43
ouï-lire vol.01 lire le réel textes > La version des faits, Arianne Des Rochers > La partie perdue du fait divers, Camille Lareau > De la chair sur l’os, Audrey-Ann Dupuis-Pierre > Le fait divers chez François Bon et Emmanuel Carrère, une étude comparative, Joseph Cole revue littéraire automne 2011

Oui-Lire, Revue Littéraire

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Contrat - mise en page d'une revue littéraire pour 4 étudiants universitaires.

Citation preview

Page 1: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire vol.01 lire le réel textes

> La version des faits, Arianne Des Rochers> La partie perdue du fait divers, Camille Lareau> De la chair sur l’os, Audrey-Ann Dupuis-Pierre> Le fait divers chez François Bon et Emmanuel Carrère, une étude comparative, Joseph Cole

revue littéraire automne 2011

Page 2: Oui-Lire, Revue Littéraire

cette revue est réalisée dans un contexte et dans un but pédagogique, comme produit final du projet intégrateur effectué dans le cours flit 424 littérature française actuelle, automne 2011, université concordia, prof. mirella vadean. la revue est destinée à un usage interne, dans le cadre des cours du dé-partement d’études françaises de l’univesité concordia.

Page 3: Oui-Lire, Revue Littéraire

Sommaire

04_05 Collaborateurs

06_07 Éditorial

08_17 La version des faits, Arianne Des Rochers

18_25 La partie perdue du fait divers, Camille Lareau

26_35 De la chair sur l’os, Audrey-Ann Dupuis-Pierre

36_41 Le fait divers chez François Bon et Emmanuel Carrère, une étude comparative Joseph Cole

Page 4: Oui-Lire, Revue Littéraire

Collaborateurs

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

04

Page 5: Oui-Lire, Revue Littéraire

Arianne étudie la traduction. Elle tente, lorsqu’elle n’est pas en train de courir après sa vie qui l’a déjà semée, de démystifier des questions d’ordre linguistique, littéraire ou culturel qui l’allument. La littérature et les langues sont ses plus grandes passions, juste avant les quatre saisons, les chiens et se colorier la peau.

Camille est une étudiante à temps plein en études françaises et une femme fatale à temps partiel. Elle se définit par sa ville adorée, ses voyages autour du monde et ses buts dans la vie -- car si Camille sait une chose, c’est où elle s’en va, même si mille et un détours elle empruntera.

Joseph, en provenance de nos voisins du sud, a plongé tête première dans la culture francophone et québécoise il y a de cela de nombreuses années. Aujourd’hui étudiant en études françaises, il cherche sans relâche à approfondir ses connaissances sur la langue de Molière et ses représentations actuelles.

Audrey-Ann se donne corps et âme aux études cinématographiques. Elle voit un peu de cinéma en tout, notamment en littérature et en journalisme, et même dans sa soupe. Outre cette passion, le camping et les tapas occupent une place primordiale dans sa vie.

Automne 2011

Page 6: Oui-Lire, Revue Littéraire

On dit du fait divers qu’il est l’inclassable du journalisme, le mouton noir de la presse écrite. Pour beaucoup, il revêt une connotation péjorative, il représente une catégorie d’articles voy-eurs, sensationnalistes et pauvrement rédigés. Certains croient que « la rubrique des chiens écrasés » n’a aucune portée sociale, ni intellectuelle. Rien n’est plus faux. Le fait divers est bien plus complexe et riche qu’il ne le paraît ; la mission de ce numéro, intitulé « Lire le réel », est de prouver qu’il est possible de le lire de dif-férentes façons.

Une définition du fait divers s’impose. Bien que personne ne s’entende sur une définition précise, on sait que ses théma-tiques de prédilection ont la particularité de relever d’une dérogation à une norme. Le fait divers transgresse, il porte atteinte au déroulement normal ou conventionnel des choses. Il trouble l’ordre, dérange les habitudes installées et conteste les con-ventions aussi bien que les limites de la réalité. On ne s’étonne donc pas que la lit-térature soit autant attirée par lui. En ef-fet, le fait divers est présent dans la fiction depuis longtemps : pensons à Stendhal, avec Le rouge et le noir, ou encore à Flaubert, pour Madame Bovary. Le fait divers a inspiré d’innombrables œuvres de fiction — sans mentionner les essais philosophiques, les ouvrages sociologiques —, dont bon nom-bre de classiques et d’incontournables. Le fait divers serait une mise en scène de l’extraordinaire et du surprenant. Il est en lui-même un mélange explosif et contradictoire : peur mais fascination,

Éditorial

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

06

Page 7: Oui-Lire, Revue Littéraire

norme mais transgression, trouble mais curiosité. Il focalise l’attention non pas sur des événements à portée nationale ou mondiale, mais bien sur la condition hu-maine, ses constantes, ses travers et ses surprises. C’est en s’inscrivant dans une perspec-tive d’abord littéraire que ce numéro se penche sur le fait divers. En analysant ses différents aspects en lien avec la fic-tion, Lire le réel tentera de produire une définition interdisciplinaire du fait divers. Comment se transpose-t-il en œuvre de fiction ? Comment la littérature le remodèle-t-elle ? Le fait divers peut-il être considéré comme un récit à part en-tière ? Quelles sont ses ressemblances et ses différences avec la fiction ? Tant de ques-tionnements auxquels les articles de cette revue tenteront de répondre.

Pour commencer, Arianne Des Rochers fait le procès du fait divers et de la littérature dans son article « La version des faits ». Sa réflexion constitue une comparaison en-tre le roman Un fait divers de François Bon et le véritable article de journal qui l’a in-spiré, en s’interrogeant sur la validité et la légitimité de chacune des versions.

Avec « La partie perdue du fait divers », Camille Lareau emprunte les sentiers de la philosophie et du journalisme et for-mule une hypothèse critique : le fait div-ers oublie, omet, voire laisse de côté cer-taines informations cruciales à l’atteinte de la vérité.

Ensuite, Audrey-Ann Dupuis-Pierre aborde

une perspective cinématographique avec son article « De la chair sur l’os », qui se penche sur le fait divers au cinéma. Cette démarche audiovisuelle porte à son arc maints outils qui lui permettent de cibler les limites, dites acceptables, de l’apport au fait divers et de sa relation avec le public.

Finalement, Joseph Cole propose une anal-yse comparative de deux romans français contemporains qui sont inspirés par des faits divers : L’adversaire d’Emmanuel Car-rère et Un fait divers de François Bon. Dans cet article, intitulé «Le fait divers chez Fran-çois Bon et Emmanuel Carrère, une étude comparative», Joseph Cole s’interroge sur la démarche des auteurs afin de compren-dre pourquoi deux œuvres françaises de la même époque et qui sont fondées sur des articles de journaux donnent des résultats diamétralement différents.

Les articles qui composent cette revue proposent donc diverses lectures du fait divers, selon de multiples points de vue : cinématographique, journalistique, com-paratif. D’une perspective littéraire – et c’est cette perspective qui guide cette re-vue avant tout – il est intéressant de voir que les limites du fait divers et de ce qu’il implique, c’est-à-dire la réalité, la véraci-té, la proximité, sont plus floues qu’elles ne le semblent a priori. À vous mainte-nant de lire le réel !

Automne 2011

07

u

Page 8: Oui-Lire, Revue Littéraire

La version des faits — Arianne Des Rochers

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

08

En littérature, le pacte de vérité est rompu : l’auteur nous ment, tord l’histoire, s’amuse à faire dialoguer le réel et la fiction.

Page 9: Oui-Lire, Revue Littéraire

Un événement,deux versions. Il n’est pas un jour où tout un cha-cun n’expérimente pas ce phénomène de divergence en-tre deux discours, deux récits, deux idées, deux projets : c’est la notion même de la subjectivité, en-trecroisée avec celle

de la relativité. Qu’arrive-t-il lorsque deux médias distincts s’emparent d’une his-toire et la racontent à leur façon ? Suivant leurs propres règles, leurs propres codes, et poursuivant leurs propres buts ? Une version des faits n’est jamais universelle ; il en existe un nombre illimité. Le fait div-ers en est un bon exemple : soumis à dif-férents points de vue, il aboutit à autant de récits différents. Sa forme, sa structure, son discours, tout est bouleversé : même la nature des faits eux-mêmes. Quelle version des faits est-elle valable, laquelle doit-on croire (ou laquelle ne doit-on pas croire) ? De ces questionnements est née l’idée d’une analyse, d’une comparaison entre un fait divers « banal », un article paru dans un journal local du nord-ouest de la France, et son transcodage en roman « fictif ». François Bon dit ouvertement s’être inspiré de faits réels (qu’il a dé-couverts par le biais d’un article dans un

périodique) pour écrire son roman Un fait divers. Sa version des faits à lui, compara-tivement à la version des faits journalis-tique et anonyme publiée dans Le Courrier de l’Ouest, est-elle plus ou moins exhaus-tive, ou encore imaginée, véridique, sen-sationnaliste, fidèle à la réalité, et ainsi de suite? À l’occasion de cet article, je me ferai en quelque sorte l’avocate à la fois du fait divers et du roman : voyons com-ment l’information transmise par chacun d’eux, de même que les éléments de leur discours, leur récit, leurs thèmes, leurs objectifs et leurs choix rédactionnels in-fluencent leur version définitive des faits et la réception qui en découle.

Attaquons l’analyse à la source : le fond-ement d’un fait divers est l’information qu’il transmet, le message qu’il véhicule à propos d’événements réels. Ce fait div-ers correspond précisément au modèle qui répond aux questions classiques : qui, quoi, où, quand, et comment. Selon Ro-land Barthes, « le fait divers est une in-formation totale, ou plus exactement, immanente ; il contient en soi tout son savoir : point besoin de connaître rien du monde pour consommer un fait divers ; il ne renvoie formellement à rien d’autre qu’à lui-même. » (Barthes, 1964) Bien que ce soit un énoncé fort critiqué d’une per-spective sociologique, l’argument qu’un fait divers ne renvoie formellement à rien

Automne 2011

09

Page 10: Oui-Lire, Revue Littéraire

nation il avait assassiné un jeune homme et séquestré trois autres personnes du-rant toute une nuit, avant de se faire ar-rêter au matin par les policiers. Bref, on a beau lire et relire le fait divers, voilà toute l’information qu’il contient.

La vérité est que l’information pragma-tique contenue dans le roman de François Bon correspond à celle du fait divers. En effet, les événements réels relatés dans l’article du Courrier de l’Ouest le sont aus-si dans Un fait divers.

