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ÉDITORIAL / EDITORIAL Particularités éthiques de lapproche psychologique en oncologie Ethic particularities of psychological approach in oncology M.-F. Bacqué © Springer-Verlag France 2013 Éthique et approche subjective : les mêmes principes Les psychologues partagent des principes éthiques du soin issus largement des travaux des grands philosophes du monde grec, puis du débat Descartes/Kant, des phénoméno- logues allemands et des philosophes qui sont parvenus à penser la Shoah, enfin, les travaux de Levinas et de Ricœur sont à lorigine dun renouveau de la réflexion sur le soin dautrui et le soin de soi [1]. La philosophie est une tentative de comprendre le monde qui nous entoure et de nous comprendre nous-mêmes, elle est à lorigine académique de la psychologie. Elle sen rapproche dans les sous-disciplines suivantes: épistémologie, éthique, ontologie et au travers dautres disciplines connexes : anthropologie, sociologie, histoire. Mais notre environnement technologique et social change si vite quil nous faut sans cesse nous adapter aux nouvelles modalités de communication et dorganisation de la vie publique et privée. L omniprésence de la technique risque de faire perdre du sens à la relation humaine et à lhumain. Si, les principes philosophiques ont pu paraître dépassés à lacmé de la période dorée des biopouvoirs (Michel Foucault caractérisait ainsi la fin du vingtième siè- cle), ils sont revenus en force aujourdhui, sollicités par une contradiction majeure dans nos sociétés : la mondialisation oppose des désirs paradoxaux soumis à léconomie, lindivi- dualisme saccroît et relativise les grands principes univer- sels, lHomme est responsable de lavenir de la planète et de ses espèces. Si la morale, fixe les règles en fonction des mœurs et souvent dun état de la société, léthique sefforce de déga- ger un questionnement en vue dune analyse densemble qui est toujours transversale à une situation. Il ne saurait sagir dun code absolu, fixant les règles et les devoirs (ce quon appelle alors une déontologie). La vision éthique interroge, introduit de lordre et énonce des principes. Aristote laisse même une place à lappréciation indivi- duelle et sappuie sur le terrain pour dire : « il appartient toujours à lagent lui-même dexaminer ce quil est oppor- tun de faire, comme dans le cas de lart médical ou de lart de la navigation ». L éthique personnelle précède léthique professionnelle Le soin psychique ou du moins lapproche thérapeutique par la psychologie, implique une éthique issue de la psychana- lyse. Pour Freud, il est impossible de prétendre « appliquer » une psychanalyse à autrui, si lon na pas, soi-même, employé la méthode psychanalytique pour traiter et assumer ses propres difficultés. Nous avons trouvé chez Cécile Bolly [2], les développements de ce qui nous semble naturelle- ment entrer dans la formation des psychologues cliniciens (et des psychanalystes), appliqués aux soignants dun ser- vice doncologie (mais largement généralisables à dautres services). Pour elle, la question éthique fondamentale est celle de lattention à lautre en tant que sujet singulier et non en tant quobjet de soin (cure comme care). Elle a illus- tré une démarche éthique qui aide un professionnel à trouver un juste milieu dans son engagement, limitant à la fois lépuisement et lindifférence, tous deux signes de souf- france 1 . Ainsi, les soignants, peuvent accepter que certains éléments influencent à la fois leur bien être et la qualité de leur présence avec lautre, sils font de lécoute de soi, un préalable à lécoute de lautre. La dimension éthique du travail soignant permet de poser à chaque instant, des choix conscients et de les incarner M.-F. Bacqué (*) Rédactrice en chef de Psycho-Oncologie EA 3071, université de Strasbourg, France e-mail : [email protected] 1 Il sagit ici du projet GIRAFE, Groupe Interdisciplinaire de Réflexion, dAide à la décision et de Formation en Ethique clinique abrité depuis janvier 2005 par La Haute Ecole Robert Schuman de la ville de Luxembourg, à retrouer sur son site www.hers.be Psycho-Oncol. (2013) 7:71-73 DOI 10.1007/s11839-013-0424-4

