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S i quelques tensions entre science et religion semblent s’être réveillées récemment en France, notamment à propos du darwinisme, elles restent sans commune mesure avec celles qui se développent aujourd’hui aux États-Unis, jusque dans les insti- tutions publiques et le monde académique. En effet, outre- Atlantique, les polémiques sur ce thème sont extrêmement vives et ne cessent de gagner en ampleur, attisées, entre autres, par le développement des sectes évangéliques et par le senti- ment d’insécurité que fait planer le terrorisme islamiste depuis le 11 septembre 2001. Le dernier ouvrage de Daniel C. Dennett s’inscrit résolument dans ces débats 1 .Ainsi, prévient d’emblée Dennett, l’argumenta- tion qu’il déploie paraîtra sans doute aux Occidentaux non américains simplement évidente, distrayante, ou peut-être contestable sur certains points : mais son ouvrage est destiné avant tout à un lectorat américain. Car les États-Unis, souligne- t-il, connaissent une situation très singulière : nulle part ailleurs en Occident la religion n’a autant de poids dans les consciences et de pouvoir dans la société. Et ce poids et ce pouvoir ne fai- sant que croître, dit Dennett, il est urgent de « rompre le charme » de la religion, comme l’indique le titre de l’ouvrage. Dennett propose de remplir cet objectif en considérant la « religion comme un phénomène naturel » parmi d’autres. Les questions philosophiques traditionnellement agitées autour du fait religieux, dit-il – Quelle est la signification de la religion ? Pourquoi trouve-t-on des religions dans toutes les sociétés humaines ? La religion est-elle le produit d’une illusion ? Les effets positifs de la religion l’emportent-ils sur ses effets négatifs ? La religion est-elle le fondement de la morale ? –, doivent être abor- dées à partir des connaissances accumulées par la philosophie de l’esprit inspirée par les sciences de la nature. Un tel parti pris inscrit ainsi d’emblée l’ouvrage dans le prolongement direct des précédents livres de Dennett, en particulier La Conscience expli- quée (1991) et Darwin est-il dangereux ? (2000) 2 . 106 Sociétal N° 56 2 e trimestre 2007 Pour contrer l’influence croissante de la religion, qu’il juge globalement néfaste, le philosophe américain Daniel Dennett propose d’en démonter scientifiquement les ressorts. Il entend montrer que la reli- gion ne constitue qu’un phénomène naturel parmi d’autres, qui s’explique par la théorie néodarwinienne de l’évo- lution. Le darwinisme, tel que l’entend Dennett, tient-il ici sa revanche sur les religieux qui le combattent ? Breaking the Spell: Religion as a Natural Phenomenon Par Daniel C. Dennett LIVRES ET IDÉES CONJONCTURES REPÈRES ET TENDANCES DOSSIER * Chargé de recherches au CNRS (Gemas). Darwin contre Dieu DOMINIQUE GUILLO * 2.Tous deux traduits chez Odile Jacob. 1.Daniel C.Dennett, Breaking the Spell:Religion as a Natural Phenomenon,Londres, Penguin, 2006, 448 pages.

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S i quelques tensions entre science et religion semblent s’êtreréveillées récemment en France, notamment à propos du

darwinisme, elles restent sans commune mesure avec celles quise développent aujourd’hui aux États-Unis, jusque dans les insti-tutions publiques et le monde académique. En effet, outre-Atlantique, les polémiques sur ce thème sont extrêmementvives et ne cessent de gagner en ampleur, attisées, entre autres,par le développement des sectes évangéliques et par le senti-ment d’insécurité que fait planer le terrorisme islamiste depuisle 11 septembre 2001.

Le dernier ouvrage de Daniel C. Dennett s’inscrit résolumentdans ces débats1.Ainsi, prévient d’emblée Dennett, l’argumenta-tion qu’il déploie paraîtra sans doute aux Occidentaux nonaméricains simplement évidente, distrayante, ou peut-êtrecontestable sur certains points : mais son ouvrage est destinéavant tout à un lectorat américain. Car les États-Unis, souligne-t-il, connaissent une situation très singulière : nulle part ailleursen Occident la religion n’a autant de poids dans les conscienceset de pouvoir dans la société. Et ce poids et ce pouvoir ne fai-sant que croître, dit Dennett, il est urgent de « rompre lecharme » de la religion, comme l’indique le titre de l’ouvrage.