Les événements selon l’article (également présents dans Un fait divers) :

Qui : Arne F., vingt-six ans, sa femme, l’amie de sa femme, un jeune homme et un quatrième otage

Quoi : Assassinat, coups et blessures avec arme et séquestration de personnes

Où : Le Mans, Marseille

Comment : Il avait fait la route d’une seule traite, à vélomoteur, pour de-meurer pendant quinze heures, cou-teau au poing, dans l’appartement où sa femme avait trouvé refuge chez une amie. Arne F. a poignardé à cinq re-prises d’un tournevis le jeune homme qui accompagnait les deux femmes et retenu trois otages devant le cadavre.

Car dans le roman, tous ces renseigne-ments sont présents ; aucune information

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

10

d’autre qu’à lui-même est vrai et perti-nent pour une analyse du discours, com-me nous le ferons ici. Il est vrai que toute l’information contenue dans ce fait div-ers décrit adéquatement les événements, et qu’aucune recherche supplémentaire n’est nécessaire pour leur compréhension :

« Le Mans, 8 avril. — Accusé d’assassinat, de coups et blessures avec arme et sé-questration  de  personnes,  Arne  F., vingt-six  ans,  comparait  ce matin,  tr-ente mois après les faits, devant les As-sises de la Sarthe. De Marseille au Mans, il avait fait la route d’une seule traite, à vélomoteur, pour demeurer pendant quinze heures, couteau au poing, dans l’appartement où sa femme avait trou-vé refuge chez une amie. Arne F. a poi-gnardé  à  cinq  reprises  d’un  tournevis le  jeune homme qui accompagnait  les deux femmes et retenu trois otages de-vant le cadavre. Au matin d’une nuit de cauchemar, les policiers ont interpellé le  forcené.  Les  locataires  du  dessous n’avaient rien entendu. » (Le Courrier de l’Ouest).

Il suffit de simplement lire ces quelques lignes pour comprendre qu’un certain Arne F. comparait en justice pour un crime qu’il a commis trente mois plus tôt. Le texte nous ramène justement au jour où les événements ont eu lieu : l’inculpé s’était rendu au Mans en mobylette, en provenance de Marseille et, arrivé à desti-

Page 11: Oui-Lire, Revue Littéraire

réelle, véridique, prouvée, n’est ajoutée. La démarche de l’auteur explique cette hypothèse : on doute que François Bon a fait de véritables recherches, par le bi-ais de rencontres avec les victimes ou de dépouillements d’archives, par exemple. Ce qu’il fait plutôt, c’est agrémenter ces neuf lignes qui forment le squelette, soit le récit de départ, d’acrobaties littéraires, d’immersions psychologiques, de détails qui semblent véridiques, mais qui ne sont pas nécessairement réels. Roland Barthes compare le fait divers et la littérature, en étudiant l’information fournie par les deux : « au niveau de la lecture, tout est donné dans un fait divers ; ses circonstanc-es, ses causes, son passé, son issue ; sans durée et sans contexte, il constitue un être immédiat, total, qui ne renvoie, du moins formellement, à rien d’implicite ; c’est en cela qu’il [ne] s’apparente plus au roman. » (Barthes, 1964) Le roman est donc tout sauf immanent et explicite : il est en fait un ex-ercice où le fait divers est poli, assaison-né, transformé : ce n’est plus le réel que l’on décrit, mais on s’adonne plutôt à un jeu entre celui-ci et la fiction. Des person-nages naissent (les acteurs, l’inspecteur de police : ces personnages sont seulement secondaires, ils n’ont pas pris part aux évé-nements réels). L’information en tant que telle reste finalement la même dans les deux supports. La lecture d’Un fait divers ne nous en apprend pas plus que l’article de journal ; elle déconcerte et déroute plutôt.

Au lieu d’approfondir les événements réels en détail comme elle aurait pu le faire, la littérature, avec François Bon, invente ses propres détails, creuse dans le morbide, dans l’étrange, elle approfondit plutôt l’ambiance et l’aspect psychologique des faits à sa façon à lui.

Penchons-nous maintenant sur le dis-cours des deux transpositions de ce fait divers : l’article de journal (appelé fait div-ers, comme le fait auquel il rapporte) et l’œuvre littéraire. D’abord, le fait divers en tant qu’article journalistique peut-il être considéré comme un récit ? Sans au-cun doute, le fait divers est structuré et mis en forme, en plus d’avoir un schéma narratif bien à lui.

Tout d’abord, le fait divers suit une struc-ture pyramidale : on trouve la plupart du temps l’information la plus importante et essentielle dans le titre de l’article, en caractère gras, et plus on avance dans le texte, plus l’information se dilue et revêt-it moins d’importance. Selon l’écrivain et journaliste Philippe Gaillard, la structure de pyramide inversée est la commande de placer les éléments dans un ordre décrois-sant d’importance (Vandendorpe, 1992, p. 63). Donc, la clé d’un bon fait divers : attaquer le sujet de plein fouet avec le titre et la première phrase (qui poseront effi-cacement le sujet), pour ensuite ajouter des détails, des précisions et des répercus-

Automne 2011

11

Page 12: Oui-Lire, Revue Littéraire

qui concerne sa temporalité, le fait divers se réfère toujours à un passé immédiat ; il est toujours daté (Lillo, 1992, p. 18). Ce qui explique sûrement pourquoi le temps du passé est employé en conjonction avec le passé composé, par opposition au passé simple. Cet emploi du passé composé s’accompagne de déictiques qui renvoi-ent à la situation d’énonciation (Vanden-dorpe, 1992, p. 65), qui font référence aux gens et aux endroits réels. Bref, tous ces éléments du discours renvoient finale-ment au pacte de vraisemblance du fait divers : contrairement à tout autre récit fictif, il est établi dès le départ que ce qui est raconté est non seulement véridique, mais aussi réel (Dion, 1992, p. 12).

De son côté, l’œuvre littéraire (Un fait divers de François Bon) a bien entendu une struc-ture, une mise en forme et un schéma nar-ratif propre à elle qui diffèrent beaucoup de ceux du fait divers étudié ci-dessus. Ce qui est important de souligner ici, ce sont les différences du récit littéraire vis-à-vis de son équivalent journalistique. En pre-mier lieu, le récit de François Bon est tout sauf structuré de façon pyramidale : le lecteur est de prime abord désorienté, car l’auteur ne donne accès qu’à très peu d’information. Les personnages n’ont pas tous des noms, les péripéties sont floues ; c’est à n’y rien comprendre. C’est plutôt au cours du récit, à la lecture de plusieurs

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

12

sions de deuxième, troisième et quatrième ordre. Ensuite, le fait divers a bel et bien un schéma narratif :

Le fait divers met donc des mots sur les événements qui se sont produits en restant fidèle à ceux-ci : le fait divers redistribue et organise la matière narrative. En effet, transformer un événement en fait divers suppose un effort conscient de remod-elages et de réactivations, sous une forme cohérente et racontable (Létourneau, 1992, p. 47). Soulignons aussi les quelques ajouts du registre analogique, voire mé-taphorique, dans l’article : couteau au poing, au matin d’une nuit de cauchemar… Indéniable-ment, cet article est stylistique, de façon journalistique, certes ; mais ces quelques lignes sont le résultat d’un long proces-sus de repérage, sélection, présentation, contextualisation et narration d’une matière brute (Létourneau, 1992, p. 47).En journalisme, le récit prend la forme d’un article, et dans le cas du fait div-ers, en règle générale, il s’agit de courts articles concis, avec un titre, un premier paragraphe clé (dit le chapeau) et tout au plus quelques autres paragraphes. En ce

avant les événements les événements après les événements Situation initiale: la vie normale des gens (pas mentionnée dans l’article, on le déduit

Élément déclencheur : Arne F. arrive au Mans.

Situation finale : trente mois plus tard, Arne F. comparait

Péripéties : séquestration, meurtre (bref, la nuit cauchemardesque)

Dénouement : l’arrestation d’Arne F. par les policiers au matin

Page 13: Oui-Lire, Revue Littéraire

dizaines de pages, que le lecteur se famil-iarise avec les événements et ce n’est que bien avancé dans le récit qu’il est en mesure d’expliquer les faits relatés. Le schéma narratif du roman est tout de même sem-blable à celui du fait divers, puisqu’il re-late les mêmes événements – la fiction est donc fidèle en ce point au fait divers qui l’a inspirée. Le récit littéraire amène toutefois son lecteur bien plus loin dans le temps : avant la nuit fatidique, jusqu’au moment de la rencontre de l’homme et de Sylvie, et jusqu’à après le procès : « Il parait qu’au procès j’ai pleuré » (Bon, 1991, p. 157). L’auteur se plait et s’amuse à in-venter le monde pré et post-événements. Le récit, construit sous la forme de mono-logues indépendants les uns des autres, déconcerte de plus belle : les monologues s’interchangent sans ordre précis, les évé-nements sont pêle-mêle dans le temps, les temps de verbe n’obéissent à aucune règle. En littérature, le pacte de vérité est rom-pu : l’auteur nous ment, tord l’histoire, s’amuse à faire dialoguer le réel et la fic-tion. Et c’est là la grande différence en-tre le fait divers journalistique et son ad-aptation en littérature : la deuxième, ne répondant pas à ce pacte, (elle n’y est tout simplement pas contrainte), peut se per-mettre un maximum de libertés, ce qui explique l’absence de règles et l’ajout de détails fictifs au goût de l’écrivain.

Un autre aspect qui diffère dans les deux médias est sans aucun doute les thèmes abordés dans les deux textes. D’abord, le fait divers relate toujours des événements liés à des comportements hors normes. Ses thématiques de prédilection sont nombreuses et se recoupent en bien des points : morts violentes, meurtres odieux, suicides, accidents, infractions à la loi, catastrophes naturelles, manifestations de l’au-delà, scandales, faits insolites, etc. Selon George Auclair, journaliste et philosophe de formation, il recueille ce qui, dans la banalité ambiante, est élevé à la dimension du tragique ou du cocasse, il est toujours le signe de quelque dérogation à une norme (Dubied, 1999, p. 53). Le con-tenu du fait divers, finalement, révèle les fantasmes, les refoulements, leurs peurs et les désirs d’une collectivité donnée. En somme, le fait divers, avec la mise en récit vraisemblable d’événements morbides ou hors du commun, relate des faits bien réels, qui sont arrivés à d’autres, dans une société et une époque donnée, dans un contexte socioculturel précis.Quant à elle, la littérature aborde les évé-nements, les faits, avec beaucoup plus de profondeur. Au premier plan, les thèmes de François Bon sont certes semblables à ceux du fait divers : un meurtre étrange, le cauchemar, la folie d’un tueur, etc. Toutefois, ce sont les thèmes « secon-

Automne 2011

13

Page 14: Oui-Lire, Revue Littéraire

en est un bon exemple : il témoigne d’un code de conduite et d’interdits (il est très mal vu et surtout interdit de séquestrer ou d’assassiner des gens) et les affirme en précisant au lecteur que celui qui sé-questre et assassine comparait en justice et aura probablement droit à une peine de prison grave.

