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Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020)

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Partis politiques et protestations au Maroc(1934-2020)Mounia Bennani-Chraïbi

DOI : 10.4000/books.pur.142665Éditeur : Presses universitaires de RennesLieu d’édition : RennesAnnée d’édition : 2021Date de mise en ligne : 30 juin 2021Collection : Res publicaEAN électronique : 9782753583351

http://books.openedition.org

Édition impriméeDate de publication : 30 octobre 2021EAN (Édition imprimée) : 9782753583115Nombre de pages : 330

Ce document vous est offert par Bibliothèque cantonale et universitaire Lausanne

Référence électroniqueBENNANI-CHRAÏBI, Mounia. Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020). Nouvelle édition [enligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2021 (généré le 29 septembre 2021). Disponible surInternet : <http://books.openedition.org/pur/142665>. ISBN : 9782753583351. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.142665.

© Presses universitaires de Rennes, 2021Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International- CC BY-NC-ND 4.0

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Mounia Bennani-Chraïbi

Collection « Res Publica »

Presses universitaires de Rennes

Partis politiques et protestations

au Maroc (1934-2020)

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Publié avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique

et pour la version imprimée celui du Fonds des publications de l’université de Lausanne

© P R, CC-BY-NC-ND 4.0SAIC Édition – Université Rennes 2

2 avenue Gaston-Berger – Bâtiment Germaine-Tillion35043 Rennes cedex

www.pur-editions.fr

Dépôt légal : 2e semestre 2021ISBN 978-2-7535-8311-5

ISSN 1264-1642

B-C, Mounia. Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020) [en ligne]. Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/pur/142665.

DOI: 10.4000/books.pur.142665, ISBN : 978-2-7535-8335-1.

CC-BY-NC-ND 4.0

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Aux victimes de la répression.

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Remerciements

Ce livre s’inscrit dans le prolongement d’un projet de recherche sur les congressistes des partis politiques financé par le Fonds national de recherche suisse (FNRS). Si son idée a germé ici et là, il est l’aboutissement d’un parcours de trois décennies. Tout au long de cette quête, j’ai sollicité un grand nombre de personnes et d’institutions, et j’ai disposé d’importants soutiens de différentes natures.

Pour commencer, je tiens à exprimer ma profonde gratitude à toutes celles et à tous ceux qui ont accepté de m’accorder des entretiens ou de faciliter mon accès au terrain.

J’ai également une pensée émue pour Magali Morsy et Rémy Leveau qui m’ont initiée aux ficelles du métier avec bienveillance et magnanimité. Longtemps après leur disparition, les habitus qu’ils m’ont inculqués restent vivaces.

Les cheminements, pour certains imprévus, de ce livre doivent aussi à ma rencontre avec Michel Offerlé qui m’a accompagnée pendant plusieurs années avec patience, générosité et humour. Ne pouvant restituer ici toute la richesse et la densité de nos échanges, je me contenterai d’indiquer qu’il a annoté plusieurs versions de chapitres, y compris ceux qui sommeillent encore dans le disque dur de mon ordinateur. Les résultats de ce compagnonnage ont été discutés dans le cadre d’une habilitation à diriger les recherches par d’autres membres du jury que je remercie chaleureusement : Michel Camau, Florence Haegel, Maâti Monjib, Hassan Rachik et Johanna Siméant-Germanos.

Je voudrais par ailleurs souligner tout ce que cette entreprise doit à un environnement institutionnel extrêmement favorable au sein de l’université de Lausanne (UNIL). Merci à toutes celles et à tous ceux qui apportent un appui inestimable à la recherche que ce soit à l’échelle de l’Institut d’études politiques (IEP), de la faculté des Sciences sociales et politiques (SSP) ou de l’UNIL. À cet égard, mon laboratoire de rattachement, le Centre de recherche sur l’action politique de l’université de Lausanne (CRAPUL), a joué un rôle essen-tiel. Plus précisément, ce livre est débiteur de mes discussions et collaborations avec Olivier Fillieule au cours des deux dernières décennies. Cette recherche a également bénéficié d’interactions fructueuses avec des collègues de l’UNIL et d’ailleurs : Myriam Aït Aoudia, Martina Avanza, Philippe Blanchard, Dietmar Braun, Jean-Gabriel Contamin, Dina El Khawaga, Philippe Gottraux, Florence Johsua, Driss Ksikes, Cécile Péchu, Hervé Rayner, Bernard Voutat, Lamia Zaki et bien d’autres. En outre, j’ai eu la chance d’échanger avec des générations

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d’étudiant·e·s, de doctorant·e·s et de postdoctorant·e·s. J’évoquerai en particulier Agnès Aubry, Khansa Ben Tarjem, Yassin Boughaba, Alexandre Dafflon, Emma David, Pablo Diaz, Hicham El Jadidi, Fiona Friedli, Samina Mesgarzadeh, Marie Métrailler, Vanessa Monney, Gregory Patthey, Merieme Yafout, bien sûr, Youssef El Chazli, qui n’a cessé de me demander avec humour : « Où est-ce que tu en es dans ta thèse ? », et Ahmed Chapi dont j’ai apprécié à leur juste valeur les talents de relecteur. Merci aussi à Natalia Aravena et à Noé Rouget, notamment pour leur contribution à la mise en forme de versions précédentes de cet ouvrage.

À un moment ou à un autre, d’autres personnes ont relu attentivement un ou plusieurs chapitres : Fouad Abdelmoumni, Younes Benmoumen, Leyla Dakhli et Reda Zaireg. L’apport de Mohamed Jeghllaly est d’autant plus considérable que l’un des chapitres de ce livre est le fruit de notre collaboration. En outre, David Goeury a eu l’amabilité d’enrichir ce volume avec des cartes éclairantes.

En définitive, si cet ouvrage est sorti de l’atelier, c’est grâce à Myriam Catusse qui en a relu minutieusement d’innombrables versions. Les pistes qu’elle m’a inspirées et sa grande disponibilité ont été précieuses. À chaque fois que le décou-ragement me guettait, elle m’a réinsufflé un nouvel élan.

Au cours de la toute dernière étape, le manuscrit a continué à se bonifier à la faveur des remarques judicieuses formulées par Frédéric Vairel. Pour sa part, Erik Neveu a vigoureusement soutenu ce projet de publication de ses balbutiements à sa concrétisation. Il a commenté plusieurs versions du manuscrit et suggéré des amendements salutaires : collaborer avec mon éditeur était un réel bonheur. Plus globalement, l’équipe des PUR – avec une mention spéciale pour Pierre-Henry Frangne et pour Yves Picard – a fait preuve de résilience et d’un grand professionnalisme. Pour finir, Yann Lézénès a procédé très méticuleusement à d’ultimes corrections.

Reste à évoquer tout ce que cette entreprise doit à mes parents, à l’esprit libre qu’ils ont cultivé en moi, à nos discussions infinies et à leur soutien indéfectible. Najib m’a épaulée durant ces années, et j’ai eu la chance de bénéficier des encou-ragements de mes enfants Yacine et Ghali, ainsi que d’autres personnes de mon environnement familial et amical comme Amine, Hicham, Réda, Siham, mais aussi Anne, Bouchra, Hounayda, Khadija, Mary, Nezha et Roseline.

Que toutes et tous soient très chaleureusement remerciés pour leur apport et leur générosité.

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Note sur la translittération des termes en arabe

Notre choix de système de translittération simplifié, fondé sur une utilisa-tion optimale des représentations graphiques françaises, vise à faciliter la lecture pour ceux qui ne sont pas initiés à la langue arabe. À titre d’exemple, nous avons transcrit la lettre chin par ch, le son ou par la voyelle u. En outre, nous avons renoncé à marquer les voyelles longues et les signes diacritiques qui signalent les dentales vélarisées ou emphatiques. Par contre, nous avons redoublé les consonnes géminées et différencié la vélaire sourde k de la glottalisée sourde q, la laryngale sourde ‘ (‘ayn) de l’attaque glottale ’ (hamza) ; en revanche, nous n’avons pas marqué celle-ci en initiale. Pour l’écriture de l’article, la distinction a été faite entre les lettres lunaires (al-) et les lettres solaires (ad-, at-…). Certains termes sont reportés en fonction de leur prononciation en marocain. Enfin, dans les citations, nous avons conservé la translittération choisie par leurs auteurs. Les noms propres qui possèdent une graphie usuelle en français sont donnés comme tels (exemple : Mohammed V, Mohamed Ben Saïd Aït Idder).

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Sigles

ADL Alliance des libertés

AEMNA Association des étudiants musulmans nord-africains

AGD Alliance de la gauche démocratique

AKP Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développe-ment turc

ALN Armée de libération nationale

AMDH Association marocaine des droits humains

AMEJ Association marocaine pour l’éducation et la jeunesse

ANC Assemblée nationale consultative

ANDCM Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc

ATTAC Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne

AWI Al Adl wal ihsane

CADTM Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde

CAM Comité d’action marocaine

CCDH Conseil consultatif des droits de l’homme

CCRC Commission consultative pour la révision constitutionnelle

CDIFDH Centre de documentation, d’information et de formation en droits de l’homme

CDT Confédération démocratique du travail

CGEM Confédération générale des entreprises du Maroc

CGT Confédération générale du travail (France)

CISL Confédération internationale des syndicats libres

CNDH Conseil national des droits de l’homme

CNI Congrès national ittihadi

CNJA Conseil national pour la jeunesse et l’avenir

CoMaSoDeT Coordination marocaine de soutien aux démocrates tunisiens

DGSN Direction générale de la sûreté nationale

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DGST Direction générale de surveillance du territoire

ECDG Espace Casablanca pour le dialogue de la gauche

FC Forces citoyennes

FDIC Front de défense des institutions constitutionnelles

FFD Front des forces démocratiques

FGD Fédération de la gauche démocratique

FLN Front de libération nationale

FMI Fonds monétaire international

FSM Fédération syndicale mondiale

FVJ Forum vérité et justice

GSU Gauche socialiste unifiée

ICD Initiative citoyenne pour le développement

IER Instance équité et réconciliation

INDH Initiative nationale pour le développement humain

IRCAM Institut royal de la culture amazighe

M20 Mouvement du 20 février

MDS Mouvement démocratique social

MINURSO Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental

MJI Mouvement de la jeunesse islamique

MMLM Mouvement marxiste-léniniste marocain

MNP Mouvement national populaire

MP Mouvement populaire

MPDC Mouvement populaire démocratique constitutionnel.

MTD Mouvement pour tous les démocrates

MUR Mouvement unicité et réforme

OADP Organisation de l’action démocratique et populaire

OCI Organisation de la coopération islamique

OMDH Organisation marocaine des droits de l’homme

ONA Omnium nord-africain

ONE Office national de l’électricité

PADS Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste

PAM Parti authenticité et modernité

PCF Parti communiste français

PCM Parti communiste marocain

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SIGLES

PDC Parti démocratique constitutionnel

PDI Parti démocratique de l’indépendance

PED Parti de l’environnement et du développement

PJD Parti de la justice et du développement

PLS Parti de la libération et du socialisme

PND Parti national démocrate

PNUD Programme des Nations unies pour le développement

PPS Parti du progrès et du socialisme

PRN Parti des réformes nationales

PSD Parti socialiste démocrate

PSU Parti socialiste unifié

PUM Parti de l’unité marocaine

RESAQ Réseau des associations de quartier du grand Casablanca

RGD Rassemblement de la gauche démocratique

RNI Rassemblement national des indépendants

SNESUP Syndicat national de l’enseignement supérieur

SNI Société nationale d’investissement

UC Union constitutionnelle

UD Union démocratique

UGEM Union générale des étudiants du Maroc

UGSCM Union générale des syndicats confédérés du Maroc

UGTM Union générale des travailleurs du Maroc

UGTT Union générale tunisienne du travail

UMA Union marocaine de l'agriculture

UMA Union du Maghreb arabe

UMCI Union marocaine du commerce et de l’industrie

UMCIA Union marocaine du commerce, de l’industrie et de l’artisanat

UMD Union marocaine pour la démocratie

UMT Union marocaine du travail

UNEM Union nationale des étudiants du Maroc

UNFP Union nationale des forces populaires

USFP Union socialiste des forces populaires

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Glossaire

Caïd : francisation du mot qa’id ; délégué du sultan au niveau local ; depuis l’indépendance, chef d’une circonscription administrative (caïdat).

Chorfa : pluriel de cherif, personne dont le prestige social dérive de son inscrip-tion dans une généalogie prophétique.

Dahir : terme francisé ; acte sultanien, qui acquiert un caractère législatif sous le Protectorat, les projets de la Résidence devant être paraphés par le sceau du sultan. À l’indépendance, il désigne un acte royal à caractère législatif ou administratif.

Da‘wa : action missionnaire de prédication et de prosélytisme.

Douar : terme francisé, unité de base d’une collectivité rurale ou d’origine rurale ; zone d’habitat assimilé à un bidonville et considéré comme non réglementaire.

Fatwa : réponse à une question donnée, un point de droit ; est habilité à la produire un musulman jurisconsulte.

Fqih : juriste-théologien, maître d’école coranique, et par extension lettré, voire guérisseur.

Habous (pl. ahbas) : terme francisé et synonyme de waqf (pl. awqaf) ; biens de mainmorte affectés à des fondations religieuses. Ces donations pieuses (des terres, des immeubles, des constructions d’utilité publique) constituaient la principale richesse du pays. Après avoir été géré de manière autonome par les clercs, ce patrimoine a été mis sous tutelle étatique et sa gestion confiée au ministère des Affaires religieuses.

Ittihadi : « unioniste », attribut employé pour déclarer ou qualifier une appar-tenance à l’Union socialiste des forces populaires (USFP), et dérivé du mot « ittihad » (union), premier terme composant le nom du parti en arabe : al-ittihad al-ichtiraki li al-quwwat ach-cha‘biyya.

Jihad : nom verbal, qui tire sa racine de juhd, un effort consenti pour atteindre un objectif en surmontant une difficulté. Dans la pensée islamique, il prend une double signification : le jihad dit intérieur consiste dans l’effort consenti par la communauté pour se réformer dans la voie de Dieu ; le jihad dit extérieur se rapporte à l’engagement de la communauté dans un combat armé contre un mal « extérieur » et contre ceux qui ne reconnaissent pas Dieu et son prophète.

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Khalifa : terme francisé ; au sens premier, délégué ; au Maroc, utilisé pour désigner le représentant du sultan auprès des autorités espagnoles de la zone Nord et, plus généralement, un agent administratif délégué du caïd ou du pacha.

Makhzen : dérivé de « khazana » (cacher, préserver, engranger), le sens premier du mot « makhzen » renvoie aux lieux où sont entreposées les collectes de l’« impôt » ; le terme « magasin » y puise son étymologie. Selon la conceptualisa-tion des intellectuels du Protectorat, le bled makhzen se rapporte aux territoires soumis à l’autorité centrale, celui des cités et des tribus arabisées des plaines. Dans le Maroc contemporain, cette notion a fini par désigner la Maison royale, le territoire sur lequel s’étend son pouvoir, ainsi que ses extensions administratives.

Makhzénisation : terme utilisé pour évoquer le fait d’avoir été « coopté », « récupéré » par le Makhzen, ou plus globalement d’être imprégné par l’esprit et le style de celui-ci.

Misbah : lampe, lumière de la lampe, terme coranique (sourate an-Nur – de la lumière) qui associe Dieu à « la lumière des cieux et de la terre », logo électoral du Parti de la justice et du développement (PJD).

Moqaddem (pl. moqaddemin) : au sens littéral, celui qui se présente le premier, agent de base de l’administration centrale, en contact immédiat avec la popula-tion, au niveau d’un quartier notamment.

Pacha : francisation du terme bacha ; agent administratif, délégué du sultan, puis du roi, à la tête d’une ville.

Siba : insoumission, désordre ; selon la conceptualisation des intellectuels du Protectorat, le bled siba s’oppose au bled makhzen, et recouvre les zones monta-gneuses et désertiques, peuplées par des tribus berbérophones, « insoumises », qui refusent notamment de s’acquitter de l’impôt à chaque fois que l’autorité centrale est affaiblie, tout en reconnaissant l’autorité spirituelle du sultan.

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Introduction

D’une campagne électorale à l’autre, l’on entend fréquemment des citoyens désabusés fustiger les partis politiques au Maroc : « tous pareils », « tous cor-rompus », « il n’y a pas de vrais partis au Maroc », « ils ne représentent que leurs propres intérêts ». Depuis 1997, l’abstention électorale et les votes nuls ne cessent de s’accroître, et les personnes en âge de voter daignent de moins en moins s’ins-crire sur les listes des électeurs. Sur un autre plan, l’offre électorale est à la fois plé-thorique et peu lisible. En une quinzaine d’années, le nombre de partis politiques représentés au sein de la Chambre des représentants a plus que doublé 1. À chaque élection, le bulletin de vote s’enrichit de nouveaux logos, matérialisant des scis-sions, des fusions, ou de nouvelles vocations plus ou moins collectives et, derrière la pérennisation de certaines enseignes, se terrent de profondes mutations. Quant aux coalitions préélectorales, elles ne résistent pas au processus de formation de gouvernements hétéroclites, qui ne manquent jamais de rassembler les pires adver-saires de la veille. En 2012, le tableau est tel qu’un délégué, invité à remplir un questionnaire pendant le congrès national de son parti, s’est exclamé : « Vous faites une enquête sur les partis ! Franchement, vous croyez vraiment qu’il existe des partis au Maroc 2 !? » En effet, face à la désaffection et au discrédit qui touchent les partis politiques marocains, pourquoi leur consacrer plusieurs années d’investigation ?

Cet ouvrage est né d’une énigme et d’une exaspération. La première s’est étoffée à travers les enquêtes de terrain que je mène depuis la fin des années 1990 et sous-tend le questionnement qui anime la recherche que je conduis sur les congressistes nationaux de dix organisations politiques marocaines entre 2008 et 2012 : si les partis politiques suscitent tant de désamour au Maroc, qu’est-ce qui caractérise celles et ceux qui s’engagent en leur sein ? La seconde s’est exacerbée à chaque nouvelle proclamation experte de « l’exceptionnalité » marocaine. Trop souvent, le roman politique d’une monarchie « experte en survie » (Anderson, 2000) est naturalisé, comme si tout avait été joué d’avance. D’après les analyses dominantes, elle s’est stabilisée après avoir désamorcé des aspirations révolution-naires diversifiées (Vairel, 2014) et, à l’épreuve du « Printemps arabe », elle se

1. Les partis représentés au sein de la Chambre des représentants sont 3 en 1963, 6 en 1977, 8 en 1984, 11 en 1993, 15 en 1997, 21 en 2002, 24 en 2007. Ensuite, une inflexion s’observe (18 partis en 2011 et 12 en 2016).

2. Propos recueillis par l’autrice pendant le congrès du Parti authenticité et modernité (PAM) à Bouznika en février 2012. L’interlocuteur est un notaire quadragénaire, originaire d’une petite ville de province, et un élu local du PAM.

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serait même consolidée (Storm, 2014, p. 64). Trop souvent, la sphère politique est réduite à un face-à-face entre la monarchie et les élites, à une arène dont la principale fonction serait de permettre à des monarques, érigés en marionnet-tistes tous puissants, de convertir de manière cyclique et quasi mécanique des « opposants à Sa Majesté » en « opposants de Sa Majesté 3 », des militants en lutte pour l’alternative politique en notables en concurrence pour des mandats.

Alors que je suis bien engagée dans la rédaction d’un livre sur les propriétés et les parcours du personnel partisan au Maroc, je me laisse happer par le besoin irrépressible d’examiner les conditions de développement et de transformation de la sphère partisane marocaine en articulation avec les dynamiques protestataires. Ce faisant, le souci d’offrir quelques repères historiques au lecteur est supplanté par la tentation de proposer une relecture d’un ensemble de travaux, ainsi qu’un retour sur les matériaux que j’ai collectés depuis la fin des années 1980. L’enjeu consiste désormais à produire une analyse socio-historique, processuelle, dans le prolongement des tentatives de dépassement des tensions entre « structure » et « action » (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2012). Cette démarche entraîne au moins deux déplacements. D’une part, c’est en se demandant comment s’ins-titue le fait partisan au Maroc que sont appréhendés les aléas et les luttes au cours desquels la monarchie s’érige en institution centrale. De ce point de vue, les termes de « Palais », « régime », « monarchie » ne seront employés que par commodité : ils se réfèrent à une configuration d’acteurs inscrite dans une histo-ricité et travaillée par des dynamiques plurielles ; ils ne désignent pas une entité homogène et cristallisée une fois pour toutes, et encore moins une machine bien huilée ou un pouvoir occulte 4. D’autre part, la quête d’un énième modèle expli-catif de « la formule » marocaine cède la place à une ambition plus modeste : travailler l’ensemble de ces enquêtes de façon cumulative et critique à l’aune des outils de la sociologie politique. Dans le même mouvement, prêter attention à la manière dont certaines catégories savantes, façonnées dans des contextes variables, se sont diffusées et naturalisées au point de se muer en catégories vernaculaires et d’encoder le jeu des acteurs politiques, suscitant ainsi des effets en retour (Douglas, 2004). Reste à souligner que cette remise en énigme du fait partisan au Maroc est profondément imprégnée par un terrain de longue durée.

Intermèdes

Septembre 2002. De la beauté du mort

Le dimanche 22 septembre 2002, cinq jours avant les élections législatives, une vingtaine de militants et de sympathisants de l’Union socialiste des forces

3. Exemple d’expressions produites dans le champ scientifique avant de s’imposer dans l’univers politique marocain. En effet, elle apparaît dans un compte rendu du livre de Waterbury (Clément, 1975, p. 259). Quelques années plus tard, le 17 novembre 1981, elle figure dans le titre de l’éditorial d’Ahmed Alaoui, un proche du palais, dans Le Matin du Sahara. Voir à ce sujet M. Catusse (2013a).

4. Pour une sociologie historique de l’État au Maroc, voir B. Hibou et M. Tozy (2020).

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INTRODUCTION

populaires (USFP), tous bénévoles, font campagne dans un quartier populaire de Casablanca (Bennani-Chraïbi, 2004b). Le candidat en tête de liste a apporté un soin particulier à la conception du défilé, de ses arrêts en cercle sur les places. La veille encore, il a personnellement supervisé la répétition des chants et des slogans du parti, corrigé les rimes et les rythmes. À ce stade de la campagne, l’enjeu est de couvrir le plus de zones possible pour rappeler le sigle du parti, son logo – une rose violette –, son passé, son association à des figures mythiques de la gauche marocaine. La circonscription est loin d’être acquise. Nombreux sont ceux qui ont vécu le passage de l’USFP de l’opposition au gouvernement en 1998 et la succes-sion monarchique de 1999 comme une promesse de rupture avec « le passé ». Et les remontrances d’anciens électeurs du parti sont à la mesure des attentes nourries à l’égard de l’USFP qui a si longtemps incarné le fer de lance de l’opposition parle-mentaire, avant que son premier secrétaire, Abderrahman Youssoufi, un ancien compagnon de Mehdi Ben Barka, n’accède à la primature en 1998.

Ce dimanche-là, les chants et les slogans scandés par les militants et les sympa-thisants de l’USFP sont émaillés de références aux « sacrifices », aux « martyrs » du parti « révolutionnaire », au « message » de l’USFP qui se transmettrait « de génération en génération », aux luttes de Mehdi Ben Barka, enlevé à Paris en octobre 1965, et d’Omar Benjelloun, assassiné en décembre 1975. D’après l’orga-nisateur de la campagne, « lorsqu’on dit : “Ô Mehdi ! Ô Omar !”, on signifie que c’est le parti des gens qui ont été en prison ». Dans cette formulation, l’accent est mis sur la prison, plutôt que sur les assassinats attribués au Palais. Et, dans ce travail de commémoration, la fossilisation du passé comporte une part d’amné-sie ou de censure, visant à ménager les nouveaux choix politiques opérés par la direction du parti, à savoir la réconciliation avec la monarchie. Les épisodes de répression sont évoqués, tout en étant vidés de leur contenu. Les martyrs morts dans la confrontation avec le régime et, plus largement, « le capital » de l’oppo-sition révolue sont réappropriés de manière anachronique dans une campagne marquée par l’esprit de participation et d’adhésion à la monarchie. Les héros du parti sont exhumés pour se faire infliger un ensevelissement instaurant une continuité, là où prévaut une profonde rupture tant dans la nature des stratégies que dans les modalités d’action.

Sept ans plus tard, une autre campagne électorale d’une liste socialiste

Sur un terrain vague de Casablanca, au cœur d’une zone à forte concentration populaire, se dresse une tente caïdale (Bennani-Chraïbi, 2016). En ce mois de juin 2009, le temps électoral imprègne l’atmosphère : des imprimés multicolores jonchent le sol ; des groupes plus ou moins denses, souvent vêtus de tee-shirts et de casquettes marqués du sceau de l’un des partis en lice, se croisent, s’évitent, s’interpellent dans un ballet rythmé par les klaxons, les tambourins, les haut-parleurs, les chants et les slogans, qui saturent les oreilles. À l’extérieur de la tente, des hommes entre deux âges se tiennent debout, crispés. À l’intérieur, des femmes en djellaba, accompagnées de leurs enfants, sont assises, l’air absent. Des jeunes

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hommes en uniforme électoral, portant le sigle et le logo de l’USFP, s’efforcent de réchauffer l’ambiance, tambourin en main, jusqu’à ce qu’un homme de l’exté-rieur les interrompe. Un peu plus tard, cet enseignant quadragénaire, en retrait du parti depuis 1998, mais qui a fini par rejoindre la campagne en dépit de ses frustrations, s’est distingué par un discours enflammé, rescapé des temps où le verbe était encore valorisé par le parti, en se référant explicitement au passé de l’USFP dans l’opposition. Ce militant ne comprend pas que son parti « s’abaisse » à employer les mêmes méthodes que les organisations qualifiées dans le passé de « partis de l’administration 5 », ceux-là mêmes qu’il stigmatisait comme « corrom-pus » et « corrupteurs », qu’il accusait d’acheter les voix des femmes et des « illet-trés », substituant au pouvoir du verbe les apparats festifs de la tente et de la musique populaire, recourant à des agents recrutés pour l’occasion, sans relation aucune avec le parti. Avec dérision, il m’explique que le label USFP est devenu un « simple fonds de commerce » : « On continue à acheter la limonade Atlas par fidélité à la marque, alors même qu’Atlas s’est transformé depuis longtemps en eau de Javel. »

En effet, le passage de l’opposition au gouvernement a accéléré la mutation identitaire de l’USFP, élargissant le hiatus entre une base militante composite et des instances dirigeantes elles-mêmes divisées. Entre 1998 et 2005, trois partis issus de l’USFP sont créés, faisant perdre à celui-ci le soutien d’une partie de ses bases syndicales et de sa jeunesse, en même temps que des figures intellectuelles charismatiques. À la veille des législatives de 2007, la direction du parti a mené une « politique d’ouverture » pour compenser les pertes, et de nouveaux critères de sélection des candidats ont été privilégiés, valorisant la capacité personnelle à mobiliser des soutiens et à engranger des voix, par-delà l’ancienneté et l’expé-rience partisanes. Bien davantage, des notables locaux et des hommes d’affaires – traditionnellement associés aux partis « administratifs » – ont été approchés par des membres influents du bureau politique. Si cette stratégie n’est pas parvenue à freiner l’effondrement électoral du parti – qui est passé de la première position pendant les législatives de 1997 et de 2002 à la cinquième en 2007 –, elle a préci-pité la transformation du profil de ses élus et de ses agents électoraux. En 2007, pour la première fois dans l’histoire du parti, les enseignants ont cédé la place aux entrepreneurs au sein de la Chambre des représentants, donnant à voir « la notabilisation parlementaire d’un parti de militants » (Bennani-Chraïbi, 2008b).

Juin et novembre 2008. Congrès de l’Union socialiste des forces populaires

En juin 2008, l’USFP tient son 8e congrès national dans un climat houleux. Les affrontements verbaux et physiques dégénèrent. Des militants sanglotent, d’autres sont prostrés. De petits groupes manifestent dans les espaces ouverts,

5. Également surnommés « partis administratifs », ils devaient cette appellation au soutien direct ou indirect de l’administration et à leur proximité avec le Palais.

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INTRODUCTION

occupent la tribune principale où trônent les photos des martyrs et des leaders décédés du parti, ainsi qu’un portrait du roi. Face à l’impasse qui paralyse le congrès, les travaux sont reportés. En novembre 2008, pendant la deuxième partie du congrès, la proclamation des résultats de l’élection du premier secrétaire suscite le mécontentement d’une vingtaine de jeunes congressistes, qui associent le vainqueur à un allié du Makhzen* 6 et son adoubement à une intervention du Palais dans la vie interne du parti. Tard dans la nuit, ils improvisent leur contestation dans l’enceinte du congrès : des rondes, des sauts et des figures de danse proches de la carmagnole, des slogans révolutionnaires invoquant les martyrs, dénonçant la « makhzénisation » du parti et appelant le parti à quitter le gouvernement.

« Révolution, révolution, liberté, liberté (revolutione, revolutione, liberte, liberte). »

« Ô frères n’oubliez pas : les martyrs sont morts et bien disparus, mais les enfants du peuple sont toujours là,

Écoute, écoute ô Palais, écoute, écoute, c’est avec toi que je parle, nous n’allons pas trahir, Mehdi [Ben Barka] n’a pas de sépulture, son feu est toujours allumé […]

Je jure que je n’oublierai pas, parce que je suis ittihadi* 7, comment oublier que le Makhzen a tué Mehdi. »

Parmi ces jeunes, nombreux sont ceux qui ont adhéré au parti alors que celui-ci était déjà au gouvernement. Intriguée, je leur demande pourquoi ils ont opté pour l’USFP, plutôt que pour des formations de la gauche radicale ou de l’extrême gauche 8. Avec véhémence, l’un d’entre eux me répond : « Tous ces gens-là sont issus de l’USFP, nous avons préféré adhérer au parti de Ben Barka, reconstruire le parti révolutionnaire de Mehdi Ben Barka et d’Omar Benjelloun de l’intérieur. »

Brahim, 26 ans, a observé ces protestations avec sympathie, sans y prendre part. Pour sa part, il a été éduqué dans une « famille ittihadie », dans un village de l’Est marocain. En 2001, il s’est inscrit à l’université de Fès. Bien que se considé-rant comme un « ittihadi dans l’âme », il a décidé de s’engager avec les étudiants marxistes contre la réforme universitaire initiée par un ministre de l’USFP. Non seulement la réforme lui semblait injuste, mais en plus il voulait « vivre comme Mehdi Ben Barka » :

« Je n’ai jamais cessé d’être ittihadi. Intérieurement, j’étais ittihadi. Arrivé à la fac, j’ai réalisé que je ne pouvais rien faire en tant qu’ittihadi. Qu’est-ce que j’allais

6. Les termes définis dans le glossaire sont suivis d’un astérisque lors de la première occurrence.7. « Unioniste », attribut employé pour déclarer ou qualifier une appartenance à l’USFP.8. La « gauche radicale » et l’« extrême gauche » sont des catégories utilisées par les acteurs de ces mouvances,

du moins dans les années 2000. D’après un dirigeant du Parti socialiste unifié (PSU), la gauche radicale a opté pour « le réformisme de gauche démocratique » et pour « la monarchie parlementaire », alors que l’extrême gauche « n’a pas rompu avec ses idées révolutionnaires classiques » (entretien téléphonique réalisé par l’autrice en juin 2013).

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faire ? Manger, dormir, étudier le programme ? Non. Je voulais vivre moi aussi comme Mehdi Ben Barka, vivre des poursuites, que la police me recherche, que j’expérimente la crise, que j’expérimente la tendresse et la sympathie qui unissent les étudiants, que je mange du pain sec, que je fasse une grève de la faim pendant quatre jours. L’USFP du début des années 2000 ne pouvait pas me donner tout cela. Je serais venu le leur demander, ils m’auraient traité de traître. Comment ont-ils été formés eux ? Par la détention, par les poursuites, par les réunions dans la clandestinité. […] Aujourd’hui, l’USFP ressemble à un vieillard qui raconte sa jeunesse : “Quand j’étais jeune, je marchais 25 km, je mangeais du pain sec et de l’eau, et voici aujourd’hui où j’en suis.” Finalement, on ne se souvient plus que de ceux qui sont morts jeunes. »

Un spectre et une énigme : la profonde mue d’un parti, de l’opposition au gouvernement

Un mois après le congrès de l’USFP, en juillet 2008, le Parti de la justice et du développement (PJD) organise son 6e congrès national. L’atmosphère semble sereine, l’organisation efficace et les délégués disciplinés. Depuis 1998, l’intégration de cette branche de l’islamisme marocain 9 dans le jeu politique officiel s’accompagne d’une forte progression électorale – quoique contrôlée – qui permet au PJD de succéder à l’USFP en tant que tribune dominante de l’opposi-tion parlementaire, et qui laisse augurer une participation future à une coalition gouvernementale. Sachant que j’ai enquêté pendant le congrès de l’USFP, de jeunes délégués me demandent de comparer à chaud les deux partis. À l’inverse d’autres adhérents qui expriment leur fierté face à la qualité du déroulement du congrès, ces étudiants expriment leur inquiétude : « Pensez-vous que nous risquons de finir comme l’USFP ? » Implicitement, ils se demandent si, dans le contexte marocain, le passage de l’opposition au gouvernement déstructure inéluctablement un parti politique. Comme d’autres militants, ils appréhendent la trajectoire de l’USFP comme un archétype de l’histoire des relations entre la monarchie et les partis d’opposition et aspirent à en retenir les leçons.

De l’évocation de ces épisodes qui ont ponctué un terrain de longue durée, un aspect ressort en particulier : la mue d’un parti politique, l’USFP, qui a incarné l’opposition pendant quatre décennies, avant de devenir un parti gouvernemen-tal pendant une douzaine d’années. Cette mutation est parsemée de scissions, de défections, de crises à répétition. Elle s’accompagne d’une perte de l’électorat tradi-tionnel du parti, faiblement compensée par l’adhésion de nouvelles cohortes. Elle se manifeste par la transformation des profils de ses candidats aux élections et de

9. Nous utilisons la notion d’« islamisme » par facilité de langage, tout en étant consciente qu’elle fonctionne comme « un écran à l’intelligibilité des choses ». Elle homogénéise facticement des acteurs et des mouvements qui présentent une grande diversité en matière d’orientations, de stratégies de mobilisation et d’alliances, de rapport à l’État, à la légalité, à la violence, etc., et dont le point commun réside dans le fait de produire des énoncés en puisant dans le répertoire islamique et d’« idéologiser le religieux » en vue de « mobiliser au nom de l’islam » (Picaudou, 2010).

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INTRODUCTION

leur manière d’« aller au peuple 10 ». Elle donne à voir une profonde réorientation stratégique qui atteint un nouveau stade en 2016-2017, amenant des analystes à proclamer la mort définitive du parti de Mehdi Ben Barka, d’Omar Benjelloun et d’Abderrahim Bouabid (premier secrétaire de l’USFP de 1975 à 1992).

Ce dernier épisode mérite qu’on s’y arrête. En effet, bien que rétrogradé au sixième rang pendant les législatives d’octobre 2016, l’USFP se trouve au cœur du « blocage » qui entrave la formation d’un gouvernement sous l’égide du PJD. Après un premier succès électoral dans le sillage des mobilisations de 2011, celui-ci a confirmé sa très forte progression électorale en 2016, mais a rencontré de multiples obstacles pour former une majorité. Propulsé à la tête d’une coali-tion de partis, pour la plupart nés dans le giron de l’administration, un grand entrepreneur, proche du Palais, s’est érigé en faiseur de gouvernements et s’est acharné, notamment, à imposer la présence de l’USFP à Abdelilah Benkirane, secrétaire général du PJD, auquel le roi a confié le soin de constituer une majorité en octobre 2016. Cinq mois plus tard, Mohammed VI renvoie le charismatique dirigeant du PJD et nomme à sa place un autre responsable de la même forma-tion, Saad Eddine Othmani. Le nouveau chef du gouvernement ne tarde pas à annoncer à ses camarades que l’intégration de l’USFP au sein du gouvernement est une « décision relevant de la souveraineté » (amr siyadi), se référant ainsi au domaine réservé du roi, un territoire aux frontières floues. Face à ces développe-ments, Tawfik Bouachrine, qui dirige alors le quotidien arabophone Akhbar Al Yawm, exprime bien la nature des questionnements qui taraudent des observa-teurs de la vie politique marocaine pendant le printemps 2017 :

« Comment un parti avec un tel passé en est-il venu à se transformer en parti au service des autorités (as-sulta) et des agents de la destruction de la méthode démocratique en matière de formation d’un gouvernement ? Les dirigeants et les leaders du parti n’auraient jamais imaginé […] que l’État puisse un jour conférer son parrainage au parti de Bouabid et s’acharner à le faire entrer dans le gouverne-ment pour lui éviter une mort dans l’opposition » (Bouachrine, 2017, traduction de l’autrice).

La « vengeance » contre la démocratie

Le 29 décembre le 2020, l’historien Maâti Monjib est arrêté à Rabat 11. Des voix critiques inscrivent cet épisode dans le prolongement de la répres-sion des protestations du Rif en 2017 et de Jerada en 2018, et de la « “stratégie

10. Voir la distinction faite par A. Siegfried (1980, p. 320-321) entre deux systèmes électoraux. Le premier nécessite un passage obligé par les « autorités sociales ». Dans le second, « on va au peuple directement […] ; on ne se réclame pas de la hiérarchie mais de l’égalité ».

11. Poursuivi depuis 2014 avec six journalistes et militants pour « atteinte à la sûreté de l’État », Maâti Monjib est également président de l’association Freedom Now pour la liberté de la presse. Après un « harcèlement médiatique et judiciaire » régulièrement dénoncé, l’universitaire finit par être accusé de « blanchiment d’argent ». Arrêté le 29 décembre 2020, il bénéficie d’une libération provisoire le 23 mars 2021 après une grève de la faim de 19 jours et une vaste mobilisation internationale.

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sexuelle” qui lamine les journalistes » (Mansouri, 2020), à commencer par Tawfik Bouachrine 12. Dans un jeu de mots, un chroniqueur souligne que la « vengeance » contre la démocratie (al-intiqam ad-dimuqrati) succède désormais à la « transition démocratique » (al-intiqal ad-dimuqrati) :

« Le régime/l’État/le Makhzen (comme vous voulez) est au plus fort de sa puissance » ; « [il] a empêché les héritiers du Mouvement national de diriger le pays au départ des colons, il a survécu aux coups d’État militaires, il a bridé le mouve-ment ittihadi avec ses blanquistes et ses syndicalistes, il a affaibli la gauche marxiste dans un monde bipolaire, et il a astreint les islamistes à entériner la normalisa-tion [des relations du Maroc avec Israël] » ; « plus aucune opposition ne menace sa légitimité » ; « le contexte international ne contrarie pas ses intérêts » ; « [il a] restauré son autoritarisme qui aurait été mis à mal par le Mouvement du 20 février [en 2011], une parenthèse non seulement fermée, mais verrouillée, parfois de manière hystérique ». Pour autant, il ne cible pas « des adversaires et des ennemis à la hauteur de sa puissance » ; il constitue en menace « des associations de plaidoyer qui n’ont pas les moyens de louer un local, des youtubeurs sans impact social, des personnalités à la notoriété restreinte » (El Bekkari, 2021, traduction de l’autrice).

Peu après, un dossier d’Akhbar Al Yawm s’interroge sur la « Benalisation du Maroc », avec un éditorial de Saida El Kamel (2021) intitulé : « La transition autoritaire… de “Ben Ali a pris la fuite” à “Ben Ali s’est précipité en prenant la fuite” (Al-intiqal as-saltawi… min “bena‘li hrab” ila “bena‘li zrab”) ». En mars 2021, la direction de ce quotidien annonce la fermeture de ce que certains consi-dèrent comme le dernier bastion de la presse indépendante.

Indiscipline et discipline

Ces observations sur les parangons des anciennes oppositions partisanes et sur les transformations de l’autoritarisme au Maroc incitent à examiner les condi-tions de développement et de transformation du fait partisan dans leur histo-ricité et leur fluidité, et à la jonction entre les « dynamiques du dedans » et les « dynamiques du dehors » (Balandier, 1971). Elles invitent de même à prendre en compte l’ensemble des acteurs en présence dans leurs relations et leurs interdépen-dances, et les articulations mouvantes entre les différentes arènes du politique 13.

12. Arrêté en février 2018, le directeur de publication du quotidien Akhbar Al Yawm est condamné à une peine de 15 ans de prison pour « traite d’êtres humains », « abus de pouvoir à des fins sexuelles », « viol et tentative de viol ». Deux autres plumes virulentes de ce journal sont incarcérées : Hajar Raïssouni, en août 2019, pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors mariage », mais vite graciée à la suite d’une vaste mobilisation ; son oncle Soulaimane Raïssouni, en mai 2020, pour « viol avec violence et séquestration » d’un jeune homme homosexuel. Quant au journaliste d’investigation Omar Radi, il est d’abord placé en détention en décembre 2019 pour un tweet, libéré en mars 2020 après une large campagne de soutien, puis à nouveau emprisonné en juillet 2020 pour « atteinte à la sûreté extérieure et intérieure de l’État, viol et attentat à la pudeur ».

13. Les sections qui suivent peuvent se révéler arides pour les lecteurs non spécialisés, qui pourraient alors se reporter directement à l’annonce du plan, à la fin de ce chapitre introductif.

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INTRODUCTION

Pour ce faire, nous oscillerons tout au long de cette réflexion entre indiscipline et discipline. Pratiquer l’indiscipline reviendra à se départir des « routines et des certitudes institutionnalisées » (Offerlé et Rousso, 2008, p. 15), qui tendent à s’enkyster dans les milieux académiques trop fermés, trop spécialisés, qui tirent leur raison d’être de l’exceptionnalité supposée de leur terrain de prédilection. Cet exercice reposera sur deux démarches complémentaires. En premier lieu, persévérer – de manière « raisonnée » (Catusse, 2020, p. 15) – dans le mouve-ment de décloisonnement des études aréales 14, et poursuivre le désencastrement des intérêts de recherche sur le Maghreb et le Moyen-Orient de l’agenda politique international. Cela se traduira ici par une aspiration à faire voyager les question-nements, tout en veillant à restituer l’épaisseur du terrain observé et en se gardant de plaquer des grilles de lecture toutes faites. Nous espérons ainsi contribuer au renouvellement des recherches sur les partis politiques dans la région 15, un objet pendant longtemps « délaissé », voire constitué en « mauvais lieu scientifique » (Catusse et Karam, 2010). Dans ce qui suit, nous reviendrons sur les principales lectures du phénomène partisan au Maroc, avant de présenter l’approche que nous adopterons.

L’hypertrophie de la monarchie dans les analyses des partis politiques marocains

À l’exception de l’ouvrage pionnier de Rézette (1955) sur les partis politiques sous le Protectorat, la plupart des travaux sur le Maroc insistent sur l’importance de la monarchie dans la structuration du fait partisan, tout en portant l’empreinte des paradigmes concurrents qui prédominent au moment de leur production. Les ouvrages de référence qui traitent de l’ère post-indépendance approchent ce phénomène en relation avec la persistance d’une culture politique, ou en intrication avec les dynamiques qui travaillent la société marocaine. Quant aux lectures plus récentes, elles appréhendent la résilience de l’autoritarisme ou des monarchies dans la région en se centrant sur les phases de transition ou sur le jeu institutionnel.

Une culture politique persistante ?

Le Commandeur des croyants de John Waterbury incarne la perspective cultura-liste qui a le plus durablement marqué l’analyse de la vie partisane marocaine. En effet, le politique au Maghreb et au Moyen-Orient a fait l’objet d’innombrables lectures mobilisant la variable culturelle sous différentes déclinaisons, se focali-sant sur une dimension tantôt religieuse, tantôt liée à un ensemble de valeurs, de normes, d’attitudes, de comportements politiques, et ce afin d’expliquer la

14. Le dialogue a d’abord été lancé avec les spécialistes des mouvements sociaux (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2003 ; Wiktorowicz, 2004 ; Dorronsoro, 2005 ; Beinin et Vairel, 2011 ; Chalcraft, 2016).

15. Dans la veine de M. Aït-Aoudia (2015), M. Vannetzel (2016), S. Randjbar-Daemi, E. Sadeghi-Boroujerdi et L. Banko (2017), et du dossier de Politique africaine (2006).

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résilience de l’autoritarisme dans la région sous sa forme républicaine ou monar-chique (Camau, 2006).

Pourtant, lorsque Waterbury arrive au Maroc en 1965, le sujet de thèse qu’il a en tête porte plutôt l’empreinte des théories du développement politique, comme il en témoigne dans un entretien :

« À l’époque, étudier les partis politiques du Tiers-Monde était en vogue aux États-Unis. Ma recherche devait s’axer sur les partis marocains et leur rôle au parlement. Sauf qu’il y a eu les émeutes de Casablanca en 1965, l’état d’exception et la suspension du parlement… J’ai donc commencé à travailler sur Le Commandeur des croyants à l’improviste » (Crétois, 2014).

En réorientant sa focale, le politiste étatsunien cherche à « comprendre le comportement politique des Marocains dans les premières années de l’indé-pendance ». Pour ce faire, il réalise des « centaines d’entretiens », lit « toute la presse marocaine depuis l’indépendance », et multiplie les conversations avec des collègues « à l’instar de Paul Pascon, Abdelkébir Khatibi, Clifford Geertz, David Hart et beaucoup d’autres encore » (Crétois, 2014) 16. Pendant ce séjour qui dure jusqu’en 1971, il témoigne rétrospectivement du fait qu’il n’a jamais eu besoin d’une « autorisation de recherche formelle », qu’il a été « interrogé une fois […] poliment », sur le mode : « nous savons que vous êtes là, ne faites pas de bêtises 17 ».

Paradoxalement, alors même qu’il ne croit pas « à la pérennité du système », son ouvrage postule une « continuité structurelle » au niveau de la culture politique. D’après sa thèse, le « style politique » du roi et des élites pendant la première décennie de l’indépendance demeure imprégné par la centralité du « Makhzen » et par les « structures traditionnelles de la société marocaine », en dépit des bouleversements sociaux provoqués par le Protectorat : « On peut dire, en schématisant grossièrement, que la société marocaine est issue de la tribu et qu’à l’exception peut-être des vallées des grands fleuves, les normes et les modes du comportement social et politique ont leurs origines dans la tribu » (Waterbury, 1975, p. 33, 84) 18. Néanmoins, J. Waterbury souligne qu’il n’emploie le terme de « tribu » que « par commodité » et « au sens le plus large », pour désigner une organisation sociale qui « n’existe en tant que telle que par opposition à une force extérieure », et qui « n’est qu’un assemblage éphémère de micro-groupes définis de la même manière » (ibid., p. 86). Sa conceptualisation des liens primordiaux s’inspire de la théorie de la segmentarité :

« Dans les systèmes politiques où l’autorité centrale est, soit affaiblie, soit inexistante “on doit attribuer le maintien de la section tribale à l’opposition entre les segments mineurs plutôt qu’à aucune pression extérieure”. Paradoxalement,

16. Les deux premiers auteurs cités sont considérés comme les pères de la sociologie marocaine. Quant aux deux anthropologues étatsuniens, ils sont également sur le terrain marocain à cette époque : le premier observe la ville de Sefrou qu’il a rendu célèbre par ses analyses ; le second étudie les tribus dans la région du Rif.

17. Échange électronique avec l’autrice le 19 août 2018.18. Sur les notions de Makhzen et de tribu, voir l’encadré 1 dans le chapitre 1.

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INTRODUCTION

la cohésion de la tribu ne tient pas à des buts partagés, ni à la ferveur soulevée par un chef, ni même à un ancêtre commun, comme cela a été souvent soutenu, mais aux tensions, aux frictions et à l’hostilité entre les unités qui la composent. […] Tension et hostilité servent donc de catalyseurs à la cohésion du groupe » (ibid., p. 84, 86) 19.

Dans sa réappropriation de ce paradigme, J. Waterbury attribue la survie de la monarchie moins à la mobilisation d’une légitimité religieuse et historique 20 qu’à l’utilisation défensive du pouvoir politique et de sa préservation au prix de la division d’une élite restreinte : la « vie politique au Maroc consiste […] dans une fronde permanente entre les unités politiques, dans une atmosphère de crise et de tension qui contribue en fait à maintenir l’équilibre de la société et à le restaurer le cas échéant » (ibid., p. 24). L’identité est avant tout « situation-nelle » : « Un individu n’est ce qu’il est que par référence à une situation ou à un groupe donné » ; il est pris dans « le réseau de plusieurs alliances entrecroisées et opposées » et les « alliés d’aujourd’hui seront peut-être les ennemis de demain » (ibid., p. 20, 87, 88). Dès lors, c’est la prégnance du modèle de la société segmen-taire qui expliquerait la précarité des alliances politiques, l’absence de cohérence des actes et des coalitions avec l’idéologie proclamée, l’instabilité des clientèles partisanes, et la constitution du « système politique » en lieu de cooptation des élites. Le politiste étatsunien contribue ainsi à véhiculer l’idée qu’au Maroc les signes de « modernité politique » se réduisent à un vernis et que, loin de consti-tuer l’indicateur d’un profond changement, le mouvement perpétuel tend plutôt à exclure celui-ci.

Les critiques du Commandeur des croyants sont nombreuses ; nous nous contenterons d’en évoquer trois. Pour l’historien marocain Abdellah Laroui, qui défend à l’époque une perspective plus marxisante en termes de « classes », la théorie de la segmentarité n’aide pas à une meilleure compréhension de la société marocaine, car elle privilégie la forme au détriment du contenu au point de cesser d’être explicative :

« chaque fait nouveau, chaque événement n’est effectif que s’il est une simple occasion de réactiver, de mettre en train une force latente, toujours présente […]. La segmentarité, en tant que modèle, qu’image, ne peut être ni vérifiée ni falsi-fiée, toujours prête à réinterpréter les trouvailles d’autrui selon son propre code » (Laroui, 1977, p. 175, 177).

Pour sa part, Hassan Rachik relève la connaissance fine du jeu politique marocain de John Waterbury, qui lui aurait permis de « réinventer », voire de « bricoler », une tradition politique « sur mesure » (Rachik, 2012, p. 183). Sous

19. Dans ce passage, J. Waterbury cite E. E. Evans-Pritchard (1968, p. 150). Dans une perspective voisine, E. Gellner (2003) met l’accent sur l’« équilibre structural » du monde tribal : en l’absence de toute centra-lisation et de toute institution politique spécialisée, celui-ci s’explique notamment par la concurrence entre tribus et entre chacun de leurs segments, et par la fonction d’arbitrage des saints.

20. Depuis la fin des années 1990, cette question a été discutée sous différents angles (p. ex. : Tozy, 1999 ; Hammoudi, 2001 ; Zeghal, 2005 ; Belal, 2011).

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un autre angle, Edmund Burke insiste sur la contribution de cet ouvrage à l’enri-chissement du métarécit orientaliste colonial au sujet de « l’islam marocain » : ce grand classique en perpétuerait l’essentialisme culturaliste, tout en réussissant l’exploit de le diffuser y compris auprès des marxistes marocains qui se sont arraché la traduction française du livre, interdit dans le royaume (Burke III, 2014, p. 190). Plus d’un demi-siècle après sa publication, cette référence conti-nue d’encoder les analyses de la vie politique marocaine, qu’il s’agisse d’expliquer la prééminence du « Makhzen », les dissensions de « l’élite politique », ou la centralité économique et politique des « grandes familles » 21.

Le système partisan marocain au prisme des conflits sociaux ?

À l’instar du Commandeur des croyants, le succès rencontré par Le fellah marocain défenseur du trône résistera à l’épreuve du temps (Leveau, 1985). Tandis que Waterbury observe la vie politique marocaine de l’état d’exception (1965-1971), Rémy Leveau scrute de près la fabrique des institutions politiques « modernes » du Maroc indépendant (1959-1965). De plus, le parcours person-nel, universitaire et professionnel du politiste français le dispose plutôt à appré-hender la constitution de l’arène électorale marocaine au prisme des conflits sociaux et des tensions entre le centre et ses périphéries.

Grâce au réseau de Maurice Duverger, ce licencié en droit, diplômé de Sciences Po (1955), qui a fait une thèse de troisième cycle en sociologie rurale sous la direction de Jean Touchard, devient tuteur pour la thèse du futur roi Hassan II, assistant à la faculté de droit de Rabat, puis conseiller technique au cabinet du ministre de l’Intérieur, tout en publiant régulièrement, sous pseudo-nyme, des articles dans des revues scientifiques 22. Il est à peine âgé de 30 ans lorsqu’on lui demande de travailler à l’élaboration de la première constitution du royaume (1962), de contribuer à l’organisation des premières élections et au tracé des premiers découpages. Et c’est avec André Siegfried en tête qu’il imagine et scrute les élections, avant de produire une « géographie politique » du Maroc. Bénéficiant d’une posture de témoin privilégié, il accède à d’importantes sources, dont 700 rapports de police sur les candidats des législatives de 1963. En tant qu’empiriste assumé, il fait preuve d’éclectisme théorique, en articulant implici-tement une lecture néo-marxiste 23 et une approche stratégiste intuitive.

Selon sa thèse, le système partisan naissant cristallise une ligne de partage entre mondes citadin et rural, reflétant des clivages géographiques, sociaux et culturels 24. Dans le cadre de la confrontation pour le pouvoir entre la monarchie

21. Voir par exemple les articles de presse de Y. Ziraoui, W. Lrhezzioui et F. Tounassi (2008) et de D. Bennani (2012).

22. Pour sa période marocaine, il utilise les pseudonymes suivants : Jules et Jim Aubin, Hubert Breton, Paul Chambergeat, Octave Marais.

23. Il se réfère implicitement à B. Moore (1983), et plus explicitement à la conception de « l’intellectuel tradi-tionnel » d’A. Gramsci (Leveau, 1985, p. 91-92).

24. Sa thèse est relativement proche des lectures qui appréhendent le système partisan sous l’angle des clivages sociaux : centre-périphérie, urbain-rural, travailleurs-possédants, Église-État (Rokkan, 1999). Certains

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et le Mouvement national, l’alliance de la royauté avec les notables ruraux – un « choix politique » et non une « fatalité » (Leveau, 1985, p. 43) – aurait eu pour objectif de « neutraliser la bourgeoisie urbaine et le prolétariat » (ibid., p. 83) ; elle aurait fonctionné « comme système stabilisateur du régime, en contenant la poussée de la classe moyenne urbaine et en assurant la survie d’un jeu politique limité aux élites, où l’opposition évolue entre la cooptation et la prison » (ibid., p. 245). À moyen terme, l’adoption de cette stratégie aurait abouti non à une « révolution conservatrice par le haut » (Moore, 1983), mais à un « immobi-lisme » en matière économique, éducative et dans la construction d’un État « moderne ». De son point de vue, le pluripartisme et les mécanismes électoraux sont conçus comme des instruments de contrôle et de fragmentation d’un champ politique initialement polarisé ; les scissions sont favorisées et la naissance de partis administratifs accompagnée, initialement pour encadrer le monde rural. Dans le prolongement de la grille de lecture proposée par R. Leveau, la sphère partisane du Maroc actuel refléterait avant tout un équilibre atteint grâce à des stratégies cooptatives, qui se traduiraient par un jeu d’alliances entre la monarchie et des élites plus ou moins enracinées socialement et localement. Autrement dit, une arène partiellement travaillée par des conflits sociaux, ceux qui sous-tendent le groupe des acteurs intégrés dans le « jeu politique », dont le roi fixe les règles tout en restant le « maître du calendrier » (Leveau, 1985, p. 78).

Outre la richesse empirique et la finesse des observations, l’intérêt de cet ouvrage réside dans l’analyse concomitante de plusieurs facteurs : d’une part, le poids des structures, les transformations qui les affectent ; d’autre part, les caractéristiques des élites politiques, les perceptions que les acteurs ont de leur environnement à l’échelle locale, nationale, régionale et transnationale, les straté-gies « rationnelles » ou « impulsives » qu’ils mettent en œuvre en recourant à différents registres d’action, ainsi que les « règles du jeu tacites » ou explicites qui sous-tendent leurs interactions. Sur un autre plan, Le fellah marocain constitue une source précieuse, ne serait-ce que parce que son auteur a collecté ses données sur le « jeu politique » marocain pendant qu’il contribuait à produire certains de ses dispositifs en tant que « conseiller technique ». Sa prégnance dans l’ana-lyse et le débat politique est encore perceptible : ses catégories de classement des élus continuent à servir de fondement à la sociologie électorale marocaine ; ses analyses sur la « cooptation » des élites et sur « l’alliance » de la monarchie avec les « notables ruraux » sont régulièrement reprises pour lire l’actualité (Tourabi, 2016) ; le titre même est souvent réactualisé (El Maslouhi, 2009).

Avec une quinzaine d’années de décalage, l’historien Maâti Monjib produit une lecture très proche de celle de Rémy Leveau en insistant sur les clivages sociaux qui sous-tendent le conflit entre la monarchie et le Mouvement natio-nal, mais en se réclamant plus explicitement du marxisme. Selon son hypothèse, l’« échec » des nationalistes citadins « modernistes » tiendrait à la brièveté et à

auteurs comme P.-R. Baduel (1996) ont tenté d’adapter cette approche pour appréhender les partis politiques dans les pays arabes.

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la superficialité de la présence coloniale au Maroc, qui aurait laissé « intactes » les structures sociales et politiques d’un monde rural représentant plus de 70 % de la population en 1956, et qui aurait maintenu un « réservoir de féodalité, de tribalisme et de tradition » (Monjib, 1992, p. 358).

Alors même que les approches théoriques qui imprègnent les travaux de J. Waterbury, de R. Leveau et de M. Monjib prêtent le flanc à de multiples critiques (appréhension de la vie politique comme un face-à-face entre la monarchie et les élites politiques, surdétermination de facteurs macro-structu-rels dans le cas du politiste étatsunien et de l’historien marocain, etc.), leurs observations et leurs analyses restent une mine d’or pour les chercheurs qui aspirent à se saisir des processus tâtonnants de l’après-indépendance au « ras des pâquerettes 25 ». Bien davantage, ils examinent l’éventail des modalités mises en œuvre par un acteur central pour organiser la sphère partisane, en s’interro-geant sur la construction conflictuelle d’institutions politiques et d’un État – dits « modernes » – dans la société. Ce dernier aspect est peu à peu marginalisé dans les développements centrés sur les « transitions » ou sur le jeu politique institu-tionnel, qui reprennent pourtant certaines de leurs intuitions.

Un modèle politique « génétique » des transitions ?

Dans le sillage des approches transitologiques, des chercheurs ont proposé des modèles qui tentent de penser ensemble, d’une part, les choix stratégiques des acteurs pendant les phases de transition (Rustow, 1970 ; Przeworski, 1991) et, d’autre part, les effets contraignants du sentier historique emprunté par une société donnée. C’est dans cette perspective que Michele Penner Angrist étudie le rôle joué par les partis politiques dans le développement de la démocratie et de l’autoritarisme au Maghreb et au Moyen-Orient. Tout d’abord, elle relève que ces organisations se sont constituées dans un contexte de transition et de moder-nisation. Au lendemain des indépendances, elles auraient joué un rôle central dans le façonnement des « régimes fondateurs », c’est-à-dire « un ensemble de règles stables régissant la formation du gouvernement, la représentation et la répression » (Angrist, 2006, p. 13). À partir de là, l’autrice érige en variable déter-minante la nature de l’expérience coloniale : durée de l’occupation, institutions mises en place, modalités de la décolonisation.

Sur la base de la trajectoire turque, M. P. Angrist considère que la conclu-sion d’un pacte démocratique est tributaire de trois facteurs principaux : une structuration bipartisane qui recoupe un clivage entre le centre et la périphérie, l’absence d’une polarisation menaçante pour l’une des parties en présence, et une symétrie au niveau des capacités de mobilisation électorale des protagonistes 26. Pour sa part, le Maroc se caractérise par une périphérie « fragmentée », ce que nous verrons dans le chapitre 1, et les luttes post-indépendance ne se cristallisent

25. Démarche préconisée par R. Leveau dans l’encadrement de ses doctorants.26. Ce modèle a inspiré l’étude des partis politiques dans les « régimes en transition » après 2011 (p. ex. : Lust

et Waldner, 2016).

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pas autour d’un conflit central qui se superposerait à une ligne de partage entre centre et périphérie. De plus, à l’aube de l’indépendance marocaine, le système multipartisan est composé d’acteurs dotés de capacités de mobilisation électorale asymétriques, ce qui aurait entravé la conclusion d’« arrangements démocra-tiques » à moyen et à long terme, et ouvert la voie à l’autoritarisme.

Les analyses de M. P. Angrist identifient d’autres trajectoires, comme celles de l’Algérie et de la Tunisie. Dans ces pays, le parti unique et un autoritarisme « immédiat » se seraient imposés en lien avec une combinaison de facteurs ; nous en soulignerons deux. D’une part, la colonisation se poursuit pendant 132 ans en Algérie (1830-1962) et 75 ans en Tunisie (1881-1956). D’autre part, l’« intransigeance » des pouvoirs coloniaux affaiblit ou détruit le pouvoir des élites traditionnelles (savants religieux, marchands, propriétaires fonciers, etc.). Cela favorise la prise de contrôle du mouvement nationaliste par les élites de la « seconde génération », qui se caractérisent par une éducation « moderne » et une origine plus modeste, plus provinciale et plus rurale, un processus exacerbé en Algérie en raison d’une guerre de libération aussi longue (1954-1962) que coûteuse en vies humaines.

D’après M. P. Angrist, la trajectoire du Maroc se distingue de celles de ses voisins maghrébins, sous au moins quatre angles. Premièrement, l’occupation est de trop courte durée (1912-1956) pour déstructurer les bases sociales et écono-miques de la société marocaine, ce qui rejoint les conclusions de M. Monjib. Deuxièmement, à l’inverse du cas algérien, la politique coloniale mise en œuvre dans le royaume préserve les élites traditionnelles. Troisièmement, bien qu’im-pulsé par les élites nationalistes de la première génération, le Parti de l’Istiqlal étend ses bases et intègre les élites de la deuxième génération, incarnées dans notre échantillon entre autres par Abderrahman Youssoufi 27. Mais celles-ci ne parviennent pas à en prendre le leadership : les élites nationalistes de la première génération n’ont pas eu le temps de se faire discréditer en raison d’un inter-valle court, une douzaine d’années, entre la naissance du Parti de l’Istiqlal et la proclamation de l’indépendance. Quatrièmement, du fait de l’aura du sultan, les accords d’indépendance n’aboutissent ni à la création d’un « régime fondateur » comme en Algérie ou en Tunisie, ni à l’affirmation d’un seul acteur majeur en mesure d’édicter les règles du jeu.

Cette thèse est très stimulante. Elle permet d’aller au-delà des approches développementalistes classiques qui associent l’émergence du fait partisan au Maghreb et au Moyen-Orient à l’apparition d’élites « modernes », urbanisées et instruites, qui auraient éliminé les élites « traditionnelles » en recourant à

27. Ce natif de Tanger (1924-2020) est le huitième d’une fratrie de dix enfants. Il considère que son père était devenu un membre de la « petite bourgeoisie » (entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en janvier 2006). Originaire d’un village situé à 25 km de Tanger, celui-ci avait connu une double mobilité, résiden-tielle et sociale. Avant d’acquérir deux maisons à Tanger, de devenir moqaddem* et défenseur agréé, cet autodidacte est pendant longtemps gardien de banque. À sa mort en 1937, le jeune Abderrahman décroche une bourse. Il poursuit sa scolarité d’abord au collège Sidi Mohamed à Marrakech (1938-1941), puis au collège Moulay Youssef à Rabat (1941-1944). Après des études de droit à Casablanca et à Paris, il intègre le barreau de sa ville natale en 1952.

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des technologies politiques modernes de mobilisation des masses (Huntington, 1968). Elle propose une modélisation séduisante de la sociogenèse des systèmes partisans, attentive aux relations entre les acteurs et à leurs capacités de mobili-sation. Néanmoins, l’approche souffre d’un ensemble de limites. Notons en particulier le biais téléologique, à savoir la sélection de faits et de variables en fonction des aboutissements observés. Celui-ci est perceptible dans la construc-tion d’un modèle centré sur le cas turc, et plus globalement sur les « réussites » et les « échecs » en matière de démocratisation. Ensuite, on peut avoir l’impression que la dépendance au sentier historique retracée est à tel point contraignante qu’elle laisserait peu de place au surgissement d’autres bifurcations, susceptibles de déverrouiller l’espace du possible. Dans ce type de comparaisons historiques, se pose également le problème du choix des facteurs explicatifs : par exemple, pourquoi l’asymétrie sur le plan des capacités de mobilisation électorale serait-elle plus décisive que celle qui prévaudrait au niveau des ressources coercitives ? Outre l’occultation de la dimension répressive, l’autrice appréhende les partis politiques comme des boîtes noires et tend à ignorer aussi bien ce qui se joue en leur sein que ce qui se déroule dans d’autres arènes. Ces derniers travers sont encore plus poussés dans des travaux qui se focalisent sur le jeu politique institutionnel.

Une résilience monarchique favorisée par des choix institutionnels « pactés » ?

Le livre de Lise Storm (2014) sur les partis politiques au Maghreb illustre une tendance majeure des recherches sur les transformations de l’autorita-risme et sur la résilience des monarchies dans la région. Tout en rejoignant les premiers travaux de référence sur le Maroc dans leur insistance sur le rôle crucial de la monarchie, la chercheuse étatsunienne prête une attention particulière au jeu institutionnel. D’après elle, le régime marocain s’est consolidé en opérant des choix institutionnels « pactés », qui auraient permis de convertir tous les « grands » partis en des organisations qualifiées de « Makhzen », « de patronage » ou encore d’« office seeking 28 » ; leur point commun serait d’être tous au service du statu quo et de la survie de la monarchie.

Au regard de ce type de travaux, le régime politique marocain actuel se situe dans une « zone grise » (Carothers, 2002) 29. D’une part, il se caractérise par des

28. L’autrice utilise la typologie de S. Wolinetz (2002) selon lequel les positionnements et les choix straté-giques des partis politiques varient en fonction de leur potentiel interne et des conditions de la compéti-tion politique. Les uns seraient plutôt demandeurs de programme ou d’idéologie (policy-seeking), de votes (vote-seeking), ou de postes et de mandats (office-seeking). Dans une perspective voisine, S. Kasmi (2015) formule la thèse de la « cartellisation » des partis marocains (alliance tacite et convergences programma-tiques pour monopoliser l’accès aux ressources publiques, dépendance accrue à l’égard de l’État, éloigne-ment des militants et des électeurs, transformations en agence semi-étatiques), concept forgé par R. S. Katz et P. Mair (1995).

29. Pour une approche critique des changements de régime et sur les phénomènes d’« hybridation » et de brouillage des frontières entre les régimes, qui se traduisent à la fois par une universalisation des procédures de la démocratie représentative, par un faible « sentiment de sécurité » et par une « croyance limitée dans la teneur du droit », voir par exemple M. Camau et G. Massardier (2009, p. 33).

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éléments institutionnels « démocratiques » de base : un « espace politique » plus ou moins ouvert à des partis d’opposition et à la société civile, des élections régulières et relativement compétitives (ibid., p. 9). D’autre part, il est imprégné par les « syndromes » de « pouvoir politique dominant » (ibid., p. 10). La monarchie exerce un pouvoir tutélaire et dispose de domaines réservés, sans être soumise à une reddition de comptes. Les gouvernants recourent avec plus ou moins de « subtilité » à la répression, à la violation de la loi et au « menu de la manipulation » (Schedler, 2002). La justice n’est pas indépendante. Une partie de l’opposition est exclue, et son accès aux médias officiels est nul ou restreint. Les élections sont encadrées par une ingénierie qui entrave la formation d’une véritable majorité. La légitimité des élections, le niveau de participation électorale, la confiance dans les institutions publiques et la performance de l’État demeurent faibles.

En phase avec des approches classiques 30, ces analyses divergent de celles qui relèvent un impact positif de « l’autoritarisme électoral 31 » sur l’augmentation des protestations, voire sur la démocratisation 32. En effet, elles considèrent que les élections et les partis politiques en contexte autoritaire visent principalement à assurer la survie du régime politique. Plus précisément, les dirigeants autoritaires en situation de faiblesse, dépourvus de rente, confrontés à d’importants défis et à une forte opposition, essaient de se stabiliser en sollicitant la coopération d’autres groupes (Gandhi, 2008). Pour conduire des « politiques de concession », ils créent des institutions (partis politiques, assemblées législatives, etc.) qui reflètent avant tout un équilibre émanant du jeu des acteurs stratégiques, soucieux de préserver leurs intérêts économiques et politiques (Boulianne Lagacé et Gandhi, 2015). Ces institutions favoriseraient la consolidation du régime autoritaire car elles rempliraient plusieurs « fonctions » : collecter des informations au sujet des préférences des élites et des citoyens ; coopter une partie de la population (sur la base d’une redistribution clientéliste des ressources à travers des intermédiaires ou des politiques publiques), les élites (en favorisant le partage du « butin » entre elles et en veillant à assouvir les ambitions en termes de carrières politiques) et l’opposition 33 ; résoudre ou contenir les conflits au sein des élites ; donner des signaux entre autres aux investisseurs et aux acteurs internationaux ; crédibiliser les politiques engagées ; diffuser la responsabilité en cas d’échec et ne pas être le seul réceptacle des griefs. Constituer une arène politique dense et fragmen-tée permettrait ainsi à un dictateur en situation de faiblesse de consolider son pouvoir en divisant ses challengers, proposition que Jennifer Gandhi (2008) illustre par le cas des monarques marocains.

Dans l’ensemble, ces travaux mettent en lumière les transformations institu-tionnelles de l’autoritarisme. Cependant, ils restent focalisés sur le « haut », sur « la politique instituée » et sur les « fonctions » des institutions, et ne permettent pas vraiment « d’expliquer ce qui change » (Catusse, 2008, p. 21-22). Ils

30. Notons en particulier celles de G. Sartori (1976) et de J. Linz, G. Hermet et A. Rouquié (1978).31. Selon la formulation d’A. Schedler (2006).32. Voir notamment S. Lindberg (2009), ainsi qu’une étude sur l’Iran (Kadivar et Abedini, 2020).33. Par exemple au travers de la légalisation de partis et leur transformation en « insiders » (Lust-Okar, 2005).

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empruntent une voie qui conduit à occulter les dynamiques sociales et protes-tataires, ou à ne les saisir qu’à travers les luttes des élites pour préserver leurs intérêts. En outre, lorsqu’ils concluent que l’organisation d’un jeu politique insti-tué renforce les fondements d’un régime autoritaire, l’analyse ne permet pas toujours de distinguer les intentions des acteurs, les causes des événements et leurs conséquences 34. Par ailleurs, dans leur lecture du fait partisan, la question de la répression se réduit souvent à l’évocation du recours au « bâton » et à « la carotte », ou de l’importance des ressources coercitives dans la survie des régimes autoritaires (Bellin, 2012), ce qui ne donne pas les moyens d’éclairer ses effets sur les parcours individuels et collectifs.

En somme, la plupart de ces approches semblent animées par la même tentation : « la quête d’un sens singulier au génie politique de la monarchie 35 ». Par extrapolation, elles proposent des réponses différentes au questionnement relatif aux conditions de transformation du fait partisan. Dans le prolongement de l’approche culturaliste de Waterbury, les mutations de la sphère partisane marocaine ne traduiraient que des réaménagements de la culture politique de la société segmentaire et des relations de clientèle. Selon les perspectives socié-tales, elles porteraient ne serait-ce que partiellement l’empreinte des changements sociaux en cristallisant les choix stratégiques privilégiés par les élites dans la gestion des conflits sociaux (Leveau, Monjib). Au regard du modèle génétique de transi-tion, elles suivraient le sentier tracé pendant la phase de décolonisation (Angrist). D’après les développements centrés sur le jeu politique institutionnel (Storm), elles relèveraient avant tout d’ajustements institutionnels permettant la cooptation de nouvelles élites, au demeurant déphasées par rapport au reste de la société.

Dans notre propre analyse des conditions de développement et de transforma-tion du fait partisan au Maroc, nous prendrons en compte les apports empiriques et théoriques des travaux présentés, tout en relevant les circulations des catégories qu’ils produisent. Nous veillerons aussi à esquiver les écueils stratégistes et téléolo-giques, ainsi que les travers identifiés par Myriam Catusse et Karam Karam (2010), à savoir la focalisation sur la « crise des partis », sur leurs « faiblesses », ou leurs « dysfonctionnements », au regard d’un étalon ou d’un horizon d’attente démocra-tique. Et, par-delà les échanges entre monarchie et élites, nos enquêtes successives nous ont conduite à scruter ce qui se joue dans différentes arènes du politique et à adopter une approche qui permet d’en saisir les articulations et les circulations.

Pour une approche relationnelle, processuelle et multiscalaire de la conflictualité politique

C’est au travers d’une enquête au long cours que nous avons construit l’objet de cet ouvrage, à savoir les conditions de développement et de transformation du fait partisan dans le royaume en lien avec des dynamiques protestataires multi-

34. Sur les pièges des explications rétrospectives et rétrodictives, voir les mises en garde de M. Dobry (2009) et de J. Leca (2016).

35. Selon les propos de M. Catusse dans un échange à Lausanne, le 16 mars 2018.

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formes. Plus précisément, il s’agit d’examiner les processus qui sous-tendent la « structuration de la conflictualité politique » (Rokkan, 2009) dans un contexte de « pluralisme limité » (Linz, 2000). Dans un va-et-vient constant avec le terrain, nous avons opté pour une approche relationnelle du phénomène partisan et une perspective attentive aux (re)configurations de la conflictualité politique. Cette démarche est multiscalaire, dans la mesure où elle croise plusieurs régimes de temporalité et échelles d’analyse.

L’histoire d’une enquête

Les analyses développées dans cet ouvrage se fondent sur une fréquentation du terrain entre 1988 et 2016. Il ne s’agit pas de revenir ici sur l’ensemble des enquêtes réalisées, mais de présenter les matériaux collectés pendant les séquences qui ont ponctué le parcours de recherche dans lequel s’inscrit cette réflexion : une enquête multisituée, un micro-terrain de longue durée, des récits de vie, une enquête par questionnaire, l’observation de dynamiques protestataires.

Entre 1988 et 1993, j’effectue une recherche doctorale sur le rapport au politique des jeunes urbains scolarisés dans une douzaine de villes du royaume (Bennani-Chraïbi, 1994). Au cours de cette séquence historique intense à l’échelle nationale, régionale et transnationale, j’ai l’occasion d’observer diffé-rentes formes de politisation et de passage à l’action collective sur lesquels je reviendrai dans le chapitre 3 : un appel à la grève générale en décembre 1990 qui ouvre la voie à des événements sanglants ; les mobilisations de protestation contre la guerre du Golfe en janvier et en février 1991 ; l’émergence du mouvement des diplômés chômeurs pendant l’été 1991. Je collecte des données selon plusieurs modalités : des observations multisituées ; une soixantaine d’entretiens semi-directifs ; la constitution de dossiers de presse, d’un corpus de blagues à carac-tère politique (nukat), puis de slogans ; 200 procès-verbaux sur les 600 produits pendant les procès des personnes arrêtées lors des événements de décembre 1990 ; un questionnaire administré à 84 diplômés chômeurs parmi les 300 retranchés dans un complexe artisanal à Salé pendant l’été 1991.

Entre 1997 et 2006, je mène une enquête longitudinale sur trois associations de quartier à Casablanca, que j’appréhende en tant que « lieu[x] d’observation et de passage où se trouve réunie, successivement ou simultanément, une collection d’acteurs individuels » (Fillieule et Mayer, 2001, p. 21). Partir des actions (pour retrouver les acteurs) et non des acteurs (pour les associer à un type d’action), et traiter d’expériences localisées favorise la mise en parallèle de profils que l’on oppose trop souvent : des primo-engagés, des acteurs multipositionnés ou « recon-vertis », des personnes au positionnement idéologique différencié (islamisme, marxisme, etc.). Dans ce cadre, je réalise des entretiens répétés et observe des actions associatives, des campagnes électorales, des événements protestataires, etc. Cela favorise le repérage des articulations entre plusieurs registres d’action et de politisation. Entre 2007 et 2016, je poursuis l’observation de campagnes électorales, principalement dans deux circonscriptions de Casablanca.

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À partir de 2005 et dans le prolongement de ces enquêtes, je produis une quinzaine de récits biographiques (d’une durée globale de 4 h à 12 h) avec des figures militantes aux orientations diverses et qui sont entrées en politique à différents moments de l’histoire du Maroc. Certes, l’usage de cette technique en sciences sociales a fait l’objet de plusieurs critiques, qui se rejoignent globalement pour dénoncer « l’illusion biographique » (Bourdieu, 1986) ou encore « l’utopie biographique » (Passeron, 1991), avec la « singularisation extrême », la « bouli-mie » qu’elle entraîne, et globalement la « fascination » qu’elle exerce. Pour autant, ses apports n’en sont pas moins avérés (Bertaux, 2001). C’est en fait moins la nature du matériau qui a pu poser problème que son traitement. En effet, des précautions doivent être prises et il convient, notamment, de prendre en compte les « tris » conscients ou inconscients que les acteurs effectuent de manière téléo-logique par rapport au moment de l’énonciation. Pour cette recherche, j’ai essayé de retracer avec les enquêtés une partie ou l’ensemble de leur carrière politique, et tenté, à chaque fois que c’était possible, de « sculpter leur mémoire », selon la formule employée par Boubker Kadiri (1913-2012), une figure du nationalisme marocain, lors de l’entretien qu’il m’a accordé en janvier 2006. L’objectif est de préciser les modalités d’appropriation de quelques modes d’action, de politisation de certains rituels de la vie quotidienne, les manières de nommer des acteurs et des actions, ou encore les formes de matérialisation de l’engagement (cotisations, cartes d’adhésion, etc.).

Ces expériences sous-tendent la mise en œuvre d’une enquête par question-naire, entre 2008 et 2012, pendant les congrès nationaux de dix organisations politiques (Bennani-Chraïbi, 2013). La sélection des organisations politiques a reposé sur des critères historiques et idéologiques, sur des dynamiques de crise, de fragmentation ou d’unification, tout en étant contrainte par les aléas du calen-drier de l’organisation des congrès nationaux. L’échantillon comporte des « partis de notables » (comme le Mouvement populaire – MP, le Parti authenticité et modernité – PAM), de gouvernement, d’opposition parlementaire, d’opposition non parlementaire (appelant au boycott de la scène politique instituée) ; avec une diversité d’orientations : nationaliste (Istiqlal), de (l’ex-)gauche gouvernemen-tale (USFP, Parti du progrès et du socialisme – PPS), de la gauche radicale (Parti socialiste unifié – PSU, Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste – PADS), de l’extrême gauche (Annahj addimocrati). En outre, j’ai intégré une organisation altermondialiste promouvant « la politique autrement ». En effet, les membres d’ATTAC-CADTM Maroc tendent à considérer leur engagement comme alter-natif à l’adhésion à un parti politique. Prendre en compte leurs profils permet d’interroger les spécificités du fait partisan au regard de ses marges 36.

36. Les taux de retour ont varié : faibles pour l’Istiqlal et le PAM (14 %), le MP (21 %) ; moyens pour l’USFP et le PPS (33 %) ; relativement élevés pour le PJD (54 %), le PSU (68 %) ; exceptionnels pour ATTAC (98 %). Comme nous l’avons montré, c’est un résultat en soi : l’Istiqlal, le PAM et le MP ont un très fort ancrage rural. Or, le monde rural marocain continue à enregistrer des taux d’analphabétisme élevés (60,5 % en 2004 et 50,9 % en 2014, contre 29,4 % puis 27,7 % en milieu urbain pour les mêmes recensements) et ce type d’enquête discrimine les moins dotés en capitaux scolaires (y compris quand les questionnaires sont administrés).

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En somme, cette recherche a abouti à la constitution d’une base de données de 4 127 congressistes, tout en permettant de produire d’autres types de données : des photographies, des documents officiels, une centaine d’entretiens de courte (20 à 35 minutes) et de moyenne durée (1 h 30 à 2 h), ainsi que des observa-tions consignées dans un carnet de terrain. En effet, un congrès national consti-tue un événement fondamental dans la vie d’une organisation politique. Des délégués en provenance de l’ensemble du territoire se rassemblent dans le même lieu, pendant au moins quarante-huit heures, notamment dans le but d’élire les instances dirigeantes, de se prononcer sur les rapports moraux et financiers de l’équipe sortante, et plus globalement pour discuter de questions politiques de fond. Cette quasi-unité de temps, d’espace et d’action fait donc du congrès une pièce classique, un moment idéal pour observer des pratiques et des interactions pendant les séances plénières et dans les coulisses. Si j’ai moi-même réalisé la collecte et l’analyse de l’ensemble des données qualitatives produites pendant cette enquête, en revanche, j’ai bénéficié de l’apport d’une équipe de recherche pour la réalisation de l’enquête par questionnaire ainsi que pour les traitements statistiques, multivariés et séquentiels, dans le cadre d’un projet du Fonds natio-nal de la recherche scientifique (Suisse).

Cette enquête m’a permis d’identifier des lignes de partage idéales typiques au sein de la population des congressistes partisans sondés. Je démontre que le princi-pal clivage n’est pas d’ordre idéologique, mais relève du rapport au politique. Deux pôles ressortent. Le premier renvoie à la politique pragmatique, localisée, enserrée dans les réseaux de proximité et de clientèle ; il est en affinité avec le rural. Le deuxième se rapporte à la politique nationale, voire transnationale ; celle-ci est structurée par des identités politiques, qui semblent résister aux recompositions récentes de la sphère politique instituée ; elle s’associe plutôt avec l’urbain. Ce contraste idéal typique se superpose avec des distinctions sociographiques. Le premier pôle est en correspondance avec les gens du privé, qui présentent des profils interdépendants : les entrepreneurs et les grands agriculteurs versus les plus démunis en ressources scolaires et économiques. Le second est en affinité avec les cadres moyens et supérieurs, très diplômés, plutôt employés dans le secteur public, souvent en mobilité sociale ascendante, et des jeunes en cours d’études ou des diplômés en quête d’emploi. Quant à la polarisation d’ordre idéologique, elle tend à être confinée à l’univers des plus dotés en capitaux scolaires. Elle oppose les islamistes du PJD aux membres de la gauche radicale et de l’extrême gauche. Elle est également sous-tendue par les luttes autour de la définition de la place du religieux dans la cité et par un positionnement différencié à l’égard de la monarchie (plus réfractaire dans la gauche radicale et l’extrême gauche).

Le 20 février 2011, au cours de l’enquête sur les congressistes, des mobilisa-tions de grande envergure se produisent dans plusieurs localités et s’inscrivent dans la durée ; ce qui me donne l’opportunité d’observer sous une autre facette les articulations entre politique instituée et action protestataire. Dans le cadre d’une enquête en binôme (Bennani-Chraïbi et Jeghllaly, 2012), j’ai suivi le Mouvement du 20 février à Casablanca durant une année. Pendant mes sept séjours de terrain,

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j’ai observé le déroulement des marches, des assemblées générales et des activités annexes. J’ai partagé des moments de sociabilité avec les membres de la coordi-nation, réalisé des entretiens approfondis et des entretiens répétés, qui se sont prolongés par des échanges sur Facebook. Pendant les marches, j’ai collecté des tracts, enregistré les slogans, mené des entretiens courts et pris des photos.

Reste à souligner que j’ai souhaité revenir sur un ensemble d’enquêtes : celles que j’ai menées sur le terrain comme celles qui ont été menées par d’autres. D’une part, les appréhender comme des sources de statut différent, à relire, à croiser, de manière à faire ressortir un éventail de récits concurrents, que ceux-ci puisent leur origine dans des catégories vernaculaires ou savantes. D’autre part, les discuter à l’aune des outils de la sociologie politique.

Le parti politique, un objet à traiter « sociologiquement et historiquement »

Bien qu’il y ait un siècle de travaux sur les partis politiques, la proposition de Max Weber résiste d’autant plus à l’épreuve du temps qu’elle n’est pas normative et qu’elle ne se rapporte pas à un régime politique en particulier :

« Les partis sont des sociations reposant sur un engagement (formellement) libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement et à leurs militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs, d’obtenir des avantages personnels ou de réaliser les deux ensembles. Ils peuvent constituer des associations éphémères ou permanentes, se présenter dans des groupements de tout genre et former des groupements de toute sorte : clientèle charismatique, domesticité traditionnelle, adhésion rationnelle (en finalité ou en valeur, “fondée sur une représentation du monde”) » (Weber, 1971, p. 371).

Cette définition met l’accent sur « un type particulier de relation sociale », qui « fonctionne d’abord au profit de ses dirigeants, mais [qui] peut faire l’objet d’usages très diversifiés et procurer des profits très différents » (Offerlé, 2002, p. 11). À ce titre, elle permet de faire l’économie de ce que c’est qu’un « vrai » parti et d’englober y compris des entreprises évanescentes. Dans le prolongement de cette conception relationnelle, nous mettrons à l’épreuve d’un contexte autori-taire une approche fondée sur des expériences autrement compétitives, mais qui offre des outils d’analyse aisément transférables.

Dès 1987, les travaux de Michel Offerlé sur les partis politiques invitent au décloisonnement 37. En effet, ce sociologue du politique préconise un double désenclavement de l’objet parti politique : d’une part, « en le traitant sociologi-quement et historiquement, à partir des acquis de la sociologie classique (Marx, Durkheim, Weber), de la sociologie des organisations (Crozier, Schlesinger,

37. La première édition du « Que sais-je ? » sur les partis politiques date de 1987. Depuis, elle a connu huit éditions. Ici, nous nous référerons à celle de 2002.

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INTRODUCTION

Panebianco), des interactionnismes, des sociologies de l’action collective et de la sociologie des champs (Bourdieu) » ; d’autre part, en appréhendant les partis politiques en relation avec « les configurations sociales et politiques qui les contraignent et les travaillent » (Offerlé, 2002, p. 4-5). Par ailleurs, il incite à dénaturaliser le fait partisan et à se prémunir contre l’illusoire « constance du nominal » (Lehingue, 1997). Considérant que « les partis ne sont qu’une des formes historiquement déterminées d’entreprise politique » (ibid., p. 13), il recom-mande ainsi d’en restituer les transformations sous plusieurs angles : organisation, propriétés et trajectoires du personnel partisan, ramifications sociales, enjeux et modalités de la compétition, financement, activités, rhétorique, etc. Sur un autre plan, il propose d’analyser le parti politique, non seulement comme une entreprise politique orientée vers la conquête « des trophées politiques », mais aussi : « comme un espace de concurrence objectivé entre des agents ainsi disposés qu’ils luttent pour la définition légitime du parti et pour le droit de parler au nom de l’entité et de la marque collective dont ils contribuent par leur compétition à entrete-nir l’existence ou plutôt la croyance en l’existence » (ibid., p. 15).

Selon cette perspective, la nature et le volume des ressources accumulées, à titre collectif ou personnel, différencient aussi bien les partis politiques entre eux que les agents en compétition au sein d’une même entreprise politique : « la rencontre des capitaux collectifs partisans et des capitaux sociaux indivi-duels produit trois types de relations – toujours mouvantes – dans lesquelles les hommes politiques sont soit redevables de leurs ressources à leur parti, soit relativement indépendants par rapport à lui, soit ont su accumuler, grâce à lui, un capital propre qui fonde leur propre autonomie » (ibid., p. 48). Le « capital collectif partisan » comporte plusieurs dimensions : symbolique ou immatérielle (une « marque politique », un sigle, des emblèmes, un programme), organisa-tionnelle (une forte structuration, des militants, des permanents), matérielle (des ressources provenant de cotisations, des locaux, etc.). Inversement, les « capitaux individuels » sont « attachés à la personne, incorporés et reconnus par des attri-buts et des titres socialement pertinents : nom propre, capacité d’expertise, réseau de relations sociales, des ressources monétaires et des mandats électifs acquis en dehors des partis » (ibid., p. 46). Dans l’entre-deux, à travers leur engagement dans un parti politique, des agents accumulent leur propre capital politique (« mandats partisans et électifs, ancienneté dans la carrière, structuration de réseaux sur un territoire ») ; le fait de disposer d’un « fief électoral » contribue à les autonomiser de l’appareil partisan. Comme nous le verrons, quelqu’un comme Abderrahman Youssoufi est l’archétype du militant qui, pendant très longtemps, devra tout à son parti, ce qui ne l’empêche pas d’accumuler un capital symbo-lique et de construire sa carrière politique grâce à lui.

Dans l’ensemble, cette conception relationnelle et socio-historique ouvre des voies au comparatisme, encore faiblement explorées, et permet de contourner les biais rencontrés dans les travaux dominants sur les partis politiques en contexte autoritaire. Dans le cas du Maroc, elle s’avère particulièrement appropriée pour l’examen du phénomène de « notabilisation » d’anciens « partis de militants »,

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selon une perspective qui dénaturalise le phénomène partisan et qui prémunit contre les tentations téléologiques.

« Partis de militants » et « partis de notables »

À l’écart de toute surenchère typologiste, nous emploierons les notions de « partis de militants » et de « partis de notables », qui nous semblent en affinité avec l’univers de sens analysé, tout en nous gardant bien de les appréhender de manière normative ou réifiée. Notre usage en sera strictement idéal typique. Il s’agira de s’interroger notamment :

« sur la genèse des ressources accumulées […], sur les types de ressources qui carac-térisent telle ou telle organisation, sur la variabilité des ressources qui dépendant d’un certain état conjoncturel du marché des capitaux politiques, et surtout sur le poids relatif du capital objectivé de l’organisation et des capitaux propres dont sont titulaires à titre personnel les divers membres de l’organisation » (Offerlé, 2002, p. 36).

Selon l’acception que nous en donnons ici, les partis de militants disposent de deux types de ressources. Le premier réside dans le « dévouement » militant des membres au profit de l’organisation partisane. Dans un sens restrictif, le militan-tisme renvoie à « toute forme de participation durable à une action collective visant la défense ou la promotion d’une cause 38 ». La participation est « active, non-salariée, non orientée prioritairement vers l’obtention de profits matériels », et « exemplaire » ; les gratifications sont essentiellement symboliques : « En étant “dévoué”, le militant montre que la cause défendue par son organisation mérite ce dévouement 39. » Le deuxième type de ressources consiste en des « capitaux partisans collectifs » ; corollairement, « une forte structuration et le développe-ment d’une organisation militante permettent de disposer d’argent (cotisations et souscriptions) et du personnel indispensable pour l’accomplissement permanent des activités prosélytes » (Offerlé, 2002, p. 44). Comme nous le verrons, ce type de parti est en affinité avec l’Istiqlal sous le Protectorat et au-delà, avec l’USFP historique, ou encore le PJD des années 2000.

Inversement, les principales ressources des partis de notables sont de trois types : des « capitaux propres dont sont titulaires à titre personnel » leurs membres ; des intermédiaires gratifiés de biens matériels et symboliques ; le soutien du pouvoir en place dans un régime politique caractérisé par un « plura-lisme limité ». Leur appareil organisationnel et leur idéologie sont rudimentaires. Leurs entreprises sont plutôt « personnelles, discontinues et locales » qu’« anonymes, continues et nationales » (ibid., p. 24). Ces caractéristiques se retrouvent, par exemple, dans une formation comme le Mouvement populaire à partir de 1959.

38. Cette définition proposée par F. Sawicki et J. Siméant (2009, p. 98) nous semble plus adéquate pour notre propos que celles privilégiées par les perspectives selon lesquelles la participation militante n’est pas néces-sairement durable et peut être salariée.

39. Cette définition est proposée par J. Lagroye, B. François et F. Sawicki (2002, p. 244).

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INTRODUCTION

Cette distinction à valeur heuristique doit être maniée avec précaution, et la réserve est de mise quant aux associations plus ou moins explicites qu’elle charrie. En effet, dans la littérature, le « parti de militants » tend à être assimilé à un « parti de masse », fortement organisé et hiérarchisé, idéologiquement à gauche :

« [Sa] technique […] a pour effet de substituer au financement capitaliste des élections un financement démocratique. Au lieu de s’adresser à quelques gros donateurs privés, industriels, banquiers, ou grands commerçants, pour couvrir les frais de la campagne – ce qui met le candidat (et l’élu) dans la dépendance de ces derniers – les partis massifs répartissent la charge sur un nombre aussi élevé que possible d’adhérents, qui contribuent chacun pour une somme modeste » (Duverger, 1976, p. 120).

En outre, d’après les approches développementalistes du fait partisan, les membres de ce type d’entreprises politiques appartiennent à des catégories sociales « modernes » : les fonctionnaires, les professions libérales, les officiers militaires, qui constituent les « classes moyennes » éduquées et urbanisées, et mobilisent d’abord parmi les étudiants et les ouvriers (Huntington, 1968). En revanche, le parti de notables est souvent associé à un « parti de cadres », faiblement organisé et hiérarchisé : « Ici, la qualité importe avant tout : ampleur du prestige, habileté de la technique, importance de la fortune » (Duverger, 1976, p. 121). Ses membres seraient plutôt de « droite », ses agents et leurs clientèles seraient « dépolitisés », au regard d’une conception restrictive de la politisation, ou adeptes de la « politique du faire » (Goirand, 2000), c’est-à-dire focalisés sur des enjeux pragmatiques à l’échelle de la politique locale, selon une approche plus extensive de la politisation. Pour les développementalistes, il est en affinité avec les « élites traditionnelles » : « oligarchies », propriétaires fonciers (Huntington, 1968).

L’usage de ces catégories a fait l’objet de nombreuses critiques en contexte démocratique (Fretel et Lefebvre, 2008). Dans notre cas, la prudence doit être redoublée. Dans le royaume, le fait partisan a émergé dans la clandestinité et non dans le cadre de la formation d’une sphère politique nationale en lien avec l’instauration et l’extension du suffrage. Par ailleurs, le Maroc contemporain a expérimenté différentes formes d’autoritarisme, qui marginalisent le recours aux urnes dans la sélection du personnel partisan ou qui y font appel selon des modalités variables. Ensuite, la société marocaine a observé des transforma-tions accélérées, qui se sont accompagnées d’une reconfiguration de la notion de notabilité et d’incessantes réadaptations des relations clientélaires. Enfin, la « gauche » et la « droite » sont loin de renvoyer à des représentations universelles et anhistoriques.

À partir de là, tout l’enjeu est de restituer – sans a priori et dans leurs multiples reconfigurations – les profils sociologiques des acteurs en présence, leurs ancrages sociaux (Sawicki, 1997), leurs systèmes d’action 40, la nature des ressources dont

40. Soit « l’ensemble des groupements et des associations qui contribuent chacun à sa manière, et selon ses logiques de fonctionnement propres, à la construction d’un groupe de référence » (Lagroye, François et Sawicki, 2002, p. 271).

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ils dépendent, leurs stratégies de mobilisation, leur univers de sens, etc. Il importe aussi de dépister les réajustements qui permettent à un capital politique d’« être efficient dans un champ politique situé et contextualisé, donc dans le temps et dans l’espace » (Offerlé, 2017, p. 489). Plus que tout, nous resterons à l’affût des circulations, des acculturations mutuelles, des « mécanismes de production partisane du notabilisme 41 » et du « militantisme ». Nous verrons qu’au Maroc aussi des notables se sont « professionnalisés » et, inversement, des « militants » se sont notabilisés.

Une perspective configurationnelle du politique

Dans le prolongement de cette perspective relationnelle, le concept de confi-guration, forgé par Norbert Elias, connaît un nouveau destin dans la sociologie des partis politiques 42. Il permet de saisir les acteurs dans leur globalité et leur hétérogénéité, ainsi que leurs actions, leurs relations, et leur « interdépendance en tant qu’alliés, mais aussi en tant qu’adversaires », tout en gardant à l’esprit le caractère « toujours changeant » de « la figure globale […] que forment les joueurs » (Elias, 1991, p. 157). Il ouvre également la voie à l’examen de plusieurs aspects : les « transformations conflictuelles de la définition des acteurs habilités à participer à la compétition politique » (Aït-Aoudia, 2015, p. 14) ; les recompo-sitions des réseaux d’alliances et de conflits en lien avec les reconfigurations des enjeux de lutte et de concurrence pour l’accès ou la préservation du pouvoir et pour le contrôle de ressources ; les coulisses et les extensions à géométrie variable de l’espace du jeu. Pour un usage fécond, il convient néanmoins de le dissocier d’une perspective stato-centrée du politique, imprégnée par les thèses dominantes sur la production de la civilisation électorale en Occident. Implicitement, celle-ci tend à naturaliser, à universaliser et à ériger en étalon une histoire singulière de la spécialisation, de la professionnalisation et de l’autonomisation « relative » du jeu politique par rapport aux autres sphères d’activité sociale. Une fois une telle condition remplie, cet outil s’avère tout à fait adéquat pour étudier des jeux politiques peu stabilisés et des politisations à « géométrie variable » (Voutat, 2001), et pour contribuer au renouvellement des analyses sur les relations entre partis politiques et mouvements sociaux.

En effet, l’approche configurationnelle est propice à l’examen de situations historiques où le jeu politique n’a pas « pour fond fortement stabilisé, institution-nalisé, objectivé, un entrelacement dense et étendu de certitudes » (Dobry, 2000, p. 610), soit « un enchaînement d’accords qui légitiment l’activité politique comme activité spécifique 43 ». Dans un contexte d’« élections pas comme les autres 44 », « la dévolution du pouvoir » ne se fait pas « par l’élection, seule

41. Selon la formulation de J. Fretel (2004). Voir aussi la thèse d’É. Phélippeau (2002).42. Voir par exemple l’ouvrage de M. Aït-Aoudia (2015) sur l’Algérie.43. Comme le souligne M. Offerlé (2002, p. 91-92) en référence à P. Bourdieu (1981).44. Dans la veine de l’ouvrage fondateur de J. Linz, G. Hermet, A. Rouquié (1978), un ensemble de travaux

se sont développés. Relevons notamment deux références pionnières : l’ouvrage coordonné par S. Gamblin

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INTRODUCTION

démocratique ». L’accès à l’arène électorale et les enjeux électoraux sont codifiés par des dirigeants « non responsables » et disposant d’un large domaine réservé. Irréductible à « une lutte symbolique qui se fait par des mots », la lutte politique se déploie sur différents sites d’interactions conflictuelles, plus ou moins larvées, plus ou moins institutionnalisées, plus ou moins « pacifiques » 45. Les acteurs en présence ne sont pas nécessairement en accord sur la nature de la compétition, sur l’espace de jeu ou sur les règles du jeu, etc. Et, comme l’a si bien démon-tré Michel Camau (2005) – avant 2011 –, même lorsqu’un régime autoritaire semble aussi « consolidé » que celui de la Tunisie de Ben Ali, il n’est jamais à l’abri d’une déstabilisation ou d’un effondrement.

Ensuite, la perspective configurationnelle est congruente avec les pistes d’ana-lyse des politisations différentielles des individus, des collectifs et des pratiques. Pour rappel, l’une des acceptions dominantes de la politisation renvoie au « mouvement ou [au] processus qui conduit [des individus, des catégories ou des groupes d’individus] à s’intéresser à et à s’impliquer dans la politique » (Déloye et Haegel, 2017, p. 325). De ce point de vue, l’usage du terme politisation « engage des temporalités et des échelles d’analyse très variables » (ibid., 2017), qui ont pour caractéristique commune leur focalisation sur les rapports que les individus entretiennent avec le champ politique, en tant que sphère différenciée, spécialisée, et relativement autonomisée. Tandis que les perspectives socio-histo-riques examinent les processus d’acculturation électorale, les analyses inspirées par la sociologie bourdieusienne subordonnent « l’intérêt et l’attention accordés aux activités et aux productions du champ politique » au degré de « compétence politique » sur le plan cognitif (le fait d’être doté d’un savoir spécialisé permet-tant de différencier, de classer et de situer les acteurs) et statutaire (un sentiment de compétence ou d’indignité), qui varie en fonction du niveau d’instruction, et, « à niveau d’instruction égal, avec le sexe, l’âge et, plus faiblement, le milieu social » (Gaxie, 1993, p. 31-32). Cependant, dans le cadre même de la socio-logie bourdieusienne, les tentatives d’amendement se sont démultipliées, qu’il s’agisse d’explorer le « politique autrement », les « frontières du politique » et leurs « porosités » 46. Au croisement d’une réflexion sur le clientélisme électoral et sur la politisation 47, nous saisirons dans le même mouvement la « politique officielle » et la « politique officieuse » (Briquet, 1995) ; les formes de politisa-tion « élitaire », par désingularisation, et celles dites « par le bas » 48. L’un des enjeux consiste à appréhender des rapports au politique et des registres d’action pluriels, qui se déploient sur différents sites d’interactions, et qui impliquent des participations et des résistances, des médiations collectives ou individuelles,

(1997) ; le numéro de Politique africaine, « Des élections comme les autres », coordonné par R. Otayek (1998).

45. Sur ces articulations, voir par exemple M. Bennani-Chraïbi et Fillieule (2003).46. Parmi les plus représentatifs de cette démarche, voir l’ouvrage collectif du CURAPP (1998), celui dirigé

par L. Arnaud et C. Guionnet (2005) et le livre de S. Dulong (2010).47. Dans la veine de L. Briquet et F. Sawicki (1998), de J. Auyero (2000) ou encore de H. Combes et

G. Vommaro (2015).48. Sur ces distinctions, voir M. Aït-Aoudia, M. Bennani-Chraïbi et J.-G. Contamin (2011).

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organisées ou informelles, dans ou en dehors de la légalité, à visée universaliste ou particulariste, autour de l’accès à des biens, à des droits, à la justice ou à la reconnaissance 49.

Sur un autre plan, les relations entre partis politiques et mouvements sociaux sont souvent « pensées de structure à structure », un angle qui encourage les lectures en termes d’instrumentalisation, de cooptation et de collusion 50. Or l’approche configurationnelle autorise une « prise en compte localisée et contex-tualisée » des articulations entre « voie des urnes » et « voix de la rue » 51, que la sociologie interactionniste opérationnalise en croisant plusieurs régimes de temporalité et échelles d’analyse (Fillieule et Neveu, 2019).

De la difficulté de nommer

Lorsqu’on se lance le défi d’observer plusieurs registres du politique, l’exercice de la dénomination est périlleux ; pourtant, il est difficile d’en faire l’économie ne serait-ce que par commodité. Il existe une kyrielle d’énoncés pour désigner la « politique instituée », « légale », « conventionnelle », par opposition à la « politique non conventionnelle », « l’espace des mouvements sociaux », « l’espace protestataire » (Mathieu, 2012), « les arènes », etc.

Pour notre part, nous emploierons la formulation « politique instituée » dans le même sens que Frédéric Vairel (2014, p. 25) :

« La politique instituée désigne l’activité qui se déroule au sens et en référence à des institutions : palais royal, gouvernement, Parlement, collectivités territo-riales. Elle est enserrée dans ces institutions et dans les dispositifs juridiques qui en encadrent le fonctionnement. Elle est prise dans leurs règles, leurs logiques (préséances et non-dits), leurs temporalités (par exemple la durée des sessions du Parlement) et leurs échéances (discours du roi lors des fêtes nationales, élections). »

Néanmoins, nous veillerons à ne pas naturaliser ce registre du politique et à garder en tête que les acteurs qui y ont accès peuvent également recourir – simul-tanément ou successivement – à d’autres registres, qu’il s’agisse de s’opposer à l’ordre établi ou de le conforter. Dans le même esprit, nous privilégierons l’expression « scène partisane » pour insister sur le caractère scénique et configura-tionnel des dynamiques qui sous-tendent le développement et les transformations du fait partisan. Pour autant, nous ne renoncerons pas à repérer les circulations des acteurs, des pratiques, des technologies et des cadrages, que les filiations soient exhibées, redécouvertes, réinventées a posteriori par les acteurs, ou qu’elles soient occultées et invisibilisées.

49. Ces différents aspects se retrouvent dans le concept de « société politique » de P. Chatterjee (2004).50. Critique formulée par H. Combes (2011, p. 15-16). Pour un état de la question sur cette littérature à

deux moments différents de la production académique, voir J. Goldstone (2003), S. Hutter, H. Kriesi et J. Lorenzini (2018).

51. La première formulation est de F. Sawicki et J. Siméant (2009, p. 113). Quant aux secondes, elles renvoient au titre de l’ouvrage dirigé par S. Luck et S. Dechezelles (2011).

