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N atures S ciences S ociétés Repères Ouvrages en débat L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique Jean-Baptiste Fressoz Seuil, 2012, 320 p. L’ouvrage publié en 2012 par l’historien Jean-Baptiste Fressoz sous le titre L’Apocalypse joyeuse visait à offrir au débat général sur les enjeux environnementaux toute une série de travaux monographiques réalisés par l’auteur dans les années 2000, sur ce qu’il appelle des moments de « désinhibition technophile », c’est-à-dire d’étouffement des contestations de l’innovation techno- logique, à la charnière des XVIII e et XIX e siècles. Dans ce livre à diffusion plus large, ces études sont reliées par une argumentation critique sur les thèses d’Ulrich Beck et d’Anthony Giddens concernant la « société du risque ». S’il s’agit sans conteste d’un ouvrage d’histoire, fondé sur un travail assez classique d’identification et de contextualisation de sources narratives ou institution- nelles, le propos est bien d’en faire un argumentaire de combat dans le champ du rapport des sociétés contem- poraines au risque, structuré par des théories sociolo- giques pour l’essentiel, et dans lequel les controverses portent sur l’évaluation de l’ancienneté, de la vigueur et des possibilités d’affirmation de la réflexivité sociale sur les innovations techniques. La thèse de l’auteur est énoncée dès les premières pages : on se trompe à voir dans la réflexivité un acquis de la postmodernité, celle-ci pouvant être documentée dès l’aube de l’ère industrielle dans mille et une petites résistances à l’innovation, la plupart du temps étouffées avant d’avoir eu le temps de structurer un discours contestataire. L’aliénation du monde industriel à la mythologie du « progrès » serait elle-même une mytho- logie, construite par le capital dans sa stratégie de trans- formation concomitante du sujet en homo œconomicus et du monde en marchandise. Produire le grand récit de l’innovation technologique, c’est donc faire l’histoire non d’une naïveté partagée, mais d’un aveuglement orchestré. Les études de cas qui suivent représentent chacune la revisite critique d’un certain nombre d’innovations tech- niques et des moyens par lesquels le risque qu’elles représentaient avait été circonvenu, la plupart du temps avec l’aide de la machine d’État et d’experts scientifiques plus ou moins directement reliés à cette dernière, pour le plus grand intérêt de la bourgeoisie industrielle. Au reste, le choix des sources effectué par J.-B. Fressoz place l’accent du côté des agents de la « désinhibition », servi- teurs zélés de la doxa, bien plus que du côté des contes- tataires ou des « subalternes » de l’ordre technique – tra- vailleurs, habitants, patients... –, même si le destin de ces derniers est évoqué dans chacune des monographies. La première de ces études est consacrée à la manière dont l’inoculation de la petite vérole a servi d’école du gouvernement des hommes par les probabilités au XVIII e siècle en Europe occidentale et en Amérique du Nord. La seconde monographie poursuit dans la même veine, en interrogeant l’économie politique de la vaccine jusqu’à son triomphe à la fin du XIX e siècle, comme illus- tration de la pertinence du concept de biopouvoir forgé par Michel Foucault, et en éclairant tout particulièrement la violence sociale d’expérimentations pratiquées sur les enfants trouvés. Le troisième chapitre représente un changement de pied, avec une étude en deux temps de la gestion des enjeux environnementaux avant la lettre, centrée tout d’abord sur les nuisances chimiques urbaines, puis sur les conflits d’usage liés à la combus- tion du varech pour la production de soude nécessaire à l’industrie de la verrerie. L’auteur cherche ici à montrer les mutations, du juridique au scientifique, du recours à l’expertise, favorable à la technique qu’il considère comme le cheval de Troie d’un « état d’exception perma- nent ». Le quatrième chapitre, pour sa part, s’inscrit dans une étude critique du décret impérial de 1810 sur les industries insalubres, et notamment de la responsabilité de l’un de ses initiateurs, le ministre et industriel Jean-Antoine Chaptal, illustration de la collusion de l’intérêt financier et de la raison d’État. Mais l’argumen- tation prend ensuite une tout autre ampleur, en faisant de l’hygiénisme, paradigme majeur du XIX e siècle, le véhicule d’un détournement des responsabilités du tech- nique vers le social dans l’appréhension du risque. Là Natures Sciences Sociétés, 23, 193-213 (2015) © NSS-Dialogues, EDP Sciences 2015 DOI: 10.1051/nss/2015039 Disponible en ligne sur : www.nss-journal.org Article publié par EDP Sciences

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N a t u r e sSciencesSociétés

Natures Sciences Sociétés, 23, 193-213 (2015)© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2015DOI: 10.1051/nss/2015039

Disponible en ligne sur :www.nss-journal.org

Repères

Ouvrages en débat

L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologiqueJean-Baptiste FressozSeuil, 2012, 320 p.

L’ouvrage publié en 2012 par l’historien Jean-BaptisteFressoz sous le titre L’Apocalypse joyeuse visait à offrir audébat général sur les enjeux environnementaux touteune série de travaux monographiques réalisés parl’auteur dans les années 2000, sur ce qu’il appelle desmoments de « désinhibition technophile », c’est-à-dired’étouffement des contestations de l’innovation techno-logique, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Dans celivre à diffusion plus large, ces études sont reliées parune argumentation critique sur les thèses d’Ulrich Becket d’Anthony Giddens concernant la « société durisque ». S’il s’agit sans conteste d’un ouvrage d’histoire,fondé sur un travail assez classique d’identification et decontextualisation de sources narratives ou institution-nelles, le propos est bien d’en faire un argumentaire decombat dans le champ du rapport des sociétés contem-poraines au risque, structuré par des théories sociolo-giques pour l’essentiel, et dans lequel les controversesportent sur l’évaluation de l’ancienneté, de la vigueur etdes possibilités d’affirmation de la réflexivité sociale surles innovations techniques.

La thèse de l’auteur est énoncée dès les premièrespages : on se trompe à voir dans la réflexivité un acquisde la postmodernité, celle-ci pouvant être documentéedès l’aube de l’ère industrielle dans mille et une petitesrésistances à l’innovation, la plupart du temps étoufféesavant d’avoir eu le temps de structurer un discourscontestataire. L’aliénation du monde industriel à lamythologie du « progrès » serait elle-même une mytho-logie, construite par le capital dans sa stratégie de trans-formation concomitante du sujet en homo œconomicus etdu monde en marchandise. Produire le grand récit del’innovation technologique, c’est donc faire l’histoirenon d’une naïveté partagée, mais d’un aveuglementorchestré.

Les études de cas qui suivent représentent chacune larevisite critique d’un certain nombre d’innovations tech-niques et des moyens par lesquels le risque qu’ellesreprésentaient avait été circonvenu, la plupart du temps

avec l’aide de la machine d’État et d’experts scientifiquesplus ou moins directement reliés à cette dernière, pour leplus grand intérêt de la bourgeoisie industrielle. Aureste, le choix des sources effectué par J.-B. Fressoz placel’accent du côté des agents de la « désinhibition », servi-teurs zélés de la doxa, bien plus que du côté des contes-tataires ou des « subalternes » de l’ordre technique – tra-vailleurs, habitants, patients... –, même si le destin de cesderniers est évoqué dans chacune des monographies.

La première de ces études est consacrée à la manièredont l’inoculation de la petite vérole a servi d’école dugouvernement des hommes par les probabilités auXVIIIe siècle en Europe occidentale et en Amérique duNord. La seconde monographie poursuit dans la mêmeveine, en interrogeant l’économie politique de la vaccinejusqu’à son triomphe à la fin du XIXe siècle, comme illus-tration de la pertinence du concept de biopouvoir forgépar Michel Foucault, et en éclairant tout particulièrementla violence sociale d’expérimentations pratiquées sur lesenfants trouvés. Le troisième chapitre représente unchangement de pied, avec une étude en deux tempsde la gestion des enjeux environnementaux avant lalettre, centrée tout d’abord sur les nuisances chimiquesurbaines, puis sur les conflits d’usage liés à la combus-tion du varech pour la production de soude nécessaire àl’industrie de la verrerie. L’auteur cherche ici à montrerles mutations, du juridique au scientifique, du recours àl’expertise, favorable à la technique qu’il considèrecomme le cheval de Troie d’un « état d’exception perma-nent ». Le quatrième chapitre, pour sa part, s’inscrit dansune étude critique du décret impérial de 1810 sur lesindustries insalubres, et notamment de la responsabilitéde l’un de ses initiateurs, le ministre et industrielJean-Antoine Chaptal, illustration de la collusion del’intérêt financier et de la raison d’État. Mais l’argumen-tation prend ensuite une tout autre ampleur, en faisantde l’hygiénisme, paradigme majeur du XIXe siècle, levéhicule d’un détournement des responsabilités du tech-nique vers le social dans l’appréhension du risque. Là

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encore, ce sont les migrants, les détenus, les marginauxqui paient le prix d’un risque industriel savamment légi-timé. Le chapitre 5 revient à une étude plus limitée, avecla problématique des explosions de gazomètres dans laFrance urbaine du XIXe siècle, qui n’empêchèrent pas ladésinhibition générale face à la consommation d’énergiefossile. La sixième et dernière étude, dans une logiqueproche, interroge la machine à vapeur, symbole de l’èreindustrielle, comme vecteur d’un apprivoisement durisque par une logique assurantielle tout à fait favorable,encore une fois, aux intérêts du capitalisme industriel.

Si l’essentiel de l’apport de l’ouvrage se trouve dansces études de cas bien documentées et intelligemmentmises en récit les unes par rapport aux autres, c’est tou-tefois la conclusion que l’on retiendra comme contribu-tion majeure au débat interdisciplinaire. De fait, elle esttrès explicitement conçue dans ce but. Et d’une manièreun peu curieuse, elle reprend d’ailleurs le titre général del’ouvrage, L’Apocalypse joyeuse, comme si le reste n’avaitété que l’exposé du sous-titre, Une histoire du risquetechnologique. Une conclusion de dix-sept pages, c’estd’ailleurs presque un essai en soi ou, du moins, l’exposéd’une position épistémologique.

« Un chiasme curieux caractérise notre société libéraleet technologique », écrit l’auteur. « D’un côté nous trans-formons radicalement la nature quand de l’autre nousproclamons l’impossibilité de modifier la société ». Etl’on voit immédiatement que l’on ne se situe plus du toutdans un académisme historien (qui ne dit jamais « nous »pour parler du XVIIIe siècle, et qui s’interdit tout autantde parler comme d’un tout de la « modernité »), maisbien dans une agora à la fois transdisciplinaire et poli-tique. Certes, c’est par un argumentaire historique queJ.-B. Fressoz présente sa réfutation de la sociologie durisque : la réflexivité ne serait pas un acquis de la moder-nité tardive, mais une constante de la vie sociale agresséepar l’innovation technologique et menacée par l’aliéna-tion capitaliste, qui seraient, au vrai, les deux faces d’unmême processus historique. S’inscrivant dans la lignéede Michel Foucault, mais aussi d’une tradition philoso-phique critique de l’Aufklärung, l’auteur voit dans toutsavoir un pouvoir, et dans toute technique un instrumentde contrainte. Et ce qu’il va chercher dans les discoursdes « experts » des premières décennies de l’ère indus-trielle, c’est bien les traces de l’imposition d’un nouvelordre ontologique par des dispositifs matériels etimmatériels visant à « ajuster le monde à l’impératiftechnologique » (p. 286). Ce faisant, J.-B. Fressoz opèreun raccourci vers le présent, combiné avec une impres-sionnante montée en généralité, voyant dans le culte for-diste de la croissance, le lobby nucléaire, la présidenceReagan ou les OGM, la confirmation du tournant opéréentre les XVIIIe et XIXe siècles dans l’acceptation fatale

des « petites désinhibitions » construites par des exper-tises aussi intéressées que biaisées.

« Les historiens ont montré comment la philosophiepolitique libérale fut in fine un projet anthropologiquevisant à créer un sujet égoïste et calculateur contre lesmorales traditionnelles du don, du sacrifice ou de l’hon-neur », écrit-il (p. 293), faisant en fait référence à ChristianLaval et aux chercheurs du mouvement anti-utilitaristeen sciences sociales (MAUSS), certes pétris de culturehistorique, mais nullement historiens. Est-ce un pro-blème ? Oui et non : l’histoire comme terrain d’observa-tion n’est la chasse gardée d’aucune discipline, mais c’estle rôle de la discipline historique, et J.-B. Fressoz le saitbien pour la pratiquer avec rigueur, que de rappeler avecforce que les faits historiques se comprennent in situ, etnon pas in fine. Sans quoi, on est dans la téléologie, c’est-à-dire, en l’occurrence, dans l’apocalyptique… Et s’il esten général préférable de ne pas surinterpréter un titred’ouvrage de vulgarisation, dans le cas d’espèce, on nesaurait aller trop loin : c’est bien la thèse centrale del’auteur que le libéralisme associé à la technique, deus exmachina de la modernité, constitue le dispositif destruc-teur terminal de l’histoire humaine.

J.-B. Fressoz ne fait certes rien pour encourager unelecture neutre de ses recherches et hypothèses, et lesdébats suscités par cet ouvrage depuis sa parution, aux-quels, bien sûr, il a participé de manière très active, nepeuvent être évacués de ce compte rendu tardif. Le faitque nous écrivions en historien n’arrange rien : de cepoint de vue en effet, le livre de J.-B. Fressoz est à la foisune démonstration éloquente de la pertinence de laméthode historique, et le cas d’école d’un détournementassumé, pensé pour nourrir un combat théorique certesnécessaire, mais bien étranger aux ressorts de l’action desprotagonistes rencontrés au fil des études monogra-phiques. Et l’on est bien obligé, dès lors, de revenir aumétier d’historien pour dire en quoi les arguments del’auteur de l’Apocalypse joyeuse sont insuffisants pour fon-der un déterminisme historique de la catastrophe ducapitalisme industriel. Tout simplement parce que lesétudes de cas proposées, malgré leur intelligence et leurélégance rhétorique, n’ont pas le poids de véritablesthèses, et sont fondées sur des choix limités de docu-ments, d’acteurs et de « moments de vérité » qui pour-raient à bon droit être contestés par des spécialistespointilleux de telle ou telle période, thématique ou telou tel terrain d’étude. Il y aurait lieu, sur bien des ques-tions soulevées par ce livre, de proposer des approchesplus complexes des processus à l’œuvre ; et peut-être, denourrir à l’endroit de son auteur un reproche de mêmenature que celui qu’il adresse aux sociologues : les socié-tés précapitalistes n’étaient pas non plus sans tensions niréflexivité, et les sociétés industrialisées n’étaient pas

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non plus dépourvues de marges de manœuvre oud’agency, comme le suggèrent les Subaltern Studies.

