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LE DÉFI EUROPÉEN DE 1963 À NOS JOURSHélène Miard-Delacroix

Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion,2011, 394 pages

C’est une analyse ample et magistrale des relations franco-allemandesdepuis le traité de l’Élysée que nous livre Hélène Miard-Delacroix,germaniste, professeur à la Sorbonne et sans doute, avec Alfred Grosser,l’un des meilleurs spécialistes de l’Allemagne en France. De prime abord,vient certes la question : qu’apporte encore un nouveau livre sur lesrelations franco-allemandes ? Pas un jour sans qu’un grand quotidien neconsacre un article à la relation entre Paris et Berlin. D’innombrablescontributions de fond lui ont été consacrées dans des revues spécialisées.Et pourtant l’œuvre d’H. Miard-Delacroix comble un vide : aucun ouvragen’existe en français qui traite sur une période longue de l’ensemble desaspects de la relation franco-allemande. Or, ce sont les interactions entreles dimensions nationale et internationale, la vue d’ensemble des enjeuxéconomiques et politiques auxquels les deux pays sont confrontés, ainsique la mise en perspective de l’évolution sociétale et de ses influencesculturelles pour les deux pays, qui permettent de comprendre la réalitéd’une relation bilatérale si riche et complexe.

L’auteur a donc fait un travail de pionnier remarquable, qui s’inscrit dansun projet de recherche réalisé sous les auspices de l’Institut historiqueallemand de Paris. Celui-ci a en effet donné naissance à un véritablepanorama – inédit et composé de 11 volumes publiés dans les deuxlangues – de l’histoire franco-allemande, de l’empire des Francs à nosjours. Cinq des onze tomes sont consacrés à la période 1871-2011.L’ouvrage d’H. Miard-Delacroix, le dernier de la collection, couvre lapériode allant de 1963 à nos jours. Défi considérable car non seulement latransformation des sociétés et économies des deux pays s’accélère, commele souligne l’auteur, entre le début des années 1960 et la fin des années2010, mais la France aura en réalité affaire à trois pays différents : larépublique fédérale d’Allemagne (RFA), la République démocratiqueallemande (RDA), puis l’Allemagne unie, le tout étant marqué par larupture profonde de l’année 1989. Comment traiter dans un même volumedes questions politiques, économiques, socioculturelles, voire diploma-tiques et militaires, alors qu’elles se situent dans deux cadres fondamen-talement différents : la guerre froide et l’après-guerre froide ? L’auteurrelève parfaitement le défi et montre au contraire la continuité (certes dansle changement) qui caractérise les deux périodes, ce qui relativise quelquepeu la rupture de 1989 et les différences entre la « République de Bonn » et

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la « République de Berlin ». L’ouvrage souligne ainsi qu’au-delà de lachute du Mur, d’autres césures existent et forment un tout, qu’il s’agisse de1968 et de son impact sur les deux pays, de la double élection de ValéryGiscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt en 1974, de l’arrivée au pouvoir deFrançois Mitterrand en 1981 ou bien du 11 septembre 2001. Vu sous cetangle, le bilan de 50 ans de « coopération » franco-allemande prend toutson sens.

L’auteur ne s’est pas seulement attaqué à une période à la fois riche etvaste, mais il s’est efforcé d’analyser pratiquement toutes les données decette relation bilatérale, alors que souvent chercheurs et experts limitentleur champ de réflexion à des aspects particuliers, tels que la constructioneuropéenne, les enjeux géopolitiques et sécuritaires ou bien la coopérationéconomique bilatérale. H. Miard-Delacroix rompt avec cette approche etpropose une analyse qui couvre pratiquement tous les aspects de cetterelation, démarche qui s’inscrit d’ailleurs dans la logique et la matrice decette énorme collection de 11 tomes. On retrouve ainsi une démarche endeux parties d’une très grande cohérence, les parties étant axées surles dimensions à la fois internationale et bilatérale des relations franco-allemandes.

La première, sans doute plus familière des historiens et des experts enrelations internationales, est consacrée au rôle, comme objets et sujets, dela France et de l’Allemagne (ou plutôt des Allemagnes) dans le systèmeinternational de la guerre froide, puis de l’après-guerre froide. Sont succes-sivement analysés, dans des chapitres denses et compacts, la périodegaullienne postérieure à 1963, les divergences franco-allemandes surl’Ostpolitik, les troubles économiques et monétaires qui interviennent aprèsla fin des Trente glorieuses, l’affaire des euromissiles et ses suites, lesrapports entre la France et « l’autre Allemagne », le difficile passage del’unification et enfin les enjeux de l’après-guerre froide. Ce dernierchapitre mériterait un livre à lui tout seul, mais cette solution aurait faitexploser la logique d’ensemble de la collection. L’objet du présent ouvragen’était d’ailleurs pas d’écrire une histoire des relations internationales maisde mettre en lumière les divergences d’approche qui caractérisent lespolitiques étrangères de deux pays qui évoluent dans un même cadre, à lafois communautaire, occidental et global. Et ces divergences sont parfoisprofondes, qu’il s’agisse de la façon dont sont abordés la politique militaire(notamment du point de vue de l’armement nucléaire et de la gestion desconflits) ou les rapports avec les pays d’Europe de l’Est, ou qu’il s’agissedes stratégies politiques et économiques élaborées pour faire face auxenjeux de la construction communautaire, à la crise économique et àl’instabilité monétaire.

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La seconde partie traite de l’évolution intérieure des deux pays, évolutionriche en contrastes dans certains choix, comme le souligne l’auteur, maisaussi riche en similitudes. H. Miard-Delacroix revient très largement surl’année 1968 et sa place dans l’histoire des deux pays, soulignant l’impactsur l’évolution sociétale en France et en Allemagne de la révolte contrel’ordre établi, contre le conservatisme gaulliste d’un côté et les « années deplomb » adenaueriennes de l’autre. Mais elle insiste aussi sur ce quidifférencie les deux révoltes, qu’il s’agisse du lien (absent en RFA) entreétudiants et ouvriers, ou bien du caractère même de la révolte, plus érup-tive et insurrectionnelle en France, plus durable et plus structurée en RFA.De même, si le phénomène du terrorisme est présent dans les deux pays àpartir des années 1970, il représente une mise à l’épreuve de l’état de droitinfiniment plus profonde en Allemagne fédérale qu’en France. L’auteurinsiste sur le fait que « la différence entre l’Allemagne et la France résidedans le fait que, du côté français, l’évolution fut moins directe parglissement du mouvement de 1968 vers le terrorisme ». De même, il fautinsister sur le décalage temporel et sur la durée du défi, ainsi que sur lesdifférences au niveau de l’impact que le phénomène a eu sur les deuxsociétés.

Mais les différences ne s’arrêtent pas là. H. Miard-Delacroix consacre unchapitre entier à la comparaison des régimes et des cultures politiquesfrançais et allemands, ainsi qu’au rôle que le communisme a joué dansles deux pays – un chapitre qui met en évidence la différence entrepratiques de la démocratie : les notions de « république, de Parlement,d’exécutif, voire de démocratie, n’ont pas le même sens en France qu’enAllemagne ». Au-delà du défi que le terrorisme et le communisme ontlancé aux deux régimes démocratiques dans les années 1970 et 1980, sepose depuis Maastricht la question des inerties qui peuvent résulter denos traditions politiques respectives confrontées aux transferts de souve-raineté nécessaires pour consolider la construction européenne. Face audéfi de l’intégration, l’auteur rappelle que les uns hésitent, mettant enavant le respect de la république une et indivisible, et que les autres serebiffent en mettant en avant les prérogatives inaliénables du Bundestag(et donc du parlementarisme) et les équilibres internes au fédéralisme…De même, que de différences entre la mémoire allemande et la mémoirefrançaise, la culture de la mémoire et le rôle de l’Histoire de part et d’autredu Rhin : différences trop larges pour qu’on puisse ici résumer enquelques lignes les développements que l’auteur consacre à ces questions.

L’évolution économique et sociale des deux pays fait l’objet de troischapitres, traitant des mutations des sociétés du travail française etallemande dans le contexte de la crise, puis des milieux, des valeurs, des

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modes de vie et des inégalités de part et d’autre du Rhin. Enfin sontabordées les questions de la citoyenneté et de la nationalité (et de leursévolutions) en France et en Allemagne. Cette deuxième partie, magistrale,s’achève avec deux chapitres consacrés à la question du « moteur » franco-allemand dans la construction européenne et au bilatéralisme franco-allemand. Dans ce dernier chapitre, qui constitue une suite logique desanalyses qui précèdent, l’auteur souligne qu’une forte majorité de Françaiset d’Allemands estiment que la relation avec le voisin est importante, cequi n’est nullement la garantie d’une bonne connaissance de l’autre, ni del’élimination de clichés d’un autre temps.

On constate dans les faits un étonnant parallélisme des évolutions écono-miques et sociales, des paysages politiques, des modes de vie, des sys-tèmes de valeurs et des phénomènes culturels qui agitent les deux pays.Français et Allemands vivent dans un même monde et dans une mêmeEurope, mais de la comparaison se dégage aussi la permanence d’unesolide différenciation, qui nous fait à la fois proches et dissemblables.Pour comprendre l’essence de cette relation parfois si paradoxale et afinde décortiquer nuances et degrés de ce partenariat – ainsi que son évo-lution dans le temps –, l’ouvrage d’H. Miard-Delacroix est désormais uneboussole indispensable.

Hans StarkSecrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes

(Cerfa) à l’Ifri et professeur à l’université Paris-Sorbonne

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RELATIONS INTERNATIONALES

DANS LA MÊLÉE MONDIALE : 2009-2012Hubert VédrineParis, Fayard, 2012, 513 pages

Bien qu’ayant quitté les affairesdepuis dix ans, l’ancien ministredes Affaires étrangères n’a cessé descruter et de commenter l’évolutiondes relations internationales, à lafois dans le cadre de son activité deconseil et par son implication conti-nue dans les réseaux politiques,intellectuels et médiatiques. Commeil l’avait fait dans des ouvragesprécédents (Face à l’hyperpuissance[Fayard, 2003], Le Temps des chimères[Fayard, 2009]), il présente danscette nouvelle publication l’en-semble de ses discours et articlesdes trois dernières années. HubertVédrine n’est pas un universitaire,théoricien ou historien des relationsinternationales, à l’exemple deHenry Kissinger ; il est plus adeptedes analyses courtes et opération-nelles que des longues réflexionsthéoriques. Il n’en présente pasmoins l’originalité (unique enFrance, à son niveau) d’être à la foisun praticien et un intellectuel desrelations internationales et de lapolitique étrangère.

