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Jean TRÉMOLIÈRES

Soixante et un ans, professeur de Biologie en vue des applications à l'agriculture et à l'industrie au Conservatoire national des Arts et Métiers, médecin à l'hôpital Bichat, directeur de l'Unité de Recherches de Nutrition et de Diététique de l'Institut national de la Santé et de la Recherche médicale. A été membre du Comité Interallié de Nutr i t ion en A l l emagne à la fin de la guerre ; chargé du secteur Nutrition dans une grande enquête de la Fondation Rockefeller en Crète étudiant les conditions de transformation d'une économie tradition- nelle à une économie moderne ; membre des comités sur les besoins caloriques et protéiques de la F.A.O. et de l'O.M.S. depuis 1949 ; chargé par l'American Joint Distribution Committee (Alliance israélite internationale) de mettre sur pied un pro- gramme d'alimentation scolaire au Maroc, en 1955, programme étendu ensuite à la Tunisie et à l'Iran ; chargé depuis quinze ans d'un programme de coopération bilaté- rale entre son laboratoire et l'Institut de Nutrition d'Iran ; fondateur avec L. Randoin de la première école publique de diététique en 1952, et en 1974 d'une association des laboratoires de recherche en nutrition humaine avec les principales industries alimentaires dans le but d'orienter les productions vers les qualités les plus souhaitables (Fondation française de Nu- trition) ; président du comité « Contami- nation de la Chaîne biologique » au minis- tère de l'Environnement. Ses recherches personnelles ont porté sur les effets métaboliques de la cortisone, les facteurs de toxicité de l'alcool, la physio- pathologie des obésités et des dénutritions.

C o u v e r t u r e : Photo J.-L. Seignier .

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DU MÊME AUTEUR

BIOLOGIE GÉNÉRALE, Dunod, éditeur. Vol. I Bases physico-chimiques. Vol. II Physiologie cellulaire. Vol. III Physiologie du milieu intérieur et des organes.

NUTRITION - PHYSIOLOGIE - COMPORTEMENT ALIMENTAIRE, Dunod, éditeur.

MANUEL DE DIÉTÉTIQUE THÉRAPEUTIQUE, Doin, éditeur (épuisé).

DIÉTÉTIQUE DES MALADIES DU SAVOIR-VIVRE, Robert Laffont, (sous presse).

En collaboration :

avec Y. SERVILLE et R. JACQUOT : NUTRITION ET MÉTABOLISME (Pathologie médicale), éditions

Flammarion. MANUEL ÉLÉMENTAIRE D'ALIMENTATION HUMAINE, 2 vol.,

Éditions Sociales Françaises, éditeur.

avec J. CLAUDIAN :

PSYCHOLOGIE ALIMENTAIRE (Encyclopédie de psychologie), éditions Lydis.

in Ch. KAYSER : TRAITÉ DE PHYSIOLOGIE (chapitre de Nutrition humaine), éditions Flammarion.

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JEAN TRÉMOLIÈRES

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PRÉFACE DE

PATRICE DE LA TOUR DU PIN

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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Si vous désirez ê t re t e n u a u c o u r a n t des publ ica t ions de l ' éd i t eur de cet ouvrage , il vous suffit d ' adresse r vo t re car te de vis i te a u x Édi t ions R o b e r t LAFFONT, Service « Bul le t in », 6, p lace Saint-Sulpice, 75279 Par is Cedex 06. Vous recevrez régu- l iè rement , et sans a u c u n engagement de vo t re p a r t , leur bul le t in illustré, où, chaque mois , se t r o u v e n t présentées t ou t e s les n o u v e a u t é s que vous t rouverez chez vo t re libraire.

© É d i t i o n s R o b e r t L a f f o n t S . A . , 1 9 7 5

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P R É F A C E

Ce fut lors d'une consultation que mon ami le Docteur Trémolières, après m'avoir prescrit un régime sans sel et recommandé de me détendre, m'invita à écrire cette préface. Un peu surpris par sa proposition, je la pris pour article de son ordonnance et acceptai ce remontant insolite. Au sortir de son cabinet, je me demandai ce qu'il pouvait vraiment attendre de moi : quelle que fut l'intention du médecin, il y avait sûrement un geste d'amitié sous cette offre, mais l'amitié ne suffisait pas à expliquer le recours à un profane pour présenter un ouvrage scientifique. Et je me dis alors qu'il faisait appel à une sorte de connivence, d'entente cachée sur ce qu'il nous semblait bon à tous deux de chercher dans la crise actuelle de la société et de l'Église.

Habitants d'une même campagne, nous avions parfois de longs entretiens à ce sujet, ou plutôt de longs monologues parallèles. Mon ignorance en biologie et son inexpérience en poésie ne permettent pas de dire que nous habitons le même univers spirituel. Mais j'écoutais toujours avec passion l'exposé de ses vues, et il s'intéressait manifestement à mes recherches dans le domaine que j'appelais théopoétique. Ainsi m'interrompait-il souvent pour sauter sur l'un des termes employés dans ma confidence et reprendre le fil de la sienne ; je faisais de même, tandis que nous cheminions de l'une à l'autre de nos maisons, transposant continuellement nos propos et tissant le tissu verbal de nos univers sur quelques points communs.

Quand je relus son texte (car il m'avait déjà montré un état du manuscrit, qui portait alors pour titre : le Pain et la Parole, mais il avait dû le changer parce qu'un autre livre

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arborait cette enseigne), je demeurai assez perplexe ; que pouvais-je donc faire pour répondre — disons intelligemment — à sa demande, puisqu'il n'espérait évidemment pas de ma part une présentation objective, ni une quelconque apologie? L'évocation de souvenirs était par trop superficielle, et la description psychologique de l'homme bien peu dans mes cordes. Il me revint en mémoire une phrase de Valéry : « Je ne conçois pas une différence en profondeur entre le travail d'un esprit dit-scientifique et celui d'un esprit dit-poétique. » Bien qu'il y eut un risque à exposer mon ami savant à l'épi- thète poétique, si péjorative dans la bouche de certains classificateurs trop hâtifs, je pensai qu'il valait la peine de le prendre, puisqu'il s'agissait justement de sortir de leurs rangements un peu sommaires. Mon avant-propos pourrait donc consister à rapporter les « stimuli » de son langage sur le mien au cours de son écrit, cette fois. Ainsi vérifierai-je peut-être la réflexion valéryenne en dégageant un mouvement identique sous deux démarches effectuées sur deux chants apparemment distincts.

Un tel rapport m'oblige à parler encore de moi, ce qui est peu convenable dans une préface où il est d'usage qu'on s'efface devant le livre pour mieux y préparer les lecteurs ; mais, si je veux suivre l'itinéraire de ce « voyage cosmobio- logique », comme le définit lui-même son auteur, et relever les 'échanges, pour une meilleure intelligence du macrocosme vivant, entre deux microcosmes humains, il me faut bien présenter au préalable et brièvement le mien ; qu'on excuse donc mon impudeur!

Je n'avais pas eu de mal, lors d e notre précédente ren- contre, à faire reconnaître à mon ami que l'acte poétique pouvait être un certain type de processus globalisateur quand il ne dissociait pas le sujet pensant de l'objet pensé et qu'il tendait à faire participer le plus grand nombre des fonctions constituantes de l'homme à une version commune de la vie. Et que, si l'on voulait bien détourner cet acte de la facture d'un univers propre et le remettre à son ancien service de véhicule de la foi, la théopoésie consistait donc à exposer un univers personnel à l'univers de Dieu, sous son double aspect visible et invisible, c'est-à-dire la création naturelle et la communication du mystère par la Parole et le Sacrement.

