute entière, et relève de l’universel authentique, réconcilié.

Chacun pourra méditer sur les convergences qui se dégagent des textes de Tagore, Neruda et Césaire. Elles constituent de puissants repères pour éclairer nos questionnements actuels, et nourrir le projet humaniste contemporain.

En mettant ces repères en perspective, l’unesco actualise aussi la mission de « veille intel-lectuelle » qui lui échoit et, plus que jamais, veut accueillir à la table du dialogue interculturel toutes les voix de l’humanisme, qui expriment le meilleur de l’esprit humain.

Irina Bokova Directrice générale de l’unesco

message de madame irina bokova, directrice générale de l’unesco

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2INTRODUCTIONUN PROJET INNOVANTET OPÉRATIONNEL

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pourquoi un tel programme ?Que le legs bien vivant de Tagore, Neruda et Césaire puisse contribuer à la « refondation de la solidarité intellectuelle et morale qu’exigent les défis auxquels est confrontée l’humanité » voulue par ses pères fondateurs, tel est le souhait des États membres de l’unesco, avec la conviction qu’il faut arrimer à l’approfondissement des messages essentiels les réponses qu’appellent des mutations accélérées afin de renouveler le processus à sens unique qui a longtemps rendu l’universel incompatible avec des attentes d’amplitude planétaire. Ces besoins sont accrus aujourd’hui par les urgences indéniables de la mondialisation.

Réunis à l’occasion de la 35e session de la Conférence générale de l’unesco, les États membres ont adopté, sur la proposition du Conseil Exécutif, la résolution 46 relative au lancement du programme Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire, pour un universel réconcilié, et à son intégration, pour les années 2010-2013, à la Stratégie à moyen terme révisable de l’Organisation, « dans un cadre opérationnel interdisciplinaire adapté à une action durable », comme l’indiquent les Actes de cette 35e session de la Conférence générale.

Issus de contextes géographiques et civilisationnels distincts, Rabindrânâth Tagore (1861-1941), Pablo Neruda (1904-1973) et Aimé Césaire (1913-2008) au centre de constellations bien actuelles de pensée, d’expérience et de création, nous permettent d’entrevoir aujourd’hui la possibilité d’un « universel réconcilié » enfin affranchi de la domination, de l’exploitation, de la manipulation et de l’exclusion qui ont longtemps confiné les processus d’universalisation dans une seule direction.

Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire ont en commun de s’être revendiqués comme des hommes animés par une volonté de dialogue et une exigence de responsabilité que leurs œuvres, profondément distinctes et originales, ont nourries des sources asiatiques, africaines, américaines, caribéennes et européennes. Parlant et agissant depuis le Sud, leur lutte anticolonialiste pour l’avènement d’un nouvel ordre mondial a anticipé sur les grands bouleversements géopolitiques planétaires. Ils ont élargi voire redéfini la portée du fait humaniste moderne, et leur effort illustre et fédère celui d’auteurs, de politiques, de créateurs, de décideurs et de scientifiques dont le message enrichit et démultiplie les thèmes de leur engagement respectif qui a traversé la complexité du xixe, du xxe et, aujourd’hui, du début du xxie siècle.

un projet innovant et opérationnel

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Parce que l’humanisme qu’ils nous proposent revoit d’une façon radicale et concrète le rapport à l’autre, à soi-même, à la nature, aux droits et aux libertés, tous trois ouvrent des pistes qui éclairent les fondements des majeures contradictions actuelles pour la difficile construction d’un universel qui doit être, selon les termes d’Aimé Césaire dans sa Lettre à Maurice Thorez, publiée en 1956, « riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers ».

Socles d’une solidarité vivante, les trois poètes incarnent, par leurs œuvres et leurs vies, les idéaux qui ont inspiré la fondation de l’unesco, chargée – rappelons-le – par la communauté internationale du mandat de « bâtir la paix dans l’esprit des hommes ». Tâche qui s’avère plus que jamais nécessaire dans notre monde confronté à la dimension globale de fractures économiques, sociales et financières, alimentaires et énergétiques mais aussi environnementales, humanitaires et éthiques. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les conditions de l’épanouissement des potentiels humains et sur le rééquilibrage de savoirs et de richesses profitables à tous, au-delà de la seule accumulation de biens matériels.

Bien plus qu’un accident conjoncturel, la crise semble être globale. Ses modalités diversifiées selon les contextes la font apprécier, avant tout, comme une crise du sens qui questionne les voies concrètes qui sont à inventer pour améliorer, voire repenser, la gouvernance et le dialogue mondiaux. Une crise, enfin, qui repose le rôle de la culture, de l’éducation et de la science au cœur du développement durable et de l’édification de la paix, autrement dit, qui projette la substance même de la mission de veille intellectuelle qui incombe à l’unesco au sein de la communauté internationale : contribuer, sur le socle de références incontestables, au partage d’un nouvel humanisme qui exprime l’expérience des peuples et parle à tous.

Pour toutes ces raisons, l’exemplarité centrale, pionnière et actuelle du message de Tagore, Neruda et Césaire a conduit les États membres, d’un accord unanime, à s’inspirer de leur engagement de poètes de l’action car il est emblématique des enjeux du monde actuel et fédérateur de multiples engagements. La mise en œuvre de ce programme ancré sur leurs messages et leurs actes, est une opération phare innovante et susceptible de rassembler, au Nord comme au Sud, les atouts transculturels de la réflexion et de la création pour œuvrer à « la consolidation de passerelles entre les cultures et les civilisations ».

un projet innovant et opérationnel

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pivots de constellations en faveur de la culture de la paixComme l’a déclaré la Directrice générale de l’unesco, Madame Irina Bokova, la mise en relation des trois œuvres-vies de Tagore, Neruda et Césaire projette leur message, au-delà de leur propre signification, vers une résonance plus large que leur legs individuel : celle de constellations de pensée et d’action dont ils sont les pivots et grâce auxquelles il est possible d’explorer et de mieux comprendre, sur les cinq continents, les mécanismes qui ont structuré les relations entre l’universel et le particulier, du milieu du xixe siècle colonial à nos jours. Processus historiques, dont la mondialisation est la résultante, qui sont ceux de l’aventure coloniale et de ses avatars qui croisent l’expansion de la civilisation industrielle, dont ces précurseurs ont évalué les articulations complexes et contrastées annonciateurs de l’actuel contexte mondial. Processus contemporains que définit la récurrence de mécanismes d’hégémonie et d’exclusion, mais aussi l’émergence d’indéniables opportunités et de nouveaux paradigmes.

Dans la sédimentation des deux derniers siècles, Tagore, Neruda et Césaire ont su hériter du meilleur des traditions et des acquis civilisationnels qui les ont précédés. S’ils ont affronté les combats de leur époque endeuillée par le colonialisme, le fascisme, le racisme, le fondamentalisme, et assumé les choix imposés par l’édification complexe des mutations historiques de leur contexte particulier, c’est en complémentarité permanente avec leurs contemporains essentiels, qu’il s’agisse en premier lieu du Mahatma Gandhi, d’Albert Einstein, de Frantz Fanon, Pablo Picasso, Léopold Sédar Senghor, Rafael Alberti, Wifredo Lam, Cheikh Anta Diop, mais aussi d’André Breton, Jean-Paul Sartre, Federico Garcia Lorca, Yasunari Kawabata, Satyajit Ray et de bien d’autres. Cette triade d’hommes-carrefours a engendré de riches filiations qui donnent un sens plein, ici, à la notion de « constellations » ; ils ont rassemblé largement tous les hommes et femmes du Nord comme du Sud qui ont pris part à cette longue évolution leur permettant de s’ouvrir à ceux qui participent aujourd’hui, sur les cinq continents, à la proposition d’un nouvel humanisme et à la Culture de la paix.

Mobiliser ces constellations n’est pas seulement un exercice intellectuel, éloigné des réalités du développement. À l’intersection du passé et du présent et avec une urgence impérieuse et concrète, il s’agit du dialogue humaniste dont notre monde a aujourd’hui un besoin crucial pour humaniser le développement. En mettant en œuvre le projet Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire, pour un universel réconcilié, l’unesco envisage d’associer le plus largement possible à cette dynamique tous ceux qui s’emploient à la mise en action de pratiques de réflexion et de dialogue entre les cultures et les civilisations : écrivains, artistes, philosophes, scientifiques, sportifs, décideurs économiques, militants des droits de l’homme, journalistes, cinéastes, éducateurs de toutes origines, élèves de tous âges, que ces pratiques soient économiques, politiques, sociales, scientifiques, mémorielles, éducatives, culturelles ou environnementales.

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une poétique de solidarité active pour appréhender les enjeux de la paix et du développementGrâce à Tagore, Neruda et Césaire et à ces constellations, nous disposons de grilles de lecture pour décrypter, au stade actuel de l’histoire humaine, les structures mêmes de l’évolution politique et culturelle du xxe et du début du xxie siècle et appréhender la dimension stratégique des ressorts économiques de la modernité post-coloniale. C’est que chacun d’eux a fait de la poétique de l’action une praxis de la solidarité, un laboratoire des voies et des moyens de la réconciliation culturelle, sociale et politique, depuis les plus hauts sommets de la pensée et de la création jusqu’aux chantiers du terrain.

C’est ainsi qu’il ne s’agit aucunement de poésie et de pensée hors du monde et de ses contingences. Tous trois ont agi sur le développement économique et social, inventé le microcrédit et proposé une nouvelle éducation dans l’Inde en voie de décolonisation comme Tagore, défendu les mineurs et les ressources du salpêtre chilien comme Neruda, ou encore promu le développement social et culturel des Antilles comme Césaire. Leur exemple démontre que c’est par l’action innovante et authentiquement responsable, en faveur d’un humanisme pragmatique et tangible, qu’il est possible de faire confluer les horizons culturels respectifs de la culture, de la paix et du développement. En pionniers de la responsabilité et du partage, ils ont montré comment relier l’action à l’esprit, la pratique à l’éthique, le matériel à l’immatériel. Sur de telles bases, le projet offre une matière immense pour le dialogue interdisciplinaire et interculturel.

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mobiliser les initiatives et les moyensL’objectif visé par l’unesco est de lancer une dynamique avec le concours des gouvernements nationaux et locaux, des organisations multilatérales, des parlements et des collectivités locales, de la société civile, des acteurs culturels et intellectuels, des fondations privées et des milieux associatifs, pour créer autour de ces messages pluriels et riches de sens, le cadre original d’une action transculturelle et intergénérationnelle qui mette à profit les talents humains, les projets politiques, les ressources technologiques et la coopération opérationnelle et financière. Le but est de promouvoir un partenariat intellectuel, artistique, institutionnel qui réponde aux besoins de co-responsabilisation à l’échelle mondiale.

D’une part, cette « poétique de solidarité active » redonne aux arts et aux humanités un rôle crucial. D’autre part, en faisant valoir l’héritage de ces trois humanistes qui embrassent, à eux trois, les grandes aires géoculturelles d’Asie, d’Afrique, d’Amérique, des Caraïbes et d’Europe, notre ambition est de stimuler des initiatives internationales de publication, de traduction, de création et de recherche afin de :

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Redonner à la poésie et à l’art, visionnaires et générateurs de prise de conscience, leur rôle de médiation entre l’homme et le monde, et de lien entre les cultures pour un « vivre ensemble en paix ».

Reformuler le rapport de l’homme à la nature, pour nourrir de sens et de valeurs notre commune présence au monde et la durabilité de nos besoins de développement.

Consolider les processus d’émancipation contre toutes les formes d’oppression, pour progresser dans l’éradication de l’exclusion politique, économique, sociale et culturelle afin de lutter à la source contre le racisme et l’intolérance.

Renforcer le défi éthique de la science et des technologies dont les acquis et les horizons partagés sont des vecteurs organiques de la diversité des peuples et des civilisations, sommés d’assumer ensemble et dans le respect réciproque, les enjeux de la paix et du développement.

Encourager la prise de conscience de l’éducation, comme méthodologie de transmission et de respect du savoir pour la formation des consciences, l’évolution des sociétés vers la justice sociale, la lutte contre la perte des valeurs, la fragmentation des savoirs, les replis identitaires et le partage des bienfaits du développement.

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à partir de l’action de l’unesco quelques pistes d’orientation Un certain nombre d’axes opérationnels ont été retenus par l’unesco pour faire essaimer le projet en suscitant et accompagnant des actions à fort potentiel de visibilité et aux objectifs pluriels. Cette mise en œuvre du programme passera par l’établissement de partenariats avec les divers acteurs politiques, économiques et financiers, médiatiques et sociaux des États membres afin d’encourager l’intérêt et la mobilisation des partenaires institutionnels et de la société civile. Il s’agira de faire naître des projets diversifiés répondant à des objectifs particuliers, régionaux, nationaux ou mondiaux sur la base de coopérations financières et stratégiques, avec les institutions publiques nationales et du secteur privé, pour favoriser la dimension éducative, universitaire ainsi que la recherche interdisciplinaire et les déclinaisons artistiques et culturelles du programme.

1. La communication et l’information : un cadre interactif de communication et d’information est proposé par l’unesco, notamment par la mise à disposition d’outils numériques appropriés (site web, blogs, réseaux sociaux, wikis, etc.). Ils seront accompagnés de contacts suivis avec la presse et les formateurs d’opinion (contacts personnalisés, événements divers), afin de faire circuler largement l’information nécessaire à la présentation et au lancement du programme ; ces supports numériques interactifs ont vocation à être accessibles dans le plus grand nombre de langues à un large public notamment les jeunes, les artistes, les chercheurs, les étudiants, etc.

2. L’organisation de manifestations de sensibilisation : en partenariat et en coopération étroite avec les organisations internationales et intergouvernementales qui constituent les interlocuteurs multilatéraux de l’unesco (onu, Union Européenne, Union Africaine, Mercosur, Organisation Internationale de la Francophonie, Commonwealth, etc.) pour consolider la problématique du nouvel humanisme et de la Culture de la Paix, au regard des Objectifs du Millénaire et des solutions à apporter aux urgences internationales. Cette dimension inter agences et inter institutions correspond au mandat de veille intellectuelle de l’unesco dans le système des Nations unies, plus que jamais requis dans un contexte où la question de l’humanisme retrouve une urgence centrale. Ce cadre multilatéral élargi sera susceptible de démultiplier l’initiative de l’unesco et de contribuer valablement à l’actualisation de la mission unique qui lui est assignée sur la scène mondiale.

3. L’édition et la traduction des œuvres : un effort particulier sera consacré à la promotion d’actions éditoriales et de traduction des trois œuvres avec les institutions publiques et privées du domaine, en vue de rendre les œuvres effectivement disponibles par des traductions et des publications, hors de leur langue d’origine et ainsi rendues accessible aux publics les plus diversifiés ; l’objectif étant, d’une part, de s’assurer que les messages sont connus et compris dans les langues nationales et, d’autre part, d’approfondir le riche patrimoine matériel et immatériel de ces œuvres, dans le strict respect des droits d’auteurs et des ayants droit ; la réalisation dans un premier temps d’une anthologie de textes des trois auteurs par l’unesco sera disponible dans les six langues officielles ; un effort particulier étant apporté à l’accessibilité des textes dans des langues locales.

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4. La mise en œuvre d’actions de sensibilisation d’institutions culturelles et d’artistes, interprètes et créateurs, pour qu’ils puissent s’emparer du projet par tous les langages de l’art et de la scène, dans le but de toucher le public le plus large, au Nord comme au Sud, en veillant à atteindre particulièrement les publics jeunes, pour promouvoir la signification intergénérationnelle et interconfessionnelle du programme.

5. Le lancement d’appels à projets pour stimuler des initiatives locales ou nationales, en fonction des ressources et des attentes du terrain. Labellisées par l’unesco, elles bénéficieront de la mise en commun des outils de promotion et de sensibilisation du projet, et seront présentées sur le site de l’unesco.

6. La recherche de liens entre le programme et les grands rendez-vous et événements des agendas culturels mondiaux (Années de la Culture, Festivals, expositions internationales, environnement culturel des événements sportifs mondiaux etc.), susceptibles de faire effectivement essaimer le projet dans tous les milieux sociaux et contextes géographiques afin de l’insérer dans le vécu des populations et des publics.

7. Subséquemment, la dimension audiovisuelle du projet, à laquelle une attention particulière doit être réservée, en suscitant et en accompagnant la conception, la réalisation et la diffusion de programmes audiovisuels de documentaires ou de fictions inspirées des trois œuvres-vies et de leurs constellations. La mise en image des textes pourrait permettre d’occuper des niches télévisuelles par des créations également utilisables et diffusables dans des lieux publics, des milieux éducatifs et dans des supports de présentations technologiques diversifiés.

Son Excellence l’Ambassadeur Olabiyi Babalola Joseph Yai Délégué permanent du Bénin auprès de l’unesco Président du Conseil Exécutif de l’unesco (2007-2009)

25un projet innovant et opérationnel

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3TAGORE NERUDA CÉSAIRE POÉTIQUE, HUMANISME ET ACTIONTRAVERSANT LES SIÈCLES, DES VIES, DES ŒUVRES

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rabindrânâth tagore 1861-1941Oh, quel soulagement d’être sorti des étroites parois mitoyennes et de contempler l’univers. L’Offrande lyrique (Gitanjali), 1910.

Rabindrânâth Tagore, poète au génie spirituel et multiforme, est aussi un philosophe, un militant anticolonialiste clairvoyant, un moteur de transformation sociale, un éducateur innovant, un messager exceptionnel de dialogue entre cultures et civilisations, un défenseur et un propagateur éclairé de la rigueur scientifique mais encore un musicien d’exception, un dramaturge fécond, un acteur et un chanteur fascinant, un plasticien inspiré, et bien d’autres talents qui font du «barde du Bengale » un éveilleur de consciences intemporel par la force de son message et l’actualité de sa vision.Dans l’histoire moderne, rares sont les hommes qui ont réalisé autant, par l’engagement politique et humaniste et le rayonnement de la pensée etde l’inspiration, l’idéal humain tant rêvé par Leonardo da Vinci, celui de l’Uomo

universale. Cette myriade de génies, rassemblés en un seul homme nommé Tagore est l’illustration particulièrement emblématique d’un tel idéal. Dans la période qui s’étend de la moitié du xixe siècle à la première moitié du xxe siècle, sa vie et son œuvre sont animées par une volonté infatigable de partage du savoir et de progrès moral, qui en fait l’un des acteurs mondiaux majeurs de l’ère industrielle. S’il s’est consacré, sans relâche, dans une perspective indienne et pan asiatique, à la lutte pour la libération de son peuple, et au-delà, de tous les peuples colonisés, c’est avec la volonté de construire par l’éducation et la responsabilité de tous, la coopération entre les peuples, dans un monde libéré de l’aliénation, de l’oppression, de l’humiliation et de la régression, afin que les civilisations et les talents s’épanouissent dans le respect mutuel, et au service de l’universel humain.

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le jeune rabiRabindrânâth Tagore naît à Calcutta, le lundi 25 baishakh 1268 (ère Bengali), correspondant au mardi 7 mai 1861, dans l’Inde dominée par le Raj britannique. Issu de la caste des brahmanes pirali, il est connu aussi sous le nom de Takur et le surnom de Gurudev et, enfant, fut surnommé par ses proches « Rabi ».Tagore est le plus jeune des treize enfants survivants de Debendrânâth Tagore, l’un des fondateurs du mouvement réformateur Brahmo Sama et le patriarche d’une famille de grands propriétaires du Bengale, particulièrement respectés. Il a été éduqué dans un milieu privilégié par l’aisance matérielle et, de surcroît, dans une famille d’artistes et de réformateurs sociaux et religieux, opposés aux excès du système des castes et favorables à une amélioration de la condition de la femme indienne.Digne de ce lignage éclairé, le jeune Rabi étudie l’histoire, l’astronomie, la science moderne et le sanscrit, se plonge dans les poèmes classiques de Kãlidâsa, tout en étant également informé très tôt du legs Moghol, des cultures occidentale et musulmane. Son instruction à domicile, ainsi que des voyages à travers l’Inde font de l’adolescent Tagore un non-conformiste et un pragmatique qui se dédie à l’observation de la nature, à l’analyse du fonctionnement social et de la sujétion coloniale ainsi qu’à la réflexion intellectuelle. À 16 ans, il publie ses premiers poèmes et accède à la notabilité en composant, en 1877, Bhikharini (La gueuse, première nouvelle en langue bengali) et en 1882, Sandhya Sangit dont fait partie le célèbre poème Nirjharer Swapnabhanga (L’enthousiasme de la cascade). Le jeune Tagore passe de longs moments dans des terrains qui, aujourd’hui, font partie du Bangladesh, naviguant sur un bateau, ou campant le long de la rivière. Il est toute ouïe et regarde profondément l’environnement naturel qui l’entoure, touché par le peuple et la beauté de la nature du Bangladesh. Issu d’un milieu aristocrate, les populations de la région, vivant dans le dénuement, l’inspirent et le poète prend conscience de la réalité de la pauvreté et de la discrimination. Sa poésie et ses nouvelles décrivent souvent cette réalité.Envisageant de devenir avocat et comme tout jeune indien de sa caste et de son rang social, Tagore s’inscrit en 1878 dans un établissement secondaire privé de Brighton en Angleterre, où il découvre, de l’intérieur, la modernité du monde occidental tout en évaluant ses contradictions et ses dysfonctionnements :

[…] Il y a de graves questions que la civilisation occidentale a posées devant le monde et auxquelles elle n’a pas complètement répondu : les conflits entre l’individu et l’État, le travail et le capital, l’homme et la femme, les conflits entre l’avidité du gain matériel et la vie spirituelle de l’homme, entre l’égoïsme organisé des nations et les idéaux les plus élevés de l’humanité. Tout cela doit se résoudre en harmonie. Comment ? On ne peut encore même pas le concevoir…

Puis il étudie le droit à l’University College de Londres, mais décide de rentrer au Bengale avant d’avoir obtenu son diplôme. De retour à Calcutta en 1880, il publie en 1883 son recueil Chants de l’aurore et épouse, dans sa propre demeure, une jeune fille de sa caste, Mrinalini Devi que la mort lui ravira prématurément (1873-1902). De cette union naîtront cinq enfants, dont deux mourront avant d’atteindre l’âge adulte.

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zamindar babuEn 1890, accédant au désir de son père, Tagore commence à administrer le domaine familial de Shilaidaha (zone qui appartient désormais au Bangladesh). Surnommé « Zamindar Babu », Tagore vit sur la péniche familiale, la Padma et parcourt le grand domaine ancestral pour collecter les redevances des paysans. C’est immergé dans ces terres qu’il observe avec sa finesse les contradictions internes de la société bengalie et qu’il comprend le fardeau que constitue l’aliénation imposée par le joug colonial britannique.

Rêvant d’émancipation pour son pays comme pour toute l’humanité, il s’oppose avec véhémence à l’aveugle traditionalisme qui paralyse les transformations de l’Inde vers un modernisme endogène. Pour en ouvrir la voie, il place l’éducation des femmes et des hommes au centre de la reconstruction nationale et fonde en 1901, à Santiniketan sur ses terres familiales du Bengale occidental, un ashram qui inclura par la suite, une école expérimentale, des pépinières, des jardins et une bibliothèque ouverts sur le savoir de toutes les provenances, y compris de l’Occident. Ses travaux d’éducateur à Santiniketan et son abondante production littéraire lui valent très rapidement un large soutien en Inde aussi bien qu’à l’étranger. Il publie ainsi Naivedya en 1901 et Kheya en 1906, et traduit en anglais ses poèmes en vers libres.

Contre le déclin socio-économique du Bengale dans les villes où sévit une pauvreté endémique, comme dans les villages, Tagore développe l’apprentissage concret du savoir et de la démarche scientifique, dans le respect de l’identité culturelle et linguistique, par la scolarisation comme moyen de « libération des villages des fers de l’impuissance et de l’ignorance [en] revitalisant le savoir ».

Dans son intérêt pour les sciences, il fait de Visra-Parichay, la Demeure de la paix, un centre d’explorations en biologie, physique et astronomie. Disciplines scientifiques influençant sa poésie qui réserve une large place au naturalisme et souligne son respect pour les lois scientifiques. Les complexes universitaires de Santiniketan et Visra Barati fonctionnent encore aujourd’hui, avec l’appui du Gouvernement indien.

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une œuvre foisonnante Profondément marqué par une inspiration spirituelle, Tagore fut un réformateur culturel anti conventionnel qui modernisa l’art bengali, en rejetant les restrictions au-delà des formes indiennes classiques. Il expérimente pour la première fois le théâtre à l’âge de 16 ans, en tenant le rôle principal – Monsieur Jourdain – dans la pièce de Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, adaptée par son frère Jyotirindranath. À 20 ans, il écrit sa première pièce Valmiki Pratibha (Le Génie de Valkimi), accompagnée de musique ; suivent des drames qui explorent des thèmes philosophiques et allégoriques, construits d’après d’anciennes légendes du bouddhisme et de l’hindouisme, mais où il choisit comme héros des gens ordinaires pour détruire les symboles de l’assujettissement. Ses réflexions sur l’environnement, les idées modernes ou la vie des pauvres sont une singularité dans la littérature indienne jusqu’alors.

Musicien prolifique doublé d’un peintre de talent, Tagore a composé une importante œuvre musicale, dont la grande puissance émotive est indissociable de sa poésie, comme de son œuvre dramatique et picturale qui explorent, dans des fictions libres, toute la gamme des émotions humaines, de ses premiers chants traitant de la mort, jusqu’à des compositions passionnelles sur l’amour et les relations sexuelles, aux formes novatrices.

Hors du champ de la fiction, Tagore a écrit sur des sujets aussi variés que l’histoire de l’Inde ou la linguistique. À côté de ses œuvres autobiographiques, ses journaux de voyages, essais et conférences ont été compilés dans de nombreux volumes, au nombre desquels on peut citer Iurop Jatrir Patro (Lettres d’Europe) et Manusher Dhormo (La religion de l’Homme).

Son exceptionnel legs littéraire et musical est inséparable de la création culturelle indienne moderne, dans tous les domaines, et plusieurs de ses romans et nouvelles comme Chaturanga, Shesher Kobita, Char Odhay, Noukadubi (Le Naufrage), Charulata, Ghare Baire (La maison et le monde) ont eu des adaptations cinématographiques par des réalisateurs comme Satyajit Ray.

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l’engagement anticolonialiste et l’idéal pan asiatique Curieux du monde, Tagore choisit très tôt l’engagement anticolonialiste et comprend la complexité du défi auquel sera confrontée l’Inde indépendante dans son appartenance continentale : devenir une grande nation. Il sait que participer au réveil pacifique de l’Asie signifie éviter les pièges du nationalisme, de l’extrémisme confessionnel et du totalitarisme politique, d’où qu’ils viennent.Au tournant du siècle, se profilent de nouveaux et inquiétants enjeux nationalistes qui indiquent des déplacements significatifs à venir sur la carte géopolitique mondiale. La défaite de l’Espagne à Cuba (1898) confirme l’apparition des États-Unis comme acteur primordial sur la scène mondiale, précédant de peu la guerre russo-japonaise (1904-1905) entre la Russie impériale, dont l’objectif est de disposer d’une façade maritime sur l’Océan Pacifique, et l’Empire japonais post-Meiji qui entend se faire reconnaître en tant que puissance régionale à part entière, pour développer sa propre stratégie impériale et coloniale en Asie et y appliquer, au profit de sa domination nationale, les méthodes les plus agressives du système occidental.

En élargissant sa vision anti-coloniale, Tagore suit, avec une vigilance attristée, les progrès du nationalisme culturel et du militarisme au Japon, où le pouvoir exerce une violente répression des mouvements démocratiques avec le soutien quasi unanime de la population. « Du Japon ne sont venues aucunes protestations, pas même de ses poètes» (). Il adhère pleinement à l’idéal du panasiatisme pacifique prôné par l’intellectuel nippon Kakuzô Okakura qui, dans son ouvrage Le Réveil de l’Asie écrit en Inde en 1902, affirme sa solidarité avec les pays colonisés et en particulier avec les intellectuels indiens. C’est ainsi qu’il dénoncera avec force, lors de son voyage d’octobre 1916 à Tokyo, que Romain Rolland qualifia de « tournant dans l’histoire du monde » l’expansionnisme ultranationaliste et colonialiste japonais dans un discours anti-nationaliste et universaliste à l’Université Impériale de Tokyo :

Je ne peux personnellement croire que le Japon soit devenu ce qu’il est en imitant l’Occident. Je ne suggère pas un instant que le Japon ne devrait pas envisager d’acquérir des armes modernes afin d’assurer sa propre protection, mais jamais au point d’outrepasser son instinct d’auto-préservation. Le Japon doit savoir que le vrai pouvoir ne réside pas dans les armes, mais dans celui qui les brandit ; et que lorsque l’appétit du pouvoir conduit l’homme à multiplier ses armes au détriment de son âme,alors il se trouve en plus grand danger que ses ennemis… Ce qui présente un danger pour le Japon n’est pas l’imitation des caractéristiques extérieures de l’Occident, mais l’acceptation et l’internalisation de la force motrice du nationalisme occidental. J’espère de tout cœur que le Japon ne cessera jamais d’avoir foi en son âme en la sacrifiant au pur orgueil de son propre impérialisme.

L’exemple japonais joue un rôle déterminant dans la pensée de Tagore, car il lui permet de mieux percevoir, au-delà du seul exemple occidental, les ressorts intrinsèques du colonialisme et de l’impérialisme ainsi que la violence structurelle du principe hégémonique qui fonde leur domination.

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1913, prix nobel de littératureLe 14 novembre 1913, après la publication en anglais de son œuvre poétique, traduite par lui-même en vers libres, Tagore apprend qu’il est le premier non occidental à recevoir le prix Nobel de littérature qui lui est décerné pour le caractère idéaliste – et accessible aux lecteurs occidentaux – d’une partie de son œuvre traduite, dont Gitanjali (L’Offrande lyrique) parue en 1912 sous le titre anglais de Song Offerings. La première traduction en français est d’André Gide et d’Hélène du Pasquier. Tagore avait transformé, par son œuvre, la langue bengali, d’une simple langue provinciale en une langue riche, sophistiquée, dynamique, capable d’exprimer les sujets les plus complexes en matière de sciences, philosophie, et autres disciplines. La langue parlée aujourd’hui au Bangladesh est issue, principalement, de la contribution de Tagore.

L’Europe du début du xxe siècle, en le découvrant, est fascinée par Tagore. Romain Rolland écrit dans son journal : « Il est fort beau, presque trop. Toute sa figure rayonne d’une joie abondante et tranquille, qui se traduit dans toutes ses paroles ». Ses contacts avec les Européens les plus éclairés de l’époque comme André Gide, William Yeats, Ezra Pound, l’informent des débats culturels et politiques de son temps, où commence à se manifester la prise de conscience de la responsabilité de l’Occident, de sa mainmise hégémonique sur des peuples non occidentaux et ses tendances extrémistes ou fascistes. Tagore prend aussi connaissance des nouveaux courants culturels et artistiques qui révolutionnent la science, les arts et les lettres : cubisme, surréalisme, psychanalyse. À la veille de la Première Guerre mondiale, l’ensemble lui paraît dessiner un carrefour périlleux menant à la plus grande période de transition de l’histoire.

En 1915, conscient du fait que la lecture occidentale de son message par une élite orientaliste même consciente de « la dégénérescence de l’Europe » selon les termes de Romain Rolland, s’intègre dans la vision européenne de la mission civilisatrice de l’Occident, Tagore accepte, avec réticence, d’être fait chevalier de la couronne britannique, titre auquel il finira d’ailleurs par renoncer plus tard pour dénoncer les méthodes inhumaines de la répression coloniale. Toutefois, artisan infatigable du dialogue, son engagement pour l’affirmation de l’identité indienne, comme celle des peuples colonisés d’Asie et d’ailleurs est inséparable de la prise de conscience de la nécessité de modernisation raisonnée et endogène des pratiques sociales et culturelles indiennes.

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contre « le corset de fer » et, avec le mahatma gandhi, pour l’indépendance de l’indeEn publiant, en 1904, un essai politique en faveur de l’indépendance de l’Inde, Tagore est l’une des toutes premières voix anticolonialistes. Il acquiert tôt la conviction que l’impérialisme et le colonialisme, qui ont d’abord été jusqu’au xixe siècle des affaires européennes, deviennent des réalités mondiales.

Dès lors, se confirment les fondements de sa vision où l’action sociale, la visée pédagogique et l’écriture sont indissociables, car elles sont dédiées à la double conquête de la liberté politique et de l’émancipation des hommes par la lutte contre l’oppression ainsi que par l’éducation. Ces objectifs sont pour lui indissociables de la rencontre avec d’autres peuples, d’autres cultures pour la construction de l’universel libéré de la domination extérieure autant que du nationalisme produit à l’intérieur des sociétés. Double paradigme qu’il a maintenu avec une exceptionnelle constance et une conviction éthique inaliénable, fut-ce au prix de l’incompréhension des siens et des critiques des occidentaux, Cette attitude à la fois anti-colonialiste et antinationaliste fut parfois mal comprise par plusieurs pays et même par ses compatriotes.

Quoiqu’il ne soit pas un acteur de l’action purement politique, la puissance de conviction et l’engagement humaniste du poète Tagore, ancré dans le réel indien et analyste informé du monde, ont nourri culturellement et philosophiquement le Mouvement pour l’indépendance de l’Inde et l’action anticolonialiste contre le « corset de fer » du Raj britannique.

L’influence de Tagore est particulièrement notable sur le plus emblématique de ses compatriotes, Mohandas Karamchand Gandhi (1861-1944), apôtre de la désobéissance civile, du satyagrahâ que Tagore est le premier à baptiser publiquement, avec affection et estime, du titre respecté de « Mahâtmâ, la grande âme ». Au service de leur commun idéal, la résistance à l’oppression, la conquête de l’indépendance, la paix entre les peuples, leur amitié a offert à l’Inde un double héritage inséparable de son identité nationale et de sa projection internationale. Tagore soutient totalement l’action politique de Gandhi contre la domination britannique, notamment les campagnes de désobéissance civile mises en action en Inde, tout en désapprouvant certaines tendances à l’archaïsme dogmatique. Pour Gandhi, il est un modèle, une référence d’autant plus précieuse que leur double présence ne s’exclut pas et que Gandhi reconnaît en Tagore le privilège inestimable du grand poète.