Particularités éthiques de l’approche psychologique en oncologie

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ÉDITORIAL / EDITORIAL

Particularités éthiques de l’approche psychologiqueen oncologie

Ethic particularities of psychological approach in oncology

M.-F. Bacqué

© Springer-Verlag France 2013

Éthique et approche subjective : les mêmesprincipes

Les psychologues partagent des principes éthiques du soinissus largement des travaux des grands philosophes dumonde grec, puis du débat Descartes/Kant, des phénoméno-logues allemands et des philosophes qui sont parvenus àpenser la Shoah, enfin, les travaux de Levinas et de Ricœursont à l’origine d’un renouveau de la réflexion sur le soind’autrui et le soin de soi [1]. La philosophie est une tentativede comprendre le monde qui nous entoure et de nouscomprendre nous-mêmes, elle est à l’origine académique dela psychologie. Elle s’en rapproche dans les sous-disciplinessuivantes: épistémologie, éthique, ontologie et au traversd’autres disciplines connexes : anthropologie, sociologie,histoire. Mais notre environnement technologique et socialchange si vite qu’il nous faut sans cesse nous adapter auxnouvelles modalités de communication et d’organisation dela vie publique et privée. L’omniprésence de la techniquerisque de faire perdre du sens à la relation humaine et àl’humain. Si, les principes philosophiques ont pu paraîtredépassés à l’acmé de la période dorée des biopouvoirs(Michel Foucault caractérisait ainsi la fin du vingtième siè-cle), ils sont revenus en force aujourd’hui, sollicités par unecontradiction majeure dans nos sociétés : la mondialisationoppose des désirs paradoxaux soumis à l’économie, l’indivi-dualisme s’accroît et relativise les grands principes univer-sels, l’Homme est responsable de l’avenir de la planète et deses espèces.

Si la morale, fixe les règles en fonction des mœurs etsouvent d’un état de la société, l’éthique s’efforce de déga-ger un questionnement en vue d’une analyse d’ensemblequi est toujours transversale à une situation. Il ne saurait

s’agir d’un code absolu, fixant les règles et les devoirs(ce qu’on appelle alors une déontologie). La vision éthiqueinterroge, introduit de l’ordre et énonce des principes.Aristote laisse même une place à l’appréciation indivi-duelle et s’appuie sur le terrain pour dire : « il appartienttoujours à l’agent lui-même d’examiner ce qu’il est oppor-tun de faire, comme dans le cas de l’art médical ou de l’artde la navigation ».

L’éthique personnelle précède l’éthiqueprofessionnelle

Le soin psychique ou du moins l’approche thérapeutique parla psychologie, implique une éthique issue de la psychana-lyse. Pour Freud, il est impossible de prétendre « appliquer »une psychanalyse à autrui, si l’on n’a pas, soi-même,employé la méthode psychanalytique pour traiter et assumerses propres difficultés. Nous avons trouvé chez Cécile Bolly[2], les développements de ce qui nous semble naturelle-ment entrer dans la formation des psychologues cliniciens(et des psychanalystes), appliqués aux soignants d’un ser-vice d’oncologie (mais largement généralisables à d’autresservices). Pour elle, la question éthique fondamentale estcelle de l’attention à l’autre en tant que sujet singulier etnon en tant qu’objet de soin (cure comme care). Elle a illus-tré une démarche éthique qui aide un professionnel à trouverun juste milieu dans son engagement, limitant à la foisl’épuisement et l’indifférence, tous deux signes de souf-france1. Ainsi, les soignants, peuvent accepter que certainséléments influencent à la fois leur bien être et la qualité deleur présence avec l’autre, s’ils font de l’écoute de soi, unpréalable à l’écoute de l’autre.

La dimension éthique du travail soignant permet de poserà chaque instant, des choix conscients et de les incarner

M.-F. Bacqué (*)Rédactrice en chef de Psycho-OncologieEA 3071, université de Strasbourg, Francee-mail : [email protected]

1 Il s’agit ici du projet GIRAFE, Groupe Interdisciplinaire deRéflexion, d’Aide à la décision et de Formation en Ethique cliniqueabrité depuis janvier 2005 par La Haute Ecole Robert Schuman de laville de Luxembourg, à retrouer sur son site www.hers.be

Psycho-Oncol. (2013) 7:71-73DOI 10.1007/s11839-013-0424-4

dans le moindre de ses gestes. Le sens d’une action est àrechercher non seulement dans le contenu d’une décision,mais dans la manière dont elle est prise et mise en œuvre.

Apprendre à discerner la dimension éthique d’un pro-blème, à développer une réflexion qui dépasse la prise dedécision, tout en s’impliquant en tant que sujet, permet den’être ni indifférent à l’autre, ni envahi par lui.

Quatre principes fondamentaux peuvent être appliquésindividuellement puis discutés en groupes : le non jugement,la reconnaissance de ses propres émotions, l’équité de trai-tement de chaque nouvelle situation, et enfin la possibilitéde prendre une décision en conscience et en ouverture àl’autre.

L’éthique du psychologueprécède sa déontologie

L’éthique concerne la finalité générale de l’activité du psy-chologue, ses buts, sa fonction sociale. Elle permet les choixde conscience liés à des valeurs personnelles dans les cas deconflits d’intérêts de morale, de code, de société politique.Ainsi, si la question déontologiques du psychologue seposent dans les champs de l’éducation, la justice, la recher-che, la santé, le social, ses questions éthiques se développentdans le cadre de la naissance, l’identité, la liberté, la mort, lareproduction, la sexualité, le secret.