Publier un recueil d’articles etd’interventions présente à la fois unavantage et un inconvénient. L’in-convénient, ce sont les redites iné-vitables et l’absence de mise enperspective, encore qu’HubertVédrine ait pris soin d’ordonnerpar thèmes ces textes portant sur

des sujets très variés, et d’y ajouterune préface générale. L’avantageest de voir émerger à travers cescontributions successives, qui pren-nent parfois la forme de dialoguesavec des journalistes, des respons-ables et des intellectuels, une véri-table maïeutique.

Car il y a de la sincérité chez HubertVédrine. Sa vérité est une penséestructurée, mûrie par l’expérienceet la réflexion, qui ne cède pratique-ment jamais aux modes, aux faci-lités ou à l’opportunisme politique,mais garde en permanence, avec unsouci de haute exigence, le cap dulong terme et de l’intérêt du pays.Hubert Védrine « cherche à êtreintellectuellement honnête et à diredes choses vraies ». Il analyse etordonne les phénomènes et les mu-tations géopolitiques, relativisantpar exemple la portée du 11 sep-tembre ou de l’affaire WikiLeakspar rapport aux deux grands enjeuxqui lui semblent majeurs aujour-d’hui : la montée des émergents (laperte du monopole occidental de laconduite du monde) et la questionécologique (il a récemment lancé leconcept d’« écologisation », aprèsavoir popularisé dans les années1990 celui d’« hyperpuissance »américaine). En parfait accord avecles orientations de Barack Obama,qu’il soutient, sa pensée est profon-dément universaliste (« J’essaie decontribuer, par mes écrits et mesréflexions, à ce que l’Occident soitplus universel ») et, sur le plan de laméthode, défend le rôle de la diplo-matie qui est de parler aussi à ses

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ennemis ou à ceux avec lesquels onn’est pas d’accord.

Pour autant, Hubert Védrine, loind’être un idéaliste, revendiquefermement son ancrage dans laRealpolitik, et à ce titre revendiqueun rôle original (par rapport aumainstream intellectuello-médiati-que) en soumettant les « motsvalises » (communauté internatio-nale, gouvernance, « fédéralisme »européen, etc.) à une critiqueacérée, et en prenant (non sans uncertain courage politique) le contre-pied des croyances dominantessur la promotion des Droits del’homme et de la démocratie(« L’évangélisation selon Saint-Paul reste le logiciel profond desélites européennes à travers lessiècles »). Il prend soin par exemplede distinguer entre « droit d’ingé-rence » (critiquable en général) et« responsabilité de protéger » (qu’ilfaut parfois mettre en œuvre, parexemple en Libye). Il a mis en gardetrès tôt contre l’illusion que lesrévolutions arabes apporteraientrapidement la démocratie. Il veutréveiller l’Europe en mobilisantl’énergie des États-nations, plutôtque par une fuite en avant dansune Europe « postdémocratique »et « post-tragique » (« Faisons l’Eu-rope par le haut, par convergencede nos ambitions, et non par épui-sement collectif »).

On prend beaucoup de plaisir– même si l’on n’est pas toujoursd’accord sur tout – à ces analyseslucides, limpides, stimulantes etclarificatrices, sans concessions,

qu’expriment les écrits d’H. Védrine.On en prend d’autant plus quel’ancien ministre a l’art des for-mules savoureuses (Obama etClinton gèrent le processus de dé-mocratisation de l’Égypte « commeun transport de nitroglycérine » ;« dans la mondialisation, il y a lesmondialisateurs et les mondia-lisés » ; la « bagarre multipolaire » ;la Russie « puissance surna-geante » ; la défense européenne etson « côté boy-scout » ; l’Europecourt le risque de devenir « unensemble gélatineux qui n’a plus depensée propre » et « l’idiot duvillage global » ; etc.). Bref, unelecture à recommander à tous ceuxqui veulent réfléchir sur l’évolutiondu monde et mieux le comprendre.

Maxime Lefebvre

SÉCURITÉ

THE CHANGING CHARACTER OF WARHew Strachanet Sybille Scheipers (dir.)Oxford, NY, Oxford University Press, 2011, 564 pages

La question de la rupture ou de lacontinuité dans la guerre est cru-ciale, non seulement pour le mondeacadémique, mais également enraison de ses implications politi-ques. L’ouvrage coordonné parHew Strachan et Sybille Scheipersrésulte d’un programme de recher-che lancé en 2003. Résolument mul-tidisciplinaire, il s’attache à délier lenœud qui unit ces deux processus.

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Partant de l’assertion clausewit-zienne selon laquelle la guerre aune seule nature mais des caracté-ristiques changeantes, les auteurstestent les réflexions issues dumonde académique depuis la fin dela guerre froide : le paradigme des« nouvelles guerres » au nom desidentités communautaires, le rôlede la technologie comme moteurdu changement, le passage desguerres interétatiques aux guerresintraétatiques, la prééminence despertes civiles, l’apparition de nou-veaux acteurs qui relativisent, voireéliminent, l’État, le retour des théo-ries de la « guerre juste » ou encorel’identité des nouveaux combat-tants (enfants soldats, mercenairesou même robots).

L’originalité de ce programme derecherche tient à la relation étroitequ’il établit entre les constatationsempiriques, les perceptions con-temporaines et les conséquencespolitiques du discours sur la« nouveauté » de la guerre et de lamenace. Les contributeurs mettenten lumière les changements réelsmais en soulignant leur faible im-pact sur le phénomène de la guerre.Si le lien entre l’État, la nation et laguerre semble s’étioler, c’est à lafois parce qu’il s’agit d’une anoma-lie – européenne et occidentale –mais aussi parce que s’opèrent desmouvements de balancier dans lesnormes qui règlent la guerre. La« nouveauté » supposée des con-flits contemporains repose ainsisur une lecture superficielle de

l’Histoire, fondatrice de narrationsdurables. Si les évolutions chrono-logiques et l’apparent désordre quirègnent depuis les années 1990semblent confirmer la perceptiondu changement, l’insistance sur laculture stratégique comme déter-minant du comportement desacteurs pointe plutôt vers une im-pression de permanence, voire depesanteur. Si la « nouveauté » estainsi davantage affaire de percep-tion, il faut en trouver la raisondans les discours politiques quijustifient la guerre. Ces derniers,comme illustrés par la « guerre à laterreur » et la menace du djiha-disme, tendent en effet à insister surcet aspect pour souligner le chaosdu présent et la nécessité de pren-dre les mesures adéquates (mesu-res d’exception notamment) afin decontrer les menaces. Or ce biaistend à produire des stratégies et despolitiques insuffisantes, voirecontre-productives.

The Changing Character of War est unouvrage stimulant qui examine lesprésupposés sur lesquels se cons-truit l’image de la guerre et des re-lations internationales. On pourraregretter que, en dépit du caractèreinternational de l’ouvrage, les uni-versitaires anglo-saxons y soientsurreprésentés (Pascal Venesson yest le seul Français). Il y manquedonc le pan entier des travaux dumonde francophone, autour desnotions de « guerre juste » (Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer ou Jean-Vincent Holeindre), de « raisonne-

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ment stratégique » (Laure Bardiès)ou encore des effets de la « techno-logisation » (Joseph Henrotin).

Stéphane Taillat

LES GUERRES DE L’EMPIRE GLOBAL : SPÉCULATIONS FINANCIÈRES, GUERRES ROBOTIQUES, RÉSISTANCE DÉMOCRATIQUEAlain JoxeParis, La Découverte, 2012,261 pagesEssayer de penser les liens entre lecapitalisme financier, élément leplus perturbateur des sociétés con-temporaines, les guerres majeuresdepuis la fin de l’URSS et enfin lesvoies d’une stratégie de paix : tel estle projet d’Alain Joxe. Pour exposerce lien entre économie et violence,il avance qu’existe un systèmeimpérial global lié à l’exercice de laviolence et qui organise un main-tien de l’ordre global notammentgrâce à l’usage de la mutationnumérique.

La notion d’empire renvoie ici à uncontrôle du globe « dont les gran-des fédérations ou confédérationsd’États (les États-Unis, l’Inde, laChine, l’Union européenne [UE])font partie », « empire sans nom »caractérisé par l’exercice d’unechrématistique globale (au sens del’opposition aristotélicienne entreune finance « usuraire » et uneéconomie productive). Cet empireexerce non plus une souverainetéétatique, mais une « gouvernanceinsécuritaire », par mise en placed’insécurités se substituant à l’en-nemi disparu. Le même mouve-

ment s’observe en économie, où lasouveraineté des entreprises trans-nationales l’emporte sur celles desÉtats, permettant un accroissementdu profit par prédation. Cette pré-dation « systémique », « grâce à larévolution électronique, parvien-drait à fuir les conséquences socia-les des décisions spéculatives parl’échappée qu’autorise la globali-sation, et à détruire la médiationpolitique et sociale des États démo-cratiques ». D’où l’hypothèse que« l’exploitation, comme un marchéglobal d’addiction des besoins ali-mentaires de survie, naguère placéssous le contrôle modérateur d’unÉtat […] mène à des catastrophesglobales […] une guerre globalepulvérisée en versions locales surl’ensemble des sociétés ».

Le raisonnement se poursuit dansune deuxième partie : « La défini-tion de la sécurité par la croissancepermanente d’un arsenal sansennemi désigné ressemble à maintségards à la croissance sans limitesdes profits liés à l’usage de l’en-dettement usuraire ». L’auteurreprend une chronologie analytiquedes guerres menées par ou avec lesÉtats-Unis et leurs alliés, à traversl’Organisation du traité de l’Atlanti-que nord (OTAN). L’absence debuts politiques, au bénéfice d’objec-tifs militaires sans visée de longterme ou « fluides », entraîne unedomination des facteurs techniques,donc la pression du complexe mili-taro-industriel. La technologiedevient la seule stratégie domi-nante, incarnée dans le domaine

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aérien, puis de nouvelles forcesterrestres elles-mêmes suréquipéesen électronique. On passerait avecl’Afpak (Afghanistan-Pakistan) àune guerre à tout faire, lieu d’expéri-mentation qui servirait moins les in-térêts des acteurs politiques (États-Unis et leurs alliés) que ceux du« système mondial de gestion de laviolence ubiquitaire et de promo-tion d’un armement répressif infor-matisé moderne », et transformeraitles armées en polices de l’« empireglobal ». D’où la nécessité d’unerelecture de Clausewitz.

La troisième partie, « irénologi-que », vise à définir une « stratégiedémocratique contre l’empire glo-bal ». Pour susciter un « soulè-vement démocratique » contre lafinance mondiale et l’empire usu-raire, la démarche identifie lescaractéristiques de la victoire politi-que du néolibéralisme de guerre,puis les vulnérabilités du système,enfin quelques voies et moyensd’une défense face aux « vraies nou-velles menaces » et aux théorisa-tions de la répression. L’éthiquedémocratique à conforter reposeraitsur « l’indignation ; la mémoire deséchecs des libérations espérées ; larestauration des buts politiques ; lecontre-courant éthique chez lesmilitaires ; le rappel que les mar-chés sont d’abord des hommes… »,ainsi que sur le recours à un nou-veau droit international, réglemen-tant les organisations globales, maisse développant aussi dans le cadrerégional de l’UE, via notamment un« Conseil de sécurité de l’UE ».