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Je lui avais raconté aussi combien certaines perspectives de la science actuelle me paraissaient intéressantes à trans- poser dans l'affaire religieuse, notamment celle du retourne- ment du principe de la causalité, où des physiciens de la relativité et des quanta entrevoyaient l'action et l'effet de l'avenir sur le présent. A une période où tant d'explications sociologiques et psychologiques troublent beaucoup de croyants en démontant des mécanismes et en s'attaquant à des causes de la foi seulement antérieures à leurs effets, il me paraissait bon d'appuyer sur l'existence de celles qui se situeraient dans un avenir promis par le Verbe d'un Dieu encore invisible et inévident pour l'homme.

A son tour, mon ami m'avait dit ce qu'il entendait par globalisation : je compris qu'en prenant conscience de sa science, il en reconnaissait les limites au moins actuelles et voulait inviter non seulement les experts, mais aussi tous les esprits trop strictement façonnés par les connaissances enseignables, à faire de même et à ne plus négliger d'autres enregistrements de la vie. Je retrouve son propos dans le texte de ce livre : « Il y a trois temps de connaissance : celui de la connaissance objective, instrumentale et logique, appelée scientifique ; celui de la connaissance sensible, psychosensorielle, produisant désir, plaisir, crainte ou dégoût ; enfin celui de la connaissance évocatrice qui donne une signification globale, qui fait une unité d'expériences par- tielles. »

Il va de soi que j'approuvai pleinement cette perspective, traduisant aussitôt cette réflexion dans mon langage de cette manière : la conscience globalise, tandis que la science posi- tive planifie. Mais, poussant plus loin son propos, mon inter- locuteur disait à peu près ceci : la biologie étant la science de la vie, ne peut-on espérer qu'elle devienne un jour science- conscience de cette vie? Il y a là le pôle vital à retrouver par rassemblement de ce qui a été trop légèrement disjoint, classé et rangé, pôle dont l'attraction lui semble seule capable de remédier au malaise du monde.

Pour moi, qui cultivais manifestement les deux derniers modes d'approche, je pouvais reconnaître que mes englo- bements n'étaient pas complets, et je ne vais bien sûr pas, au cours de ce voyage cosmobiologique, suivre le guide dans les passages les plus techniques de son itinéraire, n'ayant

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aucune compétence pour le faire. Je m'en tiendrai à relever ce que ma conscience peut assimiler pour inviter quelques autres, peut-être, à opérer de même. Mais déjà je devine l'objection préalable de ces esprits, trop rigoureusement aménagés par le seul enseignement scolaire, à ce qu'un spécialiste veuille déborder du plan où les Grecs avaient appris à l'homme à se méfier de ses sens, des émotions de terreur ou d'adoration suscitées par le sentiment, et des phantasmes de l'imagination. Ils oublient que nous sommes au siècle où Heisenberg constate qu'on ne peut plus parler d'une nature en soi, et qu'il est impossible à l'homme d'être spectateur puisqu'il est nécessairement acteur dans le théâtre de la vie, et où le physicien Costa de Beauregard note que « la principale question est celle de l'engrènement du psy- chisme dans la matière ». Ils ne devraient donc pas s'étonner si notre guide leur fait écho ainsi : « Le cosmos biologique a ceci de particulier qu'il inclut l'homme lui-même, c'est-à-dire le connaissant dans le connaissable. »

(Pour ma part, la remarque d'Heisenberg me rappelle que nous sommes aussi à l'époque où l'Église invite les fidèles du Christ à ne pas assister seulement à la Messe, mais à se comporter comme acteurs dans l'actualisation de son sacri- fice ; et celle de Costa de Beauregard me pousse à étendre sa formule jusqu'à l'engrènement du mystère révélé dans le psychisme et, de là, dans la matière. Je rajouterai pareillement la phrase du docteur Trémolières : ... sans oublier que le Seigneur a dit : Je suis la Vie.)

Mais assez parlé de moi : notre guide nous invite donc à reconnaître « la limite où l'homme cesse d'être un objet pour lui-même et devient acteur, sujet actif » ; et c'est de cette limite qu'il peut dire : « les distinctions (du type esprit- matière) qui ont été nécessaires pour produire des machines et les schémas scolaires de notre société n'ont plus à s'opposer mais à découvrir qu'elles conduisent cette société à sa ruine si l'esprit veut continuer à ignorer qu'il n'existe qu'incarné ».

Sautant alors le pas difficile de la connaissance objectivante à la connaissance affective, il constate que « le pain n'est pas seulement pour l'homme une certaine quantité de nutriments, mais, suivant ce que l'homme a été et ce qu'il désire être, le salut, la joie ou l'indifférence et le dégoût ». Et, pour ce qui concerne la connaissance évocatrice, il va jusqu'à employer

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le vocabulaire de la nutrition dans le domaine de l'esprit, disant : « nous avons trop mangé de physique » en évoquant ainsi le langage de la Bible.

Voilà donc mon bref rapport. Pour en revenir au concept de Valéry que je m'étais promis de vérifier au début, je cons- tate que ce livre va dans le sens de la maternité de l'ensemble esprit-matière qu'est la créature humaine, image qui m'est chère. On me reprochera peut-être de l'avoir exagérément tiré à moi ; et je me répète qu'il sera sans doute provocation pour d'autres. Mais il y a une double acception de ce mot : la provocation-défi et la provocation-appel à la voix pro- fonde d'assentiment, au oui.

Quoi qu'il en soit, ma petite préface se voudrait un apéritif destiné à exciter à l'avance l'appétit du lecteur au goût de ce livre et à cette bonne santé complète, incluant en même temps celle de l'esprit et celle du corps, qu'il suggère. Où la chercher? En quel milieu? L'étrange terme aussi que celui de milieu, signifiant aussi bien un centre que l'environnement d'univers que l'on se fait, puisque « l'homme se fait en faisant », et « faire » en grec, c'est « poïen », « poésie ».

« La boussole, la tête chercheuse du vivant », dit encore notre guide en fin de parcours, est orientée vers ce pôle où s'équilibrent les fonctions qui nous animent, le savoir qui nous rend capables d'agir, le cœur qui nous permet de juger ce qui est bon et beau, l'esprit de discerner ce qui est vrai... La clef de tout, c'est que chaque homme ait décidé de vivre et se refuse à sacrifier aux idoles du temps. La crise actuelle n'est qu'une station du chemin vers ce lieu du temps baptisé l'Être.

PATRICE DE LA TOUR DU PIN,

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INTRODUCTION

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M O T I V A T I O N S E T P R O G R A M M E

Comme vous, j'ai le triste pressentiment de ce qui peut arriver ; j'ai vu deux fois, en 1940 et en 1968, mon pays s'effon- drer en quelques jours; comme vous, j'ai des amis qui ont vécu la révolution de 1917 en Russie, les conditions qui imposèrent Hitler, l'effondrement d'une église millénaire etc.

Mais comme vous, chaque jour, je reprends le travail et le ronron des affaires me dit que tout continue toujours. La rue s'anime, les commerçants ouvrent boutique, le médecin fait sa clientèle...

