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p ACTUALITÉ le snesu MENSUEL DU SYNDICAT NATIONAL DE L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR - N ˚655 MAI 2017 ENTRETIEN Expertise, science : qui dit vrai ? DOSSIER RECHERCHE MÉTIER Marche pour les sciences, 22 avril 2017 : un succès planétaire CRCT : dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs Sandrine Treiner, directrice de France Culture École universitaire de recherche : vers des fermetures de formations ?

P 01 Couv 655 - SNESUP...75010 Paris - Tél. : 01 44 79 96 10 Internet : Directeur de la publication : Hervé Christofol Coordination des publications : Pascal Maillard Rédaction

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pACTUALITÉ

le snesuM E N S U E L D U S Y N D I C A T N A T I O N A L D E L ’ E N S E I G N E M E N T S U P É R I E U R - N ˚ 6 5 5 M A I 2 0 1 7

E N T R E T I E N

Expertise, science :qui dit vrai ?

D O S S I E R

R E C H E R C H EMÉTIER

Marche pour les sciences, 22 avril 2017 : un succès planétaire

CRCT : dispositions statutairescommunes applicables aux enseignants-chercheurs

Sandrine Treiner,directrice de France Culture

École universitaire de recherche : versdes fermetures de formations ?

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ACTUALITÉ 5• Violences

sexistes et sexuelles• Séminaire international

du SNESUP-FSU• Exposition :

« L’esprit français -Contre-cultures1969-1989 »

• Marche pour lessciences du 22 avril 2017 :un succès planétaire

VOIX DES ÉTABLISSEMENTS 8

MÉTIER 16• CRCT : dispositions

statutaires communesapplicables auxenseignants-chercheurs

MONDES UNIVERSITAIRES 17• Comue : bienvenue au

royaume d’Ubu (3/3)

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Le pire n’est pas toujours sûr !

DOSSIER 9Expertise, science : qui dit vrai ?Le débat public est envahi d’experts (beaucoupmoins souvent d’expertes), aux qualifications variées,qui, au nom de leur expertise, assènent des vérités,le plus souvent présentées comme scientifiques.Loin des certitudes, dans leurs laboratoires et dansles bibliothèques, chercheuses et chercheurs doutent,questionnent, critiquent. L’opposition entre scienceet expertise ne doit pas masquer le fait que le scien-tifique peut être convoqué comme expert. Qu’en est-il alors du doute ? Qui nierait l’importance du recoursà la science pour éclairer les débats ? Mais alors,comment articuler d’un côté la certitude qui fondedécisions et délibérations et de l’autre les remises encause et autres discussions entre scientifiques ?Ces interrogations sont au cœur de ce dossier. Ellessont d’abord envisagées du point de vue épistémo-logique, autour de deux conceptions opposées dela vérité en science. Elles se déclinent ensuite en uneréflexion sur la littérature comme accès possible àune vérité sur les mondes sociaux, sur l’énergienuclaire comme exemple de délégitimation de lascience par la politique, sur l’économie comme undépassement de la science et de l’expertise et sur letemps présent avec l’exemple de l’islam politique. Àtravers ces six contributions, il s’agit de se deman-der si le doute n’est pas le meilleur ami de la véritéscientifique.

Le pire n’est pas toujours sûr. Nos conci-

toyens ont su l’éviter. Mais le chemin du

progrès social est long et les orientations

néolibérales du nouveau président de la

République nous en éloignent en deman-

dant toujours plus de sacrifices aux plus

modestes. La fonction publique n’est ni

une dépense ni une charge ! C’est une pro-

duction de valeur, un investissement et

une richesse. L’enseignement supérieur et

la recherche produisent l’une des plus pré-

cieuses de ces richesses, la connaissance, et contri-

buent par la formation à sa transmission et à l’éman-

cipation de notre jeunesse ainsi qu’au progrès

humain et au développement de notre société.

Le programme d’Emmanuel Macron pour l’ensei-gnement supérieur et la recherche va entraver

nos missions : c’est toujours plus d’« autonomie », de

politique d’« excellence » et d’incitation aux fusions

pour « sanctuariser » le budget et les emplois. L’effet

sera d’augmenter les inégalités entre établissements au

profit d’une poignée d’universités qui concentreront les

financements sur appels à projets concurrentiels pour

progresser dans les classements internationaux. Ce

programme acte un désengagement de

l’État face à la croissance démographique

étudiante et il instaurera la sélection en

licence par l’entremise de prérequis. Il

augmentera « modérément » les frais d’ins-

cription, dégradera nos conditions de tra-

vail et pilotera étroitement la recherche. Ce

n’est pas ainsi que nous réussirons la

démocratisation de l’enseignement supé-

rieur, augmenterons les taux d’encadre-

ment des étudiants, diminuerons la pré-

carité et que nous permettrons aux universitaires et

aux chercheurs de relever les défis de notre société

en toute indépendance.

À la suite de l’élection des 23 avril et 7 maiderniers, mettons en débat, dans nos sections et

lors du congrès d’orientation, les alternatives et

les modalités d’action pour les imposer. Ce n’est pas

le programme de ce nouveau président que les

électeurs ont choisi. Il a bénéficié d’un vote « utile »

au premier tour et d’un vote « de barrage » au

second tour. Nos combats sont légitimes. Débat-

tons et votons pour que vivent le SNESUP et le syn-

dicalisme de transformation sociale.

Hervé Christofol,secrétaire général

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RECHERCHE 18• EUR :

vers des fermeturesde masters et de3e cycles non labelliséspar l’« excellence » ?

FORMATION 19• Lettre de motivation :

un outilde rédemptionpour la sélection ?

INTERNATIONAL 20• Nouveau Code

de conduite européende la recherche intègre

CULTURE 21• Hommage à André Tosel

Le devoirde l’inquiétude

ENTRETIEN 22• Sandrine Treiner

Directricede France Culture

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4ÉPHÉMÉRIDE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE

Le huitième présidentÀ39 ans, Emmanuel Macron a obtenu son premier mandat électoral en étant élu président

de la République française le 7 mai 2017 avec 20,7 millions de suffrages (66,06 %) contre10,6 millions (33,94 %) à son adversaire Marine Le Pen, qui réalise ainsi le meilleur résultatjamais obtenu par un.e candidat.e d’extrême droite dans une élection nationale(1).

UN PRÉSIDENT ÉLU… MAIS PAS NÉCESSAIREMENT DÉSIRÉLe résultat global ne doit pas masquer une réalité politique singulière. Emmanuel Macronest largement élu mais, lors du second tour, on a assisté à une progression significative desabstentions (25,38 % des inscrits contre 22,23 % au premier tour) et surtout des bulletinsblancs (8,49 % des votants contre 1,78 % au premier tour) et nuls (3 % contre 0,78 % aupremier tour). Au total, environ 16,1 millions d’électeurs n’ont pas apporté leurs suffrages àun des deux candidats présents au second tour de cette élection présidentielle.La dernière enquête réalisée par le Cevipof sur la perception des candidats par les électeurs(2)

confirme cette impression d’une élection par défaut dont le scénario a été largement dictépar la volonté des Françaises et des Français de faire barrage à l’extrême droite. Ainsi 40 %des électeurs d’Emmanuel Macron exprimant une intention de vote ont déclaré le faire paradhésion et 60 % par défaut. Sur l’ensemble des personnes interrogées, 7 % seulement ontdéclaré « aimer beaucoup » le candidat En Marche !. Selon un autre sondage réalisé parIpsos/Sopra Steria pour France Télévisions, 33 % de ses électeurs disent avoir voté pour luipour le renouvellement qu’il représente, mais seulement 16 % pour son programme et 8 %pour sa personnalité.

VERS LA FIN DU CLIVAGE GAUCHE-DROITE ?Cette antienne de la campagne électorale doit être relativisée. Il n’est guère surprenant quedes outsiders tentent de modifier les rapports de forces au sein du champ politique en niantla pertinence de ce clivage. Ils ont été grandement aidés par des commentateurs jamaisavares de propositions alternatives (société ouverte/société fermée ; métropoles/zones péri-urbaines ; France urbaine/France rurale, etc.). Or le clivage gauche-droite est à la fois uneconstruction historique et un principe de structuration du champ politique qui rend possiblela représentation des différentes classes sociales(3). On se gardera donc de confondre l’écumedes stratégies de campagne avec la réalité de votes encore largement déterminés par l’ap-partenance sociale des électeurs et des électrices.Dans ces conditions, les élections législatives à venir vont s’avérer déterminantes. L’appel àla « bienveillance » ne suffira peut-être pas à faire passer un programme néolibéral porteurde régressions sociales multiples pour autre chose que ce qu’il est : le dernier avatar del’égoïsme des classes dominantes. l Christophe Voilliot, membre du Bureau national

(1) En raison des délais de bouclage de ce numéro, il s’agit de résultats incomplets calculés sur labase de 99,99 % des électeurs inscrits.(2) Enquête réalisée pour le Cevipof par Ipsos Sopra-Steria les 30 avril et 1er mai auprès d’unéchantillon représentatif de 13 742 personnes.(3) Jacques Le Bohec et Christophe Le Digol (dir.), Gauche-droite. Genèse d’un clivage politique,Paris, Puf, 2012.

11 MAI• Séminaire organisé par le SNESUP-FSU –

Démocratisation ESR – Réussite étudiant.e.s(université Paris-V).

• Réunion du secteur Vie syndicale.16 MAICNESER – Commission permanente.16 ET 17 MAIConseil délibératif fédéral national (CDFN) de la FSU.17 MAIRéunion du secteur Formation.17 AU 20 MAICongrès du SNETAP-FSU.18 MAI• Réunion du collectif FDE.• Réunion du secteur Communication.• Secrétariat national SNESUP-FSU.18 ET 19 MAIStage FSU – CHSCT.23 MAIBureau national du SNESUP-FSU.29 MAIBureau délibératif fédéral national (BDFN) de la FSU.29 ET 30 MAIStage FSU – LGBT.30 MAISecrétariat national SNESUP-FSU.31 MAIRéunion du secteur Service public.1ER JUIN• Stage FSU – Précarité.• Commission administrative du SNESUP-FSU.• Commission de dépouillement des résultats

du vote d’orientation du SNESUP-FSU (1/2).6 JUINSecrétariat national SNESUP-FSU.8 JUIN• Réunion du collectif FDE.• Réunion du secteur Formations supérieures.• Conseil supérieur de l’éducation (CSE).• Commission de dépouillement des résultats

du vote d’orientation du SNESUP-FSU (2/2).11 JUIN1er tour des législatives.12 JUIN• Séminaire international.• Bureau délibératif fédéral national (BDFN) de la FSU.13 AU 15 JUINCONGRÈS D’ORIENTATION DU SNESUP-FSU.18 JUIN2nd tour des législatives.

M E N S U E LD U S Y N D I C A TN A T I O N A L D EL ’ E N S E I G N E M E N TS U P É R I E U RSNESUP-FSU78, rue du Faubourg-Saint-Denis,75010 Paris - Tél. : 01 44 79 96 10Internet : www.snesup.fr

Directeur de la publication : Hervé Christofol

Coordination des publications : Pascal Maillard

Rédaction exécutive :Laurence Favier, Claudine Kahane, Michel Maric,Isabelle de Mecquenem, Marc Neveu, Christophe Pébarthe, Christophe Voilliot

Secrétariat de rédaction :Catherine Maupu, Latifa RochdiTél. : 01 44 79 96 23/24

CPPAP : 0121 S 07698

ISSN : 0245 9663

Conception et réalisation : C.A.G., Paris

Impression :SIPE, 10 ter, rue J.-J. Rousseau, 91350 Grigny

Régie publicitaire :Com d’habitude publicité,Clotilde Poitevin. Tél. : 05 55 24 14 [email protected]

Prix au numéro : 0,90 € • Abonnement : 12 €/anlesn

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Illustration de couverture : © École polytechnique-université Paris-Saclay/DR/Catherine Maupu

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HOMMAGE À NOTRE REGRETTÉE CARINA BASUALDOUNIVERSITAIRE PRODIGUE, PASSIONNÉE, BLESSÉE PAR L’INSTITUTION

Après une activité universitaire dans son pays natal à Rosario enArgentine, Carina Basualdo avait été nommée maître de conférencesstagiaire en psychologie à l’université de Franche-Comté (UFC) en 2008.Nous avons appris avec une grande tristesse sa disparition tragique enavril 2017.

À l’été 2009, Carina Basualdo nous avait confié son désarroi face au refus de titularisation qui luiavait été opposé au motif suivant : « Malgré qu’elle y ait effectué normalement sa charge de courset contribué à mettre en place un projet de recherche international, elle n’a pas tenu ses engagementspris lors de son recrutement, de résider sur Besançon et de s’investir pleinement à l’UFC. »Même mécompte à l’été 2010, au motif qu’elle n’aurait pas « démontré une implication au seinde l’équipe […] sachant que son recrutement en 2008 portait spécifiquement sur le renforcementde l’axe de recherche […] au sein de cette unité […] », ni « mis en œuvre les moyens pouratteindre cet objectif ».En réalité, l’activité de Carina était débordante. Nous lui avons suggéré d’en établir un journal debord et le SNESUP est intervenu. Des étudiants de master ont dit leur vif intérêt pour ses cours. Desacteurs connus du secteur SHS l’ont soutenue par une pétition parue dans le Journal du Mauss(1).Carina a été enfin titularisée en septembre 2010.Très éprouvée par ce qu’elle a ressenti comme un désaveu de son investissement, Carina a vécuune période dépressive. Puis elle a cru pouvoir exercer dans un contexte plus favorable à Paris-Ouest Nanterre, où des collègues du SNESUP l’ont entourée. Elle s’y est investie en enseignementet en recherche. Elle a repris espoir et poursuivi avec ardeur les travaux qui ont fondé sa notoriétédans le champ de la psychanalyse, sur le thème du don d’organe notamment.Sollicité par le syndicat, le ministère (DGRH puis Dgesip) avait pris des dispositions de nature àrégler la situation, mais dont l’application ultime était subordonnée à un relais par Paris-Ouest.Sur fond de contexte concurrentiel sur les emplois, des maillons de la chaîne n’ont pas fait ensorte que ce plan aboutisse et Carina s’est hélas retrouvée sur un siège éjectable et sans perspectivequi lui convienne(2). Et nous avons appris la triste nouvelle.