Les ayant accueillis successivement à Paris, Romain Rolland écrivait en février 1923 : « On ne sait qui admirer le plus, du saint ou du sage génie. Bonheur unique pour l’Inde d’avoir possédé en même temps ces deux grands hommes qui sont, chacun, l’expression d’une des faces de la plus haute vérité ! »

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sur les routes du monde Animé d’une insatiable soif de voyages, Tagore a sillonné le monde et visité plus de trente pays sur les cinq continents, entre 1878 et 1932, pour y rencontrer des publics non indiens et approfondir l’expérience de la diversité du monde et l’observation d’autres cultures. Au cours de ces voyages studieux qui le mènent en Europe (France, Angleterre, Italie, Allemagne, Russie, Roumanie, Hongrie, Grèce), en Amérique (États-Unis, Argentine), au Moyen Orient (Iran, Irak), en Asie (Chine, Japon), ou en Afrique (Égypte), il répond à de nombreuses invitations. Célébrité mondiale, il prononce de multiples conférences où il s’emploie à dénoncer les réalités de l’oppression coloniale, les risques du péril nationaliste, et à mettre le doigt sur les contradictions occidentales. Partout, il ouvre un dialogue d’égalité avec le colonisateur en s’exprimant sur la civilisation indienne, le nationalisme, la guerre et la paix, l’éducation transculturelle, la liberté de pensée, l’importance du rationalisme critique, la mission de la science, le besoin d’universel.

Les échanges intellectuels approfondis qu’il noue avec nombre de ses illustres contemporains, parmi lesquels William Butler Yeats, Graham Greene, Romain Rolland, Henri Bergson, Albert Einstein, Robert Frost, Thomas Mann, George Bernard Shaw, H. G. Wells, enrichissent ses opinions au sujet du contexte géopolitique mondial, du matérialisme croissant et des lacunes spirituelles de la révolution industrielle et marchande en cours en Occident.

Il fut un temps où nous étions fascinés par l’Europe. Elle nourrissait en nous un nouvel espoir. Nous pensions que sa mission première était de prêcher l’évangile de la liberté dans le monde. Par sa littérature et son art, nous ne connaissions d’elle alors que son versant pur. Mais petit à petit, elle fit de l’Asie et de l’Afrique les sphères principales de ses activités séculaires, et y eut pour vocation première d’acquérir des dividendes, de gérer des empires et d’accroître ses activités commerciales.

Il évalue le danger du fascisme qu’il dénonce, notamment dans son article du 20 juillet 1926, publié après une rencontre avec Mussolini. Opinions qui, parfois, surprennent désagréablement les audiences occidentales, enclines à ne considérer dans son « flot monstrueux de l’Inde énorme » que l’expression mystico-religieuse du patrimoine ancestral asiatique, tel que le conçoit le regard occidental, et à ne chercher en lui que l’incarnation parfaite du sage de l’Orient pour remplir – selon les termes d’André Gide – « l’étroite coupe » des canons de la tradition orientaliste made in Europe.

Ces voyages sont aussi pour Tagore l’occasion de se familiariser avec les avancées de la science occidentale pour en faire bénéficier la société indienne. Avec la conviction que le vrai pouls de l’Inde est dans les villages, Tagore et l’économiste agricole Leonard K. Elmhirst, rencontré lors d’un voyage aux USA, fondent, en 1921, à Surul – un village voisin de l’ashram de Santiniketan – l’Institut pour la reconstruction rurale de Sriniketan qui sera par la suite renommé par Tagore « Maison de la Paix ». Il recrute des spécialistes, des donateurs et des soutiens officiels venus de nombreux pays pour introduire en Inde des connaissances scientifiques nouvelles.

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libérer l’inde du système des castes et du sectarisme religieuxAu début des années 1930, convaincu que « l’anormale conscience de caste » en Inde et la rudesse du sort réservé aux intouchables survivront à la domination coloniale et constituront un obstacle à la construction de la nation indienne, Tagore met tout en œuvre pour faire reconnaître l’humanité et les droits des Dalits, les intouchables, et appelle les autorités et le peuple à les admettre.

De même, luttant sans relâche contre les préjugés d’exclusion sociale et religieuse, Tagore s’engage contre la violence sectaire croissante entre musulmans et hindous et contre l’émergence d’un nationalisme indien engagé en faveur d’un futur État hégémoniquement hindou, car il a la prescience des risques politiques et humains du choc des fondamentalismes hindous et musulmans.

Ces aberrations fratricides, qui se donnent pour excellences spirituelles le sectarisme [qui] tel un parasite vorace, se nourrit de la religion dont il revêt l’apparence, et la vide si bien qu’on ne s’aperçoit pas qu’elle est morte […] en fait une forteresse où se retranchent son instinct combatif démoniaque, sa vanité pieuse, son mépris violent pour le credo du voisin .

En anticipant sur les conséquences dramatiques qu’entraînerait l’édification de frontières déterminées suivant la seule considération de l’opposition confessionnelle, il prend position contre toutes les formes d’extrémisme religieux, afin qu’une Inde multi ethnique et multiconfessionnelle puisse jouer pleinement le rôle que lui assignent, dans l’universel et la modernité, l’infinie richesse de ses ressources humaines et la profondeur de ses valeurs spirituelles et de civilisation.

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un legs bien vivantPar son approche pénétrante et objective des contradictions de son temps, en Inde, en Asie et en Occident, Tagore est l’un des analystes les plus lumineux des débuts de l’ère industrielle. Il nous donne de l’Inde et du monde une lecture dynamique qui dénonce et combat la domination coloniale mais anticipe sur l’évolution géopolitique de la nation indienne, en postulant la responsabilité humaniste de tous dans l’éradication de clivages sociaux, ethniques, religieux et culturels.

Artisan essentiel de l’accession de son pays à la maturité culturelle, à l’indépendance nationale et à la responsabilité politique, l’engagement de toute sa vie vise à permettre au peuple indien, délivré de l’étau colonialiste, à s’adapter à la modernité en s’acceptant dans sa diversité ethnique, culturelle et confessionnelle. Tout son combat exprime une approche lucide de l’histoire, une évaluation des risques à venir. Dans l’affirmation de ses convictions, Tagore n’a craint ni le risque de l’incompréhension ou de la solitude parmi les siens, ni l’ostracisme de l’autre :

Je sais bien que ma voix est trop faible pour percer le tumulte de cette époque agitée, et qu’il est facile à n’importe quel orphelin de rue de m’accuser « d’irréalisme ». Cette épithète collera aux pans de mon manteau, sans qu’il en soit jamais blanchi, faisant de moi un exclu à qui la considération des personnes respectables sera refusée. Je connais le risque que représentent les foules énergiques, par les temps qui courent, à celui qui se montre en idéaliste, lorsque les trônes ont perdu leur dignité et que les prophètes sont devenus anachroniques, lorsque le bruit qui recouvre toutes les voix est la cacophonie du marché économique.

Rabindrânâth Tagore s’éteint, dans sa maison natale, le 7 août 1941, 22 shravan 1348 dans le calendrier bengali, six ans avant l’accession par l’Inde à l’Indépendance. Il n’assistera pas, en août 1947, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à l’heure où le gouvernement britannique, n’ayant plus les moyens d’affronter une nouvelle guerre coloniale, finit par concéder l’indépendance à l’Inde, non sans estimer l’impact durable du foyer d’instabilités et de tensions que le sous-continent indien, en conflit ouvert, connaît depuis sa mise en place en 1950.

L’admiration suscitée par sa parole de responsabilité et de dialogue, par le souffle spirituel de celui que les Indiens nomment Gurudev, avec un respect profond, sont présents dans les esprits. Jana Gana Mana, une de ses compositions, est choisie le 24 janvier 1950, pour être l’hymne national de l’Inde par l’Assemblée constituante et Amar Shonar Bangla, autre de ses œuvres, est devenue l’hymne du Bangladesh, adopté lors de l’indépendance en 1971. Durant les mois difficiles précédant l’indépendance, les œuvres de Tagore sont interdites par le Gouvernement central. Le peuple bengali a alors protesté, et c’est ainsi que Tagore est devenu le symbole à la fois de l’identité culturelle et du combat politique des peuples. Amar Shona Bangla, une chanson patriotique écrite et composée par Tagore, a été chantée spontanément par le peuple et est ainsi devenue l’hymne national du Bangladesh.

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Conscience agissante et toujours présente, Rabindrânâth Tagore lègue au monde une poétique philosophique qui aborde toutes les questions liées à la responsabilité politique des sociétés contemporaines auxquelles il propose des idéaux « internes » et des pratiques de tolérance mutuelle et de dialogue qui s’avèrent plus que jamais nécessaires :

Cette lumière ardente et rouge sur l’horizon n’est pas la lumière de ton aube de peine, ma mère patrie. Ton matin attend, derrière la patiente obscurité de l’Orient, doux et silencieux. Sois vigilante, Inde. Apporte tes offrandes d’adoration à cette aurore sacrée. Que le premier hymne de sa bienvenue résonne par ta voix.

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sélection d’œuvres de rabindrânâth tagore

1900 - La Petite Mariée suivi de Nuage et soleil, (nouvelle tirée du recueil Galpaguchcha)

1909 - Santiniketan (La Demeure de la Paix, publié en France en 1998)

1910 - Gitanjali (L’Offrande Lyrique, traduction française d’André Gide, 1913)

1910 - Gora (Visage-pâle)

1912 - Jivansmriti (Souvenirs)

1916 - Les oiseaux de Passage

1916 - Sâdhanâ

1916 - Ghare Baire (La Maison et le monde)

1921 - Le Naufrage

1921 - Le Vagabond et autres histoires

1925 - Mashi

1931 - La Religion de l’homme

1934 - Quatre chapitres

1940 - Épousailles et autres histoires

2006 - Histoires de fantômes indiens

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pablo neruda1904-1973Ma vie est une vie faite de toutes les vies : les vies du poète.J’avoue que j’ai vécu (Confieso que he vivido), 1974.

Pablo Neruda a révélé de nombreux aspects de sa vie dans divers textes autobiographiques, en vers ou en prose, principalement dans Memorial de Isla Negra et dans ses mémoires, Confieso que he vivido (J’avoue que j’ai vécu) dont la rédaction a été interrompue par sa mort, le 23 septembre 1973. Cet ouvrage publié en mars 1974, quelques mois après sa disparition, nous livre des informations précieuses qui éclairent, de l’intérieur, la vie et l’œuvre de ce poète, diplomate, politique, dramaturge, essayiste chilien qui est, entre tous, l’un des symboles les plus emblématiques de l’intellectuel latino-américain du xxe siècle, fervent militant de la justice sociale, de la démocratie,engagé contre l’impérialisme, soucieux de la défense et de la reconnaissance des civilisations amérindiennes et du dialogue des civilisations. Homme de son temps et de son lieu, Pablo Neruda a adhéré à l’idéal communiste pendant la Guerre civileespagnole. Cette conviction se renforce par

son entrée au Parti Communiste qui dans le cadre menaçant de la guerre froide et de la division du monde entre Est et Ouest, lui semblait le seul rempart capable de défendre son pays, sa région et le monde contre le danger du fascisme et la domination capitaliste et impérialiste. Confronté à l’urgence dramatique de la géopolitique de la guerre froide, en dépit des faits et des révélations sur les dérives subies par cet idéal, Neruda ne l’a jamais abandonné. Contrairement à Aimé Césaire, et malgré le désaccord exprimé dans divers textes, il n’a pas remis en cause son adhésion à l’idéologie communiste. Comme un souffle empreint d’un certain romantisme, elle traverse sa vie mouvementée de voyageur du monde, détermine son action politique et parcourt son œuvre, tôt reconnue, où se sont unies sous le signe de la poésie et de la passion, avec une exceptionnelle générosité, les figures de l’épicurien et du militant, du diplomate et de l’exilé, du penseur et de l’homme d’action.

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l’enfance en araucanieIl naît le 12 juillet 1904 à Parral, « au centre du Chili, un endroit où pousse la vigne et où le vin abonde », de son vrai nom Ricardo Elicer Neftalí Reyes Basoalto. Sa mère, doña Rosa Basoalto, meurt un mois à peine après sa naissance et son père José del Carmen Reyes Morales quitte la vigne pour survivre. Après un séjour en Argentine, il revient au Chili en 1905 où il trouve un emploi dans les digues du port de Talhuacano, puis comme ouvrier mécanicien à Temuco où il s’installe et se remarie, en 1906, avec doña Trinidad Candia Marverde qui consacre l’affection d’une mère au jeune Pablo. Celui-ci lui voue en retour la grande tendresse qu’exprime le poème « La mamadre ».

L’enfance du poète, « …sous les volcans, auprès des glaciers, entre les grands lacs, le parfum, le silence, l’enchevêtrement de la forêt chilienne… », a pour cadre Temuco, petite ville du Centre Sud du Chili, capitale régionale de l’Araucanie, région voisine de la Patagonie, terre de volcans et d’immensités où s’étendent de gigantesques lacs découpés en des « multitudes de baies et de bras, des volcans coiffés de leur cône de neige, des glaciers aux fronts de glace », le tout surgissant parfois d’une forêt luxuriante surprenante sous ces latitudes extrêmes. Ce sanctuaire exceptionnel de vie végétale et animale sur la côte pacifique australe est hanté et visité périodiquement par la violence cataclysmique du séisme.

La grandeur tellurique de massifs granitiques au décor presque irréel voisine, dans la sensibilité du futur poète, avec la grandeur blessée de l’histoire amérindienne. L’Araucanie est l’ancienne terre ancestrale des Mapuches ou Araucans, peuples de fiers combattants amérindiens qui ont longtemps résisté aux tentatives d’invasion des Incas puis au génocide des Espagnols et même à la brutalité du Gouvernement chilien, avant d’être en 1880 les victimes de la violence d’opérations de « pacification de l’Araucanie ».

Le jeune Pablo, imprégné de ce « fracas d’un cœur colossal, palpitation de l’univers », où naquit la communication entre sa « poésie et la terre la plus solitaire de la planète », bercé par la musique des noms araucans, étudie au lycée de garçons de Temuco jusqu’en 1920. Dès l’enfance, passionné par la lecture, il veut assumer sa « condition de poète » et « avance en solitaire dans le monde de la connaissance, navigue en solitaire sur le fleuve tumultueux des livres ». Auteur « d’interminables lettres d’amour », il écrit ses premiers poèmes nourris de « cette communication, cette révélation, ce pacte avec l’espace » qui dira-t-il, « n’ont jamais cessé d’exister dans ma vie ».

le jeune poète En 1917, parait dans le journal de Temuco, La mañana, son premier texte Enthousiasme et persévérance. En octobre 1920, après avoir utilisé divers pseudonymes, la tête « bourrée de livres, de rêves et de poèmes qui bourdonnaient comme des abeilles », il choisit définitivement le nom

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de « Neruda » et s’auto baptise en adoptant ce pseudonyme de l’écrivain et poète romantique tchèque Jan Nepomuk Neruda (1834-1891), l’un des membres les plus connus de l’École de Mai, auteur d’un célèbre recueil de nouvelles Les Contes de Mala Strana chef-d’œuvre de la littérature tchèque. L’autre hypothèse est que ce nom viendrait d’un couple de musiciens formé par la violoniste Norman Neruda et son compagnon et accompagnateur Pablo de Sarasate. Il obtient le premier prix poétique de la Fête du Printemps, devient le jeune président de l’Athénée littéraire de Temuco ; dans le même temps, il écrit de nombreux poèmes et songe pour ses futurs recueils à des titres qu’il n’utilisera pas: Les Îles Étranges et Les fatigues inutiles. En 1921, alors qu’il suit, à l’Institut pédagogique de Santiago, les cours de préparation au professorat de français, il reçoit le premier prix au concours de la Fédération des étudiants du Chili pour son poème La Chanson de la fête, et commence à effectuer, sous le nom de Pablo Neruda reconnu dans la jeune poésie chilienne, des lectures publiques de son œuvre, activité qu’il pratiquera avec passion tout au long de sa vie.

En août 1923, paraissent Crepusculario, premier recueil, et en 1924 Veinte poemas de amor y una cancion desesperada. Dans le journal La Nacion est publiée peu après sous la forme d’une lettre un article intitulé « Exégèse et solitude » dans lequel, en réponses à des critiques, Neruda explique le processus de sa création. Il publie en 1926 Galop mort dans Claridad, sur lequel s’ouvrira Residencia en la tierra, quelques Pages choisies d’Anatole France et il traduit en espagnol des textes de Rainer Maria Rilke.

consul honoraire en asieComme tout jeune intellectuel sud-américain, le jeune Neruda aspire à connaître le monde. L'année 1927 marque un grand tournant dans sa vie car il obtient d’être nommé à Rangoon, en Birmanie, pour une mission diplomatique ad honorem, comme il le dira avec humour ,« consul du Chili dans le creux d’une carte », en référence au creux sur le globe terrestre sur lequel un officier lui indique sa destination. Après un périple de plusieurs mois qui le conduit à découvrir Buenos Aires, puis en Europe, Lisbonne, Madrid, Paris où il rencontre Cesar Vallejo, jeune poète péruvien, Neruda embarque à Marseille, pour traverser la Méditerranée vers la Mer Rouge, Djibouti, Shanghai, Tokyo.

Rangoon sera la première escale d’une série de séjours en Asie dans le cadre d’activités consulaires honoraires. Nommé consul à Colombo en 1928, il assiste en 1929 au Congrès pan indien de Calcutta, auquel participe Gandhi, dans l’Inde qu’il perçoit comme « une nation en pleine lutte pour sa libération ». Pendant cette période de l’exploration solitaire d’horizons asiatiques jusque-là insoupçonnés pour lui, il acquiert une expérience douloureuse de la colonisation britannique et européenne en Asie :

[…] Ce terrible fossé séparant les colonisateurs anglais du vaste monde asiatique n’a jamais été comblé. Il a toujours été protégé par un isolement antihumain, une méconnaissance totale des valeurs et de la vie indigènes.

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Neruda, qui travaille à la préparation de Residencia en la Tierra, confirme sa vocation de poète de l’amour, des femmes, d’amant passionné et libre, se marie pour la première fois et se rend à Ceylan, où il constate les ravages du colonialisme culturel et de ses méthodes de déculturation. Ces longs séjours en Asie le rendent solidaire de la lutte des peuples contre l’aliénation et la domination. Mais il n’est aucunement touché par les croyances et la spiritualité des civilisations orientales.

L’Orient m’impressionna en tant que grande famille humaine infortunée, mais je ne réservai aucune place dans ma conscience à ses rites et à ses dieux.

la rencontre avec federico garcia lorca et l’espagne au cœurDes changements politiques survenus au Chili permettent à Neruda de devenir consul à Buenos Aires. C’est là qu’a lieu, le 13 octobre 1933, sa première rencontre avec Federico Garcia Lorca, poète, dramaturge, peintre, pianiste et compositeur espagnol, emblématique fondateur de la Generación del 27 (Génération de 1927), avec entre autres Miguel Hernandez, Rafael Alberti, Manuel Altolaguirre, Pedro Salinas, Vicente Alexandre, Luis Cernuda en fraternité auxquels se joignent Maruja Mallo ainsi que certains peintres de l’école de Valleca et des surréalistes comme Salvador Dali ou Luis Buñuel. La rencontre de Garcia Lorca, au génie poétique si particulier dans la littérature espagnole et mondiale, est capitale pour Pablo Neruda. Elle le rapproche de l’Espagne et de l’amour de la langue espagnole, au-delà de l’ancien contentieux colonial. C’est avec enthousiasme que, nommé Consul du Chili, Neruda s’installe à Barcelone en 1934, puis à Madrid où l’amitié fraternelle de Lorca lui ouvre toutes les portes. Il s’imprègne de l’ébullition culturelle, politique et sociale de la vie madrilène et partage les idéaux progressistes du projet politique des Républicains qui prônent la lutte contre l’ignorance et l’arriération, l’intégration sociale et économique des femmes, la réforme agraire. Convaincu du rôle essentiel de la poésie comme moteur de transformation et de prise de conscience, il fonde et dirige la revue Caballo verde para la poesia.

Dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, la paix est menacée directement en Espagne où retentit le choc de l’opposition politique frontale entre les Nationalistes conservateurs partisans du général Franco et les Républicains, d’obédience socialiste. Après la victoire électorale des Républicains et du Frente Popular, le 18 juillet 1936, le soulèvement militaire et civil du camp franquiste déclenche le conflit long et meurtrier de la guerre civile, dont la brutalité annonce la déflagration planétaire de la Seconde Guerre mondiale.Au mois d’août Federico Garcia Lorca est l’un des premiers fusillés, chez lui, près de Grenade. Son corps est jeté dans une fosse commune et ses œuvres frappées d’interdiction totale. Pablo Neruda, révolté, brisant la neutralité de sa charge diplomatique, prend ouvertement le parti des Républicains, et commence la rédaction d’España en el corazón (L’Espagne au cœur) long poème, plusieurs fois réédité, qui sera incorporé plus tard dans Tercera residencia.

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le militant antifascisteSon activité antifasciste ne connaîtra pas de trêve. Il mène campagne pour le soutien à la République espagnole et, en 1939, nommé consul chargé de l’immigration au Chili des réfugiés espagnols à Paris, il réussit à organiser l’accueil de plus de 2 000 réfugiés espagnols qui arrivent au Chili à bord du Winnipeg munis de la brochure Chile os acoge (le Chili vous accueille), illustré par Mauricio Amster, témoignage de solidarité vibrante et guide pratique qu’il adresse aux réfugiés.En 1940, Neruda arrive à Mexico comme consul général et travaille à la composition du Chant général du Chili qu’il conçoit comme une fresque épique à la gloire des peuples du Chili, de leurs héros, du tellurisme et des mille et un visages de son histoire et de son identité. Il écrit, en 1941, Un chant pour Bolivar et entend confirmer son engagement politique contre l’oppression. Le poète Neruda veut étreindre son pays, sa terre, son continent, les parcourir, les connaître, les chanter. Son identité latino américaine, qui s’enracine dans l’histoire précolombienne, vibre à la résistance héroïque que l’Union Soviétique oppose, à Stalingrad, à la barbarie nazie. Parallèlement à son engagement antifasciste, son admiration pour Staline et l’urss se confirme alors car ils symbolisent, pour lui, les seuls garants des libertés. En 1942, son Chant d’amour à Stalingrad, reproduit sous forme d’affiches, est placardé sur les murs de Mexico. Le Nouveau Chant d’amour à Stalingrad est publié à Mexico en 1943 par la Société des Amis de l’urss.

En route pour le Chili, il découvre les pays de la côte du Pacifique : Panama, Colombie. Au Pérou, il se rend à Machu Picchu, où il visite les ruines grandioses de l’Empire inca, la cité sacrée, joyau de l’architecture inca, suprême expression de l’œuvre de l’homme en harmonie avec l’environnement. « Machu Picchu est un voyage à la sérénité de l’âme, à la fusion éternelle avec le cosmos, là-bas nous sentons notre propre fragilité ». De ce voyage aux racines indigènes et précolombiennes de l’histoire hispano-américaine naîtra en 1945 Alturas de Machu Picchu. Se confirme en Neruda le projet d’élargir le Chant général du Chili à un Chant général épique qui embrasserait toute l’Amérique latine.

l’adhésion communisteDès le début de la guerre froide, le choix idéologique s’impose à lui. De plus en plus proche du Parti Communiste du Chili, il est élu Sénateur de la République pour les provinces minières de Tarapacá et Antofagasta et se dédie à l’amélioration des dures conditions de vie des travailleurs des mines de salpêtre. C’est le 8 juillet 1945 qu’il adhère au Parti communiste chilien. Tandis que la Seconde Guerre mondiale s’achève, Neruda s’affirme en poète engagé, au rayonnement continental. Le 28 décembre 1946, par décision administrative, Pablo Neruda devient le nom légal du poète.Dans le monde plongé dans la division en deux blocs antagonistes Est-Ouest et où l’Amérique latine est dans le camp de l’Ouest, le Chili est directement sous la menace de la domination américaine. Aussi sera-t-il rapidement mêlé à la guerre froide, comme champ expérimental de l’affrontement idéologique qui se durcit.

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l’exil politique du camarade neruda Le 4 septembre 1946 Gabriel González Videla est élu président du Chili avec l’appui du Parti Communiste et Pablo Neruda comme chef de campagne. En avril 1947, González Videla, que Neruda, déçu, décrira comme un « équilibriste » adepte des « magouilles politiques » rompt avec le Parti Communiste et le déclare hors-la-loi. Neruda publie alors dans El Nacional de Caracas un article, reproduit dans plusieurs organes de presse du continent, pour expliquer la situation au Chili. Le président González Videla prend ce prétexte pour engager, à titre politique, des poursuites contre le poète qui fait en réponse un discours virulent au Sénat, publié ensuite sous le titre Yo acuso, dans la tradition du J’accuse de Zola. La Cour suprême approuve cependant la décision de radier Neruda de la liste des sénateurs et de lui enlever l’immunité parlementaire. Les tribunaux ayant ordonné sa détention, Neruda devient alors un symbole international soutenu par le bloc communiste.

Le 24 février 1949, il doit quitter clandestinement le Chili en franchissant à cheval la cordillère des Andes, par la région australe qu’il connaît depuis son enfance. Commence alors pour lui une vie d’exilé politique sous les auspices de son double engagement de poète et de membre du Parti Communiste. Le 25 avril, il assiste à Paris au premier Congrès mondial des partisans de la paix, où il est élu membre du Conseil mondial des partisans de la paix. Au cours de son premier voyage en Union soviétique, il assiste aux fêtes commémoratives du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Pouchkine et reçoit, à Moscou, avec Paul Éluard l’hommage de l’Union des écrivains soviétiques.

Le camarade Neruda visite la Pologne, la Hongrie, la Finlande et retrouve Mexico où il participe au Congrès latino-américain des Partisans de la Paix. Avec une délégation du Congrès mondial des partisans de la paix, il accomplit la mission confiée par Jolliot Curie de rencontrer Jawahardal Nehru à New Delhi pour obtenir le soutien au Mouvement de la paix de l’Inde, récemment décolonisée, où ses poèmes sont traduits en hindou, en ourdou et en bengali. Puis il se rend en Chine pour remettre le Prix international de la paix à Sun Yat Sen.

Ainsi toute ma vie, je suis allé, venu, changeant de vêtements et de planète.

Son prestige s’accroît et il devient l’une des figures de proue de l’intelligentsia communiste mondiale, voyage à travers l’Amérique latine et le monde, donne des récitals poétiques et des conférences. Il reçoit, avec Picasso et d’autres artistes, le Prix international de la paix pour son poème Que se réveille le bûcheron. Des éditions populaires à gros tirages du Chant général paraissent dans de nombreux pays : Mexique, États-Unis, Chine, Tchécoslovaquie, Pologne, Union soviétique, Suède, Roumanie, Inde et Palestine. Neruda voyage par le transsibérien jusqu’à la République populaire de Mongolie. En 1951, il donne des récitals en Italie où il décide de résider, quand il apprend que, suite à la chute du Président González Videla, il peut rentrer au Chili.

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poète engagé parmi les siens Rentré au pays natal, la Société des écrivains du Chili et le Syndicat des écrivains saluent le Chant général, et, en 1953, Neruda poursuit son engagement continental en organisant le Congrès continental de la culture auquel assistent notamment Diego Rivera, Nicolas Guillén, et Jorge Amado, entre autres grandes figures de la culture américaine.

Le 20 décembre il reçoit le Prix Staline de la Paix. En juillet 1954 paraissent les Odes élémentaires, La Vigne et le Vent. La voix du poète Neruda se fait entendre contre la dictature et l’oppression, l’exclusion sociale, raciale et la destruction des patrimoines civilisationnels et identitaires par l’impérialisme. Qu’il s’agisse des traces douloureuses laissées par les génocides de la conquête européenne au xve siècle ou de l’exploitation sociale, du néo-colonialisme ou de l’impérialisme au xxe siècle. En 1960 il parcourt l’Union soviétique, la Pologne, la Bulgarie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie. Le 14 décembre, est publiée par les Éditions Losada, l’édition définitive de Cien sonetos de amor (La Centaine d’amour). Nommé membre correspondant de l’Institut de langues romanes de l’Université de Yale, il apprend la publication du millionième exemplaire de Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, tandis qu’à Paris, Roger Caillois traduit et préface Alturas de Machu Picchu, précédant la publication par Louis Aragon de l’Élégie à Pablo Neruda.

Amoureux infatigable, le poète est depuis 1955 installé avec sa compagne Mathilde Urrutia à la Chascona, l’une de ses trois résidences transformée en musée que le public peut visiter aujourd’hui. L’activité politique et la création poétique sont indissociables dans la vie du poète et du militant consacrée à l’écriture de conférences telles que Algunas reflexiones improvisadas sobre mi trabajo, avec laquelle Neruda inaugure un cycle d’activités et de publications à l’occasion de son soixantième anniversaire. En 1964, il se consacre à l’écriture de Memorial de Isla Negra, son autobiographie poétique, et à la traduction en espagnol de Romeo et Juliette pour le quatrième centenaire de William Shakespeare, tandis qu’il participe activement à la vie politique en voyageant à travers tout le Chili.

Dans la noria communiste, Neruda se démultiplie. Il écrit en Hongrie et en collaboration avec Miguel Angel Asturias Comiendo en Hungria traduit en français par Éloge de la cuisine hongroise, publié simultanément en cinq langues. Il assiste aux réunions du Congrès du Pen Club à New York, enregistre ses poèmes à la Librairie du Congrès de Washington. En urss, il est membre du jury du Prix Lénine attribué à Rafael Alberti, évoque ses souvenirs, lit ses poèmes dans des émissions radiophoniques puis écrit son unique pièce de théâtre, Splendeur et mort de Joaquin Murieta, mise en scène en 1967 par l’Institut de théâtre de l’Université du Chili, à Santiago.

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prix nobel de littérature et fin du voyageLe 30 septembre 1970, le Comité central du Parti communiste chilien le désigne comme candidat à la présidence de la République. Salvador Allende ayant été désigné comme candidat unique, Neruda se retire et participe activement à la campagne présidentielle de Salvador Allende qui réussit à créer l’unité de la gauche et qui, après le triomphe de l’Unité populaire en 1970, devient président de la République. Neruda devient ambassadeur à Paris, alors que sont publiés La espada encendida et Las piedras del cielo. Le 21 octobre 1971, Neruda reçoit le prix Nobel de Littérature. Le 28 octobre, il est élu membre du Conseil exécutif de l’unesco par la Conférence Générale de l’organisation pour une durée de quatre ans. En mai 1972, il commence la rédaction définitive de ses Mémoires.

Au plus fort de la guerre froide, l’étau idéologique se resserre autour du régime démocratique de Salvador Allende, en proie au double obstacle des grands trusts chiliens et internationaux qui financent à l’unisson l’opposition de droite chilienne soutenue par la cia.

Neruda se mobilise contre le blocus économique décidé par les États-Unis, en réponse aux nationalisations par Allende des multinationales du cuivre. Il renonce à son poste d’ambassadeur en France et rentre au pays. En 1973, il publie Incitation au nixonicide et Éloge de la révolution chilienne, livre de poésie politique par lequel il contribue à la campagne pour les élections de mars au Parlement. Il lance un appel aux intellectuels latino-américains et européens pour éviter la guerre civile au Chili.

Le 11 septembre 1973, un putsch militaire dirigé par le général Pinochet renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Le président Salvador Allende trouve la mort dans le palais de la Moneda assiégé par les militaires qui instaurent un régime de dictature fasciste et une violente répression. Le 23 septembre 1973, Pablo Neruda, malade, épuisé et attristé par les derniers événements, s’éteint à la clinique Santa Maria de Santiago du Chili. Ses obsèques se déroulent en présence de l’armée: des chants jaillissent de la foule, témoignant, par-delà la mort, du pouvoir subversif de la poésie.

L’opinion publique internationale apprend avec stupeur que ses maisons de Valparaiso et de Santiago, où l’on a veillé sa dépouille, ont été pillées et endommagées. Le 28 novembre 1973 parait le premier recueil posthume La mer et les cloches et, le 23 mars 1974, ses Mémoires, mis en ordre par sa veuve Mathilde Urrutia et Miguel Otero Silva sont publiées sous le titre de Confieso que he vivido (J’avoue que j’ai vécu).

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sélection d’œuvres de pablo neruda

1923 - Crepusculario

1924 - Veinte poemas de amor y una canción desesperada

1926 - Tentativa del hombre infinito El habitante y su esperanza

1933 - Residencia en la tierra (1925-1931) El hondero entusiasta

1935 - Residencia en la tierra (1931-1935)

1947 - Tercera residencia

1950 - Canto general

1952 - Los versos del capitán

1954 - Las uvas y el viento Odas elementales

1955 - Viajes

1956 - Nuevas odas elementales

1957 - Tercer libro de las odas

1958 - Estravagario

1959 - Navegaciones y regresos Cien sonetos de amor

1960 - Canción de gesta

1961 - Las piedras de Chile Cantos ceremoniales

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1962 - Plenos poderes

1964 - Memorial de Isla Negra

1966 - Una Casa en la arena Arte de pájaro

1967 - Fulgor y muerte de Joaquim Murieta, bandido chileno injusticiado en California, el 23 de julio de 1853

1967 - La Barcarola

1968 - Las manos del día

1969 - Fin de mundo

1970 - La espada encendida Las piedras del cielo

1972 - Geografia infructuosa La rosa separada

1973 - Incitación al nixonicidio y Alabanza de la revolución chilena

1973-1974 - Publication des œuvres posthumes : El mar y las campanas, Jardín de invierno ; El libro de las preguntas, El corazón amarillo, Elegía, Defectos escogidos

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Poète, dramaturge, essayiste, homme politique, pédagogue, Aimé Césaire, récemment disparu, a inscrit son œuvre-vie à l’assaut des citadelles du pouvoir et de l’exclusion, comme un homme qui avait une vision merveilleusement transfrontalière de la condition humaine, pour que l’humanité du xxIe siècle s’accomplisse dans l’homme émancipé et responsable. Si Tagore donne la clé de l’universel à partir de la civilisation indienne et du projet pan asiatique, et Neruda ouvre les voies des immensités andines et du tellurisme austral, il revient à Aimé Césaire, à l’épicentre de la ré-humanisation du monde, de porter l’immense défi du triangle Afrique-Europe-Amérique. « Cette entreprise, dit-il, si je la dis révolutionnaire, c’est que jusqu’à elle, il était entendu, une fois pour toutes, que le monde noir n’existait pas et n’avait rien à dire. De Herder à Hegel jusqu’à Spengler et Toynbee, il y a eu bien des tentatives, bien des essais, de survol de l’histoire universelle. Et partout, je retrouve une constante : la page africaine restait vide ».Tâche d’autant plus titanesque que

la voix d’Aimé Césaire, qui s’élève depuis l’étroitesse précaire d’une île volcanique de la Caraïbe pour assumer l’un des défis les plus complexes de la réconciliation et de l’universel, est à la fois celle d’un descendant d’esclaves arrachés à la terre d’Afrique et d’un héritier de l’histoire coloniale, pétri des humanités gréco-latines, imprégné des ferments les plus féconds de la raison occidentale et solidaire des courants culturels novateurs qui cherchent à refonder un universel où les plaies de la traite négrière et de l’oppression coloniale saignent encore. « La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant », a dit André Breton en 1943 qui ajoute « pour moi son apparition, je ne veux pas dire seulement ce jour-là, sous l’aspect qui est le sien, prend la valeur d’un signe des temps, défiant à lui seul une époque où l’on croit assister à l’abdication générale de l’esprit, […] premier souffle nouveau, revivifiant qui dit tout l’Homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité. »

aimé césaire 1913-2008(…) et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu'a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite. Cahier d’un retour au pays natal, 1939.