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INTRODUCTION

Par ailleurs, nous utiliserons la notion d’arène protestataire, en nous inspirant du concept d’arène tel qu’il a été défini par Jan Duyvendak et Olivier Fillieule (2015, p. 306, traduction de l’autrice) :

« un espace à la fois concret (c’est-à-dire, dans une perspective dramaturgique, le lieu et le moment des interactions mises en scène, par exemple, la rue ou la salle d’audience), et symbolique (c’est-à-dire, dans une perspective rhétorique, le site de polémiques ou de controverses, de témoignage, d’expertise et de délibération) qui rassemble tous les joueurs, individuels ou complexes, qui participent à l’émer-gence, la définition et la résolution d’un problème ».

Une telle approche permet d’appréhender les protestations dans leur fluidité, en prenant en compte les interactions entre tous les acteurs en présence, les (re)compositions des réseaux d’alliances et de conflits d’un moment à l’autre de la protestation, sans dissocier artificiellement un groupe d’acteurs, en fonction de ses propriétés, de son degré d’organisation ou d’accès à la « politique instituée ». Nous nous garderons toutefois de céder à l’illusion de « l’Immaculée concep-tion » (Rupp et Taylor, 1987). En effet, les performances portent l’empreinte d’une histoire protestataire, de cultures protestataires et répressives, de savoir-faire accumulés au cours des batailles du passé, tout en laissant place à des réinterpré-tations, des subversions et des détournements par les acteurs en présence, et ce en fonction de la dynamique de la protestation.

À partir de là et dans une visée heuristique, nous mobiliserons la notion de « politique nationale » par opposition à la « politique locale et patronnée » afin d’identifier les tensions à l’œuvre dans différentes arènes du politique sous deux angles. D’une part, un rapport au politique imprégné par des représentations, des énonciations, des identités plus ou moins conflictualisées, plus ou moins institu-tionnalisées, et qui transcendent les fragmentations « très localisées et territoria-lisées » (Caramani, 2004, p. 1). D’autre part, et en contraste avec un répertoire d’action local, particulier et patronné, un répertoire d’action national, autonome par rapport aux figures d’autorité locales, et « modulaire » 52.

Pour saisir ces configurations politiques à la fois dans leur caractère mouvant et à la lumière de ce qui les structure, nous proposons une grille d’analyse inspirée de la sociologie interactionniste.

Une grille d’analyse interactionniste de la conflictualité politique

Croiser des échelles d’analyse et des régimes de temporalité ouvre la voie à l’étude de la conflictualité politique sous plusieurs angles. La variation des

52. Pour rappel, dans sa définition forte, le concept de répertoire d’action forgé par Ch. Tilly (2008) renvoie à un nombre réduit et codifié de moyens d’action pour protester. Historiquement et géographiquement situé, le répertoire d’action est stable dans le temps, faisant l’objet de transformations lentes en lien avec des changements structurels. Il n’en laisse pas moins place à des innovations. Il est modulaire lorsque « des formes similaires d’action collective » sont employées par « une grande diversité d’acteurs sociaux, poursuivant des objectifs qui peuvent être très différents mais qui s’adressent au même genre d’acteurs » (Tilly et Tarrow, 2015, p. 207-208).

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échelles permet de saisir ce qui se joue dans des configurations politiques plus ou moins stabilisées dans le temps (macro), les relations entre les groupes (méso), et ce qui relève du niveau individuel et de processus cognitifs (micro). Quant à la variation des régimes de temporalités, elle se prête à l’examen des processus politiques selon une temporalité longue, chère à l’historien Fernand Braudel, moyenne, correspondant à « des périodisations plus raisonnables (quelques décennies) 53 », ou courte, celle de l’événement. En outre, il convient « d’arti-culer différents niveaux géographiques d’interaction (local, national, régional, global) à de multiples temporalités 54 ». L’un des enjeux consiste alors à produire des analyses situées et contextualisées, à restituer « l’épaisseur du jeu social et la globalité des échanges qui l’animent », de même que les « connexions, interac-tions ou bifurcations, à différentes échelles », tout en évitant de « reformuler un grand récit explicatif d’ensemble », surplombant ou « totalisant » (Douki et Minard, 2007, p. 21). Cette dimension est d’autant plus fondamentale qu’à différents moments de l’histoire contemporaine du Maroc nous avons observé des bifurcations à la jonction entre des dynamiques nationales, régionales et transnationales. C’est par exemple le cas lors des mobilisations contre la guerre du Golfe en 1991 (chapitre 3) et pendant les protestations du Mouvement du 20 février en 2011 (chapitre 7). Dans ce qui suit, nous examinerons de plus près quelques-uns des processus qui sont à l’œuvre selon des temporalités moyennes à des niveaux macro et méso, du fait même de leur centralité dans notre réflexion.

À l’échelle macro, les analyses rokkaniennes de la nationalisation du politique en Europe portent sur la « structuration de la conflictualité politique » (Rokkan, 2009). Selon ces approches, les partis politiques sont au cœur de la « dynamique d’intégration politique par le conflit qui est en jeu 55 ». Ils structurent la compéti-tion politique à l’échelle nationale autour de quelques clivages (centre-périphérie, urbain-rural, travailleurs-possédants, Église-État), supplantant ainsi la fragmen-tation qui caractérise « la politique très localisée et territorialisée » (Caramani, 2004). Or, comme nous l’avons déjà évoqué, il est difficile d’identifier dans l’his-toire du Maroc une compétition politique du même ordre. Pour faire voyager ce concept, il est donc nécessaire de décentrer le regard.

En effet, dans « un contexte travaillé durablement par la violence » (Vairel, 2014, p. 29), on ne peut faire l’économie de l’analyse des rapports de domination et de coercition pour comprendre ce qui structure la conflictualité politique. Cela implique de scruter les articulations, non seulement entre « l’espace protesta-taire » et les « arènes institutionnelles » comme y invite F. Vairel dans son livre sur les mouvements sociaux (ibid., p. 29), mais également entre les différentes arènes du politique, et ce quel que soit leur degré d’institutionnalisation. Pour notre part, nous approfondirons la réflexion sur les conditions qui affectent la forme et le volume des capitaux politiques accumulés par les protagonistes en présence,

53. D’après la formulation de Y. Déloye et F. Haegel (2017, p. 333) dans leur réflexion sur la politisation qui articule les trois échelles d’analyse selon différentes temporalités.

54. Proposition de l’école des Annales et de la world history, selon L. Berger (2012, p. 288).55. Selon la formulation de Y. Déloye et F. Haegel (2017, p. 337) au sujet de cette approche.

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INTRODUCTION

et ce faisant les relations entre gouvernants et gouvernés, et au sein des gouver-nés. Cela implique de prendre en considération la manière dont « les positions de pouvoir et les positions d’accumulation » se chevauchent (Bayart, 1996), de même que les « ressources d’extraversion » (Bayart, 1999) qui permettent à un régime politique de renforcer entre autres son appareil coercitif.

Sur un autre plan, il faut mesurer les effets des politiques économiques, sociales, socio-éducatives sur les « systèmes d’inégalité et de domination » (Balandier, 1974) et sur la (re)production des élites. Elles cristallisent ou atténuent la segmentation sociale selon des lignes de partage confessionnelles, ethnolinguistiques, régionales. Ce faisant, elles pèsent sur la forme que prennent les conflits sociaux. Ensuite, il convient de préciser les caractéristiques du régime politique et les modalités de la répression qu’il met en œuvre. Au sens large, celle-ci est définie comme un ensemble d’« efforts pour supprimer tout acte contestataire ou tout groupe ou organisation responsable de ces actes 56 ». Elle recouvre une diversité de formes, des plus « effectives » – assassinats, massacres, disparition forcée, torture, détention arbitraire, restriction des libertés, etc. – aux plus cachées – « surveillance, infiltrations, actions des agents provocateurs, efforts de sabotage des actions et des alliances 57 ». Elle se manifeste aussi par des mesures discriminatoires à l’égard d’un individu ou d’une entreprise écono-mique, des intimidations et des campagnes de disqualification visant à « terroriser par l’exemple 58 », un « harcèlement judiciaire 59 » ou policier (par exemple, le montage d’affaires de mœurs ou l’instrumentalisation du registre du terrorisme). Elle est initiée par des agents de l’État plus ou moins spécialisés ou déléguée à des acteurs non étatiques. Elle varie dans son intensité et sa durée, mais également selon le moment où elle intervient (préemptive ou réactive) et l’étendue de sa cible (sélective ou massive et indiscriminée).

La structuration de la conflictualité, à l’échelle macro, contribue à confi-gurer, à l’échelle méso, les stratégies et les mobilisations des groupes politiques selon un ensemble de variables. À ce niveau, l’analyse porte sur les relations entre les autorités politiques et les groupes sociaux, entre les groupes sociaux et politiques, et à l’intérieur de ces groupes. Durant notre enquête, les propositions faites par Anthony Oberschall (1973) nous ont semblé utiles pour appréhender la variation des types de mobilisation en fonction de la structuration sociale. Pour rappel, selon cet auteur, la manière dont les acteurs se mobilisent est forte-ment contrainte par les appréciations qu’ils font des coûts et des bénéfices de leurs actions au regard des ressources qu’ils peuvent mobiliser. Le croisement de deux variables sous-tend sa typologie. La première est horizontale et renvoie à la nature des relations et au degré d’organisation au sein d’un groupe social :

56. Définition de D. McAdam, S. Tarrow et Ch. Tilly (2001, p. 69), traduite par l’autrice.57. D’après C. Rolland-Diamond (2011, p. 335). Voir aussi H. Combes et O. Fillieule (2011).58. Selon la formulation du militant marocain des droits humains Fouad Abdelmoumni (échange avec l’autrice,

le 7 avril 2021).59. Expression régulièrement utilisée par l’organisation internationale Reporters sans frontières (RSF), qui l’a

mobilisée par exemple dans le cas du journaliste Omar Radi (Reporters sans frontières, 2021).

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communautaire (autour du village ou de la tribu par exemple), associatif, ou faiblement organisé 60. La seconde est verticale et correspond aux relations qui existent entre le groupe et les autorités. Lorsque le groupe bénéficie de relais pour se faire entendre (relations de clientèle, canaux de représentation, etc.), il est en situation « intégrée ». En l’absence de ces connexions, il est en situation « segmentée ». À partir de là, Oberschall identifie six situations. Ici, nous en évoquerons trois. Lorsque les membres d’un groupe sont reliés entre eux par des liens forts, sur une base communautaire ou associative, et qu’ils ne disposent pas de relais pour acheminer leurs doléances aux autorités, ils se distinguent par de fortes capacités de mobilisation. Ce schéma est en affinité avec l’Istiqlal entre 1947 et 1952 comme nous le verrons dans le chapitre 1, ou avec l’organisation à référentiel islamique Al Adl wal ihsane (Justice et bienfaisance) dès les années 1990, ce que nous aborderons dans le chapitre 3. Inversement, lorsque le groupe est faiblement organisé et sans accès aux autorités, les mobilisations tendent à être brèves et violentes, à l’instar des « émeutes » des Carrières centrales à Casablanca en 1952, et d’autres événements similaires que le Maroc connaîtra en 1965, en 1981, en 1984 et en 1990. Dans une situation intermédiaire, lorsque les relations au sein d’un groupe sont distendues ou faiblement organisées, et qu’il existe des connexions avec les autorités, les capacités de mobilisation collective sont faibles ; la situation est plus propice aux relations de clientèle et à la quête de la promotion individuelle. Dès le Protectorat, plusieurs entreprises politiques illustrent ce cas de figure.

Dans l’articulation entre les échelles macro et méso, retenons quelques tendances relevées dans la littérature sur la formation des coalitions 61. Plus l’État serait exclusif et interventionniste, plus il deviendrait la cible de griefs et favori-serait l’émergence de coalitions révolutionnaires. En outre, si un régime autori-taire réprime ses challengers pour se maintenir, la manière dont il recourt à la répression peut se retourner contre lui. Une répression massive et indiscriminée accroîtrait le risque de violence politique 62. En revanche, le fait qu’une partie de l’opposition puisse espérer un accès même partiel aux bénéfices découlant de sa participation aux institutions étatiques, conjugué à une répression ponctuelle et sélective, tendrait à fragmenter les challengers et à briser l’élan révolutionnaire. Sur un autre plan, le style répressif contribuerait à façonner les modes d’action privilégiés par les challengers selon que les autorités éliminent tous les opposants – allant jusqu’à détruire la mémoire des protestations antérieures – ou qu’elles n’en marginalisent qu’une partie, selon la durée et l’ampleur de cette margina-lisation, selon les ressources matérielles et organisationnelles que les challengers parviennent à préserver (Boudreau, 2004).

60. Nous verrons que ces notions doivent être utilisées avec prudence et qu’il faut éviter de les réifier pour saisir la complexité et les mutations des phénomènes auxquels elles renvoient (chapitre 6).

61. Voir par exemple les travaux de M. Parsa (2000) et de J. Goodwin (2001).62. Voir à ce sujet les thèses de M. Hafez (2003), de P. Almeida (2003) et de D. Bischof et S. Fink (2015).

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INTRODUCTION

Appréhender le fait partisan au Maroc dans ses reconfigurations

Au regard des discussions qui précèdent, ce livre examinera les conditions de développement et de transformation du fait partisan au Maroc selon une approche relationnelle et processuelle, qui croise plusieurs échelles d’analyse. Deux fils rouges se profileront tout au long de notre réflexion, qui ne prétend nullement à l’exhaustivité.

Premièrement, penser ensemble « politique officielle » et « politique officieuse », « politique nationale » et « politique locale et patronnée », « voie des urnes » et « voix de la rue », style répressif et « politiques de concession ». Les enjeux sont multiples : restituer les formes prises par la conflictualité politique dans leur globalité et leur historicité, dans leurs relations et leurs interdépen-dances ; mettre en évidence les horizons du possible et du faisable des acteurs en présence, ainsi que leurs représentations de ce qui joue à l’échelle nationale, régionale et transnationale ; débusquer les intrications et les circulations entre des registres d’action pluriels, qui se déploient dans différentes arènes du politique.

Le deuxième fil est relatif aux conditions qui favorisent ou obèrent l’accu-mulation de capitaux politiques et la formation de larges coalitions, les effets qu’elles produisent sur les formes de mobilisation politique et, plus largement, sur la conflictualité politique. Cela nous amènera à examiner les phénomènes clientélaires et associatifs dans leurs mutations et leurs hybridations, en prenant garde au piège du nominalisme.

Sous le double éclairage de cette grille d’analyse et des thèses dominantes sur les partis politiques au Maroc, le questionnement sur la genèse et les reconfigu-rations de la scène partisane se décline dans les termes suivants : les mutations de la scène partisane marocaine ne font-elles que suivre la pente historique qui se dessine en lien avec la nature de l’expérience coloniale et les modalités de décolo-nisation ? Relèvent-elles d’ajustements institutionnels permettant la cooptation de nouvelles élites, au demeurant déphasées par rapport au reste de la société ? Reflètent-elles de simples réaménagements des relations de clientèle, en lien avec quelques-unes des dynamiques qui travaillent la société ? Portent-elles l’empreinte de transformations sociales cristallisant les choix stratégiques privilégiés par les élites dans la gestion des conflits sociaux ? Traduisent-elles des variations dans les articulations entre expressions protestataires, recours à la répression et arrange-ments institutionnels ? Pour répondre à ce questionnement, nous organiserons notre réflexion en deux parties et sept chapitres.

La première traite de la formation et des mutations de la scène partisane marocaine pendant trois séquences historiques, découpées en fonction de dates érigées en « tournants » ou en « nouveaux départs », tant par les discours savants qu’à travers les récits des acteurs politiques : la genèse du fait partisan dans le cadre du Mouvement national, sous le Protectorat français, entre 1912 et 1956 (chapitre 1) ; le façonnement de la scène partisane, entre 1956 et 1975, dans le contexte des luttes pour le pouvoir entre « la monarchie » et les partis du Mouvement national (chapitre 2) ; ses reconfigurations en lien avec l’affirmation

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de la monarchie en tant qu’institution centrale qui organise le jeu politique, et en relation avec les pressions qu’exercent les partis de l’opposition parlementaire dans l’arène protestataire, entre 1976-1997 (chapitre 3).

L’ère des alternances est au cœur de la deuxième partie. Elle se caractérise par la transformation d’anciens partis d’opposition en partis de gouvernement – désormais en lutte pour les mandats électoraux dans le cadre d’un régime politique où « la monarchie règne et gouverne 63 » – par la démultiplication du nombre de partis politiques, mais également par l’amplification de l’abstention électorale. Parallèlement, les expressions protestataires tendent à se routiniser et à s’autonomiser des partis politiques (1998-2018). Après la mise en évidence des recompositions de la scène partisane et de son façonnement équivoque par les institutions (chapitre 4) et par les urnes (chapitre 5 et 6), nous examinerons de plus près la transformation des articulations entre politique instituée et action protestataire (chapitre 7).

63. Référence aux débats qui animent l’arène protestataire, en 2011 notamment, et pendant lesquels des acteurs revendiquent « une monarchie qui règne, mais qui ne gouverne pas ».

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PREMIÈRE PARTIE

Genèse et reconfigurations de la scène partisane au e siècle

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A oût 2018, une photo de ces « leaders politiques qui nous manquent » est en couverture du magazine marocain TelQuel. Ces images et leurs commentaires réactualisent la cristallisation du face-à-face entre le Palais

et le Mouvement national : « le jeu de poker » entre Hassan II et Abderrahim Bouabid jusqu’au décès de ce dernier en 1992 ; le courage de Ben Saïd Aït Idder, « seul face contre tous », lorsqu’il « brise le silence » autour du bagne de Tazmamart, en 1989, au cœur du parlement ; « l’intégrité » et la dénonciation du trucage électoral par M’hamed Boucetta jusqu’en 1997 ; la complicité mise en scène à la fin des années 1990 entre Hassan II et Abderrahman Youssoufi, deux personnes alors âgées et vulnérables. Depuis le Protectorat et jusqu’au début des années 2000, la sphère politique marocaine ne s’organiserait ainsi qu’autour de ces deux protagonistes, et ce qu’ils incarnent respectivement : l’histoire du royaume se serait tissée à travers leur alliance historique pour libérer le pays, puis leur compétition pour le pouvoir, et enfin leur réconciliation autour de « l’inté-rêt national » qui se traduit par l’avènement du gouvernement d’« alternance consensuelle » en 1998.

Notre analyse est différente. Certes, le fait partisan au Maroc est indisso-ciable de l’histoire du Mouvement national. Une forte continuité caractérise les élites qui animent la politique instituée. Pour autant, le jeu politique est irréductible à un échange de coups entre le régime monarchique et les acteurs issus de la matrice nationaliste. Bien davantage, les conflits politiques qui agitent le royaume peinent à se traduire sous forme de clivages politiques à l’échelle de la politique instituée. Au croisement du temps national, du temps régional et du temps mondial, des dynamiques protestataires impulsent des réajustements et des recompositions de l’espace et des règles du jeu politique.

Dans cette première partie, nous examinerons la formation et les transforma-tions de la scène partisane marocaine durant le xxe siècle. Nous l’aborderons dans ses articulations avec d’autres arènes du politique. Les trois séquences identifiées se découpent en fonction de dates érigées en « tournants » ou en « nouveaux départs », tant par les discours savants que par les récits des acteurs politiques. Nous appréhenderons, en premier lieu, la genèse du fait partisan dans le cadre du Mouvement national, sous le Protectorat français (1912-1956). Nous exami-nerons, ensuite, le façonnement de la scène partisane, entre 1956 et 1975, dans

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le contexte des luttes pour le pouvoir entre le régime monarchique et les partis du Mouvement national et des « années de plomb », qui désignent la phase particulièrement répressive qui s’étend du début de l’indépendance aux années 1990. Puis nous traiterons des reconfigurations de la scène partisane en lien avec l’affirmation de la monarchie en tant qu’institution centrale qui organise le jeu politique, et en relation avec les pressions qu’exercent les partis de l’opposition parlementaire dans l’arène protestataire (1976-1997).

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Genèse du pluralisme partisan en contexte colonial

Le fait partisan se développe au Maroc sous la double contrainte d’un régime colonial d’état de siège et d’un projet nationaliste unanimiste 1 : des élites citadines masculines lettrées élaborent une vision nationale du politique et recourent à la forme partisane pour mobiliser la nation et pour l’édifier. Sa gestation ne résulte ni de la formation d’une sphère politique nationale 2 en relation avec l’instauration et l’extension du suffrage, ni d’un lent processus de spécialisation de l’activité politique. Elle se produit en connexion étroite avec des dynamiques protestataires et avec un vivier d’instances qui constituent d’abord des incubatrices, puis un bassin de recrutement. Quant à la pluralisation de la scène partisane naissante, elle ne traduit ni la rémanence d’une société segmen-taire 3, ni la cristallisation de clivages sociaux 4. Elle porte l’empreinte du cadre institutionnel colonial, des stratégies mises en œuvre par les autorités coloniales et des ressources différentielles accumulées par les dirigeants des premières entre-prises partisanes. Pour esquisser cette genèse, nous mobilisons la riche littérature sur le nationalisme marocain 5, l’ouvrage très documenté de R. Rézette (1955) sur les partis politiques sous le Protectorat, ainsi que des mémoires et les entretiens que nous avons réalisés avec des témoins de cette époque.

Un régime d’état de siège qui cristallise la segmentation et stabilise les positions d’influence

Le fait partisan marocain se développe dans une configuration coloniale marquée par trois particularités : une fragmentation en trois zones territoriales

1. Le contexte colonial et l’unanimisme contraignent l’essor des partis politiques dans d’autres colonies (Rahal et Soriano, 2007).

2. De manière idéale typique, cela se réfère à un rapport au politique imprégné par des représentations, des énonciations, des identités plus ou moins conflictualisées, plus ou moins institutionnalisées, et qui trans-cendent ainsi la fragmentation qui caractérise « la politique très localisée et territorialisée » (Caramani, 2004).

3. Pour rappel, cela renvoie à l’approche de J. Waterbury (1975), qui s’inspire de celle d’E. Gellner (2003). Pour celui-ci, en l’absence de toute centralisation et de toute institution politique spécialisée, l’« équilibre structural » du monde tribal s’explique notamment par la concurrence entre tribus et entre chacun de leurs segments, et par la fonction d’arbitrage des saints.

4. Voir en introduction les analyses qui appréhendent le fait partisan sous cet angle.5. Parmi les grands classiques, évoquons entre autres les travaux de J. Berque (1962), J. Halstead (1967),

Ch.-A. Julien (1978), et des perspectives critiques comme celles d’A. Ayache (1956), A. Laroui (1977). Plus récemment, H. Rachik (2003) et ses étudiants ont porté un nouveau regard sur cette période, à l’instar de F. Aït Mous (2013).

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régies par des statuts différents ; une dualité des structures politiques et la stabili-sation de positions d’influence autrefois temporaires (Marais, 1964b) ; un régime d’état de siège quasi permanent et une absence d’enjeux électoraux.

Le traité de Fès établit le Protectorat français sur le Maroc le 30 mars 1912. Dans son prolongement, deux accords sont conclus. Le 27 novembre 1912, la Convention de Madrid délimite deux zones d’influence espagnole : au nord, de l’embouchure de la Moulouya sur la Méditerranée à celle du Loukkos sur l’Atlan-tique, hormis l’enclave réservée à la future zone de Tanger ; au sud, du Drâa à la colonie du Rio de Oro (cahier couleur, figure 1). L’autorité civile et religieuse du sultan est confiée à un délégué, le khalifa* (d’où l’appellation de zone khali-fale), et un Haut-Commissariat espagnol est installé à Tétouan (Marchat, 1971). Le 18 décembre 1923, la Convention de Paris dote la zone de Tanger d’un statut international, sous souveraineté du sultan, qui entre en vigueur de 1925 à 1958. Elle deviendra ainsi un lieu de repli des nationalistes pendant les phases de répression. Cette situation durera jusqu’à la reconnaissance officielle de l’indé-pendance du Maroc, dans le sillage de la Déclaration de La Celle-Saint-Cloud du 6 novembre 1955, de la Déclaration commune franco-marocaine du 2 mars 1956 et de la Déclaration commune hispano-marocaine du 7 avril.

D’après le traité de Fès, le Protectorat vise à « préserver l’intégrité du royaume », sauvegarder « la situation religieuse, le respect et le prestige tradition-nel du Sultan, l’exercice de la religion musulmane et des institutions religieuses », « prêter un constant appui à Sa Majesté Chérifienne contre tout danger […] » et « réformer » le pays. Dans les faits, la Résidence procède à la réorganisa-tion du Makhzen, parallèlement à la mise en place d’une administration de plus en plus directe (Rivet, 1988). Cette politique est indissociable de la figure du maréchal Hubert Lyautey (1854-1934) qui a constitué le Protectorat en gardien de « l’islam marocain », une innovation de l’orientalisme français, et d’une monarchie érigée en institution intemporelle. Un siècle après sa désigna-tion en tant que premier résident général (1912-1925), celui qui est à l’origine du transfert de la capitale de Fès à Rabat, en 1913, et du nouveau drapeau de « l’empire chérifien », en 1915, continue à être associé au démiurge du Maroc contemporain. Avec la colonisation de l’Algérie en contre-exemple, l’archi-tecte de « l’exception marocaine » s’est inspiré des « multiples “répertoires” des empires 6 », et tout particulièrement du « gospel colonial 7 » sur le Maroc. Au fil des enquêtes, des inventaires et des récits, des dichotomies se sont forgées, à l’ins-tar de l’opposition entre bled makhzen et bled siba (encadré 1). « Instrument de gouvernementalité », ce métarécit confie au Protectorat la mission d’« introduire une modernité sans changement » et d’apprendre à se gouverner à un peuple

6. Pour J. Burbank et F. Cooper (2009, p. 15), cette notion permet d’appréhender « l’entrecroisement des diffé-rentes stratégies de gouvernance et de domination, le mélange des pratiques mises en œuvre, transformées, abandonnées à travers le temps et l’espace ».

7. Pour E. Burke (2014), cela renvoie au discours colonial qu’il analyse, à travers un ensemble d’écrits produits sur le Maroc en langue française entre 1880 et 1930, pour retracer l’histoire de l’invention de « l’islam marocain » et de la monarchie marocaine sous le Protectorat.

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GENÈSE DU PLURALISME PARTISAN EN CONTEXTE COLONIAL

Encadré 1 Le « Makhzen » et la « siba » d’après la littérature

S’il y a bien une dichotomie structurante dans l’imaginaire politique marocain, c’est bien celle de « Makhzen »/« siba », conceptualisée par les ethnographes et les historiens de la colonisation, en lien avec d’autres oppositions : « ordre »/« désordre », « arabes »/« berbères », « cités »/« tribus », etc.

Dérivé du verbe « khazana » (cacher, préserver, engranger), le sens premier du mot « makhzan » renvoie à une réserve ; le terme « magasin » y puise son étymolo-gie. Par extension, cette notion désigne les lieux où sont entreposées les collectes de l’impôt. D’après l’historien marocain A. Laroui (1977), elle est d’abord associée au « trésor » du pouvoir central, avant d’englober l’armée et la bureaucratie dont les missions premières consistent à collecter l’impôt. Elle se réfère ainsi à « une institution politique, saisie dans ses dimensions économiques et sociales » (Catusse, 2008, p. 19).

Selon les conceptualisations des intellectuels de la colonisation, le bled makhzen se rapporte aux territoires soumis à l’autorité centrale, celui des cités et des tribus arabi-sées des plaines. Inversement, le bled siba recouvre les zones montagneuses et déser-tiques, peuplées par des tribus berbérophones, « insoumises », qui refusent notam-ment de s’acquitter de l’impôt à chaque fois que l’autorité centrale est affaiblie. Dans une perspective critique, A. Laroui souligne que la siba « faisait partie intégrante du système », qu’il existait des « degrés dans le défi à l’autorité centrale ou à son représen-tant local », que la durée de la contestation variait dans le temps, et que le « penchant » à la « transaction » tendait à l’emporter (Laroui, 1997, p. 164-181).

Au cœur de ces classifications, « la tribu » (arabe : qabila ; berbère : taqbilt, taqbicht) aurait été utilisée par les ethnologues coloniaux pour classer des « peuples en état d’infériorité », et pour désigner « pêle-mêle, tout ce qui se situe entre le lignage et l’ethnie, sans que les raisons d’une différenciation nette entre ces trois “couches” soient toujours précisées dans le mode d’emploi » (Vatin, 2001, p. 11). Tandis que A. Laroui (1997, p. 178) considère qu’il est inutile de chercher à définir « une forme par le contenu », H. Rachik (2016, p. 309-321) propose une conception opératoire d’une « identité tribale […] relative et contextuelle », dont le fondement est avant tout politique : « on peut l’acquérir comme on peut la perdre » selon les contextes. En milieu rural, elle « est essentiellement un ensemble de principes et de règles selon lequel des statuts et des rôles politiques sont définis et attribués », une personne appartenant « souvent à plusieurs groupes emboîtés (par exemple, le lignage, le village, la tribu). Chaque niveau de groupement correspond à l’appropriation de biens communs et la défense d’intérêts communs ». De ce point de vue, « appartenir à un groupe, porter ou revendiquer son identité, implique des droits (accès aux biens collectifs, aux équipements hydrauliques, aux parcours) et des obligations politiques (participation dans le financement et la gestion de ces biens) ».

Dans le prolongement de ces controverses, la nature de la relation entre le Makhzen et les populations pendant le xixe siècle a fait l’objet de lectures concurrentes. À l’encontre des thèses qui ont « surestimé l’opposition tribu/Makhzen », ou qui ont mis l’accent sur le fait que le Makhzen entretenait la division et le désordre pour asseoir son pouvoir (approche segmentariste), A. Laroui soutient que le « Makhzen ne nie pas le fait tribal, il l’affirme et même l’exhibe » (ibid., p. 157).

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GENÈSE ET RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE AU XXE SIÈCLE

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« attardé » et insoumis (Burke, 2014, p. 9). Il imprègne la stratégie de « pacifi-cation » impulsée par Lyautey, dont la mise en œuvre ne sera parachevée qu’en 1934. Les tribus rebelles sont soumises au nom du sultan et selon un rythme intentionnellement lent, combinant la menace des armes avec une politique de persuasion (Mun et Lyautey, 2011, p. 188). La « politique des grands caïds », l’un des volets de la « politique berbère », consiste à « fabriquer des notables » (Waterbury, 1975, p. 132). Outre des promesses d’autonomie locale, ceux qui ont soutenu la France bénéficient au sein du Makhzen de positions non plus éphémères, mais permanentes. Ils se constituent des fiefs stables et gagnent en prestige au fur et à mesure qu’ils s’enrichissent ; ils acquièrent ainsi une puissance inédite. Cette politique est couronnée par la promulgation du dahir* du 16 mai 1930, surnommé par ses opposants « Dahir berbère ». Ce document officialise la soumission des zones récemment conquises au droit coutumier. Pour le pénal, il substitue aux tribunaux marocains les juridictions françaises, désormais « compé-tentes pour la répression des crimes commis en pays berbère quelle que soit la condition de l’auteur du crime » (article 6). Bien que le dahir ait été signé par le jeune sultan Mohammed Ben Youssef (1909-1961) 8, les nationalistes marocains y perçoivent un empiètement sur les prérogatives de celui-ci, et une atteinte à l’islam et à l’unité du pays.

Comparativement à la situation algérienne (Fromage, 2012 ; Rahal, 2017) et tunisienne (Arfaoui, 2011), l’état de siège quasi permanent et l’absence d’enjeu électoral constituent une autre particularité de la gestation des premiers partis

8. Après le décès de Moulay Youssef, le 17 novembre 1927, les autorités du Protectorat écartent de la succession le fils aîné du sultan, au profit de son troisième fils, Sidi Mohammed, alors âgé de 18 ans.

Dans l’ensemble, il est convenu qu’au cours du xixe siècle les hommes du Makhzen bénéficient d’une délégation du pouvoir, délimitée dans le temps, consistant pour l’essentiel à prélever l’impôt, et à jouer un rôle d’arbitrage et de régulation. Dans un pays peuplé à 90 % par des ruraux, les caïds* constituent un maillon administra-tif central. Ils sont recrutés dans les tribus qu’ils ont pour charge d’administrer, et puisent leur influence sociale et politique de leur poids économique, tributaire de la taille de leur propriété foncière. Lorsque le pouvoir central est fort, ils représentent le sultan et prélèvent des taxes en son nom. Lorsque les tribus échappent au contrôle du Makhzen, tout en reconnaissant l’autorité spirituelle du sultan, des chefs sont désignés et contrôlés par la jma‘a – l’assemblée des chefs de famille et des hommes en âge de porter des armes – pour une durée limitée (Rachik, 2012, p. 122), avec une « déléga-tion de pouvoir temporaire et spécifique : distribution des droits d’eau et de pâturage, conduite de la guerre » (Waterbury, 1975, p. 133). Autrement dit, dans le Maroc du xixe siècle, la puissance des chefs tribaux est éphémère. D’une part, la régulation de la propriété foncière par les agents du Makhzen tend à entraver un enrichissement susceptible d’être mis au service d’une contestation du pouvoir central. D’autre part, après « un temps plus ou moins long, la tribu se débarrassait [des chefs] et faisait passer leurs biens et leur pouvoir entre les mains d’autres lignages » (Marais, 1964b, p. 711). Cependant, à la veille du Protectorat, des caïds parviennent à se tailler des petits fiefs.

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politiques marocains. Alors même que le dahir du 24 mai 1914 légifère sur les associations déclarées, l’ordre du 2 août 1914, renouvelé en 1939, instaure le régime d’état de siège (Rézette, 1955, p. 31-47). Il donne ainsi les moyens aux agents de la Résidence d’alterner des phases de tolérance avec des moments de répression. Néanmoins, les activités nationalistes sont exercées dans la zone française, de manière ouverte, de 1934 à 1937 et de 1946 à 1952. Quant au principe électif, ce n’est qu’en 1947 qu’il est introduit pour les Marocains dans les chambres consultatives, et ce de manière très restreinte et corporative (ibid.). À cette date, la principale organisation nationaliste a déjà fait preuve de grandes capacités de mobilisation au sein de la société. En effet, le fait partisan marocain s’est développé en connexion étroite avec des dynamiques protestataires et un vivier d’instances, en affinité avec les propriétés de l’élite citadine qui les a impulsés.

Un « grand retournement » incarné par une élite jeune, citadine et réformiste

À partir des années 1930, l’épicentre de la résistance au Protectorat se déplace des zones montagneuses vers les grandes cités. Les protestations contre le Dahir berbère constituent un « puissant catalyseur » du nationalisme en gestation dans les cités (Rézette, 1955, p. 59). Quelques années plus tôt, l’épopée de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi (1882-1963), qui a infligé la première grande défaite à une armée coloniale le 21 juillet 1921 à Anoual, et l’insurrection du Rif, écrasée en 1926 au prix d’un largage de gaz moutarde, ont contribué à l’éveil du senti-ment national parmi les jeunes citadins.

À l’avant-garde des mobilisations de 1930 se trouvent des jeunes gens de Salé qui impulsent le mouvement en détournant un rituel religieux. En 1930, Boubker Kadiri (1913-2012) est âgé de 16 ans. Quatre ans plus tard, il comptera parmi les dix signataires du Plan de réformes. En attendant, il étudie les sciences religieuses et participe aux rassemblements dans les mosquées. D’après son témoignage, c’est Abdelkrim Hajji (1909-2003), cofondateur du Club littéraire de Salé en 1927, qui suggère à ses camarades l’idée du latif (le sauveur), une prière qui se récite collectivement en période de calamité. Au terme d’une discussion, la décision est prise de revêtir la protestation d’un caractère « religieux » et non « politique » 9. Du point de vue de ces jeunes lettrés, un combat formulé dans des termes « politiques » exposerait à la répression et inciterait moins à la mobili-sation. En revanche, les autorités du Protectorat ne peuvent pas empêcher la population d’implorer la miséricorde de Dieu.

« [Abdelkrim Hajji] se rend chez un fqih, qui a une école coranique. Il lui donne deux à trois dirhams et lui demande : “récitez la Fatiha pour nous les Marocains, pour notre pays, ils veulent nous christianiser, récitez le latif”. Les enfants ont récité la Fatiha et ont commencé à dire ya latif, ya latif. […] Le latif

9. Cette version est confirmée par le neveu d’Abldekrim Hajji (Hajji, 2014).

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va être formulé dans les termes suivants : “Dieu le bienfaiteur, nous implorons ta miséricorde pour nous sauver des mauvais traitements du destin et éviter de nous séparer de nos frères les Berbères” (allahumma ya latif nsa’lek al-lutfa fima jarat bihi al-maqadir wa la tu farriq baynana wa bayna ikhwanunua al-barabira). […] Les autorités françaises ont vent de ce latif […]. Quand le groupe de jeunes réalise qu’il leur fait peur, il décide de le réciter le vendredi suivant dans la mosquée […]. L’information se diffuse. […] Les jeunes nationalistes de Rabat le font le vendredi d’après. […] Le troisième vendredi, le latif se produit à Fès » (entretien réalisé par l’autrice avec Boubker Kadiri, à Salé, en janvier 2006).

D’après ce récit, les initiateurs du mouvement procèdent par tâtonnements, et anticipent sur les réactions de la population et des autorités. Et c’est parce que leur innovation remporte du succès que d’autres jeunes « nationalistes » s’en emparent. La protestation se propage dans les cités et à travers les mosquées : la menace d’une christianisation du pays est agitée, la volonté des Français de diviser le pays entre Arabes et Berbères dénoncée, l’unité du pays défendue. De futurs leaders nationalistes sont emprisonnés et bastonnés, d’autres exilés. Une campagne de presse est orchestrée en France, mais aussi au Moyen-Orient sous l’impulsion de Chekib Arslan (1869-1946), le « directeur de conscience des nationalistes arabes » établi à Genève (Bessis, 1978).

Quatre ans plus tard, les figures qui ont émergé pendant ces événements aspirent à « se faire prendre au sérieux » par les autorités qui les assimilent à « un groupe de perturbateurs sans programme » 10. Une synergie se produit entre les petits groupes nationalistes des principales cités marocaines. L’acte inaugural du Comité d’action marocaine (CAM), considéré comme l’embryon du fait partisan dans le royaume, est la présentation du Plan de réformes marocaines au résident général Henri Ponsot (1933-1936) et au sultan, le 1er décembre 1934.

À cette date, les dix signataires du Plan de réformes marocaines sont âgés de 20 à 35 ans. Ils proviennent de Fès, Rabat, Meknès et Salé. Ils sont presque tous issus de familles comportant des savants religieux, des magistrats, des grands propriétaires, des commerçants, voire des chorfa* dont le prestige social dérive de leur inscription dans une généalogie prophétique. En ce sens, ils constituent un fragment de l’élite « formée par tous ceux qui détiennent un pouvoir exclu-sif, naturel ou acquis : baraka, savoir religieux, savoir profane, savoir-faire », et dont « la richesse […] découle inégalement de chacun de ces dons » (Laroui, 1977, p. 104). Leur plus petit dénominateur commun réside dans leur capital culturel aussi élevé que rare, dérivé sauf exception de leur statut social. Les uns sont formés dans les grandes universités musulmanes, à la Qarawiyyin 11 à Fès, en Égypte ou ailleurs en Orient. D’autres ont fréquenté le système d’enseignement,

10. Entretien réalisé par l’autrice avec Boubker Kadiri, à Salé, en janvier 2006.11. À la veille du Protectorat, cette université-mosquée fondée au ixe siècle se consacre essentiellement à la

transmission du savoir religieux et aux Belles Lettres. Grâce à l’introduction de l’imprimerie à la fin du xixe siècle, aux voyages effectués par les commerçants, par les pèlerins et par ceux qui sont en quête de savoir, « une ouverture réelle sur le monde extérieur coexiste avec un indéniable isolement mental » (Laroui, 1977, p. 228). Dès les années 1920, l’agitation gagne la mosquée-université de Fès ; l’aspiration à la réforme

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malthusien et hiérarchisé, créé par le Protectorat. Ils ont poursuivi leurs études en France ou en Espagne. Quelques-uns se distinguent par un parcours hybride. Tous sont exposés aussi bien à l’univers culturel et politique des occupants qu’aux courants de pensée prédominants en Orient. Le syncrétisme de leurs références transparaît dans leur appropriation des idées de la Salafiyya, un mouvement réformiste théologique et une vision du monde qui gagne du terrain au Maroc à partir de la fin du xixe siècle dans le sillage des courants qui émergent en Arabie et en Égypte. Cette affiliation aurait entravé le développement des idéologies sécularistes en vogue en Turquie et en Égypte (Halstead, 1967, p. 134), tout en favorisant la diffusion de concepts généraux : « gouvernement consultatif », « souveraineté populaire », réforme de l’éducation, compatibilité de l’islam avec un gouvernement fondé sur une constitution et avec la démocratie, production d’un droit positif pour certaines sections de la loi et préservation d’une partie du droit fondé sur les interprétations de la loi religieuse. De manière fondatrice, une élite masculine, juvénile, citadine, intellectuelle, réformiste se constitue ainsi en avant-garde de la lutte nationaliste et de tout changement politique. Incarnation vivante d’un « grand retournement » (Berque, 1962, p. 396), elle codifie l’excel-lence politique en lien étroit avec ses propres capitaux culturels et symboliques. C’est à cette époque, au Maroc et ailleurs dans la région, que l’archétype de l’acteur politique émerge comme un passeur, plutôt jeune, ayant pour mission d’éduquer et de conscientiser les masses illettrées en vue de libérer la nation, de la construire, de la réformer ou de la développer.

Face aux autorités du Protectorat, qui s’érigent en gardiennes de la monarchie et de l’islam marocain, les nationalistes s’investissent dans une nationalisation de l’une et de l’autre. Ils opposent un islam réformiste, rationaliste, universaliste aux « archaïsmes » des confréries mobilisées par le Protectorat. Ils construisent l’ara-bité et l’islam en ciment de la nation et comme alternative au métarécit colonial qui réifie les clivages entre bled makhzen et bled siba, mais aussi entre Arabes et Berbères. Peu à peu, ils transforment « le sultan des Français » en « roi des Marocains ». Ils élaborent les mythes (re)fondateurs d’une monarchie gardienne de l’islam marocain et multiséculaire. Ils matérialisent l’imaginaire national au travers du costume « national », du tarbouche « national », de la fête « nationale » (Rachik, 2003, p. 84). Ce faisant, ils diffusent un nouveau lexique, en partie importé d’Orient : peuple (cha‘b), masses (jamahir), nationalisme (qawmiyya, wataniyya), etc. Dans le même mouvement, ils sécularisent des notions religieuses à l’instar de la umma (communauté des croyants), qui prend le sens de « nation » lorsqu’elle est qualifiée d’« arabe » ou de « marocaine ».

Pendant ce moment d’invention politique intense, un nouveau répertoire d’action se constitue par tâtonnements, à coups d’anticipations et d’ajuste-ments aux réactions des autorités et des secteurs de la population à mobiliser, sur la base d’innovations par détournement, par mimétisme et par hybridation,

en acte s’exprime à travers des mouvements de grève et des manifestations. Néanmoins, les tentatives de réforme restent timides (Sraïeb, 1984).

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Encadré 2 Le point de départ des manifestations en 1936 et en 1944

En dépit d’une interdiction vague du dahir du 26 mars 1914, les manifestations publiques sont tellement courantes que le dahir du 29 juin 1935 les sanctionne en tant qu’atteintes à l’ordre public et « au respect dû à l’autorité » par des peines de prison et des amendes (Rézette, 1955).

Au cours des années 1930, la mosquée, qui échappe au contrôle des autorités du Protectorat, demeure le point de départ des cortèges nationalistes, avec des banderoles affichant des revendications profanes. Et même lorsque les instigateurs des protesta-tions sont des oulémas, ceux-ci mobilisent et se mobilisent avant tout en tant que leaders nationalistes. Leurs actions et leurs interactions s’inscrivent dans le cadre ou dans l’horizon de l’État-nation en construction. À la suite de l’arrestation de dirigeants nationalistes, des manifestations se produisent à Fès les 16 et 17 novembre 1936. Le message de l’une des banderoles est évocateur : « Nous voulons la liberté, nous voulons des journaux, nous voulons la libération des prisonniers » (Rézette, 1955, p. 9). Abdelkrim Ghallab (1919-2017), l’un des futurs dirigeants historiques du Parti de l’Istiqlal, participe à ces événements. À cette époque, il est âgé de 17 ans. Il suit les cours du jeune leader, Allal El Fassi, à la Qarawiyyin et fréquente une cellule secrète nationaliste. Selon le témoignage de celui qui deviendra également un homme de presse et un romancier : « Le mot manifestation (mudhahara) existait déjà. […] C’était contre les autorités françaises. […] Nous n’avions revendiqué l’indépendance qu’en 1944. […] En 1936, les gens […] disaient : “À bas la colonisation”, “Vive la justice” […]. C’est à cette époque qu’on a commencé à revendiquer les libertés publiques […], la libération des leaders. […] C’est ce qu’on appelait les revendications urgentes (al-matalib al-musta‘jala), [à savoir] les libertés publiques d’une manière générale : liberté de presse, liberté de réunion, liberté de rassemblement […]. L’essentiel était de diffuser nos idées […]. Cela commençait toujours à la Qarawiyyin pour finir [400 mètres plus loin] à la mosquée de Rsif. [En 1936], à l’intérieur de la mosquée de Rsif, il y a eu une bataille : les gardiens, les moqaddemin* [agents de base de l’auto-rité centrale] nous sont tombés dessus à l’intérieur. Ils avaient fermé toutes les portes pour nous enfermer. Ils nous ont battus avec des bâtons. […] Ils nous ont arrêtés. […] L’idée de rassembler un grand nombre existait. […] On passait par les quartiers les plus denses, les souks. […] On aimait rassembler les gens et leur annoncer notre message (nbecheru) » (entretien réalisé par l’autrice, à Rabat, en décembre 2005).

Le 11 janvier 1944, le Manifeste de l’indépendance est présenté au sultan et aux représentants des puissances alliées. Il annonce la création du parti de l’Istiqlal (indépendance) et provoque l’arrestation de dirigeants nationalistes. Cette fois-ci, à Rabat du moins, les protestations ne se déclenchent pas à partir des mosquées. C’est du collège Moulay Youssef qu’Abderrahman Youssoufi, alors âgé de 20 ans, et ses camarades démarrent leur manifestation en direction du Mechouar (parvis devant la grande porte d’entrée du palais royal). Après avoir participé pour la première fois à une manifestation, ce natif de Tanger est exclu du collège et de l’internat, tout en perdant sa bourse. Pris en charge par des dirigeants encore en liberté, il se met au service du parti. Dès cette période, les principaux points de départ des protestations et des révoltes deviennent peu à peu les établissements scolaires, les usines et, à partir de 1952, les quartiers périphériques, comme nous le verrons.

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dans le croisement entre le local, le national, le régional et le transnational. À l’échelle régionale, de nouvelles formes d’action se développent : manifestations (encadré 2), campagnes de boycott, grèves, occupations d’usine. Elles se tissent en lien avec le renforcement des capacités répressives des pouvoirs centraux et la montée des nationalismes (Burke, 1988). Elles mettent en scène des populations urbaines et de nouveaux acteurs politiques, tout en articulant le combat natio-naliste, la lutte islamique pour la justice et les luttes ouvrières.

Au Maroc, à partir des années 1920, un vivier de structures se développe. Les nationalistes produisent des dispositifs pour faire groupe, éduquer, cultiver, socialiser, informer, discipliner les corps, mobiliser et se faire les porte-parole de la nation dans différentes instances : les écoles dites libres, les clubs littéraires, les groupes de théâtre, les associations, la presse, etc. Ces instances sont les incuba-trices de l’action partisane nationaliste.

La pluralisation de la scène partisane sous le Protectorat

La fabrique du Comité d’action marocaine (kutlat al-‘amal al-watani – CAM) porte l’empreinte du système d’action en gestation. Elle donne à voir la coales-cence et la cristallisation de réseaux tissés à travers un ensemble d’expériences (Aït Mous, 2013) : sociétés secrètes, protestations contre le Dahir berbère, comités de rédaction d’un organe de presse, etc. Elle manifeste la perception d’un contexte particulier et la « croyance dans l’efficacité performative de l’acte de constitution partisan » (Aït-Aoudia et Dézé, 2011, p. 641). Ce processus est matriciel sous plusieurs angles. C’est la première expérience qui se donne une forme parti-sane. Elle s’érige en étalon pour les expériences qui lui sont contemporaines comme pour celles qui lui succèdent. C’est la cellule mère des partis associés au « Mouvement national » et, de ce point de vue, elle est à l’origine de la matrice nationaliste (figure 2), dont seront issues d’autres matrices à l’indépendance. Sous le Protectorat, la pluralisation partisane est le produit de quatre facteurs principaux : des scissions internes, la marocanisation d’un parti aux origines européennes pour ce qui est du Parti communiste, la subdivision du Maroc en plusieurs zones, les tentatives des autorités espagnoles et même françaises d’affai-blir les partis existants par la création de partis politiques concurrents.

Après l’interdiction du CAM en 1937, deux nouveaux partis sont créés. Le Parti des réformes nationales (al-hizb al-watani li tahqiq al-matalib – PRN) s’ins-crit dans la continuité du CAM et reste sous la férule d’Allal El Fassi (1910-1974). Figure emblématique et idéologue du Mouvement national, celui-ci est originaire d’une famille andalouse de Fès, de savants religieux et de jurisconsultes. Il suit la voie paternelle en étudiant à la Qarawiyyin, puis en devenant le plus jeune professeur de cette université en 1933. Ses cours « révolutionnaires » attirent un public de plus en plus étendu. Quant au Mouvement populaire (al-haraka al-qawmiyya – MP), il est fondé par Mohamed Hassan Ouazzani (1910-1978) après le retrait de celui-ci du CAM. Né à Fès, issu d’une famille de chorfa et de grands propriétaires, c’est le premier diplômé marocain de la section générale

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de l’École libre de sciences politiques de Paris en 1930. Il a également étudié à l’École des langues orientales et à l’École de journalisme. En 1929, il est secré-taire général de l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA). Après son arrestation dans le cadre des protestations contre le Dahir berbère en 1930, il devient secrétaire personnel de la grande figure du nationalisme arabe Chekib Arslan. En 1932, il participe à la fondation de la revue Maghreb à Paris, puis lance le journal L’Action du peuple au Maroc en 1933.

Figure 2. – La matrice nationaliste sous le Protectorat (1912-1956).

Matrice nationaliste

Zone française

CAM (1934)

Parti national (1937)

Parti de l'Istiqlal (1944)

MP (1937)

PDI (1946)

Zone espagnole

PRN (1936)

PRN (1937) PUM (1937)

A priori, la première scission au sein du Mouvement national aurait été sous-tendue par une rivalité personnelle entre Allal El Fassi et Mohamed Hassan Ouazzani, et par des désaccords stratégiques. Selon notre analyse, ce sont les capitaux différentiels accumulés – non sans lien avec les types de formation et d’insertion – qui conduisent l’un et l’autre à privilégier des orientations distinctes. Pendant que Ouazzani cultive des amitiés politiques au service de la cause nationale à Paris et à Genève, son rival mobilise ses talents de tribun pour accroître l’audience du parti au sein de la population marocaine. À son retour au pays en 1936, il ne retrouve plus le petit club qu’il a laissé, mais un parti hiérar-chisé qui s’ouvre aux masses, où il peine à trouver sa place. Sur un autre plan, le résident général Charles Noguès conduit au début de son mandat (1936-1943) une politique d’ouverture qui se traduit, d’abord, par la libération des détenus et par le retour des exilés et, ensuite, par l’autorisation d’organes de presse natio-nalistes. Ce contexte semble favoriser l’expression des divergences.

Dans le sillage de la répression des manifestations qui se produisent à Meknès contre le détournement des eaux de l’oued Boufekrane en 1937, les deux partis sont interdits en octobre de la même année, et la plupart des dirigeants natio-nalistes exilés ou arrêtés. Entre 1937 et 1946, Allal El Fassi est exilé au Gabon,

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et Mohamed Hassan Ouazzani placé en résidence surveillée au Maroc. Quant à Ahmed Balafrej (1908-1990), l’un des fondateurs du CAM et du Parti national, il se réfugie à Tanger jusqu’en 1943. Issu d’une famille de notables de Rabat, il a fréquenté le Collège musulman et passé son baccalauréat au lycée Henri IV à Paris. Il a ensuite étudié pendant un an à l’université Fouad Ier au Caire, avant de préparer une licence en lettres et un diplôme en science politique à la Sorbonne entre 1928 et 1932. Il succède à Ouazzani à la tête de l’AEMNA en 1930. Il participe activement à la mobilisation contre le Dahir berbère et à la rédaction du Plan de réformes, bien que son nom n’apparaisse pas parmi les signataires.

Au tournant de la Seconde Guerre mondiale, la vie partisane reprend peu à peu dans la zone française. En 1944, Ahmed Balafrej compte parmi les fonda-teurs du parti de l’Indépendance (hizb al-istiqlal), dont il devient le secrétaire général jusqu’en 1959. L’acte inaugural de cette organisation est la remise du Manifeste de l’indépendance au sultan et aux représentants des puissances alliées, le 11 janvier 1944. Pour sa part, dès sa libération en 1946, Ouazzani crée le Parti démocratique de l’indépendance (hizb ach-chura wal istiqlal – PDI). Un an plus tôt, le Parti communiste marocain (al-hizb ach-chuyu‘i al-maghribi – PCM) était créé. Il est issu du Parti communiste français (PCF), représenté par un comité régional au Maroc et interdit en 1939. Sa marocanisation se traduit par une autonomie organisationnelle, le comité central de Casablanca constituant l’organe supérieur, et par une forte marocanisation des cadres.

Dans la zone espagnole, le Parti des réformes nationales (hizb al-islah al-watani – PRN) voit le jour, dès 1936, avec des revendications et un référentiel similaires à ceux du CAM (encadré 3, p. suiv.). Il reste cependant centré autour de la figure de son dirigeant, Abdelkhalek Torrès (1910-1970), qui contrôle des organes de presse, un cercle, une imprimerie et une école libre. Cette figure du nationalisme marocain est issue d’une famille d’origine andalouse. Son père est un ancien pacha* de Tétouan et son grand-père, Haj Ahmed Torrès, était délégué du sultan à Tanger, plénipotentiaire du Maroc à la Conférence d’Algésiras en 1906 et délégué du sultan pendant les négociations avec les puissances étrangères. Après un passage par la Qarawiyyin en 1927, Abdelkhalek Torrès poursuit ses études au Caire à Al Azhar, puis à la faculté des lettres de l’université Fouad Ier, avant d’étudier à la Sorbonne entre 1931 et 1932. En 1937, Mohamed Mekki Naciri (1904-1994), l’un des dix signataires du Plan de réformes et membre du PRN, rompt avec Torrès et fonde le Parti de l’unité marocaine (hizb al-wahda al-maghribiyya – PUM), en 1937. Né à Rabat, il appartient à une famille de lettrés et de magistrats, dont l’un des ancêtres a fondé la confrérie Nasiriyya. Il compte parmi les rares Marocains qui ont poursuivi des études supérieures au Caire dans la deuxième moitié des années 1920. Expulsé du Maroc suite aux protestations contre le Dahir berbère, il séjourne à Paris, au Caire, puis à Genève chez Chekib Arslan.

Reste à souligner que la perspective de présenter des revendications à des gouvernements français et espagnol, qui évoluent l’un et l’autre dans un contexte républicain et démocratique, a contribué à l’unité du Mouvement national jusqu’en 1936. Mais, peu après, la recherche de l’appui du Front populaire,

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Encadré 3 Le nom des partis

Les noms que se donnent les premiers partis politiques marocains trahissent les représentations que leurs initiateurs se font d’une telle entreprise et leurs aspirations à s’y conformer. Ils comportent des indications sur la forme organisationnelle, leur référentiel, leurs objectifs, voire leur nationalité. La première formation se qualifie « kutla », en référence au comité de rédaction constitué pour rédiger le Plan des réformes. Mais, très vite, le terme de hizb s’impose en tant qu’équivalent du mot « parti ». Il renvoie à deux champs sémantiques : d’une part, rassembler, se compter parmi les compagnons de quelqu’un, et d’autre part partager en sections ; c’est d’ail-leurs le même vocable qui est utilisé pour désigner les 60 sections du Coran. Certes, des appellations comme « mouvement » (haraka) ou « union » (ittihad) tendent à masquer ou à incarner la « tension entre l’unité et la pluralité du nationalisme » (Rahal, 2017). Pour autant, l’adoption du label hizb ne traduit pas nécessairement une adhésion au pluralisme partisan. Dans l’imaginaire politique des nationalistes, le parti politique se profile avant tout comme un cadre pour construire l’unanimisme. Ces visées unitaires sont souvent précisées dans les attributs que se donnent les partis marocains : « national », « nationaliste », « populaire », ou dans les objectifs qu’ils se fixent : l’action marocaine en référence au Plan de réformes en 1934 ; la réalisation du Plan de réformes en 1937 ; l’indépendance (istiqlal), horizon d’attente qui s’impose à partir 1944. L’influence de nationalistes précurseurs est patente : la dénomination Parti national (al-hizb al-watani) est adoptée en Égypte dès 1879, puis en 1893. Le nationalisme est si prédominant au Maroc sous le Protectorat que la référence à des valeurs (démocratiques) ou à une idéologie (communiste) demeure isolée.

Relevons en outre les variations qui s’observent lors du passage d’une langue à l’autre et qui manifestent la prise en compte de publics différents, à l’instar du CAM. Pour ce qui est de la forme organisationnelle, c’est la notion de « comité » qui prévaut en français et celle de « bloc » en arabe. Quant à la qualification de l’« action », celle-ci est « marocaine » en français, et « nationale » ou « nationaliste » en arabe, le mot watani renvoyant aux deux registres. Plus tard, pour le Parti national, il sera question de réalisation du « Plan de réformes » en français et de « revendications » (matalib) en arabe. Concernant les entreprises impulsées par Mohamed Hassan Ouazzani, la traduction s’accompagne d’un changement de référentiel. En 1937, le Mouvement est « populaire » en français – en écho à l’avènement des fronts populaires en France et en Espagne – et « qawmi » en arabe, terme utilisé au Proche-Orient pour désigner le nationalisme. Dans le même esprit, en 1946, « démocratique » et « chura » sont employés comme des équivalents, ce qui est évocateur des stratégies syncrétiques mises en œuvre par Ouazzani et de sa familiarité avec l’univers des réformistes musulmans. Pour rappel, depuis le xixe siècle, l’invention d’un âge d’or islamique s’accompagne d’une réélaboration d’un ensemble de concepts islamiques : à titre d’exemple, les incitations coraniques à la consultation mutuelle (chura) sont réinterprétées comme un attachement aux valeurs et aux pratiques démocratiques.

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par le CAM dans la zone française, et celui des franquistes, par le PRN en zone espagnole, aurait mis à mal le maintien d’un front nationaliste marocain unitaire. Sur un autre plan, la gestion différenciée des nationalistes par les autorités franquistes et par la Résidence française produit des effets distincts. Dans la zone espagnole, les connexions entre les autorités et les partis nationalistes embryon-naires sont tangibles. Dès 1936, le Haut-Commissariat d’Espagne à Tétouan initie un mode de gestion du fait partisan, que Hassan II cultivera durant son règne (1961-1999) : encourager la scission du PRN en deux partis, puis prodiguer des faveurs (financements, nominations) tantôt à l’un tantôt à l’autre. Dans cette configuration, l’existence de connexions verticales avec les autorités combinée à la faiblesse des liens horizontaux et à l’absence d’une base constitue un terrain fertile pour le développement de relations clientélaires (Oberschall, 1973 12), ce qui n’exclut pas des fâcheries, des répressions ponctuelles et sélectives. Parallèlement aux stratégies cooptatives, les autorités espagnoles créent un nouveau parti à chaque fois qu’elles perçoivent une menace, en faisant souvent appel à la même personne : le pacha de Larache, qui se voit doter presque à chaque occasion d’un organe de presse, voire d’une organisation scoute (Rézette, 1955). En revanche, dans la zone française, les partis de la matrice CAM-Parti national-Istiqlal n’ont pas de telles connexions avec les autorités du Protectorat. Le régime d’état de siège alterne des phases de tolérance et des vagues de répression, entraînant la dissolu-tion de partis sans existence légale, l’exil de leurs dirigeants, l’arrestation pour de courtes durées de militants et de sympathisants, et enfin l’interdiction de leurs journaux. Dans ce contexte, les viviers du Mouvement national font preuve d’un potentiel d’action collective dont les composantes communautaires et associatives varient dans le temps et dans l’espace. Celui-ci se traduit par des mobilisations rapides et énergiques face à des menaces perçues ou à l’appel d’organisations : le Dahir berbère en 1930, le détournement des eaux de l’oued Boufekrane à Meknès en 1937, les vagues d’arrestations des dirigeants en 1936 ou en 1944, les événe-ments des Carrières centrales en 1952 (voir infra), etc.

La matrice CAM-Parti national-Istiqlal : du club au parti de masse

La ramification Comité d’action marocaine (CAM)-Parti national-Istiqlal mérite une attention particulière en raison même de son caractère matriciel. Entre 1934 et 1952, les partis qui la constituent, successivement, partagent pour l’essentiel les mêmes dirigeants et le même référentiel. Mais, d’un changement de nom à l’autre, les options se radicalisent, la stratégie d’appel aux masses s’ampli-fie. Alors que l’embryon de départ s’apparente à un club, très vite, les nationa-listes cherchent à le transformer en organisation de masse, tout en maintenant des liens étroits avec le vivier d’instances où l’entreprise partisane a germé. Ce processus transparaît dans la matérialisation de l’engagement, le financement et l’organisation.

12. Voir nos développements à ce sujet en introduction.

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Dans le cadre du CAM, l’adhésion se codifie à partir du moment où celui-ci projette de lancer des campagnes de recrutement et d’inaugurer des centres locaux. Pour obtenir une carte d’adhérent, il faut prêter le serment de fidélité (al-qasam). Selon le témoignage Abdelkrim Ghallab, ce rituel s’imprègne à la fois des pratiques religieuses et des exemples observés dans des partis français 13. C’est d’ailleurs ce dispositif qui attire l’attention des autorités françaises, et sur lequel elles se basent pour dissoudre « l’association » le 18 mars 1937.

Outre les cotisations, les dons versés par les notables fortunés du CAM, puis du Parti national permettent de subventionner toutes sortes d’activités, et notamment les voyages des dirigeants à l’étranger. Dans le cadre de l’Istiqlal, les dépenses s’accroissent en raison des frais de fonctionnement de la presse, des bureaux d’information et de propagande de Paris et New York. Pour Rézette (1955, p. 303), le financement est à la fois « capitaliste et populaire ». Aux subventions des nantis du parti s’ajoutent celles plus occasionnelles de person-nalités, de gouvernements arabes et de sociétés privées étrangères. Les cotisa-tions n’en sont pas moins importantes. Si les adhérents les plus désargentés en sont exonérés, des « impôts » sont prélevés auprès des commerçants du parti. À l’occasion de la fête du sacrifice, les familles doivent remettre la dépouille du mouton sacrifié ou sa valeur en espèces. Et dans les quartiers où le parti est bien implanté, les commerçants non adhérents sont astreints à verser des fonds au parti sous peine d’être boycottés. Au lendemain de l’indépendance, aucun parti de la matrice nationaliste ne sera en mesure de déployer une telle capacité d’extraction.

En relation avec sa genèse, le CAM se caractérise par une organisation décentralisée et par une faible hiérarchie entre ses membres. Cette structure se complexifie pendant la courte existence du Parti national : le comité directeur est subdivisé en un comité exécutif et un conseil supérieur. Avec la clandestinité, les « liaisons verticales » prennent le dessus sur les « liaisons horizontales » (ibid., p. 273). Le processus de centralisation connaît son apogée, dans le cadre de l’Isti-qlal, entre 1945 et 1952 : un conseil supérieur de 25 membres, un comité exécu-tif beaucoup plus réduit, des commissions consultatives sectorielles, des comités régionaux chargés de superviser l’action des cellules regroupées en sections.

La cellule demeure la structure de base du CAM et des partis qui en sont issus. Selon les témoignages recueillis, elle est désignée par le terme jma‘a (groupe, assemblée), avant l’adoption du mot khaliya, dont l’une des étymologies renvoie au fait de s’isoler avec des personnes pour s’entretenir. D’après Abdelkrim Ghallab, c’est une forme hybride du modèle des partis politiques français et des pratiques confrériques. Autrement dit, dénoncer celles-ci sur les plans doctrinal, spirituel et politique n’excluait pas les emprunts lexicaux et organisationnels.

Très tôt, la structuration de la cellule tend à épouser les catégories pertinentes aux yeux des nationalistes : par ruelle ou par quartier, par corps de métier, par classe ou par établissement scolaire sous la direction d’un enseignant, par entre-

13. Entretien réalisé par l’autrice, à Rabat, en décembre 2005.

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prise avec l’ouvriérisation du parti, ou encore par type de mission. Dès le départ, l’activité articule les dimensions pédagogiques et politiques. Il s’agit aussi bien de former, voire d’alphabétiser, que d’informer, de faire l’éducation politique de « l’élite » (nukhba) dans un premier temps, puis des masses dans le cadre de l’Istiqlal. Du fait de sa mission et vu que les réunions se tiennent souvent dans les domiciles, une cellule compte en moyenne sept à vingt personnes.

En raison de la clandestinité, la direction de ces partis comporte une face visible, du moins aux yeux des adhérents, et des cellules secrètes dont les dénominations s’inspirent de l’univers confrérique : la Zaouïa et la Taïfa. La première désigne la loge confrérique où se réunit la seconde, à savoir la commu-nauté constituée par les membres de la confrérie. D’après Abdelkrim Ghallab et Boubker Kadiri, ces structures embryonnaires pendant la genèse du CAM perdurent, assurant ainsi la continuité entre celui-ci, le Parti national et l’Istiqlal.

Dans l’ensemble de ces organisations, « les dirigeants s’imposent au parti plus qu’ils ne sont choisis par lui » (Rézette, 1955, p. 285). Ils en sont à la fois les fondateurs et les charpentiers. Ils y investissent de manière totale leurs capitaux personnels et, pour certains, un capital « héroïque ou prophétique », « produit d’une action inaugurale, accomplie en situation de crise » (Bourdieu, 1981, p. 19). La détention ou l’exil constituent alors de véritables rituels d’investiture. Pendant son bannissement, Allal El Fassi fait l’objet d’une construction symbo-lique, qui est au cœur de la mobilisation du sentiment national. Ce n’est pas un hasard que la notion de za‘im (leader), déjà en vogue au Moyen-Orient, se popularise au Maroc à cette époque : produit historique du moment nationaliste, le za‘im s’érige en « passerelle entre un ordre ancien en voie de destruction et un ordre nouveau à promouvoir » (Camau, 2008, p. 74).

Peu à peu, de jeunes cadres, qui représenteront par la suite l’aile gauche de l’Istiqlal, consolident leurs positions au sein de la direction du parti et contri-buent à amplifier la stratégie d’ouverture de celui-ci. L’une de ces figures est Mehdi Ben Barka (1920-1965). Celui qui va devenir le héros d’une énigme insoluble, celle de son enlèvement le 29 octobre 1965 devant la brasserie Lipp, est le fils d’un petit commerçant de Rabat. Il fréquente d’abord une école libre, avant d’accéder à l’école des notables, puis au collège Moulay Youssef de Rabat. Après avoir brillamment obtenu son baccalauréat en 1938, il étudie les mathé-matiques au lycée Lyautey à Casablanca, puis à la faculté des sciences d’Alger. À partir de 1942, il est professeur de mathématiques au lycée Gouraud et au Collège impérial à Rabat : l’un de ses élèves n’est autre que le prince Moulay Hassan. Après avoir cofondé le parti de l’Istiqlal, il est placé en résidence surveil-lée de 1944 à 1946. Il sera à nouveau détenu entre 1951 et 1954. À la fin des années 1930, son chemin croise celui d’un autre futur dirigeant de la gauche marocaine. Issu d’une famille d’artisans de Salé, Abderrahim Bouabid (1922-1992) fréquente l’école des fils de notables de sa ville natale, avant de poursuivre ses études au collège de Moulay Youssef, puis à l’école des élèves maîtres. En 1939, il est affecté en tant qu’instituteur à Fès et en profite pour préparer son baccalauréat. Peu à peu, il s’engage dans les cellules du Parti national. En 1944, il

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compte parmi les plus jeunes signataires du Manifeste de l’indépendance et subit la vague de répression. À sa libération en 1945, il se dirige vers Paris. Après des études en droit, il s’inscrit à l’Institut d’études politiques de Paris (1946-1949). En France, il poursuit son engagement parmi les étudiants et les ouvriers, tout en s’investissant dans l’internationalisation de la question marocaine. De retour à Rabat en 1949, il s’inscrit au barreau et contribue à l’organisation du parti jusqu’à sa détention de 1952 à 1954.

Entre 1947 et 1951, l’Istiqlal ressemble de plus en plus à un parti de masses. À son retour d’exil, Allal El Fassi aurait déclaré : « Le parti est entre les mains de gens qu’on ne connaît pas. » Ces propos nous ont été rapportés par Abderrahman Youssoufi qui a contribué à l’ouvriérisation du parti 14. Entre 1945 et 1949, il est responsable local du parti dans le quartier industriel de Casablanca, princi-pal pôle industriel d’Afrique du Nord. Sa mission consiste à organiser la classe ouvrière. Alors même que le syndicalisme se développe dans le giron commu-niste et en dehors des partis nationalistes, une partie des dirigeants de l’Istiqlal le perçoit dès la fin des années 1940 comme un moyen pour étendre l’influence du parti parmi les ouvriers et comme un levier pour démontrer son potentiel de mobilisation dans l’arène protestataire.

Des partis politiques aux frontières poreuses

Nous l’avons vu, le premier embryon partisan s’est constitué dans le prolon-gement de dynamiques protestataires, et sa gestation est indissociable d’un vivier d’instances (clubs, sociétés, associations, écoles libres, groupes scouts, comité de rédaction, etc.). Pendant la phase fondatrice, le multipositionnement des acteurs est consubstantiel à la mise en œuvre d’un projet nationaliste unani-miste. Au fur et à mesure qu’une entreprise comme celle du Parti national et de l’Istiqlal devient un instrument de centralisation et d’homogénéisation, le vivier d’origine se transforme en bassin de recrutement et d’encadrement des sympathisants, ou en réseau dormant. Avec l’extension de la scène partisane, les logiques concurrentielles et hégémonistes se répercutent sur les viviers de chaque parti politique. En revanche, les articulations entre les registres d’action partisan, syndical, protestataire d’une part, et les relations entre les partis politiques et les groupes de résistance qui se développent à partir de 1953, d’autre part, laissent transparaître plus d’ambivalence.

La marocanisation des syndicats

À ses origines, le syndicalisme au Maroc est le prolongement du mouve-ment syndical français, qui inclut des travailleurs européens, et bien plus tard les Marocains. En 1919, la population active marocaine est constituée à plus de 90 % de paysans et de pasteurs, et pour le reste de marchands et d’artisans

14. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en janvier 2006.

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(Ayache, 1982). Peu à peu, le nombre de Marocains employés dans des « activités modernes » (les mines, le transport, les travaux publics, l’industrie, l’agriculture et l’administration) augmente, passant approximativement de 50 000 en 1926 à 450 000 en 1952 (Ayache, 1982 ; 1993). En dépit d’un droit syndical restrictif, les travailleurs marocains commencent à intégrer les syndicats français à partir de 1934 et participent aux grèves de 1936 et de 1937. En 1936, les Français sont autorisés à se syndiquer dans une union filiale de la Confédération générale du travail (CGT). La syndicalisation de Marocains devient à tel point visible que le dahir du 24 juin 1938 l’interdit explicitement. Après sa disparition pendant la période de Vichy, la vie syndicale reprend en 1943 et le recrutement des Marocains est toléré. Dès 1945, ceux-ci sont majoritaires. Leur nombre est évalué à 20 000 en 1944 et à 50 000 en 1947 (Ayache, 1993).

Les premiers partis marocains ne prêtent pas d’intérêt aux questions syndi-cales, du fait même du profil des élites qui les constituent, pour l’essentiel des intellectuels éloignés du monde ouvrier. Par contre, dès sa constitution en 1943, le PCM s’investit dans la régénération du syndicalisme, à travers l’Union générale des syndicats confédérés du Maroc (UGSCM), une organisation subordonnée à la CGT. Au sein de l’Istiqlal, les positions sont contrastées et fluctuantes. Tandis que l’aile gauche du parti tente de coordonner l’action des syndicalistes istiqla-liens, les dirigeants comme Allal El Fassi se méfient d’un changement impulsé par les catégories populaires et appréhendent la diffusion du communisme. Cependant, dès 1949, le parti s’engage pleinement sur le plan syndical sous l’impulsion de l’aile gauche qui se renforce au sein du comité directeur, après le retour de France de militants à la fin de leurs études supérieures, à l’instar d’Abderrahim Bouabid. Ces Istiqlaliens vont conforter une conception natio-naliste et anticommuniste du syndicalisme (encadré 4). En 1952, le bureau de l’UGSCM comporte des membres du PCM et de l’Istiqlal en nombre à peu près égal. Quant aux adhérents, ils sont dans leur écrasante majorité istiqlaliens (Ayache, 1993).

Le 5 décembre 1952, Farhat Hached, le dirigeant de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), est assassiné. Les responsables syndicalistes et partisans de l’Istiqlal appellent à une grève générale 15, manifestant ainsi les liens de solidarité tissés à l’échelle du Maghreb et bien au-delà. À la suite de cet appel, un soulèvement et des affrontements se déclenchent à Casablanca.

15. Selon Abderrahman Youssoufi, c’est Abderrahim Bouabid qui a proposé cette idée au comité directeur du parti (entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en janvier 2006).

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Encadré 4 Une conception du syndicalisme nationaliste et anticommuniste

Mahjoub Ben Seddik (1922-2010) incarne bien la conception du syndicalisme, intriquée à la lutte nationale, qui se développe à partir de la fin des années 1940. Ce natif de Meknès fréquente l’école des notables et obtient le certificat d’études primaires. Il est arrêté dans le cadre des événements de 1937. En 1938, il devient cheminot, puis chef de gare. Il aurait pris sa carte d’adhérent syndical en 1943. En 1947, il dénonce l’interdiction faite aux Marocains de se syndiquer, d’avoir leurs propres organisations, et critique le « paternalisme » des syndicats cégétistes. Dès cette époque, il développe sa vision du syndicalisme : « En pays musulman, il ne saurait y avoir lutte des classes et les doctrines étrangères ne sauraient y avoir cours. Le travail, patronal ou ouvrier, est également respecté et rémunéré. En pays colonial de surcroît, ouvriers, agriculteurs, artisans, industriels sont naturellement solidaires et doivent être au service de la nation dans la lutte pour la liberté et contre l’impérialisme et ses valets » (cité dans Ayache, 1993, p. 26). De telles positions sont en phase avec celles des dirigeants istiqlaliens et font écho à l’« Appel aux travailleurs de l’Afrique du Nord », lancé en mars 1947 par le syndicaliste tunisien Farhat Hached (1914-1952), contre « l’impérialisme » de la CGT et incitant les travailleurs algériens et marocains à s’organiser en syndicats autonomes, puis en centrales nationales et en fédération nord-africaine. En 1948, Ben Seddkik est approché par des cadres de l’aile gauche de l’Istiqlal qui aspirent à développer et à structurer un syndicalisme nationaliste : il s’agit de Mehdi Ben Barka, d’Abderrahim Bouabid et d’Abdallah Ibrahim (1918-2005). Issu d’une famille de petits commerçants et de chorfa de Marrakech, ce dernier a rejoint le Mouvement national au cours de ses études à l’Institut Ibn Youssef, l’un des principaux centres d’enseignement religieux du pays, et avant de fréquenter la Sorbonne au milieu des années 1940.

En mars 1951, pendant le congrès de l’UGTT à Tunis, Ben Seddkik projette, en concertation avec Farhat Hached, de faire adhérer la future centrale marocaine à la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), plutôt qu’à la Fédération syndicale mondiale (FSM) dont font partie les cégétistes et les communistes (Ayache, 1993). Arrêté dans le cadre des événements de 1952, il reprend contact avec la CISL à Paris dès sa libération en 1954. Fort du patronage de la CISL, il constitue, en janvier 1955, le Comité d’organisation et de développement du syndicalisme libre au Maroc avec des anciens de l’UGSCM à l’instar de Taïeb Ben Bouazza (1923-2015). Originaire de Berkane, ville de l’Oriental, ce dernier adhère en 1944 à l’Istiqlal alors qu’il est âgé de 18 ans. Il devient secrétaire général de la Fédération du sous-sol à la fin des années 1940 et, à la veille de la dislocation de l’UGSCM en 1952, c’est l’un de ses principaux dirigeants.

En septembre 1955, le droit syndical des Marocains est reconnu, alors que les négociations pour l’indépendance ont commencé. Le 20 mars 1955, une centrale syndicale nationale voit le jour : l’Union marocaine du travail (UMT). Elle se consti-tue sur les ruines de l’UGSCM et, plus globalement, du syndicalisme français au Maroc, dont elle récupère les locaux, les cadres et les adhérents marocains. Alors même que le congrès constitutif de l’UMT vote majoritairement en faveur de Taïeb Ben Bouazza pour le poste de secrétaire général, Ben Seddik s’impose à la tête de la centrale au sens propre du terme : il rejette les résultats du vote, menace de créer une

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Les transformations de l’arène protestataire entre 1952 et 1954

Au cours des dernières années du Protectorat, des événements révèlent les transformations de l’arène protestataire, tout en provoquant des bifurcations au croisement de dynamiques nationales, régionales et transnationales.

Du 6 au 8 décembre 1952, ce qui est considéré comme « la première émeute proprement bidonvillienne » (Clément, 1992, p. 399) se déclenche dans les Carrières centrales, à proximité des quartiers industriels. Cette mobilisation constitue une bifurcation sous plusieurs angles. Elle se produit à la suite d’un appel à la grève générale lancé par des cadres partisans et syndicaux. Elle confirme que l’épicentre de la protestation se déplace de Fès vers Casablanca, principale ville ouvrière. Le point de départ est justement ce qui commence à être appelé « bidonville » (Cattedra, 2006).

Une répression massive aurait fait une centaine de morts. Elle met en scène le renforcement des capacités coercitives du Protectorat. Elle signale aussi les conceptions du maintien de l’ordre en vogue et qui persisteront au-delà de l’indé-pendance : « L’idée sera répandue qu’une ville fortement réprimée restera calme pendant une vingtaine d’années, soit la mémoire d’une génération » (Clément, 1992, p. 400). Par ailleurs, cette « pacification radicale » disloque l’ensemble des appareils partisans et syndicaux, mettant en veille l’activité partisane de près des quatre cinquièmes des adhérents de l’Istiqlal, qui en aurait compté à cette date entre 80 000 et 100 000, selon Rézette (1955, p. 306), 2 millions d’après Allal El Fassi, en grande majorité des citadins.

En dépit de cela, les autorités françaises continuent à percevoir le danger de l’alliance entre le sultan Mohammed Ben Youssef, qui fait la « grève du sceau » depuis 1951, et les nationalistes qui sont parvenus à créer un mouvement trans-classiste urbain, qui déborde peu à peu dans les zones rurales. Pour l’un des intellectuels du Protectorat, cette coalition rassemble « la jeunesse » et bénéficie de l’« appui d’une partie de la bourgeoisie, du petit peuple et du prolétariat des cités » (Montagne, 1953, p. 242). Face à cette menace, la Résidence fait appel à ce qu’elle associe à l’ancien bled siba. Le 21 mai 1953, le puissant pacha Glaoui de Marrakech présente à la Résidence une pétition, signée par 250 pachas ou caïds, 6 « chefs religieux » et 31 « notables », condamnant le sultan pour « man-quement à ses devoirs religieux », pour « inféodation “aux partis extrémistes

autre centrale syndicale, mobilise des appuis en dehors du congrès et finit par obtenir d’importants soutiens, dont ceux de Mehdi Ben Barka et d’Abdallah Ibrahim. Pour éviter la scission, Ben Bouazza accepte de se désister et se contente du poste de secré-taire adjoint. En lien avec les circonstances de sa création par le haut, l’UMT se carac-térise dès le départ par une très forte personnalisation et centralisation du pouvoir, qui se traduit par la marginalisation de la base syndicale, l’occultation des résultats du vote et la mobilisation de soutiens politiques externes au congrès constitutif au bénéfice d’une ambition personnelle.

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illégaux” » et demandant sa déposition (Julien, 1978, p. 281-282). Dix jours plus tôt, la Résidence avait organisé le rassemblement d’une centaine de milliers de montagnards berbères pour intimider le sultan. Pour sa part, Abdelhay Kettani, chef d’une grande confrérie et ancien enseignant à la Qarawiyyin, mobilise les confréries et cautionne le pacha Glaoui en émettant une fatwa*. Le 20 août 1953, le futur Mohammed V est déposé.

À la veille et le jour même du deuxième anniversaire de cette destitution, des révoltes se produisent dans plusieurs villes : le 19 août 1955 à Khénifra, le 20 août à Mogador (Essaouira), Azemmour, Mazagan (El Jadida), Rabat, Petitjean (Sidi Kacem), Casablanca, Safi, et surtout à Bejaâd et Oued Zem. Simultanément, des événements éclatent à Philippeville, en Algérie (Julien, 1978, p. 434). Cette synchronicité est inédite. Outre des conditions matérielles favorables, à savoir le développement du réseau d’information (Clément, 1992, p. 400), elle témoigne d’une nationalisation accrue de la protestation, concomitante à sa régionalisation. Au lendemain de ces événements qui auraient fait 710 morts parmi les Marocains et 49 parmi les Français, Edgar Faure, président du conseil, se hâte de convier les représentants des Français du Maroc, des représentants du sultan, ainsi que des figures de l’Istiqlal et du PDI. Un an plus tôt, une bifurcation s’est produite dans l’histoire coloniale française avec la défaite de Diên Biên Phu, qui se concrétise par la perte de l’Indochine, les négociations de l’autonomie interne de la Régence en Tunisie et le début de l’insurrection en Algérie. Toutefois, le lancement des pré-pourparlers d’Aix-les-Bains en août 1955 est loin de donner un coup d’arrêt aux groupes de résistance qui s’organisent à partir de 1953. Simultanément avec l’Armée de libération algérienne, le 1er octobre 1955, l’Armée de libération natio-nale (ALN) lance ses commandos dans les régions montagneuses du Rif, du Moyen Atlas et du Haut Atlas.

La Résistance et les partis politiques marocains : des relations ambivalentes

D’après le dahir du 11 mars 1959, la Résistance rassemble tous ceux qui se sont engagés dans des activités de résistance ou qui ont combattu dans le cadre de l’ALN entre le 20 août 1953 et le 6 avril 1956, veille de la « réunification » du Maroc. Entre ces deux dates, 4 520 attaques armées sont comptabilisées en zone urbaine (Zade, 2006). À première vue, la grande majorité des acteurs qui se sont engagés à un moment ou à un autre dans la Résistance ont été socia-lisés dans le Parti de l’Istiqlal, le PDI ou le PCM. Les groupes urbains et les commandos de l’ALN ont un recrutement relativement similaire : des ouvriers, des petits commerçants, des agriculteurs (Ayache, 1993, p. 168). Pour leur part, les dirigeants de la Résistance se subdivisent en deux équipes avec des fonctions différentes : « les intellectuels de la bourgeoisie citadine » et les « émigrés ruraux » (Waterbury, 1975, p. 232).

Les premiers mobilisent les soutiens extérieurs et collectent les fonds et les armes pour assurer le ravitaillement. Abderrahman Youssoufi, désormais inscrit

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au barreau de Tanger, compte parmi les huit « éléments les plus actifs ». C’est également le cas d’Abdelkrim Khatib (1921-2008), natif d’El Jadida, petit-fils d’un ancien commis d’État, de père algérien et de mère marocaine. Au cours de ses études de médecine à Alger, puis à Paris, il s’investit dans des activités associa-tives. À partir de 1951, il exerce en tant que chirurgien à Casablanca. C’est là qu’il s’engage dans les cellules de la Résistance, avant de devenir le commandant suprême de l’Armée de libération.

Quant aux membres du deuxième groupe, pour la plupart originaires du sud du pays, ils assurent l’entraînement et dirigent les opérations sur le terrain, à l’instar de Mohamed Ben Saïd Aït Idder. Celui qui deviendra l’un des chefs de l’ALN est né en 1925, à Chtouk Aït Baha, dans une famille rurale et berbé-rophone, « au-dessus du besoin 16 ». À partir de 1947, il poursuit ses études à l’Institut Ibn Youssef, à Marrakech. C’est dans ce cadre qu’il adhère à l’Istiqlal et qu’il rencontre des personnes, comme Fqih Mohamed Basri (1930-2003), dont il partagera le destin politique bien des années après l’indépendance. Ce dernier, un Amazigh originaire de Demnate (Haut Atlas), participe à l’organisation de la résistance urbaine. Arrêté en 1954, il est détenu à la prison centrale de Kénitra où il orchestre une évasion collective avec 37 autres résistants en septembre 1955.

La nature des liens entre la Résistance et les partis marocains fait l’objet de récits concurrents. D’après les témoignages imprégnés par le mythe de la « Révolution du roi et du peuple », la Résistance est l’une des composantes du Mouvement national, un mouvement unitaire qui englobe toutes les organisa-tions tendues vers le même objectif : l’indépendance du pays et le retour du roi Mohammed Ben Youssef. Selon eux, les acteurs se divisaient les tâches ou recou-raient simultanément à un large éventail de modes d’action allant de l’action directe à la diplomatie étrangère, en passant par les actes de résistance ordinaire, par les appels au boycott ou à la grève. Inversement, d’après d’autres récits natio-nalistes, la Résistance se serait constituée face au constat d’échec des dirigeants partisans ; le fait que ses membres soient en très grande majorité issus des partis du Mouvement national ne signifie pas nécessairement qu’il y ait eu un lien organique entre les groupes de la Résistance et les organisations partisanes.

D’après nos analyses, les vagues de répression des années 1930, voire celle de 1944, s’abattent sur des organisations à la fois embryonnaires et élitistes, alors que celle de 1952 frappe un mouvement de masse, avec des ramifications associatives, syndicales, dans l’enseignement, dans la presse, et des extensions y compris dans le monde rural. Dès 1951, des opinions favorables à l’action directe commencent à s’exprimer au sein de cellules de l’Istiqlal, mais les dirigeants s’y opposent fermement (Ashford, 1961, p. 157). Une fois les dirigeants exilés, emprisonnés ou envoyés en résidence surveillée, de nouveaux leaderships émergent (Julien, 1978, p. 336-337). La répression et la déposition du sultan favorisent le passage de certains groupes à l’action directe, pour autant le recours à la violence n’est ni mécanique ni systématique.

16. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en janvier 2006.

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Dans un premier temps, des groupes se forment indépendamment les uns des autres sur la base de liens d’interconnaissance et de confiance, de manière locali-sée et décentralisée (Ashford, 1961, p. 158). Peu à peu, certains se regroupent et organisent des sections dans les principales villes : La Main noire (al-yad as-sawda), créée en 1953, la première à être démantelée ; le Croissant noir (al-hilal al-aswad), créé en mars 1954 par des rescapés de l’organisation précédente et des communistes, rejoints par des militants du PDI ; l’Organisation secrète (al-munadhdhama as-sirriyya), constituée entre autres par Fqih Basri sur la base de cellules populaires issues de l’Istiqlal. La police et la justice ne parviennent pas à établir des liens organiques entre l’Istiqlal et les partisans de l’action directe, pas plus qu’elles ne décèlent le rôle joué par les communistes et les membres du PDI dans le Croissant noir. Bien davantage, face à ces actions, la direction en exil de l’Istiqlal est partagée. À partir du Caire, Allal El Fassi fait des déclarations perçues comme un « aveu de terrorisme dirigé par l’Istiqlal » (Julien, 1978, p. 338), tandis qu’Ahmed Balafrej, installé à New York, désavoue les actes de violence. En somme, la déstructuration des organisations partisanes et syndicales a ouvert la voie à une « violence compétitive » entre groupes nationalistes, voire au sein de ces groupes 17. L’intensification de la répression et le recours à un répertoire de torture policière, imprégné par les méthodes de la Gestapo, ne parviennent pas stopper le phénomène.

Conclusion

En 1934, le fait partisan émerge dans le prolongement des protestations contre le Dahir berbère. En 1952, les partis politiques marocains sont décapités après avoir déployé leur capacité de mobilisation. Alors même que les vagues répressives successives font les héros et défont les appareils partisans, un système d’action nationaliste se développe au cours de cet intervalle. Il innervera les initiatives partisanes, associatives, syndicales et protestataires de l’indépendance.

À partir de 1944, l’Istiqlal s’érige en parti-nation, microcosme de la nation à unifier, à homogénéiser, à libérer et à construire. Pendant cette phase, le multi-positionnement des acteurs est consubstantiel à la mise en œuvre d’un projet unanimiste. Il se traduit par la mutualisation des ressources, par la circulation de modes d’action et de fonctionnement, et par une forte porosité entre les registres protestataires, associatifs, partisans, puis syndicaux.

À l’échelle de la société, le fait partisan s’étend en contexte urbain à travers la popularisation de l’Istiqlal, mais superficiellement dans les zones rurales et montagneuses. Si les acteurs de la Résistance sont parvenus pour un temps à brouiller les frontières politiques entre l’univers urbain et le monde rural, il n’en demeure pas moins que la mobilisation réactive de l’ancien « bled siba » au profit du Protectorat s’est enracinée dans la défense de véritables intérêts matériels et

17. Pour A. S. Lawrence (2010), la compétition pour le leadership accroît le recours à la violence. Un tel moyen permettrait aux protagonistes de prouver leur engagement dans la surenchère, de gagner rapidement en notoriété, de consolider leur contrôle sur des localités et d’éliminer des rivaux.

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symboliques, mis en péril par les élites nationalistes. Dès les premières années de l’indépendance, une ligne de partage s’esquisse entre partis de militants et notables sans partis politiques. Elle tend à recouper une autre, entre politique nationale et politique locale patronnée. La première est essentiellement en affinité avec l’univers citadin, tandis que la seconde s’associe davantage avec le monde rural qui représente alors plus de 70 % de la population. Reste à souligner à quel point ces clivages sont idéaux typiques ; les alliances et les antagonismes sont fluides et les clientèles mouvantes. Il importe aussi de garder à l’esprit tout ce que la catégorie de notable et l’opposition citadin/rural doivent au gospel colonial et aux politiques du Protectorat qui ont consolidé les assises des anciennes élites, et donné un effet de réalité à l’opposition entre « Maroc utile » et « Maroc inutile » (Naciri, 1984). Ces cadrages encoderont durablement les luttes politiques.

À l’échelle de la sphère partisane restreinte, l’hégémonisme du Parti national, puis de l’Istiqlal bute contre une scissiparité précoce, favorisée entre autres par un fait important : dans un régime d’état de siège quasi permanent et en l’absence d’enjeux électoraux, un parti politique n’est pas contraint de constituer et d’entre-tenir une base militante ou un électorat (Bourdieu, 1981) dont dépendraient son fonctionnement et sa survie. Le projet unanimiste est mis à mal y compris au sein du parti. La répression de 1952 a réduit à néant tout le travail organi-sationnel réalisé depuis 1946, favorisé le passage de certains groupes à l’action directe et à une violence compétitive qui a perduré au-delà de l’indépendance. À l’extérieur du Maroc, l’Istiqlal est avant tout une tribune diplomatique et, à la veille des pré-pourparlers d’Aix-les-Bains, il est loin d’avoir les dispositions et les ressources suffisantes pour se transformer en Léviathan, rôle que jouera par exemple le Front de libération nationale (FLN) en Algérie à partir de 1958. En effet, à Aix-les-Bains, les représentants de l’Istiqlal ne monopolisent pas le champ de la représentation. Ils doivent non seulement le partager avec le PDI, mais également avec des pachas, des caïds et des représentants du sultan. Sortis de prison pour négocier, ils prennent des positions qui ne suscitent pas l’unani-mité au sein d’une direction éparpillée dans différentes terres d’exil, et qui sont rejetées par des groupes de résistance déterminés à poursuivre le combat jusqu’au bout. En dépit de tentations isolées et éphémères, ils revendiquent le retour du roi de l’exil comme préalable à toute négociation. Il aurait été difficile de faire autrement après avoir érigé Mohammed Ben Youssef en figure quasi mystique.

Selon le roman national, l’indépendance est le fruit de « la Révolution du roi et du peuple » ; « peuple » dont le parti de l’Istiqlal revendique le monopole de la représentation. Dans les faits, l’alliance stratégique entre les élites citadines du Mouvement national et la royauté n’a rien d’inéluctable. Située dans le temps, elle comporte des brèches et ne tarde pas à se fissurer.

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Les luttes politiques de l’indépendance :

des échanges de coups dans un espace de jeu

non délimité (1956-1975)

L’accueil réservé à Mohammed V à son retour d’exil, le 16 novembre 1955, laisse transparaître les ambiguïtés qui caractérisent les relations entre le Palais et l’Istiqlal à l’aube de l’indépendance. Lorsque le roi débarque à Rabat, près de 200 000 personnes en provenance de différents endroits du Maroc l’acclament. Ce nombre est impressionnant lorsqu’on le rapporte aux 10,5 millions de Marocains. En même temps, une telle affluence n’a rien de surprenant au vu de la sanctifi-cation du sultan par les nationalistes. Une première ambivalence réside dans le fait que cette grande cérémonie, qui a pour maître d’œuvre Mehdi Ben Barka, met en scène les capacités organisationnelles du parti (Monjib, 1992, p. 25). Une seconde équivoque s’esquisse lorsque le regard se déplace vers une autre scène, à Tétouan, où Abderrahman Youssoufi passe en revue les détachements de l’Armée de libération (ALN) qui se préparent à poursuivre le combat « jusqu’à la fin ».

Les luttes de pouvoir des premières décennies de l’indépendance sont au cœur de plusieurs ouvrages de référence. La « victoire » du Palais et l’« échec » des partis du Mouvement national en constituent la principale énigme. Toutefois, les grilles de lecture sont plurielles : une culture politique qui favorise la segmentation (Waterbury, 1975) ; l’alliance stratégique de la monarchie avec les élites rurales pour contrer la bourgeoisie urbaine et le prolétariat naissant (Leveau, 1985) ; une expérience coloniale qui consolide les élites traditionnelles dans une société à plus de 70 % rurale (Monjib, 1992) ; une fragmentation territoriale et sociale, et des capacités de mobilisation électorale asymétriques qui auraient entravé la cristallisation des luttes autour d’un conflit central entre centre et périphérie (Angrist, 2006).

Cette séquence est aussi fondatrice que fluide. Les désaccords portent non seulement sur la délimitation des pouvoirs de la monarchie, mais également sur l’espace et les règles du jeu. Aux yeux des protagonistes, le champ des possibles est d’autant plus ouvert qu’ils n’ont pas une idée claire des rapports de force en présence. La configuration des alliés et des adversaires est labile. Les collec-tifs sont hétérogènes, dynamiques, travaillés par les conflits internes. Quant aux individus, ils sont animés par l’indécision, le tâtonnement, et une instabi-lité dans les positionnements et les allégeances. À nouveau, rappelons que c’est

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par commodité que nous employons les termes de « monarchie », « Palais », « Mouvement national », « aile gauche ».

Les challengers mobilisent sur tous les fronts : leurs ressources partisanes, leurs organisations annexes, leurs connexions avec les groupes de la Résistance et de l’Armée de libération, leurs réseaux sur la scène régionale et internationale. À titre individuel ou collectif, ils recourent simultanément à plusieurs registres : participer au gouvernement, au Parlement, aux élections ou boycotter les insti-tutions ; protester en recourant à la grève et aux manifestations de rue ; torturer, emprisonner, supprimer physiquement ses adversaires politiques, comploter ou envisager l’option révolutionnaire ; s’exiler. Relevons d’ores et déjà que la centra-lité des partis issus de la matrice nationaliste est telle que leurs rivaux ressentent rapidement le besoin de se doter d’un appareil partisan pour participer pleine-ment à ce qui se joue.

Quant à Mohammed V, son fils aîné le prince héritier Moulay Hassan (1929-1999) – qui assume un rôle très actif bien avant son intronisation après la mort soudaine de son père 1, le 26 février 1961 – et ceux qui les soutiennent, leurs actions sont hésitantes et contradictoires. Elles rencontrent de très fortes résis-tances. Dans l’ensemble, le régime naissant met en place ou renforce des dispo-sitifs institutionnels et symboliques en sa faveur, cherche à diviser ses rivaux, construit des alliances avec des groupes sociaux et puise dans le registre coopta-tif. Bien davantage, il accapare progressivement l’appareil administratif et les ressources qui se dégagent de la décolonisation. Grâce au soutien des anciennes puissances tutélaires, il développe un arsenal répressif décisif. Ce faisant, l’asy-métrie croissante entre les capacités du régime et celles de ses challengers affecte les stratégies de mobilisation et, plus globalement, la forme que prennent les conflits. Pour autant, la monarchie n’en reste pas moins exposée à des menaces externes et internes.

Bien que les interactions entre les acteurs en présence se déploient simultané-ment dans un espace de jeu non délimité, par souci de clarté, nous aborderons ces dynamiques sous trois angles en particulier : la gestation conflictualisée des institutions jusqu’à la proclamation de l’état d’exception en 1965, les caracté-ristiques des organisations politiques qui animent la scène partisane pendant les élections de 1960 et de 1963, la place de la violence dans le façonnement des règles et de l’espace du jeu politique entre 1955 et 1975.

La gestation conflictualisée des institutions politiques du Maroc indépendant

Indubitablement, les modalités de décolonisation du Maroc pèsent sur la gestation de la politique instituée au lendemain de l’indépendance. Le royaume ne sort pas exsangue d’une guerre de libération, à l’instar de l’Algérie. Les colons

1. Sur cette disparition inattendue à la suite d’une intervention chirurgicale a priori anodine, voir I. Dalle (2004, p. 221-229).

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ne quittent pas précipitamment le pays ; bien au contraire, la marocanisation des terres et des entreprises se poursuivra jusqu’en 1973. La phase de transi-tion ne met pas sur le devant de la scène un interlocuteur principal, comme le Néo-Destour tunisien, mais des acteurs aux profils et aux positionnements politiques hétérogènes. D’une part, les délégations marocaines qui négocient l’indépendance comprennent essentiellement des représentants du sultan et de composantes du Mouvement national, autant d’acteurs qui prétendent à la légiti-mité nationaliste. D’autre part, elles réunissent des profils politiques − et non des chefs de la Résistance ou de l’Armée de libération − pour la plupart imprégnés de la culture politique et juridique française. Cette configuration semble préfigurer la manière dont ces acteurs vont recourir au registre institutionnel pour assurer leur coexistence ou codifier leur hégémonie.

Dans leurs modulations mêmes, les échanges de coups dans la sphère politique en cours d’institution reflètent des perceptions fluctuantes des rapports de force. À l’aube de l’indépendance, tout en bénéficiant d’une immense popularité, le roi est loin d’avoir tous les atouts en main. L’ALN est plus que jamais active. L’Istiqlal, qui se perçoit comme l’artisan de l’indépendance et le représentant du peuple marocain, concentre les cadres de la nation. Il observe une affluence de nouveaux adhérents, tout en s’arrimant aux forces syndicales, toutes d’obé-dience istiqlalienne. À ce stade, face à ce parti dominant, il n’est pas envisageable pour Mohammed V de gouverner seul. Selon ses dires, « la France m’a laissé 122 officiers de valeur mais pas un seul fonctionnaire » (Clément, 1974, p. 98). Peu à peu, les rapports de force se transforment et les alliances se renversent, ce qui transparaît au niveau des discours royaux, de la composition des gouverne-ments, de la gestion des premières élections et de l’élaboration de la constitution.

Au fur et à mesure que la monarchie assoit ses bases, la tonalité des discours royaux change. À l’occasion de la fête du trône du 18 novembre 1955, le roi promet la « création d’institutions démocratiques issues d’élections libres, fondées sur le principe de la séparation des pouvoirs dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle reconnaissant aux Marocains de toutes confessions les droits du citoyen et l’exercice des libertés publiques et syndicales » (cité dans Palazzoli, 1974, p. 61). Un an plus tard, dans son discours d’ouverture de l’Assemblée nationale consultative (ANC) du 12 novembre 1956 (encadré 5, p. suiv.), il est désormais question d’une démocratie « conforme aux préceptes du Coran » et aux « traditions nationales » (cité dans Monjib, 1992, p. 55). Entre-temps, en mai 1956, les Forces armées royales (FAR) ont été constituées sous l’égide du prince Moulay Hassan.

Le jeu d’équilibriste dans lequel s’engage la monarchie transparaît dans la composition des premiers gouvernements. Bien que la filière partisane soit large-ment prédominante jusqu’à la proclamation de l’état d’exception en 1965 (El Messaoudi, 2001), le roi joue la carte des « indépendants » en nommant ses fidèles, confie les ministères stratégiques à ses hommes de confiance, qu’ils soient affiliés ou non à l’Istiqlal. Mais, d’une crise gouvernementale à l’autre, les tensions s’exacerbent entre le Palais et une partie de l’Istiqlal, et au sein même de ce parti,

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dont la scission en janvier 1959 aboutit à la création de l’Union nationale des forces populaires (al-ittihad al-watani lil quwwat ach-cha‘biyya – UNFP). De plus en plus intransigeante, l’aile gauche de l’Istiqlal revendique une définition et une limitation des pouvoirs royaux, réprouve l’attribution par le roi de portefeuilles stratégiques (Intérieur, Défense) sans concertation avec les principaux dirigeants du parti et réclame la mise en place d’une assemblée législative exerçant la totalité du pouvoir législatif. Cette fermeté est partagée par Allal El Fassi. À son retour d’un voyage dans la Tunisie de Bourguiba, il aurait déclaré en se référant au roi : « Je vous donne ma parole que nous ne lui laisserons que les inaugurations de mosquées et que nous ne lui abandonnerons même pas les imams et les muezzins, dont nous ferons d’ailleurs un parti » (Basri et Najmi, 2002, p. 90). Exaspéré par cet état d’esprit, Mohammed V aurait fait le parallèle entre les ultimatums de certains dirigeants de l’Istiqlal et ceux des résidents généraux du Protectorat. Toutefois, dans une conjoncture marquée par la révolte du Rif (voir infra) et par des pressions urbaines, le Palais se résout à confier la présidence du conseil, le 24 décembre 1958, à Abdallah Ibrahim, leader de la tendance syndicale. Dans les faits, l’aile gauche de l’Istiqlal ne détient qu’une partie des portefeuilles, pour l’essentiel dans les domaines économique et social. Comme dans les gouverne-ments précédents, c’est le roi qui établit les grandes lignes. Et même lorsqu’une partie des terres dites de colonisation officielle est récupérée (Bouderbala, Chraïbi et Pascon, 1974), il en assure personnellement la redistribution. Ce gouverne-ment est renvoyé peu avant les élections communales du 29 mai 1960. La gauche aurait fait de « faux calculs : se servir des facilités et des commodités du pouvoir, s’emparer de l’appareil du parti, gagner les élections grâce à ces deux derniers acquis et ensuite imposer au Palais les changements socio-économiques et insti-tutionnels » (Monjib, 1992, p. 139).

Encadré 5 L’Assemblée nationale consultative

Nommés et démis par le roi, les 76 membres de l’ANC sont supposés représenter les forces de la nation, délimitées en trois catégories. La « représentation politique » est assurée par l’Istiqlal (10 sièges), le Parti démocratique de l’indépendance (6), et les « indépendants » – notion utilisée par le Palais pour désigner les acteurs non affiliés à des partis politiques – qui sont des proches du roi (6). La « représentation profes-sionnelle » revient à l’Union marocaine du travail (UMT), créée le 20 mars 1955 sur les ruines de l’UGSCM (10), à l’Union marocaine du commerce, de l’industrie et de l’artisanat (UMCIA), créée le 8 mars 1956 (9), et aux représentants des agricul-teurs (18). Le « divers » (17) regroupent les représentants des professions libérales, des organisations culturelles et de jeunesse, quatre oulémas et un rabbin (Ebrard, 1962). Le caractère purement consultatif de l’ANC n’empêche pas son président, Mehdi Ben Barka, de la considérer comme une constituante. Cette tribune devient vite une arène d’affrontement. Mais, profitant de la scission de l’Istiqlal, le roi la dissout en mai 1959, soit trente mois après sa création.