Accepter ne se peut… comprendre ne se peut…on ne peut pas vouloir accepter ni comprendre.

Ces lignes de Philippe Jacottet ont ponctué l’hommage qui lui a été rendu à la Maison de l’Argentine.

(1) Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales. http://journaldumauss.net/spip.php?article609.Lire également Le SNESUP no 581 janvier 2010.

(2) La nouvelle direction de l’UFC s’est montrée compréhensive vis-à-vis de Carina.

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La circulaire du 25 novembre 2015(1) surla prévention et le traitement du harcè-

lement sexuel dans les établissements del’ESR envisageait le problème sous sesmultiples aspects dans le cadre d’unepolitique de prévention cohérente : pénal,disciplinaire, information, formation,protection et défense des victimes, publi-cité des sanctions, rôle des divers acteursde prévention (notamment les CHSCT).Les « affaires » de harcèlement et deviolences sexuelles, lorsqu’elles filtrentau-dehors, ne sont pas bonnes pourl’image des établissements. C’est ce quiexplique la timidité avec laquelle les chefsd’établissement saisissent les sectionsdisciplinaires et plus encore les juridic-tions pénales. La discrétion reste tropsouvent la règle et perpétue le sentimentd’impunité.Le CHSCT ministériel a eu la surprise devoir survenir de manière impromptue le7 mars dernier une lettre de « recom-mandations en matière de prévention etde lutte contre les violences sexistes etsexuelles dans l’enseignement supérieur etla recherche »(2), sous la signature conjointedu ministère et de trois associations de

chefs d’établissement. Or, ce document,tout en donnant l’impression de déclinerla circulaire de 2015 à laquelle il se super-pose, dispensant par là de la consulter, enomet des dimensions essentielles. Lesrecommandations qu’il contient restentsuffisamment vagues pour permettre dene pas traiter le fond du problème niempiéter sur l’« autonomie » des universi-tés, et portent essentiellement sur deuxaxes, la communication (interne) etl’« accompagnement et le traitement desviolences » (sic). S’y ajoute une panoplietechnocratique calquée sur celle qui adéjà fait presque partout la preuve deson inefficacité dans la prévention destroubles psychosociaux : chargés de mis-sion, comités ad hoc, dispositifs de« veille » et d’« écoute », dépliants, pagesWeb, etc. Les références multiples à un« dispositif » dont les établissements sont« encouragés » à se doter, mais qui n’estpas autrement précisé, ne suffisent pas àdissiper l’impression d’un fourre-tout danslequel les établissements sont invités àpuiser pour réaliser une opération decommunication. Alors que la réglemen-tation leur confie une compétence spéci-

fique en matière de harcèlement moral etsexuel, les CHSCT se voient ravalés à unrôle d’« appui » des actions de communi-cation. Le CHSCT ministériel est, quant àlui, écarté de l’évaluation des dispositifs,qui se verra confiée au HCERES.Certaines de ces initiatives sont certeslouables. Mais la communication et lesoutien aux victimes ne font pas unepolitique de prévention. Porter une« déclaration de tolérance zéro » ne per-met pas de résoudre le problème si ellen’est pas suivie d’effet. Est-ce un hasardsi nous en sommes déjà au cinquièmeplan interministériel de lutte contre lesviolences faites aux femmes, sans qu’onobserve de progrès significatif…Nous attendons des chefs d’établissementqu’ils appliquent avec fermeté l’intégralitédes mesures détaillées dans la circulairede 2015, y compris en matière discipli-naire, et avec toute la publicité qui leurconférera un caractère exemplaire. l

(1) www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/p id20536/bul le t in -of f i c ie l .h tml ?c id_bo=95478&cbo=1.(2) www.anef.org/wp-content/uploads/2017/01/Lettre-recommandations_Violences_Minist%C3%A8re-d%C3%A9c2016.pdf.

VIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLES

L’art du trompe-l’œilPour une fois, notre ministère avait bien fait les choses...

➔par Michel Carpentier et Christine Eisenbeis , représentants FSU au CHSCT ministériel

SÉMINAIRE INTERNATIONAL DU SNESUP-FSU

Recul des libertés académiques etdéveloppement des extrêmes droites

Le 12 juin, veille de son congrès d’orientation, le SNESUP-FSU organise sonquatrième séminaire international, à Paris.

La première édition, en 2011, avaitouvert une démarche qui déboucha,

en novembre 2012, sur une résolution(*)

de l’assemblée générale des syndicatseuropéens de l’Internationale de l’édu-cation (IE) condamnant les politiquesuniversitaires en Europe et leurs consé-quences sur la société et la démocratie.Depuis, se poursuit une progressiondes extrêmes droites et se généralisentdes pratiques de moins en moins démo-cratiques. L’élection de Donald Trumpaux États-Unis et la dérive totalitaire deRecep Tayyip Erdogan en Turquie ensont deux exemples majeurs. La plu-part des pays connaissent un recul de lavie démocratique ; le nouveau mode

de direction et de gestion de l’ensei-gnement supérieur et de ses établisse-ments en constitue une illustration. Laproduction et la diffusion du savoir sontde plus en plus soumises aux besoinsdes entreprises transnationales et à ladéfense de la compétitivité économiquedu territoire national ou régional, audétriment de leur rôle dans la vie démo-cratique, voire à l’encontre de celle-ci.C’est pourquoi le séminaire du 12 juinportera sur les reculs des libertés aca-démiques, sur les évolutions de la placede l’enseignement supérieur et de larecherche dans la société, et sur la partde responsabilité de ces reculs et évo-lutions sur l’affaiblissement de la démo-

cratie et le développement des extrêmesdroites et du totalitarisme. Enfin, unprojet de déclaration portera à la fois surles analyses de la situation, les propo-sitions alternatives et les actions com-munes.Les syndicats étrangers invités sont leGEW d’Allemagne, la CGSP-FGTB de Bel-gique, la FLC-CGIL d’Italie , le ZNP dePologne, la Fenprof du Portugal, laFQPPU et la FNEEQ du Québec, l’UCU duRoyaume-Uni et Egitim Sen de Turquie. l

(*) www.snesup.fr/opposition-des-syndicats-europeens-de-l-international-de-l-education-aux-politiques-actuelles-d-enseignement-super i eur - e t - de - r echerche - appe l - e t -revendications-version-francaise.

➔par Marc Delepouve , secrétaire national, responsable du secteur International

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6EXPOSITION

Esprit es-tu (encore) là ?L’exposition « L’esprit français – Contre-cultures 1969-1989 » est à voirabsolument à Paris jusqu’au 21 mai à la Maison rouge. Impressions de visited’un centre d’art original à la fermeture programmée(1).

➔ par Christophe Voilliot, membre du Bureau national

La contre-culture est une notion qui nese laisse pas aisément apprivoiser,

même en y incluant de nombreusesœuvres et de nombreux objets éloignésde toute implication artistique ou enprolongeant jusqu’en 1989, comme l’onfait les deux commissaires de l’expositionGuillaume Désanges et François Piron, lapériode d’infusion des idées contre-culturelles(2). Rappelons que l’année 1989fait référence, dans cette chronologiedécalée, à la date de la dissolutionvolontaire du groupe de rock alternatifBérurier noir, alors hanté par la pers-pective d’une récupération commerciale,et non au réagencement de l’espacepublic berlinois… Comme le suggéraitPierre Bourdieu, la contre-culture estpar définition plurielle : « C’est tout ce quiest en marge, hors de l’establishment,extérieur à la culture officielle. » (3)

Si le parcours thématique proposé rendbien compte de l’hétérogénéité de cesmarges et du dépassement multiformedes interdits, il gomme paradoxalementles conditions de félicité politique de lacontre-culture. En effet, si l’on peutinclure sous la bannière de « l’espritfrançais » l’intégralité de la scansion desavant-gardes artistiques et des provoca-tions politiques ordinaires – de la versiondu Monopoly de Jean Yanne auxaffiches de la candidature de Coluche àl’élection présidentielle en 1981 –, lesproductions contre-culturelles ne pren-nent sens que dans la perspectived’émancipation collective qui prolon-gea le Mai 68 français. L’exposition

donne à voir à l’envi l’irruption d’uneparole libérée des carcans de la bien-séance petite-bourgeoise, d’où l’impres-sion que le visiteur aplus à lire qu’à voir ouà écouter ! Impressionnourrie par l’omnipré-sence de l’édition et dela presse underground.Or, si de nombreusesformes artistiques ouchoix stylistiques de lacontre-culture françaisesont hérités des avant-gardes antérieures etdes productions contre-culturelles nord-améri-caines, c’est bien l’injonction à la radi-calité qui rendit possible l’ouverturethématique sensationnelle, au sens litté-ral du terme, qui caractérise les années1969-1973. Le moment du reflux poli-tique qui s’ensuivit et, ce qui en fut unedes conséquences, le repli dans lesmarges utopiques des champs de pro-duction artistique où l’émancipation sevoyait désormais confinée, sont sansdoute la clef manquante du parcours

proposé. Comment comprendre autre-ment la fuite en avant un peu désespé-rante dont témoignent les œuvres pos-térieures, en particulier celles desannées 1980 ? Fuite en avant dans desprovocations aisément solubles dansl’imaginaire du capitalisme et par consé-quent de moins en moins subversives.Sceptique devant le parti pris de « satu-ration » des deux commissaires, l’histo-rien et critique d’art Philippe Dagen faitétat de quelques lacunes dans les choixopérés en matière d’arts plastiques(4). Lemême constat peut être fait en ce quiconcerne les productions musicales. Toutse passe comme si le poids rétrospectifdes avant-gardes consacrées, voire dessuccès commerciaux, constituait un obs-tacle sérieux à l’exploration des margesmusicales. Le free jazz en est assuré-ment le plus bel exemple. Bien présentsur les scènes françaises, en particulieren 1969, ce style musical incarne pour-

tant bien mieux qu’AlainSouchon ou Renaud (pré-sents sur la bande-son del’exposition) la conjonc-tion de la liberté artistiqueet de l’émancipation poli-tique. À l’heure de lapatrimonialisation desavant-gardes des années1960 et 1970, il est sansdoute nécessaire de nepas oublier en route tousceux et toutes celles quiont refusé de réduire

l’émancipation politique à un motd’ordre pour en faire un art de vivre.C’est à l’aune de cette perspective quel’on appréciera cette exposition. l

(1) Véronique Giraud, « La Maison Rouge vafermer ses portes », Pour, n° 199, avril 2017,p. 27.(2) L’indispensable catalogue de l’expositionest coédité par la Maison rouge et les éditionsLa Découverte.(3) Pierre Bourdieu, Questions de sociologie,Les éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 11.(4) Philippe Dagen, « Plongée subversivedans la France d’après 1968 », Le Monde,28 mars 2017.

tPour Pierre Bourdieu,la contre-culture est

par définition plurielle :« C’est tout ce qui

est en marge,hors de l’establishment,

extérieur àla culture officielle. »

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Le torchon brûle, no 1, 1971.

Bérurier noir, Macadam Massacre(album 33 tours), 1984.

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Cette manifestation, mise enplace à l’initiative des scienti-

fiques et des citoyen.ne.saméricain.e.s pour protester contreles politiques de Donald Trump, aété reprise par descitoyen.ne.s et scienti-fiques du mondeentier pour :• une science qui sertle bien commun ;• des politiques et deslois au service del’intérêt public etbasées sur des faits ;• une science ouverteet honnête avec uneportée sociale, unescience au bénéfice detoutes et tous, des financementspour la recherche et ses applica-tions.Outre-Atlantique, le président desÉtats-Unis n’hésite pas à remettre encause les faits scientifiques pourtenter de minimiser l’impact sur lasanté et l’environnement des pro-duits et productions des multina-tionales. Il s’agit en fait de leur per-mettre de développer leurs permisd’exploitation et leurs profits. Il adiminué drastiquement les sub-ventions de l’agence fédérale deprotection de l’environnement(Environmental Protection Agency– EPA) et nommé à sa tête un cli-mato-sceptique, ancien dirigeantde l’industrie pétrolière. Or, commel’affichait une manifestante : « Il n’ya pas de plan(ète) B ».En France, depuis dix ans, le bud-get du ministère accordé aux orga-nismes de recherche régresse :6 000 emplois sont gelés dans les

EPST et plus de 12 000 dans lesétablissements d’enseignementsupérieur. La précarité touche lesplus jeunes travailleur/euse.s de larecherche. Poursuivre cette poli-

tique, c’est sacrifiertoute une générationde scientifiques et depersonnels tech-niques.L’intersyndicale CGT-SNTRS, SNCS-FSU,SNESUP-FSU et SUD-Recherche-EPST aparticipé à cesmarches et a inscritla lutte contre laprécarité parmi lesrevendications de

cette journée. Plusieurs sloganspour des sciences indépendantes,ni vassalisées, ni paupérisées, niprécarisées, ont ainsi pu être reprispar les manifestant.e.s :• « Des scientifiques précarisés, cesont des sciences en danger ! »• « Des financements privés, c’estle risque de résultats orientés ! »• « Titularisation de tous lesprécaires employés pour des fonc-tions pérennes ! »• « Nous avons besoin de 6 000créations d’emplois par an pendantdix ans dans l’ESR pour remplirnos missions ! »• « Des sciences reconnues, c’estune valorisation du doctorat dansles conventions collectives et la fonc-tion publique ! »Ces revendications ont été bienreprises par les médias. Cette ini-tiative appelle à de nouvellesactions dans les mois qui viennent.Le SNESUP-FSU y travaillera. l

tPoursuivre cettepolitique, c’estsacrifier toute

une générationde scientifiques et

de personnelstechniques.