Comme vous, je garde au fond secret du cœur de grands désirs inassouvis. Rêvant à d'autres cieux, leur chaleur mys- térieuse ne me fait que mieux sentir la platitude, le dérisoire ou les compromissions de ma vie quotidienne et du système. Mais comme vous, je suis de ceux qui se réchauffent à la vie des enfants, à la beauté d'un regard, à la tendresse d'une caresse et j'espère...

Mon métier est de soigner des femmes qui souffrent de ne pas se sentir belles, des hommes anxieux de perdre leur place au soleil des affaires, les catastrophes d'une chirurgie digestive où la nature continue à défier notre science. Bref, je suis médecin des maladies modernes, les maladies du « Savoir- Vivre » et du « Savoir-Faire ».

Conjointement, je suis supposé savoir pourquoi et comment cet alcool, qui fait croire un instant que tout est sécurité et

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bonheur, est toxique ; ce que font dans l'organisme les colo- rants alimentaires, les petites doses de résidus de pesticides; quoi faire devant des huiles dangereuses pour les animaux et, apparemment, pas pour l'homme ; mais encore plus les dan- gers du trop manger, surtout dans la petite enfance. J'ai à dire ce qui fait que nos aliments sont bons ou dangereux ; les bases biochimiques des dangers des drogues qui font croire que l'on va toucher le bonheur, le fond de l'être. Comme l'alimen- tation est à la base d'une véritable politique de Santé publique et de l'économie d'un pays, je suis concerné dans ces grandes affaires dites « Qualité de la Vie », « Sous-développement ».

Ce faisant, j'ai vu qu'il y avait dans ce geste quotidien, manger, bien autre chose qu'une hygiène, une science ou une habitude.

Les études m'ont surtout servi à mettre en mémoire, sans les comprendre, des phrases et des manières de penser. Et cette phrase de Platon disant qu'une société se bâtit autour de la façon dont elle produit et consomme ses aliments, cette autre phrase de Jésus selon laquelle partager le pain et boire le vin c'est communier à la vie même de l'homme d'aujour- d'hui préparant celle de demain, se sont animées de tout ce que mon travail me révélait. Mon travail m'a fait découvrir quel- ques évidences. Et ces évidences sont révolutionnaires.

On ne mange pas pour obéir à une science édictant des stan- dards. On mange poussé par le désir. Et ce que l'on devient du fait de ce qu'on a mangé, satisfait ou ne satisfait pas. La boussole biologique règle l'appétit, qui maintient le poids stable au long de la vie, alors qu'il suffirait d'une erreur systé- matique de 5 % pour que nous pesions 300 kg à soixante ans On aime mieux crever de faim que manger comme ceux qui pourraient nous asservir. Le rationnel, les modes d'emploi ne valent que dans les moments où l'on perd les pédales, ou pour les planificateurs.

L'homme n'est pas un objet. Ce qu'il est et devient est tota- lement lié à ce qu'il mange, à ce qu'il fait. Si les sciences phy- sico-chimiques ont construit la biologie actuelle, en revanche la biologie trace leurs limites. Si vous mangez un quart en moins ou en plus, vous resterez toujours un homme; l'harmonie, le système unifié qui vous fait homme subsistera. Vous serez un

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homme du riz de 145 cm, ou un homme du lait, du sucre et du gras, ou un carnivore de 185 cm. L'univers de la biologie est relativiste et toujours en évolution.

A partir de ce qu'est le fait de manger, je compris qu'évacuer le désir et le plaisir, le symbolisme évocateur, réduire la nu- trition à une science physico-chimique ne satisfaisait que des professeurs en chambre ; je pris conscience que notre temps, qui avait triomphé grâce à une conception physico-chimique de son univers, risquait d'en crever. Ne vivant plus qu'avec des mots objectivés, dans un univers informatisé, la vie réelle, les gestes quotidiens les plus élémentaires nous échappent. Même ceux qui auraient dû garder bien en vue que la concep- tion physique de la connaissance n'était qu'un aspect de l'homme, un savoir-faire, se sont laissés corrompre. Perdant son langage, perdant la connaissance affective, les intuitions folles, l'homme risque de mourir de ce qui fit son succès. Il a trop mangé de physique.

Ce livre est donc l'ordonnance d'un médecin devant une maladie répandue, mais dont la crise est, comme dans une pneumonie, annonciatrice de guérison.

Ce livre, comme la vie même, est un fatras qui n'est pas conforme à ce qu'on attend habituellement d'un livre. D'abord, il faut vouloir le lire. Il n'accroche pas l'intérêt par la trame du récit comme un roman, par la logique claire de son ensei- gnement comme un manuel ou par la beauté de ses évocations verbales comme une poésie. Les histoires, les anecdotes qu'il comporte sont trop jeunes pour faire une « histoire ». Elles ne sont là que pour nourrir une réflexion qui trouve vite ses limites, au bord d'un mystère que l'on côtoie partout mais qui échappe toujours à un moment. Ce sont de petites tranches de vie qui, comme la vie encore, laissent insatisfaits mais révèlent un petit bout de ce qui est caché.

Ce livre a été écrit avec le sentiment très fort qu'il faut pro- céder à une révision déchirante des formes actuelles du langage, de la connaissance scolaire, d'un acquis qui a fait vivre une société qui est en train de disparaître en se métamorphosant.

Une industrie alimentaire qui ne s'occupait que de produire ce qui se vendait a maintenant à se soucier des besoins réels auxquels doivent correspondre les services qu'elle peut rendre.

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Une production qui tendait avant tout à accroître son capital disloque une société. Elle doit chercher à refaire une unité harmonieuse du pouvoir qu'elle détient, du vouloir humain et social réel qu'elle a à satisfaire, et du savoir qui oriente l'un et l'autre.

Une médecine de spécialistes soignant par des drogues doit reprendre conscience que le malade a une réalité plus profonde, où le savoir-vivre, le comportement, la relation humaine, sont déterminants.

Ces métamorphoses des métiers, de l'économie, des maladies remettent en cause le sens même de la vie de l'homme. Les crises religieuses actuelles, qu'on voudrait limiter à des batailles sur la traduction des textes, les formes de la liturgie ou de la morale, les conditions de vie des clercs, les erreurs de la hiérarchie, dépendent en fait d'une situation infiniment plus vitale et plus large si l'on prend conscience de la dégra- dation biologique de l'homme après l'énorme effort d'accouche- ment de la société scientifico-technique qu'il vient de fournir.

Le sel de la terre s'est affadi. Les mots, la connaissance verbale, ont une dimension sans commune mesure avec l'usage rationnel, délimité qu'on en a fait. Ils ne sont que l'émergence de la vie réellement, charnellement et spirituellement vécue sur le chemin de l'évolution. Les morales, les rites, les institu- tions ont perdu leurs sources. Le grand péché contre l'esprit est d'avoir voulu faire la chair à son image, d'avoir refusé ce qu'elle a d'obscur et de caché.

Dans ce grand branle-bas qui témoigne de la fin de l'ère de l'agriculture et du début de l'ère industrielle, je n'apporte rien d'original. Mon témoignage ne sort pas de mon esprit comme chez un philosophe ou de mes dons comme chez un poète, mais de mon métier, au cœur de la réalité et des condi- tions difficiles, marginales qui m'ont obligé à regarder ce qu'on voit mal quand on est dans les filières.

