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Pan Bouyoucas Le tatouage roman Extrait de la publication

Pan Bouyoucas Le tatouage…tasse d’encre ou saisir une nouvelle feuille d’essuie-tout et éponger l’excès d’encre sur la peau des filles. Les mains de Marco avaient beau

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Pan Bouyoucas

Le tatouageroman

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Le tatouage

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du même auteur

RomansLe dernier souffle, Éditions du Jour, 1975.Une bataille d’Amérique, Quinze, 1976.L’humoriste et l’assassin, Libre Expression, 1996.La vengeance d’un père, Libre Expression, 1997.L’Autre, Les Allusifs, 2001.Anna Pourquoi, Les Allusifs, 2004.L’homme qui voulait boire la mer, Les Allusifs, 2005.Portrait d’un mari avec les cendres de sa femme, Les Allusifs, 2010.Cocorico, Les Éditions XYZ, 2011.

NouvellesFuites et poursuites, collectif, Quinze, 1982.Docteur Loukoum, Trait d’union, 2000.Musings, collectif, Véhicule Press, 2004.

ThéâtreNocturne, Dramaturges éditeurs, 1998.Le cerf-volant, Trait d’union, 2000.Hypatie ou La mémoire des hommes, Dramaturges éditeurs, 2005.Lionel, Dramaturges éditeurs, 2011.

Littérature jeunesseThésée et le Minotaure, Les 400 coups, 2003.

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Pan Bouyoucas

Le tatouageTraduit de l’anglais par Hélène Rioux

éditeur

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaBouyoucas, Pan

[Tatoo. Français]Le tatouageTraduction de : The tattoo.ISBN 978-2-89261-701-6I. Rioux, Hélène, 1949- . II. Titre. III. Titre : Tatoo. Français.

PS8553.O89T3814 2012 C813’.54 C2012-942093-XPS9553.O89T3814 2012

Les Éditions XYZ bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :– Conseil des Arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour l’édi-

tion de livres.Nous remercions le gouvernement du Canada de son soutien financier pour nos activités de traduction dans le cadre du Programme national de traduction pour l’édition du livre.

Conception typographique et montage : Édiscript enr.Montage de la couverture : Nathalie TasséPhotographie de la couverture : iStockphoto.comPhotographie de l’auteur : Martine DoyonTraduction : Hélène Rioux

Titre original : The Tattoo Copyright © 2011, Pan BouyoucasBy arrangement with Transatlantic Literary Agency Inc.Copyright © 2012, Les Éditions XYZ inc. pour l’édition en langue française

ISBN version imprimée : 978-2-89261-701-6ISBN version numérique (PDF) : 978-2-89261-702-3ISBN version numérique (ePub) : 978-2-89261-725-2

Dépôt légal : 4e trimestre 2012Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada

Diffusion/distribution au Canada : Diffusion/distribution en Europe :Distribution HMH Librairie du Québec/DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris, FRANCEwww.distributionhmh.com www.librairieduquebec.fr

www.editionsxyz.com

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C’était le 24 avril. Le soleil essuyait les dernières traces de neige sur l’île de Montréal, l’air était plus chaud qu’il ne l’avait été depuis des mois, les parcs, les rues et les ter-rasses des cafés bourdonnaient de gens qui célébraient la fin de l’hiver en exhibant autant de peau que les convenances le permettaient. Zoé buvait un latte avec ses amies, Ève et Nadia. Les trois jeunes filles se racontaient les derniers potins et faisaient des projets pour l’été lorsque leur imagination fut soudain tellement enflammée par cet étalage de chairs et les tatouages qui les ornaient qu’elles se dirigèrent vers le salon de tatouage le plus proche aussitôt leur café terminé.

Marco, le tatoueur, un colosse d’une quarantaine d’an-nées, avait la tête rasée, un cou de taureau, des bras massifs couverts de tatouages énigmatiques des poignets jusqu’à ses larges épaules ; le genre de gars qu’on imagine mieux avec une tronçonneuse qu’avec une aiguille. Mais il avait de belles mains ; Zoé, Ève et Nadia ne résistaient pas aux mains, et celles de Marco étaient grandes et élégantes, avec des doigts fins qui manipulaient les motifs qu’il leur montrait avec la même douceur que s’il leur avait présenté des photos de ses enfants.

