Pas de rhétorique sans musique-Rhetorique witoto-Aix-RED-1

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    \PON-ART\Rhetorique-Aix-RED

    A paratre dans un volume sur la rhtorique compare dite par l'Universit d'Aix-en-Provence/Marseille:

    PAS DE RHTORIQUE SANS MUSIQUE: Aspects dune rhtorique nonclassique en Amazonie,

    par Jrg Gasch, EREA-CNRS, Centre Andr-Georges Haudricourt, Villejuif (France),et Instituto de Investigaciones de la Amazona Peruana, Iquitos (Prou).

    "La rhtorique se rattache la dialectique. L'une comme l'autre s'occupe decertaines choses qui, communes par quelque point tout le monde, peuventtre connues sans le secours d'aucune science dtermine. Aussi tout lemonde, plus ou moins, les pratique l'une et l'autre; tout le monde, dans unecertaine mesure, essaie de combattre et de soutenir une raison, de dfendre et

    d'accuser." (Aristote, Rhtorique I.1.1.1)

    C'est par ces mots-l que commence la Rhtorique d'Aristote. De toute vidence,Aristote fait ici appel au sens commun, quand il affirme que "tout le monde, dans unecertaine mesure, essaie de combattre et de soutenir une raison, de dfendre etd'accuser." En le disant, il pouvait compter sur l'acquiescement de tous ses lecteurscontemporains. Et aujourd'hui, nous-mmes lui donnons facilement raison, carcombattre et soutenir, dfendre et accuser nous semblent des actions courantes ausein de nos pratiques quotidiennes. Il aurait pu y ajouter "louer et blmer", sans quecela contrevienne la constatation gnrale, et nous aurions ainsi eu, d'entre, lepanorama complet des trois genres rhtoriques: le dlibratif (ou politique), le judiciaireet le dmonstratif (ou pidictique), avec leurs orientations temporelles vers le futur, lepass et le prsent. Donc, en nous situant dans le sens commun et dans la pratique detout le monde: tous, nous discutons entre nous le pour et le contre propos de ce qu'ily aura de mieux faire, nous imputons un mfait tel parent, ami ou voisin, en vued'un acte accompli, ou, au contraire, nous le dfendons quand il est attaqu et noussommes d'un avis contraire, et nous montrons notre admiration ou notre dprciation,notre approbation ou notre critique, face telle ou telle personne, en la faisant valoirdans le prsent.

    Dans ce premier paragraphe de son ouvrage, Aristote banalise en quelque sorte la

    rhtorique: elle est le fait de tout le monde et, nous sous-entendons, de tous les jours.Nietzsche, sur ce point, va plus loin quand il affirme : "Au fond, il n'y a pas de langagearhtorique 'naturel', auquel on pourrait fait appel : le langage lui-mme est le rsultatde rien d'autre que d'artifices rhtoriques ;" et ailleurs encore il dit: "Le langage estrhtorique, car il ne veut transmettre qu'une doxa, et non pas d'pistm." 2 Selon cepoint de vue, on peut donc bien parler d'une rhtorique de la vie quotidienne. Aristotelui-mme y insiste. Dans le paragraphe qui suit, il distingue (I.1.2): "Les uns font toutcela (c'est--dire accuser, dfendre, etc.) au hasard (c'est--dire spontanment), et

    1Aristote 1991:75

    2"Es giebt gar keine unrhetorische 'Natrlichkeit' der Sprache, an die man appellieren knnte: die

    Sprache selbst ist das Resultat von lauter rhetorischen Knsten" (F. Nietzsche: Rhetorik. Darstel-lungder antiken Rhetorik, cit dans: Josef Kopperschmidt 1991: Bd. II: 417). "... die Sprache ist Rhetorik,denn sie will nur eine dxa keine epistme bertragen" (cit ibid.: 401.)

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    d'autres par une habitude contracte dans leur condition." Et il dfinit aussitt le proposde son livre sur la rhtorique qui est "d'en diriger l'application et de considrer la causequi fait russir soit une action habituelle, soit une action spontane". Il semble doncbien que l'ouvrage d'Aristote s'adresse aussi bien au rhteur professionnel qui, s'il neparle pas en son propre nom, est engag par un personnage puissant ou un parti

    intress et a donc l'habitude de se manifester en public, qu'au simple citoyen de lapolis soit des fins de vie prive o il fait spontanment usage du langage pouraccuser, conseiller ou louer, soit pour l'usage dans les affaires publiques, o ilintervient dans un cadre plus formel, institutionnel. L'ouvrage thorique sert donc, lafois, former des spcialistes et donner une culture gnrale l'homme libre, aussibien pour l'usage quotidien que pour le meilleur accomplissement de ses devoirsciviques. Et c'est bien avec ce dernier propos que la rhtorique est devenue matired'enseignement dans l'ducation des jeunes bourgeois de l'Antiquit classique etromaine. Si la connaissance de l'art de la rhtorique (c'est dire, sa matriseconsciente, thorique) peut tre applique, donc tre utile dans le commerce quotidienentre les gens ou, si l'on veut, dans les "affaires", elle est pourtant bien mieux mise en

    valeur et apprcie socialement quand elle se manifeste dans l'exercice d'une fonctionpublique.

    Ds ses origines, la rflexion sur la rhtorique distingue donc doublement, d'un ct,une rhtorique publique qui se manifeste dans les institutions et une rhtorique prive l'usage quotidien, et de l'autre, une rhtorique professionnelle de spcialistes et unerhtorique civique du citoyen commun. Nietzsche vers la fin du 19e sicle ne faitqu'insister sur un aspect celui de la rhtorique au quotidien qui, dans le cours del'histoire occidentale, avait t quelque peu oblitr par les discours savants desspcialistes acadmiques.

    Retenons de cette introduction que les Anciens avaient apparemment une vision clairedun double usage de la rhtorique, qui se diffrencie en fonction du champ de soninsertion sociale: le champ institutionnel et public, d'un ct, le champ quotidien etpriv, de l'autre. L'appel au sens commun dont tmoigne le premier paragraphe del'ouvrage d'Aristote trouve cho, chez le lecteur, dans son exprience quotidienne desactivits discursives mentionnes.

    Or, ces activits langagires qui semblent aller de soi aux anciens Grecs et nous-mmes aujourd'hui, et qui, chez les premiers et une poque prcise (vers le milieu du5e sicle), ont t promues au statut d'un art fonction publique (c'est--dire,

    dpassant le niveau des activits quotidiennes et prives), puis peu peu analyses,caractrises et systmatises en une quasi-science, peut-on assumer qu'ellesexistent dans toutes les socits et cultures? Est-il simplement et gnriquementhumain d'accuser et de dfendre, de promouvoir plutt une alternative d'action et deprendre position contre une autre, donc de raisonner explicitement sur des avantageset des inconvnients, et de louer ou blmer quelqu'un?

    Toutes ces activits tmoignent d'une certaine dynamique sociale, et les analystesclassiques nous le disent bien quand ils distinguent et montrent, dans l'interaction desdiffrents rles et facteurs, les effets combins des moeurs et du caractre de l'orateur,l' , de la passion et des affects qu'il faut produire chez les juges ou le public, le

    , et de l'efficacit de l'argumentation (les enthymmes et les exemples) surles faits, les . Il faut convaincre en enseignant (probare, docere), c'est-

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    -dire par des raisons logiques, persuader en plaisant (delectare, conciliare) et enmouvant (movere, concitare, flectere3), c'est--dire par des raisons psychologiques.Pour que le discours soit russi, il faut qu'il ait les effets escompts auprs desauditeurs susceptibles de prendre des dcisions. Les discours rhtoriques sont donccenss dboucher sur des actes souhaits et ont donc une fonction fondamentalement

    pragmatique. Ils sont, de par leurs moyens, leurs procds, leurs motivations et leursfins, intimement lis au type de socit (et en particulier leur type d'institutions) danslequel ils fonctionnent et, littralement, agissent, qu'ils dynamisentdonc d'une faonspcifique et socialement reconnue (comme le prouve l'existence non pas de lapratique rhtorique elle-mme, mais celle d'une thorie son sujet: d'une conscienceexplicite qu'il en existe un art).

    Si nous nous proposons ici de rendre compte de formes de rhtorique qui pourraientexister dans des socits autres, ayant une trajectoire historique diffrente de la ntre,et, en occurrence, dans une socit amazonienne, nous pouvons nous demanderdentre, si les dynamiques de toutes les socits ont recours ces mcanismes

    d'interaction qu'Aristote numre par les termes d'"accuser, dfendre, combattre etsoutenir une raison, louer et blmer, et si elles ont recours tous ou certainsseulement, cest la question quexamine la Rhtorique Compare de George A.Kennedy (1998) et laquelle il a cru pouvoir apporter une rponse globalementaffirmative ; ou bien, au contraire, sil existe des socits, o ces mcanismesnexistent pas ou ne seraient que des phnomnes marginaux, occasionnels, maisnullement constitutifs de la forme de vie prdominante et ne contribuant daucune faon structurer les activits sociales, comme cest prcisment le cas dans la dynamiquesociale et dans les institutions dmocratiques, respectivement rpublicaines, de lasocit grco-romaine du milieu du 5e sicle jusqu'au 1-er sicle avant J.C., grossomodo, cest sous langle de cette question que janalyserai les faits sociaux etdiscursifs amazoniens en rpondant galement dune faon affirmative. Les raison dema divergence par rapport la position de Kennedy seront discutes dans lesconclusions de ce travail.

    Toutefois et ceci souligne lintrt de la dmonstration que jentreprends ce nestpas parce quune socit ne connat aucun des genres de la rhtorique classiqueeuropenne, quelle na pas de rhtorique, si nous entendons par rhtorique uncertain nombre de formes de discours fonction sociale dfinie, qui sont donc lamanifestation verbale de mcanismes dinteraction propres ce type de socit etquon peut caractriser et distinguer descriptivement. Cest l, dailleurs, la tche qui

    simpose si lon renonce assimiler toutes les formes de discours rencontres dans ungrand nombre de socits diverses et de toutes les poques historiques aux troisgenres de la rhtorique classique rigs en universaux. On dcouvrira alors des genresnouveaux, dont il sagira de dfinir les proprits pragmatiques et formelles. Dans monexpos, je fournis des lments descriptifs de ces formes de rhtorique distinctes desgenres classiques et qui pourront contribuer, me semble-t-il, au dveloppement dunethorie gnrale de la rhtorique qui, restant proche de faits sociaux o senracinentles usages du langage, ne tourne pas au truisme par une gnralisation simplificatrice.