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Les premières élections communales constituent effectivement un enjeu de taille pour tous les protagonistes (Chambergeat, 1961). Tandis que l’aile gauche de l’Istiqlal aspire à casser le cadre tribal et préconise le scrutin de liste pour politiser l’élection, le Palais impose le scrutin uninominal majoritaire à un tour (Leveau, 1985, p. 26-28). Et bien que les communales soient emportées par l’Istiqlal (40 % des sièges) et l’UNFP (23 %), elles se seraient inscrites dans un dispositif permettant à la monarchie de renverser ses alliances, de reprendre le contrôle du monde rural, aussi bien sur le plan administratif qu’à travers une partie des élus locaux. En effet, dans le sillage des révoltes rurales (voir infra), les militants de l’Istiqlal cèdent peu à peu la place aux interprètes et aux commis de l’ancienne administration, ainsi qu’à d’anciens militaires. Quant aux élites locales rurales du Protectorat, elles gardent leur statut économique et « les péchés des pères ne sont pas retombés sur leurs fils » (Waterbury, 1975, p. 137).

Le souci de contenir l’hégémonisme de l’Istiqlal se trahit également dans deux textes fondamentaux. Le dahir du 15 novembre 1958, qui réglemente le droit d’association, les rassemblements publics et la presse, constitue la première codifi-cation des libertés publiques et du pluripartisme. L’interdiction du parti unique sera explicitée dans l’article 3 de la constitution de 1962 : « Les partis politiques contribuent à l’organisation et à la représentation des citoyens. Il ne peut y avoir de parti unique au Maroc. » La gestation de ce texte est particulièrement conflic-tuelle (Chambergeat, 1962). En 1960, Allal El Fassi se voit confier la présidence du Conseil constitutionnel, institué par le roi le 3 novembre 1960. Cette instance est boycottée par l’UNFP qui réclame une assemblée constituante élue au suffrage universel. Après la mort prématurée de Mohammed V le 26 février 1961, cette question n’est pas prioritaire aux yeux de son fils aîné, Hassan II. Mais, l’élection d’une constituante en Algérie (20 septembre 1962) relance les revendications de l’opposition. Quant au nouveau roi, il appréhende les conséquences de l’installa-tion d’un pouvoir révolutionnaire aux confins du royaume. C’est dans ce contexte que Rémy Leveau et Maurice Duverger sont pressés de rédiger un texte constitu-tionnel. Inspirés par l’expérience hexagonale, les universitaires français proposent un projet relativement proche de celui de la Ve République. Ils parient que ce qui a été taillé sur mesure pour Charles de Gaulle peut, moyennant quelques ajustements, convenir au roi du Maroc. Le premier est élu au suffrage univer-sel pour un mandat délimité dans le temps. Le second n’est responsable devant aucune instance, son règne est de durée indéterminée et il n’est nullement astreint à une séparation des pouvoirs. Par ailleurs, l’article 23 consacre la personne du roi comme « inviolable et sacrée ». Désarçonnés par l’absence de légitima-tion religieuse de l’institution monarchique, Allal El Fassi et Abdelkrim Khatib proposent d’introduire un titre symbolique pour afficher l’identité islamique du royaume et pèsent ainsi sur la formulation de l’article 19 de la constitution :

« Le Roi, “Amir Al Mouminine” (commandeur des croyants), symbole de l’unité de la nation, garant de la pérennité et de la continuité de l’État, veille au respect de l’Islam et de la Constitution. Il est le protecteur des droits et libertés des

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citoyens, groupes sociaux et collectivités. Il garantit l’indépendance de la nation et l’intégrité territoriale du royaume dans ses frontières authentiques. »

Une autre figure invoque le registre religieux : Fqih Mohamed Belarbi Alaoui (1880-1964), le guide spirituel du Mouvement national sous le Protectorat, qui s’est rapproché de l’UNFP à l’indépendance. Pour sa part, ce savant religieux dénonce l’exclusion des oulémas du processus d’élaboration de la constitution, la non-conformité du référendum et de la constitution aux principes islamiques (Chambergeat, 1962, p. 182). Il réprouve aussi l’instauration de la succession héréditaire en ligne directe et par ordre de primogéniture, qui marginalise notam-ment le rôle des oulémas dans le choix du successeur du sultan décédé.

Certes, le processus de monopolisation de la sphère religieuse au bénéfice de la monarchie est à l’œuvre (Tozy, 1999). Pourtant, selon R. Leveau 2, Hassan II ne prend pas la mesure au début de son règne des usages potentiels du titre de « commandeur des croyants » dont il devient institutionnellement dépositaire, et cette notion ne semble pas centrale aux yeux des acteurs et des observateurs de la vie politique marocaine des années 1960. En effet, les dénonciations des opposants se focalisent sur la procédure et le « pouvoir personnel » du roi. D’ailleurs, l’UNFP décide de boycotter le référendum du 7 décembre 1962 avant même que le texte constitutionnel ne soit publié. Cependant, les résultats de cette consultation consti-tuent un triomphe pour la monarchie (Chambergeat, 1962) : 97 % des votants se prononcent pour le « oui » auquel le roi a appelé. Bien plus, la participation est supérieure à celles des élections communales de 1960 (85 % contre 75 %). À partir de là, Hassan II perçoit tout l’intérêt de retourner le suffrage universel contre ses adversaires et d’ériger les consultations référendaires en instrument de plébiscite de la monarchie. Il sera vite déçu par les résultats des premières législatives.

À l’issue des élections de la Chambre des représentants du 17 mai 1963, l’oppo-sition l’emporte par 56,5 % des voix (dont 32 % pour l’Istiqlal et 24,5 % pour l’UNFP). Néanmoins, les partis politiques en tant que tels ne détiennent pas le monopole de la représentation dans ce parlement bicaméral. Outre le fait que des candidats sans affiliation partisane peuvent briguer la députation dans la Chambre des représentants, les membres de la Chambre des conseillers sont désignés au suffrage indirect par les syndicats, les chambres professionnelles et les collectivités locales (Marais, 1964a, p. 103). En dépit de leur rivalité, l’Istiqlal et l’UNFP se saisissent de la tribune parlementaire pour mener la vie dure au gouvernement. Reste à pointer un aspect majeur du scrutin de 1963 : les profils des élus trahissent l’émergence d’une ligne de partage entre partis de militants et partis de notables.

Partis de militants et partis de notables au lendemain de l’indépendance

La distinction entre partis de militants et partis de notables se prête bien à la description d’une scène partisane naissante dans un contexte postcolonial fluide.

2. Échange avec l’autrice en 1994.

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À ce stade de l’analyse, elle ne se fonde pas sur une différence en matière de profils sociologiques prédominants. Elle se recoupe avec le contraste entre politique natio-nale et politique locale et patronnée. L’une et l’autre sont idéales typiques. Entre 1956 et 1974, l’Istiqlal, l’UNFP et le Parti communiste marocain (PCM), qui est très vite interdit, sont en affinité avec les partis de militants. Ils puisent leurs origines dans les luttes sous le Protectorat ou à l’aube de l’indépendance. Ils sont dotés d’une organisation avec un maillage territorial, d’un réservoir de militants (encadré 6) et de sympathisants, d’organisations annexes et, plus globalement, de « capitaux partisans collectifs » : une marque politique à l’échelle nationale, une idéologie, des emblèmes, etc. Inversement, les partis de notables traduisent des tentatives de canaliser les élites locales afin de contrebalancer les capacités de mobilisation électorale prêtées à l’Istiqlal et à l’UNFP. C’est le cas du Mouvement populaire (MP), créé officiellement en 1959, puis du Front de défense des insti-tutions constitutionnelles (FDIC), impulsé en 1963 par Ahmed Réda Guédira, qui cumule à cette date le poste de directeur général du cabinet royal et celui de ministre de l’Intérieur et de l’Agriculture. Dans l’ensemble, ces entreprises ont pour ressources les capitaux individuels de leurs membres, des réseaux de clientèle et le soutien de l’administration au fur et à mesure que le Palais se l’approprie. Leur appareil organisationnel et leur idéologie sont particulièrement faibles.

Encadré 6 Nommer les « militants » et les « notables »

dans le vocabulaire politique marocain

Dans le vocabulaire politique marocain contemporain, « militant » et « munadil » sont des équivalents stabilisés. Dans son acception générale contemporaine, le radical nidal renvoie à la compétition, la rivalité, la défense de quelqu’un ou d’une cause. Sous le Protectorat, les nationalistes, qui privilégient le générique watani (patriote, nationaliste) ou un dérivé du nom de leur parti (katlaoui, watani, istiqlali), ne font pas usage du mot munadil. Il faut attendre l’indépendance pour que les organisations qui se réclament de la gauche diffusent cette notion tout en se l’appropriant. Quant à ceux qui s’inscrivent à partir des années 1970 dans un système d’action islamiste, ils recourent notamment à la notion d’iltizam (engagement et obligation à caractère religieux), dont dérive le mot multazim. Toutefois, au cours des années 2000, l’usage du mot munadil se diffuse bien au-delà de la gauche, à tel point que des agents rémunérés dans le cadre de campagnes électorales n’hésitent pas à se présenter comme des munadilin (pluriel de munadil).

En revanche, il est plus difficile d’identifier un équivalent générique, stable dans le temps, pour désigner les « notables ». Dans la société urbaine précoloniale et coloniale, le terme arabe de a‘yan, pluriel de ‘ayn (œil) se réfère aux personnalités saillantes qui ont du poids et du pouvoir du fait de leurs assises économiques et sociales, de leur savoir ou de leur ascendance. En tamazight, ils sont appelés akhatar (étymologique-ment « le grand ») dans le Moyen Atlas, aneflus (étymologiquement « de bon augure ») dans le Haut Atlas, ou encore amghar, celui qui est « grand par la taille, l’âge, la situa-tion sociale, etc. » (Rachik H., 2016, p. 441-450).

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GENÈSE ET RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE AU XXE SIÈCLE

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Les analyses électorales effectuées par R. Leveau durant les années 1960, sous différents pseudonymes, laissent apparaître un « système de partis dominants », des « blocs massifs de tendances opposées », reflétant des clivages géographiques, sociaux, culturels, structurés autour d’une ligne de partage principale, celle qui sépare mondes citadin et rural (Chambergeat, 1961, p. 117). Comparativement aux chiffres officiels des scrutins suivants, les données qu’il utilise – et qu’il a contribué à produire – présentent une plus grande fiabilité. En outre, les catégo-ries qu’il a construites encoderont pendant très longtemps les travaux de sociolo-gie électorale sur le Maroc (tableaux 1 et 2 3). Selon sa lecture, l’univers urbain, qui n’abrite alors que le quart de la population, est sensible aux discours de l’opposi-tion, constituée par l’Istiqlal et l’UNFP. Inversement, le monde rural est davan-tage encadré par les élites locales, composées de propriétaires fonciers sensibles au

3. Ces tableaux sont réalisés à partir des données produites par O. Marais (1964a), sur les 138 élus des trois partis, mais non sur les 6 divers. La catégorie « fonctionnaires » comprend en très grande majorité des « ensei-gnants ». La catégorie « professions libérales » réunit pour l’essentiel des avocats, mais aussi des médecins. Nous avons coloré en gris les pourcentages indiquant une surreprésentation d’une catégorie dans un parti. Ces données seront analysées au fur et à mesure dans ce qui suit.

Tableau 1. – Origines socioprofessionnelles des élus affiliés aux partis politiques dans la Chambre des représentants de 1963 en pourcentage.

FDIC Istiqlal UNFP Total

Agriculteurs 58 37 18 43

Commerçants 10 24 25 17

Fonctionnaires 22 20 25 22

Professions libérales 6 0 25 8

Divers 4 20 7 9

Total 100 100 100 100

Tableau 2. – Niveau d’instruction des élus affiliés aux partis politiques dans la Chambre des représentants de 1963 en pourcentage.

FDIC Istiqlal UNFP Total

Illettrés 10 5 11 9

Enseignement coranique 41 29 21 33

Enseignement primaire moderne 10 24 4 13

Enseignement secondaire 14 2 7 9

Enseignement secondaire et supérieur traditionnel

0 15 11 7

Enseignement supérieur moderne 25 15 43 25

Non renseigné 0 10 4 4

Total 100 100 100 100

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statut de la terre et aspirants à préserver leurs positions sociales et économiques. C’est là que cherchent à s’implanter le MP et le FDIC. Cette opposition se manifeste sur plusieurs plans : les conceptions du régime politique à instituer, les représentations de l’État-nation à édifier, les systèmes d’action, les propriétés sociales des élus, les ancrages électoraux, et jusqu’aux dynamiques centrifuges.

L’Istiqlal : de l’indépendance à la scission

Au début de l’indépendance, l’Istiqlal aurait compté près de deux millions d’adhérents (Radi, 2017, p. 127). Bien que ce chiffre ne soit pas vérifiable, il n’en demeure pas moins que des hommes et des femmes se sont massivement encartés entre 1955 et 1956, accentuant ainsi le caractère composite du parti. Celui-ci aurait été perçu comme « un dispositif efficace » pour avoir « sa part du gâteau » (Monjib, 1992, p. 75). Pour leur part, les dirigeants sont hétérogènes socio-logiquement, politiquement. Leurs affinités idéologiques recouvrent un large éventail : « nationalisme islamisant », « radicalisme socialiste », « travaillisme » et « libéralisme pro-occidental » (ibid., p. 177). Ils partagent toutefois quelques crédos : une vision hégémonique du rôle du parti, une aspiration à construire un grand Maroc, à consolider l’indépendance et l’unité du pays, et à s’attaquer aux séquelles de la colonisation, un attachement à la « civilisation nationale arabo-musulmane » (ibid., p. 161).

À l’aube de l’indépendance, le contrôle de l’appareil partisan constitue un enjeu de taille. Mehdi Ben Barka tente d’instaurer une discipline. Soucieux de bâtir un parti de masse, il prend des initiatives en vue de construire une « société nouvelle » (Ben Barka, 1999). Il supervise la création de la Jeunesse istiqlalienne, de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), de l’Asso-ciation marocaine pour l’éducation et la jeunesse (AMEJ) et du Mouvement de l’enfance populaire (at-tufula ach-cha‘biyya). Il impulse entre autres l’opération de la Route de l’unité. Destiné à relier l’ancienne zone nord espagnole au reste du pays, ce chantier rassemble des jeunes de toutes les provinces durant l’été 1957 (Monjib, 1997).

La volonté d’ériger un parti-nation est mise à mal par la scission de l’Istiqlal. Le 25 janvier 1959, une douzaine de congrès provinciaux se tiennent simulta-nément dans plusieurs villes du royaume. Les participants sont les délégués des sections autonomes de l’Istiqlal, des syndicalistes, des membres de la Résistance, de l’ALN et des organisations parallèles. Ils appellent à la « désobéissance organi-sationnelle » et proclament « l’autonomie des sections de la province » (Monjib, 1992, p. 161). À la suite de ces événements, les instances dirigeantes de l’Istiqlal, dont Ben Barka et ses amis sont « expulsés » par Allal El Fassi, dénoncent les congrès et leurs résultats.

Ce schisme a fait l’objet de plusieurs lectures, au demeurant peu exclusives les unes des autres : « processus de segmentation spontané » (Waterbury, 1975, p. 195) ; traduction de distinctions socio-économiques (Monjib, 1992), généra-tionnelles, socioculturelles, voire socioethniques (Marais, 1964b, Ashford, 1973 ;

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Dahbi, 2017) ; désaccords stratégiques entre les « vieux turbans » qui incitent à la modération et les « jeunes turcs » qui dénoncent les collusions ; réduction à néant des rêves de parti unique après la promulgation du dahir du 15 novembre 1958 (Vairel, 2014). Il importe aussi de souligner que la répression et l’exil ont contribué à distendre les liens partisans. Dans un tel cadre, les préparatifs du congrès de 1959 mettent au grand jour la marginalisation de l’ancienne garde du parti sur le plan organisationnel. Les ténors de l’aile gauche exigent que les délégués soient mandatés par la base, à l’inverse de l’ancienne garde qui réclame la désignation automatique d’une centaine de notabilités du parti.

Les capitaux et les insertions différentielles des uns et des autres ont joué un rôle significatif. Les affinités personnelles et les fidélités du passé aidant, les moins dotés en capitaux organisationnels privilégient des relations verticales avec le Palais 4. C’est le cas d’Ahmed Balafrej. Bien que secrétaire général du parti, l’archi-tecte de la diplomatie marocaine reste un « homme sans troupes » (Dalle, 2004, p. 93). Il doit ses mandats à son investissement dans la lutte pour l’indépendance, à ses qualités de négociateur, à son réseau international et aux liens de confiance qu’il entretient avec le roi. En revanche, la combinaison de capitaux organisation-nels et personnels aurait incité certains à s’engager dans un rapport de force avec la monarchie, à l’instar de Ben Barka. Dans l’entre-deux, Allal El Fassi dispose d’une aura symbolique, historique, religieuse susceptible de concurrencer celle de Mohammed V, ce qui entrave la construction d’une connexion verticale avec le Palais. Mais, après un long exil (1937-1946 au Gabon, 1947-1956 en Égypte), il peine à s’insérer au sein de l’appareil partisan. En fin de compte, la scission lui permet de prendre les commandes d’un parti expurgé de ses rivaux.

L’Istiqlal recomposé : un parti nationaliste composite mais centralisé

À la tête de l’Istiqlal, Allal El Fassi construit un appareil centralisé et hiérar-chisé, dont il devient le leader plénipotentiaire et le seul idéologue. Son maître mot est l’unité qui s’articule autour de cinq éléments : le Grand Maghreb ; un Maroc étendu jusqu’à la Mauritanie ; le socialisme islamique ; l’arabité contre le « berbérisme diviseur » ; la monarchie garante de l’unité nationale.

La volonté de construire un parti-nation, adossé à des organisations syndicales et associatives à même d’encadrer et de mobiliser de larges pans de la société, est plus que jamais à l’ordre du jour. Un parti sans syndicat est si peu envisageable que l’Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM) est créée dès le 20 mars 1960. L’interpénétration entre les deux structures est telle que l’ensemble des membres du comité directeur de l’UGTM siègent au sein des instances dirigeantes du parti. Dans un premier temps, le syndicat istiqlalien se développe dans les

4. Pour rappel, ce sont là des extrapolations inspirées de la typologie d’Oberschall (1973). L’existence de connexions verticales avec les autorités combinée à la faiblesse des liens horizontaux (relations distendues ou peu organisées au sein du groupe) constituerait un terrain propice au développement de stratégies indivi-duelles ou de relations clientélaires. La situation est inverse lorsque les liaisons avec les autorités sont faibles ou entrecoupées et que le groupe est doté de capacités de mobilisation.

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secteurs où l’UMT est faible, notamment en milieu agricole et parmi les sans-emploi fixe en ville. 10 à 25 % de membres auraient quitté l’UMT pour adhérer à l’UGTM qui annonce 100 000 adhérents, tandis que son rival en déclare 650 000, des chiffres non vérifiés 5 dont la proclamation participe de la guerre de commu-nication entre l’Istiqlal et l’UNFP (Monjib, 1992, p. 166). L’année suivante, l’Istiqlal met sur pied l’Union générale des étudiants du Maroc (UGEM), qui ne parvient pas à s’enraciner dans un campus où prévalent des idées de gauche.

Le parti demeure composite. Certes, la nouvelle direction est dominée par la « vieille garde » bourgeoise, nationaliste, citadine, issue des familles fortunées de Fès, Rabat, Salé, Meknès et Marrakech (Ashford, 1961 ; Chambergeat, 1961). Mais, l’Istiqlal n’est pas le bastion des « vieux turbans » de formation arabophone. Outre Ahmed Balafrej, diplômé de la Sorbonne, des cadres plus jeunes comme M’hamed Douiri, le premier polytechnicien du Maroc, et M’hamed Boucetta, un juriste, ont également étudié en France. À des niveaux hiérarchiques intermé-diaires, le parti regroupe des commerçants, des fonctionnaires, de jeunes intellec-tuels d’origine modeste, des artisans et des ruraux. Le profil de ses députés reflète en partie cette hétérogénéité (tableaux 1 et 2), qui se répercute sur le niveau d’instruction moyen, plus bas que celui des élus de l’UNFP, mais plus haut que celui des représentants du FDIC. Dans l’ensemble, les commerçants sont surre-présentés, à l’inverse des agriculteurs et des fonctionnaires 6. Il en est de même pour la catégorie fourre-tout des « divers » (8 élus, soit 20 %), qui comporte essentiellement des journalistes employés dans l’organe de presse de l’Istiqlal et un inspecteur régional du parti ; autrement dit, des personnes dont les carrières professionnelles et politiques sont intriquées.

Quant à l’électorat de l’Istiqlal des années 1960, il porte autant l’empreinte de fidélités du passé que celle des transformations de l’indépendance. L’Istiqlal remporte les élections communales (Chambergeat, 1961). Il est principale-ment ancré dans les villes « traditionalistes » (Fès, Meknès, Salé, Larache, Taza, Essaouira), où il bénéficie de l’appui de la petite bourgeoisie, composée d’artisans et de commerçants, mobilisée par l’Union marocaine du commerce et de l’indus-trie (UMCI). Il s’étend aussi aux grandes plaines agricoles riches du Nord, à des cercles au Moyen Atlas et dans le Rif occidental, là où l’Istiqlal est soutenu par la bourgeoisie rurale regroupée dans l’Union marocaine de l’agriculture (UMA). Ces tendances se confirment à l’issue du scrutin de 1963, même si le parti arrive en seconde position avec 41 sièges et 21 % des voix des électeurs inscrits (Marais, 1964a, p. 98). Il devance les autres partis dans les centres autonomes et les villes moyennes, en récoltant des suffrages de la petite bourgeoisie « traditionaliste », des commerçants, des artisans et des « petits lettrés », mais il est supplanté par

5. D’après Ayache (1993, p. 201), ce chiffre est à rapporter à l’enthousiasme de l’indépendance : il « était de loin supérieur à celui des salariés dans les entreprises modernes urbaines ou rurales et qui devait comprendre des petites gens, boutiquiers, artisans ou fellahs que l’UMT recrutait, comme avait fait avant elle l’Union générale tunisienne du travail ».

6. Ce mandat rémunéré aurait été créé en 1956 par Mehdi Ben Barka dans le but de doter le comité exécutif de l’Istiqlal d’un moyen efficient pour encadrer et contrôler les structures partisanes à l’échelle du Maroc.

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l’UNFP dans les grandes villes. En milieu rural, il subit la pression du FDIC. À l’occasion des scrutins électoraux, l’Istiqlal mobilise des capitaux autant parti-sans que personnels. Du fait même de son insertion dans l’appareil étatique, il entretient d’importants réseaux clientélaires. Mais ce parti sera peu à peu évincé de l’administration. En dépit de cela, il préservera d’autant plus ses capitaux collectifs 7 que sa modération relative l’exposera moins à la répression.

Alors même que l’Istiqlal recomposé devient une organisation centralisée et pyramidale, sous la férule d’un chef charismatique incontesté qui impose une discipline partisane y compris aux organisations annexes reconstituées, l’UNFP prend l’allure « d’une confédération polycéphale perpétuellement paralysée » (Monjib, 1992, p. 185).

L’Union nationale des forces populaires : un parti progressiste citadin divisé

L’UNFP des années 1960 est un « parti de sympathisants » plutôt citadin, qui aurait compté près de 20 000 adhérents 8. Ses dirigeants sont des intellectuels, des syndicalistes et des résistants, pour la plupart engagés dans l’Istiqlal après 1944. Comparativement à l’Istiqlal recomposé, ils sont davantage citadins, jeunes et en mobilité sociale (Marais, 1964b, p. 725). À cet égard, les professions libérales, les fonctionnaires, les commerçants et les diplômés de l’enseignement supérieur moderne sont surreprésentés parmi les 28 élus du parti dans la Chambre des représentants de 1963.

L’électorat de l’UNFP se situe dans les grandes villes industrialisées du littoral atlantique et dans les campagnes du Sud du Maroc. Lors des communales du 29 mai 1960, le parti emporte 23 % des sièges à l’échelle nationale, mais 44 % dans les villes et les centres urbains, la majorité absolue à Casablanca, Rabat ou Kénitra. Son implantation est faible dans le monde rural, à l’exception du Souss. Dans cette zone berbérophone du Sud-Ouest, l’audience du parti est tributaire du prestige de l’Armée de libération-Sud, de la proximité partisane des commer-çants soussis, de l’influence exercée par l’UMT dans les milieux ouvriers et ampli-fiée par les courants migratoires (Chambergeat, 1961, p. 112). Lors du scrutin de 1963, ces tendances se confirment, bien que les résultats soient affectés par les divisions internes. Avec 28 sièges et 16 % de voix des électeurs inscrits, l’UNFP se distingue essentiellement dans les villes « modernes » du littoral atlantique et leurs campagnes environnantes (Marais, 1964a, p. 102).

Sur le plan idéologique, l’UNFP passe d’une orientation « ni à gauche ni à droite » au socialisme révolutionnaire (Monjib, 1992, p. 296). Mehdi Ben Barka en forge l’identité et les adversaires dans l’Option révolutionnaire (Ben Barka, 1966), un rapport interne soumis à la veille du 2e congrès du parti en 1962.

7. Pour rappel, selon M. Offerlé (2002, p. 46), ces capitaux comportent des dimensions symbolique (une « marque politique », un sigle, des emblèmes, un programme), organisationnelle (une forte structuration, des militants, des permanents) et matérielle (des ressources provenant de cotisations, des locaux, etc.).

8. Entretien réalisé par l’autrice avec Abderrahman Youssoufi, à Casablanca, en janvier 2006.

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Les « progressistes », adeptes du « socialisme scientifique » et de la « démocra-tie réelle », défendent les intérêts des « masses populaires » et promeuvent une réforme agraire. Dans le camp adverse, les « réactionnaires » et les « conserva-teurs » perpétuent le « capitalo-féodalisme » et le « néo-colonialisme », incarnés par « le régime du pouvoir absolu » et ses alliés « parasitaires » : « l’impérialisme », « la colonisation foncière », « la féodalité terrienne », « la bourgeoisie mercantile et compradore ». L’idéologue du parti admire l’Algérie révolutionnaire et l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, et exprime de la sympathie pour le Baas syrien (Camau, 1971, p. 127). Quant au régime monarchique, l’objectif proclamé en 1963 est de l’abolir (Ben Barka, 1966, p. 179).

Pour mener la lutte, Ben Barka aspire plus que jamais à construire un appareil discipliné et structuré, mais « cet homme d’appareil sera le plus souvent sans appareil » (Daoud, 1997, p. 20). En 1960, son exil aurait été motivé aussi bien par des considérations d’ordre sécuritaire que par le sentiment d’être condamné à l’immobilisme, en raison des tensions entre plusieurs aspirants au leader-ship, à commencer par Mahjoub Ben Seddik (encadré 4), le patron de l’UMT (Radi, 2017, p. 170-171). L’aile politique de l’UNFP défend une conception « politique », puis « révolutionnaire » du syndicalisme qui est soutenue par l’UNEM (Menouni, 1970), mais combattue par les dirigeants de l’UMT. En janvier 1963, lors du 3e congrès de cette centrale, le divorce est consommé. La direction proclame l’indépendance du syndicat à l’égard de toutes les organi-sations politiques et son secrétaire général déclare que l’heure est à la « guerre contre la faim » et non aux conflits politiques (Monjib, 1992, p. 288). Ce faisant, elle s’attelle à purger le syndicat de ses éléments révolutionnaires, dissout la Fédération des télécommunications animée par Omar Benjelloun (encadré 7, p. suiv. 9). La rupture se cristallisera en 1972 dans la scission entre l’UNFP-Rabat, menée par Abderrahim Bouabid, et l’UNFP-Casablanca, dirigée par Mahjoub Ben Seddik et Abdallah Ibrahim.

En définitive, l’absence de discipline est de mise à tous les échelons de l’UNFP. L’activité des sections est marquée par l’irrégularité et l’absentéisme. Néanmoins, les cotisations permettent de payer le loyer des locaux. À l’échelle centrale, le parti bénéficie des revenus de sa presse, de son imprimerie, de donations et d’un « trésor » alimenté par les régimes « amis », à l’instar de l’Algérie, de la Syrie et de l’Irak 10. Les témoins de cette époque expliquent les problèmes organisationnels par un défaut « congénital », par les crises internes et par la répression. Avec du recul, Abdelaziz Bennani 11, secrétaire de la jeunesse de l’UNFP à partir de 1967,

9. Le courrier cité dans l’encadré figure dans : « Pour mémoire. Lettre d’Omar Benjelloun à Mahjoub Ben Seddik : “Avec tout mon dévouement à la cause de la classe ouvrière et de toutes les forces progressistes” », Libération.ma, 19 décembre 2012. Disponible sur [http://www.libe.ma/_a33238.html?print=1], consulté le 27 décembre 2020.

10. Entretien réalisé par l’autrice à Casablanca, en janvier 2015, avec le journaliste Hamid Barrada, ex-UNFP, ancien condamné à mort.

11. Entretien réalisé à Lausanne, en mai 2013, avec cet avocat, militant des droits humains et père de l’autrice. Né en 1939 dans une famille d’artisans de Fès, il contribue à forger les organes de l’UNEM pendant ses études de droit à Rabat, puis devient l’un des cadres de l’UNFP-Rabat, avant d’être arrêté en mars 1973.

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Encadré 7 Omar Benjelloun, focus sur l’engagement syndical d’un polyengagé

Omar Benjelloun naît en 1936 dans la petite ville cosmopolite et multiconfession-nelle d’Aïn Beni Mathar, dans l’Oriental. La faillite de son grand-père, un propriétaire terrien originaire de Fès, se répercute sur le devenir de la famille. Le père d’Omar Benjelloun est ouvrier à l’Office national de l’électricité. Après l’expérience du déclas-sement, le futur leader de gauche réalise une forte mobilité sociale et géographique, à l’instar d’autres bénéficiaires de l’enseignement « moderne » de sa génération. À partir de 1957, il poursuit ses études à Paris au sein de la faculté de droit au Panthéon, puis de l’École supérieure des PTT, d’où il sort major en 1959. Parallèlement, il s’investit dans le syndicalisme estudiantin, devient l’un des dirigeants de l’UNEM, s’engage pour les causes algérienne et palestinienne. Le 25 janvier 1959, il compte parmi les principaux animateurs de l’assemblée générale qui soutient la formation des fédéra-tions autonomes du Parti de l’Istiqlal, puis participe à la création de la section de l’UNFP à Paris.

De retour au Maroc en 1960, il est nommé sous-directeur régional des télécom-munications à Casablanca et organise la fédération des PTT dans le cadre de l’UMT. À l’instar de Ben Barka, il attribue aux intellectuels le rôle de moteur et de boussole politique du parti et du syndicat. Après les grèves de mai et décembre 1961, il est en total désaccord avec les dirigeants de l’UMT. Convaincu qu’une grève générale de six mois paralyserait le régime, il prône une stratégie d’agitation permanente, irréaliste aux yeux des responsables du syndicat (Dalle, 2004, p. 255-256). Membre de la commission administrative de l’UNFP depuis 1962, il s’investit dans l’organisation du parti et dans une tentative de transformation du syndicat de l’intérieur.

À la fin de l’année 1962, pendant les préparatifs du 3e congrès de l’UMT, Omar Benjelloun accuse Mahjoub Ben Seddik de bloquer l’accès du congrès à ceux qui ne lui sont pas acquis. En retour, il est enlevé et battu par des syndicalistes proches de la direction de l’UMT. Dans le courrier qu’il envoie au secrétaire général du syndicat à la fin de décembre 1962, il compare l’épreuve subie à celle que lui a infligée une « brigade spéciale dépendant du pouvoir féodal » pendant la grève de décembre 1961. C’est l’occasion pour lui d’exposer ses divergences de fond :

« l’on a craint de voir exposé le point de vue de ces militants sincères sur :– le rôle d’avant-garde que doit jouer la classe ouvrière dans le mouvement de libération,– la nécessité de la démocratie intérieure pour maintenir et développer l’unité de la classe ouvrière sur une base révolutionnaire, – le danger de la dépolitisa-tion de la classe ouvrière et de la cloison psychologique et politique que l’on essaie d’établir entre la classe ouvrière et le reste des masses populaires,– le danger que courent l’unité et la force de l’Union Marocaine du Travail, danger qui résulte de certaines pratiques qui ont diminué considérablement la combativité des syndicats (devenus dans certains cas des organes d’interdic-tion systématique des grèves, ou même de simples titres formels au service de certains intérêts individuels) ».

Après son « exclusion » de l’UMT, Omar Benjelloun poursuit l’organisation d’un syndicalisme autonome, et ce en dépit des épisodes répressifs qui entravent ses entre-

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inverse les données du problème : les dirigeants auraient désinvesti l’organisation du parti parce qu’ils comptaient sur l’action clandestine, notamment après avoir perdu leurs canaux de mobilisation syndicale. La « collégialité quasi anarchique » a d’autant plus cédé la place à une « bataille fratricide » (Monjib, 1992, p. 163) qu’aucun chef n’est parvenu à s’imposer face à un agrégat de sous-groupes dotés de capitaux différents, et qui développent des stratégies sans concertation et dans une méfiance mutuelle. Alors que l’aile syndicale représentée par l’UMT opte pour les transactions collusives avec le Palais, d’autres empruntent diverses voies de radicalité : une posture tribunitienne à travers le Parlement, la presse d’oppo-sition ou les procès politiques ; l’action protestataire estudiantine adossée à des relais horizontaux (UNEM) ; la construction d’un parti révolutionnaire de masse entravée par l’exil, la détention ou l’assassinat de ses plus grands défenseurs ; les tentations complotistes et insurrectionnelles, dénuées de potentiel de mobilisa-tion, qui alimentent le cycle de la répression et aboutissent à la suspension de l’UNFP-Rabat en 1973.

Le Parti communiste marocain : un parti interdit mais « au service des autres »

Le Parti communiste marocain (PCM) constitue la deuxième matrice en affinité avec les « partis de militants ». Sous le Protectorat, il est exclu de tout pacte entre les composantes du Mouvement national, bien qu’il se soit aligné sur les positions de l’Istiqlal à partir de 1951. Il était stigmatisé du fait de sa proximité avec l’URSS et de sa propension d’antan à privilégier les considéra-tions sociales au détriment du politique, une vision internationaliste plutôt que

prises. Arrêté lors du complot de 1963, il est condamné à mort pendant le procès de Rabat en 1964, puis gracié en avril 1965 à la suite des événements du 23 mars. À la veille de la première commémoration de ces événements, il est à nouveau arrêté pour incitation des élèves à la grève, condamné d’abord à six mois de prison, puis à un an de prison ferme et au paiement d’une amende. Cependant, lorsque les conditions de détention le permettent, il poursuit sa réflexion et ses analyses. Dès 1966, les secteurs des PTT et des fonctionnaires de l’éducation nationale se constituent en syndicat autonome. Douze ans plus tard, rejoints par les secteurs de la santé et des chemins de fer, ils fondent officiellement la Confédération démocratique du travail (CDT).

Parallèlement à ses engagements partisan et syndical, Omar Benjelloun a assuré la codirection effective de l’organe du parti, Al-Mouharrir, à partir de 1965, intégré le barreau de Casablanca, participé à la défense des putschistes de Skhirat et à de nombreux procès politiques.

Après avoir reçu un colis piégé et déjoué cette première tentative d’assassinat en janvier 1973, il est arrêté en mars de la même année. En prison, il contribue active-ment aux réflexions qui mènent au changement de ligne politique du parti et à la fondation de l’Union socialiste des forces populaires (USFP). Le 18 décembre 1975, il est assassiné à la sortie de sa maison en plein jour (voir infra).

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nationaliste (Monjib, 1992, p. 97). À l’indépendance, c’est le seul parti à n’avoir aucune représentation ni au gouvernement, ni à l’ANC. Bien davantage, il est suspendu le 10 septembre 1959, puis officiellement interdit en 1960 et en 1964. Après sa reconstitution le 17 avril 1968 sous le nom du Parti de la libération et du socialisme (PLS), il est à nouveau banni le 19 septembre 1969.

Son exclusion laisse transparaître la codification des premières règles du jeu de l’espace en cours d’institution et les ambivalences de l’aile gauche de l’Istiqlal. En effet, c’est Abdallah Ibrahim, président du conseil, qui décrète en 1959 la suspension du PCM, en invoquant l’article 3 du dahir du 15 novembre 1958 : « Toute association fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’inté-grité du territoire national, ou à la forme monarchique de l’État, est nulle et de nul effet. » Dans son discours du trône du 18 novembre 1959, Mohammed V précise que l’athéisme et le matérialisme sont en contradiction avec les valeurs religieuses. Pourtant, à l’instar des autres communistes de la région, les militants du PCM-PLS ont affirmé leur ancrage national et identifié des convergences entre l’islam et le communisme (Camau, 1971, p. 126).

À cette époque, les adhérents du PCM sont estimés à 10 000 membres (Monjib, 1992, p. 99). Ils sont principalement issus du prolétariat urbain et du milieu intellectuel de Casablanca, de Meknès et de Tadla. De plus, le parti dispose d’une base syndicale à l’UMT parmi les dockers, les cheminots et les enseignants. Il accroît peu à peu son influence parmi les étudiants de l’UNEM. Mais, en dépit de sa marginalisation, il tend à s’aligner sur les positions de l’Isti-qlal, puis de son aile gauche. En définitive, ses actions et ses publications auraient plutôt bénéficié à d’autres forces politiques :

« On a l’impression d’avoir affaire à un parti qui se met toujours au service des autres. Avant l’indépendance, il forme et encadre la classe ouvrière puis l’offre en cadeau à l’Istiqlal. Depuis l’indépendance, ses publications […] sont prisées par la jeunesse étudiante acquise politiquement à l’aile radicale [du parti de l’Istiqlal]. Son influence idéologique est réelle mais son impact politique est presque nul. Il offre à l’aile radicale l’outillage conceptuel nécessaire dans sa lutte contre l’aile conservatrice qui se sert pleinement du discours coranique qui est d’une efficacité redoutable » (Monjib, 1992, p. 100-101).

Peu après la suspension du PCM, des entreprises d’une autre nature parti-cipent à l’extension de la sphère partisane.

La genèse tâtonnante des « partis de notables »

« Artificiels », « makhzéniens », « administratifs », « féodaux », « réaction-naires »… Les catégories employées par les adversaires des formations politiques qui soutiennent la monarchie et bénéficient de son appui stigmatisent tantôt la nature de l’entreprise et de sa relation avec le Palais, tantôt les positionnements sociopolitiques de ses initiateurs. Quant aux travaux de référence, ils divergent

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sur la nature de ces regroupements, de leur ancrage au sein de la société et de leur relation avec le Palais. Pour J. Waterbury, ces formations sont des « coalition[s] de groupes de clientèle rassemblés à grand-peine » et des « agents de segmentation » très dépendants du Palais, qui a tenté de favoriser la cristallisation politique de « la résistance de l’ancien bled siba à la pénétration istiqlalienne » (Waterbury, 1975, p. 286 et 266). En revanche, R. Leveau (1985) met l’accent sur les intérêts plus ou moins convergents des élites locales, soucieuses de préserver leurs statuts économique et politique, et de la monarchie qui les érige en « défenseurs du trône » face à la bourgeoisie citadine et au prolétariat.

Reste à savoir jusqu’à quel point Mohammed V, puis Hassan II ont une vision stratégique claire durant cette conjoncture fluide et dans quelle mesure la proximité avec le Palais représente une ressource politique décisive. À l’heure où l’administration en construction fait l’objet de luttes de pouvoir, fait-il sens de parler en termes de « parti administratif » (hizb idari) ? Si des interventions du Palais ont bien eu lieu, elles se manifestent entre 1956 et 1963 sous quatre formes principales : 1) l’exploitation tâtonnante du ressentiment à l’égard de l’Istiqlal et le soutien plus ou moins discret de ses adversaires en vue de les maintenir dans le jeu politique (le Parti démocratique de l’indépendance), 2) ou de favoriser leur reconnaissance légale (le Mouvement populaire) ; 3) des initiatives lancées par des proches du roi pour organiser des réseaux de clientèle (le FDIC) ; 4) des faveurs accordées à leurs dirigeants et à leurs membres pour préserver, stabiliser ou renforcer leur statut social et leur pouvoir politique.

Le Parti démocratique de l’indépendance : un aspirant au leadership rural

Au début de l’indépendance, des membres de l’élite administrative et politique énoncent le clivage entre le monde rural et l’univers citadin en des termes politiques. Loin d’être tous des ruraux, ils ont pour point commun leur hostilité à l’égard de l’Istiqlal qui « hérissait tout le monde par sa superbe, par sa prétention au monopole du sentiment et de l’action nationaliste et par sa manière de rappeler sans cesse à ceux qui n’avaient pas servi dans ses rangs qu’ils étaient indignes de partager les fruits de la victoire » (Waterbury, 1975, p. 300). S’ils occupent souvent des positions stratégiques à proximité du sérail royal, ils ne se réduisent pas à de simples exécutants d’une volonté royale ou princière.

Bien qu’issus de l’élite citadine de Fès ou de Salé, les dirigeants du Parti démocratique de l’indépendance (PDI) se profilent rapidement comme des aspirants au leadership dans des régions rurales berbérophones, au Moyen Atlas, dans le Rif et au Tafilalet, notamment à l’occasion des incidents pendant lesquels s’expriment des sentiments anti-istiqlaliens, largement partagés par ce parti. L’Istiqlal accuse ce parti de compromission avec le Protectorat, désapprouve sa participation dans les pré-pourparlers d’Aix-les-Bains en 1955 et sa surreprésen-tation au sein du premier gouvernement. L’animosité est telle qu’elle entraîne des affrontements violents et l’assassinat de membres du PDI. Mais, à l’inverse

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de son rival, le parti de Mohamed Hassan Ouazzani dispose de très faibles assises populaires. Il bénéficie essentiellement du prestige de son fondateur et de ses réseaux dans les cercles de pouvoir français. Alors même qu’il ne s’est pas distin-gué sous le Protectorat par son monarchisme, il se retrouve à l’indépendance du côté du Palais. Pour se renforcer, il tente de percer dans les zones hostiles à l’Isti-qlal, sans que l’appartenance de ses dirigeants à l’élite citadine intellectuelle ne constitue un handicap rédhibitoire, ce qui invite à ne pas essentialiser le clivage entre monde rural et univers urbain. Cependant, la prétention du PDI à repré-senter les ruraux est vite remise en cause par le Mouvement populaire (al-haraka ach-cha‘biyya – MP).

Le Mouvement populaire : un parti de notables ruraux et de Berbères ?

La création officielle du MP en 1959 fait l’objet de trois lectures majeures : une tentative de cristalliser le mécontentement rural (Leveau, 1985), l’expression d’une contre-élite rurale berbère (Vermeren, 2001), une entreprise encouragée en privé par le Palais (Waterbury, 1975). Dès sa naissance, cette formation s’appa-rente bien à un parti de notables, majoritairement rural et berbérophone. Mais elle ne canalise pas l’ensemble des ruraux et des berbérophones, et sa gestation est irréductible à la proximité de ses fondateurs avec le sérail.

Hormis leur appartenance à la même génération et leurs relations plus ou moins étroites avec l’ALN, les cofondateurs du MP ont des origines sociales et des parcours bien différents. Mahjoubi Aherdan voit le jour au début des années 1920 dans une famille de caïds berbères. Après des études au collège d’Azrou, puis à l’École militaire de Dar El Beïda de Meknès, il amorce une carrière militaire, puis administrative. En 1951, il succède à son père en tant que caïd des Aït Saïd à Oulmès. En 1953, il proteste officiellement contre la mobilisation du pacha Glaoui en faveur de la déposition du sultan (Aherdan, 2013, p. 108). À l’indépen-dance, le roi le nomme gouverneur de la province de Rabat. Quant à Abdelkrim Khatib, nous l’avons vu, il n’est ni berbérophone, ni d’origine rurale. Chirurgien de formation, il devient le chef d’état-major de l’Armée de libération. Comme d’autres dirigeants de l’ALN, ses divergences avec l’Istiqlal s’accroissent dès la fin du Protectorat. Mais, ses relations étroites avec la famille royale et d’autres micro-événements le dissuadent de se rallier aux résistants qui rejoignent l’UNFP. À l’instar de son ami Mahjoubi Aherdan, il attribue des assassinats comme celui d’Abbas Messadi, chef du commandement du Rif de l’ALN, à Mehdi Ben Barka, au Fqih Basri et à leurs « hommes de main » (Aherdan, 2013, p. 209-211).

Mahjoubi Aherdan joue un rôle moteur dans la création du MP. Peu à peu, il acquiert une conviction : pour exister politiquement, il ne suffit pas d’avoir une position de pouvoir, d’être dans le gouvernement ou d’être proche du Palais, il faut avoir un parti politique (Aherdan, 2013, p. 159). Le 28 septembre 1957, dans le prolongement de la sédition d’Addi Ou Bihi, gouverneur du Tafilalet, des tracts annoncent la création du MP. Lorsque des fonctionnaires istiqlaliens retardent la reconnaissance du parti, l’ancien caïd s’érige en chantre de la « liberté

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d’association » (Waterbury, 1975, p. 269). Le 2 octobre 1958, à l’occasion du troisième anniversaire de l’insurrection armée, les cofondateurs du MP prennent l’initiative de transférer sans autorisation, vers Ajdir dans le Rif, le corps d’Abbas Messadi, enterré à Fès. Des incidents éclatent dans le Rif, mais échappent rapide-ment à leurs initiateurs. Les deux meneurs sont arrêtés pendant 58 jours à Fès, avant d’être libérés sans jugement le 3 décembre 1958, en pleine insurrection du Rif. Moins d’un an plus tard, en novembre 1959, le congrès constitutif du MP se tient à Rabat. Les mythes fondateurs du parti puisent largement dans ces événements, insistant sur les racines du parti dans l’Armée de libération, sur son aspiration à représenter le monde rural et à entraver la montée du « parti unique », et sur la répression subie. Dès le départ, Mahjoubi Aherdan contribue à forger un antagonisme politique entre ruraux berbérophones et élites citadines dominantes, voire à le raciser. Ce faisant, il constitue le « Fassi » comme une catégorie politique agonistique, quasi équivalente à l’Istiqlal, qui condense la citadinité, la domination culturelle, économique et politique, l’arrogance, une sorte de mépris de classe et de race (Aherdan, 2013, p. 269).

À l’issue des communales de 1960, le MP se profile comme un parti de notables ruraux, dotés d’assises économiques (propriétés foncières, cheptel, etc.) et sociales (appartenance à des familles caïdales, voire de chorfa). Ses terres d’élec-tion se trouvent pour l’essentiel dans les provinces d’Oujda, de Taza, de Nador et dans les zones montagneuses de Béni Mellal. Néanmoins, il n’a pas l’exclusi-vité des votes ruraux et berbérophones, également disputés par l’Istiqlal dans le Moyen Atlas et par l’UNFP dans le Souss (Chambergeat, 1961), ce qui consti-tue en soi l’indice d’une périphérie fragmentée 12. Sur un autre plan, la relation partisane y est personnalisée, l’appareil organisationnel rudimentaire et centré sur ses dirigeants, l’idée même de cotisations rejetée et la production idéologique sommaire. Lors du congrès constitutif, les fondateurs du MP préconisent une monarchie dotée de fortes prérogatives et la défense du monde rural. Ils se récla-ment aussi du socialisme islamique, le registre du socialisme aurait été incon-tournable à cette époque (Waterbury, 1975, p. 276). À l’encontre de l’arabisme défendu par l’Istiqlal, Mahjoubi Aherdan revendique, dès 1959, la reconnaissance de l’identité amazighe et l’enseignement de « la langue berbère » (Pouessel, 2006). Son influence est perceptible dans le préambule de la constitution : ni le Maroc ni le Maghreb n’y sont qualifiés d’arabe (Aherdan, 2013, p. 270). En 1963, le MP intègre une coalition destinée à contrebalancer l’Istiqlal et l’UNFP.

Le Front de défense des institutions constitutionnelles : l’expérience éphémère du premier parti administratif

Le Front de défense des institutions constitutionnelles (FDIC) est créé le 21 mars 1963, à la veille du premier scrutin législatif du Maroc indépendant.

12. Pour rappel, selon M. P. Angrist (2006), une fragmentation territoriale et sociale, et des capacités de mobilisation électorale asymétriques entravent la cristallisation des luttes autour d’un conflit central entre centre et périphérie.

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Son artisan n’est autre qu’Ahmed Réda Guédira, ami du roi, directeur général du cabinet royal, et ministre de l’Intérieur et de l’Agriculture à cette date. Cette initiative prolonge les tentatives de l’homme fort du moment de convaincre le roi d’endosser la stature d’un « monarque-président » (Leveau, 1985, p. 74). Pour ce légiste, la mise en concurrence de groupes politiques rivaux est le meilleur moyen de sauvegarder la cohésion du Maroc sous l’égide de la monarchie. Pour faire contrepoids à l’Istiqlal et à l’UNFP, il décide donc de coaliser les réseaux proches de la monarchie au sein d’une même organisation.

Cette coalition hétéroclite rassemble des personnalités indépendantes et trois partis politiques : le MP ; le Parti démocratique constitutionnel (PDC), nouvelle dénomination du PDI de Mohamed Hassan Ouazzani à la suite du départ de quelques-uns de ses dirigeants pour l’UNFP ; le Parti des libéraux indépendants (PLI) de Mohamed Mouline (1918-2001) et de Guédira, qui n’a jamais dépassé le stade de petit club. L’activisme du maître d’œuvre a suscité de très fortes réactions, y compris parmi les acteurs concernés (Monjib, 1992, p. 306). Tandis qu’Abdelkrim Khatib adhère pleinement à l’entreprise, Mahjoubi Aherdan se montre récalcitrant (Aherdan, 2014, p. 59-77). L’idée même d’un parti du roi suscite de fortes résistances. Lorsqu’une délégation d’officiers de l’armée demande à Hassan II d’intervenir pour empêcher Ahmed Réda Guédira de baptiser son parti « Front monarchique constitutionnel », celui-ci tranche en défaveur de son ami (Leveau, 1985, p. 78). Néanmoins, il cautionne la mobilisation des gouver-neurs et des caïds en faveur du nouveau parti (Aherdan, 2014, p. 68).

Bien que le mode de scrutin et de découpage ait favorisé le FDIC, qui remporte 69 sièges sur 144, cinq ministres sur les sept qui se sont présentés sous sa bannière sont battus. Ces résultats attisent les tensions internes. Des candidats malheureux comme Mahjoubi Aherdan accusent Ahmed Réda Guédira d’avoir utilisé les moyens de l’administration pour les contrer. Mais c’est le roi qui aurait été le plus dépité. Le FDIC n’a emporté qu’une courte victoire comparativement au succès que le souverain espérait après le plébiscite du référendum constitu-tionnel, ce qui trahit bien les limites du contrôle de ce processus par les agents de l’Intérieur. De plus, la majorité est dominée par une quarantaine de ruraux, peu ou pas instruits (tableaux 1 et 2), issus du MP, alors que l’opposition compte des tribuns aguerris au jeu politique. Au lendemain des législatives, les relations entre Hassan II et son ami d’antan se tendent ; celui-ci quitte le ministère de l’Intérieur. Très vite, le Parlement devient un lieu de bataille entre factions rivales au sein du même groupe, conduisant à un éclatement du FDIC, à la création du Parti socialiste démocrate (PSD) par Ahmed Réda Guédira le 14 avril 1964 et à la scission du MP.

Le 7 juin 1965, le roi dissout le Parlement et proclame l’état d’exception à la suite du vote d’un amendement proposé par l’Istiqlal, grâce à l’abstention du groupe dissident d’Abdelkrim Khatib. Tandis que Mahjoubi Aherdan s’aligne sur les décisions royales, Abdelkrim Khatib dénonce « un coup de force » (Dalle, 2004, p. 322). Entre 1963 et 1966, les divergences entre les deux fondateurs du MP et leurs adeptes respectifs se sont exacerbées. Le 4 novembre 1966, l’ancien

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gouverneur expulse le chirurgien du parti 13. En février 1967, celui-ci crée le Mouvement populaire démocratique constitutionnel (MPDC) qui restera une coquille vide, jusqu’à ce que son fondateur le réanime trente ans plus tard pour faciliter l’intégration contrôlée d’une fraction de l’islamisme marocain.

La genèse du premier parti administratif du Maroc indépendant montre bien que Hassan II n’a pas hérité d’une « société de cour » similaire à celle de Louis XIV. Au début de son règne, il joue des contradictions de l’élite. Mais son pouvoir n’est pas stabilisé, et il ne parvient pas à faire en sorte que les tensions et les conflits « s’exercent conformément à ses intérêts » (Elias, 1985, p. 119). À cette époque, Mahjoubi Aherdan, Abdelkrim Khatib et Ahmed Réda Guédira ne sont ni de simples courtisans ni des exécutants. Les deux derniers n’hésitent pas à exprimer publiquement leurs désaccords avec le roi. Si celui-ci proclame l’état d’exception et dissout le Parlement, c’est justement parce qu’il peine à manier ceux qui sont supposés lui être acquis et qu’il ne peut pas compter sur une majorité au sein du Parlement. Un point mérite d’être relevé : l’échec du FDIC et la disgrâce de son fondateur marquent un tournant, préfiguré par la nomination en 1964 du colonel Mohamed Oufkir à la tête de l’Intérieur.

Un régime politique forgé dans la violence

Dès le début de l’indépendance, le régime naissant amorce le « processus de concentration de la violence physique publique » (Bourdieu, 2012, p. 335). Le Palais construit rapidement un appareil coercitif, mate les révoltes rurales (1957-1959), amplifie la répression contre l’UNFP à partir de 1963, recourt à l’assassi-nat politique et mobilise l’armée pour écraser les révoltes urbaines en mars 1965. Après les tentatives de coups d’État militaires de 1971 et de 1972, il accentue son contrôle sur « les spécialistes de la violence » (l’armée, la police, etc.), tout en essayant de réanimer un jeu politique codifié et de renouer avec une partie de ses opposants. Cependant, une partie de l’UNFP privilégie l’option insurrectionnelle jusqu’en 1974, tandis que les mouvements d’inspiration marxiste, constitués dans la clandestinité à la suite des événements de 1965, grossissent les rangs des adversaires de la monarchie et des victimes de la répression.

Dans le vocabulaire des militants des droits humains, les « années de plomb » désignent la phase la plus répressive du régime marocain, celle qui s’étend du début de l’indépendance aux années 1990. Au cours de ces décennies, la violence d’État s’exerce principalement contre des opposants organisés (résistants, militants de gauche, marxistes, indépendantistes sahraouis, islamistes, etc.), des militaires après les tentatives de coups d’État, des individus et des populations exposées pendant des événements protestataires. Elle fait également des victimes parmi les familles des acteurs directement ciblés. En 2004, l’Instance équité et réconciliation (IER) est créée en vue de tourner cette page sombre de l’histoire. Elle identifie quatre catégories de « violations graves » attestées dès le début

13. Pour une analyse de cette scission, voir M. Bennani-Chraïbi (2019, p. 209-211).

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de l’indépendance : « disparition forcée », « détention arbitraire », « torture et mauvais traitements », « atteinte au droit à la vie suite à l’usage excessif et dispro-portionné de la force publique » (Instance Équité et Réconciliation, 2009).

Concernant la forme prise par la répression, les deux logiques identifiées par F. Vairel (2014, p. 61) sont repérables dès la fin des années 1950. Tandis que la répression des événements du Rif en 1958-1959 s’inscrit dans une « logique d’hostilité absolue » et se traduit par le massacre de villages entiers, le plus souvent, c’est la « logique de quadrillage » qui prévaut en vue de disperser et d’affaiblir l’opposition 14. D’après notre analyse, la répression tend à être massive et indiscriminée lorsque l’appareil coercitif intervient pour stopper l’extension d’une insurrection ou d’une protestation. En revanche, elle est ciblée tout en étant étendue lorsque l’appareil coercitif intervient de manière préventive.

La construction de l’appareil coercitif

Rétrospectivement, la survie de la monarchie semble largement tributaire de la mise en place rapide d’un appareil coercitif, grâce au soutien des occupants de la veille. Les autorités françaises, qui conservent leurs bases militaires et près de 60 000 hommes sur le sol marocain jusqu’en 1962, s’empressent de concrétiser les clauses militaires prévues par les accords d’indépendance, à savoir le reversement des hommes de la coloniale dans l’armée marocaine et une assistance militaire. Derrière cette sollicitude se dessine la convergence d’intérêts entre le Palais et l’ancienne puissance tutélaire, qui s’efforcent d’entraver la jonction de l’ALN, forte de 10 000 à 15 000 hommes (Régnier et Santucci, 1972), avec le Front de libération nationale (FLN) algérien. Dès le 14 mai 1956, les Forces armées royales (FAR) font leur premier défilé à Rabat, avec près de 15 000 hommes et 200 véhi-cules, sous la conduite de Mohamed Oufkir (1920-1972). Ce fils de pacha du Tafilalet est un ancien de la coloniale plusieurs fois décoré et aide de camp du résident général Guillaume entre 1951 et 1954. Les autorités françaises l’auraient immédiatement transféré au sultan à son retour d’exil (Smith, 1999, p. 186).

La France apporte également son soutien à l’édification et à la professionna-lisation des services de police et de renseignement marocains. Au lendemain du défilé des FAR, la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) est officiel-lement créée sur la base des services de police de la Résidence et placée sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Elle s’étoffe avec la mise en place d’une « police politique parallèle » (les Cab 1, Cab 2, Cab 3, etc.), qui joue un rôle important dans l’élimination de membres de la Résistance urbaine (Boukhari, 2002, p. 24).

Les services marocains bénéficient aussi de l’apport des États-Unis, qui disposent de bases militaires dans le royaume entre 1943 et le début des années 1960. Dès l’automne 1960, trois experts étatsuniens de la CIA acculturent les membres du Cab 1 à un répertoire de renseignement et de police politique expérimenté sous d’autres cieux. L’un d’entre eux a contribué à la création du

14. Catégories empruntées à D. Hermant (1994, p. 90).

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Mossad en 1948, participé au renversement du gouvernement de Mohammad Mossadegh en Iran en 1953, exercé ses compétences en Corée du Sud et à Cuba, avant de prendre ses fonctions durant sept années au Maroc (ibid., p. 36-37).

L’écrasement des dissidences dans les périphéries

Entre 1957 et 1959, le Palais vient à bout de plusieurs séditions. Le 17 janvier 1957, Addi Ou Bihi, gouverneur du Tafilalet, région du Sud-Est (cahier couleur, figure 3), ferme le bureau de l’Istiqlal à Midelt, procède à des arrestations, n’épargne ni le commissaire de police, ni le juge de la ville, distribue près de 7 000 fusils à ses partisans et barre les voies d’accès à sa province 15. Il justifie ses actes par la volonté de protéger le trône contre le gouvernement « istiqlalien ». Au final, le retour à l’ordre s’opère rapidement et sans effusion de sang. Premier incident majeur dans le monde rural, cette révolte a fait l’objet d’interprétations concurrentes : indica-teur du clivage entre centre et périphérie, signal des tensions entre berbérophones des montagnes et élites citadines engagées dans la conquête de l’État, tentative de préserver des réseaux de clientèles menacés, résultat de « manipulations ». Quel que soit le rôle effectif joué par le Palais, il n’en demeure pas moins que cet événement lui permet de soustraire l’administration à la domination de l’Istiqlal, de reprendre en main les autorités locales, d’amorcer la construction d’un État centralisé, tout en sonnant le glas de l’ère des caïds et des pachas.

Parachevé en 1960, le processus de désintégration de l’ALN sera marqué par deux épisodes en particulier. Si des résistants intègrent bien les FAR, la police ou l’administration en réponse à l’offre du Palais, d’autres refusent de rendre les armes. Des figures, issues du groupe de l’Institut Ibn Youssef de Marrakech, à l’instar de Fqih Basri et de Ben Saïd Aït Idder, fédèrent des membres de l’ALN et organisent deux bases armées : la première du côté d’Erfoud, la deuxième à Goulimine. Ces commandos de l’ALN-Sud apportent leur soutien à la révolution algérienne, exercent des pressions sur les postes militaires français dans le sud du Maroc. Avec le soutien de tribus locales, ils mènent des offensives dans les terri-toires toujours sous occupation espagnole et dont ils revendiquent la marocanité. En 1957, leur avancée est telle qu’ils atteignent la Mauritanie. Loin de constituer le bras armé de l’Istiqlal, leurs dirigeants ne se reconnaissent que dans les membres du Conseil de la Résistance proches de Mehdi Ben Barka, qu’ils rencontrent réguliè-rement en 1957 (Bennouna, 2002, p. 32). Perçus comme une menace sérieuse autant pour les positions françaises que pour la présence espagnole au Sahara, ils exacerbent l’inquiétude du Palais, après leur refus d’exécuter l’ordre du prince Moulay Hassan, chef d’état-major des FAR, de libérer des prisonniers espagnols. En février 1958, la France et l’Espagne mènent l’opération « Écouvillon » (Garnier, 1960). À cette occasion, le rôle des FAR se réduit au « rabattage » des maquisards. Ce sont les parachutistes, les bombardiers, les automitrailleuses, les armes lourdes et les mortiers des anciennes puissances tutélaires qui détruisent des villages et

15. Sur cet épisode, voir D. Hart (2000, p. 87), R. Leveau (1985, p. 23-24), J. Waterbury (1975, p. 266-267).

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des cheptels, qui écrasent et pourchassent les membres de l’ALN-Sud, dont seuls quelques-uns parviennent à s’échapper. En guise de compensation, l’Espagne rétrocède la région de Tarfaya (Cap Juby) au Maroc en avril 1958.

Quelques mois plus tard, à la suite du rassemblement organisé à Ajdir (Gueznaya) en octobre 1958 et de l’arrestation des fondateurs du Mouvement populaire, des incidents éclatent dans les zones rurales et montagneuses de l’ex-zone espagnole et gagnent des villes comme Taza et Casablanca. Des locaux de l’Istiqlal sont attaqués. Un mouvement de désobéissance civile prend forme (Nahhass, 2014, p. 91) : boycott de l’administration, arrêt de plusieurs activités (le marché, le labour). Durant l’automne 1958, des provinces sont successive-ment transformées en zones militaires : Rabat le 19 octobre, Taza le 3 novembre, Al Hoceïma le 26 novembre. Mais la gestion de la crise varie d’une région à une autre. Mohamed Medbouh 16, gouverneur de Taza, parvient à désamorcer les tensions dans la région d’Aknoul dont il est originaire. En revanche, dans d’autres endroits, comme dans les environs d’Al Hoceïma, la police tire sur les manifestants (Smith, 1999, p. 196). Après une phase d’extension puis de reflux, la révolte s’intensifie en janvier 1959 dans les anciens bastions de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi : un mouvement se structure autour d’anciens membres de la Légion espagnole, de l’Armée de libération et de rescapés de la guerre du Rif (1921-1926). Dès le 26 décembre, les Forces armées royales sont mobili-sées. Mais, à l’inverse de l’expédition contre Addi Ou Bihi, la « pacification » du Rif est sanguinaire. Le prince Moulay Hassan s’installe à Tétouan et Mohamed Oufkir prend la direction de troupes, désormais plus nombreuses, mieux formées et mieux armées 17. Cette fois-ci, le soutien de Paris est plus discret mais non moins décisif : les bombardiers légers qui pilonnent les villages de la tribu des Beni Ouriaghel, celle de l’ancien émir du Rif, portent des emblèmes marocains fraîchement peints, mais sont pilotés par des Français. Le bilan de la répression varie selon les estimations entre 5 000 et 10 000 morts ; 244 membres des Beni Ouriaghel sont arrêtés, tandis que d’autres parviennent à s’enfuir vers les présides espagnols 18, et la zone est soumise à un régime militaire. À la suite de cet épisode, Mohamed Oufkir gagne ses galons de colonel et le surnom de « boucher du Rif ».

Indéniablement, la révolte du Rif s’est produite dans un contexte d’intégration laborieuse de l’ex-zone espagnole au sein du royaume 19. D’après les conclusions

16. Né en 1927 à Aknoul, c’est le fils d’un caïd qui avait combattu, au sein des troupes françaises, Ben Abdelkrim El Khattabi. Il est formé à l’École militaire de Dar Beïda et devient capitaine après sa participation à la guerre d’Indochine entre 1949 et 1952. À l’indépendance, il est nommé gouverneur de Ouarzazate, puis de Taza. En décembre 1958, il devient ministre des Postes et des Télécommunications dans le gouvernement d’Abdallah Ibrahim, nomination censée répondre à l’une des doléances des insurgés : accorder à un Rifain un portefeuille ministériel important. En 1971, c’est l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État militaire.

17. En 1958, les FAR disposent désormais de 40 000 hommes et de 30 % du budget de l’État (Smith, 1999, p. 196).

18. Ils seront graciés, le 18 novembre 1960, à l’occasion de la Fête du trône et, en septembre 1962, les exilés seront autorisés à retourner au pays (Hart, 2000, p. 95).

19. Outre une analyse en termes de crise de pénétration de l’État, cette révolte a fait l’objet de lectures anthro-pologiques concurrentes : réaménagement du système tribal segmentaire (Gellner, 1962) ; dépassement des divisions inhérentes au monde tribal dans le cadre d’une résistance aux intrusions externes, coloniales

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de la commission royale dépêchée dans le Nord, les habitants du Rif se perçoivent comme des laissés-pour-compte de l’indépendance. Dans le programme pour le Rif présenté au roi par la délégation des Beni Ouriaghel en novembre 1958, les doléances, structurées en 18 points, recouvrent un large éventail (Hart, 2000, p. 91-93), par exemple : l’évacuation des troupes étrangères ; le retour au Maroc de Ben Abdelkrim El Khattabi, exilé en Égypte ; la libération de l’ensemble des prisonniers politiques ; le recrutement des fonctionnaires au sein de la popula-tion locale ; la nomination d’un Rifain au sein du gouvernement ; la réduction des taxes ; la mise en œuvre d’un programme contre le chômage ; la création d’écoles rurales et la réouverture d’un lycée à Al Hoceïma, l’offre de bourses à des étudiants rifains et l’accélération de l’arabisation de l’éducation (en réaction à l’usage du français par les fonctionnaires issus de l’ex-zone française).

Ces événements restent au cœur des dynamiques mémorielles du présent (Nahhass, 2014). Dans l’immédiat, ils contribuent à briser les récalcitrants de l’ALN, à affaiblir l’Istiqlal, à exacerber l’animosité à son égard, à ternir l’aura du gouvernement Ibrahim, à accélérer la reconnaissance du Mouvement popu-laire, et à impulser une haine mutuelle entre les populations du Rif et le futur Hassan II. Bien davantage, ils mettent en scène la première action d’envergure des Forces armées royales. De facto se profile leur principale mission à l’intérieur des frontières : soumettre les voix dissonantes et assurer dans le sang l’intégration cen-tripète des périphéries. Après l’écrasement des séditions rurales, le recours à la vio-lence s’exacerbe dans la lutte que se livrent les protagonistes en présence. Le désé-quilibre des forces ne cesse de s’accentuer en faveur de l’institution monarchique.

Une répression à la fois ciblée et étendue

Entre 1959 et 1964, la répression frappe tout particulièrement les insoumis parmi les anciens résistants, ceux qui ont survécu aux tentatives d’assassinats ciblées, à l’opération « Écouvillon » et à la répression de la révolte du Rif. En décembre 1959, Abderrahman Youssoufi et Mohamed Fqih Basri sont arrêtés, alors que leur parti est largement représenté dans le gouvernement d’Abdallah Ibrahim. Le 13 février 1960, c’est le tour de résistants proches de Fqih Basri, à l’instar de Mohamed Bensaïd Aït Idder, figure de l’ALN-Sud et cofonda-teur de l’UNFP. Le 16 juillet 1963, deux mois après les législatives, 130 res-ponsables et militants de l’UNFP sont arrêtés pendant une réunion du parti à Casablanca. Parmi eux, 21 parlementaires récemment élus. Dans la foulée, les rafles au sein de l’UNFP et du PCM se traduisent par près de 5 000 gardes à vue. Comparativement à leurs expériences de 1959 et de 1960, des rescapés de cette époque témoignent d’épreuves plus humiliantes et d’un recours à la torture plus important, mais différencié selon les victimes. En mars 1964, à l’issue du procès, les verdicts sont variables. Mehdi Ben Barka est condamné à mort par contumace

dans les années 1920 et du pouvoir central en 1958-1959 (Hart, 2000). Pour sa part, Waterbury (1975, p. 274) considère que la première phase de ces événements est convergente avec la thèse de Gellner, et la seconde, en janvier 1959, avec celle de Hart.

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et Abderrahman Youssoufi, pourtant présenté comme l’un des cerveaux du com-plot, à deux ans avec sursis. Des figures comme Omar Benjelloun et Fqih Basri sont condamnées à la peine capitale.

L’effectivité du complot a fait couler beaucoup d’encre. Selon Abderrahman Youssoufi, « il y avait toujours de la complotite dans l’air », mais il n’y aurait eu que des « intentions de complot » en 1963 20. D’un côté, Hassan II et Mohamed Oufkir tentent d’étouffer dans l’œuf tout projet menaçant le régime. De l’autre, les dirigeants de l’UNFP divergent dans leur conception de la violence politique. Pour les uns, brandir cette menace vise à inciter le Palais à la retenue. Pour d’autres encore, c’est une option par défaut. D’autres, enfin, ont l’intime conviction que le changement radical ne peut être obtenu que par la violence. Les adeptes de l’option révolutionnaire sont également divisés. Omar Benjelloun aspire à créer un parti révolutionnaire. Admirateur des baasistes, Fqih Basri espère remobi-liser les cellules disséminées de la Résistance et s’infiltrer dans le palais avec le soutien de quelques officiers. D’autres comme Mehdi Ben Barka envisagent aussi de s’appuyer sur des cellules de l’ALN, mais pour déclencher une insurrection populaire. Tous prospectent en ordre dispersé et dans une méfiance mutuelle 21.

L’année 1963 est une date tout aussi importante dans les relations du Maroc avec son voisin immédiat. Entre fin septembre et début novembre, la guerre des Sables éclate dans les confins algéro-marocains. Sur les ondes de la Voix des Arabes, Mehdi Ben Barka condamne l’agression du frère voisin, exsangue après des années de lutte pour l’indépendance, et fustige le régime. Sa position est réprouvée par d’autres membres de la gauche, qui s’opposent à la perpétuation du tracé hérité de la période coloniale. Ce litige permet à Hassan II de mobiliser le registre nationaliste et aux FAR de s’acquitter victorieusement d’une mission de défense territoriale. Tandis que l’opération « Écouvillon » a eu pour effet de dessiner les frontières du Maroc dans le Sud et de donner un coup fatal à l’ALN, le conflit de 1963 permet à la monarchie d’établir des frontières avec l’Algérie dans l’Est (Smith, 1999, p. 227) tout en semant la division au sein de la gauche.

Le 7 août 1964, l’élimination de Cheikh Al Arab, une figure de la Résistance urbaine populaire, symbolise l’anéantissement des rescapés de l’Armée de libéra-tion. Peu de temps après, le roi gracie des membres de l’UNFP. Pendant que des adversaires du régime sont éliminés, la voie de la réconciliation reste entrouverte avec d’autres.

Les événements du 23 mars 1965 : un révélateur d’autres figures de dissidence

En 1965, la jeunesse urbaine se profile à nouveau comme le fer de lance des protestations, mais les origines sociales de ses avant-gardes lycéennes et estudian-tines sont autrement diversifiées que celles des jeunes de 1930 ou de 1944.

20. Entretien réalisé par l’autrice avec Abderrahman Youssoufi, à Casablanca, en janvier 2006.21. Entretien réalisé par l’autrice avec Hamid Barrada, à Casablanca, en janvier 2015.

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Les « événements du 23 mars » désignent les protestations qui se produisent entre le 21 et le 25 mars 1965, avec un point culminant le 23, à Casablanca et, dans une moindre mesure, à Rabat et à Fès, puis à Settat, Khouribga, Meknès et Kénitra (El Ayadi, 1999). L’élément déclencheur est la publication d’une circu-laire du ministre de l’Éducation nationale interdisant aux plus de 17 ans l’accès au deuxième cycle secondaire, visant ainsi 60 % d’entre eux. Les lycéens de Casablanca initient le mouvement en se mettant en grève le 22 mars. Ils sont rapidement suivis par les lycéens de Rabat et de Fès, par le syndicat des ensei-gnants et par l’UNEM. Le 23 mars, le mouvement se propage à partir des lycées vers la rue, prise d’assaut par les élèves et leurs parents, des étudiants, des ensei-gnants, des ouvriers, des chômeurs et des bidonvillois. Bien que les revendica-tions formulées à travers les slogans portent essentiellement sur les conditions de vie, le roi n’échappe pas à la vindicte populaire. Ses photos sont publiquement brûlées. À Casablanca, des vitrines sont brisées, des voitures, des autobus et une jeep de police sont incendiés. Dans leur affrontement avec la police, des protes-tataires érigent des barricades et lancent des pierres contre les forces de sécurité. Trois agents des forces auxiliaires sont éventrés. Pillages et destructions d’établis-sements publics se produisent dès que les troupes reçoivent l’ordre de tirer. En fin de journée, des dizaines de milliers de personnes sortent dans la rue. Comme en 1952, le commissariat des Carrières centrales est encerclé. Face à une police débordée, l’armée est appelée à la rescousse. Vers 18 h, une vingtaine de chars d’assaut et 400 camions entrent en scène. À cette date, le général Mohamed Oufkir est ministre de l’Intérieur, et continue à contrôler les FAR et la Sûreté nationale. Du haut d’un hélicoptère, il mitraille la foule, cherchant d’abord à dégager le commissariat dont il avait observé, « impuissant », l’attaque en 1952 (Clément, 1992, p. 402). La répression est sanglante. Les victimes sont furti-vement entassées dans des charniers creusés pendant la nuit. Leur nombre n’a jamais été établi avec certitude.

Lors de son discours du 30 mars, Hassan II reconnaît la gravité de la situation économique et sociale, tout en fustigeant la jeunesse instruite plus que jamais constituée en figure politique menaçante. Le 13 avril, il prononce l’amnistie générale de presque tous les détenus politiques et lance un appel aux exilés, en déclarant : « Le temps des complots et des troubles est révolu » (Le Tourneau, 1966, p. 184). En vue de constituer un gouvernement d’union nationale, il multiplie les tractations, qui seront interrompues par l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, le 29 octobre 1965, devant la brasserie Lipp à Paris (Buttin, 2015). Pendant de longues années, le « cadavre sans sépulture » du martyr est constitué comme une entrave majeure à toute réconciliation de l’UNFP avec Hassan II.

Soulignons enfin que cet événement national est un jalon important dans la radicalisation d’une partie de la jeunesse lycéenne et estudiantine marocaine. Cette tendance s’exacerbe au fil des événements régionaux et internationaux : la guerre du Vietnam, la révolution culturelle chinoise, la guerre israélo-arabe, Mai 68, etc. Dans le cadre de l’UNEM, les cercles de discussion prolifèrent et favorisent l’expression des voix dissidentes de l’UNFP et du PLS (Menouni, 1970). Pendant

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le XIIIe congrès de l’UNEM en 1969, la naissance du Mouvement marxiste-léniniste marocain (MMLM) est proclamée. L’année suivante, les noyaux issus du PLS se regroupent au sein de l’Organisation A, rebaptisée Ila al Amam (En avant) en 1972. Les réseaux émanant de l’UNFP se rassemblent, en 1970, dans l’Organisation B. Deux ans plus tard, celle-ci se divise en deux groupes : le Mouvement du 23 mars et Servir le peuple. Également dénommé « Nouvelle gauche » (al-yasar al-jadid) ou « Gauche révolutionnaire » (al-yasar ath-thawri), le MMLM joue un rôle important dans la fécondation et l’hybridation des systèmes d’action nationaliste, communiste, et de la révolution palestinienne.

L’élimination des « maquisards », des « putschistes » et des « révolutionnaires » (1971-1973)

Loin d’être révolu, « le temps des complots et des troubles » s’étend. Entre 1965 et 1973, les aspirations régicides se multiplient. Au début des années 1970, la blague qui circule parmi les opposants à la monarchie illustre bien cet état d’esprit.

« Devant le palais royal de Rabat, de nombreuses personnes font la queue. Un homme veut forcer l’entrée sans attendre son tour. Lorsqu’il justifie son empres-sement par sa volonté de tuer le roi, on lui rétorque : “Nous sommes tous là pour la même raison, fais la queue comme tout le monde 22.” »

De manière préventive ou réactive, la répression s’abat essentiellement sur les membres de l’UNFP et de l’UNEM, les groupes marxistes-léninistes naissants et l’armée. Relevons deux ensembles d’initiatives en particulier.

Une première tentative de coup d’État a lieu le 10 juillet 1971, pendant la fête d’anniversaire de Hassan II au Palais de Skhirat. Mohamed Oufkir ne semble pas impliqué. Après cet événement, le roi le nomme ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée marocaine, mais les relations se tendent entre les deux hommes. Avant la tentative de coup d’État du 16 août 1972, le général aurait établi des contacts avec des figures de l’opposition, celle-là même qu’il a réprimée. Dans ses mémoires, Raouf Oufkir (2003, p. 327), le fils du général, affirme qu’il existait une large « coalition », comprenant des hauts gradés de l’armée, des conseillers du roi, des membres de la famille royale, avec « Allal el-Fassi, Abderrahim Bouabid et Oufkir, [comme] principaux architectes de ce pacte de salut public ».

De son côté, le Tanzim (organisation) tente des incursions, notamment en 1969 et en 1973 (Bennouna, 2002). Cette branche armée de l’UNFP est créée en 1963 par d’anciens résistants de l’ALN-Sud réfugiés en Algérie. Désormais exilé en France, Abderrahman Youssoufi rencontre régulièrement ses membres. À cette époque, Abderrahim Bouabid aurait été persuadé que seule la voie insur-rectionnelle pouvait apporter le changement.

22. Blague consignée par l’autrice pendant ses enquêtes du début des années 1990.

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« Il disait que la révolution viendra d’Algérie et de Tripoli, hna hi tanqdiw [ici, on fait aller]. Et ceux d’Alger et de Tripoli disaient la même chose […], on va être accueilli par les masses. Ils ont tous vécu sur l’illusion… Or il n’y avait de parti ni à Alger ni au Maroc 23. »

Dans un parti profondément désorganisé depuis sa création, ces initiatives ne font l’objet ni d’une coordination centralisée, ni même d’une discussion avec les cadres du parti, dont plusieurs en ignorent l’existence. Au sein même du Tanzim, le « blanquisme » de Fqih Basri suscite des tensions et des défections, dont celle de Mohamed Ben Saïd Aït Idder 24. Le 3 mars 1973, des membres de l’organisation sont infiltrés à partir de l’Algérie mais immédiatement réprimés. À la suite de ces événements, une importante vague de répression frappe l’UNFP et près de 300 personnes sont arrêtées. Le 3 avril, l’UNFP-Rabat est suspendue par décret et ses locaux scellés. Durant l’été 1973, 157 inculpés des événements de mars sont présentés devant le tribunal permanent des FAR. Peines de mort, détentions perpétuelles, peines de réclusion et sursis sont prononcés. Désormais, une partie de la gauche marocaine renonce à la lutte pour l’alternative. Ce faisant, elle contribue à la mise en place et à la délimitation d’une sphère politique insti-tuée à partir du milieu des années 1970.

La fabrique concomitante des frontières de la nation et des règles du jeu politique officiel

Au milieu des années 1970, une bifurcation se produit. En août 1974, l’Espagne annonce son intention d’organiser un référendum d’autodétermination dans le Sahara dit espagnol. Après avoir été en concurrence autour de la délimita-tion même des frontières de la nation, la royauté et les partis issus du Mouvement national adoptent des positions convergentes dans leur refus de toute consulta-tion dans ce territoire contesté. Pour incarner le « consensus national », Hassan II organise la Marche verte. Le 6 novembre 1975, près de 350 000 civils se dirigent vers Saguia el Hamra, en brandissant le drapeau marocain et des exemplaires du Coran. Alors même que l’armée sera mobilisée dans des opérations militaires et physiquement éloignée de la capitale, elle est symboliquement exclue de ce que Hassan II promouvra comme sa révolution du roi et du peuple.

Le façonnement des frontières internes et externes de la nation s’intrique avec la codification de « lignes rouges », qui délimitent symboliquement la sphère politique instituée émergente. Ce sont des règles du jeu ou des conventions, implicites et explicites, qui visent à cristalliser les nouveaux rapports de force, à imposer la reconnaissance de l’hégémonie de la monarchie et de sa centralité institutionnelle, et à disciplinariser les acteurs du jeu politique. Sur la base d’une

23. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en août 2008, avec l’avocat Mohamed El Haloui (1938-2020), président de l’UNEM de 1964 à 1965, cadre de l’UNFP, dirigeant de l’USFP. Il a subi la répression en 1964, en 1965, et à la suite des événements de mars 1973.

24. Entretiens réalisés par l’autrice à Casablanca avec Bensaïd Aït Idder, en janvier 2006, et avec Hamid Barrada, en janvier 2015.

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réappropriation du triptyque « Dieu, la patrie, le roi » par Hassan II, trois critères permettent de dissocier « l’opposition de Sa Majesté » de « l’opposition à Sa Majesté » : l’acceptation de la nature monarchique du régime, l’adhésion à l’islam et la reconnaissance de la marocanité du Sahara. En d’autres termes, l’accès à la politique instituée est conditionné par le renoncement à lutter pour l’alterna-tive politique, à recourir à la violence politique, et à disputer à la monarchie les sources de légitimité nationaliste et religieuse.

Outre les indépendantistes sahraouis, proches du Front Polisario créé en 1973, cette configuration exclut principalement les marxistes-léninistes, victimes d’une lourde répression (disparition forcée, torture, longues peines de prison). Ils sont toujours animés par les utopies révolutionnaires et une partie d’entre eux est favorable à un référendum d’autodétermination au Sahara.

Les expressions islamistes naissantes sont également écartées. En effet, le Mouvement de la jeunesse islamique (jam‘iyat ach-chabiba al-islamiyya – MJI) est constitué en 1972. Ses fondateurs sont deux enseignants, socialisés dans le salafisme istiqlalien, devenus cadres de l’UNFP, avant de s’y sentir en décalage : Abdelkrim Mouti, né en 1935 dans un village près de Ben Ahmed, et Kamal Ibrahim, né en 1933 à Casablanca dans une famille du Souss (Burgat, 1988). Ils recrutent pour l’essentiel dans leur univers professionnel : des enseignants de collège et de lycée, des élèves, puis des étudiants. Parallèlement aux structures associatives, le mouvement se dote d’une aile paramilitaire ; les unes et l’autre perpétuent de manière contrastée les héritages du Mouvement national. Dans le cadre de cellules comportant sept à huit personnes, des enseignants du mouve-ment se chargent d’« éduquer » les élèves en se basant sur les livres de savants religieux comme Allal El Fassi, de même que sur les écrits des Frères musul-mans égyptiens et des figures du salafisme médiéval. Par ailleurs, des camps de vacances sont organisés selon le modèle scout, expérimenté par Abdelkrim Mouti. Parallèlement à ces structures, le président du MJI constitue une cellule clandes-tine chargée de mener des actions contre les « athées » de la gauche. Dirigée par Abdelaziz Noumani, un étudiant de la faculté de droit de Rabat, celle-ci regroupe des profils très différents des précédents : des jeunes hommes âgés d’une vingtaine d’années entre 1973 et 1975, des petits artisans, des vendeurs de légumes et des personnes sans emploi, qui puisent dans un registre de violence imprégné par la « culture de rue et de semi-délinquance » (Belal, 2011, p. 117). Le 27 octobre 1975, l’existence de ce groupe se manifeste publiquement à la suite de l’agres-sion à l’arme blanche d’Abderrahim Meniaoui, professeur de littérature arabe dans un lycée de Casablanca et membre de la direction du Parti du progrès et du socialisme (ex-PLS), puis comme nous le verrons moins de deux mois plus tard.

La voix d’un autre enseignant contribue à la pluralisation de l’islamisme marocain naissant, celle d’Abdessalam Yassine (1928-2012). Ce natif de Marrakech fréquente l’Institut Ibn Youssef, ce centre d’enseignement religieux où se sont croisées des figures de la résistance anticoloniale comme Fqih Basri et Ben Saïd Aït Idder. Mais, pour sa part, il reste à l’écart des tumultes nationalistes pendant le Protectorat. Après une formation initiale centrée sur la langue arabe et

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sur les études islamiques, il se cultive en autodidacte. Il deviendra inspecteur de l’enseignement, à l’instar d’Abdelkrim Mouti, puis expert pédagogique auprès du ministère 25. En 1965, dans le prolongement d’une crise spirituelle, il rencontre le maître de la confrérie soufie Boutchichia, dont il deviendra le plus proche disciple jusqu’à sa disparition en 1972. Contrairement à ses espérances, il ne succède pas à son maître ; il ne tardera pas à quitter la confrérie. Relevons un point majeur : à l’inverse des dirigeants du MJI, qui rejettent les pratiques confrériques et qui n’excluent pas le passage à l’action directe, Abdessalam Yassine proposera une articulation des pratiques mystiques et politiques tout en condamnant la violence politique 26. En 1974, il ose défier Hassan II. Invoquant sa propre descendance chérifienne, il lui adresse une lettre d’admonestation intitulée « L’islam ou le déluge ». Cette offense lui vaut un internement en asile psychiatre pendant trois ans et demi.

En revanche, dans le sillage de leur adhésion au « consensus national », les anciens du PCM-PLS sont autorisés à fonder le Parti du progrès et du socia-lisme (hizb at-taqaddum wa al-ichtirakiyya – PPS) en 1974. Quant aux membres de l’UNFP-Rabat, ils organisent en 1975 le congrès extraordinaire de l’Union socialiste des forces populaires (al-ittihad al-ichtiraki li al-quwwat ach-cha‘biyya – USFP) et adoptent dans l’ambivalence l’option de la « démocratie politique ». D’après deux témoignages, un tournant est adopté par le haut, sans que le passé ne soit explicitement répudié. Rapporteur de la commission politique du congrès, Abdelaziz Bennani insiste pour dénoncer « l’action putschiste et blanquiste ». La parole lui est refusée en plénière, alors qu’un autre militant est ovationné lorsqu’il déclare : « il n’est pas question d’amputer l’un des deux bras du parti », c’est-à-dire Fqih Basri. À partir de cet épisode, cet avocat s’éloigne progressivement du parti et se consacre à la cause des droits humains 27. À la même époque, Mohamed Sassi est âgé de 23 ans et participe à la fondation de la jeunesse de l’USFP. En 2001, il quittera ce parti avant de cofonder l’association Fidélité à la démocratie, l’une des composantes du Parti socialiste unifié (PSU), créé en 2005. Selon ce profes-seur de droit privé, les sources des dissensions internes remontent à ce congrès :

« Il n’y a pas eu des états généraux comme le PS avec Épinay […]. Avant 1975 […], le parti était à l’affût des occasions : révolte populaire, grand soir, coup d’État, offre du régime, etc. […] Après 1975, on n’allait pas dire à un jeune que le parti a changé de nature. […] Le leadership pensait que la base allait peu à peu intégrer ces nouveautés [gradualisme, pacifisme, transformation du régime de l’intérieur…]. Dans les faits, cette stratégie n’a pas été comprise 28. »

En contrepartie de la renonciation tacite de l’USFP au « blanquisme », certains des inculpés de 1973 bénéficient d’une mise en liberté provisoire, et d’autres d’un allègement ou d’une commutation de peine. Reste à relever un événement

25. D’après le site de son organisation, il est démis de ses fonctions en 1968. Il sera mis à la retraite en 1987.26. Son parcours fait l’objet de nombreuses analyses (Belal, 2011 ; Tozy, 1999 ; Zeghal, 2005).27. Entretien accordé à l’autrice, à Lausanne, en mai 2013.28. Entretiens accordés à l’autrice, à Rabat, en juillet et en août 2008.

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Encadré 8 Qui a tué Omar Benjelloun ?

Pendant le procès qui démarre en décembre 1979, les inculpés dans l’affaire Abderrahim Meniaoui et dans l’assassinat d’Omar Benjelloun reconnaissent leur appartenance à une « organisation religieuse dirigée par le dénommé Abdelaziz Noumani » et leur connexion avec les dirigeants du Mouvement de la jeunesse islamique (Belal, 2011, p. 116-117). En outre, la déposition de Kamal Ibrahim au service de police judiciaire, retirée du dossier, corrobore les étroites relations entre-tenues par les responsables du MJI avec Abdelkrim Khatib et avec un ancien frère musulman syrien qui a travaillé pour les services secrets syriens avant d’être recruté par le cabinet royal (ibid., p. 118). Noumani aurait d’ailleurs trouvé refuge dans l’une des fermes du fondateur du Mouvement populaire démocratique constitutionnel (MPDC).

À distance, Abdelkrim Mouti se disculpe et ses fidèles essaient de démontrer qu’Abdelaziz Noumani était de connivence avec les services sécurité. D’après lui, le régime aurait commandité l’assassinat en faisant « d’une pierre deux coups » : se débarrasser de l’opposant de gauche et le sanctionner pour avoir refusé de participer à la Marche verte. Dans un entretien traduit par F. Burgat, il déclare : « Le cerveau qui a planifié l’assassinat du militant Benjelloun est celui qui a planifié et exécuté l’opération d’enlèvement de Mehdi Ben Barka et son assassinat au cœur de Paris » (Burgat, 1988, p. 190).

À la fin des années 1990, Abdelkrim Khatib, qui s’est presque toujours distingué par son dévouement au Palais, assure l’intégration de la composante de l’islamisme issue du MJI dans la sphère politique instituée, dans le cadre du MPDC, rebaptisé en 1998 le Parti de la justice et du développement (PJD). Dans ce nouveau contexte politique, des articles de presse évoquent son implication dans l’assassinat du leader de gauche. Il s’en défend et n’hésite pas à porter plainte contre ceux qui diffusent de telles informations.

Dans le cadre de l’Instance équité et réconciliation (2004-2006), Abdelaziz Bennani se charge personnellement de ce dossier (entretien réalisé par l’autrice, à Lausanne, en août 2013). Dans son rapport final, l’IER souligne que « l’enquête judiciaire instruite à ce propos, tout autant que le procès qui s’en est suivi, manquaient de l’impartialité et de l’objectivité nécessaires », et que ces faits « constituent en soi autant d’éléments complémentaires et cohérents, confirmant la thèse d’une interven-tion qui aurait influencé le cours de la justice et rendu impossible l’élucidation de cette affaire » (Instance Équité et Réconciliation, 2009). Pendant son enquête, l’avo-cat recueille des témoignages d’acteurs qui requièrent l’anonymat et qui incriminent Abdelkrim Khatib. D’après l’un d’entre eux, ce proche du Palais aurait rendu visite à la mère de Hassan II et lui aurait confié : « L’un des ennemis notoires de ton fils a été éliminé, tu peux dormir tranquille. » Par ailleurs, d’après le militant des droits humains, il existe de fortes présomptions que le processus d’élimination d’Omar Benjelloun ait été supervisé par l’homme fort des services de sécurité de l’époque, le général Ahmed Dlimi (1931-1983).

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LES LUTTES POLITIQUES DE L’INDÉPENDANCE…

crucial. Libéré en août 1974, Omar Benjelloun est assassiné le 18 décembre 1975, soit peu de temps après l’organisation de la Marche verte. Dans les décen-nies suivantes, la version privilégiée par les tribuns de l’USFP variera selon les circonstances politiques du moment. L’assassinat est tantôt attribué au Palais, tantôt présenté comme le résultat d’une collusion entre le régime de Hassan II et le Mouvement de la jeunesse islamique (MJI), tantôt assimilé au premier acte de « terrorisme islamiste » au Maroc (encadré 8). Selon notre hypothèse, tandis que l’enlèvement de Mehdi Ben Barka en 1965 interrompt les négociations entre la monarchie et l’aile politique de l’UNFP, l’élimination d’Omar Benjelloun trahit la volonté de supprimer l’une des rares figures susceptibles de constituer un obstacle dans la voie de « la réconciliation » entre Hassan II et l’USFP. Celui-ci était non seulement perçu comme un leader charismatique, visionnaire et intran-sigeant, mais aussi comme un homme d’action doté de fortes dispositions organi-sationnelles. Il était d’ailleurs en train de doter l’USFP d’une formation syndicale susceptible de constituer un moyen de pression redoutable.

Conclusion

Ce retour sur les deux premières décennies de l’indépendance montre bien que la survie de la monarchie marocaine n’était pas inscrite dans son ADN. Son histoire contemporaine est irréductible à la saga triomphale de rois « subtils », « charismatiques », dotés d’une légitimité historique, constitutionnelle ou religieuse, et de grandes capacités de manipulation. Certes, la monarchie a bénéfi-cié de dispositifs matériels et symboliques coproduits par le Protectorat et par les nationalistes. Pourtant, elle n’hérite pas d’une position centrale, elle doit lutter pour la conquérir. Dès l’aube de l’indépendance, d’intenses confrontations se produisent entre des protagonistes dont la perception des rapports de force en présence est aussi fluctuante qu’imprécise. Les échanges de coups se déploient sur une pluralité de scènes et de coulisses. La violence politique, multiforme, fait partie des horizons du pensable et du faisable. Cependant, le recours aux institutions constitue à la fois un enjeu et une carte parmi d’autres dans le jeu des acteurs en concurrence.

Dans un environnement marqué par la guerre d’Algérie, puis par le début de la guerre froide arabe entre les Républiques socialistes et les monarchies dites conservatrices, tous mobilisent des soutiens externes, mais de manière inégale. En se rangeant derrière la France, l’Espagne et les États-Unis, le régime monarchique naissant bénéficie d’importantes ressources, qui lui permettent de construire rapi-dement un appareil coercitif, d’éliminer ou d’affaiblir ses adversaires, et d’impo-ser peu à peu sa prétention à monopoliser l’exercice de la contrainte physique publique. Durant ce processus laborieux et tâtonnant, il rencontre de très fortes résistances et reste en permanence exposé à des menaces externes et internes.

Forgée par différentes formes de violence, la scène partisane n’est que l’une des arènes où se déploient les luttes politiques. Toutefois, jusqu’à la proclama-tion de l’état d’exception en 1965, la centralité des partis issus de la matrice

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GENÈSE ET RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE AU XXE SIÈCLE

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nationaliste est telle qu’une partie de leurs rivaux ressentent le besoin de se doter d’un appareil partisan pour canaliser les élites rurales. La sphère partisane est alors traversée par une ligne de partage idéale typique entre politique nationale et politique locale et patronnée, qui ne se cristallise pas pour autant sous forme d’un conflit entre centre et périphérie. Tandis que l’UNFP et, dans une certaine mesure, l’Istiqlal sont en affinité avec la politique nationale et le monde citadin, le MP, puis le FDIC le sont essentiellement avec la politique patronnée et locale, et avec l’univers rural.

A posteriori, un déphasage s’observe entre d’une part l’aspiration des dirigeants de l’Istiqlal et de l’UNFP à construire un parti-nation comme le FLN ou le Néo-Destour, et d’autre part une concurrence entre des leaders dont aucun ne parvient à l’emporter ou à dissoudre ses potentiels challengers, à l’instar des dirigeants algériens et tunisiens. Ce processus ne s’explique pas uniquement par une propension à la segmentation, par une expérience coloniale qui consolide les élites traditionnelles et la fragmentation sociale et territoriale, ou par l’alliance stratégique du régime avec les élites rurales. Il est largement tributaire de l’asymé-trie croissante entre les capacités organisationnelles de ces partis, et les ressources qu’accumule le régime politique naissant dans le prolongement de choix straté-giques mais non moins hésitants.

À partir de la fin des années 1960, la pluralisation politique se poursuit, pour l’essentiel dans le milieu des citadins éduqués (figure 4). Dans le prolongement des matrices nationaliste et communiste, de nouvelles ramifications se développent dans les lieux du politique animés par les étudiants, les lycéens et les enseignants. Face à l’affirmation des idéologies d’inspiration marxiste, une nouvelle ligne de partage s’esquisse. Jusqu’à la fin des années 1960, aucun acteur ne monopolise avec succès le registre de l’islam, qui est constitutif de l’idéologie nationaliste. En partie affiliés à la matrice nationaliste, les embryons de l’islamisme marocain laissent entrevoir des appropriations agonistiques de ce langage politique.

Au début des années 1970, Hassan II échappe de justesse à deux tentatives de coup d’État militaire. La constitution de l’affaire du Sahara en priorité natio-nale – par le Palais et les partis issus des matrices nationaliste et communiste – accompagne la reconfiguration des frontières internes et externes de la nation, en intrication avec la codification de lignes rouges qui délimitent symboliquement la politique instituée émergente. Ce processus n’a rien de mécanique. Ce n’est qu’après l’échec des stratégies insurrectionnelles que les dirigeants de l’UNFP prennent acte de leur incapacité à produire une alternative « révolutionnaire ». La répression à géométrie variable a contribué à façonner les contours de la sphère politique officielle renaissante. Des irréductibles sont supprimés, d’autres exilés ou emprisonnés pour une longue durée, notamment au sein du MMLM. Toutefois, leur mémoire n’est pas effacée. Quant aux opposants agréés dans le jeu politique officiel, la répression a contribué à entraver leur développement organisationnel et les a affaiblis, sans détruire toutes leurs ressources.

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Un pluralisme limité travaillé par la répression

et par les politiques de concession (1976-1997)

À partir du milieu des années 1970, le régime monarchique tente de se conso-lider en s’investissant dans une conquête monopolistique des ressources coerci-tives, symboliques et économiques, mais aussi dans une institutionnalisation de son hégémonie politique. Le Palais a désormais les moyens d’organiser un jeu politique officiel et d’en édicter les règles légales et officieuses. Mais, s’il y intègre une partie de ses opposants, il ne parvient ni à les soumettre dans l’absolu, ni à faire taire la voix de la rue, ni à entraver le développement d’autres groupes d’opposition. D’où l’intérêt de prêter attention aux articulations entre une « voie des urnes », bridée, et une « voix de la rue » 1, réprimée dans le sang.

D’une part, il s’agit de comprendre les enjeux qui sous-tendent l’instauration d’une sphère politique instituée et ce qui incite les partis de l’opposition légale 2 à participer à un jeu considéré a posteriori comme « désamorcé » (Tozy, 1991). D’autre part, il convient d’appréhender la délimitation mouvante des frontières externes de la politique instituée à partir de deux analyseurs. Comment les partis de l’opposition légale tentent-ils de renégocier leur position dans cette sphère en exerçant des pressions dans l’arène protestataire ? À partir de l’exemple des islamistes marocains, comment expliquer que des groupes soient inclus dans la sphère politique instituée tandis que d’autres en demeurent exclus ?

Durant cette séquence des années de plomb, le régime monarchique continue à procéder par tâtonnements. Par ailleurs, les reconfigurations conflictuelles des frontières de l’activité politique légale et de ses règles du jeu sont irréductibles aux interactions entre le Palais et les élites. Elles sont également façonnées par les dynamiques qui travaillent la société.

La consolidation des bases coercitives, idéologiques et économiques du régime

Au lendemain des complots militaires et des tentatives insurrectionnelles, la monarchie se lance dans la conquête monopolistique des ressources coercitives, symboliques et économiques.

1. Clin d’œil au titre du livre dirigé par S. Luck et S. Dechezelles (2011).2. Dans l’usage vernaculaire que nous en faisons dans ce chapitre, cette formulation désigne les partis issus des

matrices nationaliste et communiste.

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Le conflit du Sahara occidental aidant, Hassan II adopte un ensemble de stratégies de prévention des coups d’État militaires : éloigner, surveiller, fragmen-ter et corrompre (Leveau, 1993 ; Saïdy, 2007). L’armée est écartée symbolique-ment et physiquement de la capitale. Elle cesse d’avoir pour principale raison d’être la lutte contre la société, sans pour autant se spécialiser dans la défense du territoire national. Le roi l’exclut des affaires politiques, s’assure de son contrôle direct et supprime le ministère de la Défense. Démilitarisé, le ministère de l’Intérieur joue un rôle essentiel dans la surveillance, y compris idéologique, des officiers et de leurs proches. Le recrutement, qui était à forte prédominance berbérophone et rurale, se diversifie, et un ensemble de procédés visent à entra-ver toute formation d’un esprit de corps, toute concentration du pouvoir ou des ressources. Les incitations matérielles sont considérables. Relevons en particulier qu’à la mort de Hassan II en 1999, la moitié des cent plus grosses fortunes du royaume aurait été entre les mains des hauts gradés de l’armée, mais aussi de l’Intérieur (Dalle, 2004, p. 682). Pour autant, ces mesures n’auraient pas dissuadé toute velléité de régicide. En janvier 1983, le général Ahmed Dlimi aurait été exécuté après avoir instigué un complot.

La consolidation du dispositif coercitif passe par le renforcement du minis-tère de l’Intérieur, dont Driss Basri prend la tête de 1979 à 1999 (encadré 9). L’épicentre des zones de dissidence se déplace plus que jamais vers les grandes villes et révèle les insuffisances de l’appareil d’État (Rachik A., 2016, p. 51). Entre la proclamation de l’indépendance et le début des années 1980, la croissance démographique et l’exode rural sont tels que la population marocaine a doublé (20,4 millions en 1982) et sa composante urbaine triplé (avec un taux d’urbani-sation de 43 %). À chaque fois qu’un soubresaut révèle des zones de dissidence, les autorités donnent un nouvel élan au quadrillage administratif (Naciri, 1989) et au maillage sécuritaire du territoire (Claisse, 1992).

Dans le même mouvement, le régime tente de concentrer à son profit exclu-sif les sources de légitimation nationaliste et religieuse, et de monopoliser la production des orientations dans les domaines réservés qu’il s’arroge. Alors que la figure de Mohammed V est associée à l’indépendance du Maroc, la Marche verte est constituée comme un événement refondateur du règne de son successeur. Désormais, le métarécit officiel articule symbiotiquement la photo de Hassan II, le drapeau national et la carte du « Maroc de Tanger à Lagouira », une formule standardisée proclamant la marocanité du Sahara. La mise en œuvre du « consen-sus » sanctionne aussi bien ceux qui prônent le droit des peuples à l’autodétermi-nation (une partie des marxistes-léninistes) que ceux qui manifestent des positions plus nationalistes que celles du souverain. En témoigne l’arrestation des dirigeants de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) en 1981 après leur dénon-ciation du principe d’un « référendum contrôlé » consenti par le roi. En retour, celui-ci mobilise le soutien politique et militaire des États-Unis, ainsi que l’aide financière de l’Arabie saoudite qui permet de moderniser l’armée à moindres frais.

Sur un autre plan, Hassan II habite désormais son rôle de « commandeur des croyants ». À partir du milieu des années 1970, le régime s’investit dans l’isla-

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misation (El Ayadi, 2000) et l’arabisation de l’enseignement (Grandguillaume, 2004) afin de contrecarrer l’hégémonie des idéologies marxistes dans les lycées et les campus. Lorsque la révolution iranienne de 1979 contribue à constituer les idéologies islamistes en menace, il lutte plus que jamais pour le monopole de la production du sens religieux légitime. Les registres empruntés sont largement documentés : des technologies de pouvoir (Hammoudi, 2001), des dispositifs symboliques, institutionnels, matériels et coercitifs (Belal, 2011 ; Tozy, 1999). À l’image de la gestion d’autres arènes, la fragmentation de la sphère institution-nelle religieuse viserait à ériger la monarchie en institution religieuse centrale (Zeghal, 2005). Toutefois, ces mesures n’entravent pas le développement des prédicateurs indépendants et des oppositions islamistes. Au début des années 1980, le Palais renforce de nouveau le quadrillage de la sphère religieuse en procédant notamment au contrôle des lieux de culte, des prônes du vendredi, et en créant le Conseil supérieur des Oulémas.