Ève fut la première à choisir son dessin. Avait-elle fait son choix en réaction aux tatouages morbides qui couvraient les bras de Marco comme une cotte de mailles ? Parce que, bien qu’elle eût, quelques moments plus tôt, imaginé son corps marqué d’images et de slogans farfelus, elle opta pour

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une rose rouge. « Les roses rouges symbolisent l’amour, dit-elle. Et dans la vie, rien n’est plus important que l’amour. »

Nadia choisit également une rose. Mais pas rouge. Nadia voulait que sa rose soit jaune. Parce que les roses jaunes sym-bolisaient la liberté, qui, pour elle, était plus précieuse que l’amour. « D’ailleurs, ajouta-t-elle, le jaune ressortira mieux sur une peau bronzée. »

Ce dernier argument convainquit aussitôt Ève que la liberté était plus précieuse que l’amour, et elle pressa Zoé de se faire aussi tatouer une rose jaune. « Nous serons les Sœurs de la Rose jaune – pour la vie », dit-elle.

Zoé aurait souhaité une fleur plus exotique, mais après avoir comparé leurs préférences, pesé le pour et le contre, elle conclut que leur amitié comptait davantage. Elle pro-testa cependant quand Nadia proposa de faire tatouer cet emblème sur leur poitrine. Pour ses parents, les tatouages étaient réservés aux punks, aux junkies et aux filles qui fré-quentaient les durs à cuire, et elle n’avait pas envie d’en-tendre leurs commentaires sur le sien chaque fois qu’elle porterait une robe décolletée juste parce que Nadia vou-lait afficher ses couleurs. Elle dit donc à son amie qu’un tatouage sur sa poitrine indiquerait un esprit vulgaire plu-tôt qu’indépendant, alors qu’une rose juste au-dessus de sa culotte de bikini symboliserait le mystère et la sensualité, et qu’ainsi plus de garçons lui tourneraient autour à la piscine ou à la plage.

Une heure plus tard, Nadia avait une rose jaune tatouée sur la courbe de son bas-ventre.

Lorsque Ève eut la sienne, les trois filles, que la carrure et les tatouages de Marco n’intimidaient plus, lui avaient raconté plus de choses à leur sujet qu’il avait envie d’en connaître. Peu loquace, il ne levait les yeux de la rose sur laquelle il travaillait que pour tremper ses aiguilles dans une

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tasse d’encre ou saisir une nouvelle feuille d’essuie-tout et éponger l’excès d’encre sur la peau des filles.

Les mains de Marco avaient beau être douces, quand ce fut son tour, Zoé découvrit que les aiguilles faisaient plus mal qu’elle ne s’y attendait. Ève et Nadia étaient sorties pour profiter de ce qui restait de soleil. Afin de distraire son esprit du martèlement des aiguilles qui perforaient sa peau, elle essaya de déchiffrer l’homme qui marquait son corps comme jamais un homme ne l’avait fait. Sous son tee-shirt, ses tatouages semblaient s’étaler dans son dos et sur son torse. Pourquoi une personne décide-t-elle d’endurer ces piqûres et de couvrir son corps entier de dessins aussi noirs ? À quoi ressemblait-il, nu ? Qu’est-ce que ses parents pensaient de ses tatouages ? Et sa femme, son amoureuse, ses enfants – s’il en avait ? Non, se dit-elle, elle ne pourrait jamais aimer un tel homme, un tel corps. Même habillé, ses tatouages brûlaient les yeux de Zoé comme une enseigne au néon proclamant : Tenez-vous loin si vous n’aimez pas souffrir.

C’étaient là les pensées qui tournaient dans la tête de Zoé au retour d’Ève et de Nadia. Comme elles n’avaient rien de prévu pour la soirée, celles-ci suggérèrent d’aller célébrer la fondation des Sœurs de la Rose jaune par un souper de homard arrosé de bon vin.