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les questions sans réponses du « pays natal »Né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe, dans une ancienne plantation sucrière du Nord de la Martinique. Aimé Césaire est le cadet d’une famille de six enfants, dont la mère est couturière et le père contrôleur des contributions. Il fréquente l’école primaire de Basse-Pointe, petit bourg au bord de l’Atlantique qui vit entre la lave encore brûlante de la Montagne Pelée, volcan souverain qui a entièrement détruit, quelques années auparavant (1902), la ville de Saint-Pierre, et la fureur de l’Océan qui assaille les rochers du Nord de la Martinique par « la grand lèche hystérique de la mer ».

Le jeune Aimé affirme très tôt un talent pour les études et un goût pour l’écriture et la solitude, un caractère marqué par l’indépendance d’esprit. Il porte avec acuité son regard sur la société coloniale, bâtie sur le préjugé de couleur, dont il ressent le malaise et devine l’aliénation, d’autant plus que l’une des figures tutélaires de son enfance, sa grand-mère Maman Nini, qui porte en elle la mémoire encore récente de l’esclavage, est la personne qui lui a appris à lire et lui a inculqué le virus de la mémoire. Césaire obtient une bourse pour le lycée Victor Schoelcher à Fort-de-France où il poursuit et achève ses études secondaires en cherchant des réponses aux interrogations que lui pose la vie martiniquaise.

En septembre 1931, boursier du Gouvernement français, il arrive à Paris nanti d’une lettre de recommandation de son professeur d’histoire, qui l’introduit auprès du proviseur du Lycée Louis le Grand, pour qu’il soit admis en classe d’hypokhâgne afin d’y préparer le concours d’entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Dès le premier jour, au cours des formalités d’admission, Aimé Césaire rencontre un jeune sénégalais, son aîné de quelques années, Léopold Sédar Senghor, avec qui il noue une amitié fraternelle qui durera toute leur vie. Il retrouve également le guyanais Léon Gontran Damas qu’il connaît depuis la Martinique. Le trio de la première génération de la « Négritude » est formé.

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les études dans le paris de l’entre-deux-guerresDans le Paris de l’entre-deux guerres coexistent des réalités contradictoires. Un bouillonnement littéraire est en marche avec le dadaïsme et le surréalisme, dont le Manifeste met à jour les structures universelles de la création afin de proposer une appréhension du monde dépouillée des préjugés naturalistes racistes et de questionner les fondements de vérités jusque-là considérées en Occident comme éternelles. René Maran, auteur de Batouala, véritable roman nègre obtient le Prix Goncourt en 1921. L’étroitesse de la vision esthétique dominante avait été révélée par l’apparition du cubisme, inspiré de l’art africain et océanien qui contraste avec « la mission civilisatrice de l’homme blanc », que l’ethnocentrisme européen exhibe à Vincennes dans l’Exposition coloniale de 1931.

La France et l’Europe découvrent les premiers rythmes du jazz importés par les soldats noirs américains qui fuient la ségrégation des États-Unis, la beauté explosive de Joséphine Baker, les nuits du bal nègre où les premiers musiciens antillais et africains osent faire entendre les rythmes de « sauvages » des « gens de couleur ». Ce Paris des années trente, où l’exotisme fait recette et où la négromanie fait fureur, est loin de répondre aux questions identitaires que se pose le jeune Césaire face à la montée des idéologies fascistes et racistes qui nient l’apport de la civilisation africaine à l’histoire universelle. Bientôt Mussolini envahit l’Éthiopie, mythique terre d’Afrique dont l’empereur Hailé Sélassié n’obtient pas l’aide de la Société des Nations face à la violence de cette agression colonialiste, tandis qu’Hitler et le Reich allemand précisent leurs visées militaristes et racistes et que la Guerre d’Espagne préfigure, notamment par le bombardement des populations civiles à Guernica, la déflagration de la Seconde Guerre mondiale.

Au contact de jeunes étudiants africains, américains et malgaches et en approfondissant une fraternité quotidienne avec Senghor et Damas, Césaire découvre le message de William Burckhardt Du Bois, de Countee Cullen et de la Renaissance de Harlem. Venus d’Outre Atlantique, les jeunes Claude Mac Kay, Langston Hughes, Richard Wright apportent l’anthologie-manifeste The New Negro et stimulent le mouvement panafricain qui réunit des étudiants de diverses origines. Le débat donne naissance à des revues telles que La Revue du monde noir créée par les Demoiselles Nardal, et Légitime défense, d’obédience surréaliste et communiste qui prône la révolution. En septembre 1934 Césaire fonde, avec d’autres étudiants antillo-guyanais et africains parmi lesquels Léon Gontran Damas et Birago Diop le journal L’Étudiant noir où apparaîtra pour la première fois le mot de « négritude » qu’il a forgé en réaction à l’oppression raciste pour rejeter l’assimilation culturelle imposée à l’homme noir et pour promouvoir l’Afrique et sa culture, dévalorisées par l’idéologie coloniale.

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la négritudeAimé Césaire comprend que la clé du malaise qui le hante, depuis l’enfance en Martinique, est la composante africaine, victime de la déshumanisation et du racisme qui dominent l’Afrique et toutes les sociétés coloniales. Il comprend également que le colonialisme, qui exclut des pans entiers de l’humanité, est un système d’asservissement qui a pour origine et justification idéologique le principe aliénant de la supériorité du monde occidental, attachée à la hiérarchisation arbitraire des races et à la toute puissance de ses intérêts économiques, stratégiques et civilisationnels.

Son néologisme de « négritude » n’est pas fondé sur la « détermination de la biologie […] plasma, soma, mais mesurée au compas de la souffrance », ou sur le concept erroné de « race », qui n’a aucun fondement scientifique même si, pour des raisons d’historicité et de compréhension, il est contraint d’utiliser le mot « race ». Césaire déclare en effet : « Je suis de la race de ceux qu’on opprime ». Née de la volonté de renverser l’oppression de l’homme noir, la négritude est « de n’importe quelle couleur » et, à ce titre, solidaire de tous les hommes, de tous les opprimés. Elle est d’abord construite contre l’idéologie coloniale de l’époque, comme un projet qui vise à humaniser le monde, sans exclusivité, car c’est la prise de conscience de l’identité d’un homme contre sa négation par l’autre. Négation qui s’exprimait par le mépris, en l’occurrence, celle que traduisait le terme péjoratif de « nègre » qui déniait à l’homme noir toute humanité.

Rejeter l’insulte par un défi existentiel est l’expression d’une humanisation qui se réconcilie avec l’universel. Il s’agit, en partage avec tous les colonisés et les exploités, de dénoncer la vision sectaire et racialisée du monde et de proposer un humanisme actif et concret à tous les opprimés de la planète. L’essentiel est, pour Aimé Césaire, de resituer l’exclusion et l’aliénation imposées au « nègre » dans le processus daté de la colonisation, d’en reconnaître la cause et les effets pour permettre à l’homme noir de reconquérir sa place dans l’histoire afin de redéfinir, de l’intérieur, sa dignité d’être humain.

Admis à l’École normale supérieure, Césaire est invité par son ami Petar Guberina à passer l’été 1934 dans son village natal de Chibenik, sur la côte dalmate. Là, face à une île voisine, Martinska, il commence l’écriture du Cahier d’un retour au pays natal, long poème en prose qu’il n’achèvera qu’en 1938, en même temps qu’un mémoire : Le Thème du Sud dans la littérature noire américaine des usa.

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le retour au pays natal et la revue tropiquesPar les entremises d’un professeur, la revue Volontés publie en septembre 1939, la première édition du Cahier d’un retour au pays natal, première œuvre magistrale dont la puissance de feu et la quête orphique font une œuvre majeure.

Aimé Césaire épouse une compatriote étudiante en lettres, Suzanne Roussi, selon l’évocation d’André Breton, « belle comme la flamme du punch » et dont les écrits viennent de faire l’objet d’une publication. Il est père de deux enfants et… recalé à l’agrégation de lettres. La Seconde Guerre mondiale éclate et la famille Césaire regagne le pays natal.En Martinique, il enseigne au Lycée Schoelcher. Les effets conjugués du blocus mis en place par les États-Unis et du régime de Vichy dégradent encore les conditions de la vie coloniale, placée sous un régime discriminatoire et répressif. L’Amiral Robert, envoyé spécial de Vichy y instaure même des camps de détention. En réaction à l’aliénation et à l’oppression, avec son épouse Suzanne Césaire et d’autres intellectuels antillais, Césaire fonde la revue Tropiques, qui défie la censure du gouvernement de Vichy.

Le professeur Césaire influencera très vite toute une génération de jeunes intellectuels tels que Frantz Fanon, Joseph Zobel ou encore Édouard Glissant. La revue Tropiques, animée par le couple Césaire, épaulé par de jeunes intellectuels antillais comme René Ménil, Georges Gratiant, Aristide Maugée ou le romancier cubain Alejo Carpentier, s’attache à révéler le réel antillais, à le questionner par des recherches en botanique, géographie, sociologie ou en histoire, pour créer des solidarités effectives entre les peuples antillais et provoquer la réappropriation des savoirs et des identités. Tropiques paraîtra, avec difficulté, jusqu’en 1943.

En avril 1941, les routes transatlantiques hasardeuses du conflit mondial conduisent en Martinique Claude Levi-Strauss, le peintre cubain Wifredo Lam, et surtout, celui que l’on surnommait le Pape du surréalisme, André Breton, qui relate les péripéties de ce voyage dans un bref ouvrage, Martinique, charmeuse de serpents. Grâce à la lecture fortuite du Cahier d’un retour au pays natal, trouvé sur le comptoir d’une mercerie, Breton découvre, stupéfait et ébloui, la parole de Césaire. Une fraternité profonde s’établit aussitôt entre les deux poètes. Dans Un grand poète noir, que Breton rédige en 1943 à New York, en préface à l’édition bilingue (anglais-français) du Cahier d’un retour au pays natal et en 1944 celle du recueil Les Armes miraculeuses, il raconte comment, au plus sombre des heures dramatiques de la guerre et du désespoir, il fut touché par la puissance régénératrice de la poésie d’Aimé Césaire et quel profond respect lui inspira, d’emblée, la poétique de celui qui voulut « pousser le grand cri nègre d’une telle raideur que les assises du monde en seront ébranlées ».

Au cours d’un long voyage qu’il effectue en Haïti, en 1944, Césaire prononce à l’Université de Port au Prince une conférence intitulée Poésie et Connaissance à l’intention de la génération de jeunes

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intellectuels haïtiens comme Jacques Stephen Alexis ou René Depestre qui, éblouis, « grimpent dans l’Arbre Césaire » et y trouvent la clé de leur lutte contre la colonisation et l’acculturation. Césaire prend la mesure de la dette immense que la communauté humaine doit à Haïti. « Haïti où la Négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait en son humanité » jouera désormais un rôle cardinal dans son engagement pour l’universalité effective des droits de l’homme. Il consacrera en 1981 un essai historique à Toussaint Louverture, dont le sacrifice pionnier est l’emblème majeur des héros qui se libèrent seuls de l’ignominie de l’esclavage et ouvrent à l’universel la dimension de l’humanité toute entière.

l’engagement politique et l’adhésion à l’utopie communisteEn 1945, Aimé Césaire, coopté par les élites communistes qui voient en lui le symbole d’un renouveau, est élu maire de Fort-de-France puis député de la Martinique, mandat qu’il conservera sans interruption jusqu’en1993. Il partage avec de nombreux intellectuels du Sud la conviction que la légitimité antiraciste et anticapitaliste de l’idéologie communiste semble être seule capable d’affronter la déplorable situation économique et sociale du contexte de l’après-guerre. À cet égard, il revendique l’égalité des droits politiques et sociaux des colonies de l’Outre-Mer français. En 1946, Césaire qui est l’un des ténors de l’adoption de la loi de départementalisation, adhère au Parti Communiste français puis crée avec Alioune Diop,en 1947, la revue Présence africaine.

En 1948, paraît l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor, préfacée par un texte majeur de Jean-Paul Sartre L’Orphée noir, où il reconnaît la responsabilité du « monde blanc » dans l’aliénation des peuples victimes de l’ethnocentrisme colonial. À l’heure où les Nations Unies adoptent la Déclaration universelle des droits de l’homme, en profonde solidarité avec le combat des colonisés, Sartre y est le porte-parole de la prise de position humaniste d’intellectuels occidentaux qui dénoncent le crime de la hiérarchisation des composantes ethnoculturelles de l’humanité.

Dans le contexte du début de la guerre froide, à l’instar de nombreux intellectuels du Sud, Césaire devient un militant de la mobilisation communiste. Il participe, en totale fraternité avec Picasso, Eluard et Jorge Amado, au Ier Congrès des intellectuels pour la paix en 1948 à Vroclaw (Pologne) et voyage dans les pays de l’Est où il observe les rapports entre le pouvoir de l’État et la classe ouvrière dans les démocraties populaires. Mais très vite, il s’interroge sur les contradictions qu’il appréhende entre l’idéal communiste et la réalité sociale et politique des peuples soumis au « fraternalisme » soviétique. En 1950, il publie le Discours sur le colonialisme, où il déconstruit la logique du système colonial, dénonce la répression des mouvements de libération nationale, les guerres coloniales d’Indochine et de Madagascar, souligne ce qu’il estime être d’étroites parentés qui relient nazisme et colonialisme, et questionne la récurrence de l’hégémonie dans

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la naissance des nations. L’accueil réservé au Discours ne peut surprendre. Reçu comme texte fondateur d’un humanisme anticolonialiste, il fait de Césaire, dont on mesure la puissance de feu, « la bête noire » des pouvoirs conservateurs et de la pensée colonialiste.

En 1950, paraît Corps Perdu, recueil que Pablo Picasso lui propose d’illustrer, et qui porte en couverture un portrait de Césaire comme « Le poète couronné ». Les trente planches gravées du fondateur du cubisme illustrent la convergence profonde qui lie le peintre de Guernica à Césaire, dans « l’initiative d’une politique nouvelle fondée sur le respect des peuples et des cultures », où l’apport spécifique de l’Afrique et du monde noir doit prendre, enfin, toute sa place.

Dans son action politique militante et au Parlement français, Césaire acquiert la conviction que des dysfonctionnements se renforcent entre l’utopie communiste et l’impérialisme soviétique. Il assume le fait que la lutte des peuples colonisés contre le colonialisme et celle des peuples « de couleur » contre le racisme sont singulières, qu’elles ne peuvent tolérer des pratiques discriminatoires d’autant moins entre les « peuples avancés » et les « peuples attardés ». Avant même que ne soient dévoilés et confirmés par Kroutchev les crimes de Staline, il devient douloureusement clair pour Césaire que l’idéologie communiste et sa pratique se révèlent aussi impérialistes et aliénantes que l’idéologie colonialiste, néo colonialiste et impérialiste car, trahissant l’idéal fondateur, elles rejoignent « toutes les vieilles routes qui ont mené à l’imposture, à la tyrannie, au crime ».

S’opposant au Parti communiste français sur la question de la déstalinisation, Aimé Césaire démissionne du pcf en octobre 1956, en écrivant La lettre à Maurice Thorez qui est une contribution à l’avancée des mouvements de décolonisation en Afrique car elle pose, hors de l’idéologie, la question de l’émancipation des peuples et celle des droits de l’homme, au centre de l’initiative historique des peuples colonisés attachés à la construction d’identités nationales. Dès lors, Césaire se voit contraint de subir deux ostracismes, celui de l’intelligentsia communiste et celui du pouvoir colonial.

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l’homme de culture et ses responsabilitésLe long combat pour la libération politique et culturelle des peuples colonisés a pour principe cardinal la décolonisation politique mais avant tout culturelle, pour l’émancipation des peuples qui est pour Césaire l’étape fondatrice vers « l’universel réconcilié ». Césaire sait, en effet, que « l’entreprise coloniale est au monde moderne ce que l’impérialisme romain fut au monde antique : préparateur du Désastre et fourrier de la Catastrophe ». Analyste scrutateur des logiques de l’histoire, il évalue les passifs qui naîtront de la colonisation, inéluctablement : désaccords relatifs au découpage géographique, fragilité des frontières et des territoires, convoitise des ressources naturelles, pressions idéologiques et géopolitiques antagonistes, manipulation et irresponsabilité des responsables nationaux, etc. Si Césaire sait à quel point l’indépendance nationale est un chemin nécessaire mais semé d’embûches, il analyse les limites de la seule indépendance politique qui doit être préparée par « l’homme de culture et ses responsabilités » car seule l’émancipation culturelle fondée sur l’appartenance partagée à l’universel est de nature à prévenir colonisés et colonisateurs contre la récurrence du néo-colonialisme, les dérives de l’impérialisme, les égarements du pouvoir ou le piège nationaliste.

Fidèle à cette analyse, en 1956, Césaire est membre du Comité d’organisation du Premier congrès des écrivains et artistes noirs qui se déroule à la Sorbonne et s’inscrit dans la lignée des Congrès panafricanistes organisés au début du xxe siècle à Londres, à New York, à Bruxelles et à Manchester. Ce premier Congrès est suivi du Deuxième congrès international des écrivains et artistes noirs qui se tient à Rome (1959) et de deux Festivals mondiaux des arts nègres, l’un à Dakar (1966), où s’approfondit encore la fraternité originelle avec Senghor, devenu le premier président du Sénégal indépendant, et l’autre à Lagos (1977).

Il s’agit alors de relever le défi de la décolonisation et ce combat est partagé par de nombreux intellectuels européens comme Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Roger Bastide, Basil Davidson, Edgar Morin, Paul Éluard, Pablo Picasso, Michel Leiris qui apportent leur soutien résolu. La Société africaine de culture est fondée à l’issue de ce premier congrès pour « unir par des liens de solidarité et d’amitié les hommes de culture du monde noir et du monde, contribuer à la création des conditions nécessaires à l’épanouissement de cultures nationales et coopérer au développement et à l’assainissement de la culture universelle ».

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les leçons de l’histoireLes années 1960 semblent être, enfin, celles de la libération de l’homme noir et de la fin du colonialisme, au plan mondial. Après avoir accompagné le combat pour les droits civiques aux États-Unis, tous espèrent que le mouvement qui fait exploser les fondements légaux de la ségrégation raciale, placé sous le signe complémentaire du combat de Malcom X et de la résistance non violente de Martin Luther King, permettra à la démocratie américaine de s’ouvrir effectivement à l’inclusion d’hommes et de femmes, dont les ancêtres furent les esclaves et qui, après avoir construit la prospérité et la nation nord-américaines, se sont vus dénier tout droit de citoyenneté civique et politique.

Césaire assume sa dimension d’homme politique enraciné et fonde le Parti progressiste martiniquais (ppm), au sein duquel il va revendiquer et préparer l’autonomie pour la Martinique, laquelle ne réunit pas pour lui les conditions de l’indépendance politique et économique. Par ailleurs, le contexte de la crise des missiles nucléaires de Cuba de 1962, en déplaçant le conflit est-ouest vers la Caraïbe, menace la coexistence pacifique, mène le monde au bord de la guerre nucléaire et constitue un environnement particulièrement explosif.

Mais les années soixante sont celles du « soleil des indépendances » pour les peuples du continent africain, confrontés désormais à la gestion de leur propre destin. Césaire a recours à la polyphonie de l’œuvre théâtrale pour accompagner, avec une ferveur solidaire, les premiers pas des nations et des responsables africains. Déjà en 1946, dans Et les chiens se taisaient, il avait exploré les ressorts de la dramaturgie pour exprimer la révolte de son premier héros tragique, Le Rebelle, allégorie de la rédemption et du rejet de la haine. Attentif aux écueils qui menacent les régimes politiques africains issus de la décolonisation, Césaire interroge l’histoire, ausculte l’actualité, revisite le mythe et analyse les ressorts profonds de la catharsis, comme dans l’agora où les cités de la Grèce archaïque s’affranchissaient de la domination perse, pour offrir à l’éducation des peuples africains les leçons de l’histoire.

Ainsi naît son œuvre théâtrale, porteuse d’une philosophie de l’Histoire qui met en scène le triangle Afrique-Europe-Amérique et incarne une vision chorale où l’humour montre l’envers des choses. Césaire y poursuit l’idéal de transformer le réel par la conscience et réaffirme sa foi en l’Afrique autant que sa vision lucide de l’égale présence au monde non seulement de l’homme noir, mais de tous les hommes. Ces tragédies ou plutôt ces tragicomédies, sont portées à la scène avec Jean-Marie Serreau, metteur en scène, ami et complice. C’est d’abord, en 1963, La Tragédie du roi Christophe, qui parle de l’épopée haïtienne, inaugurée au Festival mondial des arts nègres à Dakar en 1966, suivie par Une saison au Congo, geste de la naissance du Congo construite autour de la figure de Patrice Lumumba, puis enfin par Une tempête, d’après La Tempête de William Shakespeare : adaptation pour un théâtre nègre en 1969.

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sonia sekula

andré breton

esteban frances

susane césaire

jackie matisse

denis de rougemont

elisa breton

madame nicolas calas

yves tanguy

nicolas calas

marcel duchamp

patricia m.

matta

teeny

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poète et patriarche Césaire siège à l’Assemblée nationale française comme député non inscrit, de 1958 à 1978, puis comme apparenté socialiste de 1978 à 1993. En 1980, il publie le recueil Moi, laminaire suivi en 1992 de Configurations et de Comme un malentendu de salut paru en 1994.

Jusqu’en 2001, il est maire de Fort-de-France, où il a mis en place une politique culturelle pour mettre la culture à la portée du peuple car « la poésie peut naître de la visite d’une crèche ou de l’inspection d’un égout, la construction d’une route peut tout autant déboucher sur la naissance d’un poème ».

Retiré de la vie politique, recevant de vifs hommages internationaux qu’il ne recherche pas, le poète Césaire reste avant tout un homme simple, amoureux du dialogue et fervent partisan d’une refondation de l’humanisme dans le contexte de la mondialisation. Après sa traversée du siècle, toujours mobilisé pour les avancées de l’humain, Aimé Césaire resta fidèle à son rocher, en assumant la flagrante disproportion entre son aura planétaire et l’étroite réalité de son lieu de vie, la petite Martinique, « l’île veilleuse » avec laquelle il maintient un lien ombilical et indestructible. Sa fidélité à cette poussière d’île « née du crachat des volcans » et son indéfectible simplicité comptent parmi les clés qu’il nous laisse en héritage pour « regarder le siècle en face ».

De nombreux visiteurs, intellectuels, artistes, politiques font le déplacement et vont en pèlerinage à sa rencontre. Il accueille avec sympathie et émotion l’hommage que lui rend l’unesco à l’occasion du 50e anniversaire de l’Organisation. Sa disparition, le 20 avril 2008, à l’âge de 93 ans, cause une vive émotion parmi les siens et dans la vie internationale.

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sélection d’œuvres d’aimé césaire

1939 - Cahier d’un retour au pays natal, revue Volontés

1946 - Les Armes miraculeuses

1947 - Soleil cou coupé

1950 - Corps perdu, illustré par Pablo Picasso

1960 - Ferrements

1961 - Cadastre

1976 - Œuvres complètes (trois volumes)

1982 - Moi, laminaire

1990 - Configurations

Théâtre

1958 - Et les chiens se taisaient

1963 - La Tragédie du roi Christophe

1966 - Une saison au Congo

1969 - Une tempête d’après La Tempête de William Shakespeare : adaptation pour un théâtre nègre

Discours, essais

1948 - Esclavage et colonisation, Victor Schoelcher et l’abolition de l’esclavage

1950 - Discours sur le colonialisme

1962 - Toussaint Louverture, La révolution Française et le problème colonial

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4CINQ THÈMES DE CONVERGENCES

entre les œuvres de tagore, neruda et césaire, il est possible d’identifier au moins cinq grands sujets convergents qui mettent en résonance leurs messages et éclairent nos questionnements actuels.

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1la poésie et l’art : une force vitaleTagore, Césaire et Neruda se définissaient d’abord comme des poètes. Mais entend-on la voix des poètes dans le triomphe du matérialisme et du consumérisme qui caractérisent notre époque et qui semblent réduire, aujourd’hui, l’écoute de la parole poétique ?Et pourtant, la poésie nous vient, intacte, du fond des âges comme une communion primordiale par laquelle s’expriment et se partagent les plus profondes aspirations humaines à l’élévation spirituelle, à l’interprétation du chaos et à la quête du sens. Au fil de l’histoire humaine, dans toutes les civilisations, depuis son apparition souvent liée aux grands mythes fondateurs, le besoin de poésie a traduit le message esthétique individuel ou l’aspiration à la cohésion des sociétés, mais aussi la critique radicale, l’humour et la résistance à la domination. Seuls la poésie et l’art disent l’enfoui, l’enseveli qu’ils exhument du magma de la conscience, des méandres de la mémoire ou de la sensibilité et qu’ils profèrent, contagieux, régénérés, éclatants, dans les mots du quotidien et l’esprit des hommes. Le premier geste des dictateurs, qui le savent bien, est souvent de faire taire les poètes

ou de tenter de les mettre à leur service, car ils savent que la poésie – dont l’étymologie est à chercher dans le mot grec ������ (poiein) qui signifie créer et faire – comme les autres langages de l’art, est une force vitale qui peut se dresser contre le fer des barbelés et l’asphyxie des contraintes, des solitudes et des servitudes.L’art et la poésie demeurent d’irremplaçables vecteurs de médiation entre les humains et le monde. Réinventer l’humanisme, ce pourrait être mieux lire et mieux entendre la poésie, sous toutes ses formes, aller à la rencontre des nouveaux langages de l’oralité qui traduisent les rêves et les révoltes de la jeunesse. Cela peut être de permettre à la création poétique et artistique de nourrir un autre savoir, soucieux d’une qualité de vie planétaire et de la dimension spirituelle qui rende le développement matériel compatible avec les cycles du vivant, les mystères du sacré, la fraternité des hommes ou le rythme des forces de la nature.Comment faire renaître le goût de la poésie ? Pour retrouver la qualité poétique de la vie et déranger car, dit-on, un poète qui ne dérange pas ne sert à rien.

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tagoreoù l’expérience trouve une forme poétiqueRabindrânâth Tagore fut poète d’abord et avant tout.

J’ai pu, consciemment ou non, faire de nombreuses choses qui n’étaient pas honnêtes, mais je n’ai jamais répandu de faussetés dans ma poésie – elle est le sanctuaire où trouvent refuge les vérités les plus profondes de ma vie.

Qu’il s’agisse de la proximité du monde villageois ou des leçons dispensées par la politique nationaliste, toute expérience trouvera un sens et une forme poétique dans ses œuvres de fiction.

Je vole à travers le temps, et dans ton chant, ô mon Cœur, danse le poète qui chante, tandis qu’il parcourt les espaces.

Pour Tagore, la poésie est toujours liée à la transcendance. Il était convaincu que ce dont avait le plus besoin l’homme était de parvenir à l’union du beau et du bien et de comprendre les relations mystérieuses et tourmentées œuvrant au cœur des aspects essentiels de l’existence.

Je suis écrasé sous le poids de la réalisation que je porte en moi un insondable mystère, que je ne puis ni comprendre ni maîtriser. Je ne peux savoir, pas plus qu’on ne s’en enquière ce qui déferle dans mon cœur, ce qui coule dans mes veines, ce qui enflamme mon cerveau.

Le poète ou l’artiste a pour mission de résoudre ce mystère et, selon le concept tagorien de l’amour infini de la vie et de la nature, la poésie est la voie permettant d’accéder à « l’aspect du Divin qui occupe une place unique dans la vie de l’humain, par contraste avec tout ce qui appartient à l’univers. » Son chant est habité par une quête spirituelle qui cherche d’abord à accomplir l’humain et à établir le dialogue de l’âme avec le divin et l’infini, dans l’extase impalpable et quasi amoureuse d’un voyage mystique, dont seule la poésie traduit le sens profond et intuitif :

[…] L’homme n’est pas complet ; il lui reste à le devenir. L’homme « naturel » s’occupe d’accroître ses possessions. Nous ne pouvons acquérir une chose que dans la limite de nos besoins ; notre fonction n’est plus d’acquérir mais d’être. La rivière peut devenir la mer, mais elle ne pourra jamais faire que la mer soit une partie d’elle-même. Si, par quelque concours de circonstances, elle entoure une vaste étendue d’eau et prétend qu’elle a absorbé la mer, nous savons aussitôt que ce n’est pas vrai, et que le courant du fleuve cherche encore son repos auquel il ne saurait assigner de limites.

La profonde dimension spirituelle de sa poétique puise dans l’Inde éternelle, mais une forte inspiration polythéiste la rattache aux traditions religieuses les plus anciennes, les Rishis et les Upanishad, qui s’élèvent au-dessus de la vie matérielle, de la philosophie et des religions, de la science et de l’art. Sous le manteau transparent du verbe poétique, ce message qui est le plus souvent trop grand pour n’être exprimé que par la parole humaine, transparaît dans l’inspiration

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de Tagore à travers la musique, le drame, la danse. Il lui a valu d’être présenté en Occident comme un « puissant flot poétique qui tire sa force du Gange », et la quintessence de la poésie mystique.Certains intellectuels occidentaux n’ont voulu voir – déjà du vivant de Tagore – que l’adhésion du poète à l’orthodoxie de la foi hindoue et de la spiritualité indienne, telle que l’imagine l’orientalisme occidental ou que l’ont même parfois caricaturée certains jeunes poètes bengalis. Cependant, la spiritualité de la poésie de Tagore transmet d’abord un engagement dans son siècle, par une synthèse non conventionnelle des traditions hindoue, musulmane, moghol ou perse. Mais la quête poétique de Tagore « donne un sens aux activités sans fin […] vers la perfection de l’“être” » et « donne à l’imperfection du “devenir” cette qualité de beauté qui trouve son expression dans la poésie, le drame et l’art ». Cette quête est d’abord humaine car il s’agit, de révéler le visible et l’invisible que l’homme porte en lui et qui doit éclairer sa présence au monde, comme elle illumina celle de Tagore :

Je suis convaincu que ce fut l’idée d’une humanité divine, œuvrant inconsciemment dans mon esprit, qui m’a imposé de rompre l’isolement d’une carrière littéraire pour jouer le rôle qui me revenait dans le monde de la vie pratique.

Dans la vision spirituelle du poète Tagore, opposée à toute religiosité extrémiste, la relation directe entre l’homme et le divin, dépourvue d’angoisse, plonge dans diverses racines philosophiques. Loin de n’être que la vision simple d’une poésie mystico-religieuse, elle exprime son parcours personnel à travers l’expérience complexe, autant religieuse que métaphysique, d’un homme qui veut rencontrer la fraternité des autres hommes pour découvrir et partager le secret de la force vitale de l’univers.

Je ne puis trouver le sommeil ce soir. Toujours j’ouvre ma porte et scrute l’obscurité, mon ami Je ne vois rien devant moi. Je me demande où se trouve le chemin ! Par quelle rive obscure de la rivière aux eaux d’encre, par quelle lointaine lisière de la forêt renfrognée, par quelle profondeur labyrinthique de mélancolie Passes-tu pour venir me voir, mon ami ?

La poésie trouve sa source, pour Tagore, dans la contemplation de la nature et dans l’amour des êtres humains autant que dans l’amour divin. Quoique soumis à l’abomination du pouvoir et de la misère, au delà des limites d’un ego douloureux et souffrant, l’homme aspire à une vision spirituelle. La poésie ouvre dans l’âme humaine la voie de la réalisation dans l’amour, vocation de toute relation humaine avec les autres et avec le monde :

[…] Lorsqu’un homme sent battre dans son âme la vie et l’âme du monde entier, il est libre. […] ll sait alors qu’il prend part à ces somptueuses fêtes d’amour, qu’il est un hôte respecté au festival de l’immortalité.

Lettres, nouvelles, essais, romans, drames, lui ont permis de s'exprimer de manières différentes, quoique toujours imprégnées de poétique et de spiritualité. Mais par la poésie, il pouvait exprimer sa joie à observer l’amour présent dans la nature, qu’il se fut agi de la tristesse face à la souffrance, de la révolte face à l’injustice ou du soutien apporté à une cause humanitaire :

Quitte ton chapelet, laisse ton chant, tes psalmodies. Qui crois-tu honorer dans ce sombre coin solitaire d’un temple dont toutes les portes sont fermées ?Ouvre tes yeux et vois que ton Dieu n’est pas devant toi.

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Il est là où le laboureur cultive le sol dur ; et au bord du sentier où peine le casseur de pierres.Il est avec eux dans le soleil et sous l’averse ; son vêtement est couvert de poussière.