Peu d’ouvrages entreprennent uneanalyse critique simultanée destransformations de l’économiemondiale, des affrontements mili-taires, des conséquences des tech-nologies informationnelles qui lessous-tendent et des dommagessociaux qu’ils provoquent. L’em-ploi de termes ou de conceptsvenus de différents « champs », demétaphores et d’analogies facilitedes rapprochements, lève bien des« voiles d’ignorance », suscitel’imagination, la réflexion et sur-tout l’espérance. Ce qui n’exclutpas la précision de certaines ana-lyses, notamment dans la deuxièmepartie, la plus longue, consacréeaux transformations militaires.Inversement, l’ampleur même desdomaines abordés justifie interro-gations et doutes. Mais la puissancesuggestive du livre qui les susciteen fait aussi le principal mérite.

André Brigot

STRUCTURED ANALYTIC TECHNIQUESFOR INTELLIGENCE ANALYSISRichards J. Heueret Randolph H. PhersonWashington, DC, CQ Press, 2011, 343 pages

CASES IN INTELLIGENCE ANALYSIS: STRUCTURED ANALYTIC TECHNIQUESIN ACTIONSarah Miller Beebeet Randolph H. PhersonThousand Oaks, CA, CQ Press, 2012, 244 pages

Ces deux ouvrages, complémen-taires, s’adressent non seulement

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aux analystes opérant dans lechamp du renseignement d’État,mais aussi à tous les expertsamenés à déchiffrer, calibrer etcontextualiser les myriades d’évé-nements complexes dont le mondepost-guerre froide est devenu lethéâtre.

Plus question de se satisfaire desrecettes traditionnelles, nous expli-quent en substance les auteurs (is-sus de la Central IntelligenceAgency [CIA]), lorsqu’il s’agit dehiérarchiser les risques et les me-naces. Le pragmatisme pointillistedes services spéciaux et la surva-lorisation voyeuriste du « secretqu’on arrache aux tiers » sont sour-ces d’approximations en tous gen-res. Quant aux modèles concep-tuels élaborés par la recherchescientifique, ils se montrent la plu-part du temps trop éloignés desréalités de terrain pour faire sens(du moins dans l’instant). Êtrecapable de produire des jugementsimpromptus 1) basés sur des infor-mations ambiguës, incomplètes,parfois truquées ; 2) investis d’unminimum de pertinence ; 3) résis-tants à la critique argumentée destiers (collègues, supérieurs, mana-gers, clients) ; et 4) dotés de flexibi-lité adaptative, requiert d’autresapproches méthodologiques, d’au-tres manières de lire, de penser etd’agir.

Structured Analytic Techniques pro-pose dans cette direction un jeu de46 outils ayant vocation à encadrerles démarches analytiques et à sti-muler le jugement critique, sans

pour autant brider la créativitéinterprétative. Au menu : commentdécomposer et visualiser un pro-blème complexe, comment échap-per au conformisme de bureau etgénérer sans heurts des idées dissi-dentes, comment fabriquer unscénario d’anticipation et dresserune liste d’indicateurs clés, com-ment produire et tester une hypo-thèse maîtresse, comment établirune connexion cause-effets (sanstomber dans le confusionnismeparanoïaque), comment remettreen cause une interprétation préfé-rentielle, comment gérer les diver-gences d’opinions, comment faci-liter les choix des décideurs dehaut niveau (sans les manipulerà outrance). Point notable, lesauteurs militent pour une collégia-lité accrue dans la fabrication dujugement expert. À la fois parcequ’ils se défient des distorsionscognitives susceptibles, à toutmoment, de fausser les processusindividuels d’évaluation raison-née1. Mais aussi parce qu’ils tien-nent compte des bouleversementstechnologiques survenus ces 15dernières années. Les progrès infor-matiques aidant, les professionnelsde l’analyse de risques sont désor-mais en mesure d’externaliser leursvues et de les exposer à un traite-ment critique à un stade d’idéationprécoce.

Plus aéré, Cases in Intelligence Ana-lysis reprend et prolonge les ensei-

1. R. J. Heuer a produit un texte de référence surle sujet, voici une dizaine d’années : Psychologyof Intelligence Analysis, CIA.

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gnements figurant dans le premierouvrage, mais sous une forme di-dactique. Concrètement, l’ouvrageintègre 12 cas d’étude mélangeantinterrogations à bases réelles (« Est-il raisonnable de penser que le phy-sicien Wen Ho Lee a livré dessecrets nucléaires à la Chine com-muniste ? », « Quels acteurs restésdans la pénombre auraient putéléguider l’assassinat de BenazirBhutto ? ») et scénarios spéculatifs(« Et si les FARC se mettaient entête de lancer des attaques terro-ristes sur le territoire nord-améri-cain ? »). Bilan : ces deux ouvragessont indispensables pour quicon-que fréquente un département descience politique ou d’adminis-tration publique et cherche, horsrégurgitations scolaires, à se fami-liariser avec les garde-fous censésbaliser l’analyse réactive et la pré-vision à chaud.

Jérôme Marchand

11 SEPTEMBRE, PARIS, 14 H 46Mikaël Guedjet Yoanna Sultan-R’biboParis, Stock, 2011, 262 pages

Comment les attentats du 11 sep-tembre 2001 ont-ils été vécus auplus haut niveau de l’État français ?Pour répondre à la question, lesdeux journalistes ne se sont pascontentés de consulter des articlesde presse de l’époque ou des notestransmises par des hauts fonction-naires. Ils ont mené des dizainesd’entretiens avec des personnalitéspolitiques (Lionel Jospin, François

Hollande, etc.), des diplomates(François Bujon de l’Estang, Jean-David Levitte, etc.), des militaires(Henri Bentégeat, Alain Dumontet,etc.), des spécialistes du renseigne-ment (Yves Bertrand) ou desmembres de la société civile (RogerCukierman, Dalil Boubakeur, etc.).

En septembre 2001, la France est enpleine période de cohabitation etl’élection présidentielle de 2002approche. Alors qu’en période decohabitation, le président de la Ré-publique se trouve traditionnelle-ment au second plan, les attentatsdu 11 septembre propulsent JacquesChirac sur le devant de la scène. Leprésident est ainsi le premier chefd’État étranger à se rendre auxÉtats-Unis après le drame. Il rencon-tre George W. Bush à la Maison-Blanche et survole les ruines duWorld Trade Center en compagniedu maire de New York, RudolphGiuliani. L’hélicoptère qui trans-porte les deux hommes ne peutembarquer que quatre passagers.Claude Chirac s’arrange pour qu’uncaméraman et un photographe par-ticipent au survol, excluant de faitdes personnalités comme le minis-tre des Affaires étrangères HubertVédrine ou le député André Vallini.Le coup médiatique est réussi :les images de J. Chirac survolantGround Zero s’étalent à la une de lapresse française. Pendant ce temps,L. Jospin supervise la mise enplace du plan Vigipirate dans lesgares parisiennes. Mikaël Guedj etYoanna Sultan-R’bibo commentent :« Pendant que Chirac joue à plein

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son rôle de chef d’État sur la scèneinternationale, Jospin doit garder laboutique. Un combat d’images for-cément déséquilibré. » Et les deuxjournalistes d’expliquer que lesattentats du 11 septembre, en faisantpasser le Premier ministre ausecond plan et en orientant la cam-pagne sur le thème de la sécurité,contribuent sans doute à expliquerla déroute du Parti socialiste lors del’élection présidentielle de 2002.

Au-delà de cette analyse des consé-quences électorales des attaques deNew York et Washington, DC, cetouvrage permet de mieux com-prendre la manière dont les diri-geants politiques font face à unesurprise stratégique. Dans les mi-nutes qui suivent le crash dudeuxième avion, l’appareil d’Étatse met en branle : la thèse de l’atten-tat ne fait plus de doute et les servi-ces de renseignements pointentimmédiatement le réseau Ben La-den du doigt. Se posent alors desquestions très concrètes. La Francepeut-elle être touchée à son tour ?Qui peut prendre la décisiond’abattre un avion civil ? Les cen-trales nucléaires sont-elles suffi-samment sécurisées ? Faut-il annu-ler le match de football France-Algérie qui doit se dérouler moinsd’un mois après les attentats ?

À l’Élysée et à Matignon, on se de-mande aussi comment vont réagirles États-Unis. Les responsablespolitiques français souhaitent affi-cher une solidarité sans faille avecles Américains mais ils ne veulent

pas s’engager à l’aveugle dans uneguerre, d’autant qu’on évoque déjàla possibilité de frappes contrel’Irak. Finalement, la riposte amé-ricaine se concentre sur l’Afgha-nistan et la France ne tarde pas àconfirmer sa participation à la coa-lition internationale. Alors qu’onparle aujourd’hui des difficultéslogistiques liées au retrait d’Afgha-nistan, il n’est pas inutile de relire lerécit de l’entrée dans le pays despremiers marsouins – entrée qui afailli tourner au fiasco en raison dublocage des autorités ouzbeks.

Marc Hecker

MIGRATIONS

LES ÉPREUVES DE L’ASILE : ASSOCIATIONS ET RÉFUGIÉS FACE AUX POLITIQUESDU SOUPÇONEstelle d’Halluin-MabillotParis, EHESS, 2012, 301 pages

Terre d’asile, la France a longtempsoctroyé généreusement le statut deréfugié. Elle le faisait d’autant plusvolontiers que les demandes étaientpeu nombreuses. Mais depuis la findes années 1970 et la fermeture desfrontières à la main-d’œuvre étran-gère, les demandeurs se sont multi-pliés et, avec eux, le nombre dedéboutés.

Beaucoup de travaux juridiques etsociologiques ont déjà pris pour ob-jet d’étude les instances étatiqueschargées d’étudier ces demandes etde délivrer le titre de réfugié : un

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établissement public administratif,l’Office français de protection desréfugiés et des apatrides (OFPRA),et une juridiction spécialisée, laCour nationale du droit d’asile(CNDA). Estelle d’Halluin s’inté-resse aux associations qui, enamont, aident les demandeurs àpréparer leur dossier. Qu’ellesfournissent des conseils sociojuri-diques comme le Comité inter-mouvements auprès des évacués(la CIMADE), ou une expertisemédicale comme le Comité médicalpour les exilés (Comede), ces asso-ciations sont soumises à des injonc-tions paradoxales : accueillir l’exiléavec hospitalité mais, dans le mêmetemps, le préparer à un processusde sélection rigoureux.