    Observons donc les usages du langage dans la socit witoto4 de l'Amazonie

    colombienne et pruvienne o j'ai acquis la plus grande part de mon exprience3Pour les terminologies courantes chez Cicron et Quintilien, voir Dockhorn 1991.

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    professionnelle d'anthropologue. Je procderai, la fois, par contraste en examinantles usages langagiers witoto sur larrire-fond des usages rhtoriques tels quils ont tcodifis par les thoriciens antiques et par un effort de dcouverte, en tchant de saisirces usages dans les termes propres de leur forme de ralisation au sein des rapportssociaux implicites dans le contexte de lnonciation. Je me demande donc, si, dans les

    moments de vie que j'ai partags avec un groupe de familles witoto, j'ai jamais entendudes accusations et des dfenses, des dbats en faveur ou contre une action entreprendre, et des louanges et blmes d'autrui, ou de faon plus flexible : quellesinteractions verbales observes lors de mes visites pouvaient tre dsignesventuellement par les termes qui dsignent les mcanismes sociaux fondateurs despratiques rhtoriques de lAntiquit : dlibratif, judiciaire et dmonstratif. Cettedernire faon de formuler la question ouvre la voie lobservation de faits divergentsdes catgories classiques et conduit donc concevoir des formes de rhtorique qui necadrent pas avec ces catgories mais nous obligent en rendre compte en des termesparticuliers et propres au fonctionnement social dont il font partie et sesmanifestations discursives.

    Jexpose le rsultat de cet approche ; et pour ce faire, il s'avre tout--fait pertinent si, l'instar de notre illustre prdcesseur grec, l'on veut embrasser le domaine socialentier de la rhtorique d'examiner la fois le cadre quotidien des interactions etcelui, plus occasionnel, des interactions crmonielles, tout en introduisant par lmme la distinction entre deux registres sociaux d'interaction qui voquent un certainparalllisme avec la diffrence qu'tablissaient les Anciens entre le quotidien et lepriv, d'une part, l'institutionnel et le public, de l'autre.

    Pour comprendre la pertinence de la distinction entre le quotidien et le crmoniel, ilest ncessaire de faire un bref dtour par des considrations sociologiques qui nouspermettent de mettre en vidence les caractristiques sociales les plus gnrales quiorganisent la vie des Witoto.5

    La vie quotidienne d'un homme witoto se droule dans une "maloca" (une grandemaison plurifamiliale), qui se trouve d'une faon relativement isole dans une clairireau milieu de la fort. Cette grande maison regroupe une patriligne et appartient unclan patrilinaire (qui peut comprendre d'autres malocas quelque distance). L'hommevit donc entour du couple de ses gniteurs, ventuellement de ses oncles paternels etde leurs femmes, ainsi que des descendants de ceux-ci, et de ses propres frres etsoeurs. Ces dernires vont vivre chez leur mari quand elles se marient, ce qui veut dire

    en mme temps que toutes les femmes maries de la maloca sont originaires d'unautre clan et d'une autre maloca, souvent trs loigne dans la rgion, voire mme,parlant un autre dialecte. Il arrive que des "orphelins" (jaenik) rsident dans la maloca ;il s'agit alors d'hommes ou de femmes qui appartiennent un clan tranger qui fut

    4Les Witoto vivaient traditionnellement entre les cours moyens des deux grands affluentsseptentrionaux de l'Amazone que sont le Caqueta et le Putumayo, et, de faon apparemment plussporadique, au Sud de ce dernier, jusqu' atteindre le bord mme de l'Amazone (Gasch 1983).

    5Si, aujourd'hui, on veut saisir les traits propres d'une socit amazonienne, entendue comme produitd'une trajectoire historique diffrente de celle de nos socits occidentales, on est amen a faire oeuvrede reconstruction. L'image de la socit witoto que j'expose ici correspond plus ou moins son tat lafin du sicle dernier (avant la grande dbcle provoque par l'incursion des exploitants du caoutchouc),

    elle ne reflte donc point de faon adquate ce qu'on peut observer de nos jours, encore que certainstraits fondamentaux restent manifestes ou peuvent tre dtects derrire les apparences d'une culturemtisse. J'ai examin cette situation ailleurs (Gasch 1982).

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    dcim par la guerre (ou par d'autres facteurs mortifres tels que des pidmies) aupoint de ne plus pouvoir constituer une maloca. Voici donc le cadre des relationssociales de la vie quotidienne qui nous intressent pour comprendre la nature desinteractions quotidiennes. Il est dtermin majoritairement par des relations de parent,mais peut l'occasion et la diffrence de ce que nous observons dans d'autres

    aires culturelles amazoniennes englober des trangers, qui, dans le cas de laguerre, sont le produit de mcanismes sociaux plus gnraux mais structurants de lasocit witoto.

    Dans le domaine des activits productrices, nous n'observons d'autre division de travailque celle qui est fonde sur le sexe et l'ge. La chasse et la pche ainsi quel'essartage, la culture du tabac et de la coca, la vannerie et le travail du bois et du tapasont des activits masculines ; l'horticulture, la cuisine, la poterie, le travail des fibresde palmier et la peinture sont des tches fminines. Il est difficile de dire, si laparticipation des hommes certains travaux horticoles est un phnomne rcent. Unadulte, homme ou femme, sait accomplir toutes les tches qui sont de son ressort,

    mme s'il peut avoir des prfrences ou des habilets plus prononces dans certaines.

    Dans le domaine de la parole qui nous intresse ici, nous observons un certain degrde spcialisation du ct des hommes et l'intrieur de la catgorie des hommes.Nous en donnerons des exemples dans ce qui suivra.

    C'est l le panorama trs gnral des activits qui se droulent, en partie rythmes parles saisons, dans la vie quotidienne et au sein des relations sociales que je viens dedcrire.

    Or, l'unit de rsidence constitue par la maloca ne fait pas encore la socit witoto.Elle n'en fait qu'un lment constitutif. Pour qu'on puisse parler de socit, il fautprendre en considration les relations qui lient les malocas disperses dans la fortentre elles, et surtout, de faon moins abstraite, les activits qui manifestent cesrelations, c'est--dire, celles par lesquelles la socit se fait,prend sa forme spcifiqueet se montre, aussi bien ses membres qu' l'observateur externe. Mais commeces faits qui forment et affichent la socit n'ont point lieu ailleurs que dans la maloca,la vie quotidienne qui s'y droule se combine avec une dimension d'intrts etd'activits, qui vont au-del du cadre troit des relations de parent patrilinraire etmatrimoniale les plus proches et concentres sur le lieu de co-habitation.

    Cette dimension qui fonde la socit witoto en reliant entre elles les unitsrsidentielles spares dans l'espace, nous l'appellerons la dimension crmonielle.Elle embrasse, par dfinition, tous les faits (activits et relations) qui impliquent uneparticipation de personnes rsidentes en d'autres malocas, soit que celles-ci se soientdplaces vers notre maloca de rfrence et prennent momentanment part uneconfiguration sociale locale plus ample que celle qui caractrise la vie quotidiennehabituelle, soient que ces personnes externes soient concernes par des activits(productives ou discursives) qui ont lieu dans la maloca de rfrence, dans la mesureo ces activits sont ralises leur bnfice sans qu'elles soient physiquementprsentes au moment de l'activit.

    L'ordre crmoniel est l'expression formelle de cette dimension, dans la mesure o, travers lui, nous pouvons systmatiser des phnomnes qui obissent des rgles de

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    conduite, des attitudes, des gestes et des discours qui se rptent d'un vnement un autre qui lui est quivalent. Ce sont donc des normes nonces par les acteurs etdes rgularits observes dans leurs comportements, les deux impliquant des rapportsvers l'extrieur d'une maloca, qui constituent l'ordre crmoniel fondateur de la socitwitoto. Pour simplifier notre terminologie, nous nous rfrons dans certains cas par la

    parole "fte" cet ordre crmoniel, en prenant une partie en fait, le phnomneculminant pour le tout. Car c'est bien dans l'espace de deux ou trois jours l'ambiance festive que se concentre la clbration collective qui engage l'ensemblesocial qu'une maloca peut convoquer, et o aboutit tout un procs prparatif dont lesdbuts remontent un an et demi environ.

    numrons quelques faits qui illustrent le fonctionnement de la socit witoto.

    A la tte de chaque maloca se trouve un chef (illama) qui est un "matre de fte"(rfue nama) et en tant que tel titulaire d'une carrire crmonielle qui se droulecomme une courbe ascendante puis descendante tout au long de sa vie. Commenant

    par clbrer des ftes modestes, sous l'gide encore de son pre, auquel il vient desuccder et qui, depuis son jeune ge, l'a initi certaines de ses responsabilits, lematre de fte assumera des responsabilits toujours plus importantes au fur et mesure que sa famille grandit, que ses allis par mariage augmentent et que lesprestations alimentaires qu'il peut offrir s'accroissent, ce qui largit sa capacit convoquer des invits. Cette courbe suit les tapes de sa carrire crmonielle qui estmarque par une succession de ftes en partie uniques, en partie rptes d'unemanire semblable. Quand l'ge avance et le fils devient prt prendre la relve, unefte de vieillesse, de dimension nouveau plus modeste, conclut la carrirecrmonielle au cours de laquelle le matre de fte prend son nom de vieillesse tout entransmettant le sien son fils et successeur.

    La clbration de toute fte confronte deux partis : celui des invitants et celui desinvits. Le premier englobe, d'une part, les habitants et "matres de la maloca" (jofonan), donc la patriligne locale et les pouses (et ventuellement les "orphelins"), et del'autre, les allis par mariage (illarain), c'est--dire les beaux-parents, les beau-frreset les gendres avec leurs pouses, qui proviennent donc d'ailleurs, c'est--dire desmalocas o le matre de fte et ventuellement ses fils ont pris femme, o setrouvent ses soeurs maries et o il a mari ses filles. Le parti des invits est form parles habitants des malocas environnantes qui sont, par dfinition, non parents, c'est direqu'ils appartiennent des clans nomms diffremment et n'ont pas de relation

    matrimoniale avec la maloca de rfrence. Le parti des invits est conduit et organispar le partenaire crmoniel (furama) qui est lui-mme un chef de maloca. Unealliance crmonielle lie entre eux le matre de fte et son partenaire crmoniel ; elleest transmise de pre en fils et prend corps dans l'change alternatif de ftes entre lesdeux malocas respectives, de sorte que les carrires crmonielles des deux chefssuivent un rythme parallle. Au moins est-ce l la figure idale.