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LE CINQUIÈME JOURPoème pour laMarche pour les sciencesNous publions avec l’aimable autorisationdes traductrices le poème deJane Hirshfield qui a été lu par l’auteurele 22 avril à Washington et simultanémentdans des centaines de villes à traversle monde, à l’occasion de la Marche pourles sciences. Jane Hirshfield a écrit cepoème le 25 janvier, cinquième jour dela nouvelle présidence des États-Unis,quand les informations sur le changementclimatique ont été enlevées du site Webde la Maison Blanche et que desscientifiques de nombreuses agencesgouvernementales et des universités ontcommencé à copier les dossiers derecherche sur des serveurs de sauvegardepour les préserver.

Le cinquième jouril fut interdit aux scientifiquesqui étudiaient les rivières de parlerou d’étudier les rivières.

Aux scientifiques qui étudiaient l’airon demanda de ne pas parler de l’air,et ceux qui travaillaient pour les paysansfurent muselés,et ceux qui travaillaient pour les abeilles.

Du fin fond du Dakota du Sud quelqu’uncommença à poster des faits.

On demanda aux faits de ne pas parleret ils furent supprimés.Les faits, étonnés d’être supprimés, se sont tus.

Alors, seules les rivièresparlaient des rivières,et seul le vent parlait de ses abeilles,

tandis que les bourgeons réels des arbres fruitierspoursuivaient sans cesse l’avancée vers leur fruit.

Le silence parlait fort du silence,et les rivières continuaient à parlerdes rivières, des rochers, de l’air.

Gravement, sans oreilles ni langues,les rivières incontrôlées continuaient à parler.

Les chauffeurs de bus, magasiniers,programmeurs, machinistes, comptables,techniciens de labo, violoncellistescontinuaient à parler.

Ils parlaient le cinquième jour,du silence.

Poème de Jane Hirshfield (© traduction Delia Morris etGeneviève Liautard, 2017)

Lien vers la version originale du poème :http:urlz.fr/5daE

MARCHE POUR LES SCIENCES, 22 AVRIL 2017

Un succès planétaire

Six cents Marches pour lessciences ont été organisées dansle monde le samedi 22 avril 2017. En France, elles ont réuni20 000 manifestant.e.s dans22 villes. À Paris, ce sont plus de

5 000 manifestant.e.s qui ont battu le pavé entrele Jardin des plantes et la place Saint-Michel enpassant par Jussieu, le collège de France et Paris-V.

➔ par Hervé Christofol, secrétaire général

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plémentaires de la part du gouvernement, mais d’acquis desmouvements sociaux antérieurs.En revanche, le SNESUP revendique :• des personnels administratifs et techniques, des enseignantset des chercheurs en nombre suffisant pour répondre aux mis-sions de service public de l’enseignement supérieur et de larecherche ;• la poursuite de l’effort de consolidation des formationsexistantes et l’ouverture progressive de nouvelles formationsadaptées aux besoins et au développement du territoire, ainsiqu’aux attentes de la population ;• l’amélioration immédiate des conditions de travail sur le sitede Saint-Laurent pour l’ensemble des usagers et des person-nels de l’université en attendant la construction de locauxpropres, l’accès à des ouvrages universitaires de référence (parexemple sous forme de partenariat entre la bibliothèque uni-versitaire et la bibliothèque de Saint-Laurent-du-Maroni) ;• d’une façon plus générale, l’anticipation des besoins immo-biliers qui vont apparaître avec l’augmentation de la popu-lation estudiantine (les amphithéâtres de l’UG sont d’ores etdéjà saturés). l

Section SNESUP Guyane (5 avril 2017)

Un sous-encadrement encore important

L ’université de la Réunion (UR),créée il y a plus de trente ans, ras-

semble plus de 14 000 étudiants (plusde 50 % de boursiers) répartis dans9 composantes sur les 6 sites de l’île.Nous sommes passés aux RCE le1er janvier 2013 mais, dès 2010, l’aus-térité imposée a conduit nos admi-

nistrateurs à fermer diverses filières (la préparation à certainsCapes scientifiques et les licences y préparant, des licences etdes masters littéraires à faibles effectifs) tout en développantl’UFR santé (Paces) et en maintenant des filières onéreuses(école interne d’ingénieurs). Des licences pro et de nouvellesfilières ont également été développées, majoritairement ausein de l’IUT, répondant (mais encore insuffisamment) auvivier très important de bacheliers pro et techniques. La struc-turation de la recherche s’est, elle, poursuivie : l’île dispose deplusieurs plates-formes techniques, d’observatoires, de sta-tions de recherche, d’un OSU et de 3 fédérations de recherche.Neuf UMR ont été contractualisées ces cinq dernières années(avec l’IRD, le Cirad, l’Inserm et le CNRS). Bien que l’UR soittrès dynamique, nous souffrons d’un sous-encadrement(62 200 HETD de HC en 2014), la précarité atteint 19 % (surl’ensemble des personnels). La dotation Sympa est insuffi-sante, notamment car elle n’intègre ni l’éloignement (frais dedéplacement élevés) ni l’isolement de l’île (équipements et four-nitures plus chers qu’en métropole, paiement de l’octroi demer, frais de douanes). L’UR reste l’établissement phare pourune ascension sociale de la jeunesse réunionnaise, qui seheurte cependant à 44 % de chômage sur le territoire (18-24 ans). Pendant huit ans, l’UR a souffert durement de gravesrivalités internes et d’un manque de dialogue avec la régionRéunion (incompatibilité politique), dialogue à nouveau ins-tauré depuis la nouvelle mandature de la présidence de l’UR.Nous souffrons cependant de directives imposées par la régionfavorisant la préférence locale à compétences non équiva-lentes. Les syndicats sont considérés et le SNESUP est majori-taire chez les enseignants et enseignants-chercheurs (plus de20 % de syndiqués chez les titulaires). l

Section SNESUP Réunion

Améliorer les conditionsd’enseignement et d’études

Le SNESUP Guyane affirme son soutien au mouvementcitoyen qui s’exprime actuellement en Guyane.

Concernant le volet plus spécifique de l’enseignement, leSNESUP insiste sur la nécessité de pérenniser les dispositifs per-mettant de tenir compte des spécificités locales (comme lesintervenants en langue maternelle, la formation en alternancedes enseignants, la préprofessionnalisation des étudiants se des-tinant à l’enseignement dans le cadre des emplois d’avenir…).En effet, ces dispositifs existent dans bien des domaines maisils sont précaires et localisés, et sont souvent remis en ques-tion par les changements de politique gouvernementale. Il faut en outre penser des solutions innovantes pour que lesjeunes des communes enclavées puissent poursuivre leursétudes supérieures dans des conditions leur permettant deréussir (mise en place de bourses spécifiques, accès au loge-ment, facilités de transport…).Concernant l’enseignement supérieur en Guyane, le SNESUPdément les affirmations de la ministre Najat Vallaud-Belkacem.Il n’y a pas eu la création de 80 emplois supplémentaires pourl’université de Guyane, mais seulement des 20 enseignants et20 personnels administratifs et techniques prévus dans leprotocole d’accord de novembre 2013.De même, le restaurant universitaire, qui était un des acquisdu mouvement d’octobre-novembre 2013, a d’ores et déjàouvert ses portes et le bâtiment recherche est en cours deconstruction. Il ne s’agit donc absolument pas d’efforts sup-

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Le débat public est envahi d’experts (beaucoup moins souvent d’expertes), aux qualificationsvariées, qui, au nom de leur expertise, assènent des vérités, le plus souvent présentées comme

scientifiques. Loin des certitudes, dans leurs laboratoires et dans les bibliothèques, chercheuses etchercheurs doutent, questionnent, critiquent. L’opposition entre science et expertise ne doit pas

masquer le fait que le scientifique peut être convoqué comme expert. Qu’en est-il alors du doute ?Qui nierait l’importance du recours à la science pour éclairer les débats ? Mais alors, commentarticuler d’un côté la certitude qui fonde décisions et délibérations et de l’autre les remises en

cause et autres discussions entre scientifiques ?Ces interrogations sont au cœur de ce dossier. Elles sont d’abord envisagées du point de vue

épistémologique, autour de deux conceptions opposées de la vérité en science.Elles se déclinent ensuite en une réflexion sur la littérature comme accès possible

à une vérité sur les mondes sociaux, sur l’énergie nuclaire comme exemple de délégitimationde la science par la politique, sur l’économie comme un dépassement de la science et de

l’expertise et sur le temps présent avec l’exemple de l’islam politique. À travers ces sixcontributions, il s’agit de se demander si le doute n’est pas le meilleur ami de la vérité scientifique.

‘ Dossier coordonné par

Isabelle de Mecquenem etChristophe Pébarthe

Expertise, science :qui dit vrai ?

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simple raison que toutes les théories sontfausses : elles seront remplacées par demeilleures propositions. Qu’un modèle fonc-tionne aujourd’hui ne permet jamais de« prouver » qu’il ne sera pas demain infirmépar une nouvelle expérience.

Comment est-il possible d’articuler

vérité et progrès scientifique,

ou avancée des connaissances ?

L’idée de progrès est assez ambiguë. Il y aévidemment une amélioration des capacitéstechniques et une accumulation des donnéesempiriques. C’est indéniable. Cela consti-tue-t-il pour autant un progrès au sens fort ?Par certains aspects, la technologie peutdevenir une régression.Oui, il y a une avancée desconnaissances. Au sein d’un« système du monde », lesmesures et explorationsthéoriques permettent desaméliorations. Mais il estdélicat de comparer et d’or-donner les « systèmes dumonde ». Je ne dis pas – jene l’ai jamais suggéré – que tout se vaut.Contre les obscurantismes « à la Trump »qui menacent notre avenir et offensent l’in-telligence la plus élémentaire, il faut évi-demment convoquer les lumières de lascience. Mais il est également important decomprendre que la lumière peut avoir plu-sieurs couleurs. De ne pas caricaturer pourcontrer la caricature.La vérité est souvent un critère d’évaluationpertinent. Mais qui n’est pas toujours suffi-

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Comment définiriez-vous la vérité

en sciences ? Pensez-vous qu’une vérité

puisse être qualifiée de scientifiquement

démontrée ?

Déjà, je me réjouis qu’on pose la questionde la définition et qu’on prenne consciencequ’elle ne va pas d’elle-même. Le premieraffront fait à la vérité consiste à la supposertransparente et évidente. En réalité, leconcept a drastiquement évolué à traversle temps et, à un instant donné, est égale-ment très variable d’une culture à l’autre.Et même au sein d’une société et d’uneépoque, il n’est pas sans variations essen-tielles entre différents modes de créationou de découverte. Je viens de lire Le Tempsscellé (Philippe Rey, Paris, 2014), du génialréalisateur Andreï Tarkovski – son Stal-ker (1979) en dit autant sur le monde qu’uneéquation de physique quantique. Le mot« vérité » y revient sans cesse, presque obses-sionnellement. Mais il est parfaitement évi-dent qu’il ne signifie pas la même choseque pour un physicien évoquant sonmodèle.Dans l’hystérie contemporaine où les cen-seurs – de tous bords – veulent interdire lapensée critique et nuancée, je pense qu’ilest essentiel d’entrer en résistance. Non pourjouer du nihilisme et contester la pertinencede la vérité, ce serait aussi dangereuxqu’inepte, mais pour la prendre au sérieuxen ne la caricaturant pas. Je dirais donc quela vérité, en sciences, est un concept àstrates. Il fait d’abord référence à une adé-quation entre une proposition et un état dechoses. Mais, naturellement, il repose aussisur des paradigmes linguistique, épistémo-logique et ontologique qui sont eux-mêmessusceptibles d’être remis en cause parl’énoncé lui-même ou d’autres découvertes/inventions. La vérité en sciences est à lafois un régulateur non négociable – rienn’est pire que le mensonge et le déni desfaits – mais elle est aussi partiellement unproduit de l’élaboration. Qu’on le veuilleou non, les choses sont complexes et l’hon-nêteté intellectuelle consiste à le reconnaîtreet à le travailler. Le procès en « pseudo-science » ou « imposture » fait à ceux quiosent penser la subtilité de la situation estahurissant, disons tragi-comique.Il est en effet impossible de démontrer uneassertion en sciences de la nature. Pour la

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ENTRETIEN AVEC AURÉLIEN BARRAU

De la vérité en sciencesAstrophysicien spécialisé en physique des hautes énergies et en cosmologie,

Aurélien Barrau est enseignant-chercheur à l’université Grenoble Alpes.

‘ propos recueillis par Christophe Pébarthe,membre du Bureau national

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sant. L’adéquation est un concept plus largequi doit être parfois convoqué.

Si la science n’est qu’un mode d’accès au

réel, faut-il considérer le créationnisme

selon lequel une transcendance divine

est à l’origine de tout ce qui est comme

une vérité parmi d’autres ?