Mais proposer une histoire plus complexe, cela neveut pas dire qu’elle est moins intéressante, encoremoins édulcorée. Et l’on donnera pleinement raison àJ.-B. Fressoz, par-dessus toutes ces observations, pourson volontarisme à éclairer les zones d’ombre, les petitset les grands arrangements de la domination, dans laconstruction du devenir des sociétés industrialisées. Si

l’apocalypse n’en est pas forcément une, sa dimension« joyeuse » est effectivement singulièrement frelatée.

Pierre Cornu(Université Lyon 2, Laboratoire d’études rurales,

Lyon, France)[email protected]

Le développement durable. Une nouvelle affaire d’ÉtatPierre Lascoumes, Laure Bonnaud, Jean-Pierre Le Bourhis, Emmanuel MartinaisPresses universitaires de France, 2014, 216 p.

Le développement durable est-il devenu, en France,une « nouvelle affaire d’État », comme l’annonce cetouvrage ? Signalons d’emblée que le titre, particulière-ment accrocheur, est également ambigu car il est plusquestion, ici, d’analyser les mutations de l’administra-tion de l’État à travers une réforme impliquant le minis-tère en charge de l’environnement que d’étudier lamanière dont le développement durable serait effective-ment devenu une nouvelle préoccupation des pouvoirspublics. Plus précisément, le livre porte sur la fusion deministères traditionnellement opposés : ceux de l’Équipe-ment, de l’Environnement et de l’Industrie. Il revient surle contexte politique de cette fusion, sur les facteurs quil’ont rendue possible sous cette forme particulière, et surses effets en termes d’organisations, de métiers et d’actionpublique. Ses auteurs sont issus de différents horizonsdisciplinaires : science politique (Pierre Lascoumes,Jean-Pierre Le Bourhis), sociologie (Laure Bonnaud) etgéographie (Emmanuel Martinais). Le matériau empi-rique qu’il mobilise provient essentiellement d’entretienset de diverses sources documentaires (rapports d’inspec-tion, archives de services, organigrammes, etc.).

Le premier chapitre est consacré à l’invention dugrand ministère du Développement durable – pasimportant, cependant, au point d’inclure l’agriculture,un gouvernement de droite ne pouvant se payer le luxede mécontenter l’une de ses bases électorales… Lesréflexions autour de cette nouvelle structure ont lieu à lafois dans un contexte marqué par la place assez impor-tante accordée aux questions environnementales lors dela campagne présidentielle de 2007 et dans un soucidevenu constant de générer des économies budgétaireset davantage d’efficacité administrative. Les conseillersde Matignon et de l’Élysée occupent une place centraledans le chantier de la restructuration, les grands corpstechniques ayant de leur côté anticipé cette évolution,devenue depuis quelques années un « serpent de mer ».Le deuxième chapitre porte sur les phénomènes deconcurrence entre corps de fonctionnaires. Pour illustrerces phénomènes, on se bornera à rappeler que les grands

corps techniques n’ont validé in fine la fusion desdirections régionales de l’Environnement (DIREN), del’Industrie (DRIRE) et de l’Équipement (DRE) qu’aprèsavoir obtenu des garanties sur l’équité dans la répartitiondes postes de directeurs régionaux. La fusion du Corpsdes ponts et chaussées avec celui du génie rural, des eauxet des forêts, comme le regroupement des directionsdépartementales de l’Équipement (DDE) et de l’Agri-culture (DDA), leur ont permis de conserver leur autono-mie, notamment vis-à-vis du corps préfectoral, plutôtperdant dans cette réforme – le Corps des mines se dis-tinguant quant à lui par son désengagement presquetotal de la sphère administrative publique.

Dans le troisième chapitre, les auteurs s’attardent surl’imbrication des réformes « travaillant » le domaine del’environnement : la fusion ministérielle mais aussi leGrenelle, qui s’est en réalité peu intéressé aux questionsadministratives, et la Révision générale des politiquespubliques (RGPP), dont les objectifs (non-remplacementd’un fonctionnaire sur deux, diminution du nombre dedirecteurs) ont été intégrés chemin faisant mais ont pesélourd sur la carrière et le travail de certains agents (sup-pression de certaines missions, en particulier en matièred’assistance aux collectivités, mutualisations entre ser-vices, etc.). Quelques limites du projet réformateur sontici rappelées, comme le maintien de directions ministé-rielles dans leur forme antérieure. Le quatrième cha-pitre porte sur les nouvelles directions régionales del’Environnement, de l’Aménagement et du Logement(DREAL). Dressant un portrait de leurs directeurs, lesauteurs démontrent que leur parcours et leur apparte-nance à tel ou tel corps n’ont pas eu vraiment d’impactsur leur lecture de la réforme, dont la mise en œuvre dif-férenciée selon les territoires s’expliquerait plutôt, seloneux, par d’autres facteurs : turn over des personnels, pré-sence de cadres expérimentés, etc.

Dans un cinquième chapitre, il est avancé que, s’ils nese sont pas toujours traduits par des mutations organisa-tionnelles profondes, la transversalité et le dialogue entreagents issus de secteurs différents sont devenus des

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préoccupations majeures des directeurs de DREAL.Revers de la médaille : ces derniers doivent gérer, paral-lèlement, l’allongement des distances entre la base et lesommet des organisations, l’émiettement des compé-tences ou encore la pérennité de cultures liées à certainesmissions en voie de réorganisation. Le sixième et dernierchapitre s’intéresse aux effets de la mise en place desDREAL sur les métiers et l’action publique locale. Leconstat, ici, est surtout celui d’une grande diversité desituations, entre statu quo organisationnel (instructiondes dossiers relatifs aux projets de développementindustriel), interventions regroupées au sein d’unemême entité mais également peu affectées (contrôle destransports terrestres), collaborations fortes et peu conflic-tuelles (prévention des risques) et restructurations aléa-toires impliquant selon les cas apprentissages réci-proques ou conflits (énergie, climat, biodiversité).

L’ouvrage se situe dans un intermédiaire entresociologie de l’administration, sociologie de l’actionpublique et, plus marginalement, sociologie des profes-sions. Les auteurs analysent les mutations de l’État enayant recours à un minimum de références concep-tuelles. Cette caractéristique rend le livre abordable à unlarge public. Ajoutons que l’ouvrage, d’une granderichesse empirique, se distingue par un souci permanentde donner à voir au lecteur le matériau auquel il s’adosse,que ce soit sous la forme d’extraits d’entretiens, detableaux ou d’organigrammes. Cela en fait non seule-ment un texte rigoureux et convaincant sur le fond maisaussi un récit vivant et agréable à lire.

L’un des principaux apports réside dans l’analyse finequi est faite de la réforme, ou plutôt d’une pluralité deréformes en interaction. Dans cet imbroglio, les principesdu New Public Management occupent une place réellemais relative, que le décryptage d’autres logiques permetde restituer précisément. Les objectifs d’économies et detransversalité de l’action publique sont ainsi déployéssous contraintes : nécessité de mener la réforme tambourbattant, luttes entre corps, etc. La mise en œuvre pragma-tique du dispositif au niveau régional n’enlève rien auxtensions qu’il véhicule : tensions entre les mots d’ordre,entre le nouveau et le « déjà là », entre la volonté dedécloisonner les secteurs et les fusions de façade. Cettesituation débouche sur des bricolages qui peuvent prêterà sourire, comme ces « directeurs virgule », à la foisadjoints au directeur et… directeurs. Un autre tour deforce de l’ouvrage est de parvenir à la fois à embrasserlarge (à la mesure du champ d’action du nouveau minis-tère), de rendre compte de tendances générales, et d’êtreen même temps très précis dans la description des méca-nismes étudiés.

Les auteurs assument ici un regard centré sur l’Étatdans un sens assez strict – essentiellement le ministère etles DREAL. Il en ressort un certain nombre de pointsaveugles. Le premier concerne l’échelle départementale,

peu présente dans le livre et pourtant au cœur des muta-tions que vit aujourd’hui l’administration. Ce niveau estabordé par petites touches, de manière plutôt rapide dansl’ensemble. Certes, contrairement à l’Équipement, leministère de l’Environnement ne disposait pas, histori-quement, de services départementaux. Les directionsdépartementales des territoires (DDT) ont cependantaujourd’hui des services en charge de l’environnement.Par ailleurs, les services des ex-DDE et ex-DDA effec-tuaient, avant la réforme, des missions pour le compte duministère de l’Environnement, par exemple dans ledomaine de la police de l’eau. Une plus grande prise encompte du département aurait permis d’ouvrir la discus-sion sur les rapports entre le nouveau ministère du Déve-loppement durable et celui de l’Agriculture, qui, à titred’illustration, retire depuis quelques années ses agentsdes missions qu’il considère relever du Développementdurable par crainte de se les faire prélever à terme. Celaaurait également permis d’insister davantage sur lesenjeux liés aux reconversions professionnelles massivesplus ou moins forcées, sur les difficultés liées aux lon-gues vacances de postes dans les zones les moins attrac-tives du pays, ou encore, en creux, sur la manière dontest menée concrètement la régionalisation de l’Étatterritorial.

Il n’est évidemment pas possible de tout dire dans unouvrage, mais une manière possible de prolonger laréflexion consisterait, nous semble-t-il, à se pencher surles établissements publics sous tutelle du ministère duDéveloppement durable : Parcs nationaux, Agences del’eau, Office national de l’eau et des milieux aquatiques(Onema), etc. Ces établissements jouent un rôle fonda-mental dans un certain nombre de politiques environne-mentales. Or, les réformes de l’État ont évidemment desprolongements dans ces structures qui regroupent fonc-tionnaires et agents contractuels et qui ne sont ni tout àfait l’État ni tout à fait autre chose : diffusion des impé-ratifs néomanagériaux, perte de sens et entrée en crisede certains métiers (comme les anciens gardes-pêche),recherche de la « taille critique », etc.

Un autre point aveugle de l’ouvrage provient du faitque l’analyse des appropriations locales de la réforme estrelativement repliée sur l’administration elle-même.Concernant les fusions régionales entre services, parexemple, il est rappelé que les directeurs préfigurateursont bénéficié d’une certaine latitude, mais que ce qui étaitacceptable quelque part par les agents ne l’était pasforcément ailleurs. Les lectures de la réforme ne sonttoutefois pas rapportées aux configurations locales quiconstruisent les enjeux dominants territoire par territoireet au sein desquelles les services de l’État ne sont que desacteurs parmi d’autres, collectivités locales en tête. Lesmodalités d’organisation et d’intervention des DREALne peuvent rester totalement indifférentes à ce qui sepasse à l’extérieur. La construction de l’intérêt général

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local a sans doute des effets sur la manière de s’appro-prier un dispositif de réforme. Il nous semble qu’un teldécloisonnement de l’approche institutionnelle en direc-tion du territoire pourrait s’avérer fructueux.

Enfin, l’environnement sort-il gagnant ou perdantde la fusion ? La réponse à cette question n’apparaît passi claire à la lecture du livre. Le ministère de l’Environ-nement était faible hier ; il fait aujourd’hui partie d’unensemble plus vaste. Mais est-ce que cette fusion a donnéplus d’importance aux problématiques environnemen-tales ? L’étude des organigrammes et du design organi-sationnel trouve ici ses limites. Répondre à cette interro-gation impliquerait une analyse précise et systématiquedes arbitrages rendus en matière d’action publique. Latâche est ardue. Sans même parler de la plasticité de lanotion d’environnement (une mesure favorable au trans-port ferroviaire peut-elle être interprétée comme une« victoire » de l’environnement ?), il sera dans bien descas difficile de pouvoir affirmer que les acteurs en charge

de ces questions ont, sur tel ou tel dossier, pris le dessussur les autres. Méthodologiquement complexe, la ques-tion ne se pose pas moins avec une vraie acuité à l’heureoù ce domaine est relégué à l’arrière-plan des prioritésgouvernementales.

Ces quelques pistes de discussion ne font quetémoigner de l’intérêt majeur suscité par l’ouvrage, quiapporte une contribution importante et particulièrementéclairante à des débats très actuels et dont il faut vive-ment recommander la lecture à la fois à ceux qui souhai-tent se pencher sur les restructurations administrativesen cours et à ceux qui s’intéressent à la manière dontl’État s’empare depuis quelques années des questionsenvironnementales.

Sylvain Barone(Irstea, UMR G-EAU, Montpellier, France)

[email protected]

Le développement territorial. Une réponse émergente à la mondialisationPierre Campagne, Bernard PecqueurCharles Léopold Mayer, 2014, 267 p.

L’ouvrage qui est divisé en trois parties présente unintérêt théorique et empirique. Sur le plan théorique, sontitre peut être trompeur pour le lecteur. Il ne couvre nil’ensemble des théories du développement territorial, eten particulier le champ du développement durable, nil’ensemble des secteurs économiques puisqu’il reste cen-tré sur le secteur agricole, ni l’ensemble des pays quipourraient être concernés au Nord comme au Sud. Lesauteurs annoncent d’ailleurs la couleur très rapidement.Le modèle traite du développement économique enmilieu rural, mais, en l’adaptant aux conditions locales, ilpourrait être généralisé à d’autres territoires pourrépondre à la mondialisation. Cela justifie sans doute àleurs yeux l’omission du terme « milieu rural » dans letitre alors que l’ouvrage est centré sur son étude. Ilsdécrètent, par contre, plus qu’ils n’expliquent, la façondont le modèle pourrait être généralisé ou étendu auxproblématiques du développement durable, ou à d’autressecteurs économiques. L’ouvrage fait par ailleurs peu deliens avec l’espace urbain, alors qu’ils sont aujourd’huidéterminants pour la structuration de l’espace rural. Lelivre effectue une synthèse intéressante de la plupart destravaux et concepts développés par Bernard Pecqueurdepuis trente ans. Les concepts de territoire et de gouver-nance territoriale, ceux de système productif local, deressources spécifiques et de panier de biens y sont mobi-lisés pour construire le modèle visant à apporter dessolutions aux problèmes productifs du milieu rural. Ilécarte donc d’autres modèles qui auraient pu être utili-sés : celui de l’économie résidentielle, qui ne pose pas

directement les problèmes en termes productifs mais entermes de circulation des richesses ; ceux de l’économiedu patrimoine et de l’économie sociale et solidaire, quipermettent de poser plus directement la question del’utilisation sociale des richesses créées.