La spiritualité chez Tagore est incarnée. La poésie est dans et pour le monde. Selon lui, la dimension spirituelle de la poésie nourrit les opinions pragmatiques sur le nationalisme, la guerre et la paix, l’éducation transculturelle, la liberté de pensée, le rationalisme critique, le besoin d’ouverture et l’aspiration à pénétrer la vision promulguée par les autres cultures afin d’améliorer la compréhension mutuelle et de surmonter l’aliénation et l’oppression. Ses poèmes patriotiques ont inspiré et guidé la lutte indépendantiste. Mais ses poèmes et ses chansons, remarquablement dépourvus de tout chauvinisme, étaient empreints de son amour et de sa préoccupation pour l’être humain, qui lui importaient plus que son engagement envers le nationalisme ou de toute idéologie.

[…] Il faut qu’un poème soit animé par une idée complète. Chaque phrase du poème touche cette idée. Lorsque le lecteur saisit cette idée qui imprègne toute l’œuvre, sa lecture est pour lui pleine de joie. Chaque élément du poème prend une signification radieuse à la lumière de l’ensemble. Le progrès de notre âme est comme un poème parfait qui, une fois réalisée, donne à tous ses mouvements et le sens et la joie.

Du fait de sa sollicitude croissante à l’égard des millions de personnes souffrant dans son pays, le Tagore poète se révéla un critique de l’impérialisme, du nationalisme militant, de la déshumanisation et de l’isolationnisme. Il s’orienta vers un nouveau libéralisme international et, par le biais de ses œuvres littéraires, musicales et à ses actions réformistes dans les domaines de la politique et de l’éducation, apparut comme un porteur d’espoir.

J’ai passé mes jours à accorder et à désaccorder ma lyre.

Durant les dernières années de sa vie, la Seconde Guerre mondiale lui rappela douloureusement l’agonie de la guerre précédente, qui l’avait poussé dans l’arène publique afin qu’il y prêche son message de poésie pour la paix. La situation était d’autant plus triste, qu’il était trop infirme pour participer à tout activisme. À ce sentiment d’impuissance s’ajoutait une perte de confiance à l’égard de la civilisation moderne de l’époque.

Aujourd’hui, les succès de l’homme Ne sont que laide moquerie Qui se présente partout Sous le visage d’un monstre. Dois-je être témoin de ce hideux cauchemar En allumant une lampe orageuse Au crépuscule de ma vie ?

Combat de l’Inde pour l’indépendance, cupidité de l’homme, ambition de la femme, héroïnes tragiques, histoires d’amour, espoirs frustrés, fantômes, limitations de la perspicacité humaine, intransigeance des dirigeants coloniaux, exploitation inhumaine des faibles, impuissance et apathie de la société villageoise, pour Tagore, toutes les expériences humaines échoient à l’expression poétique de l’humanisme activiste.

Quand la vie a perdu sa grâce, viens à moi dans une explosion de chant.

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nerudapoète d’utilité publiqueNeruda a voulu faire du labyrinthe de sa vie la concrétisation d’une vocation primordiale : être poète pour exprimer le magnétisme vital des rapports cachés dans la nature et entre les êtres.

La poésie est le penchant naturel de l’homme et elle lui a inspiré la liturgie, les psaumes, et aussi le contenu des religions. Le poète s’est mesuré aux phénomènes de la nature et dans les premiers âges de l’humanité il s’est donné le titre de prêtre pour préserver sa vocation. De la même façon, à l’époque moderne, pour défendre sa poésie, il reçoit son investiture de la rue et des masses. Le poète civil d’aujourd’hui reste l’homme du plus vieux sacerdoce. Lui qui avait signé autrefois un pacte avec les ténèbres doit maintenant interpréter la lumière.

Neruda a voulu être, avant tout, le poète de son époque, de son pays, le Chili, puis de son continent. Poète parmi les poètes, voilà le rôle existentiel qu’il a assumé dès sa prime jeunesse d’adolescent timide. « Rituellement vêtu de noir depuis ma tendre jeunesse, à la manière des vrais poètes du siècle dernier », il entendait consacrer sa vie à souligner au xxe siècle le besoin de plus en plus grand que les peuples ont de la poésie pour révéler leur histoire, accéder à leur destin et occuper leur identité. Selon lui, il appartient au poète, même « carbonisé dans ce brasier secret », de reconstruire le lien entre les hommes et leur histoire par la réconciliation, sans frontières, des hommes avec la poésie. Si dès son premier livre, il affirme par une image épicurienne que : « les mots du poète arriveront transvasés dans la coupe d’autres langues comme un vin qui chante et répand son bouquet en d’autres endroits de la terre », c’est d’abord pour sa terre natale que Neruda veut accomplir ce destin.

Ma poésie et ma vie ont couru comme un fleuve américain, comme un torrent du Chili, né dans la profondeur secrète des montagnes australes et dirigeant inlassablement vers une issue marine le mouvement de ses eaux. Ma poésie n’a rien rejeté de ce qu’a charrié son courant ; elle a accepté la passion, elle a développé le mystère, elle s’est frayé un chemin dans les cœurs du peuple.

Parce qu’elle doit atteindre tous les hommes, la poésie pour Neruda touche tous les sujets terrestres, le chant politique, le langage imagé de la métaphore, le message simple et quotidien et le poème amoureux. Des recueils entiers comme Veinte poemas de amor y una cancion desesperada ou Cien sonetos de amor, ont consacré Neruda comme l’un des plus authentiques poètes de l’amour du xxe siècle qui chantent la femme aimée, et dans la plus pure veine romantique et lyrique de la tradition ibérique, goûtent la jouissance matérielle et sensuelle de son corps, la félicité charnelle de l’union amoureuse, la polyphonie des mille sentiments de l’absence, de la présence, de la douleur et de la passion ou de la tendresse vécues.

L’éclat que de tes pieds monte à ta chevelure, turgescence entourant ta forme délicate, n’est pas nacre de mer, n’est jamais argent froid :

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tu es faite de pain, pain aimé par le feu.Avec toi la farine éleva son grenier, poussa, développée par la chance du temps, et tandis que doublait le froment de tes seins, le charbon de l’amour travaillait dans la terre.

Sans doute est-ce par son choix du « matérialisme poétique » que l’on doit à Pablo Neruda une des plus audacieuses tentatives de désacralisation que la poésie n’ait jamais connue. Par sa vision du monde, le poète doit exprimer le chaos, le tumulte des choses, les sensations simultanées, le démesuré, le monstrueux, les choses vulgaires du quotidien.

À la question :La poésie peut-elle servir nos semblables ? Peut-elle accompagner les luttes des hommes ? J’avais bien assez cherché le terrain de l’irrationnel et du négatif. Je devais m’arrêter et chercher le chemin de l’humanisme, banni de la littérature contemporaine, mais profondément enraciné aux aspirations de l’être humain.

Neruda répond que sa poésie est « d’utilité publique », qu’elle se définit par des liens indissociables entre écriture et engagement, humanisme et matérialisme poétique et que des rapports étroits lient l’épopée et le lyrisme. « La poésie est toujours un acte de paix. Le poème naît de la paix comme le pain naît de la farine ». Le poème pour Neruda est un chant partagé comme doit l’être le pain, comme une lumière quotidienne qui éclaire les éléments les plus matériels et terrestres de l’existence, avec un langage nu et intense car « c’est surtout l’idéologie de la langue qui creuse le fossé ». Son usage de la métaphore garde un caractère traditionnel pour aborder des comparaisons avec des parties du corps féminin et des éléments de la nature.

Ce « matérialisme poétique » est toutefois porteur d’un souffle d’exaltation immatérielle née de la nostalgie et des sentiments individuels. Contaminée par la grandeur de l’épopée, sa poésie s’illumine, de l’intérieur même des mots, par la manifestation de l’impalpable qui dit :

[…] toutes les couleurs de l’arc en ciel. […] La poésie n’est pas une matière statique mais un courant fluide qui, très souvent, s’échappe des mains du propre créateur. Sa matière première est faite d’éléments à la fois réels et irréels qui existent et qui n’existent pas.

Neruda voyait dans la mythologie du « poète maudit » une stratégie bourgeoise pour isoler la poésie du peuple dans un rituel imposé par une certaine classe, une certaine société qu’il désapprouve et qu’il estime être « la vieille bourgeoisie rétrograde », qui n’est pas capable de flairer l’avenir et de vivre le présent. Toute l’action de Pablo Neruda vise à lutter contre le pouvoir destructeur, bourgeois et capitaliste, qui veut faire taire la poésie engagée en l’embaumant.

Pauvres poètes que la vie et que la mort Ont poursuivis tenacement de la même ombre Les voici recouverts par l’impassible pompe Et dévolus au rite, à la dent funéraire.

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Cette classe dominante dogmatique et conventionnelle, soucieuse du maintien du formalisme, impose par une loi non écrite que « le poète doit se torturer, souffrir. Il doit vivre dans le désespoir, il doit écrire inlassablement sa chanson désespérée ». Ce que Neruda rejette :

Nous les poètes, nous avons le droit d’être heureux à condition que nous ne fassions qu’un avec nos peuples dans leur combat pour le bonheur. Les poètes que nous sommes ont soudain commandé la révolte de la joie. L’écrivain maudit, l’écrivain crucifié entrent dans le rite du bonheur en ce crépuscule du capitalisme.

Neruda pénétré jusqu’au bout de l’idéal communiste, oppose à la vision misérabiliste d’une poésie conservatrice et otage d’une esthétique élitiste, « la rebelión de la alegría », celle du partage, « el canto repartido ». Il affirme, provocateur :

J’ai détrôné la noire monarchie, la chevelure inutile des rêves, j’ai marché sur la queue du reptile mental et disposé les choses – eau et feu – en accord avec l’homme, avec la terre. Je veux que toute chose ait une poignée, que tout soit outil ou tasse. Je veux que par la porte de mes odes les gens entrent chez le quincailler.

Le sujet poétique nérudien, quant à lui, devra se dissoudre dans l’être collectif, devenir cet « homme invisible » dont le chant se confond avec celui de tous les hommes. Neruda confie, dans ses Mémoires, que ce dont il est le plus fier, c’est d’avoir contribué à ce que la poésie soit respectée par le peuple.

Je suis arrivé, au long d’une dure leçon d’esthétique et de recherche, à travers les labyrinthes de la parole écrite à être le poète de mon peuple. C’est là ma récompense […]

S’agissant en effet de peuples qui, comme le peuple chilien et latino américain, ont été colonisés et à qui la domination et l’impérialisme ont volé leur identité, le poème doit aspirer à un réalisme historique et utiliser les recours du romantisme révolutionnaire. Il doit rendre aux protagonistes de l’histoire, même quand ils sont inconnus, la dimension héroïque de leur sacrifice. Celle-là même qui leur a été niée par les ennemis du peuple d’hier et d’aujourd’hui dont le crime doit être dénoncé avec une dureté implacable.

Terre, peuple et poésie ne sont qu’une même entité, enchaînée par de mystérieux souterrains.

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C’est en se mettant au service du peuple que la poésie, projetée à la lumière de l’espérance et de l’optimisme, retrouvera droit de cité parmi les hommes.

Nous sommes les chroniqueurs d’une naissance retardée. Retardée par le féodalisme, par la stagnation, par la faim. Il ne s’agit pas seulement de préserver notre culture, mais de lui livrer toutes nos forces, de la nourrir et de lui permettre de fleurir.

Colonisation, exploitation, acculturation, Neruda explore tous les sujets pour les tirer des ténèbres y compris les plus prosaïques, les plus obscurs, les plus humbles.

Il n’y a pas de matériel antipoétique lorsqu’il s’agit de nos réalités. Et nous devons accomplir cette tâche. Les faits les plus obscurs de nos peuples doivent être brandis en pleine lumière ; nos plantes et nos fleurs, pour la première fois, doivent être chantées. Nos volcans et nos rivières sont restés dans les espaces desséchés des textes ; que leur feu et leur fertilité soient livrés au monde par nos poètes.

Flore, faune, volcans, rivières… rien n’est oublié dans les textes écrits, et souvent récités par Pablo Neruda, qui chérissait l’oralité du dire poétique, notamment au cours des nombreuses lectures et récitals qu’il a donnés en Amérique latine, en Europe ou aux États-Unis. La dimension incantatoire du poème s’inscrit dans la générosité du verbe dont le pouvoir d’éveil est contagieux et irremplaçable dans les luttes de libération politique :

Je devais parler le dernier. Quand on m’annonça en disant que j’allais réciter mon Nouveau Chant d’amour à Stalingrad, il se passa une chose étrange : une cérémonie pour moi inoubliable.Cette marée humaine, après avoir entendu mon nom et le titre du poème, se découvrit silencieusement.Succédant à ce langage politique catégorique, la poésie, ma poésie, allait parler. Je vis, du haut de la tribune, cet énorme mouvement de chapeaux : dix mille mains qui retombaient à l’unisson, dans une houle indescriptible, un sourd paquet de mer, une écume noire de muette déférence.Alors mon poème s’éleva et son accent se fit plus combatif et plus libérateur que jamais.

La voix du poète, dont le corps est destiné à la terre, perdure au-delà de la communion de l’instant. Car la poésie qui porte en elle l’éternité, convoque les sources et transcende le temps. Elle ouvre la fenêtre de l’irréel et de l’absolu. Le poète capte dans sa chair, dans les fruits de la terre comme dans les courbes précaires du corps de la femme ou sur les pierres des « hauteurs de Machu Picchu », les messages déposés par les siècles. Par delà la vie, son chant traduit la mort qui en fait son dépositaire et lui dit :

Il m’est arrivé souvent de renaître. Je naissais du fond d’étoiles vaincues, je reconstruisais le fil des éternités.

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césairela poésie pour « dire non à l’ombre ! »

[…] Comme l’homme a besoin d’oxygène pour survivre, il a besoin d’art et de poésie. Il sait, en effet, au contraire de la pensée conceptuelle, au contraire de l’idéologie, que l’art et la poésie rétablissent la dialectique de l’homme et du monde. Par l’art, le monde réifié redevient le monde humain, le monde des réalités vivantes, le monde de la communication et de la participation. D’une collection de choses la poésie et l’art refont le monde, un monde plein, un monde total et harmonieux. Et c’est pourquoi la poésie est jeunesse. Elle est cette force qui redonne au monde sa vitalité première, qui redonne à chaque chose son aura de merveilleux en la replaçant dans la totalité originelle. Si bien que sauver la poésie, sauver l’art, c’est en définitive sauver l’homme moderne en repersonnalisant l’homme et en revitalisant la nature.

Pour Aimé Césaire, dès la première œuvre, la poésie est la parole fondatrice. La poésie et l’art sont des formes de « totale communication », hors du langage commun, viscéralement liées à tous ceux qui participent, par l’élan créatif, au dialogue et à l’universalisation des valeurs, pour la libération de l’humain et l’humanisation de l’homme.

[…] Je soutiens que la poésie, la vraie poésie est vérité, qu’elle est la Vérité, fondamentale, la vérité des profondeurs de l’être.

Le mot, la parole poétique sont les premières reconquêtes pour renaître de l’oppression coloniale. « Plus que tout autre, l’homme colonisé ressent l’incomplétude de l’homme. » Après l’aliénation et face à l’entreprise de déshumanisation, se reconstruire c’est remonter du gouffre de l’histoire, des enfers de l’humiliation ou de la misère.

Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette. qu’importe ? Nous dirions. Chanterions. Hurlerions. Voix pleine, voix large, tu serais notre bien, notre pointe en avant. Des mots ? Ah oui, des mots !

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Dans le Calendrier lagunaire, le premier vers est « … j’habite une blessure sacrée… ». Le feu de la révolte demeure inassouvi, après trois siècles de braise durant lesquels un peuple et sa mémoire furent exclus du genre humain, radiés de l’histoire universelle. Après la longue nuit de l’humiliation, seule la poésie peut accompagner le Rebelle, héros emblématique de la dignité humaine, pour qu’il parvienne à atteindre la liberté et à se réhabiliter en dépassant la haine :

Nous sommes le résultat historique de toutes les violences de l’Histoire, frustrés de nos pays, frustrés de nos langues, frustrés de nos religions, frustrés de nous-mêmes. C’est ce qui a déterminé ma vocation poétique. Ma poésie n’a pas d’autre sens. Il s’agit d’une conquête, d’une réappropriation.… ici poésie égale insurrection.

La vérité est que, depuis un siècle bientôt, la poésie a pris un train d’enfer,le train des explosions… que notre héritage est de fièvres, de séismes, et que la poésie pour être valable ne doit cesser de le revendiquer. Nous entendons rester fidèles à la poésie, la maintenir vivante : comme un ulcère, comme une panique, images de catastrophes et de liberté, de chute et de délivrance, dévorant sans fin le foie du monde.

En ce sens, art et poésie sont des activateurs politiques qui ouvrent les consciences des peuples les unes aux autres, perméabilisent les esprits aux diverses visions du monde, les rendent « poreux à tous les souffles du monde ». Fût-ce à partir d’un simple souffle, ils postulent l’ailleurs civilisationnel et l’égale appartenance à l’humanité :

avec une lèche de ciel sur un quignon de terre prophète des îles oubliées comme un sou sans sommeil sans veille sans doigts sans palancres quand la tornade passe rongeur du pain des cases.

La poésie est l’« arme miraculeuse » contre la logique déterministe, mécaniste, spécialisée, qui casse les ressorts de l’être. Par sa « valeur opératoire : avec son double visage de nostalgie et de prophétie, elle est salvatrice parce que récupératrice de l’Être et intensificatrice de vie ». Rien d’étonnant à ce que d’autres poètes aient posé, à divers moments de l’histoire, la même question. Parmi eux, Césaire citait volontiers le poète romantique allemand, Hölderlin, qui disait « Le poète garde la trace des dieux enfuis, et montre à ses frères, mortels, le chemin du revirement… ». Art des profondeurs, la poésie occupe la dimension du sacré, car elle libère la personne humaine des limites étroites de l’individualisation, de la dégradation des anciennes solidarités, de l’affaiblissement du sens.

Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.

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À quoi sert le poète dans un monde qui semble s’éloigner de la parole poétique ? La question a hanté Césaire pendant toute sa vie. Elle prend aujourd’hui une nouvelle acuité, face au monde qui est le nôtre. Le processus de détérioration de l’homme réifié menace tous les hommes, quand ils se trouvent en proie au joug de l’hégémonie qui impose ses valeurs aliénantes aux cultures, qu’elles soient dominées ou dominantes. Pour Césaire, la chosification ne touche pas seulement le colonisé qui lutte pour reconstituer son humanité déchue. Prenant en compte l’efficience du pouvoir de contamination du matérialisme, de son arrogance et son messianisme, le poète Césaire évalue la gravité du péril que représente la mainmise du matérialisme triomphant et déferlant, sans limites, sur les nations et les peuples du Nord comme du Sud. Fort de son expérience de colonisé, il anticipe sur les effets de la logique de réification des consciences sur une « humanité réduite au monologue ».

À l’ouverture du Ier Festival mondial des arts nègres à Dakar, en 1966, Césaire observe, avec lucidité et objectivité :

Qu’on le veuille ou non, il y a, à l’heure actuelle, une civilisation éminente et tentaculaire. Car il est clair que maintenant nous sommes entrés dans l’ère du monde fini : mieux, avec la pensée européenne moderne, est né un processus nouveau… un processus de réification, c’est-à-dire de chosification du monde… Les conséquences, vous les connaissez, c’est l’apparition du monde mécanisé, du monde de l’efficience mais aussi du monde où l’homme devient chose lui-même. Bref, nous sommes en face d’une dévaluation progressive du monde qui débouche très naturellement sur un monde inhumain, sur la trajectoire duquel se trouve le mépris, la guerre, l’exploitation de l’homme par l’homme.

Parce qu’elle éveille la conscience et nourrit l’esprit, l’arme miraculeuse du poème doit être entendue. Contre le spectre de déculturation que créent la misère et l’injustice, elle est, pour Césaire, la clé de la créativité artistique et poétique, la voie vers la reconquête du sens. Aujourd’hui, et même si le fil peut sembler coupé, la poésie sous toutes ses formes, orales et écrites, montre toujours et encore le « chemin ».

[…] reprenons l’utile chemin patient plus bas que les racines le chemin de la graine le miracle sommaire bat des cartes mais il n’y a pas de miracle seule la force des graines selon leur entêtement à mourir parler c’est accompagner la graine jusqu’au noir secret des nombres.

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Contre l’invasion de la machine, l’hypertrophie du profit, l’effondrement de l’espoir, c’est de l’art et de la parole poétique que naît l’indispensable supplément d’être.

Si l’on avait besoin d’une preuve, je dirais qu’il n’est que de constater que jamais le besoin poétique ne se fait autant sentir, que jamais l’homme ne s’accorde, ne s’accroche à la poésie de manière si désespérée, comme à une dernière planche de salut, qu’au sortir de ces époques pleines de bruit et de fureur qui s’appellent la guerre, que cette guerre soit chaude ou froide, précisément au sortir de ces époques où la non communication et la chosification sont exacerbées à un degré proprement intolérable. Le salut du monde dépend de sa capacité d’entendre et d’écouter cette parole.

Pour Aimé Césaire, la fonction du poète et celle de l’artiste répondent à une vocation d’éclaireur, au cœur de la tourmente du monde :

Le poète est cet être très complexe et très simple, très jeune et très vieux, qui aux confins vécu du rêve et du réel, entre absence et présence, voit et reçoit dans le déclenchement soudain des cataclysmes intérieurs, le mot de passe de la connivence et de la puissance.

Contre le silence, sa mission est d’illuminer « l’avers des choses », pour « dire non à l’ombre », pour franchir le miroir illusoire de l’avoir et rendre accessible « la plénitude ontologique reconstituée ».La fonction sociale du poète est un devoir de parole « pour regarder le siècle en face ». Devoir qui s’inscrit pour Aimé Césaire dans les traditions orales d’Afrique, vivantes dans les expressions antillaises et centre-américaines. Mais cet enracinement particulier n’est jamais exclusif car la poésie surgit aussi de l’oralité de toutes les cultures qu’elles soient rurales ou urbaines, du Nord ou du Sud, comme un défi individuel et collectif qui réfute l’abdication et la disparition des valeurs. Elle manifeste les multiples visages que revêt, à travers le monde, le pouvoir mobilisateur et régénérateur de la parole, quand elle est musique et rythme et qu’elle dit la jeunesse du monde et répond à l’urgence morale de ne pas se taire, de donner voix à la résistance et de porter l’espoir :

Celui qui a charge de la parole sait, d’instinct, que sa parole est universalisante et qu’au bout de la singularité individuelle, au bout de la différence, il y a la communauté de tous les hommes.

Parce qu’elle est présente dans toutes les sensibilités particulières, la dimension opératoire et ré-humanisante de la poésie est constitutive de l’universel. Il revient à la poésie d’occuper les rues, les places, les murs pour impulser un vaste mouvement de vie, lié à la rencontre de l’autre et à la réconciliation nécessaire. Puisque la poésie peut convoquer la mémoire, la révolte, la joie ou le mythe, elle conjure l’éparpillement et la négation des forces humaines.

La poésie est épanouissement. Épanouissement. De l’homme à la mesure du monde ; dilatation vertigineuse. Et on peut dire que toute grande poésie, sans jamais renoncer à être humaine, à un très mystérieux moment, cesse d’être strictement humaine pour commencer à être véritablement cosmique… Gros du monde, le poète parle…

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cinq thèmes de convergences

2pour un nouveau pacte de sens entre l’homme et la natureLa nécessité de repenser la représentation de l’espèce humaine, ses activités et sa place dans un environnement naturel, dont il n’est qu’une partie intégrante, fait aujourd’hui l’objet d’une prise de conscience croissante et d’un débat international.Par leur engagement humaniste, Tagore, Neruda et Césaire, longtemps avant que la question écologique et environnementale n’acquière la gravité qu’elle prend actuellement, ont appréhendé l’impératif d’accorder l’épanouissement matériel et collectif de l’espèce humaine avec la nature. Leurs visions pionnières nous rappellent que le respect et l’amour de l’homme pour la nature ont longtemps uni les sagesses des civilisations occidentales et non occidentales qu’il s’agisse de l’hindouisme, du vitalisme africain ou de la tradition amérindienne, de l’infiniment grand du cosmos à l’infiniment petit de la goutte d’eau ou de la feuille. Confrontés, il est vrai, par leurs terres natales respectives à l’imminence apocalyptique du séisme, c’est de leur lecture de l’histoire et de leur immersion dans les forces de l’esprit que vient, sans doute, leur regard d’anticipation sur les cataclysmes que l’homme provoque, quand il prétend dominer et défier les rythmes et les phénomènes naturels par des dérives économiques, technologiques et scientifiques, ainsi que leurs interrogations sur la fracture creusée par les excès du développement industriel entre les hommes et l’environnement. La mobilisation écologique actuelle est consécutive aux dysfonctionnements

environnementaux qui sévissent à l’échelle planétaire. Sites naturels assassinés, écosystèmes contaminés, pollutions chimiques, déforestations et dévastations ont généré maintes catastrophes qui sont bien des conséquences de l’erreur humaine. Face aux résultats modestes des décisions politiques, au cynisme du marché, des controverses dénoncent la prise de conscience comme un nouveau dogme qui alimenterait les sources de nouveaux profits, les rivalités scientifiques ou les surenchères politiciennes. Au terme de bientôt deux siècles d’activités industrielles non exemptes d’une indéniable irresponsabilité, les conséquences d’un anthropocentrisme erroné et mercantile s’imposent à tous. Elles s’annoncent comme à l’orée d’un consensus qui installe la question environnementale dans les enjeux géopolitiques à l’échelle mondiale, non sans une bonne dose de vraies peurs, de frilosités contradictoires et d’exploitations mercantiles. Il semble nécessaire d’aller plus loin, au-delà de l’approche matérialiste et politicienne pour signer un nouveau pacte avec la nature. Un pacte de sens qui ne se limite pas à un utilitarisme immédiat ou à un raccommodage conjoncturel, en réaction à la fragilisation des écosystèmes et au désastre qui se profile. Ce pacte de sens est le pivot d’une révision humaniste et durable des objectifs du développement dans ses rapports avec la justice et la liberté que les messages convergents et pionniers de Tagore, Neruda et Césaire nous somment d’entreprendre au plus tôt.

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tagore et mâyâ, mère natureRabindrânâth Tagore jugeait nature et culture intimement liées. À un niveau, il considérait la culture comme une réponse physique à la beauté de la nature et à un autre, comme une réponse émotionnelle ou spirituelle. Sa conception de la nature, vue comme un mouvement créatif perpétuel, reflétait ses origines culturelles.

La nécessité semble être dans la nature le seul facteur pour lequel tout se meut et travaille: le bouton devient la fleur, la fleur devient le fruit, le fruit devient la graine,la graine devient une nouvelle plante et ainsi de suite; la chaîne de l’activitése poursuit sans interruption.

C’est en restant fidèle à la tradition indienne des Upanishads, tout en étant pertinemment informé des choix et des processus que met en place la civilisation industrielle dont il a observé les débuts en Occident, que Tagore analyse la rupture matérialiste avec le vivant. De son regard extérieur, averti des fragiles équilibres comme des phénomènes naturels, Tagore a une claire prescience des bombes à retardements que l’activité humaine moderne, détachée du respect des éléments et des cycles harmonieux ou imprévisibles de la nature pourraient causer. Il pressent, avec sagesse, la gravité des enjeux écologiques que prépare pour le monde la conception occidentale moderne du progrès comme une fin en soi, « où l’homme veut marcher sur la seule corde raide de l’humanité ». Il évalue que les effets prédateurs de l’arrogance de l’homme, quand il se croit supérieur aux autres composantes de la nature et qu’il s’attache à la recherche effrénée du profit, vont proliférer dans une approche dévastatrice, sacrifier certains humains, mépriser la nature et préparer un divorce entre l’humain et le monde en tous points destructeur :

Lorsque par des barrières physiques et mentales nous nous séparons brutalement de l’inépuisable vie de la nature, lorsque nous devenons de simples hommes, et non plus « l’homme dans l’univers », nous créons d’affolants problèmes – et lorsque nous avons tari pour nous-mêmes la source de leur solution, nous essayons toutes sortes de procédés artificiels, dont chacun amène avec lui une ample moisson d’interminables difficultés.

Pour Tagore, le progrès d’une société humaine doit, dans le respect de l’activité et du rythme de l’univers, maintenir vivante la relation intime et spirituelle entre l’individu et l’univers, sous peine de conséquences irréversibles. Si l’homme « peut utiliser pour ses propres fins les forces naturelles, c’est uniquement parce que son pouvoir est en harmonie avec la puissance universelle ; en fin de compte, le but de son effort ne peut jamais être en contradiction avec celui qui se manifeste par la nature ». Tagore dénonce vigoureusement le progrès matériel et industriel, pensé sur l’exploitation de l’autre, qu’il sait inséparable de l’orgueil de vouloir détruire la nature. Quand « la conscience de l’homme est restreinte au seul voisinage immédiat de son ego humain, les racines les plus profondes de sa nature ne trouvent pas le sol qui leur est naturel. »Conséquence d’une telle prescience, l’écologie et l’environnement occupent une place

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prépondérante dans ses écrits. Le discours de Tagore fourmille d’allusions à la planète terre et sa flore ainsi qu’à l’univers et ses étoiles. Dans ses poèmes, il renvoie constamment au lien unissant l’homme à la terre. À ses yeux, la terre n’était pas un phénomène abstrait et vague.

Je sens la douceur de l’herbe durant mes promenades forestières Les fleurs des bas-côtés me font sursauter Que les dons de l’infini soient semés dans la poussière Réveille mon chant émerveillé. J’ai vu, entendu, vécu dans le plus profond du connu, j’ai senti la vérité qui dépasse toute connaissance et remplit mon cœur d’émerveillement ; je chante.

Il eut souvent recours, dans l’imagerie qu’il emploie pour décrire la nature, à l’image d’une mère, la « Mâyâ cosmique » de la mythologie hindoue, selon laquelle la maternité représente la Terre et la force directrice accordée aux êtres humains par la nature universelle. Comparer la nature à la maternité fournissait à Tagore, qui était un penseur holistique, n’oubliant jamais le tout même lorsqu’il se penchait sur la partie, le moyen d’introduire un écologisme compatissant. Il estimait que les êtres humains ne pouvaient être séparés de l’univers mais en faisaient partie, et était convaincu que l’espèce humaine devait vivre en harmonie avec son milieu naturel.

Nuit noire sans lune A emprisonné mon univers, l’a plongé dans le cauchemar Et c’est pourquoi Les larmes aux yeux, je demande : Ceux qui ont empoisonné votre air, ceux qui ont éteint votre lumière, Se pourrait-il que vous leur ayez pardonné ?

pour un nouveau pacte de sens entre l’homme et la nature113

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O YOU SHAGGY-HEADED BANYAN TREE STANDING ON THE BANK OF THE POND,

HAVE YOU FORGOTTEN THE LITTLE CHILD,LIKE THE BIRDS THAT HAVE NESTED IN YOUR

BRANCHES AND LEFT YOU?DO YOU NOT REMEMBER HOW HE

SAT AT THE WINDOWAND WONDERED AT THE TANGLE OF YOUR ROOTS

THAT PLUNGED UNDERGROUND?THE WOMEN WOULD COME TO FILL

THEIR JARS IN THE POND,AND YOUR HUGE BLACK SHADOW

WOULD WRIGGLEON THE WATER LIKE SLEEP STRUGGLING

TO WAKE UP.SUNLIGHT DANCED ON THE RIPPLE LIKE

RESTLESS TINY SHUTTLES WEAVING GOLDEN TAPESTRY.

TWO DUCKS SWAM BY THE WOODY MARGIN ABOVE THEIR SHADOWS,

AND THE CHILD WOULD SIT STILLAND THINK.

HE LONGED TO BE THE WIND AND BLOW THROUGH YOUR RUSTLING BRANCHES,TO BE YOUR SHADOW AND LENGTHEN

WITH THE DAY ON THE WATER,TO BE A BIRD AND PERCH ON YOUR

TOPMOST TWIG,AND TO FLOAT LIKE THOSE DUCKS AMONG

THE WEEDS AND SHADOWS.

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Tagore savait que la déforestation avait lieu non seulement en Inde, mais également aux Amériques, en raison de la conception occidentale du développement qui dominait la révolution industrielle.

L’Occident se glorifie, semble-t-il, de penser qu’il dompte la nature – comme si nous vivions dans un monde hostile, où nous devions arracher tout ce qui nous est nécessaire à un ordre de choses étrange et récalcitrant. Dans la vie de la cité […] il en résulte une dissociation artificielle entre lui-même et la Nature universelle au sein de laquelle il repose.

Conscient de la dimension globale du problème, il pressentit et signala la nécessité de préserver les forêts de la cupidité humaine partout dans le monde. En ces temps où le concept de réchauffement planétaire était inconnu, il était sensible aux dangers posés par le réchauffement de l’atmosphère en Inde, qu’entraînait la déforestation.

S’appuyant sur l’imagerie de la mythologie hindoue, il insista sur le fait que le réchauffement atmosphérique dans les régions déboisées d’Inde du nord devenait intolérable. « Dans l’Inde, le point de vue était différent ; l’homme et le monde étaient englobés en une seule grande vérité ». Tagore revient à maintes reprises sur la rapacité de l’homme et sur son exploitation de la nature dans des objectifs cupides. Dans un article intitulé Palliprakriti (La nature de la Nature), il signala également que l’appauvrissement du sol terrestre et le dénuement de la couverture forestière de la terre étaient les raisons principales du réchauffement atmosphérique. Les strophes d’un poème composé en 1895 et intitulé Swargo hothey biday (Les adieux du ciel) se présentent comme suit :

Ah ! mère, Terre appauvrie, affligée, larmoyante, ternie Après tant de jours enfin mon cœur aujourd’hui, hélas Est agité de larmes pour toi.

C’est dans son école, sur le sol rocailleux latéritique de Santiniketan, qu’il créa le Briksha Ropan, un festival de plantation d’arbres, et instaura la Fête des labours (Halakarsan) durant laquelle on célébrait la cérémonie du premier coup de charrue. Toutes ces tentatives, nées de la conception organique qu’avait Tagore de la nature, visaient à attirer l’attention sur les effets néfastes de l’industrialisme sur la planète terre si l’écologie était négligée. Il exprima son anxiété dans ses poèmes lorsqu’il écrivit :

Redonnez ces bois, reprenez ces villes.

