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    Derrida, le souci de la langue

    Jacques-Olivier Bgot

    Les Lettres Franaises, n 93 du 3 mai 2012

    Dans le riche Cahier de l'Herne publi en 2004, quelques mois avant sa disparition, Jacques

    Derrida avait rassembl dans une importante section une srie de textes indits en franais.

    Repris sparment l'anne suivante dans la collection des Carnets de l'Herne , ces volumes

    taient rapidement devenus introuvables, de mme que le Cahier o ils avaient d'abord paru. Il

    faut donc se rjouir de voir les ditions Galile poursuivre l'entreprise qu'elles ont amorce avecl'dition de l'intgralit des sminaires donns par Derrida entre le dbut des annes 1960 et 2003,

    et qui les conduit republier aujourd'hui deux de ces textes, en attendant peut-tre les autres.

    Chronologiquement, Les Yeux de la langueest plus ancien que l'Histoire du mensonge : issu

    d'une confrence donne Toronto en 1987, ce texte recoupe les proccupations dveloppes

    par Derrida dans une srie de sminaires donns Paris au mme moment, l'cole des hautes

    tudes en sciences sociales, sous l'intitul Nationalit et nationalisme philosophiques . En

    l'occurrence, il s'agit pour lui de se pencher, la suite de Stphane Moss, qui en avait procur

    une premire traduction suivie d'une tude approfondie, sur un document retrouv dans lesarchives de Gershom Scholem, l'ami de Walter Benjamin et le spcialiste mondialement reconnu

    de la Kabbale et de la mystique juive. Ds 1923, Scholem avait quitt l'Allemagne pour s'tablir

    en Palestine, o il tentera en vain de convaincre Benjamin de le rejoindre. l'invitation de Martin

    Buber et Ernst Simon, Scholein adresse en 1926 Franz Rosenzweig une longue lettre en forme

    de confession , l'occasion du quarantime anniversaire de l'auteur de L'toile de la rdemption.

    Il y exprime ses inquitudes au sujet de la langue hbraque, devenue en Palestine une langue de la

    vie quotidienne : cette transformation ne menace-t-elle pas de rduire l'hbreu au statut de pur et

    simple instrument de communication, au risque d'oblitrer la vocation originelle de cette langue,destine tre ni plus ni moins que le mdium de la rvlation ? Un tel danger, qui apparat

    Scholem comme une consquence ncessaire de l'entreprise sioniste , et qu'il juge bien plus

    inquitant que la nation arabe , lui inspire cette prophtie proprement apocalyptique: Un jour

    viendra o la langue se retournera contre ceux qui la parlent.

    Au fil de sa lecture exemplaire de vigilance, qui ne fait pas mystre des rserves que peut

    inspirer l'ide d'une langue pure de toute technicisation instrumentale (comme si c'tait

    possible), Derrida se montre particulirement attentif aux quivoques qui travaillent aussi bien

    l'axiomatique que la rhtorique de cette lettre que Scholem choisit de rdiger en allemand,et non dans la langue qu'il entend parler dans la rue chaque jour, tel un volapk

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    fantasmagorique , comme si l'allemand pouvait jouer le rle de troisime langue , de milieu

    neutre permettant de rflchir l'cart qui spare l'hbreu sacr de sa version sculire dgrade.

    Pourtant, alors mme qu'il ne cesse de s'inquiter du destin de cette langue qu'il qualifie encore de

    sacre , Scholem ne peut s'empcher de voir dans une telle actualisation , autrement dit dans

    ce processus de scularisation , une simple faon de parler qui ne diminue en rien la puissance religieuse de l'hbreu. Certes, la langue que nous parlons est rudimentaire, quasi

    fantomatique. (...) Et pourtant, dans cette langue avilie et spectrale, la force du sacr semble

    souvent nous parler. Comme le montre Derrida dans des pages remarquables, cette ambivalence

    complique singulirement la tonalit apocalyptique de cette confession , hante par l'vocation

    d'une catastrophe imminente, la fois redoute et attendue comme un espoir de salut, puisque la

    rvolte ou la rvolution de la langue sacre contre sa propre profanation serait la fois un

    acte de violence destructrice et le seul moyen d'chapper ce que Scholem appelle un avenir

    vide . Rarement une langue aura ce point t surcharge d'attentes historiques et politiques.