Ainsi, pour lire ce livre, il faut : voir, croire, se sentir parti- cipant de cette mutation, avoir déjà un peu emprunté ces chemins où il faut trouver soi-même les bons passages. Il faut être de ceux qui ne se soucient ni des modes, ni des partis, ni des doctrines, de ceux que les gens de gauche clas- sent comme réactionnaires et ceux de droite comme commu- nistes, de ceux qui acceptent que les formes n'y soient pas, qu'il n'y ait pas de conclusion, mais seulement des tentatives,

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des essais dont l'authenticité est la seule valeur, encore qu'elle soit toujours douteuse.

Il y a cependant une sorte de plan, de méthode et de bous- sole. Ce texte est quelque chose comme le journal intime d'un chercheur ou comme une lettre à des amis.

Mon fil d'Ariane sera ce mot de Camus dans La Peste : « Une société se juge à la façon dont on y souffre, dont on y aime, dont on y meurt », paraphrase de cette réponse de Jésus aux disciples de Jean lui demandant s'il est le sauveur qui doit venir : « Les aveugles voient, les prisonniers sont délivrés, les pauvres reçoivent la bonne nouvelle. »

Les malades sont, au sens éthymologique, ceux qui portent le mal dans une société. Jésus en fait ceux par qui la gloire de Dieu est manifestée, les témoins privilégiés d'un amour cherchant une vérité, des anxiétés, des souffrances grosses de paix et de lumière. Quelle est la place faite à ceux qui souffrent dans notre société? Comment « prendre son mal en peine »? comme on dit. C'est Kierkegaard qui note qu'aucun changement sérieux dans la vie n'intervient qu'après une souffrance, la perception aiguë d'une soif, d'une faim. Pour dire : « je veux devenir ce que je suis, un enfant de lumière », par quels dénue- ments Katherine Mansfield est-elle passée? Comme chez Daumier, les lumières des dessins de demain ne sont que les vides laissés par les noirs d'aujourd'hui. Ce sera notre pre- mière étape.

Les pauvres sont ceux qui ne se croient pas riches, qui savent donc la richesse de la faim, d'une certaine misère, d'une certaine folie ; ceux qui savent que, quand on ne se trompe pas une fois par semaine, c'est qu'on ne vit pas bien fort ; que les réussites d'argent, de situation, sont des rideaux que l'on a tirés sur un réel qui fait peur. Il ne s'agit pas de cultiver sadiquement une angoisse qui aurait vite fait de nous tuer, il s'agit seulement d'ouvrir les yeux à ce qui nous entoure pour en comprendre ce que nous pouvons.

En parcourant les chemins du savoir, nous rencontrerons les marchands du temple. « Les Américains, quel peuple extra- ordinaire, notait Tocqueville à propos de l'Église aux U. S.A., avec les choses les plus spirituelles ils arrivent à faire du dollar. »

De la science, grandeur de l'homme, l'esprit de l'homme a fait une idole. Les professeurs, grands prêtres d'une instruc- tion publique, devenue en France et en U. R. S. S. « Éducation

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nationale », en ont fait la machine à privilèges. Ils délivrent des diplômes valant échelle de salaire.

La première partie de ce livre est donc consacrée à la connais- sance qui vient des tropismes, des désirs et des peines. C'est la connaissance émotionnelle, psychosensorielle, primitive. Celle qui précède l'intelligible. Celle qui gêne notre science, mais qui est toujours là. Avant que la science et la sagesse règlent la vie des hommes, la faim et l'amour l'animent.

Rien ne commence et rien ne finit qui ne soit « affectif ». Le savoir rationnel, qu'on l'apprenne à l'école, qu'on l'uti- lise dans son métier, ça n'a pas de couleur, c'est l'instrument d'un travail automatique, d'un travail d'esclave, indispen- sable, mais stérile s'il n'est pas animé d'ailleurs.

L'anxiété qui me pousse, le désir qui m'appelle, la souf- france que je redoute ou la jouissance que j'espère, la peine, la maladie dont je voudrais sortir, la joie où je voudrais demeurer, voilà ce qui anime ma vie. Dans le schéma par lequel on peut se représenter le comportement alimentaire, le comportement verbal, le comportement sexuel, le compor- tement dans le travail, apparaissent toujours ces trois temps de la connaissance : la connaissance objective, instrumentale et logique appelée scientifique ; la connaissance sensible, psy- chosensorielle, produisant désir, plaisir ou crainte et douleur ; la connaissance évocatrice, celle qui donne une signification globale, qui fait une unité d'expériences partielles : le sein et le visage de qui le donne, le visage et le sexuel..., l'aliment et le type de production ou le prestige qu'il évoque. Cette connais- sance symbolique (mettre ensemble) ou sacrée (reliante) n'existe pas sans les sensations et sans les objets qui lui don- nent son mouvement et son corps. Cela paraîtra évident à celui qui a gardé son bon sens. C'est curieusement révolution- naire en notre temps.

Des générations, y compris la nôtre, vivent depuis des siècles avec une vision dualiste de leur moi intérieur. D'un côté notre chair, pécheresse, qui retournera au fumier, de l'autre notre âme, qu'il faut purifier de ce corps. D'un côté un esprit, suprême puissance, intelligence pure qui n'aurait besoin ni de mains, ni de bouche, d'un autre cette bouche que l'esprit doit nourrir comme une charge.

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C'est un signe de notre temps que ces distinctions, qui ont été nécessaires pour produire les machines, les lois, les arts, les schémas scolaires de notre société, n'ont plus à s'opposer, mais à découvrir qu'elles conduisent la société à sa ruine si l'une veut continuer à ignorer que pour l'homme l'esprit n'existe qu'incarné. Le péché contre la chair est de la réduire à une hygiène, à un mode d'emploi. Nous ne croyons pas encore en l'Incarnation, et voilà que c'est notre science même, nos métiers, nos difficultés économiques qui viennent nous le crier. Cela vaut bien d'être examiné.

Le rôle de la connaissance sensible et symbolique, c'est dans mon métier de « biologiste » de la nutrition qu'il m'est apparu. Les absurdités auxquelles conduisent une biochimie des vitamines, une physiologie en cage mesurant les dépenses d'énergie ou d'azote, les erreurs faites dans les réalimentations des déportés, les oppressions politiques liées à une exploita- tion abusive des standards nutritionnels, les dangers d'op- pression sociale par des définitions apparemment scientifiques des aliments ou des pesticides, etc, manifestent clairement qu'une science doit être comprise au delà de sa stricte spéciali- sation et qu'elle fait partie d'un ensemble qui la fait vivre et qu'elle fait vivre.

La deuxième partie concerne la Science, l'Intelligence, le Savoir. L'idolâtrie de la science en notre temps ne consiste pas à adorer la puissance extraordinaire de cette machine à connaître qu'est l'homme, mais à figer cette machine, à ne pas aller voir ce qu'elle est dans sa vie de tous les jours, à la formaliser. Idolâtrer la science, c'est ne pas la laisser se dé- velopper, c'est la fixer, pour en faire l'instrument d'une puissance qui n'est qu'illusoire.

Présenter ce « nouvel esprit scientifique » n'est pas facile. Pour comprendre les exemples concrets, il faut connaître la discipline scientifique, et pour appréhender ce qu'est au fond la biologie, il faut pouvoir l'imager de beaucoup d'expériences vécues. Mais l'esprit de l'homme est fait pour cette dialectique. Il se rappelle les schémas, les idées sans les avoir bien compris et un fait, une expérience qui seraient restés sans signifi- cation, viennent on ne sait comment, les éclairer un jour.