Ces fêtes, associées à la pratique introduite à Santiniketan de dispenser l’enseignement sous les arbres, dans les bras de la nature, les pieds des élèves touchant le sol, leur tête sous le ciel, et à un programme d’éducation sensorielle, avaient pour but d’inculquer le respect pour l’omniprésence de la nature.

Comme on aime la lumière dansant de feuille en feuille !

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L’un des genres majeurs dans la production poétique de Tagore est le chant consacré aux fleurs, aux arbres, aux cieux et à la qualité de l’air qui caractérisent les saisons indiennes. Tout en décrivant la beauté changeante du paysage bengali, de tels poèmes invitent au respect et à l’appréciation des valeurs intrinsèques aux phénomènes naturels qui s’opposent de manière capricieuse et imprévisible aux actions, objectifs et besoins vitaux des hommes. Dans le contexte géographique de l’Inde, Tagore n’oubliait pas que les ouragans survenaient souvent durant les mois précédant la mousson et que le sous-continent indien connaissait une histoire de tremblements de terre dévastateurs. Il considérait donc la nature comme un cadre environnemental potentiellement violent qui pouvait anéantir les vulnérables vies humaines, comme le firent les terribles séismes du plateau de Shillong en 1897 et de Bihar-Népal en 1934.

Alors survint un tumulte furieux. Des lambeaux de nuages déchirés se précipitèrent de l’ouest comme des messagers haletants apportant d’effroyables nouvelles. Finalement, éclairs et tonnerre, pluie et tempête arrivèrent en se bousculant pour exécuter une folle danse de derviche. Les attaches de bambou hurlèrent tandis que le vent rageur balayait le sol, telle la flûte géante d’un charmeur de serpent, et faisait se balancer à son rythme des centaines et des milliers de vagues empanachées, comme autant de cobras redoutables.

L’occasion se présenta à lui d’aller vivre à la campagne pour superviser les fermiers hindous et musulmans résidant sur les terres agricoles de sa famille dans le Bengale oriental. Ces années le mirent en contact étroit avec la nature et la vie de l’homme ordinaire. Vivant la plupart du temps sur sa péniche, baptisée Padma, dans laquelle il remontait et descendait les rivières, il observait la vie à travers les hublots tandis qu’un monde de sons, de visions et de sentiments entièrement nouveaux s’ouvrait à lui. Le monde extérieur de la nature le fascinait et devint une source de réflexion approfondie dans son œuvre. Il écrivit par exemple,

Une fois encore je me réveille, la nuit s’étant retirée À l’heure où le monde entr’ouvre à nouveau ses pétales Et cela est un émerveillement sans fin.

Toutes ces expériences d’une nature à la fois puissante et généreuse inspirèrent à Tagore un large éventail de réinterprétations personnelles des mélodies classiques de l’Inde ou ragas, qui évoquent sur un fond spirituel la dimension cosmique de la nature. Au-delà de la beauté de son Bengale natal, il vécut, et écrivit, sur la terre commune que les êtres humains, de l’Orient comme de l’Occident, doivent partager dans le sentiment le plus profond d’une humanité collective et d’une responsabilité proactive.

Ceux qui sont proches de l’esprit de la terre, ceux qui sont faits et modelés par elle, et ceux qui trouvent en elle leur dernier repos, d’eux je suis l’ami, je suis le poète.

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nerudaet son « pacte avec la terre »La nature chez Neruda n’est pas un simple paysage. Elle est le lieu de « la nocturne cohabitation des vies et des morts ». Elle est matrice, mère matérielle. Elle détermine le chant du poète, et, au delà, les rapports entre l’homme et la nature deviennent symbole et modèle pour les relations entre les êtres.

Au cœur de sa mémoire comme un rite initiatique fut signé son « pacte avec la terre ».[…] Ma poésie était née entre la rivière et le coteau, elle avait emprunté la voix de la pluie et, comme le bois, elle s’était imprégnée des forêts. […] Ma vie est une longue et sinueuse pérégrination, qui revient à la forêt australe, à la forêt perdue.

Sa poésie « tellurique » parle de l’univers en des métaphores puissantes, des déferlements d’images et de rythmes.

Tends-moi la main dans cette rupture de la planète Tandis que la cicatrice du ciel violet se fait étoile. Ah! Mais je me souviens, où sont-ils donc ? Où sont-ils donc ? Pourquoi la terre bouillonne-t-elle, avalant tant de mort ? Ô masques sous les gîtes éboulés, sourires Qui ne connurent pas l’effroi, être déchiquetés Sous les solives, couverts pas la nuit.

Le pacte, sur lequel repose l’édifice nérudien, est tant dans le domaine de la création poétique que dans celui de la conscience humaniste, la reconnaissance par l’homme de son origine matérielle, et, partant, de sa dépendance vis-à-vis du monde de la terre ou de la mer qu’il transforme.

Sur les terres marines et calcaires, pelées, sur les rochers du littoral chilien, sur la table nue du mineur parfois n’arrive que la clarté de ta marchandise.

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Neruda est fasciné par l’infinie diversité du monde : plantes, insectes, coquillages, livres, fruits, objets de toutes sortes, êtres animés ou inanimés, rien n’échappe à sa curiosité. La poésie de Pablo Neruda peut s’émerveiller devant la beauté de l’objet, mais elle ne s’en tient pas à sa forme ou à sa couleur. Le sujet poétique nérudien voyage à l’intérieur des choses pour en saisir l’essence matérielle, comme dans son Oda a la Manzana (Ode à la pomme).

Pomme, je veux te célébrer, en m’emplissant la bouche de ton nom, en te mangeant.

Toujours tu es nouvelle comme rien ni personne, toujours juste tombée du Paradis : pleine et pure joue émue de l’aurore !

Qu’ils sont malaisés, comparés à toi, les fruits de la terre, les raisins cellulaires, les mangues ténébreuses, les osseuses prunes, les figues sous-marines : tu es pure pommée, pain embaumé, fromage de la végétation.

Pablo Neruda, éloigné de son continent par l’exil, s’est présenté, dans La vigne et le vent comme le fils de vastes solitudes aux forêts inviolées, aux volcans majestueux et aux fleuves indomptés, à l’opposé d’une Europe à l’urbanisation ancestrale, aux « rues tordues » et aux « bibliothèques solennelles », un monde inhabité, encore que peuplé d’injustices et de souffrances.

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Amérique forestière, ronce sauvage entre les mers, d’un pôle à l’autre tu berçais ton trésor vert, tes frondaisons.

La Nuit germait en villes d’écorces sacrées, en bois sonores, en grandes feuilles qui couvraient la pierre germinale, les naissances. Utérus vert, savane, américaine et séminale, cave épaisse, une branche naquit à l’image d’une île, une feuille emprunta la forme de l’épée, une fleur fut éclair et telle une méduse une grappe arrondit son résumé, une racine descendit vers les ténèbres.

Contre le massacre industrialisé de nos jours, l’homme, affronté aux premières grandes catastrophes écologiques où il contemple, depuis l’espace, la planète où il vit, prend conscience de sa condition de terrien, dresse un bilan de sa vie et de son siècle : une vision d’apocalypse.

Tout se rompt et s’abat. Tout s’efface et se perd. La douleur est une folle qui hurle dans un bois. La nuit est solitude et mon cœur solitude. Le cri. Le hurlement. Il n’y a plus rien sur la terre !

Un rêve hante la poésie de Pablo Neruda : celui d’un homme dont l’activité, le travail, n’aliéneraient pas ses origines naturelles et n’attenteraient pas aux éléments de la nature où la vie l’a précédé.

La terre fit de l’homme son châtiment.Elle destitua l’animal, abolit les montagnes et scruta les œufs de la mer.

La maison de l’enfance pourrait en être l’exemple, symbole, au cœur de la forêt australe, de la simple construction de la maison du pionnier, la « maison-arbre » dans Fin de mundo. C’est cet enracinement dans la terre que le voyageur Neruda, souvent déraciné par l’exil évoque.

Mon cœur ! Mon cœur ! Racine de ma soif instable, goutte de clarté qui effare les assauts du monde. Ma fleur. Fleur de mon cœur. Terrain de mes baisers. Carillon de larmes. Remous d’amoureuses roulades. Eau vive dont la plainte court et glisse entre mes doigts. D’azur, ailée comme les oiseaux, comme la fumée. Enfantée par ma nostalgie, ma soif, mon désir, ma frayeur, tu as éclaté dans mes bras comme le fruit dans la corolle de la fleur.

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césaire « au nombril même du monde »Aimé Césaire est né sur les contreforts de la Montagne Pelée, quelques années après la violente éruption de 1902 de ce volcan tutélaire de son île natale qui détruisit la ville voisine de Saint-Pierre.

Un écrivain russe est marqué par la steppe, un écrivain nordique est marqué par la neige, je suis marqué par la nature martiniquaise… J’ai la tentation panthéiste, je voudrais être tout ! je voudrais être tous les éléments. Mais c’est vrai, j’ai toujours été fasciné par l’arbre. Tout cela fait partie de mon imaginaire […] l’océan, la vague. […] Les Antilles, ce n’est jamais que de la montagne, de l’eau et de la montagne d’abord. Très tôt, la montagne est devenue pour moi le volcan. Là encore il y a une détermination géographique précise. […] Nous sommes les fils du volcan…

La géographie de son île est l’ancrage premier car, selon lui, l’homme se détermine par rapport à la géographie en assumant ainsi sa condition charnelle pour se fondre, en communion, « au nombril même du monde ». Cette fusion est celle de l’individu, « algue laminaire » accrochée à son rocher pour mieux fouailler le grand large, ou fromager-baobab enraciné dans la lave encore fumante, pour lancer vers « le ciel immémorial » ses branches déchiquetées. C’est que « toute île appelle, toute île est veuve », même si pour Césaire, la nature est d’abord celle de l’île natale, paradoxale, contradictoire, absolue, accueillante, étriquée, grandiose et précaire. « […]Et mon île non clôture, sa claire audace debout à l’arrière de cette polynésie », géographie de la souffrance, du risque cosmique, « de la langue maléfique de la nuit », de la blessure incrustée dans la chair du circuit transatlantique triangulaire :

[…] pas un bout de monde qui ne porte mon empreinte digitale… Île cicatrice des eaux Îles évidences des blessures, Îles miettes, Îles informes.

Dans l’éternité des éléments, la catastrophe veille. Cyclones, tornades, éruptions, tsunamis, déluges, séismes menacent à toute heure de zébrer de néant l’azur et la palme. Aussi le poète perçoit-il la nature, imprévisible, sous son double aspect. À une nature violente, aride, incendiaire, cataclysmique qui sporadiquement peut détruire l’homme, s’oppose une nature maternelle, nourricière, tendre, régénératrice, fragile dont le poète reconnaît la générosité et la splendeur et où il doit vivre en respectant des équilibres complexes sur lesquels il n’a pas de prise.

[…] Choses, choses c’est à vous que je donne ma molle face de violence déchirée dans les profondeurs du tourbillon ma tendre face d’anses fragiles où tiédissent les lymphes c’est moi-même Terreur, c’est moi-même le frère du volcan qui certain sans mot dire rumine un je ne sais quoi de sûr.

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L’homme n’a d’autre choix que l’osmose totale avec sa source naturelle. L’animisme ou le vitalisme qui palpite dans la pensée de Césaire cherche la voie qui lui permet d’épouser ces flux vitaux qui irriguent sa communication avec ses racines, avec les sucs nourriciers d’une nature qui non seulement l’homme , mais le régénère et le dilate dans le spectre immense qui va de « l’infiniment petit et à l’infiniment grand ». La nature grandiose du tropique le libère de l’étroitesse de son île, ce « petit rien ellipsoïdal qui tremble » pour le projeter vers un ailleurs infini, « poreux à tous les souffles du monde ». Adhérer à la nature, la comprendre est une immersion capillaire dans la conscience pour mieux en émerger et retrouver « les moissons vivantes de la Mémoire » :

Qu’es-tu… Toi qui comprends ce que disent les îles… Qu’es-tu venu nous dire en violence et tendresse Sinon qu’à portée de voix À portée de la main et de la conque À portée du cœur et du courage Parole plus loin parole plus haut lèvent l’arbre épée et l’épée Espérance à fleur d’abîme.

La nature est une école de vie. Elle est même l’école de la vie. Son observation est à la portée de tous. À l’instar du poète, « né du crachat des volcans », qui fréquente et observe chaque feuille, chaque tronc, chaque égout, chaque carrefour de son territoire, chaque arbre, surtout car, pour lui « un arbre est une morale » : enracinement, jaillissement, déploiement, floraison, pollinisation, germination pour revenir à la racine première. Voilà le cycle de la vie, leçon offerte aux hommes.

En nous l’homme de tous les temps. En nous tous les hommes. En nous, l’animal, le végétal, le minéral. L’homme n’est pas seulement homme. Il est univers…

C’est dans l’immersion humble, la connaissance et l’expérience patiente de son appartenance terrestre, faite de proximité ou de recul et tissée de gestes quotidiens, que l’espèce humaine peut vivre en paix avec l’ordre des choses, avec la générosité et l’empathie de l’espace et du temps, pour s’imprégner de l’énergie cosmique qui régit l’univers auquel il appartient.

Depuis des millénaires, selon Aimé Césaire, l’histoire humaine avance « de son petit pas sorcier ». Elle ne commande pas aux éléments et ne peut tenter de se mesurer avec la violence du volcan, le déchaînement de l’océan ou l’irruption de la tornade. À l’échelle des éléments du cosmos, la sagesse des peuples a longtemps su n’être qu’un « demi sommeil d’île, si trouble sur la mer ». Mais cette violence cosmique est aussi celle qui féconde la terre nourricière, fait vibrionner le pollen dans une coexistence démesurée et démultipliée qui détermine la dimension humaine dans sa faiblesse autant que dans sa grandeur.

Une étonnante mobilisation de toutes les forces humaines et cosmiques…[…] le tourbillon précieux : le moi, le soi, le monde… Tout à droit à la vie. Tout est appelé. Tout attend…

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Au xxie siècle, en dépit des progrès de la science, l’irruption du séisme demeure pour les sociétés humaines l’épreuve ultime et inéluctable qu’elles ne peuvent qu’assumer, dans la solidarité et la dignité, avec courage et stoïcisme pour poursuivre la route des années et des siècles :

[…] vers là où menace l’inépuisable injonction des hommes jetés aux ricanements noueux de l’ouragan, Depuis Elam, depuis Akkad, depuis Sumer.

Mais, oublieux de ce paradigme indépassable et de ses conséquences inéluctables, l’être humain aggrave sa vulnérabilité intrinsèque, non seulement par l’incapacité à communier dans la célébration des puissances de la nature, mais, plus grave encore, en provoquant, par son action irresponsable, des dérèglements et des dysfonctionnements qui détruisent les écosystèmes et se surajoutent aux risques cosmiques de l’ouragan ou du volcan, en engendrant des cataclysmes prévisibles aux conséquences bien réelles mais incalculables. L’incapacité de coexister avec les autres espèces qui composent les règnes animaux, végétaux et minéraux, et qui partagent avec lui les cycles climatiques, est une catastrophe morale qui attente à l’unique horizon offert à l’homme de tous les temps. Ces crimes conjugués nous exposent à la colère implacable de Némésis car ils nous projettent dans la démesure et nous fracassent contre l’inutile démonstration que la nature demeure la « sève inépuisable » de tout progrès matériel.Nombreux sont les textes où Césaire nous exhorte à retrouver la sagesse d’une présence et d’une action humaines en harmonie avec la nature, comme dans un texte du recueil Les Armes miraculeuses (1944), La forêt vierge, où il dénonce certains excès de la prolifération urbaine et évoque, en adoptant un ton de sarcasme mordant, les catastrophes que l’homme invente, provoque et multiplie, par exemple, dans la forêt de béton des mégapoles modernes :

Je ne suis pas de ceux qui croient qu’une ville ne doit pas s’élever jusqu’à la catastrophe encore un tour de rein de cou, d’étage ce sera le déclic du promontoire ; je ne suis pas de ceux qui luttent contre la propagation du taudis, encore une tâche demerde et ce sera le marais vrai. Vrai la puissance d’une cité n’est pas en raison inverse de la saleté de ses ménagères, pour moi je sais bien le panier où ne roulera jamais plus ma tête.

Césaire dénonce l’anthropocentrisme prométhéen qui oriente une myopie du développement mis en œuvre aux dépens de l’environnement et des cycles de la nature, sous toutes ses formes, « terre dont je ne puis comparer la face houleuse qu’à la forêt vierge et folle que je souhaiterais pouvoir en guise de visage montrer aux yeux indéchiffreurs des hommes ». Cette attitude matérialiste, qui ne sait plus s’incliner devant le vivant, confine à l’aveuglement et, sous les apparences du savoir et de la modernité, révèle l’ignorance la plus indigente. Elle est ressentie par le poète comme la déviance d’une civilisation qui colonise également la nature à laquelle elle applique les principes suicidaires de rapine, de conquête et de destruction, sans comprendre qu’il s’agit là de sa propre autodestruction.

Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux,est une civilisation atteinte.Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.

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Dans ce contexte, l’arrogance humaine est une faiblesse qui menace la survie individuelle et collective.

La faiblesse de beaucoup d’hommes est qu’ils ne savent devenir ni une pierre ni un arbre.

Fils du cyclone et du volcan, Césaire éprouve douloureusement la manipulation et la confiscation des énergies naturelles au seul profit de la marchandise profitable et rentable pour quelques-uns, mais souvent néfaste pour le plus grand nombre, et dommageable pour l’humanité comme pour la planète.

Le poète et le militant Césaire ressentent au plus profond l’effet démultiplicateur de ce double paradigme prédateur. Il est porteur d’une colère tellurique face à cette dévastation d’autant plus irresponsable que, prolongeant la logique colonialiste et au service de l’hégémonie, elle rejoint les dérèglements politiques, sociaux et culturels qui affectent la communauté mondiale, tant dans les rapports économiques et sociaux que dans les valeurs culturelles et ontologiques. Il y voit la mécanique autodestructrice d’un modèle de société embourbée dans une conception erronée du développement qui engendre, au cœur même des sous-continents l’angoisse, la misère, puisqu’elle en menace les valeurs, la création et la culture dans ce qu’elles ont de plus durable, de plus nécessaire.

Les baisers des météorites, Le féroce dépoitraillement des volcans à partir de jeux d’aigle la poussée des sous-continents arc-boutés eux aussi aux passions sous-marines la montagne qui descend ses cavalcades à grand galop de roches contagieuses ma parole capturant des colères soleils à calculer mon être natif natal cyclopes violets des cyclones n’importe l’insolent tison silex haut à brûler la nuit épuisée d’un doute à renaître la force de regarder demain.

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3 émancipation contre l’oppression :dans la réciprocité et le droitŒuvrer sur des terrains conflictuels ou post-conflictuels, à l’édification de l’universel réconcilié, ne signifie pas oublier les luttes des peuples pour la liberté et la dignité. L’émancipation des peuples, la paix civile, la justice sociale et le dialogue dans la réciprocité et dans le droit, voilà l’objectif qui a guidé, souvent au prix du sang et du sacrifice, plusieurs générations d’hommes et de femmes qui se sont battus pour conquérir et partager des droits politiques, sociaux, économiques et culturels et participer à l’universel. Ce sont les fondements pour lesquels Tagore, Neruda et Césaire, dans des contextes historiques et géo culturels difficiles et aussi différents que ceux de l’Asie et du sous-continent indien, de l’Amérique latine ou des Antilles, au carrefour de l’Europe et de l’Afrique, se sont engagés en visionnaires actifs et ont proposé un dialogue basé sur la restauration de l’intégrité de toute personne humaine. Leur projet n’était pas de convoquer un tribunal de l’histoire, mais en écoutant les mémoires, de contribuer à l’émancipation des peuples, par l’affranchissement de l’oppression, autant que par l’éradication de servitudes morales ou intellectuelles qui nous menacent tous.Le combat anticolonialiste de ces trois hommes, qui parlent depuis le Sud, est un combat d’humanistes résolus, convaincus de la prévalence du droit sur l’exclusion, sur le sectarisme, l’extrémisme, le racisme ou l’intolérance, dérives que nous pouvons

tous reproduire contre l’étranger ou le voisin. Tagore, Neruda et Césaire ont partagé l’inaliénable conviction que les valeurs d’un universel responsable ne sont ni l’apanage de quelques peuples, ni le monopole de quelques groupes à l’intérieur des sociétés. Ces objectifs restent encore lointains dans le contexte mondial actuel, qui voit l’aboutissement de processus mis en place depuis la naissance de la civilisation industrielle et où nombre de facteurs conduisent à considérer que la crise que nous traversons est globale et systémique, parce qu’elle est le produit de contradictions qui découlent directement des logiques du colonialisme et de l’impérialisme, démultipliées par l’expansion technologique, consumériste et matérialiste, dont nous sommes parfois les complices. La guerre économique, l’exclusion sociale, les conflits confessionnels et civilisationnels, le risque environnemental ou encore la société de surveillance complètent les visages d’une universalisation à sens unique qui infuse l’angoisse et la révolte chez des centaines de millions d’êtres humains, pris en étau entre la « ségrégation murée dans le particulier » et « la dilution dans l’universel ». Au Nord comme au Sud, semble se poser désormais la question que Tagore, Neruda, Césaire ont placée au centre de leur engagement humaniste : comment construire une société planétaire juste, où chacun, émancipé de l’oppression, s’engage à partager avec l’autre un universel de droit, de dialogue et de sens ?

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tagoredu sujet colonial au sujet universelTagore fut l’une des premières voix à promouvoir une conscience nationale moderne en Inde en opposition au colonialisme britannique, « cette prison qui recouvre le pays tout entier. » À partir de 1904, il écrivit sur les répercussions de la colonisation britannique qui, selon le regard occidental, jugeait les coutumes sociales indiennes « dégénérées et barbares » dans le but d’entreprendre la colonisation du pays et de soumettre l’Inde à leurs intérêts dominants.

Abhorrant la culture indienne tout entière, la « mission civilisatrice » de l’esprit colonial britannique parvint à stigmatiser cet aspect de l’héritage indien désigné comme le signe de « la nature intrinsèquement oppressive et aliénée de toute la tradition culturelle de ce pays. » Durant les quatre-vingts années que vécut Tagore, la rencontre entre l’Inde et la Grande-Bretagne en arriva presque à l’affrontement, qui fut évité par l’ajustement progressif de la vie indienne à différents niveaux. La culture britannique dominait l’interférence de ces deux cultures au sein d’un système colonial fonctionnant selon les règles de la domination, de l’exploitation et de la répression.

Le massacre du Jallianwalla Bagh, qui eut lieu le 13 avril 1919 lorsque les troupes britanniques ouvrirent le feu sur des participants à un rassemblement pacifique qui se déroulait dans un jardin clos appelé Jallianwalla Bagh à Amritsar, tuant et blessant des centaines d’Indiens non armés qui s’étaient regroupés pour protester contre le Rowlatt Act, choqua profondément Tagore, qui organisa un rassemblement public de protestation, et écrivit une lettre historique au vice-roi le 31 mai de la même année pour renoncer à la décoration dans l’ordre de la Chevalerie qu’il avait initialement acceptée en 1915.

L’énormité des mesures prises par le gouvernement (anglais) dans le Penjab pour réprimer des troubles locaux a très brutalement révélé à nos esprits l’impuissance de notre position en tant que sujets britanniques en Inde. La sévérité disproportionnée des punitions infligées à ces malheureux et les méthodes utilisées pour y parvenir sont, nous en sommes convaincus, sans parallèle dans l’histoire des gouvernements civilisés, abstraction faite de quelques exceptions manifestes, récentes et distantes.Compte tenu qu’un tel traitement a été administré à une population désarmée et démunie par une puissance qui dispose de l’organisation la plus terriblement efficace à la destruction des vies humaines, nous affirmons avec force qu’elle ne peut prétendre à aucune politique opportuniste, et à la moindre justification morale.

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émancipation contre l’oppression : dans la réciprocité et le droit131

L’une des principales caractéristiques de la lutte émancipatrice était donc de résister dignement à l’occidentalisation de la pensée indienne et à la pratique d’adopter les idées reçues de l’envahisseur britannique, qui épuisait l’économie indienne par des échanges coloniaux déséquilibrés, et allait jusqu’à enrôler des Indiens dans l’armée Britannique-Indienne pour renforcer l’influence britannique dans le monde.

Le moins que je puisse faire pour mon pays est de prendre sur moi toutes les conséquences en donnant voix à la protestation de millions de mes compatriotes, saisis dans l’angoisse paralysante de la terreur. L’heure est venue où, étant donné le contexte incohérent d’humiliation sur lequel elles s’affichent, les marques d’honneur nous font sauter la honte aux yeux, et en ce qui me concerne, je souhaite me tenir, dépouillé de toute distinction particulière, aux côtés de ceux de mes compatriotes qui,au nom de leur soi-disant insignifiance, risquent de subir un avilissement indigne de l’être humain.

Deux des essais les plus ouvertement politiques de Tagore, Chitto Jetha Bhayshunyo (Là où l’esprit est sans crainte) et Ekla Chalo Re (S’ils ne répondent pas à ton appel, marche seul) rencontrèrent un immense succès populaire. Malgré ses rapports complexes avec Gandhi, Tagore joua un rôle déterminant dans le processus d’émancipation qui, par la lutte et le dialogue, conduirait à l’émergence de l’Inde comme nation, cette double stratégie permettant de confronter et surmonter le colonialisme et le fossé séparant Orient et Occident, passé et présent, tradition et modernité. Tagore appréhende l’histoire coloniale à l’échelle mondiale avec une grande lucidité :

La première invasion de l’Inde est un exact parallèle de l’invasion de l’Amériquepar les colons européens ; ceux-ci eurent également à faire face à la forêt vierge et à une lutte impitoyable contre les peuples aborigènes.

Ce qui nous frappe dans le génie de Tagore est la manière par laquelle il parvient à triompher de l’isolement du sujet colonial pour en faire un sujet universel. Tous ses arguments puisent directement à la manière dont il ressentit le milieu social et naturel dans lequel il vécut, il y a cent cinquante ans. Ils expliquent sa position contre le colonialisme, la discrimination sociale et raciale et la déshumanisation et adhèrent à sa croyance profonde dans les relations unissant l’être humain à son environnement.

Lorsque l’on constate les brutalités que déclenche leur nationalisme, dont les exemples abondent partout dans le monde – durant la dernière guerre, à la vue du lynchage des Nègres, à la vue des lâches atrocités commises par des soldats européens à l’encontre d’Indiens impuissants, à la vue de la rapacité et du vandalisme qui eurent cours à Pékin pendant la révolte des Boxers par ces mêmes nations qui ne se lassent jamais de s’accuser communément les unes les autres de barbarie selon les vicissitudes de l’opportunisme et de l’exaltation politiques.

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La pensée politique de Tagore était donc complexe. Il s’opposait à l’impérialisme et soutenait la résistance indienne, mais dénonçait le nationalisme hindou. Il préconisait l’autosuffisance et l’édification intellectuelle des masses, déclarant que l’impérialisme britannique était un « symptôme politique de notre malaise social », encourageant les Indiens à accepter l’idée qu’il « ne saurait être question d’une révolution aveugle, mais d’une éducation solide et salutaire. » Le fait d’avoir vécu dans le monde oriental comme dans le monde occidental et d’avoir fait l’expérience de ces deux univers, ne fit que renforcer sa conviction quant à la nécessité de réconcilier au travers du dialogue les valeurs de « l’universel » et de la « diversité ». Cela l’amena à réclamer une ouverture plus fondamentale à « l’autre » pour la création d’une d’humanité dont les progrès techno-scientifiques et les développements économiques ne pourraient se comprendre que par le biais du dialogue et du respect des valeurs.

Il est préférable pour le commerce de l’esprit que des peuples diversement situés apportent au grand marché de l’humanité des produits différents dont chacun complète les autres et leur est nécessaire.

Cette préoccupation se reflète dans les relations que cultivait Tagore avec d’autres grandes figures intellectuelles de l’époque, H. G. Wells et Romain Rolland, Victoria O’Campo, Okakura, avec qui il s’entretenait des questions de fierté raciale et de supériorité raciale entre nations, et qui louaient sa condamnation d’un nationalisme étroit où que ce soit dans le monde. Tagore choisit la voie difficile du milieu entre modernisme radical et traditionalisme orgueilleux malgré le mépris et les menaces jetés par les deux côtés.

J’étais convaincu que ce dont l’Inde avait le plus besoin était de se construire par elle-même.

Quoiqu’il fut un critique virulent de la colonisation exercée par l’empire britannique, il ne souhaitait pas voir cette opinion s’interposer à la mission qu’il s’était donnée de briser l’isolement qu’imposaient le joug colonial et le nationalisme militant.

Même si, depuis mon enfance, je suis convaincu que mes compatriotes ne gagneront réellement leur Inde qu’en se battant contre une éducation qui leur enseigne qu’un pays importe plus que les idéaux de l’humanité.

Alors même que la Première Guerre mondiale faisait rage, Tagore condamna la guerre et le nationalisme militant durant la série de conférences qu’il prononça au Japon et aux États-Unis dans les années 1916-1917.

Le problème de cette nouvelle ère est d’aider à reconstruire un monde neuf. Relevons cet immense défi. […] Tout le reste peut attendre.Nous devons faire une place à l’Homme, l’hôte de cette époque, et ne pas laisser la Nation lui bloquer le chemin.

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Acteur de son temps, l’émancipation globale et l’universalisme inclusif qu’il prônait eurent une influence déterminante sur les idées adoptées par le Mahatma Gandhi et par Jawâharlâl Nehru pour paver le terrain d’une démocratie indienne libérale et séculaire. Précurseur, Tagore anticipait avec une grande lucidité les graves menaces qu’apporterait le nationalisme à l’édification de toute nation, particulièrement en Inde. S’élevant contre les « tendances fascisantes » des mouvements nationalistes indiens, il ne cessa de déclarer son opposition à toutes les formes de totalitarisme, quelles qu’en soient les origines, qu’il considérait comme une marque de « déraison » et comme « la source fondamentale de tous les pouvoirs aveugles qui nous poussent contre la liberté et le respect de soi. » La création d’une nation sur une telle base est « la pire forme de cancer que puisse subir l’humanité. »

Mais son esprit s’assombrit lorsqu’il pressentit que le caractère des peuples dans le monde moderne était constamment influencé par les préoccupations politiques et la compétition déchaînée avec leurs voisins. Il se rendit compte que la mécanisation et l’agression imposées aux faibles et aux dominés par les dominants se développaient rapidement, non seulement dans le domaine économique mais aussi au cœur même de la société humaine : les nations.

Les hommes ne croient pas en la sagesse de l’âme. Leurs esprits sont empreints de suspicion mutuelle, de haine et de colère, et ils essayent pourtant d’inventer quelque machine qui pourrait résoudre leurs difficultés. Ils réclament le désarmement, mais il ne peut s’obtenir de l’extérieur. Ils ont l’efficacité, mais l’efficacité seule ne suffit pas. Pourquoi ? Parce que l’homme est humain et que la machine est impersonnelle. Les hommes de pouvoir puisent leur efficacité dans des objets ; mais la personnalité de l’homme est perdue. […] Je l’ai senti, et je me suis dit, je me suis répété ce chant. « Où le trouverais-je ? Ce n’est pas dans les machines du pouvoir et de la richesse que je trouverai l’humanité du monde. S’il n’est pas au cœur de la civilisation, où est-il ? Le grand homme, le moissonneur, le musicien, le rêveur de rêves, où est-il ? Tu te bats contre le mal, et c’est une noble chose.

Tagore fut l’un des inspirateurs de La Déclaration pour l’indépendance de l’esprit, lancée par Romain Rolland et d’autres intellectuels occidentaux, qui fut peut-être la première tentative organisée de mobiliser l’opinion intellectuelle internationale contre la guerre.

Il faut enfoncer les barrières de la ségrégation nationale ; il faut combattre sans cesse contre la superstition religieuse et l’antagonisme social.

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Tagore ne fut jamais indifférent à la nécessité d’introduire à un monde inégal et injuste le changement démocratique et les droits humains. La justice sociale importait plus à ses yeux que la liberté politique.

Ceux d’entre nous en Inde qui s’imaginent à tort que la simple liberté politique nous rendra libres ont reçu comme pain béni les leçons de l’Ouest, et perdu leur foi en l’humanité. Nous devons nous souvenir que les faiblesses que nous chérissons dans notre société, qu’elles quelles soient, seront à la source du danger politique. La même inertie qui nous conduit à idolâtrer les formes mortes des institutions sociales créera dans notre politique des prisons aux murs inamovibles. Cette sympathie exiguë, qui nous permet d’imposer à une part considérable de l’humanité le joug humiliant de l’infériorité, dominera notre politique en imposant la tyrannie de la justice.

Le poème L’Offrande lyrique (Gitanjali), qu’il composa directement en anglais et dont la traduction française fut préfacée par André Gide, témoigne mieux que tout de ses aspirations à une émancipation politique et culturelle universelle :

Là où l’esprit est sans crainte et où la tête est haut portée, Là où la connaissance est libre, Là où le monde n’a pas été morcelé entre d’étroites parois mitoyennes, Là où les mots émanent des profondeurs de la sincérité, Là où l’effort infatigué tend les bras vers la perfection ; Là où le clair courant de la raison ne s’est pas mortellement égaré dans l’aride et morne désert de la coutume, Là où l’esprit guidé par toi s’avance dans l’élargissement continu de la pensée et de l’action Dans ce paradis de liberté, Mon père, permets que ma patrie s’éveille.

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nerudamaintenir la consciencerévolutionnaireSi les combats pour l’émancipation sont inévitables, la division et la désunion ne sauraient être le visage définitif de l’homme pour Neruda : « Je n’ai jamais compris la lutte autrement que comme un moyen d’en finir avec la lutte ».