En chemin vers le restaurant, les trois filles étaient si excitées par leurs tatouages qu’elles en parlaient comme de la marque d’une transformation prodigieuse, la promesse de jours meilleurs. Le tatoueur ne fut mentionné qu’une fois tandis qu’elles mangeaient, buvaient et jacassaient dans la langue particulière de trois amies d’enfance. Marco avait-il des tatouages sur le pénis ? se demandaient-elles. Et le prépuce, peut-on aussi le tatouer ? Une pensée en entraînant une autre, elles décidèrent de faire ce soir-là une autre chose qu’elles n’avaient jamais faite et, une heure plus tard, après avoir

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vérifié qu’il ne restait pas de particules de nourriture entre leurs dents et appliqué une couche de brillant sur leurs lèvres, elles étaient assises dans un club de strip-tease et essayaient de deviner quel danseur avait la queue tatouée. Mais quand elles rassemblèrent suffisamment de courage pour en inviter un à leur table et que Zoé eut mis un billet de dix dollars dans son slip léopard, elle le regarda dans les yeux et lui dit en rougissant : « Tu sens bon. »

Ce fut à peu près tout ce qui se passa le jour où Zoé Lalis se fit tatouer une rose. Il n’y eut pas de rêve prémonitoire, d’ange venu lui annoncer qu’un dieu avait des desseins à son sujet, pas le moindre indice, signe ou présage de ce qui allait sortir de cette rose ; même son horoscope ne prédisait rien d’inédit ou d’excentrique pour ce week-end-là. À Montréal, une fille et un garçon sur deux avait un tatouage, et, en ce samedi fatidique, Zoé, Ève et Nadia avaient décidé d’en avoir un aussi, c’est tout.

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Les parents de Zoé avaient particulièrement horreur des tatouages depuis que leur neveu Babbi « Babe » Tokas était devenu membre d’une bande de motards criminels tatoués, qu’ils considéraient comme des sociopathes tous taillés dans le même cuir noir. Le lendemain matin, Zoé s’assura donc que sa rose – plus exactement le bandage qui allait la couvrir pendant trois jours – était bien camouflée sous ses vêtements avant d’aller déjeuner dans la cuisine.

Sa mère était debout à la fenêtre. Elle l’avait laissée ouverte tout l’hiver, comme si ses bouffées de chaleur ris-quaient de déclencher le détecteur de fumée. Elle avait fini par se lier d’amitié avec un pigeon et, ce matin-là, elle était en train de le nourrir quand elle remarqua le regard fatigué de sa fille. Elle secoua la tête. « Tu travailles toute la semaine et l’argent que tu gagnes, tu le dépenses la fin de semaine dans les bars et les restaurants, dit-elle. Est-ce une vie ? »

Elle mentionna la fille d’une de ses connaissances qui, à vingt-trois ans, attendait son deuxième bébé. Elle parla aussi du frère aîné et célibataire de cette fille, un fils qui faisait la fierté de sa mère. Elle énuméra ses vertus, ses ambitions et ses réalisations, et conclut que pour n’importe quelle femme avec un grain de bon sens, ce garçon serait un cadeau du ciel.

Zoé avait déjà donné son cœur à un jeune homme nommé Daniel, qui habitait dans un des immeubles de son père. Elle ne l’avait jamais dit à sa mère. Les ambitions et les réalisations de Daniel l’auraient difficilement rassurée sur

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son potentiel comme mari, et encore moins comme père. Écrivain en herbe, Daniel n’avait publié que trois nouvelles dans des revues alternatives et il faisait divers boulots pour financer l’écriture de son premier roman. La première fois que Zoé était allée le voir pour l’informer qu’il était en retard pour son loyer, Daniel, selon ses propres mots, « vivait de magie ». Parce que, selon lui, de toutes les prestidigitations, de tous les trucs, les religions et les arts proposés par les humains pour satisfaire leur besoin de magie, rien n’était plus simple ou plus magnifique que les mots.

« Table, dit-il. Dis le mot et quelle que soit la personne à qui tu le dis, elle verra une table. La beauté de la chose, c’est que n’importe qui peut réussir ces tours de passe-passe, il n’y a aucun trucage, et peu importe le nombre de fois où tu prononces le mot, il ne perd jamais son pouvoir d’évoca-tion. Éléphant, dit-il. Le vois-tu ? C’est de ça que je vis. De la magie des mots. Et du vol à l’étalage. »