L’OFPRA et la CNDA ont desattentes institutionnelles aux-quelles le demandeur doit satis-faire. Les associations les ont inté-grées, qui aident le requérant à larédaction de son « récit de vie »,biographie argumentée qui énonceles persécutions subies et devraemporter l’intime conviction dudécideur. Le rôle de ces « passeursd’histoire » est de faire entrer cerécit dans les catégories juridiquesde la Convention de Genève. De lamême façon, les médecins et lespsychologues sont sollicités pourproduire un certificat médicalattestant l’ampleur des séquellesphysiques des persécutions subies.Dans un cas comme dans l’autre,la démarche ne va pas de soiquand la politique nationale, tou-jours plus concertée à l’échelle

européenne, enjoint d’accélérer laprocédure d’évaluation des dos-siers. Il faut brusquer le requérantpour lui faire raconter des épi-sodes douloureux et dévoiler desblessures traumatisantes. L’ouvrageentend restituer les dilemmes pra-tiques et moraux auxquels lesintervenants sociaux comme lesmédecins sont confrontés et lamanière dont ils les tranchent. Lescomparaisons avec des acteurs dumonde associatif britanniques etcanadiens montrent que la gestionpar le monde associatif de tellesinjonctions contradictoires est untrait caractéristique des politiquescontemporaines de l’asile dans lesdémocraties ayant ratifié la Con-vention de Genève.

La démarche est d’autant plus déli-cate que, les demandeurs étant trèsnombreux et les ressources desassociations limitées, elles sontobligées d’opérer, fût-ce incons-ciemment, une forme de sélection.Cette nécessité est difficilementdicible pour des salariés et desbénévoles mus par un « militan-tisme de solidarité ». Elle n’en estpas moins inévitable. Utilisant lestravaux de Jon Elster sur la notionde « justice locale », Estelle d’Hal-luin montre que deux modalités dediscrimination sont possibles. Lapremière, orientée vers le passé, estfondée sur le mérite des deman-deurs : ceux qui auraient le plus dechances de voir leur demandeaboutir seraient les mieux traités.La seconde, orientée vers le pré-sent, est fondée sur leurs besoins

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humanitaires : on fait plus d’effortspour les plus vulnérables.

Dans un des chapitres les plus inté-ressants, Estelle d’Halluin fait lasociologie des employés, salariésou bénévoles, de ces associations.Elle identifie une professionnali-sation des intervenants sociaux : lespionniers, militants, peu diplôméset formés sur le tas, qui étaient par-fois d’anciens demandeurs d’asileauxquels le statut de réfugié a étéaccordé, côtoient désormais des tra-vailleurs plus jeunes et plus quali-fiés, possédant souvent une solideformation juridique. Ils partagentplusieurs traits communs : uneouverture vers l’étranger et versl’autre, la défense de l’accès àcertains droits fondamentaux, unecommune hostilité aux politiquesantimigratoires de préférencenationale, etc.

La lecture de ce travail très dense,reposant notamment sur une obser-vation participante menée pendantplus de deux ans en qualité de bé-névole à la CIMADE, pourra êtreutilement complétée par le vision-nage d’un documentaire remarqua-ble sorti en salles début 2010, LesArrivants, de Claudine Bories etPatrice Chagnard, film qui plantesa caméra dans un centre d’héber-gement et présente l’inlassabledévouement des travailleurssociaux pour accommoder lesdemandeurs d’asile.

Yves Gounin

DÉVELOPPEMENT

REPENSER LA PAUVRETÉAbhijit V. Banerjee et Esther DufloParis, Seuil, 2011, 422 pages

Ce livre est une synthèse de travauxantérieurs réalisés par les auteursou d’autres chercheurs. Il constituepour le lecteur l’occasion unique desuivre pas à pas une pensée exi-geante, présentée de manière acces-sible même à des lecteurs nonspécialisés.

Le titre français choisi pour ce livreest presque un contresens car lelivre ne se limite pas à « repenser »la pauvreté. Il promeut une « révo-lution tranquille ». Affirmant queles grandes politiques mises enœuvre n’ont guère réussi à réduirela pauvreté de masse dans les paysen développement, les auteurscherchent très concrètement à iden-tifier des « petits pas » qui pour-raient être efficaces pour luttercontre divers aspects de cette pau-vreté et finiraient par avoir un effetcumulatif, même dans des environ-nements politiquement peu favora-bles et corrompus. De nombreusessolutions aux problèmes de pau-vreté peuvent être imaginées ; laquestion est de savoir pourquoi lespauvres ne les mettent pas en œu-vre spontanément, alors qu’ellesleur permettraient d’échapper aux« trappes à pauvreté ». Pourquoin’utilisent-ils pas d’engrais ? Pour-quoi ne choisissent-ils pas d’ali-ments plus nutritifs ?

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Pour identifier ces « petits pas », enattendant l’« étincelle » qui enga-gera ces pays dans un véritable pro-cessus de développement, lesauteurs ont fixé des standards élevésde rigueur scientifique. Ils dénon-cent la pensée paresseuse qui fonc-tionne à partir de préjugés ou depostulats non vérifiés. En effet, il estbien difficile a priori de dire ce quimarche et ce qui ne marche pas pourréduire la pauvreté et d’expliquerpourquoi – surtout quand tant d’in-térêts sont en jeu que l’idée d’uneévaluation rigoureuse ne trouve pasque des partisans enthousiastes.

Le grand apport de A. V. Banerjeeet E. Duflo, qui a fait leur célébrité,est leur volonté de promouvoirl’évaluation rigoureuse de certainesinitiatives dans des domaines trèsdivers (la nutrition, la micro-finance, l’éducation, la santé, la dis-tribution d’engrais, etc.). Ils ont(ré)introduit dans les sciencessociales les évaluations aléatoiresutilisées depuis longtemps dans ledomaine de la santé pour tester l’ef-ficacité de nouveaux médicamentsou traitements. Pour éviter les biaisdans l’évaluation, il faut tirer auhasard les individus qui feront l’ob-jet de l’évaluation avant que l’ini-tiative ne soit lancée et calculerensuite l’impact différentiel pourles bénéficiaires. Cette méthode apermis de montrer, par exemple,que le microcrédit constitue unoutil puissant pour améliorer lesort des pauvres, mais pas unesolution miracle. Toutes les per-

sonnes qui reçoivent un micro-crédit ne sont pas des entrepre-neurs susceptibles d’investir demanière efficace pour sortir dela « trappe à pauvreté ». Et laméthode de prêt solidaire, si ellelimite les risques du prêteur, limiteaussi la prise de risque des emprun-teurs.

Une conférence tenue en mars 2012à l’initiative de l’Agence françaisede développement avec le réseaud’économistes européens EuropeanDevelopment Network (AFD-EUDN), intitulée « Malaise dansl’évaluation : quelles leçons tirer del’expérience du développement1 ?»,a confirmé l’intérêt des évaluationsaléatoires, mais aussi leurs limites(en dehors de leur coût élevé et desproblèmes éthiques bien connus).La méthode ne semble vraimentpertinente que dans des cas où lachaîne causale est facile à retracer etles effets attendus parfaitement me-surables. Par ailleurs, un travailréalisé dans le cadre de DIAL2

(Développement, institutions etmondialisation) montre que trèspeu de chercheurs africains ont par-ticipé aux évaluations aléatoires enAfrique, ce qui limite l’appropria-tion de la méthode et des résultats.

Marc Raffinot

1. Voir le site : <http://www.afd.fr/home/presse-afd/evenements/conference-eudn/EUDN2012>.2. V. Mendiratta, Report Impact on Evaluation inSub-Saharan Africa, Paris, université ParisDauphine, 2011-2013, « Document de travail ».

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ÉTATS-UNIS

INTELLIGENCE AND US FOREIGN POLICY: IRAQ, 9/11, AND MISGUIDED REFORMPaul R. PillarNew York, Columbia University Press, 2011, 413 pages

Cet ouvrage est une perle rare, qu’ilfaut traiter avec considération, car ilexprime le point de vue articuléd’un ex-analyste de la CentralIntelligence Agency [CIA] face auxcritiques venues frapper la commu-nauté du renseignement américainà la suite du 11 septembre et de lapolémique sur les armes de des-truction massive (ADM) irakiennes.

Ancien gradé de l’US Army, Paul R.Pillar a travaillé au National Coun-terterrorism Center (NCTC), puisexercé de 2000 à 2005 la fonctionde National Officer en charge duProche-Orient et de l’Asie du Sud(National Intelligence Council,NIC). À ce poste, il a pu se familia-riser avec les processus complexesde focalisation du blâme, qui sontde mise dans l’appareil d’État amé-ricain, chaque fois que celui-ci doitexpliquer pourquoi telle attaquesurprise a pris au dépourvu les ins-tances gardiennes et exposé lesinsuffisances managériales du pou-voir central. L’auteur, on le devine,n’a guère apprécié de voir ses qua-lifications professionnelles et cellesde ses collègues mises en doutedans l’arène publique. C’est pour-quoi il a pris le parti de combattreles représentations biaisées élabo-

rées par la classe politique et lahaute administration à des finsauto-exonératoires, puis reprises etdiffusées sans effort de distan-ciation critique par les médias degrande écoute.

Cet ouvrage reprend la plupart desargumentaires développés de lon-gue date par les services spéciauxafin de combattre les critiquesexternes. Mais il le fait avec un artconsommé de la dialectique et duraisonnement, qui tranche avec lessempiternelles geignardises debureau. Point notable, Paul R. Pillarn’hésite pas à démystifier les appa-reils de renseignement. À ses yeux,la constitution récurrente de ces en-tités en boucs émissaires est fonc-tion des ressources (pouvoirs/talents) supérieures qu’on leurprête. Dans la réalité, nous expliquel’auteur, illustrations à l’appui, lesservices de renseignements sontloin d’être omniscients. Et ils n’ontquasiment pas d’impact sur la prisede décision stratégique. En cause :la fermeture cognitive des déci-deurs politiques de haut niveau etles appétits de pouvoir de leursconseillers personnels, mais aussi lemanque de stature des analystesbureaucratiques lambda, sous-équipés en termes de capital sym-bolique (publications, expériencesconcrètes, relations), pas toujoursprotégés et défendus comme il lefaudrait par leurs supérieurs.

Plus concrètement, cet ouvragedémonte dans le détail les manipu-lations tendancieuses auxquelles

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se livrent les représentants duCongrès et les staffs des commis-sions d’enquête, dès lors que seprofile à l’horizon une granderefonte de la machinerie du rensei-gnement, génératrice de gains deprestige. Les passages consacrés aurapport final de la Commissionspéciale sur le 11 septembre méri-tent de ce point de vue une lectureattentive. Les remèdes proposéspar Paul R. Pillar, en revanche, neparaissent guère convaincants.Assurer la dépolitisation du rensei-gnement, fort bien. Mais que pèseun service spécial qui refuse de ren-trer dans le jeu de la connivenceavec les pouvoirs en place ? Dequels atouts propres dispose-t-ilpour asseoir son indépendance etson autorité ? Comment peut-ilpersuader ses propres analystes deraisonner, non en termes carrié-ristes, mais en termes de vérités peuplaisantes à entendre et néanmoinsincontournables ? L’ouvrage nefournit pas vraiment de réponseconvaincante à ces questions.