    Pour saisir la dynamique sociale dans laquelle sinscrivent les formes rhtoriques, il estimportant de prciser les rles qu'assument les diffrentes catgories d'acteurs quenous venons de nommer.

    La scne centrale de la fte est la crmonie du paiement (migorilla), au cours delaquelle le gibier apport par les invits au jour mme de la fte ou les jours prcdents

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    est rcompens par des contre-dons en produits horticoles cuisins et naturels offerts par le groupe des invitants. C'est ce paiement qui dtermine le degr desatisfaction des invits qui est la mesure de la gnrosit dont tmoignent les contre-dons. Le gibier recueilli l'arrive des invits est distribu par le matre de fte ou sondlgu entre les travailleurs (nkollae) qui ont produit les biens d'origine horticole

    offerts en contre-don et qui font donc partie du groupe des invitants. Et l se joue undeuxime dfi : les habitants de la maloca doivent veiller ce que les allis qui avaientapport de leur propre production agricole et particip avec leur effort l'laboration dela boisson crmonielle et des produits culinaires soient aussi gnreusementrtribus. Notons en passant que ce double change opr par le matre de fte meten balance une production masculine (le gibier) provenant des hommes du groupeinvit et une production fminine (produits horticoles et culinaires) provenant desfemmes du groupe des invitants. L'ensemble de la transaction se fait sous le contrledu matre de fte et de sa femme, le premier tant considr comme le seul et ultimeresponsable en cas d'insatisfaction. C'est lui qui est cens contrler la totalit des faitset gestes qui se produisent au cours d'une fte et qui orientent son droulement vers la

    satisfaction gnrale, la joie et le divertissement, ou qui la font driver vers desfrustrations donnant lieu des critiques qui peuvent dgnrer en une situationconflictuelle, voire d'affrontement ouvert, laquelle, dans les temps anciens, pouvaitdboucher sur des actions de guerre.

    La fte proprement dite, c'est--dire les chants et danses collectifs, s'enchane lasuite de la crmonie de paiement sans interruption jusqu'au lever du jour. Ce sontexclusivement les invits qui dansent, les invitants ne font que regarder et sont attentifs la mention de leurs noms personnels, que les chanteurs-danseurs doivent voquer,et qu'ils saluent chaque fois par d'enthousiastes cris d'approbation (j, j, j).

    Nous venons de focaliser notre regard sur le moment fort de la fte, le dernier jour et ladernire nuit durant lesquels les invits se mouvant au centre de la maloca et lesinvitants se tenant la priphrie sont confronts, d'un ct, dans leur rle de danseursclbrant avec leurs chants les invitants et au premier titre le matre de fte et safemme, et de l'autre, les invitants jouissant de ce service et rtribuant les chants pardes dons en produits horticoles et par des portions de pte de tabac. Pour l'ensembledes participants (invits et invitants) un gros rcipient (jotoko) de boissoncrmonielle ("cahuana",jagab) est disposition. Dans la "cour de coca" (jibibr), o setient le matre de fte accompagn des hommes de sa maloca et de ses allis et quiest frquente aussi par les hommes du parti des invits, une coquille est dpose

    contenant de la pte de tabac dilue et, ct d'elle, des galettes de sel vgtal et unegrande bote, ou plusieurs, de poudre de coca, qui a t prpare la veille par leshommes parents et allis. Ce sont l les ingrdients de la parole qui sont consommsdurant les conversations masculines se droulant dans la cour de coca, et qui servent payer des services crmoniels tels que la production de chants en solo (fakrilla) ouen choeur (rua).

    La nuit qui prcde l'arrive des groupes d'invits est, par contre, considreappartenir aux travailleurs. C'est alors que les femmes prparent la boissoncrmonielle et les galettes de manioc ou tamales (selon le type de fte) qui serontofferts aux invits ; les hommes torrfient, pilent, mlangent aux cendres et tamisent

    les feuilles de coca, produisent des galettes de sel vgtal et fabriquent le rcipient encorce qui est fix dans le sol auprs d'un pilier de la maloca et recevra la boisson

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    crmonielle. Ces moments de travail incessant et intensif sont anims et gays pardes chants du genre biua que des couples de travailleurs, toujours un hommeaccompagn d'une femme, habitants de la maloca ou allis en visite chantent un homme ou une femme de leur choix. Nous verrons plus loin ce qu'ils expriment etquelle est leur fonction.

    Le cours de la vie quotidienne tel que nous l'avons esquiss plus haut dans le milieulocal restreint d'une population de maloca est donc priodiquement interrompu par desvnements d'une forte intensit qui attirent vers la maloca la population des environs(les invits) et des gens venus de plus loin (les allis). Ces vnements actualisent,dans l'espace pourtant limit de la maloca (mais dont la taille rvle le statut de sonpropritaire), le fonctionnement de la socit witoto, dont la forme s'affiche dans lesmodalits de coopration et d'interaction entre gens sur place et gens venus d'ailleurs :les "matres de la maloca" ( jofo nan), leurs allis matrimoniaux et les invits sousl'gide du partenaire crmoniel. De ces trois groupes, le dernier se consacre lachasse, les deux premiers l'horticulture et la cuisine, et c'est l'change crmoniel

    entre leurs produits respectifs qui motive ces activits. Celles-ci, de par leur naturemme, montrent une forte asymtrie en ce qui concerne leur dimension temporelle. Lachasse produit immdiatement, bien que d'une faon hasardeuse, de sorte qu'il suffitde s'y consacrer quelques jours avant la fte pour pouvoir apporter son don en gibier.L'horticulture produit de faon plus sre, mais moyen ou long terme, selon l'espcecultive, de sorte que le matre de fte doit prendre des disposition environ un an ou unan et demi avant la fte pour tablir, avec l'aide des gens de sa maloca, un jardin, dontla production de manioc amer pourra tre investie dans les prestations crmonielles.Dans ce mme laps de temps, il doit galement tendre ses plantations de coca etaccumuler la production de tabac, aussitt transforme en pte, pour que cesaccessoires de la parole sociale soient disponibles en abondance le jour de la fte.C'est la "matresse de fte" (rfue nango) et aux autres femmes de la maloca qu'ilincombe d'chelonner les semailles des autres produits de telle faon que les ananas,les diffrentes espces de tubercules et les cacahutes puissent tre rcolts enquantit suffisante au moment o la fte doit avoir lieu.

    Ce constat nous amne nuancer notre vision initiale de la quotidiennet witoto quenous dcrivions comme exclusivement replie sur le groupe des habitants de lamaloca, encore qu'interrompue priodiquement par les ftes. cause des contrainteshorticoles, la dimension crmonielle se superpose largement la vie quotidienne.

    Mais ce n'est pas la seule raison d'un enchevtrement plus troit entre dimensionquotidienne et dimension crmonielle dans la vie d'un groupe local. Dans l'intervalleentre deux ftes, le matre de fte est son tour l'invit principal (furama) de sonpartenaire crmoniel auquel il rendla fte en assumant le rle de leader des invits eten remplissant, avec l'ensemble des hommes de sa maloca et des malocasenvironnantes galement invites, la tche de chasseur. En dehors de cette obligationau sein de son alliance crmonielle, sa maloca peut tre invite titre de simpleparticipante aux ftes qu'organisent les malocas environnantes avec lesquelles iln'entretien aucun lien d'alliance (ni matrimonial, ni crmoniel). Au moment o uneportion de pte de tabac lui est remise par l'missaire d'un matre de fte ou par lepartenaire crmoniel, il est contraint d'accepter l'invitation et ne peut se soustraire la

    participation comme chasseur et chanteur/danseur dans la maloca invitante. Mais lesobligations crmonielles ne s'arrtent pas l. En dehors des rles de matre de fte

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    (rfue nama), de partenaire crmoniel (furama) et de simple invit, il lui choit celuid'alli matrimonial (illaraima), au titre duquel il est appel par son beau-pre ou l'un deses beau-frres collaborer en tant que travailleur (nkollae) aux prparations d'unefte que ce dernier organise dans sa maloca. Il assume donc, tour de rle etpersonnellement, les diffrentes fonctions qu'accomplissent sa propre fte les

    diffrents groupes venus mettre en oeuvre cejeu de socit dans sa propre maloca.

    Par cet expos de l'ordre crmoniel, nous gagnons une comprhension plus ralistedu rapport entre la dimension quotidienne et la dimension crmonielle dans la vie d'ungroupe local. Cette dernire se manifeste de deux faons : d'une manire ponctuelle,espace, mais rpte, quand il s'agit d'assumer les fonctions de partenairecrmoniel, d'invit simple et d'alli par mariage ; d'une manire plus continue, maisd'intensit variable, quand il s'agit d'assumer la fonction de matre de fte dans laralisation d'une carrire crmonielle. Dans le premier cas, en effet, les tches liesaux obligations crmonielles se concentrent grosso modo sur les quinze jours quiprcdent la fte, avec leur point culminant durant les trois ou quatre derniers jours.

    Dans le second cas, la dimension crmonielle sous-tend la vie quotidienne, mais nese concrtise qu' l'occasion des activits horticoles consacres la productioncrmonielle et qui s'tendent depuis le moment de l'essartage jusqu'au jour de fte.Ces activits ne sont pas exclusivement techniques et manuelles ; elles sontorganises dans la cour de coca lors des conversations nocturnes des hommes etprpares par des discours propitiatoires et prventifs destins garantir une bonnercolte et protger les travailleurs contre tout danger (accidents, maladies...).

    La dimension crmonielle de certaines activits productives ne se rvle qu' traversles activits discursives concomitantes. Ce sont les paroles rituelles prononces la nuitdans le cercle des hommes, la cour de coca, qui confrent la dimension crmonielleaux travaux diurnes qui s'ensuivent. Mais ces paroles, outre se rfrer aux activitsproductives lies directement l'accomplissement des obligations crmonielles,peuvent poursuivre des objectifs plus gnraux tels que la transmission des savoirssotriques propres au clan et la carrire crmonielle et l'instruction de la jeunessedans les vertus sociales, dont l'intriorisation est indispensable si la collectivit localedoit participer pleinement et de faon solidaire la poursuite des idaux que l'ordrecrmoniel incarne et reprsente et qui sont donc constitutifs de ce que nous appelons"socit witoto".