La littérature contemporaine, même lorsqu’elle s’approprie un fait divers, est tout sauf normative, conservatrice, moral-isatrice. Son objectif n’est pas d’informer non plus. Plutôt, elle soulève des question-nements, ouvre de nouveaux horizons, continue d’écrire l’histoire, s’immisce dans les événements, bouleverse le lec-teur. Chez François Bon, l’objectif est de s’approprier un fait divers, un événe-ment, et de s’adonner à un jeu entre la réalité qu’il projette et sa fiction à lui, en quête d’une réalité plus complète. La lit-térature contemporaine est un exercice, loin des récits classiques, qui a pour but de choquer,provoquer, questionner, boule-verser. La mission de cet art est justement d’aller au-delà des événements réels, de se questionner plutôt sur leur charge de sens et ce qu’ils signifient dans un contexte précis (dans une société, une époque, etc.). Bien sûr, la littérature française ac-tuelle se penche elle aussi sur la société française moderne : elle en décortique les aspects les plus sombres, elle est témoin de ses vices et de ses maux.

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

14

daires » dans le roman qui tiennent la tête d’affiche : sans eux, le récit littéraire se-rait dénué de profondeur, bien pauvre. Il est ici surtout question de la haine, de la folie, de la furie, de la rupture, et ainsi de suite. La littérature va plutôt essayer de donner des explications au phénomène tragique plutôt que de simplement le décrire : ce qui a poussé l’homme à com-mettre ses actes, l’état psychologique des victimes, etc. L’auteur veut ainsi pousser les limites du réel, du fait divers, et pro-poser une analyse psychologique, une expérience d’immersion. En somme, les sujets, ou thèmes principaux sont les mêmes dans le fait divers et dans le ro-man ; la différence est que la littérature creuse en profondeur dans ces sujets pour faire ressortir d’autres thèmes plus intro-spectifs, fondamentaux.

Quels sont donc les objectifs du fait div-ers en journalisme et en littérature, ses raisons d’être ? Il a comme objectif pre-mier d’informer le lectorat relativement à des événements qui se sont produits. Mais encore, ce type de discours constru-it et diffuse des valeurs normatives, des croyances populaires et des préjugés qui hantent l’esprit du destinateur qu’il vise. Le fait divers est discours d’exclusion, de marginalisation, il nomme les préoccupa-tions sociales, les tensions et les interdits tout en réaffirmant le code et les lois tant sociales que morales (Dion, 1992, p. 12). Ce fait divers précis du Courrier de l’Ouest

Page 15: Oui-Lire, Revue Littéraire

Les objectifs poursuivis par le fait divers, en journalisme et en littérature, influen-cent évidemment les choix rédactionnels et stylistiques de ses adaptations sur ces deux différents sup-ports. En journal-isme, l’article qui couvre un fait div-ers est soumis à des contraintes d’ordre rédactionnel, en grande partie à cause de son public cible et de son média, le journal, et ses contraint-es physiques (ma collègue Camille ap-profondit les contraintes journalistiques entourant le fait divers dans son article La partie perdue du fait divers). On nous donne à lire des bribes d’information re-cueillies par des journalistes pressés, mis-es en texte ou agglutinées par des scripteurs anonymes, traduites à la hâte et montées dans un journal pour des lecteurs égale-ment pressés. Le fait divers n’échappe pas non plus à la redondance de l’information jugée essentielle, caractéristique propre au discours journalistique : on ira parfois jusqu’à reformuler la même idée trois fois dans un article. L’objectif n’est pas de faire jouer le langage, mais « rapporter le fait brut, celui-ci étant déjà bien assez re-marquable en soi pour susciter l’émotion du lecteur » (Vandendorpe, 1992, p. 64).

Public cible, contraintes d’espace et de temps, style journalistique prédéterminé,

objectif informatif et commercial… Tant de contraintes qui limite le fait divers et qui en empêche les possibles aspirations stylistiques.

Y a-t-il seulement des contraintes en litté-rature ? En littérature française actuelle et contemporaine, ap-

paremment non. Les écrivains ne sont dorénavant plus tenus de suivre des règles d’écriture, de protocole de rédaction, etc. Leurs choix rédactionnels et stylistiques leur appartiennent. Outre cette liberté, la littérature ne contraint pas l’auteur à un espace restreint : libre à lui ou à elle de dé-cider du format et même maintenant de la forme que prendra son œuvre. Le roman s’adresse plutôt à un public littéraire, bien plus limité que celui des grands jour-naux, mais aussi plus allumé, volontaire, ce qui ne sera pas sans impact concernant la réception de l’œuvre par son public.

La réception d’un fait divers sous forme d’article et sous forme de roman est bien entendu différente. La lecture d’un fait divers laisse une impression de prox-imité et d’actualité, impression liée à l’événement vécu. Tel que vu précédem-

Automne 2011

15

Page 16: Oui-Lire, Revue Littéraire

ce que l’Autre vit, mais grâce à un effort d’imaginaire beaucoup plus profond qu’en journalisme.

En 1994, Patrick Kéchichian écrivait dans Le Monde : « L’écriture de François Bon est cet “arrangement” ; loin d’être un artisan-at qui se satisfait de la perfection formelle d’un objet, elle vise la réalité, toute la réal-ité – multiple, insaisissable par un seul re-gard, inexprimable en une seule parole. » Cette puissante affirmation conclue à elle seule le procès du fait divers et de son ad-aptation fictive, à savoir laquelle des deux versions est la meilleure, la plus valable. En somme, aucune des versions n’est meil-leure que l’autre ; c’est ensemble qu’elles forment une entité fiable, vraisemblable. La vérité est insaisissable par une seule version, et donc il est nécessaire que les différents supports, les différents arts, les différents acteurs en proposent chacun une. L’article du Courrier de l’Ouest et Un fait divers de François Bon se complètent. Ce n’est que joints ensemble que ces récits atteignent l’essence des événements et qu’ils reproduisent la réalité telle qu’elle est, c’est-à-dire vraisemblable, véridique, réelle, mais aussi en étroit lien avec la fic-tion et l’imaginaire.

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

16

ment, il est établi dès le départ que ce qui est raconté est non seulement véridique, mais aussi réel. La lecture d’un tel article suscite l’émoi, le mystère, l’horreur. D’un point de vue psychanalytique, le fait div-ers permet aussi au lecteur de « vivre par procuration ses fantasmes interdits et réprimés dans la société » (Lillo, 1992, p. 17). Par l’intermédiaire de ce type de récit, le lecteur — le grand public — se met à la place de l’Autre, est témoin de réalités dans sa collectivité. Aussi, une idée gé-néralement acceptée est que le fait div-ers appartiendrait à la culture populaire, qu’il serait l’expression de l’imaginaire des gens du peuple. Il est donc culturel, informatif, et il permet au lectorat de la grande presse de se forger un imaginaire de société, avec un éventail d’événements, de faits divers.

La littérature suppose des efforts supplé-mentaires de la part de son lecteur : le ro-man ne doit pas être consommé, avalé et recraché comme la simple information contenue dans le fait divers, mais bien déchiffré, compris, élucidé. La littéra-ture est liberté, et ceux qui sont friands de littérature française actuelle et con-temporaine poursuivent certains buts en lisant : s’émanciper, réfléchir, philoso-pher, mettre en doute, et ainsi de suite. À la lecture d’Un fait divers, on n’a pas cette sensation de totalité, de conclusion du récit comme avec l’article du Cour-rier de l’Ouest. Le lecteur est décentralisé des événements, il se transpose encore à

u

Page 17: Oui-Lire, Revue Littéraire

Automne 2011

17

livreBarthes, Roland (1964), « Structure du fait divers » dans Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 288 p., [En ligne], http://ae-lib.org.ua/texts/ barthes_essais_critiques_fr.htm#25 (consulté le 18 octobre 2011)

Bon, François (1991), Un fait divers. Paris, Éditions de Minuit, 157 p.

Dubied, Anik et Mark Lits (1999), Le fait divers, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 127 p.

articlesDion, Sylvie (1992), « La rupture de la quotidienneté », Tangence, n° 37, septembre 1992, p. 8-15, [En ligne], http://id.erudit.org/iderudit/025721ar (consulté le 24 octobre 2011)

Kéchichian, Patrick (1994), Le Monde (critique littéraire), [En ligne], http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&livre_id=1544 (consulté le 18 octobre 2011)

Létourneau, Jocelyn (1992), « Les contextes de signification d’un fait divers », Tan-gence, n° 37, septembre 1992, p. 46-55, [En ligne], p://id.erudit.org/iderudit/025724ar (consulté le 24 octobre 2011)

Lillo, Gaston (1992), « De quelques modulations et usages du fait divers », Tangence, n° 37, septembre 1992, p. 16-28, [En ligne], http://www.erudit.org/revue/tce/1992/v/n37/025722ar.pdf (consulté le 20 octobre 2011)

Vandendorpe, Christian (1992), « La lecture du fait divers : fonctionnement textuel et effets cognitifs », Tangence, n° 37, septembre 1992, p. 56-69, [En ligne], http://id.erudit.org/iderudit/025725ar (consulté le 20 octobre 2011)

références

Page 18: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

18

La nature restrictive du fait divers, qui s’explique tant par sa forme que son contenu, réside également dans le média même. Le journal, voire l’écriture, peuvent être perçus comme des carcans, dans la mesure où il est impossible de transmettre sur papier ce qui s’est véritablement passé.

La partie perduedu fait divers— Camille Lareau

Page 19: Oui-Lire, Revue Littéraire

Journalisme et l ittérature se font souvent op-position.Alors que l’un prône la poursuite de la vérité et que l’autre sollicite l ’ i m a g i n a i r e , il n’en demeure pas moins que leurs chemins se croisent par mo-

ments. En effet, tel qu’en témoignent plusieurs romans, notamment Un fait Divers (1994) de François Bon, L’Adversaire (2000) d’Emmanuel Carrère et Corps En-saignant (2007) de Jean-Yves Cendrey, la lit-térature s’inspire souvent du fait divers. Ayant toujours suscité un vif intérêt chez la population, l’attrait de cette forme jour-nalistique réside dans le fait qu’elle porte sur des événements hors norme qui se déroulent à une certaine proximité, tout en impliquant des individus auxquels il est possible de se comparer. (Létourneau, 1992, p.50) Alimenté par une touche de voyeurisme et de curiosité morbide , le lec-teur peut alors se situer, voire évaluer son degré de normalité par rapport à la société dans laquelle il se trouve. Ceci étant dit, bien que le fait divers se veut un reflet ob-jectif de la réalité, le journaliste est forcé de répondre à certains impératifs rédac-

tionnels. Au fil de cet article, nous remar-querons que ce double mandat extrême-ment exigeant n’est pas tant un gage de vérité absolue et que, bien au contraire, il ne faut pas laisser pour compte une partie perdue du fait divers.