Pour consolider son pouvoir, Hassan II recourt également à des registres redis-tributifs. En pleine tentative insurrectionnelle du Tanzim, le régime réajuste sa politique économique autour de trois mesures phares. Le dahir du 3 mars 1973 décrète la nationalisation de la totalité des propriétés agricoles étrangères, accélé-rant ainsi la distribution clientélaire d’une partie des terres issues de la colonisation privée. Celui du 2 mars promulgue la marocanisation des entreprises (Ben Ali, 1991 ; El Aoufi, 1990). Celle-ci profite à trois types de bénéficiaires en particu-lier : la strate de la bourgeoisie citadine qui a déjà tiré parti de la concentration du capital pendant les années 1960 (Saâdi, 1989, p. 67), la haute frange de l’admi-nistration, le roi Hassan II, qui devient l’entrepreneur marocain le plus fortuné à partir de 1980 (Diouri, 1992). Ces deux mesures offrent au Palais un rôle essentiel dans la structuration de la bourgeoise et accroissent la dimension politique et clien-télaire du jeu économique (Leveau, 1993). À noter que Waterbury (1973, p. 534) souligne, dès le début des années 1970, que la corruption « planifiée » constitue « un élément vital dans la survie du régime ». La troisième option consiste à étendre le secteur public. Elle est soutenue par le quadruplement des prix des phosphates, dont 75 % des réserves mondiales se trouvent au Maroc, puis par les crédits inter-nationaux. L’augmentation des effectifs du public favorise l’extension des classes moyennes, et permet d’intégrer une partie des cohortes de diplômés tout en renfor-çant l’armature de l’administration bien au-delà du seul ministère de l’Intérieur. Après avoir décuplé pendant les dix premières années de l’indépendance, le nombre de fonctionnaires poursuit une forte croissance : 15 000 en 1955, 150 000 en 1965, 300 000 en 1975 et 500 000 en 1985 (Claisse, 1985a, p. 246). Toutefois, le royaume n’échappe pas aux retombées du choc pétrolier de 1979. Surendetté, il fait partie des premiers pays de la région à s’engager en 1983 dans la mise en œuvre d’un plan d’ajustement structurel, négocié avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Comme nous le verrons, cette politique d’austérité alimente la contestation, puis de nouveaux réajustements.

Reste à souligner que le régime ne se contente pas de punir, de surveiller, d’accaparer la production des significations légitimes de « Dieu, la Patrie, le

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roi », ou de se ménager des clientèles en produisant des politiques publiques et en redistribuant des ressources rares. Il s’efforce aussi d’institutionnaliser son hégémonie politique.

Encadré 9 Driss Basri : « premier flic du royaume » ou « vice-roi » ?

« Grand vizir », « vice-roi », « ministre des terres, des mers et des airs », « premier flic du royaume », « exécuteur des basses manœuvres » (Hatimi, 2015a), etc. La liste non exhaustive des surnoms décernés à Driss Basri donne un aperçu du rôle central qui lui est attribué dans le façonnement du Maroc des années de plomb et dans le fonctionnement du royaume jusqu’à la mort de Hassan II. Né en 1938 à Taounate, ce fils de gardien de prison grandit à Settat. Après avoir intégré la police, il poursuit en parallèle des études universitaires. En 1987, il soutient une thèse de doctorat en droit public, intitulée L’administration territoriale au Maroc : ordre et développement, sous la direction de Michel Rousset, à l’université de Grenoble. En janvier 1973, il prend la tête de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), tout juste créée et transformée en Direction de la surveillance du territoire (DST) un an plus tard. En avril 1974, il devient secrétaire d’État à l’Intérieur et, en mars 1979, il est nommé ministre de l’Intérieur, poste qu’il occupe jusqu’en 1999, et cumulé à partir de 1985 avec l’Information. Pendant une vingtaine d’années, il érige l’Intérieur en « mère des ministères ». Il est sur tous les fronts : l’administration territoriale, l’organisation des élections, la procréation assistée des partis dits administratifs, la surveillance des opposants et de l’armée, la répression ciblée ou massive, et même le dossier du Sahara. Doté d’une grande capacité de travail, il s’entoure de collaborateurs diplômés, souvent de milieux modestes et d’origine rurale. La « filière Basri » devient assez vite une source de mobilité sociale, même pour des transfuges de l’opposition et des anciens de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM). À travers ses inter-ventions dans les urnes, le ministre de l’Intérieur favorise par ailleurs l’« élection » de ses fidèles dans la majorité et dans l’opposition. Lorsque Hassan II s’acharne à réaliser une « alternance consensuelle » de son vivant, il refuse de le sacrifier. Mais, peu après son accession au trône en 1999, Mohammed VI ne tarde pas à « remercier » celui que son père chargeait de le surveiller lorsqu’il était prince héritier. En 2007, l’ancien « vice-roi » décède à Paris dans un quasi-exil.

Le fonctionnement de la sphère politique instituée pendant les années de plomb (1976-1991)

Le jeu politique institué pendant les années de plomb est irréductible à une lecture en termes de manipulation et de makhzénisation*. Certes, tout au long de cette phase, le ministère de l’Intérieur accumule un savoir-faire dans l’impulsion de partis administratifs 3, l’encadrement de réseaux clientélaires et l’organisation de scrutins électoraux sans incertitude. Mais les calculs des protagonistes sont

3. Pour rappel, ils doivent cette appellation au soutien direct ou indirect de l’administration et à leur proximité avec le Palais (voir infra).

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UN PLURALISME LIMITÉ TRAVAILLÉ PAR LA RÉPRESSION…

ambivalents et, bien que l’opposition légale ait conscience de sa position défavo-rable dans le rapport de force, les bras de fer sont fréquents.

Une sphère politique instituée pour quoi faire ?

Pour la monarchie, l’aménagement d’une sphère politique instituée et l’orga-nisation d’élections à l’échelle locale et nationale semblent obéir à plusieurs objectifs. Le premier consiste à organiser une mobilisation consensuelle par le haut et à nouer un « pacte national » à chaque moment de fragilité. Les élus sont supposés refléter la diversité du pays. De ce point de vue, les parlementaires n’incarnent pas la souveraineté populaire : le principal représentant de la nation est le « souverain » (Santucci, 2001, p. 88). Le second objectif vise le renouvel-lement des élites et des clientèles, et le troisième la création d’une arène dense et fragmentée (Leveau, 1993, p. 68). À cet égard, le nombre des partis politiques figurant dans la Chambre des représentants s’accroît à la veille de chaque scrutin législatif : 3 en 1963, 6 en 1977, 8 en 1984. Cette extension emprunte trois voies principales. Outre les scissions et la création de partis administratifs, des organisations sont légalisées : le Parti du progrès et du socialisme (PPS) en 1974 et l’Organisation de l’action démocratique et populaire (munadhdhamat al-‘amal ad-dimuqrati ach-cha‘bi – OADP) en 1983. Celle-ci est issue du Mouvement du 23 mars et dirigée par l’ancien résistant Mohammed Ben Saïd Aït Idder, amnistié et revenu d’exil en 1981. Pendant les législatives de 1984, il obtient le seul siège attribué à son parti. De manière ininterrompue jusqu’en 2007, il sera le député de Chtouka Aït Baha, son berceau, une circonscription à dominante rurale du Souss.

Le dilemme des opposants qui optent pour la participation en contexte autoritaire est bien documenté (Mainwaring, 2003). D’une part, cette stratégie réduit le coût de l’action collective, protège de la répression, accroît les marges de manœuvre et les opportunités d’accumuler des ressources. D’autre part, elle expose à des risques : une surveillance plus aisée, la légitimation d’un régime qui reste maître du jeu, l’érosion du potentiel protestataire, la désaffection des sympa-thisants et des membres, et le fait de cesser de représenter une alternative. Pour l’opposition légale marocaine, les incitations à participer sont nombreuses. Tandis que l’Istiqlal post-scission n’a jamais considéré la posture oppositionnelle comme sa raison d’être, les dirigeants de l’USFP font le deuil, au milieu des années 1970, d’une conquête du pouvoir à travers des voies non institutionnelles. Quant aux communistes issus du Parti de la libération et du socialisme (PLS) et à l’origine du PPS, ils affichent depuis l’indépendance leur attachement à la monarchie et à l’islam. À leurs yeux, l’existence légale est aussi précieuse qu’unique dans la région et au-delà. En 2005, Nouzha Skalli se remémore l’épisode où elle en prend conscience. Née en 1950 à El Jadida, elle s’engage au PLS à partir de 1969, pendant ses études de pharmacie en France, et mène à son retour au Maroc une carrière partisane et associative particulièrement dense, avant de devenir ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité entre 2007 à 2012.

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« Je me rappelle encore de la communiste irakienne qui est venue dans les années 1980 […]. Elle nous a trouvés en ville en train de faire de la vente militante [du journal]. C’était une tradition le dimanche. Elle nous a dit : “C’est ça la monarchie ? Eh bien, c’est mieux que la république. Nous, Saddam Hussein, il nous coupe la gorge” 4. »

Grâce à la reconnaissance légale, les partis de l’opposition légale bénéficient du droit de réunion, d’une liberté d’expression relative, et de la possibilité de disposer d’organes de presse qui jouissent alors d’un large rayonnement, ce qui n’exclut ni la censure, ni l’autocensure, ni des séjours en prison (encadré 10). En 1976, l’Istiqlal et l’USFP emportent des municipalités dans les capitales et plusieurs grandes villes. À partir de 1977, le Parlement leur offre une tribune.

4. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en juillet et en août 2005.

Encadré 10 Heurs et malheurs du fonctionnement

de l’opposition légale (1976-1991)

Au regard des entretiens que j’ai menés pendant les années 2000, le fonctionne-ment de l’opposition légale d’antan est scruté à l’aune des crises du présent. Pour les nostalgiques, c’est un âge d’or. Les militants sacrifient leur carrière, leur famille, leur sécurité, voire leur liberté. Le versement des cotisations reste aléatoire, mais certains paient de leur poche et en leur nom propre le loyer du local du parti. La cellule est un lieu de formation, d’encadrement et de « conscientisation ». Le travail partisan consiste à participer aux réunions, à organiser des conférences, à travailler dans la proximité, alphabétiser par exemple. Il s’entremêle souvent avec les activités des organisations annexes. D’après un ancien cadre de l’Istiqlal, son parti prêtait déjà attention aux maux du quotidien : « Boucetta [secrétaire général du parti (1974-1998)] recom-mandait de rendre service au citoyen (tweqfu f jenb al-muwatin) » (entretien réalisé, à Casablanca, en août 2010). Du côté de l’USFP, l’on évoque plutôt la remontée des problèmes vers la presse du parti, de même que l’investissement « pédagogique » dans les campagnes électorales. Rétrospectivement, les plus critiques identifient des vers dans le fruit. Dans le cas de l’USFP, relevons en particulier le « double langage », les « marchandages » avec les autorités, l’absence de démocratie interne au nom de la répression et des informations confidentielles détenues par les initiés. Par ailleurs, l’avocat Mohamed El Haloui souligne qu’Abderrahim Bouabid était un « vision-naire », qu’il intervenait dans tout ce qui relevait des décisions stratégiques, mais qu’il se préoccupait peu de « l’organisation » (entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en août 2008). Selon ses dires, l’état de la communication à travers « le téléphone rouge avec le roi » l’affectait beaucoup. En définitive, le parti aurait « capitalisé sur ses positions démocratiques, le charisme de ses dirigeants […], ses sacrifices, son pécule de voix ». D’autres encore notent des écarts en matière d’argent : la corruption d’un président de commune sanctionné, les financements généreux de Saddam Hussein, une imprimerie du parti perfusée par des marchés publics juteux (alors même que les organes de presse du parti sont régulièrement privés de ressources publicitaires en guise de sanction), etc.

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UN PLURALISME LIMITÉ TRAVAILLÉ PAR LA RÉPRESSION…

De plus, le roi consulte régulièrement leurs dirigeants, qui ne désespèrent pas de transformer le régime politique de l’intérieur. Ses relations avec Abderrahim Bouabid, le premier secrétaire de l’USFP, son aîné de sept ans, sont orageuses et ambivalentes, à tel point que les acteurs politiques guettent tout indice de leur « jeu de poker ».

Dans son aspiration à instituer une sphère politique sur mesure, le régime est mû par deux injonctions contradictoires : donner des garanties aux partis d’opposition pour les associer aux élections, et prendre des dispositions pour éviter l’émergence d’une force politique qui puisse se prévaloir d’une légitimité fondée sur les urnes. Afin d’éviter la formation d’une arène électorale dominée par les partis issus de la matrice nationaliste, il soutient la création de partis administratifs et apprend à organiser des scrutins sans incertitude.

Qu’est-ce qu’un parti administratif entre 1978 et 1991 ?

Après les tentatives de coup d’État de 1971 et 1972, Ahmed Réda Guédira retrouve sa place de conseiller auprès du roi. Le fondateur du Front de défense des institutions constitutionnelles (FDIC) inspire la création d’une nouvelle généra-tion de partis administratifs, mais cette fois-ci dans les coulisses. Quant à la mise en œuvre, elle relève d’un ministère de l’Intérieur de plus en plus performant.

À la veille des élections communales de 1976, les principaux partis politiques en lice sont issus des matrices nationaliste (Istiqlal, USFP), communiste (PPS), et de la mouvance constituée par le Mouvement populaire (MP) et le Mouvement populaire démocratique constitutionnel (MPDC). L’asymétrie en termes de capacité de mobilisation est flagrante entre, d’une part, l’Istiqlal et l’USFP et, d’autre part, le MP et le MPDC, totalement inactifs au cours des dernières années. Par ailleurs, après les dissensions qui ont agité la majorité parlementaire entre 1963 et 1965, le Palais n’est pas disposé à reproduire une formule similaire à celle qui a précédé la proclamation de l’état d’exception, à savoir créer un front rassemblant ses soutiens potentiels (FDIC). Pour contrebalancer les représen-tants de l’opposition légale, les agents de l’Intérieur suscitent les candidatures de 20 000 « Indépendants » (ahrar) parmi les principaux bénéficiaires de la maroca-nisation et de la redistribution des terres de la colonisation (Vairel, 2014, p. 65). Après leur triomphe officiel, y compris pendant les législatives de 1977, ceux-ci sont regroupés dans le cadre du Rassemblement national des indépendants (at-tajammu‘ al-watani lil ahrar – RNI) en 1978. À la veille des communales de 1983, l’Union constitutionnelle (al-ittihad ad-dusturi – UC) est créée. Ce parti emportera aussi bien ce scrutin que les législatives de 1984. Parallèlement, des scissions sont accompagnées au sein des partis administratifs. À l’inverse de la tentative de fédérer les supports de la monarchie dans un seul front en 1963, la stratégie qui se met en place à partir de 1983 consiste donc à mettre en concur-rence aussi bien les opposants que les fidèles, ce qui ne manque pas de favoriser une dynamique de scissiparité endogène. En ce sens, le pluralisme partisan à la marocaine continue de diverger avec le monopartisme ou la formule du parti

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dominant pratiquée dans la plupart des pays de la région à la même époque (Hinnebusch, 2017). Reste à savoir en quoi consistent ces entreprises politiques.

Les partis administratifs doivent leur attribut à quatre considérations : une création impulsée par les autorités, la présence à leur tête d’une figure proche du Palais, l’appui du réseau d’agents de l’administration territoriale pendant les élections, une tendance à s’aligner sur les positions du régime. À l’instar du MP et du FDIC en 1963, ce sont des partis de notables. Les efforts de mimétisme avec des partis comme l’Istiqlal ou l’USFP restent mineurs entre 1978 et 1997 : un nom et un sigle ; en guise de programme, l’appropriation des orientations formulées par le roi ; l’organisation d’un congrès constitutif ; l’achat d’un local ; la création d’un organe de presse, voire d’un syndicat, aussi éphémères que confi-dentiels. La dimension nationale de la campagne électorale réside essentiellement dans la tenue d’un meeting en présence des ministres du parti, et dans l’impres-sion de tracts qui portent le logo et les couleurs de la formation.

Quant aux investitures et à la mobilisation électorale, elles relèvent d’autres logiques. Faute d’un appareil organisationnel, les partis administratifs recourent aux notables. Pendant les années 1980, du moins, ce sont essentiellement de riches propriétaires fonciers (Abouhani, 2015). Leur influence est tributaire de leur enracinement dans un milieu, de l’aptitude à remplir durablement des fonctions de redistribution, d’arbitrage et d’intermédiation. Face à une offre de plus en plus concurrentielle, ils tendent à se détourner d’un parti dès que celui-ci n’assure plus un accès privilégié à des ressources rares, ni une insertion dans les réseaux de prises de décision de la capitale. En conséquence, une famille de notables peut rester durablement à la tête d’une commune, tout en se présentant sous une couleur partisane différente d’une élection à l’autre. Du fait même du rôle qu’ils jouent pendant les années 1970 et les années 1980, les Indépendants et l’UC méritent une attention particulière.

« Indépendants » versus « partis politiques »

Le Rassemblement national des indépendants (RNI), le premier parti administratif des années 1970, est impulsé par le Palais. Son fondateur officiel, Ahmed Osman, n’en sera informé qu’à un stade avancé de la gestation (Lamrani, 2015). Lors de sa genèse, cette formation se dissocie des organisations issues des matrices nationaliste et communiste. Dans son appellation même, elle affiche une « indépendance » vis-à-vis de ces partis. Elle opte pour la notion de « rassem-blement », à l’inverse de l’Istiqlal et du PPS dont les dénominations complètes comportent le terme de parti. Par ailleurs, la plateforme produite en mars 1978 proclame la volonté de représenter « la majorité silencieuse », de combler le « vide politique », et de cristalliser les changements qui découlent de la Marche verte et du retour à la vie parlementaire (Daoud, 1978, p. 10). L’alignement sur les orientations royales s’exprime aussi dans un rattachement flou au « libéralisme ».

Ahmed Osman, dirigeant du RNI jusqu’en 2007, compte parmi les « compa-gnons historiques » du roi (Kenbib, 2015). Sa carrière politique observe un

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nouvel élan après les tentatives de coup d’État. Né en 1930 à Oujda, il est sélectionné en 1947 pour poursuivre sa scolarité au Collège royal avec le futur Hassan II, dont il épouse la sœur, Lalla Nouzha, en 1963. Dès l’indépendance, ce juriste formé à Paris enchaîne plusieurs hautes fonctions. Il devient ministre des Affaires administratives en 1970, directeur du Cabinet royal en 1971, Premier ministre (1972-1979), puis président de la Chambre des représentants (1984-1992). En somme, grâce à sa proximité avec le Palais, il accumule un ensemble de ressources : des titres scolaires distinctifs, des compétences techniques, une alliance matrimoniale avec la famille royale, une insertion précoce dans les rouages du pouvoir et des mandats politiques. Mais, du moins à la fin des années 1970, la manière dont ces capitaux s’agencent ne lui permet pas de constituer un capital politique autonome, d’où le rôle fondamental que l’Intérieur joue pour acheminer des notables vers son parti.

En 1981, lorsque des tensions internes agitent le RNI, l’Intérieur incite les mécontents, une cinquantaine de députés d’origine rurale, à faire scission et à créer le Parti national démocrate (al-hizb al-watani ad-dimuqrati – PND). Cette configuration permet au Palais de compenser le retrait ponctuel du groupe de l’USFP du Parlement, en sommant le RNI de rejoindre l’opposition et en intégrant le PND au gouvernement. Deux ans plus tard, l’administration mobilise en faveur d’une nouvelle formation.

Union constitutionnelle versus Union socialiste des forces populaires

L’Union constitutionnelle (UC) est fondée en 1983 par Maâti Bouabid (1927-1996), qui succède à Ahmed Osman à la tête du gouvernement en 1979. Inspirée par le conseiller du roi Ahmed Réda Guédira, sa dénomination même trahit la volonté de concurrencer l’USFP. En effet, le terme « union » (ittihad) est si central dans l’identité du parti socialiste marocain que ses membres se désignent comme des ittihadis*. En outre, les deux ittihad sont dirigés par des homonymes. Hassan II aimait à s’entourer de ministres dont les noms de famille pouvaient prêter à confusion : un Basri (Driss) à l’Intérieur, un autre dans l’exil (Fqih Mohamed Basri) ; un Bouabid (Maâti) à la primature face au chef de file de l’opposition (Abderrahim).

L’UC présente un air de famille certain avec le RNI tout en s’en différenciant, à commencer par le profil de son fondateur. Comme Ahmed Osman, Maâti Bouabid crée un parti politique pendant son mandat de Premier ministre avec l’appui de l’administration. Les deux hommes aspirent à rassembler des clien-tèles au service du projet monarchique et mettent en avant leur subordination aux instructions royales. Sur d’autres plans, ils ont en commun le fait d’avoir connu une forte ascension sociale, d’avoir étudié le droit et de s’être mariés à des femmes du Palais. Cependant, tout en convergeant, leurs carrières profession-nelles et politiques n’empruntent pas le même cheminement. Après des études de droit à Bordeaux, Maâti Bouabid s’inscrit en 1952 au barreau de Casablanca, sa ville natale (Hatimi, 2015b). À l’indépendance, il contribue à compenser le

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déficit en cadres du ministère de la Justice avant de présider l’ordre des avocats de la capitale économique pendant cinq mandats. Au cours de la même phase, il cultive sa figure de « fils du peuple » en s’investissant dans un club de football renommé, le Raja Athletic Club de Casablanca, qu’il préside entre 1970 et 1972. Sur le plan politique, il s’engage en 1959 au sein de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), devient ministre de l’Emploi et des Affaires sociales dans le gouvernement d’Abdallah Ibrahim (1958-1960), puis le premier président du conseil municipal de Casablanca en 1960. Au milieu des années 1970, sa carrière politique connaît un tournant. D’abord nommé à la Justice (1977-1979), il accède à la primature entre 1979 et 1983. Ahmed Réda Guédira aurait suggéré au roi de le désigner pour trois raisons : sa proximité supposée avec l’Union marocaine du travail (UMT), considérée comme un atout pendant la crise sociale que traverse le pays, « sa popularité à Casablanca et ses origines modestes » (Sehimi, 1992, p. 230). Autrement dit, tandis qu’Ahmed Osman semblait bien positionné pour tenter de réintégrer les partis issus de la matrice nationaliste dans le jeu politique, Maâti Bouabid apparaissait comme plus à même de gérer les protestations sociales qui agitaient tout particulièrement sa ville natale.

À l’exemple du RNI, l’UC justifie sa raison d’être par la nécessité de combler le « vide » politique, et proclame son attachement à la « monarchie constitu-tionnelle », à « la démocratie hassanienne » et à « l’intégrité territoriale ». Mais, plutôt que de se constituer sur la base d’un groupe d’élus, elle voit le jour à la veille des communales de 1983 en vue de conquérir un nouvel électorat. Elle cible la « génération d’après l’Indépendance » et les « apolitisés » : les jeunes, les fonctionnaires, les cadres et les professions libérales. En phase avec les discours royaux, le parti se donne pour mission de soustraire la jeunesse aux « idéologies importées », « destructrices » (Jibril, 1983a). Autre signe des temps, le libéralisme qu’il préconise porte la trace des réorientations insufflées par le FMI : « décon-centration de l’administration », « privatisation », « investissements étrangers ». Néanmoins, à l’occasion de son congrès constitutif, Maâti Bouabid met aussi en avant le « progressisme » de son parti.

La création de l’UC est vivement dénoncée par l’Istiqlal, l’USFP et le PPS. À cette occasion, leur presse véhicule la notion de « parti cocotte-minute », qui emprunte à l’ustensile de cuisine l’idée de « cuisson » accélérée : sitôt né, sitôt il emporte les élections. L’arrivée d’un nouveau venu produit également un malaise au sein des autres partis administratifs et de notables, les incitant à redéfinir leur identité. Début avril 1983, à l’occasion du deuxième congrès du RNI, Ahmed Osman condamne la prolifération des partis politiques, alors que cinq ans plutôt il justifiait la naissance du Rassemblement par le « vide politique » (Jibril, 1983b). Désormais, il présente sa formation comme le « prolongement vivant » du Mouvement national. Sans répudier le libéralisme, il se réclame de la « social-démocratie » et du « centrisme ».

Quant au MP, son fondateur et dirigeant exprime son mécontentement après les législatives de 1984. Son refus de participer au gouvernement lui est reproché par les nouveaux cadres du parti, qui l’expulsent de la direction à l’occasion du

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congrès de 1986, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle scission. En juillet 1991, Mahjoubi Aherdan crée le Mouvement national populaire (al-haraka al-wataniyya ach-cha‘biyya – MNP). Cet épisode laisse entrevoir un aspect fondamental : les positions pro-gouvernementales qu’adoptent habituellement ces partis sont irréductibles à une posture de soumission à l’administration. Elles constituent une ressource fondamentale pour recruter des notables et les maintenir dans le giron du parti. Dès lors, la concurrence pour l’accès à la manne publique contri-bue à structurer les luttes entre partis de notables et en leur sein. Comme nous l’avons vu, elle s’exacerbe en amont et en aval des élections.

Des scrutins sur mesure (1976-1984)

Les élections qui se déroulent entre 1976 et 1984 se caractérisent par leur irrégularité. Par ailleurs, elles manifestent les stratégies du ministère de l’Inté-rieur sous deux angles : l’endiguement des partis issus des matrices nationaliste et communiste, et la mise en scène de la représentation.

La première des irrégularités est celle du calendrier électoral. À deux reprises, la durée des mandats des élus locaux et nationaux est prorogée par référen-dum. Après les élections locales et nationales de 1976 et de 1977, les suivantes s’espacent dans le temps : 1983 et 1984, puis 1992 et 1993. Les autorités invoquent, une première fois, la crise économique et sociale traversée par le pays et, ensuite, la volonté de préparer deux référendums : l’un « confirmatif » sur le Sahara occidental, l’autre sur la révision de la constitution.

Quant à la « stratégie d’endiguement » des partis issus des matrices nationa-liste et communiste, elle se décline en plusieurs axes. Les techniques de décou-page visent à surreprésenter le vote rural et à éviter que les capitales, politique et économique, ne s’érigent en contre-pouvoir de gauche. Le recours au scrutin uninominal majoritaire à un tour favorise « les notables ». Pour le législatif, le jeu du suffrage direct et indirect constitue une autre source de pondération dans le cadre d’un parlement monocaméral. Les deux tiers des membres sont élus au suffrage universel direct, et le troisième tiers par des collèges électoraux, formés par les conseillers communaux, les membres élus des chambres professionnelles (agriculture, commerce et industrie, artisanat), les représentants des salariés. Pour finir, le trafic des listes électorales et la manipulation directe des urnes font l’objet de dénonciations récurrentes de la part de l’opposition. En somme, les résultats électoraux tendent à traduire les équilibres que le pouvoir souhaite mettre en scène, avec des arbitrages entre les partis politiques, mais également en leur sein. Les uns sont rétribués et d’autres sont sanctionnés, de telle sorte que « les membres de l’opposition sont aussi mal élus que les partisans du pouvoir » (Leveau, 1993, p. 66).

À titre d’exemple, l’étendue de la falsification des résultats des communales de 1983 est interprétée comme une conséquence du « bras de fer » qui a opposé le roi et l’USFP entre 1980 et 1982 : le parti de gauche est accusé d’avoir provo-qué les émeutes de juin 1981 ; sa direction a désapprouvé publiquement des

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décisions prises par Hassan II ; la répression s’est abattue sur une partie de ses militants et de ses dirigeants (Santucci, 2001, p. 40). Bien que les tensions se soient atténuées, le roi aurait tenu à lui infliger une « punition » électorale. Pour sa part, l’Istiqlal, qui a quitté l’opposition en 1977, proteste en 1983 en retirant ses huit ministres du gouvernement. Pour inciter les deux formations à participer aux législatives de 1984, Hassan II invite leurs dirigeants, au même titre que ceux d’autres partis politiques, à occuper des postes de ministre d’État sans portefeuille en vue de contribuer à l’organisation du scrutin, puis les remercie avant le début de la campagne électorale.

Concernant le Parlement, la mise en scène de la représentation transparaît au niveau des bassins socioprofessionnels de recrutement, et ce d’autant plus que les données disponibles sont le fruit des filtres opérés par le ministère de l’Intérieur 5. En 1977, le profil des « Indépendants » refléterait le renouvellement génération-nel et l’ouverture sur les classes moyennes, les cadres et les fonctionnaires, voulus par le régime. Dans l’ensemble, le Parlement élu est plus jeune, plus diplômé et plus citadin, même si l’appartenance au monde rural demeure une filière privi-légiée (Santucci, 1979 ; Sehimi, 1979). Les professions libérales et intellectuelles prédominent, mais les agriculteurs, qui incarnent les clientèles rurales du régime, demeurent très présents 6. Alors que les agriculteurs ont un poids important au sein de l’Istiqlal et du MP, l’USFP et le PPS continuent à apparaître comme des partis d’enseignants.

La volonté du régime de diversifier et de rééquilibrer les filières de recrute-ment des parlementaires se poursuit en 1984 (Claisse, 1985b ; Sehimi, 1985). Cette stratégie recouperait l’aspiration des élites administratives et politiques à la « modernisation », associée à la représentation des femmes, des jeunes et des « cadres ». Le renouvellement s’exprime à travers le profil des élus de l’UC, conformément à la mission qui lui a été assignée. Grâce au soutien de l’admi-nistration, le nouveau parti puise abondamment dans le corps de la fonction publique et parvient même à devancer l’USFP en termes d’élus de formation supérieure. L’USFP se distingue par le nombre d’élus diplômés, pour moitié des enseignants, tandis que l’UC concentre les élus les plus jeunes et les professions libérales. En revanche, les élus du RNI, du PND et du MP sont plus âgés, moins éduqués, et actifs dans le secteur agricole ou dans le commerce. Quant à l’Istiqlal, il se situe à mi-chemin entre ces grandes tendances.

À partir des scrutins de 1983 et de 1984, la scène partisane se structure autour de deux pôles. Le premier regroupe les partis issus du Mouvement national, catégorie vernaculaire qui englobe désormais l’Istiqlal, l’USFP, le PPS et l’OADP, qui incarnent l’opposition légale ; ils sont plutôt en affinité avec la politique nationale 7 et l’univers citadin. Le second est constitué par les partis dits adminis-

5. Ce point est davantage traité dans le chapitre 5.6. Voir le tableau 12 dans le chapitre 5.7. Pour rappel, cette notion renvoie de manière idéale typique à un rapport au politique imprégné par des

représentations et des identités politiques plus ou moins conflictualisées, plus ou moins institutionnalisées, et qui transcendent les fragmentations localisées, territorialisées, ou à caractère ethnique.

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tratifs (l’UC, le RNI, le PND, le MP), qui prédominent au Parlement sans qu’aucun ne conquière une position de monopole. Comparativement au FDIC en 1963, ce pôle dispute davantage les zones urbaines et les cadres éduqués de la fonction publique aux partis du Mouvement national. Les clientèles mobilisées se diversifient, s’urbanisent et se « modernisent ». À partir de 1985, cette tendance est soutenue par la promotion d’associations locales sous l’impulsion de l’admi-nistration (Ben Ali, 1991 ; Ghazali, 1991).

Cependant, la composition des gouvernements ne reflète pas nécessairement les résultats obtenus par les urnes. Hassan II aurait déclaré que, si l’envie lui en prenait, il pourrait nommer son chauffeur en tant que ministre (Benhlal, 2005, p. 320). Dans les faits, trois filières se dessinent entre 1977 et 1987 (Sehimi, 1992). La première rassemble les « compagnons historiques » du roi. La seconde, technocratique, promeut des figures issues de la haute fonction publique et de la sphère économique privée. La troisième, partisane, relève d’un arbitrage royal à géométrie variable ; elle est décroissante entre 1977 (23 sur 30) et 1985 (13 sur 30).

Dans une situation marquée par l’irrégularité des élections et par une mainmise de la monarchie sur la formation des gouvernements, sur l’adminis-tration et l’appareil coercitif, les partis de l’opposition investissent le Parlement avant tout comme une tribune. À cette époque, selon la célèbre formulation d’Abderrahim Bouabid, « les sièges ne comptent pas ». Convaincus de la « néces-sité d’être présent sur tous les fronts 8 », ils tentent de renégocier leur position au sein de la sphère politique instituée en exerçant des pressions sur le régime à travers l’arène protestataire.

Les pressions des partis d’opposition à travers l’arène protestataire (1978-1991)

Entre 1978 et 1991, l’épicentre de la contestation se situe plus que jamais dans les grandes villes. Qu’elles soient intégrées ou exclues du jeu politique institué, les oppositions organisées continuent à actualiser le répertoire d’action forgé pendant les luttes pour l’indépendance. À l’avant-garde de l’action syndi-cale et associative se trouvent les fonctionnaires et les professions intellectuelles, les étudiants et les ouvriers. Tandis que les partis issus du Mouvement natio-nal accroissent leurs capacités de mobilisation syndicale, les groupes islamistes supplantent les groupuscules d’inspiration marxiste au sein des universités et des lycées. Si les actions sectorielles se produisent dans des enceintes closes (usines, lycées, universités, etc.), les grèves générales du 20 juin 1981 et du 14 décembre 1990, de même que les grèves lycéennes de janvier 1984 (encadré 11) ouvrent la voie à des expressions protestataires qui échappent à l’encadrement des partis et des syndicats.

8. Selon l’expression d’Abderrahim Bouabid, à l’occasion du 2e Conseil national de la jeunesse de l’USFP, le 25 mars 1983.

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À l’heure des ajustements structurels, les actions collectives, violentes, éruptives et brèves, assimilées à des « émeutes 9 », sont fréquentes au Maghreb et au Proche-Orient (Le Saout et Rollinde, 1999). Comme en 1952 et en 1965, celles qui agitent le royaume ne sont stoppées qu’au prix d’une répression massive et indiscriminée. Les lectures auxquelles elles donnent lieu oscillent entre deux thèses classiques. D’après la première, ces mobilisations sont le propre de groupes faiblement organisés qui ne disposent pas de relais stables pour acheminer leurs doléances et se faire entendre (Oberschall, 1973). Dans une perspective voisine, des travaux associent de tels épisodes aux transformations urbaines accélérées, à leurs effets en termes de dérégulation du tissu social, tout en incriminant les politiques d’austérité (Walton et Seddon, 1994). D’autres y décèlent un « échec des systèmes de médiation, de contrôle ou de redistribution économique » (Vairel, 2014, p. 70). Selon une deuxième approche, ces actions ne sont pas inorganisées mais structurées. Elles revêtent des « formes instituées reconnues », qui laissent entrevoir une « économie morale de la foule » (Thompson, 1971). La révolte serait impulsée par la perception d’une rupture d’un pacte implicite entre ceux qui se rebellent et ceux qui les gouvernent. Elle viserait principalement à restaurer un ordre préexistant. Cette conception se retrouve partiellement dans l’analyse de l’économiste D. Ben Ali (1991, p. 66) :

« Le système politique au Maroc […] fonctionne à l’émeute. Celle-ci apparaît comme un appel aux autorités pour qu’elles accomplissent leur devoir, c’est-à-dire pour qu’elles assurent, par exemple, l’approvisionnement du marché à un prix déterminé par la loi (nécessité de la réglementation) et non par le jeu de l’offre et de la demande. »

Dans ce qui suit, il s’agit d’appréhender ces événements protestataires avant tout comme des analyseurs de l’articulation entre différents registres d’action politique. Dès lors, l’adoption d’une perspective configurationnelle permet de prêter attention aux processus à l’œuvre, de prendre en compte les protago-nistes en présence, les appropriations diverses dont ces épisodes font l’objet, et la manière dont se combinent plusieurs types de performances 10.

De la grève à « l’émeute »

Dès l’indépendance, nous l’avons vu, les dirigeants de l’Istiqlal aspirent à construire un parti-nation adossé à des organisations syndicales et associatives à même d’encadrer et de mobiliser de larges pans de la société. Par la suite, les enjeux syndicaux interviennent à différents niveaux dans la scission de l’Istiqlal en 1959, puis dans les tensions internes qui provoquent celle de l’UNFP. À chaque fois que l’un de ces partis perd sa base syndicale, il s’efforce de constituer une

9. Pour rappel, Ch. Tilly (2003, p. 19) refuse d’utiliser ce terme dans sa typologie des actions collectives violentes, en raison de sa normativité et parce qu’il est employé pour disqualifier des acteurs qui, par ailleurs, assimilent leurs performances à des manifestations, à des protestations, à des résistances ou à des ripostes.

10. Une démarche voisine est adoptée par J. Siméant (2014).

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nouvelle centrale. En 1960, l’Istiqlal crée l’Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM) et, après son « exclusion » de l’UMT, Omar Benjelloun se lance dans l’organisation de syndicats autonomes (encadré 7). En 1978, soit trois ans après la création de l’USFP, la Confédération démocratique du travail (CDT) voit officiellement le jour. Les dirigeants de l’USFP ont retenu les leçons du passé : la « collégialité anarchique » de l’UNFP de 1959 laisse désormais place au « centralisme démocratique », incarné par Abderrahim Bouabid. S’il ne s’agit plus de construire un parti révolutionnaire, l’« interpénétration de la lutte politique et de la lutte syndicale », préconisée au début des années 1960 par Mehdi Ben Barka et par Omar Benjelloun, est plus que jamais à l’ordre du jour et le rôle dirigeant du parti semble incontesté. En avril 1979, la CDT lance sa première grève dans les secteurs de l’enseignement et de la santé. Une grande vague de répression et de licenciements s’abat sur les grévistes et alimente des grèves succes-sives. Plus globalement, 1 million de jours de grève sont comptabilisés en 1980 et 5,2 millions en 1983 (Normlex, 1980 ; Rachik A., 2016). Tout au long de cette séquence, l’appel à la grève générale traduit l’engagement de l’opposition légale dans un bras de fer avec la monarchie.

Le 28 mai 1981, en réponse aux injonctions du FMI, le gouvernement annonce l’augmentation des prix des produits de première nécessité. Dès le 2 juin, la CDT appelle à une mobilisation générale (Clément, 1992). Des protestations se produisent dans l’Oriental. Les autorités réagissent en décidant la réduction des hausses prévues, mais la CDT exige leur annulation totale et appelle à une grève générale nationale le 20 juin. Pour sa part, le bureau local de l’UMT à Casablanca appelle à une grève générale le 18 juin. Dès le 19 au soir, des troubles éclatent dans le quartier de Hay Mohammedi à Casablanca. Le 20 juin, le mouvement de grève s’étend dans la capitale économique et les protes-tations s’amplifient au fil des altercations avec les agents de l’appareil coercitif. En milieu de journée, près de 3 000 personnes en provenance de bidonvilles se dirigent vers l’autoroute et dressent des barricades, d’autres s’acheminent vers les quartiers résidentiels. En ville, des commerces, des banques, des usines, des établissements publics, des voitures et des autobus sont dégradés. Les chars de l’armée sont déployés et des hélicoptères quadrillent la ville. La répression est sanglante et les morts sont secrètement enterrés dans des fosses communes. Le bilan est difficile à établir : 66 décès pour les autorités, un millier selon d’autres sources (Clément, 1992), mais, 24 ans plus tard, l’Instance équité et réconcilia-tion (IER) ne parvient à déterminer que 114 cas de décès. Par ailleurs, les autori-tés procèdent à près de 8 000 arrestations, dont une centaine de membres de l’USFP et de la CDT, et à l’interdiction des deux quotidiens du parti de gauche.

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Le tournant des années 1990

Les événements du 14 décembre 1990 ne constituent pas une simple réplique de l’épisode de 1981, et encore moins de celui de 1984.

D’une part, ils se déroulent dans un environnement national transformé par les protestations précédentes. En effet, après chaque épisode, le pouvoir réajuste ses appareils coercitif et administratif, et met en œuvre des politiques publiques en vue d’étendre son contrôle sur les espaces urbains. Quant à l’opposition légale de gauche, accusée en 1981 d’avoir provoqué les émeutes, elle a répliqué en dénon-çant la responsabilité du régime dans les bains de sang et en prenant la défense des victimes de la répression. Mais, tout en essayant de capitaliser sur les événements répressifs, elle s’est efforcée de retenir les leçons des échanges de coup précédents.

D’autre part, les événements de décembre 1990 sont indissociables des percep-tions des opposants marocains de ce qui se joue à l’échelle transnationale et régio-

Encadré 11 Les événements de janvier 1984

Les événements de janvier 1984 se produisent en l’absence de l’impulsion ou de l’appui d’un parti ou d’un syndicat (Lust-Okar, 2004). Bien davantage, à cette époque, Abderrahim Bouabid, le premier secrétaire de l’USFP, est ministre d’État sans portefeuille et son parti se prépare aux élections. Il s’abstiendra de réagir, y compris lors de l’arrestation de militants de son parti dans le sillage de ces mobilisations.

À la suite de l’annonce de mesures portant atteinte à la gratuité de l’enseignement public, des collégiens et des lycéens organisent des grèves et des manifestations dans les enceintes des établissements scolaires d’une cinquantaine de villes (Clément, 1992 ; Paul, 1984). La situation s’aggrave dans les villes du Nord, tout particulièrement à Nador, à Al Hoceïma et à Tétouan. Le 19 janvier, à la suite de la prise d’assaut de collèges de Nador par les forces de police, les élèves sortent dans la rue. Ils sont vite rejoints par des ouvriers, des employés du secteur informel et des sans-emploi. Des troubles éclatent et des manifestants se livrent à des actes de vandalisme. Les policiers sont en sous-effectif dans le Nord, l’essentiel des forces étant concentré à Casablanca où se tient le sommet de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). De nouveau, l’évaluation du nombre de morts varie entre 16 pour les autorités, 200 selon d’autres sources, et 52 établi par l’Instance équité et réconciliation (2009). D’après les investi-gations de l’IER, les interventions de l’appareil coercitif étaient variables selon les lieux, et c’est dans les villes du Nord que des agents des forces d’intervention ont recouru à des armes à feu, non seulement dans des mouvements de panique, mais également à l’encontre d’enfants, de simples passants, ou même pendant des funérailles. Comme en 1981, la plupart des victimes sont inhumées en secret. De plus, les autorités procèdent à 14 000 arrestations, dont 1 800 maintenues. Dans son discours télévisé du 22 janvier 1984, le roi qualifie les manifestants d’« awbach » (racaille) et évoque les événements de 1959 : « Vous avez connu le prince héritier, je ne vous conseille pas de faire connais-sance avec Hassan II. » Dix-huit ans après son décès, les protestataires du Hirak (littéra-lement « le mouvement ») du Rif, souvent trop jeunes pour avoir connu cette époque, continuent à se référer à ce discours et à l’histoire rebelle de la région.

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nale. Si le régime bénéficiait d’un contexte stabilisateur en relation avec le conflit du Sahara occidental dans un monde bipolaire, ces conditions semblent s’épuiser à la fin des années 1980. En effet, la question du Sahara tend à être marginalisée par le rétablissement en 1988 des relations diplomatiques entre le Maroc et l’Algérie, rompues en 1976, et par la création en 1989 de l’Union du Maghreb arabe (UMA).

En outre, depuis la chute du mur de Berlin, la question des droits humains s’érige en problématique légitime. Les conceptions immobilistes qui prédominent dans les chancelleries occidentales et les croyances selon lesquelles une partie du monde serait immature pour la démocratie sont ponctuellement ébranlées. En juin 1990, le sommet franco-africain de La Baule est perçu comme un revire-ment de la diplomatie française : le président François Mitterrand annonce que l’aide de son pays sera dorénavant conditionnée par l’impératif de la démocratie.

Dès la fin des années 1980, le royaume apparaît soudain comme le « mauvais élève » du Maghreb. Les activités semi-officielles de Madame Danièle Mitterrand, présidente du comité France libertés, et le lancement spectaculaire en octobre 1990 du livre intitulé Notre ami le roi cristallisent l’envenimement des relations franco-marocaines. Dans cet essai publié chez Gallimard, Gilles Perrault viole tous les tabous du monarque. Il brosse un tableau noir de Hassan II, de ses pratiques répressives, de son gouvernement par la peur et, surtout, ne manque pas de dénoncer la « collaboration » de la classe politique française. La colère du roi se manifeste notamment par l’annulation des deux cents manifestations artis-tiques prévues en France, d’octobre 1990 à juin 1991, pour « L’année du Maroc ».

Diffusé clandestinement et parfois par télécopie, Notre ami le roi suscite un profond impact dans les milieux militants marocains. Nombreux sont ceux qui perçoivent, dans sa parution, le signe du « lâchage » du roi par la France. Dans un post public sur Facebook, Fouad Abdelmoumni revient sur cet événement. Né en 1958 à Berkane, cet ancien sympathisant du Mouvement marxiste-léniniste marocain endure la détention et la torture dès son plus jeune âge. Incarcéré une première fois de 1977 à 1980, il subit également une disparition forcée pendant deux ans environ (1983-1984). À la fin des années 1980, cet économiste de forma-tion, qui sera l’un des pionniers du micro-crédit au Maroc, est engagé dans l’Asso-ciation marocaine des droits humains (AMDH) 11, dont il sera le vice-président en 2001. D’après lui, Notre ami le roi joue un rôle de « catalyseur » et de « manifeste » :

« Pour les victimes et les militants, c’était une bouffée d’oxygène. Enfin un livre à grande audience qui permettait de mettre à nu les violations graves et massives des droits humains, et qui permettait d’espérer que le régime marocain et les “amis du Roi” ne bénéficient plus de l’Omerta de par le monde. […] [Sa publication] a donné du crédit et de la portée à leurs allégations de toujours. Elle leur a mis du baume au cœur et le courage de s’exprimer plus ouvertement. […]

11. Elle est créée en 1979 dans le giron de l’USFP. Après une phase de mise en veille, elle connaît un renouveau dès la fin des années 1980 avec l’affluence de militants de la gauche radicale et de l’extrême gauche, et la dynamique lancée par la création laborieuse de l’Organisation marocaine des droits de l’homme (OMDH) en décembre 1988, par des (ex-)militants de l’USFP, du PPS, de l’OADP, du RNI, et par des indépendants.

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Pour le régime, c’était un camouflet extrêmement sévère […]. Confusément, on sentait que “quelque chose” était en train de changer 12. »

Par ailleurs, dès 1988, la sphère politique algérienne est observée avec atten-tion par les différents protagonistes marocains. Dans la presse d’opposition, chaque fait nouveau donne lieu à des éditoriaux, établissant un parallèle entre les situations algérienne et marocaine. La victoire du Front islamique du salut (FIS) aux municipales de juin 1990 est acclamée par Al-Ittihad al-ichtiraki (litté-ralement « L’union socialiste »), quotidien en langue arabe de l’USFP, et par L’Opinion, quotidien en langue française de l’Istiqlal, comme un triomphe de la démocratie : « L’Algérie n’a basculé nulle part, sinon dans la démocratie 13. » L’événement est fêté comme une « victoire du peuple algérien, du peuple maghré-bin et du peuple arabe 14 ». Cet état d’esprit dure jusqu’au premier tour des légis-latives algériennes de décembre 1991. À cette occasion, l’éditorialiste d’Al-Ittihad commente la visite à Alger d’une délégation marocaine du ministère de l’Inté-rieur chargée d’observer le déroulement du scrutin. Il se demande si l’intention des envoyés marocains est de faire bénéficier le gouvernement algérien de leur expérience en matière de trucage ou s’ils se sont déplacés pour s’initier à l’organi-sation d’élections intègres. D’abord pessimiste, il s’aventure à finir sur une note joyeuse : « Le trucage n’est plus admis dans le monde d’aujourd’hui 15. » C’est dans ce contexte général que l’opposition parlementaire exerce une pression sur le régime marocain.

La grève générale du 14 décembre 1990

À partir de 1990, l’USFP, l’Istiqlal, le PPS et l’OADP tentent d’unifier leurs positions et d’organiser des actions communes. En mai 1990, ils déposent une motion de censure contre le gouvernement, revendiquant une réforme constitu-tionnelle et la soumission du gouvernement au contrôle du Parlement. Un mois plus tôt, le 19 avril, la CDT et l’UGTM annoncent leur intention d’appeler à une grève générale, qui finit par être organisée le 14 décembre faute d’un accord avec le gouvernement. Dans le sillage de cet appel, des troubles éclatent à Fès, Tanger, Meknès, Kénitra, Beni Mellal, Souk Sebt, Sidi Kacem et Rabat. Des destructions de grande ampleur se produisent à Fès. De nouveau, l’intervention de l’appareil coercitif provoque des décès dont le nombre exact reste difficile à préciser.

À cette occasion, l’articulation entre politique instituée et action protestataire transparaît clairement. L’appel à la grève générale s’inscrit dans le prolongement des tentatives des partis d’opposition de renégocier leur place sur l’échiquier politique, dans un contexte régional et international qu’ils perçoivent comme

12. Fouad Abdelmoumni, 2017, « Notre histoire avec le livre : “Notre ami le roi” », 10 juillet. Disponible sur : [https://www.facebook.com/fouad.abdelmoumni/posts/10155524361844140], consulté le 26 décembre 2020.

13. L’Opinion, 14 juin 1990.14. Al-Ittihad al-ichtiraki, 15 juin 1990.15. Al-Ittihad al-ichtiraki, 30 décembre 1991.

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propices. Il obéit à des logiques politiques, syndicales, organisationnelles. À l’ins-tar des protestations urbaines précédentes, l’événement revêt une dimension nationale, tout en faisant l’objet d’appropriations localisées, tant au niveau des protestataires que des agents de l’administration et de l’appareil coercitif, comme cela ressort de notre enquête sur les événements du 14 décembre à Fès (Bennani-Chraïbi, 1994).

En effet, les participants adoptent des modes d’action en affinité avec leurs propriétés, leurs perceptions de la grève, leurs socialisations antérieures et leur éventuelle inscription dans une histoire protestataire particulière. Pour les ouvriers, les salariés affiliés à un syndicat, faire grève consiste à exercer une pression sur les responsables de l’entreprise et sur les autorités en vue d’obtenir la satisfaction de leurs revendications, en s’abstenant de travailler pendant une durée déterminée et à une date fixée publiquement. Pour les étudiants membres d’une organisation politique ou estudiantine, un jour de grève est un moment d’interruption des cours. Au regard des organisateurs, la réussite de l’action se mesure à l’aune du nombre de travailleurs, y compris indépendants, et d’étu-diants qui se rallient au mot d’ordre, mais également du « bon » déroulement de la journée. En 1990, ils sont soucieux de mener une « grève civilisée », à savoir une action sans débordements, ni affrontements, ni destruction de biens publics ou privés ; l’un des enjeux est de démontrer leur capacité à gérer une grève et la constitution d’un savoir-faire depuis les événements de 1981. De manière préventive, les syndicats organisent des réunions préparatoires et recommandent aux travailleurs de ne pas quitter leur domicile le 14 décembre. Des militants syndicaux sont chargés d’effectuer des tournées dans plusieurs quartiers de leurs villes et de veiller à ce que les ouvriers grévistes ne se rendent pas sur leur lieu de travail. Le même état d’esprit est partagé par les comités provisoires estudiantins, qui ont pris le relais de l’UNEM depuis sa suspension en 1973 ; aucune manifes-tation ne doit prolonger la grève générale et toute présence dans les campus doit être évitée. Mais, pour des sans-emploi et des personnes qui vivent du secteur informel, la grève générale est associée à l’occupation de l’espace public, voire à un moment privilégié pour prendre sa revanche et en « découdre » avec les repré-sentants du pouvoir central.

Ces différences de perceptions se matérialisent au niveau des attitudes et des modes d’action privilégiés par les uns et les autres pendant la journée du 14 décembre. Cependant, l’examen des formes de participation adoptées à Fès par les étudiants et les habitants de quartiers périphériques montre aussi des glissements lors de confrontations directes avec les agents de l’appareil coercitif.

En 1990, Fès est l’une des villes estudiantines et industrielles les plus impor-tantes du Maroc. Depuis le mois d’avril, les échos de la grève générale se diffusent dans plusieurs quartiers par l’intermédiaire d’ouvriers syndiqués. Le 14 au matin, les uns et les autres sont à l’affût. Des attroupements se forment à la moindre rumeur ou à l’approche des agents de l’appareil coercitif. Selon plusieurs témoi-gnages, le fait que des policiers ou des gendarmes aient tiré sur la foule a consti-tué l’un des principaux déclencheurs. Plus tard, des syndicalistes accuseront le

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gouverneur de la ville d’avoir sciemment provoqué les troubles en chargeant des agents des Forces auxiliaires de réquisitionner les autobus de la Régie des trans-ports en commun et en décrétant la gratuité des transports ce jour-là.

Si quelques petits groupes circulent d’un point de la ville à un autre, et si les échos des violences commises dans un lieu contribuent à enclencher des mouve-ments ailleurs, dans l’ensemble, les actions se produisent presque simultanément ici et là selon des logiques voisines. Les rassemblements se transforment en marches attrape-tout qui se prolongent à travers deux formes d’interactions : l’affrontement avec les forces de l’ordre, qui règle les mouvements de regroupement et de disper-sion ; la casse et le pillage, suivis ou accompagnés de batailles rangées avec les repré-sentants du pouvoir central. Les cibles des attaques et des destructions sont de trois types : des lieux et des biens publics (commissariats de police, administrations, bureaux de poste, jardins publics, autobus, écoles, etc.) ; des hôtels de luxe, des banques, des boutiques, des cafés ; des usines. Souvent sélectives, les dégradations touchent essentiellement les « briseurs de grève ». Dans certains cas, le but initial est de se ravitailler en « armes » (objets en fer pointus et longs).

A priori, le campus de Fès était supposé rester en retrait pendant la journée du 14 décembre. Dans un communiqué du 13 décembre, le comité provisoire des étudiants déclare sa solidarité avec les syndicats, appelle à l’interruption des cours le 14 et invite les étudiants à rentrer chez eux. À cette époque, l’université compte près de 35 000 étudiants originaires de la ville et des régions environnantes, et se distingue par la vitalité de son syndicalisme estudiantin. À l’inverse d’autres campus, l’offre militante reflète l’éventail de toutes les composantes en concur-rence au Maroc au début des années 1990 : celles qui représentent les partis de la gauche parlementaire, ainsi que différentes tendances d’inspiration marxiste ou islamiste. Mais, en dépit des instructions du comité provisoire, des étudiants prennent part à des actions selon un mode tantôt proactif, tantôt réactif.

Tandis que le campus reste calme toute la matinée, à 10 h 15, près de 500 étudiants initient une marche vers le centre-ville et scandent des slogans avant d’être dispersés sans incidents graves. À 14 h, en provenance du quartier limitrophe de l’université, où résident des étudiants, des militaires et des bidon-villois, une cinquantaine de personnes, dont quelques étudiants, se dirigent vers le campus en scandant : « La grève est là, où est l’étudiant ? » (al-idrab ha huwa, at-talib fin huwa ?). Ce slogan met en relief une absence jugée injustifiée et fait écho à la fonction d’avant-garde protestataire assignée aux étudiants. La présence imposante des forces de l’ordre autour du campus trahit des représentations du même ordre chez les autorités. Les premiers échos des affrontements ne tardent pas à se répandre : des étudiants apprennent la mort de manifestants dans la vieille médina et observent des chars quitter la caserne voisine. En outre, à l’heure du déjeuner, le mécontentement gronde parmi les résidents de la cité universi-taire, qui ne sont pas rentrés chez eux : les gestionnaires du restaurant universi-taire n’ont pas anticipé leur nombre et la nourriture disponible ne couvre que le cinquième des besoins. Soucieux de faire respecter les règles tacites de l’acti-visme estudiantin consistant à circonscrire les actions à l’intérieur des enceintes

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universitaires, les militants présents ce jour-là s’efforcent en vain d’empêcher leurs camarades de quitter le campus.

Près de 4 000 étudiants auraient répondu à l’injonction externe. Immédiate-ment, ils se trouvent face aux forces d’intervention rapide, aux forces auxiliaires et aux militaires qui tentent de les disperser en usant de matraques et de bombes lacrymogènes. Une partie des étudiants circule de quartier en quartier, ralliant ici et là de nouveaux participants. Une autre partie se réfugie dans le campus, en étant poursuivie par les agents de l’appareil coercitif jusqu’à l’intérieur de la cité universitaire. Alors que les militants estudiantins ont essayé, au début de l’après-midi, de dissuader leurs camarades de sortir du campus, face à cette intrusion, ils leur enjoignent de défendre « le caractère inviolable de l’université » (hurmat al-jami‘a). Les forces de l’ordre, surnommées « forces du désordre » ou de « l’insécurité », procèdent à des arrestations, commettent des vols et des agres-sions, voire des viols. La rumeur d’une atteinte à « l’honneur des filles » relance le mouvement : un étudiant rameute des habitants du quartier voisin et une

Encadré 12 L’inscription de la question des diplômés chômeurs sur l’agenda public

Dans son discours du 2 janvier 1991, Hassan II érige l’emploi des jeunes diplô-més en priorité nationale après la question du Sahara. Créé par le dahir du 20 février 1991, le Conseil national pour la jeunesse et l’avenir (CNJA) est chargé de recenser les diplômés sans emploi, d’enquêter auprès des employeurs et de réaliser un programme d’urgence d’insertion des diplômés chômeurs. Présidé par le roi, il rassemble des représentants de tous les partis politiques et les syndicats. Acte symbolique, le secré-tariat général est confié à un économiste de l’USFP, Habib Malki. À ce propos, deux aspects méritent d’être soulignés. Après la création du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) en avril 1990, le CNJA donne à voir la mise en place d’une formule destinée à désamorcer les crises à travers la constitution de commissions spécialisées, à prétention pluraliste et technique, mais sans aucun pouvoir décision-nel ; une modalité qui tendra à se routiniser dans les années 2000 (Allal et Kohstall, 2010). Sur un autre plan, la reconnaissance du problème au plus haut niveau de l’État et le déploiement d’un dispositif d’action publique favorisent l’éclosion d’un modèle protestataire. Pendant l’été 1991, fait inédit, des protestations de ceux qui se présentent désormais comme des « jeunes diplômés au chômage » se produisent dans 77 villes marocaines. Elles ont trois caractéristiques communes. Elles se focalisent sur une question spécifique, celle de l’emploi des jeunes diplômés. Elles mobilisent par-delà les clivages idéologiques qui structurent l’activisme estudiantin (débouchant parfois sur des affrontements sanglants comme ceux qui se produisent dans les campus de Fès et d’Oujda durant l’automne 1991). Les revendications se réfèrent directement aux directives royales. En octobre 1991, se tient le congrès national constitutif de l’Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc (ANDCM) au siège de la CDT à Casablanca, en présence de 160 délégués représentant 77 comités provinciaux (Bennani-Chraïbi, 1994). À cette époque, rien ne laisse présager que ce mouvement deviendra une hydre à cent têtes (Emperador Badimon, 2020).

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marche de près de 10 000 personnes s’achemine vers le campus. Les militants n’en laissent entrer que quelques centaines pour éviter d’autres débordements. Après de nouveaux affrontements, les agents de l’appareil coercitif sont évincés du campus. En définitive, la participation des étudiants en tant que groupe a été essentiellement impulsée par des éléments extérieurs au campus. Par la suite, ce sont les interactions avec les agents de l’appareil coercitif qui ont modulé le déroulement des événements. Le rôle des militants estudiantins a davantage consisté à contenir les étudiants, puis à les exhorter à défendre l’université, qu’à les inciter à s’engager dans une manifestation de rue.

Dans l’ensemble, les modalités d’intervention de l’appareil coercitif pèsent fortement sur le déroulement des interactions. Comme en 1965, en 1981 et en 1984, elles laissent entrevoir, du moins dans les villes qui ont connu une forte répression, des forces auxiliaires et des forces d’intervention rapide dépassées et mal équipées 16, à tel point que l’armée est systématiquement appelée à la rescousse pour mettre fin aux protestations et empêcher leur extension. Encore une fois, les événements ont des prolongements judiciaires et en matière d’action publique : à titre d’exemple, l’inscription de la question des diplômés chômeurs sur l’agenda public (encadré 12), une initiative qui fera date. Toutefois, l’épisode du 14 décembre 1990 ponctue un processus de mutations tant au niveau de la dynamique protestataire que de celui de la politique instituée, et ce d’autant plus qu’une nouvelle vague de mobilisations se développe en janvier et en février 1991.

Les mobilisations de 1991 : une inflexion au croisement du national, du régional et du transnational

En réaction à l’annexion du Koweït par l’Irak en août 1990, les États-Unis prennent la tête d’une coalition armée sous l’égide de l’ONU et déclenchent, le 17 janvier 1991, l’opération aérienne « Tempête du désert », suivie le 24 février d’une offensive terrestre. Le 28 février, Saddam Hussein accepte un cessez-le-feu. La guerre du Golfe suscite des protestations dans plusieurs pays de la région. Au Maroc, une mobilisation nationale exceptionnelle se produit pendant deux mois (Bennani-Chraïbi, 1994).

Dès le début de la crise, Hassan II, fidèle allié des monarchies du Golfe, condamne avec fermeté le coup de force de Saddam Hussein tout en offrant ses bons offices pour le règlement de la crise. Le 9 août, un bataillon de 1 200 soldats marocains arrive en Arabie saoudite, alors que 5 000 hommes stationnaient déjà à Abou Dhabi dans le cadre d’un accord de coopération militaire datant de 1986. Dans son discours du 15 janvier 1991, le roi proclame son attachement à la « légitimité internationale ». Il menace d’instaurer l’état de siège à la moindre tentative de profiter de la situation dans le Golfe pour porter atteinte à l’ordre public, et de traduire les « semeurs de trouble » devant les tribunaux militaires où ils seraient traités en tant que « voleurs » et « pillards ».

16. Voir les conclusions de la commission d’enquête parlementaire constituée le 28 décembre 1990.

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À l’exception du PPS, qui affirme son attachement à la légitimité interna-tionale, tous les partis d’opposition condamnent la position du pouvoir dans le conflit du Golfe, réclament le rapatriement des soldats marocains, dénoncent l’ingérence et les « convoitises » occidentales, et se rangent derrière l’Irak, érigé en réparateur des torts causés par la colonisation, le sionisme et l’impérialisme. Pendant les mois de janvier et de février, des mouvements de protestation gagnent l’ensemble du Maroc. De manière inédite, ils se prolongent dans la durée tout en s’étendant dans l’espace géographique, donnant à voir une pluralité de foyers, différents modes d’action, mais aussi davantage de retenue de la part des agents de l’appareil coercitif. À côté de marches ou de grèves organisées à l’échelle natio-nale, voire autorisées, diverses actions sont menées.

Les associations et les ordres professionnels multiplient les communiqués, les pétitions, les lettres aux ambassades, et organisent des manifestations dans des lieux clos. Des oulémas, un corps pourtant très quadrillé par le pouvoir central, signent une pétition dénonçant l’interventionnisme de l’État dans les prêches du vendredi. Les universités, les lycées et les collèges observent une effervescence continue. Tandis que les actions estudiantines se distinguent par leur coordina-tion et leur encadrement, et tendent à ne pas déborder au-delà du campus, les lycéens constituent dans plusieurs villes le fer-de-lance de la mobilisation d’autres catégories de la population. En outre, les souks et les mosquées servent souvent de point de départ aux rassemblements et aux marches dans l’espace public. Pour tenter d’enrayer le mouvement, les autorités contactent les parents d’élèves, annulent les rencontres sportives et les souks hebdomadaires dans plusieurs lieux. Quant aux agents de l’appareil coercitif, ils encerclent les sites considérés comme stratégiques ou problématiques. Ils ont reçu pour instructions fermes de privilé-gier l’observation, d’intervenir pour entraver l’extension des mobilisations et de procéder à des arrestations tout en évitant de faire couler le sang. De nombreux cas de torture n’en sont pas moins rapportés par la presse d’opposition.

Tout au long de cette période, les protestataires perçoivent la vulnérabilité du régime. Les rumeurs concernant les mutineries et les exécutions de militaires refusant le combat se multiplient. Radio France Internationale rapporte, puis dément la nouvelle selon laquelle plusieurs centaines de soldats marocains auraient déserté l’armée, en empruntant la frontière algérienne, pour rejoindre les troupes de Saddam Hussein. D’après d’autres témoignages, les autorités algériennes auraient remis les déserteurs à leurs homologues marocains, qui auraient procédé à des exécutions.

Sur un autre plan, l’analyse des slogans et des anecdotes recueillis au cours de ces événements protestataires permet de distinguer trois types d’énoncés : une expression de solidarité avec l’Irak, une désignation de l’ennemi (les « sionistes », les « impérialistes » et leurs « valets » parmi les régimes arabes) et un déplacement du conflit sur la scène intérieure 17. Le discrédit du régime semble total. Le tabou

17. Des slogans ont été directement recueillis dans les campus de Casablanca et durant la journée du 28 janvier à Tanger. D’autres, scandés par les étudiants à Fès, par les lycéens à Sefrou ou par les organisations islamistes pendant la journée du 3 février, nous ont été rapportés par des informateurs. En outre, le quotidien

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du roi est transgressé. Les blagues circulant après les tentatives de coups d’État sont réappropriées et remises au goût du jour. Le monarque est associé à un âne, rôle jusqu’ici réservé à ses protégés, aux ministres ou à des parlementaires. Bien davantage, face au héros du moment, sa virilité est remise en cause : « En Irak se trouve Saddam Hussein, au Maroc, Fatna Bent Lhoucine. » Dans ce slogan, l’assimilation de Hassan II à la célèbre chanteuse populaire tend à reléguer le monarque non seulement à l’univers des femmes, mais également à la sphère de la frivolité, de la légèreté, voire de la débauche.

Les préoccupations à caractère local ou national sont loin d’être reléguées en arrière-plan. Dans les slogans où il est question du Maroc, elles prennent le dessus sur la dénonciation de la position du régime dans la guerre du Golfe. De nombreuses références sont faites au chômage des jeunes, aux détenus islamistes ou aux victimes de la répression des événements de décembre 1990. Les reven-dications estudiantines se mêlent à celles réclamant une constitution basée sur le Coran. Une étudiante casablancaise – qui un an plus tôt baissait la voix dans une pièce fermée, chez elle, lorsqu’il s’agissait de parler de « politique » – s’aven-ture désormais à exprimer son souhait de voir les manifestations aboutir à un renversement du régime :

« On réglera tous les comptes. Nos manifestations, c’est ça : nous appuyons une cause dérisoire et nous nous lançons… Pas dérisoire. L’Irak, ce n’est pas dérisoire. Qu’on se lève, qu’on aille saccager nous aussi le consulat américain, le consulat britannique et qu’on en profite pour en finir avec Bouqal 18, avec le système. »

Depuis le début du conflit, les syndicats et les partis d’opposition expri-ment leur volonté d’organiser une marche de soutien à l’Irak. Mais les autorités exigent d’eux la signature d’un procès-verbal engageant leur responsabilité en cas de troubles. Au même moment, l’UMT, accusée par les autres syndicats d’être proche du pouvoir, lance un appel à la grève générale fixé au 28 janvier 1991. Cette fois-ci, l’événement est non seulement toléré par les autorités, mais annoncé par la chaîne de télévision publique. La CDT et l’UGTM, soutenus par les autres syndicats sectoriels et par les partis d’opposition (à l’exception du PPS qui affirme son attachement à la légitimité internationale), se réapproprient le mot d’ordre tout en appelant au jeûne durant cette journée et à la lecture de la Fatiha 19 à 10 h du matin. Comme jamais auparavant, ils multiplient les réunions préparatoires pour éviter la répétition du scénario du 14 décembre. Les autorités donnent à nouveau pour instructions aux forces de l’ordre d’éviter les dérapages. Ici et là, des troubles ne manquent pas de se produire, comme à Tanger, mais les protagonistes en présence semblent être rodés par l’expérience du 14 décembre.

Al-Ittihad a rendu compte quotidiennement des mouvements qui se sont produits dans différents sites, transcrivant souvent les slogans qui ont été scandés (Bennani-Chraïbi, 1994).

18. Sobriquet qu’elle donne au roi Hassan II et qui se réfère habituellement à la forme d’une tête.19. Sourate liminaire du Coran récitée lors de cérémonies comme les mariages ou dans d’autres circonstances

importantes, elle était déjà récitée lors des protestations contre le Dahir berbère (chapitre 1).

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Le 30 janvier, le Comité national marocain de solidarité avec le peuple irakien voit le jour dans le cadre d’une assemblée constitutive au siège du Parti de l’Isti-qlal à Rabat. Il rassemble les partis d’opposition (Istiqlal, USFP, UNFP, PPS, OADP) et les syndicats (CDT, UGTM, UMT, le Syndicat national de l’ensei-gnement supérieur [SnéSup]). Le dimanche 3 février, une manifestation a lieu à Rabat. C’est l’une des plus impressionnantes qui se produit dans la région. Selon les organisateurs, elle aurait rassemblé entre 700 000 et un million de personnes provenant de différentes villes.

Cette action est inédite à plusieurs titres. À l’exception des marches du 1er mai, c’est la première manifestation autorisée depuis les années 1960 ; même le trajet du cortège est accepté par les autorités. Alors même que la segmentation et la polarisation idéologique des challengers tendent à entraver la formation de larges coalitions (Parsa, 2000), elle met en scène la coalition des acteurs qui se sont concertés – notamment dans le cadre du comité de solidarité nouvellement créé –, et ce bien au-delà d’une coalescence rassemblant des acteurs qui ont accès à la politique instituée et d’autres qui en sont exclus (cahier couleur, figure 5). En effet, les organisations islamistes se saisissent de cette opportunité pour démon-trer publiquement leur capacité de mobilisation : leurs membres et sympathisants auraient représenté 40 à 70 % des manifestants (Tozy, 1999, p. 80). En outre, l’action laisse transparaître des apprentissages aussi bien du côté des protestataires que des autorités. Commencée à 10 h 30, elle se disperse dans l’ordre à 15 h 30. Les différents groupes manifestent avec leurs propres banderoles, les uns derrière les autres, chacun avec son service d’ordre. Aucun dérapage ne se produit et les organisateurs expriment leur fierté d’être parvenus à réaliser une manifestation « civilisée ».

Bien davantage, les événements de décembre 1990, suivis par les mobilisa-tions de janvier et de février 1991, constituent une inflexion importante. Ces mobilisations, qui surgissent à la jonction de temporalités politiques aussi bien nationales, régionales que transnationales, sont le point de départ d’une renégo-ciation des règles du jeu politique. À partir de là, les partis de l’opposition légale modéreront leur recours à la voix disruptive de la rue. Désormais, la voie négociée « des institutions » leur semble plus opportune. Ils la privilégieront d’autant plus qu’ils craignent d’être débordés par des challengers, les organisations islamistes, qui auraient plus à gagner d’une déstabilisation du régime (Lust-Okar, 2004).

Processus d’inclusion et d’exclusion des islamistes marocains (1978-1998)

Dès la fin des années 1990, des travaux s’interrogent sur les circonstances qui favorisent l’inclusion des organisations islamistes dans la politique instituée 20. Les facteurs examinés sont externes (l’environnement politique), internes (calculs stratégiques, leadership, apprentissages) et relationnels (interactions avec la base

20. Voir par exemple J. Schwedler (2011) pour un état de la question et E. Wegner (2011) sur le Maroc.

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et avec les autres composantes de la société et de la sphère politique). Dans le prolongement de ces recherches, comment interpréter les cheminements des deux principales composantes de l’islamisme marocain pendant les années 1980 et 1990 ? Tandis qu’Al Adl wal ihsane (Justice et bienfaisance – AWI) demeure (auto-)exclue de la politique instituée, le courant qui donne naissance au Mouvement unicité et réforme (MUR) s’engage rapidement dans un processus volontariste d’inclusion. Selon nos hypothèses, ces divergences s’expliquent non seulement par les conditions d’émergence, le type de leadership et les apprentis-sages politiques, mais aussi par la forme et le timing de la répression qui affecte les capitaux accumulés, et ce faisant les options privilégiées.

Al Adl wal ihsane : la persévérance dans l’(auto-)exclusion

La genèse d’Al Adl wal ihsane (AWI) et ses développements sont intrinsè-quement liés au parcours de son fondateur et guide (Belal, 2011 ; Tozy, 1999 ; Zeghal, 2005). Dès sa libération en 1978, Abdessalam Yassine aspire à unifier les rangs de l’islamisme marocain et à construire une organisation où l’éducation mystique se combine avec le militantisme politico-religieux. Après la création d’une première revue en 1979, il annonce celle d’un « mouvement islamiste », dénommé usrat al-jama‘a (La famille de la jama‘a). En 1983, le groupe obtient un statut légal en tant qu’association de bienfaisance et, en 1987, il prend le nom de jama‘at al ‘adl wal ihsane (Justice et bienfaisance/spiritualité). À cette occasion, le guide invite ses partisans à adopter ces notions comme un « résumé » de leur « programme ». Sa conception de l’ihsane (bienfaisance) se précise : « au niveau de la pratique cultuelle, c’est l’adoration de Dieu […] ; sur le plan du travail, c’est l’exécution de toute tâche avec excellence et perfection ; au niveau social, c’est le bel agir envers autrui » (Justice et Spiritualité, 2010). Peu à peu, AWI s’impose dans les lycées et les campus où ses membres s’approprient l’héritage de l’UNEM. Les mobilisations contre la guerre du Golfe de 1991 révèlent son hégémonie croissante dans l’arène protestataire.

Jusqu’à sa mort en 2012, Abdessalam Yassine s’érige en figure hybride à la jonction de Mao, de Khomeiny, du guide des Frères musulmans, du guide confrérique et du commandeur des croyants. Il admoneste le prince, construit les fondements d’une société alternative, tout en se posant comme substitut poten-tiel au monarque alaouite. De son vivant, l’idéologie préconisée, les profils recru-tés, « l’éducation » et l’encadrement mis en œuvre tendent à converger, laissant rarement place aux prises de parole dissonantes. Dans l’ensemble, la constance imprègne les grandes options : une posture de défi vis-à-vis de la monarchie, une aspiration à changer la société et l’État par le bas, le rejet de la violence politique, la tolérance du pluralisme dès lors qu’il s’exprime sous la houlette de l’islam. En outre, l’ancien inspecteur d’enseignement lance des appels récurrents au « dialogue avec l’élite occidentalisée », en recourant à la langue de Molière et à la terminologie en vogue au sein de la gauche marocaine. Un syncrétisme se dégage également de l’armature organisationnelle. D’une part, l’un des livres

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d’Abdessalam Yassine, Al Minhaj (La Voie), sert de fondement à la vie spirituelle des adeptes. Minutieusement recrutés, leur journée est programmée du lever au coucher. D’autre part, le « centralisme non démocratique » qui innerve AWI (Tozy, 1999, p. 198 ; Darif, 1999) puise dans le répertoire des matrices nationa-liste et communiste : jeunesse, sections féminine et syndicale, cercles de réflexion, associations, etc.

Le mouvement est régulièrement frappé par la répression : détention (1983-1985), puis assignation à résidence de son guide (1989-2000), vagues d’arresta-tions tantôt massives, tantôt sélectives, souvent de courte et de moyenne durée, torture, licenciement, interdictions d’activités, locaux mis sous scellés, etc. Mais les épreuves endurées par le guide contribuent à le sanctifier. Sensible à ce registre, Hassan II aurait renoncé à le mettre à mort en 1974 après l’intervention d’un majdub, un ravi en Dieu (Belal, 2011, p. 138). Par la suite, il évitera de le soumettre aux mêmes sévices que les autres opposants. De plus, Abdessalam Yassine continue à écrire, à publier et à structurer son mouvement, quelle que soit sa situation. Sauf exception, la répression subie par les membres tend à filtrer les recrues, à resserrer les liens au sein du groupe, à favoriser la produc-tion de dispositifs de solidarité et à étayer un récit apologétique sur les sacri-fices consentis. Autrement dit, les capitaux collectifs sont consolidés dans leurs dimensions affectuelle, symbolique et organisationnelle. Enfin, tout en déployant régulièrement sa capacité de mobilisation dans l’arène protestataire, AWI opte à d’autres moments pour des stratégies de repli sur la prédication, l’éducation spirituelle et l’action associative de proximité. Dans une telle configuration, le leadership semble considérer que l’organisation n’a rien à gagner à devenir un parti politique comme les autres, pariant que le « fruit pourri va finir par tomber de lui-même 21 ». En revanche, le Mouvement de la jeunesse islamique (MJI) connaît un tout un autre destin.

Du Mouvement de la jeunesse islamique au Mouvement unicité et réforme

En 1975, l’implication de membres du Mouvement de la jeunesse islamique dans l’assassinat d’Omar Benjelloun entraîne la dissolution du groupe en 1976. Bien avant l’exil d’Abdelkrim Mouti en 1980, cette nébuleuse observe une dynamique centrifuge (Tozy, 1999). Cependant, le recrutement se poursuit grâce au réseau d’enseignants tissé par celui-ci, et s’amplifie en relation avec la révolu-tion iranienne qui élargit l’horizon des possibles. Par ailleurs, la répression frappe très sélectivement cette mouvance, le régime continuant à favoriser la polarisation du militantisme estudiantin entre la gauche marxiste et l’islamisme. Peu à peu, des intellectuels issus du MJI s’engagent dans une réflexion « autocritique » qui les amène à réviser leurs objectifs, leurs stratégies, leurs modalités d’action et

21. Propos de la fille du fondateur, Nadia Yassine, prononcés à l’occasion d’une conférence en juin 2005, à l’université de Berkeley.

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d’organisation, ainsi que leur rapport au régime. Se faire reconnaître par celui-ci comme un interlocuteur fiable devient l’un de leurs principaux objectifs.

À partir de 1976, les divisions se structurent autour de deux lignes de partage : le positionnement à l’égard du dirigeant de l’association dissoute, le rapport à la violence politique et à la monarchie (figure 6). Ceux qui se dissocient de Mouti rejoignent en majorité le mouvement d’Abdessalam Yassine, et en minorité le groupuscule Jihad, adepte de la violence politique. Un deuxième courant demeure loyal à l’ancien inspecteur d’enseignement, avant de le répudier et de créer en 1981 l’Association du groupe islamique (Jam‘iyyat al-jama‘a al-islamiyya), rebaptisée en 1992 Réforme et renouveau (al-islah wa at-tajdid). Une troisième tendance refuse de prendre position et s’investit dans des associations religieuses locales qui fusionnent en 1994 au sein de la Ligue du devenir islamique (rabitat al-mustaqbal al-islami). En 1996, les composantes des deux dernières mouvances se réunifient dans le cadre du Mouvement unicité et réforme (harakat at-tawhid wa al-islah – MUR).

Au milieu des années 1990, ce sont des hommes nés entre 1953 et 1959 qui incarnent le MUR. Tous réalisent une forte mobilité sociale ascendante. Ils sont les premiers de leurs familles à accéder à l’université, souvent au prix d’une mobilité résidentielle des zones rurales ou semi-rurales vers les capitales politique, économique et culturelle. Ils sont nombreux à vivre leurs premières expériences dans un campus dominé par les mouvements de gauche comme une épreuve. Ils étudient le droit, la philosophie, la physique, la médecine, l’ingé-nierie ou la théologie. À l’exception d’Abdelilah Benkirane, qui a grandi dans une famille proche de l’Istiqlal et qui fréquente d’abord les jeunes de l’USFP avant d’adhérer au MJI, tous les autres se caractérisent par un primo-engagement dans la mouvance islamique. Certains, comme Ahmed Raïssouni et Saad Eddine Othmani, transitent par la filiale marocaine de l’association piétiste Tabligh wa da‘wa (littéralement « transmission et prédication »). À part Raïssouni, qui crée l’Association islamique de Ksar el-Kébir en 1976 et qui fonde la Ligue du devenir islamique en 1994, ils sont tous socialisés au sein du MJI. Au début des années 1980, certains d’entre eux subissent une détention de courte durée. Sur le plan intellectuel, trois profils prédominent. Ahmed Raïssouni est l’archétype du théologien issu de « la fragmentation des réseaux de formation religieuse » (Zeghal, 2005, p. 215). Il obtient une licence à la Qarawiyyin de Fès, puis un doctorat en théologie à l’université Mohammed V de Rabat. D’autres tentent d’acquérir une formation religieuse accréditée, parallèlement ou après avoir suivi une filière d’études séculière. C’est le cas de Saad Eddine Othmani, né dans une famille du Souss qui valorise le savoir religieux. Lorsqu’il deviendra chef du gouvernement en 2017, les journalistes rappelleront régulièrement sa double casquette de psychiatre et de fqih*. Mohamed Yatim incarne un troisième profil. Professeur de philosophie et de sciences de l’éducation, il s’investit dans la rénova-tion idéologique sans être doté d’un titre ou d’un diplôme couronnant un cursus religieux. Chacune de ces figures joue un rôle majeur dans l’aggiornamento qui s’opère dans les années 1980.

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Tandis que Yassine admoneste le prince, ces intellectuels cherchent à rassurer la monarchie et à se faire reconnaître comme des interlocuteurs fiables. Ce faisant, ils se prévalent « d’un devoir d’autocritique, dans la pure tradition marxiste » (Tozy, 1999, p. 234). Dans leur propre relecture de leur histoire, ils distinguent deux étapes. Entre 1973 et le début des années 1980, l’option révolutionnaire puise son inspiration dans les écrits de prison de Sayyid Qutb, l’idéologue égyptien des Frères musulmans. Au cours d’une seconde phase, la quête du compromis se traduit par une profonde réorientation idéologique. D’une part, ils rejettent l’héritage d’Abdelkrim Mouti, le principe même de guide et tout recours à la violence. Cependant, au début des années 1990, les campus demeurent des lieux de confrontation physique entre islamistes et marxistes. D’autre part, il n’est plus question de proclamer que l’État et la société sont « impies », mais de reconnaître le Maroc comme un État déjà islamique et les Marocains comme des musul-mans qu’il s’agit d’« éduquer », en recourant notamment à l’action associative et culturelle, et à l’écrit (presse, ouvrages). Le pluralisme est légitimé dès lors qu’il y a consensus sur l’islamité de tous les acteurs. Alors que certains le qualifient d’« islamiste du Palais » ou l’accusent d’être devenu un agent du ministère de l’Intérieur après sa courte arrestation en 1981, Abdelilah Benkirane ne cessera de répéter que son revirement et celui de ses camarades sont le produit d’une prise de conscience. À partir de 1992, le déclenchement de la guerre civile en Algérie donne un nouvel élan à leurs tentatives d’inclusion. Des contacts sont établis avec le Dr Khatib, resté proche du Palais et à la tête du MPDC. En 1997, des membres du MUR rejoignent cette coquille vide et se présentent pour la première fois aux législatives sous son étiquette. Au moment où les héritiers du Mouvement national s’apprêtent à quitter l’opposition parlementaire pour former une coalition gouver-nementale, une partie de la mouvance islamiste marocaine est ainsi intégrée dans la politique instituée. En 1998, le MPDC prend le nom de Parti de la justice et du développement (PJD – hizb al-‘adala wa at-tanmiya), le même que celui que se donnera l’AKP turc en 2001. Ce faisant, il affiche la voie qu’il compte emprunter.

Des cheminements divergents

Jusqu’aux années 1990 du moins, les cheminements d’AWI et de la mouvance qui donne naissance au MUR montrent que les facteurs qui favorisent l’inclu-sion dans la politique instituée sont irréductibles à des variables qui agiraient en amont et de manière mécanique sur le devenir d’une organisation et sur ses apprentissages politiques, incitant ou inhibant la désirabilité ou le refus du compromis et de la coopération.

Les deux composantes bénéficient d’un contexte idéologique régional propice à l’islamisme et de la forte répression à l’encontre des marxistes que le régime souhaite marginaliser au sein des campus. Elles s’investissent toutes les deux dans l’accumulation de capitaux organisationnels, peu entravée par le type de répression subi. En revanche, d’autres facteurs contribuent à forger leurs parcours divergents, ce qui se répercute sur les profils militants qu’elles sélectionnent et

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retiennent 22. Dans le cas d’AWI, la personnalisation du leadership, sa longé-vité et le « centralisme non démocratique » sont structurants et intériorisés. Le mysticisme se conjugue avec le rejet idéologique de la violence, et le guide – qui n’hésite pas à s’ériger en substitut potentiel du commandeur des croyants – refuse de se plier aux conditions de participation au jeu politique institué. À l’inverse, le MUR résulte d’un aggiornamento conduit par des figures de la même généra-tion, dotées de ressources équivalentes et qui ont répudié le principe de guide en même temps que la violence politique. La politique du compromis avec la monarchie a fait l’objet de débats internes, d’une production doctrinale et d’une « éducation ». Ces circonstances favorisent le développement d’une démocratie interne et des capitaux collectifs initiaux, en dépit de l’existence de connexions avec les autorités.

Par-delà les divergences idéologiques, la trajectoire de l’USFP se distingue de celle de ces deux mouvances à bien des égards. À l’inverse d’Abdessalam Yassine – ou du leader de gauche Omar Benjelloun assassiné en 1975 –, Abderrahim Bouabid, premier secrétaire de l’USFP de 1975 à 1992, a plus d’appétence pour le « jeu de poker » avec Hassan II que pour la construction d’un appareil. Au contraire du MUR, l’USFP ne voit pas le jour à la suite d’un véritable aggiorna-mento. De plus, l’existence d’un « téléphone rouge » entre le roi et le dirigeant charismatique est d’autant plus propice à la personnalisation du pouvoir de celui-ci que le choix du compromis avec la monarchie est adopté par à-coups et entre « initiés ». La dynamique interne du parti et la fragilité de ses capitaux organisationnels ne manquent pas de peser sur les transactions qui conduisent à l’alternance en 1998.

La quête de « l’alternance »

À partir du début des années 1990, Hassan II manifeste une plus grande réceptivité aux revendications de l’opposition et aux incitations internationales en matière de libéralisation politique. Sur le terrain des droits de l’homme, il multi-plie les gestes symboliques : libération de prisonniers célèbres, destruction du bagne mouroir de Tazmamart, etc. Sur le plan institutionnel, le Conseil consul-tatif des droits de l’homme (CCDH) est créé en 1990, les tribunaux administra-tifs en 1993, le Conseil constitutionnel et le Conseil consultatif pour le suivi du dialogue social en 1994, etc. En 1993, le Maroc ratifie la Convention internatio-nale contre la torture. Deux ans plus tard, il signe les accords de Partenariat euro-maghrébin de Barcelone, qui encouragent l’instauration de « façades démocra-tiques » (Hibou et Martinez, 1998). Au cours de ces années, la libération des victimes des années de plomb et le retour des exilés contribuent à donner un nouvel élan à l’espace associatif et renforcent les rangs d’organisations issues du mouvement marxiste, qui sont peu à peu légalisées (Rollinde, 2002). De plus, les négociations entre le roi et les partis d’opposition sont relancées. Dans le

22. Point abordé dans le dernier chapitre pour les membres du PJD, issu de la matrice du MUR.

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royaume, la mise en scène du changement politique tend à emprunter la voie des mémorandums, de la réforme constitutionnelle et de l’organisation d’élections supposées régulières, tout en laissant place aux calculs implicites et aux non-dits.

Ce que les protagonistes ont surnommé l’« alternance consensuelle » fait l’objet de multiples lectures : résultat d’une « dépolitisation consensuelle » (Vairel, 2014, p. 82 ; Roussillon et Ferrié, 2006), « désamorçage » consolidé de la politique instituée, ou encore prémisses de la recomposition d’un régime qui n’est « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre » (Catusse et Vairel, 2003). Quelle que soit la portée transformative de l’avènement du gouvernement d’Abderrahman Youssoufi en 1998, les tâtonnements qui caractérisent cette séquence montrent bien que ce processus ne suit pas une ligne rectiligne. Ils mettent également en évidence le décalage qui existe entre les intentions initiales des acteurs, les actions qu’ils mènent en situation et les résultats de ces actions et interactions. Entre 1992 et 1997, la quête de l’« alternance » est si tortueuse qu’elle nécessite deux réformes constitutionnelles. Elle passe par plusieurs faux départs, avant une mise en œuvre « consensuelle » et sans grande incertitude électorale. Sa mise en récit puise dans les mythes du Mouvement national et une pièce de son répertoire : le serment. Par ailleurs, elle est très imprégnée des cadrages transitologiques du moment. Pour aller vite, ces approches mettent l’accent sur la capacité des élites concurrentes à contracter un « pacte » et à s’entendre sur des règles du jeu pour organiser des élections « fondatrices », ce qui est supposé enclencher le passage à la démocratie.

La voie tortueuse vers l’« alternance consensuelle » (1992-1997)

En 1992, le roi est disposé à procéder à une réforme constitutionnelle et à une transformation du découpage et des lois électorales. Pour renforcer leurs positions, l’Istiqlal, l’USFP, le PPS, l’OADP et l’UNFP constituent un bloc démocratique (al-kutla ad-dimuqratiyya) 23 en mai 1992. Le mois suivant, le front adresse un mémorandum au roi, qui comporte deux revendications principales : la clarification des prérogatives des institutions exécutives et l’élection de tous les membres du Parlement au suffrage universel direct.

Loin de remettre en cause les équilibres fondamentaux du régime, le texte soumis au référendum du 4 septembre 1992 enregistre quelques concessions. En préambule, il affirme l’attachement du Maroc « aux droits de l’homme tels qu’ils sont universellement reconnus ». Il institue un conseil constitutionnel (titre VI). Le gouvernement est davantage valorisé et sa formation cesse d’être une préroga-tive du roi. Désormais, celui-ci nomme les ministres sur proposition du Premier ministre (article 24). La liberté absolue du roi en matière de promulgation des lois est écornée (article 26). La proclamation de l’état d’exception n’entraîne plus la dissolution du Parlement (article 35).

23. Pour rappel, le terme kutla est l’une des composantes du nom donné à l’embryon du premier parti marocain en 1934 : le Comité d’action marocaine (kutlat al-‘amal al-watani). Il est à nouveau employé lorsque l’Isti-qlal et l’UNFP s’opposent au projet de révision constitutionnelle de 1970 et constituent à cette occasion le Bloc démocratique nationaliste (al-kutla al-wataniyya).

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Ce texte divise aussi bien la Koutla que la direction de l’USFP. Au final, c’est l’appel au boycott qui prévaut. Par la suite, tous dénoncent le déroulement « non démocratique » de la campagne référendaire et les résultats plébiscitaires du scrutin. Mais, à l’exception de l’UNFP, ils participent aux communales du 16 octobre 1992, puis aux législatives de 1993. Ensuite, la répartition des candi-datures entre les partis suscite d’importants désaccords et, en fin de compte, seuls l’Istiqlal et l’USFP persistent dans cette voie. Pour la première fois depuis trente ans, l’opposition parlementaire arrive en tête du premier tour des législatives (25 juin 1993), avec l’USFP en première position, directement suivie par l’Isti-qlal. Ensemble, les deux partis obtiennent 91 sièges sur les 222 élus au suffrage universel direct. À ce stade, ils envisagent la possibilité de former un gouverne-ment majoritaire en incluant le RNI. Cependant, les résultats controversés du scrutin indirect du deuxième tour (17 septembre) sont défavorables à la Koutla. Le premier secrétaire de l’USFP de 1992 à 2003, Abderrahman Youssoufi, s’exile volontairement à Cannes pour protester contre le trucage des élections, et pour manifester son mécontentement face aux divisions de la Koutla et de l’USFP.

En dépit des résultats des urnes, Hassan II invite M’hamed Boucetta, secré-taire général de l’Istiqlal de 1974 à 1998, à former un gouvernement. À l’excep-tion du PPS, la Koutla persiste dans son refus de s’associer au pouvoir en l’absence d’une majorité parlementaire et de siéger au sein d’un gouvernement incluant des « ministères de souveraineté », notamment les Affaires étrangères, la Justice, les Affaires religieuses et l’Intérieur. Elle dénonce aussi l’acharnement de Driss Basri à fausser la volonté populaire, exige une nouvelle révision constitutionnelle pour supprimer le suffrage indirect, ainsi que la libération de l’ensemble des détenus politiques et l’amnistie des exilés. Le roi décrète une amnistie générale le 9 juillet 1994, mais refuse de renoncer à son ministre de l’Intérieur.

Peu après, l’opposition finit par tolérer ce qu’elle n’était pas disposée à accep-ter jusqu’en 1995. Elle obtient toutefois une nouvelle réforme constitutionnelle en 1996, dont la principale avancée est la réintroduction du bicaméralisme, qui vise à distinguer la représentation populaire de celle des intérêts. Désormais, la Chambre des représentants est totalement élue au suffrage universel direct pour cinq ans. Celle des conseillers est élue au suffrage indirect pour neuf ans. Sans que cela soit constitutionnalisé, le roi concède également à la Koutla que la primature revienne au leader du parti qui obtient le plus de voix, et promet des élections « transparentes ». Le changement d’attitude de toutes les composantes de la Koutla, excepté l’OADP, se cristallise dans un appel à voter « oui » au référen-dum constitutionnel de septembre 1996, un geste inédit depuis l’indépendance. Comment les décideurs de ces partis en sont-ils venus à ce revirement ?

La mise en place d’une « alternance consensuelle » sans incertitude électorale

Le 28 février 1997, un « pacte d’honneur et de bonne conduite » est signé entre les pouvoirs publics et les partis politiques. La même année, la Commission

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nationale de suivi des élections est constituée. Néanmoins, le Palais met en place un dispositif pour préparer une alternance sans surprise. Dès la constitution de la Koutla en 1992, il incite l’UC, le MP et le PND à se regrouper au sein d’un bloc : le Wifaq (l’entente). Ensuite, en septembre 1996, Hassan II appelle à l’émergence d’un centre (Kasmi, 2015, p. 208). Celui-ci se forme autour du RNI, du MNP et du Mouvement démocratique social (MDS), créé en 1996 par 17 parlemen-taires du MNP et dirigé par Mahmoud Archane, un ancien commissaire de police. Parallèlement, la scène partisane continue à s’élargir. Outre l’intégration des islamistes du MUR dans le cadre du MPDC, le Parti socialiste démocratique (al-hizb al-ichtiraki ad-dimuqrati – PSD 24) naît d’une scission au sein de l’OADP en 1996, et le PPS connaît le même sort avec la création du Front des forces démocratiques (jabhat al-qiwa ad-dimuqratiyya – FFD) en 1997. Pour les adver-saires du ministre de l’Intérieur, c’est lui qui a orchestré cette segmentation en vue de fragiliser la Koutla. En matière d’organisation du scrutin, ses prérogatives ne sont pas écornées. Le découpage électoral, le scrutin uninominal majoritaire à un tour et les interventions directes permettent de peaufiner la carte souhaitée par le roi. De manière inédite, des trucages sont dénoncés par des membres de l’USFP, qui en ont bénéficié et qui y perçoivent le souhait de décrédibiliser leur parti.

24. À noter que c’est le même nom qu’Ahmed Réda Guédira avait donné à son parti éphémère en 1964 (chapitre 2).

Tableau 3. – Les résultats des législatives de 1997 en nombre de sièges.

Chambre des représentants Chambre des conseillers Total

Koutla

USFP 57 16 73

Istiqlal 32 21 53

PPS 9 7 16

OADP 4 0 4

Wifaq

UC 50 28 78

MP 40 27 67

PND 10 21 31

Centre

RNI 46 42 88

MDS 32 33 65

MNP 19 15 34

Autres

MPDC 9 0 9

FFD 9 12 21

PSD 5 4 9

PA 2 13 15

PDI 1 4 5

Autres – 27 27

Total 325 253 578

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À l’issue du scrutin, les résultats annoncés sont à l’image de l’équilibre souhaité par le roi. La Koutla arrive en tête, sans pour autant remporter une majorité par les urnes, avec 102 sièges à la Chambre des représentants (Lopez Garcia, 2013). En face, le Wifaq récolte 100 sièges et le Centre 97 sièges (tableau 3). Quant aux islamistes intégrés au sein du MPDC, ils remportent 9 sièges.

Le 4 février 1998, Hassan II désigne Abderrahman Youssoufi au poste de Premier ministre. Après un mois et demi de négociations, le gouvernement formé comprend sept partis politiques : l’USFP, l’Istiqlal, le PPS, pour la Koutla ; le PSD et le FFD, issus des scissions du PPS et de l’OADP ; et deux partis du « Centre », le RNI et le MNP, considérés quelques années plus tôt comme « administratifs ». En définitive, le gouvernement d’« alternance consensuelle » n’est pas imposé par les urnes ; il est né d’un pacte entre deux hommes : Hassan II et Abderrahman Youssoufi. Reste à souligner un point : pour les opposants qui se sont engagés dans cette voie, cette étape est transitoire.

Les registres de justification de l’« alternance consensuelle »

À la veille de l’alternance « consensuelle » ou « octroyée », les propos officiels et officieux tenus par ses adeptes au sein de la Koutla puisent dans deux registres principaux : les mythes fondateurs du Mouvement national et les grilles de lecture transitologiques (El Maslouhi, 2009 ; Vairel, 2007).

En octobre 1995, Hassan II présente le dernier rapport de la Banque mondiale devant les parlementaires et annonce que le Maroc est « au bord de la crise cardiaque ». Face à « la gravité de la situation », les adeptes de l’alternance consensuelle appellent à une nouvelle alliance entre la monarchie et les héritiers du Mouvement national pour « sauver le pays » et préserver « l’intérêt natio-nal ». Il s’agirait de ne pas manquer « le rendez-vous avec l’histoire », mais d’en « corriger » un raté. D’après Mohamed Sassi, l’un des adversaires de cette straté-gie, la dimension psychologique aurait été surinvestie : « C’est notre radicalisme qui aurait bloqué le roi 25. » Dès lors, restaurer des relations de confiance avec le Palais passe par des signaux forts, puisant dans le répertoire de la « Révolution du roi et du peuple ». Clamer haut et fort son adhésion à la monarchie en votant en faveur de la constitution en 1996 et, à l’abri des regards, prêter un serment solennel pour consacrer un pacte entre deux hommes : l’un qui se sait mourant, l’autre âgé de 74 ans et érigé en « régent de transition » après avoir combattu la monarchie pendant une partie de sa vie (Gallissot, 2002, p. 8).

Les narrations transitologiques se fondent implicitement sur la fin imminente du règne de Hassan II. Derrière l’appréhension de la « crise cardiaque » écono-mique et de la progression de l’islamisme, se terre aussi la peur du chaos qui pourrait naître de la mort du roi, une crainte diffuse depuis que les promesses démocratiques algériennes se sont muées en guerre civile (Bennani-Chraïbi, 2002). À cette époque, des dirigeants de l’USFP expliquent que les « colombes »

25. Entretien réalisé par l’autrice, à Rabat, en août 2008.

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de l’opposition et du régime doivent s’allier pour faire face aux éventuelles nuisances des « faucons », et qu’il est nécessaire d’être « aux commandes » à l’heure fatidique afin d’éviter les dérives qui peuplent leur imaginaire : retour en force de l’armée, prise en main du pays par Driss Basri, triomphe de l’« extré-misme » islamiste, etc. Par ailleurs, à l’étranger, le FMI mise sur l’arrivée des socialistes au gouvernement pour assainir la situation économique. Les incita-tions proviennent également des amis socialistes qui sont au gouvernement ici et là en Europe. En visite officielle au Maroc en 1997, le Premier ministre français Lionel Jospin aurait déclaré aux membres du bureau politique de l’USFP : « Si vous attendez que la situation soit parfaite, vous n’irez jamais au pouvoir. Le Palais vous fait cette offre parce qu’il a besoin de vous » (Dalle, 2011, p. 359). Tous ces arguments confortent les positions des ministrables du parti qui aspirent à quitter l’opposition.

À la veille de l’alternance, les enjeux organisationnels entrent aussi en ligne de compte. D’une part, les relations au sein de la Koutla sont marquées par la méfiance et la rivalité. D’autre part, les divisions au sein de l’USFP s’attisent depuis la maladie d’Abderrahim Bouabid, décédé en 1992. Dès lors, c’est « un homme de consensus » qui lui succède. Certes, Abderrahman Youssoufi bénéficie de sa figure d’« ancien compagnon de Mehdi Ben Barka », de l’aura de l’exil, de sa stature internationale, et de son image de « vieux sage » et de « force tranquille ». Mais, en définitive, ce sont les capitaux qui lui font défaut qui l’érigent au-dessus de la mêlée : il n’a aucune prise sur l’appareil partisan, et il n’a de fief ni familial, ni tribal, ni régional. Autrement dit, il n’est pas perçu comme une menace par les autres dirigeants en concurrence. En définitive, les « atouts » qui lui ont permis de devenir premier secrétaire de l’USFP ne tardent pas à se transformer en handicaps. En effet, Abderrahman Youssoufi s’efforce vainement de colmater les brèches au sein du parti. À défaut de pouvoir mobiliser de solides capitaux collectifs partisans, il joue la carte du « pacte » avec le roi. En outre, un espoir indicible, mais très vite déçu, se profile parmi ses proches : une stature de Premier ministre devrait lui donner les moyens de reprendre en main l’USFP.

Conclusion

À partir du milieu des années 1970, le régime s’institutionnalise et impose sa domination politique, en se lançant dans une conquête monopolistique des ressources coercitives, symboliques et économiques. Le parti politique reste perçu comme un outil privilégié pour organiser le jeu politique, et les techno-logies de mobilisation via les partis administratifs se développent. Pour autant, la monarchie marocaine ne suit pas une pente naturelle. Tout en intégrant une partie de ses opposants dans la politique instituée, elle ne parvient ni à les soumettre dans l’absolu, ni à faire taire la voix de la rue, ni à entraver le dévelop-pement d’autres groupes d’opposition.

Pour les dirigeants des partis d’opposition – qui ont fait le deuil d’une conquête du pouvoir à travers la voie révolutionnaire, insurrectionnelle, voire

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prétorienne –, la reconnaissance légale et la participation aux institutions permettent de desserrer l’étau de la répression, de bénéficier de tribunes, et d’avoir accès à un ensemble de ressources matérielles et symboliques. Ils dénoncent régulièrement le trucage des élections et la création de « partis administratifs » par le ministère de l’Intérieur, mais ne désespèrent pas d’accroître leur marge de manœuvre à chaque fois que l’occasion se présente. S’ils ont renoncé à la violence politique, ils jouent un rôle moteur dans l’arène protestataire. Grâce aux capacités de mobilisation syndicale qu’ils développent, ils exercent des pressions sur l’insti-tution monarchique pour renégocier leur position au sein de la sphère politique instituée. Cependant, la crainte d’être débordés par des challengers, qui auraient plus à gagner d’une déstabilisation du régime, contribue à modérer leur recours à la voix de la rue, surtout lorsque la voie négociée des institutions s’avère plus opportune. En effet, des événements comme ceux de 1981, 1984 et 1990 sont loin d’être pacifiés. Ils favorisent l’entrée en scène d’acteurs faiblement organisés et sont presque systématiquement écrasés dans le sang, ce qui n’est pas le cas des mobilisations contre la guerre du Golfe en 1991. Celles-ci constituent un seuil inédit dans l’histoire protestataire du Maroc contemporain, du fait de leur durée, de leur déroulement dans plusieurs localités, de leur caractère transclassiste et de la formation d’une large coalescence. Bien qu’elles surgissent en relation avec un conflit qui se déroule en dehors des frontières du pays et qu’elles se déploient pour l’essentiel dans les zones urbaines, elles donnent à voir un nouveau seuil dans la nationalisation de la protestation. C’est le point de départ d’une nouvelle renégociation des règles du jeu politique.

Entre 1992 et 1997, la vie politique marocaine est animée, d’une part, par une très forte continuité au niveau des élites politiques en présence et, d’autre part, par des horizons d’attente, des désenchantements et des autolimitations au croisement du temps mondial, du temps régional et du temps biologique, celui du corps d’un roi vieillissant et malade. La quête tortueuse de l’« alter-nance » ouvre la voie à la création de nouvelles institutions, connaît plusieurs faux départs, avant une mise en œuvre « consensuelle » et sans grande incertitude électorale. La politique officielle est désormais structurée de manière à réduire toute asymétrie significative entre les partis issus du Mouvement national (la Koutla) et les autres « blocs » constitués pour les contrebalancer, sans compter la marge de correction des résultats que le régime s’est réservée.

La formation d’un gouvernement d’« alternance consensuelle » en 1998 est mise en scène comme un rituel de clôture des luttes entre les héritiers du Mouvement national et la monarchie : la stabilisation du jeu politique officiel résulterait d’un consentement mutuel entre des adversaires qui n’étaient jusque-là en accord ni sur l’espace du jeu politique, ni sur ses règles. Dans les faits, ce processus est sous-tendu par un enchaînement d’accords, plus ou moins ambiva-lents, entre des protagonistes fortement imprégnés par les cadrages transitolo-giques du moment. En outre, les adeptes de l’alternance sont conscients qu’ils ne disposent pas de capitaux collectifs partisans leur permettant d’obtenir de Hassan II plus que ce qu’il n’a consenti. C’est avec Mohammed VI qu’ils espèrent

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passer de « l’alternance consensuelle » à « l’alternance démocratique », faire fructi-fier leurs capitaux partisans, renforcer leur crédibilité politique, et renégocier la distribution du pouvoir entre la monarchie et l’exécutif issu des urnes. Les équivoques qui entourent cet épisode plantent le décor pour une reconfiguration ambivalente de la scène partisane pendant les années 2000.