Jérôme Marchand

TOP SECRET AMERICA: THE RISEOF THE NEW AMERICAN SECURITY STATEDana Priest et William M. ArkinNew York, Little, Brown, 2011,296 pages

Dana Priest et William M. Arkinsont tous deux d’excellents collec-teurs d’informations utiles. La pre-mière – journaliste d’investigationau Washington Post – s’est vuedécerner le prix Pulitzer à deux

reprises. Le second a publié unedizaine d’ouvrages fort bien docu-mentés consacrés pour la plupartaux forces armées américaines.Ensemble, ils ont coproduit en 2010une série d’articles traitant de ladynamique d’expansion incontrô-lée qui bénéficie, depuis plus d’unedécennie, aux appareils de sécuritéaméricains et aux tiers pécuniaire-ment intéressés (entreprises ducomplexe militaro-industriel, four-nisseurs, contractants et sous-contractants, sociétés militaires pri-vées [SMP], ex-fonctionnaires pan-touflards, etc.) évoluant dans leursillage. Top Secret America s’inscritdans le prolongement direct de cestextes exploratoires. L’ouvrage estplus ambitieux que son style d’écri-ture grand public ne pourrait lelaisser croire.

Assistés d’une escouade de repor-ters et de documentalistes chevron-nés, avisés par des insiders bien pla-cés (pour certains lassés par lesempiètements intempestifs du Pen-tagone), les auteurs se sont appli-qués à reconstituer la trame del’État secret post-11 septembre, àrecenser les institutions à bassevisibilité qui opèrent sous sa tutelle,à localiser ses points suburbains/ruraux d’implantation concentrée,à explorer les systèmes statutairesde distinction et d’exclusion (habi-litations/cloisonnements) qui fon-dent sa légitimité alternative. Lesrésultats de cette enquête se mon-trent à la fois éclairants et préoccu-pants. Procédant par recoupe-ments, les auteurs mettent en évi-

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dence une vaste mosaïque d’entitésbureaucratiques opaques, instal-lées, programmées et managées demanière quasi discrétionnaire, sanscontrepoids effectif, et sans mêmeque les gestionnaires placés à leurtête aient pleine connaissance de cequi se fait sous leur autorité nomi-nale. Toutes catégories confondues,le total des entités administrativestravaillant sur des programmesclassés « secret défense » serait auminimum de 1 200 organisations.D’après les auteurs, cette proliféra-tion pose de très graves problèmes(symbolisés dans le texte par lamétaphore de la tumeur cancé-reuse, qui revient à plusieurs repri-ses). Au plan politique, elle vadirectement à l’encontre des princi-pes fondamentaux (rationalité/transparence/redevabilité) qui ontfait la force hégémonique de ladémocratie américaine (exempla-rité et confiance en soi). Au planbudgétaire, elle représente un gouf-fre sans fond, peu compatible sur lelong terme avec la restauration dela compétitivité économique. Auplan administratif, elle participe àla constitution d’un État policierqui propage ses ruminations para-noïaques dans tous les secteurs dela vie quotidienne. Pis encore, lais-sent entendre les auteurs, l’effica-cité instrumentale de l’État secretlaisse fortement à désirer : même sile nombre d’analystes « spéciali-sés » a cru dans des proportionsconsidérables, le bagage culturelstandard de cette population sem-ble hautement lacunaire (peu decadres conceptuels abstraits, pas de

connaissances de terrain, pas desens des nuances anthropologiqueset sociologiques). Résultat : desmasses de dossiers et de rapportsredondants, sans aucune valeurajoutée, qui encombrent les sys-tèmes décisionnels et nuisent audéchiffrage discriminatoire desmenaces et des risques.

Cette mise en garde a-t-elle unechance d’avoir un quelconque im-pact institutionnel ? On peut endouter. Les ténors de la classe poli-tique américaine n’ayant – pour lemoment – aucun intérêt à engagerune croisade frontale contre le com-plexe militaro-barbouzard et sesidéologies dysfonctionnelles, il y afort à parier que cette entité vacontinuer à croître et à prospérerdans les années qui viennent.

Jérôme Marchand

IT’S EVEN WORSE THAN IT LOOKS:HOW THE AMERICAN CONSTITUTIONAL SYSTEM COLLIDED WITH THE NEW POLITICS OF EXTREMISMThomas E. Mannet Norman J. OrnsteinNew York, Basic Books, 2012,226 pages

Bien connus des étudiants enscience politique aux États-Unis,deux chercheurs chevronnés sepenchent à nouveau sur les dys-fonctionnements du système insti-tutionnel et politique américain,dans un ouvrage qui établit unconstat et une analyse des causesavant de proposer des remèdes.

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La Constitution de 1787 a mis enplace une stricte séparation despouvoirs à travers un systèmeprésidentiel : le Congrès ne peutdémettre le président, qui ne peutdissoudre le Congrès. En cas demajorité différente à la Maison-Blanche et dans les deux chambres(divided government), ces différentsacteurs sont condamnés à s’enten-dre jusqu’aux élections suivantes,sous peine de blocage complet del’activité législative. Or, les der-nières décennies ont vu l’effri-tement de ce système fondé sur lecompromis, sous l’action d’unepolarisation croissante des partisrépublicain et démocrate et de lavie politique américaine en général.Cette dernière se caractérisant parune grande animosité entre politi-ciens, que les auteurs décriventcomme « hyperpartisans ». Le tauxd’approbation de l’action du Con-grès dans l’opinion est descendu en2012 aux alentours de 10 %.

Publié par des chercheurs recon-nus, émanant pour l’un de laBrookings (considérée comme pro-gressiste) et pour l’autre de l’Ame-rican Enterprise Institute (consi-déré comme conservateur), l’ou-vrage bénéficie d’une aura à la foisacadémique et bipartisane. C’est cequi permet aux auteurs de dénon-cer le Parti républicain commebeaucoup plus agressif et idéolo-gique que le Parti démocrate etcomme portant une lourde respon-sabilité dans l’évolution à laquelleon assiste aujourd’hui. Ces der-nières années, les républicains ont

en effet entrepris une œuvre dedélégitimation de tout ce qui n’estpas dans leur ligne, y compris biensûr du président. La dénonciationde cette « polarisation asymétri-que » n’est pas courante dans lescercles politiques et les médiasaméricains, car elle est bien sûr lacible d’attaques violentes de lapart… des républicains.

La seconde moitié du livre passe enrevue les solutions possibles. Cer-taines sont rejetées, comme l’émer-gence d’un troisième parti ou lacandidature d’indépendants, etd’autres justifiées, au terme de dé-monstrations convaincantes. Parmices dernières, la réforme des partiset de certaines procédures utiliséesau Sénat et à la Chambre des repré-sentants, une meilleure responsabi-lisation des médias et surtout uneplus grande participation citoyenneà la vie politique. Elle serait baséepar exemple sur un systèmed’amende en cas d’abstention auxélections, comme au Brésil.

La science politique n’étant pas unescience exacte, le lecteur ne peuts’empêcher de penser que d’autresdémonstrations pourraient propo-ser d’autres solutions de manièretout aussi concluante. Tant de fac-teurs entrent en ligne de comptedans l’application et le succès deréformes politiques qu’il sembledifficile de trancher ex ante. Quoiqu’il en soit, et malgré une bonneprésence médiatique du livre, deses auteurs et de leurs thèses, ilsemble que le nivellement par le

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bas de la vie politique américainesoit appelé à se poursuivre – à l’ins-tar de ce qui se passe dans le mondedes médias américains. Aucunlevier ne semble pouvoir êtreactionné pour engager une réformedu système dont tout le personnelpolitique paraît aujourd’hui pri-sonnier.

Laurence Nardon

LE TEA PARTY, PORTRAIT D’UNE AMÉRIQUE DÉSORIENTÉEAurélie GodetParis, Vendémiaire, 2012,248 pages

Comme l’écrit l’auteur dès sonintroduction, bien des politologuesdiraient aujourd’hui au sujet duTea Party : « Beaucoup de bruitpour rien » (Too much hype). Plusproche du mouvement populaireque du parti politique, né d’unevague de mécontentement et decontestation à l’égard des diri-geants au pouvoir et nourri par lacrise économique, le Tea Partybrille par son absence dans la cam-pagne présidentielle de 2012. Alorsque médias et commentateurs sesont régalés du phénomène en2009-2010, qu’une vaste mobilisa-tion a contribué à la victoire histori-que des républicains aux électionsde mi-mandat, et alors que SarahPalin s’était incarnée en grande prê-tresse du mouvement, les candidatsTea Party aux primaires républicai-nes (Michelle Bachmann, HermanCain, voire Rick Perry ou NewtGingrich) se sont tous rapidementinclinés. La course à la nomination

républicaine s’est soldée par unduel entre le catholique ultra-con-servateur Rick Santorum et le gou-verneur-businessman Mitt Romney,tous deux représentatifs d’autrestendances de la droite américaine,qu’on croyait moribondes. Plusgénéralement, le Tea Party sembleavoir disparu des écrans radarmédiatiques et politiques, tandisqu’on ne parle que de l’influence derichissimes donateurs ou du retourdes néoconservateurs.

C’est au-delà de l’actualité qu’ilfaut regarder pour apprécier le rôleque joue le Tea Party dans la politi-que américaine, ce que fait cetouvrage dont la lecture est aisée,mêlant volontiers références intel-lectuelles et informations journa-listiques.

Aurélie Godet y retrace les originesdu mouvement, de l’appel du jour-naliste Rick Santelli à protestercontre les plans de relance économi-que du président Barack Obama enjuillet 2009, aux manifestations mas-sives de militants, à Washington,DC et ailleurs, jusqu’à la mobili-sation électorale de 2010 qui a portéau Congrès plus de 40 candidatsestampillés Tea Party. L’auteur évo-que également la stratégie de récu-pération du Tea Party par un Partirépublicain sans leader charisma-tique et sans direction depuisl’échec de 2008, la contre-offensive,faible et anecdotique, des démocra-tes et le rôle du Tea Party en 2012,dans un chapitre malheureusementun peu trop rapidement périmé.

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Le véritable apport de cet ouvrageréside dans les quatre chapitres quien constituent le cœur. L’auteurs’attache à y démontrer les fonde-ments du mouvement Tea Party :son contenu idéologique, le profiltype de ses militants, la force de sesorganisations et les appuis finan-ciers et politiques dont il dispose.Ce faisant, A. Godet soulignel’éclectisme du mouvement, sesparadoxes et ses contradictions.Coalition anti-Obama, le Tea Partyfédère des groupes divers et parfoisopposés, rassemblés derrière unattachement viscéral à la Constitu-tion, à un système d’impositionréduit et au small government.