Dennett propose de remplir cet objectif en considérant la « religion comme un phénomène naturel » parmi d’autres. Lesquestions philosophiques traditionnellement agitées autour dufait religieux, dit-il – Quelle est la signification de la religion ?Pourquoi trouve-t-on des religions dans toutes les sociétéshumaines ? La religion est-elle le produit d’une illusion ? Les effetspositifs de la religion l’emportent-ils sur ses effets négatifs ? Lareligion est-elle le fondement de la morale ? –, doivent être abor-dées à partir des connaissances accumulées par la philosophie del’esprit inspirée par les sciences de la nature. Un tel parti prisinscrit ainsi d’emblée l’ouvrage dans le prolongement direct desprécédents livres de Dennett, en particulier La Conscience expli-quée (1991) et Darwin est-il dangereux ? (2000)2.

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Pour contrer l’influence croissante de lareligion, qu’il juge globalement néfaste,le philosophe américain Daniel Dennettpropose d’en démonter scientifiquementles ressorts. Il entend montrer que la reli-gion ne constitue qu’un phénomènenaturel parmi d’autres, qui s’expliquepar la théorie néodarwinienne de l’évo-lution. Le darwinisme, tel que l’entendDennett, tient-il ici sa revanche sur lesreligieux qui le combattent ?

Breaking the Spell: Religionas a Natural Phenomenon Par Daniel C. Dennett

��LIVRES ET IDÉES�CONJONCTURES��REPÈRES ET TENDANCES ��DOSSIER

* Chargé de recherches au CNRS (Gemas).

Darwin contre DieuDOMINIQUE GUILLO *

2.Tous deux traduits chez Odile Jacob.

1.Daniel C.Dennett,Breaking the Spell:Religion as a Natural Phenomenon,Londres,Penguin, 2006, 448 pages.

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Cet ouvrage, écrit dans un style limpide, qui mêle adroitementhumour et originalité, est divisé en trois parties.

ÉTUDIER SCIENTIFIQUEMENT LA RELIGION

L a première partie est consacrée à justifier l’approche deDennett. Pour comprendre la religion, dit-il, il faut, en pre-

mier lieu, passer outre notre « traditionnelle réticence » à l’étu-dier scientifiquement. Selon Dennett, cette réticence tient, pourune bonne part, à une idée reçue que la propagande religieusea instillée depuis fort longtemps jusque dans les cercles savants :la religion serait hors des limites de la science ; elle relèveraitd’un autre ordre des choses, inaccessible à la raison scientifique.Pourtant, fait remarquer Dennett, si l’on y réfléchit, un tel trai-tement de faveur n’a a priori aucune justification.

Mais que signifie étudier scientifiquement la croyance religieuse ?La question est cruciale, dans la mesure où elle conditionne trèslargement le contenu des réponses susceptibles d’être appor-tées aux interrogations soulevées par Dennett.

Sur ce point, Dennett écarte les doctrines qui, depuis leXIXe siècle, soutiennent que les sciences de l’esprit doivent tenircompte de la spécificité irréductible des faits psychiques etadopter des méthodes d’investigation différentes de celles dessciences de la nature stricto sensu – physique et biologie. PourDennett, le domaine de la science se limite àcelui des faits objectivement observables et sus-ceptibles d’être reproduits dans des conditionscontrôlées par le savant. Par conséquent, lesdonnées accumulées par les enquêtes histo-riques ou les investigations psychologiquesintrospectives – c’est-à-dire, en simplifiant, ceque l’on nomme communément les humani-tés –, pour intéressantes qu’elles soient parfois,ne relèvent pas de la science. Ainsi, tout encitant à plusieurs reprises les arguments déve-loppés par William James dans The Varieties ofReligious Experience (1902), Dennett insiste surle fait que la perspective de James, qui consisteà examiner le phénomène religieux de l’inté-rieur, en explorant l’expérience intime du saintou du mystique, ne permet pas de comprendrescientifiquement la religion. Car pour Dennett,le sentiment interne éprouvé dans la foi est paressence subjectif. Il n’est donc pas objective-ment observable et reproductible. En consé-quence, il ne saurait constituer une donnée scientifique. Cesentiment représente, à l’inverse, le phénomène qu’il faut expli-quer. Étudier scientifiquement la religion, c’est donc, pourDennett, l’examiner de l’extérieur, comme n’importe quel autrefait naturel.