Il est curieux de constater que les richesses de la science

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apparaissent beaucoup plus belles dans ses limites, dans ses insuccès, que dans ses triomphes. Cette beauté de la science vécue manifeste ce que sont en vérité les concepts, les schémas, les mots : une expérience, l'utilisation d'une connaissance, les moyens de la communiquer. C'est tout l'homme au travail sur sa terre. En considérant la science non pas comme les tables de la vérité, mais comme un fait biologique vivant, on a là un noyau, un point de départ qui, tout naturellement, conduit à prendre plus juste conscience de ce qui fait les crises dans tous les secteurs qui en dépendent : enseignement, rela- tions commerciales, sociales, politiques, religieuses. Car c'est à partir de sa façon de connaître que l'homme fait sa société. Tout comme les sociétés de loups, d'éléphants ou de termites se bâtissent à partir de ce que sont les caractères propres de chaque espèce, l'homme, doué de mains, d'yeux et de la faculté de se représenter, bâtit la sienne à partir de ce qu'il appelle sa science et qui n'est en réalité, que la connaissance phy- sique, certes fondamentale, mais qui ne vaut qu'associée à la connaissance sensible et à la connaissance intuitive. La réduction de la connaissance à la connaissance objective, instrument de la physique, a envahi le monde actuel et chassé les autres aspects de la connaissance. La langue du savoir a corrompu le langage qui permet la communication profonde. Elle l'a pollué par des mots mensongers qui séparent au lieu d'unir. Ce n'est pas aux théologiens, aux philosophes, aux professeurs, aux membres de professions que des situations de fait ont coupés du réel, que l'on peut demander de refaire un langage, mais à la vie réelle de tous les jours, telle qu'une science qui n'en est que la mise en paroles vraies cherche à l'appréhender. La langue des hommes, comme son pain, est devenue une apparence qui ne nourrit plus. L'Évangile lui- même n'est plus que lettre morte si les mots qui l'expriment ont perdu leur sens.

La troisième partie constitue un aperçu sur l'évolution de cette science, la biologie. Notre temps pressent qu'il s'agit d'une voie où le génie humain pourrait peut être dominer ce que le génie humain a fait. Née de la connaissance physico-chimique, elle l'a dépassée. Le temps y devient une histoire, orientée et non réversible. L'unité devient un ensemble de multiples fac-

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teurs interdépendants, la valeur quantitative de chacun dé- pendant de celle des autres. Le hasard y devient la recherche d'un modèle caché qui permettra de lui échapper un jour. La thermodynamique des systèmes organisés révèle une sorte de métaphysique qui ne fait qu'exprimer à sa façon les vieux adages : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé », « car il savait de lui-même ce qu'il y avait en l'homme », où l'instant, l'action du hasard et du moment est une tentative éphémère qui peut cependant dévoiler un modèle caché.

La méthode est celle de la vie de tous les jours, où l'évé- nement stimule la recherche d'une idée, d'une image intel- ligible, mais où il est clair que l'émotionnel et l'intuitif inter- viennent.

La boussole est plutôt une sorte de gyroscope qui permet de rester debout pour continuer à chercher. C'est dans les rythmes alternés du manger et du jeûne, de l'intelligible et du charnel, de l'éveil et du sommeil, du jeu et du travail, de la solitude et de la communication, de la vie et de la mort, dans le chaos de la vie quotidienne, que chaque moment dévoile un peu de ce qui est caché à travers les reflets du beau, du bon, du vrai qu'il comporte.

On a cru que l'éducation donnerait la science, que la science donnerait la sagesse, que la sagesse donnerait la vertu. Si l'on croit comprendre, c'est seulement qu'on s'est arrêté de travailler. Si l'on croit être sage, c'est qu'on n'a pas connu tous ses désirs. Si l'on croit qu'un parti, une doctrine, un plan, une église même nous donneront la paix, la santé, le bonheur, c'est qu'on n'a pas éprouvé que rien n'échappe aux dents affa- mées des âges, que l'on a préféré la possession à l'amour, que l'on n'a pas senti que l'épanouissement de la vie réside dans le vrai don, c'est-à-dire dans l'acceptation confiante de la mort.

Ce ne sont pas les stoïciens, même de la taille d'un Sénèque, les professeurs, les philosophes, qui ont sauvé l'empire romain de la décadence, mais le message d'espérance de Jésus aux malades de l'époque, à ceux qui vivaient la pauvreté de leurs richesses.

Cette espérance, elle est comme ces chemins de montagne que nul ingénieur, nulle science n'a dessinés. Tant de gens, depuis tant de temps y sont passés qu'ils sont là et font la terre des hommes.

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P R É S E N T A T I O N : L E M É T I E R D E B I O L O G I S T E

Puisque mon but est de présenter des « Vues » sur la science de la vie, je dois, au départ dire au lecteur les circonstances, d'où elles sont sorties.

Le métier du charpentier consiste à faire sortir l'âme du bois, celui du forgeron à faire flamboyer l'âme du fer. Le métier du biologiste est de dégager l'âme de ce qui vit. On peut être biologiste en s'occupant de microbes, de sols, de plantes, d'animaux. En s'attachant à regarder comment, pourquoi l'homme mange, c'est l'homme lui-même dans son comportement le plus fondamental que l'on découvre. Je suis biologiste-nutritionniste-médecin. Je m'occupe des sciences du manger, des maladies du savoir-manger.

LES CHEMINS DE L'ÉCOLE BUISSONNIÈRE

Au lycée Janson, je faisais juste ce qu'il fallait pour que les ennuis de ma paresse ne m'obligent pas à des ennuis plus lourds que ceux du travail. J'avais inconsciemment pris la place de la boule de Lagrange cherchant le point de moindre effort. Mes deux passions secrètes à Paris étaient le Saint- François de Joergensen et Les Atomes de Jean Perrin. En va- cances, c'était la ferme, notre ferme du Jura, aller au bois, conduire les bœufs, garder les vaches. J'avais inventé et com-

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mencé à réaliser une machine à mouvement perpétuel, tout comme, petit enfant, j'étais convaincu que, si je faisais bien attention, je ne mourrais pas.

Quinze jours avant de devoir rentrer en « hypotaupe », je m'avisai que Saint-François n'était pas mathématicien, que la préparation de l'X était très dure et j'optai brusquement pour la médecine. Tout en faisant ma médecine, je préparais une licence de sciences et j'ai suivi, sans trop les comprendre, les cours de Louis de Broglie, qui se promenait de long en large devant son tableau, ignorant tout à fait son auditoire, se parlant à lui-même successivement en langage mathémati- que, puis en une évocation poétique du raisonnement mathé- matique qu'il venait d'écrire au tableau. J'ai suivi le cours de mathématiques du philosophe E. Le Roy, le cours de bio- chimie de Gabriel Bertrand, dont la préoccupation centrale était de savoir si son dosage lui donnait le droit de mettre le cinquième chiffre après la virgule.