La structure du fait divers

Une des particularités du fait divers est qu’il est le reflet de la société. Ce faisant, afin que ce genre éponyme soit correcte-ment interprété, le lecteur doit avoir une certaine proximité avec le contexte dans lequel se déroule l’action, ou du moins, être familiarisé avec les normes et les valeurs de l’environnement dont il est question. Par conséquent, contrairement à la litté-rature, le fait divers n’a pas besoin d’être exhaustif et sa structure est donc concise. Il a pour obligation d’énoncer l’essentiel, le reste étant déduit et interprété par les récepteurs de l’information, qui se basent sur leurs connaissances personnelles pour ce faire. (Vandendorpe,1992,p.60-61) Écrit dans un langage accessible et familier, souvent illustré, il traite de thèmes corre-spondant au quotidien de la « masse » et il « raconte les drames des gens ordinaires ». (Dion, 1992, p. 14). Par le fait même, le fait divers est naturellement compréhen-sible et à la portée de tous, ce qui explique sans contredit le succès triomphant et l’accessibilité des journaux qui le privilé-gient.

Automne 2011

19

Page 20: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

20

Sur le plan de la forme, il est normalement composé de cinq paragraphes, le premier étant désigné comme le chapeau, agissant à titre d’introduction et revêtant le rôle le plus important : comporter un maxi-mum d’informations et susciter l’intérêt du lecteur. En compé-tition avec les autres nouvelles d’un même journal, c’est le cha-peau qui déterminera fort probablement si le lecteur va décider de poursuivre sa lec-ture ou bien s’il va préférer passer à un au-tre article. En revanche, la littérature n’est pas trop en proie à ce genre de menace; la lecture soutenue étant vivement encoura-gée, dans la mesure où l’action d’un livre progresse de manière graduelle. Afin de bien saisir l’histoire d’un roman ainsi que toutes ses subtilités, le lecteur n’a d’autre choix que de poursuivre jusqu’à la dernière page. Toutefois, à toutes ces contraintes rédactionnelles s’ajoute un impératif de taille; soit le principe de la pyramide inversée. Procédé qui « com-mande de placer les évènements en ordre décroissant d’importance » afin de pou-voir « en cas de besoin, couper les derni-ers alinéas sans avoir besoin de chercher à travers tout l’article les passages moins

importants », il influencera considérable-ment le contenu de la majorité des faits

divers, le journaliste étant contraint de ré-diger son texte comme s’il allait être coupé (Vandendorpe, 1992, p.63). De surcroît, le fait divers peut être perçu comme un dis-cours de l’immédiat. Alors que le journaliste est forcé de rédiger son article avec rapidité, et ce, même s’il lui manque très souvent une panoplie de ren-seignements, il devra

traduire l’événement en ayant recours aux temps du passé, en harmonie avec le passé composé. Reconnu par Benveniste comme le temps du discours (par opposition au passé simple), il est désigné comme « le temps du passé toujours en train de se faire, auquel n’a encore été assigné nulle ligne d’horizon d’où l’on pourrait racont-er une histoire en toute objectivité et en l’embrassant dans sa totalité». (Vanden-dorpe, 1992, p.64)

Le contenu du fait divers

Perçu comme anomique et inclassable par Ro-land Barthes, le fait divers met en scène une information entière qui doit contenir tout son savoir. Se voulant le plus objectif possible, clarté, rigueur et impassibilité

Page 21: Oui-Lire, Revue Littéraire

sont de mise dans le processus rédaction-nel. Étant poussé à adopter un style froid, où les choses veulent donner l’impression de se signifier d’elles-mêmes, le journaliste aspire à atteindre le fameux degré zéro de l’écriture, défini par le sémiologue de re-nom comme « une écriture dégagée de tout style littéraire, de toute idéologie tri-omphante ». (Barthes, 1964, p.189) Ne de-vant pas écarter le factuel, le journaliste de fait divers doit à la fois tendre vers un degré de spectacularisation, énoncé par Violette Naville-Morin comme l’atteinte de «“l’effet maximal par un style mini-mal”», tout en donnant l’impression de «“donner la vérité comme s’ils n’y avaient pas touché, comme s’ils ne l’avaient pas écrite “». (Chambost,2006, p.iii)

En revanche, afin d’être transformée en fait divers, une information doit répon-dre à certains impératifs, notamment à celui de comporter une intensité média-tique exploitable. Qui plus est, il se doit d’intéresser le plus de lecteurs possibles, de par sa singularité et son caractère ex-traordinaire, qui seront souvent sur-exploités (amplifiés) dans l’optique de répondre à des exigences mercantiles et économiques. En tant que compte rendu d’une scène du quotidien, il transforme une histoire qui sort de l’ordinaire en une nouvelle à sensation (Létourneau, 1992, p.49-51) Dans cet ordre d’idées, le principe de la pyramide inversée mentionné précé-demment favorise l’élagage de la nouvelle

et il est alors impossible d’y présenter un contenu assez exhaustif. Tel que le soulève si bien Christian Vandendorpe (1992, p.63-64), alors qu’il analyse un fait divers paru dans Le Journal de Montréal : « Toujours est-il qu’il manque à la lecture ce sentiment de totalité signifiante que l’on tire nor-malement de la conclusion d’un texte ». Ceci étant dit, il est alors légitime de se demander si le fait divers peut vraisem-blablement rendre compte de la réalité objective et s’il est en mesure de nous fournir toute l’information nécessaire à une interprétation sincère du contenu.

De plus, le rôle du lecteur n’est pas à né-gliger en ce qui concerne la réception et l’interprétation du contenu du fait divers. En effet, comme nous l’avons vu précé-demment, non seulement la proximité est un facteur considérable dans le processus de décodage de l’information, mais en-core, cette forme journalistique fait appel aux capacités de raisonnement du public. Encourageant fortement l’émergence de questionnements, résidant précisément dans la partie perdue du fait divers, la nouvelle devient alors une sorte d’énigme à résoudre et à comprendre. Plusieurs in-terrogatives, qui se voient sans réponses, prennent alors forme dans la tête du lec-teur : Quels sont les motifs qui justifient l’acte ? Pourquoi ces personnes et non moi ? Renvoyant le récepteur de la nouvelle à ses propres certitudes, quant à savoir s’il peut vrai-ment être épargné par un tel événement

Automne 2011

21

Page 22: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

22

(confiance en son milieu, ses proches), il le rassure à la fois en lui fournissant les repères délimitant un acte anormal. (Lé-tourneau,1992, p.52) Ceci dit, le fait divers demande à son lecteur d’entrer dans un ex-ercice actif d’imagination, tout en venant solliciter son jugement. En le réconfortant sur ses choix personnels, il peut revêtir le rôle de barème des oppositions manichée-nnes de la société. Toutefois, la percep-tion que le lecteur se fera de l’histoire sera grandement dictée et influencée par les informations que le journaliste aura bien voulu ou pu mettre à sa disposition. C’est à partir des parcelles d’information qui lui seront fournies par la presse que le récep-teur tentera de reconstruire mentalement le contenu en une « totalité agissante […] une séquence temporelle continue », for-tement influencée par son affect. (Van-dendorpe,1992, p.66) Par le fait même, une partie du réel est alors perdue, dans la mesure où le récepteur conçoit l’action en fonction de ses schèmes émotifs, voire de ses jugements de valeur, et non de la réalité. Par opposition, en littérature, le lecteur a une latitude considérable en matière d’interprétation et il est beaucoup plus indépendant dans ce processus, dans la mesure où sa perception des choses ne dénature pas nécessairement les faits, qui peuvent être fictifs ou teintés de fiction. Il peut donc se créer une reproduction men-tale de l’histoire et des personnages sans

retenue, alors que le fait divers la lui im-pose par sa nature qui se veut réaliste.Ceci étant dit, en raison de la nature fac-tuelle, brève et concise de son contenu, le fait divers ne nous permet pas d’aller plus loin dans la littérature parce qu’il implique la perte d’une bonne partie de l’information. En n’abordant guère cer-tains éléments, toute la mise en con-texte de l’événement (ce qui le précède) et la dimension psychologique souvent complexe et introspective des acteurs de la nouvelle, sombrent dans l’oubli ou dans l’imaginaire. Ceci dit, le lecteur va s’adonner à une série d’interprétations et de déductions, basées sur ses connais-sances personnelles, mais il ne sera ja-mais en mesure de connaître toute la vé-rité entourant le fait même La littérature, elle, offre la possibilité de se concentrer davantage sur l’intérieur et l’aspect psy-chologique, qui sont beaucoup plus révé-lateurs d’un acte marginal. On soulève alors la présence d’une certaine déperson-nalisation engendrée par le fait divers. En revanche, l’accès à cette partie perdue ne nous est interdit en aucun cas dans la lit-térature, a contrario, il est significative-ment favorisé, le lecteur étant amené à reconstruire les faits selon sa perception de l’œuvre. D’ailleurs, cela nous pousse à examiner la nature de la forme du fait div-ers et à se demander si la presse en tant que telle n’est pas un carcan qui empêche la transmission de la vraisemblance.

Page 23: Oui-Lire, Revue Littéraire

La nature restrictive du fait divers La nature restrictive du fait divers, qui s’explique tant par sa forme que son con-tenu, réside égale-ment dans le média même. Le journal, voire l’écriture, peu-vent être perçus comme des carcans,

dans la mesure où il est impossible de transmettre sur papier ce qui s’est véritablement passé. Dès qu’il y a un certain recul, une certaine ellipse temporelle avec la situation initiale, il est alors inconcevable de pouvoir trans-mettre ou reproduire l’événement avec une acuité indubitable. Une parfaite sy-métrie est une notion abstraite, surtout lorsqu’il est question d’un genre qui se veut à la fois factuel et véridique, mais qui est soumis à beaucoup trop de contraint-es éditoriales, parmi lesquelles figure la notion de sensationnalisme. Tel que le mentionne Sylvie Dion, bien que ce qui est raconté se veuille réel (1992, p.11-12) :

[…] la mise en récit organise et structure l’événement. L’énonciateur fait des choix en privilé-giant une information plutôt qu’une autre […] Ce type de discours construit et diffuse des valeurs nor-matives, des croyances populaires et les préjugés qui hantent l’esprit du destinateur qu’il vise.