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SECONDE PARTIE

Voie des urnes et voix de la rue dans le Maroc

des années 2000 et 2010

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À l’aube du second millénaire, la formation d’un gouvernement d’« alter-nance consensuelle » en 1998 sous l’égide d’Abderrahman Youssoufi, premier secrétaire de l’Union socialiste des forces populaires (USFP),

puis l’avènement de Mohammed VI en 1999 sont perçus comme de « nouveaux départs ». L’accession d’un ancien exilé à la primature contribue, ne serait-ce que dans un premier temps, à revaloriser la fonction qu’il occupe et, par extension, la filière partisane 1.

Les « perceptions du possible des militants » (Vairel, 2014, p. 83) sont modifiées : développement d’une presse au ton libre (Benchenna, Ksikes et Marchetti, 2017), amendement des législations répressives des années de plomb, création de l’Instance équité et réconciliation (2004-2006), promulgation d’un nouveau code de la famille en 2005, etc. Symboliquement, la nomination d’anciens opposants au gouvernement, ou dans des instances telle que l’IER, ne constitue pas une simple mise en scène des « récompenses constamment données par l’État aux carrières militantes oppositionnelles » comme le suggère A. Saaf (2015, p. 401). Elle médiatise de nouveaux rapports à la monarchie : dans leur écrasante majorité, ces figures ont bousculé un protocole séculier, notamment en refusant de se plier au baisemain.

Peu à peu, les sphères associatives se densifient. Les actions protestataires se multiplient ; leurs localisations s’étendent au-delà des grandes villes ; les profils sociaux de leurs initiateurs se diversifient. La situation est telle qu’Abderrahman Youssoufi déclare durant son mandat : « le Maroc vit un Mai 68 permanent » (Garçon, 2001). D’après le sociologue A. Rachik (2016, p. 106) :

« La manifestation et le sit-in ne sont plus l’apanage des partis politiques de gauche, des syndicats, de la mouvance islamiste, des mouvements des diplômés chômeurs, des fonctionnaires. Cette forme de protestation commence à faire partie du comportement collectif de la population marocaine. »

Par ailleurs, pendant que d’anciens partis d’opposition se transforment en partis de gouvernement, le Parti de la justice et du développement (PJD), l’une

1. Il en sera de même quelques années plus tard lors de la désignation d’Abdelilah Benkirane (2011-2017) à la tête du gouvernement.

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des principales composantes de l’islamisme marocain, succède à l’USFP dans la tribune de l’opposition parlementaire. Toutefois, la « guerre contre le terrorisme » ne tarde pas à marginaliser les politiques internationales de promotion de la démocratie. La répression revêt de nouveaux habits et cible tout particulièrement les milieux suspectés de « jihadisme », une notion sécuritaire aussi confuse que malléable. Après les attentats de Casablanca du 16 mai 2003 2, une loi contre le terrorisme est promulguée. Plus que jamais, « le coût des mobilisations varie selon les groupes mobilisés ou les enjeux qui les mettent en mouvement » (Vairel, 2014, p. 83).

Sur un autre plan, les dispositifs institutionnels et l’ingénierie électorale prennent le relais du bourrage des urnes et, parallèlement à une revalorisation ambivalente de la filière partisane, les luttes autour de la codification de l’excel-lence politique s’intensifient. En 2008, dans un contexte caractérisé par l’abs-tention électorale et par la progression contrôlée du PJD, le Parti authenticité et modernité (PAM) est créé. Ses adversaires le considèrent comme un nouveau parti administratif. Pendant que celui-ci se lance dans la restructuration de réseaux clientélaires, une bifurcation se produit. Dans le sillage des dynamiques révolutionnaires de 2011, un large mouvement de protestation se déclenche à l’échelle du pays et constitue un véritable défi pour les autorités pendant plus de huit mois. Une nouvelle vague de réformes est supposée crédibiliser la voie des urnes et faire taire la voix de la rue. À l’issue des législatives anticipées de novembre 2011, Abdelilah Benkirane, secrétaire général du PJD, devient le chef du gouvernement. Mais, en avril 2017, à l’heure des consolidations autoritaires et des contre-révolutions, un gouvernement est formé de manière déliée avec les résultats des législatives, et ce au moment même où de nouvelles arènes protes-tataires se constituent.

Dans l’ensemble, la vie politique marocaine des années 2000 fait l’objet de lectures continuistes. Toute promesse de changement est assimilée à un « nouvel avatar marocain du paradoxe de Lampedusa » (Ferrié, 2003). À chaque fois qu’il est exposé à une menace, le régime emprunterait la voie de la libéralisation. Dès que l’étau se desserre, il s’engagerait dans la « délibéralisation ». En quelque sorte, le roi est souvent « présenté comme maître absolu du jeu politique […] qui déploierait constamment une machine de machiavélisme d’autant plus ancrée qu’historique […] l’institution monarchique, posée comme acteur sinon exclusif du moins principal, ne réformerait pas, mais ne ferait que désamorcer ou antici-per » (Saaf, 2015, p. 394).

Dans cette partie, nous montrerons que les processus de libéralisation et de délibéralisation ne s’alternent pas selon un rythme pendulaire, mais tendent à s’intriquer. Toute ouverture s’accompagne d’un dispositif visant à l’atténuer ou à la garder sous contrôle, sans pour autant produire les effets escomptés.

2. Des attentats suicides se produisent simultanément dans plusieurs endroits de Casablanca. Ils font 45 morts (dont 12 kamikazes) et une centaine de blessés. 2 000 personnes sont arrêtées, 1 500 présentées devant la justice, 700 condamnées, dont 17 à la peine capitale. Les arrestations se poursuivent en 2004 dans plusieurs villes du Maroc (Rachik, 2016, p. 101 et s.).

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INTRODUCTION

Indubitablement, l’institution monarchique est hégémonique : elle règne et gouverne. Néanmoins, la pluralisation des intervenants laisse entrevoir une copro-duction du jeu politique, qui n’a rien de mécanique. Pour saisir ces ambiva-lences, nous examinerons les réajustements de la scène partisane marocaine à la jonction entre action politique instituée et action protestataire, et au croisement des dynamiques nationales, régionales et transnationales. La focale portera d’une part sur le façonnement de la scène partisane par les institutions et par les urnes, et d’autre part sur les articulations et les reconfigurations qui transparaissent au travers d’une dynamique protestataire, celle du Mouvement du 20 février en 2011.

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Les reconfigurations de la scène partisane

entre libéralisation et délibéralisation

Depuis la mise en place de l’« alternance consensuelle » en 1998, la libéralisation relative se traduit par l’extension de l’offre partisane, la revalorisation de la filière partisane au niveau du recrutement ministériel et une quasi-monopolisation des mandats électifs par les partis. Parallèlement, la fragmentation s’accentue, les dis-cours disqualifiant la classe politique s’amplifient et les rangs des abstentionnistes ne cessent de se renforcer. Dans ce jeu changeant, les règles sont explicites et impli-cites, les prescripteurs nombreux, et leurs injonctions contradictoires. Libéraliser l’accès à la scène partisane, tout en freinant son émiettement et en excluant les acteurs non agréés. Institutionnaliser et réhabiliter l’action partisane, tout en res-serrant son quadrillage. Crédibiliser la voie des urnes et combattre l’abstention croissante, tout en évitant qu’une formation prétende à l’hégémonie en démon-trant une capacité de mobilisation électorale supérieure à celles de ses concurrents.

Ces ambivalences ressortent sur plusieurs plans. Bien que le scrutin de 2002 soit érigé en événement fondateur, il aboutit à la nomination d’un Premier ministre « technocrate ». En dépit d’un coût d’entrée en politique moindre, l’(auto-)exclusion se manifeste à l’échelle organisationnelle et à travers une démobilisation électorale croissante. Alors même que les partis deviennent des acteurs prééminents, ils sont plus stigmatisés que jamais, ce qui transparaît dans les dispositifs visant à les institutionnaliser.

Les paradoxes d’un scrutin « fondateur » : les législatives de 2002

Révélatrices des non dits de la « nouvelle ère », les législatives du 27 septembre 2002 trahissent également des codifications concurrentes de la « bonne gouver-nance ». Les institutions de Bretton Woods ont érigé cette notion fourre-tout en précondition du développement durable, de la démocratisation et de l’accès aux financements internationaux (Catusse, 2003). Le 12 octobre 1999, moins de trois mois après son intronisation, Mohammed VI prononce un discours imprégné par ce bréviaire : « État de droit », « nouveau concept d’autorité », « décentralisation », « démocratie locale », « développement économique et social », « cadre incitatif pour les opérateurs économiques », « réforme de la justice ». Deux ans plus tard, il enterre les espérances de ceux qui désiraient qu’il emprunte la voie de Juan Carlos. Dans le premier entretien qu’il accorde à la

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presse étrangère, il déclare : « Les Marocains n’ont jamais ressemblé à personne et ils ne demandent pas aux autres de leur ressembler. Les Marocains veulent une monarchie forte, démocratique et exécutive » (Le Figaro, 8 septembre 2001). Mais, pour Abderrahman Youssoufi, les législatives de 2002 sont supposées matérialiser « le changement politique ».

Des « urnes en plexiglas »… pour désigner un Premier ministre technocrate

En 2002, la mise en scène d’urnes transparentes en « plexiglas » et l’élabora-tion de dispositifs sophistiqués, sous le regard d’observateurs nationaux et inter-nationaux, succèdent au temps du bourrage des urnes et du rôle actif des agents de l’autorité dans l’incitation au (« bon ») vote.

Un nouveau code électoral est adopté. Le mode de scrutin uninominal à un tour est remplacé par le scrutin de liste à la proportionnelle selon la règle du plus fort reste. Le redécoupage agrandit les circonscriptions électorales, réduit leur nombre (de 325 à 91), tout en leur accordant un nombre restreint de sièges, ce qui atténue l’effet attendu de la proportionnelle. Par ailleurs, des zones rurales sont incorporées dans les circonscriptions urbaines. Officiellement, l’enjeu est de politiser, de dépersonnaliser le vote en réduisant le poids de l’argent, des dépendances sociales, et d’avantager les partis dotés d’une marque politique, de ressources humaines et matérielles suffisantes pour couvrir l’ensemble des circons-criptions. Dans les faits, il s’agit tout autant d’endiguer la progression électorale du très urbain Parti de la justice et du développement (PJD).

Pour renforcer la lutte contre la marchandisation des voix, le bulletin unique est introduit et l’encre indélébile adoptée. Autre changement de taille, la révision de la loi électorale introduit un quota féminin de 10 % dans la Chambre des représentants. Cette mise en scène d’« un nouveau décor pour une nouvelle intrigue » est accompagnée d’une campagne de communication sans précédent, sous l’impulsion de l’Intérieur, et de la mobilisation d’un collectif d’associations en vue de sensibiliser les électeurs et d’observer le scrutin (Catusse, 2007). En décalage avec cette intrigue, des résistances transparaissent.

Contrairement aux premières annonces, les résultats ne sont présentés que 48 heures après le scrutin, suscitant des rumeurs au sujet d’un « raz-de-marée » du PJD que l’Intérieur se serait empressé de « corriger ». Ce parti s’impose en tant que principale force dans les villes en dépit d’un mode de scrutin défavorable et de l’autolimitation dont il a fait preuve : il n’a présenté des listes que dans 56 circonscriptions sur 91. Officiellement, il arrive au 3e rang (42 sièges) derrière l’USFP (50) et l’Istiqlal (48). Mais, selon des membres de son bureau politique, il aurait obtenu 71 sièges (Catusse, 2007, p. 177).

Deuxièmement, plutôt que de reconduire Abderrahman Youssoufi à la tête du gouvernement, du fait de l’arrivée de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) en première position, Mohammed VI nomme au poste de Premier ministre, Driss Jettou, une personnalité sans appartenance partisane, un « techno-

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crate », celui-là même qui a organisé les législatives de 2002 en tant que ministre de l’Intérieur (encadré 13). Cette décision royale fait suite à la difficulté de consti-tuer une majorité aussi bien pour l’USFP que pour l’Istiqlal, plus que jamais en compétition. Elle donne lieu à commentaires contrastés, dont certains incri-minent les partis politiques. Pour sa part, le bureau politique de l’USFP publie un communiqué indigné sans pour autant renoncer à siéger dans le nouveau gouver-nement. Youssoufi justifiera cette participation par un choix difficile : participer et « cautionn[er] la méthode non démocratique », ou s’en abstenir et « condamner toute l’expérience à l’échec » 1. Néanmoins, en octobre 2003, il annonce au bureau politique sa démission du poste de premier secrétaire et de l’USFP. Comme en 1993, il s’agirait d’un acte de protestation contre le Palais et contre les siens. Dans le discours qu’il prononce à Bruxelles le 23 février 2003, il souligne que les élections de 2002 devaient constituer un « vrai tournant vers la démocratie effective ».

Pour ceux qui en doutaient, ces législatives et leurs développements signalent que « l’adoubement royal » demeure décisif même s’il se présente sous un autre habillage. Par ailleurs, ils mettent en évidence la réactualisation de la figure du technocrate.

Encadré 13 Driss Jettou, incarnation d’une figure ministérielle technocratique

Né en 1945 à El Jadida, ce fils de petit commerçant originaire du Souss réalise une forte mobilité sociale, à l’écart des arcanes de l’État. Il poursuit ses études supérieures à la faculté des sciences de Rabat, puis au Cordwainers College à Londres. Dès la fin des années 1960, il fait fructifier ses affaires dans différents secteurs d’activité. Au début des années 1990, ses engagements associatifs sont en lien avec sa carrière d’entrepreneur. Son entrée en politique emprunte la voie de l’accès direct au centre. Remarqué par Hassan II, il débute sa carrière ministérielle en 1993. À l’instar d’autres technocrates, il a des compétences valorisées et certifiées, y compris à l’étranger, et peut se targuer d’expériences sur le terrain. En 1996, il gagne une stature politique en intervenant auprès du roi pour mettre fin à la « campagne d’assainissement » qui met à rude épreuve les milieux d’affaires (voir infra). Dès son intronisation, Mohammed VI, auquel il a enseigné l’économie, en fait son conseiller. Lors de la fondation en 2002 de Siger, le holding financier de la famille royale, il en devient le représentant dans plusieurs conseils d’administration. En 2001, sa nomination à la tête de l’Intérieur constitue une bifurcation. Ce portefeuille cesse d’être l’apanage des figures issues de l’administration territoriale et de la sûreté nationale pour être confié à un homme qui a plusieurs ressources : des compétences de gestionnaire, la confiance royale, le respect des milieux d’affaires et de bonnes relations avec les dirigeants des partis politiques. À l’issue des législatives de 2002, ce sont également ces dispositions qui semblent l’habiliter aux yeux du Palais.

1. Discours prononcé à Bruxelles le 26 février 2003 à l’occasion de la cérémonie organisée en son hommage par le ministère des Affaires étrangères belge. Disponible sur : [http://usfp-grandcasa.net/fr/index.php/l-usfp/documents/item/31-discours-de-si-abderrahmane-al-youssoufi-a-bruxelles-en-2003], consulté le 16 novembre 2020.

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Le technocrate, incarnation d’une « bonne gouvernance » dépolitisée

Entre 1965 et 1998, les gouvernements sont en grande majorité composés de ministres labellisés « technocrates », « techniciens » ou « indépendants ». Peu à peu, les ingénieurs prennent le pas sur les juristes (Vermeren, 2003). Sous la nouvelle ère, le technocrate recouvre « une virginité moralement entamée par la part de responsabilité qu’il porte dans la survenue de ce l’on a qualifié de “crise cardiaque” » (Bouabid, 2007, p. 22).

L’apologie de cette figure est associée à la conception de la « bonne gouver-nance » promue par le Palais. Le 20 août 2003, à l’occasion du 50e anniversaire de la « Révolution du roi et du peuple », Mohammed VI présente son « projet de règne ». C’est le point de départ d’« un projet collectif et participatif d’étude, de réflexion et de débat sur l’évaluation rétrospective du développement humain au Maroc depuis son Indépendance, et sur la vision de ses perspectives pour les vingt prochaines années » (RDH50, 2006, p. 2). Une centaine de chercheurs et d’experts sont mis à contribution. Publié en 2006, le rapport « 50 ans de dévelop-pement humain au Maroc et perspectives pour 2025 » est présenté comme la base incontournable de tout programme partisan.

Dans le prolongement du « mythe d’une gouvernance dépolitisée » (Jobert, 2003), la production des grandes orientations relève du roi « éclairé ». C’est dans ce cadre que la figure du technocrate, un label flou, est opposée à celle de l’acteur partisan. Le premier se distinguerait par sa « compétence » attestée par des diplômes prestigieux, et par son expérience dans la haute fonction publique ou dans l’entreprise. Il serait prédisposé à faire preuve d’« efficience », de « ratio-nalité » et de « rigueur » dans la gestion publique. Quant aux partis politiques, ils seraient « incapables de faire émerger les talents » (Belal, 2007, p. 38 ; Tozy, 2008). Dès lors, le roi n’aurait d’autre choix que de confier des portefeuilles ministériels à des « technocrates », et de déléguer des compétences gouvernemen-tales à des commissions, des conseils et des fondations qui relèvent directement de lui (Allal et Kohstall, 2010).

À travers ce récit anti-partisan, le dispositif autoritaire marocain célèbre la per-formance, tout en réduisant la représentation à une dimension strictement procé-durale. Pourtant, « les coups de théâtre encadrant la “percée” du PJD remettent sur le devant de la scène la légitimité élective, dans des dimensions “vertueuses” et “virtuelles” » (Catusse, 2007, p. 181). L’asymétrie croissante entre les capacités de mobilisation électorale du PJD et celles des autres partis politiques est telle qu’elle impulse de nouvelles tentatives de réorganisation de la scène partisane.

Cartographie d’une scène partisane entre « balkanisation » et repolarisation

La libéralisation politique incarnée par la formation du gouvernement d’« alternance » se traduit par une prolifération de partis politiques. Sur 25 partis en compétition en 2002, 10 sont créés entre 2001 et 2002, et 10 autres se

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forment entre 2002 et 2007. Cette tendance se reflète par le nombre croissant de partis représentés au sein de la Chambre des représentants (figure 7) : 15 en 1997, 21 en 2002, 24 en 2007. Mais, à partir de 2011, s’observe une inflexion (17), qui se confirme en 2016 (12).

Figure 7. – Nombre de partis représentés dans la Chambre des représentants (1963-2016).

Les successions gouvernementale et monarchique s’accompagnent de scissions et de recompositions (figure 10). Elles favorisent aussi l’expression de vocations politiques. Cependant, des initiatives fédératives se dessinent. L’une d’entre elles aboutit à la création du Parti authenticité et modernité (PAM), qui aspire à restructurer le système partisan marocain et à faire contrepoids au PJD. Sur un autre plan, les suspensions de partis politiques, la persistance de l’exclusion d’Al Adl wal ihsane (AWI) contribuent à délimiter symboliquement les frontières externes de la sphère politique instituée.

Fragmentation et tentatives de recompositions

Au début des années 2000, deux processus sous-tendent la fragmentation de la scène partisane. D’une part, les partis politiques se sont transformés en « scènes de conflit », et le décalage entre l’appareil partisan, le « party in office » (ministres, élus) et le « parti-électorat » s’est accru (Kasmi, 2015, p. 255). Cela se traduit, pour des familles politiques à l’instar de l’UNFP-USFP et du Mouvement populaire, par une nouvelle vague de scissions, puis par des tentatives de recom-positions. D’autre part, des formations célèbrent l’entrée en politique d’acteurs tels que les « entrepreneurs » et les membres de la « société civile ».

Scissiparité accélérée au sein de l’Union socialiste des forces populaires et tentatives de recomposition de la gauche

L’USFP apparaît comme le principal perdant de l’alternance. Néanmoins, elle reste de manière ininterrompue dans les coalitions gouvernementales entre 1998 et 2011, alors même qu’elle passe du 1er rang à l’issue des législatives de 1997 et de 2002, au 5e rang en 2007. Les crises publicisées manifestent des divergences

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En parallèle, la Gauche socialiste unifiée (GSU) matérialise en 2002 la conver-gence entre l’Organisation de l’action démocratique et populaire (OADP), des groupes de la gauche radicale (le Mouvement des démocrates indépendants, le Mouvement pour la démocratie) et des « potentialités de gauche », appellation donnée à des figures des années 1970 sans affiliation. En 2005, la constitution du Parti socialiste unifié (PSU) concrétise la jonction entre la GSU et Fidélité à la démocratie. Après avoir formé en 2007 une coalition électorale, l’Alliance de la gauche démocratique (AGD), le PSU et deux autres partis issus de la matrice USFP – le Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS) légalisé en 1992 et le CNI – se regroupent dans la Fédération de la gauche démocratique (FGD) en 2014. Cependant, les changements de nom et les difficiles apprentis-sages du travail en commun affectent les performances électorales (tableau 4).

Tableau 4. – Les résultats électoraux de la gauche non gouvernementale pendant les législatives (1997-2016).

1997 2002 2007 2011 2016

OADP 4 – – – –

GSU – 3 – – –

PSU – – 5 Boycott –

PADS – – 0 Boycott –

CNI – 1 1 0 –

FGD – – – – 2

La famille politique du Mouvement populaire entre segmentation et réunification

Au début de la nouvelle ère, la mouvance issue du Mouvement populaire (MP) continue également à se segmenter (figure 9). En 2001, des élus du Mouvement national populaire (MNP) créent le parti de l’Union démocratique (UD). En mars 2002, Najib Ouazzani, né en 1955 à Nador, chirurgien et député de Nador depuis 1993, regroupe des membres du MP, du MNP et de l’UD au sein d’Al Ahd (le Pacte). Lors des législatives de 2002, ces partis obtiennent des résultats inégaux. Par anticipation du « raz-de-marée » du PJD, le Palais les incite à se réunifier en 2006. Le MP, le MNP et l’UD répondent à cet appel et se fédèrent dans l’Union du Mouvement populaire. Pour sa part, Al Ahd parti-cipe à la fusion impulsée par le PAM, mais Najib Ouazzani ne tarde pas à s’en retirer. En 2009, il reconstitue le parti sous le nom d’Al Ahd addimocrati (le pacte démocratique) 2.

2. En 2016, il déposera sa candidature sous les couleurs du PJD à Al Hoceïma, mais son dossier sera déclaré irrecevable, au regard de la loi sur les partis et du règlement intérieur du Parlement.

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Figure 9. – Scissions et fusions au sein de la mouvance issue du Mouvement populaire.

MP (1959)

MP (1967-2006)

MNP (1991-2006)Union démocratique

(2001-2006)

MPDC (1967-1998)

PJD (1998)

Al Ahd (2002-2008)Union du MP (2006)

L’arborescence signale des scissions, la relation indique une fusion lorsque le trait est continu, et une circulation d’adhérents lorsque celui-ci est en pointillé.

De nouvelles vocations : des partis pour les « entrepreneurs »

L’entrée des entrepreneurs en politique s’inscrit dans le prolongement de deux dynamiques (Catusse, 2008). D’une part, le patronat représenté par la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) s’affirme, à l’occa-sion de la « campagne d’assainissement » de 1996, en s’opposant frontalement au ministère de l’Intérieur (Hibou, 1996). Pour rappel, en octobre 1995, Hassan II présente le dernier rapport de la Banque mondiale et annonce que le Maroc est « au bord de la crise cardiaque ». En février 1996, le royaume signe des accords de libre-échange avec l’Union européenne. Durant cette phase, les incitations à lutter contre l’évasion fiscale, la corruption, la contrebande, le trafic de drogue, etc. proviennent de toute part. C’est dans ce contexte qu’une vaste opération orchestrée par Driss Basri débouche sur l’arrestation d’hommes d’affaires, des procès spectaculaires et des violations dénoncées par les associations de droits humains : « Opération de communication à l’adresse des partenaires étrangers et européens en particulier, ce fut aussi l’occasion d’une correction, dans tous les sens que peut prendre ce terme, d’un monde de l’entreprise qui exprimait quelques velléités d’autonomisation » (Catusse, 2008, p. 176).

D’autre part, le changement politique devient l’objet « d’un “grand récit” aux diverses versions avec ses héros et ses contre-héros, dont les “entrepreneurs”,

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puis plus récemment dans une moindre mesure les “technocrates” et les “city managers” pourraient jouer le rôle de figures de proue symboliques » (Catusse, 2002a, p. 121). Parallèlement à la diffusion du « mythe technocratique », l’« économisation du politique » se traduit par la constitution de la « bonne gestion » et des « compétences économiques » en qualités politiques.

À la veille des législatives de 2002, deux nouveaux venus cristallisent ces tendances. Le parti Forces citoyennes (FC) est impulsé par Abderrahim Lahjouji (1941-2021), natif de Meknès et héritier d’une entreprise spécialisée dans le bâtiment et les travaux publics, ancien président de la CGEM (1994-2000), qui doit sa renommée à sa résistance pendant la campagne d’assainissement. Son objectif déclaré est d’inciter les entrepreneurs à s’investir dans la sphère politique et à prendre en charge le développement du pays. Pour sa part, l’Alliance des libertés (ADL) est fondée par Ali Belhaj, né à Berkane en 1960, élu dans les années 1990 sous les couleurs de l’Union constitutionnelle (UC), puis du Parti du progrès et du socialisme (PPS). À cette époque, cet administrateur et expert inter-national perçoit une opportunité pour la construction d’une « droite moderne » (Bennani-Chraïbi, 2004b). En 2008, il se rallie à une nouvelle offre partisane.

Émergence d’un Léviathan : le Parti authenticité et modernité

Des catégories du langage politique marocain demeurent structurantes. Dès sa gestation, le Parti authenticité et modernité (PAM) est accusé d’être le « parti administratif » de la nouvelle ère. D’après ses adversaires, il a pour vocation d’emporter les élections prévues en 2012 et de parachever le verrouillage du jeu politique. Ce serait une version du Front de défense des institutions constitution-nelles (FDIC) « revue et corrigée par le nouveau Makhzen » (Desrues et Kirhlani, 2009, p. 315). Certes, plusieurs éléments donnent une impression de déjà-vu : son impulsion par un ami du roi, sa poussée électorale fulgurante et l’attraction exercée sur les élus d’autres groupes parlementaires, son rejet des idéologies, le type de critiques qu’il adresse aux autres formations, le fait même que son programme et les figures mises en avant soient en adéquation parfaite avec la doxa officielle du moment. Cependant, un cadrage exclusivement en termes de « parti administratif » laisse de côté des aspects qui éclairent la convergence au sein d’une même organisation d’acteurs aux parcours de politisation diversifiés (Eibl, 2012).

La virulence des réactions suscitées par la création du PAM est largement liée au profil de son principal fondateur. Fouad Ali Himma est non seulement un proche du monarque, mais également l’un des hommes les plus influents du régime en ces années 2000. Né en 1962 à Marrakech, il compte parmi les condisciples du futur Mohammed VI au Collège royal, puis à la faculté de droit de Rabat. D’après sa fiche Wikipédia 3, « il effectue un stage de neuf ans » (1986-

3. « Fouad Ali El Himma », Wikipédia (page web). Disponible sur : [https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Fouad_Ali_El_Himma&oldid=176424878], consulté le 27 décembre 2020.

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1995) au ministère de l’Intérieur sous la férule de Driss Basri. Alors même que son parcours le dispose à accéder directement aux arcanes de l’État, il se présente aux élections sans affiliation partisane, dans sa région d’origine non loin de Marrakech. Après son succès aux communales en 1992, il préside ainsi le conseil municipal de Benguerir jusqu’en 1997, puis devient député de Skhour Rhamna (1995-1997). Peu avant la succession, il est rappelé auprès du prince héritier en tant que directeur de cabinet. À l’instar d’autres anciens élèves du Collège royal, il fait partie du premier cercle du nouveau roi. Ce faisant, il développe une entre-prise de relations publiques florissante. À partir de 1999, il retourne à l’Intérieur, d’abord en qualité de secrétaire d’État, puis de ministre délégué (2002-2007). Pendant huit ans, il prend en charge des dossiers sensibles : les questions sécuri-taires, le montage de l’Instance équité et réconciliation (IER) créée en 2004 pour tourner la page des « années de plomb », la loi sur les partis politiques de 2006, l’ingénierie électorale, etc. Sur un autre plan, il tisse des réseaux, notamment dans l’associatif, le monde de l’entreprise, la haute fonction publique et les médias.

À ce niveau déjà, il convient de nuancer le parallèle qui est souvent fait entre Fouad Ali Himma et Ahmed Réda Guédira. Certes, l’un et l’autre ont réalisé une très forte mobilité sociale et une carrière dans les hautes sphères de l’État en lien avec leur amitié précoce avec le prince héritier. À quelques décennies d’écart, leurs talents sont reconnus par l’ami devenu roi et ils créent des partis politiques pour mettre en œuvre le projet royal du moment. En revanche, ils se distinguent au moins par certaines de leurs dispositions et par les stratégies qu’ils adoptent dans des contextes différents. Guédira est haï par les dirigeants politiques de son époque et n’a aucune clientèle en nom propre. Pendant les législatives de 1963, il est ministre de l’Intérieur et ne doit sa courte victoire à Casablanca qu’aux divisions de l’UNFP. Quant à Himma, il met à profit sa position au cœur du ministère de l’Intérieur pour mobiliser plusieurs cercles. Mais il renonce à sa fonction, avant de se présenter en tête de liste aux législatives de 2007 et d’emporter les trois sièges de la circonscription de Rhamna. Cette fois-ci, quand « le “favori” du roi cherche les faveurs des électeurs » (Bendella, 2009), les ressorts d’une victoire aussi fracassante sont à la jonction entre deux sources de légitimité : descendante et ascendante. Autrement dit, les électeurs perçoivent et anticipent les bénéfices qu’ils peuvent tirer d’un élu aussi proche du roi, et l’élu peut se targuer d’un ancrage local convertible en mandat électoral.

Si le FDIC et le PAM résultent, l’un comme l’autre, d’une stratégie fédéra-tive qui vise à réduire une asymétrie électorale avec l’opposition du moment, le processus d’émergence du parti de Fouad Ali Himma s’ajuste à la configu-ration politique du milieu des années 2000. Au lendemain des législatives de 2007, les trois élus de Rhamna créent le groupe parlementaire « Authenticité et modernité » en fédérant des élus issus de sept petites formations politiques. Moins d’un an plus tard, en août 2008, le PAM puise dans deux viviers. Le premier est composé de cinq des sept partis qui ont formé le groupe parlemen-taire (figure 10) : le Parti national démocrate (PND), Al Ahd, le Parti de l’envi-ronnement et du développement (PED), l’ADL et l’Initiative citoyenne pour le

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développement (ICD). Le second vivier est une association politique qui agrège les réseaux tissés par Fouad Ali Himma dans différents secteurs de la société.

Le 17 janvier 2008, un communiqué intitulé « Le Maroc de demain » annonce la création du Mouvement pour tous les démocrates (MTD). La liste des onze signataires incarne les profils promus dans le Maroc de la nouvelle ère : l’ancien secrétaire d’État est entouré de puissants hommes d’affaires, de « techno-crates », de figures de la « société civile » et d’anciens prisonniers politiques. Ces derniers sont pour la plupart passés par le Mouvement marxiste-léniniste marocain (MMLM) des années 1970, puis se sont mobilisés dans les organi-sations de droits humains à partir de la fin des années 1980. Dès le début du règne, ils prennent part à l’une ou l’autre des initiatives impulsées par le Palais, à l’instar de l’IER et du Rapport du cinquantenaire. Certains d’entre eux sont impliqués dans les discussions avec le secrétaire d’État à l’Intérieur au sujet du règlement des « années de plomb ». Pendant ces échanges, ils tissent avec lui des relations de confiance qui se renforcent dans le cadre de l’IER. Les pourparlers entre « militants et hommes du palais » susciteront d’ailleurs de fortes tensions internes, entre autres au sein du Forum vérité et justice 4 (Vairel, 2014, p. 280).

Tandis que certains perçoivent dans le PAM une matérialisation de la réconci-liation sous-jacente au projet de l’IER, d’autres expriment leurs suspicions vis-à-vis d’un mouvement qui attire les « opportunistes », les « démocrates makhzé-niens » et les « gauchistes déçus » (Benchemsi, 2008). Vu sous un autre angle, ce parti tend à cristalliser des parcours de politisation et de reconversion parti-sane des figures mises en valeur sous Mohammed VI. Parmi eux, des « hommes d’affaires » et des membres de « la société civile » avaient essayé de créer leur propre parti en 2002, puis réalisé la difficulté de monter une machine électo-rale. L’ADL en est une bonne illustration. Quant aux profils issus du MMLM qui rejoignent le MTD, puis le PAM, certains d’entre eux peinent à se réinsérer professionnellement ou se reconvertissent dans le secteur des droits humains. Dans l’ensemble, ils se distinguent par une notoriété personnelle accumu-lée à travers plusieurs luttes. En rejoignant Himma, ils espèrent « ouvrir une dynamique », disposer de « machines électorales » (encadré 14, p. suiv.), voire réaliser le destin politique auquel ils aspirent.

Le premier objectif déclaré du PAM est de compenser les déficiences des partis existants sous trois angles : contribuer « à la clarification du paysage politique marocain, aujourd’hui trop éclaté » ; réconcilier les citoyens avec la politique et « représenter la majorité silencieuse » ; rassembler les forces vives du royaume – « la société civile » –, et promouvoir le travail de proximité, le développement local et la régionalisation 5. La deuxième visée – la principale – est de contrecarrer la montée du « danger fondamentaliste » et de contrebalancer la poussée électo-rale du PJD. Plus globalement, le parti se donne pour programme la mise en

4. Le FVJ est une association de droits humains créée en 1999 par des membres des groupes qui ont subi la violence de l’État pendant les « années de plomb ».

5. Parti Authenticité et Modernité, « Nos Valeurs » (page web). Disponible sur : [https://web.archive.org/web/20170101104451/http://www.pamiste.fr/nos-valeurs/], capture du 1er janvier 2017.

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Encadré 14 Un militant des droits humains au Parti authenticité et modernité

Habib Belkouch compte parmi les onze signataires du communiqué « le Maroc de demain », puis parmi les fondateurs du PAM. Dans l’entretien qu’il m’accorde le 20 août 2008 au Centre d’études en droits humains et démocratie (CEDHD) à Rabat, il revient sur le parcours qui le conduit du Mouvement marxiste-léniniste aux droits humains, puis au PAM.

Il voit le jour en 1954 à El Jadida. Son père y était mis en résidence par les autori-tés du Protectorat. Ce khalifa* et son frère caïd* d’une tribu des environs de Safi avaient refusé de se rallier au pacha Glaoui (chapitre 1). À l’indépendance, ce premier exerce en tant que magistrat à Marrakech ou dans sa région.

Au début des années 1970, le jeune Habib participe aux mobilisations lycéennes et sympathise avec le Mouvement du 23 mars. Arrêté en 1974, il passe cinq ans de sa vie en détention. Il sera privé de passeport jusqu’en 1994. À sa sortie de prison, il a une licence en philosophie. Il obtiendra également un diplôme d’études appro-fondies en histoire de la philosophie. Sur le plan professionnel, il mène différentes expériences : enseignement secondaire, journalisme, traductions, etc. En 1983, il est recruté dans la commission nationale de l’Unesco. Dix ans plus tard, il devient perma-nent bénévole à l’Organisation marocaine des droits de l’homme (1993-1998), dont il sera l’un des vice-présidents. À la même époque, il adhère à la section d’Amnesty International (1994-1998). Au cours de ces années, il se professionnalise dans les droits humains. L’avènement du gouvernement Youssoufi constitue une aubaine professionnelle pour de nombreux militants. De 1998 à 2000, Habib Belkouch est recruté en qualité d’expert consultant auprès du ministre des Droits de l’homme, qui n’est autre qu’un ancien de l’OMDH. Deux ans plus tard, il est nommé directeur du Centre de documentation, d’information et de formation en droits de l’homme (CDIFDH), nouvellement créé dans le cadre d’une coopération entre le ministère des Droits de l’homme, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et le PNUD (2000-2005). Ensuite, il est directeur du programme migration au sein du Réseau Euromed des droits humains (2005-2006), et préside le CEDHD, une organi-sation non gouvernementale fondée en 2005. Par ailleurs, il dirige ou coordonne des programmes de coopération internationale, accompagne les travaux de l’IER et parti-cipe à la rédaction de différents rapports, dont celui du Cinquantenaire.

Dans la phase de gestation du MTD, il est approché par des personnes qu’il a fréquentées à différents moments de son parcours : le Mouvement du 23 mars, la prison, l’OMDH, le gouvernement Youssoufi, le CDIFDH, le Rapport du Cinquantenaire, etc. Dans l’entretien qu’il m’accorde au lendemain de la création du PAM, il explique que tout a commencé avec la volonté de lancer des débats publics autour des recommandations de l’IER et du Rapport du Cinquantenaire. À l’instar d’autres acteurs, il exprime son dépit face au peu d’intérêt suscité par ces documents. Il constate que la libéralisation politique a bouleversé l’ensemble de la classe politique, précipitant les partis politiques dans la course aux mandats au détriment de la quête d’une stratégie politique. Il s’inquiète de la montée de l’islamisme sous ses diffé-rentes facettes. Dans un tel contexte, ses camarades et lui décident de se joindre à tous les acteurs politiques qui partagent leurs aspirations, peu importe leur « couleur politique », l’essentiel étant d’« ouvrir une dynamique ». Ils réalisent d’autant plus

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œuvre des orientations du Rapport du cinquantenaire et des recommandations de l’IER selon les perspectives qui se dessinent dans les discours royaux (Eibl, 2012, p. 54). Si Ahmed Réda Guédira était l’idéologue du FDIC et si les propositions de l’UC portaient l’empreinte des politiques d’ajustement structurel, le PAM se réclame du dispositif de « gouvernance dépolitisée » promu par la monarchie.

Cependant, le volontarisme affiché par ce parti se heurte rapidement aux contradictions inhérentes à ce mariage entre l’« eau » et « l’huile », selon les termes utilisés par un jeune adhérent du parti quelques années plus tard :

« Le premier jour, il y a eu un effet de nouveauté comme pour tout nouveau produit commercial. […] On a considéré que le PAM était la solution à tous les problèmes des Marocains, on a considéré que Fouad Ali Himma, l’ami du roi, c’était la main qui bénissait les gens. […] Mais quand la rivière gonfle, tu ne sais pas ce qu’elle charrie […]. Il y a eu la volonté de fondre dans un même tissu une gauche vraiment extrême et une droite vraiment extrême […]. Comme si tu voulais mélanger l’eau et l’huile » (entretien réalisé par l’autrice pendant le congrès du parti, à Bouznika, le 18 février 2012).

À peine créé, le PAM observe les défections en boule de neige des compo-santes issues du PND, d’Al Ahd et du PED, qui se reconstitueront en tant que partis. Officiellement, leurs dirigeants refusent la mainmise du MTD (Eibl, 2012, p. 54). À l’occasion des élections partielles de septembre 2008, seul l’un des cinq candidats présentés par le parti se fait élire. Les figures des années 1970 ne parviennent pas à convertir leur notoriété de militants de droits humains et d’anciens prisonniers politiques en capital électoral. Selon les témoignages recueillis, cette expérience est décisive dans le revirement qu’observe le parti. À l’issue du congrès constitutif de 2009, le poids de la « société civile » tend à baisser au niveau de l’appareil partisan en cours de structuration.

En revanche, le pouvoir d’attraction du parti de l’ami du roi est tel que celui-ci ne tarde pas à devenir la première force au sein de la Chambre des représen-tants, où le mouvement de transhumances atteint son comble entre 2007 et 2010 (tableau 5 6). En effet, en 30 mois, 82 élus changent d’appartenance partisane

6. Reprise d’une partie du tableau publié par H. Challot (2010).

les limites de l’action associative que plusieurs projets de loi sont sur le point d’être discutés au Parlement.

En septembre 2008, Habib Belkouch se présente aux élections partielles à Marrakech, le berceau de sa mère et la ville où il a grandi. Avant même de subir un échec électoral, il est conscient qu’« il ne suffit pas d’être une personne intègre et culti-vée », ni de tenir « un bon discours » pour gagner des élections. Un « apprentissage » s’impose et il faut composer avec la « réalité sociale » qui prévaut au Maroc : des élus disposent de fiefs et mobilisent les voix sur une base tribale, clientélaire, ou grâce à des « machines électorales ». En août 2008, il insiste toutefois sur la nécessité de « lutte[r] contre l’utilisation de l’argent et des moyens de l’État ».

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et, en comptabilisant ceux qui le font jusqu’à trois fois, cela donne 111 trans-ferts (Challot, 2010). Le premier bénéficiaire est le PAM. Tandis que les grandes formations comme le Rassemblement national des indépendants (RNI) et l’Isti-qlal s’en sortent, toutes les autres en souffrent à des degrés divers, à l’exception de l’USFP et du PJD.

Tableau 5. – Transhumances dans la Chambre des représentants entre 2007 et 2010.

Appartenance politique Résultats sept. 2007

Sortants Entrants Effectif juin 2010

Perte/gain

PAM 0 0 55 55 + 55

PI 52 2 4 54 + 2

PJD 46 0 0 46 0

RNI 39 3 9 45 + 6

USFP 38 1 1 38 0

MP 41 13 4 33 – 8

UC 27 9 7 25 – 2

PPS 17 8 0 9 – 8

MDS 9 9 0 0 – 9

FFD 9 5 0 4 – 5

PND-Al Ahd 8 5 0 3 – 5

Sans appartenance 5 5 24 3 – 2

Parti travailliste 5 3 0 2 – 3

PADS/CNI/PSU 5 2 0 3 – 2

En somme, le PAM présente bien un air de famille avec le FDIC, le RNI ou l’UC. Pourtant, il ne constitue pas une simple réplique d’une formule du passé, ne serait-ce que parce qu’il matérialise une partie des transformations à l’œuvre pendant la nouvelle ère. Du reste, le fait même qu’il peine à s’affirmer face au PJD montre qu’il ne bénéficie pas des mêmes soutiens de l’administration que le RNI ou l’UC, du moins avant 2016.

Légalisations et mises hors-jeu

Outre les nouvelles vocations, les scissions, les fusions et les impulsions des proches du cercle royal, le processus de légalisation d’organisations issues des arènes protestataires des 1960 et 1970 se poursuit non sans heurt.

À l’extrême gauche se trouve Annahj Addimocrati (Voie démocratique). Constituée en 1995, cette organisation se réclame de l’héritage marxiste-léniniste d’Ila al Amam. Parmi ses fondateurs, figurent d’anciens prisonniers politiques, à l’instar d’Abdellah El Harif, né en 1946 à Meknès, un ingénieur diplômé de l’École nationale supérieure des mines (Paris), condamné en 1977 à la prison à vie,

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puis libéré en 1991, et de Mustapha Brahma, né en 1955 à Casablanca, diplômé de l’École Mohammadia d’ingénieurs (EMI), détenu entre 1984 et 1994. Après de longs pourparlers avec l’Intérieur, le parti organise son congrès constitutif en 2004. Mais, en dépit de sa légalisation, il continue à fustiger le « despotisme » monarchique et à défendre le droit des Sahraouis à l’autodétermination. Pendant les campagnes électorales, ses militants appellent au boycott, ce qui leur vaut des arrestations. Ses ramifications sont importantes dans le syndicalisme et les associa-tions de plaidoyer (notamment l’Association marocaine des droits humains).

Des groupes assimilés à la « gauche islamique » tentent également d’intégrer la sphère politique instituée. Tout en étant issus du Mouvement de la jeunesse islamique (MJI) comme le PJD, ils s’en distinguent sur le plan idéologique, au point de gagner le soutien de la gauche radicale et de l’extrême gauche. Constitué en 1995, Al Badil al hadari (Alternative civilisationnelle) est légalisé en 2005 après une grève de la faim menée par ses dirigeants. En gestation depuis 1998, Hizb al oumma (Parti de la Oumma) peine à se faire reconnaître par les autorités. Il organise son congrès constitutif au siège du PSU en 2006, mais n’est officialisé qu’en 2012, dans le sillage des protestations de 2011. Animés par des intellec-tuels, ces deux partis revendiquent un projet démocratique, se réclament à la fois de l’islam et de la « sagesse humaine », et condamnent le recours à la violence (Darif, 1999, p. 115, p. 290-292).

En revanche, l’organisation Al Adl wal ihsane (AWI) demeure (auto-)exclue de la politique instituée. Elle persévère dans son refus de reconnaître au roi le statut de commandeur des croyants, tout en se saisissant de chaque opportunité pour mettre en scène sa capacité de mobilisation et son rejet de « tout dérapage ». Elle bénéficie d’un « régime de tolérance dans l’interdiction » (Vairel, 2018, p. 281). Néanmoins, à partir de 2006, les mesures répressives à l’encontre de ses membres s’exacerbent, sans pour autant porter atteinte à son capital organisation-nel collectif. En 2011, un sympathisant de la gauche radicale relève avec humour qu’AWI est « la seule véritable organisation marxiste-léniniste du Maroc ». Pour sa part, le Parti démocratique amazigh marocain tente d’accéder à la reconnaissance légale entre 2005 et 2008, mais se la voit refuser au regard de la loi sur les partis politiques promulguée en 2006, qui confirme la proscription de la fondation de partis politiques sur une base religieuse, linguistique, ethnique ou régionale.

Reste à souligner la réversibilité de l’accès à la sphère politique instituée. En effet, en 2008, à la suite d’accusations de terrorisme, Al Badil est dissous. Ses dirigeants, ceux d’Al Oumma, de même que des membres du PJD sont arrêtés et condamnés dans le cadre de l’affaire Belliraj 7, ce que les organisations de droits humains dénoncent comme une instrumentalisation de la loi contre le terrorisme votée en 2003. Ce registre est investi y compris par les adversaires du PJD. Après les attentats de 2003, des voix se sont élevées pour réclamer l’interdiction de ce parti accusé d’être « moralement responsable » de ces actes de violence.

7. Arrêté en 2008, Abdelkader Belliraj est accusé d’être à la tête d’un réseau jihadiste et d’avoir planifié des assassinats. Par ailleurs, ce personnage aurait trempé dans le grand banditisme et servi d’informateur à la sûreté d’État belge. Sur cette affaire, voir T. Desrues et S. Kirhlani (2009), ainsi que Y. Belal (2009).

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LES RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE…

Dans l’ensemble, ces phénomènes d’exclusion et d’auto-exclusion se cristal-lisent par un boycott actif fondé sur une remise en cause du jeu politique officiel et de ses règles. Pour autant, celui-ci ne canalise pas l’ensemble des expressions de démobilisation électorale.

L’amplification de la démobilisation électorale

Depuis 2007, au lendemain de chaque suffrage législatif, la presse marocaine annonce le triomphe du « parti abstentionniste ». Les analyses convergent sur un point :

« La tendance est lourde : les Marocains s’inscrivent moins, se déplacent moins pour voter et mettent de plus en plus de bulletins nuls dans l’urne, alors même que l’offre politique devient, à chaque élection, plus pléthorique » (Tafra, 2016).

Un tel constat incite à aborder une autre facette des « cens cachés 8 » de l’universalisation du suffrage, tout en gardant à l’esprit que les chiffres homogé-néisent facticement la pluralité des voix de l’abstention et des votes invalides

8. Pour rappel, le suffrage censitaire conditionne le droit de vote et d’éligibilité à l’acquittement d’un impôt direct au seuil variable, le cens. Inversement, l’universalisation du suffrage renvoie à l’extension de ces droits à l’ensemble des citoyens, tout en comportant des exclusions liées au sexe, à l’âge, etc. Par analogie, le concept de « cens caché » met l’accent sur la dépossession des moins dotés culturellement, économiquement et socialement. L’« intérêt et l’attention accordés aux activités et aux productions du champ politique » sont subordonnés au degré de « compétence politique » sur le plan cognitif (le fait d’être doté d’un savoir spécia-lisé permettant de différencier, de classer et de situer les acteurs) et statutaire (un sentiment de compétence

Encadré 15 Les traitements des données électorales réalisées par Tafra

Créé en 2015, Tafra est un think tank marocain qui aspire à « proposer des solutions pratiques pour une interprétation et une mise en œuvre démocratique de la Constitution de 2011 ». Son équipe est composée de politistes, de juristes, d’un géographe et d’un ingénieur, formés au Maroc, en France et aux États-Unis. La démarche privilégiée par l’association consiste à lancer des passerelles entre l’univers de la recherche et la cité, et à faciliter l’accès à l’information.

Les traitements présentés dans les tableaux 6 et 7 ont été réalisés par Younes Benmoumen, cofondateur de Tafra, en amont d’une publication (Tafra, 2016). Ils utilisent les statistiques démographiques produites par le Haut-Commissariat au Plan, et les données électorales publiées par le ministère de l’Intérieur et disponibles dans Le Petit Marocain jusqu’en 1977, Le Matin du Sahara entre 1984 et 2002, le site officiel [www.elections.ma/] entre 2007 et 2016. En cas de données manquantes, la source secondaire la plus fiable est privilégiée (notamment Lopez Garcia, 2013). À partir du scrutin de 2002, le nombre de votes valables et de bulletins nuls est calculé sur la base des listes locales, et non de la liste nationale. Pour notre part, concernant les législatives de 1963, nous avons opté pour les résultats consolidés publiés par R. Leveau (Marais, 1964a) et repris par B. Lopez Garcia.

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(Offerlé, 2002, p. 101). Soulignons d’ores et déjà que les données disponibles ne permettent pas d’identifier avec précision les propriétés sociales des Marocains en âge de voter qui expriment, passivement ou activement, leur éloignement par rapport à la scène électorale, et encore moins leurs trajectoires de (non-)participation d’un scrutin à l’autre. En revanche, « l’approche écologique du comportement électoral » (Rivière, 2017), impulsée au Maroc par R. Leveau, connaît un nouvel élan (Goeury, 2014). Pour esquisser les grandes tendances de la démobilisation électorale, nous recourons essentiellement aux données conso-lidées et traitées par l’équipe de Tafra (encadré 15 9). Ensuite, nous examinerons les formes de politisation qui sous-tendent un tel phénomène.

La démobilisation électorale en chiffres

Entre 1963 et 2016, le nombre de votes valables reste relativement stable (tableau 6). L’augmentation de la population marocaine et du nombre de citoyens en âge de voter ne se traduit pas par un accroissement du nombre d’inscrits, et encore moins du nombre de votants et des votes valables. Retenons en particulier que le ratio du nombre de votants par rapport au nombre estimé de la population en âge de voter passe de 54 % en 1963 à 28 % en 2016 (tableau 7).

Après le pic atteint à la veille de la formation du gouvernement d’alter-nance (86 % en 1997), le taux d’inscription n’a cessé de baisser (tableau 7), en dépit des mesures prises pour faciliter les démarches administratives et des campagnes publicitaires menées de concert avec des associations. Cette tendance est marquée chez les jeunes de 18-24 ans, qui représentent 24 % de la population en âge de voter mais seulement 9 % du corps électoral (Goeury, 2014). Elle se retrouve aussi dans les périphéries des grandes agglomérations et les provinces sahariennes : « d’une part parce qu’une partie des militants sahraouis refusent de participer à des élections organisées par Rabat, d’autre part parce que de nombreux travailleurs venus du nord du pays ne se sentent pas impliqués dans la politique locale » (ibid.).

Sur le long terme, les taux de participation observent également une courbe décroissante, à quelques exceptions près. Nous l’avons vu, les scrutins des années 1970 portent la marque des différentes mises en scène de la représentation par Hassan II, des emprises politiques, du quadrillage administratif et des dépen-dances sociales dans un Maroc en majorité rural. Au tournant du millénaire, les annonces messianiques de nouveaux départs n’enrayent pas la baisse de la parti-cipation, qui atteint le record de 37 % en 2007. À l’occasion des législatives qui suivent les protestations de 2011 et la réforme constitutionnelle, l’augmentation ponctuelle du taux de participation trahit la perception d’un tournant politique. Par-delà cet aperçu global, d’importantes variations sont relevées à l’échelle territoriale. Les provinces les plus faiblement peuplées, situées pour l’essentiel

ou d’indignité), qui varie en fonction du niveau d’instruction, et « à niveau d’instruction égal, avec le sexe, l’âge et, plus faiblement, le milieu social » (Gaxie, 1993, 31-32).

9. Tafra, « Mission » (page web). Disponible sur : [http://tafra.ma/mission/], consulté le 18 novembre 2020.

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LES RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE…

dans les territoires sahariens, se distinguent par les taux de participation les plus élevés – tout en enregistrant de très faibles taux d’inscription 10. Inversement, les grandes agglomérations observent les taux de participation les plus bas (ibid.).

Bien qu’il n’y ait aucune distinction entre les votes invalidés « par erreur » et les votes blancs, notons enfin une corrélation entre les forts taux de participa-tion et les faibles les taux de vote nul, et vice versa. En 2007, la circonscription casablancaise d’Anfa, lieu de voisinage entre les bidonvilles et les quartiers huppés de la ville, bat tous les records : 26 % de participation et 36 % de vote nul.

Tableau 6. – Le corps électoral de 1963 à 2016 (traitements Tafra).

Échéance électorale

Population estimée

Population en âge de

voter

Nombre d’électeurs

inscrits

Nombre de votants

Nombre de votes valables

Votes nuls

1963 12 473 000 6 485 960 4 784 949 3 494 629 3 370 783 123 846

1970 14 952 000 7 176 960 4 874 598 4 160 016 4 106 015 54 001

1977 17 978 000 9 168 780 6 519 301 5 369 431 5 045 363 324 063

1984 21 297 000 10 510 080 7 414 846 4 999 646 4 443 004 556 642

1993 25 549 000 13 816 570 11 398 987 7 153 211 6 222 218 930 993

1997 27 282 000 14 852 810 12 790 631 7 456 996 6 371 630 1 085 366

2002 29 185 000 17 923 815 13 884 467 7 165 206 5 936 370 1 114 527

2007 30 850 000 20 555 314 15 510 505 5 721 074 4 589 681 1 131 393

2011 32 245 000 21 642 000 13 420 631 6 106 964 4 745 453 1 361 511

2016 33 848 242 23 673 000 15 702 592 6 640 626 5 779 004 861 622

Tableau 7. – Taux d’inscription, taux de participation, ratios du nombre de votants et de votes valables par rapport à la population

en âge de voter de 1963 à 2016 (traitements Tafra).

Ratio du nombre d’électeurs inscrits par rapport à la population

en âge de voter

Taux de participation (votants/inscrits)

Ratio du nombre de votants par rapport à la population en âge

de voter

Ratio du nombre de votes valables par

rapport à la population en âge de voter

1963 74 % 73 % 54 % 52 %

1970 68 % 85 % 58 % 57 %

1977 71 % 82 % 59 % 55 %

1984 71 % 67 % 48 % 42 %

1993 83 % 63 % 52 % 45 %

1997 86 % 58 % 50 % 43 %

2002 77 % 52 % 40 % 33 %

2007 75 % 37 % 28 % 22 %

2011 62 % 46 % 28 % 22 %

2016 66 % 42 % 28 % 24 %

10. Selon le découpage territorial de 2009, le Maroc est divisé en 13 préfectures, à dominante urbaine, et 62 provinces, à dominante rurale.

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Une démobilisation différentielle selon les formes de politisation

La démobilisation électorale en contexte autoritaire est souvent expliquée par l’environnement politique, l’ingénierie électorale et les configurations sociales. Dans les régimes à pluralisme limité, la légitimité des élections, le niveau de parti-cipation électorale et la confiance dans les gouvernants et dans les institutions publiques seraient très faibles (Carothers, 2002). Au Maroc, les changements fréquents de loi électorale amplifient le désarroi des électeurs. En outre, le fait qu’un trop grand nombre de partis soient en lice pour peu de sièges par circons-cription (soit une faible magnitude) fausse la proportionnelle, décourage la compé-tition et la participation électorale. Les distorsions produites par l’ingénierie électo-rale exacerbent ces tendances. À titre d’exemple, les taux records de participation dans les provinces sahariennes sont associés à la petite taille de ces circonscriptions (Goeury, 2014 ; Veguilla, 2004). Néanmoins, ces facteurs dissuasifs s’exercent diffé-remment selon les propriétés sociales des personnes en âge de voter, de leur inser-tion sociale et de leur rapport au politique. Sur la base des enquêtes qualitatives que nous avons menées en 2002 et en 2007 dans deux circonscriptions de Casablanca, nous allons montrer que l’abstention et le vote nul expriment des attitudes allant de l’expression d’une « conscience politique » à un rejet fondé sur une opposition entre un « nous » (le peuple, les exclus, etc.) et un « eux » (la « classe politique »).

La démobilisation électorale des « sophistiqués »

Dans le prolongement d’une politisation élitaire, des personnes dotées en capitaux culturels invoquent leur aptitude à discerner le jeu politique pour justifier le fait qu’elles boudent les urnes ou votent blanc. Selon leurs dires, la compétition électorale ne porte pas sur les enjeux essentiels du pouvoir. Les modalités de déroulement de l’activité électorale ne permettent pas l’émergence d’une majorité cohérente. Les résultats des urnes ne pèsent pas sur les prises de décision politique, en raison d’un parlement et de gouvernements faibles, et du rôle central joué par l’exécutif monarchique. Certains relèvent que leur voix sera perdue : les gouvernements hétéroclites rassemblent systématiquement les adversaires de la veille. D’autres encore expriment leur réticence à mélanger leur voix avec les bulletins de ceux qui vendent la leur.

Il arrive aussi que l’abstention ou le vote blanc sanctionnent un parti en parti-culier. En 2007, c’est le cas pour l’USFP qui est passé de la première position en nombre de sièges en 2002 à la 5e position en 2007. Lorsque ses anciens électeurs n’ont pas reporté leur voix sur d’autres formations, ils ont boudé les urnes. Les reproches des désenchantés sont de plusieurs ordres. D’abord, la faiblesse des réali-sations, le décalage entre le discours tenu dans les rangs de l’opposition avec la réa-lité de l’action gouvernementale. Ensuite, le fonctionnement interne du parti, ses compromissions, ses silences ou son soutien à la répression ciblée, la rupture avec les bases. Enfin, le parti aurait les mêmes pratiques que les autres : enrichissement des élus, gestion clientélaire et familialiste des biens publics et des positions éligibles.

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« Crise de la représentation politique » et expression d’une exclusion sociale

L’abstention et le vote blanc se nourrissent plus largement du terreau de la « crise de la représentation politique » (Catusse, 2004). Ils traduisent alors une opinion sur la classe politique dans son ensemble : « tous corrompus, tous oppor-tunistes, tous vendus ». Les traces de ces représentations se retrouvent dans les pro-pos des enquêtés, mais aussi dans les insultes griffonnées sur les bulletins de vote.

Le mandat électoral est souvent considéré comme une « échelle de richesse », un ascenseur social vertigineux. D’une part, l’on se représente un élu propulsé dans un univers de relations profitables à proximité du centre du pouvoir, bénéfi-ciant institutionnellement d’une immunité parlementaire dont il ferait mauvais usage. D’autre part, l’importance de l’indemnité parlementaire et des avantages qui l’accompagnent est dénigrée au regard de la pauvreté qui sévit dans le pays. Le nomadisme d’un parti à l’autre « à la recherche du gain à tout prix », « l’acoquine-ment » avec des personnes de mauvaise réputation, l’argent dilapidé « comme s’il s’agissait de faire de la publicité pour Omo et Javel 11 » sont cités comme autant de preuves de la marchandisation de la scène électorale. Ce registre ne cessera de s’imposer. En 2017, Nasser Zefzafi, l’icône des protestations du Rif, dénoncera les « boutiques politiques ».

L’absence de réalisations constitue un autre registre de défiance : « ils n’ont rien fait pour nous », « ils ne viennent nous voir que pendant les élections et après ils disparaissent ». Une montée en généralité s’opère à partir de l’évocation de son cas personnel, ou de celui du groupe auquel on s’identifie : le quartier, les jeunes, les pauvres, les investisseurs, etc. L’on souligne alors que les grands maux du pays sont toujours là : chômage, problèmes de logement, de santé et de l’éducation, infrastructures déficientes, analphabétisme, corruption, clientélisme, relations difficiles avec l’administration, les barques de la mort, etc.

Derrière le discrédit des candidats et des élus se terrerait un sentiment d’exclu-sion, à l’échelle individuelle ou collective, qui s’articule parfois avec la perception de soi comme incompétent.

Des expressions d’illégitimité sociale et culturelle

À travers les entretiens réalisés, la démobilisation électorale est perceptible chez les électeurs faiblement dotés en capitaux culturels et en bas de l’échelle sociale. Si elle tend à s’associer à un sentiment d’illégitimité et d’incompétence, ou à un déficit d’insertion sociale, elle trahit aussi le desserrement conjoncturel ou durable des emprises sociales et politiques.

Tout d’abord, rappelons qu’avec l’introduction du bulletin unique l’électeur doit tenir un stylo, tracer deux croix pour indiquer son choix relatif aux circons-criptions nationale et locale, sans dépasser le cadre, une opération délicate pour ceux qui n’ont jamais été scolarisés. En outre, la multiplication des partis et des

11. Marques de lessive et de détergents.

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sigles, les recompositions à répétition de l’offre politique – qui se traduisent par l’ajout de nouveaux symboles – rendent le bulletin de vote illisible. Bien que les candidats focalisent une partie de la campagne électorale en milieu populaire sur les apprentissages du vote, les nouveautés restent difficiles à assimiler.

Soulignons enfin que les électeurs des années 2000 ne craignent plus les repré-sailles des autorités. Ils se sentent donc autorisés à ne pas s’inscrire sur les listes électorales et à ne pas se rendre aux urnes. De ce point de vue, l’amplification de la démobilisation électorale résulterait de l’universalisation du vote (Tingsten, 1975).

En somme, le phénomène observé est multifactoriel : un pluralisme limité dominé par l’exécutif monarchique, une offre politique peu lisible, une ingénierie électorale qui entrave la constitution d’une majorité homogène, des changements incessants de la loi électorale, un desserrement des emprises des autorités, relayé par une marchandisation du vote. Sans compter que les chiffres amalgament marginalisés sociaux et exclus politiques, « incompétents » et « trop compétents », indifférents et impliqués, réfractaires constants et irréguliers. L’un des enjeux de certaines initiatives et dispositifs vise justement à crédibiliser le jeu politique officiel, tout en encadrant la politique instituée.

L’institutionnalisation équivoque du fait partisan

Pendant les années 2000, plusieurs intervenants érigent les partis politiques en problème majeur, tout en œuvrant à leur revalorisation. L’institutionnalisation du fait partisan, à partir de 2006, et la constitutionnalisation des « avancées démocra-tiques », en 2011, portent l’empreinte de ces ambivalences. Dans l’ensemble, ces processus trahissent des transactions collusives entre une partie des acteurs parti-sans et le Palais en vue de maintenir le statu quo dans une monarchie où le roi règne et gouverne.

Le fait partisan au cœur des ambivalences de la loi

Après l’instauration en 1958 d’un code des libertés, inspiré par la loi française de 1901, le statut des partis politiques subit d’importantes restrictions. Sous le gouvernement Youssoufi, la loi sur les associations de 2002 libère le système déclaratif des entraves introduites pendant les années de plomb (Bulletin officiel, 2002). Cependant, la loi des partis politiques promulguée en 2006 les réintroduit partiellement et sous d’autres formes (Bulletin officiel, 2006).

Une loi des partis politiques pour quoi faire ?

Depuis l’avènement de Mohammed VI, le discours sur la crise des partis politiques ne cesse d’être relayé par un large éventail d’énonciateurs : le roi, les médias, les acteurs de la « société civile », les promoteurs internationaux de la démocratie, et comme nous l’avons vu des citoyens ordinaires. Le diagnostic

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LES RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE…

reste le même : émiettement de la scène partisane, marchandisation des élections, transhumance des élus d’un parti à l’autre, absence de démocratie interne, etc. Les partis politiques se retrouvent ainsi face à des injonctions tous azimuts, dont les discours royaux se font les principaux porte-voix.

En position de surplomb, le roi s’érige en prince éclairé qui « oriente » les partis politiques 12. Il les incite à se « réhabiliter », à emprunter la voie de la « vertu » et de l’action politique « noble », et leur donne des leçons de « transpa-rence » et de « rationalité ». Il les somme de prendre « leurs responsabilités » et de devenir des « écoles de la démocratie ». Il les met en garde contre la « balkani-sation » et les invite à faire émerger une « majorité homogène » et une « opposi-tion constructive », tout en leur recommandant de se mettre « en phase avec leur époque » en dépassant les oppositions entre « droite » et « gauche » au profit de la « bonne gouvernance » et de l’« intérêt général ». Ce faisant, il donne des instructions pour l’élaboration d’une loi propre aux partis politiques.

La loi promulguée en 2006 comporte un long préambule et 62 articles (Bulletin officiel, 2006). Ensuite, dans le prolongement de la révision constitu-tionnelle de 2011, une loi organique relative aux partis politiques est adoptée (Bulletin officiel, 2011). En 2015 puis en 2016, de nouveaux amendements sont apportés (Bulletin officiel, 2016). C’est dire à quel point les partis politiques font l’objet d’une surproduction normative 13. À l’examen, ce corpus laisse entrevoir de nombreuses ambiguïtés (Bendourou, 2005-2006 ; Kasmi, 2015). Officiellement, l’enjeu est de constituer les partis politiques en socle de la démocratisation du Maroc en favorisant leur institutionnalisation, leur financement, leur « réhabili-tation », et la recomposition de la scène partisane. Officieusement, deux objectifs sont poursuivis : réduire l’asymétrie grandissante entre les capacités de mobili-sation électorale du PJD et celle des autres partis ; soumettre l’accès à la sphère politique instituée et son fonctionnement à un contrôle étroit.

Le projet de loi relative aux partis politiques est en gestation depuis 2004. Le premier texte produit par le ministre de l’Intérieur soulève un tollé au sein de la classe politique. Après une révision de la première mouture, le texte est adopté par le conseil des ministres en mars 2005. Au Parlement, il est vivement critiqué par l’opposition de gauche (PSU, PADS, CNI) et par le PJD. Mais il obtient le vote de la majorité parlementaire (Istiqlal, USFP, PPS, MP, RNI). Les dispositions qui visent à « réhabiliter » le fait partisan emportent l’assentiment, y compris d’opposants de la gauche radicale (Sassi, 2015). En revanche, la mise sous tutelle administrative constitue une pomme de discorde.

Des dispositions pour « réhabiliter » le fait partisan

Le fait même de consacrer une loi spécifique aux partis politiques, qui les différencie des associations, est perçu comme un signe positif. Bien davantage,

12. Voir notamment les discours du trône des 30 juillet 2001 et 2004.13. Pour une présentation détaillée de ce corpus, voir M. Bennani-Chraïbi (2019).

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la loi de 2006 souligne leur centralité dans la participation, « par des voies démocratiques, à la gestion des affaires publiques », et dans « l’organisation » et « la représentation des citoyens » (Bulletin officiel, 2006), ce qui est consolidé par la constitution de 2011. De ce point de vue, elle va à contre-courant des textes constitutionnels de 1970 à 1996 qui mettent en concurrence le rôle des partis politiques avec celui des syndicats, des collectivités locales et des chambres professionnelles.

Sur un autre plan, la loi statue que les partis politiques doivent avoir un programme, des statuts et un règlement intérieur (article 20) dûment approu-vés par le congrès national, auquel incombe l’élection des « structures organi-sationnelles centrales » (article 22). Pour bénéficier du financement public, il faut réunir ce congrès au moins tous les cinq ans (article 40), durée ramenée à quatre ans en 2011 (article 49). Par ailleurs, le choix des candidats aux positions dirigeantes du parti et aux consultations électorales est supposé obéir à « des principes démocratiques » (article 21, 24), et les partis politiques sont exhortés à intégrer un « nombre proportionnel » de femmes et de jeunes dans leurs instances dirigeantes (article 22).

La loi s’est également attaquée à la question du « nomadisme ». Tout en recon-naissant la liberté d’adhésion, elle proscrit le changement d’appartenance parti-sane au cours d’un mandat parlementaire, sous peine de déchéance (article 5, 2006). En revanche, cette sanction peine à s’appliquer pour les élus qui siègent au conseil d’une collectivité territoriale ou à une chambre professionnelle.

Sur le plan du financement, les ressources doivent être d’origine nationale (article 31) et un seuil est délimité pour les dons (article 28). Sous peine de sanction, les partis sont tenus de faire certifier leurs comptes par un expert-comptable, de les soumettre annuellement à la Cour des comptes et de justifier l’utilisation du financement accordé par l’État au titre des campagnes électo-rales (section IV des lois de 2006 et de 2011). Entre 2006 et 2016, le calcul des subsides publics observe des variations qui cristallisent les incitations à former des alliances partisanes. En 2011, les dotations annuelles se déclinent en trois tranches qui s’agrègent. La première est accordée à égalité à toutes les formations qui ont couvert au moins 10 % des circonscriptions locales. La seconde est d’un montant égal à la précédente et bénéficie aux partis qui ont récolté « au moins 3 % sans atteindre les 5 % du nombre des suffrages exprimés ». La troisième est calculée de manière proportionnelle au nombre de sièges et de voix, et distingue ceux qui ont obtenu « au moins 5 % » des suffrages (article 32). De même, des subventions sont prévues pour le financement des campagnes électorales (article 34) et pour la couverture des frais d’organisation des congrès tous les quatre ans. Pour encourager la formation de pôles, les « unions » et les « fusions » sont dotées d’une personnalité morale, et les campagnes électorales des alliances électorales bénéficient du soutien de l’État. Tandis que ces mesures visent officiel-lement à assainir la scène partisane, d’autres reflètent la volonté d’en contrôler étroitement l’accès et le fonctionnement.

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LES RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE…

Des mesures de mise sous tutelle administrative

Les volets de la loi de 2006 relatifs à la constitution des partis auraient été inspirés par la loi algérienne (Bendourou, 2005-2006). À l’instar de leurs homologues dans le pays voisin, les autorités marocaines sont soucieuses d’exclure de la politique instituée les groupes politiques susceptibles de porter atteinte aux « constantes » de la nation (« les principes de la révolution du 1er novembre 1954 » en Algérie, et « Dieu, la patrie, le roi » au Maroc), et d’empêcher la politi-sation du religieux, de l’identité et de la nation, du moins par des composantes de la société.

D’une législation à l’autre, les conditions de nullité juridique d’une associa-tion, puis d’un parti politique, ne cessent de s’étoffer. Dans le code de 1958, l’article 3 est une adaptation de son équivalent dans la loi française de 1901. Outre l’« objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs », les principales restrictions ont trait à « l’intégrité du territoire national » et à « la forme monar-chique de l’État ». En 2002, l’« atteinte à la religion islamique » et l’« appel à la discrimination » sont ajoutés. La loi de 2006 précise l’interdiction de constituer un parti politique sur « une base religieuse, linguistique, ethnique ou régionale, ou d’une manière générale, sur toute base discriminatoire ou contraire aux droits de l’homme », ou contraire à la constitution. En 2011, le respect des « fonde-ments démocratiques » est clairement énoncé. Dans un pays où c’est le roi qui assure la « protection du choix démocratique » (article 42 de la constitution de 2011), les « ennemis » de la démocratie sont implicitement associés aux groupes à référentiel islamique. Ces restrictions ont suscité de nombreuses critiques du fait même de leur caractère flou (Kasmi, 2015). Elles ouvrent la voie à la sanction arbitraire d’un ensemble d’acteurs : ceux qui réclament une monarchie parlemen-taire, ceux qui préconisent la séparation de l’État et du religieux, tout comme ceux qui revendiquent l’islamisation de l’État. Elles continuent à soustraire du débat public des questions hautement conflictuelles comme celle du Sahara.

Par ailleurs, les ministères de l’Intérieur et de la Justice sont dotés de puissants instruments pour autoriser ou interdire la constitution d’un parti. De fait, la loi de 2006 instaure un système d’autorisation. Relevons notamment qu’elle exclut d’office les organisations qui préconisent le boycott des élections, puisque les fondateurs doivent être inscrits sur les listes électorales. En outre, le ministre de l’Intérieur a le pouvoir de suspendre des partis et le tribunal administratif de les dissoudre en cas de recours à la violence, ou d’atteinte aux « constantes » (at-tawabit) et, à partir de 2011, « aux fondements démocratiques ». Enfin, la tentative de reconstituer un parti dissous est sanctionnée par des peines d’empri-sonnement et des amendes.

Les ambivalences des législations relatives aux partis politiques au Maroc sont à l’image des registres mobilisés. Un ensemble d’instruments à caractère sécuri-taire se combinent avec des dispositions fondées sur des énoncés approuvés par des opposants, de même que sur la doxa véhiculée par les acteurs de la promotion de la démocratie.

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Acteurs associatifs et promoteurs de la démocratie à la rescousse des partis politiques

À la faveur de la conjonction entre nouvelle orthodoxie du développe-ment à l’échelle internationale et libéralisation politique au Maroc, la « société civile » émerge comme une « catégorie de l’entendement collectif » (Catusse, 2002b, p. 308), voire comme une « catégorie d’intervention publique 14 ». Face à « l’usure » de partis « ringardisés » (Cheynis, 2008, p. 125), elle participe à la « mise en récit du “changement politique” » (Catusse, 2002b, p. 299). C’est dans ce contexte que des associations affirment leur volonté de contribuer à la régulation des scènes partisane et électorale. Très vite, elles bénéficient du soutien de fondations politiques allemandes ou étatsuniennes, et se font relayer par des programmes internationaux de promotion de la démocratie.

Des vocations associatives de régulation du politique

À la veille de l’alternance, des associations politiques se développent sous l’impulsion de personnalités de gauche. La Fondation Abderrahim Bouabid pour les études et la culture (FAB) est créée en 1994 dans le giron de l’USFP, mais ne tarde pas à s’en autonomiser. Au milieu des années 1990, son Forum politique fait régulièrement la une des médias. À l’inverse du FAB, l’association Alternatives est constituée en 1995 par des intellectuels et des universitaires « en rupture de rang avec des partis de gauche » (Benmessaoud Tredano, 2015). Elle bénéficie du sou-tien de fondations allemandes notamment. À l’instar du FAB, c’est l’un des prin-cipaux canaux de la diffusion de la doxa transitologique au Maroc (Vairel, 2007).

Par ailleurs, des associations de plaidoyer interviennent dans le débat public pour inscrire des questions sur l’agenda politique. Elles jouent un rôle central dans la mobilisation en faveur d’une série de réformes, à l’instar des associations féministes pour ce qui est du code de la famille (Cavatorta et Dalmasso, 2009). Certaines se mobilisent pour observer la régularité des scrutins ou accompagner l’entrée en politique des femmes (Vairel, 2009).

À la veille des législatives de 2007, la création de l’association Daba 2007 vise à prévenir « le désastre » en référence à deux craintes : la victoire du PJD et l’abstention (Benmessaoud Tredano, 2015). Attribuant la désaffection des urnes à la déficience des partis politiques en matière de communication, elle préconise d’y remédier en recourant au marketing politique (Zaki, 2009b). Initiée par un publiciste, des hommes d’affaires et d’anciens militants de gauche, elle bénéfi-cie d’importants financements de la part d’établissements publics, d’entreprises privées et d’organismes internationaux. Toutes ces initiatives sont appuyées par les programmes de promotion de la démocratie.

14. Dans sa thèse, É. Cheynis (2008, p. 16) met en évidence la « dimension étatique des processus d’insti-tutionnalisation de la pratique associative » et analyse « comment l’État contribue, dans la concurrence entre des registres de justifications et de rationalisation de l’action associative, à imposer des pratiques et des représentations ».

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LES RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE…

Promotion de la démocratie ou assistance à la consolidation autoritaire ?

Après avoir suscité de grandes espérances, les programmes de promotion de la démocratie sont de plus en plus assimilés à une forme d’assistance au maintien de l’autoritarisme (Khakee, 2017).

Considérant que les pactes fondateurs se scellent dans la sphère politique, les dernières générations de ces programmes se focalisent sur les partis et le Parlement. Perçu comme inclusif, le royaume est l’un des terrains de prédilection pour différents bailleurs de fonds : multilatéraux (PNUD, Banque mondiale), bilatéraux (Union européenne, États-Unis, pays occidentaux), ou des ONG et des fondations étatsuniennes et européennes. Le PNUD s’est concentré sur la « modernisation » de la chambre des représentants (ex. accessibilité des ressources institutionnelles) et sur la participation politique des femmes. Le National Democratic Institute s’est attelé au financement des partis à la veille des législa-tives de 2007. Quant à l’International Republican Institute (2006), il a cherché à renforcer les structures partisanes au niveau local et régional, et à améliorer la démocratie interne au sein des partis ainsi que leur manière de communiquer. Outre des diagnostics, ces organisations produisent essentiellement des recom-mandations, des formations et des accompagnements.

Le caractère équivoque de ces initiatives réside dans le fait que l’agenda de la démocratisation est fortement concurrencé par des enjeux économiques, géostra-tégiques et sécuritaires, bien plus importants aux yeux des gouvernements étatsu-nien et européens (Durac et Cavatorta, 2009). Dès lors, certains soulignent que les révoltes de 2011 se sont produites malgré le soutien accordé par les puissances occidentales à des régimes comme ceux de Ben Ali ou Moubarak, et non grâce à leurs politiques de démocratisation (Hollis, 2012).

Sur un autre plan, des travaux montrent que les effets de ces programmes sont très limités dans les régimes « hybrides » (Randall et Svasand, 2002), ce qui s’illustre tout particulièrement dans le cas du Maroc. Premièrement, les bailleurs de fonds ne ciblent que les acteurs légitimes à leurs yeux et à ceux du régime. Deuxièmement, leurs politiques tendraient à renforcer la stabilité de ces régimes, en les amenant à s’ajuster et à s’adapter face aux incitations à la réforme. De ce point de vue, le Maroc se distingue par sa capacité à « absorber » ce type d’assis-tance, en raison de l’existence d’une scène partisane dense et d’une liberté de la presse relative. Enfin, dans le royaume du moins, les partis bénéficiaires se montrent réceptifs face aux initiatives qui visent à renforcer leurs compétences, mais récalcitrants vis-à-vis de celles qui cherchent à transformer leurs relations avec la société (Bolleyer et Storm, 2010 ; Khakee, 2017). En définitive, ces mesures garantiraient le statu quo, en développant les capacités des acteurs, en les institutionnalisant, sans pour autant les inciter à se « démocratiser ». Les ambiva-lences qui sous-tendent l’institutionnalisation du fait partisan se prolongent au niveau de la révision constitutionnelle de 2011.

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Les réaménagements constitutionnels d’une monarchie qui règne et qui gouverne

La révision constitutionnelle de 2011 est annoncée par le roi le 9 mars 2011, soit moins de trois semaines après le déclenchement du Mouvement du 20 février. Il ne s’agit pas de revenir ici sur le processus qui a conduit à son adoption par référendum le 1er juillet 2011, ni sur toutes ses innovations. Nous mettrons l’accent sur des réaménagements de l’articulation entre les pouvoirs exécutif et législatif dans leurs effets sur le fait partisan. Des constitutionna-listes en ont relevé les avancées, tout en soulignant que « ce qui a été concédé de la main gauche a été récupéré de la main droite » (Madani, 2014, p. 80 ; Bendourou, 2012).

L’ambivalence de la bicéphalité de l’exécutif est amplifiée sous trois angles au moins. Premièrement, le roi désigne le chef du gouvernement – titre qui remplace celui de Premier ministre – au sein du parti politique « arrivé en tête des élections des membres de la Chambre des Représentants, et au vu de leurs résul-tats » (article 47). Cela signifie qu’il ne peut plus nommer un « indépendant » ou un « technocrate » comme il l’a fait en 2002. Deuxièmement, le gouver-nement n’est plus responsable devant le roi et le Parlement, mais uniquement devant cette dernière institution (article 88). Troisièmement, des compétences royales, revendiquées dans le temps par la Koutla, sont attribuées au gouverne-ment. Cependant, le gouvernement n’est pas en position de décider des « orienta-tions stratégiques de la politique de l’État » de manière autonome. Une nouvelle instance est créée : le conseil du gouvernement qui est présidé par le chef du gouvernement. Mais, c’est le conseil des ministres, présidé par le roi, qui encadre l’activité gouvernementale et qui reste prééminent pour la nomination à diffé-rentes hautes fonctions (article 49).

Par ailleurs, les marges de manœuvre du Parlement sont bien accrues. Le domaine de la loi s’étend notamment au droit de se prononcer sur l’amnistie et sur la ratification de certains traités internationaux. L’opposition obtient pour la première fois un statut et des garanties (article 10). De plus, l’importance de la Chambre des représentants, élue au suffrage universel direct pour cinq ans, est accentuée au détriment de la Chambre des conseillers, élue au suffrage indirect pour six ans (article 81).

À l’issue des législatives de 2011, les islamistes du PJD, qui représentaient jusque-là la principale force d’opposition parlementaire, prennent la tête du gouvernement. A priori, du fait même de la réforme constitutionnelle de 2011, leurs prérogatives sont plus étendues que celles du gouvernement Youssoufi en 1998. Mais, la coalition gouvernementale de 2011 est hétéroclite. Outre le PJD, elle comporte l’Istiqlal, le MP et le PPS. La distorsion entre la formation du gouvernement et les résultats des urnes contribue d’autant plus à affaiblir le chef du gouvernement que celui-ci n’est pas en mesure de choisir tous les membres de son équipe. Bien davantage, de larges secteurs de l’action publique sont soustraits à la compétence du gouvernement. Ils sont confiés aux conseillers du roi, à des

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LES RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE…

commissions, des conseils et des fondations qui relèvent du Palais. Ces instances sont peuplées de « technocrates », dont certains sont incités à s’encarter dans un parti pour occuper un ministère jugé stratégique.

Conclusion

Pour les observateurs, les recompositions de la sphère partisane pendant les années 2000 laissent entrevoir tantôt des avancées, tantôt des reculs. Ce jeu est trop rapidement décrit comme « désamorcé ». Bien que le principe monarchique semble victorieux et la classe politique « cooptée » et « discréditée », les luttes pour préserver la mainmise du Palais se trahissent sur les plans symbolique et institutionnel. Le récit sur la « faiblesse », l’« inefficience », la « corruption » et la « crise » des partis fait écho à celui d’un roi éclairé au chevet de « l’homme malade ». Cependant, ces dispositifs et ces cadrages laissent aussi entrevoir la pluralisation des intervenants et des énonciateurs, ainsi que des transactions collusives entre une partie des acteurs partisans et le Palais en vue de maintenir le statu quo dans une monarchie où le roi règne et gouverne. Même lorsque la constitution de 2011 accordera au chef du gouvernement et au Parlement des pouvoirs plus étendus qu’en 1996, il restera difficile de développer une légiti-mité sur une base électorale. D’une part, l’offre électorale s’accroît tandis que la démobilisation électorale s’amplifie et prend différentes formes. D’autre part, la configuration qui se met en place valorise l’accumulation de mandats électoraux, tout en surdéterminant le poids de l’adoubement royal et en sanctionnant une trop forte accumulation de capitaux collectifs partisans 15. Dès lors, les partis établis tendent à s’adapter aux effets intentionnels et non intentionnels de règles du jeu qu’ils ont coproduits et que la centralité du Palais a amplifiés : désormais, leur force réside dans leur faiblesse.

15. Pour rappel, selon M. Offerlé (2002, p. 46), ces capitaux comportent des dimensions symbolique, organi-sationnelle (un appareil, des militants, des sympathisants, etc.), matérielle (des ressources provenant de cotisations, des locaux, etc.). Dans le cas du PJD, par exemple, ils permettent de constituer et d’entretenir une base électorale significative.

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Le façonnement ambivalent

de la scène partisane par les urnes

La constitution de 2011 et la loi de 2006 relative aux partis politiques contri-buent à délimiter les frontières externes de la politique instituée, à travers l’édic-tion de normes et la production d’instruments qui permettent d’en verrouiller l’accès, d’en exclure les indésirables et d’en réguler le fonctionnement. Par ailleurs, les dispositifs qui encadrent la compétition électorale prolongent et consolident ces dispositions, tout en pesant sur la configuration interne de la scène partisane. En amont des scrutins, ils favorisent, d’une part, une meilleure représentation des femmes et des jeunes et, d’autre part, une surreprésentation du rural et une sous-représentation du vote citadin, dont l’enjeu principal est de réduire l’asy-métrie entre les capacités de mobilisation électorale du Parti de la justice et du développement (PJD) et celles de ses compétiteurs. Ce faisant, dans un contexte de « transition permanente 1 », les mises en scène concurrentielles de la repré-sentation et « les luttes symboliques pour la définition de l’excellence politique » trahissent la confrontation entre anciens et nouveaux entrants (Offerlé, 1999, p. 25), entre des élites établies et des contre-élites émergentes.

Féminiser et rajeunir les représentants de la nation

Malgré la constitutionnalisation précoce (1962) de l’égalité des droits politiques entre femmes et hommes, la sphère politique instituée fonctionne comme un club masculin jusqu’à la fin des années 1990. En effet, la progression des candidatures féminines aux élections législatives reste timide : 16 en 1963, 8 en 1977, 15 en 1984, 33 en 1993, 69 en 1997 (Enhaili, 2006, tableau 8). Il faut attendre les législatives de 1993 pour que 2 femmes (0,9 % des élus au scrutin direct) fassent leur entrée dans la Chambre des représentants, et la nomination en 1997 d’un gouvernement de transition pour que 4 femmes deviennent secrétaires d’État. À l’échelle communale (ibid., p. 17), 9 conseillères sont élues (0,067 % de l’ensemble des élus) dès 1976, mais la représentation féminine demeure minime : 43 élues en 1983 (0,28 %), 77 en 1992 (0,35 %), 83 en 1997 (0,34 %). Après deux décennies de combats féministes, les années 2000 observent l’affirmation

1. Clin d’œil à D. Maghraoui (2012) qui parle en termes de « transition démocratique permanente ».

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d’un féminisme d’État (encadré 16), devenu « une source de légitimité de la modernisation politique » (Alami M’chichi, 2010, p. 31).

Encadré 16 L’affirmation d’un « féminisme d’État »

Un premier tournant est impulsé par le gouvernement d’alternance en 1999 avec la proposition du « Plan d’action national pour l’intégration de la femme au dévelop-pement ». Fruit d’une étroite collaboration avec des militantes féministes, ce projet innove par l’adoption d’une approche « genre » et cible quatre domaines d’interven-tion principaux : le renforcement des pouvoirs et des capacités dans les domaines juridique, politique et institutionnel ; l’éducation ; la santé et l’intégration au dévelop-pement économique. Le premier volet suscite une large contre-mobilisation menée par les organisations islamistes. Le 12 mars 2000, le PJD et Al Adl wal ihsane (AWI) sont à la tête de la marche de Casablanca (un million de personnes selon les organisa-teurs et 200 000 selon la police), tandis que ceux qui soutiennent le projet manifestent le même jour à Rabat (un million selon les organisateurs et 100 000 selon la police). Dans ce contexte de polarisation, la réforme du Code du statut personnel est confiée à une commission royale (avril 2001) et le roi Mohammed VI s’érige peu à peu en « roi des femmes » (Berriane, 2013). Outre des actions symboliques, à l’instar de la médiatisation inédite du mariage royal et de la visibilité sans précédent dont jouit l’épouse du roi, le volontarisme législatif s’étend de la sphère privée, avec la révision du Code de la famille en 2004, aux champs religieux et politique, en passant par les engagements pris à l’échelle internationale. C’est dans ce cadre que des dispositifs visent à créer les conditions d’une féminisation des sphères associatives et politiques.

À la veille des législatives de 2002, la révision de la loi électorale introduit un quota féminin de 10 % dans la Chambre des représentants, soit 30 sièges sur un total de 325. Grâce à cette réforme, le Maroc cesse de figurer dans les derniers rangs des classements internationaux en matière de représentation parlementaire féminine. Entre 1997 et 2002, le nombre de femmes députées est multiplié par 17,5 2. Sur le plan communal, ce n’est qu’en 2009 que la modification de la Charte communale permet l’adoption d’un quota féminin de 12 % : le taux de conseillères communales passe ainsi de 0,5 % de l’ensemble des élus à 12,3 %.

Dans le sillage des protestations de 2011, l’enjeu est autant de poursuivre la féminisation de la représentation nationale que de la rajeunir. Désormais, 90 sièges sont réservés aux femmes (60) et aux « jeunes » de sexe masculin de moins de 40 ans (30) sur les 395 sièges de la Chambre des représentants, soit des quotas respectifs de 15,2 % et de 7,6 % (Bulletin officiel, 2011, article 23). En 2011, 67 femmes sont élues. Cinq ans plus tard, le quota « jeune » n’est plus réservé à la gent masculine, ce qui améliore de nouveau la part des femmes dans la Chambre des représentants. En 2016, celles-ci sont au nombre de 81, soit

2. 30 femmes ont été élues grâce à la « liste nationale », qui correspond à une circonscription nationale, et 5 femmes à travers les « listes locales » sur la base des circonscriptions locales.

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LE FAÇONNEMENT AMBIVALENT DE LA SCÈNE PARTISANE PAR LES URNES

21 % de l’ensemble des élus. Néanmoins, cette amélioration est jugée faible au regard des performances réalisées par les pays voisins. En effet, selon les classe-ments mondiaux établis en fonction du pourcentage des femmes dans les parle-ments nationaux, le Maroc se situe à la 88e place, bien derrière l’Algérie (37e) et la Tunisie (40e) qui ont établi des quotas féminins de 30 % (Union interparle-mentaire, 2016).

Reste à signaler deux effets des quotas réservés aux femmes et aux jeunes. Sachant que l’ordre de classement dans les listes qui leur sont dédiées tend à garantir l’élection ou à l’exclure, un tel enjeu contribue à attiser les conflits entre femmes, puis entre « jeunes » du même parti. Les tensions s’exacerbent d’autant plus lorsque les concurrents perçoivent dans ces agencements des logiques de proximité, souvent d’ordre familial, avec les dirigeants du parti (Vairel, 2009 ; Allal, 2009).

Tableau 8. – Représentation féminine dans la Chambre des représentants entre 1963 et 2016.

Nbre total élus Nbre femmes élues % femmes élues

1963 144 0 0 %

1970 240 0 0 %

1977 264 0 0 %

1984 306 0 0 %

1993 222 2 1 %

1997 325 2 1 %

2002 325 35 11 %

2007 325 34 10 %

2011 395 67 17 %

2016 395 81 21 %

Pour sa part, l’instauration d’un quota pour les jeunes au sein de la Chambre des représentants s’inscrit dans une historicité de l’action publique. Tout au long de l’histoire contemporaine du royaume, les discours officiels portent l’empreinte de l’ambivalence : « jeunesse menace ou jeunesse promesse ? » (Bennani-Chraïbi et Farag, 2007, p. 13.) Mais la nature du danger que celle-ci représente ne cesse de se reconfigurer.

À partir de la fin des années 1980, la figure des années 1960 et 1970 d’une jeunesse intellectuelle, avant-garde révolutionnaire, laisse peu à peu place à l’archétype du jeune diplômé chômeur (encadré 12). Que ce soit dans le sillage de révoltes urbaines, d’attentats suicides ou du « printemps arabe », les maux de la jeunesse et les menaces qu’ils représentent pour la stabilité politique nationale et internationale tendent à être saisis sous le prisme de « la crise » (démogra-phique, économique, de l’emploi, du logement, etc.). Outre le volet sécuritaire,

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les solutions envisagées relèvent principalement de trois domaines : la formation, l’emploi et la participation.

Depuis l’avènement de Mohammed VI, l’appel au rajeunissement des élites politiques et à la participation électorale des jeunes est récurrent. En 2011, les protestations du Mouvement du 20 février lui donnent un nouvel élan : création du Conseil de la jeunesse et de l’action associative 3 ; incitation des partis politiques à « redoubler d’efforts pour favoriser la réconciliation des citoyens, surtout les jeunes, avec l’action politique dans sa noble acception patriotique 4 » ; mise en place d’un quota au sein de la Chambre des représentants. Les « aspira-tions légitimes » de la jeunesse sont reconnues. Mais, face à la menace implicite qu’elle constitue, celle-ci est sommée de devenir une « actrice » dans le cadre d’une « révolution renouvelée du roi et du peuple » en vue de « parachever l’édification du Maroc de l’unité, du progrès et du développement global 5 ». En 2018, dans le prolongement d’une nouvelle vague protestataire, le projet de réintroduction du service militaire apparaît comme une autre tentative de disciplinarisation de la « jeunesse inutile » (Almoukhlis, 2014), plus que jamais érigée en classe dangereuse.

Réduire une asymétrie électorale croissante entre le PJD et ses concurrents

Depuis son entrée en scène, le PJD observe une poussée électorale qui se poursuit au-delà de son accession à la tête du gouvernement en 2011. Ce faisant, l’asymétrie se creuse entre lui et ses concurrents. Dès le début des années 1960, le régime a procédé à une stratégie de densification de la scène partisane pour faire face à l’asymétrie électorale en faveur du Mouvement national. A posteriori, c’est la réduction effective de cet écart qui a rendu possible la formation du gouverne-ment d’alternance consensuelle en 1998. Au cours des années 2000, l’ingénierie électorale prend le relais de l’intervention directe dans les urnes, pour entraver la progression du PJD, puis pour favoriser l’émergence d’un contrepoids en vue de polariser l’arène électorale.

Une progression électorale continue…

Les résultats obtenus par le PJD pendant les scrutins directs législatifs et communaux constituent un bon indice des prouesses électorales de ce parti (tableaux 9 et 10). Entre 2002 et 2016, il multiplie le nombre de ses sièges par trois dans la Chambre des représentants 6, et par huit dans les communes.

3. Discours royal du 17 juin 2011.4. Discours royal du 30 juillet 2011.5. Discours royal du 20 août 2013.6. Les données relatives aux élections de 1997 se rapportent aux résultats du suffrage direct.

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LE FAÇONNEMENT AMBIVALENT DE LA SCÈNE PARTISANE PAR LES URNES

Tableau 9. – Progression du PJD dans la Chambre des représentants.

Nbre voix % voix Sièges – listes locales

Sièges – liste nationale

Total sièges

1997 264 324 4,1 % – – 9

2002 595 439 9,8 % 38 4 42

2007 503 396 10,9 % 40 6 46

2011 1 080 914 22,8 % 83 24 107

2016 1 571 659 27,1 % 98 27 125

Tableau 10. – Progression du PJD à l’échelle communale.

Nbre voix % voix Sièges % sièges Présidences

2003 320 299 4,5 % 593 2,5 % 16

2009 460 774 7,5 % 1 513 5,4 % 50

2015 1 559 814 21,0 % 5 021 15,9 % 168

Au niveau de la Chambre des représentants, le PJD s’érige dès 2002 en troisième force électorale, après l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et l’Istiqlal, alors même qu’il ne se présente que dans 61 % des circonscriptions. Lors du scrutin de 2007, il couvre toutes les circonscriptions et arrive au premier rang en nombre de voix exprimées, mais au deuxième en nombre de sièges derrière l’Istiqlal. À cette occasion, il manifeste sa faible présence dans les zones rurales. En 2011, il s’impose en tant que première force électorale. S’il gagne quelques élus dans les provinces à dominante rurale, il confirme son ancrage urbain. Alors qu’il mobilise près de 23 % des votes exprimés sur le plan national, ce taux s’élève à 39 % en moyenne dans les 13 préfectures du royaume, autre-ment dit dans les collectivités territoriales à dominante urbaine 7. En revanche, il enregistre ses scores les plus bas dans des provinces rurales, soit moins de 6 % des suffrages exprimés (Goeury, 2014). En 2016, le PJD récolte 27 % des voix exprimées, devançant de 6 points son concurrent direct, le Parti authenticité et modernité (PAM), qui arrive en deuxième position avec près de 21 % des voix. Le nombre de votes en sa faveur s’accroît de 50 % entre 2011 et 2016. Depuis les législatives de 1977, c’est la première fois que deux partis totalisent plus de 20 % des voix chacun et que l’un d’entre eux dépasse le seuil des 25 % (tableau 11 8). D’après les analyses électorales effectuées par le géographe D. Goeury, la tendance

7. Selon le découpage territorial de 2009, le Maroc est divisé en 16 régions, qui englobent 75 préfectures ou provinces (13 préfectures et 62 provinces), qui regroupent 1 503 communes (221 urbaines et 1 282 rurales). Avec le nouveau découpage de 2015, le nombre de régions est réduit à 12, mais le nombre de préfectures et de provinces reste le même.

8. Ce tableau complète celui que L. Storm (2008, p. 42) a réalisé pour les scrutins qui se sont déroulés entre 1963 et 2002 (au suffrage direct jusqu’en 1993, et pour élire les députés de la Chambre des représentants à partir de 1997). Les législatives de 1970, boycottées par l’Istiqlal et l’UNFP, n’ont pas été prises en compte. Les traitements que nous avons réalisés pour les résultats des législatives de 2007, 2011 et 2016 se fondent

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du PJD à mobiliser un vote essentiellement urbain se poursuit 9. D’une part, les plus fortes progressions sont enregistrées dans les circonscriptions préfectorales (à dominante urbaine), là où le parti est bien implanté localement. D’autre part, si le nombre de suffrages en faveur du PJD double dans 30 circonscriptions provin-ciales (à dominante rurale), il tend à se concentrer dans les villes moyennes, et en particulier celles où il a conquis des présidences de commune en 2015. Sur cette nouvelle carte électorale (cahier couleur, figure 11), une ligne de partage se dégage entre, d’une part, la politique nationale 10, associée au vote urbain et au PJD et, d’autre part, la politique locale et patronnée, en affinité avec le PAM, une tendance annoncée dès les communales de 2015.

Dès sa création, le PJD projette d’investir les mairies pour faire son apprentis-sage de la politique instituée et se faire apprivoiser par ses concurrents (Catusse et Zaki, 2009). Toutefois, après les attentats du 16 mai 2003, dont certains, notamment à l’USFP, lui attribuent la « responsabilité morale », le parti de la lampe (misbah* – logo électoral du PJD, cahier couleur, figure 12) fait profil bas. Aux élections communales de 2003, il ne présente des candidats que dans 18 % des circonscriptions, tout en ciblant les zones urbaines où il est le mieux ancré (Wegner, 2011). En dépit de cette autolimitation, mais grâce à la stratégie adoptée lors des communales, il devient la deuxième force électorale au niveau des villes de taille moyenne et emporte 7 arrondissements sur les 8 où il s’est présenté à Casablanca. Après avoir présidé 16 conseils communaux en 2003, il en dirige 50 en 2009 et 168 en 2015 (tableau 10). Sa conquête des villes s’accélère en 2015 (Desrues, 2016). Il préside les conseils communaux de 19 des 35 villes de plus de 100 000 habitants et dirige les 9 plus grandes villes du royaume : Rabat, Casablanca, Fès, Meknès, Tanger, Marrakech, Agadir, Salé, et Kénitra 11. En outre, l’électorat du parti reste concentré dans les circonscriptions uniques des communes de plus de 35 000 habitants 12, soumises au scrutin de liste à la proportionnelle (57 % des votes en faveur du PJD) 13. Inversement, ce parti n’obtient que 14 % des votes dans les communes de moins de 35 000 habitants et seulement 6 % des suffrages dans les circonscriptions uninominales, c’est-à-dire les plus rurales.

Autrement dit, bien que le PJD ait enregistré une poussée électorale continue, il puise son électorat principalement dans les zones urbaines, à l’instar de l’USFP des années 1990. Reste à souligner que cette progression et ses modulations trahissent les stratégies d’endiguement mises en œuvre.

sur les données collectées par l’association Tafra et disponibles sur : [http://tafra.ma/donnees/], consulté le 27 décembre 2020.

9. Données produites et généreusement transmises par D. Goeury le 15 juin 2017.10. Pour rappel, cela renvoie de manière idéale typique à un rapport au politique imprégné par des représen-

tations et des identités politiques plus ou moins conflictualisées et qui transcendent les fragmentations « très localisées et territorialisées ».

11. Seule Oujda résiste à cette poussée : le PJD y est devancé par le PAM.12. Le seuil est relevé à 35 000 habitants à la veille des communales de 2009 (Bulletin officiel, 2009, article 200).13. Données transmises par D. Goeury le 15 juin 2017.

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LE FAÇONNEMENT AMBIVALENT DE LA SCÈNE PARTISANE PAR LES URNES

… en dépit des stratégies d’endiguement

L’ingénierie électorale tend à refléter les dynamiques à l’œuvre sur la scène électorale, tout en contribuant à affecter sa configuration et les perceptions des électeurs (Barwig, 2009). Pour autant, ses effets sont indissociables des autres règles du jeu politique. Dans le Maroc de « la nouvelle ère », le recours à cet instru-ment est prépondérant. Cette prérogative est du ressort de l’Intérieur, qui consulte néanmoins les partis représentés au sein du Parlement 14. Même lorsque le secré-taire général du PJD devient chef du gouvernement en 2011, l’ingénierie électorale poursuit le même objectif : entraver la progression de ce parti, avec la complicité de ses concurrents. Dans un premier temps, elle se combine avec une intervention dans les urnes, des pressions et des incitations à l’autolimitation. Lorsque le PJD devient incontournable, la stratégie de la bipolarisation est adoptée : l’enjeu est de favoriser la formation d’une force électorale susceptible de le contrebalancer, le PAM, et ce faisant d’atténuer la fragmentation de la scène partisane.

Le découpage des circonscriptions électorales pour l’élection de la Chambre des représentants illustre bien les modalités de recours à ces technologies. Aux côtés des méthodes classiques – sous-représenter les circonscriptions urbaines, surreprésenter les zones rurales, montagneuses et semi-désertiques, intégrer des zones rurales dans des circonscriptions à dominantes urbaines (Kasmi, 2015) –, l’Intérieur mobilise également une connaissance fine de la démographie et de l’information électorales. Après la création de nouvelles circonscriptions électo-rales en 2002, le découpage est modifié à la veille des scrutins de 2007 et de 2011. À la veille de l’alternance, les principes officiels sont énoncés, soulignant la nécessité de « combiner équilibre démographique et équilibre territorial » avec un écart maximal de 20 % (Bulletin officiel, 1997). En 2011, cette marge disparaît de la nouvelle loi organique de la Chambre des représentants, qui fixe des critères beaucoup plus souples (Bulletin officiel, 2011).

Si le découpage de 2002 est loin de respecter la marge des 20 %, celui de 2007 est interprété comme « une mesure préventive pour désamorcer “l’inévitable” succès du PJD » (Desrues et Lopez Garcia, 2008). À titre d’exemple, pour une magnitude de 2 sièges, le ratio est de 10 240 habitants par siège à Aousserd dans les provinces sahariennes, alors qu’il est de 142 866 habitants par siège à Ben Msik, une circonscription populaire de Casablanca (Szmolka, 2010). Bien que l’Intérieur ait incité au regroupement de partis politiques, à l’instar de ceux issus de la matrice du MP, les effets escomptés restent insuffisants pour contrebalancer l’avancée du parti de la lampe. Dès lors, à la veille des législatives de 2007, l’un des enjeux est d’empêcher un parti d’obtenir plus d’un siège dans une même circonscription. Pour ce faire, le nombre de circonscriptions passe de 91 à 95, et une seule d’entre elles continue à être dotée de plus de 4 sièges (Ouarzazate).

14. Une constante dans les constitutions marocaines : le « nombre des représentants, le régime électoral, les principes du découpage électoral, les conditions d’éligibilité, le régime des incompatibilités, les règles de limitation du cumul de mandats et l’organisation du contentieux électoral sont fixés par une loi organique ». Quant à la délimitation des circonscriptions électorales, elle est fixée par décret.

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VOIE DES URNES ET VOIX DE LA RUE DANS LE MAROC DES ANNÉES 2000 ET 2010

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Autrement dit, la réduction de la magnitude des circonscriptions se poursuit 15, ce qui atténue encore davantage les effets de la proportionnelle.