L’éléphant était l’animal préféré de Zoé. Mais ce qu’elle voyait en ce moment, c’était son cœur ému par Daniel et son extrême pauvreté. Et quand une fille comme Zoé sent son cœur touché par l’amour et la pitié, elle est prête à tout pour sauver le malheureux et lui redonner le goût de vivre. Alors, quand Daniel lui dit qu’il pourrait finir son roman en six mois s’il y travaillait à temps plein, elle résolut de ne plus l’ennuyer avec le loyer s’il promettait de régler la somme due avec l’avance qu’il recevrait pour son roman. Elle renippa même un peu l’appartement pendant la semaine qui sui-vit et y apporta quelques plantes. Cinq mois plus tard, elle attendait anxieusement qu’il termine son roman et vende le manuscrit pour qu’il ait quelque chose à montrer quand elle le présenterait à ses parents. En attendant, pourquoi parler de lui et supporter des semaines et des mois de discussions ? Il valait mieux supporter patiemment les admonestations de

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sa mère, qui ne tarissait plus d’éloges sur le dernier cadeau du ciel attendant que sa fille condescende à sortir avec lui, parce que, se disait Zoé, c’est ce que les mères sont censées dire à leurs filles pour se sentir mères.

Quant à son père, un infarctus l’avait, un an auparavant, convaincu de modifier son style de vie plutôt que de dire aux autres comment vivre. Il avait trimé dur tous les jours depuis son arrivée de Grèce comme menuisier doué, mais sans le sou. Avec plus qu’un soupçon d’initiative et d’audace, il s’était bientôt mis à acheter et à rénover de vieilles maisons puis à les revendre à profit. Trente-cinq ans plus tard, il pos-sédait trois immeubles, six triplex et un terrain de station-nement. Depuis son opération, il laissait ses deux enfants se charger de ses affaires et il se contentait de réparer, comme il le faisait en ce dimanche matin, tout ce qui se brisait dans ses logements. Il apportait souvent aux locataires une pâtisserie concoctée par sa femme ou une bouteille de ce vin âpre qu’il faisait dans son sous-sol, comme pour les remercier d’avoir brisé ce qu’il était venu réparer.

Zoé avait étudié l’administration financière et elle était heureuse de gérer avec son frère, un avocat, les propriétés que son père leur laisserait en héritage. Elle était sortie avec quelques garçons au secondaire, mais depuis le cégep, parce qu’on la pressait de se marier, sa vie amoureuse, comme celle de certaines de ses amies, consistait surtout en expédi-tions sexuelles loin de son milieu, parfois aussi loin que la mère patrie. Comme les parents étaient fiers quand, année après année, leurs filles demandaient à passer l’été chez leurs grands-mères en Grèce, en Italie ou au Portugal ! Et, chaque année, ces mêmes parents cédaient à l’émotion évoquée par les photos rapportées de ces voyages. Des photos de leurs filles avec leurs mamies. Des photos de leurs filles lors d’une fête à l’église. Des photos de leurs filles devant un musée.

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Des photos de leurs filles sur la plage, entourées d’enfants. Ils ignoraient toutefois qu’elles avaient un deuxième lot de photos, certaines prises sur des plages où les baigneurs ne portaient que des verres fumés, d’autres dans des bars où des étrangers s’embrassaient à pleine bouche après avoir bu un seul verre, d’autres encore dans des chambres d’hôtel où les visages luisaient de sueur et de volupté.

Même si son frère était d’une autre génération et d’une autre tournure d’esprit que leurs parents, Zoé ne lui avait jamais montré ces photos, ne lui avait jamais parlé non plus du nouvel homme de sa vie. Comme Daniel se consacrait à temps plein à son premier roman, Paul comprendrait vite que Zoé l’aidait financièrement et il ferait un esclandre. N’empêche que Zoé se réjouissait de l’existence de Paul : ses parents avaient un autre enfant – qui plus est, un fils –, déjà marié et qui leur avait donné un petit-fils. Elle pouvait donc continuer à aimer et à aider Daniel sans avoir l’impression de leur voler ce qu’ils considéraient comme l’ultime récompense de leur labeur et de leurs sacrifices : une descendance sans laquelle tout ce qu’ils avaient amassé et bâti serait emporté par les vents de la futilité et de l’oubli.