    Ce sont peut-tre ces mmes quivoques qui expliquent que la langue serve si souvent

    d'instrument de pouvoir, dans le combat idologique et politique. Tel est en tout cas le soupon

    qui traverse les prolgomnes une Histoire du mensongeque Jacques Derrida avait prsents au

    Collge international de philosophie une dizaine d'annes aprs Les Yeux de la langue. Traversant

    les grands textes de la tradition mtaphysique consacrs au mensonge, de l'Hippias mineur de

    Platon aux Rflexions sur le mensonged'Alexandre Koyr, en passant par le De mendaciod'Augustin,

    sans oublier ni Montaigne ni Rousseau, Derrida soumet ces laborations canoniques, qui ont

    impos une distinction entre le mensonge et l'erreur, une dconstruction qui se concentre surl'nigme du mensonge soi : si le mensonge, selon sa dfinition traditionnelle et la

    diffrence de l'nonc seulement faux, implique le dsir, la volont ou l'intention dlibre de

    tromper, est-il possible de se mentir soi-mme ? Si la transparence de la conscience n'est plus

    assure, comment prouver de faon absolument certaine que uelqu'un a menti, quand bien mme

    il serait possible d'tablir qu'il n'a pas dit la vrit ? Montaigne avait peru cette difficult : Le

    revers de la vrit a cent mille figures et un champ indfini. Ces interrogations se font plus

    aigus encore, lorsque Derrida formule l'hypothse d'une mutation dans l'histoire du

    mensonge . Suivant et discutant la fois les rflexions dveloppes par Hannah Arendt dansVrit et Politique, Derrida se demande si l'entre dans la modernit ne s'accompagne pas d'une

    transformation de la nature du mensonge politique, qui ne serait plus une dissimulation venue

    voiler la vrit mais la destruction de la ralit ou de l'archive originale .

    Pour approfondir cette piste, Derrida n'hsite pas s'appuyer sur quelques exemples

    d'actualit, qui font ressortir, en mme temps que le rle indit jou par les mdias, la fragilit de

    la rfrence une vrit de fait, qui serait l et pourrait fonctionner comme un critre

    discriminant permettant de distinguer les invocations vraces des usages mensongers. Sans quitter

    le registre programmatique et prliminaire des prolgomnes , ces linaments d'une Histoire dumensonges'efforcent ainsi de faire un sort aux propos tenus par Jacques Chirac en 1995, peu aprs

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    son lection, aux termes desquels le nouveau prsident de la Rpublique reconnaissait

    officiellement la responsabilit de la France dans la dportation de dizaines de milliers de juifs.

    Ces dclarations qui avaient fait couler beaucoup d'encre, font surgir une question rtrospective

    que Derrida formule sans complaisance: En ne dclarant pas officiellement ce qui est

    maintenant vrit historique d'tat (puisque telle est la valeur performative des propos tenus parun prsident de la Rpublique dans l'exercice de ses fonctions), les prsidents antrieurs, de De

    Gaulle Mitterrand, taient-ils dans le mensonge ou dans la dissimulation ? A-t-on le droit de

    dire cela ? Pourraient-ils leur tour, inversement, accuser Chirac de "mentir" ? De telles

    questions tentent de cerner une nouveaut proprement historique dans cette pragmatique de

    l'opposition vracit/mensonge, sinon dans l'essence du mensonge . Elles engagent aussi une

    rflexion sur la place du secret, qui apparat la fois comme une limitation inacceptable de la

    revendication dmocratique de transparence et comme une incontournable garantie des liberts.

    Cette trop brve vocation de textes qui se distinguent par leur caractre rellement

    exploratoire permet nanmoins de faire apparatre le lien qui les unit, au-del des contingences du

    calendrier de la publication. Il y va, dans un cas comme dans l'autre, de ce qui noue le langage la

    politique, non seulement au sens o le langage est l'lment de l'action politique, ou encore au

    sens o la confesssion de Scholem, non moins que le phnomne du mensonge, fait ressortir

    le pouvoir et la violence qui habitent ncessairement toute langue, mais une profondeur peut-

    tre plus grande encore : si le mal dont souffre la langue hbraque, selon le diagnostic de