Par le fait même, l’exercice d’écriture en tant que tel infère sans conteste un cer-tain biais. Au moment où le fait divers est posé sur papier, il est alors question de l’interprétation du journaliste qui, bien qu’aspirant au fameux degré zéro, traduit une certaine subjectivité à travers sa sé-lection des informations qu’il décide de présenter. De plus, étant souvent accom-pagnée de photographies ou de reportages vidéos, la nouvelle journalistique restreint la représentation possible des acteurs et des lieux de l’action, tout en faisant appel à l’affect. En effet, il ne serait pas surpre-nant que le lecteur tire certaines conclu-sions en se basant sur des stéréotypes phy-siques que la photographie lui suggèrent. Qui plus est, l’avidité des journalistes en-tre souvent dans l’équation :

Les journalistes ne peuvent pas rendre parfaite-ment compte de l’événement, et parce que, n’étant pas seuls maîtres de leur discours, le récit qu’ils en font n’est pas neutre […] L’impartialité que l’on aim-erait attribuer serait en fait largement entamée par leur goût du pathos […] qui générerait des pratiques de fictionnalisation du réel qui auraient pour effet de spectaculariser l’information. (Brière, 2009, p.164) Sans aucun doute, une partie du réel est alors égarée, voire travestie, au profit du « spectacle de l’information ». En re-vanche, la littérature n’a pas nécessaire-ment une visée sensationnaliste. En effet, la démarche d’Emmanuel Carrère dans sa

Automne 2011

23

Page 24: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

24

rédaction de L’Adversaire en témoigne. Alors qu’il écrit à Jean-Claude Romand, le véri-table acteur du fait divers qui lui a inspiré son livre, Carrère dit: « J’aimerais que vous compreniez que je ne viens pas à vous poussé par une curiosité malsaine ou par le goût du sensationnel ». (Brière, 2009, p.165,169) À l’instar du journaliste de fait divers, qui dispose de beaucoup moins de temps et de moyens, le romancier cher-che à illustrer « ce que l’événement peut avoir de commun et de normal, ce qu’il peut contenir de vérité sur l’homme et la société » (Brière, 2009, p.169) . L’écrivain va creuser plus loin que les fameux 5 W et un H du journalisme (Who, When, Where, What, Why, How) et il tente d’aborder cette dimension psychologique, laissée pour compte par la presse. Tel que proposé par Brière dans son étude de la théorie de Thi-erry Jonquet:

Le travail du roman relève alors plus de l’« am-biguïsation » que de l’élucidation : il s’agit de res-tituer, dans les façons de raconter le monde, toute la complexité des événements sans tenter d’en dénouer les paradoxes ou d’en réduire les non-sens. (Brière, 2009, p.168)

Somme toute, la nature restrictive même des médias ne nous permet pas d’avoir entièrement accès à l’histoire, mais la lit-térature, beaucoup moins limitée dans sa u

forme et par sa mission, nous ouvre con-sidérablement plus de portes en nous of-frant la possibilité d’explorer davantage la partie perdue du fait divers.

Bref…

À la lumière de ces observations, il serait incongru de prétendre que le fait divers est une source d’information complète qui répond à des impératifs d’objectivité et de rigueur très stricts. En revanche, bien que très souvent fictionnelle, la littérature nous offre la chance d’approfondir cer-taines dimensions trop souvent ignorées par la démarche journalistique. Influen-cée par des choix structurels, par la nature de son contenu, voire celle du média qui la véhicule, l’information transmise par le fait divers n’est pas exacte pour autant. Qui plus est, la partie perdue du fait div-ers appartient entièrement aux acteurs de l’évènement et il est impossible de la retrouver totalement par l’écriture, jour-nalistique ou romancée, si l’on considère qu’elle est sujette aux affects du lecteur et à l’interprétation singulière que tout un chacun se fait de la nouvelle. Certes, le fait divers demeure le reflet de la société, mais, malgré sa poursuite de la vraisem-blance, il n’est tout de même pas un gage aveugle de vérité.

1 Connu en français sous l’acronyme QQOQCCP (pour « Qui fait Quoi?, Où? Quand? Comment ? Combien ? et Pourquoi ? »), mais la formule anglaise est beaucoup plus populaire et reconnue. Disponible au : http://fr.wikipedia.org/wiki/QQOQCCP, consulté le 25 octobre 2011.

Page 25: Oui-Lire, Revue Littéraire

Automne 2011

25

livreBarthes, Roland (1964), « Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, 275 pages

articlesBrière, Émilie (2009), « Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis », Études littéraires, vol.40, n° 3, décembre 2009, p.157-171, [En ligne], http://id.erudit.org/iderudit/039251ar (consulté le 20 octobre 2011)

Chambost, Christophe (2006), « Journalisme et littérature : In Cold Blood, ou l’association paradoxale du fait divers et du “Nonfiction Novel” », E-rea [En ligne], 4.1, document 4, mis en ligne le 15 juin 2006, http:// erea.revues.org/263 (consulté le 17 octobre 2011)

Dion, Sylvie (1992), « La rupture de la quotidienneté », Tangence, n° 37, septembre 1992, p. 8-15, [En ligne], http://id.erudit.org/iderudit/025721ar (consulté le 24 octobre 2011)

Létourneau, Jocelyn (1992), « Les contextes de signification d’un fait divers », Tangence, n° 37, septembre 1992, p. 46-55, [En ligne], p://id.erudit.org/iderudit/025724ar (consulté le 24 octobre 2011)

Vanderdorpe, Christian (1992), « La lecture du fait divers : fonctionnement textuel et effets cognitifs », Tangence, n° 37, septembre 1992, p. 56-69, [En ligne], http://id.erudit.org/iderudit/025725ar (consulté le 24 octobre 2011)

sources internetWikipédia, « QQOQCCP », dans Wikipédia, l’encyclopédie libre, [En ligne], http://fr.wikipedia.org/wiki/QQOQCCP (page consultée le 25 octobre 2011)

références

Page 26: Oui-Lire, Revue Littéraire

De la chair sur l’os — Audrey-Ann Dupuis-Pierre

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

26

« En fiction, le monde est dans le cadre; en documentaire le cadre est dans le monde. »

- François Niney

Page 27: Oui-Lire, Revue Littéraire

D’entrée de jeu, il est primor-dial de faire la dissociation entre les dif-férentes adaptations du fait divers au cinéma et en littérature. Dans les deux cas, l’auteur a la liberté de soit s’inspirer partiellement d’un fait divers et y con-struire autour une fiction de son cru, soit tenter de reproduire les faits avec le plus de réalisme et d’authenticité possibles. La distinction est importante pour que le spectateur puisse assimiler l’information d’une manière juste et équitable envers les acteurs en jeu. Malheureusement, la différenciation entre les deux reste souvent ambiguë, entraînant une mau-vaise analyse de l’information véhiculée.

La plupart des interprétations fiction-nelles se basent sur la conclusion des événements. Or, la construction du récit raconté tend à démystifier le phénomène jusqu’à sa source. Le tout dépend alors seulement du regard du créateur (scé-nariste, réalisateur, producteur, etc.), qui n’a guère comme priorité le niveau d’absorption d’authenticité du specta-teur et tend parfois même à jouer sur cette note à son avantage. « La distinction peut devenir très mince entre histoire et fiction, et la prestidigitation déguisant celle-ci en celle-là d’autant plus tentante et trompeuse (la même chose existe avec le « roman historique ») ». (Niney, 2009, p.50)

La question que je me pose et à laquelle je tenterai de répondre est : le cinéma doit-il donner justice des faits? Doit-on lui ac-corder la légitimité du porte-parole des victimes ou personnes impliquées? Si la production dit que le film est tiré d’une histoire vraie (ce qui reste très ven-deur), il y a une forte tendance chez le spectateur de tenir ce qui lui est montré pour acquis :

L’image montre tout et c’est pour cette raison qu’il n’y a pas lieu à la discussion ; ça encadre la ré-alité et bannit dans un monde à part ce qui n’y est pas représenté. […] Comme dans la littérature et la peinture impressionniste, dont l’histoire coïncide, le film de fiction est un média impressionniste qui prétend que les choses présentées à l’écran sont plus importantes que les faits qu’on comprend.’ (Polan, 1986, p.61)1

Pourtant, le degré de véracité n’est rare-ment ou jamais pris en ligne de compte. La fille du RER (2009) d’André Téchiné porte à l’écran le fait divers, médi-atisé à souhait, d’une jeune fille de banlieue parisienne ayant présumé être victime d’une agres-sion raciste dans le

Automne 2011

27

1 ‘The image shows everything, and, because it shows everything, it can say nothing ; it frames a world and banishes into nonexistence everything beyond that frame. The will-to-spectacle is the assertion that a world of foreground is the only world that matters or is the only world that is. Like impressionist literature and painting with whose history it is coincident, the fiction film is an im-pressionist medium that claims things described matter more than things understood.’(Polan, p. 61).

Page 28: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

28

RER, où elle n’a reçu aucune aide du pub-lic. Dossier juridique vide, le seul témoi-gnage de la jeune fille, entailles au visage et mèche coupée : la compassion nationale se mobilise pendant 48 heures. Après une médiation et indignation populaire très forte (qui, à l’époque, l’ont pris de cours), elle déclare avoir menti à la presse. Le long métrage tente d’envelopper les quelques informations publiques disponibles d’une personnalité, de mettre de la chair sur l’os. S’ensuit alors un portrait de sa naïveté, ses angoisses, son histoire d’amour, le passé de sa mère encore tabou, les tumultes du couple du fils de l’avocat jusqu’à la célé-bration de la Bar Mitzvah du fils du couple, qui tombera potentiellement en amour avec la protagoniste. Pour ce cas-ci, bien qu’inspiré par la pièce de théâtre de Jean-Marie Besset, André Téchiné a seulement gardé les faits publics, inventant la vie privée de la jeune fille, par désir d’analyse fictionnelle.