Je crois en effet qu’aussi magnifique soit-elle – je suis si fier et heureux d’être astro-physicien – la science ne dit pas tout dumonde. L’humilité élémentaire de cette pos-ture suscite parfois l’irritation, pour ne pasdire la colère ou la haine. Comme si rendrehommage à la science consistait à dénigrerles autres modes de pensée ! Je ne céderai

jamais à ce fascisme rampantet continuerai de penser que lascience, d’ailleurs délicate àdéfinir, partage avec les arts, laphilosophie et la littérature leprivilège de constituer unedémarche nécessaire et remar-quable, mais dans laquelle nes’effondrent pas toutes lesmanières de comprendre ou

d’appréhender le réel.Je pense effectivement que le créationnismeest une proposition stupide et dangereuse.Comment donc trancher si l’on dénie à lascience la toute-puissance hégémonique dusavoir ? Au nom, me semble-t-il, de l’inten-tion et de l’honnêteté. Soutenu par l’extrêmedroite et les lobbies du pétrole, le création-nisme n’est pas un doute digne et généreux.Il n’est qu’une projection de leurs fantasmesde puissance. l

t« Je crois qu’aussi

magnifique soit-elle,

la science ne dit pas

tout du monde. »

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Aurélien Barrau

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De même que les heideggériens utilisentce que François Rastier a appelé « la lus-

tration par les Juifs », autrement dit le recoursà des auteurs juifs pour cautionner la penséedu Maître, les adversaires du rationalismefont fréquemment appel à l’autorité de scien-tifiques confirmés pour défendre leur cause.Dans le cas présent, Aurélien Barrau est toutà fait conscient de cette opération puisqu’ilest, livre après livre(1), et bien qu’il s’endéfende, l’un des acteurs de ce que l’onpeut appeler le renoncement relativiste. Laréférence à Heidegger est loin d’être fortuite,puisque, comme le philosophe allemand, ilrompt avec la tradition occidentale qui liel’anthropologie à la cosmologie, et vise àouvrir une voie qui, grâce à d’autres typesde connaissances, comme la poésie, dispen-serait du passage par les sciences. Étrangeparadoxe pour un astrophysicien.

Un relativisme non assuméL’entretien accordé à Christophe Pébarthereprésente une forme euphémisée des thèsesdéveloppées dans les ouvrages mentionnésnote 1. Les propositions exprimées dans cetentretien sont néanmoins sans ambiguïté.En premier lieu, l’idée que la vérité est un« concept à strates », un « produit de l’élabo-ration », ce qui, en creux, signifie qu’elle nesaurait découler de la démonstration, de lapreuve publique, comme l’on pourrait naï-vement être tenté de le croire. Et, ensuite,l’affirmation selon laquelle « toutes les théoriessont fausses », ce qui est un encouragementà renoncer à la recherche de la vérité, entant qu’idéal régulateur. En effet, pourA. Barrau, si la vérité peut être un critèred’évaluation pertinent, « l’adéquation est unconcept plus large » (comprenne qui pourra).Il endosse enfin une thèse centrale du rela-tivisme aléthique en affirmant qu’il est « déli-cat de comparer et d’ordonner les “systèmesdu monde” ». Dès lors, l’idée de progrès desconnaissances est sans objet.La philosophie du physicien place à sonfondement la question de la fabrication etde la négociation du sens(2). Dans cette pers-pective, les catégories d’objectivité et d’exac-titude sont des catégories locales, des pro-ductions historiques. On comprend qu’ilconvient alors de corriger le jugement habi-

tuel selon lequel si les savoirs scientifiquescirculent, c’est en raison de leur universalitépar l’évidence contraire selon laquelle ilssont décrits comme univer-sels précisément parcequ’ils circulent. Les sciencesne sont donc plus des acti-vités cognitives, progressantpar la résolution de contro-verses. Dès lors, la clas-sique distinction entre lalogique de la justificationet la logique de la décou-verte n’est pas pertinente,puisque le conceptuel, lematériel et l’instrumental ne peuvent êtreséparés du social et du politique. L’autoritéacquise dans la vie sociale peut donc influen-cer la détermination même de ce qui seraconsidéré comme un résultat scientifique.

La vérité est-elle soluble dans le social ?Cette approche refuse toute idée d’une quel-conque autonomie de la science par rapportau social et, par conséquent, la vérité estsoluble dans celui-ci. De surcroît, elle fait duscientifique un simple constructeur demodèles, la référence à une nature dont ilfaudrait expliquer le comportement étant sansobjet.Ce qu’un bon philosophe des sciences doitprioritairement expliquer, c’est la prépondé-rance des convergences scientifiques. La ques-tion fondamentale est bien « de comprendrecomment les scientifiques finissent par s’ac-corder pour décider quelles observations sontsusceptibles de départager des théories scien-tifiques rivales et pour déterminer quellesthéories doivent être éliminées »(3). A. Barrau,à l’opposé, soutient que nos raisons d’adopter

une théorie scientifique ne sont pas ipso factodes raisons de la croire ou de la tenir pourvraie. Cette conception déflationniste de la

vérité, largement inspiréede Foucault, ne distinguepas entre être vrai et êtretenu pour vrai.Une telle position a desconséquences politiquesfort dommageables : « Siles puissants ne peuventplus critiquer les opprimésparce que les catégoriesépistémiques fondamen-tales sont inévitablement

liées à des perspectives particulières, il s’ensuitégalement que les opprimés ne peuvent pluscritiquer les puissants. Voilà qui menaced’avoir des conséquences profondémentconservatrices. »(4) En somme, le meilleurmoyen de résister au pouvoir, lorsqu’il estillégitime, c’est la vérité. Elle est au fondl’ultime protection dont disposent les plusfaibles contre l’arbitraire des plus forts. l

(1) Dans quels mondes vivons-nous ?, Galilée, 2011(avec Jean-Luc Nancy) ; Big Bang et au-delà. Balade

en cosmologie, Dunod, 2013 ; Des univers multiples.

À l’aube d’une nouvelle cosmologie, Dunod, 2014.(2) Les philosophes que cite A. Barrau appartiennenttous, de près ou de loin, au courant postmoderne :Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Félix Guattari,Jean-Luc Nancy, Michel Foucault sans omettre Hei-degger, l’un de leurs inspirateurs. Le point communde ces auteurs est leur méfiance à l’égard de laphilosophie argumentative.(3) Pierre Jacob, « La philosophie, le journalisme,Sokal et Bricmont », Cahiers rationalistes, no 533,mars 1999, p. 9.(4) Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le

relativisme et le constructivisme de la connaissance,Agone, 2009, p. 162.

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tCe qu’un bon philosophe

des sciences doit

prioritairement expliquer,

c’est la prépondérance

des convergences

scientifiques.

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RÉPONSE À AURÉLIEN BARRAU

Mirages du relativisme épistémique

Un astrophysicien, en cherchant à recycler les poncifs postmodernes, se fait l’apôtre

du relativisme épistémique. Il contribue ainsi, sans y prendre garde, à nous priver

des ressources politiques de la vérité.

‘ par Alain Policar

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à la vérité ? La philosophe Martha Nussbaumapporte la réponse suivante : « La littératureest une extension de la vie non seulementhorizontalement, mettant le lecteur encontact avec des événements ou des lieuxou des personnes ou des problèmes qu’il n’apas rencontrés en dehors de cela, mais éga-lement, pour ainsi dire, verticalement, don-nant au lecteur une expérience qui est plusprofonde, plus aiguë et plus précise qu’unebonne partie des choses qui se passent dansla vie. »(2) C’est bien entendu l’extension verticale qui demande un approfondisse-ment. Un roman n’est-il pas seulement l’ex-pression d’une sensibilité individuelle, unesérie d’impressions distinguées par le styled’un écrivain, voire par son génie ? Voyageau bout de la nuit, de Céline, repose surl’idée suivante : l’amour n’existe pas. S’ils’agit d’une manière célinienne de voir lavie, ce roman propose une connaissance àses lectrices et lecteurs. Commel’indique Hilary Putnam à cesujet, « être conscient d’unenouvelle interprétation des faits,aussi repoussante qu’elle puisseêtre, d’une construction quipeut – je le vois à présent – êtremise sur les faits, même si c’estde façon perverse, est une espècede connaissance. C’est laconnaissance d’une possibilité.C’est une connaissance conceptuelle »(3). Maiss’il s’agit de résoudre ou d’exposer un pro-blème, pourquoi choisir la forme roma-nesque et non l’essai ou bien le traité théo-rique ? Faut-il envisager que la connaissancelittéraire soit différente d’une connaissancescientifique ou philosophique ou n’est-ellequ’une variation formelle ?Il est nécessaire ici d’attirer l’attention surla spécificité de la littérature française duXIXe siècle, sans présager des autres. Il y pré-domine une dimension révolutionnaire quise traduit par l’affirmation de l’indétermina-tion du monde social, c’est-à-dire par l’exis-tence en son sein d’interprétations antago-nistes. Elle relève donc de l’imagination

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Dans le paysage académique français, lalittérature trône aux côtés des sciences

humaines et sociales. Si elle les fréquente,plus ou moins assidûment, elle n’en adoptepas moins une certaine réserve. Elle surveilleses fréquentations. Inexacte parmi lesinexactes, indolente compagne des sciencesdures, elle semble n’apporter au mieuxqu’un supplément d’âme, faire de l’inutilitéun art. Si « dans cette vie nous n’avons besoinque de Faits », comme l’affirme ThomasGradgrind dans le roman de Charles Dic-kens Temps difficiles, un homme qui « avecune règle et une balance, et la table de mul-tiplication » prétend « peser et mesurer n’im-porte quelle parcelle de nature humaine etvous en dire exactement le montant », alorsil n’existe pas de savoir littéraire, tout auplus un savoir sur la littérature. Pourtant, ilfaut au contraire envisager l’existence deconnaissances proprement littéraires, portantau jour des vérités sur le monde social(1).

De l’existence deconnaissances littérairesComment est-il possible de définir l’accèsproprement littéraire à la connaissance et

morale, une morale meta, posant la moralenon pas comme une réponse mais commeun problème. La littérature française consacrel’indétermination du fait moral. En ce sens,si elle apporte des connaissances morales,elle n’est pas moraliste. Elle aide à bienvivre sans dire positivement comment.

Connaître avec la littérature,mais connaître quoi ?La dimension morale de la littératuren’épuise toutefois pas la question de lanature de la connaissance littéraire. Il estalors nécessaire d’échapper aux affirmationsde Thomas Gradgrind : « Nous espéronsavoir avant longtemps un comité des Faits,composé de commissaires des Faits qui for-ceront les gens à ne considérer que les Faitset rien que les Faits. Vous devez exclure devotre vocabulaire le mot “imagination”.Vous n’avez rien à en faire. » Les spécialistes

en sciences sociales ont àtraiter d’un objet singulier,la vérité du monde social.Or celle-ci est composéedes interprétations aux-quelles toute sociétédonne lieu. Qui nieraitl’actualité persistante desprincipes de Gradgrind ?Tout l’intérêt du roman deCharles Dickens consiste,

non pas à les critiquer frontalement, maisà en souligner l’incapacité à rendre comptede la totalité sociale. L’imagination autoriseà envisager des possibles qui interviennentdans les jugements que les faits sociauxsuscitent, que ces jugements soient judi-ciaires, politiques et même scientifiques.En refusant de s’en tenir à sa premièreimpression, le romancier dégage du senscommun des expériences sociales dont ilpeut dévoiler la nature en faisant, commedisait Flaubert, du « réel écrit »(4). l

(1) Cf. J. Bouveresse, La Connaissance de l’écri-

vain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Agone,Marseille, 2008.(2) Citation traduite par Ibid., p. 31.(3) Citation traduite par Ibid., p. 59.(4) Cité par P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèseet structure du champ littéraire, Le Seuil, Paris1992, p. 142.

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RUne expertise littéraire est-elle possible ?

La philosophe Martha Nussbaum a pu affirmer : « La bonne littérature est dérangeanted’une façon dont l’écriture de l’histoire et de la science sociale dans bien des cas nel’est pas. » Dans cet article, la contribution de la littérature à la connaissance des

mondes sociaux est envisagée.

‘ par Christophe Pébarthe , membre du Bureau national

t« Vous devez exclurede votre vocabulaire

le mot “imagination”. »(Temps difficiles,

Charles Dickens, 1854)

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Temps difficiles, portrait de Gradgrind,par Harry Furniss, 1910.