Au niveau empirique, l’ouvrage se trouve enrichipar la collaboration entre un universitaire et un praticien.Il évoque un certain nombre d’exemples à l’appui deshypothèses du modèle. Il mobilise en particulier uneanalyse sur seize territoires dans dix pays de l’espaceméditerranéen. Les exemples internationaux sont toute-fois limités et concernent essentiellement des pays émer-gents mais pas moins avancés comme certains États del’Afrique subsaharienne. Cela suggère d’emblée que lespossibilités d’accéder à un marché national ou mondialsont déterminantes pour que le modèle agricole puissefonctionner sur la base d’un modèle de développementterritorial.

La première partie de l’ouvrage, sans doute la plusintéressante pour ceux qui ne connaissent pas les travauxdes auteurs, permet de proposer une histoire écono-mique et sociale des territoires ruraux, et une typologiedes espaces ruraux qui diffère notamment de celle de laDatar.

Cette histoire présente d’une manière très précisel’évolution des espaces ruraux en fonction de la place del’agriculture et de l’impact du modèle économique capi-taliste sur l’évolution sociale. Le concept marxiste deforme sociale de production est mobilisé dans cette par-tie pour appréhender l’évolution sociale. Les territoires

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ruraux sont d’abord passés par trois modalités de déve-loppement. Le développement agricole correspond àune période qui va du début de la révolution industrielleà la fin de la Seconde Guerre mondiale. Durant cettepériode, l’agriculture est le principal secteur écono-mique. Les espaces ruraux assurent leur fonction qui estde nourrir les populations qui migrent vers les villesindustrielles. Le développement rural fait suite à unebaisse de la place de l’activité agricole dans les espacesruraux entre 1945 et 1973. On assiste alors à un phéno-mène de désertification. La société agricole devient unesociété rurale qui cherche à maintenir son identité et àlutter contre cette désertification. Elle insiste sur lanécessité de maintenir la forme sociale de productionpaysanne. Les exploitations appliquent la polyculture-élevage. Le principe est que la famille cherche avanttout à se nourrir grâce à son exploitation et à produiresur place tous les intrants qui lui sont nécessaires. Lesurplus agricole peut être vendu pour permettre àl’exploitant de réaliser certains investissements.

Les transformations les plus importantes vont naîtreà partir des années 1970 sous l’effet de l’installationdu modèle agricole dominant et de la politique agricolecommune. Il induit une véritable industrialisation del’agriculture basée sur la recherche d’importants gainsde productivité, la concentration des exploitations et leurspécialisation. Il induit une globalisation des marchésagricoles. Il entraîne le passage à une formation familialemarchande. Les exploitations ne centrent plus leur acti-vité prioritairement sur la satisfaction des besoins de lafamille mais se spécialisent et externalisent pour dégagerun surplus. Le paysan peut se muer en jardinier s’il choi-sit de conserver un jardin pour sa consommation proprede légumes ou pour se détendre. Cela peut même allerjusqu’à la forme sociale capitaliste où comme dans lestrès grandes exploitations, le propriétaire ne va jamaissur le terrain, voire se contente de posséder des titresreprésentatifs de la propriété agricole. À la suite de cesmutations, on entre dans l’ère du développement terri-torial des espaces ruraux. Ceux-ci vont se constituer enterritoires cherchant à construire leur identité etconscients de disposer de ressources propres. Ils vontbénéficier d’un important mouvement social qui aspireà un retour au pays et d’un important mouvement dedécentralisation.

La typologie proposée part d’un point de vue diffé-rent de celle établie par la Datar pour la prospective2020. Elle est le fruit d’une vision différente du rapportde l’espace rural à l’espace urbain. Les territoires ne sontplus soumis à l’espace urbain puisqu’ils ont des potenti-alités de développement par eux-mêmes. Il y a toutd’abord deux catégories de zones favorables. La pre-mière catégorie ne raisonne pas en termes de développe-ment territorial. Cela correspond soit aux zones qui ontbénéficié d’importants investissements des pouvoirs

publics pour maintenir un minimum d’activités dans dessociétés rurales ; soit aux zones qui bénéficient de condi-tions naturelles exceptionnelles et ont pu maintenir uneéconomie agricole très industrialisée répondant auxcanons du modèle dominant. La seconde catégorie vas’appuyer sur le développement territorial pour produiredes produits agricoles, industriels et artisanaux spéci-fiques. La troisième catégorie est celle des zones difficileset intermédiaires qui ont de gros problèmes d’enclave-ment et/ou des conditions naturelles trop difficiles pours’intégrer au modèle dominant ou n’ont pas bénéficiéd’aides des pouvoirs publics.

La deuxième partie présente les principales compo-santes du développement territorial. Elle est organiséeautour de trois concepts fondamentaux qui font l’objetd’un chapitre ; ils s’enchaînent de façon logique pourdémontrer la validité du modèle et mobilisent un certainnombre d’exemples.

Chaque espace rural dispose de ressources quiexpriment les potentialités d’un lieu. Elles sont doncphysiques ou non. Elles sont potentielles parce qu’ellesne sont pas forcément activées, autrement dit utiliséesdans un processus de production. Ces ressources sontgénériques ou spécifiques. Les ressources génériquessont transférables d’un espace à un autre par un échangemarchand. Elles existent ailleurs sous une forme stan-dard comme la main-d’œuvre, le capital, les matièrespremières, l’information. Certains produits peuventcependant changer de statut et devenir spécifiques alorsqu’ils étaient génériques. C’est le cas, par exemple, desproduits agricoles destinés à l’économie domestique oude proximité qui vont être mis sur le marché. Les res-sources spécifiques ne le sont pas parce qu’elles reflètentle « génie des lieux » exprimant une nouvelle organisa-tion du système localisé de production. Plus précisé-ment, leur transfert entraînerait un coût de réaffectationdéterminée par le contexte. Tous les facteurs de produc-tion à l’exception des matières premières peuvent deve-nir spécifiques s’ils sont liés à un contexte particulier. Ilest donc très difficile de leur donner un prix. Les res-sources spécifiques font partie intégrante de la solutionaux problèmes productifs. Elles résultent d’un processusd’apprentissage collectif long qui renvoie à la mobilisa-tion d’éléments non marchands élaborés dans un espacede proximité et fondé sur la réciprocité. L’échange fondésur la réciprocité reste contraint dans le temps et basé surdes éléments non monétaires comme la confiance oul’estime.

L’activation d’une ressource relève d’une véritablestratégie de développement qui permet de lutter contreles effets de la mondialisation. Il s’agit dès le départ d’évi-ter que la ressource potentielle se transforme en res-source générique mettant ainsi tous les territoires enconcurrence dans le cadre du marché global. Les auteursparlent de stratégie de spécification. La ressource

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générique peut être activée sur la base d’une logiquemarchande. La ressource spécifique, elle, est souventactivée sur la base d’une logique non marchande oud’engagement. Le changement de statut est possible maismoins facile en termes de coûts de réaffectation. Pouractiver la ressource spécifique, il faut notammentmobiliser les différentes formes de proximité et en par-ticulier la proximité institutionnelle ou culturelle. Laspécification accompagne souvent le processus de révé-lation du territoire qui prend conscience de l’existenced’un stock de ressources dont il ne connaissait pas apriori l’existence. L’activation d’une ressource n’a de sensque si la ressource spécifique se trouve valorisée au tra-vers de produits pouvant être vendus sur un marché. Leprocessus vise donc d’abord la valorisation de ressourcesterritoriales attachées à des pratiques très anciennes etsignificatives du processus d’engagement. C’est le casnotamment dans les démarches de création d’une appel-lation d’origine contrôlée (AOC). La différenciation ou laspécification, les auteurs utilisent parfois indifférem-ment le même terme, relève de deux mécanismes. Le pre-mier mécanisme vient du réseau créé autour des res-sources spécifiques. La mise en réseau renforce lecaractère spécifique et non transférable de la ressource.Les participants au réseau s’engagent non seulement àrespecter les normes de spécificité de la ressource, maisils contribuent à leur caractère intransférable puisqu’ilssont attachés collectivement à son territoire d’activation.De leur côté, les ressources génériques sont transférablesindividuellement parce qu’elles sont exemptes de touteexternalité positive ou négative. Le second mécanismevient du panier de biens créé pour le consommateur.Celui-ci va acheter un produit du terroir pour sa capacitéà couvrir un besoin physiologique (se nourrir, parexemple) mais aussi et surtout parce que cela répond àun besoin d’appartenance à un territoire. Cela contribueen même temps à renforcer la spécificité des autres pro-duits du terroir.

L’activation d’une ressource et sa valorisation ne sontpossibles que dans le cadre de l’exercice d’une certaineforme de gouvernance territoriale qui crée les conditionsd’un développement territorial. Il s’agit de favoriser uneréelle intégration des relations hors marché dans la dyna-mique de construction du territoire. Le territoire peutêtre donné ou construit. La construction du territoirerepose sur le pouvoir politique au sens large : États, privé,associations qui jouent un rôle particulier dans cettemobilisation. La dynamique des territoires s’appuie surune démarche mobilisant l’analyse stratégique : diagnos-tic, prospective, planification. Elle peut se décomposeren plusieurs niveaux d’intégration. Les travaux empi-riques permettent aux auteurs de retenir quatre niveaux.La gouvernance peut être achevée quand les trois typesd’acteurs gèrent ensemble le processus de développe-ment. Elle peut être inachevée si la coordination entre les

acteurs pose problème, de sorte que le territoire a du malà se construire. Elle peut être déviante quand la gouver-nance est centrée sur un seul projet, sur une zone du ter-ritoire, ou quand un acteur assure seul la gouvernance.Elle peut être complexe quand elle débouche sur la pro-position d’un panier de biens.

La troisième partie qui s’intitule « Vers un nouveaumodèle de développement » a surtout un caractère conclu-sif. Les auteurs commencent par faire la distinction entremode et modèle de développement. Le premier corres-pond à la façon dont chaque unité de production des ter-ritoires peut combiner les facteurs de production demanière à provoquer son développement dans uncontexte donné. Le second fait par contre référence à lasimilitude existant entre l’ensemble des processus cor-respondant aux modes de développement choisis par lesunités de production. Le modèle permet d’évacuer lerelativisme du contexte, même si les auteurs refusentl’idée normative d’un modèle. Le développement territo-rial est cependant un modèle parce que l’on retrouvedans tous les espaces ruraux l’idée que les processus dedéveloppement visent à mobiliser les acteurs pourconstruire un territoire qui permettra de valoriser denouvelles ressources. Ils poursuivent en rappelant lescaractéristiques du développement territorial. Celui-cis’appuie sur la création d’une rente de qualité territorialequi est le résultat de la valorisation des ressources spéci-fiques du territoire. Il s’appuie sur une modification durapport au marché. Le territoire se situe entre les unitésde production et le marché. Il repose sur une prise deconscience des acteurs de l’existence de ressourceslocales et sur une certaine forme de gouvernance. Leseffets de ce modèle de développement se trouvent ducôté de la sécurité alimentaire des populations et la cou-verture des besoins fondamentaux. Pour les zones diffi-ciles, cela passe par une augmentation des revenusmonétaires dans le cadre d’une circulation locale desvaleurs créées et d’un enrichissement limité. On n’estdonc pas dans un modèle de développement qui induitune fuite en avant dans l’accumulation de richesses.L’ouverture des territoires vers l’extérieur est maîtriséepour éviter la soumission à la logique du modèle domi-nant. Cela suppose la mise en place d’une véritable gou-vernance économique fondée sur une démocratie partici-pative. Le développement est endogène, autoentretenuet intégré en ce sens qu’il permet en partant d’unelogique « bottom up » d’assurer par soi-même ses propresconditions de vie et l’interaction entre tous les processusmis en œuvre dans le développement du territoire.

Philippe Duez(Université d’Artois, UMR 9221 LEM, Arras, France)

[email protected]

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Cultures du risque en montagne. Le Pays ToyMonique Barrué-Pastor (Ed.)L’Harmattan, 2014, 624 p.

Cet ouvrage traite de la relation au risque des habitantsdu « Pays Toy ». Cette appellation désigne un territoiresitué dans les Hautes-Pyrénées et qui correspond géo-graphiquement au canton actuel de Luz-Saint-Sauveur,constitué des trois vallées de Luz, Barèges et Gavarnie.Pour être exact, il faudrait d’ailleurs parler au pluriel« des » relations au risque de diverses communautéshabitant, fréquentant ou intervenant dans la gestion dece territoire, communautés dont la nature et la diversitéont par ailleurs évolué au fil du temps, des bergers éle-veurs traditionnels aux touristes contemporains. L’ana-lyse de ces évolutions au cours des deux derniers sièclesest un des objectifs et un des intérêts de cet ouvrage. Demême qu’il serait plus exact de parler des relations« aux » risques au pluriel, même si le risque d’avalanchesoccupe une place centrale et fait l’objet d’un développe-ment tout à fait particulier dans l’ouvrage. Le rapport àd’autres risques, d’ailleurs pas uniquement « naturels »,occupe une place importante dans l’analyse, même si cesrisques ne sont pas aussi longuement développés que lesavalanches.

Ce volumineux ouvrage de plus de 600 pages consti-tue d’une certaine façon un rapport des recherchesconduites au cœur de ce territoire depuis plus de vingtannées par l’auteure, au sein d’une équipe s’élargissantprogressivement, y compris en termes de pluridiscipli-narité (géographie, ethnogéographie, aménagement,architecture, agronomie, histoire…). Ces recherches ontla particularité, et le grand intérêt pour l’analyse propo-sée, d’avoir reposé sur deux enquêtes auprès des popu-lations de ce territoire, conduites à 20 ans d’intervalle (en1988-89 et 2007 et 2009).