Questions éthiques aux psychologuestravaillant en oncologie

En oncologie, nous retrouvons des séries de problèmesposés par la biomédecine, mais aussi par la psychologie.Parmi les problèmes médicaux, les psychologues partagentsouvent les questions des équipes médicales et soignantes,lors de « démarches éthiques » animées par un praticienextérieur au groupe ou, au contraire, auto-animées par legroupe (grâce à des grilles d’aide à la décision commecelles de H. Doucet ou de G. Durand et C. Growe auCanada, ou encore celle du Centre d’Ethique Médicale del’Université de Lille [3]. Ces questions, nombreuses, ontété largement traitées par Psycho-Oncologie, des classi-ques thématiques de l’oncogénétique (mettre au mondeun enfant alors que l’on est porteur d’un oncogène, révélerà son fils ou sa fille un cancer potentiel, subir une mastec-tomie préventive alors que l’on n’est pas totalement certainde développer un cancer), aux difficultés de transmissiond’un diagnostic médical, jusqu’aux demandes d’euthanasieet de suicide assisté.

Les pratiques psychologiques spécifiques, sont abordéesdans les collèges de psychologues hospitaliers ou à l’univer-sité, dans le cadre de thèses de doctorat, ou encore en super-

vision individuelle ou collective. Elles sont nombreuseset subtiles : que communiquer dans un dossier médical ?Que faire avec un patient qui sort du cadre thérapeutique ?Comment animer un groupe psychodynamique avec les soi-gnants dont on partage la clinique ?

Enfin, les questions éthiques posées par la recherchedes psychologues en psycho-oncologie, font l’objet des dos-siers déposés dans les Comités de Protection des Personnes(ou CPP).2

Outre la participation aux CPP, les psychologues qui dépo-sent un dossier de recherche rencontrent souvent des ques-tions posées par l’utilisation de leurs méthodes cliniques oupsychométriques. Quand les employer en toute innocuité ?Comment rédiger les notes d’information et de consentement ?Comment séparer investigation clinique de la rencontre théra-peutique avec le patient ? Comment distinguer le transfert surle chercheur du transfert sur le psychologue clinicien potentielthérapeute ?

Dans les choix difficiles, peut-on rationaliserses émotions ?

Quelles que soient les questions, elles s’enrichiront de laréflexion proposée par Pierre Le Coz [4] qui met en exerguece travail de « révision émotionnelle » appelé par la réflexionéthique. Les psychologues sont amenés sans cesse à travail-ler avec leurs émotions, en écho aux émotions de leurspatients. Ces émotions qui évoluent en parallèle forment letransfert, dont l’analyse, en entretien autant qu’en psycho-thérapie, permettra le travail en profondeur. Cependant, cequi, sur le plan éthique concourra à prendre une décisioncollégiale, n’appartient sur le plan psychothérapeutiquequ’au psychologue : « que puis-je proposer au patient ? ».Soutien ou entretiens à orientation psychanalytique ? Enga-gement dans un travail de longue haleine ou visites ponctuel-les ? Risquer de mettre à mal des défenses rigides mais soli-des est-il un bien pour le patient ? Que fera le patientlorsqu’il sortira de l’hôpital ?

Même si ces questions sont classiquement résolues àl’aune de l’expérience des psychologues, elles peuvententraîner une remise en cause éthique qui trouvera dans les

2 Créés par la loi du 9 Août 2004, il existe 40 CPP réparties sur 7 inter-régions de recherche clinique. Les CPP comportent 14 membrestitulaires et 14 suppléants. Le législateur a souhaité maintenir, voirerenforcer, le pluralisme des membres déjà présent dans les anciensCCPPRB. À cette fin, les CPP sont constitués à parité par deuxcollèges principaux : 7 membres appartenant au monde médical,médecins qualifiés en matière de recherche (4, dont un méthodologisteau moins), médecin généraliste (1), pharmacien (1) et infirmier(e)s (1) ;7 membres appartenant à la « société civile », dont un qualifié en matièred’éthique, un qualifié dans le domaine social, un psychologue, deuxjuristes et deux représentants d’associations agréées de malades oud’usagers du système de santé.

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méthodologies énoncées plus haut des éclairages novateurs.Chaque année, les Masters 2 de psychologie clinique del’université de Strasbourg s’essayent à appliquer la démar-che éthique afin d’aboutir à une décision de proposition thé-rapeutique. L’exercice est délicat mais apporte une réflexionpassionnante entre le respect absolu de la subjectivité etde l’autonomie, la question de la bienfaisance et celle del’innocuité des pratiques... Qui a dit que le psychologueexerçait une profession secondaire ?

Références

1. Beauchamp TL (2001) Childress J Principles of Biomedical Ethics(5ème édition), University Press, New-York/Oxford

2. Bolly C (2011) La mise en œuvre d’une démarche éthique peut-elleinfluencer la souffrance des soignants ? Psycho-Oncol. 2 : 98–108

3. Bolly C, Grandjean V, Vanhalewyn M, Vidal S (2004) L’éthiqueen chemin. Démarche et créativité pour les soignants. Weyrich Eds

4. Le Coz P (2009) Communication à l’Académie Nationale demédecine du 24 février

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