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contre-experts » du nucléaire.Les recherches que mènentles physiciens du GSIEN neportent pas, il est vrai, sur lesproblèmes techniques descentrales nucléaires. Mais leurrefus d’assumer une positiond’expert relève surtout d’uneconviction anti-hiérarchiqueet anti-autoritaire. Il exprime

surtout une mise en cause du pouvoir d’expert(ou de contre-expert) et du système d’expertisesur le nucléaire, jugé technocratique, voire« incestueux »(4). Les membres du GSIEN s’ap-puient donc sur leur notoriété et leur objectivitéainsi que sur leur capacité à analyser les docu-ments techniques. Néanmoins, une telledémarche ne permettra pas aux savants defaire entendre leur voix ni par le gouvernementni par les institutions. « Les gouvernementsécoutent leurs experts désignés, et n’écoutentque ces experts. Le fait que par exemple 4 000savants français, groupés en association, pren-nent des attitudes très critiques par rapportau plan nucléaire français n’a pas l’aird’émouvoir le gouvernement. »(5)

[…] Bien qu’elles soient arrivées tardivement,la mobilisation des 4 000 scientifiques contrele programme électronucléaire et la mise enplace du GSIEN ont largement facilité la poli-tisation du choix énergétique français, laremise en cause des certitudes scientifiqueset la révision de l’autorité des experts. l

(1) Extrait du discours de M. Jean-Pierre Soisson,secrétaire d’État aux Universités, lors de la Journéerecherche fondamentale énergie (18 décembre1974), Courrier du CNRS, numéro spécial Énergie,juin 1975, p. 4.(2) Rapport IN2P3, « La physique nucléaire en1980 », avril 1974, archives de l’Institut de physiquenucléaire d’Orsay.(3) Idem.(4) Patrick Petitjean, « Du nucléaire, des expertset de la politique », Mouvements, n° 8, 2000.(5) Conseil général de l’Isère, Creys-Malville, ledernier mot ?, Presses universitaires de Grenoble,1977, p.12.

de la recherche, où la compé-titivité de la recherche devientle nouveau mot d’ordre.C’est ainsi qu’une trentaine dephysiciens refusent précisé-ment de « cautionner » l’État etson programme nucléaire.Cette critique se cristallise eneffet en fonction d’une sériede démarches institutionnellesprécises qui révèlent nettement un conflitgénérationnel entre de jeunes chercheurs etdes savants issus de la génération de Joliot.[…] Un rapport(2) de 300 pages fait notammentl’éloge de la rentabilité du nucléaire dont lekilowattheure produit serait, selon lui, deuxà trois fois moins cher que celui produit parune énergie d’origine fossile. Quant aux risquesliés au nucléaire, il minimise de nombreuxproblèmes comme par exemple celui de lasûreté qu’il suppose maîtrisée en faisant réfé-rence aux rapports de l’AIEA (Agence inter-nationale pour l’énergie atomique). Le rapportréaffirme aussi clairement la démarcation trèsforte entre chercheurs et experts du nucléairedans les termes suivants : « Le physiciennucléaire est dans ces affaires un témoin pri-vilégié plutôt qu’un expert. […] Peut-être expri-merait-il l’opinion que ces problèmes ne parais-sent pas insolubles et mettait-il en garde contrela tentation du “bon marché”. Mais il nepourra que renvoyer l’opinion aux véritablesexperts : ingénieurs, économistes, juristes, quidevront analyser des solutions dont l’adoptionest en dernière analyse un acte politique. […]En conclusion, les physiciens nucléaires nepeuvent qu’approuver un débat profondémentsérieux sur les risques, les modalités et les finsde l’utilisation sociale de l’énergie nucléaire. »(3)

Pourquoi le milieu physicien s’est-il démo-bilisé dans la critique du programme élec-tronucléaire ?[…] Les physiciens critiques se trouvent, dèsle début de leur mobilisation, dans une bataillede légitimité orchestrée par les organismesexperts. La polémique sur la légitimité, le« sérieux » de la critique scientifique tourneen faveur d’EDF et du CEA lorsque les physi-ciens pétitionnaires affirment publiquementqu’ils ne sont « ni spécialistes ni experts ni

L’analyse de la mobilisation du milieu phy-sicien dans le mouvement antinucléaire, et

plus spécifiquement celle du GSIEN (Grou-pement de scientifiques pour l’information surl’énergie nucléaire) qui regroupait la plupartdes physiciens critiques du programme élec-tronucléaire au milieu des années 70, offre lapossibilité de saisir la complexité de nombrede questions contemporaines liées aux rapportsentre science et politique, entre progrès tech-nique, risque industriel et société. Issue d’unepétition de masse lancée contre le programmenucléaire du gouvernement, animée en majo-rité par des physiciens nucléaires, l’histoiredu GSIEN révèle les forces et les limites d’unecritique scientifique portée sur un choixtechno-politique et émergeant de l’intérieurmême du sérail. Elle met en lumière les raisonsde la montée puis de l’essoufflement rapidesde l’action politique et de la critique portéesur les sciences dans les laboratoires pendantla décennie 70. Elle appelle enfin à reconsi-dérer la notion de la légitimité, perçue engénéral comme une catégorie chère à lascience, dans un contexte où s’impose unedivision forte entre « science » et « expertise ».[…] Grâce au « tout nucléaire » qui doit rem-placer le « tout pétrole », les savoirs développéspar les physiciens français depuis moins dequatre décennies ne courent-ils pas enfin ausecours de la nation dans cette période decrise ? Le physicien ne doit-il pas œuvrer à lameilleure réussite de l’application de ses tra-vaux ? Peut-il faire autrement que se réjouirdu fait que ses découvertes permettent degarantir l’indépendance et la grandeur dupays ? C’est avec de telles assurances qu’à lasuite de l’annonce de son programme élec-tronucléaire, le gouvernement demande auxorganismes de recherches, dont bien entendule CNRS, de mener une réflexion pour « limiterles conséquences de la crise énergétique surl’économie nationale »(1). Mais la confianceinduit la méfiance puis une critique massiveà l’égard du nucléaire. Car la crise ne touchepas uniquement les besoins énergétiques dela nation mais aussi le monde de la recherchequi, à la sortie de la période dorée des « TrenteGlorieuses », voit ses crédits et les postes enbaisse. Il subit surtout le virage plus utilitariste

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RENTRE SCIENCE ET EXPERTISE

Des physiciens français contre le programmeélectronucléaire des années 1970(*)

Historienne et sociologue des sciences, Sezin Topçu a consacré ses travaux

de recherche à l’analyse des rapports entre science et politique à propos

de la question du nucléaire.

‘ par Sezin Topçu , chargée de recherche au CNRS

(*) Le texte que nous publions avec l’aimableautorisation de l’auteur est constituéd’extraits de son article « Les physiciens dansle mouvement antinucléaire : entre science,expertise et politique » (Cahiers d’histoire.Revue d’histoire critique, no 102, 2007).

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tLa mobilisation

des 4 000 scientifiqueset la mise en place

du GSIEN ontlargement facilité

la politisation du choixénergétique français.

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R L’économiste ou l’invention de l’« expert total »

À première vue, « économiste » et « expert » sont deux identités sociales proches et liées.

Doté de savoirs scientifiques sur l’économie, le spécialiste reconnu qu’est l’économiste

possède la compétence et l’autorité qui lui permettent de juger, par exemple,

de la crédibilité d’un programme politique ou d’une mesure de politique publique.

‘ par Frédéric Lebaron, sociologue, professeur à l’École normale supérieure Paris-Saclay (ENS Cachan) et directeur du département de sciences sociales

L ’économiste est fréquemment sollicité entant qu’expert, comme on le voit bien à

l’occasion des campagnes électorales : l’éco-nomiste est tenu de « chiffrer » les mesuresannoncées, de prédire quelles en seront lesconséquences et, au final, de statuer sur leur« sérieux ». Cela le conduit à prendre positionpubliquement, souvent avec force, pour telou tel candidat. Le cas de l’éventualitéd’une sortie de la Francede la zone euro, projetdéveloppé en particulierpar le Front national,illustre particulièrementbien ce fait : des lauréatsdu prix en mémoire d’Al-fred Nobel, pour la plupartaméricains, ont même écritun texte durant la cam-pagne présidentielle de2017 pour se dissocier dela volonté du FN de quitterunilatéralement la zoneeuro. C’est dire à quelpoint l’enjeu symboliquede l’autorité des économistes est devenuprégnant dans le monde contemporain.La centralité de l’expertise économique dansle débat public est telle que tout acteur poli-tique à ambition nationale tend à s’entourerd’un groupe d’économistes chargés dediverses tâches fondamentales de la vie poli-tique : bilan des politiques menées, élabo-ration programmatique (les « propositions »),rédaction d’argumentaires, calculs et prévi-sions macroéconomiques, etc. La lutte poli-tique est devenue pour une part une lutted’expertise, et l’espace public, structuré parles différents médias (télévision, journaux,blogs, réseaux sociaux…), peut être analysécomme un lieu où se confrontent, dans uncadre qui est loin d’être neutre, des expertiseséconomiques concurrentes.Si ces expertises sont en définitive sélection-nées à court terme par le résultat des élec-tions, qui rend obsolète ou éloigne de la réa-lité concrète certains projets, elles sont aussisoumises à un processus de validation socialepar d’autres expertises, dans une logique cir-

culaire : les économistes s’impliquent dansle débat électoral tout autant pour donnercrédit à certains projets en fondant leur légi-timité que pour en destituer d’autres, qualifiésd’irréalistes, flous, incohérents, dangereux,etc. Il s’agit donc d’une lutte au second degré,où les think tanks et instituts d’études « indé-pendants », en particulier, sont très présents,

non pas pour conseiller lescandidats, mais pour éva-luer (donc classer, juger)leurs propositions enquelque sorte ex ante (ens’armant d’un savoir portantsur le passé).L’économie peut même enun sens être décrite commela discipline de l’expertisetotale, par analogie (etopposition) avec la notiond’intellectuel total quePierre Bourdieu a associéeà la figure de Jean-PaulSartre. L’économiste s’estdoté d’une boîte à outils deportée universelle qui lui

permet de s’exprimer sur de très nombreuxsujets, tous en fait dès lors qu’ils impliquentun arbitrage politico-financier quelconque :si on l’entend peu sur des enjeux symbo-liques (comme la réforme des programmesd’histoire ou l’identité nationale, l’islam ouencore les conséquences des attentats), l’éco-nomiste peut analyser avec ses « lunettes »particulières tout projet qui modifierait parexemple la fiscalité sur les entreprises, lesinstitutions monétaires, le fonctionnementdu marché du travail, le système de santé,l’éducation, etc. L’économie s’est érigée en

source d’expertise totale sur les politiquespubliques, au point d’ailleurs que pour denombreux économistes, « évaluation des poli-tiques publiques » est devenu synonymed’expertise économique.L’histoire sociale de la discipline économiquedans les différents pays explique cette pro-pension de la discipline à phagocyter l’ex-pertise en matière de politique publique, lessciences de gestion ayant de leur côté fournila base de l’expertise en matière d’actionentrepreneuriale : depuis les ingénieurs-éco-nomistes, qui ont en France modelé la tari-fication des entreprises publiques et imposél’usage du calcul économique dans les admi-nistrations centrales ou locales, jusqu’auxexpérimentations aléatoires développées parEsther Duflo, revendiquant le modèle dessciences biomédicales, il existe même touteune filiation qui revendique le monopolede l’économie sur la décision politique, aunom d’une expertise techno-économique. Rares sont les économistes qui adoptent unpoint de vue plus proche en la matière decelui des autres sciences sociales : pour ceux-là, la science économique n’explore (aumieux, car elle reste souvent dans les faitstrès normative, principalement prescriptive ettrès faiblement descriptive) qu’un pan de laréalité sociale ; les savoirs qu’elle produit sontà la fois fragiles et limités, ne serait-ce quedu fait de la complexité multidimensionnellede la dynamique socio-historique. Commeles autres disciplines, elle est fondée sur unidéal de scientificité et d’objectivité, mais l’étatdes connaissances actuelles qu’elle a pu accu-muler ne justifie pas qu’on tire d’elle descapacités de jugements univoques et définitifset a fortiori le ton de supériorité dont s’armentparfois ses représentants. Le recours à lascience économique dans le domaine de l’éva-luation des politiques publiques devrait dèslors, en toute rigueur, s’accompagner de beau-coup de prudence dans la mesure où il s’agitde statuer sur des enjeux aux conséquenceshumaines directes. l

tL’économie s’est érigée en

source d’expertise totale

sur les politiques

publiques, au point que

pour de nombreux

économistes, « évaluation

des politiques

publiques » est devenu

synonyme d’expertise

économique.

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L’économiste s’est doté d’une boîteà outils qui lui permet de s’exprimersur de très nombreux sujets…

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RENTRETIEN AVEC FRANÇOIS BURGAT, SPÉCIALISTE DE L’ISLAM POLITIQUE

L’islam politique et ses experts

Auteur récent de Comprendre l’islam politique (La Découverte, Paris, 2016),

François Burgat défend une position qui tranche avec celles défendues par Olivier Roy

et Gilles Kepel. Quand l’expertise s’inscrit dans un débat scientifique…

Votre analyse tranche avec celles

d’Olivier Roy et de Gilles Kepel notamment…

Gilles Kepel et Olivier Roy accordent leurcaution universitaire à deux approches duphénomène jihadiste qui, à mes yeux, sonten réalité peu différentes. Celle de Kepel,de très loin la plus répandue, se superposeà celle du sens commun, celle que nousdictent “nos tripes” lorsque nous sommesconfrontés à la violence d’un segment denotre environnement. Le responsable de laviolence ne saurait être que… celui quil’exerce et seulement lui. Ses motivationsne pouvant raisonnablement être corréléesà notre propre comportement, elles ne peu-vent être qu’unilatérales et donc de natureidéologique ou religieuse. La thèse de Kepeldonne donc ainsi le primat à la variablereligieuse. Les jihadistes sont des « fous deDieu », des individus pervertis par une inter-prétation sectaire de leur religion, le sala-fisme, qui brise le beau rêve du pacte répu-blicain français et les inscrit irrésistiblementsur la pente de la violence. Celle d’OlivierRoy, moins présente dans les médias, voiten quelque sorte dans lesjihadistes des « fous » toutcourt, des jeunes atteintsd’une pathologie non pointreligieuse mais psycho-sociale aliénante qu’ilnomme le « nihilisme ». J’ac-cepte bien volontiers de lesuivre sur le rejet du primatde la variable religieuse.Mais Roy prétend malheu-reusement que les « radi-calisés » le seraient pour des raisons totale-ment extérieures aux préoccupations,notamment politiques, de leurs coreligion-naires, auxquelles les radicalisés seraientselon lui parfaitement étrangers. Pourreprendre ses propres termes, il ne sauraiten effet être question de corréler la radica-lisation avec « la souffrance postcoloniale,l’identification des jeunes à la cause pales-tinienne, leur rejet des interventions occi-dentales au Moyen-Orient et leur exclusiond’une France raciste et islamophobe ». Roy,tout comme Kepel, déconnecte la dyna-mique de la radicalisation de toute déter-

mination politique. Leurs deux thèses ontdonc en commun, à mes yeux, un traversessentiel : celui de nier ou d’« euphémiser »la part de responsabilité de l’environnementdes jihadistes, qu’il soit musulman (en