Toutefois, ainsi formulé, un tel parti pris reste encore assezgénéral et peut accueillir un nombre important d’explications etde méthodes d’investigation, parfois très sensiblement différen-tes les unes des autres. Or Dennett n’en reste pas à cette

recommandation de principe. Il circonscrit beaucoup plus pré-cisément l’approche qu’il entend défendre. Pour lui, étudier lefait religieux comme un fait naturel, c’est l’interpréter dans lecadre de la théorie néodarwinienne de l’évolution. « Tout ceque nous valorisons, dit ainsi Dennett – du sucre, du sexe et del’argent à la musique, à l’amour ou à la religion –, est valorisépour des raisons. Sous-jacentes et bien distinctes, nos raisonssont des raisons qui tiennent à l’évolution, rationalisations flot-tantes retenues par la sélection naturelle. »

Y A-T-IL UN GÈNE DE LA FOI ?

L a deuxième partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à l’étudede l’ « évolution de la religion » dans une perspective néo-

darwinienne. Cette perspective regroupe aujourd’hui deuxtypes de modèles sensiblement différents, que Dennett tented’articuler l’un à l’autre.

Le premier, nommé psychologie évolutionniste, est proposé pardes chercheurs qui soutiennent que les conduites et les croyan-ces humaines sont commandées en dernière instance par desmodules mentaux ancrés dans des structures neuronales, elles-mêmes sous le contrôle de gènes. Ces modules, et donc lesgènes qui les commandent, auraient été sélectionnés chez nosancêtres chasseurs cueilleurs du pléistocène, en vertu des avan-tages, en termes de survie et de reproduction, qu’ils conféraient

alors à ceux qui les portaient. Le sentiment reli-gieux trouverait ainsi son fondement dans un ouplusieurs modules mentaux, qui disposeraientnaturellement la plupart d’entre nous à adopter,dans certaines circonstances, des croyances reli-gieuses.

Le second ensemble de théories néodarwinien-nes de l’esprit s’appuie également sur le principed’une évolution par sélection naturelle, maisd’une manière toute différente. Pour les cher-cheurs qui s’inscrivent dans ce second courant,généralement désigné sous le nom de « mémé-tique », les gènes n’expliquent qu’une très faiblepart des croyances et des conduites humaines.Selon eux, il est douteux qu’il existe un moduleneuronal inné disposant directement l’homme àcroire en Dieu. Reprenant un argument deRichard Dawkins, l’un des fondateurs de lamémétique, Dennett souligne ainsi que l’hypo-thèse de la présence d’un « god center » dans le

cerveau a un grave inconvénient : elle ne permet pas de com-prendre pourquoi et comment la religion humaine a profondé-ment évolué depuis les origines.

Pour les méméticiens, la plupart des idées et des comporte-ments répandus dans les sociétés humaines – ce que l’anthro-pologie nomme traditionnellement la culture – s’expliquent nonpas par les gènes, mais par la dynamique d’entités qui évoluentselon des mécanismes analogues à ceux qui commandent l’évo-lution des gènes. Selon eux, la culture humaine est composée

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DARWIN CONTRE DIEU

Dennett écarte les

doctrines qui, depuis le

XIXe siècle, soutiennent

que les sciences de

l’esprit doivent tenir

compte de la

spécificité irréductible

des faits psychiques et

adopter des méthodes

d’investigation

différentes de celles

des sciences de la

nature stricto sensu.

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d’idées qui se répliquent en se transmettant d’un cerveau à unautre par imitation. Lorsque l’on imite quelqu’un, au sens large,par exemple lorsque l’on apprend à conduire une voiture,lorsque l’on reprend une expression verbale à la mode oulorsque l’on se marie comme la loi l’exige dans son pays, tout sepasse comme si une idée – ou une pratique – produisait unenouvelle réplique d’elle-même en passant d’un individu ou d’ungroupe d’individus à un autre. Les cerveaux humains seraientainsi des niches pour l’occupation desquelles de telles entitésréplicatrices seraient en concurrence les unes avec les autres,exactement comme les gènes le sont pour se répli-quer et se transmettre de génération en généra-tion. Ces idées – nommées « mèmes » parDawkins – seraient donc plongées dans un proces-sus d’évolution par sélection naturelle, autonome àl’égard de celui des gènes. Le mème – ou le com-plexe de mèmes – « Dieu existe » serait ainsi enconcurrence avec les mèmes « Dieu n’existe pas »et « je ne sais pas si Dieu existe » pour occuper lesesprits humains.

Dans la seconde partie de son ouvrage, destinée àretracer les phases et les principes de l’évolutiondes religions depuis les origines, Dennett proposed’articuler ces deux modèles néo-darwiniens, touten insistant sur le fait que seule la mémétique per-met de comprendre les phases qui succèdent aux« religions primitives » (Folk Religion) et les différen-ces entre les religions.