En introduction, l’auteure rappelle la séquence destravaux de recherches ayant jalonné le cheminement dontil est rendu compte dans cet ouvrage. Les disciplinesmobilisées sont précisées ainsi que quelques caractéris-tiques-clés du territoire d’étude, le Pays Toy, et des com-munautés qui y vivent, d’éleveurs-bergers notamment,des risques qui s’y rencontrent et d’éléments patrimo-niaux particuliers, notamment architecturaux. Enfin, lastructure générale du livre est exposée et commentée.Pour qui ne connaît pas en amont les caractéristiquesparticulières de ce territoire, la présentation nécessaire-ment rapide, en introduction, de ces différents aspectspeut à ce stade laisser interrogatif sur ce qui distinguetant le Pays Toy d’autres vallées de montagne, ou sur lesraisons de la focalisation annoncée sur le risque d’ava-lanches et les caractéristiques architecturales de bâti-ments d’alpage. Les réponses à ces éventuels questionne-ments sont apportées chapitre après chapitre à la lecturedu document.

Une première partie intitulée « Risque, histoire, iden-tité et territoire » présente dans un premier chapitre leschoix théoriques et méthodologiques opérés en termesd’interdisciplinarité notamment, mais aussi pour collec-ter les données et les informations nécessaires à l’étude, àpartir d’archives, de la presse régionale, d’entretiens, dela toponymie, de la topographie, de l’analyse du pay-sage, etc. Le tout est d’ailleurs regroupé sur un CD-ROM(32 p.), sur support cartographique, joint au livre. Le cha-pitre suivant entre dans le détail de l’histoire du PaysToy durant les deux derniers siècles, et des principauxfondements de la culture du risque et de l’identité collec-tive de ce territoire. C’est en particulier dans ce chapitreque l’on comprend certaines originalités des sociétésanciennes de ces vallées, jouissant d’une large autonomiede gestion et de régulation, et pratiquant des règles tra-ditionnelles d’usages en matière de transmission d’héri-tage qui sont tout à fait originales. Dans cette partie sontaussi passés en revue les principaux risques, de toutesnatures, auxquels ces communautés étaient confrontées,et les moyens qu’elles avaient mis en œuvre pour « vivreavec ». Dans le troisième chapitre sont analysés les liensentre identité, culture et territoire Toy. C’est dans ce cha-pitre que l’on apprend les origines et le sens de cettedénomination, illustrés notamment par la transcriptionde quelques entretiens avec des habitants se reconnais-sant plus ou moins « Toy ».

Un dernier chapitre, assez court, termine cette présen-tation générale en proposant une chronique de l’histoiredu risque dans le canton de Luz-Saint-Sauveur.

La deuxième partie, « Risques, savoirs et architecturevernaculaire », se concentre sur une forme de lecture durisque et de son intégration par la société locale des éle-veurs dans le Pays Toy, au travers des caractéristiquesparticulières de l’architecture des granges fortifiées, spé-cialement adaptée au risque d’avalanches. Le premier desdeux chapitres de cette partie en constitue une sorted’introduction, qui confronte, pour commencer, lestypologies des avalanches en usage respectivement ausein de la communauté scientifique et technique dudomaine et au sein des communautés traditionnelles deces vallées. Sur cette base sont ensuite passées en revueles diverses formes de génie paravalanche qui ont étémises en œuvre sur ce territoire, dont ces techniquesd’architecture particulières que les habitants bergers-éleveurs ont progressivement développées pour leursbâtiments les plus exposés. Le second chapitre présentede façon très détaillée la typologie relativement diversi-fiée de cette architecture vernaculaire adaptée au risqued’avalanches, en s’appuyant sur de nombreux schémas,plans et photographies.

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La troisième partie s’intéresse aux « Vécus, représen-tations et pratiques du risque ». Comme l’annonce unpremier court chapitre d’introduction, cette partie estfondamentalement basée sur l’exploitation de la « paroledes Toy » ; cette parole a été recueillie à deux reprises,quelquefois auprès des mêmes personnes, à vingt ansd’intervalle au cours des deux campagnes d’entretiensréalisées respectivement en 1988-89 et en 2007 et 2009. Cechapitre introductif détaille également les méthodolo-gies d’entretien et de transcription adoptées. Le chapitresuivant décrit l’évolution des représentations collectivesinstitutionnalisées des risques par les communautésmontagnardes depuis la création des communes, soit pourla période 1843-2009. Il commence assez naturellementpar le rappel et la description des structures de gestioncollective supports de ces représentations. La mise enperspective d’entretiens réalisés avec les deux derniersmaires de Gèdre offre un éclairage spécifique de lapériode la plus récente, de 1977 à 2009, révèle la variétédes représentations et l’importance plus ou moins grandeaccordée à différents types de risques, et esquisse despremières pistes d’explications de cette diversité.

Avec près de 170 pages, le chapitre suivant est de loinle chapitre le plus long de l’ouvrage. Il livre la transcrip-tion in extenso des entretiens réalisés, et répétés, avec dixhabitants du Pays Toy correspondant aux profils identi-fiés comme représentatifs de la typologie proposée desvécus des risques par les bergers éleveurs du Pays Toy.La matière est abondante et très riche, et pourrait êtreexploitée à d’autres fins que ce livre. La lecture du détailde ces entretiens, bien que pouvant paraître fastidieuse,permet de « faire connaissance » avec les témoins inter-viewés, de rentrer assez loin dans la compréhension deleurs vécus, et par conséquent d’avoir une lecture d’autantplus « juste » de leurs récits. Ce chapitre se termine parla proposition d’une esquisse de grille de critères de

différentiation des profils identifiés dans la typologieillustrée par ces dix témoignages.

Pour finir, une quatrième partie propose une relec-ture de la question de la gestion des risques dans le PaysToy, au filtre des dispositifs de l’action publique. Asseznaturellement, dans un premier chapitre sont considérésle dispositif des Plans de prévention des risques (PPR) etla façon dont son formalisme influence ou détermine laprise en compte des risques naturels par la scène territo-riale du risque. Le chapitre suivant examine la manièredont le risque a été pris en considération et intégré à laconstruction et à la diversification de l’offre touristiquedes sports de montagne.

Enfin, dans une conclusion générale, l’auteure s’at-tache à resituer cette analyse principalement centrée au-tour des risques d’avalanches dans une perspective pluslarge tenant compte d’enjeux globaux, en termes de pro-tection de la biodiversité et de développement durablenotamment, susceptibles de recomposer les priorités, ycompris sur ce territoire en rapide évolution.

C’est donc une découverte très riche et très complètede ce territoire particulier du Pays Toy que propose cetouvrage, décliné le long du « fil rouge » que constitue laprise en compte au fil des siècles des risques naturels,d’avalanches en particulier. Les autres problématiquesde développement et d’évolution du territoire, porteusespour certaines d’autres types de risques potentiels, nesont pas négligées pour autant, et constamment mises enperspective dans la lecture territoriale très complète quiest proposée.

Didier Richard(Irstea, Unité de Recherche « Érosion torrentielle, neige

et avalanches », Grenoble, France)[email protected]

Que donne la nature ? L’écologie par le donAlain Caillé, Philippe Chanial, Fabrice Flipo (Eds)Revue du M.A.U.S.S., 42, 2013, La Découverte, 247 p.

All contemporary societies equally face the momen-tous challenge of developing economic activities thatenhance the wellbeing of their people while ensuring theevolving maintenance of integrated social and ecologicalsystems. To conciliate economic development with thepreservation of nature not only represents one of thegreatest political challenges of our times, but also callsfor a cultural revolution in the way we think about theenvironment. In response to these challenges, a newcollective consciousness is fast developing, especiallyin the old industrialized countries, where it is increas-ingly thought that other forms of knowledge, ethics andvalues (beside scientific knowledge and technological

applications) are urgently needed to guide humanbehaviour and environmental decision-making.

By dedicating a special issue to nature as agiving agency, the well-known anti-utilitarian journalM.A.U.S.S. proposes to explore some of these value ques-tions. Contributions to this volume (16 printed, and11 additional ones available electronically on-line)investigate what nature gives to modern humans apartfrom the obvious resources they use, commodify andtrade. In line with the journal’s mission, which is toshow the universal applicability of Marcel Mauss’s sym-bolic approach to the economy, all contributors wonderwhether the relationship between modern societies and

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nature is really reducible to market exchanges, orwhether it could (or should) be envisaged as a two waygift exchange. As argued by Mauss, for whom the logic ofthe gift underlies all forms of exchange, and as illustratedethnographically in the journal since its creation, evenwhere the commodity form prevails, such as in capitalistsocieties, the economy can never be fully commodified,as it still depends on trust, gift giving, and non-marketvalues. Nowhere, in other words, are there commoditieswithout gifts. Why not, therefore, apply Mauss’s under-standing of the obligations that necessarily underpinhuman exchanges to the relationship we entertain withnature? Why not use Mauss’s insights to re-imaginenature as an inalienable source of value, and rethink itspresence in our lives from a biocentric perspective?

According to the editors (Alain Caillé, PhilippeChanial, and Fabrice Flipo), who provide a lengthyintroduction to the volume, the productivity of nature islike that of human labour; it is first and foremost a gift.As long as the act of giving exceeds the acts of buyingand selling, relationships will be irreducible to aliena-tion, exploitation, or predation. Gift giving, which struc-tures relations between humans, can be shown to beevery bit as central to the relations we entertain withnonhumans. Looking at nature as a giving entity allowsus to interrogate the acts of giving that go on betweenhumans and nature. Caillé, Chanial, and Flipo invite usto wonder about the identity of this partner we haveneglected for so long. The concept of nature as life’s webis present in all cultures. It is the reciprocal Other parexcellence. Under the name of cosmos, universe, Earth,Mother Earth, pachamama, Gaïa, or of any other of theterms used since immemorial times to name its encom-passing living presence, nature appears to us as a univer-sal totality that precedes us, and exceeds us. Rather thana given, it is a giving force from which we receive, andtowards which we should feel an obligation to recipro-cate. A kincentric worldview (that is, the cultivation ofrespectful relations with plants, animals, and landscapefeatures apprehended as members of an extended kinnetwork) is common among indigenous and traditionalpeoples. Modern people, by contrast, need phenomenol-ogy and methodological animism to reconnect with asubjective apprehension of the world (p. 12-15).

Various contributions illustrate the intrinsic, non-util-itarian value of nature, and show how we can open our-selves to the possibilities of new forms of inter-speciescooperation (Hallé, Pierron, Chanial, Raynal, Rogues).The concept of ecological debt, elaborated by LatinAmerican political ecologists in the 1990s within theframework of dependency theory and uneven economicdevelopment acquires new meanings once nature isenvisaged as a giving subject. The debt that uniteshumans and nonhumans can never be extinguished, orfully compensated for (Azam). As such, it constitutes the

bedrock of sustainable societies. The gifts of nature, ofcourse, are not devoid of ambivalence; death and ill-nesses are as much gifts of nature as life is (Chanial,Fenberg).

Other contributors (e.g. Pierron, Raynal) discuss, likeAzam, the futility of green economic instruments such asdebt swaps, payments for ecosystem services, or carboncredits. The issue goes further than simply recognizingthat the on-going debt we have towards the beings ofnature (and life in general) renders us insolvent (p. 132).If we apply the logic of the gift systematically, we cometo realise that ecological credits do not derive from prop-erty relations, or from relations of appropriation. Thelanguage of ecological debt, therefore, is entirely differ-ent from the language of standard economics. It derivesfrom an understanding of propriety as presence to theworld, founded on the collective decision of non-use, oruse followed by restitution, which seals the perpetualalliance between earth and the human community.

The issue of productivity is taken up by variousauthors (Pierron, Caplat, Vatin). In a fascinating discussionof the Physiocrats, Adam Smith, and Jean-Baptiste Say,Vatin shows how modern economics has evolved fromconceptual disagreements about the respective contribu-tions of nature’s work and human labour to capitalgrowth. He further explains that French and Germanpolitical economists built their theoretical models ofnature’s productivity on forests to measure wealth thatis not dependent on human labour. The early modernnature economics was thus developed in relation to aparticular modelling of time, the time it takes for trees togrow to maturity. Moreover, forests played a key role inarticulating jural discourses about private (short-term)interests and general (long-term) utility, the latter oftenunderstood as public good to be placed under state cus-tody. Vatin concludes that questions regarding whatnature gives are interesting only in so far as they impli-cate human labour, its productivity, and, more generally,the organization of economic life among humans. He goesas far as saying that “What we call nature is the sum ofthe relations between humans over time” (page 177). Theissue remains, however, that whereas standard econom-ics base their models on instantaneous time, humans, likeother living beings, live their lives according to a multi-tude of temporalities. Latouche further elaborates thispoint in his discussion of degrowth economics, and sodoes Flipo, through a survey of 19th century and 20thcentury political ideas.

Although analyses of indigenous, peasant and tra-ditional cultures figure prominently in the editors’approach, only two contributions offer detailed analysesof indigenous knowledge systems (Saladin d’Anglureand Morin). Whereas Saladin d’Anglure illustrates thecomplexities of the Inuit universe, Morin shows howBolivia and Ecuador, on the one hand, and the United

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Nations system, on the other, have reworked indigenousideas about earth rights and human obligations. Theemerging planetary discourse about life lived in har-mony with nature opens up a normative space forrelational ethics. However, as Morin shows, ‘living well’and ‘living better’ represent contrastive normative dis-courses. If everyone seems to agree that we can fullyachieve our humanity only by relating to the nonhuman,alternatives to current development models are far fromconsensual.

If Marcel Mauss is to be our guide towards sustaina-bility, if humanity has truly become (universally and

phenomenologically) animist, and if transforming ourenemy into rivals or allies is part of the solution to theecological crisis, there remains, then, much thinking andacting to be done. The authors of this collection are to bepraised for having taken a first step in the right direction.

Laura Rival(University of Oxford, School of Anthropology

and Museum Ethnography, Oxford, United Kingdom)[email protected]

Les animaux : deux ou trois choses que nous savons d’euxVinciane Despret, Raphaël Larrère (Eds)Hermann, 2014, 312 p.