La démonstration vise à convaincreque le Tea Party est bien plus que lasomme des parties qui le compo-sent et incite à penser qu’en dépitde l’éclipse actuelle, le mouvementpourrait avoir de beaux joursdevant lui. Pourtant, nous dit Auré-lie Godet : « Le Tea Party tel qu’ilexiste aujourd’hui n’a pas la soli-dité que certains lui prêtent ; il estprobable que rétrospectivement, leshistoriens désigneront l’année 2010comme celle de son apogée et cellede 2011 comme celle de sondéclin. »

Sans répondre à tous les question-nements, l’ouvrage nous donne desclés pour enrichir notre compré-hension du phénomène contesta-taire de droite sous Barack Obamaet pour appréhender la transforma-tion actuelle profonde que connaîtla droite américaine.

Célia Belin

EUROPE

POUR UNE FÉDÉRATION EUROPÉENNE D’ÉTATS-NATIONS. LA VISIONDE JACQUES DELORS REVISITÉEGaëtane Ricard-NihoulBruxelles, Larcier, 2012,208 pages

Gaëtane Ricard-Nihoul a été àbonne école. Pendant près de septans, cette jeune chercheuse belge atravaillé pour le think tank NotreEurope fondé par Jacques Delors.Rien d’étonnant à ce qu’elle publieun plaidoyer engagé en faveur d’unconcept inventé et promu parl’ancien président de la Commis-sion : celui de fédération d’États-nations.

Si Jacques Delors n’a utilisé cetteexpression qu’en 1994 (dans uneinterview à Der Spiegel), elle résumebien l’approche qui fut la sienne dela construction européenne, à égaledistance d’un fédéralisme naïf etd’un patriotisme frileux. Il s’agit de« concilier ce qui apparaît à beau-coup inconciliable : l’émergence del’Europe unie et la fidélité à notrenation, à notre patrie » (discours aucollège de Bruges, 17 octobre 1989).

La formule a été décriée, certainsy voyant un oxymore. Par unemprunt intelligent aux travaux dupolitiste Olivier Beaud, l’auteurdémontre qu’il n’en est rien. Danssa Théorie de la fédération (PUF,2007), O. Beaud oppose à l’Étatfédéral, tel qu’on le rencontreaujourd’hui aux États-Unis ou en

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Allemagne, un nouveau conceptconçu comme un « ordre politiquesans souveraineté » : formé commeune confédération par l’unionvolontaire d’États mais, à la diffé-rence des fédérations, sans lesabsorber dans un nouvel État, cette« fédération fédérative » n’est pasun État. Elle réalise par construc-tion un équilibre instable entredeux forces : l’unité qui pousse lesÉtats fédérés à s’unir, et la diversitéqui les conduit à défendre leurssingularités.

Ces développements théoriques,moins abstraits qu’ils n’y parais-sent, sont le soubassement d’uneréflexion très concrète sur l’avenirde l’Union européenne (UE), d’au-tant plus nécessaire que l’échec dutraité institutionnel en 2005 sembleavoir inhibé la réflexion politiquesur l’Europe. G. Ricard-Nihoul iden-tifie trois grandes problématiques.

La première est celle des compéten-ces. Elle est centrale pour JacquesDelors, qui répète inlassablementque le fédéralisme permet « de direqui fait quoi ». On sait depuisMaastricht que le choix du niveaude compétences doit être guidé parle principe de subsidiarité. Maisqu’il s’agisse – comme l’énumèrel’article 2 du traité de Lisbonne – decompétences exclusives, partagéesou complémentaires, dans les troiscas le système est celui d’une imbri-cation permanente entre les niveauxde pouvoir. Le modèle du gâteau àcouches séparées (layer cake model)reflète moins bien la réalité que

celui du gâteau marbré (marble cakemodel).

La deuxième problématique estcelle du gouvernement : quel leader-ship dans un système consubstan-tiellement traversé par un courantde forces contradictoires, les forcescentripètes incarnées par la Com-mission – dont l’objet social est,selon la jolie expression de JacquesDelors, de « penser chaque jour àl’Europe » – s’opposant aux forcescentrifuges du Conseil – où lesreprésentants des États dénoncent,parfois non sans schizophrénie,dans leur capitale, les textes qu’ilsont votés à Bruxelles ? Critiquant lechoix d’opposer au président de laCommission un président stabledu Conseil européen, G. Ricard-Nihoul plaide en faveur d’uneautorité unique à double casquette,qui permettrait de rapprocher lesdeux institutions au lieu de lesopposer.

La troisième est celle de la démo-cratie. L’auteur rejette la critiqued’un « déficit démocratique » : nuln’accède au niveau européen à uneposition de décideur politique sansavoir été choisi au terme d’uneélection. Mais elle souligne deuxdéfauts de la construction euro-péenne. Le premier est l’insuffi-sante articulation entre débatsdémocratiques nationaux et euro-péen, faute d’un véritable espacepublic européen. Le second estla domination étouffante d’uneculture démocratique consensuelleà Bruxelles. Ce double constat

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aurait pu déboucher sur une propo-sition audacieuse : l’élection au suf-frage universel direct d’unprésident de l’Union ; mais l’auteurla récuse au motif qu’elle serait con-traire à l’essence d’une fédérationd’États-nations dont la légitimitédes dirigeants doit procéder à lafois des États et des citoyens.

L’histoire de l’Europe n’est pascelle de la construction d’une fédé-ration sans cesse plus intégréedevant déboucher sur la créationd’un État souverain. Un modèle po-litique inédit doit être forgé, capa-ble de satisfaire les aspirationsschizophrènes des citoyens euro-péens : l’aspiration au rapproche-ment face aux défis de la mon-dialisation, et la défense de la plu-ralité culturelle. Non pas « E pluri-bus unum » (de plusieurs, un seul)comme aux États-Unis mais « Invarietate concordia » (l’unité dans ladiversité).

Yves Gounin

EUROPEAN UNION FOREIGN POLICY:FROM EFFECTIVENESS TO FUNCTIONALITYChristopher J. BickertonBasingstoke, Palgrave Macmillan, 2011, 192 pages

Le point de départ de l’auteur estqu’il ne faut pas regarder cette poli-tique en fonction de sa performance(effectiveness) mais en se demandantà quoi elle sert (functionality), ce quiramène à des considérations inter-nes sur la construction européenne.Ce point de départ est on ne peutplus pertinent. Dès le lancement

d’une « coopération politique euro-péenne » au niveau de la politiqueétrangère, l’enjeu était bien d’affir-mer une « identité européenne »par rapport au monde extérieur(sommet de Copenhague, 1973). EtLucien Febvre ne disait-il pas en1945 : « L’Europe, s’il faut la faire,c’est en fonction de la planète » ?

Christopher Bickerton voit cette poli-tique étrangère européenne commeun moyen pour les grands payseuropéens de tourner la page de lapolitique de puissance, comme leproduit aléatoire de bagarres inter-institutionnelles, comme une (vaine)tentative de produire une identité etune puissance européennes dans unordre politique fragmenté, enfincomme un moyen tout aussi infruc-tueux de refonder la légitimitédémocratique du projet européen.

La vision de C. Bickerton est pessi-miste et négative et ne reconnaîtà cette politique qu’une nature« épiphénoménale » (Giandome-nico Majone) et à la puissance euro-péenne qu’un intérêt « intro-spectif ». Il se range ainsi à côté desdiagnostics lucides et désabusésd’autres grands acteurs européens,par exemple Jean-Louis Bour-langes : « Ce n’est pas l’Europe quia fait la paix, c’est la paix qui a faitl’Europe. »

Cette vision est critiquable. La stra-tégie européenne de sécurité de2003 est décrite comme un exercicedestiné à refermer les plaies de laquerelle sur l’Irak : or cette stratégien’est-elle pas la première énoncia-

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tion par l’Union européenne (UE)des menaces qui la concernent ? Etle caractère imprécis du documentdoctrinal n’est-il pas commun àtous les documents de cettenature ? L’Allemagne n’a-t-ellesoutenu la politique étrangère et desécurité commune (PESC) que pouréchapper à ses responsabilités nou-velles après la fin de la guerrefroide et la réunification (et que diredu rapport à l’Organisation dutraité de l’Atlantique nord [OTAN],que l’auteur mentionne à peine) ?La France ne soutient-elle la PSDCque pour mieux faire son deuil de latradition gaulliste ? Quid des ambi-tions qu’elle porte pour une« Europe puissance » ? Ne faut-ilvoir la médiation de la présidencefrançaise de l’UE dans la guerrerusso-géorgienne de 2008 quecomme un moyen de surmonter lesdivisions au sein de l’UE ? Ladémonstration ne fait jamais l’effortd’entrer dans la définition positived’un intérêt européen produit parla diversité des intérêts nationaux(par exemple pour la politiqueeuropéenne de voisinage ou lastabilisation des Balkans).

De même, l’auteur dénie toutecohérence, toute ambition, touteefficacité au Service européen pourl’action extérieure (SEAE), sansrappeler que cette dernière estencore très jeune (plus de 20 opé-rations lancées depuis 2003 seule-ment, naissance du SEAE en 2010),et que tâtonnements et affronte-ment des intérêts font partie d’unwork in progress.

Les pages les plus intéressantessont consacrées à la puissance nor-mative et à l’affirmation d’uneidentité européenne. Comme lemontre l’auteur en mobilisant lesplus éminents penseurs de l’inté-gration, l’UE porte par ce conceptde « puissance normative » unevision cosmopolite de l’ordre mon-dial, qui transparaît dans sespropres références fondatrices (ledroit international, les Droits del’homme, le multilatéralisme).C. Bickerton relève à juste titrel’écart qui peut exister entre les pré-tentions éthiques et le recours auxoutils de puissance : contradiction àlaquelle n’échappent pas les Occi-dentaux en général dans leurs« interventions humanitaires ». Maisla définition des normes et des« préférences sociales » de l’UE,selon l’auteur, ne peut s’ancrer quedans les États membres ; et lesréférences cosmopolites et post-modernes (comme la culpabilité àl’égard des pays colonisés mise enavant par Kalypso Nicolaïdis) nesauraient selon lui s’y substituer.