Ces mesures ciblent tout particulièrement les circonscriptions comme Casablanca et Tanger, où le PJD s’est illustré en 2002, « soit en réduisant le nombre des sièges en jeu […], soit en incorporant une part importante de population rurale dans la composition de la circonscription » (Desrues et Lopez Garcia, 2008). Néanmoins, ce parti parvient à obtenir plus deux sièges dans les villes côtières de Tanger, Larache, Kénitra, Salé Médina et Rabat Océan. L’Istiqlal réussit la même performance à Fès et à Taroudant sud. Quant à la liste menée par Fouad Ali Himma à Rhamna, sa région d’origine, elle emporte les trois sièges en compétition. Cependant, les protestations de 2011 entravent la progression électorale du parti de l’ami du roi, l’une des cibles des protestataires. Mais, passée cette parenthèse, le PAM se mobilise en vue d’arriver en tête aux législatives de 2016. À la veille de ce scrutin, le seuil électoral est abaissé de 6 à 3 % pour les listes locales 16. Cela se traduit par une légère augmentation du quotient électo-ral 17, supposée favoriser les petits partis tout en pénalisant ceux, comme le PJD, qui ont un très fort ancrage (Tafra, 2016, p. 10).

En définitive, quel est l’impact de l’ingénierie électorale sur la fragmenta-tion ou la bipolarisation de la scène partisane marocaine ? Comme nous l’avons vu, pour préparer l’alternance, les autorités produisent un système électoral où aucun parti ne peut totaliser 15 % des voix. Celui-ci se révèle efficace dès 1993. Ensuite, lorsqu’il n’est plus envisageable d’intervenir directement dans les urnes et que les méthodes utilisées n’entravent pas suffisamment la poussée du PJD, le changement de stratégie vise à bipolariser la scène électorale. En 2016, deux partis récoltent plus de 20 % des voix (tableau 11). Mais la persistance de la fragmentation n’est pas la conséquence directe du mode de scrutin adopté. Si la proportionnelle au plus fort reste contribue bien à freiner l’apparition d’un parti trop puissant, elle favorise cependant les listes qui emportent le plus de voix.

15. Le redécoupage de 2016 réintroduit des magnitudes plus élevées dans certaines circonscriptions (6 et 5 sièges).

16. Le seuil est de 3 % en 2002. Il est augmenté à 6 % en 2007, abaissé à 3 % pour la liste nationale en 2011, puis pour les listes locales en 2016.

17. Il correspond à la division du nombre de voix valides exprimées dans la circonscription par le nombre de sièges attribués à chaque circonscription (entre 2 et 6 sièges par circonscription en 2016).

Tableau 11. – Le poids des partis politiques à travers les suffrages législatifs (1963-2016).

Nombre de partis avec plus de x % de votes valides

1963 1977 1984 1993 1997 2002 2007 2011 2016

> 10 % 3 3 5 6 5 1 2 4 3

> 15 % 3 1 4 0 0 0 0 1 2

> 20 % 3 1 1 0 0 0 0 1 2

> 25 % 2 0 0 0 0 0 0 0 1

> 30 % 1 0 0 0 0 0 0 0 0

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LE FAÇONNEMENT AMBIVALENT DE LA SCÈNE PARTISANE PAR LES URNES

Par ailleurs, l’adoption d’un seuil électoral élevé ne suffit pas, en soi, à atténuer significativement l’émiettement. En effet, ce phénomène résulte d’une combi-naison de facteurs. D’une part, un lourd héritage de saucissonnage des partis, de découpages qui multiplient le nombre des circonscriptions, réduit leur taille, tout en leur attribuant peu de sièges. D’autre part, comme nous allons le voir, une configuration politique qui favorise les mobilisations clientélaires, sanctionne les organisations de masse et attise les conflits internes au sein des partis politiques.

Réajustements et mises en scène de la représentation politique

En intrication avec les dispositifs institutionnels et les technologies électorales qui pèsent en amont sur les conditions de l’éligibilité et de la (dé)mobilisation des voix, des luttes symboliques produisent également des effets de cens électo-ral 18. Dans ce qui suit, nous allons examiner comment ces filtres contribuent à configurer les filières de recrutement des élus, les ressources mobilisées pour se faire élire, ainsi que les manières d’« aller au peuple 19 ». À cet égard, les parle-mentaires élus au suffrage direct 20 constituent un analyseur privilégié des réajus-tements et des mises en scène de la représentation politique. Ces phénomènes sont d’autant plus fluctuants que le taux de renouvellement de la Chambre des représentants tend à augmenter. D’après les chiffres disponibles, il est de 39 % en 1997, 64 % en 2002, 57 % en 2007 et 64 % en 2016 21. Le fait même que les « élus éphémères 22 » soient plus nombreux que les « professionnels 23 » se reflète dans la recomposition des filières socioprofessionnelles d’accès au Parlement et à travers les batailles autour de la bonne représentation politique.

La recomposition des filières socioprofessionnelles d’accès au Parlement

Tant s’en faut, les données disponibles sur les professions des parlementaires élus au scrutin direct, puis ceux de la Chambre des représentants au Maroc, ne permettent pas de fournir un « tableau des professions d’origine des députés qui ne passe pas par le double filtre de la déclaration de l’élu et du recodage de l’administration 24 » (encadré 17). Dès lors, nous invitons à appréhender les recompositions des filières socioprofessionnelles d’accès au Parlement marocain comme une mise en scène de la représentation politique (Catusse, 2008).

18. Voir la note explicitant cette notion dans le chapitre 4.19. Voir la distinction faite par A. Siegfried (1980, p. 320-321) entre deux systèmes électoraux. Le premier

nécessite un passage obligé par les « autorités sociales ». Dans le second, « on va au peuple directement […] ; on ne se réclame pas de la hiérarchie mais de l’égalité ».

20. Pour rappel, ils représentent les deux tiers de la Chambre monocamérale jusqu’en 1993. À partir de 1997, le bicaméralisme est introduit et tous les membres de la Chambre des représentants sont élus au suffrage direct.

21. Les chiffres des années 2000 sont en grande partie fondés sur les données collectées par Tafra.22. Expression utilisée par A. El Maoula El Iraki (2003, p. 247).23. Dans le cas de la France, cette notion ambivalente s’oppose à la fois aux notables dilettantes, aux techni-

ciens et aux personnages charismatiques. Elle renvoie à la rétribution, à l’inscription dans la durée, à la compétence, ainsi qu’à l’apprentissage de savoirs spécifiques (Offerlé, 1999).

24. Ce que J. Boelaert, S. Michon et É. Ollion (2017, p. 110) ont pu faire dans le contexte politique français.

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25. Sur les parlementaires marocains, voir aussi M. A. Parejo (2002) et B. Tomé-Alonso (2015).

Encadré 17 Les professions des parlementaires, des données filtrées

Les données disponibles sur les professions des parlementaires marocains élus au scrutin direct, puis ceux de la Chambre des représentants sont le produit de plusieurs filtres.

Premièrement, elles proviennent de sources différentes : celles du ministère de l’Intérieur, publiées par A. Claisse (1985b) pour les scrutins de 1977 et de 1984, et par M. Catusse (2000) pour les années 1993 et 1997 ; celles du ministère de la Communication (2002) pour la législature de 2002 ; l’annuaire des députés de la Chambre des représentants pour 2002 et 2007, et les données produites par l’admi-nistration de la Chambre des représentants pour 2011, et récoltées par M. González García de Paredes au cours de sa recherche doctorale sur « La représentation politique et parlementaire des jeunes » au Maroc 25. Dans le cadre d’un travail d’équipe avec ce think tank, nous avons consolidé les données de 2007 et de 2011.

Se pose ensuite le problème du codage. Les catégories construites par le ministère de l’Intérieur ou de la Communication varient dans le temps. Concernant les données « brutes » disponibles pour les législatures 2002, 2007, 2011, nous les avons recodées, mais il arrive qu’elles n’indiquent que la branche d’activité (pour les agriculteurs par exemple), que le secteur d’emploi (« fonctionnaire ») ou qu’elles soient trop vagues (« directeur », « administrateur »). Quant à celles de 2016, elles sont peu utilisables en l’état. La catégorie qui vient en tête et qui regroupe 108 personnes est celle des « indépendants », sans qu’on sache ce que cela recouvre exactement.

Il va sans dire que rien ne permet d’identifier ni le moment de la carrière profes-sionnelle auquel le répondant se réfère, ni un éventuel multiactivisme, ni la part du travail effectué pour « renvoyer une image positive, ne correspondant pas toujours à [l’]activité réelle » (Boelaert, Michon et Ollion, 2017, p. 11-12). Enfin, ne serait-ce que parce que l’administration a souvent recodé une bonne partie de ces données, il reste difficile d’« interroger les catégorisations de manière contextualisée » pour éviter de naturaliser des « vocables semblables mais qui signifient des choses différentes » (Offerlé, 2017, p. 457).

Du fait de la nature de ces données, les regroupements réalisés tendent à tenir compte des catégories qui font sens pour les acteurs.

– La catégorie « Hommes d’affaires, entrepreneurs, directeurs de société, indus-triels » rassemble également les occurrences : directeur d’entreprise, chef d’entre-prise. Combiner cette catégorie avec celle des commerçants (comme nous l’avons fait précédemment) permettait de faire ressortir les tentatives de transfert des capitaux économiques vers le politique. Mais, dans la mesure où les données disponibles entre 2002 et 2011 autorisent la reprise d’énoncés plus ou moins bruts, nous y renonçons. – La catégorie « Enseignants » réunit tous les cycles d’enseignement du public et du privé. Dans les données officielles, elle est souvent dissociée de celle de « fonctionnaires ». – La catégorie « Cadres supérieurs, professions libérales et intellectuelles » regroupe des professions libérales réglementées (avocature, médecine, etc.), des activi-

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LE FAÇONNEMENT AMBIVALENT DE LA SCÈNE PARTISANE PAR LES URNES

En contexte démocratique, des professions plus que d’autres prédisposeraient à la réussite politique. Les unes, comme l’enseignement, l’avocature, la médecine, seraient « conductrices » ; d’autres, comme le journalisme, les relations publiques ou celle de collaborateur politique, seraient choisies de manière « instrumentale » et anticipée (Cairney, 2007, p. 217).

À cet égard, relevons que les viviers socioprofessionnels les plus classiques dans les démocraties fondatrices sont concurrencés dans le Parlement marocain par des filières moins fréquentes ailleurs (tableau 12, p. suiv. 26) : les « agricul-teurs » au départ, les « entrepreneurs » pour finir (Catusse, 2008). Ces variations trahissent les tentatives successives du régime de s’adapter et de renouveler ses clientèles, tout en laissant entrevoir les transformations qui affectent, dans un même mouvement, la compétition pour capter les ressources et les élites, l’éco-nomie du vote, et les énoncés légitimes au sujet de l’excellence politique.

Comme nous l’avons vu, depuis la relance du « processus démocratique », les autorités aspirent à diversifier la représentation parlementaire, au niveau des bassins socioprofessionnels entre autres. Parmi les députés élus au suffrage direct en 1977, le profil des « Indépendants », investis et soutenus par le ministère de l’Intérieur, refléterait l’ouverture voulue par le régime sur les classes moyennes, les cadres et les fonctionnaires, qui étaient jusque-là l’apanage des partis issus du Mouvement national, notamment de l’USFP. Ainsi, les professions libérales et intellectuelles prédominent, mais les agriculteurs, qui incarnent les clientèles rurales du régime, demeurent très présents.

La composition du Parlement en 1984 laisse transparaître la poursuite de la diversification et du rééquilibrage entre les filières, recherchés par les autorités, à la suite des premières retombées sociales du Programme d’ajustement structurel. Pour rappel, cette stratégie aurait recoupé l’aspiration des élites administratives et politiques à la « modernisation », associée à la représentation des femmes, des jeunes et des « cadres ». Grâce à l’appui de l’Administration, l’Union constitu-tionnelle (UC) puise abondamment dans la fonction publique.

En 1993, la quête de l’alternance se traduit par le renforcement du nombre d’enseignants, surreprésentés à cette époque au sein de la gauche. À partir de cette date, deux viviers jusque-là dominants parmi les clientèles du régime, à savoir les agriculteurs et les cadres de l’administration (autres que les enseignants), amorcent une courbe descendante.

26. La surreprésentation d’une catégorie dans un parti est signalée en gris clair lorsqu’elle est notable, et en gris foncé lorsqu’elle est très forte.

tés exigeant des diplômes supérieurs scientifiques prestigieux (ingénierie), des professions supérieures liées à l’information et aux médias (par exemple le journalisme). – Lorsqu’une donnée est imprécise, manquante ou très faiblement représentée, nous avons fait le choix de l’insérer dans « Autres ».

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LE FAÇONNEMENT AMBIVALENT DE LA SCÈNE PARTISANE PAR LES URNES

(encadré 13) peuvent être reconnues en haut lieu et favoriser un accès direct au centre, elles ne sont pas en soi reconvertibles en capital électoral. Pour ce faire se déploient des formes réajustées de fabrique partisane de la notabilité (Fretel, 2004). Elles passent en premier lieu par des « luttes symboliques pour la défini-tion de l’excellence politique » et pour la délimitation de la « bonne » représen-tation (Offerlé, 1999, p. 25).

Batailles symboliques autour de la « bonne » représentation

Au cours de l’histoire du suffrage universel dans les démocraties fondatrices, l’effet aristocratique de l’élection se réagence au fur et à mesure que la base électorale s’élargit. Il en est de même pour les tensions entre « identification » et « distinction » (Rosanvallon, 1998). Selon Michel Offerlé, « certaines conjonc-tures de recomposition de l’espace politique » sont particulièrement propices aux tentatives de « réajustement (momentané ou durable) des propriétés du personnel politique et de sa légitimation » (Offerlé, 1999, p. 25).

Au Maroc, depuis 2002, plusieurs observations localisées sont menées durant les campagnes électorales 27. Elles mettent en évidence des batailles symboliques entre anciens et nouveaux entrants, et des manières différenciées d’« aller au peuple ». Qu’ils se réclament de la hiérarchie ou de l’égalité, qu’ils mettent l’accent sur les propriétés sociales qui les distinguent ou sur celles qui les rapprochent de leurs électeurs, les concurrents tentent de recodifier les conditions de la réussite politique en fonction de leurs propres caractéristiques. Nous aborderons ces processus en ponctuant trois registres de légitimation en particulier : l’identité, le dévouement et la compétence.

Des stratégies identitaires concurrentielles

Les stratégies identitaires déployées reflètent des visions concurrentielles de ce qui constitue le groupe, ses valeurs, son « authenticité », et des modalités diffé-renciées de réactivation des solidarités. Les frontières se définissent et se redéfi-nissent au niveau des perceptions des électeurs, des propos des candidats et de leurs agents. Bien qu’elles varient selon les configurations locales et la nature des interactions, ces luttes sont sous-tendues par deux pôles : se réclamer de la hiérarchie (Siegfried, 1980) et prétendre au leadership social en valorisant une origine (asl) constituée comme distinctive ; valoriser la proximité entre candidats et électeurs, et mettre en évidence des similarités ethniques, régionales, locales, etc.

Ces tensions sont manifestes dans les campagnes électorales successives obser-vées par H. Ilahiane (2004) dans l’oasis du fleuve du Ziz (Haut Atlas oriental), un milieu rural hiérarchisé en proie à des changements sociaux rapides. À partir des années 1970, les Haratine (« affranchis »), les membres d’un groupe pendant

27. Voir par exemple les ouvrages collectifs dirigés par M. Bennani-Chraïbi, M. Catusse et J.-C. Santucci (2004), L. Zaki (2009a) et M. Tozy (2010).

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VOIE DES URNES ET VOIX DE LA RUE DANS LE MAROC DES ANNÉES 2000 ET 2010

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Encadré 18 Les ressources sociales des « enfants du quartier » (wlad ad-derb),

retour d’enquête à Casablanca

D’après nos enquêtes pendant les années 2000 à Casablanca, ceux que l’on surnomme les « enfants du quartier » (wlad ad-derb) sont le plus souvent des jeunes hommes – et par extension des femmes d’âge mûr – dépourvus des capitaux socio-économiques et culturels qui prédisposent à l’indépendance matérielle et intellectuelle. Leur notoriété repose avant tout sur leurs ressources sociales et associatives, aisément reconvertibles en force de frappe électorale. Ils se distinguent par des savoir-faire, des savoir-vivre et des savoir-être.

Les savoir-faire stratégiques sont multiples. Même sans emploi, une infirmière de formation est en mesure de rendre d’immenses services dans un bidonville, en l’absence d’une couverture sociale généralisée. Quant au chauffeur de taxi, faute de lignes de bus régulières, en situation d’urgence, il peut sauver des vies en mettant sa voiture de location à disposition de ses voisins. Par ailleurs, la reconnaissance demeure grande à l’égard de la monitrice qui, au bout d’un an, permet à des femmes illet-trées de déchiffrer des versets du Coran. Les plus instruits – ou même une femme de ménage dans un lieu aussi stratégique que la commune – jouent un rôle d’inter-médiaires culturels, intercèdent en faveur des plus démunis, déboussolés à chaque négociation du moindre papier administratif.

Il faut aussi se distinguer par son aptitude avérée à servir ses semblables, à susciter leur confiance, voire leur pitié. Le respect et la confiance se gagnent grâce à des traits de personnalité (audace, honnêteté, « sale caractère »), des comportements (généro-sité, disponibilité, piété filiale, etc.), se concrétisant dans des actes de soutien répétés, exprimés à travers des formules récurrentes : « tay weqef m’ana » (il se tient « debout » à nos côtés), « ma tay tekhellach ‘lina » (il ne nous laisse pas tomber).

Par ailleurs, la notoriété s’étend souvent aux membres de la famille. Certains se subs-tituent à leur oncle ou à leur père, au rôle social prééminent, espérant mobiliser aussi bien la génération des pères, grâce à leur nom, que celles des pairs, du fait de leur propre popularité, qui est du reste instable. Inversement, le registre de la pitié mobilise tout autant (Zaki, 2004). Le « méchant » du quartier peut également jouer un rôle central. Il appartient souvent à une fratrie masculine nombreuse qui se distingue par sa taille et sa force. Il est tantôt protecteur, tantôt prédateur, arbitre de l’ordre et du désordre.

Ces dispositions et ces pratiques se traduisent de plus en plus en engagements dans les organisations informelles et formelles du quartier. Grâce à leurs qualités, les personnes « populaires » se hissent au sommet de la chaîne de solidarité. Ici et là, des bidonvilles expérimentent des formes de mutualisation (collectes ponctuelles en cas de maladie et de décès, ou régulières pour assurer des services collectifs). Et, bien avant l’avènement des associations dans ces zones, les équipes de football constituaient déjà les lieux privilégiés de gestation d’un esprit de corps, convertible en force de mobili-sation électorale, canalisable par les entraîneurs de football, et sur lesquels parient souvent les patrons électoraux.

Très fréquemment, ce sont ces mêmes réseaux de proximité qui sous-tendent la création d’associations de quartier. Ce registre est devenu tellement central que, lorsqu’ils évoquent leurs propres qualités, les candidats des quartiers tendent à utiliser l’attribut « associatif » (jam‘awi) comme synonyme du mot « populaire » (cha‘bi). Ainsi,

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longtemps assigné à un statut de subordonné, connaissent une mobilité sociale ascendante via la migration. Ils intègrent peu à peu les conseils du village, dont ils étaient écartés jusque-là. Ce faisant, ils concurrencent les notables – des chorfa ou descendants du prophète et des élites berbérophones – dont le statut repose sur la naissance et la propriété de la terre. Ces anciennes élites commencent par disqualifier l’élection « démocratique » et le « désordre » qu’elle produit, lorsqu’elle bénéficie à des personnes, à leurs yeux, démunies de « valeur sociale ». Pendant les élections, elles mobilisent principalement à travers les relations de patronage. En revanche, les candidats et les élus Haratine tendent à « ethniciser » la campagne électorale dans un sens qui est porteur d’égalité.

Dans le cas des provinces sahariennes, étudié par V. Veguilla (2004), les enjeux identitaires sont d’un autre ordre. Ils sont d’autant plus hypertrophiés que ces territoires font l’objet d’un conflit de souveraineté et qu’ils ont connu des transferts de population. Au cours de l’histoire récente, les autorités centrales ont favorisé l’accès aux mandats électifs des « vrais Sahraouis », selon l’autodésignation des membres de ces tribus, tout en confiant les postes administratifs à des originaires du Nord du pays. En 2002, 31 candidats en tête de liste sur 35 sont de « vrais Sahraouis ». Mais ils sont contraints de se disputer les faveurs des autres électeurs. Dès lors, la faible efficience du registre tribal est compensée par la proposition de politiques publiques, et surtout par des échanges clientélaires et marchands.

Les identités collectives activées pendant le moment électoral ne se réduisent pas à des dimensions ethnique, tribale ou régionale. Dans les bidonvilles casablan-cais observés par L. Zaki (2004), les stratégies d’identification ou de différen-ciation recourent à des critères topographiques, des dates distinctes d’arrivée en ville ou au bidonville, des origines géographiques communes (Zaki, 2004). Elles puisent aussi dans d’autres registres : un « capital d’autochtonie » (Retière, 2013), l’appartenance à un groupe de pairs ou à une classe d’âge, le fait de partager les mêmes précarités sociales, autant de caractéristiques qui s’incarnent dans la figure de « l’enfant du quartier » (encadré 18). Plus que jamais, la « bonne » représen-tation est associée à l’égalité plutôt qu’à la hiérarchie. En effet, les personnages

modèle associatif et clientélisme ne s’opposent pas systématiquement, les réseaux de solidarité horizontaux formels et informels s’érigeant en maillons du dispositif clien-télaire électoral. De même, il serait trop hâtif de considérer ces « enfants de quartier » comme « dépolitisés ». Leurs propos manifestent souvent une politisation par désin-gularisation : ils expriment une « identité », énoncent des « problèmes », expriment un « sentiment d’injustice » et désignent, parfois, des « responsables » (Gamson, 1992). Lorsqu’ils disent « nous », ils se réfèrent tantôt aux « jeunes », tantôt aux habitants de leur bidonville, quartier, et au-delà aux catégories populaires agglutinées dans les poches de pauvreté de la ville. Ils se présentent souvent comme des mashuqin (broyés par la vie) face aux « puissants » qui les courtisent à la veille de chaque scrutin. Sur un marché devenu très concurrentiel, l’élection s’érige alors en moment privilégié pour les dominés, qui s’avèrent loin d’être manipulables à volonté, pour acheminer leurs réclamations de ressources rares à l’adresse de « ceux d’en haut ».

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saillants, reconnus comme aptes à représenter les intérêts collectifs du groupe, ne sont pas nécessairement les chefs de famille, les plus âgés ou les plus fortunés, mais des acteurs dont la légitimité se construit sur la base de leurs actions et de leur ancrage dans la société locale. Dès lors, la notoriété s’énonce moins en termes de « notabilité » que de « popularité » (cha‘biyya), une qualité politique devenue cardinale, et étroitement articulée à la propension à l’altruisme.

Le dévouement : entre la cause du peuple, l’amour de Dieu et le souci du citoyen

La distinction par le dévouement se décline sous des formes non exclusives les unes des autres. Celui-ci peut être porté par une entreprise collective qui invoque une cause ou « l’amour de la patrie ». C’est par exemple le cas de candidats de l’USFP qui continuent à mobiliser, au début des années 2000 du moins, une composante essentielle de leur capital partisan : la répression, voire le fait d’avoir sacrifié le parti en 1998, puis en 2002 « pour sauver le pays ».

D’autres encore puisent individuellement ou collectivement dans le registre de la « bienfaisance », plus ou moins discontinue, plus ou moins informelle, et qui serait motivée par « l’amour de Dieu » (fi sabil allah). Les pratiques d’éver-gétisme se développent aussi sous forme d’organisations plus complexes et plus durables, mais toujours charitables, à l’instar des fondations qui bénéficient du patronage de membres de la famille royale ou d’autres personnalités.

De plus en plus, le souci du « citoyen » (al-muwatin) se fraie un chemin. En effet, l’expansion de l’offre associative à partir des années 1990 amène à une redéfinition de « l’action sociale » (‘amal ijtima‘i) dans un sens syncrétique mêlant développement social, ancrage dans un territoire, action de « proximité » (qaraba) et « politique du faire » (Goirand, 2000) 28. À cet égard, les données de l’enquête par questionnaire que nous avons menée pendant les congrès natio-naux de dix organisations partisanes entre 2008 et 2012 montrent que cet essor associatif se manifeste y compris au niveau des bassins de recrutement parti-sans. Sans constituer un phénomène nouveau, l’adhésion associative antérieure à l’engagement partisan connaît une courbe ascendante, notamment à partir du début des années 1990. Si l’adhésion associative tend à se banaliser, la nature des activités prédominantes varie significativement d’un parti à l’autre. Tandis que les organisations de gauche sont en affinité avec des associations de plaidoyer, les autres partis sont davantage corrélés avec des activités à caractère social et ancrées dans le local. Et c’est dans les articulations entre la sphère associative et la scène électorale que s’observe une réinvention du « dévouement », qui se prête à différents types d’homologation.

Justement, les élus du PJD hybrident les registres de l’intermédiation insti-tutionnelle, où « les élus jouent le rôle de traducteurs des demandes administra-

28. Sur les transformations de l’action associative au Maroc, voir par exemple E. Cheynis (2008), I. Bono (2010), Y. Berriane (2013).

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tives des électeurs », du « service aux citoyens » et des activités sociales à caractère associatif (Catusse et Zaki, 2009, p. 83). Leurs succès électoraux semblent liés à cet agencement entre capitaux collectifs partisans, capitaux accumulés à travers le parti et son réseau associatif, et capitaux fructifiés à titre personnel et relevant de l’« autochtonie », de l’action de proximité et de la « politique du faire ». De ce point de vue, ils ont contribué à réinventer les relations clientélaires en leur insufflant un sens « moral » 29, en les animant de l’esprit du « patronage démo-cratique 30 », tout en leur donnant un ancrage partisan. Par ailleurs, ils ont mis en œuvre une « stratégie de différenciation », autour de trois axes : la compétence et la vertu des militants, la démocratie interne, et une communication fluide (Tomé-Alonso, 2018). La codification de la compétence mérite une attention particulière.

La codification concurrentielle de la compétence politique

À partir de la fin des années 1990, la question de la compétence est au cœur des luttes que se livrent les nouveaux entrants dans la sphère partisane, qu’il s’agisse des élus du PJD ou des « entrepreneurs ». Les uns ont réussi à en reconfi-gurer les conditions d’accès, les autres peinent à donner une légitimité électorale à la compétence économique et technique. Dès lors, deux dynamiques sont en compétition. La première hisse la possession d’un capital scolaire et universitaire au rang de condition nécessaire pour accéder à la représentation politique, tandis que la seconde surenchérit en codifiant des seuils autrement élitistes.

Depuis la première expérience parlementaire de 1963, nous l’avons vu, le niveau d’étude des élus de la Chambre des représentants n’a cessé d’augmenter. En 2002, seuls deux députés sont dépourvus de toute formation scolaire. En 2016, cette tendance persiste bien que le pourcentage d’élus ayant fait des études supérieures continue de s’accroître (tableau 13 31).

Tableau 13. – Répartition des élus à la Chambre des représentants en 2002 et en 2016 selon le niveau d’instruction en pourcentage.

Députés 2002 Députés 2016

Sans formation 0,6 1,3

Études primaires 10,8 4,6

Études secondaires 24,6 19,5

Études supérieures 64,0 74,7

Total 100,0 100,0

29. C’est en phase avec « la probité comme argument politique » selon les termes de S. Smaoui (2009).30. Notion employée par M. Agulhon dans son étude du Midi varois au xixe siècle. Il s’agit d’« un état moyen

qui serait une sorte de structure égalitaire sous protection » entre deux états : « la structure “féodale” de la clientèle gravitant autour du patron, et la structure égalitaire pure » (Agulhon, 1979, p. 258 et 481).

31. Les données de 2002 ont été publiées par le ministère de la Communication (2002), celles de 2016 sont tirées d’un texte de synthèse produit par l’administration de la Chambre des représentants mais non diffusé au public.

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Dans les campagnes électorales observées à Casablanca pendant les années 2000, la stigmatisation des « incompétents qui occupent les sièges du Parlement » – et qui sont par ailleurs « âgés » et surdotés en capitaux économiques – a pour corollaire la mise en avant de « jeunes » (Bennani-Chraïbi, 2004b ; Zaki, 2004). Souvent quadragénaires, ceux-ci sont dotés d’un savoir certifié mais exclus du pouvoir. Au second plan et dans certaines circonstances, il s’agit aussi pour ceux dont les capitaux scolaires sont dévalués, parce qu’ils ont été acquis au Maroc, de prendre leur revanche sur des figures de l’élite citadine de formation franco-phone (encadré 19).

Pour sa part, en qualité de nouvel entrant, le PJD cherche à démontrer dès 2002 la surqualification de ses candidats, illustrant ainsi le « coûteux travail de légitimation » accompli en vue de prouver l’« honorabilité » du parti, la confor-mité de ses postulants « au modèle légitime du bon candidat » 32. Jusqu’en 2011, le parti peut se prévaloir de pourcentages records d’élus ayant poursuivi des études supérieures (tableau 14 33), ce qui contribue par ailleurs à augmenter la proportion de députés de formation universitaire (64 %) au sein de la Chambre (tableau 13). Quant à leur baisse depuis 2011, elle trahit sans doute un ajuste-ment et une volonté de s’ouvrir à d’autres catégories sociales.

Tableau 14. – Répartition des élus du PJD à la Chambre des représentants entre 1997 et 2011 selon le niveau d’instruction en pourcentage.

1997-2002 2002-2007 2007-2011 2011-2016

Sans formation 0 0 0 2,8

Études primaires 0 2,4 4,3 6,6

Études secondaires 0 2,4 4,3 14,1

Études supérieures 100 95,2 91,3 76,4

Total 100 100,0 100,0 100,0

Néanmoins, les adversaires du PJD ne manquent pas de remettre en cause l’aptitude du parti à « gouverner », en mettant en avant une autre conception de la qualification, celle-là même qui associe « la réforme » aux figures du « techno-crate » et de « l’entrepreneur », ainsi qu’à une « socialisation cosmopolite 34 », qui découle depuis la fin des années 1980 d’une position d’« héritier ». Une telle surenchère trahit les résistances d’une élite qui tente de perpétuer son hégémonie au sein de l’appareil de l’État en érigeant ses propriétés distinctives « en normes tacites d’accès au champ du pouvoir politique 35 ». Autrement dit, la superposi-tion d’une qualification par un certain type de compétence et d’une qualifica-

32. Termes utilisés au sujet d’une autre situation par J. Lagroye, B. François et F. Sawicki (2002, p. 257-258).33. Tableau réalisé par B. Tomé-Alonso (2016) sur la base des données qu’elle a extraites des curriculums vitae

des élus.34. V. Cicchelli (2016, p. 2) la définit en termes de « processus d’apprentissage de la part des individus des

dimensions transnationales du monde qui les entoure ».35. Termes utilisés par D. Dulong (1996, p. 124) dans son étude sur la Ve République.

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tion par la fortune laisse transparaître des revendications quasi censitaires. À cet égard, les propos tenus en 2008 par un « homme d’affaires », diplômé d’une école d’ingénieur française et ancien député, donnent à voir un glissement entre les déficiences d’une formation strictement marocaine et un déficit en termes d’insertion dans les réseaux de l’élite :

« C’est triste à dire, mais tout ce qui est issu de l’université marocaine, de la grande masse, n’a pas endossé de responsabilité importante que ce soit dans le public ou dans le privé. Ils sont limités par leur background. […] Ceux qui ont une formation purement marocaine ne sont pas dans l’économie. […] Quand on concentre le recrutement sur l’université marocaine, on se coupe des décideurs, des réseaux » (entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en juillet 2008).

En somme, la lutte pour la définition de l’excellence politique se cristallise autour de deux conceptions de la compétence. L’une, plutôt universaliste, est codifiée pour l’usage des « masses », incarnées par les jeunes diplômés et par les candidats du PJD, issus de l’enseignement public marocain. L’autre, davan-tage censitaire, est taillée en fonction des caractéristiques d’une partie de l’élite économique. Elle valorise plutôt les capitaux scolaires accumulés en dehors du royaume et qui se superposent avec les autres capitaux depuis que les politiques de coopération et les ajustements structurels ont mis fin à une politique d’attri-bution de bourses jusque-là généreuse 36. À cet égard, la montée en flèche des élus du PJD au sein des conseils communaux, des régions, du Parlement, puis dans le gouvernement exacerbe une lutte sourde entre une élite « cosmopolite », dotée de diplômes décrochés dans des établissements étrangers prestigieux, plus à l’aise en français ou en anglais qu’en arabe, et une contre-élite majoritairement issue de l’enseignement public, qui contraint peu à peu les « héritiers » à se réajuster (encadré 19). Toutefois, le PJD a si bien intériorisé ces contraintes qu’il s’est efforcé de former, de spécialiser et de professionnaliser ses élus, voire d’adapter son recrutement (Wegner, 2011, p. 116).

36. Concernant les boursiers de l’État marocain qui étudient en France, leur nombre atteint le pic de 18 911 en 1982-1983, juste avant le début de la mise en œuvre du plan d’ajustement structurel (Simon, 2013).

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37. Voir le site du ministère de la Culture et de la Communication, « La liste du gouvernement » (page web). Disponible sur : [https://web.archive.org/web/20170816002925/http://www.maroc.ma/fr/content/la-liste-du-gouvernement], capture du 16 août 2017.

Encadré 19 L’initiation politique abrupte d’une banquière d’affaire « cosmopolite »,

échos de la presse et des réseaux sociaux

Le 5 avril 2017, Lamia Boutaleb est nommée secrétaire d’État chargée du tourisme dans le gouvernement El Othmani. Issue de la grande bourgeoisie de Fès, cette nouvelle venue en politique est l’incarnation même de l’héritière « mondialisée ». Ses premières interventions publiques suscitent une vague de persiflages révélateurs.

Sous l’ère de Hassan II, son grand-père, Moulay Ali Kettani, un ancien commer-çant d’épices, devient l’une des plus grosses fortunes du royaume et une figure centrale du secteur bancaire (Belhouari, 2011). Avant de devenir « banquière d’affaire » dans le groupe familial, Wafabank, elle accumule un important capital scolaire, qui se matérialise dans quelques lignes de sa biographie officielle : licence en finance et gestion à l’École des hautes études commerciales (HEC) de Lausanne (1993), MBA à la Wharton School of Business de l’université de Pennsylvanie, « Program for Leadership Developpement, Launching New Ventures, Changing the Game » à la Harvard Business School (2007-2008) 37.

Dès l’année 2000, elle occupe des postes à responsabilité dans la banque familiale et, après la vente de celle-ci, dans le groupe Attijari Invest. En 2009, elle devient la PDG du groupe Capital Trust qu’elle a cofondé. Après son entrée au gouvernement, ses proches ne manquent pas d’insister sur les « compétences » qu’elle a acquises en dehors du secteur bancaire : elle est conseillère du PDG de l’Office chérifien des phosphates (OCP) de 2007 à 2009 ; elle participe à la préparation du dossier financier de la candi-dature du Maroc pour accueillir la Coupe du monde de football de 2010 ; elle préside l’Association des sociétés de gestion et fonds d’investissement marocains (ASFIM), etc.

Avant son entrée au gouvernement, elle n’a aucune expérience politique. Bien davantage, elle n’adhère au RNI qu’en prévision de sa nomination en qualité de secrétaire d’État. Selon ses proches, la banquière est l’exemple même du « sang neuf » dont les partis ont besoin. D’après un dirigeant du RNI, cité par Telquel (Ollivier, 2017) : « C’est la première responsable du Tourisme qui connaisse la signification du “return on total asset”. […] Elle est calée en finance et en investissement, elle fera donc un bon interlocuteur pour les investisseurs touristiques internationaux qui sont nécessaires pour relancer ce secteur en berne. » Dans le même article, on peut lire : « Pétrie d’expé-riences, sauf politiques, Lamia Boutaleb pourra donc compter sur ses compétences de banquière d’affaires pour exercer ses nouvelles fonctions de secrétaire d’État. “En France, un banquier est bien candidat à la présidence. Et il est bien placé pour gagner”, s’amuse-t-on dans son entourage. »

Les ricanements que ses premières interventions orales suscitent sont révélateurs. Ils mettent en évidence la difficulté de convertir en politique des capitaux valorisés dans le monde des affaires (un nom, des titres prestigieux, des réseaux, des « compé-tences de banquière d’affaires », etc.). Ils font également écho à la bataille symbolique qui sous-tend la codification de l’excellence politique depuis l’affirmation électorale des élus du PJD.

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Conclusion

Pendant les années 2000, les dispositifs qui encadrent la compétition électo-rale accentuent le caractère équivoque de la libéralisation du marché électoral marocain. Le temps électoral se régularise, les urnes deviennent de plus en plus transparentes, les figures de l’élection se féminisent et se rajeunissent, les catégo-ries populaires se mobilisent sous l’effet d’incitations « positives » (irréductibles au vote d’échange), plutôt que « négatives » (pressions administratives). Néanmoins, l’ingénierie électorale prend le relais de l’intervention directe dans les urnes pour entraver aussi bien la constitution d’une majorité politique homogène que l’affir-mation d’une force politique dont les capacités de mobilisation électorale surpas-seraient celles de ses concurrents.

À première vue, les modalités de cette libéralisation tendent à dissuader le vote fondé sur une offre programmatique. La « dilution des “marqueurs idéolo-giques” » découlerait de la cartellisation des partis politiques établis (Kasmi,

38. Abdellah Tourabi, 2017, post Facebook, 11 mai. Disponible sur : [https://www.facebook.com/tourabi.abdellah/posts/10154749470246731], consulté le 18 novembre 2020.

À ce propos, dans un post publié en mai 2017 sur Facebook, le journaliste Abdellah Tourabi produit une analyse sémillante sur les mésaventures linguistiques de la nouvelle secrétaire d’État au Parlement, largement diffusées à travers la toile :

« J’étais fasciné par l’intervention de Lamia Boutaleb au parlement hier, car cette vidéo résume en 3 minutes, l’évolution du Maroc pendant les 30 dernières années.

Tout d’abord, il y a cette fracture linguistique, traduction d’une fracture sociale, entre deux Maroc : celui d’une élite privilégiée, issue des écoles privées, dont la langue française est une langue de vie, de pensée et d’expression, et une autre partie, plus grande, de la population marocaine, produit de l’école publique, qui n’utilise la langue française que d’une manière fonctionnelle, au travail, ou la subit comme une forme de domination et de supériorité. […]

Dans tous les gouvernements des années 80 et 90, il y avait des ministres techno-crates, plus à l’aise en français qu’en arabe. Personne ne pouvait les critiquer ni leur reprocher cet “handicap”. Les réunions, les rapports, les projets de loi, les discus-sions se passaient en français, sans que l’on trouve cela étrange ou inapproprié. Mais maintenant, l’usage de la langue arabe, est devenu l’expression de cette forme d’éga-lité. La montée en force d’une nouvelle élite politique, les islamistes, a renforcé cette situation. Les railleries et les ricanements des députés du PJD, en écoutant Lamia Boutaleb trébucher et buter sur ses mots, symbolisent cette inversion des rapports de force. Il s’agit d’un véritable conflit de classes, dont la langue n’est que la partie visible de l’iceberg.

Et enfin, cette vidéo montre aussi une nouvelle évolution au sein de la vie politique marocaine : tout technocrate que l’on est, bardé des meilleurs diplômes au monde, ayant le CV le plus intimidant, l’opinion publique vous demandera désormais de lui parler sa langue, de présenter des comptes, et de maîtriser ses codes de communica-tion, surtout quand on prétend assumer une fonction politique […] 38. »

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2015, p. 237-238). Leurs convergences seraient plus nombreuses que leurs diver-gences, ne serait-ce que parce qu’ils sont amenés à former des coalitions gouver-nementales hétérogènes et pléthoriques, et que c’est l’exécutif monarchique qui établit les grandes orientations.

Pourtant, les succès électoraux du PJD, continus entre 2002 et 2016, invitent à la nuance. D’une part, ces résultats manifestent les affinités de ce parti à fort capitaux collectifs avec l’univers urbain et, au-delà, avec la politique natio-nale. D’autre part, alors même que la confrontation entre anciens et nouveaux entrants s’accompagne de tentatives concurrentielles de redéfinition de l’excel-lence politique, l’essor du parti de la lampe tient justement au fait que ses élus parviennent à s’ériger en contre-élite, en réinventant aussi bien le militantisme partisan que les relations clientélaires. Face à lui, des partis fortement impliqués dans la course aux mandats, mais qui sont loin de disposer d’un appareil partisan et d’une base militante de la même envergure, recourent à d’autres modalités pour produire des formes de notabilité agencées aux contraintes de la sphère politique marocaine.

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« Les notables passent », la notoriété se popularise

Au Maroc comme ailleurs, le statut de notable découle de deux sources princi-pales. D’une part, le « cumul des supériorités » (Veyne, 1976, p. 129) : un prestige social hérité ou acquis et une position de pouvoir, articulés avec l’enracinement dans un milieu social, la détention d’un savoir (religieux, profane, ou savoir-faire) et d’un capital économique. D’autre part, des pratiques d’intermédiation entre les autorités politiques et une partie de la population (Abouhani, 2015 ; El Maoula El Iraki, 2003). Cependant, d’importantes variations affectent les frontières internes et externes de ces groupes sociaux, la nature de leurs capitaux, les modes d’acquisition et de reconversion des ressources rares, les pratiques notabiliaires, et ce en étroite relation avec les configurations politiques natio-nales et locales dans lesquelles les « processus de notabilisation » prennent place (Politix, 2004 ; Briquet, 2012). Les recompositions sont telles que les notables tendent à passer 1, ou du moins à être fortement concurrencés par les « notoires » (Fretel, 2007, p. 199-200). Dans ce qui suit, nous allons appréhender un tel phénomène en mettant l’accent sur la complexification des mobilisations électo-rales clientélaires et marchandes.

La complexification des mobilisations électorales clientélaires et marchandes

Comme nous l’avons vu, au Maroc, le moment colonial, puis l’indépendance consolident les assises des élites de la fin du xixe siècle. Sous le Protectorat, la « politique des grands caïds » accroît, tout en les stabilisant, les bases écono-miques, sociales et politiques de notables ruraux ; tendance qui perdure après l’indépendance. Quant aux fractions supérieures des élites citadines, elles perpé-tuent leurs positions en réadaptant leurs stratégies de reproduction. Que ce soit pendant le Protectorat ou après, elles se distinguent par leurs capitaux scolaires et économiques. À l’indépendance, elles ont un accès privilégié à la fonction publique et aux secteurs privé et semi-privé de l’économie. Elles bénéficient ensuite de la marocanisation des années 1970, des privatisations à partir des

1. D’après P. Grémion (1976, p. 261, p. 263) : « Les notables passent, le système notabiliaire demeure. » D’après cet auteur, le « pouvoir notabiliaire est lié […] à une structure de l’État qui, elle, est permanente ». Il se nourrit du caractère centralisé de l’État et, en retour, il « devient peu à peu le garant de son maintien ». Dès lors, seules « les données de l’interaction centre/périphérie changent ».

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années 1980, puis de la libéralisation économique au cours des années 2000. D’après M. Tozy, les réajustements de la notabilité au Maroc recoupent trois configurations successives. La première se prolongerait jusqu’en 1983 :

« Le notable traditionnel correspond à une configuration d’homogénéité ethnique avec prédominance d’une instrumentalisation du lignage comme mode de mobilisation politique et de faible intervention de l’État sous la double forme d’administration et d’extraction fiscale et de distribution des ressources. Les besoins du pouvoir dans cette configuration d’autorégulation ou de régula-tion par la force et de faible institutionnalisation, renvoient à un leadership qui remplit une fonction d’arbitrage. Le recrutement se fait par la consécration d’un leadership existant » (Tozy, 2010, p. 62, note 9).

Entre 1983 et 1999, l’extension de l’appareil administratif aurait favorisé l’émergence d’une « notabilité de position ». Les fondements du leadership se seraient alors transformés sous l’effet de « la dissociation progressive des collec-tivités ethniques et collectivités territoriales », de la diversification des activités et des sources de richesse en lien avec l’émigration, la scolarisation et l’accès à la fonction publique (ibid., p. 63, note 10). Ces figures seraient en affinité avec les partis politiques créés pour « encadrer une nouvelle élite politique » (à l’instar de l’Union constitutionnelle). Dès les années 1990, l’économie du vote se modifie avec la mise au-devant de la scène de « technocrates » et de « la société civile » que les institutions internationales érigent en agent fondamental du développe-ment local. Nous l’avons souligné dans le chapitre précédent : plus que jamais, la « compétence » – indexée sur l’instruction, la profession, ou l’expérience associative – concurrence l’appartenance à une notabilité liée à la naissance ou au patrimoine familial, ce qui contribue à « transformer les conditions d’accès au leadership » (Tozy, 2010, p. 63, note 11). Si des tendances fortes ressortent bien d’une configuration à l’autre, cela ne signifie pas pour autant qu’un type de notabilité en chasse un autre.

Dans le contexte d’ouverture du marché électoral, les mobilisations clienté-laires et marchandes se réajustent tout en se diffusant. Les processus d’accumu-lation économique et politique se chevauchent plus que jamais. Pour optimiser leurs chances, les partis politiques, dotés d’un capital partisan collectif faible ou érodé, présentent des « malin chekkara 2 », c’est-à-dire des personnes fortunées qui financent leur propre campagne électorale. Toutefois, derrière la mise en avant d’un candidat ou d’une tête de liste, se tissent des réseaux en lien avec les opportunités de redistribution particulariste offertes par des programmes comme celui de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH). Impulsé par le roi en 2005, ce dispositif aspire à combattre la pauvreté en encourageant des projets d’appui aux infrastructures de base, de formation, de « renforcement des capacités », des activités génératrices de revenus et d’emplois, etc. D’après É. Cheynis (2008, p. 161), il s’agit du :

2. Sing. moul chekkara, au sens premier, l’homme au portefeuille.

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« dernier avatar de la politique de partenariat avec le monde associatif et la consé-cration d’un nouveau sens commun. Elle illustre, en même temps, le jeu complexe fait d’interdépendances, de coopérations et d’oppositions, entre les différents acteurs qui constituent le champ du pouvoir et plus largement l’espace marocain des politiques de développement : Gouvernement, Palais royal, Institutions inter-nationales, etc. ».

Dans le même esprit, les « enjeux financiers introduits par l’INDH tendent à dupliquer dans le champ associatif les rapports de force qui organisent le champ politique local » (Berriane, 2009, p. 187). Mandats communaux, régionaux, parlementaires et positions gouvernementales se raffermissent mutuellement pour capter le vote des catégories populaires. C’est non seulement le cas dans les circonscriptions rurales surreprésentées grâce à l’ingénierie électorale, mais aussi dans les zones urbaines, où de faibles taux de participation sont un atout majeur pour les mobilisations clientélaires et marchandes. Ce faisant, ces campagnes électorales trahissent un brouillage des frontières entre les entreprises « person-nelles, discontinues et locales » et celles qui sont « anonymes, continues et nationales » (Offerlé, 2002, p. 24). Elles donnent à voir l’intrication de « capitaux collectifs partisans » ou associatifs et de « capitaux sociaux individuels » (Offerlé, 2002, p. 48). Elles agrègent différents profils d’intermédiaires, qui révèlent des proces-sus de partisanisation de « clients » et de clientélisation de « militants ». Elles reposent sur l’échange de « biens privés divisibles », mais aussi de « biens publics divisibles » et « indivisibles » 3, laissant transparaître des formes de privatisation du « welfare » (Marwell, 2004). Loin d’être continues dans le temps, elles néces-sitent de plus en plus un entretien régulier. Arrimées à une localité, elles ne sont pas pour autant enclavées.

Pour affiner l’analyse de ces recompositions, nous proposons de distinguer quatre configurations (tableau 15 4). Nous évoquerons rapidement les deux premières qui font écho à l’opposition idéale typique entre partis de militants et partis de notables, que nous avons analysée précédemment. La première s’associe à une entreprise politique dotée d’un important capital collectif partisan. Elle est en affinité entre autres avec les campagnes électorales du Parti de la justice et du développement (PJD) observées dans deux circonscriptions de Casablanca en 2002 (Bennani-Chraïbi, 2004b). Les agents électoraux sont des adhérents et des sympathisants du parti, de ses organisations parallèles et associations locales. Leur rétribution est pour l’essentiel symbolique. L’offre électorale combine des « biens publics indivisibles » abstraits (une cause, des valeurs, un programme) et matériels (des politiques publiques dont bénéficie principalement son électo-rat), des « biens publics divisibles » (des emplois), ainsi que des « biens privés

3. Voir à ce sujet les distinctions que fait M. Offerlé (1985, p. 166, note 1) : « Biens privés divisibles : argent, emplois privés, bien de salut ; / Biens privés indivisibles : faveurs collectives ou menaces de sanctions collec-tives ; / Biens publics divisibles : faveurs personnelles, décorations, secours publics, postes administratifs ou électifs, menaces de renvois ; / Biens publics indivisibles : offre de discours politiques, politiques publiques (nationales, locales, catégorielles). »

4. Inspiré des tableaux réalisés par M. Offerlé (1985).

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divisibles ». Les votes produits sont sur enjeu, de remise de soi (identification au parti) ou de clientèle. La seconde configuration correspond à une faible articu-lation entre d’une part un « big man 5 », fortement doté en capitaux individuels et disposant d’un accès privilégié à des centres de redistribution de ressources publiques 6 et privées, et d’autre part une entreprise politique faiblement dotée

5. Voir la distinction faite par M. Sahlins (1963, p. 290-291, 295) entre, d’une part, le big man mélanésien des sociétés lignagères sans différenciation politique, qui doit son statut à ses efforts, à son mérite, à sa capacité de se distinguer d’autres « hommes ambitieux » et de « démontrer » qu’il possède des aptitudes « qui commandent le respect » et, d’autre part, le chef polynésien qui a hérité son pouvoir du fait de sa position au sein d’une sorte d’aristocratie tribale et qui n’est pas tenu de démontrer ses aptitudes.

6. Ce profil se rapproche de celui du « big man » en Afrique, analysé par J.-F. Médard (1992), qui doit l’essentiel de son enrichissement à son accès privilégié aux ressources publiques.

Tableau 15. – Idéaux types d’entreprises politiques selon les capitaux prépondérants, le type d’agents électoraux, la nature de l’offre électorale et le mode de production de vote.

Type d’entreprise

1) Entreprise poli-tique fortement dotée en capitaux collectifs partisans

2) Articulation faible entre un « big man » et une entreprise politique faiblement dotée en capitaux collectifs partisans

3) Articulation faible entre un « big man » et une organisation associative fortement dotée en capitaux collectifs

4) Articulation forte entre un « big man » encarté et une entre-prise politique aux capitaux collectifs partisans érodés

Affinités pendant les années 2000

PJD à Casablanca Configuration pro-pice à la transhu-mance d’un parti politique à l’autre

Campagne à Ou-neine (Tamim et Tozy, 2010)

Campagnes à Anfa de l’Istiqlal dans les années 2000 et de l’USFP en 2009

Capitaux prédominants de l’entrepreneur politique en tête de liste

Capitaux collectifs partisans

Capitaux propres Capitaux propres Capitaux propres, capitaux collectifs partisans, capitaux accumulés grâce au parti

Agents électoraux

– Militants, sympa-thisants, membres des associations et des organisations parallèles, bénéfi-ciaires et membres de leur famille

– Clients du « big man » (individus, membres des réseaux de clientèle et de proximité, associa-tions de quartier, etc.)– Intérimaires rému-nérés

– Association (dotée d’un capital collec-tif ) : rôle central dans le choix du candidat et dans la négocia-tion des termes de l’échange autour d’enjeux locaux ; maillon entre un can-didat à stature natio-nale et des réseaux de clientèle et de proxi-mité à caractère local

– Militants et sym-pathisants, membres des associations et des organisations parallèles (clientéli-sés par le candidat en tête de liste)– Clients encartés du candidat en tête de liste– Intérimaires rému-nérés

Nature de l’offre électorale

– Biens publics indi-visibles abstraits et matériels– Biens privés divi-sibles

– Biens publics matériels indivisibles et divisibles– Biens privés divi-sibles

– Biens publics indi-visibles abstraits et matériels– Biens publics et privés divisibles

– Biens publics indi-visibles abstraits et matériels– Biens publics et privés divisibles

Mode de production de vote

Vote sur enjeu, remise de soi, vote de clientèle

Vote de clientèle, vente de vote

Vote sur enjeu, remise de soi, vote de clientèle

Vote de clientèle, remise de soi, vente de vote

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en capitaux collectifs partisans, ce qui réduit le coût de la transhumance d’un parti à l’autre. Outre des intérimaires rémunérés, les agents électoraux sont des clients du « big man » : des personnes dotées d’un capital d’autochtonie et qui servent de relais avec des réseaux de proximité, plus ou moins stabilisés dans le cadre d’associations de quartier par exemple. Les rétributions consistent en des biens publics matériels indivisibles et divisibles, en des biens privés divisibles, et trahissent des formes de privatisation du « welfare ». Les votes de clientèle et la vente de votes sont prédominants.

À mi-chemin, deux autres configurations (3 et 4 dans le tableau 15) com-binent différemment les caractéristiques des précédentes. Avant d’approfondir l’analyse de la quatrième configuration, qui se rapporte aux entreprises politiques qui cherchent à compenser l’érosion de leur capital collectif en faisant appel à un « big man » (Istiqlal et USFP en 2009 à Casablanca), nous allons présenter la troisième dans la section suivante. Notons d’ores et déjà que celle-ci traduit une articulation faible entre un « big man » et une organisation à caractère asso-ciatif, et dotée en capitaux collectifs 7. À la veille d’un scrutin législatif, l’associa-tion identifie un candidat de stature nationale et négocie avec lui les termes de l’échange, sur la base de son interprétation de « l’intérêt général » de la localité qu’elle représente. La nature de l’offre électorale et le mode de production du vote tendent à agréger ceux des deux premières entreprises (1 et 2 dans le tableau 15). Cette configuration est en affinité avec des mobilisations électorales étudiées par M. Tamim et M. Tozy (2010).

Des mobilisations électorales sous patronage associatif

Entre les législatives de 1993 et celles de 2007, le géographe M. Tamim et le politiste M. Tozy mènent une enquête à Ouneine, une commune rurale enclavée du Haut Atlas. Ils constatent l’affirmation croissante d’une association d’émigrés dans le jeu électoral de cette commune, et ce faisant l’amplification de l’interdépendance entre la vallée et l’univers citadin. Selon eux, les hiérarchies sociales se recomposent à Ouneine sous l’effet de facteurs structurels, tels que la complexification de la vie politique, l’accroissement des ressources publiques destinées à une redistribution locale et les migrations. À cela s’ajoute le fait qu’au début des années 1980 le sociologue Paul Pascon (1932-1985) 8 érige Ouneine en « terrain d’expérimentation sociologique » dans le cadre des activités d’un groupe de recherche au sein de l’Institut agronomique et vétérinaire de Rabat. En 1998,

7. Ici, ils se manifestent par la capacité à construire une identité et des intérêts collectifs, à collecter des ressources collectives, à se coordonner et à mobiliser le groupe.

8. Considéré comme le fondateur de l’école sociologique marocaine, il joue un rôle central, entre 1958 et 1963, dans la constitution de l’Équipe interdisciplinaire de recherches en sciences humaines (EIRESH) – sous forme de coopérative ouvrière –, qui est la première tentative interdisciplinaire dans le Maroc indépendant. Il coordonne les Études générales pour l’aménagement du Grand Haouz, au sein de l’Office national de l’irrigation (ONI), puis devient directeur de l’Office du Haouz en 1966. Parallèlement, il enseigne la socio-logie du développement au Centre d’études économiques de Rabat, puis la sociologie rurale à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II (IAV).

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une partie de ces chercheurs créent Targa, une « association interdisciplinaire pour le développement et l’environnement » qui accompagne, entre autres, la mise en œuvre de programmes publics de développement et des projets financés dans le cadre de l’INDH (par exemple l’électrification).

Quatre ans plus tôt, l’Association Ouneine est fondée à Casablanca par des commerçants originaires de deux lignages d’Ouneine. Elle offre un large éventail de services au village : participation aux frais de tables lors des visites de déléga-tions officielles, placement de jeunes d’Ouneine à Casablanca, réfection de mosquées, financement d’ouvrages d’art et de routes, etc. Peu à peu, elle devient un acteur majeur, au point de déterminer le choix des candidats aux législatives, de discuter avec eux la mise en œuvre de projets publics (pistes, collège, ponts, radiers, etc.) et de négocier les accréditations des partis politiques pour les candi-dats aux élections communales.

Dès lors, l’organisation de la campagne et de la mobilisation électorale donne à voir des articulations entre différents types d’élites : nationale, d’« intermédia-tion » et de « proximité ». L’association et les « élites d’intermédiation » jouent un rôle central de « relais entre la vallée et l’extérieur : la ville, le pouvoir, les autres communes » (ibid., p. 117). Émigrés, étudiants et acteurs associatifs locaux se distinguent par l’étendue de leurs réseaux, leur mobilité et un ensemble de compétences (communication, réseautage, connaissance des acteurs et des enjeux locaux). Ce sont eux qui identifient le candidat le plus adéquat, à leurs yeux, pour acheminer les ressources publiques vers la région.

En 2007, l’association des émigrés opte pour un élu parlementaire sortant qui a une carrure nationale. Né en 1948 à Settat, Mohammed Sajid est origi-naire de Taroudant, diplômé de l’École supérieure de commerce de Lille, homme d’affaires, propriétaire terrien, industriel et promoteur immobilier. Sous l’éti-quette de l’Union constitutionnelle (UC), il est maire de Casablanca entre 2003 et 2015, député de Taroudant de 1997 à 2011. En 2015, il devient secrétaire général de l’UC et, en 2017, ministre du Tourisme, du Transport aérien, de l’Artisanat et de l’Économie sociale. En 2007, il doit son aura à Ouneine au fait d’être parvenu à faire construire par l’État près de 500 kilomètres de routes dans une zone montagneuse. À cette occasion, il a mobilisé ses relations au sein de l’émigration marocaine en Europe pour financer le tiers du projet. À la veille des législatives de 2007, ce sont des membres de l’association des émigrés qui l’accompagnent lors de sa tournée dans la région et qui conduisent sa campagne, en s’appuyant sur des acteurs qui sont peu familiarisés avec la politique nationale mais qui constituent des relais locaux incontournables. En effet, les « élites de proximité » doivent leurs positions à leurs ressources économiques, à l’importance de leur lignage, mais également à leur réputation de personnes qui connaissent et œuvrent pour l’« intérêt général » (maslaha).

Les élections à Ouneine continuent bien à se fonder sur des « liens concrets » et à être « capturées par un ou deux lignages » soucieux de consolider leur « capital social » (ibid., p. 157 et p. 128). Toutefois, l’étude réalisée par Tamim et Tozy montre que l’acte de vote au village est désormais irréductible à une mobilisa-

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tion automatique d’un ou plusieurs lignages, à l’entretien d’une clientèle par une famille qui cumule les supériorités, ou encore à une pyramide de réseaux clientélaires au sommet de laquelle se hisserait un « big man » de la ville. Plus que jamais, la mobilisation électorale donne lieu à des négociations à plusieurs niveaux, à des luttes internes et à des désaccords parfois tranchés par un tirage au sort. Certes, les « autorités sociales » du village – recomposées – demeurent un passage obligé. Mais l’association des émigrés constitue un maillon entre une diversité de réseaux et articule des structures relationnelles autant verticales (avec les autorités sociales et politiques) qu’horizontales (à caractère associatif ). Selon la terminologie offerléenne, elle négocie avec les candidats pressentis des « biens publics indivisibles » sur la base de « l’intérêt général » du village. Autrement dit, elle incarne une sorte de « patronage démocratique 9 ». Cette hybridation entre des manières d’aller au peuple aussi bien à partir du sommet qu’à travers le peuple se retrouve sous d’autres formes.

Justement, la quatrième configuration se rapporte aux entreprises politiques au capital partisan érodé et qui recourent à une personne dotée en capitaux individuels, voire en capitaux accumulés grâce à sa carrière au sein du parti ou à sa filiation avec une figure du parti. Dans ce cas-là, les agents électoraux sont autant d’anciens membres du parti, des clients du « big man » que des intéri-maires. On observe alors des phénomènes de partisanisation de « clients », mais aussi de clientélisation ou même de rémunération de « militants » par le candidat. L’hybridation se prolonge au niveau de l’offre électorale et du mode de produc-tion du vote. Ces efforts d’ajustement aux transformations du marché électoral sont au cœur de notre questionnement de départ sur la notabilisation de partis de militants. Nous allons donc les examiner en profondeur en nous basant sur nos enquêtes dans une circonscription casablancaise pendant les années 2000. Dans un premier temps, nous examinerons la métamorphose d’une héritière du Parti de l’Istiqlal en « big woman ». Ensuite, nous présenterons les tentatives d’un membre de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) de s’acculturer aux pratiques des entreprises clientélaires concurrentes.

Quand une « héritière » se transforme en « big woman »

Si « l’héritier » peut être le fils d’un « big man », il arrive aussi qu’une « héritière » soit contrainte de devenir une « big woman ». Entre 2002 et 2011, les mobilisa-tions électorales de Yasmina Baddou à Casablanca font écho aux tentatives d’un parti politique de s’ajuster au marché électoral, tout en mettant en avant des figures « ministrables » dont les propriétés sont en adéquation avec les injonctions à la « bonne gouvernance » réitérées par le Palais. En effet, au cours des années 2000, l’Istiqlal est le parti qui va le plus loin dans la « notabilisation de technocrates » (Zaki, 2009a, p. 23) du cru, tout en écartant des positions éligibles d’anciens élus du parti, qui ne sont ni fortunés ni « technocrates », au profit de nouveaux venus

9. Sur ce concept de M. Agulhon (1979), voir la note qui lui est consacrée dans le chapitre précédent.

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« sans relation avec le parti » 10. Ce faisant, ces candidats montent de puissantes machines électorales et contribuent à la production de la figure rénovée du notable, mi-technocrate, mi-moul chekkara. Bien qu’elle n’ait pas fait des études presti-gieuses à l’étranger, et qu’elle n’ait pas dirigé une entreprise publique ou privée à l’instar de la plupart des autres « jeunes » ministres istiqlaliens (qui sont quadra-génaires à cette époque), Yasmina Baddou illustre leurs modalités d’entrée en politique et leurs stratégies pour fidéliser leur électorat, sous deux angles en parti-culier : l’art de combiner des capitaux de différentes origines en étroite relation avec une marque partisane ; une manière d’aller au peuple aussi bien à partir du sommet de la hiérarchie sociale qu’à travers des réseaux de proximité convertis en associations, qui se prolonge à travers un dispositif de redistribution des biens selon un mode de moins en moins discontinu et de plus en plus « professionnalisé ».

Une entrée en politique accélérée

Née en 1962 à Rabat, Yasmina Baddou ne se lance dans une carrière politique qu’à l’approche de la quarantaine. Dès le départ, elle brigue plusieurs mandats. En septembre 2002, elle se présente aux législatives à Casablanca-Anfa, l’une des circonscriptions locales les plus disputées du Maroc, et compte donc parmi les cinq femmes qui se vantent d’avoir gagné un siège de député « en descendant sur le terrain », et non après un classement en position éligible sur la liste nationale (réservée aux femmes) de leur parti. Elle se fait réélire dans la même circonscrip-tion deux fois de suite (2007, 2011). C’est également à Anfa qu’elle engrange des mandats communaux : elle préside la commune d’Anfa (2003-2009), puis l’arrondissement du même nom (2009-2015). Entre 2002 et 2012, elle siège dans les formations gouvernementales successives, d’abord, en qualité de secré-taire d’État chargée de la Famille, de la solidarité et de l’action sociale (2002-2004), puis de chargée de la Famille de l’enfance et des personnes handicapées (2004-2007) et, enfin, de ministre de la Santé (2007-2012).

Cette montée en flèche ne découle pas d’un statut incontesté d’héritière. D’après le témoignage d’un istiqlalien de la première heure, un permanent septuagénaire, l’agrément de la base casablancaise du parti ne va pas de soi à la veille des législatives de 2002 11. Pour atténuer les effets de ce « parachutage 12 » et « compenser le fait que c’est une femme », ses soutiens soulignent qu’elle a un nom en héritage, qu’elle a pris la peine de s’investir dans l’appareil du parti et dans ses organisations annexes, et qu’elle est « compétente ».

En premier lieu, elle n’est pas juste « fille de », c’est la fille d’Abderrahmane Baddou, un ancien dirigeant du Parti de l’Istiqlal, décédé en 2001 et qui a gagné ses titres de gloire sous le Protectorat. Dans les premiers entretiens qu’elle accorde à la presse, elle présente son « militantisme » comme « un héritage sacré » :

10. Entretien réalisé par l’autrice, en janvier 2010, avec le responsable d’une section de l’Istiqlal à Casablanca, qu’il a contribué à réorganiser à partir des années 1980.

11. Entretien réalisé par l’autrice, au siège régional de l’Istiqlal à Casablanca, en juin 2009.12. Sur un parachutage moins réussi, voir A. Allal (2009).

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« Yasmina Baddou a dès son enfance baigné dans une ambiance nationaliste et militante. Son père, Abderrahmane Baddou, était un grand militant istiqlalien qui a connu, dit-elle, la vraie torture et les prisons. Aujourd’hui, elle a épousé la cause militante et marche sur les traces de son père » (El Hassani, 2002).

En 2007, un tel récit continue à être relayé par le vice-président de la section d’Anfa, un septuagénaire, dont l’adhésion au parti remonterait à 1955. Après avoir chanté les louanges du père, il raconte qu’enfant, sa fille l’« accompagnait dans les réunions » 13. Mais, par-delà cette socialisation dans la proximité immédiate d’une figure du parti, Yasmina Baddou doit démontrer qu’elle est « militante » et « capable de prendre des responsabilités ». Selon les informations qu’elle distille dans la presse, elle a adhéré au parti dès 1987. Néanmoins, son investissement au sein de l’appareil ne commence que peu avant sa première candidature aux élections. En 2001, elle devient secrétaire de section de la commune d’Anfa, membre du bureau du conseil provincial de l’Istiqlal à Casablanca et de l’Organi-sation de la femme istiqlalienne. Dans la foulée, elle cofonde l’ONG de réflexion et d’orientation « Alliance Pro 14 ».

Dans la phase de lancement de sa carrière politique, un ensemble d’atouts sont également mis en évidence. Stigmatisées par une partie de la base du parti, sa « féminité » et sa « jeunesse » – elle a 40 ans en 2002 – sont d’autant plus valorisées par la hiérarchie de l’Istiqlal que ces caractéristiques sont plus que jamais érigées en qualités politiques et en indicateurs de « modernité », dès lors qu’elles sont adossées à « la compétence » certifiée par des diplômes et attestée par des expériences professionnelles. En 2002, l’article panégyrique dont elle fait l’objet dans L’Économiste donne le ton (El Hassani, 2002). Comme s’il s’agissait de compenser le caractère indigène de son capital scolaire (des études de droit à Rabat), l’accent est mis sur sa « socialisation cosmopolite ». Fille d’ambassadeur, elle passe son enfance au Liban, puis en Arabie saoudite. De retour à Rabat, elle étudie au lycée Descartes, l’un des fleurons de la mission française à l’étranger. À 18 ans, elle accompagne son époux en France où elle passe son baccalau-réat et commence ses études de droit. L’article insiste également sur sa carrière professionnelle d’avocate, de conseillère juridique du Wali de la région du grand Casablanca ou dans la banque. Ces expériences sont présentées comme des rites de passage l’habilitant à la profession politique.

La vie familiale n’est pas en reste. Cette mère de trois filles qui « cache un tempérament de battante et une volonté à toute épreuve » aurait mené « paral-lèlement, et avec brio, ses études et sa vie de famille » (El Hassani, 2002). Selon ses dires, le body-building l’« aide à tenir, être opérationnelle et avoir de l’endu-rance ». Dans les quartiers populaires, ses intermédiaires électoraux adaptent le registre de la féminité et de la famille aux propriétés de leurs interlocuteurs. Ils présentent leur candidate comme « une sœur et une mère compatissante », « une femme qui réalise ses promesses, qui tape aux portes » (ibid.). Pour sa

13. Entretien réalisé par l’autrice, au siège régional de l’Istiqlal à Casablanca, en août 2007.14. Il existe très peu de traces au sujet de cette association.

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part, lorsque Yasmina Baddou sort à la rencontre du peuple, elle oscille entre deux styles. À l’instar d’une reine, elle salue la foule en liesse du haut du balcon du siège régional et se fraye un chemin vers les lieux de réunion sous la protec-tion de sa garde rapprochée 15. Ici et là, elle est accueillie par les youyous et les dqayqiyya 16. Les solliciteurs guettent son passage, attendent de longues heures devant le siège, parfois dans le seul espoir d’intercepter son regard. Il arrive aussi qu’elle soit fêtée comme un jeune marié ou un champion de football, par exemple lorsqu’elle danse assise sur les épaules d’un jeune homme sous les acclamations d’une centaine d’agents électoraux 17.

À l’examen, les quatorze années que dure la carrière politique de Yasmina Baddou laissent entrevoir une forte articulation entre d’une part une entre-prise politique qui tente de se renouveler, et d’autre part une « big woman » qui mobilise plusieurs capitaux : ceux qu’elle détient en nom propre et qu’elle adapte aux exigences à géométrie variable du marché électoral et politique, ceux auxquels elle accède grâce au cumul de ses mandats et, bien sûr, ceux qu’elle fait fructifier grâce à son « héritage familial » qui va au-delà de son ascendance. En effet, comme d’autres ministres istiqlaliens de sa génération, elle est reliée au « clan » hégémonique au sein du parti jusqu’en 2012. Son mari et son beau-frère sont des cousins d’Abbas El Fassi, secrétaire général du parti de 1998 à 2012 et Premier ministre de 2007 à 2011. Le premier fait carrière dans la haute fonction publique et le second dans la diplomatie ; tous deux bénéficient d’insertions qui se révèlent avantageuses pour construire et entretenir une machine électorale.

Des « leaders d’opinion » encartés et d’« anciens militants » clientélisés

Si Anfa est réputée pour ses villas luxueuses, elle compte également de nombreux bidonvilles (9,2 % des ménages), des quartiers clandestins et de l’habi-tat vétuste. Elle abrite ainsi une population précaire, particulièrement touchée par le chômage 18. Bien davantage, celle-ci est exposée à une gestion publique « par le manque » du fait de l’absence de services publics (Vairel et Zaki, 2011). Elle vit sous la menace des politiques d’« éradication » des bidonvilles et des projets de restructuration. Lors des communales de 2003, le taux de participation y est d’environ 30 % 19, et les catégories populaires, qui ne représentent que 25 % de la population de la circonscription, sont estimées à 60 % des votants 20. Ce sont

15. L. Zaki (2004) relève des mises en scène très similaires pendant la campagne électorale du candidat du RNI en 2002 dans la même circonscription.

16. Des groupes désormais sollicités pour accueillir les mariés au son de leurs percussions.17. Notes de terrain et photos prises par l’autrice en juin 2009.18. D’après les statistiques officielles, le grand Casablanca connaît en 2009 un taux de chômage de 11,6 %

(pour 9,1 % à l’échelle nationale), qui s’élève à 31,6 % chez les 15-24 ans (Haut-commissariat au Plan, 2010, p. 30).

19. Les sources officielles du ministère de l’Intérieur étaient accessibles pour une courte durée sur : [http://www.elections2003.ma/] ; [http://www.elections2009.ma/]. Elles ne sont même plus disponibles dans les archives d’Internet.

20. Ces chiffres m’ont été rapportés par le candidat qui a conduit la liste « ordinaire » de l’USFP dans la circons-cription pendant les communales de 2009. D’après son témoignage, les résultats des scrutins précédents,

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donc principalement leurs voix que se disputent les candidats qui privilégient les mobilisations électorales clientélaires. Pour en bénéficier, il est fondamental de disposer d’un vivier de courtiers.

À la veille des législatives de 2007, le directeur de campagne de Yasmina Baddou, un ingénieur istiqlalien, annonce que, sur les sept cents « militants » mobilisés, trois cents perçoivent une indemnité et cent sont des « leaders d’opi-nion », expression utilisée en français comme un équivalent du weld ad-derb 21. D’une campagne électorale à l’autre se constitue une machine électorale de plus en plus sophistiquée 22. La collecte d’informations précises et régulièrement mises à jour a pour objectif d’identifier les zones de concentration des électeurs inscrits sur les listes et qui se rendent effectivement aux urnes, ainsi que les personnes les plus influentes dans ces environnements. La composition des équipes signale une inter-pénétration entre les réseaux partisans, associatifs et informels, de même qu’un brouillage des frontières entre des intérimaires qui adhèrent officiellement au parti et d’anciens membres du parti qui deviennent les clients de l’élue-ministre.

En 2007, la plupart des « anciens » qui se mobilisent autour de Yasmina Baddou ont adhéré au parti à un âge relativement précoce, parfois dans un cadre familial. Socialisés dans des organisations annexes du parti (associations, scoutisme, voire syndicat), ils ont progressivement intégré l’appareil partisan. C’est notamment le cas du directeur de campagne, du vice-président de la section, de l’inspecteur régional de l’Istiqlal pour la préfecture d’Anfa et des responsables des associations créées dans le giron du parti. Au sein de ce groupe, le directeur de campagne, né en 1971, se distingue par ses qualifications d’ingé-nieur, de juriste et de fiscaliste. En revanche, d’autres « anciens » ont un niveau d’études bien plus bas (primaire, secondaire), et vivent de leurs revenus de perma-nent du parti (l’inspecteur régional) ou d’un soutien matériel de la part de la ministre. Quelques-uns, comme le secrétaire de la section de jeunesse du parti, lui doivent leur emploi. Autrement dit, il n’existe pas une frontière étanche entre d’une part des « militants », qui manifesteraient leur dévouement au parti par leurs dons en espèce, en nature ou en temps, et qui ne percevraient que des grati-fications immatérielles, et d’autre part des intermédiaires électoraux indemnisés pour des services ponctuels ou inscrits dans une relation clientélaire. Comme l’a souligné un cadre régional de l’Istiqlal, il s’est très vite avéré « inéquitable » de ne pas rémunérer des militants issus des mêmes milieux que les « enfants de quartier » 23. Dès lors, par contagion, les adhérents du parti qui participent d’une manière ou d’une autre à la campagne électorale ont commencé à être rétribués financièrement au même titre que les autres.

détaillés par bureau de vote, lui ont été transmis par des « sources internes » du parti. Ces proportions ont été confirmées par les équipes électorales des autres partis politiques suivis pendant cette enquête.

21. Entretien réalisé par l’autrice, au siège de l’Istiqlal, à Casablanca, en août 2007.22. Observations et entretiens répétés réalisés par l’autrice en 2007, 2009 et 2015 dans la circonscription

d’Anfa. Outre le suivi de campagnes électorales dans d’autres circonscriptions de Casablanca, les données collectées permettent de reconstruire rétrospectivement les tendances qui se dessinent à Anfa en 2002 et en 2003.

23. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en janvier 2010.

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À l’inverse, ce n’est pas toujours l’appât du gain qui motive les « nouveaux » venus. Né en 1982 dans l’ancienne médina de Casablanca, K. est un fils d’ouvrier qui a obtenu une licence en science politique avant de trouver un emploi d’agent de développement. Après des expériences dans l’associatif, il ressent le besoin d’adhérer à un parti. En 2003, il intègre l’Istiqlal en même temps que des amis qu’il a connus à l’université et qui aspirent comme lui à « se former » :

« Nous n’avions pas encore d’expérience partisane. Nous observions de loin de mauvaises pratiques et de bonnes pratiques. Nous avons voulu évaluer les choses de l’intérieur. […] Nous voulions être formés. Une des fonctions des partis est de former et d’encadrer. Nous voulions aussi donner, être utiles. […] Nous avions choisi le Parti de l’Istiqlal parce que c’est un parti modéré, qui a un référentiel islamique. […] Je n’y suis entré qu’une fois que j’ai lu An Naqd addati 24 d’Allal El Fassi. […] Nous voulions donner, nous voulions travailler. Nous avons commencé à donner des cours de soutien aux enfants […]. C’était quotidien. Il y avait des cours d’alphabétisation, des sorties » (entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en août 2008).

En 2007, le groupe d’amis quitte le parti « après avoir découvert sa réalité ». D’après K., ils ne supportaient plus de voir leurs initiatives « bloquées » par « ceux qui étaient là par intérêt ». Le jeune homme évoque explicitement celles et ceux qui se sont hissés à la tête de la machine électorale, et qui bénéficient des largesses de la ministre en échange du rôle qu’ils jouent dans l’encadrement de la mobilisation électorale et dans la fidélisation de l’électorat.

Pendant les campagnes électorales, le gros des troupes qui fourmillent autour du siège régional de l’Istiqlal à Anfa 25 est composé d’hommes et de femmes, issus des quartiers populaires et des bidonvilles de la circonscription, identifiables par des casquettes et des tee-shirts blancs où sont imprimés en rose et en noir le nom et le symbole du parti, la balance. Ce sont eux qui distribuent les flyers, animent les marches électorales, scandent des slogans. Durant les deux semaines de la campagne, ils perçoivent une indemnité journalière dont le montant global équivaut plus ou moins au salaire mensuel minimum 26.

Ces agents électoraux sont encadrés par des « leaders d’opinion », les fameux « enfants du quartier », issus des mêmes couches sociales, mais qui se prévalent d’une « popularité » (cha‘biyya) et d’une aptitude à « contrôler un secteur » de la circonscription, et qui ont fait leurs preuves pendant les derniers scrutins, au service de Yasmina Baddou ou de ses concurrents. En effet, ils ont développé des compétences pratiques de plusieurs ordres. En amont, être en mesure d’identifier des agents « populaires » ou dotés d’une expérience électorale. Ensuite, savoir « organiser », « encadrer » au cours de la mobilisation, connaître les réseaux de sociabilité dominants et les catégories qui font l’élection. La « politique du faire »

24. En français « autocritique », l’un des ouvrages de référence d’Allal El Fassi qui l’a rédigé pendant son exil au Gabon et publié en 1951. Il y présente ses conceptions réformatrices.

25. Situé dans le quartier de Bourgogne, il aurait été acheté par Yasmina Baddou en 2002.26. En 2007, le SMIG urbain au Maroc est d’environ 2 100 dirhams.

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est du ressort principal des femmes, qui reconvertissent en ressources électorales leur rôle actif pendant les naissances, les mariages, les funérailles, prolongé par leur insertion dans des réseaux de proximité, voire par leur engagement associatif (Berriane, 2009) :

« Tu vois une femme “capable”, les femmes ont confiance en elle. Si elle dit aux gens : “Demain, il va pleuvoir”, ils vont la croire. […] Elle a un savoir-faire. Elle sait vite mobiliser les gens. Si quelqu’un lui dit : “Une telle est malade”, elle va réunir pour l’après-midi même 15 à 20 personnes pour aller lui rendre visite » (entretien réalisé par l’autrice avec un « leader d’opinion », dans la circonscription d’Anfa, en juin 2009).

Ces relais perçoivent non seulement des indemnités journalières comme les autres agents, mais également des rétributions financières en fonction des résul-tats obtenus. Les plus efficients obtiennent un emploi, des salaires déguisés dans le cadre de partenariats avec l’État, des kiosques délivrés par la commune, un accès privilégié à la manne de l’INDH, une protection juridique, un accès à des soins médicaux plus ou moins coûteux, etc. Du fait même qu’une partie de leur rémunération est tributaire de leur capacité effective à mobiliser, ils ont intériorisé les modalités de contrôle des votes et développé des dispositifs plus ou moins sophistiqués.

Agents électoraux et « leaders d’opinion » sont chapeautés par les « personnes de confiance » de Yasmina Baddou, qui sont fréquemment issues du même vivier que les intermédiaires qu’elles coordonnent. En 2007, c’est le cas d’une quadragénaire divorcée qui élève son enfant seule, et qui excelle dans la mobilisation des réseaux de proximité féminins dans les quartiers populaires de la circonscription. K. et d’autres rapportent que la ministre se serait assurée de sa fidélité en lui offrant un appartement, puis un pèlerinage à La Mecque, tout en lui versant 2 000 dirhams par mois et des « bonus » pendant les élections. Les rétributions immatérielles ne sont pas en reste. En effet, cette figure de la circonscription bénéficie d’une aura qui découle de sa supposée proximité avec la ministre. Elle cumule des titres et des mandats gratifiants : « présidente » de l’une des associations locales créées par Baddou, « secrétaire de section » et « trésorière » dans une instance locale du parti et dans l’une de ses organisations annexes. Lors des communales de 2009, elle parvient même à se hisser en tête de la liste « additionnelle 27 » présentée par l’Isti-qlal à Anfa. Son parcours illustre bien les carrières accélérées de certains « enfants du quartier » des deux sexes. Il laisse entrevoir des processus hybrides d’entretien de relations clientélaires et de quasi-professionnalisation, dans l’articulation entre les réseaux de proximité informels, et les arènes électorale, associative et partisane. Ces phénomènes sont indissociables du dispositif redistributif qui les sous-tend.

27. Pour rappel, l’une des nouveautés du scrutin de 2009 réside dans la constitution d’une circonscription complémentaire en vue de renforcer la représentativité des femmes au sein des communes. Ainsi, à côté des listes électorales « ordinaires » qui peuvent comporter aussi bien des hommes que des femmes, la mise en concurrence de listes « additionnelles » permet de réserver aux femmes 10 à 14 % des sièges à pourvoir, et ce en fonction de la population de la commune.

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Une offre électorale hybride

L’offre électorale produite par Yasmina Baddou est tout aussi composite que le profil de ses agents. Elle agrège autant des biens caractéristiques des entreprises politiques fortement dotées en capitaux collectifs partisans que ceux habituelle-ment redistribués par celles qui en sont dépourvues.

Au cours de ses interventions dans les médias et de ses réunions dans les villas d’Anfa, la candidate ne manque jamais de présenter son « programme ». Tandis que certains de ses adversaires lui reprochent de soigner les « petits bobos », pendant la campagne des communales de 2015, elle met l’accent sur sa vision du développement de Casablanca tout en soulignant sa « conformité » avec la « ligne directrice » du parti. Elle souhaite « combattre l’exclusion » et la « ghettoïsation », promouvoir « la mixité sociale », « accompagner l’urbanisation, développer les infrastructures et fluidifier la mobilité », « protéger l’environnement », « créer des espaces verts, et des espaces de vie au cœur des quartiers » (Bousquet et Bouraque, 2015). Par ailleurs, elle se flatte d’avoir impulsé des relations étroites entre les élus de l’arrondissement et les associations. Elle rappelle ses réalisations en matière d’infrastructures, par exemple la création de centres d’aides pour les personnes âgées ou pour les femmes en situation difficile. Elle souligne le fait que son « bilan va vers les plus démunis » et exprime le souhait « que tous les Casablancais puissent recevoir des prestations sociales de manière égale ». Dans la pratique, une grande partie de ses initiatives repose sur une forme de privatisation du « welfare » (Marwell, 2004). C’est dans ce sens que témoigne K. :

« C’est grâce aux associations qu’elle réussit aux élections. C’est elle qui les finançait, son ministère les finançait. Ces associations permettent de gagner le soutien des femmes. Or pour gagner les élections, il faut absolument avoir le soutien des femmes. Quand tu mets l’accent là-dessus, tu gagnes les élections » (entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en août 2008).

À l’instar d’autres élus, Yasmina Baddou impulse la création de plusieurs associations locales dès sa première élection. L’objectif est d’encadrer et de fidéli-ser son électorat, de disposer de relais formalisés, à la fois souples et dotés d’un statut juridique, ancrés localement et actifs de manière continue. Ces structures offrent de nombreux services et organisent des activités hebdomadaires ou saison-nières, notamment à l’intention des femmes et des enfants. Elles servent égale-ment de relais pour la distribution de produits de première nécessité à l’occasion des fêtes religieuses et de ressources auxquelles la ministre de la Santé a un accès privilégié (des fauteuils roulants par exemple).

Cette machine électorale qui se sophistique d’une élection à l’autre parvient à se maintenir aussi longtemps que Yasmina Baddou cumule les mandats. Après la perte de son ministère stratégique en 2011, elle perd les communales en 2015, puis les législatives en 2016. D’autres figures d’istiqlaliens « rénovés » connaissent un destin similaire. En définitive, les capitaux d’héritiers qu’ils réinvestissent dans une arène électorale, marquée par un clientélisme très concurrentiel, favorisent

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leur ascension tant que l’Istiqlal s’impose sur la scène électorale et, plus précisé-ment, tant que leur propre clan est hégémonique au sein de l’appareil partisan. D’une certaine manière, un réseau politico-familial a investi dans leurs carrières politiques. En retour, ils ont privatisé des ressources, qui leur ont permis entre autres d’entretenir des fiefs électoraux et, ce faisant, les succès politiques de leur parti. En revanche, leurs échecs se produisent dans un contexte marqué par plusieurs éléments. Le « clan El Fassi » perd son emprise sur le parti lors du congrès de 2012. L’Istiqlal quitte le gouvernement en 2013. La scène électorale se polarise en 2015 et en 2016 entre le PJD et le Parti authenticité et modernité (PAM). Quant à Yasmina Baddou, elle cumule les déboires à titre personnel. Dès 2013, la presse fait écho de ses difficultés avec la justice (Bladi.net, 2013). En 2015, elle est exclue du bureau exécutif de l’Istiqlal, qu’elle réintègre lorsque le clan El Fassi reprend les rênes de l’Istiqlal en 2017.

Reste à souligner que ce modèle de machine électorale hybride, caractérisé par une forte articulation entre des « big men » du cru et une entreprise politique non dénuée de capitaux collectifs partisans, n’a pas manqué de susciter des émules, notamment au sein de l’(ex-)gauche gouvernementale. Avant les législatives de 2007 et davantage encore à la veille des communales de 2009, ce qui reste de l’USFP doit faire face à l’enjeu suivant : comment mobiliser le vote populaire urbain au moment où le discours idéologique du parti s’est démonétisé, à l’heure où les urnes exercent un très faible attrait sur les plus dotés culturellement et socialement, et lorsque changements de scrutins et redécoupage des circonscrip-tions, loin de sonner le glas des notables, reconfigurent leur répertoire d’action tout en le diffusant ?

Lorsque la gauche gouvernementale tente de s’ajuster aux transformations du marché électoral

À l’inverse de l’Istiqlal, l’USFP peine à s’ajuster aux transformations du marché électoral induites par l’« alternance ». Dans un passé proche, la « marque » USFP pouvait bénéficier à des « anonymes » – récompensés pour leur militantisme et devant presque tout au parti – dans des circonscriptions considérées comme usfpéistes 28. Des électeurs y votaient pour le parti et non pour la personne, par fidélité à une identification politique, à des symboles, à des moments de socialisation, etc. Le candidat investissait alors le répertoire des valeurs de justice et d’intégrité, de certains combats fondateurs, de la représenta-tion tribunitienne des « forces populaires ». Après le passage au gouvernement, la fragmentation du parti et l’érosion de sa base électorale, les candidats de l’USFP ne peuvent plus recourir efficacement au registre des « conflits révolus 29 » dans lequel ils ont longtemps puisé. L’enseigne du parti serait même devenue un

28. Encore faut-il rappeler l’encadrement des élections par une administration ostentatoirement intervention-niste jusqu’au milieu des années 1990.

29. Voir l’association des partis politiques aux « témoins des conflits révolus » par D. L. Seiler (1993) en référence à l’approche de S. M. Lipset et S. Rokkan (1967).

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RNI. Confrontés au désenchantement des militants, à l’accroissement drastique du besoin en ressources électorales et au constat que la clientèle électorale de l’USFP, principalement issue des couches moyennes, se réduit comme peau de chagrin, les membres de la section désignent un homme d’affaires en tête de liste 31.

L’observation de cet épisode permet d’examiner – avant leur naturalisation – les tâtonnements à travers lesquels des militants de gauche se politisent pragma-tiquement, tandis que leurs nouveaux relais s’acculturent à d’autres formes de politisation. Par-delà l’opposition entre approches restrictives et extensives, il s’agit d’appréhender les modalités d’imbrication entre les formes de politisations « élitaires », par désingularisation, et « par le bas ». Au croisement d’une réflexion sur le clientélisme électoral et sur la politisation, nous souhaitons également mettre en évidence des acculturations mutuelles et des « malentendus par lesquels des individus dotés de représentations différentes et contradictoires » recourent à des « usages pluriels et infinis de l’institution électorale, donc des degrés diffé-rents d’appropriation pratique, discursif et/ou émotionnel des formes, enjeux et significations du vote » (Offerlé, 2007, p. 157).

La conversion de militants de gauche à la politique pragmatique

Prenant acte du fait que 60 % de votants d’Anfa appartiennent aux catégories populaires, les candidats de l’USFP tentent de se convertir à la politique pragma-tique en changeant de cible électorale et en adoptant une stratégie susceptible de mobiliser le vote des zones populaires. Ce faisant, des transformations s’observent sous plusieurs angles : critères de constitution des listes, type et ampleur des ressources déployées, profils des agents électoraux, nature de l’offre électorale.

Homme d’affaires versus « prof de fac »

Dans le cadre de la réforme du code électoral de 2008, la commune est divisée en trois arrondissements. Pour s’ajuster à ce nouveau découpage, une nouvelle section locale de l’USFP est créée à la veille des élections communales de 2009 dans l’arrondissement d’Anfa. L’enjeu est d’autant plus important que la désigna-tion des têtes des listes « ordinaire » et « additionnelle » relève désormais de la compétence du bureau de section et non plus du bureau politique du parti. Les tensions qui accompagnent cette création traduisent des allégeances différen-tielles aux leaders du parti, des « luttes de classe » internes, opposant nouveaux profils légitimes aux yeux d’une partie de la hiérarchie (par exemple les « hommes d’affaires ») et anciennes figures dominantes (les enseignants). Elles expriment aussi les résistances d’anciens cadres locaux du parti qui conservent de l’influence, tout en étant en retrait de l’appareil organisationnel. C’est dans ce contexte que le secrétaire général du bureau de section, un homme d’affaires qui a adhéré au parti en 1978, parvient à s’imposer en tête de la liste « ordinaire ».

31. Une autre version de cette section a été publiée (Bennani-Chraïbi, 2016).

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Abstraction faite des calculs personnels des uns et des autres au sein de la section, qu’est-ce qui conduit des militants, y compris ceux témoignant affection et respect à l’élue sortante, à se ranger derrière le secrétaire du bureau de section qu’ils connaissent à peine ? À partir de représentations différentes des stratégies passées ou à venir du parti, le choix du candidat en tête de la liste « ordinaire » s’est fondé sur l’évaluation des atouts respectifs des candidatures. C’est plus ou moins de gaieté de cœur que la plupart des membres du bureau de section se sont fait à l’idée que les élections nécessitaient désormais des ressources finan-cières beaucoup plus importantes, et que l’élue sortante ne pourrait pas gagner de nouveaux sièges en faisant le même type de campagne qu’en 2003. Derrière ces considérations comptables, deux profils sont en concurrence. L’une et l’autre sont des quinquagénaires et des « anciens » du parti fortement investis dans son appareil. Cependant, la première a atteint les sommets de la hiérarchie partisane et cumulé plusieurs mandats électoraux, à l’échelle locale, régionale et nationale. En revanche, le candidat retenu ne compte à son actif qu’un mandat municipal. Ils se sont tous deux engagés sur les plans associatif et syndical, à la différence près que l’élue sortante, professeure d’université, a fait ses armes dans le syndi-cat national des enseignants, et que la tête de liste, un entrepreneur, a mené ses combats dans le secteur associatif patronal.

Si l’ouverture de l’USFP à des « notables » a suscité des tensions certaines, l’intériorisation des contraintes du nouveau marché électoral gagne une partie des bases militantes en 2009. À cet égard, symptomatique est le témoignage d’un enseignant quadragénaire, en retrait du parti depuis 1998, qui relève avec dérision que son attachement au parti est d’ordre « mystique et irrationnel » 32. Il ne manque pas d’évoquer la lutte des classes au sein du parti et de la section. Il déplore le fait que les enseignants et les ouvriers cotisent (à l’occasion) alors que les parlementaires et les ministres du parti (fortement indemnisés) s’en abstiennent, et que ces derniers ne font appel à la base que pendant les élections. Quelques années plus tôt, il a ressenti de la colère lorsqu’Abderrahman Youssoufi déclara que la domination des enseignants et des avocats devait prendre fin au sein de l’USFP. Mais, depuis, il avoue avoir révisé son point de vue : « En tant qu’enseignant, je sais peut-être parler, je peux être efficace dans un comité cultu-rel, mais […] je n’y connais rien en matière de contrats avec les entreprises. »

Le profil de la tête de liste « additionnelle » éclaire à un deuxième niveau les dynamiques à l’œuvre. Docteure en droit, elle rappelle à différentes occasions qu’elle est professeure dans une grande école de management réputée, que ses domaines de spécialisation sont l’administration locale et la régionalisation, et qu’elle est régulièrement sollicitée pour des expertises et des évaluations. Son entrée à l’USFP en 2003, au moment où le parti mène une « politique d’ouver-ture », illustre le parcours des acteurs qui ont tenté de reconvertir leurs capitaux associatifs sur la scène électorale et partisane. En effet, la carrière militante de cette enseignante universitaire s’est fondamentalement déroulée dans des forums de

32. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en juin 2009.

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réflexion politique, et des associations de promotion de la femme et de dévelop-pement social. En 2009, elle est notamment vice-présidente d’une fondation créée pour accompagner les jeunes en difficulté et faciliter leur réinsertion, et qui est très active dans la circonscription observée. Son engagement partisan est par ailleurs précédé par une tentative électorale au début des années 1990, au moment où des féministes marocaines prennent conscience que leur combat ne devait plus se restreindre à la sphère associative. Notons enfin qu’elle est égale-ment une élue locale sortante d’une autre circonscription 33.

Ces profils ont en premier lieu pesé sur les critères qui ont sous-tendu la composition du reste des listes. Bien que négociée avec les autres membres du bureau de section, celle-ci a principalement retenu des candidats en tête de liste qui ont conduit et financé la campagne avec leurs propres deniers.

Représentativité sociale versus militantisme

La liste présentée par l’USFP en 2003 dans la circonscription étudiée est composée de militants du parti. Les candidates en 1re et en 2e position ont été désignées par le bureau politique, mais la tête de liste avait « carte blanche » pour la constitution de la liste. Après avoir demandé au bureau régional le nom (et le « CV ») des militants de la circonscription, elle aurait établi « un classe-ment en fonction de différents critères : hommes/femmes, sites géographiques, niveau culturel et expérience électorale », de manière à privilégier les plus dotés en capitaux culturels et à disposer de relais dans plusieurs zones de la circons-cription 34. Toutefois, passées les cinq premières positions, elle raconte qu’elle n’a essuyé que des refus de la part de militants de la circonscription aspirant à l’éligibilité. Dès lors, elle s’est tournée vers les militants de l’USFP, actifs dans son propre réseau syndical ou dans une association médicale qu’elle a fondée.

Comparativement, les listes « ordinaire » et « additionnelle » de 2009 signalent deux inflexions. Premièrement, abstraction faite de l’ordre de classement, une apparente inversion du cens électoral ressort à l’examen de la composition des deux listes cumulées, en lien avec la forte représentation des acteurs sociale-ment dominés du point de vue du sexe, de l’âge, des capitaux scolaires et de la position socioprofessionnelle. Du point de vue du sexe, les deux listes cumulées comportent huit femmes et neuf hommes. La moyenne d’âge est de 37 ans, avec dix candidats âgés de moins de 35 ans, trois quadragénaires et quatre quinqua-génaires. Sur le plan socioprofessionnel s’observe un fort contraste entre une minorité située en haut de l’échelle sociale et une majorité occupant des positions inférieures. En effet, sept personnes sont diplômées du supérieur (en ayant pour la plupart poursuivi des études à l’étranger) et ont des professions aussi bien lucratives que valorisées socialement : trois femmes et un homme d’affaires, une femme médecin, une experte-comptable, une professeure de droit et consultante

33. Elle aurait quitté sa section d’origine parce qu’elle ne serait pas parvenue à se faire désigner en tant que candidate dans la circonscription où elle était conseillère jusqu’en 2009.

34. Entretien réalisé par l’autrice avec l’élue sortante, à Casablanca, en juillet 2009.

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juridique, un directeur de lycée (unique représentant des profils dominants au sein de l’USFP d’antan). Inversement, les dix autres candidats sont faiblement dotés en capitaux scolaires ; en moyenne, ils ont arrêté leurs études avant la fin du collège, voire du lycée. Ils sont pour la plupart ouvriers artisans (coiffeuse, chauf-feur de taxi, restaurateur, plâtrier) ou sans-emploi. Ces derniers ne se présentent pas en tant que tels sur les affiches électorales, mais plutôt en qualité d’enca-drants associatifs, d’« infirmière » ou d’« agriculteur », à l’instar d’un candidat au chômage qui a hérité, avec ses frères et sœurs, d’un petit lopin de terre situé dans sa région d’origine. Deuxièmement, la « représentativité sociale et territoriale » est valorisée au détriment des capitaux militants (Zaki, 2009a, p. 27).

Sur les dix-sept candidats des deux listes cumulées, six sont des adhérents de l’USFP, dont cinq membres de la section. Tous les autres n’ont aucune apparte-nance partisane au moment de l’enquête. En ce qui concerne la liste ordinaire 35, le candidat en tête de liste affirme les avoir presque tous « sélectionnés en fonction de la réputation qu’ils ont dans leur quartier » 36. Prenant exemple sur les candi-dats des partis de notables, il a demandé à ses relations – dans et en dehors du parti – de lui trouver des « enfants de quartier », considérés par les leurs comme des « leaders d’opinion », et ce dans plusieurs bidonvilles et quartiers populaires, qui constituent habituellement le réservoir de voix des partis de notables. Ce phénomène s’inscrit dans le prolongement de la tendance observée au début des années 2000 pendant des campagnes électorales menées par des partis de notables à Casablanca : « L’analyse du profil des intermédiaires montre que l’on va au peuple à travers le peuple » (Bennani-Chraïbi, 2004b, p. 142). Une nuance de taille mérite d’être relevée. Pendant la campagne électorale observée en 2009, ces acteurs ne sont plus de simples agents électoraux, ils peuvent « faire carrière » et figurer sur des listes électorales pendant les scrutins locaux, y compris dans un ci-devant parti de militant. Dans la mesure où ce ne sont pas des adhérents du parti, qu’ils ne comptent pas nécessairement y adhérer et qu’ils sont classés en position inéligible, ils négocient leur présence sur les listes et leur investissement dans la campagne contre des biens divisibles.

Passée la désignation de la tête de liste ordinaire, l’objet des tensions au sein du bureau de section était moins l’insertion dans la liste de ces « enfants de quartier », sans attache avec le parti, que l’ordre de classement des adhérents du parti en deuxième ou en troisième position. Le candidat en tête de liste s’est mobilisé pour classer en seconde position une femme d’affaires, âgée de 29 ans et fille d’un militant de la première génération. D’une part, il s’attendait à ce que cette candidate le soutienne dans le financement de la campagne électorale. D’autre part, il soulignait que ce serait là « un message fort : un parti de gauche qui présente deux entrepreneurs » en position éligible, qui féminise y compris sa liste « ordinaire » et qui met en avant des « jeunes ». Inversement, exaspérés de jouer

35. Pour ce qui est de la liste additionnelle, la candidate en tête de liste a puisé dans ses relations en dehors du parti, plutôt dans le milieu associatif : une amie médecin, une femme d’affaires et une encadrante dans la fondation dont elle est vice-présidente.

36. Entretien réalisé par l’autrice avec la tête de liste ordinaire, à Casablanca, en juin 2009.

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continuellement le rôle de « lièvres », les membres de la section locale du parti, issus des zones populaires, souhaitaient classer en deuxième position un « élu de proximité locale », d’accès plus aisé 37. Il pourrait constituer un véritable relais avec la commune, ne serait-ce que pour des services considérés comme futiles par les élus précédents du parti : informer sur ce qui se passe dans la commune, faire bénéficier d’invitations à un festival, réparer un tuyau, présenter des condoléances à des habitants de l’arrondissement ou aider à trouver des emplois.

Défection militante, insertion dans les listes d’« enfants du quartier » sans attache avec le parti et ambition poursuivie par la tête de liste de déployer un nombre suffisant d’agents en vue d’un maillage des secteurs populaires ont logiquement conduit à une mutation des profils des agents électoraux. En 2003, l’essentiel des agents de la mobilisation était des militants, des sympathisants, des amis et des membres de la famille bénévoles. Ils formaient un groupe d’une cinquantaine de personnes, dont certains ont apporté à titre personnel des contri-butions matérielles au déroulement de la campagne. En 2009, près de trois cents personnes sont rétribuées, avec pour mission de mobiliser des voix là où elles disposent d’un ancrage social. Par conséquent, ce sont des acteurs habituellement considérés par les militants comme « apolitisés » qui ont porté les couleurs de l’USFP. Face à la perte de cet électorat, qui boude les urnes ou tend à voter pour le PJD, l’alternative consistait à recourir, tant dans le choix de la majorité des candidats constituant la liste que dans celui des agents électoraux, à des profils de même type que l’électeur moyen qui se déplace vers les urnes, et dont le vote se fonde sur des considérations pragmatiques. À partir de là, les répertoires mobili-sés au cours de la campagne sont mixtes, reflétant les parcours différentiels de politisation des personnes composant la liste.

L’adaptation de l’offre discursive de gauche

Lors des campagnes de l’USFP observées à Casablanca en 2002, en dépit de sa présence au gouvernement, le parti continue à privilégier une offre de « biens publics indivisibles » (Bennani-Chraïbi, 2004b). En 2009, dans la circonscrip-tion étudiée, les militants de l’USFP rangent aux oubliettes le répertoire idéolo-gique (désuet à leurs yeux), sans totalement renoncer aux registres discursifs classiques du parti, réajustés en fonction de la nature communale du scrutin. Notons toutefois qu’il existe des variations en fonction des destinataires, mais aussi d’un profil militant à l’autre. Dans l’ensemble, quatre axes sous-tendent les discours tenus au cours des réunions électorales organisées dans différents quartiers de la circonscription.

En premier lieu, la référence au capital partisan collectif persiste, à travers la mise en avant des valeurs qui distingueraient le parti (honnêteté, intégrité, sérieux) et les clins d’œil aux réalisations du gouvernement Youssoufi. Un ministre du parti, présent durant la campagne pour soutenir ses camarades et se

37. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en juillet 2009.

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préparer aux prochaines échéances électorales, souligne que « c’est le parti des forces populaires et non des riches ».

En parallèle, le registre central est celui de la pédagogie politique. Certes, la tête de liste ordinaire, qui est loin de se distinguer par des dons oratoires, tient à se différencier par ses méthodes d’entrepreneur « rationnel », « pragmatique », « opérationnel », lassé par le verbalisme de la gauche classique :

« Je leur parle de leurs problèmes, pas de ce que Marx et Engels ont dit. […] Moi je suis un entrepreneur, peu m’importe si ma marchandise est bonne ou mauvaise […]. La qualité, c’est ce que demande le client. Ce n’est pas une qualité dans l’absolu. […] Donc, si en termes de qualité, cette clientèle est plus intéressée par l’habitat, je leur parle d’habitat » (entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en juin 2009).

Mais, à l’instar de la tête de liste additionnelle et du ministre, il privilégie par habitus les procédés de pédagogie politique, qui singularisent ceux qui ont été socialisés à gauche. Les uns et les autres incitent à « réfléchir ensemble », invitent au débat, à la prise de parole organisée, commencent par « écouter » les électeurs, refusent de faire des promesses électorales, et s’engagent pour une « obligation de moyens et non de résultats ». Par ailleurs, des militants tentent de transformer les cadres de perception de l’offre électorale. Loin de renoncer à susciter « un vote politique », le candidat en tête de liste ordinaire se pose en tant qu’alternative à la gestion précédente de l’arrondissement par Yasmina Baddou :

« Elle a ignoré les graves problèmes du foncier […], les enjeux d’aménagement qui concernent la moitié de la population, les problèmes de transport, de santé, de sécurité et de stabilité de la population. […] Pour moi, l’enjeu des municipales ce n’est pas de refaire la chaussée » (entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en juin 2009).