Cet ouvrage, publié en 2014 aux éditions Hermanndans la collection « Colloques de Cerisy », provient effec-tivement d’un colloque qui s’est tenu au Centre culturelinternational de Cerisy-la-Salle en juillet 2010. J’y avaispersonnellement participé en organisant une sortie deterrain consacrée aux chevaux mais sans en laisser detrace écrite dans l’ouvrage (chacun sait que l’équitationest avant tout un art de l’éphémère…).

Il fait un peu plus de 300 pages, inégalement organi-sées en trois grandes parties : « Décliner les espècescompagnes » (150 pages en 6 chapitres inégaux),« L’éthologie au laboratoire » (une centaine de pages en5 chapitres) et « L’éthologie de plein air » (50 pages en6 chapitres). Chacune de ces parties est introduite par lesdeux éditeurs qui étaient également les deux codirec-teurs du colloque, comme c’est la coutume à Cerisy. Cescourts textes sont très bien écrits en ce sens qu’ils incitentle lecteur à poursuivre au sein de la partie qui suit… sansvouloir rien éviter tant leurs rédacteurs nous appâtentavec intelligence et gourmandise. On sait bien que lescolloques de Cerisy rassemblent des participants trèsdivers et qu’il n’est pas toujours facile de donner unecohérence aux ouvrages qui en sont issus. Mais ici juste-ment, les éditeurs s’emparent de cette diversité pour enfaire une richesse, dans un ouvrage centré sur les rela-tions que des hommes, des groupes, des sociétés entre-tiennent avec les animaux. Ils emploient ainsi la méta-phore de « partenaires bizarres » pour s’interroger surnotre manière paradoxale de tisser des relations éven-tuellement très étroites avec des partenaires dont nous nemaîtrisons pas la pensée, même si on se donne lesmoyens d’apprécier leurs comportements avec nous :« car c’est bien cette proximité et cette différence qui faitque l’animal est bon à penser », nous rappellent-ils. Ettout l’ouvrage, dans sa diversité même, y contribue !

Attention, ainsi qu’ils le soulignent eux-mêmes,n’allons pas chercher là poissons, mollusques, batra-ciens, reptiles, insectes ou arachnides, il s’agit essentielle-ment des vertébrés supérieurs, oiseaux et mammifères,qui sont au premier rang des espèces « compagnes »(ainsi que le terme est souligné : « celles avec qui on par-tage le pain »). Les éditeurs s’interrogent néanmoins surce que cela aurait pu donner avec les innombrablesespèces non traitées, mais ce sera pour une autre fois ! Cequi compte ici c’est ce qui nous relie aux animaux decompagnie, d’élevage ou simplement à ceux que l’onobserve (pour les combattre, comme les taupes, ou lesadmirer et les étudier comme les herbivores sauvages) etréciproquement, la manière dont ces animaux eux-mêmes s’impliquent dans ces relations proches ou loin-taines, quotidiennes ou sporadiques…

L’ouvrage mêle ainsi des textes théoriques, voire phi-losophiques, des témoignages de praticiens des ani-maux, des réflexions sur ce que signifient ces interactionsétroites que tous les auteurs connaissent et pratiquentavec le monde vivant à travers les bêtes auxquelles ilss’intéressent, quels que soient justement leur position etle type d’intérêt ou d’affection qu’ils développent.

La première partie vise ainsi à cadrer le cœur du pro-pos collectif : il ne faut peut-être pas commencer par lepremier texte, celui de Donna Haraway, et le garder pourune lecture ultérieure. Selon moi, on apprécie mieux sondéveloppement du jeu de ficelles comme sa métaphorede la reconstruction et de la recréation permanente desinteractions après avoir lu les textes qui suivent1. Ainsi,

1 Ce n’est pas la partie de l’ouvrage à lire dans le train ousur une terrasse au soleil, car il faut être équipé d’une solideconnexion Internet pour aller chercher les nombreux renvois àdes sites web qui émaillent ce texte dont la lecture n’est pas facile(un coup de chapeau au passage à nos deux éditeurs qui l’onttraduit depuis l’anglais, car cela n’a pas dû être simple...).

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après un rappel des débats philosophiques sur les ani-maux « machines » ou êtres sensibles par Catherine Lar-rère, les textes qui suivent apportent une succession deréflexions originales : sur la manière dont la recherchehistorique (Éric Baratay) peut se positionner sur l’his-toire des interactions entre les hommes et les animaux (àpartir d’une diversité de sources disponibles) et non plusseulement sur les animaux vus par ce que les hommes endisent ; sur la question de savoir si on peut parler du tra-vail des animaux, en particulier des animaux domes-tiques, Jocelyne Porcher développe et défend ses expé-riences personnelles et son analyse qui l’ont conduite àproposer une vision radicalement nouvelle du rôle desanimaux dans de nombreuses activités partagées avec leshumains et dont les développements me paraissent par-ticulièrement prometteurs. Les deux derniers textes, letémoignage de Joëlle Hofmans et les réflexions de JérômeMichalon2, issues de sa thèse, portent sur l’intimité desrelations sociales avec des animaux de compagnie et surleur usage dans des procédures thérapeutiques. Danscette dernière situation, il est intéressant de noter que lesrecherches visant à objectiver cet effet thérapeutiquepar l’expérimentation reviennent à réifier l’animal et àperdre tout le sens de son action, qui repose sur un sys-tème d’interaction résistant à toute instrumentalisationexpérimentale.

Dans la partie suivante, ce sont des chercheurs étho-logues universitaires (Dalila Bovet), du CNRS (GeorgesChapouthier) ou de l’Inra (Alain Boissy, Xavier Boivin)qui rendent compte de leurs interrogations, en tant quespécialistes de l’étude du comportement animal. En quel-ques pages, Raphaël Larrère se pose en porte-parole duressenti de ceux, techniciens et animaliers, qui sont char-gés de la mise en œuvre des protocoles conçus par leschercheurs.

La dernière partie, enfin, apporte des réflexions et destémoignages sur les approches de terrain auprès d’ani-maux « sauvages » (encore que les lapins se révèlent sousbien d’autres formes) avec des textes d’André Micoud,Isabelle Arpin, Coralie Mounet, Céline Granjou, GeorgesGonzales, Marie-Line Maublanc, Raphaël Larrère,Lucienne Strivay et Catherine Mougenot.

Comme tout ouvrage issu d’un colloque de Cerisy, celivre exprime les points de vue de ceux qui étaient là, il neprétend donc pas à une synthèse sur la question mais àune interpellation à partir de regards de philosophes, dechercheurs de différentes disciplines (spécialistes ou nondes animaux), de praticiens, etc., rendant compte de leurstravaux à partir d’observations, d’expérimentations, de lalittérature ou d’archives, mais aussi de réflexions à partird’expériences personnelles sur leurs relations avec lesanimaux. Celles-ci sont ainsi parfois objets d’étude, ins-pirations philosophiques sur le monde vivant incluant

les hommes tout comme les animaux, ou tout simple-ment expression des émotions issues de cet étrange par-tage avec ces « partenaires bizarres », sans que ces pointsde vue soient exclusifs les uns des autres. C’est ce qui faitl’intérêt de cet ouvrage, et même si les auteurs renvoientsouvent à leurs publications scientifiques, au moins pourles chercheurs, ils n’auraient vraisemblablement pas pule faire de cette façon dans un article scientifique. Et c’estbien souvent ce mélange qui donne du relief à cetouvrage. Merci à Cerisy, car c’est bien là l’esprit des col-loques qui s’y tiennent, et merci aux directeurs pour leuréclectisme dans l’invitation des participants et donc desauteurs, ainsi que pour la grande liberté éditoriale qu’ilsleur ont laissée…

Si je devais résumer en une formule simple ce que j’aiappris à l’occasion de ce colloque et retrouvé dans cetouvrage, c’est qu’il faudrait s’intéresser aux animauxpour ce qu’ils sont et pas seulement pour ce qu’ils font,ou pas, bien ou mal, et tout particulièrement pour cequ’ils font dans les situations dans lesquelles nous lesmettons, selon un protocole – expérimental ou non – etqui n’ont éventuellement aucun sens pour eux ! Pensonsainsi aux perroquets paresseux, à la jeune mère bouque-tin, à la taupe astucieuse qui finit par céder, à la girafe deCharles X, au malheureux taureau qui a tué Manolete, àl’athlète équin qui roule des naseaux, à la jument qui serefait une vie à la campagne, et, je l’imagine sans peine, àla chienne championne d’agility3 qui accompagne DonnaHaraway dans ce jeu à deux ! D’autant que nous ne pou-vons percevoir ce qu’ils sont qu’à partir de ce que noussommes, c’est-à-dire des interactions, des relations quenous sommes capables de construire avec eux (à desfins particulières4) et pas seulement à partir de l’observa-tion de leurs réactions dans les situations dans lesquellesnous les mettons… afin de mieux les comprendre ! Nousavons affaire à des relations entre sujets, donc marquéespar leur subjectivité…

Il est clair alors, que si on choisit une telle posture (etil s’agit bien d’un choix délibéré et non d’une posture quis’imposerait au nom de je ne sais quelle objectivité) dansune perspective de recherche, on va s’intéresser aux sin-gularités de ces êtres et on ne va pas attendre de produiredes moyennes à partir de grands nombres ou d’échan-tillons qualifiés de représentatifs… Et c’est bien à partird’une collection d’observations singulières, abordéesdans et avec leur contexte, à partir de leur situation his-torique, géographique, sociale, politique, etc., que nouspourrons faire émerger des réflexions et des concepts àcaractère générique. Je ne reviendrai pas sur le renonce-ment volontaire et assumé à produire des lois ou desconnaissances à valeur universelle, mais nous nous inté-

2 Voir aussi dans ce numéro le compte rendu par Jean-YvesGoffi du livre de Jérôme Michalon, Panser avec les animaux.

3 Sport canin dans lequel le chien évolue sur un parcoursd’obstacles sous la conduite de son maître.

4 Avec quelle intention entrons-nous en relation ? Cela vautpour les bêtes, les gens, les choses.

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resserons aux interactions, à leurs dynamiques, aux pro-duits5 qui en émergent et aux conditions du contexte quiles rendent plus ou moins faciles ou fructueuses. Celasuppose d’échanger, de mettre en regard (plutôt que decomparer au sens propre du terme) des situations diffé-rentes (des études de cas ?), à partir d’une interrogationpartagée, à caractère générique…

Il faudrait alors se donner les moyens de concevoirles cadres théoriques et méthodologiques qui permettentd’interpréter des ensembles d’études de cas, en ne se pri-vant pas de procéder par induction et de construire des« grounded theories » à partir des observations, afin d’allerau-delà du constat que les animaux n’ont pas « respecté »le protocole : peut-être nous en ont-ils proposé un autre,à leur façon, que nous n’avons pas su voir ! À nous detrouver (pas à eux tout de même !). Et c’est bien cela letravail de la recherche que d’éclairer ce qui paraît obscur,peu compréhensible, en particulier quand cela n’entrepas dans des grilles cognitives établies et éprouvées.

On a besoin de tels cadres, inédits, pour rendrecompte des systèmes d’interactions qui nous relient ainsiaux animaux (quand on les élève, quand on monte des-sus, quand on pratique une activité ensemble…). Maisavec des précautions importantes si ces cadres sont

empruntés à d’autres contextes, car ils ne véhiculentalors pas forcément l’environnement (social, historique,politique…) dans lequel ces cadres ont été conçus… Lesmétaphores doivent rester des métaphores, c’est ce quien fait l’intérêt, en ce qu’elles ne font qu’aider l’expres-sion quand on ne trouve pas les termes propres, maiselles ne valent pas vérité ! Et il nous reste alors à conce-voir les catégories qui rendront compte de ce que l’onveut énoncer. Il n’y a plus qu’à…

Mais l’intérêt de cet ouvrage va bien au-delà de cesconsidérations qui s’adressent à la recherche, il aide toutsimplement à penser, à travers le rapport aux animaux, lemonde vivant comme un système d’interactions socialeset dynamiques : il n’y a pas de vie sans connexions nitransformations et celles-ci reposent sur la recompositionpermanente des interactions fondées sur l’apprentissagede l’autre, mais aussi de soi-même à travers l’autre. Lesanimaux ont beaucoup à nous apprendre sur eux, et surnous-mêmes à travers eux... C’est donc bien à une inter-rogation sur les modes de production et d’usage dusavoir que nous invite cet ouvrage et sa collection d’his-toires « humanimales ».

Bernard Hubert(Inra, Unité Écodéveloppement, Avignon, France)

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Panser avec les Animaux. Sociologie du soin par le contact animalierJérôme MichalonPresses des Mines, 2014, 360 p.

L’expérience commune de qui se promène avec ungros chien, dès lors que celui-ci n’est ni rébarbatif nimenaçant (« qu’il est gentil », comme s’enquièrent lespassants avec un rien d’anxiété) est celle d’une reconfi-guration de la rue accompagnée de nouvelles rencontreset interactions de toutes sortes. Au-delà de l’anecdote,qu’en est-il avec les « animaux thérapeutes », ceux donton tient le contact pour un soin, ceux dont l’interventionponctuelle est censée soulager la situation d’une per-sonne malade ou souffrante ? Telle est la question poséepar le sociologue Jérôme Michalon dans cet ouvrage issud’une thèse dirigée par Isabelle Mauz.

Il s’agit d’étudier l’émergence et la mise en pratiquedes soins incluant le contact animalier et d’analyser leprocessus de requalification des relations entre les êtreshumains et les animaux qui accompagne cette pratique.L’objectif est réalisé en trois parties : la première docu-mente la façon dont s’est constitué un champ autonomede savoir, autour du soin par le contact animalier ; ladeuxième décrit les réseaux d’acteurs qui ont promules pratiques de soin par le contact animalier ; la troi-sième décrit et analyse les techniques et dispositifs desoins contextualisés : les pratiques y sont observées en

situation. Les méthodes mises en œuvre par J. Michalonsont variées mais bien adaptées à son propos : analysesbibliographiques et bibliométriques, analyses documen-taires et entretiens, observations et entretiens.