Tout n’est pas à rejeter dans la criti-que du cosmopolitisme. Mais endéniant tout fondement à uneEurope politique et en constatantque la politique étrangère euro-péenne ne se prête guère à unerefondation de la légitimité démo-cratique de l’UE (terrain privilégiédes exécutifs nationaux), il ne faitque boucler la boucle, sans voir quele système institutionnel européenautorise aussi des formes de viepolitique à l’échelle européenne (au

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Parlement), ainsi que des formes departicipation démocratique. L’UEserait « dans un no man’s landpolitique », dit C. Bickerton, rejoi-gnant l’affirmation péremptoire deGordon Brown : « Entre le mondeet les États, il n’y a rien. »

Cet ouvrage documenté et sérieuxoffre néanmoins des clés utilespour essayer de repenser le projetd’une Europe politique pouvanttranscender la neutralisation desmarchandages intergouvernemen-taux par l’affirmation d’un fondscommun d’intérêts, de préférenceset de valeurs.

Maxime Lefebvre

MOYEN-ORIENT

L’ÉTAT DE BARBARIEMichel SeuratParis, PUF, 2012, 286 pages

On pouvait difficilement imaginerréédition plus opportune que cellede cet État de barbarie, recueil detextes écrits par le sociologueMichel Seurat (1947-1986) durantles années qui ont précédé sonenlèvement et sa mort au Liban.Ces articles étudient la nature durégime syrien telle qu’elle s’estrévélée dans la répression del’insurrection islamiste entamée en1979, répression qui connaîtra sonpoint d’orgue trois ans plus tardavec le massacre de Hama.

De ce recueil, la postérité a princi-palement retenu une analyse dusystème politique syrien qui, rom-

pant avec les thèses marxistes envogue à l’époque, adopte le schémadéveloppé par le polymathe tuni-sois Ibn Khaldoun (1332-1406) pourexpliquer l’émergence des dynas-ties à travers l’histoire : une com-munauté unie par un esprit decorps reposant le plus souvent surdes liens de sang (‘asabiyya) s’em-pare d’une prédication religieuse(da’wa) afin de légitimer sa prise dupouvoir (mulk). Appliquée à la Sy-rie moderne, cette triade voit le clanAssad, et plus largement la com-munauté alaouite se saisir del’idéologie baasiste pour asseoirson hégémonie sur la jeune répu-blique syrienne.

Non moins stimulant est l’empruntà Léo Strauss du concept de tyran-nie pour spécifier la violence situéeau cœur du système de pouvoirsyrien : comme le souligne M. Seu-rat, cette violence est orientée versl’éradication de l’espace politiqueet, loin de constituer un facteur deconstruction de l’État (ce que sug-gèrent les travaux des politologuesvantant les vertus « développe-mentalistes » des régimes militairesdu tiers-monde), elle est la négationmême de l’État moderne au sensde moteur intégrateur d’une com-munauté nationale. Ainsi, con-fronté à l’insurrection islamiste dudébut des années 1980, le régimesyrien se dévêt partiellement de sesoripeaux modernistes-révolution-naires et, continuant à prétendreincarner l’unité nationale syrienneet panarabe, manipule la solidaritéconfessionnelle alaouite pour sou-

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der derrière lui la communauté quilui fournit le socle de son appareilmilitaro-sécuritaire. L’aboutissementde cette logique, encore limitée àl’époque mais qui prendra des pro-portions considérables après 2011,est la création de milices commu-nautaires alaouites en dehors desinstitutions étatiques.

Aux yeux de nombreux chercheurstravaillant sur la Syrie contempo-raine, dont l’auteur de ces lignes,les analyses de M. Seurat avaientfini par acquérir un intérêt d’ordreessentiellement historique : elleséclairaient la genèse du régimebaasiste ainsi que son fonctionne-ment durant la crise de 1979-1982,mais elles ne semblaient plus guèrepertinentes pour comprendre laSyrie du XXIe siècle. Sur le planpolitique, cette dernière avait appa-remment fini par s’inscrire dansune norme autoritaire régionale oùd’identiques processus de « miseà jour » et de « consolidation »(ouverture limitée et contrôlée dujeu électoral, développement desorganisations non gouvernemen-tales [ONG]) étaient observables duGolfe à l’Atlantique. En termessocioéconomiques, le tournant néo-libéral des années 2000 creusait lesinégalités, éloignant les bourgeoissunnites de leurs coreligionnairesruraux et périurbains, rappro-chant les premiers de l’establishmentmilitaro-sécuritaire alaouite et rela-tivisant d’autant la pertinenced’une grille de lecture confession-nelle.

Dans les premiers mois du présentsoulèvement, les clivages socio-économiques semblaient toujoursl’emporter, les classes privilégiéesn’affichant guère d’enthousiasme àl’endroit d’un mouvement porté engrande partie par les perdants de lalibéralisation économique. Un an etdemi plus tard toutefois, le succèsdes grèves commerçantes et ladéfection du général Manaf Tlass,fils de celui qui fut le ministre (sun-nite) de la Défense de 1973 à 2003,attestent que la polarisation confes-sionnelle a eu raison de l’attentismedes élites sunnites. Plus fonda-mentalement, elle rappelle que lerégime des Assad ne s’est jamaisréellement normalisé d’un point devue confessionnel : il a certescoopté des acteurs sunnites maisleur a refusé tout rôle déterminant(ou alors à titre très exceptionnel)au cœur du pouvoir.

L’acuité et l’actualité des analysesde M. Seurat apparaît égalementdans sa description du régimesyrien comme conglomérat de« bandes » plutôt que comme archi-tecture institutionnelle : actuelle-ment confronté à la lentedésintégration de la composantesunnite de son armée, le clan Assadtrouve – temporairement – sonsalut dans le recrutement massif decivils alaouites au sein de milicessupplétives connues sous le nom dechabbiha. On notera à ce propos ques’il lui avait été donné de survivre àson enlèvement, M. Seurat auraitdécouvert en Syrie des réalités

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encore plus « khaldouniennes »qu’il ne l’imaginait sans doute. Ilest en effet tentant, par exemple, delire à travers l’opposition histori-que entre hadara (territoires desédentarité/civilisation) et badiya(terres de nomadisme) l’allianceconclue par le régime avec desclans bédouins de la région d’Alep,afin de rétablir son pouvoir surla ville au lendemain du conflitqui, de 1979 à 1982, l’avait opposéaux classes moyennes urbaines.Au-jourd’hui, ces clans constituenttoujours le gros des troupes deschabbiha dans la métropole duNord.

Au-delà des clés qu’elle offre pourcomprendre la crise actuelle, l’œu-vre de M. Seurat a le mérite de nousrappeler que la recherche scienti-fique a finalement assez peu prisau sérieux le facteur répressif dansla durabilité des autoritarismesarabes.

Ce facteur n’a évidemment jamaisété nié ni ignoré mais n’a fait l’objetque d’un nombre très réduit d’étu-des spécifiques, dont bien peu, s’ilen est, peuvent prétendre rivaliseren qualité avec L’État de barbarie.

Thomas Pierret

HISTOIRE DE GAZAJean-Pierre FiliuParis, Fayard, 2012, 436 pages

Ce livre est plus qu’une « étude decas » et son propos dépasse lasimple chronique historique : ildébouche sur une réflexion qui

dépasse ce territoire de 360 km2 ettouche aussi bien la façon dont unmouvement islamiste prend lepouvoir que les incohérences de lapolitique israélienne.

Conservée par l’Égypte à la suite dela création de l’État d’Israël, labande de Gaza tombe provisoi-rement, en 1956, sous le contrôled’Israël, puis de nouveau après laguerre de 1967. Alors que le Fatahest peu présent, l’influence desFrères musulmans s’y fait sentir dès1946. Ils tissent leur toile dans ladiscrétion et l’efficacité : le cheikhAhmed Yassine, personnalité cha-rismatique que le Fatah a essayé derécupérer, commence à jouer unrôle à partir de 1965. Dans lesannées 1970, les Frères musulmanss’organisent : ils sont à l’origine dela création en 1973 du Mujamma,centre islamique, puis de la pre-mière université islamique en 1985,dans les deux cas avec l’aval desautorités israéliennes. Dès lors, lesFrères musulmans montent pro-gressivement en puissance, avec lesouci de promouvoir le « bonislam », et étendent leur présencedans les domaines de l’enseigne-ment et de la santé.

En 1987, la fondation du Hamas,qui se dote d’une branche armée,les brigades Ezzedine al-Qassam,marque un tournant. Cinq ansaprès, le premier attentat suicidetémoigne de l’engagement dumouvement dans la lutte armée.Longtemps complaisantes, les auto-rités israéliennes entament un bras

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de fer avec le Hamas. Celui-ci ren-force sa popularité, gagne en 1995les élections municipales dans septdes neuf mairies de la bande deGaza et, un an plus tard, les élec-tions législatives dans l’ensembledes territoires palestiniens. Dès lors,Gaza devient un « émirat islami-que » et, malgré les interventionssuccessives de Tsahal, notammentl’opération Plomb durci, Israël setrouve confronté à une impassehumanitaire et stratégique.

Reconnu comme une « prison à cielouvert », pour reprendre uneexpression souvent utilisée, Gazareste un baril de poudre aux portesd’Israël, d’autant plus dangereuxque le Hamas peine à faire respec-ter son autorité sur sa branchearmée, tandis que prolifèrent demultiples groupes armés comme ledjihad islamique, les milices instru-mentalisées par la famille Dugh-mush, ou les « soldats des partisansde Dieu » d’Abdelatif Moussa. Àtravers notamment les témoignagespersonnels qu’il a pu recueillir,Jean-Pierre Filiu donne un tableausaisissant des différentes forces quise côtoient et s’affrontent dans cetespace réduit, passé de 80 000 habi-tants en 1945 à près de 1,5 millionaujourd’hui.

L’ouvrage permet également demieux suivre une politique israé-lienne sans vision stratégique, quiaccumule les réactions à chaud plusque les actions réfléchies. Dans unpremier temps, la politique des« portes ouvertes » vise à annexer

la bande de Gaza, en utilisant unemain-d’œuvre captive travaillant àbas salaire en Israël et qui, jusqu’en1991, a bénéficié d’un permis desortie générale. Des colonies se sontinstallées, avec l’encouragementdes autorités, à partir de 1982. Ledéveloppement des attentats sui-cides, le déclenchement de laseconde intifada et la prise de cons-cience de la menace démogra-phique que représenterait uneannexion de Gaza provoquent unrevirement complet de politique,conduisant au retrait unilatéral etau démantèlement des colonies.Celui-ci s’accompagne de mesuresvisant à isoler totalement le terri-toire. Mais ce retrait unilatéral, nonnégocié avec le Fatah, est exploitécomme une victoire par le Hamas.De même la libération du soldatGilad Shalit, négociée en fait avec leHamas en même temps que la libé-ration de 1 000 prisonniers qui avaitété exigée dès l’enlèvement, ren-force la crédibilité du mouvement.On voit aussi comment le Fatah avu son influence s’estomper pro-gressivement au profit du Hamas.Malgré les tentatives successives,qui se poursuivent pour réconcilierles différents mouvements pales-tiniens, la cassure sera sans doutedifficile à surmonter.