Là où c’est possible, il envisage des projets de restructuration de l’espace urbain qui intègrent les résidents actuels plutôt qu’ils ne les écartent, et qui visent un « développement in situ ». Quelques tâtonnements s’observent pourtant d’un militant à l’autre. D’abord en ce qui concerne la conception de l’intermé-diation. Si le ministre s’engage à jouer un rôle d’intercession à Rabat, la tête de liste additionnelle défend dans d’autres réunions l’idée qu’un élu doit avant tout faciliter l’accès des citoyens à leurs « droits » et non faire dans le « clientélisme ». Et tandis que la même candidate attire l’attention des électeurs sur les consé-quences d’un vote en faveur des partis qui mobilisent le pouvoir de l’argent, à savoir l’exclusion de la brigue des jeunes désargentés et des enseignants comme elle, la tête de liste ordinaire est loin de recourir à un tel registre.

Relativement nouveau dans le répertoire électoral de l’USFP, l’associatif constitue un autre axe discursif. L’accent est d’abord mis sur la nécessité de s’orga-niser à travers des associations de défense des habitants du quartier pour négocier en force déplacements ou restructuration de l’espace de résidence. D’autre part, la tête de liste additionnelle évoque les services rendus par la fondation dont elle

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est vice-présidente, se rapprochant imperceptiblement de la stratégie adoptée entre autres par l’Istiqlal et le RNI, qui ont constitué le clientélisme associatif en levier de la campagne électorale.

Le dernier répertoire utilisé à titre personnel par la tête de liste ordinaire est celui de la proximité physique et résidentielle « active ». D’une réunion à l’autre, l’entrepreneur se réfère à « son douar » (zone d’habitat regroupant villas et bidonville). En homme de gauche malgré tout, il exprime en entretien ses réserves à l’égard du terme de « bienfaiteur », pour se présenter en qualité d’« ami qui participe à la vie de son environnement », autrement dit, qui redistribue des ressources rares à l’occasion.

La prudence langagière dont fait preuve ce candidat illustre l’ambivalence d’une campagne électorale tiraillée entre identité de gauche et volonté d’adapta-tion, à travers l’emprunt de recettes gagnantes aux partis de notables : insertion de candidats « enfants du quartier » dans les listes, recours à des agents électoraux rétribués, investissement financier lourd de la part du principal candidat en tête de liste, recours à peine déguisé au registre de la notabilité. La tension se reflète à plusieurs échelles : entre militants et enfants du quartier qui coexistent dans la même campagne, entre militants aux propriétés différenciées, mais également à l’échelle individuelle des militants eux-mêmes, soumis en leur for intérieur et dans leurs pratiques à des « régimes de vérité 38 » parfois contradictoires. Maîtrisant des compétences politiques peu efficaces sur le nouveau marché électoral, ces militants vont essentiellement faire reposer leur tentative de conversion à la politique pragmatique sur l’intégration de profils dotés d’autres capitaux et compétences.

Les « apolitisés » à la rescousse de la gauche ?

Les « enfants du quartier » sans attache partisane, qui constituent près des deux tiers des candidats des deux listes observées, sont habituellement stigma-tisés par les « entrepreneurs de moralisation 39 » comme des « saisonniers » des rendez-vous électoraux, « apolitisés ». La « popularité » qu’ils revendiquent ou dont ils sont affublés par leurs proches constitue leur principale ressource électo-rale. Et chaque scrutin est une nouvelle opportunité pour eux de gagner un peu d’argent et de négocier des faveurs. Reste à savoir ce qu’il en est réellement de leur (a)politisation. S’ils sont effectivement dépourvus de compétences cogni-tives « sophistiquées », ils articulent néanmoins des savoir-faire de plusieurs types – irréductibles à la seule ruse du dominé – qui constituent un maillon essentiel dans le dispositif du « patronage démocratique ». Ce faisant, ils exigent de plus en plus des rétributions à la fois matérielles et immatérielles.

Les enfants du quartier ne font pas preuve de la même capacité de classifica-tion des partis et de décodage du fonctionnement de la politique nationale que

38. Pour M. Foucault (2001, p. 112), cela renvoie à des « types de discours » qu’une société « accueille et fait fonctionner comme vrais », et qui sont produits, contrôlés, sanctionnés, valorisés à travers des « mécanismes », des « instances », des « techniques » et des « procédures ».

39. Pour H. Becker (1985, p. 171), ce sont des « créateurs de normes » et de catégories.

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celle des professionnels de la politique. Dans la forêt des symboles attribués à la vingtaine d’organisations en lice, peu de partis préservent leur nom de baptême. L’USFP est plus ou moins associé au gouvernement Youssoufi, voire à un parti « démocratique ». L’Istiqlal possède indubitablement la marque du parti des grands-parents, qui a combattu pour l’indépendance. Le PJD est identifié en tant qu’organisation qui n’achète pas les voix, qui ne paye pas de tribut aux « forts » des quartiers « difficiles » pour accéder à leur territoire. Dans l’ensemble, ces profils manifestent distance et méfiance par rapport à des offres partisanes, à leurs yeux, indistinctes. Dès lors, ils se repèrent grâce à des « raccourcis » (Blondiaux, 1996, p. 780), telles l’intuition, la sympathie ou l’antipathie qu’inspire un candi-dat par son attitude, son regard, le ton de sa voix, mais aussi par la nature de son discours. Cependant, connaître une personne, dans le cadre d’une relation de proximité ou de clientèle, demeure la principale boussole :

« Moi, je ne crois pas en un parti. Je peux croire en une personne. Si la per-sonne te semble sérieuse [ma’qula]. Mais tous ces noms de partis, c’est pareil […]. Ils se tiennent tous derrière un seul drapeau, un seul roi » (entretien réalisé par l’autrice avec un candidat, plâtrier, âgé de 38 ans, à Casablanca, en juillet 2009).

Au cours des scrutins précédents, lorsqu’ils ne mettaient pas « une croix sur tout le monde », ces candidats votaient de manière instable plutôt en faveur de l’enfant du quartier, ou en lien avec des allégeances clientélaires fragiles. Une telle attitude se conjugue parfois avec une « éthique » se traduisant par le « vote selon la conscience », ou encore par le respect d’une déontologie du vote d’échange : une jeune femme dit voter systématiquement pour ceux avec lesquels elle « travaille » en tant qu’agent électoral, par « droiture » et par refus d’être dans le haram (l’illicite du point de vue religieux).

Pendant la campagne, ces candidats et les agents qu’ils recrutent (des amis, des membres de la famille et des voisins) puisent dans un répertoire imprégné par la quotidienneté. Aux slogans d’antan de l’USFP se substituent des formules « passe-partout », diffuses dans l’ensemble des partis, portant l’empreinte des refrains scandés dans les stades de football. Et les interventions en face-à-face, au cours des portes à portes, privilégient souvent le métaphorique :

« On parlait en rigolant. Vote pour moi, je suis une rose [symbole de l’USFP]. Vote pour moi pour que je grandisse [parce que je suis petite] » (entretien réalisé par l’autrice avec une candidate, infirmière de formation, âgée de 27 ans, à Casablanca, en juillet 2009).

Leur but principal est de réactualiser la mémoire du réseau de proximité, en invoquant l’intérêt général :

« Je leur dis : ce parti est candidat, je suis votre candidat. Les gens nous connaissent. On leur dit de voter pour l’intérêt de la rue » (entretien réalisé par l’autrice avec un candidat, chauffeur de taxi, âgé de 34 ans, à Casablanca, en juin 2009).

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En 2009, l’intimité des « enfants du quartier » avec le fonctionnement électo-ral local englobe non seulement des aspects relatifs au comportement électoral des catégories populaires et à leurs « ruses », mais également la configuration des rapports de force à l’échelle locale, les « techniques » et le degré de disponi-bilité post-électorale de chaque patron, la variété des contre-dons dispensés, les montants précis versés par les adversaires en présence aux « lièvres » électoraux, aux chefs de groupes, aux agents et aux électeurs. Peu à peu, un savoir-faire spécia-lisé s’acquiert d’une expérience à l’autre, sur le tas, ou en lien avec la participation aux réunions et aux formations délivrées pendant les campagnes électorales.

En outre, ces acteurs manifestent une capacité à construire des identi-tés conflictuelles et à monter en généralité, aussi bien dans la formulation des problèmes de leur environnement, que dans l’évaluation des dysfonctionne-ments d’une campagne, dans l’élaboration de stratégies électorales ou encore dans l’analyse de la « crise des partis » à l’échelle nationale. Au gré de leur sociali-sation électorale, associative, ou de la proximité professionnelle avec un univers « politisé », ils glanent des informations, emploient un vocabulaire puisé dans le répertoire associatif et partisan. De plus en plus, ils se réfèrent à leur mobilisation pendant l’élection en employant le verbe « militer », ce qui n’était pas le cas au cours des mobilisations observées au début des années 2000. Parallèlement, une inversion du cens électoral s’observe ne serait-ce que ponctuellement : les plus dotés statutairement et cognitivement semblent céder la place aux plus dominés. Bien davantage, les « dominés » exigent de se faire « payer » pour figurer sur une liste électorale, tout en aspirant à d’autres types de rétributions.

La ligne de partage entre partis de militants et partis de notables, observée à Casablanca jusqu’en 2002, tend donc à se brouiller en 2009. En premier lieu, la rémunération des agents électoraux se routinise. À un deuxième niveau, l’insertion des enfants du quartier dans les listes impose un alignement relatif sur le « marché » et un glissement de la salarisation des agents à celle d’une partie des candidats.

À l’instar de ce que nous avons observé dans les campagnes électorales de l’ Istiqlal, les candidats « enfants du quartier » sont rétribués de plusieurs manières : à une indemnité journalière (du même ordre que celle versée aux agents) s’ajoutent des rémunérations financières, en partie conditionnées par le résultat obtenu. Toutefois, la « salarisation » est loin d’exclure des attentes d’un autre ordre de la part des membres de la liste originaires des bidonvilles et des « quartiers ». En échange de leur mobilisation, ceux-ci espèrent également des biens divisibles supplémentaires (emploi, intercession en vue de régler un problème personnel ou familial). Bien davantage, ils aspirent très explicitement à l’obtention de biens indivisibles : accompagnement juridique dans la création d’une association, intermédiation pour faire accéder celle-ci à des ressources, infrastructures pour le quartier, politiques favorisant une restructuration ou un recasement dans de bonnes conditions, etc. Autrement dit, des attentes de rétributions de plusieurs ordres se dégagent. En l’absence de ferveur militante, plus la relation de clientèle et les espérances de réforme sont incertaines, plus les rétributions immédiates sont requises. Enfin, du point de vue des clients, le don n’excuse en aucun cas

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un déficit de « déférence mutuelle » (O’Gorman, 1984) : le patron doit maîtriser le « protocole de la proximité et de l’humilité » (Zaki, 2009a, p. 49), veiller à donner sans humilier, « prendre des nouvelles » en dehors des élections, « garder le contact », « donner ne serait-ce qu’un coup de fil ».

Relevons par ailleurs que la salarisation attise les tensions inhérentes à un processus si peu routinier. D’une part cohabitent deux têtes de liste, plusieurs équipes et sous-groupes, des néophytes et des initiés, des « enfants du quartier » et des militants aux représentations parfois antagonistes. D’autre part, en l’absence d’une véritable hiérarchie et d’une discipline, acquises dans la durée par des partis comme l’Istiqlal, le principe de « comptabilité » des voix amplifie les rivalités internes. Certains demeurent attachés au principe du « bénévolat » ; ce ne sont pas nécessairement des militants de l’USFP, mais des acteurs originaires de l’uni-vers associatif. En revanche, la tête de liste ordinaire, en tant qu’entrepreneur « opérationnel » et « pragmatique », considère que la « professionnalisation » des relais autorise l’exigence de résultats.

Le glissement qui s’est opéré bien des années plus tôt au sein de l’Istiqlal s’esquisse dans la campagne électorale de l’USFP observée en 2009. Au lieu de contribuer personnellement (par leurs cotisations, leurs dons en espèce, en nature et en temps), des militants en bas de l’échelle sociale et partisane, exaspé-rés à leur tour de « se faire avoir », substituent, à la relation militante supposée horizontale, des rapports verticaux, « professionnels » ou de clientèle entre un salarié et un patron.

En définitive, avec six fois plus d’agents et de ressources qu’en 2003 – dans l’espoir de mobiliser le double des voix –, les listes USFP n’obtiennent en 2009 qu’un seul siège dans l’arrondissement d’Anfa, soit un de moins qu’en 2003. La différence au niveau du découpage de la circonscription ne suffit pas à expliquer ce résultat. À l’échelle de la scène électorale marocaine, les modalités diversifiées d’appropriation du moment électoral par les acteurs révèlent non seulement la difficulté de la gauche gouvernementale à s’ajuster, comparativement à l’Istiqlal, mais également un mouvement de fond : celui de l’inversion ponctuelle du principe censitaire.

Conclusion

Pendant les années 2000, le marché électoral accueille de nouveaux profils que ce soit au niveau des candidats, des intermédiaires ou des agents. Les notables ou les aspirants à la notabilité doivent s’ajuster, ou du moins composer avec les « notoires » dont les profils se popularisent. Effet paradoxal des modalités de libéralisation de ce marché, un phénomène d’inversion se manifeste à deux niveaux. Comme nous l’avons vu, il est en lien, d’une part, avec le comporte-ment électoral d’une partie des couches moyennes qui, lorsqu’elles ne votent pas pour le PJD entre 2007 et 2016, tendent à déserter les urnes en raison même de leur « sophistication politique », et de leur indépendance intellectuelle et matérielle. Il s’articule, d’autre part, avec les mutations du vote des catégo-

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ries populaires urbaines. N’ayant plus à se rendre aux urnes sous la menace des autorités politiques, leur voix a acquis une valeur – au moins marchande – dans un contexte de clientélisme concurrentiel. Dès lors, leurs marges de manœuvre s’accroissent et les déférences sont ponctuellement « mutuelles ». S’observe alors un glissement de la « politique des notables » à celle du « patronage démocra-tique » (Agulhon, 1979), mêlant hiérarchie et élan égalitaire, donnant à voir la descente plus ou moins apprêtée de « big women » et d’hommes d’affaires (de gauche) dans les bidonvilles, mais ouvrant aussi la voie aux acculturations mutuelles et, bien au-delà, à la (re)configuration des conditions de l’élection en contexte autoritaire.

Il n’en demeure pas moins que la démobilisation électorale s’amplifie, y compris au sein des catégories populaires. De plus en plus d’électeurs trouvent peu à gagner ou à perdre dans les transactions électorales. Tout au long des années 2000, alors que la scène électorale se transforme en peau de chagrin, les arènes protestataires s’érigent en hauts lieux de nationalisation des conflits politiques. De fait, les recompositions qui se cristallisent à partir de la fin des années 1990 affectent significativement les modes d’articulation entre politique instituée et action protestataire.

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Le Mouvement du 20 février, un analyseur

des transformations des articulations

entre politique instituée et action protestataire

Le dimanche 20 février 2011, des protestations se produisent dans plus d’une cinquantaine de localités, mobilisant 37 000 manifestants d’après la police et 238 000 d’après les organisateurs. À l’inverse des événements de 1981 ou de 1990, ce ne sont pas les principales forces de l’opposition parlementaire et leurs syndicats qui les initient et, contrairement à ceux de 1965 et de 1984, les actions ne démarrent pas des collèges et des lycées. Dans le prolongement d’appels lancés sur Facebook par des acteurs à la marge de la politique instituée, le Mouvement du 20 février (M20) se constitue autour d’une plateforme de revendications, d’un esprit pacifique et d’un agenda d’actions protestataires. Multisitué, il se présente sous la forme d’une coordination nationale décentralisée, caractérisée par des « liens faibles 1 ». Il regroupe des coordinations fortement imprégnées par les configurations locales dans lesquelles elles s’inscrivent 2. Dans son sillage, les actions se démultiplient sur Internet et dans l’espace physique de la rue. Au cours de la première séquence de la protestation du moins, les frontières politiques et sociales habituelles sont brouillées entre différentes composantes idéologiques, entre des acteurs ancrés dans la sphère politique instituée et ceux qui en sont plus ou moins exclus, et même des partis gouvernementaux sont secoués de l’intérieur. Bien davantage, le régime peine à mettre fin à une mobilisation qui ne montre des signes de faiblesse que dix mois après son commencement.

À l’épreuve de l’année 2011, le récit de l’« exceptionnalité » de la monarchie marocaine s’enrichit de nouvelles déclinaisons. « Circulez, il n’y a rien à voir ? Encore une fois, le paradoxe de Lampedusa (“tout changer pour que rien ne change”) serait-il à l’œuvre dans le royaume ? » (Catusse, 2013a, p. 41-42.) Dans une tout autre perspective, F. Vairel conclut également au « désamorçage » de la révolution dans le royaume : l’institutionnalisation de l’espace protestataire refléterait avant tout la transformation de l’économie de la répression, les appren-

1. Pour Granovetter (1973), « la force d’un lien » est tributaire de l’ancienneté de la relation, de son « intensité émotionnelle », de « l’intimité » et de la réciprocité des services rendus. Les réseaux composés de liens faibles (de simples connaissances) tiendraient leur force de leur caractère diversifié. Ils seraient propices à la circula-tion d’informations ou d’idées, y compris dans des réseaux constitués par des liens forts.

2. Pour une perspective localisée sur les conflits en « périphérie », voir par exemple A. Allal et K. Bennafla (2011) ; K. Bennafla et M. Emperador Badimon (2010).

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tissages accumulés par les protestataires, les autorités et les forces de sécurité, et plus globalement « la consolidation des capacités de mobilisation de ses différents acteurs » (Vairel, 2014, p. 331-332). L’autolimitation des uns et des autres en serait le « signal paradoxal ».

Dans l’ensemble, plusieurs grilles de lecture ont été remobilisées 3, séparé-ment ou de manière combinée, pour expliquer les causes macrostructurelles des soulèvements de 2011 : la crise du capitalisme mondial et les effets des politiques néolibérales (Bogaert, 2015), les problèmes d’insertion sociale d’une jeunesse de plus en plus éduquée et connectée au « village global », l’impact des nouvelles technologies d’information et des télévisions satellitaires, etc. Cependant, le fait que le « Printemps arabe » ne se soit pas diffusé dans l’ensemble de la région, que des variations importantes aient été observées au niveau de l’intensité des mobili-sations, de leur durée et de leurs issues a favorisé les analyses qui surdéterminent l’impact du type de régime politique (Korotayev et al., 2014 ; Menaldo, 2012).

Par opposition aux autoritarismes « exclusifs », « interventionnistes », « répres-sifs » (Parsa, 2000), des régimes à pluralisme limité présenteraient des caractéris-tiques structurelles peu propices aux soubresauts révolutionnaires. Le renouvelle-ment continuel des réseaux de clientèle et l’organisation d’élections régulières et relativement compétitives contribueraient à diluer les responsabilités et les griefs, et à produire une désaffection des citoyens vis-à-vis de « la classe politique ». L’existence de sphères politiques, associatives et syndicales denses, et le fait même que le recours à la répression soit ponctuel et sélectif permettraient de diviser les challengers. Tout élan révolutionnaire serait brisé dès lors qu’une partie de l’opposition peut espérer des bénéfices découlant de son accès même partiel aux institutions étatiques et de ses transactions plus ou moins collusives avec le régime. En outre, la présence de challengers fortement idéologisés et trop organisés susciterait de telles craintes, notamment au sein des classes supérieures, qu’elle empêcherait la formation de coalitions transclassistes. Or, dans le cas marocain, d’une part, le Palais canalise régulièrement une partie des opposants vers la politique instituée et, d’autre part, il existe une perception vivace parmi les protestataires d’une polarisation idéologique et d’un déséquilibre organisationnel entre des islamistes puissants et une gauche non gouvernementale faiblement enracinée.

Nous proposons, ici, d’inverser la perspective. Dans un contexte aussi dissuasif, comment des acteurs sont-ils parvenus à converger dans leur lutte contre le « despotisme » et la « corruption » ? Par-delà les causes et les issues des mobilisations du Mouvement du 20 février, il s’agit de resserrer la focale sur les articulations entre politique instituée et action protestataire, avec une atten-tion particulière aux processus de formation, de reconfiguration et de désagré-gation des coalitions pendant les crises politiques (Staggenborg, 1986). Dans le prolongement de l’approche configurationnelle privilégiée, nous examinerons les interactions entre les acteurs en présence quel que soit leur degré d’organisation

3. Pour un état de la littérature, voir M. Bennani-Chraïbi et Fillieule (2012).

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

ou d’accès à la politique instituée, ainsi que les (re)compositions des réseaux d’alliances et de conflits d’un moment à l’autre de la protestation.

Sur la base de l’observation ethnographique de la coordination du M20 de Casablanca de février 2011 à février 2012 4, nous émettons deux hypothèses. En premier lieu, c’est la perception d’une « conjoncture fluide » (Dobry, 2009) qui conduit des acteurs à renoncer provisoirement à l’expression de leurs clivages au profit de revendications communes désidéologisées et faiblement hiérarchisées, et à se concentrer sur la mise en œuvre d’une « coordination sur le terrain » (tansiq maydani). Deuxièmement, en lien avec les perceptions croisées de ce qui se joue à l’échelle régionale et internationale, les tensions entre arène protestataire et politique instituée contribuent à reconfigurer aussi bien la coalition du M20 que la dynamique protestataire. En partant de ces hypothèses, nous décrirons d’abord le cadre dans lequel se forme une coalition improbable. Nous montre-rons que le déclenchement de ce large mouvement de protestation ne résulte ni d’un effet domino, ni de l’avènement d’une génération spontanée. Bien au contraire, l’observation de la genèse du M20 laisse entrevoir la diversité des lieux de gestation, l’intrication des médiations « non relationnelles 5 » (à travers les réseaux sociaux), informelles et organisées, la réactivation de réseaux plus ou moins « dormants » (Taylor, 2005), de même que des synergies entre nouveaux acteurs et militants aguerris. Enfin, nous nous pencherons sur deux processus : celui qui sous-tend l’enracinement de la coalition du M20 et l’extension de la protestation au sein d’un réseau d’alliances et de conflits ; celui qui amorce la reconfiguration, puis la désagrégation de la coalition. Pour autant, les deux processus ne se succèdent pas mécaniquement, mais s’interpénètrent dans un jeu d’échelles entre le local, le national, le régional et le transnational.

Le M20 : une coalescence inédite

Les mobilisations du M20 constituent un seuil inédit dans l’histoire protes-tataire du Maroc indépendant. Elles rassemblent de nouveaux entrants et des témoins de conflits qui remontent aux « années de plomb », des acteurs associa-tifs, des adhérents de partis gouvernementaux, de l’opposition parlementaire, et des militants d’organisations privées de reconnaissance légale. On y retrouve les animateurs des arènes protestataires des années 2000, qui sont aussi denses que fragmentées. En effet, les enjeux liés au statut personnel, aux mœurs, aux droits culturels amazighs et à la violence politique ont polarisé des groupes forte-ment idéologisés, bénéficiant d’accès différenciés aux institutions et de capaci-tés de mobilisation inégales. Inversement, les grandes mobilisations en soutien

4. Ce chapitre est issu d’une recherche menée avec M. Jeghllaly et une autre version en a été publiée (Bennani-Chraïbi et Jeghllaly, 2012). Pendant une année, la première autrice a réalisé sept épisodes d’immersion (avril, juillet, septembre, novembre, décembre 2011, janvier, février 2012), conduit une centaine d’entretiens enregistrés, collecté des tracts, enregistré les slogans, pris des photos et suivi des échanges entre les membres de la coordination sur Facebook.

5. Sur les « voies non relationnelles de diffusion », non fondées sur des liens directs et qui favorisent un proces-sus d’« attribution de similarité », voir l’approche psychosociologique de D. Strang et J. W. Meyer (1993).

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à la Palestine, à l’Irak ou au Liban (1991, 2002, 2003, 2004, 2006, etc.) ont donné lieu à des coalescences par-delà les clivages idéologiques. Cette tendance se retrouve en partie dans des mobilisations à caractère économique et social. En 1991, comme nous l’avons vu, des diplômés chômeurs construisent une cause commune autour du droit au travail, enclenchant ainsi un long cycle de mobili-sations qui a perduré tout en se recomposant (Emperador Badimon, 2020). Des actions comme celles de la Coordination nationale de lutte contre la vie chère et la détérioration des services publics (2007-2009) se sont diffusées dans plusieurs villes moyennes (Bouarfa, Sidi Ifni, Sefrou, Errachidia, Guercif, Khénifra, Tata, Missour, etc.), non sans déboucher sur des incidents entraînant des blessés et des arrestations (Bennafla et Emperador, 2010 ; Catusse et Vairel, 2010). Outre le rôle central de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) et de l’Association pour la taxation des transactions et pour l’action citoyenne au Maroc (ATTAC), ces protestations réunissent un ensemble d’acteurs associatifs (tableau 17) et syndicaux, de militants de gauche, mais excluent l’organisation islamiste Al Adl wal ihsane (AWI). En 2011, la tentative de dépasser la fragmen-tation de la sphère politique marocaine s’inscrit pour la première fois dans un registre de politique nationale. Cela n’exclut ni l’imbrication avec des revendica-tions qualifiées de sociales, ni les articulations entre les échelles du transnational, du national et du local.

Une convergence d’acteurs hétéroclites

Impulsé par la marge, le Mouvement du 20 février s’étend rapidement, faisant émerger une jonction a priori improbable entre des réseaux politiques pour le moins distincts. Au sein et aux abords mêmes de ces réseaux, protester ensemble conduit à mettre en sourdine, ne serait-ce que provisoirement, des animosités qui se recoupent avec plusieurs lignes de fractures : entre des acteurs idéologique-ment polarisés (d’inspiration islamiste – représentés en vert dans les figures 14 et 17 –, ou de gauche – indiqués en rouge), entre ceux qui sont intégrés au sein de la sphère politique instituée (représentés par des carrés avec des traits continus dans les figures mentionnées) et ceux qui en sont exclus ou qui y occupent une position marginale (représentés par des carrés avec des traits discontinus), entre « organisés » et « indépendants », sans compter les tensions qui secouent des partis tiraillés entre leur passé et leur présent.

La gauche non gouvernementale s’engage dans le mouvement dès la première heure, suivie par les islamistes d’AWI. Ensuite, comme nous allons le voir, la principale force au sein de l’opposition parlementaire (les islamistes du PJD) et les partis de la gauche gouvernementale (USFP, PPS) sont en proie à des tensions internes (tableau 16). La médiatisation de figures inconnues jusque-là amplifie la diffusion de l’image d’un mouvement « jeune » qui va au-delà des clivages idéologiques. La pluralité des revendications des plateformes du M20, leur caractère flou et non hiérarchisé renforcent la dimension fédératrice du mouve-ment et favorisent la jonction avec une multiplicité d’entrepreneurs de cause,

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porteurs de demandes sociales et politiques plus ou moins préexistantes, des plus « universelles » aux plus sectorielles. Le soutien public de quelques intellectuels, artistes, journalistes et hommes d’affaires contribue à renvoyer une impression de diversité sociale. Celle-ci est confortée par la participation d’« indépendants » (encadré 20). Au sein du M20, cette autolabellisation est revendiquée par des cyberactivistes, des citoyens plus ou moins ordinaires, des membres d’organisa-tions de plaidoyer, d’associations constituées autour d’une cause identitaire (les Amazighs), d’intérêts d’un secteur ou d’une catégorie de l’espace social (diplô-més chômeurs, habitants des bidonvilles, quartiers, etc.). Les frontières entre sphères associative, syndicale et politique n’étant pas étanches, nombreux sont les multipositionnés qui mettent en veille leur appartenance passée ou présente

Tableau 16. – Les organisations politiques secouées ou impliquées dans le M20.

Les organisations politiques secouées par le M20

Gauche gouvernementale Union socialiste des forces populaires (USFP)

38 sièges au Parlement en 2007Près de 60 000 adhérents déclarés

Parti du progrès et du socia-lisme (PPS)

17 sièges en 2007Près de 40 000 adhérents déclarés

Opposition parlementaire Parti de la justice et du déve-loppement (PJD)

46 sièges en 2007Près de 16 000 adhérents déclarés

Les organisations politiques qui soutiennent le M20

Opposition légale non gou-vernementale, parlementaire et non parlementaire :Rassemblement de la gauche démocratique – RGD (2004)

Opposition parlementaireAlliance de la gauche démo-cratique (2007) : Parti socia-liste unifié (PSU), Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS), Congrès national ittihadi (CNI)

6 sièges au Parlement en 2007PSU : Près de 4 000 adhérents déclarésPADS : Près de1 100 adhérents déclarés,CNI : information non disponible

Opposition légale non parle-mentaireAnnahj Addimocrati

Tradition de boycott des électionsPrès de 1 000 adhérents déclarés

Organisations sans caractère légal

Référentiel islamiste Al Adl wal ihsane (AWI)

Al Badil al hadari

Hizb al oumma

Marxistes Maoïstes

Trotskystes (Almounadil-a)

Stalinistes

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à une organisation politique pour exprimer à leur tour de la défiance à l’égard de la politique des « organisations ». Selon les propos des militants les plus aguerris, la principale ligne de partage oppose, d’une part, la « culture politique tradition-nelle » fondée sur l’hégémonisme, la valorisation du leadership, de la hiérarchie et de la centralisation et, d’autre part, une culture inspirée par l’éducation populaire et les forums sociaux, privilégiant l’horizontalité, l’absence de leaders et de porte-parole, la décentralisation.

Encadré 20 Retour sur la notion d’« indépendant »

Tout au long de l’histoire contemporaine marocaine, les registres de l’« indépen-dance », du « non organisé » ou du « non partisan » servent d’énonciation à diverses luttes politiques. Comme nous l’avons vu, au lendemain du Protectorat, le Palais s’approprie ce répertoire pour contrebalancer le poids des partis du Mouvement national. Ensuite, certains de ses relais mobilisent ce registre pendant les élections avant d’adopter la forme partisane. À la fin des années 1980, ce label est investi par les associations de plaidoyer qui cherchent à recruter des « indépendants » en vue de rassembler au-delà du cercle des militants des organisations politiques. Mais les tensions internes ne tardent pas à se cristalliser autour d’une opposition entre « indépendants » et « partisans ». Peu à peu, l’énoncé « indépendant » finit par conden-ser le malaise diffus à l’égard d’un magma informe et à géométrie variable : la « “classe politique”, “souillée”, “corrompue”, “divisée” » (Bennani-Chraïbi, 2011, p. 59) ou « makhzénisée » ; le secteur associatif « clientélisé » à travers la redistribution particu-lariste de la manne financière émanant de l’INDH ; les organisations politiques en marge de la politique instituée. Inversement, il arrive que les opposants politiques se méfient des « indépendants » et les assimilent à de potentiels « infiltrés ».

La genèse du M20

D’après les entretiens réalisés, la chute de Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, puis celle de Hosni Moubarak le 11 février 2011 brouillent les grilles d’intelligibilité du jeu politique et élargissent les horizons du possible et du faisable. Dans un processus d’« attribution de similarité » (Strang et Meyer, 1993), les initiateurs du M20 établissent une identité entre les problèmes qui se posent en Tunisie, en Égypte et au Maroc : crise économique et sociale, chômage des diplômés du supérieur, discrédit de la « mascarade politique », monopolisa-tion du pouvoir et des richesses par le roi et par « son premier cercle ». À partir de là, ils anticipent des chances plus ou moins similaires de succès de la protesta-tion 6. Ne serait-ce que dans un premier temps, ils attribuent les succès tunisiens et égyptiens à quatre facteurs principaux : la mise en avant de « jeunes dépoliti-sés », l’absence de leadership, de hiérarchie et de centralisation, l’importance de

6. Sur les notions de « jeux d’assurance » et de « bandwagon effect », des processus qui conduisent à participer à un mouvement après avoir observé et évalué ses chances de succès, voir D. Chong (2014).

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la spontanéité et de l’innovation et, surtout, la dissolution des identités (organi-sationnelles, idéologiques, ethniques, etc.). Ce cadrage sous-tend la construction de l’image d’un mouvement « jeune » qui va au-delà des clivages idéologiques et d’une inversion des rôles entre militants aguerris et nouveaux entrants : les leaders d’antan apparaissent comme de simples suiveurs.

Si les médias et les réseaux sociaux jouent un rôle primordial dans les proces-sus d’identification, ils ne suffisent pas à faire descendre les protestataires dans la rue le 20 février. En effet, c’est à la jonction entre une pluralité de réseaux et de lieux que se font les connexions entre cyberactivistes – et parmi eux ceux qui militent dans des structures organisées –, militants associatifs (tableau 17) et acteurs multipositionnés (cahier couleur, figure 14).

Tableau 17. – Principales appartenances associatives des pionniers de « gauche » du M20-Casablanca.

Association marocaine des droits humains (AMDH)

Créée en 1979 dans le giron de l’USFP. Après une phase de mise en veille, elle connaît dès 1988 un renouveau avec l’affluence de militants de la gauche radicale et de l’extrême gauche. En 2009, elle compte 91 sections locales et plus de 10 000 adhérents à travers le Maroc.

Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc (ANDCM)

Créée en 1991, elle dispose d’une centaine de sections locales. Se voulant « progressiste, indépendante, popu-laire et démocratique », ses protestations ont contribué à banaliser l’occupation de la rue au Maroc. La section de Casablanca est réactivée en 2010 et animée par des militants d’extrême gauche (stalinistes, maoïstes, etc.).

Association pour la taxation des tran-sactions financières et pour l’action citoyenne – Comité pour l’annula-tion de la dette du Tiers Monde – Maroc (ATTAC-CADTM)

Créée en 2000 au Maroc, cette organisation altermon-dialiste fait partie d’un réseau international regroupé sous forme de coordination autour d’une plateforme commune. Depuis 2005, elle connaît une restructura-tion qui se traduit par une forte présence du courant Almounadil-a (trotskystes) au sein de ses instances. Elle compte près de 500 adhérents.

Mouvement alternatif pour les liber-tés individuelles (MALI)

Créé en 2009, d’abord en tant que groupe sur Facebook, pour défendre la liberté de conscience, de culte, d’orien-tation sexuelle et, plus généralement, l’instauration d’un État laïc.

Réseau des associations de quartier du Grand Casablanca (RESAQ)

Impulsé en 2003 autour d’une cinquantaine d’associa-tions de quartier par un ancien détenu d’extrême gauche, il vise à renforcer les capacités des associations et à ser-vir d’intermédiaire avec des partenaires nationaux et internationaux.

Pendant les derniers jours de l’année 2010, un ensemble d’acteurs marocains suivent avec attention les mobilisations qui se produisent chez leurs voisins. Les autorités sont à l’affût. Le 13 janvier 2011, la Coordination marocaine de soutien

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aux démocrates tunisiens (CoMaSoDeT) 7 organise un sit-in devant l’ambassade de Tunisie, qui est violemment dispersé. Pourtant, les actions de solidarité avec la Palestine, l’Irak ou le Liban sont quasi routinières au Maroc. À partir de la chute de Ben Ali, les manifestations qui fêtent la révolution tunisienne sont toutefois tolérées. Parallèlement, des communiqués et des déclarations sont publiés par des associations, des syndicats et des partis, dans la presse écrite et sur leurs sites Internet, d’abord pour soutenir le peuple tunisien et ensuite pour le féliciter.

Pendant ce temps, la fièvre gagne les Facebookers marocains et la média-tisation de l’impact révolutionnaire de ce réseau social suscite la curiosité des néophytes. Dès le 14 janvier, trois jeunes cyberactivistes originaires de Meknès créent sur Facebook le groupe « Des Marocains dialoguent avec le Roi ». H. A., âgé de 22 ans en 2011, est l’un d’entre eux. Jusque-là, cet étudiant en ingénie-rie n’a jamais adhéré à quelque organisation que ce soit et son père, un ensei-gnant, évoque peu ses sympathies de jeunesse pour l’extrême gauche 8. C’est dans les groupes de discussion « progressistes » sur Internet qu’il débat de la chose publique depuis trois ans. Le 25 janvier, il regarde Al Jazeera au café avec un ami et ressent une énorme frustration. Tous les soirs, il furète sur la toile espérant dénicher un appel à manifester lancé par l’une ou l’autre des organisations de la gauche non gouvernementale. Exaspéré, il décide de passer à l’action avec ses deux amis. Le 27 janvier, les trois jeunes rebaptisent leur groupe « Mouvement liberté et démocratie maintenant » et lancent un appel à manifester le 27 février sur les grandes places publiques, devant les sites des préfectures et des gouverno-rats. Le groupe compte 3 000 membres le 27 janvier, 6 000 le 3 février. L’appel comporte six revendications à vocation fédératrice allant de l’abrogation de la constitution et la « désignation d’une commission constituante parmi des person-nalités les plus qualifiées et les plus intègres, chargée de rédiger une nouvelle constitution qui donne à la monarchie sa taille naturelle », à la création d’une caisse d’indemnisation du chômage. D’après H. A., l’option implicite pour une monarchie parlementaire relève d’un choix « rationnel », d’un projet « réalisable » en affinité avec le rejet par les signataires de la violence, de l’« anarchie » et du « blanquisme 9 ». Le choix de la date prête le flanc aux attaques des autorités : le 27 février coïncide avec l’anniversaire de la proclamation, en 1976, de la République arabe sahraouie démocratique par le front Polisario. Dès lors, la date est avancée au 20 février. Le 28 janvier, le Jour de la colère en Égypte s’accom-pagne de fébrilité sur le réseau Internet marocain. Un ex-affilié de la jeunesse de l’USFP de Salé poste une vidéo sur YouTube où il lit l’appel du Mouvement liberté et démocratie maintenant. Désormais, l’appel du 20 février est incarné, il devient une référence pour les groupes qui se multiplient sur Facebook, faisant

7. Créée en 2005 en solidarité avec les militants tunisiens en grève de la faim, elle rassemble plus d’une vingtaine d’associations, de syndicats, de partis – notamment de l’opposition de gauche, mais également la jeunesse de l’USFP – et le Groupe national de soutien à l’Irak et à la Palestine.

8. Entretien réalisé par l’autrice, à Bouznika, en décembre 2011.9. Alors même qu’il affirme ne pas avoir été imprégné par l’expérience politique de son père, il recourt au

vocabulaire des générations militantes précédentes.

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des émules d’une région à l’autre du Maroc. Le 3 février, Al Massae (littéralement « Le soir »), le quotidien arabophone le plus lu au Maroc, attaque les jeunes qui ont lancé l’appel et les accuse de collusion avec les Algériens et le Polisario. La campagne de disqualification animée par des ministres et des médias officiels provoque un mouvement de solidarité avec « les jeunes », tout en médiatisant la date du 20 février, devenue l’événement politique du moment.

À Rabat, les manifestations de soutien au peuple égyptien offrent l’occasion à un groupe de jeunes de se réunir régulièrement. Pour la plupart, ils sont enfants de militants, sympathisants ou membres des réseaux de gauche (Hivert, 2015). Dès le départ, le soutien de l’AMDH est fondamental. Forte de son rôle pionnier au sein de plusieurs réseaux, elle constitue à la fois une courroie de transmission et un réservoir en ressources humaines et logistiques (Hivert et Marchetti, 2015). Elle contribue par ailleurs à la socialisation et au renouvellement générationnel de la gauche non gouvernementale. Ce n’est donc pas surprenant que son siège devienne le QG des jeunes de Rabat. C’est là qu’ils réalisent la vidéo appelant à « sortir » le 20 février et postée sur YouTube le 12 février. À visage découvert, ils commencent par s’identifier sans révéler leur affiliation : « je suis marocain », « je suis marocaine ». La diffusion de cette vidéo donne des visages au mouvement, qui cesse d’être une rumeur virtuelle. La campagne de dénigrement et d’inti-midation se précise : les membres du M20 sont assimilés à des « traîtres » qui remettent en cause les « fondements sacrés » de la nation (Dieu, la patrie, le roi), à des « marginaux » qui transgressent ses valeurs (des convertis au christianisme, des « athées », des « rompeurs du jeûne », des « homosexuels »). Les « services » commencent à agir : des coups de téléphone anonymes, des visites plus ou moins « courtoises » et des pressions sur les familles.

Par ailleurs, ces rassemblements de solidarité favorisent les échanges entre jeunes et moins jeunes, militants de gauche et islamistes d’AWI, à tel point que le sit-in du samedi 12 février devant le parlement se transforme en un forum de débat où un objectif commun s’impose : « descendre dans la rue et marcher ensemble, le 20, partout au Maroc ». Ce samedi même, le groupe de jeunes de Rabat se réunit au siège de l’AMDH pour réécrire la plateforme du M20, ajouter de nouvelles revendications, en puisant cette fois-ci dans le vocabulaire politique de l’opposition de gauche. La monarchie n’est plus mentionnée et le seuil politique privilégié est désormais : « une constitution démocratique repré-sentant la vraie volonté du peuple rédigée par une assemblée constituante élue ».

Pendant ce temps, à Casablanca, une rencontre réunit les représentants natio-naux des jeunesses des partis de la gauche non gouvernementale (RGD). Ils publient la première déclaration de soutien à l’appel du 20 février, émanant d’organisations politiques. Le lendemain, leurs positions sont reprises par les instances nationales de leurs partis, le 14 février par dix-sept associations de droits humains 10. Entre-temps, des acteurs marocains lancent l’Appel de Dakar pendant

10. Créé entre le 20 et le 23 février, le Conseil national d’appui au M20 (CNAM20) regroupe des organisations politiques (tableau 16), ainsi que des grandes centrales syndicales et une centaine d’associations.

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le Forum social mondial (6-12 février) où ils ont l’occasion d’échanger avec des Tunisiens, des Égyptiens et des ressortissants d’autres pays en effervescence.

Les organisations islamistes ne tardent pas à prendre le relais : la jeunesse d’AWI déclare son intention de participer aux manifestations du M20 le 16 février. Celle du PJD publie une déclaration de soutien le 17, puis la retire à la suite des pressions exercées par sa hiérarchie, en pourparlers avec les autori-tés 11. Mais des jeunes de ce parti finissent par se rallier à un parlementaire du PJD pour constituer le groupe Baraka 12. Désespérés par la réserve de leur leader-ship à l’égard du M20, des membres de l’USFP publient le 18 une déclaration signée par les « Usfpistes du 20 février », une initiative « indissociable des conflits d’appareil traversant l’institution partisane » (Smaoui et Wazif, 2013, p. 72). Après son scepticisme de départ, un parlementaire de l’USFP se rallie publique-ment. Il a le sentiment que le mouvement fait l’objet d’une « attaque concertée » de ministres, de partis et de l’agence de presse officielle : « Quand ils prennent ces positions, cela veut dire pour moi que je dois être de l’autre côté 13. »

Tout au long de la dynamique qui précède le 20 février, les autorités envoient des signaux ambivalents qui accentuent le sentiment qu’une brèche est ouverte. En effet, dès la chute de Ben Ali, différentes mesures sont prises : accélération des négociations avec les diplômés chômeurs (Emperador Badimon, 2020) et avec les syndicats en vue d’interrompre les protestations sectorielles antérieures ; double-ment du budget de la caisse de compensation ; recommandation aux prédicateurs du vendredi de mettre en garde contre le chaos, etc. D’une part, les autorités essaient d’anticiper, de gagner du temps, de disqualifier les jeunes qui appellent à manifester le 20 février et de décourager l’établissement de jonctions entre les jeunes de Facebook, les acteurs de la sphère politique instituée, les syndicats, les organisations islamistes et les mouvements des diplômés chômeurs. D’autre part, elles se mobilisent pour véhiculer l’idée de « l’exception marocaine ». Des annonces laissent entendre qu’il n’y aura pas de répression le 20 février : à l’inverse de ses voisins, le Maroc serait un pays démocratique où les mouvements sociaux seraient routiniers.

En dépit de ces discours publics qui se veulent rassurants, le dimanche 20 février 2011 est un moment d’incertitude pour les organisateurs, les manifes-tants, les autorités, et plus globalement pour la population. À Casablanca, l’atmosphère générale rappelle l’ambiance suscitée par la mort de Hassan II en 1999 : des supermarchés et des stations d’essence dévalisés par des consomma-teurs inquiets, des bourgeois qui s’interrogent en privé s’il faut plier bagage, des agents des forces de sécurité qui déplacent leurs familles et des médias interna-tionaux sur le qui-vive.

11. Le 17 février, le secrétaire général du PJD annonce le boycott du M20 par son parti. Dès le lendemain, le procureur relâche un membre du secrétariat général du PJD arrêté pour corruption. Bien davantage, le 21 février, ce dernier est nommé au Conseil économique et social (CES).

12. Selon son fondateur, ce synonyme de Kifaya (« ça suffit ») fait référence au mot d’ordre lancé en 2004, en Égypte, par le mouvement du même nom.

13. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en juillet 2011.

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La genèse de la coordination du M20 à Casablanca

À Casablanca, dès le départ, l’initiative est prise par des acteurs « organisés ». Dans l’effervescence de ce mois de février, l’embryon du M20-Casablanca se constitue dans la jonction entre deux réseaux sociopolitiques structurants.

Le premier correspond à la nébuleuse de gauche dans toutes ses grada-tions. L’un de ses noyaux est l’Espace Casablanca pour le dialogue de la gauche (ECDG), une plateforme initiée en avril 2008 par des militants multipositionnés et plutôt en marge de leurs partis (le PSU et l’USFP). Après les échecs électo-raux des partis de la gauche gouvernementale et radicale en 2007, leur objectif est de créer un lieu de réflexion en vue d’unifier la gauche. C’est l’ECDG qui appelle à la rencontre de l’Espoir, le 12 février, au siège du PSU, situé dans le centre-ville, suffisamment accueillant pour abriter les réunions de toutes sortes d’acteurs associatifs et protestataires. La plupart des participants se connaissent déjà, ayant partagé des expériences associatives. Certains se sont côtoyés au cours des cinq dernières années dans le cadre de la Coordination contre la cherté de la vie jusqu’en 2009, puis dans les Comités de jeunes pour la libération des détenus politiques (2008-2009) et dans le Comité de l’habitat mobilisé jusqu’en janvier 2011 auprès des bidonvillois. Le deuxième pôle structurant, celui d’Al Adl wal ihsane (AWI), est plus fermé. Pour rappel, l’entrée au sein de cette organisation est encadrée par des règles strictes. Sa discipline militante constitue en soi un filtre sélectif. Un programme éducatif individuel et collectif régit la vie spirituelle et mondaine des adhérents qui sont par ailleurs incités à se surpasser dans toutes leurs sphères de vie et à consentir des efforts matériels au bénéfice de l’organisa-tion (Darif, 1999, p. 67-76).

Les frontières ne sont pas totalement étanches entre ces deux réseaux qui s’enracinent dans le même univers citadin des éduqués, plus ou moins jeunes, issus des catégories populaires ou de la classe moyenne. Les lignes de partage les plus visibles transparaissent autour de questions politiques (laïcité versus État islamique), morales et religieuses (degré de respect des prescriptions religieuses, degré de promotion des valeurs individuelles, etc.). Les stigmatisations mutuelles sont véhiculées par les médias et les écrits politiques, ou à travers des expériences directes dans le campus et dans le quartier. Il existe une mémoire de la confron-tation, y compris à l’occasion des marches de solidarité avec la Palestine pendant lesquelles il arrive que des gens de gauche et des islamistes s’arrachent les micros pour scander « Palestine arabe » ou « Palestine islamique » (Bennani-Chraïbi, 2008a). Toutefois, le sentiment de proximité n’est pas exclu entre ceux qui rejettent la politique instituée et l’hégémonie monarchique, qu’ils soient d’extrême gauche ou islamistes. Enfin, signalons la présence dans notre échantil-lon de fratries idéologiquement composites, ou encore de jeunes socialisés dans un milieu islamiste qui deviennent « gauchistes », et vice versa.

Étant donné le caractère très centralisé et hiérarchisé d’AWI, la participa-tion de sa jeunesse au M20 est décidée en haut lieu. Et ce n’est qu’à la suite de la publicisation de cette décision, le 16 février, que les pionniers du milieu de

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gauche à Casablanca établissent le contact avec les responsables de la jeunesse d’AWI à l’échelle locale. Cependant, le profil de ceux qui assurent concrètement la connexion n’est pas anodin. Il s’agit de deux trotskystes d’ATTAC-CADTM Casablanca qui ont d’abord milité dans des groupuscules estudiantins, avant de s’investir dans les dynamiques protestataires qui ont animé Casablanca au cours des années précédentes. D’après eux, révolutionner la société nécessite l’évitement du conflit avec les autres forces sociales et politiques. Adeptes du slogan « marcher séparément et frapper ensemble », ils défendent déjà l’idée d’intégrer les membres d’AWI – surnommés les adlistes – dans la Coordination contre la cherté de la vie. Mais les autres composantes de gauche s’y opposent farouchement. L’un d’entre eux revient du Caire où il séjourne à l’occasion d’une formation CADTM jusqu’au 30 janvier 2011. Il a vécu l’expérience de la Place Tahrir et observé l’entraide entre révolutionnaires égyptiens de toutes tendances. Pendant les mois à venir, les deux militants sont perçus comme fédérateurs et appréciés pour leur abnégation et leur caractère conciliant. Comme les autres chevilles ouvrières du M20, ils sont plus ou moins disponibles biographique-ment : l’un est sans emploi, l’autre est enseignant.

Très vite, les pionniers du M20-Casablanca mettent en place des dispositifs visant à organiser une action commune dans le cadre d’une coalition hétéroclite. Imprégnés par les expérimentations et les échecs du passé autant que par ce qu’ils retiennent du « modèle » de la Place Tahrir, ils anticipent et tentent de se donner les moyens de résister aussi bien à la répression qu’à la cooptation par le régime. Leurs mots d’ordre plus ou moins explicites sont : fédérer, invisibiliser les identi-tés particulières, éviter le détournement de l’action par une composante politique en particulier, et décourager toute vocation au leadership individuel ou collectif. L’accent est également mis sur la nécessité de s’ouvrir suffisamment pour rallier de nouveaux entrants et favoriser l’innovation.

Entre le 15 et le 18 février, les réunions préparatoires puisent dans les savoir-faire estudiantins en instaurant deux règles : toute intégration à un comité doit être validée par l’AG ; la seule instance décisionnelle du mouvement est l’AG. Les participants à l’AG du 18 février signent une liste de présence : dans la colonne réservée à l’affiliation, tous s’identifient en tant que membres du M20. Au cours des AG qui se déroulent pendant les mois suivants, toute personne qui cite le nom d’une organisation est rappelée à l’ordre. Par ailleurs, lors de la constitution des premiers comités (logistique, slogans, mobilisation, communication), le choix des coordinateurs (des membres d’ATTAC, de l’ANDCM, de MALI), approuvé par l’AG, semble obéir à des critères implicites : éviter à la fois les acteurs non organisés et les membres des partis. L’enjeu est de mettre en avant des personnes de confiance, dotées de compétences militantes, tout en garantissant l’indépen-dance de la coordination à l’égard des partis. Les membres des organisations politiques sont toutefois incités à adhérer au comité de la logistique afin de le faire bénéficier de leur carnet d’adresses et de mobiliser les soutiens matériels nécessaires à l’impression des tracts, à la réalisation de banderoles et à l’accès à un dispositif de sonorisation.

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

Avant le dimanche 20 février, l’absence des « jeunes de Facebook » inquiète les pionniers du M20 à Casablanca. Imprégnés par le modèle des internautes révolu-tionnaires tunisiens et égyptiens, ils décident de diffuser les conclusions de l’AG du 18 février sur le réseau social et d’inviter les jeunes Facebookers à se joindre à eux le dimanche 20 février à 10 h sur la place Lahmam 14. La centralité de cette place, située dans le cœur administratif de Casablanca, son caractère spacieux et sa proximité avec la préfecture en font l’un des lieux privilégiés des sit-in qui se déroulent dans la capitale économique. Dans le tract diffusé, l’action n’est pas nommée : il n’est question ni de « sit-in » (weqfa) ni de « marche » (masira). D’après un militant d’ATTAC, lancer un appel sur Facebook laissait présager la participation de personnes « différentes » ; il fallait donc « laisser la liberté » aux nouveaux venus de « faire quelque chose de différent » 15.

Le 20 février est vécu comme un succès par les pionniers du M20 à Casablanca pour trois raisons principales : le nombre des participants, leur diversité, l’atmos-phère qui prévaut jusqu’à l’appel à la dispersion lancé par les organisateurs vers 16 h. En effet, au pic de la mobilisation, la place réunit près de 6 000 personnes selon la presse. De grands entrepreneurs, des artistes célèbres, des acteurs associa-tifs, d’anciens détenus et même quelques parlementaires se font remarquer. Des jeunes qui n’ont jamais pris part à aucune élection, à aucune action protestataire, qui n’ont jamais adhéré à aucune organisation ont répondu à l’appel ; ils sont venus en famille, avec des voisins ou encore avec leur « bande de copains ». Les préparatifs des jours précédents et le travail de négociation mené in situ par les membres des comités du M20 favorisent « l’unification » de l’action : à quelques exceptions près, « les slogans et les banderoles se sont unifiés, les identités se sont dissoutes comme en Tunisie et à Place Tahrir […], l’atmosphère est bon enfant » 16.

Toutefois, à la suite de l’appel à la dispersion, des personnes viennent de la Médina, un quartier populaire limitrophe, après la fin d’un match de football. Ils tentent de prolonger l’événement par une marche dans une ambiance de sortie de stade, « chaotique » selon les militants chevronnés qui les observent. Des jeunes présents depuis 10 h du matin appellent alors à un sit-in illimité (i‘tisam) ; ils ont ramené des tentes dans l’espoir de reconstituer la Place Tahrir au centre de Casablanca. Les membres du M20 qui ne se sont pas encore dispersés impro-visent un cordon de sécurité, mais se sentent dépassés. Lorsque l’action organisée par le M20 prend fin à 16 h, ce sont les forces de sécurité, discrètes jusque-là, qui interviennent de manière autolimitée. L’évacuation ne s’achève qu’après 22 h.

Après ce dimanche, le M20 s’inscrit dans la durée sur les plans national et local, avec des phases de flux et de reflux. Dans un jeu d’échelles entre le local, le national, le régional et le transnational, un entrelacement d’actions, d’interac-tions et d’événements contribue – synchroniquement et diachroniquement – autant à la consolidation qu’à la reconfiguration de la coalition du M20, autant

14. Dénomination donnée par de nombreux Casablancais à la place Mohammed V et faisant référence à la communauté de pigeons (lahmam) qui l’occupent.

15. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en septembre 2011.16. Entretien réalisé par l’autrice avec un militant d’ATTAC, à Casablanca, en novembre 2011.

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à l’extension du mouvement qu’à son essoufflement. Mais, pour en faciliter la lisibilité, nous dissocierons la présentation de ces deux processus si intriqués.

Le processus d’enracinement de la coalition du M20 et d’extension de la protestation

Alors même que les germes de la dissension transparaissent rapidement, une conjonction d’éléments favorise la consolidation du M20 à Casablanca et la poursuite de l’extension de la protestation : certains sont liés aux interactions avec les autorités et à la perception de ce qui se joue aux échelles nationale, régionale et transnationale, d’autres à la dynamique interne au sein de la coordination.

Des interactions qui amplifient la fluidité

Après le 20 février, les autorités continuent à diffuser le message de « l’excep-tion marocaine » : hormis des troubles présentés comme marginaux 17, l’accent est mis sur le déroulement pacifique des actions protestataires, ce qui attesterait de la « maturité » du pays et de son caractère « démocratique ». Le discours royal du 9 mars 2011 est à la fois perçu comme une reconnaissance du M20 et comme une tentative de lui couper l’herbe sous le pied en présentant une offre de réforme susceptible de séduire. En effet, il annonce l’accélération de « la dynamique réformatrice » et du processus de régionalisation, une « réforme constitution-nelle globale », un référendum constitutionnel, etc. Il est précédé et suivi par la mise en place d’un dispositif institutionnel d’ouverture : Conseil économique et social (CES) le 21 février ; transformation du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) en Conseil national des droits de l’homme (CNDH) le 4 mars, avec la nomination comme secrétaire général d’un ancien détenu de la gauche non gouvernementale et ancien président du Forum marocain vérité et justice ; création de la Commission consultative pour la révision de la consti-tution (CCRC) le 10 mars, de l’institution du « Médiateur » le 17 mars, etc. Les réactions internationales ne tardent pas : le roi est cité en exemple par les puissances occidentales et l’Union européenne exprime sa satisfaction par une augmentation tangible de l’aide apportée annuellement au Maroc.

Pendant cette séquence, le discours médiatique et politique dominant adopte un ton enthousiaste : « le M20 [les vingt-févriéristes], ce sont nos enfants », « nous sommes tous des M20 », « le M20 a arraché ce que des années de lutte politique n’ont pas permis de réaliser ». La dynamique du M20 continue à s’étendre dans un ensemble d’arènes allant des médias officiels aux conseils communaux. La gauche gouvernementale connaît une exacerbation des tensions internes entre « ceux qui ont pris l’habitude de n’avoir pour vis-à-vis que la monarchie » et ceux qui aspirent à une rupture avec la logique cooptative qui, d’après eux, a conduit

17. Des incendies, des destructions de biens matériels, 120 arrestations, 128 blessés, dont 115 policiers, et 6 morts selon le ministère de l’Intérieur.

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

au blocage de la politique instituée. Ces conflits s’expriment dans les médias classiques, mais surtout à travers les échanges sur Facebook. Le discours royal va au-delà des attentes des premiers sans pour autant satisfaire les seconds. Quant à la gauche non gouvernementale qui soutient le M20, et plus précisément le PSU, c’est le refus de jouer un rôle de médiation entre le mouvement et les autorités qui l’emporte au sein d’une direction qui « se laisse entraîner par le M20 » 18.

Le mouvement est alors confronté à deux défis : comment répondre au discours royal sur le plan idéologique et sur le terrain ? Comment imposer la poursuite du mouvement ? À Casablanca, la répression du 13 mars permet à la coordination de sortir de ce dilemme. La confrontation avec les forces de sécurité s’étend jusqu’à l’entrée du siège du PSU où se tient le Conseil national du parti. Cet épisode sera perçu par les vingt-févriéristes comme un message des autorités : le discours royal du 9 mars est un signal de clôture ; les revendications doivent désormais s’exprimer au sein des dispositifs de réforme annoncés. Dans l’immé-diat, les dirigeants du PSU se joignent aux vingt-févriéristes qui proclament « un sit-in illimité » jusqu’à la libération de la centaine de militants arrêtés. À la suite de cet événement, des organisations internationales publient des communiqués de soutien au M20.

Sur un autre plan, ce moment intense génère un sentiment de cohésion au sein du groupe. Pour les uns et les autres, « le gauchiste a pris le coup à la place de l’islamiste », « on a mis en pratique la leçon donnée par les Égyptiens à Place Tahrir » 19. Avant cette date, les adlistes n’apparaissent pas au-devant de la scène. Les militants d’ATTAC continuent à jouer leur rôle fédérateur. C’est d’ailleurs l’un des leurs qui aurait proposé qu’un adliste prononce le discours de clôture du sit-in du 6 mars et appelle à celui du 8 mars, organisé à l’occasion de la Journée internationale de la femme, dans l’espoir de lever les inquiétudes des sécula-ristes et des féministes. À ce stade, aucune composante ne s’aventure à prendre la responsabilité d’un éventuel échec. En outre, la réussite est plus que jamais associée au fait de masquer les identités particulières.

Lorsque le M20 gagne la bataille : 20 mars – 24 avril

Les marches nationales du 20 mars et du 24 avril sont une consécration pour le mouvement 20. À l’échelle du Maroc, plus de cent coordinations organisent des actions protestataires le 24 avril (cahier couleur, figure 15). Pendant plus d’un mois, le mouvement donne le sentiment d’avoir « gagné la bataille » contre le Makhzen.

À Casablanca, la coordination du M20 se mobilise intensément aussi bien pour arracher le droit de manifester sans demander d’autorisation 21 que pour

18. Entretien réalisé par l’autrice avec un membre du PSU, à Casablanca, en décembre 2011.19. Entretien réalisé par l’autrice avec un adliste, à Casablanca, en avril 2011.20. Les actions protestataires mensuelles ont un caractère national, les autres relèvent de l’initiative des

coordinations.21. La manifestation est régie par le Dahir des libertés publiques et obéit en principe au régime déclaratif.

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démontrer sa capacité à faire nombre, et à tenir la rue et les rangs. En effet, à partir du 20 mars, elle appelle à des « marches populaires » (masirat cha‘biyya) quasi hebdomadaires tandis que d’autres coordinations du M20 continuent à organi-ser des sit-in. Le summum de la discipline manifestante du M20-Casablanca est atteint le dimanche 24 avril, pendant une marche qui aurait rassemblé entre 10 000 et 35 000 manifestants. Ce jour-là, le collectif manifestant est plus diver-sifié que jamais. Il comporte non seulement les pionniers du M20, les membres des organisations qui soutiennent le mouvement, mais également des figures de la gauche gouvernementale, le mouvement Baraka conduit par Mustafa Ramid 22, figure de proue du PJD au sein du Parlement, ainsi que des hommes d’affaires et des artistes. Les porteurs de demandes sectorielles sont particulièrement présents : des vendeurs ambulants, des bidonvillois condamnés à l’expulsion, des retraités des Forces auxiliaires, des marchands de fruits et légumes regroupés derrière une banderole revendiquant que le directeur du marché de gros « dégage », etc.

Pendant la séquence allant du 20 mars au 24 avril, les forces de sécurité se tiennent à distance des cortèges manifestants. Les acteurs en présence ont conscience que les autorités veulent faire bonne figure à la veille d’un rendez-vous important. En effet, la réunion du Conseil de sécurité doit se prononcer avant fin avril au sujet de la prorogation du mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (MINURSO). Pendant ce temps, les tentatives d’achat de la paix sociale se poursuivent et 190 détenus sont libérés le 14 avril 23.

Jusqu’au 24 avril, les membres du M20 les plus investis dans l’organisation de la protestation croient en la capacité du mouvement à exercer une pression sur le Makhzen. Les batailles menées sont interprétées comme des succès et tendent à souder le collectif. Nombreux sont ceux qui ont le sentiment de vivre une occasion historique à ne pas rater. L’entente entre adlistes et militants de sensibilité de gauche est à son apogée. Les filles en décolleté et en jeans moulants fraternisent avec les voilées. Une observatrice constate que des adlistes consentent désormais à serrer la main des filles 24. Par ailleurs, le calendrier dense des activités militantes produit un « effet surgénérateur de l’engagement » (Gaxie, 1977) : marches hebdo-madaires, AG, réunions des comités, campagnes de distribution des tracts, actions ponctuelles pour dénoncer telle administration ou se mobiliser pour la libération de militants arrêtés. Sans compter que l’atmosphère d’effervescence des marches crée une quasi-addiction. Enfin, la vitalité de la coordination du M20 est tribu-taire des sociabilités réactivées ou nouvelles. Sous l’égide des plus expérimentés, les néophytes – jeunes et moins jeunes – se socialisent à de nouveaux univers de sens et de pratiques (militants, artistiques, etc.). Parmi eux, certains franchissent

22. Né en 1959 dans la région d’El Jadida, cet avocat socialisé dans la MJI devient député (1997-2011), président du groupe du PJD jusqu’en 2003, ministre de la Justice et des Libertés (2012-2017), puis ministre d’État chargé des Droits de l’homme en 2017.

23. Parmi eux, des militants sahraouis et des personnes arrêtées suite aux attentats du 16 mai 2003 à Casablanca, dont des membres présumés de la Salafiyya jihadiyya (Hmimnat, 2020).

24. Pratiques réprouvées par les codes diffusés par la mouvance islamiste au-delà des militants.

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

le pas d’adhérer à l’une des organisations qui soutiennent le M20, d’autres ont le sentiment d’appartenir à une nouvelle famille, d’autres encore vivent des histoires d’amour. Lorsque l’une d’entre elles se concrétise par une cérémonie de mariage, les slogans vingt-févriéristes accompagnent les youyous.

Les slogans « officiels » du M20-Casablanca

Le 20 mars et le 24 avril 2011, les tentatives d’unification du mouvement transparaissent dans les slogans scandés et dans le recours à un dispositif innové, puis rodé pendant les grandes marches de solidarité avec les causes « arabes » pour les uns, « islamiques » pour les autres, au cours desquelles les organisateurs tentaient en vain de trouver un terrain d’entente en matière de slogans 25. Les « Honda Suzuki » constituent la pièce maîtresse de ce dispositif. Initialement loués pour transporter des personnes et des marchandises, ces petits véhicules sont détournés pour structurer et unifier les marches. Le 24 avril à Casablanca, le cortège est minutieusement encadré : quatre Honda sonorisées, une par kilomètre ; une grande banderole du M20 (6 mètres sur 1,20 mètre) tous les 600 mètres ; un membre du service d’ordre muni d’un mégaphone toutes les dix rangées ; au moins un membre du service d’ordre toutes les cinq rangées (cahier couleur, figure 16).

Dès la genèse du mouvement, l’adéquation des slogans avec la plateforme fondatrice est la principale règle de la coordination de Casablanca. Aussi le comité de la logistique veille-t-il à limiter l’accès des Honda aux seuls membres du comité des slogans, en préservant l’équilibre entre militants de la gauche et d’AWI, jusqu’au retrait de ces derniers en décembre 2011. Les slogans du M20 puisent dans plusieurs registres, le plus souvent dans un arabe marocain imagé. Inversion, transgression, jeux de mots crus manifestent l’irruption dans l’espace public d’un répertoire discursif qui se terre habituellement dans les coulisses (Scott, 1990). Les emprunts externes sont signalés par l’usage des parlers du Machrek. Les fondamentaux des révolutions tunisienne, égyptienne et syrienne sont réappropriés. Ainsi, le rappeur Mouad Belgouat El Haqed 26 produit-il sa propre version du poème tunisien (encadré 22 27), « La volonté de vivre », composé par Abou Qacem Chabbi (1909-1934) pendant la lutte contre le Protectorat, devenu l’hymne national tunisien, puis le chant symbolique de la

25. Entretien réalisé par l’autrice à Rabat, en septembre 2011, avec l’un des cadres dirigeants d’Annahj, égale-ment membre de l’AMDH et du comité de solidarité.

26. Né en 1988 dans un quartier populaire de Casablanca, il devient l’icône du M20 après son arrestation en septembre 2011, qui suscite une large campagne de solidarité. Condamné à quatre mois de prison pour « coup et blessures », il est relâché à l’issue de son procès en janvier 2012. En mars de la même année, il est arrêté pour « outrage à un officier public dans le cadre de ses fonctions et à un corps constitué » et condamné pour une année ferme. Selon ses soutiens, il paie en réalité la dénonciation de la corruption de la police dans l’une de ses chansons.

27. Clip avec sous-titres en français. Enragés Rebels, 2012, « Si le peuple aspire un jour à la vie », Dailymotion. Vidéo disponible sur : [http://www.dailymotion.com/video/xl46l2_si-le-peuple-aspire-un-jour-a-la-vie_news], consulté le 27 décembre 2021.

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révolution tunisienne. Ce poème nationaliste, traditionnellement investi par les « opprimés » arabophones, figurait depuis l’indépendance dans le programme scolaire des élèves marocains. D’autres chants et slogans de la résistance palesti-nienne 28 sont empruntés par la gauche non gouvernementale pendant les années 1970 ; ils connaissent de nouvelles adjonctions à l’occasion des marches de solida-rité avec la Palestine au cours des années 2000 et lors des mobilisations contre la vie chère. C’est le cas du chant « Nous avons prêté serment pour la libération… » (tableau 18 29). Tandis que la première et la troisième strophe sont des classiques de la résistance palestinienne, la deuxième et la quatrième strophe (en gras dans le tableau) ont été rajoutées à partir de 2002 par des membres de la gauche marocaine pendant les manifestations de soutien à la Palestine. Certaines strophes (soulignées dans le tableau) sont plutôt scandées lors des assemblées générales, sauf lorsque les membres du comité des slogans décident de monter le ton.

L’empreinte des héritages protestataires des générations militantes précédentes reste indélébile : écho ou réemploi des slogans de la lutte pour l’indépendance et de la gauche transmis de génération en génération à travers l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), réinventés par le mouvement des droits humains, enrichis par les mouvements des diplômés chômeurs depuis 1991, puis par la Coordination nationale de lutte contre la cherté de la vie et les autres mouve-ments sociaux de la dernière décennie.

À travers les chemins de traverse, à froid ou du haut d’une Honda, les innovations se diffusent via Facebook et YouTube, ou à l’occasion de rencontres militantes nationales et internationales. Elles sont aussi bien le fruit de l’inspi-ration de poètes, de rappeurs du mouvement, membres ou non du comité des slogans, que de manifestants « ordinaires » qui envoient leur production par SMS, à travers les réseaux sociaux, de la main à la main ou de bouche à oreille. Des slogans scandés pour la première fois à Tanger, à Casablanca ou ailleurs au Maroc se diffusent dans le reste du pays.

Les slogans « officiels » du M20 ne constituent pas pour autant un simple patchwork d’identités composites. Leur « désidéologisation » exprime la volonté de « dissoudre les identités » politiques, religieuses et culturelles 30. Jusqu’au retrait d’AWI, les slogans dits islamistes ne sont jamais scandés du haut des véhicules sonorisés et, lorsqu’ils s’élèvent à la marge de la manifestation « officielle », ils font l’objet de polémiques pendant les assemblées générales. Ce registre est identifiable par le takbir – qui consiste à déclamer « Allahu akbar » (Dieu est grand) –, par des énoncés destinés à rétablir le « bon usage » des attributs divins, et ce faisant à

28. Pendant les années 1970, Aghani Al-Ashiqeen, une troupe palestinienne pionnière, contribue à diffuser des chants nationalistes palestiniens. Dès le milieu des années 1970, Marcel Khalifa, chanteur-composi-teur libanais né en 1950, met en musique les poèmes de Mahmoud Darwich (1941-2008), célèbre poète palestinien.

29. Ces slogans ont été collectés par l’autrice pendant l’observation des marches ou à travers d’autres supports (blogs, vidéos, entretiens avec des membres du M20 de Casablanca). Des entretiens approfondis ont ensuite été menés avec des membres du comité des slogans et d’anciens militants (septembre 2011).

30. Bien que l’une des revendications du mouvement soit la constitutionnalisation du tamazight, la démulti-plication de drapeaux amazighs a souvent fait l’objet de débat houleux en assemblée générale.

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

Tableau 18. – Les slogans du M20 entre innovation et hybridation.

Résistance palestinienne, années 1970 Maroc, années 1970-2000« Le sionisme, dégage »(as-sahyun irhal/y tle‘ barra)

« Le sionisme dégage »« Makhzen, dégage » (al-makhzen irhal/y tle‘ barra)

« Nous avons prêté serment pour la libération. Point d’alternative au triomphe. Pas d’autre choix que l’offensive. Ni discours ni rhétorique.Peuple arabe, marche, marche, jusqu’à la révolu-tion et la libération. »(Inna halafna/‘azamna ‘ala at-tahrir. Wa an-nasr maluch baddala. Ma‘ada fi ad-darb khiyar. La kalam wa la jidal. cha‘b al-arab sir sir, hatta at-tawra wa at-tahrir)

« Nous avons prêté serment pour la libération. Point d’alternative au triomphe. Pas d’autre choix que l’offensive. Ni discours ni rhétorique.En premier Housni Moubarak. En second Abdellah Houssine. En troisième les Al-Sabah. En quatrième Zin El Abidine. En cinquième les Al-Saoud. Le sixième vous le connaissez (en sixième les Alaouiyyine). Les gouvernants arabes sont des traîtres. De Rabat à Riad/Bahreïn, la réaction est sous la chaussure.Peuple arabe marche, marche, jusqu’à la révolu-tion et la libération.Peuple du Maroc marche, marcheJusqu’au triomphe, jusqu’à la libération (jusqu’à la révolution, jusqu’à la libération) »(Les passages en gras datent des années 2000. La première formulation soulignée est plutôt scan-dée en comité fermé, la deuxième est scandée à Casablanca en juillet 2011)

Tunisie, 2011 Maroc, 2011« Ben Ali dégage » « Makhzen dégage », « Himma dégage »,

« Benkirane dégage », etc.« Vive le peuple » (‘acha acha‘b) « Vive le peuple. Dieu, la patrie, la liberté » (au

lieu de « Vive le roi. Dieu, la patrie, le roi »)« Dignité, liberté, justice sociale » (karama, hur-riya, ‘adala ijtima‘iyya)

« Pain, liberté, dignité »

« Le peuple veut la chute du régime » (acha‘b yurid isqat an-nidham)

« Le peuple veut la chute du despotisme et de la prévarication » (février 2011)« Le peuple veut la chute du régime » (janvier 2012)

Égypte 2011 Maroc 2011« Révolution, révolution jusqu’au triomphe, révo-lution en Tunisie, révolution en Égypte » (tawra, tawra hatta an-nasr, tawra fi tunes, tawra fi masr)

« En avant, en avantJeunesse de la libertéNous n’avons pas peur, nous ne craignons pasLa répression policièreNous saluons la révolution tunisienne,Les révolutions égyptienne, libyenne, syrienne, yéméniteNous en voulons une qui soit marocaine »(Développé par le M20 dans le Rif en avril 2011, passage en gras ajouté à l’automne 2011)

Syrie, 2011 Maroc, 2011« Ô Bachar, ô pleutre, ô valet des Américains, il ne faut pas dédaigner le peuple de Syrie, allez tire-toi ô Bachar (yallah irhal ya Bachar) »

« Ô Bachar, ô pleutre, ô valet des Américains, il ne faut pas dédaigner le peuple de Syrie, allez tire-toi ô Bachar (yallah irhal ya Bachar). Ô Makhzen, ô pleutre, ô valet des Américains, il ne faut pas dédaigner le peuple du Maroc, allez tire-toi ô Makhzen » (août 2011)

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délégitimer leur détournement par la royauté – Allahu ta‘ala, sahib al-jalala (Dieu tout-puissant, Sa Majesté) –, mais aussi par des slogans à caractère antisémite diffusés par le Hezbollah libanais. Quant aux classiques de la gauche, ils sont réadaptés. À titre d’exemple, « Femmes, hommes, unissez-vous dans le militan-tisme pour abattre le capitalisme, le socialisme est notre objectif » est réajusté avec le remplacement de « capitalisme » par « despotisme » et de « socialisme » par « liberté » 31. À travers une trame plus ou moins variable, les slogans visent à tisser une identité « vingt-févriériste » (‘achriniyya) : le Mouvement du 20 février se raconte, s’identifie, se solidarise et interpelle ceux qu’il désigne comme respon-sables des maux dénoncés.

Une partie des slogans est un appel au ralliement des « Marocains », du « peuple », des « enfants du peuple » qui subissent l’injustice et l’humiliation (madhlumin, mahgurin), des « masses », des « résidents du quartier » où se déroule la marche, des « artistes » ou des « intellectuels ». Selon les occasions, ils sont invités à renforcer les rangs de la manifestation, à prendre conscience, à « se réveiller 32 », à « élever la voix », à revendiquer leurs droits, à boycotter le référen-dum, à se révolter, à prendre l’exemple des Tunisiens, des Égyptiens, etc. Sous forme de questions et de réponses tantôt courtes, tantôt narratives, un deuxième volet identifie les membres du M20 (« qui sommes-nous ? »), désigne ses adver-saires (« qui sont-ils ? »). Il s’agit aussi bien de resserrer les rangs que de réagir face à la campagne de disqualification, orchestrée sur les réseaux sociaux et dans les médias officiels, et qui accuse le M20 d’être à la solde du Front Polisario et de ceux qui veulent porter atteinte aux intérêts de la nation. Dans ce contexte, les « vingt-févriéristes » (al-‘achriniyyin) sont présentés comme des « Marocains » animés par « l’amour du peuple » et « l’aspiration au changement », en lutte pour la « chute du despotisme et de la prévarication », pour « la dignité, la liberté, la justice sociale 33 ». Ils sont solidaires avec les révolutionnaires et les détenus politiques, fidèles aux martyrs du mouvement et à tous ceux qui se sont sacrifiés pour le peuple. Ils gardent « la tête haute ». Ils « ne baisent pas les mains », « ne se prosternent pas » et « ne s’achètent pas ». Ils sont déterminés à poursuivre le combat : « ni concession ni réconciliation » (mamfakkinch 34, mamsalhinch). Les

31. Les membres du comité des slogans, membres de partis de gauche, scandent le slogan dans sa version désidéologisée pendant les marches jusqu’au retrait d’AWI. Ensuite, ils le reprennent dans sa version origi-nale. C’était également le cas pendant les moments de sociabilité durant le congrès national du PSU, en décembre 2011.

32. Voir l’extrait du chant de Mouad El Haqed « l-mgharba ‘iqu, l-mgharba fiqu » (Marocains prenez conscience [registre familier], Marocains réveillez-vous) ; voir aussi l’imitation de la plaque de signalisation « stop » (qif), transformée avec les modifications des points diacritiques en « réveille-toi » (fiq).

33. Principal slogan de la révolution tunisienne.34. Mamfakkinch, l’un des principaux slogans du M20, renvoie à l’expression lancée par Mohamed Bougrine,

surnommé le « prisonnier des trois rois », lors de la création du Forum vérité et justice, en guise de rejet des compensations financières prévues par l’Instance Équité et Réconciliation (IER). Pour rappel, c’est aussi le nom du portail d’information sur le Mouvement du 20 février, mamfakinch.com, créé le 17 février 2011 (Aït Mous et Ksikes, 2018), qui a joué un rôle important dans la coordination de la mobilisation et dont certains fondateurs ont croisé l’un des initiateurs du site tunisien Nawaat.org au sein de Global Voices, un réseau mondial de blogueurs.

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

adversaires dénoncés, voire menacés au pas de course (ha hna jayyin – « [atten-tion] nous arrivons »), comprennent des institutions telles que le Makhzen, le gouvernement, le Parlement (qui abrite « les analphabètes », « les dormeurs », « les voleurs », les candidats qui distribuent des billets de 100 dirhams), mais aussi les médias officiels, des personnes physiques (les amis et les conseillers du roi, le roi), et plus généralement les « baltajis » qui aspirent à « vivre dans l’humiliation », « les prédateurs » qui « détournent l’argent des enfants du peuple », « pillent les richesses du pays », « vivent dans les palais », « circulent en Mercedes », « envoient leurs enfants étudier à Washington ou à Rome », ou « baisent les mains et se prosternent ». Dans un argot imagé, les slogans livrent un cadrage des maux sociaux et politiques du Maroc et désignent des responsables, à l’instar de celui qui était déjà scandé pendant les actions protestataires de la Coordination contre la cherté de la vie :

« Pourquoi sommes-nous pauvres ? Parce qu’eux sont des voleurs »« Du phosphate et deux mers et le pays vit dans la misèreNotre pays est agricole et les légumes sont trop chers pour nousNotre pays est maritime et les sardines sont trop chères pour nous […]Les deux mers vous les avez distribuéesLes agréments [de taxi] vous les avez distribuésLes deux mers vous les avez pilléesPenses-tu que ce soit la ferme de ton père ?C’est ma terre et celle de mes aïeuxDe même que ses richesses, son phosphate, ses mers »« Vos enfants, vous les avez éduquésEt les enfants du peuple, vous les avez expulsésVos enfants, vous les avez engraissésEt les enfants du peuple, vous les avez affamésVos enfants, vous les avez employésEt les enfants du peuple, vous les avez poussés à griller les frontièresMais les enfants du peuple se sont réveillésLes enfants du peuple ne sont plus vos dupesLes enfants du peuple vous crient :Ceci est le Maroc et nous sommes ses gens (et il nous appartient)Et que Himma se tienne à carreauCeci est le Maroc et nous sommes ses gens (et il nous appartient)Et qu’El Majidi se tienne à carreauCeci est le Maroc et nous sommes ses gens (et il nous appartient). »

Depuis les manifestations de soutien à l’Irak pendant la guerre du Golfe de 1991, au cours desquelles le tabou du roi est furtivement transgressé 35, le mouvement des diplômés chômeurs a initié un mode protestataire qui tend à

35. Pendant la guerre du Golfe, Hassan II est traité de « valet des Américains et des Français » et sa virilité est remise en cause (voir le chapitre 3).

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préserver la figure royale, tout en déplaçant les responsabilités des dysfonction-nements vers « son entourage », le gouvernement, le parlement, etc. Au cours des mobilisations observées en 2011, le monarque n’est pas épargné. De manière plus ou moins tacite, il est érigé au sommet d’une « mafia » accumulant pouvoir économique et politique (encadré 21), et constituée de son entourage incarné par deux personnes en particulier (Ali El Himma et El Majidi 36) et par des acteurs établis de la politique instituée, accusés de collusion ou de servilité. La volonté première de se focaliser sur les amis du roi n’exclut pas l’apostrophe de celui-ci. Dès le démarrage du mouvement, des slogans revendiquent : « un roi qui règne, mais qui ne gouverne pas » ; « ni patronage (ra‘aya) ni sacralité, notre peuple choisit ses gouvernants ». L’exercice périlleux vise, d’une part, à « garder la tête tout en lui coupant les mains », alors qu’il serait « plus facile de faire tomber une tête » (selon les propos d’un militant du PSU), et, d’autre part, à sauvegarder un compromis ambivalent au sein du mouvement qui a conduit à la cohabi-tation entre républicains, partisans de la monarchie parlementaire et adeptes du « califat ». À partir de la fin avril 2011, des signaux laissent transparaître la perturbation cet équilibre fragile.

Encadré 21 L’empire économique de la famille royale

La position centrale de la famille royale dans le secteur économique marocain est d’abord incarnée par l’Omnium nord-africain (ONA), une holding dont les origines remontent au début du Protectorat et qui regroupe plusieurs secteurs : agroalimen-taire, finance, transit maritime, importation de véhicules, immobilier, chimie, textile, mines, etc. En 1980, dans le cadre de la marocanisation, la famille royale marocaine en devient le principal actionnaire. Entre 1981 et 1985, alors que le Maroc traverse une grave crise économique, la holding observe un essor fulgurant ; elle aurait multi-plié son chiffre d’affaires par sept (Diouri, 1992). Sous le règne de Mohammed VI, le Palais consolide sa centralité économique. Il recourt aussi bien aux procédés de contrôle des élites économiques expérimentés jusque-là qu’à des dispositifs inédits en matière d’ingénierie financière et de gouvernance des entreprises (Oubenal et Zeroual, 2017). En 1999, à la suite de la privatisation la plus importante que le Maroc ait connue, l’ONA prend le contrôle de la Société nationale d’investissement (SNI). Cette holding regroupe des cimenteries, des industries textiles, des usines automobiles, des brasseries, etc. En 2010, l’ONA est dissous après fusion avec la SNI. Celle-ci monopo-lise alors tous les secteurs stratégiques de l’économie du royaume, et abrite l’ensemble des entreprises et des participations financières de Mohammed VI, qui la contrôlera à hauteur de 60 % (Brousky, 2014, p. 84). En 2018, la SNI se donnera un nouveau nom, Al Mada, une nouvelle signature, « Positive Impact », et se présentera comme l’un des plus grands fonds d’investissement en Afrique.

36. Aux yeux des protestataires, Mohamed Mounir El Majidi, né en 1965 à Rabat, homme d’affaires et secrétaire particulier du roi depuis 2000, incarne la mainmise de la monarchie sur l’économie marocaine.

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

Le processus de reconfiguration et de désagrégation de la coalition du M20

Les phases de reconfiguration et d’affaiblissement de la coalition du M20 ne succèdent pas mécaniquement aux séquences d’enracinement de la coordina-tion et d’extension de la protestation. Dans le faisceau des occurrences perçues comme décisives ou des micro-événements à peine perceptibles, il arrive que des interactions favorisent à court terme le déploiement du mouvement, en même temps qu’elles charrient dans leur sillage les germes mêmes qui contribuent à sa désagrégation. Cependant, en nous en tenant à une séquentialisation en lien avec les principales défections que connaît le M20 en 2011, nous retenons deux points d’inflexion. À la suite de la marche du 24 avril, le mouvement enregistre des retraits, plus ou moins définitifs, d’acteurs affiliés à des organisations ancrées dans la sphère politique instituée. Le 18 décembre 2011, après l’annonce des résul-tats des législatives de novembre 2011, c’est AWI, une organisation puissante et totalement à la marge de la politique instituée, qui annonce son retrait du M20.

Des interactions qui affaiblissent le M20

Alors même que le M20 a associé les conditions de son succès à sa capacité à dissoudre les identités particulières de ses composantes et à construire un « nous » vingt-févriériste face à un « eux » makhzénien, l’offre de réforme et les pressions exercées sur le M20 contribuent à décomposer ce « nous ». Outre les défections, les membres de la coalition se sentent assaillis autant par le Makhzen officiel que par ce qu’ils perçoivent comme un « Makhzen intérieur » à géométrie variable, composé de « cooptés » et d’« infiltrés ».

Vécus comme une reconnaissance du M20, les dispositifs mobilisés par les autorités pour faire sortir le débat de la rue et l’acheminer vers les lieux de la politique instituée contribuent à étendre la protestation. Mais, dans la mesure où ils favorisent l’expression des divergences à un niveau plus horizontal (au sujet de la question de la commanderie des croyants et de l’islamité de l’État, du statut de la langue amazighe, du statut de la femme, etc.), ils mettent à l’épreuve la tenta-tive du M20 de construire un face-à-face « gouvernants »/« gouvernés ». À un premier niveau, la Commission consultative pour la révision de la constitution (CCRC) est boycottée par les coordinations du M20, par l’AMDH, par ATTAC et par deux partis très actifs au sein du M20 (le PSU et Annahj). En revanche, ses invitations sont acceptées par une trentaine de partis, cinq grandes centrales syndicales et une douzaine d’ONG. Bien davantage, au moment même où le M20 connaît son heure de gloire, des partis participent aux consultations du CCRC, tout en relâchant la pression sur leurs jeunesses qui continuent à défiler pendant les marches du M20. Certains y voient le commencement de l’inversion du processus de départ. Plutôt que de révolutionner leurs partis de l’intérieur, les vingt-févriéristes de ces organisations seraient devenus les instruments de leurs partis qui chercheraient ainsi à renforcer leur position dans la sphère politique

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instituée, tout en donnant à voir leur capacité de nuisance dans l’arène protesta-taire. Le mouvement Baraka du PJD pour commencer et des Usfpistes du M20, après le discours royal du 17 juin (annonciateur du référendum constitution-nel), seront parmi les premiers à faire défection du M20, tout en brandissant la menace de le rejoindre à nouveau si le processus de réforme n’est pas conforme à leurs attentes. Soulignons au passage que les leaders de ces partis pensent être les mieux placés pour peser sur le processus de révision constitutionnelle et, à terme, contribuer à recomposer la sphère politique instituée en leur faveur. Quant aux syndicats, ils conservent une attitude d’entre-deux. Des vingt-févrié-ristes en concluent que, depuis leur engagement dans la politique de « dialogue social » initiée en 1996 37, ces centrales ne sont plus disposées à mobiliser les masses ouvrières en appelant à des grèves générales comme en 1981 ou en 1990, et encore moins à bloquer le système de production et de distribution.

Parallèlement et de manière inédite, des « royalistes » se manifestent à travers les réseaux sociaux et les contre-manifestations non comme une incarnation fusionnelle du « peuple », mais comme une composante en antagonisme avec un mouvement qui s’attaque aux prérogatives royales : le « Mouvement de la jeunesse du 9 mars » (en référence au discours royal), les « jeunes royalistes », etc. Aux yeux des membres du M20, ce sont des « ‘ayyachin 38 », des « baltajis 39 », des sous-traitants du Makhzen. Pourtant, comme le relèvent S. Smaoui et M. Wazif, les « logiques d’investissement » sont tout aussi disparates qu’au sein du M20. Certains d’entre eux font partie de la clientèle habituelle des élus locaux et des agents administratifs :

« la participation à la contre-manifestation s’assimile à un “blanchiment” d’actes politiques […], contre lesquels les exécutants escomptent des rétribu-tions matérielles. Individus avec des antécédents criminels, travailleurs en attente d’agréments, supporters de football… cette large palette d’individus est ponctuel-lement recrutée par des “baltajis en chef” (relais électoraux, agents administratifs etc.) qui entretiennent des liens avec des membres des autorités communales lesquels redistribuent à leur tour des prébendes pour grossir les rangs des contre-manifestants » (Smaoui et Wazif, 2013, p. 75).

Mais d’autres sont des femmes et des hommes de la classe moyenne qui inves-tissent les réseaux sociaux ou sortent dans la rue pour défendre le trône, pour exprimer leur amour pour le roi, « seul garant de la stabilité du pays » et de leur mode de vie, puis pour faire campagne en faveur de la constitution. Face à la

37. En 1996, le ministère de l’Intérieur, la CGEM et les deux principaux syndicats (CDT, UGTM) signent une déclaration commune. Par la suite, d’autres syndicats sont intégrés dans les négociations avec les autorités et le patronat. D’après A. Rachik (2016, p. 108-110), ce dispositif permet d’éviter des grèves (1 108 en 1995 et 945 en 1999). Néanmoins, sous le gouvernement Youssoufi, le nombre de grévistes augmente de 22 544 en 1995 à 40 000 en 1999 ; le nombre de grèves passe de 287 en 1996 à 439 en 2000, avant de diminuer (170 en 2006).

38. En référence à ceux qui déclament : ‘acha al-malik (vive le roi).39. Depuis janvier 2011, ce mot désigne en Égypte les « fiers-à-bras » et les « voyous » recrutés par les services

de sécurité pour intimider les manifestants et les opposants.

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

richesse iconographique du M20, ces petits groupes sont aisément identifiables : ils arborent le drapeau marocain et des banderoles où l’effigie de Mohammed VI voisine avec la carte du Maroc « de Tanger à Lagouira ».

Quant aux services de sécurité, outre l’investissement des réseaux sociaux pour disqualifier les membres du M20 ou diffuser des « fake news », ils continuent à recourir à des techniques rodées. « Profiler » les acteurs du M20 doit permettre de les connaître intimement, de « monter des dossiers » en vue d’infiltrer, d’acheter, d’intimider, de jouer sur les contradictions internes du mouvement pour briser le front et ternir l’image extérieure de celui-ci. La suspicion ne tarde pas à s’ins-tiller en son sein ; elle se traduit par la méfiance à l’égard de personnes « trop bien sapées », dotées d’appareil photo trop sophistiqué ou encore prenant des photos à la manière des « flics ».

Les forces centrifuges sont vite perçues comme des « manœuvres policières ». Dès le mois de mars, elles s’expriment à travers la création du « Collectif des indépendants du Mouvement du 20 février ». À l’origine de cette initiative, le président d’une association de quartier accuse les « organisations » (hay’at) d’avoir constitué un « noyau dur » afin de se concerter dans les coulisses et d’exercer leur emprise sur le M20. Cet « enfant du quartier » (weld ad-derb) raconte qu’à chacune de ses expériences partisane, électorale ou associative, des personnes ont « exploité sa popularité » locale pour « grimper » 40. À nouveau, il a le sentiment d’être dépossédé.

Plus que les défections et la répression, ce sont les « nuisances » des membres de ce collectif qui perturbent le mouvement et qui exacerbent la méfiance à l’égard du « Makhzen intérieur ». Ceux qui sont désormais surnommés les « balta-jis de l’intérieur » sont publiquement accusés d’être des agents des « services », du ministère de l’Intérieur ou des élus locaux. Les AG se prolongent de plus en plus tard dans un climat d’affrontement verbal, voire physique. De manière quasi rituelle, à chaque fois que les tensions montent au sein de l’AG, les partici-pants lancent deux slogans en particulier. L’un s’accompagne d’un geste désignant l’adversaire intérieur : « Makhzen dégage » (wa al-makhzen ytle‘ barra). Le second tente de rétablir le calme : « Unis et solidaires, nous obtiendrons ce que nous voulons. » Rétrospectivement, des militants réalisent que ces « perturbations » ont canalisé toutes les énergies 41.

Les effets internes des batailles contre le Makhzen

Selon notre hypothèse, les batailles menées par le M20-Casablanca contre le Makhzen officiel et le « Makhzen intérieur », de même que les réorientations ima-ginées pour compenser les défections contribuent peu à peu à modifier les équi-libres initiaux au sein de la coalition, à consolider la position de ceux qui sont le plus dotés en capitaux militants et, à moyen terme, à attiser les feux de la discorde.

40. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en novembre 2011.41. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en septembre 2011.

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Tout d’abord, des militants « organisés » du M20, surnommés le « noyau dur », prennent l’habitude de se concerter en dehors des AG pour « fortifier » et « protéger » le mouvement. La volonté même de « réussir la marche du 20 mars » conduit à la mobilisation intensive des compétences militantes, des ressources humaines et logistiques des organisations les plus aguerries. Celles-ci sont indis-pensables pour mener les campagnes de diffusion de tracts, pour assurer le jour de la marche un service d’ordre comptant près de huit cents personnes et pour mettre en place un dispositif sonore et organisationnel d’unification du cortège. Là où les uns et les autres s’émerveillent devant l’organisation de cette fameuse marche, une vidéaste éprouve le sentiment que les « jeunes du M20 sont dépossé-dés ». Dans l’ensemble, ce jour-là, se dégage l’impression que les militants d’AWI ont « montré leurs muscles ». Rétrospectivement, des membres du M20 relèvent qu’à l’exception d’ATTAC les composantes de gauche leur auraient délégué « par paresse » de plus en plus de tâches liées à la logistique à partir de cette date. Au cours des mois à venir, en particulier pendant l’été 2011, le malaise qu’éprouvent surtout des « indépendants » du M20, face à une « organisation quasi paramili-taire » des sorties du M20, va en s’amplifiant.

Ensuite, pour compenser les premières défections et mener la « guerre du nombre » avant le référendum constitutionnel, l’AG du 3 mai décide de déplacer les marches du centre-ville vers les quartiers populaires. D’autres considérations justifient un tel changement aux yeux de la plupart des militants du « noyau dur » : sortir hebdomadairement au centre-ville devient « monotone » et ne crée plus de surprise ; il importe de faire entendre la voix du mouvement dans tous les quartiers pour atteindre ceux qui n’ont jamais entendu parler de Facebook ; la mobilisation peut être plus « efficace » dans des quartiers denses. Certains d’entre eux réajustent leurs perceptions des similarités avec l’Égypte et consi-dèrent désormais que le M20 se trouve dans la même position que le mouve-ment égyptien Kifaya en 2004. Descendre dans les quartiers est une occasion rêvée pour « s’enraciner au sein du peuple » et élargir ses bases populaires afin de mieux préparer les luttes à venir. Un tel choix suscite des tensions internes, notamment après la répression du 22 et du 29 mai 42. Des membres « non organi-sés », de la gauche gouvernementale, voire du PSU, y voient une « provocation du Makhzen » par les militants d’AWI et des autres composantes de la gauche non gouvernementale qui menaceraient ainsi d’allumer le feu au sein des quartiers ; ce qui aurait pour conséquence de démobiliser les hommes d’affaires et les « classes moyennes » impliqués dans le M20. Ils accusent précisément AWI d’organiser des marches dans ses bastions et par là même d’accroître sa mainmise sur le M20. Plus globalement, des militants interprètent la répression du mois de mai comme une réaction des autorités effrayées de voir le M20 manifester dans des lieux « difficiles à contrôler » ; le spectre des émeutes de 1981 est brandi. Ils y perçoivent aussi la volonté de mettre fin à la mobilisation avant le référendum

42. Pendant ces épisodes, les forces de sécurité évitent de faire des morts. Pour la période allant du 20 février au 27 octobre 2011, l’AMDH dénombre dix « martyrs du Mouvement du 20 février ».

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

constitutionnel et les vacances d’été. Mais dès le mois de juin, face aux réactions internationales suscitées par la répression du mois de mai, les autorités semblent privilégier la « sous-traitance de la répression 43 ».

Sur un autre plan, les phases répressives du mois de mai affectent les perfor-mances du groupe. Elles le désorganisent, favorisent l’expression de la « sponta-néité » et le surgissement de nouvelles hiérarchies. Des militants ne manquent pas de souligner : « Dès que les coups font reculer les caméras, ceux qui aiment se pavaner se mettent en retrait. » Comme pendant la répression du 13 mars, la tonalité des slogans se radicalise.

Défections, lutte contre le Makhzen « extérieur » et « intérieur » et répression alimentent deux dynamiques. D’une part, les options privilégiées par le M20 sont interprétées par un ensemble d’acteurs au sein et en dehors du mouvement comme des signes de « radicalisation », et ces perceptions engendrent à leur tour de nouvelles sources de tensions internes. D’autre part, les positions des plus dotés en capitaux militants, de même que leurs relations de complicité, se consolident au sein de la coalition au détriment des « indépendants ». Adlistes et militants d’une partie de la gauche non gouvernementale se perçoivent mutuel-lement comme des « personnes sûres », appartenant à des organisations « qui ont payé, qui paient et qui paieront le prix » de leur engagement au sein du M20 44. Mais c’est surtout en lien avec d’autres processus que les conflits internes atteignent leur paroxysme.

« Désassurance », contre « bandwagon effect » et démoralisation

Pendant les séquences allant de février à avril 2011, nous avons observé les effets du « jeu d’assurance » et du « bandwagon effect » : le processus lancé par les pionniers du M20 et, préalablement, par les pionniers du « Printemps arabe » se renforce grâce au ralliement d’acteurs qui participent au mouvement après avoir observé ou anticipé ses succès. Inversement, les séquences suivantes se traduisent par le phénomène opposé : le sentiment que les chances de succès du mouve-ment se sont amenuisées contribue peu à peu à détacher des wagons du train en marche.

En premier lieu, l’adoption de la nouvelle constitution, après le référendum du 1er juillet 2011, constitue un coup très dur pour les vingt-févriéristes. À partir de cette date, certains reconnaissent que « le mouvement a perdu sa capacité à orienter le débat du fait de la machine de guerre mise en place par le Makhzen, dont nous avons sous-estimé la sophistication 45 ». Quand les médias nationaux ne boudent pas le M20, ils annoncent sa mort imminente, alors même qu’il organise à Casablanca des marches estivales plus mobilisatrices que jamais (près de 80 000 manifestants selon les organisateurs).

43. Cette formulation employée par les militants du M20 désigne les attaques (jets de pierre, arme blanche) perpétrées par des « voyous » qu’ils accusent d’être recrutés par les autorités ou des élus locaux.

44. Entretien réalisé par l’autrice avec un adliste, à Casablanca, en juillet 2011.45. Entretien réalisé par l’autrice avec un blogueur, à Casablanca, en juillet 2011.

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Sur un autre plan, les vingt-févriéristes ont l’impression que ce qui se passe à l’échelle régionale et internationale les dessert. Les discours internationaux prédominants érigent les voies de la réforme empruntées par la monarchie en alternative aux options révolutionnaires. L’Union européenne et le G8 soulignent la nécessité de soutenir les « progrès encourageants » réalisés dans des pays comme le Maroc. Des proches du Palais sont invités à représenter le Maroc dans des universités d’été européennes consacrées aux révolutions arabes. Par ailleurs, des interviewés ont le sentiment que les images de guerre civile et de répression sanglante en Libye et en Syrie, de même que les difficultés de la reconstruction en Tunisie et en Égypte exercent des effets dissuasifs sur la population marocaine.

Peu à peu, la démoralisation gagne du terrain parmi les vingt-févriéristes, et ce en dépit des tentatives pour redynamiser le mouvement et des batailles qui lui donnent un nouveau souffle : les marches imposantes des soirées estivales du ramadan, la campagne de mobilisation pour libérer le rappeur du M20, la campagne de boycott des législatives de novembre 2011. L’épuisement s’installe d’autant plus que les succès tangibles tardent à venir, que le sentiment de vivre un moment historique s’émousse, que certains ont l’impression que les pratiques « fossiles » des organisations ont brisé l’élan novateur du M20 et, surtout, que les combats menés par le mouvement bénéficient à des composantes en particulier.

En effet, après le référendum du 1er juillet, les conflits internes s’exacerbent au sein de la coordination du M20 à Casablanca. Ils se publicisent essentiel-lement pendant les AG et à travers les échanges sur Facebook ; les médias ne manquent pas de les répercuter à leur manière. Ils s’expriment dans des registres aussi variés que l’argumentation, la disqualification, l’insulte et la violence physique, pourtant condamnée par le mouvement, avec une constante de l’his-toire protestataire marocaine : quelle que soit son identité politique, l’ennemi intérieur est systématiquement accusé d’être un agent du Makhzen. Si le ton n’est plus à l’atténuation des différences « culturelles » entre « gauchistes 46 » et « islamistes », la principale ligne de partage est autre. Les militants du PSU et des « indépendants » réclament un débat d’idées ; ils attendent d’AWI et des autres composantes de la gauche non gouvernementale qu’ils « rassurent les classes moyennes » en exprimant clairement leur adhésion à la monarchie parlementaire (Abdelmoumni, 2013). En revanche, les principaux membres du « noyau dur » – des militants d’AWI et des autres composantes de la gauche non gouvernemen-tale – refusent de fixer un « seuil » au mouvement. Ils considèrent que le débat idéologique provoque des dissensions et qu’il faut se concentrer sur ce qui unit le mouvement, c’est-à-dire l’action sur le terrain. Sur un autre plan, en été, tous ceux qui prônent une culture politique alternative reprochent au « noyau dur » de continuer à nouer des accords en « coulisse » et à contourner l’AG, principal rouage des pratiques de démocratie participative, alors même que les « baltajis de l’intérieur » sont neutralisés. Plus que jamais, ils accusent les adlistes de recevoir des ordres de leur hiérarchie et d’imposer leur hégémonie sur le plan organisa-

46. Qualification revendiquée par quelques « indépendants ».

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tionnel, avec la complicité d’une partie des militants de la gauche non gouver-nementale. Ils perçoivent les signes de cette prise en main à travers des détails et des incidents : des absences remarquées pendant les ateliers de discussion impulsés par des « indépendants », le choix du calendrier des marches pendant le ramadan, le fait que des adlistes empêchent des jeunes filles dont ils n’appré-cient pas le « look » de monter dans le véhicule sonorisé qui permet d’organiser le cortège, etc. Certains vont jusqu’à déceler une « prise de pouvoir » dans la manière de déambuler de leur responsable pendant les marches : « On dirait le maître de céans pendant une cérémonie de mariage (mul al-‘ars). » Bien plus, les variations que connaît le nombre des manifestants sont interprétées tantôt comme « une descente » d’AWI, tantôt comme « un retrait », avec le même but à chaque fois : démontrer la centralité de l’organisation à ses adversaires au sein du M20. L’ensemble de ces accusations sont rejetées par les membres du « noyau dur », qui se sont réapproprié cette exolabellisation. D’après un adliste, « les accusations d’hégémonie [lancées par certains vingt-févriéristes de gauche] ne sont que le reflet de leur peur : ils voient les islamistes l’emporter en Libye, en Tunisie, puis en Égypte… »

Peu après la victoire du PJD aux législatives du 25 novembre 2011, AWI annonce son retrait du M20 à l’échelle nationale. Certains y voient une main tendue aux « frères islamistes ». D’autres y perçoivent le refus d’AWI de conti-nuer de s’investir dans une coalition où des composantes veulent fixer un seuil au mouvement. Mais par-delà le communiqué officiel, les entretiens réalisés montrent plutôt que les responsables d’AWI ont le sentiment que leurs « sacri-fices » ont bénéficié au PJD et que le peuple n’est pas encore « mûr ». La défection de cette puissante organisation produit des effets tant sur les performances de ce qui reste du M20 à Casablanca que sur la recomposition de la coalition (cahier couleur, figure 17).

Les marches hebdomadaires continuent à être organisées et à attirer des porteurs de demandes sociales. Elles ramènent ponctuellement dans le giron du M20 des militants qui l’ont quitté pour sanctionner « sa radicalisation sous l’égide d’AWI ». Toutefois, le nombre des participants se réduit comme une peau de chagrin. Par ailleurs, si le dispositif organisationnel initialement mis en place permettait d’unifier la marche, de contenir les forces centrifuges et de privilégier des slogans à faible teneur idéologique, à partir du 25 décembre 2011, les identités idéologiques surgissent au grand jour, se disputant l’espace sonore et visuel. C’est particulièrement visible lors de la marche du 1er janvier 2012. Au sein du cortège officiel du M20, slogans et pancartes prennent une tonalité de gauche et les photos des martyrs de la gauche des années de plomb pullulent. Dans les marges, les familles des détenus salafistes 47, encadrées par des membres du Collectif des indépendants, se permettent de manière inédite de scander des slogans à caractère religieux et de brandir une banderole sur laquelle est calligraphié : « Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son

47. Sur cette mouvance pendant les années 2000, voir S. Hmimnat (2020).

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prophète. » Enfin, le 1er janvier 2012, le slogan « Le peuple veut la chute du régime » commence à être scandé du haut du véhicule sonore officiel de la coordi-nation du M20-Casablanca. La radicalisation des slogans depuis le mois de mai 2011 permet d’illustrer ces dynamiques.