La première partie est modestement présentéecomme chronologique (elle s’intitule « Chronique de larecherche autour des interactions avec l’animal à but thé-rapeutique »). Mais elle est beaucoup plus qu’une simplechronique scandée par des dates « des origines à nosjours ». Il s’agit d’étudier le processus d’accréditation dessavoirs relatifs aux interactions avec l’animal à but théra-peutique. J. Michalon ne cherche pas à montrer commentla structure interne à une pratique déploie des figuressuccessives selon une logique donnée dès l’origine, maisencore implicite et en attente d’être révélée. Au contraire,il prend pleinement acte de l’imprévu et de la complexitéd’un processus encore en cours. Pour mener à bien cetteétude, il explore un vaste corpus, en anglais et en françaisprincipalement, correspondant à un inventaire critiquedes connaissances disponibles concernant les interac-tions hommes-animaux à des fins thérapeutiques.Cette littérature couvre la période 1962-2007. Les débutsde la recherche voient se succéder deux moments

5 L’anglais distingue ici, assez heureusement, output etoutcome.

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significatifs : des fondateurs, souvent psychiatres oupsychologues croient repérer, presque par hasard, que lecontact avec des animaux améliore l’état de leurspatients (1962-1985). Ces observations, une fois renduespubliques, vont être discutées par des chercheurs qui lessoumettent à des critères de validation, ceux de la biomé-decine (études statistiques, essais randomisés, etc.). Làoù le premier modèle est clinique, le second est, enquelque sorte, pharmacologique : l’animal y est appré-hendé comme s’il s’agissait d’une molécule dont l’effica-cité doit être testée (1985-2000). La littérature plus récente(2000-2007) revient enfin sur la notion de relation desoins, en interrogeant la notion de relation ou en ques-tionnant celle de soin ; on note ici quelques notationsextrêmement intéressantes et qui auraient mérité d’êtredéveloppées, sur la façon dont la profession infirmièretente de se réapproprier sa propre histoire par le biaisd’une réflexion sur l’animal à but thérapeutique. Mêmesi, en profondeur, l’objet de cette partie de l’étude est unensemble de cultures épistémiques, l’animal n’est évi-demment pas perdu de vue, chacun des trois momentsdistingués étant tributaire d’une image de celui-ci (ani-mal comme contingence ; animal détaché ; animal atta-ché). Les analyses et, surtout, les tableaux des pages 110et suivantes contribuent à donner vie à ces distinctionsqui pourraient sembler quelque peu artificielles et à lesmontrer, en quelque sorte, en action.

La deuxième partie se donne alors pour objet de retra-cer l’histoire d’une professionnalisation. Bien entendu,cette professionnalisation n’est pas une création detoutes pièces : à chaque fois, l’émergence se fait sur fondde situation antérieure et l’usage de l’animal à vocationthérapeutique se singularise par rapport à des usages quiexistent déjà. De façon générale, le contexte est celui del’animal de compagnie. J. Michalon s’attache doncd’abord à retracer la façon dont des acteurs déterminés(possesseurs d’animaux de compagnie, vétérinaires,industriels, chercheurs, journalistes, associations) ontargumenté et instauré des pratiques visant à établir queles animaux de compagnie apportent du bien-être etfavorisent le lien social, contre les soupçons récurrents demisanthropie et d’anthropomorphisme. Ce schéma estreconduit à propos du circuit chien et du circuit cheval.Dans le premier, c’est le handicap qui distingue et rap-proche à la fois les chiens d’assistance et les chiensd’intervention thérapeutique (on note de très fines ana-lyses sur le « formatage » des chiens d’assistance : les per-formances que l’on attend d’eux étant définies de façontrès précise, leur aspect physique va rapidement se« standardiser »). Le circuit cheval, lui, s’est constitué àpartir du monde de l’équitation, avec ses codes ances-traux, mais profondément modifiés, au XXe siècle, parl’émergence d’une nouvelle culture équestre. À la suitede Jean-Pierre Digard, J. Michalon caractérise cette nou-velle culture par la diversité des pratiques qu’elle

recouvre, par sa finalité hédoniste et par l’attachementau cheval comme individu. Ces distinctions, encore abs-traites, sont portées par d’excellentes pages qui expli-quent comment ce qui était initialement conçu commeéquitation pour personnes handicapées s’est transforméen rééducation par l’équitation (renommée « thérapieavec le cheval ») et enfin en équithérapie.

L’objectif de la troisième partie est annoncé aprèsune récapitulation des résultats acquis. Les savoirs, lesacteurs et les réseaux qui sont abordés dans les partiesprécédentes ayant été suffisamment décrits, il s’agitmaintenant de s’occuper de la matérialité des pratiquesqu’on y rencontre, c’est-à-dire de tout ce qui rend un dis-positif efficient (J. Michalon s’appuie ici sur la notion dedispositif, au sens de Michel Foucault). Pour présentercet aspect de son étude, il mobilise la distinction clas-sique entre matière et forme. Dans un premier temps,trois structures sont présentées : Equus, une associationloi 1901 de thérapie avec le cheval, l’IFZ (Institut françaisde zoothérapie) et l’Ehpad6 d’Aigueperse en Auvergne.La première évoque un centre équestre, la seconde uneferme pédagogique, la troisième un hôpital. Les lieux etles trames des séances qui s’y déroulent sont décrits defaçon minutieuse. Ces trois terrains, matériellement sidifférents, partagent une logique commune, celle de soins,laquelle impose ses propres exigences et ses propresperspectives. L’approche formelle est organisée selon letype de mise en relation : mise en relation par la parole,mise en relation corporelle, mise en relation objectale.Attentif aux diverses dimensions et aux différents usagesde la parole, J. Michalon distingue les situations où lesthérapeutes se font les porte-parole des animaux pen-dant la séance et celles où le fait de parler des animaux ouaux animaux a une portée thérapeutique. Les conclu-sions générales, annoncées sans grandiloquence, sontpourtant d’une très grande portée : J. Michalon opposeune logique naturaliste, où les animaux sont penséscomme physiquement analogues aux êtres humains touten étant radicalement différents par leur (absence d’)intériorité, à une logique animiste – peut-être un autreterme serait-il de nature à éviter certains malentendus –où les différences physiques entre les uns et les autresn’empêchent pas qu’ils présentent des similitudes enmatière d’intériorité. C’est, comme on pouvait s’en dou-ter, la logique animiste que favorisent les pratiquesdécrites. La partie consacrée à la mise en relation corpo-relle montre de façon précise comment le corps dupatient est transformé par le corps de l’animal. Les ana-lyses de détail y sont le plus souvent convaincantes, enparticulier lorsqu’il s’agit de montrer comment la rela-tion de soin est susceptible de s’inverser, les bénéficiairesétant les animaux tout autant que les patients. La partiesur la relation objectale s’attache aux « objets, instru-

6 Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépen-dantes.

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ments et autres entités matérielles non humaines (et nonanimales également) » (p. 275) qui entrent dans la rela-tion ; là encore, le propos est porté par des analyses et desdescriptions extrêmement précises qui en assurent la cré-dibilité.

La perspective s’élargit à la fin de l’ouvrage. Lalogique du soin par le contact animalier « passe par laproduction de personnes (d’espèces différentes) et derelations entre elles » (p. 302). Il y a création, contact etinteractions entre des mondes : monde de la santé, mondedu cheval, monde du chien. C’est le care comme activitéqui assure la cohésion entre ces mondes, face notammentà une hégémonie du monde de la santé, qui aspireraitl’ensemble vers une perspective unilatérale, celle du cure.

Le grand mérite de cet ouvrage est de donner une cré-dibilité certaine à des notions qui, chez certains sociolo-gues-philosophes, jouent plutôt un rôle d’incantation,sans guère de prise sur la réalité (care, voix ordinaires,

etc.). Ce qui peut parfois sembler déconcertant, c’est lafacilité avec laquelle des concepts massifs (celui de per-sonne, par exemple) sont intégrés dans la réflexion, cequi donne une certaine impression d’éclectisme. Maisl’auteur le dit lui-même : il a délibérément choisi d’opé-rer une hybridation entre diverses perspectives et théo-ries. De ce point de vue, son ouvrage est parfaitementconforme à ses objectifs et il fait plus que de suggérer desvoies nouvelles : il les parcourt, assez loin, et c’est unebelle aventure, pour le lecteur, que de le faire en sacompagnie.

Jean-Yves Goffi(Université Grenoble-Alpes,

Laboratoire Philosophie, Pratiques & Langages,Grenoble, France)

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La modélisation critiqueNicolas BouleauQuæ, 2014, 170 p.

La collection « Indisciplines », fondée par Jean-MarieLegay dans le cadre de NSS-Dialogues, a opportunémentpublié le dernier ouvrage de Nicolas Bouleau. Aprèsavoir été directeur de recherche à l’École nationale desponts et chaussées dans le domaine de la modélisationprobabiliste appliquée aux marchés financiers et auxrisques, Nicolas Bouleau est actuellement épistémologueà l’Université Paris-Est et à Sciences Po : sa carrière mani-feste assurément le caractère interdisciplinaire et mêmeles vertus de l’indiscipline dont cette collection veut té-moigner. Il a déjà publié de nombreux ouvrages impor-tants en modélisation probabiliste mais aussi en histoireet épistémologie de la modélisation. Ce dernier ouvrageforme comme la synthèse de ses acquis en matière de cri-tique historique et épistémologique. Il comporte six cha-pitres, des bibliographies à la fin de chaque chapitre et unindex thématique. Il est d’une lecture aisée et son styleest assez percutant : car il se veut aussi un manifeste et unvade-mecum à destination des étudiants se formant à lamodélisation. La thèse principale pourrait être résuméeainsi : devant l’essor toujours accru des pratiques demodélisation – ce que Bouleau appelle ironiquement la« modélose » contemporaine –, il est urgent d’enseignerla critique des modèles et de la modélisation. Mais cettecritique ne peut se fonder uniquement sur des discus-sions, des débats et des concertations ni seulement surl’épistémologie. La thèse maîtresse complémentaire decet ouvrage est donc la suivante : seul un modèle peutcontrer, contester et faire vaciller un autre modèle. D’où

le titre : non pas « critique de la modélisation » mais« modélisation critique ».

Il faut donc enseigner l’habitude de la contre-modéli-sation. Cela est dû au fait que la critique des modèles– souvent exigée sur le papier – est très difficile dans lesfaits : dans un modèle qui a coûté bien des efforts, desannées d’interaction et de coconstruction, tout se tient.Il devient alors presque impossible d’extirper les hypo-thèses implicites : « Par des discussions sur un seulmodèle, on reste dans des ornières de pensée. Lameilleure voie est d’en construire un autre ex nihilo. Là,les options apparaissent plus clairement » (p. 120).Bouleau distingue les modèles de la modélisation : lamodélisation est une pratique qui élabore des modèlesconçus comme outil de décision ou en vue de répondre àdes besoins spécifiques (p. 8). C’est dire l’abîme qui peutexister entre la méthode de la science classique – cettedernière étant caractérisée comme une recherche deconnaissance moins spécifique car consistant à défier lanature (p. 117-118) – et les approches par modélisation,plus ciblées. La « science défi » est celle dans laquelle« on provoque la nature en combat singulier, la loyautéde la joute étant de respecter les hypothèses qui vontgouverner les règles protocolaires de l’expérience »(p. 117). Cela « inclut la science poppérienne et la sciencenormale de Kuhn » (ibid.). La science défi favorise le lan-gage mathématique et implique pour cela une lectureépistémologique tantôt inductiviste (John Stuart Mill),tantôt réfutationniste (Karl Popper) : dans les deux cas,l’accent est mis sur la théorie mathématique que notre

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rapport de défi à la nature nous permet d’axiomatiser(p. 116). Bouleau soutient qu’une autre forme de pra-tique scientifique se dessine avec la modélisation : le lan-gage mathématique y domine encore plus que jamais,mais il y a, selon lui, une place pour le pluralisme. Cetteplace se donne à voir si l’on rappelle deux faits prochesmais distincts : 1) une axiomatisation mathématique peuttoujours bénéficier d’une pluralité d’interprétation,même à l’intérieur des mathématiques ; 2) un modèlemathématique est toujours sous-déterminé par les don-nées si elles sont en nombre fini.

Bouleau soutient donc clairement une épistémologiesémantique des modèles. Un modèle est l’interprétationd’une théorie. Plusieurs participants à la constructiond’une même modélisation peuvent interpréter diverse-ment une même relation formelle. De fait, pour Bouleau,la science produit toujours des dispositifs de type lin-guistique : à côté des langages formels qu’instituent lesaxiomatiques mathématiques, les modèles eux-mêmessont souvent nommés « langages hybrides » par l’auteur.Le langage hybride mêle du langage ordinaire, du lan-gage des « sciences défis » et du langage des sciences del’ingénieur (p. 71). Ce langage hybride serait le lieu lin-guistique de la conception des interprétations des forma-lismes mathématiques et informatiques mis en œuvredans les modèles. Il y aurait donc une hiérarchie de lan-gages qui entretiendraient entre eux des rapports d’inter-prétation, avec, vers le bas, des langages hybrides, plusconcrets, sensibles aux besoins comme aux contextesd’énonciation et d’usage. Dans sa propre approchesémantique des modèles, l’épistémologue Bas C. vanFraassen7 avait insisté sur l’intérêt qu’il y avait à considé-rer les modèles non plus comme des productions linguis-tiques, mais parfois comme des structures d’objetssusceptibles d’interpréter simultanément des théoriesdiverses, cela de manière à rendre possibles le calculconjoint de ces théories et donc leur application simulta-née : dans cette perspective sémantique, il ne s’agit déjàplus d’évoquer une hiérarchie de langages. En outre, lesdonnées sous-déterminent certes les modèles et les théo-ries ; mais les modèles sous-déterminent les théories ; etles théories sous-déterminent leurs modèles aussi. Sur cepoint, il y aurait donc lieu en fait de distinguer dès ledépart au moins trois grands types de rapport distinctsentre modèle et théorie (Leo Apostel, en 1960, en avaitsignalé davantage) : les modèles théoriques (ébauches dethéorie), les modèles de théorie (interprétations d’unethéorie) et les modèles pour une théorie (illustration dethéorie). Quoi qu’il en soit, pour Bouleau, il est impor-tant que les modélisations – même complexes – soientconsidérées au final comme des dispositifs essentielle-ment linguistiques, c’est-à-dire comme des moteursd’énonciations et de savoirs à format propositionnel.