Dans les combats que les peuples ont menés pour leur liberté ou leur dignité, que ce soit en Amérique, en Europe, ou encore au Vietnam, la poésie de Neruda a donné toute sa place à l’affrontement entre colonisateurs et colonisés, exploiteurs et exploités. « Je suis ici pour raconter l’histoire », déclare t-il dans le poème liminaire du Chant général. Cette histoire, dont Neruda annonce le récit, contre le silence ou les manipulations, est marquée par la violence et la lutte, et il ne saurait y avoir de circonstances atténuantes pour les massacres qui, de Cholula à Guernica, de Pisagua à Hiroshima, ont tristement jalonné l’histoire de l’humanité.

On sait que les Araucans furent vaincus, anéantis ou oubliés et que l’histoire fut écrite par les vainqueurs ou par ceux qui profitèrent de la victoire.

En dénonçant la conquête de l’Amérique comme la première étape de son aliénation, il n’est pas, pour le poète de L’Espagne au cœur, de l’Incitation au Nixonicide et Éloge de la Révolution Chilienne, de dialogue possible avec la barbarie qui se répète, qu’elle soit fasciste ou impérialiste.

Les écorcheurs désolèrent les îles. Guanahani fut la première dans cette histoire de martyres. les fils de l’argile virent qu’on brisait leur sourire, qu’on frappait leurs corps de cerfs fragiles, et même dans la mort ils ne comprenaient pas. Ils furent ligotés, blessés, brûlés et rebrûlés, mordus et enterrés. Et quand le temps dansant dans les palmiers prit son pas de valse, le salon vert était vide.Il ne restait plus que les os rigidement groupés en croix, pour la plus grande gloire de Dieu et des humains.

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De l’expérience qu’il a acquise en Asie du colonialisme subi par les peuples des pays où il a séjourné plusieurs années, il ne peut que faire un constat irrévocable : « Ce terrible fossé séparant les colonisateurs […] » des colonisés « […] n’a jamais été comblé. Il a toujours protégé un isolement antihumain, une méconnaissance totale des valeurs et de la vie indigènes ». La puissance dominante « en laissant son empire colonial a pris congé de ses anciens sujets sans leur léguer ni écoles, ni industries, ni habitations, ni hôpitaux ; rien que des prisons et des montagnes de bouteilles vides de whisky ».

Cette histoire, les historiens, dont c’est le métier, l’ont déjà racontée mais souvent au service du colonisateur et de sa vision aliénante. Le poète entend la dire en adoptant le point de vue de ceux qui en furent les victimes anonymes, en replaçant au centre du processus historique son protagoniste trop souvent ignoré : le peuple. Du guerrier araucan au « roto » de la pampa, des ruines de Machu Picchu à la mine de salpêtre de Chuquicamata, une identité américaine se construit qui, parce qu’elle est fondée sur les luttes et les espérances collectives, rend les peuples latino-américains frères en dialogue de tous les peuples de la terre.

[…] comme si j’étais ancré avec vous, racontez-moi tout, chaîne à chaîne, maillon à maillon, pas à pas, affûtez les couteaux que avez gardés, mettez-les sur mon cœur et dans ma main, comme un fleuve jaune d’éclairs, comme un fleuve de tigres enterrés, et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des années, des âges aveugles, des siècles stellaires.

La solitude de son adolescence australe, puis celle qu’il s’était choisie en Orient l’ont longtemps tenu à l’écart de l’homme en tant qu’être collectif, défini par un certain nombre de droits qui le rendent co-responsable de son prochain. La vie et la poésie de Pablo Neruda se sont profondément engagées dans l’idéal socialiste des droits de l’homme et sont restées fidèles à cette conception idéologique, prise à sa source humaniste et dans la réalité pré staliniste, dans la « conviction profonde » de la transformation par la conscience révolutionnaire, solidaire de tout peuple « […] agressé par des invasions féroces, cerné par des colonialistes implacables, des obscurantistes de tous les climats et de toutes les couleurs […] ».

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Mais pour lui, dans la lutte pour l’émancipation de la « grande famille humaine infortunée » où « même le colonialisme a ses exceptions », tout n’est pas qu’affrontement. Le combat, nécessaire, porte en lui l’unité. L’Autre, humain et fraternel, est toujours présent. Les peuples ne sont pas coupables, à ses yeux, des crimes perpétrés en leur nom. De cette foi militante et des liens noués entre l’expérience chilienne et celle d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres combats, l’humanisme poétique nérudien acquiert une dimension universelle. L’agression fasciste contre la jeune République espagnole a ouvert dans le cœur de Neruda une blessure qui ne se refermera jamais et qui infléchira de façon définitive son destin de poète. « Le monde a changé et ma poésie a changé », écrira-t-il en marge de ce cri de révolte et d’espoir qu’est son livre España en el corazón.

Vous demandez pourquoi ma poésie Ne parle pas du songe, des feuilles, Des grands volcans de mon pays natal? Venez voir le sang dans les rues, Venez voir Le sang dans les rues, Venez voir le sang Dans les rues !

Dans l’exécration qu’a Neruda du fascisme, l’homme et le poète entrent à part égale. Comment distinguer le poème de l’acte ? Fort de sa foi communiste que, jusqu’au bout, il n’a jamais reniée, Neruda lutta sans relâche contre le fascisme, frère du racisme. Le 18 juin 1947, le sénateur Pablo Neruda prit la parole pour défendre la lutte du Parti Communiste aux côtés du peuple. C’était au cours des mois qui précédèrent l’approbation de la loi décrétant l’illégalité du Parti et la persécution de ses militants, dont le poète, qui a dû s’exiler à cheval par les chemins abrupts de la Cordillère des Andes. Au Sénat, Pablo Neruda a proclamé :

Le Parti Communiste a surgi des entrailles du peuple et a été une force fondamentale pour le progrès social, la défense de la souveraineté de la patrie et l’éducation civique des masses populaires… Nous, communistes chiliens, continuerons avec plus de fermeté la lutte sur notre territoire pour une vie plus digne pour le peuple chilien et nous saluons la lutte de tous les peuples pour leur libération aux quatre coins du monde.

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Indivisibles, l’homme ou le poète, après avoir créé la section chilienne de l’Alliance des intellectuels pour la défense de la culture et en être devenu le Président, parcourent le pays pour dénoncer le réveil en Allemagne hitlérienne de « la bête immonde ». Est-ce l’homme ou le poète Neruda qui, entouré de quelques amis, remet solennellement à la Bibliothèque nationale de Santiago les livres allemands que l’hitlérisme vient de proscrire et verra son Chant à Stalingrad couvrir, un matin de 1942, les murs de Mexico ? Cent mille personnes, à Santiago, répondront à l’appel de Neruda pour protester contre les pogroms anti-juifs qui viennent de recommencer en Allemagne.

La résistance seule était pour eux chemin, et ils étaient isolés comme des fragments brisés d’une étoile, sans bouche et sans scintillement.

Groupés dans l’unité faite silence, ils étaient le feu, l’hymne indestructible, la lente traversée de l’homme sur la terre, de l’homme devenu profondeurs et batailles.

Ils étaient la dignité combattant ce qui avait été piétiné, et se réveillait comme un système, l’ordre des vies qui frappaient à la porte et s’asseyaient avec leurs drapeaux dans la salle centrale.

Aujourd’hui le Chili a encore ses exclus : ce sont souvent les indiens araucans. Le poète, qui avait célébré dans son Chant général la résistance du peuple araucan à l’envahisseur espagnol, ne perdra pas une occasion de s’élever contre le sort qui, encore aujourd’hui, est fait par le Gouvernement aux indiens de son pays.

De la nudité éclatante, poitrines dorées, taille pâle, ou des ornements minéraux qui avaient marié à sa peau la rosée tout entière, on le conduisit au fil des haillons, on lui distribua des pantalons morts et il déambula, majesté rapiécée, dans l’air d’un monde qui fut sien.

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L’exil va être pour Pablo Neruda l’occasion d’un enrichissement. L’espace s’agrandit et des liens se nouent entre l’expérience chilienne et celle d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres combats. L’espace rejoint le temps de l’histoire pour honorer la force morale de ceux qui, comme Toussaint Louverture, eurent le courage héroïque et solidaire de précéder la libération des peuples latino-américains contre la domination coloniale, sans recevoir d’eux en retour les marques d’une solidarité espérée et que Neruda tente de réparer, deux siècles après :

Toussaint Louverture noue entre elles l’indépendance végétale, la majesté rivée aux chaînes et la voix sourde des tambours, puis il attaque, obstrue la route, grimpe, ordonne, expulse, défie, comme un monarque naturel […]

L’humanisme poétique nérudien acquiert, dans la douleur de l’exil politique, une profondeur universelle qui se met au service de l’utopie communiste qu’il ne renie pas, malgré l’évidence des faits de la « dégénérescence du mao stalinisme », car elle reste pour lui la « seule force morale qui maintenait la résistance et la lutte antifasciste » de la guerre civile espagnole ou des combats latino américains contre la domination impérialiste et l’exploitation sociale.

Viens ici, chapeau qui as échu, chaussure brûlée, jouet, ou monceau posthume de lunettes, ou encore, homme, femme, ville, levez-vous des cendres.

Cette constance dans l’engagement démontre que la participation intense au combat pour la paix est étroitement liée, aux yeux du militant communiste qu’est resté Neruda, au combat contre l’impérialisme et contre les tares de type colonial qui subsistent dans le combat politique et social. Contre ceux qui prétendent « […] élever des estrades où quelques snobs, délicatement blancs se présentent en société, gesticulant devant les aryens purs ou les touristes sophistiqués », il se réjouit dans son autobiographie face à l’espérance d’un universel réconcilié par l’émancipation et la diversité :

Par bonheur ce n’est déjà plus que le passé et l’onu se remplit chaque jour davantage de représentants noirs et mongoliques ; la frondaison des races humaines, dans laquelle monte la sève de l’intelligence, est en train de montrer toutes les couleurs de ses feuilles.

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césairel’heure de nous-mêmes a sonnéLe jeune poète Césaire affirme, dès sa première œuvre, Cahier d’un retour au pays natal, son engagement pour l’émancipation de tous les hommes dans la reconstruction d’une communauté humaine blessée par une oppression qui affecte d’abord la victime, mais aussi et immanquablement son bourreau. Le but c’est l’objectivation, non l’objectivité qui est impossible. Ce but, son héros tragique, le Roi Christophe, le résume en ces mots : « C’est d’une remontée jamais que je parle, Messieurs, et malheur à ceux dont le pied flanche », sommation qu’il adresse d’abord aux nègres, contre l’inégalité dont ils ont été les victimes, mais aussi à tous ceux qui « sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte » et qui « ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! »

Une lumineuse continuité s’exprime dans l’œuvre et la vie de Césaire quant à la construction et au partage de l’universel, dans le respect des mémoires, la réciprocité, le dialogue et l’observance du droit. Dès son arrivée en France, à l’âge de dix-neuf ans, en 1932, le jeune Césaire a forgé, en même temps, son identité particulière et sa vision de l’universel, comme une quête historicisée et partagée par tous les hommes. Dans le même élan, se sont définies les armes de sa lutte singulière contre les erreurs et les crimes de l’histoire : colonialisme, exploitation, discrimination, ségrégation, racisme et le cri d’humanisation, lancé à la face du monde.

La jeunesse Noire veut agir et créer. Elle veut avoir ses poètes, ses romanciers, qui lui diront à elle, ses malheurs à elle, et ses grandeurs à elle ; elle veut contribuer à la vie universelle, à l’humanisation de l’humanité ; et pour cela, encore une fois, il faut se conserver ou se retrouver : c’est le primat du soi…[…] La tribu des Vieux dit : « assimilation », nous répondons : résurrection. Que veut la jeunesse Noire ? Vivre. Enfin pour être soi, il faut lutter contre soi : il faut détruire l’indifférence, extirper l’obscurantisme, couper le sentimentalisme à sa racine.

Sa lutte contre l’oppression et pour l’émancipation est d’abord pour reconstruire l’homme noir, et ce combat reste inachevé face à la permanence du préjugé social, légal, de l’exclusion économique et parce que le faciès ou la couleur de peau restent des critères qui révèlent l’intolérance, la xénophobie, le racisme, la discrimination. Il ne pouvait cependant commencer que par un constat : la récurrence de cette exclusion particulière est emblématique de l’oppression de millions d’hommes sur les cinq continents, dont l’humanité a été, est et pourra être encore piétinée.

Eh quoi ? les Indiens massacrés, le monde musulman vidé de lui-même, le monde chinois pendant un bon siècle souillé et dénaturé ; le monde nègre disqualifié ; d’immenses voix à tout jamais éteintes ; des foyers dispersés au vent ; tout ce bousillage, tout ce gaspillage, l’humanité réduite au monologue et vous croyez que cela ne se paie pas ?

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Ces paroles d’Aimé Césaire sont abruptes. Elles ont fortement déplu aux pouvoirs conservateurs et même longtemps contribué à la diabolisation de leur auteur. Replacées dans le contexte mondial actuel, elles épousent les dysfonctionnements récurrents d’un monde où le colonialisme se recycle, où les logiques de domination se reproduisent, où la globalisation abolit les frontières et les solidarités et où une oppression réitérée et systémique menace, au Nord comme au Sud, des identités qui, en retour, se referment, s’opposent et s’exacerbent. Cycle infernal dans lequel peut s’engluer la mondialisation, si nous restons seulement les spectateurs de cette dégradation.

Et venant je me dirais à moi-même : et surtout mon cœur aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse.

Aimé Césaire choisit son camp: celui de l’humanité souffrante, encore et toujours, dès 1939, anticipant sur la tragédie de l’holocauste et sur tant d’autres crimes contre l’humanité réitérés au xxe siècle :

[…] comme il y a des hommes-hyènes et des hommes panthères, je serai un homme juif/un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas/l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture…

Il n’est de lutte pour l’émancipation de l’homme qu’universelle et solidaire : Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir […] il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé en qui je ne sois assassiné et humilié.

Dès l’incandescence des textes de jeunesse, l’humanisation de tous les hommes guide toute l’œuvre poétique et politique de l’homme Césaire. Avec ses amis Léopold Sédar Senghor, au Lycée Louis le Grand, et Léon Gontran Damas, avec aussi les jeunes étudiants d’Afrique ou des États-Unis, il communie contre les méfaits du colonialisme et la montée du fascisme, avec la claire conscience que ce combat rejoint tous les combats de l’histoire humaine passée, présente et future.

Ainsi se définit, pour Césaire, la négritude :ma négritude n’est pas une pierre sa surdité ruée contre la clameur du jour, ma négritude n’est pas une taie morte sur l’œil mort de la terre ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du ciel, elle plonge dans la chair ardente du ciel elle troue l’accablement opaque de sa droite patiente.

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Priorité est ainsi donnée au primat de l’émancipation politique, culturelle, économique et sociale sur l’indépendance purement politique, qui en est l’un des moyens primordiaux nécessaires, mais non suffisants, pour que soient rendues indissociables la dignité retrouvée, la responsabilité assumée et la réconciliation par la réalisation universelle des droits de l’homme selon « la grande lueur qui monte du brasier allumé en 1789 et qui n’a cessé depuis d’obséder l’horizon des peuples, parce qu’il leur apportait à tous, quelle que fut leur race ou leur couleur, non seulement le salut d’un peuple libre, mais encore le grand message de la fraternité. »

Quant à Toussaint Louverture, héros de la geste haïtienne pour la dignité, d’« Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité… », il représenta pour Césaire l’emblème du droit, dans son effort héroïque d’universalité.

Quand Toussaint Louverture vint, ce fut pour prendre à la lettre la Déclaration des droits de l’homme, ce fut pour montrer qu’il n’y a pas de race paria ; qu’il n’y a pas de pays marginal ; qu’il n’y a pas de peuple d’exception.[…] Le combat de Toussaint Louverture fut ce combat pour la transformation du droit formel en droit réel, le combat pour la reconnaissance de l’homme.

Plus de deux siècles après le sacrifice emblématique entre tous de Toussaint Louverture, l’émancipation, le dialogue, la liberté, l’égalité sont encore de lointains idéaux. Césaire s’interroge, face au contexte inachevé de la démocratie et de la décolonisation et il rappelle aux décolonisés les responsabilités inévitables et inaliénables qui leur incombent dans les processus de leur propre émancipation et de leur responsabilité intrinsèque.

Hommes d’Afrique et vous d’abord, politiques africains, parce que c’est vous qui êtes les plus responsables, faites-nous de la bonne politique africaine, faites-nous une Afrique où il y a encore des raisons d’espérer des moyens de s’accomplir, des raisons d’être fiers.

Expurger la mémoire pour la dépassionner, voilà l’une des clés de la démarche césairienne. Passage obligé pour aboutir effectivement à la réconciliation et assumer sa place dans l’universel ré-humanisé ? Sans doute. Mais par quels moyens reconquérir le droit de prendre part à l’universel ? Que dire de la lutte armée ? Parmi ses compagnons de révolte et d’espérance, certains l’ont choisie, comme Frantz Fanon, qui prend part, les armes à la main, à la guerre d’Algérie. Notons que Césaire le respecte particulièrement et que c’est à lui que l’auteur de Peaux noires et masques blancs et des Damnés de la terre a soumis ses tout premiers manuscrits. Dans un poème du recueil Moi, laminaire, Césaire adresse à son ami Fanon, « guerrier-silex », un vibrant hommage :

[…] je t’énonce Fanon tu rayes le barreau des prisons tu rayes le regard des bourreaux guerrier-silex vomi par la gueule du serpent de la mangrove…

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La démocratie et le dialogue républicain ? C’est le terrain de lutte choisi par Aimé Césaire qui veut y croire, jusqu’au bout. Comme un parlementaire qui se bat dans la voie institutionnelle, notamment. Les interventions du député Césaire, à l’Assemblée nationale française, sont tous spécialement redoutées car elles dénoncent, sans langue de bois, la permanence d’une logique inégale dans le traitement social et politique réservé, même dans un contexte républicain et démocratique, à certains groupes marqués par la différence ethnique, culturelle ou confessionnelle :

La violence commise envers le membre le plus infime de l’espèce humaine affecte l’humanité entière. Le combat, le séculaire combat pour la liberté, l’égalité et la fraternité, n’est jamais entièrement gagné, et que c’est tous les jours qu’il vaut la peine d’être livré.

Croire à l’utopie ? Pourquoi pas, si l’on croit en l’homme ? « Car, il est place pour tous au rendez-vous de la conquête ». L’utopie garde, face au poids du réel, sa puissance mobilisatrice, et pour Césaire un pouvoir de sommation et de transformation. Ce fut, en l’occurrence, ce qui motiva le jeune intellectuel Césaire dans la mobilisation de l’après-guerre en faveur de l’idéal communiste auquel il adhéra en 1946 sans en accepter l’endoctrinement comme il le précise, dix ans plus tard, dans La lettre à Maurice Thorez (1956), texte qui explique les raisons de sa démission. Il a adhéré à l’idéal communiste avec l’espoir :

Que la doctrine et le mouvement soient faits pour les hommes, non les hommes pour la doctrine et le mouvement. Et bien entendu cela n’est pas valable que pour les seuls communistes. Et si j’étais chrétien ou musulman, je dirais la même chose. Qu’aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que convertie à nous.[…] Cela a l’air d’aller de soi. Et pourtant dans les faits cela ne va pas de soi.

Alors, pour Césaire, le bilan de « la trahison staliniste » est amer. Sans doute, le constat sévère qu’il en dresse réside-t-il dans son anticipation des diverses « pathologies » qui découlent de toute vison totalitaire, qu’elles naissent de l’oppression politique, culturelle ou économique.

Mais, face à l’épreuve, subsistent les peuples et les hommes, porteurs d’idéaux insubmersibles, que l’on pourrait croire disparus mais qui demeurent, intacts sous la cendre, car ils sont porteurs du feu sacré de la résistance à toute les formes d’oppression :

Il y a des volcans qui se meurent Il y a des volcans qui demeurent. […] Mais, il ne faut pas oublier ceux qui ne sont pas les moindres, Les volcans qu’aucune dorsale n’a jamais repérés, Mais dont de nuit les rancunes se construisent. Il y a des volcans dont l’embouchure est à la mesure exacte de l’antique déchirure.

émancipation contre l’oppression : dans la réciprocité et le droit145

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Ce brasier est alimenté par les « déchirures » de la mémoire ou par la prise de conscience que l’oppression développe, sous les aspects hégémoniques de la mondialisation économique et technologique, d’identiques et implacables logiques. Face à cette récurrence, la haine de l’autre reste toutefois la menace suprême, car quelque soit la légitimité de son motif, face à l’histoire, son principe peut être une menace à la paix qui suscite, en réaction, la radicalisation de revendications identitaires exacerbées et sectaires.

Mon cœur, préservez-moi de toute haine ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine, car pour me cantonner en cette unique race vous savez pourtant mon amour tyrannique, vous savez que ce n’est point par haine des autres races que je m’exige bêcheur de cette unique race que ce que je veux c’est pour la faim universelle pour la soif universelle

la sommer libre enfin de produire de son intimité close, la succulence des fruits.

Car le feu de la révolte et l’expérience de l’oppression ne justifient pas tous les excès et toutes les violences. Ils ne sauraient légitimer l’abomination aveugle du terrorisme ou de l’agression. Ils nécessitent également une prise de conscience, sans aucune exclusive. Comprendre n’est pas absoudre. En se dressant contre les mille formes d’oppression actuelles qui portent atteinte aux droits élémentaires de la personne humaine en Afrique, en Amérique, en Asie, en Europe ou ailleurs, Césaire nous engage à rester vigilants, mais humains et généreux, afin de faire naître une « nouvelle bonté » :

Il n’est pas question de livrer le monde aux assassins d’aube la vie-mort la mort-vie les souffleteurs de crépuscule les routes pendent à leur cou d’écorcheurs il ne peut s’agir de déroute seuls les panneaux ont été de nuit escamotés […] se jouant des apparences mais aussi des seins qui allaitent des rivières et les calebasses douces au creux des mains d’offrande une nouvelle bonté ne cesse de croître à l’horizon.

cinq thèmes de convergences146

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L’idée maîtresse de l’émancipation contre l’oppression, chez Aimé Césaire, est que l’universel ne peut aucunement être atteint par la négation du particulier mais par l’approfondissement et le dépassement du particulier – selon la notion hégélienne – afin de reconnaître l’autre et d’accéder ensemble, par le dialogue et le partage, à l’universel.

C’est le voyage jusqu’au bout de soi qui nous fait découvrir l’ailleurs et le tout.

Tout au long de son existence, Césaire reste un infatigable combattant pour l’éveil de la conscience. Écoutons Le Rebelle, dans la tragédie Et les Chiens se taisaient, face à sa propre libération :

Haïr c’est encore dépendre ; et j’ai une fois pour toutes refusé, moi, d’être esclave.

Contre toute oppression, le défi quotidien de l’émancipation pour chacun et pour tous demeure l’engagement d’assumer, pour les dépasser, les tensions contradictoires qui régissent la communauté humaine.

Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier, ou par dilution dans l’universel. Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, de tous les particuliers, coexistence et approfondissement de tous les particuliers.

émancipation contre l’oppression : dans la réciprocité et le droit147

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4 le savoir, la science et l’éthiqueDe l’œuvre vie de Tagore, Neruda et Césaire, émane une même vision de précurseurs sur les rapports entre la science, l’homme et l’éthique. Vision d’autant plus précieuse qu’ils ne sont aucunement des praticiens de la science et de la technologie, disciplines qui progressent aujourd’hui à pas de géants, alors que nous sommes précisément à l’heure où l’humanité, dans son ensemble, s’interroge sur les bienfaits et les risques de ce potentiel vertigineux, dont elle dépend de plus en plus.La question transcende les seuls aspects méthodologiques ou les moyens mis en jeu. Elle constitue le défi éthique majeur pour l’humanisme du IIIe millénaire, sommé de réconcilier les savoirs et de réhabiliter l’universalité de la démarche cognitive, comme de rassembler sur la base des passifs, des acquis et des immenses potentialités du domaine scientifique et de ses applications technologiques, les mille et une attentes d’une humanité commune. Elle est rendue d’autant plus cruciale que les changements radicaux survenus au cours de la seconde moitié du xxe siècle dans les rapports entre, d’une part, l’individu et la société ainsi que la croissance des connexions entre science, technologie et économie, et d’autre part entre la société et le reste de la biosphère, concept holistique et interdisciplinaire, sont des défis urgents et incontournables.Tagore, Neruda et Césaire ont salué la formidable explosion de connaissances qu’a représenté, au xixe et au xxe siècle, l’évolution de la pensée scientifique et des techniques. Les trois poètes ont considéré

qu’il s’agissait là d’une part essentielle, mais non exclusive, de l’aventure du savoir humain qui doit se nourrir aussi de l’imaginaire, inséparable de la vie. De plus, leur origine géoculturelle a nourri leur interprétation de la formidable chance que représente le progrès scientifique pour la communauté humaine émancipée et solidaire que chacun d’eux appelle de ses vœux. C’est l’éthique qui en est l’affirmation première et ultime, et c’est par elle qu’il revient à la science de manifester l’effort de l’intelligence humaine pour que la compréhension méthodique du réel réconcilie également les membres de l’humanité par l’élargissement du savoir.Parce qu’ils ont posé la question difficile des liens entre éthique, science et liberté et pour les avoir rendues indissociables des fondements de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité et de ses fondements philosophiques, Tagore, Neruda et Césaire éclairent, dans une approche pluridisciplinaire, l’action de l’unesco. Les créations successives, en 1998, du Programme sur l’éthique des sciences et des technologies et de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (comest) indiquent que l’éthique des sciences et des technologies est une priorité pour l’unesco.Compte tenu des bouleversements que suscite l’impact des avancées scientifiques ettechnologiques sur l’évolution de l’homme, de la société et de la planète, là aussi, le message individuel des trois auteurs conforte la réflexion sur cette problématique internationale et transculturelle.

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tagorepour le partage du savoir humain

La science a doté l’homme d’un immense pouvoir. L’âge d’or reviendra quand ce pouvoir sera mis au service de l’humanité. L’appel de cet âge suprême s’entend déjà. L’homme doit pouvoir aujourd’hui y répondre « que ce pouvoir qui est le tien ne s’amenuise jamais ; qu’il soit victorieux dans le travail et la vertu ».

Fasciné par la prolifération accélérée des découvertes scientifiques, Tagore a invité nombre de scientifiques occidentaux à visiter l’université qu’il a créée à Santiniketan, pour y dispenser leur savoir en sciences fondamentales et appliquées en faveur du développement de l’Inde, en voie d’indépendance nationale. Ses échanges épistolaires et intellectuels avec Einstein sont d’une extrême richesse qu’il faut approfondir dans le cadre du projet.Tagore considérait la diversité humaine comme une richesse, mais soutenait la tendance de la civilisation moderne à unifier le monde grâce à une conception colonisée des sciences et des techniques. De la sorte, il récusait toute prétention à la création d’un nouvel être universel par une corporation scientifique qui ne tenait pas suffisamment compte de la morphopsychologie individuelle dont il fallait reconnaître la spécificité et la complémentarité intrinsèques. Il ne se ralliait pas à l’idée que la science pouvait créer une civilisation humaine unique à partir de civilisations et de peuples individuels. Les civilisations individuelles ne peuvent se fondre en un tout universel, même s’il semble que le destin naturel de l’humanité soit de rechercher l’unité morale et philosophique.

À ses yeux, il n’y a nulle contradiction entre les cultures nationales et le développement scientifique des pays colonisés.

Que l’esprit soit universel, mais pas au prix du sacrifice de l’individu.

Tagore croyait au développement de toutes les sciences, en fonction des besoins des individus, que ce fut l’approfondissement, permis par les sciences humaines et sociales, des connaissances relatives à des racines culturelles et historiques spécifiques, ou l’ajustement de l’adaptation géographique au monde physique et de la compréhension des lois gouvernant les éléments naturels. Le plaidoyer de Tagore en faveur de l’application de la science indienne au bien-être de l’humanité témoignait de l’idée que toutes les formes de savoir pouvaient être communément mises en œuvre. Il écrivit :

Nous avons omis d’agir, de sorte que nos cours d’eau et nos étangs s’assèchent ; la malaria et les maladies, la convoitise, le péché et le crime règnent sur notre terre ; une lâche résignation nous accable. Où que nous nous tournions, nous contemplons le visage de la défaite, de la pénurie due à la dépression qu’entraîne la défaite. Partout nos compatriotes s’écrient « Nous avons échoué. ».

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Il est aussi urgent pour la recherche scientifique de créer de nouvelles disciplines fondamentales et de développer de nouvelles connaissances que de fournir des applications pratiques et adaptées susceptibles de contribuer immédiatement à la réduction et à l’élimination de la pauvreté dans les villes et dans les villages, ainsi qu’à l’amélioration des conditions de vie de toute la société en pourvoyant à la nourriture, à la santé, et à toutes sortes de besoins concrets. La coopération nationale et internationale représente un atout principal dans la négociation de nouveaux termes d’échange entre l’Est et l’Ouest. « Je pense que l’unité de la civilisation humaine sera mieux préservée si les différentes civilisations du monde s’associent dans l’échange et la coopération. » Il est crucial de ne pas considérer la science comme une imposition stérile à la diversité humaine.

Œuvrant en faveur de la reconstruction rurale, Tagore comprit l’importance de l’enseignement et de l’application scientifiques à la vie quotidienne en vue du progrès technologique.

Si nous pouvons maîtriser la science qui donne sa force à notre époque, peut-être pourrons-nous gagner, peut-être pourrons-nous vivre.

Mais Tagore n’était que trop conscient que si, à l’ère moderne, le progrès technologique avait, grâce aux machines, multiplié la capacité de travail, il avait aussi accru l’échelle des profits et donc l’appât du gain. Cette situation déséquilibrait la balance non seulement entre les villes et les villages, mais entre différentes parties du monde. Les pauvres en vinrent à être exploités pour de la nourriture et du travail collectif, tandis que les puissants profitaient de ces bénéfices ainsi que des progrès favorisés par les machines-outils. Dans un message rédigé lors de l’inauguration de l’Institut fondé par son ami, l’éminent scientifique Jagadish Chandra Bose, Tagore répèta que, selon lui, la science devait servir au bien de l’humanité.

Je ne peux que bénir cette institution depuis l’obscure distance où la multitude des générations délaissées de ce pays a été misérablement contrainte à la tâche ingrate des labours primitifs. Je salue le fondateur illustre de cet Institut, assis humblement aux côtés de ceux qui ne maîtrisent pas assez bien le savoir qui seul leur permettrait d’échapper à la menace consternante des maléfices scientifiques et du tarissement continuel des ressources de vie, et je fais appel à cet Institut pour qu’il exhorte la science à tirer le monde des griffes des prédateurs qui font de sa noble mission une sauvagerie absolue.

Lorsque Tagore entreprit son œuvre de reconstruction rurale sur les terres agricoles de sa famille dans le Bengale oriental et vécut en close proximité avec les paysans, il décréta que leurs conditions économiques et sociales misérables ne changeraient pas tant que la science et les méthodes agricoles modernes ne seraient pas introduites à leur quotidien. Il s’arrangea pour envoyer son fils aîné, ainsi qu’un autre élève de son école de Santiniketan, qui était le fils d’un ami de la famille, étudier l’agriculture et l’élevage dans un institut agronome aux États-Unis en 1906.

Je suis animé depuis longtemps du fervent désir que nous nous occupions des problèmes agricoles de ce pays comme il se doit. J’ai envoyé certains de nos jeunes hommes à l’étranger pour qu’ils étudient l’agronomie, de sorte qu’à leur retourils puissent s’attaquer à ce problème et servir ainsi leur mère patrie.

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Grâce à son expérience approfondie et prolongée des modes cognitifs et intellectuels indiens, il était en mesure d’établir des limites et des différences dans l’interprétation des phénomènes naturels, des expériences physiques et des réalités biologiques. Tagore s’intéressait tout particulièrement aux progrès des sciences humaines qui permettaient de développer la connaissance « interne » du patrimoine culturel, linguistique et historique, de comprendre ses circonstances spécifiques, et de formuler les critères servant à une modernisation raisonnable et adaptée. « Nous devons imaginer la psychologie nouvelle qui conviendra à cette époque. Nous devons nous adapter aux nouveaux besoins et aux nouvelles conditions de la civilisation. » Pour lui, le savoir et l’étude ne connaissent pas de barrières et le développement de la connaissance scientifique déterminait les conditions permettant de répondre aux défis lancés par la modernité.

Tout comme il débattait avec Gandhi du problème de la tradition et de la modernité, Tagore ne pouvait accepter le rejet radical de la pensée occidentale préconisé par Gandhi, au détriment des bénéfices scientifiques. La science représentait pour Tagore la condition grâce à laquelle s’érigerait une Inde nouvelle, consciente des progrès scientifiques et prompte à les adopter dans la maîtrise parfaite de ses méthodes et de ses objectifs.

Les scientifiques et les penseurs occidentaux possédaient la connaissance séculaire et nous, à l’Est, qui la nécessitons, devons demander leur aide… Si nous sommes partiaux à l’égard de la science occidentale au seul motif qu’elle est occidentale, nous ne nous priverons pas seulement des principes qu’elle peut nous enseigner, mais affaiblirons notre propre spiritualité orientale.

Tagore mesurait la responsabilité éthique de la science dans une optique géopolitique globale. La science dominante du xixe siècle avait sans doute créé et répandu cet esprit de supériorité raciale en Occident. Lorsque l’Orient aurait intégré la science physique, le cours des choses pourrait changer et suivre une voie normale.

Ceux qui ne maîtrisent pas assez bien le savoir qui seul leur permettrait d’échapper à la menace consternante des maléfices scientifiques et du tarissement continuel des ressources de vie, et je fais appel à cet Institut pour qu’il exhorte la science à tirer le monde des griffes des prédateurs qui font de sa noble mission une sauvagerie absolue.

Tagore estimait que la science moderne n’était pas la prérogative des Européens et des Occidentaux. Il était conscient que des épreuves successives et des circonstances particulières avaient empêché certains pays orientaux de mettre en pratique les découvertes scientifiques auxquelles ils étaient parvenus, et que l’Occident les adoptait. Il supputait qu’un jour des scientifiques japonais, chinois ou indiens obtiendraient la reconnaissance qui leur était due.

Quelle merveille : un simple fruit devient un monde insoupçonnéque toutes les sciences de l’univers sont incapables de mesurer sans le plus humble des sens humains !