Pour Dennett, cet attachement, dont les fonde-ments sont génétiques, s’est diffusé au fil des géné-rations dans les sociétés humaines probablementparce que l’aide mutuelle qu’il implique a augmentéles chances de survie des uns et des autres. Une fois installé, celien inné aurait eu une conséquence indirecte cruciale, sans rap-port avec les forces qui ont initialement causé sa sélection : lafascination pour les ancêtres. Selon Dennett, cette fascinationserait au fondement de trois caractéristiques essentielles des« religions primitives » : le culte des ancêtres, la divination et lechamanisme.

Tout d’abord, explique Dennett, sous l’effet de cette fascina-tion, les ancêtres ont été regardés comme autant d’entitésspirituelles suffisamment avisées et puissantes pour comman-der après leur mort les choses du monde – en particulier lesplus mystérieuses – et susceptibles d’être invoquées pourrésoudre les problèmes qui se posaient aux vivants. Dès lorspouvait apparaître une catégorie d’individus – les chamans –destinés à servir d’intermédiaire entre les esprits des ancêtreset leurs descendants vivants, et à guérir les maux dont cesderniers souffraient. Les rituels des chamans, ajoute Dennett,ont sans doute permis des guérisons effectives par effet pla-cebo. Ces guérisons, bien réelles, ont en retour renforcé lepouvoir des chamans, et exercé une pression sélective forteen faveur des individus les plus disposés génétiquement à êtrehypnotisés par autrui et guéris par l’effet placebo. Ainsi se

serait formé le terreau cognitif et émotif dans lequel la reli-gion a plongé ses premières racines.

SOCIÉTÉS COMPLEXES ET RELIGION DE PLUS EN PLUS ÉLABORÉE

D ans un second temps, poursuit Dennett, avec l’augmenta-tion de la taille des populations humaines consécutive à

l’émergence de l’agriculture, se seraient développées à partirde ces religions primitives des religions plus complexes, institu-

tionnalisées dans « des systèmes sociaux dont lesparticipants confessent qu’ils croient en un – oudes – agent surnaturel dont l’approbation doit êtrerecherchée ».Ajoutés au fort développement de ceque Dennett appelle l’ « esprit d’équipe », quidispose l’humain à adopter des comportementsgrégaires, tous ces facteurs auraient créé une nicheécologique dans laquelle des mèmes bien particu-liers ont pu venir se loger, certains communs à tou-tes les religions, d’autres propres à chacune d’entreelles. Un mème, en particulier, aurait donné unavantage considérable aux religions dans la compé-tition qui les opposent aux complexes de mèmesque sont l’athéisme ou l’agnosticisme. Ce mème estla disposition d’esprit qui consiste à « croire à lacroyance ». En effet, dit Dennett, le sentiment reli-gieux est fondé non pas sur la conviction que Dieuexiste, mais sur l’idée qu’il est crucial de croire queDieu existe. En un mot, le croyant croit qu’il estvital de croire, plutôt qu’il ne cherche à savoir si ceà quoi il croit est exact. Ce mème, dit Dennett, aassuré à la religion une sorte d’immunité intellec-tuelle. « La croyance selon laquelle la croyance enDieu est si importante qu’elle ne doit pas être

démentie ou critiquée [a rendu] l’investigation rationnelle descroyances religieuses difficile, sinon impossible ».

Après avoir retracé l’ « histoire évolutive des religions »,Dennett consacre la troisième partie de son ouvrage à la « reli-gion aujourd’hui ». Il tente de montrer, entre autres, que leseffets négatifs de la religion l’emportent sur ses effets positifs, ycompris chez les croyants modérés. Pour justifier cette thèse,Dennett soutient en particulier que la morale peut exister sansla religion. Les dispositions à obéir à des règles morales commel’altruisme, fait-il valoir, peuvent fort bien exister chez les indivi-dus humains indépendamment des mèmes impliqués dans lesentiment religieux.

En conclusion, Dennett propose de tirer de son investigationdes recommandations politiques « scientifiquement fondées ». Ilen appelle ainsi à davantage de dialogue entre les scientifiques et les croyants, et entre les croyants des différentes religions.L’éducation, ajoute-t-il, doit mieux prévenir les risques pour lajeunesse de sombrer dans le terrorisme religieux, et ouvrirdavantage de perspectives spirituelles collectives librementconsenties et informées. « Au total, dit Dennett, ma recomman-dation politique centrale est que l’on éduque doucement mais

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L’histoire du

phénomène

religieux

commence, selon

Dennett, à

partir d’un

événement

évolutif capital :

l’apparition chez

les ancêtres des

humains actuels

du lien qui unit

les parents et

leurs enfants.