À la fin du long métrage, un paragraphe spécifie au spectateur que les personnages et les événements racontés sont complète-ment fictifs, bien qu’inspirés de ce fait divers. En d’autres mots, il ne faut pas confondre le fait divers avec l’histoire ra-contée. Or, comment peut-on de ne pas mêler les deux? Le film est la concrétisa-tion de l’événement et pour l’inconscient collectif, il reste difficile de ne pas asso-

cier l’histoire du film à Marie Leonie Leb-lanc, la vraie jeune fille qui se désole, de son côté de banlieue parisienne, de ne pas avoir été consultée sur sa propre histoire. De plus, le paragraphe reste à l’écran trois secondes et est divulgué à un moment du visionnement qui force le spectateur à une attention qui n’est pas la même qu’au début du film. Le même phénomène se produit à l’introduction de L’ivresse du pouvoir (2006) de Claude Chabrol. Un paragraphe à peine lisible indique au spectateur que l’association entre le film et le drame pop-ulaire serait fortuite. La production reste légale en implorant le spectateur de ne pas y croire, mais lorsqu’on demandera à ce dernier quel film il a vu, il dira : « Ha, c’est cette histoire en 2004 de cette juge, vous savez… »

Mais le glissement abusif de la fiction au doc-umentaire commence parfois sur les affiches : « d’après des faits réels »… « une histoire ayant réel-lement existé ! » comme pour nous faire gommer la transposition idéalisée que suppose la fiction et le mode de croyance (« suspension of disbelief ») qu’elle implique, au bénéfice d’une adhésion prenant le film au sérieux. Quand une énonciation fictionnelle (dra-matique) veut se faire prendre pour une énonciation sérieuse (historienne), on aboutit à la pire confusion entre licence poétique et rigueur historique. (Niney, 2009, p.50)

Le fait divers est un instant figé qui n’a

Page 29: Oui-Lire, Revue Littéraire

aucune temporalité (à part celle qu’on lui donne). Mesrine, L’instinct de mort (2008) et Mesrine, L’ennemi public #1 (2008) de Jean-François Richet se veut être une représen-tation totale de la vie du bandit. Dans ce cas, le film est tiré de l’autobiographie que Mesrine a écrite sur lui-même et où il ro-mance sa vie, s’édifiant à son avantage. Le réalisateur a collecté tous les témoignages et les écrits concernant les événements et a choisi de porter à l’écran les plus récur-rents (par exemple, un événement décrit 9 fois sur 14 de la même manière est ra-conté comme suit). L’histoire de Jacques Mesrine est une de celles où plusieurs dizaines de versions cohabitent (les faits réels, l’histoire romancée que Mesrine donnait aux médias, celle évoquée par le public et les témoins, etc.).

Des témoins se plaignent du sensationnal-isme et du romantisme édifiés autour du personnage du film. Le réalisateur, de son côté, se voulait défendre le récit sentimen-taliste que Mesrine avait sur lui-même. Lorsqu’un fait divers est raconté par un média, la tendance populaire veut croire que ce sont les véritables événements en redevance à ce qui est réellement arrivé. Redonner vie rend légitime. Pourquoi donner cette notoriété au cinéma? C’est une trop grosse responsabilité pour que personne ne puisse en répondre.

Les différents composants de la reconstitution événementielle sont : les personnes, les lieux, le déroulement de l’action et les paroles des protago-nistes. Au premier abord, la reconstitution semblera plus authentique si tous ces éléments sont d’origine. Mais même dans ce cas, rien ne garantit que la re-constitution soit fidèle à l’original : tout le monde peut se tromper, oublier, modifier les faits et gestes… et puis on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, la répétition (multiple) diffère forcément de l’événement (unique), la représentation diffère de l’acte, et il n’y a jamais une seule perspective sur un événement. (Niney, 2009, p.47)

Dans l’exemple de Moi, Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère (1976), René Allio fait des choix de production pour faire ressentir à l’écran ce con-trôle du pouvoir des classes. Il donne les rôles de paysans à des acteurs non pro-fessionnels de la rue et les rôles de gen-darmes à des professionnels, édifiant un réalisme percutant. François Bon fait la même chose avec son mécanicien :

Un acteur (« Mécanicien »). Parce que je ne suis pas acteur, mais simplement et réellement mé-canicien […] Eux ils n’avaient pas trouvé le type qui conviendrait, ils trouvaient que ceux qu’ils es-sayaient faisaient trop acteurs, enfin c’est comme ça qu’ils me l’ont dit. (Bon, 1993 , p.54-55)

Le cinéma a une force que la littérature ne peut édifier et qui fait en sorte qu’on

Automne 2011

29

Page 30: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

30

tend à lui donner plus de crédibilité. Une fois sorti de la salle, le spectateur ne se de-mande pas si tout ce qui lui a été raconté est vrai dans les moindres détails. Il se contente d’absorber le récit et d’en discut-er avec son entourage. Bien que sachant les faits irréels, ces images sont celles qui resteront dans sa tête et dans son incon-scient aussitôt qu’une discussion sur le sujet jaillira lors d’un dîner. La littérature a ses phrases et parfois ses images dans un livre, tandis que le cinéma a le grand écran, la concrétisation de la scène phy-sique, l’interprétation des personnages par des acteurs et la remise en scène de A à Z de l’événement avec, en plus, une esthétique appropriée en fonction du ton (mouvements de caméra, éclairage, vi-tesse d’obturation, effets spéciaux, etc.) qui augmente l’effet voulu. Ces éléments sont mis en place pour faire naître chez le spectateur une émotion précise pour qu’il ressente, lui aussi, de son salon ou de son siège de cinéma, ce que la vraie situation a pu être. Dans cette lignée, Deleuze est de ceux qui spécifient que le cinéma produit une meilleure image de la pensée que les autres médias. Dans la plupart des cas, on peut parler de force romantique et illu-soire, car ce sont des éléments plastiques qui édifient les événements.

Il est de mise de se demander au point de départ à qui profite le long métrage. A-t-il

été tourné pour défendre ou rendre justice à quelqu’un, pour faire état d’une époque et d’un événement de masse ou seulement

pour raconter une belle histoire? À quel escient est utilisée la narration? Répondre à cette question permet de mieux cerner le ton donné. Une question imprenable sur la reprise de fait divers est : que reste-t-il des événements et qu’est-ce qu’on décide arbi-trairement de garder? Dans l’exemple d’un drame comme celui de l’École Polytech-nique (Polytechnique (2009) par Denis Vil-leneuve) ou de Colombine (Elephant (2003) de Gus Van Sant), les personnages ont-ils laissé une trace de leur démarche derrière eux? (Journal, courriels, messages vocaux, notes, etc.) Ou se contente-t-on, dans un cas comme celui de Frank Arne (Fait divers de François Bon, 1994) ou des sœurs Pépin (La cérémonie (1995) de Claude Chabrol in-spiré du livre de Ruth Rendell, L’analphabète

Page 31: Oui-Lire, Revue Littéraire

(1977)) où les sources sont seulement journalistiques et où l’interprétation se mêle à la quête de la compréhension. La

redevance à ce qui reste n’est jamais édifiée et pour-tant, elle aiderait à la réception émotive et sociale de la population. Nicolas Renaud, dans un article du magazine Hors Champs, se pose la question : « pour-

quoi une tragédie réelle déjà présente dans la mémoire collective et les archives au-diovisuelles “mérite”-t-elle [plus qu’une autre] sa reconstitution dans l’artifice de la fiction, et pourquoi cette reconstitution jouerait-elle un rôle de consolation? » (Re-naud, 2009) L’industrie se donne un de-voir de mémoire, est-ce un rôle légitime ?

Il y a ce désir de transmettre à l’écran ce qui en vaut la peine. Les bonnes histoires font de bons films, ce que producteurs et directeurs savent. Qu’est-ce qui est assez dramatique et rassembleur pour intéress-er la populace? Se baser sur un fait div-ers qui a secoué une société et fait réagir des éditoriaux est signe de pérennité du public. Les événements portés à l’écran relèvent souvent de l’extraordinaire; le

public n’y aurait pas cru s’ils avaient été formulés de toute pièce par un auteur. On aime supposer que ce qu’on nous raconte est de l’ordre du possible et qu’il peut ar-river chez notre voisin; d’où une notion de voyeurisme qui en découle. Comme le dit Jocelyn Létourneau dans un article sur la signification d’un fait divers :

« Le fait divers participe en réalité d’une vaste mise en spectacle du quotidien qui reflète le carnaval continuel de la condition humaine avec ses honneurs et ses déchéances, ses générosités et ses cupidités, ses joies et ses peines, ses passions et ses dénouements tragiques. Et, contrairement à ce que l’on croit (ou contrairement à ce que l’intelligentsia aime croire, façon d’autocélébrer son importance sociale et de créer son légendaire), c’est dans ce carnaval, vérita-ble tableau kitsch du monde vécu, que se reconnaît, s’identifie et se retrouve la masse des gens. […] En-fin, l’attrait des gens pour les choses privées pourrait être interprété comme une sorte de voyeurisme dans lequel ils se commettent pour découvrir la condition scandaleuse, déprimante ou alarmante de l’autre, de manière à relativiser ou à réhabiliter leur propre sort. » (Létourneau, 1992, p.50)

Le commérage étant ce qu’il est, on pour-rait voir ces films comme le résultat d’un catastrophique bouche-à-oreille ayant cheminé de l’écrivain au scénariste, au ré-alisateur, au producteur, aux techniciens, à l’électricien, à l’acteur et ensuite, au spectateur. Il y a ce désir chez chacun

Automne 2011

31

Page 32: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

32

de comprendre l’incompréhensible, d’expliquer l’inexplicable, d’être celui ou celle qui saisit le sens. « Devant ce nihil-isme déroutant, il importe de se raccro-cher à un espoir, c’est-à-dire à une cause, pour expliquer le drame. » (Létourneau, 1992, 54)

Le fait divers est à la portée de tous, il de-meure donc une préoccupation familière du lecteur. On s’en soucie comme d’un membre de la famille et il est de mise à la production de faire sentir au spectateur le sentiment de ce chez-soi. Le monde a be-soin de la littérature et du cinéma, comme ceux-ci ont besoin du monde pour créer des faits divers. La lecture d’un fait divers laisse une impression de proximité et d’actualité. Cette impression est liée à l’événement vécu. Contrairement à tout autre récit fictif, il est établi dès le départ que ce qui est ra-conté est non seulement véridique, mais aussi réel. L’aspect dramatique, spectaculaire et mystérieux de ces récits étonne. Ils ne se limitent pas à l’énoncé pur et simple. La mise en récit organise et structure l’événement. L’énonciateur fait des choix en privilé-giant une information plutôt qu’une autre. Il laisse des questions sans réponses et des affirmations en suspens; l’énonciateur sème le doute dans l’esprit du lecteur. Ce type de discours construit et diffus des valeurs normatives, des croyances populaires et les préjugés qui hantent l’esprit du destinateur qu’il vise. (Sylvie Dion, p.12)

Le spectateur projette dans le personnage principal sa propre personne. Circonstance importante à noter, surtout lorsqu’on a affaire à un fait divers où l’identification est facile, car celui-ci détonne d’un état de société, de cette histoire du voisin.