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nerudala science, un espoir irrévocable

[…] Un monde orbitant autour de son soleil, que les savants n’ont toujours pas découvert, eux, qui s’entourent d’instruments, en mal d’éternité mais sans le goût de la saveur.

Le progrès scientifique et technologique s’inscrit dans la toile de fond sur laquelle se construisent le matérialisme poétique de Neruda et son désir de décrire le monde, à partir de l’observation des choses :

L’idée d’un poème central qui rassemblerait les incidences historiques, les conditions géographiques, la vie et les luttes de nos peuples, se présentait à moi comme une tâche urgente.

C’est en observateur attentif du spectacle de la nature andine, de sa structure géologique et topographique que Pablo Neruda commence son Canto general ; et c’est sur les ruines historiques et l’analyse sociologique et anthropologique de la guerre d’Espagne qu’il prend conscience du pouvoir créateur de l’homme : ce qu’il a construit grâce à son savoir et à son travail se trouve réduit à un tas de cendres. Les ruines, par un tragique paradoxe, sont à l’origine d’une célébration de ce qu’elles entendent nier :

Comme le bouton ou le sein Se lèvent vers le ciel, comme la fleur qui croît, Entre les os détruits, ainsi les formes Du monde apparaissent. Oh ! paupières, Oh ! colonnes, Oh ! profondes matières, Soudées et pures jusqu’au devenir des cloches, Jusqu’à devenir des horloges. Aluminium Aux proportions d’azur, Ciment mêlé aux songes des vivants.

Il n’y pas de hiatus, dans la vision nérudienne du progrès technologique et de l’observation, entre les sources du savoir scientifique et les sujets qu’exploite et exprime l’inspiration poétique : c’est d’eux que le poète tient son pouvoir de transformer le réel.

Je regarde la mer avec la plus complète indifférence : celle de l’océanographie qui en connaît la surface et la profondeur ; sans plaisir littéraire, mais avec une délectation de connaisseur, un palais de cétacé.

C’est en effet la mer, l’océan, l’océan austral et ses mers glacées mais fécondes ainsi que l’observation des grands aquariums, comme ceux de Madras, Naples, Copenhague qui passionnent particulièrement Neruda, qui en parle longuement dans ses Mémoires. « C’est le plancton qui m’intéresse, cette eau nourricière, moléculaire et électrisée qui donne aux mers une couleur d’éclair violet. » Il en connaît toutes les espèces, leurs routes et leur nutrition.

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La maison qu’il construit, l’atome que la science isole et la fleur qui s’ouvre naissent de la même nécessité. L’homme, qui par son travail s’accomplit, participe à l’universel « crecimiento », à la croissance, ce maître mot du lexique nérudien. Aussi ne saurait-il en transgresser les lois fondamentales, comme si l’horizon du savoir résidait également dans la recherche du secret mystère du vivant.

Mais sais-tu d’où provient la mort : Est-ce d’en haut ? Est-ce d’en bas ? Où se termine l’arc-en-ciel ?Dans ton âme ou à l’horizon ?

Aucune rupture dans l’œuvre de Neruda dans l’exploration de la biodiversité. Inspiré et frappé d’admiration par les dons généreux de la nature, au Mexique, sur les terres des Mayas, il observe les mystères insondables de l’eau, annonçant les très récentes expériences de la chimie organique et de la physique quantique, qui cherchent à découvrir la clé scientifique de la matière vivante et minérale et avance avec les nanosciences et les nanotechnologies vers les frontières de l’univers quantique.

Alors, sur les puits sacrés, durant des milliers d’années, les religions primitives accrurent le mystère de l’eau secrète, de l’eau insondable.

Neruda est un poète immergé dans la respiration et la diversité du monde : plantes, insectes, coquillages, livres, objets de toutes sortes, rien n’échappe à sa curiosité. Sa maison-musée d’Isla Negra en porte témoignage, comme si le poète, en découvreur et en explorateur souhaitait y développer une vision muséographique et une présentation des correspondances objectives entre les objets. Il passait au crible les plages du monde à la recherche de petits exemples de coquilles vides, abandonnées sur le sable par une marée nouvelle. En vingt ans, il aura même accumulé plus de 9 000 coquillages, avec 400 spécimens différents de variétés rares ou peu connues, présentés en janvier 2010 par l’Institut Cervantès de Madrid qui a exposé la collection que le poète léguera à l’université du Chili en 1954.

[…] La meilleure chose que j’ai recueillie au cours de ma vie, ce sont mes coquillages. Ils m’ont offert le plaisir de leurs prodigieuses structures, la pureté lunaire de leur mystérieuse porcelaine […]

Cette curiosité dévorante des objets se double de l’obsession pour les proportions mathématiques qui transparaît dans ses textes, et que ces coquillages reflètent, comme une métaphore de la diversité de la vie au sein des limites du réel accessible. La poésie de Pablo Neruda peut s’émerveiller devant la beauté de l’objet, mais elle ne s’en tient pas à sa forme ou à sa couleur. Convergent avec l’investigation scientifique, le sujet poétique nérudien voyage à l’intérieur des choses pour en saisir l’essence matérielle :

À chaque chose ai-je demandé si elle avait de plus de plus que la structure, aussi j’ai appris que il n’y avait rien de vide : tout était train, navire chargé de multiplications…

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le savoir, la science et l’éthique

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Non seulement il s’emploie à donner voix à leur silence, mais il s’intéresse à elles en tant que créations, s’interroge sur leur genèse, leur fonctionnement, et met ce savoir au service du plus grand nombre. Quelle que soit la spécificité que Neruda reconnaît à la quête poétique, fondée sur un usage particulier de la langue, il ne l’oppose pas à celle de l’homme de science. Lorsque dans son livre Odes élémentaires, il choisit de célébrer la laborantine ; lorsqu’il chante la beauté d’une pharmacie, il n’est pas hors de son projet poétique fondamental qui est la célébration de la totalité des expériences humaines. Dans l’immense bibliothèque – dont il a fait don, ainsi que de sa collection de coquillages, à l’Université du Chili – les ouvrages scientifiques ne sont pas absents.

On sait, par le Chant général, que lorsqu’il quitta son pays pour l’exil, le poète n’emporta avec lui que deux livres. Ils avaient pour titres : la Géographie physique de la République du Chili (1875) d’Amado Pissis et le Livre des oiseaux du Chili (1946) de Johnson et Philippi.

On chercherait en vain, dans la poésie de Pablo Neruda, la trace d’un rejet ou d’une défiance à l’égard du progrès scientifique et technique en tant que tel, lui qui s’est passionné pour avoir partagé à Moscou « le temps des cosmonautes ». Mais il n’est, pour lui, de véritable science qu’au service de la vie. Lorsqu’il écrit son Ode à l’atome, il n’y a pas dix ans que la bombe est tombée sur Hiroshima. Le poème fait une large place à l’horreur de l’événement, mais il ne s’en achève pas moins par une exhortation adressée au pouvoir pacifique et fécondant de l’atome :

atome, débordante coupe cosmique, retourne à la paix de la grappe, à la vitesse de la joie, retourne à la maison de la nature […]

À l’origine de cette foi dans le progrès scientifique et technique, chevillée au cœur de son universalisme utopique, il y a chez Neruda la conviction qu’en dépit de tous les risques, la mission scientifique est d’inscrire chacun d’entre nous dans son rapport aux générations qui nous succèdent, comme membre de « la famille humaine » où l’humanisme triomphera. Cette conviction est fondatrice et ultime. Elle transcende sa foi idéologique :

J’écris ces lignes en sachant bien que sur nos têtes, sur toutes les têtes, plane le danger de la bombe atomique, de la catastrophe nucléaire qui ne laisserait personne et ne laisserait rien sur terre. De toute façon, cela ne refroidit pas mon espoir. En cet instant critique, en ce clignotement d’agonie, nous savons que la lumière définitive entrera dans les yeux entrouverts ; nous nous comprendrons tous. Nous progresserons ensemble. Et cet espoir est irrévocable.

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césaireil est place pour tous au rendez-vous de la conquêteAimé Césaire place la science et la technologie à l’épicentre des défis du xxie siècle qui se posent à la famille humaine.

Vue du monde. Oui. La science lui offre une vue du monde. Mais sommaire. Mais de surface. La physique classe et explique, mais l’essence des choses lui échappe. Les sciences naturelles classent, mais le quid proprium des choses leur échappe. Quant à la mathématique, ce qui échappe à son activité abstraite et logicienne, c’est le réel.

Il ne s’agit aucunement de refuser les apports des sciences, mais d’apprécier leurs responsabilités accrues, dans un monde où le risque est inévitable. « L’histoire est toujours dangereuse, et c’est à nous qu’il appartient d’établir et de réajuster la hiérarchie des périls » nous dit-il. Dans les bénéfices que peut apporter le progrès scientifique, l’éthique est donc le défi majeur. Pour l’universel que propose Césaire, la connaissance, qui englobe la science, est une démarche fondatrice de l’humain, depuis l’apparition de l’espèce. La connaissance a une âme et elle s’incarne. La science n’est pas toute la connaissance. Sans éthique, toutes les connaissances, aussi essentielles et novatrices qu’elles soient, ne sont pas exemptes de menaces.

L’histoire des sciences humaines, comme celle des sciences exactes, porte les stigmates de thèses pour le moins questionnables qui pèsent sur le rôle historique de la science, ce qui a semblé à Aimé Césaire mériter, à juste titre, de profondes et sévères interrogations. Il ne faut aucunement et sous aucun prétexte reproduire la collision de « la grande trahison » de certains scientifiques, vendus à des intérêts prédateurs qui pouvaient affirmer « que l’Occident a inventé la science, que l’Occident seul sait penser ; qu’aux limites du monde occidental commence le ténébreux royaume de la pensée primitive, incapable de logique ».

Comment oublier, en effet, à titre d’exemple dans l’état des divisions du monde et de la recrudescence du préjugé racial, les ravages légués par « la portée objective de la mauvaise besogne » effectuée par de très respectables théories scientifiques qui ont établi une hiérarchisation des êtres humains et qui ont ainsi justifié le racisme, la destruction de nombreux peuples et leur asservissement ?

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À l’idéologie nazie, qui s’est prévalue de théories aussi douteuses que la craniométrie et l’anthropométrie pour distinguer « les aryens des non-aryens », le jeune poète Césaire répond dans sa première œuvre :

Je défie le craniomètre. Homo sum etc. Et qu’ils servent, se trahissent et meurent Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. C’était inscrit dans la forme de leur bassin.

En effet, la craniométrie ou craniologie illustre bien la culpabilité des pseudosciences. Cette discipline, qui a prétendu jusqu’au cours de la première moitié du xxe siècle que des inégalités anatomiques existaient entre les cerveaux humains d’origines ethniques différentes, légitima la hiérarchisation des êtres humains selon la race, et l’identification des tempéraments criminels ou sociaux à partir de mesures crâniennes. Ses adeptes ont également formulé des hypothèses « scientifiques » qui, à leur tour, ont déterminé des caractéristiques de classification de l’intelligence et du comportement moral, malgré des preuves empiriques à ce sujet fort peu concluantes. Ce qui n’a pas empêché d’y avoir eu longtemps recours pour justifier des politiques racistes envers les Irlandais assimilés aux Africains de race noire et donc considérés comme des races inférieures, dont on disait que les crânes avaient la même forme que ceux des hommes de Cro-magnon et rappelaient ceux des singes, preuves de leur infériorité. De telles théories, encore récentes, ont aussi préconisé l’inutilité de l’enseignement supérieur pour les femmes, dont les « petits cerveaux ne seraient jamais à la hauteur ».

Le Discours sur le colonialisme interpelle durement les responsabilités des sciences de l’homme, quand elles se mettent ainsi au service de l’oppression, du profit et de l’aliénation : « Les psychologues, sociologues, etc., leurs vues sur le “primitivisme”, leurs investigations dirigées, leurs généralisations intéressées, leurs spécialisations tendancieuses… » et poursuit Césaire, sur le ton du sarcasme, « Ai-je besoin de dire que c’est toujours de très haut que l’éminent savant toise les populations indigènes, lesquelles “n’ont pris aucune part” au développement de la science moderne ? »

La science moderne où, aujourd’hui, la vigilance reste de mise pour veiller à l’éradication de ce type de déviances, en dépit de la progression des réalités scientifiques et au regard des pressions économiques, financières ou politiques récurrentes. « Admirable ! Tout le monde y gagne : grandes compagnies, colons, gouvernement, sauf le Bantou, naturellement. » Après la justification de concepts erronés sur les « primitifs », qu’en est-il du sort réservé actuellement aux humains dans les statistiques, les expérimentations diverses, le grand marché des sciences et des techniques ? La question reste posée.

Oui ou non, trouvera-t-on le secret d’une société où la science cessera de séparer l’homme de l’univers, de séparer l’homme de lui-même et de son prochain, d’isoler l’homme pour mieux l’éteindre, pour mieux le détruire.

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Cela étant dit, Aimé Césaire admire profondément la science, à laquelle il témoigne une immense gratitude pour les solutions positives que procure le progrès scientifique et technologique quand il soulage la souffrance humaine qui se répète à travers les âges. Mais ce savoir doit être réconcilié avec l’intelligence de tous, au Nord comme au Sud, car selon lui, « l’erreur serait de croire que la connaissance a attendu, pour naître, l’exercice méthodique de la pensée ou les scrupules de l’expérimentation ». Il est un précurseur de la transdisciplinarité qui annonce le courant contemporain de pensée holistique, la transdisciplinarité, regroupant en cénacle poètes, philosophes, anthropologues et ethnologues, scientifiques de tout bord. Tout comme l’initiative fondatrice de Tagore de créer Visha Barati et les Universités de Santiniketan et Sriniketan, l’objectif de la revue Tropiques, créée par Césaire, est celle du rôle de la méthode scientifique pour réhabiliter la constitution d’un savoir objectif sur un patrimoine local par la géographie, la botanique, pour explorer « la végétation du milieu antillais », connaître « les dénominations génériques et scientifiques », « le rôle de l’écologie », rendre « honneur aux agronomes », s’informer sur « les propriétés des végétaux », « la mangrove : phénomène tropical », « la faune précolombienne des Antilles françaises » ou sur « l’histoire du milieu antillais ».

Il serait particulièrement dangereux d’isoler la science dans une tour d’ivoire. La question concerne tous les champs de la recherche et du discours scientifique. Elle englobe les sciences humaines, les sciences physiques et les sciences du vivant, autant que la recherche fondamentale et appliquée. Les acquis et les méthodes scientifiques doivent être explicités et rendus accessibles au plus grand nombre pour susciter et justifier la fascination admirative qui se retrouve dans l’usage que Césaire fait de termes médicaux dans sa poésie, riche en termes de botanique ou de médecine, comme pour rendre poétiquement hommage aux solutions que la science apporte aux maladies, « éléphantiasis, paludisme, petite vérole, eschares, pustules, squasmes, chloasmes, vomito negro… ».

des mots, ah oui, des mots ! mais des mots de sang frais, des mots qui sont qui sont des raz-de-marée et des érésipèles des paludismes et des laves et des feux de brousse et des flambes de chair, et des flambées de ville…

Pour la première fois dans l’histoire de l’espèce, l’homme se trouve en mesure d’intervenir scientifiquement et techniquement dans les processus fondamentaux de la vie et la mort, ce qui engage de façon renouvelée l’équation de l’homme singulier et celle de l’humanité face aux bienfaits de l’innovation. Mais l’expérience du passé récent offre un recul suffisant pour optimiser la contribution effective de la science à la construction de l’humanisme et de l’universel.

Aussi, plus les domaines et les ramifications de la science et de la technologie gagnent en efficience et en sophistication, plus la responsabilité éthique s’impose face aux découvertes et aux applications qui peuvent faire à la fois de la science la fin et le moyen exclusif de la production d’un savoir autiste et désincarné.

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marcher à travers la fracture mal réduite des continents (rien ne sert de parcourir la Grande fosse d’inspecter tous les croisements d’examiner les ossements de parent à parent il manque toujours un maillon)

marcher en se disant qu’il est impossible que la surtension atmosphérique captée par les oiseaux parafoudres n’ait pas été retransmise quelque part en tous cas quelque part un homme est qui l’attend.

C’est dans cet esprit que Césaire nous alerte sur la tendance marquée au tout-scientifique, sur l’irrésistible expansion du tout-technologique, derrière lesquels se profilent d’implacables formes modernes de déshumanisation, si la connaissance scientifique et la séduction technologique se donnent pour finalité d’oublier l’homme, d’engluer l’humain dans un maillage de services marchands et de vérités mises au service parfois subreptice de pratiques peu justifiables.

Face au défi éthique, la grande question pour Césaire est celle d’élargir les réalités scientifiques conçues d’abord comme celles du monde physique, quantifiable, pouvant être découpé, contrôlé et mécanisé par les technosciences, secondées par les mathématiques et la géométrie, mais de neutraliser les aspects négatifs que recèle l’outil scientifique et technique pour conjurer le désastre de « la machine, oui, jamais vue, la machine, mais à écraser, à broyer, à abrutir les peuples ». Il est primordial d’éviter que le dogmatisme matérialiste ne convertisse en idéologie un certain despotisme de la science moderne, car « pour acquérir cette connaissance impersonnelle qu’est la connaissance scientifique, l’homme s’est dépersonnalisé, s’est désindividualisé ».

Une complémentarité doit unir le poète et l’artiste à l’homme de science car, comme la germination du savoir scientifique, la poésie est une magie opératoire et intuitive. Aussi Césaire exhorte-t-il les scientifiques à rester sensibles au poétique, au merveilleux saisissement devant le mystère et la profondeur de la nature animée ou inanimée, devant laquelle s’incline la raison.

Dans un texte de jeunesse, Poésie et connaissance, conférence prononcée en 1944, Césaire établit la relation entre science et poésie en ces termes :

La connaissance poétique naît dans le grand silence de la connaissance scientifique. Par la réflexion, l’observation, l’expérience, l’homme dépaysé devant les faits finitpar les dominer. Désormais il sait se diriger dans la forêt des phénomènes. Il sait utiliser le monde. Mais il n’est pas pour autant le roi du monde.

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5l’enjeu éducatif Quelle éducation pour réinventer et réassumer l’universel ? Transmission des données, passation des valeurs, formation de la personne, éveil des mémoires, révélation des talents, ouverture à l’autre, adaptation à l’innovation ? Par la remise en cause du rapport entre dominant et dominé, les legs de Tagore, Neruda et Césaire sont profondément pédagogiques et nous enseignent que tous les savoirs et toutes les cultures sont des conquêtes d’égale signification, en symboles organiques de la diversité des peuples et civilisations. Ils contribuent à définir la mission qui revient à l’éducation pour « bâtir dans l’esprit des hommes » un ordre du monde qui rende enfin compatibles les urgences de l’universel et les exigences du particulier. Question majeure parmi toutes ! S’il est vrai que le début du xxie siècle s’est vu qualifier de « société de la connaissance », à l’époque de l’internet et de ses outils, nous sommes tous virtuellement auteurs, détenteurs et bénéficiaires de la plus formidable accumulation de savoirs mise à disposition des hommes, dans toute l’histoire de l’espèce humaine. Jamais sans doute, la distinction établie par Montaigne entre une « tête bien faite » et une « tête bien pleine » n’a autant valu qu’aujourd’hui pour distinguer les contenus des utilisations, dans l’exercice d’une capacité critique à une époque où , l’école ou l’université dispensant l’éducation formelle ne sont plus – et loin s’en faut – les uniques lieux d’éducation. Face à la nouvelle jungle des données accessibles ad limitem, l’enjeu est l’éveil de la conscience. Les fondements de l’humanisme et l’avancée vers une communauté humaine par la sensibilisation

aux valeurs de justice et de dialogue, mais aussi par l’apprentissage de la responsabilité sont les seuls garde-fous opposables aux multiples dangers de déculturation, d’aliénation, de sectarisme, d’ensauvagement ou de formatage des esprits. Le droit de toute personne, homme ou femme, à l’éducation a été consacré dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, la Convention des droits de l’enfant et les objectifs du Millénaire. Mais, la liste des obstacles est encore longue : écoles trop souvent déficientes, offre publique insuffisante, marchandisation croissante de l’éducation, endoctrinement etc. Beaucoup reste à faire pour que l’accès de tous à une éducation responsable puisse effectivement favoriser l’épanouissement des aptitudes mentales et physiques, inculquer le respect des droits de l’homme des valeurs culturelles et de leur diversité, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes, d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux, et enfin, inculquer à tous le respect du milieu naturel. Pour Tagore, Neruda et Césaire, la tâche d’éducation est un échange de savoirs et d’expériences qui transcende les particularismes au sein d’un monde multipolaire, tel un passeport d’inclusion sociale, d’intégration économique, de dialogue culturel. Comment, sur la base de leurs messages, l’éducation peut-elle partager, trier, approfondir, transmettreles contenus, les expériences et les valeurs du patrimoine inestimable et renouvelé dont doit se nourrir l’universel réconcilié ?

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tagorel’éducation au-delà des barrières

Dans chaque nation, l’éducation est intimement liée à la vie de la population[…] L’âge du chauvinisme étroit touche à sa fin pour le bien de l’avenir. Le premier pas vers ce grand rassemblement de l’humanité mondiale se fera ici, dans ces champs de Bolpur. Durant mes dernières années, j’aurai pour tâche de libérer le monde des entraves sinueuses du chauvinisme national.

Tagore était convaincu que tous les problèmes de la société comme de l’individu – pauvreté, discorde religieuse, mésintelligence – se résoudraient par l’éducation. Né en Inde coloniale, il vécut l’effervescence d’un monde en évolution, à l’heure où s’était éveillé le soi-disant « Orient éternel ».

Même s’il était patriote, l’engagement national de Tagore était, depuis son enfance, inclusif, car il baignait dans l’environnement profondément cosmopolite de la maison familiale où le plaisir de tirer son savoir d’une multitude de sources ne cessait de le réjouir. Sa philosophie politique était universaliste car il était essentiel à ses yeux de boire à la fontaine universelle de la connaissance. Dès ses premières œuvres, sur la littérature bengali, et sur les Anglo-Saxons, Dante et Béatrice, Pétrarque et sa Laure, les amantes de Goethe, il demandait :

Mon plaisir d’apprendre devrait-il s’arrêter à la littérature bengali parce queje suis né au Bengale ? Ne suis-je pas un citoyen du monde ? La création du philosophe, du poète, du scientifique n’est-elle pas autant pour moi que pour un autre ?

Sortir l’Inde de son isolement fut pour lui une priorité absolue.L’Inde a été amputée de l’érudition universelle, réduite à n’en recevoir que les miettes, et reléguée, au nom de l’éducation, dans une école primaire particulière. Nous ne voulons plus subir aujourd’hui cette humiliation spirituelle et intellectuelle.

Il était opposé à toute forme d’attachement excessif au passé. En d’autres termes, il lutta contre les principes du patriotisme et du nationalisme susceptibles de répandre la xénophobie. C’est ce qui fit de lui un universel. Il encouragea systématiquement ses compatriotes à réformer la société de leur pays et à cesser d’attendre qu’une puissance étrangère ait la « bonté » de s’en charger.

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Je suis convaincu que tous les problèmes de l’homme trouveront leur solution élémentaire dans l’éducation… Je sais que tous les maux, presque sans exception, dont souffre mon pays sont uniquement dus à l’absence totale d’éducation de sa population. La pauvreté, la pestilence, les luttes intestines et le sous-développement industriel rendent le chemin que nous devons suivre étroit et dangereux à cause de l’insuffisance de l’éducation… Je le répète, notre éducation est la première responsabilité que nous devrions assumer.

Tagore exhorta ses compatriotes à se tourner vers les villages, où vivait la majorité des Indiens, et consacra ses efforts à la sensibilisation des paysans. Il était fermement convaincu que l’éducation faciliterait ce processus. Il participa lui-même à l’édification de la nation dans le domaine de l’éducation. Tagore était opposé à tout isolement national que ce soit au nom des causes nationalistes ou de l’exclusion sociale.

J’ai souvent rencontré, lors de mes voyages en Occident, des anonymes qui souffrent et luttent pour une cause dont n’ont le plus souvent que faire les puissants et les savants.

Le mahatma Gandhi et Jawâharlâl Nehru considéraient Tagore comme la « conscience » de l’Inde qui s’était élevée contre « les ennemis qui ont pour nom bigoterie, intolérance, ignorance, inertie et d’autres membres de la même engeance. »

Grâce au zèle imperturbable de Tagore et aux relations qu’il cultivait partout dans le monde, Visva Bharati prospéra durant les trois premières décennies de son histoire – les années 1920 et 1930 – pour apporter son écot, dans la mesure du possible étant donné ses maigres moyens, à la communauté universelle du savoir. Les dernières années de Tagore furent dures, en raison du contexte difficile de la Seconde Guerre mondiale. Lors de sa dernière causerie, intitulée La Crise de la civilisation, qu’il prononça le jour de son quatre-vingtième anniversaire, le 8 mai 1941, il écrivit pour que ne s’éteigne pas la flamme de sa conviction :

Lorsque je jette mon regard tout autour, je rencontre les ruines d’une orgueilleuse civilisation qui s’écroulent et s’éparpillent en vastes amas de futilité. Pourtant, je ne céderai pas au péché mortel de perdre confiance en l’homme : je fixerai plutôt mon regard vers le prologue d’un nouveau chapitre dans son histoire, une fois que le cataclysme sera terminé et que l’atmosphère sera rendue limpide avec l’esprit de service et de sacrifice. Ce nouveau jour pointera peut-être sur cet horizon, à l’Est, où se lève le soleil. Un jour viendra où l’homme, cet insoumis, retracera sa marche de conquête malgré toutes les barrières afin de retrouver son héritage humain égaré.

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L’institution qu’il fonda dans les zones rurales du Bengale du sud existe toujours aujourd’hui ; on la connaît sous le nom de Santiniketan. Tagore commença en 1901 par une école, à laquelle il ajouta une Université internationale et un Institut pour la reconstruction rurale en 1921-1922. Le complexe – école, université, centre pour la reconstruction rurale – qui forme ce qui constitue aujourd’hui l’Université Visva Bharati de Santiniketan et de Sriniketan, village voisin situé à deux kilomètres de Santiniketan, s’appuyait sur la conviction de son fondateur que l’école et l’université devaient être intimement associées à la vie de la population et à l’humanité toute entière.

Cette expérience représentait « une tentative locale d’adapter les méthodes pédagogiques modernes à un environnement culturel foncièrement indien. » Tagore écrivit :

Si jamais une école [ou une université] véritablement indienne est établie, l’enseignement qu’elle dispensera devra dès le début reposer sur les connaissancespropres à l’Inde en matière d’économie, d’agriculture, de santé, [de médecine] et de toutes autres sciences d’application courante dans les villages avoisinants. C’est alors seulement que l’école [ou l’université] pourra être au centre du mode de vie du pays. Cette école doit pratiquer l’agriculture, l’élevage et le tissage au moyen des meilleures méthodes modernes. Et pour obtenir ses propres sources de financement, elle doit adopter des méthodes coopératives réunissant les élèves, les enseignants et la population locale.

Les engagements de Tagore en faveur de l’éducation reposaient sur plusieurs principes. L’un était d’exclure à l’apprentissage toute forme de préjugé racial ou national, et durant leur scolarisation les enfants de l’école de Santiniketan grandirent en ayant conscience d’appartenir à une humanité élargie constituée d’individus différents, allant des villageois locaux aux étrangers du monde entier venus y enseigner à l’invitation de Tagore.

Grâce à l’obtention du prix Nobel de littérature, Tagore fut en mesure de mêler le local au global. Il utilisa ses contacts internationaux pour présenter Visva Bharati comme un lieu de réunion où des érudits de l’Est comme de l’Ouest pourraient partager leurs connaissances et disserter de leurs conceptions respectives, particulièrement au niveau de leurs différences.

Dans une lettre à Thomas More, écrite à Santiniketan le 1er mai 1914, Tagore dit :Votre littérature m’est précieuse. La littérature d’un pays n’est pas seulement réservée à l’usage local. Il en est de même pour nous avec la littérature occidentale ; elle introduit dans nos vies des éléments qui complètent nos penchants et d’autres qui les contredisent. C’est ce qu’il nous faut. Il ne suffit pas de nous séduire ou de nous surprendre – il nous faut subir des chocs et avoir mal.

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Cet objectif sous-tendait également la fusion des disciplines enseignées dans son école et dans son université, qui allaient de l’étude du sanscrit védique et classique, de l’arabe et du persan, à l’étude de l’Europe, de la Chine et du Japon. L’expérience de Santiniketan avait pour but d’encourager la liberté de pensée et de raisonnement.

L’école de Santiniketan doit être le fil reliant l’Inde au monde. Nous devons y établir un centre de recherche humaniste concernée par les populations du monde. […] J’ai trouvé le courage d’inviter l’Europe dans notre institution. Les vérités s’y rencontreront.

Cette volonté de communion avec une humanité élargie, et la réalisation que l’Inde faisait autant partie de cette humanité que n’importe quel autre pays l’amena à se montrer de plus en plus impatient à l’égard des traditions anachroniques. Dans sa lutte contre les contradictions internes de l’Inde, Tagore soutint que seule l’éducation pouvait être inclusive en unissant les peuples et les civilisations.

Mon institution symbolise un idéal de fraternité, où des hommes de langues et de nations différentes peuvent se retrouver. Je crois en l’unité spirituelle de l’homme et demande donc au monde d’accepter la tâche dont je le charge.Tant qu’il ne viendra pas me dire « nous aussi nous identifions à cet idéal », je saurai que j’aurai échoué dans ma mission.

Les Indiens doivent évoluer avec le reste de l’humanité et doivent tenter d’éradiquer les injustices et la discrimination qui ont cours dans la société orthodoxe hindoue. Des hommes étaient punis pour l’abattage d’une vache mais pas pour le meurtre d’un de leurs frères humains. Tout contact avec une caste inférieure était une offense à la société, mais pas la destruction de la propriété d’un rival. Un criminel n’avait rien à craindre tant qu’il mariait sa fille selon les codes sociaux. Un bain rituel dans le Gange effaçait tous les crimes, grands ou petits. Dans une telle société, écrivit Tagore, l’homme était traité comme un engrenage dans une machine. « L’intention de Dieu était-elle que nous soyons hindous et non humains ? », demanda-t-il avec colère.

Nous sommes venus dans ce monde pour le recevoir et pas simplement pour le connaître. L’éducation la plus noble n’est pas celle qui se contente de nous fournir des informations, mais celle qui crée l’harmonie entre notre existence et toutes les formes de vie.

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neruda maintenir vivant le dialogueentre les cultures « L’éducation sera notre épopée ! » déclare, à la tribune du Conseil exécutif de l’unesco, Pablo Neruda qui voyait dans l’éducation « la tâche la plus vigoureuse, l’optimum de ce que l’homme a fait et de ce qu’il est capable de faire ».

Bien qu’en tant qu’élu ou responsable politique il ne se soit jamais trouvé directement en charge des questions d’éducation, Pablo Neruda n’en était pas moins conscient de leur urgence dans son pays et dans l’ensemble du monde, comme en témoigne ce discours qu’il prononça devant l’unesco, quelques semaines avant d’être élu à son Conseil Exécutif.

La geste américaine, qui est au cœur du grand livre de sa vie, ne fut-elle pas, pour Neruda, une façon de satisfaire « en tant que poète » à ce devoir d’éducation dont il mesurait l’ampleur ? En donnant au mot son acception la plus large, on peut parler dans son œuvre d’une pédagogie épique et quotidienne de la conscience américaine, par la revalorisation des savoirs locaux. Cette pédagogie s’inscrit dans une démarche poétique qui, au sortir de la terrible épreuve de la guerre d’Espagne, met en son centre non plus le sujet écrivant mais son destinataire : le peuple. Le destinataire dicte le message qui lui est adressé et exige comme corollaire une pratique de la simplicité et de l’accessibilité.

Oui : il est de ma profonde conviction que la lutte pour l’éducation et les objectifs mêmes de l’unesco ne peuvent être séparés du devoir de combattre jusqu’à l’anéantir le colonialisme héréditaire, le néocolonialisme récemment instauré. Il existe toujours un colonialisme externe et un colonialisme interne, celui des classes sociales qui font valoir leurs droits héréditaires pour oppresser leurs propres peuples. […] C’est pourquoi le mouvement pour l’éducation en Amérique Latine doit être considéré comme un mouvement révolutionnaire, lié à la survie des peuples, à l’âme nationale en tant qu’elle est encore menacée par ses anciens ennemis.

Pour Pablo Neruda, la tâche primordiale du poète américain, comme ceux de tout le tiers-monde, est celle du pionnier, de l’éducateur : peupler de mots ce vaste espace silencieux qui lui fut donné par le silence de la domination :

Je suis ici pour raconter l’histoire. De la paix du buffle jusqu’aux sables fouettés et refouettés du bout du monde, dans les écumes accumulées du jour antarctique en passant par les tanières abruptes de la sombre tranquillité vénézuélienne,

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je t’ai cherché, mon père, jeune guerrier de cuivre et de ténèbres, toi, pied nuptial, chevelure indomptable, marâtre-caïman, colombe de métal.

Moi, l’Inca du limon, j’ai touché la pierre et j’ai dit : Qui m’attend ? J’ai refermé la main, je n’ai senti qu’une poignée de cristal vide.

L’éducation est, dans son immensité, un carrefour où se donnent rendez-vous la plupart des grands écrivains de la poésie universelle. Il ne s’agit pas d’influences, mais d’échanges : d’un effet, à l’échelle d’une œuvre, des grandes figures du dialogue universel. Quelle que soit la spécificité que Neruda reconnaisse à l’identité des peuples, le projet fondamental est de transmettre la célébration de la totalité des expériences humaines.

Terre, peuple et poésie ne sont qu’une même entité, enchaînée par de mystérieux souterrains. Elles incarnent le pouvoir mythique de la parole, sa capacité à maintenir vivant le dialogue entre les hommes et leurs cultures.

Le livre ? Neruda lui a consacré une attention double et contradictoire, car, sur les traces de l’acculturation et de l’aliénation impérialistes, il craint que le livre n’enferme l’esprit humain par « le poison de l’imprimerie ».