Orient) ou/et occidental.Toutes deux évacuentcelle des causalités qui, àmes yeux, est absolumentcentrale : les faillesbéantes que creuse dansnotre vivre-ensemble– aussi bien à l’échelleinternationale que fran-çaise – la persistance desrapports de dominationNord-Sud. Roy disqualifie

explicitement cette approche qu’il qualifiede « vieille antienne tiers-mondiste ». Kepelva plus loin : il criminalise tous ceux quil’évoquent, traitant les uns (non musulmans)d’« islamo-gauchistes » et dénonçant chez lesautres un inacceptable « penchant à adopterune posture victimaire ». C’est donc à ceuxqui tentent de corriger les dysfonctionne-ments de nos sociétés que Kepel entendfaire porter leur responsabilité. C’est « lesalafisme » qui pour lui brise le pacte répu-blicain. L’enchaînement des causalités est àmes yeux… tout simplement inverse : c’estnotre façon très égoïste et très unilatérale

de maltraiter ce pacte républicain, le plafondde verre auquel se heurtent les musulmansdans l’ascenseur social et, tout autant, lesgrossières manipulations de leur représen-tation politique ou médiatique qui… « fabri-quent » des adeptes de la version « salafiste »binaire et clivante de la religion musulmane.Dans une atmosphère plus proche de lafilature policière que de la déconstructioninhérente aux sciences sociales, Kepel sefocalise d’ailleurs significativement sur l’in-ventaire des seules modalités et autres vec-teurs d’expression de la violence jihadiste :la généalogie de ses médiateurs humains,le recensement minutieux des vecteurs idéo-logiques ou technologiques, les « filières derecrutement » ou « de financement », etc.Mais cette insistante volonté de tout savoirdu « comment » de la violence cache unepropension très regrettable à ne rien vouloirconnaître de son « pourquoi » ! Or c’est bienévidemment pour ma part sur ce « pourquoi »que, à l’opposé, je m’efforce d’attirer l’at-tention des analystes et, plus encore, despolitiques.

Comment conjuguer le doute scientifique

et les certitudes qui sont régulièrement

demandées à l’expert ?

J’ai acquis depuis longtemps la certitude quecette fameuse « distance scientifique », garan-tie du sérieux du chercheur, n’allait pas desoi. Il y a une cinquantaine d’années, j’ai ludans la très célèbre Revue du droit public,la surréaliste analyse (1941) du grand juristeMaurice Duverger sur le statut imposé auxJuifs par le gouvernement de Vichy. Au nomde la « distance scientifique », sans y prendregarde, il faisait du « droit antisémite », classi-fiant, distinguant et interprétant des normes,en faisant totalement abstraction de leurcontenu comme s’il s’agissait de « droit civil ».J’ai compris ce jour-là qu’il ne saurait y avoirla moindre antinomie entre « le doute propreà la science » et l’expression explicite deconvictions politiques et citoyennes. l

‘ propos recueillis par Christophe Pébarthe , membre du Bureau national

t« Les failles béantes

que creuse dans notre

vivre-ensemble

la persistance

des rapports de

domination Nord-Sud… »

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Le dernier livre deFrançois Burgat, paru en 2016.

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CRCT

Dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs

Accordé par le CNU après avis du président de l’établissement ou autitre de l’établissement par le président lui-même, après avis du Conseilacadémique restreint, le congé pour recherches ou conversions thématiques(CRCT) donne la possibilité à un enseignant-chercheur de se consacrerà la recherche pour une période comprise entre six ou douze mois.

L’article 10 du décret 84-431dispose : « Les EC titulaires

en position d’activité (…) peu-vent bénéficier d’un congépour recherches ou conver-sions thématiques, d’une du-rée de six mois par période detrois ans passée en positiond’activité ou de détachement,ou douze mois par période desix ans passée en position d’ac-tivité ou de détachement. (…)Un congé pour recherches ouconversions thématiques,d’une durée de six mois, peutêtre accordé après un congématernité ou un congé pa-rental, à la demande de l’en-seignant-chercheur. »Le nombre de CRCT accordéspar le Conseil national desuniversités (CNU) l’année nreprésente 40 % du nombrede CRCT octroyés par les éta-blissements l’année n –1. Pour2017-2018, le nombre deCRCT accordés par les sec-tions CNU, au prorata de lataille des sections, est de 259(+6 par rapport à 2016-2017),26 sections ayant vu leurs ef-fectifs diminuer par rapport à2012. Malgré ce léger mieux,ce nombre n’a cessé de dé-croître depuis des annéesalors que le nombre d’ensei-gnants-chercheurs (EC) aug-mente (peu). Nous étions49 570 EC en 2015 (dernièreannée pour laquelle lenombre d’EC par section est

connu) et 259 CRCT ont étéaccordés en 2015 par le CNU,soit 0,8 % des effectifs d’EC.En 2016, 9 semestres sur 253au titre du CNU et 9 semestresau titre des établissements ontété attribués après un congématernité.Un EC qui bénéficie d’unCRCT accordé par le CNU (desix ou douze mois) ne peutpas bénéficier d’un CRCT at-tribué par son établissement,

durant la même période detrois ou six ans. D’autre part,les établissements attribuentles CRCT toutes sectionsconfondues, contrairementaux sections CNU qui, par dé-finition, attribuent uniquementdans la section dans laquellela demande est déposée (quin’est pas forcément la sectionde rattachement).À ce rythme, il faudra presquedeux cents ans pour que

chaque EC puisse obtenir aumoins un semestre.Certaines sections, du faitde leur faible nombre d’EC,n’attribuent que très rarementdes CRCT. Par exemple, lasection 72 ne dispose d’unCRCT que tous les deux ansau mieux, en espérant des re-liquats de l’année pré cédente.Quinze sections sur cinquan-te-cinq voient leur contingentde CRCT augmenter d’un oudeux semestres en 2017 parrapport à 2016.Proposer, comme dans quasi-ment tous les pays dévelop-pés, un semestre de manièrerécurrente et systématique àtous les EC qui le souhaitentserait la moindre des mesurespour relancer des thématiquesde recherche, mettre à jourses connaissances, bénéficierde séjours dans des labora-toires étrangers… C’est unedemande légitime de longuedate du SNESUP, tout com-me est légitime la demanded’un congé systématique at-tribué aux femmes rentrantde congé maternité, si ellesle désirent. Cette demandea été refusée par la DGRHlors du CTU de 2014.Ci-dessous, les courbes re-présentant l’évolution dunombre de CRCT depuis2012, ainsi que le pourcenta-ge de CRCT octroyés par rap-port au nombre d’EC. l

‘ par Dominique Faudot , membre du Bureau national

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Nombre de CRCT attribués par le CNU, toutes sections confondues

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0,82 %

0,80 %

0,78 %

0,76 %

0,74 %

0,86 %

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0,92 %

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Pourcentage de CRCT accordés par le CNU/Nombre d’EC

tIl faudra presque deux cents ans

pour que chaque enseignant-chercheurpuisse obtenir au moins un semestre.

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FUSIONS ET FISSIONSÀ l’intérieur de certaines de ces super-structures, des projets de fusion d’éta-blissements entraînent des remous sus-ceptibles de provoquer la fission de laComue, tant les tensions provoquéessont fortes. Les lois de la physique ato-mique ne s’appliquant pas aux structuresadministratives, une fusion entraînerait-elle des fissions ? Dans tous les cas, ladébauche d’énergie universitaire néces-saire aux processus est évidente !Par exemple, la Comue Université Paris-Est. Constituée plus ou moins concomi-tamment à un projet de fusion entre lesuniversités de Paris-Est-Marne-la-Vallée(Upem) et Paris-Est-Créteil (Upec) lié àune candidature à l’Idex, cette Comueest soumise à de fortes tensions internes.Après l’échec à l’Idex fin 2015, et lechangement de direction à l’Upec qui aamené à refuser le projet de fusion, lenouveau président de la Comue a pré-senté à la mi-2016 un projet I-Site sansl’Upec, laquelle représente 70 % desétudiants et 60 % des personnels dupérimètre de la Comue. Ce projet visaitdans un premier temps à créer une uni-versité « nouvelle », fusion de l’Upemavec des écoles (ENPC, Esiee, EIVP,architecture…), lesquelles ont des filièressystématiquement sélec-tives depuis le L1.Cependant l’ENPC, à lasuite des réactions despersonnels, a rapidementrefusé une fusion, et leprojet I-Site est devenuune association entrel’ENPC et le reste (sansl’Upec) qui fusionnerait.D’autres Comue sont tou-chées de manière simi-laire : Université Sorbonne Paris-Cité(USPC) survivra-t-elle à la fusion P3-P5-P7 en un seul établissement, auquelserait associé P13 ? À Toulouse, le récentprojet de fusion de Toulouse-II et Tou-louse-III, dans l’espoir de récupérerl’Idex – fusion dans laquelle Toulouse-Ine souhaite pas s’engager –, semble

créer des dissensions fortes au sein dela Comue.À l’inverse, la Comue d’Aquitaine paraîtsouffrir d’un problème de périmètre fluc-tuant dans le cadre de la région Nou-velle-Aquitaine qui va jusqu’à Poitiers.Des universités de la nouvelle régioncommencent à se manifester pour larejoindre (après avoir fui Léonard-de-

Vinci, lire mensueln° 654, avril 2017). LaRochelle a commencédes démarches en cesens.

LES COMUE POURFAIRE SEMBLANTLes informations quenous avons recueillies surles Comue NormandieUniversité, Université

Paris Lumières, Université BourgogneFranche-Comté, Languedoc-RoussillonUniversités (alias LRU, si, si…) nousincitent à les classer dans une catégoriede Comue dont il n’y a pas grand-choseà dire, si ce n’est que c’est beaucoupd’argent public dépensé pour des résul-tats peu convaincants en matière d’amé-

lioration des coopéra-tions interuniversitaires– et, bien sûr, qu’ellesne sont pas plus démo-cratiques que les autres.La structure Comueapparaît partout, mêmequand son fonctionne-ment semble moinsubuesque qu’ailleurs,comme une nouvelle« strate » administrativequi n’apporte rien, maisqui complexifie et a uncoût. À l’instar de toutesles autres évoquées auxépisodes précédents, la

part d’emploi précaire y est très impor-tante, même si les établissements y délè-guent aussi des personnels titulaires.Certaines semblent quand mêmeatteindre un des buts désirés du pointde vue du dessaisissement des instancesdes établissements de certaines questionshautement politiques, comme larecherche ou les écoles doctorales.Nous n’avons pas eu de retour de cama-rades relevant de certaines Comue, aussine médirons-nous pas ici de celles-ci.Mais la lecture de dépêches spécialiséesnous fait penser que l’herbe ne doit pasy être plus verte.Un état des lieux exhaustif s’imposeraitpour estimer le coût réel pour le contri-buable : mais même pour celles qui sontmort-nées, quelques (dizaines ?) millionsd’euros d’argent public ont déjà étéengloutis (en pure perte, donc !) enrémunération de présidents, DGS etautres personnels administratifs… Pen-dant ce temps, les établissements gèlentdes postes, suppriment des formationsou en réduisent drastiquement lesvolumes horaires, les collègues « debase » cherchent des crédits tous azimutspour pouvoir travailler. Viva Ubu ! l

COMUE

Bienvenue au royaume d’Ubu (3/3)

Fin de notre petit tour d’horizon des ubuesques structures de « coopération »forcée (à défaut d’être renforcée) entre les établissements d’enseignementsupérieur dans le cadre des Comue et de leurs bienfaits pour le service public.

‘ par Claire Bornais , secrétaire nationale, et Hervé Christofol , secrétaire géneéral, coresponsables du secteur Vie syndicale

Une fusion entraînerait-elledes fissions ?

tLa structure Comue

apparaît partout commeune nouvelle « strate »

administrative quin’apporte rien, mais quicomplexifie et a un coût.

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mesure possible des liens étroits avec lesacteurs économiques ».L’objectif est de lier fortement, au meilleurniveau, formation et recherche en sélec-tionnant les points forts thématiques, afinde construire des partenariats internatio-naux stratégiques et attirer les meilleursétudiants et post-doctorants internatio-naux, en s’appuyant notamment sur desprojets déjà labellisés et financés.

LA CONSTRUCTION D’EURPAR APPELS À PROJETSL’action EUR est construitedans le cadre des pro-grammes d’investissementsd’avenir (PIA3) par conven-tion avec l’ANR. Elle offreun financement pour unedurée maximale de dix anset une dotation décennalede 300 millions d’euros.Si l’appel à projets annon-çait la possibilité d’ouvrir

des écoles regroupant masters, doctoratset même laboratoires de haut niveau, ilexiste en fait peu de candidats poten-tiels. Si vous étiez pétris d’« ambition »mais pas encore membres du cercle res-treint des détenteurs de financements ini-tiatives d’excellence, il était inutile deperdre votre temps à déposer vos lettresd’intention pour le 4 avril !Par ailleurs, l’analyse de l’assiette d’aidefinancière est éclairante : les dépenses depersonnels incluent les salaires, y comprisles primes et indemnités, les indemnitésde stage, les prestations sociales, y com-

pris les prestations de restauration col-lective, les heures complémentaires d’en-seignement, tandis que les dépenses defonctionnement incluent les frais de labo-ratoire, les dépenses pédagogiques, lesaides à la mobilité internationale desétudiants et des personnels permanentsou temporaires affectés au projet, desaménagements immobiliers, etc. Enfin,les dépenses d’équipement concernentl’adaptation de l’environnement d’accueil(4 étoiles ?). En d’autres termes, onconstruit des filières indépendantes desfilières classiques et on ajoute un régimeélitiste de formation, de type grandesécoles, au sein des universités, en enprofitant par là même pour financer sub-stantiellement les laboratoires inclus dansle projet (ni vu ni connu).