    Nanmoins, l'expression de "parole rituelle" (ou crmonielle) que je viens d'employer

    mrite d'tre prcise. Je l'utilise de faon gnrique pour marquer une particularitdiscursive qui caractrise, exclusivement chez les hommes, la faon de parler desaffaires lies la ralisation d'une carrire crmonielle qui est distincte de celle queles personnes, hommes ou femmes, empruntent quand elles communiquent etinteragissent dans leurs affaires courantes de la vie quotidienne. La diffrence estmarque autant dans le lexique, que dans les formes grammaticales, la forme desnoncs, le rythme et lintonation (parle ou chante). La dimension crmonielle de lavie souvre donc explicitement chaque fois qu'une parole rituelle se fait entendre. Depar ses contenus et ses fonctions, elle se rfre au fonctionnement de la socitglobale et participe ce fonctionnement, alors que le parler quotidien, qui peutd'ailleurs facilement s'intercaler entre des passages rituels (ce qui contrevient

    sensiblement notre conception du "sacr"), ne concerne que les affaires locales et lesrelations sociales familiales les plus immdiates et quotidiennes.

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    On voit maintenant plus clairement une certaine analogie entre les deux registreswitoto du parler, le crmoniel et le quotidien, et les deux domaines des activitsrhtoriques quenvisagent les thoriciens grecs et romains, le public li aufonctionnement des institutions politiques, juridiques et crmonielles et le priv ancr

    dans les affaires quotidiennes. Cette analogie va de pair avec une autre qui concernela deuxime distinction sous-jacente aux pratiques rhtoriques des Anciens: celle quioppose l'usage professionnel d'un orateur l'usage civique du citoyen.

    Chez les Witoto, il faut tre initi pour arriver matriser les comptences et lesconnaissances discursives susceptibles de produire le parler crmoniel. Certainsdiscours sont appris par coeur et doivent tre reproduits littralement. Mentionnons enpassant que le registre discursif crmoniel est diversifi et embrasse plusieurs genresou formes de discours. Or, l'initiation au maniement des discours est l'apanage des filsdu matre de fte ; ce sont eux qui sont ses dlgus dans certaines situationscrmonielles o des discours doivent tre prononcs. Ils connaissent les traditions

    sotriques propres au clan et la carrire crmonielle et savent les manifester dansle parler appropri. Par ces mrites et ces fonctions, ils sont appels uriran, des"parleurs". Nanmoins, des individus motivs qui participent avec un intrt particulieraux conversations nocturnes o la parole rituelle se manifeste sous ses diffrentesformes peuvent acqurir des connaissances et apprendre les formes du parlercrmoniel un degr qui dpasse le niveau de la moyenne de leurs congnres. Aforce d'apprendre et d'accumuler savoirs et savoirs-faire discursifs, ils deviennent desnmiran (sg. nmirama), des sages ou "historiadores" (comme les Witoto s'exprimenten espagnol), et en cette qualit, il sont des invits privilgis de certains matres defte qui veulent parfaire leurs propres connaissances. Nous avons donc l deuxespces de spcialistes, dont l'un l'est par devoir, ses capacits discursives tantinhrentes son statut de matre de fte ou de fils de matre de fte et ses fonctionsd'urirama dans des situations crmonielles donnes ; l'autre s'est form parmotivation personnelle et l'attrait d'un prestige, mais exerce ses capacits lademande expresse d'un responsable crmoniel. Les deux sont des sortes deprofessionnels de la parole et, de ce fait, mettre en parallle avec les orateursprofessionnels de la socit grco-romaine.

    Chez les Witoto, la dimension crmonielle tant instaure par la parole rituelle, etcelle-ci tant l'apanage de spcialistes, il est plus hasardeux de distinguer chez eux unrle qui correspondrait au citoyen qui exerce ses obligations civiques en intervenant

    dans la Pnyx ou dans le thtre de Dionysos, le forum ou au snat. Les hommes quivivent sous le toit d'une mme maloca se runissent chaque soir au centre, dans lacour de coca, pour parler de leur journe, de leurs plans et de leurs activits etdemander ventuellement de l'aide pour un travail raliser dans les jours qui suivent.Ce sont l des affaires courantes quon voque dans le langage quotidien. Mais dsque la dimension crmonielle est ouverte p.ex. l'occasion d'une fte quis'approche et qu'un urirama se met a parler, les hommes du commun se taisent etforment l'auditoire. La seule fonction qui peut incomber l'un d'entre eux et qui n'exigepoint de connaissances crmonielles, ni de capacits discursives particulires estcelle de rpondantqui confre aux discours crmoniels leur caractre dialogique. Eneffet, la majeure partie des discours rituels sont prononcs en dialogue, mais ce

    dialogue est, selon la caractrisation d'Urban (1986 : 384), "smantiquementmonologique". Cela signifie que face la personne qui produit le discours, il y a un

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    interlocuteur qui ne contribue en rien au dveloppement du contenu, mais se limite prononcer, des intervalles plus moins rguliers, des interjections approbatrices, desrptitions du dernier mot prononc ou, ventuellement, formuler une question ouune glose. Au cours du dveloppement d'un discours crmoniel, la rgularit desinterjections peut atteindre un tel degr que le dialogue devient rythm, ce qui indique

    l'imbrication et la coordination troites des deux partenaires dans la performance. Ceserait sans doute vouloir pousser l'analogie trop loin que de mettre en paralllel'homme commun witoto dans le rle de rpondant dans la cour de coca avec le citoyende l'Antiquit dans celui d'intervenant dans une assemble publique, et ceci d'autantplus que chaque fois qu'il est possible, le rpondant est choisi non pas entre leshommes communs mais parmi les personnes qui ont un niveau de connaissancecomparable celui du "parleur" (urirama), c'est--dire, parmi les spcialistes de laparole prsents. Mieux vaut donc constater, dans ce cas, que les situations et les rlesdivergent compltement entre les deux univers sociaux.

    Mais la diffrence entre ces deux univers va plus loin. Si, Athnes et Rome, la

    sphre publique est celle de lexercice dmocratique de la parole par excellence, chezles Witoto, la dimension crmonielle instaure par le discours rituel n'offre aucuneopportunit un change verbal de type dmocratique et dlibratif. Elle est voixunique, dans la mesure o le discours y exprime une connaissance rituelle,mythique, cosmologique, se rapportant gnralement aux Origines des choses quine peut tre ni conteste, ni corrige, qui ne peut qutre entrine, ce que la voix durpondant met en relief, prcisment. Le discours crmoniel est donc de naturefoncirement affirmative ; il ne cre pas un consensus en convainquant ou enpersuadant les auditeurs, il peut compter a priori sur leur accord, car il ne faitquexpliciter une connaissance et des rgles de conduite consacres par la tradition ces discours transmis au sein dune patriligne du matre crmoniel son successeur et actualiser le statut de ce dernier comme porteur de la parole qui vient desOrigines, de la Cration.

    Est-ce que cela implique que l'change verbal dlibratif et participatif "dmocratique", si l'on veut n'ait pas de lieu o se manifester chez les Witoto ? Jesuis tent de l'affirmer. Chez les Grecs et les Romains, les dlibrations dans lesinstitutions dmocratiques et rpublicaines, l'valuation du pour et du contre d'unedcision venir, dbouchent sur une action collective: une guerre, un armistice, untrait d'alliance, etc. Les Witoto ne prennent pas de dcisions collectives et n'ont doncpoint dbattre sur leur bien fond ou leur inconvnient, et ceci ni dans la dimension

    crmonielle, sociale, comme nous venons de le voir, ni dans les affaires quotidiennes,locales. Durant tout le temps de ma participation aux conversations nocturnes dans lesdiffrentes malocas prs desquelles je logeais et mon exprience s'tend surplusieurs annes je n'ai jamais vu prendre une dcision qui engaget l'ensembledes familles du groupe local dont les hommes taient prsents la runion. C'est quechaque famille fait ses propres plans et dcide de ce qu'elle va raliser (sur la naturedu dialogue entre mari et femme, qui est un sujet part, je ne saurais m'exprimer ici),et ceci dpend en gnral des saisons et des besoins quotidiens ; les hommes dans lacour de coca ne font que communiquer ce qui est dj dcid ; et c'est en prvisiond'un travail dur et fastidieux qu'ils demandent lavance ventuellement de l'aide pourque les autres, qui, en principe, ne peuvent refuser de collaborer, puissent prendre

    leurs dispositions. Voil quoi se rduit la coordination verbale entre hommes etfamilles au sein de la communaut de maloca. La communication ce sujet se fait

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    dailleurs dans le langage courant, quotidien, comme il convient quand on traitedaffaires qui ne concernent que lunivers local. Si malgr labsence de dbat dlibratifde la vie quotidienne, celle-ci affiche pour l'observateur une rgularit, un ordre, voireune harmonie, rels, ce manque de divergences dans les intrts et les activits desfamilles repose sur le caractre homogne des conditions de la vie quotidienne que

    tous partagent : tout le monde ralise les mmes activits, dans le mme milieu, avecles mmes moyens, dans le mme but, et suivant un mme rythme ; et ceci donc sanscontrainte aucune de la part de quelque accord verbal collectif, hormis les obligationsde partage et d'entr'aide, dont les actes sont l'expression de la solidarit qui lie entreeux les membres du groupe local, mais qui en elles-mmes ne sont pas sujet dediscussion.

    Force est donc bien de constater que chez les Witoto, ni dans le domaine quotidien,local, ni dans le domaine crmoniel, social, n'existe une dynamique interactive quiconfronte des opinions au sujet d'un projet collectif et qui induise les personnes prendre position sur diffrentes alternatives possibles, sur un pour ou un contre, et

    soutenir discursivement un point de vue plutt qu'un autre. Il n'y a, par consquent,point de pratique rhtorique dlibrative chez les Witoto.

    Peut-tre n'est-il pas superflu d'insister sur cette absence, dans une socit donne,d'un mcanisme d'interaction sociale qui, pour les Grecs et Romains et pour nousaujourd'hui, va de soi et est constitutif non seulement du fonctionnement de notresocit dans les rapports privs et publics, mais encore de notre dialogue intrieur, denotre dynamique de pense individuelle. Il y a donc fort parier que la psychologiewitoto ne connaisse elle non plus cet exercice d'une rationalit oppositive etalternativement valuatrice, cette forme de raisonnement contrastant et balanant quisous-tend nos hsitations, nos doutes et nos cas de conscience.