On peut le comprendre : cela est nécessaire pourrendre opératoire la dialectique entre modèles, même sil’auteur n’assume pas complètement cette notion,notamment son lien avec une supposée synthèse(p. 144) : pour qu’une modélisation puisse en critiquerune autre et ne pas venir simplement se ranger à sescôtés, se juxtaposer à elle, comme une vision du mondede plus, il faut que les modèles puissent en partie secontrer frontalement. Et cela ne semble pas pouvoirmieux se faire que dans l’élément du « dire ». Le maintiendans le dire permet le maintien dans la possibilité de lacontradiction. Les faits se contrarient mais ne se contre-disent pas. La modélisation devient effectivement cri-tique si le contre-modèle peut contredire directementune partie des énonciations que permet d’engendrer lepremier modèle (p. 160). Un certain nombre de lecteursde NSS savent combien la comparaison de modèles peutelle aussi se révéler à certains égards difficile, ne serait-ceque parce que la simple publicité des modèles a long-temps été un problème. On perçoit un autre sujet à débatdans cet ouvrage : l’auteur admet souvent que le modèleest aussi et avant tout une représentation simplifiante(p. 8, p. 33). Par ailleurs, il propose d’introduire la notionde covérités pour désigner la pluralité des modélisationset des hypothèses chaque fois associées pour traiter unproblème (p. 143). On conçoit bien que dans cette partiede la « science défi », où la théorie mathématique est deve-nue constitutive des concepts, comme en physique théo-rique, par exemple, il puisse s’agir encore de vérités etmême de covérités, en particulier dans le cas de la dualitéonde-corpuscule. Mais, s’il s’agit finalement, commec’est le cas ici, de représentations, d’images, d’interpréta-tions, pourquoi parler encore de vérité(s) ? À ce sujet, lesquestions contemporaines tournant autour du plura-lisme sont présentes dans cet ouvrage, mais elles restentun peu à l’état d’ébauche.

Parmi les passages les mieux réussis, on peut citersans conteste le chapitre 2 sur les mathématiques ainsique le chapitre 4 sur les modèles en économie. L’auteur yprend le lecteur par la main pour lui faire faire un sautdans l’histoire de certains formalismes. Au passage, onapprend ou réapprend la polysémie intrinsèque desthéories axiomatisées en mathématiques (p. 44), maisaussi ce qui explique la si forte présence de la modélisa-tion mathématique en économie ; ce qui, partant, permetde mieux saisir le débat entre orthodoxes et hétérodoxes.Un autre point tout à fait décisif est à souligner : l’un desintérêts de l’approche linguistique de Bouleau est qu’ellepermet une analogie directe et tout à fait heureuse.L’auteur compare en effet la contre-modélisation avecl’art de la rédaction ou de la dissertation (p. 54). Le « pro-fesseur » de modélisation devra donc enseigner quelquechose comme un art rhétorique, mais un art de la rédac-tion pour lequel la méthode ne peut jamais être complè-tement formelle puisque devant toujours laisser la place

7 Van Fraassen, B.C., 1980. The scientific image, Oxford,Clarendon Press.

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à l’interprétation. Cet ouvrage s’adresse en fin de compteà tout étudiant, doctorant ou enseignant en modélisation.Il sera surtout profitable aux étudiants venant dessciences dites « dures » ou de l’ingénieur, qui – aux diresde l’auteur – en seraient un peu trop souvent restées aucritère de Popper : l’auteur a raison là aussi de soulignerun déficit de formation critique, au-delà des techniques,dans ces cursus, ce qui est peut-être moins le cas en

sciences de l’environnement, de la vie et dans les scienceshumaines et sociales.

Franck Varenne(Université de Rouen, UMR 8598 GEMASS, Rouen, France)

[email protected]

L’effet Latour. Ses modes d’existence dans les travaux doctorauxClaire Tollis, Laurence Créton-Cazanave, Benoît Aublet (Eds)Éditions Glyphe, 2014, 314 p.

Exercice périlleux que celui auquel se sont livrés lescoordonnateurs de cet ouvrage qui entend rendrecompte d’une influence : celle de Bruno Latour, de sestravaux et de sa personne, sur de jeunes chercheurs dedisciplines différentes, travaillant sur des objets toutaussi variés que la patrimonialisation, les loisirs motori-sés, les théories de l’hospitalité ou encore la gestion desespaces verts urbains. Y a-t-il exercice plus académique-ment correct, plus conformiste, que l’hommage aumaître à penser ? Comment s’y prendre lorsque leditmaître est précisément connu pour son anticonformisme ?Assumer un certain décalage vis-à-vis de « l’orthodoxieacadémique » (p. 41), une « indiscipline », au risque desuivre ainsi assez fidèlement les pas de Latour. C’est lechoix qu’a fait ici le « Latouring Club », comme se pré-sentent eux-mêmes les contributeurs. L’ouvrage est lefruit de leurs rencontres et des échanges qu’ils ont eusensemble et avec Latour lui-même autour d’une interro-gation : comment utiliser les travaux de Latour, et au-delà, la théorie de l’acteur-réseau, dans le cadre d’unethèse ? La question, qui avait déjà fait l’objet d’un texte(Latour, 2006), n’avait pas reçu de réponse très satisfai-sante. Plutôt que de fournir un guide à usage des docto-rants, les contributeurs proposent ici de passer par leretour d’expérience, et donc d’appliquer une démarcheempruntée au pragmatisme, consistant à penser par leseffets.

L’ouvrage est décomposé en trois grandes parties,correspondant chacune à un de ces « effets ». La pre-mière partie se nomme ainsi « indiscipline », terme uti-lisé pour désigner les écarts que les contributeurs ont dûeffectuer vis-à-vis de leurs disciplines d’origine, de leurscadres théoriques, suite à la rencontre avec la penséelatourienne. Benjamin Boudou, en philosophe politique,évoque l’apport de Latour et de son projet cosmopoli-tique sur les théories de l’hospitalité, et réussit avec briole défi de mettre « Derrida, Kant et Latour dans unbateau (sans faire tomber personne) » (p. 75). D’hospita-lité, il est également question dans le texte de CoralieMounet, qui présente comment elle a accueilli le rôle des

non-humains (des loups et des sangliers) dans la (re)défi-nition d’un territoire. S’ensuit une réflexion sur le socialet le spatial, pas toujours limpide, illustrant bien l’embar-ras dans lequel se trouvent celles et ceux qui tentent desuivre l’adage de Latour consistant à oublier le global etle local, et à partir du « milieu ». Un embarras semblablese lit dans la contribution de Yohann Rech : se lancerdans une analyse de type ANT (Actor-Network Theory– théorie de l’acteur-réseau), en y intégrant des non-humains comme actants, est un véritable « sport de com-bat », qui pose la question du point de départ à choisir,des actants les plus pertinents à décrire, et surtout de lafin du dépliage du réseau. « Suivre les réseaux » est unmot d’ordre intéressant sur le papier, mais qui peut sepoursuivre à l’infini ; la seule limite est humaine, acadé-mique, sociale en somme. Y. Rech explique précisémentque les limites à l’utilisation de l’ANT ont été posées parl’univers disciplinaire dans lequel il souhaitait s’inscrire(les sciences du sport) ; univers peu au fait des théorieslatouriennes et qu’il fallait arraisonner avec diplomatie.Les conséquences humaines de l’indiscipline trouvent iciune très belle illustration : utiliser Latour au risque de nepas être recruté est sans doute un dilemme qu’ont connude nombreux doctorants.

Le second « effet » Latour est l’impertinence. Sanspour autant se départir d’un ton plutôt laudatif, il s’agitdans cette partie de critiquer le maître, de le mettreface à certaines de ses contradictions ou de ses limites.Guillaume Gourgues et Ouassim Hamzaoui ouvrent cesbienveillantes hostilités en revenant sur l’entrée deBruno Latour dans le domaine des sciences politiques(Latour, 2002, 2008). C’est l’histoire d’un dévoilementqui nous est contée ici : la découverte par les deuxauteurs que « Bourdieu a menti » et que « Latour estfranchement digne d’attention » (p. 162), notammentpour penser la chose politique. Mais si la réinterprétationdes notions classiques de la philosophie politique a puun moment les séduire, les auteurs disent haut et fortqu’ils ne savent pas vraiment quoi faire du programmepolitique de Latour : ce programme, à y regarder de plus

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près, n’est pas si inédit qu’il n’y paraît (Latour, un Habermasqui s’ignore ?), et surtout il reste quand même assez jar-gonneux et abstrait. Pour Claire Tollis, c’est la focalisa-tion de Latour sur les situations de controverses qui est àcritiquer. Cherchant à documenter l’écologisation despratiques de gestion de la nature, elle fait le pari d’entrouver des indices dans des situations pratiques, quoti-diennes et apaisées, plutôt que dans des arènes où lebien-fondé de la cause environnementale est âprementdébattu, et où son actualisation pose problème. Parcequ’on y retrouve une certaine conflictualité chère à lasociologie, la controverse est un objet assez vendeur,mais trompeur si l’on suit C. Tollis. Parce que les partiesprenantes savent s’adapter aux grammaires politiqueslégitimes, on ne voit dans les controverses que des argu-ments lissés, qui masquent des raisons plus intimes quimotivent un engagement – voire un attachement – enfaveur des êtres non humains. C. Tollis remet à l’agendala question de la « Grandeur Verte » et de la justificationécologique, qui avait un moment fait débat dans la com-munauté de la sociologie pragmatique. Elle défend l’idéeselon laquelle c’est en sortant des controverses, en sui-vant les associations discrètes entre humains et non-humains, qu’on trouvera matière à comprendre com-ment pourrait se construire une « cité verte ». Pour clorecette série d’impertinences, Matthieu Hubert met le« Professeur Latour » face à une de ses équations : com-ment articuler l’ethnographie de laboratoire, intensive etconfinée, et une analyse extensive des réseaux de lascience en dehors desdits laboratoires ? Peut-être parcequ’il s’inscrit très clairement dans le champ des sciencestudies (à la différence des autres contributions, qui s’appa-rentent à des témoignages analytiques), le texte deM. Hubert est-il le moins rafraîchissant sur le plan intel-lectuel : les critiques adressées à Latour sont moins cellesd’un outsider que celles d’un challenger pointilleux,cherchant à contribuer à l’édifice de l’étude sociale dessciences, en conjuguant des propositions conceptuelles etméthodologiques, élaborées pour beaucoup par Latour,mais dont lui-même reconnaît les manques et les défautsde compatibilité. La proximité disciplinaire aidant, l’effetLatour semble bien moins ébouriffant.

Et précisément, c’est l’intimité qui est au cœur de latroisième partie de l’ouvrage. Les deux textes qui la com-posent traitent encore plus frontalement que précédem-ment de la manière dont la personne de Bruno Latour apu affecter les parcours respectifs de Jérémy Damian etde Nicolas Sénil. Pour le premier, la question de l’écri-ture, du plaisir d’écrire, et du « bien écrire » est àl’origine de son engagement dans la recherche profes-sionnelle, et Latour, comme modèle d’écrivain et commeprofesseur, n’y est pas pour rien. Pour J. Damian, l’enjeuest de taille : travaillant sur un type de danse improvisée,dont les promoteurs insistent sur l’importance de l’expé-rimentation corporelle, et sur l’impossibilité – quasi

mystique – de transcrire cette expérience, de la décrire,de la nommer, il doit écrire une thèse dessus. Commentalors articuler plusieurs régimes d’énonciation (« scienti-fiques », « politiques », « objectifs », et « romantiques ») ?En apprenant simplement à dire « je », et en affirmantune objectivité relationnelle, une perspective située,dans la lignée des travaux de Donna Haraway. PourNicolas Sénil, il est également question de singularitéaffichée puisque le texte qu’il propose se conclut par unelettre ouverte adressée directement à B. Latour. Dans unpremier temps, N. Sénil décrit, comme les autres, lesapports et les limites des travaux de Latour appliqués àla question de la patrimonialisation, pour ensuite selivrer à une « confession » : celle de sa désertion dumonde scientifique au profit de l’univers politique etéconomique (en lien ici avec les questions de transitionénergétique dans le contexte ardéchois). Dans cettereconversion, les théories latouriennes n’ont pas totale-ment disparu, et N. Sénil prend plaisir à tisser des liensentre sa nouvelle vie de prospectiviste et son passé dedoctorant en géographie.

Un peu isolée du reste de l’ouvrage, une section« Work in progress » traite des recherches de Lisa Haye surles controverses autour des loisirs motorisés en plein air.L’auteure y présente un outil informatique – l’analysestructurale des réseaux – qui pourrait faire office deméthodologie ad hoc pour les travaux de type ANT.

L’ouvrage se conclut par une postface écrite parLatour lui-même, où il parle d’embarras : embarras dese dire « directeur de thèse », embarras d’exercer uneinfluence incontrôlée sur des doctorants dont il n’est pré-cisément pas directeur, embarras de ne pas pouvoir four-nir des méthodes autres qu’une invitation à mettre lesmains dans le cambouis. Embarras peut-être, mais cen’est pas dit, de se voir surnommé « Attila » par lesauteurs de l’ouvrage. Attila, ce Hun après le passageduquel les doctorants ne repoussent pas ?

À la lecture de ces diverses expériences, on com-mence à voir se dessiner un schéma commun. La ren-contre avec Latour se fait en plusieurs phases : le choc dela découverte d’un style subversif et différent, l’exalta-tion face aux perspectives inédites, la difficulté à adapterles préceptes latouriens aux exigences de la pratique deterrain et du monde académique et enfin, une certaineusure – il faut bien le dire. Ce schéma se répète au fil descontributions et peut créer une légère lassitude chez lelecteur, qui au final, expérimente lui-même ces diffé-rentes étapes. In fine, c’est l’effet Latour qui prend corps.De ce point de vue-là, l’ouvrage est une réussite : il nousfait découvrir une gamme de terrains, d’objets, de théma-tiques pour lesquelles les lunettes de Latour permettentde voir radicalement autrement. Il nous fait partager lesépiphanies cognitives, les élans de passion, les fatigueset les impasses de la recherche – doctorale en particu-lier – et nous rappelle, s’il en était besoin, que les

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connaissances scientifiques sont intriquées dans les viesde celles et ceux qui les produisent.