QUELLE FINALITÉÀ MOYEN ET LONG TERMES ?Enfin, on peut se poser la question del’insertion de ces écoles dans le panoramades filières classiques doctorales assujet-ties aux écoles et collèges doctoraux.Seront-elles indépendantes puisque ins-crites dans un projet formation-recherchedéjà paramétré par l’appel à projets et soncahier des charges ? Auront-elles uneindépendance administrative ? Plus largement, nous devons garder àl’esprit la transformation du périmètrefrançais de l’ESR qui se dirige peu à peuvers la mise en place d’un système à deuxvitesses : de grandes universités derecherche d’un côté, et de l’autre des uni-versités de proximité ou collèges univer-sitaires, ce qui pourrait impliquer la fer-meture de masters et de doctorats, aumoins pour les collèges universitaires etsans doute également pour les filièresnon « bankables » des universités de proxi-mité. Dans ces conditions, les écoles uni-versitaires de recherche ne constituent-elles pas le dernier moyen mis en placepar l’État pour finaliser la bascule vers cenouveau panorama universitaire ? l

(*) www.agence-nationale-recherche.fr/investissements-d-avenir/appels-a-projets/2017/ecoles-universitaires-de-recherche-eur-vague-1.

ÉCOLES UNIVERSITAIRES DE RECHERCHE (EUR)

Vers des fermetures de masters etde 3e cycles non labellisés par l’« excellence » ?

Le MENESR vient, pour sa fin de mandat, d’instaurer des écoles universitairesde recherche (EUR) et ce en contradiction avec le principe de simplification !

EN QUOI CONSISTERONT LES EUR ?Les écoles universitaires de recherche (EUR)regrouperont des formations de masterset de doctorats ainsi que des laboratoiresde haut niveau pour chaque site (enten-dez regroupement et non établissement)qui aura « l’ambition » de « renforcer l’im-pact et l’attractivité internationale de sarecherche »(*). Ces EUR seraient la copiefrançaise des Graduate Schools (GS). Dequoi s’agi-t-il ? Les Graduate Schools sontdes programmes d’études des établisse-ments d’enseignement supérieur établisen Amérique du Nord ! Nous, nous avonsles masters et les doctorats…Selon le Berkeley Career Center, le pro-gramme des GS comprend, comparati-vement aux Undergraduate Schools (auxÉtats-Unis, à peu près l’équivalent de lalicence mais d’une durée de quatre ans) :– des études spécialisées dans une disci-pline spécifique mais avec moins de pos-sibilités d’accès ;– une évaluation rigou-reuse du travail de l’étu-diant par les professeurset les pairs ;– de plus petites classes,avec plus d’interactionentre étudiants (aux États-Unis, les cours se dérou-lent en amphi, dans desclasses de petite taille– nos TD ou TP –, ou sousformes de séminaires dediscussion) ;– une expérience de tra-vail au travers de stages, d’enseignementet de recherche ;– la production de recherche originale(souvent mais pas toujours requise).Bref, à peu de choses près l’équivalent denos masters et de nos doctorats.Mais alors, après le LMD qui avait pourbut d’harmoniser nos diplômes au niveauinternational, quel besoin aurions-nous del’appellation Graduate School ? La préci-sion vient par les termes suivants : desprojets qui « associent pleinement les orga-nismes de recherche, comportent une fortedimension internationale et dans la

➔ par Heidi Charvin , secrétaire nationale, coresponsable du secteur Recherche

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Vers un systèmeà l’américaine ?

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alors se demander quelsétudiants disposeront desmeilleurs relecteurs.

ET FINALEMENT QUI LIRA ?Poser la question de lalettre de motivation, c’estenfin revenir sur les condi-tions pratiques de la miseen place des capacités

d’accueil. Vu les délais restreints, lespersonnels administratifs seront-ils ame-nés à préchiffrer la lecture des commis-sions ? Quels seront les critères utili-sables de manière transparente sinonles critères orthographiques qui pren-dront une apparence de scientificitépuisque quantifiables. La lettre de moti-vation amènera alors à lister les manquespour en faire des critères d’élimination.La mise en place des capacités d’accueilétait censée s’articuler avec l’accompa-gnement du projet d’orientation des étu-diants, mais les objectifs affichés sontdévoyés par l’absence de moyens dédiéset par l’impréparation des mises en œuvrequi se déroulent dans l’urgence. La lettrede motivation ne sera alors qu’un cache-misère car au-delà des bonnes intentionsaffichées et des discours lénifiants, onne voit pas de pistes pour ouvrir réelle-ment l’université à tous et aider ceux quien auraient le plus besoin.Dans une perspective de travail surl’orientation de l’étudiant, l’entretienserait un moyen à explorer pour faciliterla diversification des publics. Il pourraitpermettre d’analyser, avec les candidats,leurs besoins pour développer leursconnaissances. Il éclairerait alors l’orga-nisation des moyens pédagogiques etdes aides financières à mettre en œuvrepour faire de chaque parcours une réus-site. Cependant, la situation actuelle desétablissements, en termes de personnelscomme de moyens, et la masse desdemandes qu’ils seront amenés à traiteren un temps contraint, rendent chimé-rique l’usage d’une telle modalité. l

fleuriront en toutes sai-sons ? Plus de 4 millionsd’items sont dénombrésquand on tape « lettre demotivation ». On pourraitse réjouir de cette mise àdisposition de modèlespuisque la rédaction d’unelettre est un exercice engrande partie formel. Maisle contenu ne réfère-t-il pas lui aussi àdes conventions de la motivation ? Le« jeu » consistera alors à organiser la ten-sion entre le respect de la norme néces-saire (on affirme adorer sa disciplinemais on ne dit pas que l’on déteste lesenfants et leurs parents, ce qui seraitmaladroit…) et la pointe d’originalité(mais comment cibler la bonne origina-lité quand on ne se représente pasl’image du lecteur virtuel ?). On n’ou-bliera pas d’ajouter que l’on veut se don-ner les moyens d’acquérir les compé-tences nécessaires à l’exercice du métierchoisi. On sera tout simplement dansune affaire de jeux de langage partagésdont la connivence culturelle sera la clé.

LE TRIOMPHE DU FORMELAu bout du compte, les organisateurs etconcepteurs de la sélection auront bien dumal à dégager des critères qui permettentde dépasser les impressions très géné-rales, « bonnes » ou « mauvaises », « favo-rables » ou « défavorables ». Que leur res-tera-t-il sinon se rabattre sur ce que l’ondésigne dans certains référentiels de com-pétence comme « maîtrise de lalangue française », et très particulièrementsur la sacro-sainte orthographe. On peut

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Dans un contexte d’austérité, la pos-sibilité de fixer des capacités d’ac-

cueil pour les formations du secondcycle universitaire s’est présentée commeun véritable effet d’aubaine pour lesdirections d’établissement, qui ont traduitcette possibilité en obligation, craignantque leurs établissements soient « enva-his » par les étudiant.e.s recalé.e.sailleurs. Cette « clôture » universitaireobservée avec bienveillance par le minis-tère est en contradiction avec l’idéemême d’université, entendue comme lapossibilité d’accéder à des savoirs dehaut niveau infusés par la recherche. Lelibre accès au master pour tout détenteurd’une licence est ainsi mis à mal par laconfusion entre orientation et sélection.Se pose alors crûment la question desavoir comment désigner les candidat.e.sà admettre ou à éliminer. Va-t-onaccueillir les mieux adaptés à la réussitedans le master et entériner un ordre d’hé-ritiers ou chercher à accueillir ceux dontles parcours n’étaient pas tout tracés ? Lalettre de motivation peut apparaîtrecomme un outil qui permettrait d’intégrerla dimension humaine aux critères desélection. Elle serait la rédemption pos-sible pour les politiques de sélection libé-rale puisqu’elle aurait pour fonction devaloriser l’engagement des candidats etpermettrait à ceux qui par leurs originessociales sont moins armés pour s’inscriredans les cursus d’études supérieures defaire valoir « d’autres qualités » que laréussite académique antérieure. L’austéritéserait ainsi revêtue d’une noble fonctionpédagogique sans que rien ne soit prévupour aider les universités qui voudraientmettre en place des aides pour ceux dontla candidature serait reconnue commeintéressante mais qui n’auraient pasencore construit toutes les compétencespour réussir dans le cursus choisi.

UN CONTENU PLUS STANDARDISÉQUE PERSONNALISÉQu’en sera-t-il dans la réalité ? Que ferontles étudiants candidats sinon chercherdes modèles de référence ? Et où lestrouveront-ils sinon sur Internet où ils

Les critères d’analyse sont-ilspertinents ?

LETTRE DE MOTIVATION

Un outil de rédemption pour la sélection ?

Pour postuler à un emploi ou à un stage, le candidat doit accompagner son CVde l’indispensable lettre de motivation. Quel est son rôle ? Pur exercice formel oucritère discriminant, ce document présente-t-il une utilité réelle ?

➔ par Pierre Sémidor , collectif FDE

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simplement dansune affaire de jeux

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laire demande à chaque opérateur derecherche d’adopter la Charte de déon-tologie et de désigner un référent inté-grité. Elle crée un Office de l’intégritéscientifique au sein du HCERES. Enfin,désormais, « l’Agence nationale de larecherche (ANR) conditionnera le finan-cement de projets de recherche à la décla-ration de la mise en placeeffective d’une politiqued’éthique et d’intégritéscientifique de l’institutionbénéficiaire ».L’inflation normativeréduira-t-elle la fraudescientifique ? La circulaireministérielle indique que,selon le rapport Corvol dejuin 2016, « la France n’apas à déplorer plus de casde manquements à l’intégrité scientifiqueque les autres pays européens ou nord-américains […]. En revanche, pour bonnombre d’opérateurs de recherche, elleaccuse un retard dans la mise en place demesures et de mécanismes appropriés pourtraiter l’intégrité scientifique et soncontrôle ».Si la recherche française ne souffre pasplus de fraude tout en ayant moins dedispositifs de contrôle, on peut douter del’efficacité réelle de ces chartes, guides,codes et autres référents intégrité. Luttercontre la fraude scientifique nécessiteraitplutôt de questionner les raisons qui amè-

nent un chercheur à frau-der(3). Le plus souvent, lacompétition, exacerbée parla rareté des postes et desmoyens, est au cœur du

processus : pour les un.e.s comme pourles autres, il faut des résultats et des« publis » pour gonfler les CV et les dos-siers… quitte à tordre un peu les résultats.Hélas, aucune des institutions qui pro-meuvent la vertu à coups de chartesn’est prête à s’attaquer à cette cause sys-témique de la fraude. Le respect du

Code européen risqued’être un simple exerciceformel, qui multipliera les« procédures qualité » et labureaucratie.Alors, rien à attendre dece mouvement ? Sansdoute faut-il se saisir deces mesurettes « tendance »,visant davantage à se don-ner bonne conscience qu’àtransformer les pratiques

en profondeur, pour dénoncer la contra-diction entre des objectifs annoncés et lesystème dans lequel les enseignant.e.s-chercheur/euse.s et les chercheur/euse.sbaignent quotidiennement dans l’exer-cice de leur métier. À nous de réfléchirà des réponses syndicales concrètes pourfaire de chaque point du Code deconduite un levier d’action. Parexemple : interdire les mentions de fac-teurs d’impacts ou de l’indice h dansles dossiers de candidature ; renforcer laformation à l’intégrité scientifique pourprévenir les fraudes mineures dont lesétudiant.e.s n’ont pas forcémentconscience ; protéger les lanceur/euse.sd’alerte comme prévu dans le Code ; exi-ger des conditions de travail permettantd’assurer le respect du Code. l

(1) www.allea.org/wp-content/uploads/2017/03/ALLEA-European-Code-of-Conduct-for-Research-Integrity-2017-1.pdf.(2) circulaire.legifrance.gouv.fr/index.php?action=afficherCirculaire&hit=1&r=41955.(3) www.ihest.fr/la-mediatheque/collections/rapports-d-etonnement/la-fraude-scientifique.

NOUVEAU CODE DE CONDUITE EUROPÉEN DE LA RECHERCHE INTÈGRE

Une occasion à saisir ?Pour faire face à la fraude scientifique qui ternit l’image de la science,la fédération européenne des académies des sciences et des humanités(Allea) a publié en 2011 un Code de conduite européen de la rechercheintègre(1). Une nouvelle version a été présentée fin mars. Ce texte trèssuccinct rappelle les principes et les bonnes pratiques de l’intégritéscientifique, indique comment traiter les fraudeurs et donne une listede textes de référence. Il laisse aux États et aux institutions scientifiques le soinde définir une politique précise de l’intégrité scientifique dans ce cadre.

➔par Gaël Mahé, membre de la CA, et Anne Roger, secrétaire nationale, coresponsable du secteur Recherche

La fraude scientifique prend générale-ment diverses formes telles que le

plagiat, la fabrication de résultats ouencore la falsification de résultats.D’autres fautes moins graves relèventaussi de la fraude scientifique commepar exemple l’autoplagiat, qui consiste àfaire passer pour un travail nouveau descopier-coller de ses articles précédents.Frauder, c’est aussi dissimuler des résul-tats, soit parce que ces derniers mettenten cause d’autres résultats, soit parcequ’ils ne sont pas conformes aux attentesdes financeurs. Frauder, c’est encorenier le travail des collaborateurs et col-laboratrices, en excluant de la liste desauteur.e.s une personne qui a contri-bué significativement au papier ou enomettant volontairement de citer desréférences importantes. À l’inverse, lafraude peut consister à ajouter desauteur.e.s fictif/ve.s ou à citer exagéré-ment ses collègues, ses reviewers oudes références issues du même journal.L’actualisation de ce Code de conduites’inscrit dans une effervescence institu-tionnelle autour de l’intégrité scienti-fique. En France, après la Charte natio-nale de déontologie des métiers de larecherche en janvier 2015 et le guide« Pratiquer une recherche intègre et res-ponsable », diffusé par le CNRS et laCPU en décembre 2016, le MENESR apublié une circulaire sur l’intégrité scien-tifique le 23 mars dernier(2). La circu-

Si la France dispose de moins demesures de protection que les autrespays européens ou nord-américains,elle ne déplore pas plus demanquements à l’intégrité scientifique.