    Ces propositions ne sont pas seulement un constat et une hypothse intressants enelles-mmes. supposer qu'elles aient une validit plus gnrale dans les socitsindiennes amazoniennes, au-del du cas witoto particulier, du fait de lappartenance deces dernires un mme type de socit, elles expliquent sans doute une partie desdifficults que rencontrent les organisations politiques indignes modernes lesfdrations, si rpandues et presque gnralises chez les peuples autochtones dansl'Amazonie d'aujourd'hui dans leur fonctionnement qui se veut dmocratique. En vuede lexercice de la dmocratie conformment notre canon occidental, elles ont torganises sur le modle pyramidal de la dmocratie reprsentative dont la base sont

    les communauts d'une zone, lesquelles se font reprsenter par une fdration locale ;plusieurs fdrations locales forment une organisation rgionale qui les reprsente son tour, et les organisations rgionales dans leur ensemble sont reprsentes auniveau national par une confdration. Une des difficults principales qu'on observedans la marche de ces organisations consiste prcisment dans l'absence deconsquences collectives la suite de dcisions pourtant prises en commun, aprsdbats et vote. Si les formes discursives dlibratives et les dynamiques d'interactionrhtorique qui y sont affrentes n'ont pas d'quivalent dans la socit indigne, onpeut, en effet, s'attendre ce que laboutissement formel des congrs (locaux,rgionaux, nationaux), la dcision par vote, n'ait gure la rpercussion psychologiqueindividuelle qui va de soi dans nos socits occidentales et qui fait que les personnes,

    une fois l'assemble dmocratique termine, respectent les accords et agissent enconsquence. Lexercice de la dmocratie reprsentative bute donc, entre autre, sur

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    labsence de coutume dans lusage dlibratif de la parole qui laisse la personnedsengage face aux dcisions produites par le nouveau ritueldmocratique.

    Nous avons ainsi examin et recherch chez les Witoto une des activits langagiresqui, pour Aristote et nous mmes, semblent aller de soi et tre naturelles tout tre

    humain : celle qui consiste vouloir persuader ou dissuader ses interlocuteurs face diffrentes alternatives de dcision possibles et en valuant leurs avantages et lesinconvnients. Nous avons constat que les Witoto ne la pratiquent aucun momentde leur vie locale et sociale, ni dans la dimension quotidienne, ni dans la crmonielle,que le langage n'est donc jamais utilis des fins dlibratives, et que, parconsquent, il ne peut y exister de forme de discours ou de genre rhtorique qui puissetre appel "dlibratif".

    En revanche, nous avons constat qu'il existe un registre crmoniel de discoursenglobant diffrentes formes de discours, que ce registre affiche des caractristiques grammaticales, lexicales, stylistiques, rythmiques et mlodiques diffrentes de la

    manire de parler au quotidien, que ces discours sont affirmatifs et incontestables ence quils lient le prsent la cosmogonie et aux origines des choses pour voquer,fonder et justifier la pratique actuelle ce quon est en train de faire et ce que, parconsquent, il convientde faire.

    Mais qu'en est-il des deux autres activits langagires que la rhtorique classiqueassume comme allant de soi et participant de toute vie sociale? Les Witoto accusent-ils, et dfendent-ils un accus; prononcent-ils des louanges et des blmes? Pourrait-ondonc reconnatre chez eux des genres rhtoriques comparables aux genres judiciaireet pidictique chez les Grco-Romains et chez nous?

    L encore, je m'appuie sur mes observations de la vie quotidienne witoto et descomportements langagiers dans les runions nocturnes la cour de coca, ainsi que surdes commentaires de mes informateurs.

    Je limite dans un premier temps mes remarques la dimension quotidienne de la vielocale au sein d'un groupe rsidentiel (maloca), puisque nous avons vu qu'il convientde distinguer celle-ci de la dimension crmonielle en raison prcisment d'unmaniement diffrenci du langage.

    Dans cette perspective quotidienne, il arrive qu'on accuse, mais l'insu de l'accus, et

    toujours en priv, c'est--dire entre parents qui partagent la mme opinion, laquelle,dans le cas, par exemple, d'une accusation de sorcellerie, est consubstantielle de lasolidarit du groupe local, tant donn qu'une accusation de ce genre concerneratoujours quelque membre d'une autre unit de rsidence (maloca), voire d'un autreclan. Il est donc hors question que l'accus soit dfendu, et moins encore qu'il puissese dfendre lui-mme, puisquil est toujours absent.

    Une accusation de sorcellerie reste sans effet tant qu'elle n'est que sujet deconversation et ne fait que confirmer une rumeur, qu'actualiser une renomme; ellen'est alors que gnrique. Concernant un ressortissant d'une autre maloca et d'unautre clan, elle est l'expression d'une distance sociale connotant l'hostilit et, sans

    doute dans les temps anciens, la guerre. Mais pour quune telle tendance se concrtisedans les actes, il faut prcisment que l'accusation prenne une dimension sociale

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    (dans le sens dfini par nous comme celle dun rapport inter-groupe) et soit exprimdans la dimension crmonielle.

    Pour que cela arrive, il faut que l'accusation devienne spcifique, par exemple, lasuite d'une maladie ou de la mort d'un proche, quand une recherche effectue l'aide

    de procds discursifs crmoniels raliss dans la cour de coca ou avec le recours un gurisseur et l'emploi d'un hallucinogne diagnostique l'origine de la maladie dansl'action hostile d'un sorcier nommment identifi. Ce diagnostic, qui tablit doncexpressment et au moyen du langage crmoniel une relation avec un individu d'uneautre unit rsidentielle, gnralement loigne, entrane forcment une action. Il nousest difficile aujourd'hui de mesurer, si et selon quelles modalits la guerre a pu jouer unrle anciennement dans les mcanismes de reprsailles du mal en question. Ce quenous pouvons affirmer c'est que de nos jours encore, il n'y a pas d'autre gurison ou derparation possible que celle qui rsulte de la victoire sur le sorcier, qui, grce l'appui de forces suprieures par l'intermdiaire d'un chaman, on russira retournerlemal, un procd qui est cens causer sa mort ou atteindre un de ses proches

    parents.

    On le voit, l'accusation, ou bien, est gnrique et peut tre prononce dans unesituation de vie quotidienne locale devant un cercle de parents proches, mais elle estalors sans effet et ne fait que confirmer une rumeur, ou bien, elle est spcifique etprend une dimension crmonielle et sociale, et alors elle entrane invitablement uneaction de rtorsion.

    Dans les deux cas d'accusation, gnrique et spcifique, le sorcier inculp n'a aucunepossibilit de recours; il ignore mme ce qui se trame son gard, moins qu'il ait descapacits de voyant, ce qui n'est pas impossible, mme probable selon les conceptionswitoto. Retenons donc que, face l'existence d'une accusation, ni le groupe local ni lasocit witoto ne connaissent de dbat contradictoire. La dfense n'existe pas. Il nereste l'accus qu' supporter les consquences.

    Comme dans le cas mentionn auparavant des dcisions qui sont prises un niveauseulement individuel (non collectif) et ne drivent d'aucun dbat pralable, et desdiscours rituels affirmatifs qui, comme nous l'avons dit, expriment une connaissance quine peut tre ni conteste, ni corrige, mais seulement confirme, le diagnostic desorcellerie qui quivaut une accusation est purement affirmatif et n'admet niquestionnement ni contestation. Il exprime une conviction, plus, une certitude, qui

    entrane ses consquences inexorables. En s'appuyant simultanment, et sur des faitsrapports par la rumeur, et sur un fait d'exprience immdiate, on agit en fonction d'unsavoir, qui ne peut tre mis en doute. Une mme certitude prside aux actions quidrivent des discours crmoniels. Et, sur la foi de ces faits, on peut nouveaumettre lhypothse que, dans lapersonne witoto, le doute n'existe pas comme tat deconscience; car, pour quil puisse exister, une forme d'expression discursivesocialement consacre devrait lui correspondre.

    Il n'y a donc rien ni dans la socit witoto, ni dans le cadre familial local qui ressemble une rhtorique judiciaire; et ceci parce quaucune des deux dimensions, quotidienneet crmonielle, ne runit les conditions pour qu'un dbat juridique ait lieu.

    Par contre, en nous en tenant l'exemple de la sorcellerie, si celle-ci ne donne pas lieu

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    un dbat contradictoire qui permettrait de dployer des moyens rhtoriques dansl'intrt des parties impliques, il y a bien une forme de discours li ce phnomne. Ils'agit du discours qui tablit le diagnostic et aboutit donc, ventuellement, l'accusation. travers ce discours est recherche l'origine de la maladie ou dumalheur. Il s'agit, selon la conception witoto, du mme type de discours que celui par

    lequel on remonte l'origine des choses et explique la cration des choses du monde partir de l'univers des reprsentations mythiques et philosophiques. Ce type dediscours est appel bakak, et il est identifiable par un certain nombre de traits : il estdialogique et rythm, il est divis en parties par des pauses prolonges, ses partiessuivent rgulirement un mouvement dacclration, et, sur le plan linguistique, ilcomporte des caractristiques stylistiques (des proprits phonologiques et desprocds grammaticaux et syntaxiques) particulires qui le distinguent du parlerquotidien. Une telle recherche n'aboutit pas toujours l'identification d'une personnecomme auteur du mal ; un animal peut aussi tre dcouvert comme responsable, enquel cas il est indispensable d'aller tuer cet animal, qui, en fait, incarne un espritmalfique. L'accusation de sorcellerie ne porte donc pas exclusivement sur des tres

    humains, des animaux peuvent tout aussi bien en faire l'objet.

    On peut se demander si certains litiges ne donnent pas lieu des changes verbauxentre une partie qui accuse et une autre qui dfend ou se dfend, dans le but de rglerun conflit, en cas de vol, par exemple, ou quand il y a occupation indue d'un terrain.Dans le cadre local, au sein de la communaut de rsidence, l'idal de la convivialitest d'tre gnreux, de ne pas retenir ce qui vous appartient, de le prter volontiers,voire de le donner, en un mot, de partager avec les autres ce qu'on a, surtout quandl'autre est en manque, mais pas uniquement. Dans ce contexte, j'ai observ que le vol par exemple, de nourriture ne donne gure lieu des disputes. Ce fait estenvisag avec tolrance, voire avec moquerie. Il donne lieu des critiques, desdnigrements derrire le dos du coupable, mais celui-ci n'est gure confront sonmfait. D'une faon gnrale, on peut affirmer que les griefs de toute sorte sont traitsavec cet art de sauver la face du coupable, d'avaler soi-mme sa rancoeur, tout ens'accordant un certain soulagement derrire le dos du coupable en le tournant endrision face d'autres personnes complices. Le non respect de cette conduite idaleet observe gnralement, et le fait de rclamer, de demander directement descomptes l'autre conduit inexorablement soit la violence verbale (les voix s'lvent,les paroles deviennent incisives), soit, au-del, une agression physique, laquelle n'estpas exclue, mme entre poux. Or, en venir de tels excs est son tour critiquable(toujours derrire le dos des coupables), puisque contraire aux bonnes moeurs.