« “Feindre” veut bien dire “ faire semblant”, “simuler”, “jouer” ; et “tromper” seulement quand l’autre ne sait pas (ou ne comprends pas) que nous faisons semblant. […] Ces folies fondamentalistes dénient ce qu’ont montré à l’envie l’anthropologie, la psychologie et l’art en général : que la fiction com-me le jeu, par le double mouvement d’identification et de mise à distance, sont indispensables à l’appropriation et à la construction du monde par les hommes et leurs enfants. » (Niney, 2009, p.76)

Au cinéma, on prend le temps parce qu’on a le temps. On conte l’histoire avec tous ses détails, ses psychologies

de personnages et ses hauts et ses bas pour diriger et renchérir l’idée qu’on se fait ou qu’on veut se faire d’une histoire.

Les outils du cinéma sont nombreux. La bande-son originale joue beaucoup sur le ton émotif donné à un passage, elle fait appel à l’inconscient du spectateur et fournit la direction affective voulue. La

Page 33: Oui-Lire, Revue Littéraire

mise en scène rapproche le public d’une manière rapide et efficace avec la person-nalité, le ton familial et l’historique des personnages.

« Notons que la controverse ne porte pas tant sur la réalité des événements eux-mêmes que sur la forme donnée à leur représentation, c’est-à-dire sur la mise en scène qui les donne à (re)voir, ressentir, comprendre… et qui peut être jugée réductrice, indé-cente, déplacée, spectaculaire ou banalisante, mé-lodramatique, voire ridicule. On aura compris que la question est autant d’ordre esthétique qu’historique dans la mesure où le sens donné à l’événement ne dépend pas simplement de la reconnaissance du fait, mais de sa représentation et de la façon dont celle-ci s’adresse au spectateur. » (Niney, p. 51)

Par exemple, l’introduction à ’environ-nement immédiat du protagoniste (son appartement, ses colocataires, sa famille, ce qu’il (elle) mange pour déjeuner, sa routine, etc.) comme dans L’appât (1995) de Bernard Tavernier. Cette histoire est celle d’un trio de jeunes, mené par une beauté diabolique, qui décide un jour de faire fortune en braquant des hommes d’influence de Paris. Le spectateur est très vite introduit à cet éventail de personnag-es très colorés qui cohabitent. La première fois où nous voyons la fille âgée de vingt ans rentrer chez elle après avoir passé la soirée à draguer des quinquagénaires dans un bar huppé et joué les cocottes dans le

métro avec sa copine, elle revient dans un minuscule appartement où deux hommes de son âge regardent Scarface (1983) dans une chambre. Elle parle fort, marche de-vant la télévision et se déshabille com-plètement en racontant sa journée en face des deux garçons, sans aucune gêne, avant d’enfiler son pyjama. Ces premières minutes du film témoignent beaucoup du passé et du présent de cette jeune fille in-souciante et de sa manière d’agir.

À noter que cette histoire a été portée à l’écran par Tavernier afin d’interroger l’origine du mal et de mettre en évidence ce problème de société de jeunes perdus qui détruisent leur vie pour des valeurs capitalistes et mondaines.

« Le récit de fait divers est celui dune transgres-sion, d’un écart par rapport à une norme (sociale, morale, religieuse, naturelle). […] Par là même, le fait divers est discours d’exclusion, de marginalisa-tion. Ces récits nomment les préoccupations social-es, les tensions et les interdits tout en réaffirmant le code et les lois tant sociales que morales. […] Récits didactiques, les faits divers enseignent les bons et les mauvais comportements. » (Sylvie Dion, 1992, p.12)

Les subtilités et les différences avec la lit-térature se peaufinent dans le regard des personnages, le temps pris à introduire une scène, les silences, les décors, les time lapse, les flash-back et les images qui va-

Automne 2011

33

Page 34: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

34

lent mille mots. Une image, ou une série de plans, coupés les uns au côté des autres, démystifient l’approche lyrique et rend à la complexité des sentiments toute sa justesse. Les plans de caméra subjectifs, l’analyse des signes visuels et sonores, les subtilités de rythme du montage, les fon-dus enchaînés, l’hors foyer pour terminer une séquence, une caméra qui fuit, les rappels à d’autres événements, le rappel d’un vêtement, les ralentis, tant d’images et d’effets qui se ressentent, mais qui ne peuvent se décrire.

Le livre Un fait divers de François Bon fait état de la problématique entourant la re-prise de ce genre de faits en art et dénote les raisons pour lesquelles le cinéma ou la littérature ne peuvent être les justes défen-deurs de ces causes. L’auteur donne la voix aux personnages dits réels et aux person-nages fictifs, dits acteurs, qui interpréter-ont les rôles désignés. Les problématiques d’interprétation et les outils donnés à l’équipe cinématographique sont soulevés dans le roman. Comme le décrit le met-teur en scène :

« Il fallait savoir ce qu’on allait mettre en chaque coin du champ. On ne multiplierait pas les coupes, on agrandirait plutôt le sujet par des astuces de théâtre. Un bout de glace au bon endroit, et on voit les pas-sants en arrière. Il suffit d’un paravent, d’habits qui pendent, et c’est la figure d’une foule. On voit alors le fragment du visage de l’acteur, l’épaule de celle à

qui il parle, un mouvement fuyant des yeux pose une fenêtre, et la ligne de fuite d’une rue. » (Bon, 1993, p.22)

Ensuite, le directeur de la photographie explique sa démarche pour donner nais-sance à une scène clé en concluant :

« Enfin lui, le type, revenant dans l’immeuble et ce que cela aussi impliquait pour la photogra-phie qu’on comprenne sans phrase, puisque la seule fonction des phrases aurait été alors de signifier ou d’informer. » (Bon, 1993, p.101)

L’art évoque pour faire état parce que, par moments, il est nécessaire d’en parler afin que les enfants de nos enfants pren-nent conscience de l’essence de ce qui est arrivé, qu’ils puissent en discuter et en apprendre quelque chose. Une conscience collective doit s’appuyer sur le bon sens afin de bien digérer les œuvres qu’on lui donne; le public n’est pas assez averti. Au final, nous sommes certains que ces œuvres, parmi tant d’autres, rassemblent et, en tant qu’artistes, il est de ce devoir de s’en servir pour stimuler le débat sur la place publique et faire réagir. On a beau parler en bien ou en mal de ces oeuvres mais, chose certaine, elles poussent à la discussion.

u

Page 35: Oui-Lire, Revue Littéraire

Automne 2011

35

livresBon, François (1993), « Un fait divers » Les Éditions de Minuit, Paris, 1993, 156 pages

Niney, François (2009) « Le documentaire et ses faux-semblants » Klincksieck, 50 questions. Paris, 2009, 207 pages.

articlesDion, Sylvie (1992) « La rupture de la quotidienneté » Revue Tangence, numéro 37, 1992, p. 8-15. [En ligne], http://www.erudit.org/revue/ tce/1992/v/n37/025721ar.html (consulté le 16 octobre 2011)

Létourneau, Jocelyn (1992) « Les contextes de signification d’un fait divers » Revue Tangence, numéro 37, 1992, p. 46-55 [En ligne], http://www.erudit.org/ revue/tce/1992/v/n37/025724ar.html (consulté le 16 octobre 2011)

Lillo, Gaston (1992) « De quelques modulations et usages du fait divers » Revue Tangence, numéro 37, 1992, p. 16-28 [En ligne] http://www.erudit.org/ revue/tce/1992/v/n37/025722ar.html (consulté le 18 octobre 2011)

Polan, Dana. « Above All Else to Make You See : Cinema and the Ideology of Spectacle», dans Jonathan Arac (dir.), Postmodernism and Politics. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1986.

Renaud, Nicolas. « Le cinéma qui nous veut du bien’w Hors Champ, 2009. http://www.horschamp.qc.ca/LE-CINEMA-QUI-NOUS-VEUT-DU-BIEN.html

références

Page 36: Oui-Lire, Revue Littéraire

Le fait divers chez François Bon et Emmanuel Carrère, une étude comparative— Joseph Cole

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

36

La littérature prend souvent son inspiration des évènements réels. Par ex-emple, le suicide d’une jeune femme en France a inspiré Gustave Flaubert dans l’écriture de son célèbre roman, Madame Bovary, Lucy Maude Montgomery a util-isé les mémoires de son enfance à L’île du Prince Édouard pour écrire Anne… la maison aux pignons verts, et Truman Capote a utilisé les événements d’un meurtre pour l’écriture du célèbre roman De sang-froid. Pour le cas des romans L’Adversaire par Emmanuel Carrère et Un fait divers écrit par François Bon, deux faits divers portant sur le meurtre ont inspiré les auteurs à écrire deux romans à la fois semblables, mais différents. On peut voir les dif-férences et similarités de ces romans ainsi que leur traitement des faits divers en littérature en regardant l’utilisation des faits divers, leurs styles d’écriture, et les personnages des romans.

Premièrement, on peut analyser com-ment les deux auteurs ont utilisé les évé-nements réels pour les adapter à la fic-tion. D’un côté, dans Un fait divers de François Bon, les vrais événements sont presque perdus. Tout ce qu’il reste est un petit paragraphe inséré au début du roman qui dit :

Ce livre a pour point de départ les éléments pub-lics d’un fait divers réel. Œuvre de fiction, il utilise

Page 37: Oui-Lire, Revue Littéraire

des éléments parfois réels, parfois imaginaires. Le lecteur qui pourrait identifier le crime ayant servi d’origine au roman où un jeune homme fut assassiné dans des conditions horribles et sans aucune raison doit être informé que le comportement, le destin,

l’histoire et les paroles prêtés dans le livre à chacun des person-nages, et en particu-lier à la victime, sont purement imaginaires. (Bon, 1993, p. 1).

Ce qui établit le fait qu’il ne reste presque plus de trace des événe-ments. Seul le fond de l’histoire est présent. Ce qui est mis de l’avant est

plus la psychologie des personnages que les événements. Ceci est important, car au lieu de montrer au lecteur le déroulement des événements, on lit seulement les trac-es psychologiques. De cette manière le lecteur, tout comme les personnages, ne sait jamais la véracité qui lui est raconté. Il suit le personnage dans sa connaissance des faits. Dans Un fait divers, on peut conclure que la représentation réelle a été perdue dans ce roman. On peut décrire ce roman comme très imaginatif avec un fond de réalité.