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Si, assurément, chaque voix est singulière, certaines, toute-fois, le sont plus que d’autres. Celle d’André Tosel, qui vient

de prématurément disparaître était et demeure de celles-là. Néen 1941 à Nice et issu d’un milieu modeste, il est l’expressiontypique du pouvoir émancipateur de l’École. Après des étudessecondaires, il intègre l’ENS Ulm (Paris) où il eut notammentpour enseignant, puis ami, Louis Althusser. Agrégé de philo-sophie (1965), docteur ès lettres (1982), il fut longtempsmaître-assistant à l’université de Nice avant d’être élu profes-seur à l’université de Besançon (1989),où il fonda le laboratoire philosophiquedes logiques de l’agir, puis à Paris-I (1995-1998) et enfin de nouveau à Nice. Unani-mement apprécié pour sa gentillesse, sadisponibilité et sa modestie, quasi irréelleau regard de son œuvre, il fut partout ettoujours un militant. Et d’abord de la Jeu-nesse étudiante chrétienne (JEC), dont ilsera un dirigeant national à la fin desannées 1950, puis au SNESUP.Une voix singulière donc, par la prolixité deses écrits et l’ampleur de sa réflexion, par la qualité de son écri-ture – exigeante et savante – et son exigence didactique de tota-lisation. Singulière surtout, par son engagement (main)tenupour le marxisme et le communisme là où tant d’autres ontvacillé, de l’amende au reniement en passant par l’abandon. Safidélité n’était pas féale mais (auto)critique, une fidélité main-tenue parce que discutée.Restituer l’ouvrage tosélien en quelques lignes est une gageure.Aussi irons-nous à sa quintessence dont le filo conduttore estl’engagement, la lutte pour la libération politique et l’émanci-pation intellectuelle, pour être un jour parmi « Les constructeursd’un vivant édifice,/La foule immense où l’homme est unami » (Éluard, La Puissance de l’espoir). C’est dans cette pers-pective qu’il rencontre Gramsci, dont il est assurément l’undes plus fins connaisseurs en France et auquel il a consacré énor-mément d’études, selon une visée inséparablement didactique,d’explicitation de ses notions et de ses concepts, et réflexive,d’appropriation et de « tradu(a)ction »(3) pour la conjoncture dela puissance et de la fécondité de sa pensée.Cette rencontre avec Gramsci a été préparée par une autre quil’a précédée et qui l’a accompagnée dans un dialogue fécond :la philosophie de Spinoza. Cette rencontre est même décisivepuisque c’est par elle qu’il en est venu à la philosophie et quec’est elle qui a formulé la question majeure de l’émancipationet de ses conditions. Sa lecture est en outre et encore une foissingulière puisque la pensée de Spinoza n’a jamais été envi-sagée de manière autarcique, selon une perspective étroite-ment herméneutique, du texte par le texte sur le texte, maistoujours articulée de manière ouverte à l’actualité de l’histoire

pour nous aider à penser le présent (cf. Tosel, 2015). Parceque Spinoza est « le philosophe qui fonde la puissance de la rai-son et de l’agir sur la connaissance lucide de tout ce qui s’op-pose à l’une et à l’autre ».Cette question majuscule de l’émancipation est précisément l’ob-jet de son dernier ouvrage publié, une synthèse absolumentremarquable, qu’il faut lire. Il y pose la question nodale de lacontre-réforme néolibérale dont « l’immondialisation » capita-liste est l’expression la plus achevée, qui nous confronte à une

terrible « désémancipation de masse »(D. Losurdo), laquelle s’incarne, en sonsens le plus obvie, dans une marchandisa-tion généralisée du réel et dans une logiquede désassimilation dont la potentialité bar-bare n’est désormais plus une idée. Propo-sant une histoire théorique et critique del’idée d’émancipation, il en conclut qu’ils’agit de penser autrement l’idée de « révo-lution », parce qu’elle est exigée en effet !La prolixité de son ouvrage a été en com-plet décalage avec l’audience et la discus-

sion qu’il aurait méritées et qui sont demeurées par trop confi-dentielles. Peut-être à cause de son opiniâtreté à toujoursremettre son ouvrage sur le métier, Tosel a été insuffisammentsoucieux de la visibilité de ses travaux. Nonobstant cette réserve,il demeure un grand penseur. Car dans cet excès de modestie,se dévoile une ténacité, qui est une vraie leçon, le fait pratiquedu devoir et de l’inquiétude. C’est son honneur et la raison dela profonde estime que nous lui devons. L’avenir sera tosélien.Merci André, merci infiniment. l

tProposant une histoire

théorique et critique de l’idéed’émancipation, il en conclut

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HOMMAGE À ANDRÉ TOSEL(1)

Le devoir de l’inquiétude

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Dans l’immense production d’André Tosel,j’indique quatre ouvrages qui balaient

l’ensemble de ses thèmes deréflexion : Spinoza ou l’autre(in)finitude (L’Harmattan, 2008)• Nous citoyens, laïques et frater-nels ?/La Laïcité au miroir de Spinoza(Kimé, 2015) • Étudier Gramsci : pourune critique continue de la révolution

passive capitaliste (Kimé, 2016) • Émancipations aujourd’hui ? Pourune reprise critique (Éd. du Croquant, 2016).

« La morte non è

nel non poter comunicare

ma nel non poter più essere compresi »

PASOLINI, Una disperata vitalità (2)

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‘ par Vincent Charbonnier ,membre du Bureau national

(1) J’achevais un travail sur son œuvre, dont une première partie, provisoire,a été publiée (Le Devoir et l’Inquiétude : André Tosel ou l’acuité dumarxisme), au moment de sa brutale disparition (cf. sur le portail desArchives ouvertes en SHS : https://halshs.archives-ouvertes.fr).(2) « La mort n’est pas/de ne plus pouvoir communiquer/mais de ne pluspouvoir être compris », Pasolini, Une vitalité désespérée.(3) Selon un terme que j’ai forgé par analogie avec l’une de ses inventionslexicales « produ(a)ction ».

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prise de parole en tempslimité sous l’impulsion d’un.ejournaliste ne les met-il pastoujours en porte-à-faux aurisque de menacer leur légiti-mité de savant.e ? Les trans-formez-vous à leur corpsdéfendant en expert au senstechnocratique du terme  ?Je tiens à préciser préalablementque j’ai personnellement une for-mation universitaire en histoireet que je viens d’une familled’universitaires. D’abord, aucununiversitaire ne vient à FranceCulture à son corps défendant.Dans les émissions de savoirs,les universitaires viennent entant que « sachant », pour for-muler leurs propres questionne-ments et apporter des réponses.Les transforme-t-on pour autanten experts ? Non, je ne le pensepas, car le savoir s’interrogeaussi, et à travers les universi-taires, je souhaite faire entendrela dynamique des savoirs. Aucununiversitaire lucide ne pense quesa réponse n’aurait jamais à êtreinterrogée en retour. Nos jour-nalistes sollicitent les universi-taires à l’occasion des parutionsd’ouvrages ou d’articles dans lespages des journaux consacrésau débat d’idées, et ils sont sol-licités dans les émissions maisaussi dans les journaux d’infor-mation, car l’universitaire estaujourd’hui quelqu’un qui prendposition dans l’espace public. Parces échanges s’accomplit uneforme de restitution du monde dela recherche à la société qui cor-respond aussi aux missions

mêmes de l’Université. Notre sollicitationne vient donc pas troubler un ordre monas-tique, surtout que les sciences sociales, l’his-toire, la philosophie, la physique, la biolo-gie notamment, sont en prise avec lesgrandes questions de la société contempo-raine. Nous avons développé un partenariat

Avez-vous une politique,voire un cahier des charges,au sujet de la participationdes universitaires aux diffé-rentes émissions de FranceCulture ? Celle-ci a-t-elle évo-lué, et en quel sens, au regarddes missions de service publicde votre chaîne ?Il n’existe pas de cahier descharges à ce sujet à proprementparler. En revanche, parmi nospriorités éditoriales figurent, àFrance Culture, le traitement de lavie des idées, des savoirs et de lacréation en général, et, à ce titre,la place des universitaires est trèsimportante sur notre antenne.Mais il faut aussi souligner queFrance Culture propose des infor-mations, de la fiction, des docu-mentaires, et ne se réduit pas à lavie des idées au sens strict del’expression. Il y a toujours eudes émissions axées sur lessavoirs, mais il fut une époqueoù, en effet, la création était plusprégnante que les idées.La ligne éditoriale que je défendsparticulièrement, ce qui définitle mieux les « promesses » deFrance Culture à mes yeux,consiste en effet à convoquer lessavoirs, les connaissances pourdonner des grilles de lecture etd’interprétations de la complexitédu monde. Aujourd’hui, lademande de connaissances etd’éclairages est immense et de cepoint de vue, France Culture s’im-pose comme le média desconnaissances et joue le rôled’une université populaire. Nousavons des journalistes qui édito-rialisent des questions de fond, qui vontchercher des analystes parmi les figures deréférence de l’Université, mais aussi chezles jeunes chercheurs. L’émission « NouvellesVagues » fait par exemple entendre le renou-vellement de la recherche sur les questionsvives. La dimension « université populaire »

se traduit aussi dans le partenariat, chaqueété, avec Michel Onfray.

Comment concevez-vous l’apport desuniversitaires que vous sollicitez dansvos différentes émissions, notammentdans les débats d’idées ? L’exercice de la

ENTRETIEN AVEC Sandrine TreinerDirectrice de France Culture

Journaliste et écrivaine, Sandrine Treiner s’est illustrée aussi bien à la télévisionque dans la presse écrite et à la radio. Directrice de France Culture depuis 2015,

elle a accepté de répondre aux questions du SNESUP sur la place des universitaires et le rôle de l’expertise au sein de son antenne.

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avec les universités, par exemple avec lesforums annuels que nous organisons dans legrand amphi de la Sorbonne qui impliquentégalement le rectorat de Paris. Nous avonscréé un prix pour les étudiants dans desdomaines variés comme le roman, le cinémaou la politique. Et je vous invite à découvrirnotre plate-forme France Culture Confé-rences où nous accueillons les contribu-tions de grande qualité émanant d’universi-tés avec lesquelles nous avons signé desconventions. Il s’agit d’une démarche parti-cipative. La relation de France Culture avecles établissements universitaires passe doncà travers de multiples dimensions. Noussommes allés présenter ce projet à la Confé-rence des présidents d’université et à laConférence des grandes écoles. Le succès estau rendez-vous : sur nos 17 000 000 depodcasts par mois, 8 % concernent les confé-rences en ligne.

Les associations féministes ont déjà attirél’attention sur la sous-représentationdes femmes dans les médias lorsqu’ils’agit de produire des analyses de typesavant. La figure de l’expert reste àdominante masculine, et les effets de« la puissance du larynx », comme disaitPaul Valéry à propos de la politique,confèrent toujours un avantage média-tique au détriment des femmes. La radiopermettrait-elle d’agir plus efficacementque d’autres médias sur ce problèmedans la mesure où l’apparence physiqueest occultée et où les micros mettenttout le monde à égalité ? La radio par-vient-elle à une forme de justice de pointde vue ?Ma réponse est dix fois oui, et en tant qu’an-cienne élève de Michelle Perrot, je suis par-ticulièrement réceptive à cette préoccupation.Cependant, je renverrais d’abord la ques-tion aux universités : font-elles le nécessairepour promouvoir les femmes à toutes lesplaces de l’Université ? Une démarche proac-tive est indispensable. Au CNRS, je crois mesouvenir qu’un service s’est occupé de consti-tuer une base de données des « expertes ».Du côté des médias, on sait aussi que laforce de l’habitude a longtemps été reine,

mais c’est en train de changer, et les femmesveulent prendre leur place dans la prise deparole publique. Il fut un temps où inviterune femme à une émission matinale était dif-ficile en raison de l’emploi du temps des

femmes : aujourd’hui, la répartition des rôlesdans le couple a changé et les femmes sontdavantage libres et désireuses de transmettrelargement leurs idées et leurs savoirs. Latélévision publique a fait beaucoup d’effortsaussi dans l’équilibre femmes-hommes. Laparité est intégrée dans toute la grille deFrance Culture par tous les producteurs et lesjournalistes, c’est une préoccupationconstante. Nous nous sommes engagésauprès du CSA à augmenter encore la placedes femmes sur nos ondes, qui se situeaujourd’hui à 30 % dans toutes nos émis-sions. Mais c’est un mouvement que lasociété tout entière doit faire ! l

Propos recueillis par

Isabelle de Mecquenem

L’Agora de la Maisonde la radio, à Paris.

La plate-forme France Culture Conférences.

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s’accomplit une formede restitution du monde

de la recherche àla société qui correspond

aussi aux missionsmêmes de l’Université. »

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Page 24: P 01 Couv 655 - SNESUP...75010 Paris - Tél. : 01 44 79 96 10 Internet : Directeur de la publication : Hervé Christofol Coordination des publications : Pascal Maillard Rédaction