Puis la préparation de l'internat m'imposa de ne plus perdre une minute, toujours suivant le principe du moindre effort de Lagrange : « Il vaut mieux perdre deux ans que d'en gas- piller cinq. » Reçu interne, j'eus le privilège de vivre trois ans dans un camp de la ligne Maginot, quatre ans d'une vie mili- taire où je regorgeais de temps et de silence. Depuis j'ai tra- vaillé pendant trente ans dans ce domaine de la biologie qu'on appelle nutrition.

L'OCCUPATION

En 1942, à l'initiative de la Fondation Rockefeller, j'avais à répondre à la question : « Comment répartir la pénurie dans un pays vaincu et occupé ? » J'ai expérimenté là que ce que j'avais appris pour être appelé « docteur » ne servait pas à grand-chose. Distribuer des vitamines avait réussi chez les mangeurs de maïs, pellagreux du sud des États-Unis ou chez les pauvres mangeurs de riz détériorés d'Asie. En Europe, cela ne servit à rien. Les vitamines servent à rétablir un désé- quilibre. Si tous les nutriments sont réduits, donner ceux dont de très petites quantités sont nécessaires ne sert de rien. Un nutriment ne prend son sens que dans son équilibre avec les cinquante autres.

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J'ai appris l'extraordinaire possibilité d'adaptation de l' homme motivé. En mangeant en gros 25 % de moins dans les grandes villes, l'état de santé fut meilleur qu'avant-guerre ; occupé à subsister, on n'avait plus le temps d'être malade. Les maladies mentales furent beaucoup plus rares. Par contre, on s'aperçut que les vrais déments s'adaptaient très mal aux réductions alimentaires et furent les premiers à présenter des œdèmes de famine et à mourir de tuberculose. Comme s'ils savaient qu'il fallait dépenser moins, la croissance des enfants se fit plus lente. Les filles de treize ans d'un arron- dissement pauvre de Paris mesuraient 7 cm de moins qu'avant- guerre, mais reprirent plus tard une taille normale. Après cinq ans d'occupation, la durée moyenne de la grossesse s'était raccourcie de deux à trois semaines. La nature faisait des économies. L'alcoolisme diminua beaucoup. Ce furent les vieux et ceux qui étaient habitués à manger beaucoup qui s'adaptèrent le moins bien.

LE COMITÉ INTERALLIÉ DE NUTRITION EN ALLE M A GNE

Après la guerre, la réalimentation des déportés et les tour- nées du comité interallié de nutrition m'apprirent bien d'au- tres choses. D'abord, c'était moi maintenant qui roulait dans la Mercédès blindée de Himmler, qui, après des festins, allait visiter les camps de « personnes déplacées ». Moi j'étais en « place » et je me récitais ce La Bruyère de ma classe de troi- sième : « Champagne, au sortir d'un long dîner qui lui enfle l'estomac, et dans les douces fumées d'un vin d'Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu'on lui présente et qui ôterait le pain à toute une province si l'on n'y remédiait. Il est excu- sable. Quel moyen de comprendre dans la première heure de la digestion qu'on puisse quelque part mourir de faim. »

Le spectacle de l'Allemagne de 1945 était « haut en cou- leur ». Nuremberg, aplatie, comme passée au four crématoire. Il ne restait qu'un tas de décombres de deux mètres de haut. Hambourg, brûlée, un décor d'opéra, des façades et rien der- rière. Cologne, l'immense cathédrale écornée, dominant de sa majesté dégagée un chaos de trous. Des hommes et des femmes aussi obséquieux qu'ils avaient été arrogants. Je vivais un

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conte de fée où les dépouilles de l'ogre apparaissaient comme irréelles.

Je ne sais pourquoi, ces décors étaient comme un rêve. Un grand rêve né un lundi soir de septembre 1938 dans ce camp de la ligne Maginot où, dans une compagnie de fronta- liers, j'étais presque seul à parler français. Un séminariste traduisait, phrase à phrase un discours de Hitler, possédé à son tour par le démon de puissance. Je connaissais depuis deux ans ce petit coin de la ligne fortifiée et je savais qu'il n'y avait aucun mètre de terrain où un homme puisse s'abriter d'une mitrailleuse et un char d'un canon de 47 ou de 25. Tout cela pouvait donc se mettre en feu. Cette réalité était trop inima- ginable et je l'avais vécue comme un rêve dont on sait qu'on sortira brusquement quand il sera à son paroxysme.

Mais ces grands rêves éclairaient et donnaient force à une sorte de sentiment : bien réveillé, la tête sur les épaules, je devais y pouvoir quelque chose, empêcher cette folie furieuse de dévorer les hommes.

DU BON USAGE DE L'ARMÉE

Sans comprendre, je m'étais trouvé en déroute, prisonnier asservi, et maintenant vainqueur, profiteur. Médecin au 1 bataillon du 146e régiment d'infanterie de forteresse à Téting (Moselle) de 1937 au 1er octobre 1939 avec une demi- heure de travail effectif par jour, une consommation de quatre litres d'apéritif par mois chez les sous-officiers, des soldats ouvriers, des officiers d'active ayant fait la guerre de 14 ou celle du Rif, j'avais vécu en essayant de comprendre.

Bon nombre d'officiers passant leur temps à jouer, manger, boire et dormir, j'avais un carnet où je faisais une barre à un carré pour chaque demi-heure de travail. La préparation de l'internat m'avait appris à lire et à prendre des notes. L'in- firmerie et le foyer me firent connaître le solide milieu ouvrier d'alors, dur, réel.

J'ai appris là qu'un énorme effort comme celui de cette ligne fortifiée ne servait à rien s'il n'était pas situé dans un ensemble cohérent. Si, actuellement, j'ai une telle répulsion instinctive contre les travaux ponctuels très poussés où l'on sait tout sur rien, c'est que notre effondrement de 1940 est

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comme une épine qui témoigne dans ma peau que, sans avia- tion, sans réserve de chars, sans service de renseignements capable de savoir que les canons antichars allemands per- çaient nos meilleurs chars, une ligne Maginot n'est rien. On ne peut pas oublier de quoi est fait l'honneur de son régiment même si ces mots-là n'ont plus de sens pour une jeunesse qui ne les aurait pas vécus.

J'ai vécu là des choses qui me font croire aujourd'hui qu'on se doit d'être informé des forces errantes qui risquent un jour d'asservir une société, de juger ceux qui les utilisent et de tenter de peser dessus, chacun suivant sa situation.

Le hasard d'une manœuvre intitulée « attaque par chars de la ligne fortifiée » m'avait fait boire un demi avec le lieutenant- colonel de Gaulle. Gamelin et Giraud étaient là, mais manifes- tement de Gaulle ne recherchait pas leur compagnie. Les autres officiers prenaient des apéritifs ; le toubib et lui ne voulaient que se rafraîchir. Je l'ai revu plus tard à Suippes pendant une période où il commandait le champ de tir des chars à la ferme Navarin, où j'étais médecin d'un détache- ment antichars. C'était un curieux mélange de contestataire agressif et méprisant. « Des chars, on n'en a pas », et d'une bonhommie confiante et enthousiaste : « Ce sont de merveil- leux instruments de bataille. » Je me rappelle que les officiers d'active avaient une claire vision du fait qu'il fallait empêcher l'Allemagne de réarmer et que nous l'aurions emporté si nous étions intervenus lors de la remilitarisation de la Rhénanie, ou de l'Anschluss, avec les troupes d'active.