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fermement les gens dans le monde, de manière à ce qu’ils puis-sent faire des choix véritablement informés à propos de leursvies. »

À lire ces recommandations quelque peu convenues et géné-rales, aux accents parfois angéliques ou incantatoi-res, on peut se demander ce que la perspectiveévolutionniste proposée par Dennett apporte réel-lement aux interrogations politiques soulevées parla religion et ses dérives. En effet, les recommanda-tions de Dennett pourraient sans difficulté être for-mulées par des chercheurs qui ne partagent pas lavision néodarwinienne de l’homme, ou même parune bonne partie des croyants modérés. En consé-quence, on ne voit pas toujours très bien en quoielles sont fondées sur l’enquête scientifique qui lesprécède.

DES AFFIRMATIONS PARFOIS MAL ÉTAYÉES

D e leur côté, les développements que Dennettconsacre à l’étude scientifique de la religion

soulèvent d’importantes difficultés, du moins desquestionnements.

Tout d’abord, les premières étapes de l’histoire évolutive évo-quée par Dennett constituent seulement un scénario possibleet non un ensemble d’hypothèses et de données étayées scien-tifiquement. Dennett montre seulement que la religion aurait puêtre une conséquence indirecte de l’attachement aux parents,que la faculté innée de se laisser hypnotiser aurait pu êtreencouragée de manière sélective dans le cadre des rituels cha-maniques, que la présence d’une disposition à se laisser fascineret au grégarisme aurait pu constituer un terreau fertile pour lareligion, etc. Il est possible que les choses se soient passéesainsi. Mais, en l’absence de preuves tirées d’une étude détailléede ces sociétés humaines originelles, rien n’interdit d’imaginerd’autres hypothèses, tout aussi plausibles – ce que font nombred’anthropologues des religions –, hypothèses qui ne font inter-venir ni les mèmes, ni les gènes.

Ensuite, certaines affirmations auraient mérité des justifications.Ainsi Dennett n’explique guère pourquoi et comment le cultedes ancêtres s’est mué en culte des dieux. Le changement de

catégorie est pourtant essentiel ; et il est loin de présenter uncaractère d’évidence.

Enfin, le modèle sur lequel s’appuie Dennett – la mémétique –soulève d’importantes difficultés. En effet, il existe des diffé-

rences fondamentales entre l’évolution culturelleet l’évolution biologique, qui réduisent considéra-blement la portée heuristique de l’analogie entreles mèmes et les gènes. Premièrement, comme l’asouligné Dan Sperber, il est rare que les idées serépliquent à l’identique en passant d’un individu àun autre. Lorsqu’elles sont reprises par autrui, lesidées subissent le plus souvent d’importantestransformations, lesquelles interdisent de considé-rer la communication humaine comme une répli-cation passive, semblable à celle des gènes.Deuxièmement, à la différence de la transmissiondes gènes, la transmission des idées et des pra-tiques culturelles est biaisée et dirigée par les pré-férences des agents. En ce sens, l’évolutionculturelle n’est pas un processus aveugle de sélec-tion d’entités à travers leurs conséquences objec-tives – comme c’est le cas pour les gènes –, maisun processus subjectivement orienté par les finspoursuivies par des êtres dotés d’intentions.

Troisièmement, comme l’ont souligné de nombreux commen-tateurs, la nature exacte des mèmes – représentations, com-portements, pratiques, idées, réseaux de neurones ouartefacts ? – reste à ce jour problématique et mystérieuse.

Au total, cet ouvrage de Dennett pourra paraître moins péné-trant, convaincant et enthousiasmant que les précédents. Peut-être en est-il ainsi parce que Dennett quitte ici le typed’argumentaire dans lequel il excelle – l’analyse conceptuelle etles expériences de pensée dans le style de la philosophie ana-lytique – pour s’aventurer sur le terrain des sciences humaines,qui exige d’autres méthodes et un autre type d’argumentation.Ce terrain, et plus encore lorsqu’il s’agit d’un sujet abondam-ment étudié comme la religion, exige un patient et fastidieuxtravail empirique, ainsi qu’un dialogue serré avec une littéra-ture immense et complexe. Ironiquement, c’est donc peut-êtreavant tout par un défaut de rigueur scientifique – celle qu’exi-gent les sciences humaines – que pèche le réquisitoire enfaveur de la science et contre la religion que propose iciDennett. �

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DARWIN CONTRE DIEU

Dennett

n’explique guère

pourquoi et

comment le

culte des

ancêtres s’est

mué en culte

des dieux. Le

changement de

catégorie est

pourtant

essentiel.

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