Dans ce livre comme dans les précé-dents – notamment Mitterrand et laPalestine (Fayard, 2005) ou La Révo-lution arabe (Fayard, 2011), J.-P. Filiu,en excellent connaisseur du mondearabe, apporte une contributionoriginale et des informations de

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première main. Cette analyse, forte-ment documentée, souligne la com-plexité des problèmes et le jeuambigu d’Israël. Elle donne l’im-pression que beaucoup d’erreursont été commises et d’occasionsmanquées, conduisant à une im-passe dont on ne voit guère quellepourrait être la sortie à présent.

Denis Bauchard

RAMALLAH DREAM : VOYAGE AU CŒURDU MIRAGE PALESTINIENBenjamin BartheParis, La Découverte, 2011,271 pages

Cet ouvrage est le récit d’une tristeréalité palestinienne où se croisentdiplomates, hommes d’affaires etactivistes dans l’illusion d’un Étatqui n'en est pas un. L’ouvrage, biendocumenté et bien écrit, éclairel'envers du décor de l’Autoritépalestinienne comme de la ville deRamallah, deux symboles d'unemême coquille vide tenue en « vieartificielle » par la communautéinternationale.

L'introduction s’ouvre sur unehistoire : « Il était une fois unebureaucratie sans État, une super-structure hors sol, un pays dotéd’institutions de plus en plussophistiquées mais incapable deles utiliser. » C'est d’un réalismeimplacable que fait preuve l’auteur,qui décrit en huit chapitres lesrouages d’une entité paradoxale,voire d’un « pays impossible ». Lechapitre 1 revient sur l’histoire de

Ramallah, érigée en capitale écono-mique depuis la fin des années1990, la création de l’Autorité pales-tinienne et le retour des Palesti-niens de l’extérieur. Le village setransforme alors en centre globaliséaccueillant aussi bien les militantsde l’Organisation de libération dela Palestine (OLP) qu’une élitepalestinienne occidentalisée deplus en plus éloignée de la réalitélocale. Ramallah symbolise ainsicette capitale politique et économi-que d’un non-État, une « bulle » derestaurants et autres lieux de sortiespour quelques VIP vivant dans unartifice de modernité et d’ouverturesur le monde. En réalité, Ramallahvit aussi au rythme des check points,des restrictions de circulation et dela colonisation israélienne.

Le chapitre 2 décrit cette « matricecoloniale » comme un système poli-tique et urbain visant à fragmenterl’espace palestinien en le grignotantet en limitant toute continuité terri-toriale, pourtant indispensable à laviabilité étatique. Déjà compar-timentée en zones A, B et C, laCisjordanie devient une « peau deléopard » où l’Autorité palesti-nienne ne jouit d’une autonomieque sur moins de 18 % du territoire.D’où le « décalage énorme entre levocabulaire, qui donne l’illusiondes attributs de l’État, et la réalité,qui implique un degré de sujétioninsoupçonné ». Le chapitre 3 revientdès lors sur les failles des institu-tions palestiniennes, pourtant aucœur du projet politique de l’actuelPremier ministre Salam Fayyad.

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Pour ressembler à un État, et sur-tout pour rassurer et convaincre lacommunauté internationale, leleadership palestinien s’est lancé en2007 (après la victoire du Hamasaux élections législatives et lascission avec Gaza) dans un vasteprojet de modernisation économi-que et institutionnelle. Censéesposer les bases d’un futur Étatpalestinien, ces réformes semble-raient avoir plutôt exacerbé lestensions sociales, la mainmise duFatah sur les institutions palesti-niennes de Cisjordanie, ainsi queles contradictions entre une sophis-tication croissante et une absencede prise sur le terrain.

Les chapitres 4 et 5 sont consacrés àcette gouvernance néolibérale dic-tée par la communauté internatio-nale et les bailleurs de fonds. Àcoups de quick impact projects, delogiciels informatiques pointus,d'agences de développement pri-vées et de financements à crédit, lesterritoires palestiniens sont deve-nus un laboratoire pour experts dustate-building. Pourtant, cette misesous assistanat du peuple palesti-nien et de ses institutions a conduità sa dépolitisation, à sa décon-nexion de la lutte nationale et audésengagement d'une partie de lajeunesse palestinienne et d’uneclasse privilégiée vivant à Ramal-lah. Benjamin Barthe jette dès lorsun regard désabusé sur le bilan dugouvernement Fayyad qui, souscouvert de « paix économique »,aurait en réalité renforcé le « dé-développement » des territoires

palestiniens (en référence auxtravaux de Sara Roy), les inégalitéssocioéconomiques et la fractureentre la Cisjordanie et Gaza. Leleadership palestinien est doncaccusé par l'auteur de faire le jeudes Israéliens.

Le chapitre 6 insiste d’ailleurs surles alliances de circonstance entrel'Autorité palestinienne et l’appa-reil militaro-sécuritaire israélienqui s’accordent sur un ennemicommun : le Hamas. Se transfor-mant progressivement en « non-État policier », l’Autorité palesti-nienne sombrerait dans un déni dedémocratie pour « maintenir le sys-tème en vie » ou plutôt pour « ga-gner du temps, jusqu’à la prochaineexplosion ». Les deux dernierschapitres concluent sur l’incapacitéde la communauté internationale(notamment de la diplomatie fran-çaise et européenne) à infléchir le« regressus de paix », mettant aujour des tractations toujours pluscontraignantes pour les Palesti-niens, des sacrifices impossibles àfaire (même pour contenter lesAméricains) et des rapports deforce durablement à l’avantage desIsraéliens. Les négociations israélo-palestiniennes sont donc aujour-d’hui dans l’impasse, éloignantchaque jour un peu plus l’avène-ment d’un État palestinien indé-pendant au profit de quelquesillusions et castes de privilégiés.

Élisabeth Marteu

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INTIFADA FRANÇAISE ? DE L’IMPORTATION DU CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIENMarc HeckerParis, Ellipses, 2012, 506 pages

Marc Hecker part d’un constat :« Le conflit israélo-palestinien esten quelque sorte devenu une affairefrançaise. » Il en tire la matière d’unlivre riche de réflexions et d’ana-lyses nuancées sur la façon dont ceconflit a été « importé », même s’illimite la portée de ce terme. Il enprécise les raisons ; il dresse l’in-ventaire des forces associatives pro-israéliennes et propalestiniennesimpliquées dans le débat ; il endécrit les modes d’action et essaiede tirer un bilan de leurs actions etde leurs influences. Sur un sujetsensible, trop souvent traité de partet d’autre de façon émotionnelle, ilapporte un regard lucide et serein.

L’auteur donne un inventaire trèscomplet des différents mouve-ments associatifs qui se mobilisentpour ou contre Israël, ou pour oucontre la création d’un État pales-tinien. À cet égard, il apparaît quede part et d’autre, des opinionstrès diverses coexistent, des plusconsensuelles aux plus radicales.Certes, il existe ce que l’auteurappelle deux « umbrella organiza-tions », le Conseil représentatif desinstitutions juives de France (CRIF)d’un côté et la Plateforme des ONGfrançaises pour la Palestine del’autre. Mais même à l’intérieurde ces deux regroupements, quirassemblent dans le premier cas60 associations et dans le second 27,

les points de vue divergent, lestensions sont fortes et le consensusest difficile à trouver. Ces associa-tions fonctionnent essentiellementavec des bénévoles, souvent ennombre limité ; leurs ressourcesfinancières sont parfois impor-tantes et dans certains cas quelquepeu opaques. Certaines ont unevocation généraliste – influencer lesgouvernements et l’opinion dans lesens de leurs préoccupations –,d’autres ont des vocations spéci-fiques : par exemple l’Associationpour le bien-être du soldat israélien(Absi), qui organise des galas pourrecueillir des fonds en faveur desmilitaires israéliens. Certaines asso-ciations sont en fait des groupus-cules parfois violents, comme leBétar ou la Ligue de défense juived’un côté, le collectif cheikh Yassinede l’autre.

Les liens avec l’ambassade d’Israëlou la délégation de la Palestine sontà géométrie variable, en fonction dela personnalité et du charisme desgens en place. Les « cibles » viséessont identiques : l’Élysée, le minis-tère des Affaires étrangères (consi-déré du côté pro-israélien commefavorable aux Arabes), les parle-mentaires, les médias. Les modesd’action sont comparables : articlesde presse, manifestations, diffusionde documentation, organisation de« voyages d’études ». Des déra-pages verbaux peuvent parfoisoccasionner de fortes tensions avecle pouvoir politique. La déclarationdu ministre israélien MichaëlMelchior, accusant en 2002 la

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France d’antisémitisme, relayée parcertaines associations juives, en estun exemple.

Globalement cependant, les asso-ciations juives ne peuvent empê-cher la dégradation de l’imaged’Israël dans l’opinion publique,clairement reflétée par les sondagescités. Mais ce qui est en cause estmoins leur action – bien que le CRIFdonne l’impression d’un aligne-ment sans nuance sur les positions,mêmes les plus radicales, du gou-vernement israélien – que la poli-tique de ce dernier. À cet égard,l’opération Plomb durci menéecontre Gaza à la fin 2008 marque untournant.

Dans l’ensemble, remarque l’au-teur, la violence n’a pas été impor-tée en France, malgré les proposd’Alain Finkielkraut comparant lahausse des actes antisémites aumoment de la seconde intifada à laNuit de Cristal. La liste des atten-tats et assassinats ciblés commis enFrance de 1972 à 1982 en lien avec leconflit israélo-palestinien restecourte. Depuis lors, le plus préoccu-pant est la radicalisation du lan-gage, de la part tant des asso-ciations pro-israéliennes que pro-palestiniennes, tout comme laquasi-absence de dialogue entre lesassociations des deux bords. Le

temps où la déléguée de la Pales-tine se rendait au déjeuner annueldu CRIF est révolu. On pointeraaussi les amalgames entre, parexemple, la critique de la politiqueisraélienne et l’antisémitisme. Defaçon générale, la tentation dumanichéisme existe des deux côtéset l’on peut craindre que l’évolutiondu printemps arabe n’accentue cephénomène.

M. Hecker a une conclusion nuan-cée : « Il existe une grande perméa-bilité de la France aux probléma-tiques proche-orientales. Les réper-cussions du conflit israélo-palesti-nien sont multiples et prennentdifférentes formes, la plupart dutemps non violentes. L’importationdu conflit israélo-palestinien estdevenue un enjeu de société et uneproblématique de sécurité inté-rieure ». La vigilance demeurenécessaire. Fondé sur une étude deterrain et sur une riche documen-tation, ce livre permet de mieuxcomprendre un phénomène d’« im-portation » qu’on retrouve dansd’autres pays mais pas au mêmedegré, la France étant en effet, enEurope, le pays qui compte lescommunautés juive et arabe lesplus importantes.

Denis Bauchard

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