D’un autre côté, L’Adversaire d’Emmanuel Carrère relève davantage du style bi-ographique que fictionnel. Emmanuel Carrère utilise les vrais noms de ses per-sonnages, il avait des correspondances avec Jean-Claude Romand, et il a même assisté au procès (Carrère, 2010, p. 7). Car-rère a même essayé de couper court aux mensonges de Jean-Claude lui-même. Pierre Lepape présente bien cette idée en disant :

Il a assisté au procès de Romand, il lui a écrit, il l’a rencontré, il a interrogé ceux qui avaient été les témoins leurrés de son apparence d’existence, il a mis ses pas dans ceux de l’assassin, il a contemplé ses paysages, partagé le vide de ses errances (Lep-ape, 2000)

Donc, le roman L’Adversaire tend plus à représenter les faits réels que Un fait divers. L’auteur semble être d’accord avec cette interprétation à travers ce partage :

Je suis entré en relation avec lui, j’ai assisté à son procès. J’ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d’imposture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu’il était sup-posé à passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d’autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin ce qui dans une expérience hu-maine aussi extrême m’a touché de si près et touche, je crois, chacun d’entre nous (Carrère, 2000).

Automne 2011

37

Page 38: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

38

En comparaison avec le roman de François Bon, qui s’inspire d’un fond réel pour constru-ire une fiction psy-chologique et per-sonnelle, L’Adversaire d’Emmanuel Carrère

est fidèle à la réalité et le peu de fiction présente n’est qu’illusoire.

Ensuite, le style d’écriture des deux ro-mans est extrêmement différent. Le ro-man de François Bon, Un fait divers, a une écriture surréelle dans les pensées des personnages. C’est écrit comme si le lec-teur se voit plonger dans. Un autre aspect particulier de son écriture est l’absence des dialogues. Il y a seulement des mono-logues, où les pensées des personnages et leurs souvenirs des événements. Il y a aussi le fait que les événements ne sont pas arrangés chronologiquement. Le ro-man commence en introduisant le drame de cet homme ayant commise un meurtre avec un tournevis, le roman saute en-tre différents temps de la relation entre L’homme et La femme pour expliquer les vies des deux personnages principaux. Un aspect final et important du style de l’écriture de François Bon est l’aspect philosophique. Dans son roman tous les personnages évoque leurs pensées et in-

terprétations du drame. Par exemple, L’homme dit :

On vous garde immobile, et rien n’a d’existence plus solide qu’un de ces livres faciles, lus cent fois et noircis, qu’on prend parfois pour un samedi soir dans les rayons loisirs de la centrale : est-ce que cela fut (Bon, 1993, p. 155) ?

Cette pensée continue pour trois pages. Ceci est un exemple de ce qu’on trouve partout dans le roman. Souvent, ces idées prennet des pages entières. Voilà pour-quoi ce roman se rapproche d’un livre de philosophie. Tout au contraire du roman de François Bon, le roman L’Adversaire par Emmanuel Carrère est écrit dans un style réaliste, sans monologues ni philosophie. Ce ro-man suit la vie de Jean-Claude et suit les correspondances entre Jean-Claude et ce dernier. Finalement, voici une petite analyse des personnages. Premièrement, pour les per-sonnages principaux il y a Frank Arne, dit L’homme dans Un fait divers, et Jean-Claude Romand dans L’Adversaire. Pour L’homme, comme la majorité des personnages dans, Un fait divers les informations le concer-nant sont assez limitées sinon absentes. On sait qu’il est Allemand, qu’il change souvent d’emploi, et qu’il a un antécédent

Page 39: Oui-Lire, Revue Littéraire

problématique avec la loi. Il peut être vu comme un libertin vu cette liberté qu’il se donne. On sait aussi que L’homme est venu en France pour la femme et a ap-prit le français. C’est un aspect important pour comprendre les actions de L’Homme. Tout au long du roman, il se plaint de la société française. Il le décrit en disant : Leur monde est une épicerie où facture chaque fois vous est remise de ce qu’on a voulu attraper des rayons, à portée de la main, ou un peu plus loin dans les coins sombres, et tant pis si ce qu’on a pris est rance ou périmé (Bon, 1993, p. 73).

Sa haine de la société française semble venir d’un sentiment d’isolement. Dans le roman, il y a quelques instances où L’Homme, alors immigrant, semble à subir de la discrimination. Par exemple, voici un exemple où le personnage Le gar-dien dit sur L’homme :

C’est ainsi que j’ai connu celui qu’on appe-lait Frank, et nombreux nous étions à penser que c’était son prénom, et qu’allemand de naissance il devrait être doté d’un nom imprononçable qu’il n’était pas utile de connaître (Bon, 1993, p. 96). Une autre exemple de discrimination est sous le jugement des Trois Femmes qui l’appellent « L’homme malade ou sauvage, l’étranger » (Bon, 1993, p. 108). Alors, on peut voir cette discrimination contre l’homme dans les mots des personnages.

On voit la souffrance causée par cette dis-crimination quand L’homme dit :

« C’est eux qui m’avaient rejeté de leur cercle et renvoyé à la route pierreuse en oubliant leur dette » (Bon, 1993, p. 53).

Alors, le lecteur peut comprendre que cette discrimination est notoire pour les actions de L’homme.

Pour L’Adversaire, Jean-Claude, le person-nage principal, est un peu différent que L’homme de François Bon. Premièrement, le personnage de Jean-Claude dans le ro-man de Carrère est basé sur le vrai Jean-Claude Romand comparativement au per-sonnage de L’homme chez Frank Arne. Carrère n’avait pas besoin d’inventer des choses sur lui comme François Bon a fait. La façon dont on apprendre l’histoire de la vie de Jean-Claude est très différent que celle de L’homme à cause du différent style de l’écriture. Donc, on apprend l’histoire de la vie de Jean-Claude dans une façon beaucoup plus complète que L’homme. On apprend des choses sur ses origines, ses parents, son enfance, et plusieurs autres choses qu’on n’apprend pas sur L’homme. Par exemple, l’auteur décrit même l’histoire de la famille Romand en disant,

Les Romand sont une famille de forestiers ju-rassiens, établis depuis plusieurs générations dans le

Automne 2011

39

Page 40: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

40

bourg de Clairvaux-les-Lacs ou des villages voisins. Ils y forment un véritable clan dont on respecte la vertu austère et cabocharde. « Une vraie tête de ro-mand », dit on. Ils travail-lent dur, craignent Dieu, et leur parole vaut contrat (Carrère, 2010, p. 45).

Ce petit para-graphe contient plus d’information sur les origines de Jean-Claude que tout le ro-man Un fait divers sur L’homme. Donc, les deux choses qu’on peut vraiment com-parer avec L’homme sont sa personnalité et ce que lui a poussé à tuer sa femme et ses enfants. Premièrement pour sa personnalité, il semble à être très différent de celle de L’homme. Par exemple, Jean-Claude sem-ble être plus éduqué que l’homme parce qu’il a un passé universitaire. Il est aussi beaucoup plus intelligent et intrigant. Lui, il avait besoin de trouver des façons de gagner de l’argent et mentir quand il n’avait pas d’emploi. L’homme n’avait ja-mais eu besoin de faire cela.

Les raisons qui ont poussées Jean-Claude à tuer sa femme et ses enfants sont beau-coup plus claires dans le roman de Car-

rère. Le lecteur peut voir ici chronologiquement sa ruine ou comment il a été détruit par tous ses mensonges.

Pour les personnages secondaires dans les deux il y a La femme et Florence. La femme est la femme de L’homme. On n’apprend pas beau-coup sur elle, mais il semble qu’elle est édu-quée et gentille. Elle a amené l’homme en France, et elle semble à vraiment l’aimer parce qu’elle a déménagé en Allemagne avec lui et l’a

amené en France avec elle. Elle est même restée avec lui quand il était sans emploi.

Florence est très semblable à La femme, c’est la femme de Jean-Claude. Elle est aus-si éduquée tout comme La femme. Mais, elle ne semble pas aimer Jean-Claude de la même façon que La femme aime L’homme. Par exemple pour La femme il semble qu’elle a eu le coup de foudre. On voit cela quand elle dit :

Page 41: Oui-Lire, Revue Littéraire

Il y aura eu, la première fois que je l’avais vu, quelque chose de neuf qui s’était ouvert en lui comme une ampoule à un plafond s’allume : comment sinon expliquer presque trois ans de voyage (Bon, 1993, p. 18) ? En revanche, Florence connaissait Jean-Claude depuis leur enfance, parce qu’il était son cousin, et il n’y avait certaine-ment pas de coup de foudre. L’auteur expli-que que quand Florence était à l’université avec Jean-Claude,

À Lyon, Florence partageait un petit appartement avec deux filles, comme elle étudiantes en médecine. À les croire, elle était plutôt agacée par la cour à la fois insistante et timide de ce cousin jurassien qui plaisait surtout à ses parents et, plus ou moins char-gé par eux de veiller sur elle, ne manquait jamais de l’attendre à la gare de Perrache quand elle revenait d’Annecy le dimanche soir (Carrère 2010, p. 55). En plus, l’auteur écrit :

Les méchantes langues disent qu’elle lui a cédé de guerre lasse. Qu’elle était touchée, attendrie peut-être, mais pas amoureuse. Qui le sait ? Que sait-on du mystère des couples ? e que nous savons, c’est que pendant dix-sept ans ils ont célébré le 1er mai, qui n’était pas l’anniversaire de leur mariage, mais celui du jour où Jean-Claude a osé dire « je t’aime » à Flor-ence… (Carrère, 2010, p. 56). Donc, est-ce que Florence était vraiment amoureuse de Jean-Claude? Personne ne le sait sauf elle et Jean-Claude. Ici, c’est peut-

être le seul point où Un fait divers est plus clair que L’Adversaire, parce que dans Un fait divers c’est clair que La femme aime L’homme. Alors, avec les styles de l’écriture, l’utilisation des événements réels, et les personnages des deux romans, on peut voir les différentes utilisations des évé-nements réels dans les romans. Les deux auteurs ont pris leur inspiration des évé-nements réels, mais François Bon a créé un roman avec beaucoup d’imagination et un fond de réalité pendant que Em-manuel Carrère a créé un roman qui reste plus fidèle à la réalité. Et, en comparer ces deux romans on peut voir deux façons différentes d’utiliser les événements réels pour créer un roman.

Automne 2011

41

u

Page 42: Oui-Lire, Revue Littéraire

ouï-lire_ lire le réel vol. 01

42

Bon, François (1993), Un fait divers, Paris, Les Éditions de Minuit, 157 p.

Carrère, Emmanuel (2000), Quatrième de couverture de l’édition originale, P.O.L.

Carrère, Emmanuel (2010), L’Adversaire, Éditions Berlin/Éditions Gallimard, 221 p.

Lepape, Pierre, Le Monde, janvier 2000.

références

Page 43: Oui-Lire, Revue Littéraire

Automne 2011

43