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Zoé n’eut pas de nouvelles de Daniel ce dimanche-là, ni le lendemain. Une fois de plus, il s’était coupé du monde afin de trouver un moyen de sortir de l’impasse où le conduisait parfois son écriture. Certains jours, elle n’avait qu’à baiser ses lèvres pour leur redonner leur sourire, elle n’avait qu’à caresser son pénis pour qu’il retrouve sa gentillesse et son sens de l’hu-mour, riant même de son obsession de la magie des mots. À d’autres moments, il était aussi sensible qu’une plaie ouverte et son dos se cabrait à la moindre allusion à son travail. Pour mieux comprendre les préoccupations et les angoisses de son amant, Zoé avait lu des biographies d’écrivains et conclu que les combats que Daniel menait avec les mots ne pouvaient être remportés que par lui seul et dans une solitude absolue. C’est pourquoi, ce dimanche et ce lundi-là, elle ne voulut pas le déranger avec quelque chose d’aussi égoïste que son envie de le voir et de lui montrer son tatouage. D’ailleurs, il serait morose et amer comme la plupart des écrivains en panne sèche sur lesquels elle avait lu. Alors, tout en attendant son appel, elle navigua sur Internet et dressa une liste des agents littéraires. Elle imprima aussi quelques articles expliquant aux auteurs d’un premier roman comment présenter leur manus-crit, même si le sujet de celui de Daniel lui était totalement inconnu. « Si je t’en parle, lui avait-il dit, tu vas te mettre à tout imaginer et tu risques d’être déçue quand tu liras le roman, car il ne pourra jamais correspondre à ce que tu avais imaginé. Que ce soit une surprise. »

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Daniel l’appela le mercredi. Il voulait la voir, ce qui signifiait que l’écriture avançait, et elle se précipita chez elle pour se raser les aisselles et les jambes afin qu’elles soient bien lisses sous les doigts de son bien-aimé. Elle enleva aussi le bandage sur son tatouage, mourant d’envie de lui montrer la rose.

Quelle déception ! Même si le tatoueur l’avait avertie de s’attendre à des croûtes, elle n’avait pas pensé qu’elles se développeraient sur chacune des perforations et couvriraient la fleur entière. Le tatouage ressemblait à une brûlure et elle fut tentée d’arracher la croûte avec ses ongles. Mais elle se rappela ce que Daniel lui avait dit un jour : « Une plante, une grossesse, un roman – rien de ce qui est bon et beau ne doit être fait à la hâte. » Quelle importance s’il fallait attendre quelques jours de plus ?

C’était un après-midi magnifique. Les feuilles poussaient sur les arbres, le ciel était clair, les cœurs étaient légers et, pendant qu’elle se dirigeait vers l’appartement de son amant, Zoé se sentit comme un papillon voltigeant vers un rayon de soleil. Daniel n’était pas sorti depuis cinq jours. Son frigo serait vide, alors elle acheta des sushis et une bouteille de vin. Mais Daniel avait surtout envie de faire l’amour. Dès qu’elle entra chez lui, il la porta sur son lit et la déshabilla sans remarquer la croûte sur son bas-ventre. Enivrée par le contact de son homme et l’odeur virile de son corps, Zoé oublia son tatouage, ses lèvres et ses mains devenant aussi folâtres que celles de son amant.

Les biographies avaient également appris à Zoé que s’ils répugnent souvent à discuter de leur travail, surtout d’un travail en cours, les écrivains souffrent encore plus de l’indif-férence et s’attendent à ce que leurs proches reconnaissent au moins leurs efforts. Alors, quand ils s’arrêtèrent pour reprendre des forces, elle dit à Daniel : « Tu as l’air content.

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LE TATOUAGE

Babe, comme Marco l’avait fait, et lui commander ce qui suffirait à la faire tranquillement succomber à une surdose. Babe se ferait un plaisir de collaborer. Sinon, elle pourrait le menacer de révéler son organisation avec Kanello. Qu’est-ce qu’il ferait ? Il la tuerait ?

Mais si son rosier n’était pas mort ? Quand ils auraient fini de labourer sa peau, si une racine ou une cellule était épargnée, si elle ouvrait les yeux un matin et voyait une petite pousse verte ?

S’illusionnait-elle encore une fois ? Si elle avait appris une leçon, c’était que ce qu’elle attendait se produisait rare-ment et, le plus souvent, c’était l’inattendu qui avait fait tourner son destin.

Oui, mais si son rosier recommençait à pousser ?Elle rumina et tergiversa pendant des semaines. Et chaque

fois qu’elle était sur le point d’appeler Babe, elle revoyait Amadou Djédjé, s’éloignant avec le matelas, et même son dos semblait être un reproche.

« Qu’est-ce que je pouvais faire de plus ? » lui demandait Zoé.

Évidemment, Amadou Djédjé ne pouvait pas répondre, et elle restait seule à se débattre avec ses questions.

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