Dans l’une de ses Odes au livre, il lui reconnaît la double existence matérielle et intellectuelle :Livre beau, livre, minime forêt, feuille après feuille, ton papier a une odeur d’élément, tu es matinal et nocturne, céréal, océanique…

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Le livre ne doit être pour tous qu’un instrument de libération, ouvert sur la vie, comme une partie intégrante de son mouvement. Un livre qui puisse garder vivante la connaissance pour la transmettre aux générations futures, comme il le chante dans son Deuxième testament :

Je laisse mes vieux livres, découverts aux quatre coins du monde, vénérés dans toute la grandeur de leur typographie, aux nouveaux poètes de l’Amérique, à ceux qui tisseront un jour sur le métier qui bourdonne sans fin. Les différents sens de demain.

Le besoin de transmission du savoir, de formation à l’action est inséparable de la découverte de soi, de l’expérience de l’autre, de la connaissance de l’histoire, de l’apprentissage du réel par le livre. « Livre, laissez-moi aller ». Elle est au cœur de la mission du poète, comme l’écho des grands courants qui structurent les sociétés humaines.

Nous les poètes marcheurs nous avons exploré le monde, sur chaque seuil la vie nous a reçus, nous avons pris part à la lutte terrestre. Quelle fut notre victoire ? Un livre, un livre plein de contacts humains, de chemises, un livre sans solitude, avec hommes et outils, un livre est notre victoire.

Il termine par ces mots son Canto general dans le poème Je m’arrête ici (1949) :Ici prend fin ce livre qui est né de la colère comme une braise, comme les territoires de forêts incendiées, et je désire que tel un arbre rouge il continue à propager sa flamme claire.

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césaire l’éducation pour regarder le siècle en faceDès la parution de sa première œuvre, le Cahier d’un retour au pays natal, la fulgurance poétique d’Aimé Césaire est une pédagogie de l’Humain. Dans l’actuel contexte de crise, l’éducation est la colonne vertébrale de l’émancipation des sociétés et le passage vers l’inscription ontologique, sociale, culturelle et politique de la personne humaine dans un monde qui nous est commun. Plus l’époque est sombre, plus il y a dans l’éducation une tâche de solidarité, d’humilité et de générosité. Ainsi, face à l’horreur de la guerre commence-t-il par ces mots, la présentation de la Revue Tropiques :

Où que nous regardons, l’ombre gagne. L’un après l’autre les foyers s’éteignent parmi des cris d’hommes et des hurlements de fauves. Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n’importe les quels de ses fils. Les plus humbles. L’ombre gagne…

Ah, tout l’espoir n’est pas de trop pour regarder le siècle en face !

Les hommes de bonne volonté feront au monde une nouvelle lumière.

Éduquer ne se limite pas en effet à instruire ou à enseigner stricto sensu, ce qui ne serait relatif qu’à transmettre à la génération future un corpus de connaissances utiles au groupe ou à la nation, ou même à la seule ascension sociale.

Éduquer c’est assurer à chaque homme et à chaque femme l’épanouissement de toutes ses capacités physiques, intellectuelles et morales pour qu’il puisse participer, en citoyen responsable, à la vie de son lieu, de son peuple et au-delà à l’humanité et aux transformations nécessaires à un nouvel universel, « chacun apportant en contribution ses qualités propres ; patience, vitalité, amour, volonté aussi, et rigueur, sans compter les quelques bouffées de rêves sans quoi l’humanité périrait d’asphyxie ».

Les conditions éthiques de l’apprentissage déterminent l’acquisition du savoir. Dans ce processus d’exercice de responsabilité, le couple que forment le maître et l’élève constitue la dualité qui donne sens à l’acte éducatif, pour tous, hommes et des femmes de tous les âges et de toutes les civilisations.

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Ainsi dans Une Tempête, écoutons le dialogue entre Prospero, le maître dominateur avec Caliban qu’il souhaite maintenir en état de sujétion par une éducation perverse et dévoyée adaptée à sa condition d’esclave :

[…] tu pourrais au moins me bénir de t’avoir appris à parler. Un barbare ! Une bête brute que j’ai éduquée, formée, que j’ai tirée de l’animalité qui l’engangue encore de toute part !

[…] tu ne m’as rien appris du tout. Sauf, bien sûr à baragouiner ton langage pour comprendre tes ordres : couper du bois, laver la vaisselle, pêcher le poisson, planter les légumes parce que tu es trop fainéant pour le faire. Quant à ta science, est-ce que tu me l’as jamais apprise, toi ? Tu t’en es bien gardé ! Ta science, tu la gardes égoïstement pour toi tout seul, enfermée dans les gros livres que voilà »

À ce titre, et même quand elle transmet effectivement un savoir, l’école hégémonique est un outil d’asservissement, à l’instar de l’école coloniale, dont il convient de se souvenir pour mieux éradiquer ses principes assimilationnistes et aliénants :

Et ni l’instituteur dans sa classe, ni le prêtre au catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon somnolent, malgré leur manière si énergique à tous de tambouriner sur son crâne tondu, car c’est dans les marais de la faim que s’est enlisée sa voix d’inanition…

Au xxie siècle, l’éducation n’est plus compatible avec le maintien de la pauvreté, de l’exclusion et de la faim de millions d’êtres humains. Le maître mot de tous les systèmes éducatifs est la responsabilité, celle des États, qui doivent faire de l’offre publique d’éducation, non l’affirmation formelle de principes souvent trahis par les faits, mais une action résolue, démocratique et permanente. La responsabilité est aussi celle du pouvoir économique, des intellectuels, des églises et des confessions, des media à l’heure où la sophistication des outils informatiques et technologiques abolit les obstacles du temps et de l’espace.

L’enjeu est crucial. La lourde responsabilité qui revient à l’éducation des peuples est incarnée, jusqu’au sacrifice ultime, par le Roi Christophe :

Et me voici comme un maître d’école brandissant la férule à la face d’une nation de cancres ! Messieurs, comprenez bien le sens de ces sanctions. Ou bien on brise tout ou bien on met tout debout. On brise, cela peut se concevoir… Tout par terre, la nudité nue. Ma foi, une liberté comme une autre. Restent la terre, le ciel ; les étoiles, la nuit, nous les Nègres avec la liberté, les racines, les bananiers sauvages. C’est une conception. Ou bien, on met debout ! Et vous savez la suite ; alors il faut porter, il faut soutenir : de plus en plus haut. De plus en plus loin. J ‘ai choisi, moi. Il faut porter. Il faut marcher.

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Le poète Césaire, comme le maire de Fort-de-France, exercent un magistère pédagogique pour l’éducation des consciences, l’ouverture à soi-même et au monde. Cette vocation complète celle de fondateur, de bâtisseur d’écoles, de collèges, des cadres de l’apprentissage et de l’échange d’expériences et de savoirs. Césaire place l’éducation au cœur de la vie du citoyen, de la res publica, comme un ouvrier s’acharnant à sa tâche pour bâtir la conscience des peuples, patiemment, humblement. C’est l’éducation et la culture qui permettront à chacun d’interroger le monde et d’y construire sa place en propre.

Cette assomption pédagogique est la mission assignée par Césaire à son théâtre où ses héros, comme le Roi Christophe et Patrice Lumumba, ont la tâche – difficile entre toutes – de transmettre les données élémentaires, les leçons de l’histoire pour réhabiliter et réconcilier les savoirs nés d’expériences égales de vie, d’étude, de nature, de réflexion et d’art. L’éducation est le cadre de la reconstruction de la diversité du réel géographique et historique vécu, issu de la connaissance approfondie de la circonstance et des contraintes particulières de chacun et pour tous.

Mais l’accomplissement concret de la mission d’éducation ne prend sens que par la transmission des valeurs, comme l’est pour Christophe la tâche herculéenne et toujours inachevée de construire un État : « Vous entendez ! À refaire ! À remonter. Tout. Terre et eau. Percer la route. Refaire la terre ». Le héros du théâtre césairien accepte le sacrifice de sa vie, car la tâche d’éducateur ne s’achève jamais. Elle est liée au devenir de l’histoire humaine, plus vaste que la vie du poète ou celle de ses héros :

Parce qu’ils ont connu rapt et crachat, le crachat, le crachat à la face,j’ai voulu leur donner figure dans le monde, leur apprendre à bâtir leur demeure, leur enseigner à faire face.

La tâche d’éducation étant universelle, éduquer les peuples, qu’ils soient riches ou pauvres, est le premier des devoirs pour évaluer le prix du sacrifice et de la liberté, pour bâtir dans les esprits la conviction que l’existence d’une communauté humaine, riche d’une diversité ethnique et culturelle, dépend de tous les hommes. Contre l’émiettement de « la communauté humaine en monades », où chacun devient prisonnier de l’aveuglement, de l’ignorance, de l’asservissement, de la haine de soi et de l’autre, l’éducation que l’on attend est passage. Elle permet d’ouvrir les consciences à la réciprocité de la connaissance, aux acquis du passé, aux promesses et aux dangers du présent.

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Éduquer c’est, enfin, préparer à la plus difficile des conquêtes : celle que l’on doit mener contre soi, contre le péril de l’enfermement en soi même, que nous décrit Hors des jours étrangers :

mon peuple, quand hors jours étrangers germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées et ta parole le congé dépêché aux traîtres aux maîtres le pain restitué la terre lavée la terre donnée […] peuple de mauvais sommeil rompu, peuple d’abîmes remontés peuple de cauchemars domptés peuple nocturne amant des fureurs du tonnerre demain plus haut plus doux plus large et la houle torrentielle des terres à la charrue salubre de l’orage.

C’est par l’éducation que peut se construire le lent processus de la réconciliation avec l’ancien ennemi, l’ancien bourreau ou l’ancienne victime pour réaliser « le rendez-vous du donner et du recevoir », dont parle L. S. Senghor. Pour être opératoire, l’éducation dont rêve Césaire doit être avant tout l’élargissement du champ de la conscience d’un esprit humain ayant trouvé en lui-même la capacité d’accéder aux sources les plus profondes de la connaissance et des beautés du monde. L’éducation transcende les frontières entre les générations comme elle jette des ponts entre les peuples et entre les domaines du savoir, également réconciliés.

Plus qu’une transmission quantitative de données, uniquement réservée à l’institution scolaire, dont les normes reproduisent celles de la sphère sociale, l’éducation dont parle Aimé Césaire est une maïeutique, un accouchement de la personne ainsi préparée à apporter sa contribution particulière à l’universel.

Être engagé, cela signifie pour l’éducateur, être inséré dans un contexte social, être la chair du peuple, vivre les problèmes de son pays avec intensité et lui rendre témoignage…

Éducateurs et éduqués, maîtres et élèves participent ensemble à la construction de la société responsable que le poète appelle de ses vœux, « société telle qu’on y verra se résoudre autrement que de manière verbale, l’antinomie de l’ordre et de la liberté ».

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De même que Rabindrânâth Tagore s’attacha à déjouer les pièges identitaires de l’Inde en voie de décolonisation, que Neruda refusa le voile du victimaire, Césaire ne cacha pas que la responsabilité est immense, qu’elle s’impose à tous. Non seulement, à l’échelle nationale, aux politiques des pays étiquetés comme pauvres, « moins avancés », émergents, riches, développés ou puissants, mais encore à l’intérieur des sociétés, riches ou pauvres, à tous les citoyens indifféremment des classes sociales, des générations, des identités ethniques et culturelles.

[…] Je pense à une identité non pas archaïsante, dévoreuse de soi-même, mais dévorante du monde, c’est-à-dire faisant main basse sur tout le présent pour mieux réévaluer le passé et, plus encore pour préparer le futur. Car enfin, comment mesurer le chemin parcouru si on ne sait ni d’où l’on vient ni où l’on veut aller. Notre engagement n’a de sens que s’il s’agit d’un ré-enracinement, certes, mais aussi d’un épanouissement, d’un dépassement et de la conquête d’une nouvelle et plus large fraternité.

Poésie ? Politique ? Disons qu’il s’agit, chez Césaire, d’une chaîne de fraternité à forger par l’éducation avec l’humain, tout l’humain, telle que l’exprime le poème Maillon de la cadène :

avec des bouts de ficelle avec des rognures de bois avec de tout tous les morceaux bas avec les coups bas avec des feuilles mortes ramassées à la pelle avec des restants de draps avec des lassos lacérés avec des mailles forcées de cadène avec des ossements de murènes avec des fouets arrachés avec des conques marines avec des drapeaux et des tombes dépareillées par rhombes et trombes te bâtir.

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conclusion

un programme novateur au service d’une mission originale et complexe

Après la légitimation séculaire de relations inégales, les générations actuelles savent désormais que pour partager et prolonger la vie dans un monde fragile, et pour réinventer des modalités de participation et de réponse aux mutations, il n’existe qu’une possibilité : construire une modernité caractérisée par des processus d’universalisation dont les entrées multiples doivent être réunies dans un souci commun de solidarité.

Au-delà de leurs significations individuelles, l’alliance des trois œuvres de Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire projette le message de chacune d’entre elles vers un même espace de rapprochement entre les cultures. Aux confluences de différentes constellations de pensée, d’expériences, de réflexions et de création, Tagore, Neruda et Césaire incarnent, nous l’avons dit, l’humanisme dans l’action, annonciateur des grands bouleversements planétaires et de l’instauration d’une vision pragmatique de l’universalisation, imprégnée de la diversité des vécus asiatique, africaine, américaine, caribéenne et européenne, sans hiérarchisation ni exclusion.

En adoptant ce programme, les États membres de l’unesco ont voulu aller au-delà d’un simple projet d’échanges culturels. L’objectif est de lancer une dynamique ambitieuse, largement ouverte au dialogue et à l’innovation, inscrite au cœur même du mandat complexe de l’Organisation, conjuguant éducation, sciences, culture et communication. Aussi le programme devrait-il embrasser toutes les disciplines du savoir, de la transmission et de la création artistique qui, « dans l’esprit des hommes », ont un rôle irremplaçable à jouer dans la construction d’un « universel réconcilié ».

Réconcilier n’est pas gommer les passifs collectifs et individuels ; ce n’est pas non plus se jeter dans une fuite en avant d’autant plus vertigineuse que les humains sont confrontés quotidiennement aux nouveaux défis que leur lancent la cité, le travail, les richesses, la pauvreté, le marché, la frontière, la planète, etc. En faisant valoir l’héritage des grandes aires géoculturelles d’Asie, d’Afrique, d’Amérique, des Caraïbes et d’Europe, le projet a pour but combiné, de proposer des plates-formes de médiation et de convergence où les mémoires du Nord comme du Sud puissent affirmer leur cohérence et leur complémentarité, et de susciter une dynamique internationale et durable à la réponse intellectuelle et éthique que requiert la crise globale.

D’une part, ce projet est structuré sur la base du corpus précis que constitue la somme des trois œuvres et de constellations qui offrent des contenus concrets, qui échappent aux seules habitudes normatives des domaines et des secteurs d’activités, tout en nourrissant d’expériences et de substances l’accomplissement d’un mandat de veille intellectuelle qui, certes, incombe à l’unesco, mais est une urgence cruciale sur la scène mondiale. D’autre part, il redonne aux arts et aux humanités, qui expriment le foisonnement de la création particulière de la diversité culturelle mondiale, le rôle majeur que l’on attend d’eux dans la vie internationale.

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un regard d’anticipation pour relever les défis de notre ère

Dès son entrée en fonction, Madame Irina Bokova, Directrice générale de l’unesco, a souhaité réactiver fortement les idéaux qui ont présidé à la création de l’Organisation conçue à partir de la double conviction « qu’une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des gouvernements ne saurait entraîner l’adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité ». Au centre des dangers dénoncés par le Préambule de son Acte Constitutif figure « l’incompréhension mutuelle des peuples [qui] a toujours été, au cours de l’histoire, à l’origine de la suspicion et de la méfiance. »

Pour l’unesco, seule organisation mondiale dévolue à l’éducation, à la science et à la culture, la priorité est de tout mettre en œuvre pour façonner un xxie siècle cordial, pacifique et responsable. « Dans chacune de nos actions et de nos pensées, nous devons réfléchir aux effets de nos actes sur les sept générations à venir afin que la compassion et les graines de paix puissent fleurir », telle est la recommandation par laquelle s’achève chaque réunion du conseil tribal iroquois. Il s’agit en effet, pour tous les peuples, de renouer avec la chaîne des prédécesseurs, des contemporains, des frères de lutte, des adversaires et des héritiers divers qui, réunis, donnent la dimension de la force de la mémoire, de l’anticipation et de l’actualité.

Pour cet engagement vital qui va nous rassembler, l’œuvre-vie de Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire, ouvre la voie. Magnifiée par la force contagieuse et régénératrice de la poésie, elle montre qu’aucun humain ne peut vivre simplement en tête-à-tête avec lui-même et en leur regard d’anticipation, les États membres ont reconnu la lumière de « passeurs » modernes dont l’œuvre, engagement de la pensée et de l’action, interpelle tous les genres d’expression artistique et intellectuelle que le génie des cultures a développés à travers les âges et qui rayonnent aujourd’hui.

À l’heure où des polarités émergentes font apparaître de nouveaux équilibres géopolitiques, la géographie culturelle et intellectuelle animée par des réseaux dynamiques de parentés, de correspondances et de fécondations, montre que la complexité mondiale recèle des trésors d’expériences et de potentialités. Faisons en sorte que ces gisements d’énergies conjugués permettent d’édifier, avec le concours de tous, l’universel réconcilié et humaniste digne des promesses que laissait espérer le IIIe millénaire.

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6 la résolution de la conférence généraleRabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire pour un universel réconciliéRésolution adoptée sur le rapport de la Commission CLT à la 17e séance plénière, le 23 octobre 2009. La Conférence générale, Ayant examiné le document 35 C/53 qui met en lumière les contenus interdisciplinaires et intersectoriels des œuvres de Rabindrânâth Tagore (1861-1941), Pablo Neruda (1904-1973) et Aimé Césaire (1913- 2008), en soulignant l’originalité de l’œuvre de chacun tout en explorant leurs parentés, pour l’édification d’un universel à l’aune des attentes des peuples et notamment par la consolidation de passerelles entre les cultures et les civilisations,

1. Reconnaît l’importance de l’œuvre de ces trois personnalités et l’exemplarité centrale, pionnière et actuelle de leur message, pour enrichir l’action de l’unesco vers un universel réconcilié ;

2. Souligne la pertinence de ce programme dont le caractère innovant actualise l’action interdisciplinaire de l’unesco dans le contexte de la crise globale, et recommande de lui adjoindre à l’avenir les auteurs, les créateurs et les scientifiques dont le message pourrait enrichir et élargir les thématiques envisagées ;

Tenant compte de la célébration en 2010 de l’Année internationale du rapprochement des cultures, qui offre une occasion propice au lancement d’un programme d’activités centré sur les œuvres de Tagore, Neruda et Césaire, et de leurs constellations, 3. Encourage les États membres et les institutions publiques et privées à mettre en œuvre la décision 180 ex/58 et, en particulier, à lancer des programmes de publication, de traduction et de recherche dans les langues nationales pour promouvoir le patrimoine matériel et immatériel que constituent ces œuvres, dans le strict respect des droits des auteurs et de leurs ayants droit, afin de constituer aux plans national, régional et international, des relais qui puissent donner corps au programme et à son thème, dans toutes les dimensions requises, en accordant une attention particulière à la jeunesse ;

4. Fait sienne la décision 180 ex/58 du Conseil exécutif, et approuve le lancement de ce programme pendant le biennium 2010-2011 et son intégration aux efforts fournis pour mettre en œuvre la Stratégie à moyen terme (C/4) dans un cadre opérationnel interdisciplinaire particulier, adapté à une action durable ;

5. Invite le Directeur général à présenter, à la 184e session du Conseil exécutif, des propositions concrètes pour la mise en œuvre de programmes interdisciplinaires et intersectoriels articulés sur l’œuvre de ces trois auteurs, à l’aide de ressources du budget ordinaire et à mobiliser, avec le soutien d’un comité de parrainage de haut niveau, les fonds extrabudgétaires complémentaires requis pour une forte mobilisation internationale.

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7 remerciements

Aux participants à la réunion d’experts qui s’est tenue à l’unesco en mars 2009 et janvier 2010, Azarie Aroulandom, Tapas Bhatt, Justine Bertheau, Jean Bessière, Lyne Rose Beuze, Patrick Crowley, Bikas C Sanyal, Uma Dasgupta, Doudou Diène, Michèle Espanet, Jacques Martial, Catherine Mukherjee, Prithwindra Mukherjee, Ernest Pépin, Sharmila Roy Pommot, Gérard Lamoureux, Adama Samassekou, Alain Sicard, Raul Silva-Cáceres, Annick Thébia-Melsan, pour leur accompagnement, leur engagement ainsi que pour avoir contribué par leur expertise et leurs réflexions au socle de ce recueil.

Nos remerciements vont également aux Délégations permanentes du Bangladesh, du Bénin, du Chili, de la République française et de l’Inde auprès de l’unesco pour avoir officiellement présenté le projet au Conseil Exécutif et à la Conférence générale de l’unesco.

Nous adressons également nos remerciements aux ayants-droits des trois auteurs, à leurs proches, ainsi qu’à l’ensemble des partenaires institutionnels et académiques, parmi lesquels comptent l’Université de Visva-Bharati, la Fondation Pablo Neruda et le Service municipal d’action culturelle de Fort de France, Martinique, qui ont apporté leur soutien dans la recherche et la transmission des supports iconographiques composant ce recueil.

Nous remercions Monsieur René Depestre pour son infaillible soutien, son expertise, ses réflexions transversales, ses précieux et intarissables souvenirs dont il a su nous rendre honneur.

Nous adressons toute notre reconnaissance à Son Excellence l’Ambassadeur Joseph Olabiyi Yaï, délégué permanent du Bénin auprès de l’unesco, et alors Président du Conseil Exécutif de l’unesco (2008-2009) pour l’inspiration insufflée à cette initiative visant à faire rayonner et à transmettre au particulier comme à l’universel, le message fédérateur d’un universel réconcilié rendant hommage à ces trois auteurs que sont Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire ainsi qu’à l’ensemble des constellations d’auteurs, de penseurs et d’artistes, qui dessinent le sillage convergent, fécond et renouvelé du nouvel humanisme.

Nous dédions cet ouvrage à l’ensemble des générations passées, actuelles et futures, porteuses de défis et d’un idéal de progrès sans cesse renouvelés; qu’il soit le recueil éclairé des engagements, des convictions et des espoirs d’un humanisme qui s’ancre dans la paix, le dialogue, la compréhension et qui s’élance vers l’élévation des valeurs de liberté et de progrès.

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8 créditsIntroductionp. 4 Rabindrânâth Tagore © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p.6 Pablo Neruda © Droits réservés ; p.8 Aimé Césaire © unesco.

Rabindrânâth Tagorep. 28 Portrait du jeune Rabindrânâth Tagore © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p. 31 Le jeune « Rabi » © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p. 32 Le jeune poète © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p. 35 Le poète Tagore dans les années Gitanjali © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p. 36 Rabindrânâth Tagore en visite au Japon en 1916 © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p. 38/39 Signature manuscrite de Rabindrânâth Tagore en bengali © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p. 42/43 Rabindrânâth Tagore et le Mahatma Gandhi en visite à Santiniketan © Délégation de l’Inde, unesco ; p. 45 Rencontre entre Rabindrânâth Tagore et Albert Einstein © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p. 47 Rabindrânâth Tagore aux États-Unis en 1913 © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p. 48 Rabindrânâth Tagore aux États-Unis © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco.

Pablo Nerudap. 52 Le jeune Pablo Neruda. Au dos de la photographie accompagnée d’une lettre : 1927, Juin, Santiago, Chili, « À mon cher père Neftali Ricardo » © Fondation Pablo Neruda/ Bernardo Reyes, archives personnelles ; p. 55 Le jeune poète Pablo Neruda et sa sœur Laura Reyes © Fondation Pablo Neruda/ Bernardo Reyes, archives personnelles ; p. 56 Portrait de Pablo Neruda, en vêtements autochtones, à Ceylan, en 1929 (Sri Lanka) © Fondation Pablo Neruda ; p. 59 Pablo Neruda sur le Machu Picchu © Fondation Pablo Neruda ; p. 60/61 Signature manuscrite de Pablo Neruda © unesco ; p. 64/65 Congrès continental de la Culture à Santiago du Chili, 1953 – Pablo Neruda entouré de grandes figures,notamment : au 1er plan, de gauche à droite : René Depestre, Nicolas Guillén / au 2ème plan à gauche : Jorge Amado, Zélia Gattaï, Diego Rivera © Bibliothèque francophone de Limoges, Fonds René Depestre.

Aimé Césairep. 70 Le jeune Aimé Césaire © Assemblée nationale-2011 ; p. 73 L’étudiant Césaire à Paris © Droits réservés ; p.75 Affiche de l’exposition Senghor présentée à l’unesco en 2006 © unesco/ M. Ravassard ; p.76 Le jeune professeur Césaire © Ministère de la Culture/ Médiathèque du Patrimoine/ Denise Colomb / Dist. RMN ; p. 80/81 Groupe de participants au 1er Congrès international écrivains et artistes noirs à la Sorbonne, 19-22 septembre 1956 © Éditions Présence Africaine – Communauté africaine de culture. On peut notamment distinguer : Au 1er rang : Andriantsilaniarivo, Jacques Rabemanjara, Alioune diop, J. Price-Mars, L.S. Senghor /Au 2ème rang : René Depestre, Aimé Césaire / Au 3ème rang : Frantz Fanon, Édouard Glissant, Claude Macquet. Parmi les participants : G. Sekoto (Afrique du Sud), P. Tchibamba (Afrique Équatoriale Française), Abbé Mario P. Andrade, M. Lima (Angola), P. Blackman, G.Lamming (Barbade), Tibério (Brésil), Pasteur T. Ekollo, François Sengat Kuo, Benjamin Matip, Nyunaï, F. Oyono (Cameroun), A.R. Bolamba (Congo Belge), Bernard Dadié (Côte d’Ivoire), W. Carbonel (Cuba), N. Damz, Paulin Joachim, P. Hazoumé (Dahomey), H.M. Bond, M. Cook, J.A. Davis, W., J. Ivy Fontaine, Richard Wright (États-Unis d’Amérique), P. Mathieu, Moune de Rivel (Guadeloupe), J. Alexis, R.P. Bisanthe, René Depestre, A. Mangones, E.C. Paul, R. Piquion, J. Price-Mars, E. Saint- Lot (Haiti), Cédric Dover (Inde), M. James, J. Holness (Jamaïque), Andriantsilaniarivo, Jacques Rabemanjara, F.Ranaivo (Madagascar), L. Achille, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Édouard Glissant (Martinique), M. Dos Santos (Mozambique), B. Hama (Niger), B. Enwonwu, L..A. Fabunmi, M. Lasebikan, J. Vaughan (Nigéria), Mamadou Dia, C.A. Diop, David Diop, Diop O. Socé, A. Seck, L.S. Senghor, Bachir Touré, Abdoulaye Wade (Sénégal), D. Nicol (Sierra Leone), H. Bâ, A. Wahal (Soudan), F. Agblemagnon (Togo) © Présence Africaine Éditions, 1956 ; p. 85 Apéritif chez Pierre Matisse, New York, 1945 © Association André Breton/ ABnew Photographies, photographe : Charles Maze ; p.86/87 Signature manuscrite d’Aimé Césaire, © unesco/ Annick Thebia Melsan ; p. 89 Les dernières années à Fort-de-France, 2008 © unesco/ Annick Thebia Melsan.

Cinq thèmes de convergences Nouvelle Guinée © Université de Visva-Bharati ; p. 97 Poème manuscrit extrait de l’ouvrage Chitralipi, © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p.102 Portrait de Pablo Neruda, © Sara Facio; p.106 « Le poète couronné », gravure réalisée par Pablo Picasso pour l’ouvrage Corps perdu d’Aimé Césaire et qui a tenu lieu d’affiche pour la revue Présence Africaine, lors du Congrès des écrivains et artistes noirs, Sorbonne, Amphithéâtre Descartes, Paris, 19 - 22 septembre 1956, © Droits réservés ; p.111 Fleur de Lotus, Brésil, © unesco/ Bernard Martinez ; p.115 Poème « The Banyan Tree », Rabindrânâth Tagore © Visva Bharati / Arbre banian, Parc National des Everglades, États-Unis d’Amérique, © unesco/ Armelle de Crépy ; p.121 Volcans à Hawaï, États-Unis d’Amérique, © unesco / Thorsell, Jim / iucn ; p.126/127 Forêt de mangroves, Papouasie-Nouvelle Guinée, © unesco / Vanucci, Marta ; p.129 Poème manuscrit Where the mind is without fear

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de Rabindrânâth Tagore, extrait de l’œuvre Gitanjali © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’unesco ; p.136 Pablo Neruda devant la statue de George Washington © Fondation Pablo Neruda ; p.142 Évocation de Toussaint Louverture (1743-1803) © unesco ; p.149 Lampe plasma, © Luc Viatour ; p.155 L’Homme de Vitruve, Léonard de Vinci (1485-1490, Venise, Galleria dell’ Accademia), © Luc Viatour ; p.158 Collection de coquillages, © unesco ; p.165 Étudiants de Santiniketan © Université de Visva Bharati ; p.168 Santiniketan, Bangladesh occidental © Université de Visva Bharati ; p.171 Enseigner et apprendre, à l’ombre des arbres de Santiniketan © Université de Visva Bharati ; p.172 Pablo Neruda avec des enfants grecs en Hongrie, 1950, © Fondation Pablo Neruda/ Magyar Film Foto ; p.176 Couverture du livret « Il était une fois Aimé Césaire », livret pour les classes de l’école primaire © Mairie de Fort-de-France, 2008.

Citations des auteursRabindrânâth Tagore ©Visva BharatiPablo Neruda ©Fundación Pablo NerudaAimé Césaire p. 71, Discours de Dakar, 1966, in Aimé Césaire, pour regarder le siècle en face, sous la direction de A. Thebia-Melsan, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000 ; p. 105, Discours de Dakar, 1966, in Aimé Césaire, pour regarder le siècle en face, sous la direction de A. Thebia-Melsan, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000 ; p. 105, Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1956 ; p. 107, Discours de Dakar, 1966, in Aimé Césaire, pour regarder le siècle en face, sous la direction de A. Thebia-Melsan, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000 ; p. 107, Soleil cou coupé in Cadastres, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1982, Points Poésie, 2006 ; p. 107, Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1956 ; p. 108, Discours de Dakar, 1966, in Aimé Césaire, pour regarder le siècle en face, sous la direction de A. Thebia-Melsan, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000 ; p.108, Chemin, in Moi Laminaire…, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1982, Points Poésie, 2006 ; p. 109, Genève et le monde noir in Aimé Césaire, pour regarder le siècle en face, sous la direction de A. Thebia-Melsan, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000 ; p. 109, Tropiques, Aimé Césaire © Éditions Jean Michel Place ; p. 122, Aimé Césaire, Reproduit du Courrier de l’unesco ; p. 122, Ferrements, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1960, n.e., Points poésie, 2008 ; p. 122, Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1956 ; p. 123, « Paroles d’îles », Comme un malentendu in La Poésie, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1994, n.e., 2006 ; p. 124, Magique in Cadastres, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1982, Points Poésie, 2006 ; p. 124, La forêt vierge, Les armes miraculeuses, Aimé Césaire © Éditions Gallimard ; p. 124, Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1955 ; p.125, La force de regarder demain, in Moi Laminaire…, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1982, Points Poésie, 2006 ; p. 141, L’étudiant noir © Droits réservés ; p. 141, Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1955 ; p. 143, Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1956 ; p. 144, Toussaint Louverture, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1962 ; p. 144, Discours de Dakar in Aimé Césaire, pour regarder le siècle en face, sous la direction de A. Thebia-Melsan, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000 ; p. 144, Par tous mots guerrier-silex, in Moi Laminaire…, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1982, Points Poésie, 2006 ; p. 145, Lettre à Maurice Thorez © Mairie de Fort-de-France ; p. 145, Dorsale bossale, in Moi Laminaire…, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1982, Points Poésie, 2006 ; p. 146, Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1956 ; p. 146, Nouvelle bonté, in Moi Laminaire…, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1982, Points Poésie, 2006 ; p. 147, Genève et le monde noir in Aimé Césaire, pour regarder le siècle en face, sous la direction de A. Thebia-Melsan, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000 ; p. 147, Lettre à Maurice Thorez © Mairie de Fort-de-France ; p. 147, Et les chiens se taisaient, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1956 ; p. 157, Tropiques, Aimé Césaire © Éditions Jean-Michel Place ; p. 159, Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1956 ; p. 160, Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire © Présence Africaine Éditions, 1956 ; p. 161, J’ai guidé du troupeau la longue transhumance, in Moi Laminaire…, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1982, Points Poésie, 2006 ; p. 161, Tropiques, Aimé Césaire © Éditions Jean-Michel Place ; p. 177, Tropiques, Aimé Césaire © Éditions Jean-Michel Place ; p. 178, Une tempête, Aimé Césaire, © Éditions du Seuil, 1960, n.e., Points poésie, 2008 ; p. 178, La tragédie du roi Christophe © Présence Africaine Éditions, 1963 ; p. 179, La tragédie du roi Christophe © Présence Africaine Éditions, 1963 ; p. 180, Ferrements, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1960, n.e., Points poésie, 2008 ; p. 181, Maillon de la cadène in Moi Laminaire…, Aimé Césaire © Éditions du Seuil, 1982, Points Poésie, 2006.

Documents officiels Actes de la Conférence générale de l’unesco, 35e session, Paris, 2009, 35C/ 53http://unesdoc.unesco.org/images/0018/001848/184890f.pdf

Actes de la Conférence générale de l’unesco, 35e session, Paris, 2009, vol.1 35C/ Résolution 46http://unesdoc.unesco.org/images/0018/001864/186470F.pdf

Conseil exécutif, 180 session, Paris, 2008, Décision 180ex/58http://unesdoc.unesco.org/images/0017/001778/177800F.pdf

Site internetSite officiel du programme « Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda, Aimé Césaire, pour un universel réconcilié »http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/dialogue/tagore-neruda-and-cesaire/ Email : [email protected]

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Organisationdes Nations Unies

pour l’éducation,la science et la culture

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