    Les conflits semblent donc ne pas avoir d'autre issue pour la victime que le refoulementdes ressentiments et l'exutoire du commrage, moins que celle-ci n'enfreigne elle-mme les rgles de bonne conduite et donne libre cours son impulsion dans ce quiest ressenti comme une agression verbale. Or, sarrter ce constat, ce serait ngligerla dimension crmonielle qui offre des possibilits une faon originale de notrepoint de vue occidental non pas de rgler des conflits d'une manire qui nous seraitfamilire, dans le sens d'un arrangement verbal la suite d'un dbat contradictoire,mais plutt de les puiser.

    La veille de la fte qui, nous l'avons dit, est le moment des travailleurs ( nkollae), c'est-

    -dire des parents et des allis par mariage venus de loin collaborer avec leurs produitset leurs efforts. C'est la nuit pendant laquelle les femmes prparent la boisson

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    crmonielle et font bouillir les tamales (juar) ou cuire les galettes de manioc, lacassave (tangoj), destins au paiement du gibier le lendemain. En mme temps, leshommes poursuivent la fabrication de la poudre de coca, dont de grandes quantitsdevront tre disponibles pour tenir en veil et donner de l'nergie aux chanteurs etdanseurs de la fte. La maloca ressemble en ce temps une immense cuisine ou

    atelier de travail dans lequel tout le monde s'occupe et fait quelque chose, notamment,frapper le manguar (juara), la grande paire de tambours monoxyles, pour annonceraux malocas environnantes les tapes d'avancement des travaux, ce qui n'est pas lamoindre des tches, gnralement confie par le matre de fte, avec le paiementspcial dune portion de pte de tabac, un beau-frre qui la dlgue tour de rle dautres hommes de la maloca.

    C'est dans ce contexte de travail qui runit parents et allis, habitants de la maloca(jofo ero nkollae "les travailleurs de l'intrieur de la maloca") et visiteurs venus de loin,que des hommes et des femmes commencent former des couples et choisir un ouune partenaire auquel ils offrent une calebasse de "cahuana" (jagab), la boisson

    crmonielle faite d'amidon de manioc mlange avec de la pulpe de fruit du palmierMauritia flexuosa ("canangucho", knena). De cette manire, les travailleurs se donnentmutuellement boire (jirtate), ce qui est un moment de grande animation dans laprparation des grandes ftes. Tout en tendant au partenaire choisi le rcipient avec laboisson, le couple chante un genre spcifique de chant qui est dans avec unejambire sonnailles au genou de l'homme, et qui est rserv ce contexte particulierpuisqu'on ne l'entend chanter en aucune autre occasion. Il s'agit du genre biua nom qui est driv du verbe biode qui signifie "puiser" , et plus prcisment del'espce juniko biua, o juniko se rfre aux dchets de manioc qui font partie duscnario du travail en cours. travers ces chants, il est licite de formuler directement,en face face avec la personne choisie, les griefs et les critiques, dont on a envie defaire tat et qui sont le fruit d'expriences passs avec la personne en cause.6 Ce qui at rprim certains moments de la vie quotidienne pour se conformer aux rgles dela bonne conduite et au respect d'une convivialit paisible, peut maintenant, dans ladimension crmonielle, s'extrioriser, mais alors dans les formes, c'est--dire, enusant d'un genre rhtorique rserv l'expression de telles intentions. Le coupabled'un mfait peut donc tre confront verbalement avec ce qu'il a fait, mais seulement travers un discours formel, chant et dans, et la rgle est qu'il supporte stoquementles critiques qui lui sont adresss de la sorte, le chanteur ayant recours des toursmoqueurs qui font rire le public, quand ils sont bien trouvs ou correspondentparticulirement bien un fait ou un incident que tout le monde connat. L'individu ainsi

    interpell n'a d'autre moyen de ragir que de chanter son tour un biua sonconcurrent, tout en lui offrant aussi boire de la "cahuana", la boisson paisse qui plusque calmer la soif, nourrit, et est l'indice de l'abondance produite grce l'ordrecrmoniel dans lequel tous les travailleurs sont impliqus. Comme lment nourricierdont est fait notre corps, comme disent les Witoto, elle est le symbole de la vie etcontribue, par le geste d'invite auquel elle donne lieu et par sa signification symbolique, contrebalancer les forces agressives qui doivent arriver s'puiser travers le jeud'change des biua entre concurrents.

    Ce qui est donc une licence par rapport la bonne conduite dans la vie quotidiennelocale est parfaitement admis dans la dimension crmonielle, qui implique des

    6Une seconde espce de biua, appel le "vrai biua" (ua biua) est chant et dans de la mmemanire, mais ses paroles clbrent la maloca en fte, le matre de fte et sa famille.

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    relations extrieures avec les malocas allies par mariage et avec celles des invits,auxquels tout le travail en cours de ralisation est ddi. Cette licence emprunte uneforme de discours codifie, un genre rhtorique, si l'on veut, qui est identifiable commetel par tout Witoto connaisseur de sa culture, mais un genre qui n'existe qu'en tantqu'vnement discursif combinant paroles, mlodie, rythme des jambires sonnailles,

    pas de danse et geste dinvite. Il est bien l'expression d'une dynamique sociale quiprend naissance dans des conflits que l'idal de conduite ne permet de laisser claterdans la vie quotidienne, mais qui trouvent leur exutoire dans l'change des biuaentre les personnes affectes, jusqu' l'puisement des nergies physiques etpsychiques de l'agressivit.

    Comme nous voyons, ce n'est pas la voie rationnelle du dans un dbatcontradictoire, ni la pression psychologique du , ni non plus celle de lasduction de l' qui rgle les conflits en procurant justice aux partis en litige,c'est chez les Witoto la solution de labraction ce terme freudien convient ici:labraction des pulsions agressives qui doivent s'affaiblir jusqu' leurpuisement parl'action simultane, d'une part, de l'effort combin de formuler des noncs, de leschanter, tout en dansant et frappant le rythme des sonnailles, et de l'autre, de lasatisfaction qui s'installe aprs avoir dit ce qu'on avait dire et avoir diverti le public audpens de son adversaire.7

    Cet exemple nous confronte bien une rhtorique witoto dont nous pouvons analyserles qualits symboliques et discursives formelles, mais c'est une rhtorique quicombine inextricablement le langage, la musique, le rythme et la danse, nousprsentant ainsi les traits d'un phnomne amalgam qui nous rappelle par ailleurs lesproprits de la posie dans la Grce archaque avant que la rhtorique ne s'en spare

    et devienne un art verbal sans accompagnement mlodique ni instrumental au coursdu dveloppement des institutions dmocratiques au Ve sicle AC.8

    Le vol qui, nous l'avons dit, n'a gure de consquences majeures quand il est commisdans le cadre local quotidien, suscite nanmoins une raction dans l'ordre crmonields que son auteur est membre d'une maloca voisine. Prenons un exemple : Unhomme rentre de la pche et monte la maloca en laissant le poisson dans son canotpour que sa femme aille l'vider et le prparer pour la cuisine. Un homme d'une malocades environs passe son tour en canot en longeant la berge et, se croyant hors desregards, s'approprie du butin porte de main ; malheureusement pour lui, il a tobserv par un parent du pcheur qui rapporte le fait et dnonce son auteur

    nommment. Quelle sera la raction ? Nous n'observerons dans ce cas ni accusation,ni rclamation de rparation du ct de la victime, ni justification, ni excuses de la partdu voleur. De nouveau, toute confrontation verbale est vite. La victime du vol, au

    7Notre expos centr sur lexpression des accusations et le rglement des litiges donne une ide troptroite de la fonction desjuniko biua. Tous les changes de chants dans ce scnario n'obissent pasau besoin d'abraction de conflits latents. La simple provocation, la moquerie sans autre raison que des'amuser et d'amuser la galerie, motive une dynamique d'interaction qui est pour une bonne partresponsable de l'animation qui rgne cette nuit. Ainsi des critiques peuvent tre chantes sans trefondes sur des faits rels. Je peux reprocher la paresse une femme en faisant rfrence son jardinenvahi par les mauvaises herbes, tout en lui imputant ironiquement le prtexte qu'un jaguar est couchdans son jardin : c'est cette raison qu'elle avance pour ne pas aller au jardin. Cela est une faon de semoquer d'elle gentiment, sans que le fait allgu soit certain, mais videmment il peut aussi l'tre. La

    dynamique de la provocation joue prcisment avec ce genre d'ambigut.

    8Voir Zaminer 1997: 115, 122, 123.

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    cours de la conversation nocturne habituelle, invitera ses parents et co-rsidents unepche collective la nivre, et, solidairement, tout le groupe local, en apparat de fte,l'accompagnera pour remettre la maloca du voleur l'abondante rcolte de poisson quidpasse de beaucoup la quantit vole. Ce geste s'adresse au voleur et signifie: "Toi,tout homme que tu es, tu ne sais pas pcher, mais tu veux manger du poisson; en voil

    donc du poisson !" Cette remise du poisson se fait en chantant et dansantcollectivement des chants qui sont propres une fte appele llua, qui est clbreaussi dans d'autres circonstances, non conflictuelles, par des personnes qui disposentd'une production horticole abondante, mais sans qu'elles soient forcment matresd'une carrire crmonielle. Le don de poisson en abondance oblige le rcipiendaire aucontre-don. Le voleur et sa femme n'ont donc pas d'autre choix que de se mettre travailler pourpayeren produits horticoles le poisson qu'on leur a offert. cet effet, ilsdevront, une date ultrieure, inviter les donateurs une autre fte llua au cours delaquelle ils rembourseront les biens reus.