La radicalisation des slogans du M20

La dynamique propre de l’action protestataire face à la répression policière impulse un changement de tonalité. En effet, l’absence de dispositif de sonorisa-tion sophistiqué accentue le caractère réactif des slogans scandés par des militants hissés sur les épaules des plus costauds. Par ailleurs, elle est liée à la nouvelle configuration de la coalition du M20. Un membre du comité des slogans de la gauche non gouvernementale explique qu’il a cessé de s’autocensurer dès que l’USFP a annoncé sa participation au référendum constitutionnel : « C’est pour les épargner qu’on évitait certains slogans 48. » Bien que la « radicalisation » des slogans suscite des tensions durant les assemblées générales de la coordination de Casablanca, la tonalité transgressive à l’égard du roi ne cesse de s’amplifier à partir du mois de mai, avec la bénédiction du « noyau dur ».

L’argot cru est privilégié dans les slogans qui listent et tournent en dérision les prérogatives officielles et officieuses du roi, qui vont de la réforme constitu-tionnelle à la prière de la pluie en passant par les inaugurations de toutes sortes 49. Sans être nommé, Mohammed VI est tutoyé, désigné par la troisième personne du singulier, par un nom commun – « le gouvernant » – ou encore par la formule sarcastique de l’argot casablancais « notre frère » (khuna). Il est explicitement accusé d’orchestrer le système de prédation des richesses du pays en répartissant selon son bon vouloir le patrimoine maritime, les phosphates, les passe-droits, etc.

« Qui préside la justice ? C’est lui.Qui préside les ministres ? C’est lui.Qui désigne les ministres ? C’est lui.Qui désigne Himma ? C’est lui.Qui distribue les deux mers ? C’est lui.Qui inaugure les hôpitaux ? C’est lui.Qui désigne les conseillers ? C’est lui.Qui distribue les agréments [de taxi] ? C’est lui.Qui distribue la soupe ? C’est lui.C’est trop, c’est trop. C’est trop, c’est trop. »

Certes, le slogan « Vive le peuple » est emprunté aux Tunisiens dès le mois de mars. La version produite et chantée par le rappeur Mouad El Haqed (encadré 22), puis par le chanteur islamiste Rachid Gholam, préfigure le processus

48. Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en septembre 2011.49. Voir les exemples collectés et traduits par le blogueur Larbi, 2009, « Les slogans du 20 février » (page

web), 11 juillet. Disponible sur : [https://web.archive.org/web/20110726211321/http://www.larbi.org/post/2011/07/Les-slogans-20f%C3%A9vrier], capture du 26 juillet 2011.

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Encadré 22 « Si le peuple aspire un jour à la vie », version de Mouad El Haqed

« Si le peuple aspire à vivre / Lorsqu’un jour le peuple veut vivreQu’il se lève, qu’il le crieSe taire jusqu’à quandIls nous volent nos richesses et nous jettent les miettesÔ combien de militant(e)s se sacrifièrent pour nousÀ tous les Marocains, libresRéveillez-vousRegardez le peuple en Égypte et le peuple en TunisieIls vous mentent ceux qui disent que le Maroc fait l’exceptionMême si ici la misère sévitEt leur politique de décervelage est calculéeEt pour nous distraire diversions et téléréalitésLève-toi et revendique ton droitQu’est-ce que nous avons à perdreLe silence ne nous sert à rienJe suis un enfant du peuple et je fais peurLe peuple subit les coups et souffre en silenceSon école est la rue et les pauvres errent sans butEt lui, qu’est-ce qu’il fait ?Notre frère a réuni son équipe pour raccommoder la constitutionSi ce n’est pas la folieIls veulent qu’on prenne les armes pour arracher nos droits ?C’est à moi de choisir celui que je veux vénérerEt si tu veux nous comprendre, viens vivre avec nousDieu, la patrie, la libertéSi le peuple aspire à vivre,Qu’il se lève, qu’il le crieSe taire jusqu’à quandIls nous volent nos richesses et nous jettent les miettesÔ combien de militant(e)s se sacrifièrent pour nousQuel problème, quel problème,Faut refaire l’équationOn veut un responsable à qui on peut demander des comptesEt non pas une créature qu’on ne fait que vénérerAttention, si tu critiques on te fera disparaîtreEt pourtant je critiquerai, qu’ils me fassent disparaîtreDonnez-moi mes droits ou tuez-moiTous les jours vous surenchérissez un peu plus et encore plusVous vous le partagez à coup de baise-mainQue vive mon père qui se décarcasse pour moiQuant à notre frère, lui, il a bouffé le paysEt tant que je serai en vie, son fils n’en héritera jamaisVous avez enterré notre histoire et vous voulez nous enterrer avecVous nous avez passé du rouge à lèvres sur la morve

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d’inversion qui s’attaque à l’ensemble du protocole royal. Paradoxalement, c’est la création du Mouvement du 9 mars (ou encore les Jeunes Mouvement du 9 mars), en référence au discours royal, puis les attaques physiques des « baltajis » à partir du mois de juin qui exacerbent la polarisation et la mise en équation de la monarchie. Lorsque de petits groupes de « militants du roi » scandent « Vive le roi » ou « Dieu, la patrie, le roi » en hissant le drapeau marocain, l’effigie du roi et la carte du Maroc « de Tanger à Lagouira », les manifestants du 20 février leur rétorquent : « Vive le peuple », « Dieu, la patrie, la liberté ». Après le discours royal du 17 juin, un nouveau seuil est atteint, et les manifestants commencent à tutoyer le roi : « Arrête de discourir, écoute la voix du peuple 50. »

Le 31 juillet 2011, au lendemain de la cérémonie d’allégeance, les manifes-tants du M20 de Casablanca mettent en scène une cérémonie d’allégeance inver-sée substituant le peuple au roi. Ce processus atteint son apogée pendant la campagne de boycott des législatives au mois de novembre 2011. Dans une marche de quartier, un groupe de manifestants tire un âne protégé par une ombrelle, puis parodie la cérémonie d’allégeance en se prosternant devant lui. Interrogé, le conducteur de l’âne explique qu’il s’agit d’un animal « cherif 51 ». Soulignons aussi que, pendant l’été et l’automne 2011, les membres du comité des slogans se contentent d’un slogan menaçant : « Le slogan que vous appré-hendez, nous n’allons pas tarder à le scander » (ach-chi‘ar lli tkhafuh, qrrebna nkherrjuh). Après le retrait d’AWI, le slogan en question, « le peuple veut la chute du régime 52 », est scandé pour la première fois à Casablanca, le jour de l’an, du haut d’un véhicule sonorisé, sous l’impulsion des manifestants au moment de passer devant une préfecture de police. Ce serait une nouvelle recrue de la gauche radicale qui aurait transgressé « le seuil » des revendications du M20.

Le « dérapage » fait l’objet de discussions houleuses au cours de l’assemblée générale qui suit. Y compris pour des « républicains », avant de scander un tel slogan, il faut se concerter à l’échelle nationale et en mesurer les conséquences. Dans ce qui est perçu comme une « radicalisation », qui se traduit également par le lancement de slogans religieux du haut d’un véhicule sonorisé loué par des « indépendants », certains militants décèlent le rôle joué en sous-main par les

50. D’après les témoignages recueillis, une version épurée du slogan « écoute la voix du peuple » est d’abord scandée dans les manifestations de soutien à la Palestine, puis dans celles des Coordinations contre la cherté de la vie.

51. Mot à double sens : « honorable » (loyal, noble, respectable) et « descendant du prophète » à l’instar des rois alaouites.

52. Le slogan habituel est : « le peuple veut la chute de l’absolutisme et de la prévarication » ou encore « la chute du Makhzen ». Dans l’histoire protestataire de la gauche, le « régime » vise explicitement la monarchie.

Notre roi est beau et s’occupe bien de nousMais nous nous occupons bien de lui nous aussiLe plus gros budget, c’est le palaisEt c’est le contribuable qui s’y met. »

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services de renseignement qui infiltrent le mouvement. D’après eux, alors que le retrait d’AWI était censé réconcilier les « classes moyennes » avec le M20, de tels slogans ne peuvent que les en écarter davantage. Dès que le slogan « le peuple veut la chute du régime » est scandé, des militants de l’USFP – qui sont revenus après que leur parti ait choisi de rejoindre l’opposition – quittent précipitam-ment la manifestation, et le comité organisationnel interrompt prématurément la marche. Cela provoque la colère de manifestants « indépendants » qui accusent les « organisations » de freiner la radicalisation du mouvement, d’instrumentaliser le peuple et le mouvement, et de négocier en douce avec le pouvoir.

En définitive, au niveau de la coalition du M20-Casablanca, la défection d’AWI ne conduit ni à inverser le rapport de force entre « indépendants » et « organisés », ni à « modérer » le mouvement. D’une part, elle constitue une inflexion décisive dans le processus de reconfiguration du M20 qui observe un rétrécissement du collectif autour des noyaux de la gauche non gouvernementale. D’autre part, elle anéantit les efforts d’autolimitation visant à préserver l’unité de la coalition et à maintenir un seuil de revendications en phase avec l’appré-ciation de la conjoncture et des rapports de force. En effet, grâce à leur disci-pline et à leurs capacités organisationnelles et mobilisatrices, les militants d’AWI parvenaient à tenir aussi bien la rue que la ligne du « noyau dur », ainsi que cela transparaissait dans le contenu des slogans. Autrement dit, ils contribuaient à canaliser le mouvement et, d’une certaine manière, à le « modérer ».

Conclusion

Le 21 février 2012, dans un post sur Facebook, H. A., qui a rédigé le premier appel du M20, invite à interrompre l’expérience : « Les dinosaures ont transformé le M20 en quelque chose qui ne diffère que par le nom des mouvements qui ont échoué dans le passé. Sous de nouvelles formes, ils ont commis les mêmes erreurs, produit les mêmes illusions. Ceux qui disent que le mouvement perdure ne parlent que de la continuité du label… »

Après un an d’échanges de coups avec les autorités et au sein de l’arène protes-tataire, le M20 ressort affaibli. Loin d’être le produit d’un effet domino, il est tributaire d’un processus d’identification et d’attribution de similarité, de la réactivation de relais organisationnels et de réseaux plus ou moins dormants. Une large coalition regroupe néophytes et militants aguerris au sein d’un réseau d’alliances et de conflits. Elle transcende les clivages entre réseaux de gauche et islamistes, entre acteurs ancrés dans la sphère politique instituée et ceux qui en sont plus ou moins exclus. Dans un jeu d’échelles entre le local, le national, le régional et le transnational, un faisceau d’actions, d’interactions et d’événements contribue autant à l’enracinement de la coalition qu’à sa désagrégation. La protes-tation se déploie et se régénère en puisant dans plusieurs registres : la réactivité du régime, le souci de celui-ci de préserver sa position de premier de la classe de la région, la croyance des protestataires en leur capacité à gagner le Makhzen, leur sentiment que l’occasion est historique et que le succès est à portée de main, les

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gratifications et les effets surgénérateurs de l’engagement, les dispositifs mis en place pour maintenir la coalition et masquer les identités particularistes.

Quant à la désagrégation progressive de la coalition, elle chemine de manière visible ou souterraine, en lien avec des interactions intentionnelles et non inten-tionnelles. Les premières défections sont le fait d’acteurs suffisamment bien positionnés dans la sphère politique instituée pour espérer peser sur sa recom-position et bénéficier des réformes amorcées. Sur un autre plan, l’infiltration et l’exacerbation de la suspicion à l’égard d’un « Makhzen intérieur » brouillent les frontières entre « nous » et « eux », enrayant ainsi le processus de polarisation. Bien davantage, la répression, les batailles menées contre le Makhzen « intérieur » et « extérieur », et les tentatives de compenser les défections favorisent, au sein de la coalition reconfigurée, l’hégémonie des acteurs les plus dotés en capitaux militants au détriment de ceux qui aspirent à faire de la politique autrement. Le coup de grâce est donné par la deuxième grande série de défections, marquée par le retrait de l’organisation islamiste, considérée comme la plus puissante dans l’arène protestataire. Il se produit dans une atmosphère de démoralisation ponctuée par les perceptions suivantes : l’impression d’avoir « perdu la bataille » dans une conjoncture régionale dissuasive, la perception d’une décélération de l’histoire, l’érosion du sentiment de constituer un « nous » soudé dans l’adver-sité, la croyance que les fruits de l’engagement sont récoltés par des composantes au détriment d’autres. À chaque fois que les défections privent la coalition du M20 de segments qui contribuent à la « modérer » ou à la « tenir », le processus de radicalisation monte d’un cran au sein d’un collectif où ne restent plus que ceux qui ne perçoivent pas d’autre alternative à l’occupation de la rue. Dans le cas observé, « l’incertitude structurelle » intrinsèque aux conjonctures fluides est rapidement compensée par l’autolimitation qui prévaut aussi bien chez les autorités publiques que dans un mouvement protestataire dominé par des acteurs « organisés », rétifs aux débordements et aux dérapages, fiers de leur capacité à tenir la rue et attentifs à la portée de chacun de leurs coups. Aussi, la radicalisa-tion se nourrit-elle davantage de l’affaiblissement du mouvement que de sa force ou du dépassement des pionniers par des suiveurs imprévisibles.

En février 2012, les foyers de protestation se développent au-delà du M20 tout en prenant d’autres formes : une poursuite des mobilisations sectorielles, une banalisation du slogan « Dégage », des explosions de violence montrant à quel point l’autolimitation est une option précaire, un « empiétement silencieux du quotidien » (Bayat, 1997) à travers la conquête des espaces urbains par les vendeurs ambulants et l’expansion de la construction d’habitats irréguliers. Au moment même où la coordination du M20 commence à s’affaiblir, ses chevilles ouvrières prennent conscience qu’elles ont ouvert une boîte de pandore et un responsable des forces de sécurité va jusqu’à nous confier : « Plus jamais ce ne sera pareil, les citoyens n’ont plus le même rapport à l’autorité 53. » Dans l’immédiat, le Mouvement du 20 février contribue à reconfigurer la sphère politique instituée.

53. Échange informel avec l’autrice, à Casablanca, en février 2012.

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LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER…

Dès 2012-2013, le gouvernement Benkirane s’efforce de démontrer sa capacité à restaurer l’ordre public, à faire prévaloir la « légalité » et la légitimité des urnes sur la voix de la rue 54. D’après les chiffres officiels, le nombre de protestations baisse de 40 % à partir de 2014 55. Mais, par-delà ces chiffres, des protestations comme celles du Rif à partir de 2016, de Jerada en 2018 et bien d’autres donnent le sentiment que le recours à l’action protestataire s’est étendu socialement et géographiquement en faisant écho aux mutations à l’œuvre : l’éro-sion continue de la peur des autorités, le desserrement accéléré de l’emprise des intermédiaires classiques, le renforcement des capacités de coordination d’actions collectives durables et plutôt pacifiques qui semblent réduire ou refléter la réduc-tion des marges de manœuvre d’ordre clientélaire. Ces protestations portent l’empreinte des apprentissages accumulés avant, pendant et après le Mouvement du 20 février, tout en trahissant une autonomisation de plus en plus grande vis-à-vis des partis politiques, des syndicats et des associations.

54. Les jours de grèves commencent à être systématiquement prélevés sur les salaires des fonctionnaires grévistes, les manifestations sans autorisation sont réprimées, le chef du gouvernement tente d’imposer le principe selon lequel « l’accès à la fonction publique ne passe pas par la protestation, mais par un concours » (Rachik A., 2016, p. 150-151).

55. Selon les sources du ministère de l’Intérieur, les protestations sont au nombre de 5 091 en 2008, 6 438 en 2009, 17 186 en 2012 et près de 20 000 en 2013 (Rachik A., 2016, p. 114-115, p. 264).

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Conclusion générale

Au terme de cette enquête qui a duré plusieurs années, qu’advient-il du récit d’une monarchie « experte en survie » qui serait venue à bout de toutes les aspirations révolutionnaires et qui serait sortie consolidée des tourmentes du « Printemps arabe » ? Qu’en est-il, aussi, des conceptions qui réduisent la sphère politique à un face-à-face entre la monarchie et les élites, et la scène partisane à une arène dont la principale fonction serait de permettre à des monarques, érigés en marionnettistes tous puissants, de convertir de manière cyclique et quasi mécanique des « opposants à Sa Majesté » en « opposants de Sa Majesté » ? Qu’advient-il enfin des analyses qui assimilent le Maroc à un royaume en dehors du temps où tout change pour ne rien changer ?

Après plus de deux décennies de règne de Mohammed VI, le discours officiel selon lequel « la classe politique » est à l’origine de tous les maux semble perdre de son efficacité. Pendant les mobilisations qui agitent le Maroc entre 2016 et 2018, il arrive certes aux protestataires de comparer les partis politiques à des « boutiques politiques ». Mais, désormais, ils affirment haut et fort que l’essentiel du pouvoir est entre les mains du roi. Dès l’été 2017, la mise à nu du roi est si menaçante que l’urgence de restaurer la formule « le roi est bon, la classe politique est mauvaise » transparaît dans le discours du trône du 29 juillet 2017, dont la tonalité offensive à l’égard des partis politiques est plus forte que jamais. Bien que la plupart des dirigeants des partis établis se soient précipités pour assumer leur rôle en accréditant le diagnostic royal, les voix dissonantes ont repris de plus belle.

Bien davantage, au cours de l’automne 2018, des événements diffusés à travers les médias électroniques et les réseaux sociaux révèlent l’exacerbation d’une tendance observée pendant les mobilisations du Mouvement du 20 février, qui consiste à ébrécher un autre mythe du royaume. En effet, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, la marocanité fait l’objet d’une lutte de définition de plus en plus acharnée. Cela se traduit par une remise en cause de la confisca-tion de sa définition légitime par la monarchie, et par l’association explicite du « Makhzen » à de nouveaux colons. En 2011, des manifestants scandent : « Que le Makhzen s’en aille. Et que le Maroc reste une terre libre. » Sur un autre plan, des acteurs ne se contentent pas d’exprimer leur mécontentement en optant pour l’une des trois conduites identifiées par Albert O. Hirschman (1995) en cas de désaccord ou d’insatisfaction : la prise de parole (voice), la défection (exit) ou la loyauté (loyaulty). Des processus de politisation imbriquent à la fois la

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protestation ouverte et l’exil, ou la menace de s’exiler. Ce faisant, l’appartenance nationale est conditionnée par l’acquisition d’une citoyenneté pleine garantis-sant des droits sociaux et politiques. Plus globalement, ces épisodes portent l’empreinte de la modularisation 1 du répertoire protestataire en gestation sous le Protectorat, ce qui n’exclut pas sa fécondation par un ensemble d’innovations. Dans le même mouvement, ils donnent à voir la diffusion par les marges d’une politique nationale 2 fondée sur la contestation frontale des mythes diffusés par la monarchie, sur l’appropriation des héritages protestataires des oppositions d’antan, mais aussi sur le rejet des partis politiques, pour la plupart considérés comme une extension du Makhzen.

Intermèdes

Le Hirak du Rif : « nous ne sommes pas de la racaille »

Le 11 avril 2017, un rassemblement est organisé à Al Hoceïma. Ici et là, des portraits de l’émir Abdelkrim et quelques drapeaux de la République du Rif et amazigh sont brandis. Face à la foule, microphone en main, une jeune femme scande avec virulence des slogans que les manifestants répètent après elle. Certains énoncés sont le fruit des innovations des protestations de 2011 et du Mouvement du 20 février : « Vive le peuple » (‘acha acha‘b), « Sa Majesté, le peuple » (jalalat acha‘b), « Son excellence, le peuple » (fakhamat acha‘b), « Liberté, dignité, justice sociale ». Un autre se réfère directement aux événements de 1984 (encadré 11) : « Nous ne sommes pas de la racaille » (hna machi awbach), faisant référence au discours royal du 22 janvier 1984 au cours duquel Hassan II qualifiait les protes-tataires d’« awbach ». Portraits, drapeaux et slogans relient ainsi des symboles et des pièces du répertoire protestataire qui se rapportent à trois moments histo-riques : les années 1920, 1984, 2011.

Cet épisode est l’un des 700 événements protestataires que le Rif a connus en sept mois, depuis le décès de Mouhcine Fikri le 28 octobre 2016 (Masbah, 2017). Ce vendeur de poisson âgé de 31 ans est mort broyé dans une benne à ordures à Al Hoceïma en essayant de sauver de la destruction sa marchandise saisie par les autorités portuaires. L’événement est filmé par un smartphone. La vidéo postée sur les réseaux sociaux suscite une large indignation. Deux jours plus tard, le cortège funéraire de la victime emprunte la route qui va d’Al Hoceïma à Imzouren, sa ville natale. Des milliers de personnes parcourent à pied les 17 km en brandis-sant les portraits de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi 3. Le soir même, des

1. Ce processus s’observe lorsque « des formes similaires d’action collective » sont employées par « une grande diversité d’acteurs sociaux, poursuivant des objectifs qui peuvent être très différents mais qui s’adressent au même genre d’acteurs » (Tilly et Tarrow, 2015, p. 207-208).

2. Pour rappel, cette notion renvoie de manière idéale typique à un rapport au politique imprégné par des représentations, des énonciations et des identités politiques plus ou moins conflictualisées, plus ou moins institutionnalisées, qui transcendent ainsi la fragmentation qui caractérise « la politique très localisée et territorialisée » (Caramani, 2004).

3. Voir le chapitre 1.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

rassemblements ont lieu à Casablanca, Rabat, Tanger, Tétouan, Larache, Meknès et Marrakech. En mars 2017, le Hirak (littéralement « le mouvement ») du Rif présente une liste de revendications économiques, sociales, culturelles, judiciaires et symboliques. En dépit de l’arrestation des présumés coupables du décès de Mouhcine Fikri, du limogeage de hauts responsables, de visites ministérielles, etc., des protestations plutôt pacifiques se prolongent dans plusieurs localités de la région. Les harangues de Nasser Zefzafi 4, qui devient le principal porte-parole du mouvement, sont largement diffusées sur les réseaux sociaux. Entremêlant des registres hybrides, cette figure du Hirak interpelle le roi, refuse toute inter-médiation, et dénonce « les corrompus au sein des autorités locales, des élus, des responsables gouvernementaux et des boutiques politiques », de même que la « mafia » (‘isaba) qui gouverne le Maroc. Le 26 mai, il interrompt le prêche d’un imam qui accuse les protestataires de vouloir semer le désordre et le chaos (fitna), et se demande si les mosquées sont faites « pour Dieu ou pour le Makhzen ». Trois jours plus tard, il est arrêté. À partir de cette date, après une phase de « gestion erratique » du conflit – marquée par un blocage au niveau de la formation du gouvernement et par de longues absences du roi (Desrues, 2018) –, la répression s’intensifie. Le bilan est conséquent : deux morts, des dizaines de blessés graves, des centaines d’arrestations, de lourdes peines de prison, dont 20 ans pour les figures du mouvement. Bien que les autorités aient cherché à disqualifier le Hirak et à accuser ses instigateurs d’être des sécessionnistes ou des « traîtres » à la solde de l’étranger, des comités de soutien s’organisent et des manifestations de solida-rité se produisent dans plusieurs villes du pays en juin et en juillet 2017.

Les analyses de ces mobilisations insistent tantôt sur des facteurs observables ailleurs dans le pays, tantôt sur des spécificités locales. Selon des cadrages diver-sifiés, plusieurs lectures mettent l’accent sur le conflit centre/périphérie et sur les inégalités entre « Maroc utile » et « Maroc inutile » 5. Par extrapolation, le Hirak s’inscrirait dans le prolongement des « résistances contre le développement capitaliste au Maroc », dont la géographie se superposerait à celle d’un dévelop-pement inégal (Bogaert, 2015). Les « printemps arabes » auraient donné « une légitimité nouvelle à l’impératif d’équité territoriale » et favorisé la « produc-tion de nouveaux territoires du politique » (Bras et Signoles, 2017). Depuis la création en 2008 du Parti authenticité et modernité (PAM) sous l’impulsion d’un conseiller du roi, les nouvelles élites rifaines occupent des positions influentes, y compris à l’échelle nationale. Cependant, le Hirak montre qu’une grande partie de la population est restée à l’écart des « réseaux de dépendance » que celles-ci ont développés en recourant aux courroies associatives (Surárez-Collado, 2018). Sur un autre plan, certains aspects auraient exacerbé les frustrations : les espérances suscitées par le programme de développement territorial « Al-Hoceima, Manarat Al-Moutawassit » (phare de la Méditerranée) lancé par le roi en 2015 ; les retards

4. Né en 1979 à Al Hoceïma, c’est le fils d’un ancien militant de l’USFP. En 2011, il prend part aux protes-tations du M20.

5. Sur ces catégories produites par la « géographie coloniale, une “science appliquée” à la colonisation », voir M. Naciri (1984).

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dans la mise en œuvre de celui-ci ; le décalage entre ces projets et « les besoins spécifiques d’une région enclavée » ; des investissements qui creusent les inéga-lités au sein de la région même 6. Plus globalement, ces événements trahiraient une profonde crise de la représentation, confortée par de très forts taux d’abs-tention aux élections (Goeury, 2014). Il arrive aussi que des spécificités du Rif soient mises en évidence : la persistance de la mémoire de la violence d’État et du sentiment de marginalisation en dépit des tentatives de réconciliation (Jebnoun, 2020) ; une politisation accrue de l’identité rifaine par les associations amazighes (Surárez-Collado, 2018) ; la capacité de mobiliser cette identité commune dans le cadre d’une action organisée autour d’un leadership, en mettant à distance des structures partisanes et associatives (Masbah, 2017) et en innovant pour contour-ner la répression (Chapi, 2021).

De notre point de vue, la modularisation du répertoire protestataire marocain n’exclut ni sa fécondation par un ensemble d’innovations, ni son ancrage dans une configuration locale. Par ailleurs, en se réclamant du combat des Rifains contre l’occupation espagnole et française et en revendiquant la reconnaissance de leur identité culturelle, les protestataires du Hirak participent à la lutte de définition acharnée dont la marocanité fait l’objet. D’une certaine manière, ils font écho aux slogans diffusés par le M20, qui prônent une marocanité libérée de l’héritage du Protectorat et de la division qu’il a impulsée entre « Maroc utile » et « Maroc inutile », ou qui dénoncent les « colons » et les « prédateurs » qui ont accaparé les ressources du pays.

Septembre 2018. « La mort plutôt que l’humiliation »

Dans les semaines qui suivent la grâce royale accordée le 22 août 2018 à 188 détenus du Hirak du Rif, mais qui ne bénéficie pas à ceux qui ont écopé des peines les plus lourdes, un média en ligne rapporte :

« Des centaines de Rifains, en majorité des militants ou des sympathisants du Hirak, ont fui au cours des dernières semaines à bord de pateras du Maroc vers la côte espagnole, où une partie a demandé l’asile politique […] dans l’une des nombreuses vidéos qui circulent sur les réseaux […] des Rifains se sont enregistrés au milieu de la mer d’Alboran, en scandant des slogans politiques du Hirak, tels que “Mort avec dignité, plutôt que de vivre humilié !” et “changement ou martyre !” » (El Yadari, 2018).

Si le « hrig 7 » n’a rien de nouveau dans l’histoire contemporaine du Maroc, l’augmentation drastique de ce phénomène et la teneur protestataire qu’il revêt frappent les observateurs. Entre fin août 2017 et fin août 2018, les tentatives d’émigration avortées de Marocains se seraient accrues de 189,7 % (Kabbadj,

6. Selon les propos de K. Afsahi et K. Mouna (2017).7. Terme désignant la « migration clandestine », qui renvoie en arabe au champ sémantique du feu, à l’idée de

« griller ». D’autres l’associent au « mot amazigh ahrag signifiant “être en colère” » (Ancari, 2018).

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CONCLUSION GÉNÉRALE

2018). Désormais, ce sont les candidats au hrig qui politisent explicitement leur acte. À l’instar d’anciens détenus du Hirak du Rif qui scandent des slogans pendant leur traversée, ils se filment et diffusent leurs vidéos, au point d’alerter le ministère de l’Intérieur qui s’efforce en vain de mettre fin à l’« apologie du Hrig [qui] inonde le web » (Savage et Kabbadj, 2018).

30 septembre 2018. Un douar demande l’« asile humanitaire » et « renonce à la nationalité »

À la même période de l’année, près de 4 000 habitants d’un douar de Casablanca proclament symboliquement leur volonté de se diriger vers Ceuta, l’enclave espa-gnole, et de demander l’asile humanitaire (al-luju’ al-insani) pour protester contre la démolition de leurs logements. L’une de leurs actions protestataires est filmée et diffusée par un youtubeur 8. Situé dans la zone industrielle et maritime d’Ain Sebaa à Casablanca, le douar Hsibou, qui compte près de mille ménages, est consi-déré comme un habitat insalubre (Hallaoui, 2018b). Pour le Conseil de la ville de Casablanca, l’opération de démolition et de relogement s’inscrit dans le cadre du « combat » contre « la précarité à travers la lutte contre l’habitat insalubre », et deux options ont été proposées aux habitants : bénéficier d’un logement social pour le prix de 100 000 dirhams, ou d’un lot à 22 000 dirhams pour construire un logement en binôme à Sidi Hajjaj (Hallaoui, 2018a), une zone rurale située à 25 km de douar Hsibou et limitrophe de la plus grande décharge de la métropole. Quant aux habitants du douar, ils ont présenté un « dossier revendicatif » (mileff matlabi) qui préconise la réhabilitation de leur habitat à Ain Sebaa même. Outre le coût prohibitif du relogement, ils développent plusieurs arguments : leur « exil » (tahjir) à Sidi Hajjaj les éloignera de leur lieu de subsistance, la mer et les usines d’Ain Sebaa ; il n’existe pas de moyen de transport adéquat entre les deux sites ; le lieu d’accueil ne dispose pas d’infrastructures de base (eau, électricité, écoles, dispensaires, etc.) ; « le dossier du logement n’a pas été pensé en lien avec le dossier de l’emploi et le dossier de l’enseignement » ; dès lors, en prétendant combattre la précarité et le chômage, les autorités ne feront que les amplifier. À cet égard, l’un des résidents reproche aux décideurs de lutter contre le logement dit non réglementaire (‘achwa’i) en recourant à des procédés « irréguliers » (‘achwa’iyya) et illégaux, rappelant que le tribunal s’est déclaré non compétent et n’a pas émis d’avis d’éviction 9. Dans l’épisode filmé et diffusé, deux dimensions méritent une attention particulière : d’une part, les justifications qui articulent les sacrifices du douar pour la patrie, la renonciation à la nationalité et la demande de l’asile huma-nitaire ; d’autre part, les pièces du répertoire protestataire mobilisé.

8. Le 30 septembre 2018, « Moul chekkara », un youtubeur suivi par 872 000 personnes sur Facebook, filme en direct des habitants du Douar Hsibou, qui protestent contre l’imminence de la destruction de leurs logis. Vidéo disponible sur : [https://www.facebook.com/moul.chekara.officiel/videos/102914987322529/] (411 815 vues le 11 octobre 2018).

9. Au début des années 2000, L. Zaki (2005) identifie déjà des processus de politisation similaires à ceux que nous décrivons.

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« Le douar demande l’asile humanitaire », « le peuple veut la renonciation à la nationalité » (ach-cha‘b yurid isqat al-jansiyya), etc. Au-delà de ces slogans, les témoignages mettent l’accent sur les « qualités » des habitants du douar : l’absence de criminalité, les « compétences » qu’il abrite, mais surtout son passé dans la lutte pour l’indépendance. L’un des intervenants explique que le douar « a une histoire », qu’il regroupe « des fils et des veuves de résistants ». Un autre présente devant la caméra une carte de résistant, d’autres encore rappellent la participation de membres du douar aux événements des Carrières centrales, en 1952, ou encore à l’Armée de libération 10. À travers ces récits, la visite au lendemain de l’indépen-dance de Mohammed V au douar, attestée par une photo, est constituée en pièce centrale de la mémoire collective locale. À l’aune de cet épisode, des résidents de Sidi Hsibou dénoncent la menace qui pèse sur eux : « Aujourd’hui, on nous détruit nos logements, nous ne comptons plus dans ce pays, nous n’avons plus rien à y faire. Nous avons décidé de renoncer à notre nationalité. »

Sur un autre plan, l’acculturation au registre du droit est plus manifeste que jamais. Les protestataires présentent leur mobilisation comme « pacifique » et l’inscrivent dans « le cadre du droit ». Il n’est pas question de détruire des biens publics ou de nuire à la « chère patrie ». Dès lors, la seule option consiste à quitter un pays où les « droits » des citoyens ne sont pas respectés. Il existe aussi plusieurs traces d’appropriation du savoir protestataire que le Mouvement du 20 février a contribué à cristalliser : la présence de haut-parleurs qui permettent d’unifier l’action protestataire ; la distribution de pancartes blanches, plastifiées, en format standardisé A3 imprimées en rouge, mais sans logo ; les gilets orange revêtus par les hommes qui assurent le service d’ordre. De même, le vocabulaire employé et les slogans scandés attestent de la routinisation de l’héritage des mouvements de gauche. Les prises de parole sont ponctuées par le mot « militant » (munadil) et par le « salut militant » (tahiyya nidaliyya). Il est question de « lutte militante continuelle » (an-nidal al-mustamirr), de « marcher de l’avant » (ila al-amam) « jusqu’au triomphe », et l’expression « nous résistons » (samidun) est peinte en rouge sur les murs. Des chants protestataires sont complétés par des strophes en adéquation avec la situation du douar. Pour finir, la foule scande le slogan phare du Hirak du Rif : « la mort plutôt que l’humiliation » (al-mawt wala al-madalla). Puis, un porte-parole du douar dénonce « la tyrannie », fait appel aux « masses populaires » et alerte le « peuple marocain » :

« Je dis au peuple marocain, je le dis et je le répète : vous avez été dévoré le jour où le taureau blanc 11 a été dévoré. Je leur rappelle un point : vous avez laissé tomber le Rif et ses enfants ont été exposés à la prison et à l’exil. Aujourd’hui, ce sont les habitants de Casablanca qui font appel à vous. […] Rejoignez les enfants

10. Voir le chapitre 1.11. Référence à un conte qui circule selon différentes versions. Dans celle-ci, trois taureaux de couleur diffé-

rente résistent à l’appétit vorace du lion tant qu’ils sont unis. Mais, dès que les taureaux rouge et noir se désolidarisent du taureau blanc, ils finissent par se faire dévorer l’un après l’autre. Dans son dernier souffle, le troisième ruminant murmure : « J’ai été mangé le jour où le taureau blanc a été mangé » (Zaireg, 2018).

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CONCLUSION GÉNÉRALE

du peuple (wlad acha‘b) […]. L’histoire demandera des comptes aux lâches. […] Non à la hogra, non à la hogra 12. »

Parallèlement à ce registre, des habitants puisent également dans le répertoire religieux pour dénoncer l’injustice. Des femmes répètent en chœur une citation coranique, habituellement déclamée pour solliciter un bienfait ou dénoncer une nuisance, et souvent scandée pendant les manifestations d’Al Adl wal ihsane pour dénoncer l’injustice ou la répression : « Dieu nous suffit, il est notre meilleur garant » (hasbuna allah wa ni‘ma al-wakil) 13.

En somme, les paroles et les actions filmées dans cette vidéo trahissent des processus qui vont au-delà d’une « politisation de la contrainte » (Vairel et Zaki, 2011). Si la désingularisation et la conflictualisation sont repérables (identifi-cation d’une injustice, d’un « nous », d’un « eux », désignation de responsables et de solutions), les habitants du douar manifestent également leur capacité à décrypter et à détourner les discours politiques officiels. De même, témoignent-ils d’une forte acculturation au registre du droit et au répertoire protestataire dont la diffusion s’est amplifiée à travers les réseaux sociaux. À cet égard, un militant de la section locale de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) confirme que les habitants de ces douars ont organisé leurs protestations de manière autonome 14. Selon lui, bien que ces zones aient pendant longtemps constitué des réservoirs électoraux pour « les partis du Makhzen », l’imminence du délogement et l’inefficience des relations clientélaires semblent avoir incité leurs habitants à changer de stratégie, voire à reconnaître au Hirak du Rif une légitimité qu’ils ne lui auraient pas toujours concédée. Comme dans d’autres cas, le rapport à la patrie est au cœur de la protestation et l’appartenance nationale est conditionnée par l’exercice d’une citoyenneté pleine. Dans l’exemple qui suit, ces phénomènes se manifestent autrement.

28 septembre 2018. L’hymne national sifflé dans un stade de football

De plus en plus d’indices trahissent une association entre le « drapeau de Lyautey 15 », l’hymne national et le « Makhzen ». Les protestations qui suivent la mort par balles de Hayat Belkacem au large de la Méditerranée en donnent une nouvelle illustration. Le 25 septembre 2018, la marine royale marocaine a tiré sur un bateau pneumatique qui transportait des candidats à la migration clandestine. Selon les témoignages de ses proches, la jeune femme tuée était âgée de 20 ans, native de Tétouan, étudiante en 2e année de droit, et cherchait à « sortir de la

12. Cette notion renvoie à la fois au mépris, à l’humiliation, à l’injustice et à l’oppression. Elle fait partie du langage politique des dominés dans les sociétés du Maghreb.

13. Formulation qui se retrouve partiellement dans plusieurs sourates du Coran ; voir par exemple « Al Imran », verset 173.

14. Échange téléphonique avec l’autrice, en octobre 2018.15. Pour rappel, c’est le résident général Hubert Lyautey qui est à l’origine du drapeau marocain adopté en

1915 et qui a survécu au Protectorat.

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misère » (Savage et Kabbadj, 2018). À la suite de ce décès, les interrogations et les protestations ne tardent pas à s’exprimer. Des internautes créent un hashtag « qui a donné l’ordre 16 » et, à Tétouan, les ultras du club de football de la ville organisent une marche en direction du stade deux heures avant le début du match. Le mot d’ordre est de se vêtir en noir « en signe de protestation contre la politique d’oppression adoptée par l’État makhzénien contre son peuple, et dont Hayat a été victime » (Kabbadj, 2018). Pendant le cortège, ils scandent : « Avec l’âme, le sang, nous te vengerons Hayat », « le peuple veut celui qui a tué Hayat », « Viva España » (Kabbadj, 2018), « le peuple veut la renonciation à la nationalité » (Alyaoum24.com, 2018).

Lorsque le mouvement s’étend aux cadres et aux PDG

Les catégories de la population les plus aisées ne sont pas en reste. Fin juillet 2018, un article de presse alerte sur « L’inquiétante fuite des cerveaux marocains » et rapporte un « turnover “jamais vu” » (Mazellier, 2018). Le 7 octobre 2018, le PDG d’une entreprise marocaine publie sur sa page Facebook une lettre ouverte au ministre de l’Industrie, du Commerce, de l’Investissement et de l’Économie numérique qui aurait été largement diffusée à travers les listes des fédérations professionnelles 17. Celui qui signe « Citoyen lambda, loin de toutes tendances idéologiques, politiques ou religieuses » produit en français une analyse du « problème du Maroc » centrée sur « l’effondrement de l’espoir » du fait d’un ensemble de dysfonctionnements politiques. Et ses propos semblent avoir trouvé un écho auprès d’autres dirigeants d’entreprises.

« La régression soudaine qui a été faite en 2016/2017 en démocratie et en libertés d’expression a tué l’espoir dans un avenir meilleur. […] Le vrai problème aujourd’hui est que malheureusement le makhzen a cru que le développement était la seule chose à laquelle aspirent les gens. Il s’est complètement trompé. […] Nous avons besoin d’espoir que nos libertés de base seront assurées, espoir en une justice propre et indépendante du makhzen, espoir que les grandes décisions de notre pays ne seront plus imposées par les lobbies ou par des personnalités aux bras longs, mais se feront plutôt dans un équilibre sain entre la volonté du peuple et les intérêts de différentes parties prenantes, espoir que l’argent de nos impôts sera utilisé pour les projets prioritaires et pour les populations les plus défavorisées, espoir que nos impôts ne serviront pas au makhzen pour récom-penser et fidéliser une certaine catégorie de businessmen, espoir que pour réussir dans le business on ne soit pas obligés de devenir des voyous ou de s’associer à des personnes influentes, espoir que ceux qui montent dans la hiérarchie (dans le public et dans le privé) ne soient plus majoritairement des voyous, espoir de

16. [https://twitter.com/search?src=typd&q=%23quiadonnelordre], consulté le 30 septembre 2018.17. Il s’agit de Farid Benjelloun, PDG de Fin-Flouss.com, une société spécialisée dans les métiers de

recouvrement de créances commerciales et civiles, nationales et transnationales. Farid Benjelloun, 2018, post Facebook, 7 octobre. Disponible sur : [https://www.facebook.com/farid.benjelloun.7/posts/10157062633123570] consulté le 20 novembre 2020.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

ne plus voir les fonctionnaires propres se faire écarter des postes de responsabilité pour ne pas gêner le business sale des gros poissons. »

À travers ces exemples, les candidatures à l’exit au sein de différentes catégories de la société sont explicitement politisées et se combinent avec une concentration des griefs autour du Makhzen et de ses extensions.

La figure royale, objet d’attaques inédites

Au début du règne de Mohammed VI, on entendait souvent : « Avant, on avait peur du roi, aujourd’hui, on a peur pour lui. » Or, dès 2018, la critique de la figure royale atteint un seuil inédit dans l’histoire contemporaine.

Pendant les manifestations de la guerre du Golfe de 1991, nous avions relevé la diffusion de rumeurs au sujet de désertions dans l’armée, le resurgissement et la réadaptation de blagues qui circulaient au lendemain des tentatives de coups d’État militaires de 1971 et 1972, ainsi que des slogans qui transgressent le tabou du roi. Comme nous l’avons vu, vingt ans plus tard, dans une autre arène protes-tataire, celle du Mouvement du 20 février à Casablanca, c’est son successeur qui est tourné en ridicule.

À partir de 2018, la disqualification de la figure royale prend plusieurs formes. Lorsqu’elle s’exprime ouvertement, elle n’est pas l’apanage des exilés. À titre d’exemple, au cours de l’émission « 1 dîner 2 cons », tournée au Maroc et diffusée sur YouTube en août 2018 18, des journalistes, des militants et un artiste commentent le discours du trône du 30 juillet 2018 ; ils brouillent explicitement les frontières entre les énoncés habituellement confinés aux coulisses et ceux qui peuvent être publicisés 19. Elle n’est pas non plus réservée aux élites intellectuelles, comme cela ressort dans une vidéo filmant une jeune femme, originaire d’un douar proche de celui de Hsibou, qui dénonce les « mafias foncières » qui vont bénéficier des opérations de délogement et qui invective ouvertement le roi :

« Ça suffit (baraka), ô roi des pauvres, ça suffit, nous en avons assez, nous n’avons plus peur, vous savez vous pouvez m’arrêter 20 […], plus rien ne m’importe, mes enfants sont jetés à la rue (tcherredu), mon père qui a 75 ans est jeté à la rue […]. Ô Mohammed VI, ô Sa Majesté, ô roi des pauvres, ça suffit, nous ne sommes plus dupes (‘eqna) […]. Écoute-moi […]. Nous nous sommes aperçus que tu vends le pays, lot par lot, qu’un jour tu vas emporter tes enfants, prendre la fuite et laisser le pays dans la guerre […]. Mohammed V était un homme, Hassan II était un homme 21 […]. »

18. Vidéo disponible sur : [https://www.youtube.com/watch?v=v3saDv5cyf4&t=384s] (248 000 vues le 12 octobre 2018).

19. Depuis, les participants à cette émission ont été sanctionnés de différentes manières.20. À la suite de cette vidéo, elle a bien fait l’objet d’une arrestation.21. Vidéo disponible sur : [https://www.facebook.com/partagiPYM/videos/685520285151272/] (diffusée le

29 septembre 2018, 48 649 partages et 1,1 million de vues le 12 octobre 2018).

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Lorsque les transgressions sont anonymes, elles se manifestent par des clics sur le bouton « dislike », à l’exemple du phénomène observé au lendemain du même discours royal : le nombre de pouces vers le bas aurait atteint un tel seuil que des chaînes télévisées auraient désactivé les options « like » sur leur site web (Maroc Leaks, 2018). Dans d’autres circonstances, les tabous sont violés sous le voile, comme pour ce soldat posté dans les frontières du Sud qui s’est filmé, le visage masqué, à l’aide d’un smartphone dans un baraquement délabré 22. Tout en dénonçant les conditions de vie des conscrits et la « hogra » qui les frappe, celui-ci associe l’État marocain à une dictature, à une mafia de voleurs et de corrompus. Il s’attaque au « Chef suprême des Forces armées royales, appelé roi, qui ne se préoccupe pas des droits de son peuple ». Il revendique être un « soldat du peuple marocain et non de la mafia ». À l’instar de protestataires du Mouvement du 20 février, en 2011, il proclame à plusieurs reprises : « Dieu, la patrie, le peuple. » Pour finir, la transgression atteint son summum dans des montages vidéo qui conspuent des mœurs sexuelles prêtées au roi, jugées indignes d’un commandeur des croyants. Bien que le moindre écart fasse l’objet de sanctions aux formes multiples, tout ne change pas pour ne rien changer 23.

Tout ne change pas pour ne rien changer

L’objet principal de cet ouvrage consiste à appréhender les conditions d’émer-gence et de transformation de la sphère partisane au Maroc. Un tel projet s’est révélé d’autant plus ardu qu’il implique d’analyser les reconfigurations de cette scène sous les effets d’actions et d’événements protestataires, des modalités de leur répression, des politiques de concession, en relation avec les horizons du possible et du faisable qui se dessinent pour les acteurs en présence, et leurs représenta-tions de ce qui joue à l’échelle nationale, régionale et transnationale. Il s’agit aussi d’examiner les aléas et les luttes qui ont sous-tendu l’institutionnalisation d’un régime à pluralisme limité, tout en prêtant attention aux cadrages qui encodent le jeu des acteurs.

À partir de là, un questionnement central a sous-tendu notre réflexion : qu’est-ce qui structure la conflictualité politique dans un contexte autoritaire changeant comme celui du Maroc ? Autrement dit, quels sont les enjeux de lutte et de concur-rence pour l’accès ou la préservation du pouvoir et pour le contrôle des ressources ? Selon quelles lignes de partage se (re)composent des configurations d’alliés et d’adversaires ? Quels sont les sites et les instruments de la lutte ? Pour ce faire, nous avons scruté les « transformations conflictuelles de la définition des acteurs habilités à participer à la compétition politique » (Aït-Aoudia, 2015, p. 14), tout en analysant de près les articulations mouvantes entre action politique instituée et action protestataire, entre politique nationale et politique locale patronnée.

22. Vidéo diffusée le 24 septembre 2018 sur : [https://www.youtube.com/watch?v=XM44X1XXxbk&feature=youtu.be] (299 111 vues le 12 octobre 2018. Depuis, le compte a été fermé).

23. Par opposition aux approches continuistes selon lesquelles la tendance dominante au Maroc consiste à « tout changer pour que rien ne change ».

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Au fil de cette enquête, un paradoxe a surgi. À partir des années 1930, les premiers partis politiques sont à l’avant-garde des luttes contre le Protectorat et de toute construction conflictualisée des intérêts de la nation (et donc de la politique nationale). Dans les années 2000, alors même que la filière partisane se renforce, la politique instituée cesse d’être le lieu de représentation et de construction des conflits politiques. Indubitablement, les modalités de libéralisation relative de la sphère politique au Maroc – dans leur versant cooptatif et dans leur économie de la répression – ont concouru à entraver le développement de partis politiques suffisamment dotés en capital collectif pour disposer de ressources autonomes. Cela a favorisé les transactions collusives, la marchandisation du politique et la dilution des marqueurs idéologiques. En revanche, ces mêmes modalités ont contribué une nationalisation du politique par la marge. Récapitulons.

Genèse d’un pluralisme partisan en contexte colonial

Comme nous l’avons vu, le fait partisan se développe au Maroc sous la « double contrainte » d’un régime colonial d’état de siège et d’un projet nationa-liste total : des élites citadines masculines lettrées élaborent une vision nationale du politique et recourent à la forme partisane pour mobiliser la nation et pour la construire en privilégiant un modèle de parti-nation de masse. Cette gestation se produit en connexion étroite avec des dynamiques protestataires et un système d’action nationaliste ; le multipositionnement des acteurs est consubstantiel à la mise en œuvre d’un projet hégémonique et unanimiste. Ces entreprises se distinguent selon la nature des relations avec les autorités et les capacités de mobilisation. L’existence de relais verticaux et la faiblesse des liens horizontaux tendent à favoriser les relations clientélaires, notamment dans la zone d’influence espagnole. En revanche, de faibles connexions avec les autorités du Protectorat, combinées avec le développement de structures associatives, sont propices à la transformation de l’Istiqlal en parti de masse, jusqu’à ce que la répression de 1952 décapite l’ensemble des organisations du Mouvement national. Ce faisant, elle fraye la voie à une « violence compétitive » entre groupes nationalistes, voire au sein de ces groupes.

À l’échelle de la société, le fait partisan s’étend en contexte urbain à travers la popularisation de l’Istiqlal, mais superficiellement dans les zones rurales et montagneuses. Si les acteurs de la Résistance sont parvenus pour un temps à brouiller les frontières politiques entre l’univers urbain et le monde rural, il n’en demeure pas moins que la mobilisation « réactive » de « l’ancien bled siba » au profit du Protectorat s’est enracinée dans la défense de véritables intérêts matériels et symboliques. Dès les premières années de l’indépendance, une ligne de partage s’esquisse entre partis de « militants » et « notables » sans partis politiques, entre politique nationale (en correspondance avec l’univers citadin) et politique locale patronnée (en affinité avec le monde rural qui représente alors 70 % de la popula-tion). Reste à souligner à quel point ce clivage est idéal typique ; les alliances et les antagonismes sont fluides et les clientèles mouvantes. Il importe aussi de garder

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à l’esprit tout ce que la catégorie de « notable » et l’opposition entre citadinité et ruralité doivent au gospel colonial et aux politiques du Protectorat qui ont consolidé les assises des anciennes élites et donné un effet de réalité à l’opposition entre « Maroc utile » et « Maroc inutile ». Ces cadrages encoderont durablement les luttes politiques.

Les luttes politiques de l’indépendance : d’une asymétrie à l’autre (1956-1975)

Selon le roman national, l’indépendance est le fruit de « la Révolution du roi et du peuple », « peuple » dont le parti de l’Istiqlal revendique – sans succès – le monopole de la représentation. Dans les faits, l’« alliance » stratégique entre les élites citadines du Mouvement national et la royauté n’a rien d’inéluctable. Située dans le temps, elle comporte des brèches. Dès l’aube de l’indépendance, elle se fissure. D’intenses confrontations se produisent entre des protagonistes dont la perception des rapports de force en présence est aussi fluctuante qu’imprécise. Elles trahissent un ensemble de désaccords, notamment sur la délimitation des pouvoirs de la monarchie, l’espace et les règles du jeu. Les échanges de coups se déploient dans une pluralité de scènes et de coulisses, et la violence politique, qui est multiforme, fait partie des horizons du pensable et du faisable. Face au décalage entre le potentiel de mobilisation prêté au parti de l’Istiqlal et celui des autres forces organisées, une asymétrie d’un autre ordre se creuse en faveur du régime politique naissant.

Jusqu’à la proclamation de l’état d’exception en 1965, la centralité des partis issus de la matrice nationaliste est telle que certains de leurs adversaires ressentent le besoin de se doter d’un appareil partisan (Mouvement populaire). Bien que l’idée d’un « parti du roi » soit tuée dans l’œuf en 1963, la raison d’être du Front de défense des institutions constitutionnelles (FDIC) est de développer un outil au service d’un exécutif monarchique prééminent, et de contrebalancer les capacités de mobilisation électorale de l’Istiqlal et de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), en coalisant des notables au sein d’un front partisan.

A posteriori, un déphasage s’observe chez les dirigeants de l’Istiqlal et de l’UNFP. D’une part, ils aspirent à construire un parti-nation à l’instar du Front de libération nationale (FLN) algérien ou du Néo-Destour tunisien. D’autre part, lorsqu’ils sont en concurrence ou en désaccord, c’est la tendance à la scissiparité qui l’emporte. Ce phénomène est irréductible à des facteurs macro-structurels (segmentation de la société, taille réduite du monde urbain modernisé, expérience coloniale qui consolide les élites traditionnelles, fragmentation sociale et terri-toriale, etc.) qui auraient entravé la cristallisation des luttes autour d’un conflit central entre centre et périphérie, ou de tout autre clivage à l’échelle nationale. En premier lieu, l’Istiqlal d’avant la scission de 1959 est loin d’avoir les moyens de se transformer en Léviathan comme d’autres partis dominants de la région. Bien que l’élimination physique des adversaires politiques soit monnaie courante à cette époque et au sein même de la Résistance, cette méthode ne s’impose pas

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CONCLUSION GÉNÉRALE

dans le règlement des différends entre les leaders d’un même parti. Par ailleurs, sous le Protectorat déjà, les vagues répressives successives font les héros et défont les appareils partisans et syndicaux. Dès lors, même si ces partis disposent de capitaux collectifs partisans (un emblème, une identité politique, des locaux, des militants, etc.), leur fonctionnement, leurs ressources et leur survie ne dépendent pas totalement de l’entretien d’une base militante ou d’un électorat. Le capital symbolique personnalisé reste prééminent, les options envisageables pour accéder au pouvoir ou pour exercer une pression sur le régime sont multiples, et les sources de financement vont au-delà des cotisations des adhérents. Très vite, l’écart s’approfondit entre, d’une part, les capacités organisationnelles de ces partis et, d’autre part, les ressources qu’accumule le régime politique naissant dans le prolongement de choix stratégiques, mais non moins fluctuants.

Certes, la monarchie jouit de dispositifs matériels et symboliques copro-duits par le Protectorat et par les nationalistes. Pour autant, elle n’hérite pas d’une position centrale, mais la conquiert laborieusement. Dans un environ-nement marqué par la guerre d’Algérie (1954-1962), puis par le début de la guerre froide arabe entre les républiques socialistes et les monarchies « conserva-trices », la compétition pour le pouvoir s’intrique avec le processus d’édification de l’État dans ses frontières externes et internes ; les protagonistes marocains en concurrence mobilisent tous des soutiens externes, mais de manière asymétrique. En se rangeant derrière les anciennes puissances tutélaires et les États-Unis, la monarchie bénéficie d’importantes ressources qui lui permettent de construire rapidement un appareil coercitif, d’éliminer ou d’affaiblir ses adversaires, et d’imposer peu à peu sa prétention à monopoliser l’exercice de la contrainte physique publique. Dans le même mouvement, elle prend le contrôle de l’appa-reil administratif, tente de canaliser les élites rurales pour contrer le Mouvement national, bloque les réformes structurelles sur le plan économique et social, et capte les principales ressources économiques et de patronage. Elle met à profit l’hétérogénéité sociale, culturelle, ethnique, confessionnelle du pays, tout en se réappropriant les mythes fondateurs de la nation. En retour, ses challengers organisés connaissent un processus de dépossession et de fragmentation. En outre, l’aile gauche du Mouvement national est de plus en plus concurrencée par le Mouvement marxiste-léniniste marocain (MMLM), puis par des groupes qui idéologisent le religieux.

Un pluralisme limité façonné par la répression et par les politiques de concession (1976-1997)

Au début des années 1970, Hassan II échappe de justesse à deux tentatives de coup d’État militaire et procède à la « relance du processus démocratique ». C’est communément admis : le pluralisme partisan est conçu par le Palais comme un moyen pour désamorcer les tensions, mener des politiques de concession et stabi-liser le régime ; la constitution de l’affaire du Sahara en priorité nationale – par le Palais et les partis issus du Mouvement national – accompagne la reconfiguration

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des frontières internes et externes de la nation, en intrication avec la codifica-tion de « lignes rouges » qui délimitent symboliquement la politique instituée émergente. Pour autant, ce processus n’a rien de mécanique.

Ce n’est qu’après l’échec des stratégies insurrectionnelles que les dirigeants de l’opposition partisane (notamment ceux de l’UNFP) prennent acte de leur incapacité à produire une alternative révolutionnaire. Une répression à géomé-trie variable a contribué à façonner les contours de la sphère politique officielle renaissante. Des irréductibles sont supprimés (assassinats politiques, disparitions forcées et exécutions), d’autres exilés ou emprisonnés pour une longue durée (principalement au sein du MMLM), voire enfermés dans un asile psychiatrique (Cheikh Yassine). Toutefois, leur mémoire n’est pas effacée. Et comme nous l’avons vu dans le chapitre 3, les modalités de la répression, qui frappe des organi-sations aussi différentes qu’Al Adl wal Ihsane et le Mouvement unicité et réforme, n’affectent pas leurs capacités à engranger – de manière contrastée – d’importants capitaux collectifs. Quant aux opposants agréés dans le jeu politique officiel, la répression a contribué à entraver leur développement organisationnel et les a affaiblis sans détruire toutes leurs ressources.

À partir du milieu des années 1970, le régime monarchique s’institutionna-lise et consolide les bases coercitives, socio-économiques et symboliques de sa domination politique. Mais qu’il s’agisse de punir, de surveiller, de se ménager des clientèles en produisant des politiques publiques et en redistribuant des ressources rares, ou d’accaparer la production des significations légitimes de « Dieu, la Patrie, le roi », la monarchie marocaine ne suit pas une pente naturelle. Elle procède par tâtonnements, sur des terrains mouvants et de manière réactive aux dynamiques qui travaillent la société. Souvent contradictoires, ses actions ne sont pas systématiquement efficientes et gagnantes ; elles rencontrent de très fortes résistances. Même lorsque le régime réussit à concentrer d’importantes capacités répressives et administratives, il reste exposé à des menaces internes. Tout en intégrant une partie de ses opposants dans le jeu politique officiel, il ne parvient ni à les soumettre dans l’absolu, ni à faire taire la voix de la rue, ni à entraver le développement d’autres groupes d’opposition.

Pour les dirigeants des partis d’opposition – qui ont fait le deuil d’une conquête du pouvoir à travers la voie révolutionnaire, insurrectionnelle, voire prétorienne –, la reconnaissance légale et la participation aux institutions permettent de desserrer l’étau de la répression, de bénéficier de tribunes, et d’avoir accès à un ensemble de ressources matérielles et symboliques. Ils dénoncent régulièrement le trucage des élections et la création de « partis administratifs » par le ministère de l’Intérieur. S’ils ont renoncé à la violence politique, ils jouent un rôle moteur dans l’arène protestataire jusqu’au début des années 1990. Grâce aux capacités de mobilisation syndicale qu’ils développent, ils exercent des pressions sur l’institution monarchique pour renégocier leur position et élargir leurs marges de manœuvre au sein de la sphère politique instituée. Cependant, la crainte d’être débordés par des challengers (les mouvements islamistes notamment), qui auraient plus à gagner d’une déstabilisation du régime, contribue à modérer leur

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recours à la voix de la rue, surtout lorsque la voie négociée des institutions s’avère plus opportune. En effet, des événements protestataires comme ceux de 1981, 1984 et 1990 sont loin d’être pacifiés ; ils favorisent l’entrée en scène d’acteurs faiblement organisés et sont presque systématiquement écrasés dans le sang.

Les mobilisations contre la guerre du Golfe en 1991 constituent un seuil inédit dans l’histoire protestataire du Maroc contemporain, du fait de leur durée, de leur déploiement dans plusieurs localités, de leur caractère transclassiste, et de la formation d’une large coalescence qui va au-delà de la coalition entre des partis d’opposition, des syndicats, des associations, des ordres professionnels, et qui inclut des organisations islamistes. Bien qu’elles surgissent en relation avec un conflit qui se déroule en dehors des frontières du pays, elles donnent à voir une nationalisation de la protestation, de même que sa relative pacification. C’est le point de départ d’une nouvelle renégociation des règles du jeu politique.

Entre 1992 et 1997, la vie politique marocaine est animée, d’une part, par une très forte continuité au niveau des élites politiques en présence et, d’autre part, par des horizons d’attente, des désenchantements et des autolimitations au croisement du temps mondial, du temps régional, du temps national et du temps biologique, celui du corps d’un roi vieillissant et malade. En octobre 1995, Hassan II présente le dernier rapport de la Banque mondiale devant les parlementaires et annonce que le Maroc est « au bord de la crise cardiaque ». Outre la gravité de la situation économique, se diffuse chez une partie des acteurs en présence la peur du chaos qui pourrait naître de la mort du roi, une crainte diffuse depuis que les promesses démocratiques algériennes se sont muées en guerre civile. La quête tâtonnante de l’« alternance » ouvre la voie à la création de nouvelles institutions, et connaît plusieurs faux départs avant une mise en œuvre « consensuelle » et sans grande incertitude électorale. La politique officielle est désormais structurée de manière à entraver toute asymétrie significative en faveur des partis issus du Mouvement national (la Koutla) ; d’autres « blocs » sont constitués pour les contrebalancer, sans compter la marge de correction des résultats que le régime s’est réservée.

La formation du gouvernement d’« alternance consensuelle » de 1998 est mise en scène comme un rituel de clôture des luttes entre les héritiers du Mouvement national et la monarchie. Elle est sous-tendue par un enchaînement d’accords, plus ou moins ambivalents, entre des protagonistes fortement imprégnés par les cadrages transitologiques du moment. Par-delà les aspirations individuelles ou collectives à quitter l’opposition, les adeptes de l’alternance sont conscients que l’état de leurs capitaux collectifs ne leur permet pas d’obtenir de Hassan II plus que ce qu’il n’a consenti. C’est avec Mohammed VI qu’ils espèrent passer de « l’alternance consensuelle » à « l’alternance démocratique », faire fructifier leurs capitaux partisans, renforcer leur crédibilité politique, et renégocier la distribu-tion du pouvoir entre la monarchie et l’exécutif issu des urnes.

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Un processus de pluralisation sous contrôle ?

Ce qui se joue en amont et en aval de la formation du « gouvernement d’alter-nance » en 1998 et de la succession monarchique en 1999 est irréductible aux intentionnalités des protagonistes en présence. Les processus de libéralisation et de délibéralisation ne s’alternent pas selon un rythme pendulaire mais tendent à s’intriquer ; toute ouverture s’accompagne d’un dispositif visant à l’atténuer ou à la garder sous contrôle, sans pour autant produire les effets escomptés.

Les modifications des horizons du pensable et du faisable se manifestent entre autres par le développement d’une presse au ton libre et par la densification des arènes associatives et protestataires. Des dispositifs comme l’Instance équité et réconciliation (IER) symbolisent la volonté de tourner la page des « années de plomb ». Toutefois, la répression s’abat de manière variable selon les acteurs et les enjeux mis en exergue. Très vite, la « guerre contre le terrorisme » margina-lise les politiques internationales de promotion de la démocratie et les signes de verrouillage politique se multiplient. Mais, dans le sillage des soulèvements de 2010-2011, des mobilisations de grande envergure se déploient. À cette occasion, les incantations sur l’« exceptionnalité » du royaume sont remises au goût du jour. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement du 20 février constitue une nouvelle bifurcation dans l’histoire protestataire marocaine : en témoignent son extension géographique, son inscription dans la durée, la nature de la coalescence qui l’anime, et les innovations et les apprentissages qu’il favorise. À court terme, il contribue à reconfigurer la politique instituée.

Depuis le début des années 2000, la sphère partisane s’est étendue, mais des acteurs demeurent (auto-)exclus. Les partis exercent un quasi-monopole sur les mandats électifs et leur filière est revalorisée au niveau du recrutement ministériel. Parallèlement, la fragmentation s’accentue. Dans l’ensemble, le temps électoral se régularise et les urnes deviennent plus transparentes. Les activités électorales attirent de nouveaux profils, que ce soit au niveau des candidats, des intermédiaires ou des agents. Les figures de l’élection se féminisent et se rajeunissent. Les catégo-ries populaires se mobilisent sous l’effet d’incitations « positives » (vote d’échange) plutôt que « négatives » (pressions des agents du ministère de l’Intérieur). Les mobilisations clientélaires et marchandes se complexifient et se diffusent, tout en trahissant le chevauchement croissant des processus d’accumulation écono-mique et politique. Selon des configurations variables, ces entreprises semblent à la fois personnelles et anonymes ; leurs entrepreneurs disposent de façon prépon-dérante tantôt de « capitaux collectifs partisans », tantôt de « capitaux propres », tantôt d’une combinaison entre les différents types de capitaux. Leurs agents sont des militants, des clients et des intérimaires, ou un mixte de ces profils. Bien que souvent discontinues, elles nécessitent de plus en plus un entretien régulier. Alors même que leur réussite dépend de leur ancrage dans un territoire, elles se développent au croisement du local, du régional et du national.

Certes, les succès électoraux du Parti de la justice et du développement (PJD), entre 2002 et 2016, invitent à nuancer la thèse d’une notabilisation systéma-

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tique de tous les partis qui prédominent dans l’arène électorale, mais les modali-tés de libéralisation du marché électoral dissuadent le vote fondé sur une offre programmatique. Elles tendent à transformer la plupart des partis politiques en quémandeurs de voix et de mandats. Elles renforcent la cartellisation des partis et les transactions collusives, les mobilisations clientélaires et marchandes, la disqualification de la classe politique et la démobilisation électorale.

Reste à souligner à quel point la manière dont le Palais affirme sa préémi-nence amplifie ces phénomènes. Outre ses compétences constitutionnelles peu écornées par la réforme de 2011, le roi usurpe les prérogatives du chef de gouver-nement. L’institution monarchique a constitué tout ce qui relève du « bien collec-tif » en domaine réservé, s’octroyant la production des « grandes orientations » (en s’appuyant entre autres sur des commissions et des cabinets internationaux d’expertise). Les fondements idéologiques de cette suprématie s’étendent au-delà des répertoires de la commanderie des croyants et de l’unité nationale. Le « mythe d’une gouvernance dépolitisée » s’est diffusé avec la complicité et l’assentiment d’une partie des élites, qui appréhendent de voir leur mode de vie et leurs privi-lèges menacés par un personnel issu d’urnes totalement débridées. Dans un même mouvement, trois épouvantails sont agités : un Maroc plongé dans la faillite du fait d’« incompétents » ; la remise en cause du « modèle marocain » par les islamistes de tout poil ; la précipitation dans le chaos à l’instar d’autres pays de la région. Le décor est ainsi planté pour que Mohammed VI soit érigé en héros et en protecteur des « kiliminis » contre les « bouzebal » de toutes sortes 24. D’une certaine manière, cette lutte de classes sous-tend une codification de l’excellence politique qui met en valeur la figure du « technocrate » surdiplômé et formé dans les grandes écoles étrangères, par opposition à des élus, qu’ils soient des « malin chekkara » (les hommes au portefeuille), fortunés mais illettrés, ou des militants du PJD, issus de l’enseignement de masse. Dans une telle configuration, le prince éclairé se distinguerait par sa capacité à sélectionner les « meilleurs ». Il n’aurait d’autre choix que de soustraire les secteurs stratégiques aux hommes de parti, de confier des portefeuilles ministériels à des technocrates (quitte à ce qu’ils passent par une adhésion « cocotte-minute » à un parti politique), et de déléguer des compétences gouvernementales à des commissions, des conseils et des fondations qui relèvent directement de lui.

En somme, dans ce royaume, avoir d’importantes bases électorales et militantes a beaucoup moins de poids que l’adoubement du roi, et l’influence du Palais s’exerce y compris dans la vie des partis politiques établis. De plus, nous l’avons vu avec le cas du PJD, un parti n’a pas intérêt à ce que ses performances électorales creusent une trop forte asymétrie avec celle de ses compétiteurs. Il devient dangereux aux yeux du Palais. Il s’attire aussi les foudres des autres bénéfi-ciaires de ce système de collusion mutuelle, dont l’enjeu principal est la préser-vation d’un équilibre relatif dans les modalités de partage du gâteau. Dès lors,

24. Kilimini, terme, tiré du français « qu’il est mignon », utilisé dans le dialecte marocain pour désigner ceux qui sont issus des milieux aisés. Bouzebal est un personnage des vidéos de Mohamed Nassib qui incarne le Marocain ordinaire.

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les partis établis tendent à s’adapter aux effets intentionnels et non intentionnels de règles du jeu qu’ils ont coproduits et que la centralité de l’institution monar-chique exacerbe : désormais, leur force réside dans leur faiblesse.

À l’approche des élections prévues en 2021, l’amendement des lois électo-rales approuvé au Parlement (mais combattu en vain par le PJD) conforte cette tendance. Le quotient électoral est calculé sur la base de tous les électeurs inscrits (et non plus sur le nombre des suffrages exprimés et valides). Alors même que les observateurs s’attendent à ce que la démobilisation électorale enregistre de nouveaux records, deux effets principaux sont escomptés : d’une part, le parti qui a obtenu le plus de voix lors des dernières échéances (le PJD) devrait perdre un nombre significatif de sièges ; d’autre part, moins il y aurait de votants, moins le coût d’entrée à la chambre des Représentants serait élevé, ce qui favoriserait les petits partis. Autrement dit, cette innovation à l’échelle mondiale permet d’égaliser les résultats des partis politiques quels que soient les suffrages recueillis.

Un tel contexte est plus que jamais propice aux discours dénonciateurs de la « classe politique » et de la « mafia » qui gouvernerait le Maroc. Mais, si les signes d’une « rupture entre gouvernants et gouvernés » sont probants, les dynamiques protestataires évoquées vont à l’encontre des lectures en termes d’apathie des citoyens en contexte autoritaire. Bien davantage, elles laissent entrevoir une homogénéisation des périphéries (autant sociales que géographiques), ainsi qu’une nationalisation et une modularisation du répertoire protestataire, qui puise ses origines et son développement dans les matrices des partis politiques actuels. Ces processus reconfigurent par la marge la notion même de politique nationale.

« Ceci est le Maroc et nous sommes ses gens »

Notre enquête sur la genèse et la reconfiguration du fait partisan nous amène à la conclusion suivante : par-delà les profondes mutations que le Maroc a connues, les modalités combinées de la libéralisation relative du régime et de gestion in situ et ex post des « années de plomb » ont produit des effets complexes, non anticipés, et propres à transformer et à étendre la politique nationale. Tout ne change pas pour ne rien changer.

La « cooptation » a sans doute dépossédé des acteurs politiques de leur marque de fabrique, tout en ouvrant à certains d’entre eux des voies de forte mobilité sociale et de notabilisation. Une partie des militantismes d’antan est récompen-sée ; d’anciens opposants ont intégré des institutions et des commissions natio-nales, à l’instar de l’IER et du Conseil national des droits de l’homme (CNDH). Ce faisant, ce processus a donné lieu à un travail de réélaboration d’une partie des mémoires de la répression et favorisé une plus large diffusion du registre du droit, de même que son appropriation et son détournement par de plus larges catégories sociales.

Les politiques néolibérales menées au Maroc ne sont pas moins exacerbées que dans la Tunisie de Ben Ali. Mais leur mise en œuvre concomitante avec la libéralisation du marché électoral, la mise à l’agenda de la « question sociale »

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(Catusse, 2013b) et la mise en place d’un ensemble de dispositifs (Initiative nationale pour le développement humain, Plan vert, etc.) transforme une partie du secteur associatif en courroie de privatisation du « welfare ». Ces mesures qui visent à désamorcer les conflits contribuent à leur tour à la diffusion de normes et de savoir-faire, et surtout au renforcement de réseaux horizontaux qu’il serait trop rapide d’attribuer à la seule démultiplication des smartphones et des connexions internet. À cet égard, les mêmes rouages mobilisés pendant les campagnes électorales clientélaires sont de plus en plus investis lorsqu’il s’agit d’exprimer le mécontentement. Comparativement aux marginalisés qui ont participé aux « émeutes » d’antan, ceux d’aujourd’hui n’ont plus besoin d’occa-sions impulsées par des acteurs politiques plus organisés. Désormais, ils sont capables de se coordonner de manière autonome, et d’inscrire leur mobilisation dans le cadre du droit et dans la durée.

Dans une telle configuration, la « balance des tensions » s’épuise (Elias, 1985). Les « politiques de concession » habituelles atteignent leurs limites. Le royaume de Mohammed VI « reste le pays le plus inégalitaire du Nord de l’Afrique et se trouve dans la moitié la plus inégalitaire des pays de la planète » (Oxfam, 2019, p. 13). Le nombre des demandeurs d’emploi, de services publics et de logement continue à s’accroître parallèlement au niveau moyen d’instruction 25. Quant aux cabinets de consulting international et aux commissions consultatives mandatées par le Palais, ils s’efforcent en vain de produire des propositions de réforme qui relanceraient l’investissement, la croissance et l’emploi. De même, il devient plus difficile pour les détenteurs du pouvoir de gérer les protestations en cooptant de nouvelles élites ou en renouvelant leurs réseaux de clientèle. Bien davantage, si ces stratégies ont pendant longtemps contribué à diviser les challengers organisés et à réduire leurs capacités de nuisance, elles ont également ouvert la voie à l’exten-sion et à l’autonomisation d’autres formes d’opposition. Celles-ci ont gagné du terrain alors même que les canaux de médiation personnalisée ont révélé leurs carences et que les protestataires ont renforcé leurs capitaux collectifs. Ceux-ci se manifestent notamment par une capacité accrue à construire une identité et des intérêts collectifs, à se coordonner et à mobiliser le groupe. Au regard de ces dynamiques, il ressort clairement qu’une pièce du dispositif de légitimation de la monarchie est grippée. « Le roi est bon, la classe politique est mauvaise » est un mythe à bout de souffle.

Bien au-delà, c’est le mythe même d’un jeu politique structuré autour d’un face-à-face entre le Palais et les élites partisanes qui s’effondre. Nous l’avons vu, le fait partisan embryonnaire s’intrique avec la gestation de la politique natio-nale. Dès l’indépendance, la scène partisane est sous-tendue par un clivage idéal

25. D’une certaine manière, ce contexte présente des caractéristiques similaires à celles relevées par R. Chartier (1990) dans sa comparaison des origines culturelles des révolutions française et britannique : la transfor-mation du rapport au religieux ; l’importance de la référence juridique ; un « idéal culturel » marqué par la disqualification de la cour et de la capitale ; un état d’esprit marqué par l’érosion de l’autorité de la famille, de l’État et de l’Église ; une frustration intellectuelle en lien avec un « développement excessif de l’instruction ».

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typique entre politique nationale (en affinité avec le monde urbain) et politique patronnée locale (en correspondance avec un monde rural fragmenté). Depuis le début des années 2000, l’ouverture du marché électoral donne un nouvel élan à la seconde, qui se complexifie et se diffuse au sein d’une scène partisane qui peine à traduire le clivage central qui s’esquisse : un centre associé aux « privilégiés » et au « Maroc utile » versus des périphéries homogénéisées, assimilées aux dominés et incarnées par la figure des « wlad acha‘b » (les enfants du peuple), qui remettent en cause leur dépossession et leur assignation au « Maroc inutile ».

« Vos enfants, vous les avez éduqués, et les enfants du peuple, vous les avez expulsésVos enfants, vous les avez engraissés, et les enfants du peuple, vous les avez affamésVos enfants, vous les avez employés, et les enfants du peuple, vous les avez poussés à griller les frontièresMais les enfants du peuple se sont réveillésLes enfants du peuple ne sont plus vos dupesLes enfants du peuple vous crient :Ceci est le Maroc et nous sommes ses gens (et il nous appartient) 26. »

Au début des années 2000, nous nous interrogions : « l’un des enjeux fondamentaux des tribulations de la scène électorale marocaine ne serait-il pas d’étendre, pour les uns, et de retarder, pour les autres, l’exercice effectif du suffrage à des catégories jusque-là exclues de la tribune de la représentation ? » (Bennani-Chraïbi, 2004a, p. 53.) Ce questionnement est toujours d’actualité, à une nuance près. Parallèlement à la coproduction d’une sphère politique insti-tuée laissant de moins en moins de place à l’expression des conflits qui travaillent la société et marginalisant de fait le suffrage universel, les arènes protestataires marocaines se sont érigées en hauts lieux de cristallisation, voire de durcissement, d’une conflictualité politique à l’échelle nationale, mais par la marge.

Dans le contexte international contre-révolutionnaire des années 2013-2020, le régime marocain réagit en déployant un arsenal répressif de grande ampleur, espérant rétablir le règne de la peur et accroître le coût de toute forme de protes-tation, comme s’il ne parvenait plus à concevoir d’autres moyens de survie. La situation est telle que de nombreuses voix proclament l’avènement de nouvelles années de plomb. Comme ailleurs, la pandémie du Covid 19 a conforté ces tentatives de verrouillage, qui se combinent avec la mise en scène d’une « bonne gestion » de la crise sanitaire, des politiques d’achat de la paix sociale, l’annonce de mesures sociales et la promesse d’un « nouveau modèle de développement ». Autrement dit, il existe un désajustement critique entre, d’une part, les stratégies qui visent à consolider l’autoritarisme et, d’autre part, un ensemble d’aspirations sociales et d’accumulations réalisées à l’échelle de la société. Si, à court terme, le dispositif répressif peut se révéler dissuasif, à moyen terme, il accélère un proces-sus déjà bien amorcé, à savoir la concentration des griefs sur l’institution monar-

26. Extrait d’un slogan largement diffusé depuis les mobilisations du Mouvement du 20 février.

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chique. Or, aussi « consolidé » soit-il, un régime autoritaire n’est jamais à l’abri d’une déstabilisation ou d’un effondrement, pour le meilleur ou pour le pire. Le Maroc des années 2020 n’est pas le royaume des années 1980. En l’absence de canaux effectifs pour acheminer les doléances et d’un dispositif qui assure la reddition de comptes par les véritables détenteurs du pouvoir, les conditions sont plus que jamais réunies pour des expressions disruptives du potentiel protestataire développé au cours des dernières décennies.

Au terme de cette enquête, nous espérons avoir démontré que l’« exception marocaine » est un récit à analyser en tant que tel, y compris dans ses effets de réalité. Depuis la gestation de la sphère partisane sous le Protectorat, une histoire aux multiples possibles s’est déroulée, et les arènes du politique se sont reconfigu-rées à la jonction de dynamiques locales, nationales, régionales et transnationales. À supposer qu’il existe une dépendance au sentier historique, celle-ci n’exclut ni des bifurcations tonitruantes au gré de conjonctures fluides, ni des transforma-tions en pointillé, mais non moins profondes.

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Zaki Lamia, 2009b, « 2007 Daba : une association au-dessus des partis ? », in Lamia Zaki (dir.), Terrains de campagne au Maroc. Les élections législatives de 2007, Paris, Karthala, p. 239-271.

Zeghal Malika, 2005, Les islamistes marocains. Le défi à la monarchie, Paris, La Découverte.Ziraoui Youssef, Lrhezzioui Wafaa et Tounassi Fédoua, 2008, « Enquête. La toile

des grandes familles », Telquel, no 345, 15 novembre. Disponible sur : [http://tel-quel-articles.blogspot.com/2008/11/n-345-enqute-la-toile-des-grandes.html], consulté le 9 novembre 2020.

Page 323: Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020)

321

Index des acteurs cités

– A –Abdelmoumni Fouad : 49, 133, 134Aherdan Mahjoubi : 98, 99, 100, 101, 127Al-Assad Bachar : 241Amaoui Noubir : 166Archane Mahmoud : 150Arslan Chekib : 62, 66, 67

– B –Baddou Abderrahmane : 220, 221Baddou Yasmina : 219, 220, 221, 222,

223, 224, 225, 226, 227, 228, 234Balafrej Ahmed : 67, 78, 90, 91Barrada Hamid : 93, 106, 109Basri Driss : 118, 120, 125, 129, 149,

152, 168, 170Basri Mohamed (Fqih Basri) : 77, 78, 98,

103, 105, 106, 109, 110, 111, 125Belarbi Alaoui Mohamed : 86Belhaj Ali : 169Belkacem Hayat : 283, 284Belkouch Habib : 172, 173Belliraj Abdelkader : 176Ben Ali Zine el-Abidine : 26, 45, 187,

241, 246, 248, 250Ben Barka Mehdi : 21, 23, 24, 25, 71, 74,

75, 81, 84, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 98, 103, 105, 106, 107, 112, 113, 131, 152

Ben Bouazza Taïeb : 74, 75Benjelloun Farid : 284Benjelloun Omar : 21, 23, 25, 93, 94,

95, 106, 112, 113, 131, 143, 147Benkirane Abdelilah : 25, 144, 146, 157,

158, 241, 275Benmoumen Younes : 177Bennani Abdelaziz : 93, 111, 112Ben Saïd Aït Idder Mohamed : 11, 55,

77, 103, 105, 109, 110, 121

Ben Seddik Mahjoub : 74, 93, 94Bent Lhoucine Fatna : 140Bouabid Abderrahim : 25, 55, 71, 73, 74,

93, 108, 122, 123, 125, 129, 131, 132, 147, 152, 186

Bouabid Maâti : 125, 126Bouachrine Tawfik : 25, 26Boucetta M’hamed : 55, 91, 122, 149Bougrine Mohamed : 260Bourguiba Habib : 84Boutaleb Lamia : 210, 211Brahma Mustapha : 176

– C –Cheikh Al Arab (Ahmed Agouliz) : 106

– D –Darwich Mahmoud : 258Dlimi Ahmed : 113, 118Douiri M’hamed : 91Duverger Maurice : 85

– E –El Fassi Abbas : 222El Fassi Allal : 64, 65, 66, 71, 72, 73, 75,

78, 84, 85, 89, 90, 108, 110, 224El Haloui Mohamed : 109, 122El Haqed Mouad (Belgouat) : 257, 260,

270El Harif Abdellah : 174El Khattabi Mohamed Ben Abdelkrim :

61, 104, 105, 278El Majidi Mohamed Mounir : 261, 262

– F –Faure Edgar : 76Fikri Mouhcine : 278, 279

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PARTIS POLITIQUES ET PROTESTATIONS AU MAROC (1934-2020)

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– G –Gaulle Charles de : 85Ghallab Abdelkrim : 64, 70, 71Glaoui Thami (pacha Glaoui) : 75, 76,

98, 172Guédira Ahmed Réda : 87, 100, 101,

123, 125, 126, 150, 170, 173

– H –Hached Farhat : 73, 74Hajji Abdelkrim : 61Hassan II (Moulay Hassan) : 30, 55, 69,

71, 82, 83, 85, 86, 97, 100, 101, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 118, 119, 120, 125, 128, 129, 132, 133, 137, 138, 140, 147, 149, 150, 151, 153, 163, 168, 178, 250, 261, 285, 289, 291

Himma Fouad Ali : 169, 170, 171, 173, 198, 261, 270

Hussein Saddam : 122, 138, 139, 140

– I –Ibrahim Abdallah : 74, 75, 84, 94, 96,

104, 105, 126Ibrahim Kamal : 110, 112

– J –Jettou Driss : 162, 163, 203Jospin Lionel : 152

– K –Kadiri Boubker : 38, 61, 62, 71Kettani Abdelhay : 76Kettani Moulay Ali : 210Khalifa Marcel : 258Khatib Abdelkrim : 77, 85, 98, 100, 101,

112, 146

– L –Lahjouji Abderrahim : 169Larbi blogueur : 270Leveau Rémy : 85Lyautey Hubert : 58, 60, 283

– M –Malki Habib : 137Medbouh Mohamed : 104

Mekki Naciri Mohamed : 67Meniaoui Abderrahim : 110, 112Messadi Abbas : 98, 99Mitterrand Danièle : 133Mitterrand François : 133Mohammed V (Mohammed Ben

Youssef) : 11, 60, 75, 76, 77, 79, 81, 82, 83, 84, 85, 90, 96, 97, 118, 282, 285

Mohammed VI (Mohammed ben El-Hassan) : 25, 120, 154, 157, 161, 162, 163, 164, 171, 182, 192, 194, 262, 265, 270, 277, 285, 291, 293, 295

Monjib Maâti : 25Mossadegh Mohammad : 103Moubarak Hosni : 187, 241, 246Mouline Mohamed : 100Mouti Abdelkrim : 110, 111, 112, 143,

144, 146

– N –Noguès Charles : 66Noumani Abdelaziz : 110, 112Nouzha Lalla : 125

– O –Osman Ahmed : 124, 125, 126Othmani Saad Eddine : 25, 144, 210Ouazzani Mohamed Hassan : 65, 66, 67,

68, 98, 100Ouazzani Najib : 167Ou Bihi Addi : 98, 103, 104Oufkir Mohamed : 101, 102, 104, 106,

107, 108

– P –Pascon Paul : 217Perrault Gilles : 133Ponsot Henri : 62

– Q –Qutb Sayyid : 146

– R –Radi Omar : 26, 49Ramid Mustafa : 256Raïssouni Ahmed : 144Raïssouni Hajar : 26Raïssouni Soulaimane : 26

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INDEX DES ACTEURS CITÉS

Rousset Michel : 120

– S –Sassi Mohamed : 111, 151Skalli Nouzha : 121

– T –Torrès Abdelkhalek : 67Torrès Haj Ahmed : 67Tourabi Abdellah : 211

– Y –Yassine Abdessalam : 110, 111, 142, 143,

144, 146, 147, 290

Yassine Nadia : 143Yatim Mohamed : 144Youssoufi Abderrahman : 21, 33, 41, 55,

64, 72, 73, 76, 81, 92, 105, 106, 108, 148, 149, 151, 152, 157, 162, 163, 166, 172, 182, 188, 230, 233, 236, 264

– Z –Zefzafi Nasser : 181, 279

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Table des encadrés, des figures et des tableaux

Les chiffres romains renvoient au cahier couleur.

Encadrés

1. Le « Makhzen » et la « siba » d’après la littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 2. Le point de départ des manifestations en 1936 et en 1944 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64 3. Le nom des partis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 4. Une conception du syndicalisme nationaliste et anticommuniste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74 5. L’Assemblée nationale consultative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 6. Nommer les « militants » et les « notables » dans le vocabulaire politique marocain . . . . 87 7. Omar Benjelloun, focus sur l’engagement syndical d’un polyengagé . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 8. Qui a tué Omar Benjelloun ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 9. Driss Basri : « premier flic du royaume » ou « vice-roi » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120 10. Heurs et malheurs du fonctionnement de l’opposition légale (1976-1991) . . . . . . . . . . . 122 11. Les événements de janvier 1984 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 12. L’inscription de la question des diplômés chômeurs sur l’agenda public . . . . . . . . . . . . . 137 13. Driss Jettou, incarnation d’une figure ministérielle technocratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 14. Un militant des droits humains au Parti authenticité et modernité . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172 15. Les traitements des données électorales réalisées par Tafra . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 16. L’affirmation d’un « féminisme d’État » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192 17. Les professions des parlementaires, des données filtrées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200 18. Les ressources sociales des « enfants du quartier » (wlad ad-derb),

retour d’enquête à Casablanca. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204 19. L’initiation politique abrupte d’une banquière d’affaire « cosmopolite »,

échos de la presse et des réseaux sociaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210 20. Retour sur la notion d’« indépendant » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246 21. L’empire économique de la famille royale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 262 22. « Si le peuple aspire un jour à la vie », version de Mouad El Haqed . . . . . . . . . . . . . . . . . 271

Figures

1. La configuration coloniale en 1955 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I 2. La matrice nationaliste sous le Protectorat (1912-1956) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66 3. Conflits et frontières entre 1957 et 1965 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II 4. La pluralisation politique entre 1959 et 1975 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 5. L’arène protestataire en février 1991. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III 6. Du Mouvement de la jeunesse islamique

au Mouvement unicité et réforme (1976-1996) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145

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PARTIS POLITIQUES ET PROTESTATIONS AU MAROC (1934-2020)

326

7. Nombre de partis représentés dans la Chambre des représentants (1963-2016) . . . . . . . 165 8. Scissions et fusions au sein de la matrice UNFP-USFP. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166 9. Scissions et fusions au sein de la mouvance issue du Mouvement populaire . . . . . . . . . . 168 10. Recompositions dans la scène partisane dans les années 2000 et 2010 . . . . . . . . . . . . . . . 175 11. Résultats des législatives de 2016 par circonscription,

le PJD dans les préfectures et le PAM dans les provinces . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV 12. Bulletin de vote, législatives de 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V 13. Filières socioprofessionnelles des élus USFP de 2002 et de 2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 228 14. La configuration du M20 en février 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI 15. Cartographie participative et interactive des marches prévues le 24 avril 2011 . . . . . . . . .VII 16. Marche du 24 avril 2011 dans le centre-ville de Casablanca . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VIII 17. La configuration du M20 en décembre 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VIII

Tableaux

1. Origines socioprofessionnelles des élus affiliés aux partis politiques dans la Chambre des représentants de 1963 en pourcentage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88

2. Niveau d’instruction des élus affiliés aux partis politiques dans la Chambre des représentants de 1963 en pourcentage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88

3. Les résultats des législatives de 1997 en nombre de sièges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150 4. Les résultats électoraux de la gauche non gouvernementale

pendant les législatives (1997-2016) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 5. Transhumances dans la Chambre des représentants entre 2007 et 2010 . . . . . . . . . . . . . 174 6. Le corps électoral de 1963 à 2016 (traitements Tafra) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 7. Taux d’inscription, taux de participation,

ratios du nombre de votants et de votes valables par rapport à la population en âge de voter de 1963 à 2016 (traitements Tafra) . . . . . . . 179

8. Représentation féminine dans la Chambre des représentants entre 1963 et 2016 . . . . . . 193 9. Progression du PJD dans la Chambre des représentants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 10. Progression du PJD à l’échelle communale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 11. Le poids des partis politiques à travers les suffrages législatifs (1963-2016) . . . . . . . . . . . 198 12. La mise en scène des origines socioprofessionnelles des élus

lors des scrutins législatifs en pourcentage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202 13. Répartition des élus à la Chambre des représentants en 2002 et en 2016

selon le niveau d’instruction en pourcentage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207 14. Répartition des élus du PJD à la Chambre des représentants entre 1997 et 2011

selon le niveau d’instruction en pourcentage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208 15. Idéaux types d’entreprises politiques selon les capitaux prépondérants,

le type d’agents électoraux, la nature de l’offre électorale et le mode de production de vote . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216

16. Les organisations politiques secouées ou impliquées dans le M20 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 17. Principales appartenances associatives

des pionniers de « gauche » du M20-Casablanca . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 18. Les slogans du M20 entre innovation et hybridation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259

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327

Table des matières

Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9

Note sur la translittération des termes en arabe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Sigles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

Glossaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

Première partie

GENÈSE ET RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE AU XXE SIÈCLE

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55

1 GENÈSE DU PLURALISME PARTISAN EN CONTEXTE COLONIAL . . . . . . . . . . . . . . 57

Un régime d’état de siège qui cristallise la segmentation et stabilise les positions d’influence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57

Un « grand retournement » incarné par une élite jeune, citadine et réformiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

La pluralisation de la scène partisane sous le Protectorat. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65

La matrice CAM-Parti national-Istiqlal : du club au parti de masse . . . . . . . . . 69

Des partis politiques aux frontières poreuses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

La marocanisation des syndicats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

Les transformations de l’arène protestataire entre 1952 et 1954 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75

La Résistance et les partis politiques marocains : des relations ambivalentes . . . . . . . . 76

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78

2 LES LUTTES POLITIQUES DE L’INDÉPENDANCE : DES ÉCHANGES DE COUPS DANS UN ESPACE DE JEU NON DÉLIMITÉ (1956-1975) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

La gestation conflictualisée des institutions politiques du Maroc indépendant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82

Partis de militants et partis de notables au lendemain de l’indépendance . . . . 86

L’Istiqlal : de l’indépendance à la scission . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89

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L’Istiqlal recomposé : un parti nationaliste composite mais centralisé . . . . . . . . . . . . . . 90L’Union nationale des forces populaires : un parti progressiste citadin divisé . . . . . . . 92Le Parti communiste marocain : un parti interdit mais « au service des autres » . . . . 95La genèse tâtonnante des « partis de notables » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96Le Parti démocratique de l’indépendance : un aspirant au leadership rural . . . . . . . . 97Le Mouvement populaire : un parti de notables ruraux et de Berbères ? . . . . . . . . . . . 98Le Front de défense des institutions constitutionnelles : l’expérience éphémère du premier parti administratif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99

Un régime politique forgé dans la violence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

La construction de l’appareil coercitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102L’écrasement des dissidences dans les périphéries . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103Une répression à la fois ciblée et étendue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105Les événements du 23 mars 1965 : un révélateur d’autres figures de dissidence . . . . 106L’élimination des « maquisards », des « putschistes » et des « révolutionnaires » (1971-1973) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108La fabrique concomitante des frontières de la nation et des règles du jeu politique officiel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113

3 UN PLURALISME LIMITÉ TRAVAILLÉ PAR LA RÉPRESSION ET PAR LES POLITIQUES DE CONCESSION (1976-1997) . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

La consolidation des bases coercitives, idéologiques et économiques du régime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

Le fonctionnement de la sphère politique instituée pendant les années de plomb (1976-1991) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120

Une sphère politique instituée pour quoi faire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121Qu’est-ce qu’un parti administratif entre 1978 et 1991 ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123« Indépendants » versus « partis politiques » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124Union constitutionnelle versus Union socialiste des forces populaires . . . . . . . . . . . . . 125Des scrutins sur mesure (1976-1984) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

Les pressions des partis d’opposition à travers l’arène protestataire (1978-1991) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129

De la grève à « l’émeute » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130Le tournant des années 1990 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132La grève générale du 14 décembre 1990 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134Les mobilisations de 1991 : une inflexion au croisement du national, du régional et du transnational . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138

Processus d’inclusion et d’exclusion des islamistes marocains (1978-1998) . . 141

Al Adl wal ihsane : la persévérance dans l’(auto-)exclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142Du Mouvement de la jeunesse islamique au Mouvement unicité et réforme . . . . . . . 143Des cheminements divergents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146

La quête de « l’alternance » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147

La voie tortueuse vers l’« alternance consensuelle » (1992-1997) . . . . . . . . . . . . . . . . 148

Page 331: Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020)

329

TABLE DES MATIÈRES

La mise en place d’une « alternance consensuelle » sans incertitude électorale . . . . . . 149Les registres de justification de l’« alternance consensuelle » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152

Seconde partie

VOIE DES URNES ET VOIX DE LA RUE DANS LE MAROC DES ANNÉES 2000 ET 2010

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157

4 LES RECONFIGURATIONS DE LA SCÈNE PARTISANE ENTRE LIBÉRALISATION ET DÉLIBÉRALISATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161

Les paradoxes d’un scrutin « fondateur » : les législatives de 2002 . . . . . . . . . . 161

Des « urnes en plexiglas »… pour désigner un Premier ministre technocrate . . . . . . 162Le technocrate, incarnation d’une « bonne gouvernance » dépolitisée . . . . . . . . . . . . 164

Cartographie d’une scène partisane entre « balkanisation » et repolarisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164

Fragmentation et tentatives de recompositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165Scissiparité accélérée au sein de l’Union socialiste des forces populaires et tentatives de recomposition de la gauche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165La famille politique du Mouvement populaire entre segmentation et réunification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167De nouvelles vocations : des partis pour les « entrepreneurs » . . . . . . . . . . . . . . . . . 168

Émergence d’un Léviathan : le Parti authenticité et modernité. . . . . . . . . . . . . . . . . . 169Légalisations et mises hors-jeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174

L’amplification de la démobilisation électorale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177

La démobilisation électorale en chiffres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178Une démobilisation différentielle selon les formes de politisation . . . . . . . . . . . . . . . . 180

La démobilisation électorale des « sophistiqués » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180« Crise de la représentation politique » et expression d’une exclusion sociale . . . . 181Des expressions d’illégitimité sociale et culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181

L’institutionnalisation équivoque du fait partisan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182

Le fait partisan au cœur des ambivalences de la loi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182Une loi des partis politiques pour quoi faire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182Des dispositions pour « réhabiliter » le fait partisan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183Des mesures de mise sous tutelle administrative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

Acteurs associatifs et promoteurs de la démocratie à la rescousse des partis politiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186

Des vocations associatives de régulation du politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186Promotion de la démocratie ou assistance à la consolidation autoritaire ? . . . . . . . 187

Les réaménagements constitutionnels d’une monarchie qui règne et qui gouverne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189

Page 332: Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020)

PARTIS POLITIQUES ET PROTESTATIONS AU MAROC (1934-2020)

330

5 LE FAÇONNEMENT AMBIVALENT DE LA SCÈNE PARTISANE PAR LES URNES . . 191

Féminiser et rajeunir les représentants de la nation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191

Réduire une asymétrie électorale croissante entre le PJD et ses concurrents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194

Une progression électorale continue… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194… en dépit des stratégies d’endiguement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

Réajustements et mises en scène de la représentation politique . . . . . . . . . . . . 199

La recomposition des filières socioprofessionnelles d’accès au Parlement . . . . . . . . . . . 199Batailles symboliques autour de la « bonne » représentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203

Des stratégies identitaires concurrentielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203Le dévouement : entre la cause du peuple, l’amour de Dieu et le souci du citoyen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206La codification concurrentielle de la compétence politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211

6 « LES NOTABLES PASSENT », LA NOTORIÉTÉ SE POPULARISE . . . . . . . . . . . . . . 213

La complexification des mobilisations électorales clientélaires et marchandes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213

Des mobilisations électorales sous patronage associatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

Quand une « héritière » se transforme en « big woman » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219

Une entrée en politique accélérée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220Des « leaders d’opinion » encartés et d’« anciens militants » clientélisés . . . . . . . . . . . 222Une offre électorale hybride . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226

Lorsque la gauche gouvernementale tente de s’ajuster aux transformations du marché électoral . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

La conversion de militants de gauche à la politique pragmatique . . . . . . . . . . . . . . . . 229Homme d’affaires versus « prof de fac » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229Représentativité sociale versus militantisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231L’adaptation de l’offre discursive de gauche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233

Les « apolitisés » à la rescousse de la gauche ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238

7 LE MOUVEMENT DU 20 FÉVRIER, UN ANALYSEUR DES TRANSFORMATIONS DES ARTICULATIONS ENTRE POLITIQUE INSTITUÉE ET ACTION PROTESTATAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . 241

Le M20 : une coalescence inédite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243

Une convergence d’acteurs hétéroclites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244La genèse du M20 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246La genèse de la coordination du M20 à Casablanca . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251

Le processus d’enracinement de la coalition du M20 et d’extension de la protestation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254

Des interactions qui amplifient la fluidité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254

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331

TABLE DES MATIÈRES

Lorsque le M20 gagne la bataille : 20 mars – 24 avril . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255Les slogans « officiels » du M20-Casablanca . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257

Le processus de reconfiguration et de désagrégation de la coalition du M20 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263

Des interactions qui affaiblissent le M20 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263Les effets internes des batailles contre le Makhzen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265« Désassurance », contre « bandwagon effect » et démoralisation . . . . . . . . . . . . . . . 267La radicalisation des slogans du M20 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273

Conclusion générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277

Références citées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299

Index des acteurs cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321

Table des encadrés, des figures et des tableaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325

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Achevé d’imprimer sur les presses du service reprographique

de l’université Rennes 2 en octobre 2021.

Imprimé en France

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III

Figure 5. – L’arène protestataire en février 1991.

Figure inspirée d’une ébauche réalisée par Y. El Chazli, O. Fillieule et l’autrice dans le cadre de recherches communes. Les cercles concentriques renvoient à différents niveaux de coalition et de coalescence. L’arène protestataire est entourée par un trait discontinu rouge. Elle comprend des acteurs qui ont appelé à la manifes-tation : des syndicats (triangles), des associations (ovales), des organisations exclues de la sphère politique insti-tuée (carrés et rectangles avec des traits discontinus), le Comité national marocain de solidarité avec le peuple irakien (entouré par un trait discontinu orange) regroupant des partis d’opposition (carrés ou rectangles avec des traits continus) et les syndicats mentionnés. Les couleurs indiquent le référentiel (d’inspiration islamiste en vert, de gauche en rouge, nationaliste en orange) ou la proximité avec le régime (bleu). Les réseaux informels renvoient aux regroupements fondés sur des liens d’interconnaissance (par exemple des relations de voisinage).

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V

Figure 12. – Bulletin de vote, législatives de 2016.

Sur ce bulletin de vote figurent les noms des vingt-six partis politiques en lice lors du scrutin législatif du

7 octobre 2016 dans la circonscription locale de Rabat-Chellah, leurs logos et les noms des candidats en

tête de liste. Seize organisations ont présenté une liste locale, parallèlement à la liste nationale destinée à la

représentation des femmes dans le cadre d’une circonscription nationale ; elles disposent de deux cases. Dix

formations n’ont pas constitué de liste locale ; elles ont une seule case. Relevons en particulier les symboles

suivants : l’enveloppe pour la FGD, la balance pour l’Istiqlal, l’épi de blé pour le MP, la lampe pour le PJD, le

livre pour le PPS, le cheval pour l’UC, le tracteur pour le PAM, la colombe pour le RNI, la rose pour l’USFP.

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VI

Figure 14. – La configuration du M20 en février 2011.

Ce schéma croise deux axes : le degré d’opposition au régime et le degré d’institutionnalisation. Les cercles concentriques renvoient à différents niveaux de coalition et de coalescence. L’arène protestataire est délimitée par un trait discontinu rouge. Les pionniers du M20 se sont efforcés, au début de la mobilisation du moins, d’occulter leurs (non-)affiliations politiques respectives pour unifier le mouvement. Parmi les participants,

nombreux sont les multipositionnés. Pour autant, nous avons choisi de représenter les adhésions prédominantes

au sein de la coordination de Casablanca et d’entourer celle-ci avec un trait discontinu orange. Par ailleurs,

les appartenances syndicales et associatives sont signalées respectivement par des triangles et des ovales, et

les adhésions à des organisations politiques par des carrés. Les couleurs indiquent le référentiel au sens large

(d’inspiration islamiste en vert, de gauche en rouge) ou les partis de notables classiques (en bleu). Les affilia-

tions partisanes sont représentées par des carrés avec des traits continus, les organisations exclues de la sphère

politique instituée par des carrés avec des traits discontinus. Les réseaux informels renvoient aux regroupements

reposant sur des liens d’interconnaissance (par exemple des relations de voisinage), et les réseaux sociaux aux

« voies non relationnelles de diffusion », non fondées sur des liens directs. Bien entendu, cette figure ne prétend

pas restituer le très grand nombre d’organisations qui existent au Maroc.

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VII

Figure 15. – Cartographie participative et interactive des marches prévues le 24 avril 2011.

Cartographie participative et interactive diffusée le 23 avril 2011 par mamfakinch.com, le portail d’informa-tion sur le Mouvement du 20 février. Dans l’archive du site figurent les indications suivantes : « Ci-dessous

une cartographie des différentes marches prévues à travers le royaume et dans le monde, ce dimanche 24 avril,

en soutien aux revendications du mouvement du 20 février. Vous trouverez sur cette même carte les lieux et

dates des manifestations prévues en Europe et en Amérique du Nord. En zoomant sur Rabat et Essaouira vous

aurez le parcours de la manif dans ces deux villes. Par ailleurs vous trouvez la liste d’autres villes sur ce lien. »

La différence de couleur des localisations est liée au caractère participatif de cette cartographie. Les téléviseurs

indiquent la possibilité d’accéder à des photos et à des vidéos des marches qui ont effectivement eu lieu le 24.

Disponible sur : [https://web.archive.org/web/20110426225737/http://www.mamfakinch.com/%D8%AE%

D8%A7%D8%B1%D8%B7%D8%A9-%D9%85%D8%B3%D9%8A%D8%B1%D8%A7%D8%AA-24-

%D8%A7%D8%A8%D8%B1%D9%8A%D9%84-mapping-des-marches-du-24-avril#more-1410].

Quant à la carte interactive, elle est consultable sur : [https://www.google.com/maps/d/u/0/viewer?ie=UTF8

&hl=en&msa=0&ll=30.738456356360157%2C-9.300154508581425&spn=22.953626%2C21.928711&z

=6&source=embed&mid=1Tg7rVgY-cl4i4UWQKN92K6vvmqI].

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VIII

Figure 16. – Marche du 24 avril 2011 dans le centre-ville de Casablanca.

Photographie mise à disposition par un membre du comité de communication du M20-Casablanca.

Figure 17. – La configuration du M20 en décembre 2011.

Les indications données pour la figure 14 restent valables pour ce schéma.