    Scholem, est sans limite, c'est, comme le remarque Derrida, d'abord parce qu'il est de part en

    part politique . Il s'agit, en dernire instance, de ce paradoxe que Jacques Derrida nonce sousforme de question en conclusion des Yeux de la langue: Une pense de la langue, une exprience

    de la langue qui permet de dconstruire les oppositions philosophiques dominant un smiotisme

    hrit la fois du platonisme et des Lumires peut-elle, tout en faisant avancer une critique de la

    critique et en faisant progresser au-del des limites donnes d'une certaine scientificit, faire

    courir le risque, qui est la fois scientifique, philosophique et politique, d'un rejet de la science,

    de la philosophie, pour ne rien dire du risque nationaliste ? De mme, souligner la valeur

    proprement instituante de toute parole politique, toujours en excs sur le simple constat - ce qui a

    pour consquence de problmatiser toute rfrence une vrit objective -, n'ouvre-t-on pas laporte toutes les manipulations imaginables du pass ? L'optimisme dont faisait preuve Hannah

    Arendt, convaincue que la vrit ne pouvait manquer de triompher pour finir; parat bien fragile,

    mais le prix payer pour une telle lucidit dsillusionne semble exorbitant: sur quelle base

    dnoncer les falsifications rcurrentes de l'histoire que les puissants du moment ne se privent pas

    d'oprer ? Ces deux textes apportent ainsi la confirmation, si besoin tait, que ce qui s'est appel

    dconstruction , dans la varit de ses registres et la multiplicit de ses modulations, ne s'est

    jamais born tre un jeu d'esthte plus ou moins virtuose, attentif aux seuls effets de style ou

    aux dsordres du discours, mais, un tout autre niveau, n'a cess d'tre hant par une inquitude

    politique lancinante dont chaque nouveau texte de Jacques Derrida creuse un peu plus le relief.

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    Derrida, politiques de la langue

    Aliocha Wald LasowskiLe Magazine littraire, mars 2012

    Mentir pour son avantage soi-mme est imposture, mentir pour l'avantage d'autrui est

    fraude, mentir pour nuire est calomnie. Cette taxinomie des mensonges par Rousseau, dans la

    Quatrime promenade des Rveries du promeneur solitaire, vritable trait du mensonge, est le point

    de dpart de la rflexion de Jacques Derrida. Y a-t-il un usage priv du mensonge ? Est-il possible

    de se mentir soi-mme ? Aprs avoir multipli des distinctions subtiles et ncessaires, aprs

    avoir fix des lignes de partage, le philosophe analyse, au-del songe, la fable, l'invention et la

    fiction. De Montaigne Rousseau, de Freud Hannah Arendt, il s'agit ici de la question du

    simulacre et de la production de formes nouvelles du mensonge dans notre culture : Dans safigure prvalente et reconnue par tous, le mensonge n'est pas un fait ou un tat, c'est un acte

    intentionnel, un mentir , prcise Derrida, qui fait de la question le fil conducteur d'une rflexion

    sur l'essence de la volont et la prsence soi. Et si, entre la franchise et la fraude, il existait des

    demi mensonges, des quarts de mensonge ? Objet majeur d'une phnomnologie de la

    dissimulation et de la politesse feinte, le mensonge interroge la rcriture de l'histoire juridique et

    politique. Politiques, Les Yeux de la langue le sont aussi : dans cette confrence aujourd'hui publie,

    Derrida se consacre au pouvoir de la langue. Pour point de dpart, la lecture d'une lettre, crite

    par Gershom Scholem, philosophe proche de Martin Buber et de Walter Benjamin, FranzRosenzweig, clbre penseur du judasme et du messianisme. Cette lettre, intitule propos de

    notre langue. Une confession , dnonce la lacisation de la langue hbraque, l'intgration

    historique d'une langue thologico-politique en mdium informatif. Face au mal linguistique ,

    explique Derrida, face la scularisation de la langue, faut-il s'attendre un effet de retour

    vengeur, au retour du sacr ? Derrida, qui retrouve ici la virtuosit de son dbat sur le langage

    avec le philosophe analytique John Searle, souligne le renversement de la langue comme

    chtiment et revenance, vnement et catastrophe. Quelle forme prendra ce retour du sacr ?

    Tout ce qui concerne le linguistique est en bullition , prcise Derrida, dont l'image duVolcan, prsente ds les premiers mots, dsigne cette passion brlante. Le philosophe conclut :

    La langue sacre est un abme. Nous marchons en aveugles sa surface.