Aussi rafraîchissant et stimulant soit-il, L’effet Latourn’est pas exempt de quelques défauts. D’une part, si leton général est plutôt sympathique de par son anticon-formisme affiché, le lecteur serait parfois tenté d’y voirplus une posture, un exercice de style un peu forcé. Onregrettera également que la très bonne préface de Virgi-nie Tournay et l’introduction générale fassent quelquepeu double emploi, et ne nous permettent de rentrerdans le cœur du propos qu’à partir de la page 50. Sur lefond, le peu de références faites à la sociologie pragma-tique – voire à la sociologie en général – est regrettable.Les travaux de Luc Boltanski, Laurent Thévenot, ouencore ceux de Francis Chateauraynaud sont évoquésmais presque de manière annexe alors qu’ils ont contri-bué aux cadres théoriques mobilisés par les auteurs del’ouvrage. De même, on aurait pu mieux rendre justice àMichel Callon, dont la paternité vis-à-vis de l’ANT n’apas pu échapper aux contributeurs (notamment en ce quiconcerne l’inclusion des non-humains dans les dyna-miques sociales). Dans certains textes, on a l’impressionque la radicalité de l’effet Latour provient aussi de la

découverte d’une autre discipline, la sociologie, quelquepeu éloignée de la géographie, dont sont originaires plu-sieurs des auteurs. L’exemple assez frappant est le textede Lisa Haye qui décrit les parties prenantes d’unecontroverse en insistant sur les liens familiaux qui unis-sent les membres d’un des deux camps (p. 286), d’unemanière qu’un sociologue non latourien n’aurait pasreniée. Ces lacunes en termes de culture sociologiquesont d’autant plus dommageables que les travaux dumaître ont fait couler beaucoup d’encre dans cette dis-cipline-là.

L’effet Latour est une plaisante lecture pour qui a déjàexpérimenté la rencontre avec l’œuvre de Latour : on yretrouve des cheminements connus, des questions quel’on s’est déjà posées, et au final, on se sent moins seul.C’est le principe du club. Pour autant, il n’est pas certainqu’un lectorat non initié y trouve son compte.

Jérôme Michalon(Université Jean-Monnet, Centre Max-Weber,

Saint Étienne, France)[email protected]

Réactions à risque. Regards croisés sur la sécurité dans la chimieMichèle Dupré, Jean-Christophe Le Coze (Eds)Lavoisier, 2014, 214 p.

Cet ouvrage, dirigé par Michèle Dupré, sociologue aucentre Max-Weber à Lyon et Jean-Christophe Le Coze,ingénieur responsable de la recherche en scienceshumaines et sociales sur les risques chimiques à l’Ineris,s’ouvre sur une préface du sociologue des sciencesDominique Vinck (Université de Lausanne). Celui-cisouligne l’intérêt d’une démarche consistant à poser côteà côte des contributions de diverses disciplines etd’acteurs de terrain, « en vue d’une confrontation quidoit se faire […], non pas pour définir un vainqueur(quelle discipline a raison […]), mais pour que ces diffé-rentes approches […] puissent définir quelques pointsd’articulation et de coconstruction d’un savoir nou-veau » (p. XIV).

La première partie est constituée des interventionsd’une philosophe (Bernadette Bensaude-Vincent, pro-fesseure à Paris 1, au Centre d’études des techniques,des connaissances et des pratiques [Cetcopra]) et d’unhistorien (Jean-Baptiste Fressoz, chargé de recherche auCNRS8). Elle est précédée d’un entretien avec le respon-sable sécurité d’une entreprise de chimie fine, observéedans un de ces moments habituels à la chimie de restruc-

turation économique par un groupe international sou-haitant y introduire ses propres standards de sécurité. Ilen ressort que le risque d’accident ne naît pas seulementdu risque technique, mais aussi de la complexité organi-sationnelle ; d’où la nécessité de concevoir la sécurité noncomme une opération technique, mais comme uneconstruction sociotechnique, portée par des acteurs quine l’ont pas toujours choisie, et qui s’inscrit dans un« arsenal de dispositifs gestionnaires dont les abrévia-tions masquent les origines anglo-saxonnes » (p. 27).

« L’arrière-plan philosophique et historique de la sécu-rité » (titre de cette première partie) peut être résumé endeux éléments. (1) Pour Bensaude-Vincent, la « chimie atoujours joué avec le feu » (p. 33) : l’accident est dansl’ordre des choses, inscrit dans les substances manipu-lées, du laboratoire, aux 32 000 accidents recensés dans labase de données industrielles Aria9. Il peut avoir uneforme silencieuse ou latente (comme dans le cas des per-turbateurs endocriniens) ou une forme spectaculaire àlaquelle les ingénieurs chimistes, qui ne méconnaissentpas la dangerosité de leur métier, sont peut-être plusattentifs. (2) Fressoz rappelle le choix historique, audébut du XIXe siècle, contre les justices locales et les

8 Laboratoire d’Excellence SITES - Sciences innovations ettechniques en société. 9 Analyse, recherche et information sur les accidents.

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polices urbaines. Ce choix, qui voulait favoriser la consti-tution d’un « capitalisme chimique » (p. 45), a mis à malces justices locales et polices urbaines en autorisant lesentreprises chimiques à se développer. Il s’est fait audétriment de la propriété, alors même que les effets envi-ronnementaux étaient connus, car l’industrie, en pol-luant, réduit la valeur patrimoniale de certains espaces,et lui substitue des normes techniques de sécurité défi-nies par les industriels. Ces normes techniques de sécu-rité appellent en général des justifications dans l’ordresavant attaché à la modernité, mais sur le fond ellesvisent à protéger l’essor du capitalisme. On constaterad’ailleurs qu’elle est souvent mise en échec, notammentparce qu’elle ne maîtrise pas l’existence de technologiesde différentes générations, ou les croisements de plu-sieurs réseaux techniques dans la ville ; de fait, lesnormes laisseront la possibilité d’exister à des pollutionsextrêmement durables (par exemple, dans les sols dessites de gazéification de la périphérie des villes duXIXe siècle).

Une deuxième partie s’interroge donc sur les cadresnormatifs et sociotechniques dans lesquels l’industriechimique va chercher à se mouvoir en adoptant troispoints de vue. Une juriste, Valérie Sanseverino-Godfrin,du Centre de recherche sur les risques et les crises àMines PariTech, montre d’abord que l’encadrement desinstallations classées crée l’obligation de mise en œuvrede mesures de maîtrise des risques ; mais elle insiste sur-tout sur l’émergence d’une gestion de celles-ci dans lecadre de la planification urbaine. Parallèlement, une« nouvelle gouvernance » se développe, fondée sur lesengagements volontaires, particulièrement forts dans lecas de l’industrie chimique, depuis la généralisationmondiale de l’initiative canadienne du Responsible Careen 1985. L’encadrement par la loi s’accompagne d’unedoctrine juridique dans laquelle l’entreprise s’engagedans des obligations de transparence. L’enregistrementEMAS (Environmental management audit scheme) « dis-pense de l’avis d’un organisme tiers indépendant sur lesinformations environnementales » (p. 69). L’autorégula-tion professionnelle, trouvant ses arguments dans lanécessité de défendre les capacités d’innovation et de nepas entraver les changements de mode de production,contribue à dessiner un « dispositif polymorphe » où lasoft law côtoie les installations classées et les dispositionsliées à la gestion urbaine.

La deuxième contribution, on n’en sera pas surpris,rappelle les fondements d’une approche probabilistede l’événement-accident. Florent Brissaud (ingénieurconsultant en sûreté de fonctionnement, risques et envi-ronnement) insiste sur l’intense activité institutionnelledans le cadre des obligations à réaliser des « étudesde danger » pour les installations classées. Selon lui, ilfaut distinguer deux notions différentes : la fréquenced’occurrence future et la probabilité – approchée, à tort

selon lui, dans les normes ISO par la première notion –,puis probabilité classique et probabilité subjective10. Lecontexte des risques industriels « rendant le concept detirages identiques et donc l’interprétation fréquentisteinappropriée » (p. 77), la probabilité devient alors cequ’elle ne devrait pas être, un degré de croyance ; diffé-rentes personnes peuvent obtenir des probabilités d’évé-nements différentes sans qu’on puisse dire que l’uned’entre elles est plus juste qu’une autre. Les scénariosd’accidents sont alors décomposés en événements initia-teurs et redoutés, afin de définir des fonctions (ou bar-rières) de sécurité. Des zones d’acceptabilité des risquessont alors définies, afin d’implanter des systèmes instru-mentés de sécurité aux endroits pertinents, avec desobjectifs chiffrés de risque de défaillance sur leurs élé-ments unitaires. Leur évaluation doit être « conduitedans les règles de l’art, et pouvoir évoluer en fonction desretours d’expérience », mais est sensible à la complexitédu système et à la capacité de l’expert à conduire lesmodèles.

J. C. Le Coze retient sept idéaux-types de ces sys-tèmes. Sa typologie rend compte des différences structu-relles et décisionnelles, en insistant sur les structuresorganisationnelles produites par l’assemblage des opéra-tions unitaires dans les situations de travail, et leur carac-tère décentralisé ou non. Il conclut à la nécessité d’êtreméfiant vis-à-vis des déterminismes technologiques : unsystème stable et centralisé, qui peut être plus facilementsoumis à des stratégies d’optimisation budgétaire etde changement organisationnel, est aussi susceptible desubir un accident qu’un système ouvert et décentralisé(p. 110).

Ces contributions font donc écho à une dernière par-tie qui fait une place particulière aux pratiques. Ellepasse « d’une sociologie de l’atelier de la chimie à unesociologie de la sécurité » (p. 115), avec M. Dupré ouIvanne Merle (consultante au Centre de sociologie desorganisations), à l’analyse de l’organisation des systèmesde conception (Cynthia Colmellere, École centrale Paris),et enfin aux stratégies de réputation développées par lesindustriels et les régulateurs (Julien Étienne du Centrefor Analysis of Risk and Regulation à la London Schoolof Economics).

M. Dupré part de l’atelier d’un établissementSeveso 2 et l’observe ensuite à partir de la salle decontrôle. La survenue d’un incident remettant en cause lacentralité de la sécurité via des automates permet d’ana-

10 Sans entrer dans la technique, les probabilités sur le futurne sont pas connues, presque par définition ; et il faut doncconstruire un estimateur de la probabilité. Il est alors importantde rentrer dans la boîte noire de la constitution de cet estima-teur. Le résultat est donc très lié à la méthode statistique deconstruction de l’estimateur, et aux conventions que retient letechnicien quand il documente la question en accumulant des« dires d’experts ».

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lyser les composantes d’organisation humaine. L’atelierest alors vu comme le lieu où la défaillance d’un sous-système peut faire dégénérer la situation. L’étude de casmontre que la qualité de la conception des barrières tech-nologiques ne peut se substituer à la composante organi-sationnelle, et interroge la « faible capacité d’apprentis-sage organisationnel démontrée à cette occasion »(p. 127). Dupré rejoint ainsi Perrow, qui, suite à l’accidentde Three Mile Island, souligne dans Normal accidents11 lanécessité d’arrêter de mettre en avant la fiabilité des ins-tallations ou d’incriminer un élément isolé du système encas de défaillance, afin de pouvoir tirer parti de l’exper-tise des opérateurs eux-mêmes.

I. Merle s’interroge sur le fait que, dans la même usineSeveso 2 « seuil haut », des ateliers réagissent de façondifférente parce qu’ils sont soumis à des contraintes éco-nomiques différentes, alors qu’ils mobilisent le mêmeoutil méthodologique de sécurité, bâti sur le principeclassique dit de défense en profondeur, l’histoire des ate-liers jouant un rôle-clé dans ces différences. Cela luipermet de repérer des zones différentes d’excès deconfiance, favorisant des phénomènes de prise de risquedans le temps. Ce lien entre « risque et organisation »conduit C. Colmellere à porter son attention sur le travaildes acteurs qui conçoivent l’organisation et l’orchestrentau quotidien. Cette organisation va être en fait réduitepar la méthode d’analyse des risques à sa seule dimen-sion prescriptive, c’est-à-dire aux consignes qui sontdonnées à ses membres, en excluant la façon dont leshommes vivent l’organisation et la pratiquent. De ce fait,paradoxalement, on observe que les lacunes sont renfor-cées par le mode d’organisation des hommes et l’applica-tion des exigences réglementaires. Le contrôle des instal-lations se concentre sur la valeur formelle des documentssupports, sans prendre en compte l’implication des

représentants des futurs utilisateurs en maintenance,négligeant ainsi les apports des études d’ergonomie.

J. Étienne clôt l’ouvrage sur les initiatives volontairesdes entreprises et des pouvoirs publics français destinéesà renforcer leur réputation « fragile et contestée » enmatière d’efficacité de gestion des risques. De façon aumoins formelle, l’effort d’ajustement à des conditionspolitiques et sociales nouvelles n’est pas le même enFrance et au Royaume-Uni, où est réfutée l’idée de« garantir la sécurité », au profit d’un souci « d’équilibrer[les bénéfices des activités] et les risques » (p. 183).

L’acceptabilité sociale revient donc en fin de livrecomme la toile de fond sur laquelle se construit la gestiondes risques. Elle est probablement la raison et l’origine del’émergence de cet agréable ouvrage écrit à plusieursmains, qui renforcent à la fois l’intérêt pour le praticiende la sécurité et pour la recherche théorique, de par lecroisement des théories de l’organisation, de la sociolo-gie de l’atelier et de la sociologie du risque, et enfin parl’attention portée aux cadres institutionnels. Ce livremontre tout l’intérêt de la tension introduite par lessciences sociales dans l’observation des pratiques réellesen matière de sécurité chimique. Il suggère égalementque les systèmes techniques ou les automates de sécuriténe peuvent porter seuls les stratégies de sécurité. Celles-ci s’inscrivent dans le temps long et dans des dyna-miques organisationnelles dont il importe de réguler leslogiques d’excès de confiance, toujours spécifiques, et deconserver la mémoire.

Martino Nieddu(Université de Reims Champagne-Ardenne,

Laboratoire REGARDS, Reims, France)[email protected]

11 Perrow, C., 1984. Normal accidents. Living with high risk technologies, Princeton, Princeton University Press.