    Voil donc, au lieu d'accuser et de dfendre, d'changer des affirmations et des

    dngations, de chercher des preuves et des contre-preuves, chez les Witoto, on neparle pas, on agit. On comble le voleur des mmes biens qu'il a vols; il a volquelques poissons, on l'accable de poisson; il a vol quelque fruits, on l'accablera defruits. Mais ceci dans le cas seulement o une relation entre units rsidentielles(malocas) est en jeu. Le fait que le voleur appartienne un autre groupe met aussitten branle les relations de solidarit collective l'intrieur du groupe rsidentiel affect,et les rapports entre les deux groupes arrivent expression dans la dimensioncrmonielle sous forme d'une obligation un change rituel qui est induite nonseulement par le don d'un bien en abondance, mais encore et en mme temps, par laproduction de chants danss collectivement et susceptibles de crer une ambiance dedivertissement qui contraint le voleur faire bonne mine mauvais jeu. En ce sens, leschants danss tous pourvus d'une structure linguistique et musicale identifiable pourles Witoto comme un genre (une forme de discours) et analysable pour l'observateur sont une parole agissante ou, si l'on veut, des gestes verbaux, dans la mesure o ilsn'ont pas de fonction assertorique par rapport la cause du litige qui est sous-jacenteet assume comme donne, mais amnent et instaurent de facto une consquence : lavoie de la rparation.

    Comme dans le cas antrieur des conflits personnels entre membres d'une mmemaloca et entre allis, pour surmonter une situation conflictuelle, on n'a pas recours auseul moyen de la parole parle, qui appellerait la raison et aux sentiments et

    chercherait rendre justice, la rhtorique witoto n'est pas qu'un phnomne purementlangagier ; c'est l'organisme entier qui est engag non dans un dbat mais dansune action par l'expression chante et danse d'une forme de discours rserve detelles situation et qui ne promulgue point de justice, mais se la fait, sa manire, c'est--dire, dans la logique du don et du contre-don qui encadre prcisment les relationsentre units rsidentielles.

    l'instar de ce qui se passait dans le cas du diagnostic de sorcellerie, dans celui duvol, l'accusation n'est qu'un constat qui mne directement l'action. L'effort verbal et lafonction rhtorique sont dplacs. La parole chante et danse adoucit l'effet d'unedonation agressive, en mme temps qu'elle la rend irrcusable. En initiant les chants et

    danses, la situation est rendue trop concrte, trop vidente, pour tre conteste, voirerefuse.

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    Dans la dimension crmonielle, sociale, l'accusation est donc rduite une partminimale; c'est l'action qui prend tout-de-suite le dessus ; alors qu'au sein de lacommunaut locale, une accusation enfreint les rgles du savoir-vivre ; il n'est pas debon ton d'accuser ; les griefs sont rprims et la gnrosit et la tolrance sont les

    idaux de la vie en commun ; la moquerie, souvent derrire le dos du coupable, et lepotin pouvant aller jusqu' la mdisance animent une dynamique sociale qui offreune soupape aux rancoeurs, petites et grandes, de la vie quotidienne. Celles-ci,toutefois, peuvent de se montrer au grand jour dans la dimension crmonielle, dansles chants biua, en empruntant alors une forme rhtorique toute prte, qui, commedans l'acte de rtorsion du vol, fait que la personne s'exprime travers une corporalitextensive : voix et corps, paroles, mlodie, rythme, gestes, accessoires et don.

    Voyons maintenant si la louange et le blme, qui nous sont si naturels comme ilsl'taient chez nos prdcesseurs de l'Antiquit, ont quelque existence dans la vie et lasocit des

    Witoto. L'observation de la vie quotidienne nous suggre galement une rponsengative. Toutefois, face moi, personne trangre, mais ayant russi tablir desrelations de confiance et une certaine intimit propice aux confidences, mesinterlocuteurs quotidiens se sont exprims en des termes logieux, mais non pas propos d'autres personnes, sinon propos d'eux-mmes. Ils se faisaient expressmentvaloir personnellement, et ceci en gnral dans une figure comparative au dpensd'autrui. On se loue soi-mme ou son groupe, et on dnigre l'autre ou l'autre groupe.Dans le groupe des frres qui, avec leur pre conformaient la patriligne locale, l'undeux m'affirmait tout de go tre gnreux, pacifique et serviable avec sa femme, ladiffrence de tel autre frre qui cachait le gibier qu'il rapportait de la chasse pour nepas avoir le partager et le manger tout seul, qui avait le temprament bagarreur etqui battait sa femme. Et un troisime de souligner de faon semblable ses mrites enles opposant aux dfauts des autres frres : lui, il est un travailleur vigoureux etminent sachant essarter son jardin tout seul, alors que les autres toujours demandentde l'aide, ce qui, par ailleurs est plutt la pratique courante dans un groupe local,l'essartage solitaire tant l'exception. Louange de soi-mme et rabaissement de l'autrevont de pair. Et ceci vaut aussi l'gard des habitants d'une autre maloca, tout en nese manifestant qu'en priv, dans le cadre troit du groupe local solidaire et dans unlangage quotidien. Ainsi on peut entendre affirmer : "Nous sommes un groupe uni,nous nous entr'aidons, nous partageons la nourriture entre nous, nous vivons enharmonie et ne nous bagarrons pas, alors que dans tel groupe voisin, les gens ont un

    comportement goste, vivent dans des disputes quotidiennes et maltraitent leursfemmes. Nous respectons le territoire des autres, mais eux viennent cueillir des fruitsdans notre fort et pcher dans nos ruisseaux et lacs." On est soi-mme bon, voire lesmeilleurs, les autres tant toujours moins bons, donc critiquables. La louange n'est pas,chez les Witoto, une parole qui se dirige un interlocuteur ou la socit pour mettreen valeur un tiers qui est un de ses membres et dans lequel la socit reconnat sesvaleurs ; elle est go-centre on est soi-mme le meilleur reprsentant des valeurssociales et, comme telle, elle est une forme d'affirmation et de valorisation de soi-mme, qui nous autres, gens extrieurs la socit witoto, semble quelque peunave, sinon indcente.

    La louange witoto, telle qu'elle se manifeste dans la dimension quotidienne, impliquedonc une modalit gocentre qui est dconsidre et rprime chez nous, et elle se

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    situe l'oppos de notre faon de faire des loges, car ceux-ci sont orients vers unetierce personne qui nous sert de miroir la contemplation de nos idaux.

    Dans le registre crmoniel, aucune des nombreuses formes de discours qui ponctuentla fte et sa prparation, n'a pour contenu et objectif l'loge d'une des catgories de

    participants ou du matre de fte. Bien que la prestation d'une fte soit, pour le matrede fte et le groupe local dont il est le chef, une source de prestige ou dedconsidration, en cas d'insuffisance de boisson, de nourriture ou de coca, ou d'unaboutissement conflictuel , ce prestige n'est jamais voqu et socialement reconnudans un discours rituel ; il n'y a pas d'loge public d'un matre de fte qui fasse tat deses mrites : de sa gnrosit, de son savoir-faire, de son savoir. Pour rsumerl'attitude witoto en peu de mots : d'une faon comparable ce qui se passait la suited'un vol, les Witoto neparlentpas du prestige, il fontle prestige du matre de fte et desa parentle la plus proche. Ce sont les invits, chanteurs-danseurs, qui noncentdans leurs chants, tour de rle, les noms personnels (qui, en une fte spciale, leuravaient t transmis) du matre de fte, de son pouse, de ses fils et de leurs pouses,

    de ses filles aussi. Les amphitryons sont attentifs la mention de leur nom danschaque chant, et en entendre un des leurs nomm, poussent collectivement degrandes exclamations en signe d'approbation et de satisfaction. En change de cettereconnaissance crmonielle de la personne, les femmes nommes ou une d'ellesapportent l'initiateur et meneur de la danse une galette de manioc, ventuellementgarni d'autres produits horticoles ; de la part des hommes lui est fait don d'une portionde pte de tabac ; et, tout en continuant chanter, les danseurs reoivent dans leurbouche, par un homme qui passe de l'un l'autre, un sorbet de jus de tabac (de la ptedilue avec de l'eau), ce dont, dans ce contexte crmoniel, les femmes chanteuses nesont pas exclues. La fte est donc l'occasion d'honorer les htes par la mention deleurs noms personnels usage rituel (puisque ceux-ci ne sont jamais employs dans lecommerce quotidien), en change de quoi le chanteur, qui conduit la danse et avanceles paroles, est rcompens. Gestes vocaux honorifiques, cris d'acclamation,distribution de gorges de jus de tabac et remise de don de reconnaissance constituentla dynamique sociale et crent l'ambiance d'animation et de gat, de musique, derythme et de bruit, qui sont caractristiques des ftes witoto (comme d'ailleurs de cellesde leurs voisins Bora, Ocaina et Andoque qui suivent le mme modle de fte).

    Les textes des chants, dont le contenu, la mlodie, le rythme, le pas de danse et lesaccessoires varient en fonction des types de fte,9ont une structure telle qu'elle permetde placer un endroit dtermin dune phrase le nom rituel d'un hte. A chaque

    rptition de la strophe un nom est remplac dans la formule par un autre, passantainsi en revue les membres de la famille du matre de fte. Mais, dans le cas encore decette rhtorique honorifique, la parole ne va pas sans musique, voire, sans laparticipation du corps entier et de ses accessoires dans l'expression du contenu ; lencore, elle engage cette corporalit extensive dont nous avons parl plus haut.Lassociation de la parole l'action physique sous une modalit musicale souligne lanature mme de cette parole qui est plus celle d'un geste, que d'un discours, gesteauquel, son tour, est rpondu par des gestes de don. A cet gard, l'expressionactivit langagire" que nous avons utilise tout au long de notre expos prend tout le

    9 Je ne prends ici en compte que les traits communs et fondamentaux de toutes les ftes, sans

    considrer la richesse des dtails variables en fonction du type de fte et de la carrire crmonielle dontelles font partie. Ce type de gnralit suffit nanmoins pour esquisser un ordre crmoniel gnriqueautour duquel les particularits des diffrentes ftes ne font que variation.

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    poids de sa signification.

    Nous avons vu que, si louer quelqu'un signifie l'honorer, alors les Witoto honorent ennommant le matre de fte et les membres de sa parentle, sans pour autant leslouer.

    Quant au blme, alors que nous analysions les modalits de l'accusation, nous avonsmentionn les griefs qu'on peut chanter en situation crmonielle en tant que membredu groupe des travailleurs (nkollae) un autre travailleur, parent ou alli (parmariage). Le mot que les Witoto utilisent quand ils parlent espagnol pour dsigner cetteaction est "criticar". Cette notion de "critiquer quelqu'un" nous indique bien la frontirefloue qui existe, dans les interactions langagires witoto, entre accusation et blme.