La mobilisation de Munich a porté un coup qui m'a paru décisif au « moral » de ces officiers courageux sur qui reposait manifestement la valeur d'un régiment. Les réservistes ame- nèrent dans les régiments d'active l'atmosphère « Front popu- laire ». On voulait bien se défendre, mais certainement pas attaquer. Les forces de domination étaient dans l'économie. Cela pouvait se régler par des ententes.

Au foyer du soldat, animé par de nombreux militants de la J. O. C., nous avions fait un papier sur la vie dans un camp de la ligne fortifiée et nous l'avions transmis à la centrale de Paris. Un an après, quelle ne fut pas ma surprise d'apprendre que les officiers avaient été convoqués chez le général Giraud qui leur avait commenté les graves laisser-aller de la vie dans les camps : naturellement, disait-il, ces renseignements ne

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s'appliquent pas à la région de Metz, mais il faut prendre garde. Ce fait m'a convaincu qu'on ne devait négliger aucun effort, même quand on est un petit médecin sous-lieutenant.

Ma vie militaire s'est terminée sur un événement qui a contribué sérieusement à mon orientation. Mis en congé de captivité, j'avais à commencer mon internat quatre ans après ma nomination. Les bureaux de l'Assistance Publique m'infor- mèrent que, comme il n'y avait pas de place vacante, je pouvais prendre la place de quiconque avait été nommé après moi. Dans le premier service où je me présentais, je fus traité de malotru, de goujat, malgré ma tenue militaire. Il n'y a rien de mieux pour alimenter une méditation sur le danger des « situations honorables » dans les hiérarchies conventionnelles.

C'est ainsi que j'abordais ma fonction au Comité inter- allié de Nutrition en Allemagne. J 'y appris trois choses. D'abord que l'homme préfère la sécurité et la dignité au pain. Les aliments distribués dans les camps de personnes déplacées servaient d'abord à ce qu'on appelait « marché noir » et qui était, en fait, le moyen de se procurer l'argent pour quitter un enfer. L'homme préfère la faim à la servitude. Ensuite, comme le dit Sir Jack Drummond, membre anglais du même comité, qu'il est humiliant que notre science ait abordé les mains vides la plus vieille maladie de l'humanité, la famine. Beaucoup de déportés moururent parce qu'on les réalimentait trop vite et, avec des protéolysats ou des laits inadéquats dans ces états, parce qu'on ignorait combien les maladies, dont la tuberculose, ont chez les grands dénutris des allures torpides, latentes, bien différentes de ce que l'on apprend dans les livres. Les dosages de vitamines dans le plasma ou les urines, les petits signes cliniques dits de malnutrition s'avé- rèrent des transpositions inutiles, des données de biochi- mistes méconnaissant les autres disciplines concernées.

Enfin sur le plan humain, Sir Jack Drummond avait une mission qui était de renourrir les Allemands au plus vite pour qu'ils puissent faire face au côté des alliés à une poussée russe éventuelle. Ma mission était évidemment opposée. Avec un fair-play très churchillien, il me démontra que le moyen de bien s'entendre était de bien se battre pour se plier ensuite aux situations réelles révélées par la bataille.

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FELLOW ROCKEFELLER

Le groupe Rockefeller, qui était à l'origine de l'Institut Na- tional d'Hygiène auquel j'appartenais comme chef de la Section de Nutrition, se souvint de moi et me demanda en 1947 de participer à une grande enquête sur les conditions de transformation d'une économie traditionnelle en une éco- nomie industrielle moderne. Pour ce faire, on parachuta en Crète une centaine de spécialistes de tous les secteurs. Je mis sur pied ce qu'il était classique de faire en nutrition à ce moment-là aux U. S. A. : enquêtes de consommation ali- mentaire par pesées, par interrogatoires, examens cliniques et biologiques d'échantillons de population.

Ces Crétois, grands et solides gaillards qui avaient montré leur courage et leur vigueur contre les Allemands, étaient carencés de 50 % en vitamine B, et de 75 % en calcium d'après les standards américains. Je me suis donc trouvé dans la situation de devoir dire qu'il fallait ou bien quintupler leur consommation de produits laitiers, faute de quoi ils périraient rapidement, ou bien que les standards américains ne s'appliquaient pas à eux. C'est ce dernier parti que je pris et je me rappelle encore le froid glacial du groupe où je m'étais permis de sortir cette double hérésie majeure. Dans ce groupe dirigé par des psycho-sociologues, je ne m'étais entendu qu'avec le statisticien, élève de Snédécor, le père de la méthode d'échantillonnage de hasard, permettant de tout savoir aux U. S. A. par des échantillonnages bien choisis. Or en Crète, la méthode ne s'appliquait pas aux oliviers. Il y a v a i t l e s g r e f f é s , l e s p a s g r e f f é s , l e s i r r i g u é s , l e s t r a i t é s , l e s

jeunes, les vieux. Chacun avait sa particularité. Il n'y avait pas de population statistique. Dans un groupe où il n'y a qu'un artisanat adapté à un terroir très disparate, la loi des grands nombres ne joue pas.

Ces Crétois ne consommaient pas le lait écrémé distribué par les alliés malgré les disettes des années passées. La tra- dition était plus forte que le besoin.

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FIN D'UNE INITIATION

J'ajouterai seulement que, ayant connu grâce à la J. 0. C. de mon régiment, le père Godin qui m'éveilla à moi-même, j'ai participé, pendant l'occupation, à l'équipe qui lança la mission de Paris et les prêtres ouvriers.

Étant retourné à 30 ans à l'Université pour terminer une licence de sciences commencée avant-guerre, j'avais vers 1950, à 35 ans, à peu près terminé un tour du monde me per- mettant d'œuvrer à ce pour quoi j'étais payé, la nutrition humaine.

Mais je ne revins vraiment à mon métier qu'après deux expériences importantes : ma participation à l'équipe du père Godin et à la vie politique de quatre cabinets ministériels.

Le père Godin m'a beaucoup donné. Avec l'humour serein d'un paysan franc-comtois, il suggérait le plus paisiblement du monde les attitudes les plus révolutionnaires. La collec- tion « Jeunesse qui... » vendue à un demi-million d'exemplaires s'élaborait sur le vif, dans des sorties, des réunions. Un soir, pour Jeunesse qui s'épanouit, c'était « de grands professeurs de médecine, de grands jésuites » qui étaient réunis. En sortant, je fais remarquer que ce soir-là nous n'avions pas glané grand-chose. « Cela vous étonne? me répondit le père Godin. Ces gens-là ne pensent pas. Comment voulez-vous qu'on pense quand on est tranquille dans une chaire et qu'on est sacré professeur ? »

Je me trouvais par hasard à la réunion des cinq prêtres où fut prise la décision de lancer la mission de Paris. En sortant, frappé de ce qui avait été dit sur tous les graves dangers de cette aventure, l'incertitude sur la foi des prêtres, sur leur maturité, etc., je lui demandai : « Et vous allez quand même vous lancer ? » « J'ai 38 ans, me dit-il, dans deux ans je verrai trop les dangers ; c'est un pétard bien placé, dans deux ans on se fera casser les reins. Mais ce qui doit tomber dans l'Église ne tiendra plus debout. L'Église a loupé le tournant de la Renaissance. Les jésuites sont venus. Ils ont sauvé les meubles. Il ne faut pas louper le tournant. »

Cet éveilleur d'hommes ne faisait pas de sermons. Il vous regardait comme un vrai père son enfant et on recevait des petits mots, fruits de ses prières de nuits d'insomnie, vous

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suggérant une action à entreprendre. Son dernier petit mot, daté de Lisieux un mois avant sa mort, disait : « Dès mon retour, il faudra voir comment des équipes de prêtres en dehors d'une paroisse peuvent se détendre, bien manger, bien dormir. » Ailleurs il m'avait dit qu'une des tâches qu'il faudrait entreprendre un jour c'était un A la découverte de la biologie, car il y avait là un nœud vital pour l'homme de notre temps. Trente ans plus tard, j'essaie de lui répondre. Une autre fois, je lui avais soumis une sorte d'analyse des structures mentales, voire spirituelles, du milieu étudiant en médecine. Il me rapporta mon papier en le déchirant gentiment devant moi : « Monsieur le docteur, c'est un travail intellectuel qui ne sert à rien. Soyez positif, et si vous ne pou- vez pas, mettez cela dans votre prière en attendant que ça germe. »

La dernière fois que je l'ai vu, c'était pour une réédition de Jeunesse qui s'épanouit et je critiquais des photos « ines- thétiques », mal composées. Brusquement, Nono entre, sans frapper et sans se soucier du dérangement. En 1943, l'authen- tique prolo parisien avec sa casquette et son mégot existait encore. Nono reparti, il me dit avec son bon sourire nar- quois : « Vous voyez, Monsieur le docteur, parce que cette photo n'a pas la composition des trois anges de Roubliov, vous ne voyez pas la lumière qui rayonne de ces visages d'un père et d'une mère devant les premiers pas de leur petit. Toute la contemplation dans l'amour est là. Vous auriez aussi dit de ne pas entrer à Nono qui serait allé noyer son chagrin dans un bon verre. »

Il savait trouver dans sa foi, son espérance et sa charité, de quoi prendre des décisions très dures contre les positions de ceux qu'il aimait : quitter son diocèse, quitter l'ordre auquel il a appartenu un moment, rompre avec une action catholique qui ne portait le message qu'à travers un moule social. Proposer ce qui a en fait été le « pétard » qui a dépouillé l'Église de tout ce qui n'avait plus de vie. Il a porté la croix d'une Église qui déclasse. Il a été le pauvre prêtre à la soutane trop courte qui a manifesté à Paris une autre profondeur du message de l'Évangile.

Trois cabinets ministériels à la Santé et un à la Recherche scientifique m'ont appris que je n'étais pas homme à bâtir des institutions et à faire des règlements utiles. Chargé de

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l'épuration au ministère de la Santé en 1946, ma naïveté fut blessée de trouver autant, mais pas plus de turpitude chez les épurateurs que chez les épurés. Dans le jeu des commissions, je n'arrivais pas à rester froid, donc à dégager une tactique utile.

Les règlements me sont apparus comme très secondaires par rapport aux hommes qui voulaient les utiliser. Battu à la délégation à la Recherche quand j'avais voulu m'opposer à la création d'un grand institut pour 100 chercheurs ; témoin de la dégradation d'un organisme de recherche que j'avais lour- dement contribué à développer par l'infantilisme syndical, utilisé par l'appétit de quelques condottieri, je décidai, comme en 1940, que les bons laboureurs ne se font pas sol- dats et que j'avais à travailler sur les réalités plus profondes et plus humbles de mon métier.

Ce qu'est le métier, c'est une matière de cours, de stage, ou de réunion entre gens concernés. Mais le sens de mon métier, ce que j'y ai découvert me paraît porter une sorte de message. Quand on a le privilège d'avoir à connaître ce que devient le « partager le pain et boire le vin » dans une société en mutation, d'aborder cette étude avec les moyens scienti- fiques nécessaires en gardant au cœur les drames personnels, sociaux, économiques qui sont derrière, il m'est apparu, à tort ou à raison, qu'il y avait des choses à dire. Ce qui m'y a décidé, c'est une série de circonstances.

Ce que j'ai à dire comme « spécialiste » de la nutrition, que ce soit pour les maladies du savoir-manger, le colza, les pes- ticides ou le sous-développement, accroche bien au delà des faits eux-mêmes. Or la radio ou la télévision sont des moyens de communication ambigus. L'accrochage est plein d'un émotionnel inconscient, plus proche du théâtre que de la rigueur scientifique. Le texte écrit de ce qui a été dit dans un dialogue où on joue à chaud sans avoir le temps d'une solide méditation est très plat, voire très vide. Il est clair qu'il y a une demande simple et sincère et que mon métier paraît pouvoir y répondre. Il fallait aller y voir. La médecine évolue et les maladies liées au savoir-manger sont là. Que signifient- elles? Que peut-on pour elles?

La société évolue autour de la façon dont elle produit et consomme ses aliments. Comment juger ce que sont les vrais aliments de l'homme?

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Une science qui s'attache globalement, concrètement, au geste le plus fondamental de la vie quotidienne, se découvre elle-même en même temps qu'elle redécouvre les dimensions éternelles de l'homme. C'est une méditation sur ce qu'est « partager le pain et boire le vin » dans une société dite de consommation qui m'a paru devoir être faite. Combien de drames personnels de familles, de prêtres, de malades, au- raient été évités si l'on reconnaissait, si l'on savait découvrir ce que veut dire « partager le pain et boire le vin ».

Un jour, devant la parution parfaitement plate et vide d'un texte tiré d'une émission de télévision qui avait eu des échos qui m'étaient allés au cœur, je décidai de tenter d'écrire ce livre.

Écrire c'est chercher à sortir de l'éphémère, à rentrer dans ce qu'il peut y avoir de plus solide, dans ce qu'on a vécu. C'est un espoir et une exigence de profondeur et de fidélité pour mieux se relier aux autres.

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conçu et dirigé par Michel Villemont

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On ne mange pas seulement pour survivre. La nutri- tion, plus profondément, est un acte qui nous relie au milieu vivant auquel nous participons ; le partage de la nutrition, de même, nous relie à la communauté des hommes. Le savoir-manger, s'il implique néces- sairement la diététique, va donc bien au delà : c 'est un savoir-vivre, un chemin vers l'Etre. Avec Partager le pain, le professeur Jean Trémolières — biologiste et médecin, chargé d'un laboratoire appliquant la physique et la chimie à la nutrition — nous livre la somme de sa très riche expérience, à . travers laquelle la pensée biologique trouve sa signi- fication : non pas seulement réflexion objectivante, sur le modèle de la physique, mais redécouverte de l'unité et du sens du vivant. Rien n'existe, en effet, dans notre esprit, qui ne s'inscrive par une émotion dans notre chair. C'est la connaissance inconsciente née du désir, du dégoût, de la joie ou de la souffrance qui est la force princi- pale orientant nos comportements. Elle apparaît ainsi comme le grand moteur de l'évolution. La biologie, science du vivant, est née de la physico- chimie, mais dépasse sa perspective trop étroite en projetant sur l'intelligible des ouvertures toutes nou- velles. Manger est l'art de vie par excellence, qui refait, chaque instant, l'unité de l'individu, assure son équilibre physique, mais aussi affectif, spirituel et mental, l'ouvre au monde en l'y incarnant. Partager le pain, on le voit, est un livre de savoir, et plus encore de sagesse. Il apporte à l'homme d'au- jourd'hui, marqué par les crises de l'ère industrielle, ce message d'espoir et cette leçon d'humanisme dont il a faim.