    Face aux trois genres rhtoriques aristotliciens et leur trois fois deux modes d'actionlangagire (accuser et dfendre, combattre et soutenir une raison, louer et blmer), lespratiques discursives witoto affichent un dcoupage diffrent des possibilits humaines

    d'interagir au moyen de la langue. Si une accusation (quotidienne/locale oucrmonielle/sociale) aucune dfense ne peut sopposer et que laccusationcrmonielle (formelle) dbouche directement sur la rtorsion, si les dcisions ne sontprcds daucun dbat contradictoire mais sont, ou bien, prises par un individu qui,par la seule rfrence la solidarit, fonde sur les relations de parent, peut engagerles autres membres de son groupe, ou bien drives des Origines dune traditionverbale qui dfinit ce quil convient de faire dans telle ou telle situation , et si lalouange nest que mise en valeur de soi-mme (individuellement ou collectivement)associe au dnigrement de tiers et que le blme se confond avec la critique etlaccusation individuelle, soit sous forme de potin quotidien, soit sous celle dunedcharge motionnelle publique formalise en des chants (biua), alors la diffrencedes activits langagires witoto en comparaison avec celles des Grecs et des Romainset les caractristiques spcifiques des premires, apprhendes dans leur cadre socialet dans leurs manifestations diverses, ressortent clairement.

    La rhtorique witoto se distingue donc fondamentalement de celle nos Anciens et decelle qui est toujours pratique dans notre socit occidentale, et ceci deux niveaux :premirement, au niveau de son conditionnement social, par les traits caractristiquesde lorganisation sociale qui conditionnent le mode de vie aussi bien dans sa dimensionquotidienne et locale que dans la dimension crmonielle et sociale ; et deuximement,

    au niveau des ressources humaines mises en oeuvre, par les manifestations de lacorporalit extensive qui engage les multiples moyens expressifs et communicatifs dontdisposent les membres de cette socit.

    *********

    Les interactions langagires englobes sous le terme de rhtorique ont donnnaissance une systmatisation thorique chez les auteurs de l'Antiquit classique et chez Aristote en premier lieu qui a eu un long hritage dans notre propretrajectoire de civilisation au point de nous rester facilement abordable etcomprhensible mme de nos jours. Grce la permanence de ces catgories dj

    anciennes, nous reconnaissons immdiatement, dans notre pratique institutionnelle etquotidienne, ces genres rhtoriques d'interaction, leurs diffrences et leur porte,

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    d'o notre tendance les considrer naturels et universels. C'est en interrogeant cetteide de naturalit et duniversalit par un rapprochement des catgories d'interactionsociale et langagire qui nous sont familires un univers quotidien et social distinct etexotique, celui des Witoto, que nous sommes arriv l'invalider.

    Un champ de ce qu'on peut bien appeler une rhtorique witoto a commenc sedessiner qui a ses caractristiques propres, dont nous venons de dcrire quelques-unsdes traits les plus marquants sans prtendre l'exhaustivit. Il resterait fairel'inventaire dtaill et la description minutieuse de l'ensemble des formes de discoursqui sont constitutives de la vie locale et sociale, des dimensions quotidienne etcrmonielle. C'est plutt par contraste et par diffrenciation davec les mcanismessociaux et la nature purement verbale qui nous sont naturels, voire, nous paraissentuniversels et qu'Aristote numre comme des catgories rhtoriques enracins dans lesens commun, que nous avons fait ressortir les particularits la fois sociales,physiques et gestuelles de la rhtorique witoto.

    Plutt que d'tre complets, nous tenions montrer, quel point les traits dgagstaient insparables et solidaires, d'une part, de l'activit corporelle totale et extensivede la personne, et de l'autre, des aspects de l'organisation sociale et de la forme danslaquelle cette socit se traduit l'action et la ralit. La rhtorique witoto ne peuttre saisie qu'en dpassant l'ventail des possibilits du langage parl que les thoriesde la rhtorique jusqu' nos jours se bornent considrer. La parole, la mlodie, lerythme, le mouvement du corps, les gestes de la main, les dons et contre-dons, les pasde danse, les accessoires musicaux et symboliques et nous n'avons pas dtaill toutl'attirail matriel qui orne les chanteurs et les "parleurs" contribuent donner leurforme concrte, mais variable, aux discours, dont le sens resterait infiniment appauvri,si nous nous en tenions leur sens littral. Celui-ci ne prend toute sa porte qu'une foisplac dans l'univers social global structur par l'ordre crmoniel, dont nous avonsdonn un aperu.

    Nayant pas retrouv chez les Witoto les trois genres rhtoriques classiques, mais yayant par contre observ dautres formes dinteraction rhtorique que les thoriesanciennes ignorent, nous arrivons un constat assez diffrent de celui auquel aboutitlouvrage de George A. Kennedy (1998).

    Cet auteur, tout au long de son examen des formes de rhtorique dans diffrentessocits, value ces formes en termes de concidence ou de degr de ressemblance

    avec les trois genres rhtoriques de lAntiquit classique. Il pense avoir dmontr queles genres dlibratif et pidictique sont des universaux, alors que le genre judiciaireest bien moins rpandu et une laboration caractristique de lantiquit grco-romaine.Ce nest que dans la conclusion quil envisage la possibilit de devoir admettre dautresgenres, tel que celui dune rhtorique magique (223), quil rapproche pourtant encoredu genre pidictique (ibid.). Bien que lauteur se dfende de vouloir imposer desnotions occidentales de rhtorique une comprhension dautres cultures et affirmepoursuivre plutt lobjectif contraire, celui de modifier les notions occidentales par lacomparaison avec dautres traditions dans lintrt darriver comprendre la rhtoriquecomme un phnomne plus gnral de la vie humaine (217), sa dmarcheprpondrante tout au long de son livre tend assimiler les phnomnes des pratiques

    langagires observs et inventoris dans des socits non-occidentales aux trois

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    catgories des genres rhtoriques classiques.10

    On peut souponner que son emploi exclusif de traductions en anglais des diffrentsdiscours exotiques lait induit cette dmarche. Un effort de pntration dans luniversnon seulement discursif, mais encore linguistique des diffrentes socits, laurait

    sensibilis aux particularits de lusage des ressources lexicales et grammaticales queces formes de discours affichent et qui ne sont pas forcment rductibles auxmodalits courantes dans les langues indo-europennes, mais manifestent desproprits qui drivent dun potentiel linguistique propre aux structures linguistiques deces langues exotiques. De cette manire, il aurait t amen tenir compte de formesde style qui, du fait de leur lien gntique avec la structure de la langue, doivent tredfinies en des termes diffrents de ceux qui se rfrent aux moyens linguistiquesinhrents la structure de lindo-europen. Une langue qui opre, par exemple, avecun grand inventaire de classificateurs nominaux, comme le Witoto, possde en celaune ressource pour classifier et rapprocher, contraster et distinguer des contenus, et,par ces procds formels et smantiques, marquer un style de discours quaucune

    autre langue ne possdant pas ce trait morphologique ne saura manifester. Lesressources grammaticales disponibles dune langue donne peuvent donc nousexpliquer la forme spcifique dun style de rhtorique et, par l, un aspect de la formedes discours (ou du genre rhtorique) qui nest pas rductible ce que nousconnaissons sur la base des langues qui nous sont familires.

    Mais au del du style, la forme de discours est troitement lie la situation de sonnonciation. Cest elle qui fait apparatre telle forme de discours comme fonctionnelle etpermet de saisir le discours dans toute sa dimension factuelle. La situation, dans uneacceptation bakhtinienne largie, englobe le lieu et le temps sociaux, les rapportssociaux entre locuteurs et auditeurs, le sujet actuel qui doit venir nonciation, maisaussi la position du corps que les acteurs impliqus dans lvnement rhtorique sontcenss adopter, les gestes qui contribuent lexpression et la signification dudiscours, et les accessoires (vtements, insignes, stimulants etc.) qui laccompagnent.G. A. Kennedy nous dcrit bien avec quelque dtail le cadre social dans lequelsinsrent les trois genres rhtoriques dlibratif, judiciaire et pidictique dans ladmocratie athnienne, et il nous fait comprendre par l de quelle dynamique socialeces formes de discours participent et dpendent : devant une assemble publique lescitoyens prennent position pour ou contre une paix conclure, une guerre dclarerou une alliance sceller, donc face une dcision prendre et une action raliser ;devant un tribunal, chaque parti concern expose son point de vue sur des faits

    accomplis dans le pass, dont lun des partis accuse lautre, qui, son tour, sendfend ; et, dans ce dernier cadre, il sagit, dans un laps de temps troitement mesur(par une clepsydre!), de dire lessentiel, et de le dire sous une forme qui convainque oupersuade une majorit de juges. Le genre pidictique ou dmonstratif, par contre, neveut que plaire au public, et nappelle ni au consentement, ni au rejet ; il est pratiqulors de crmonies publiques, par exemple funraires, o lon loue et glorifie des mortstombs pour la patrie. Ces pratiques rhtoriques sont donc orients dans leur forme etleur contenu par les situations concrtes existantes dans la socit grecque danslesquelles elles ont accomplir leur fonction : oeuvrer en vue dune prise de dcisionpolitique et judiciaire, honorer des citoyens mritants. Malheureusement, quand il traitedes formes de rhtorique dans dautres socits que la grecque, le mme auteur ne

    donne que peu dindications sur le conditionnement social de leur ralisation ; et quand10Thomas Conley le note dailleurs avec justesse dans son compte-rendu du livre (1999 : 100).

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    il y fait allusion, cest en des termes trs gnriques, de sorte que le lecteur ne voitgure comment la rhtorique fonctionne dans les socits exotiques. Cette ngligencedu cadre social dans lequel les formes de rhtorique se ralisent et accomplissent leurfonction est, mon avis, une raison supplmentaire qui explique la facilit avec laquelleKennedy a pu assimiler les manifestations rhtoriques exotiques aux genres

    rhtoriques classiques europens ; une prise en compte plus dtaille des structuressociales dans lesquelles les diffrentes formes de discours remplissent leur fonction etune attention plus soutenue la diversit des rles et des modalits dinteractionlauraient sans doute prvenu dune telle propension la simplification.

    Notre effort a port prcisment sur une mise en contexte, plus encore, une descriptiondes situations dans lesquelles diffrentes formes de discours witoto sont produites pardes locuteurs dans des rles dfinis face des auditeurs avec lesquels ilsentretiennent certaines catgories de relations sociales et qui, leur tour, se trouventaccomplir un rle dtermin. Ces situations, ces relations et ces rles diffrentfondamentalement de ceux qui encadrent la production des trois genres de la

    rhtorique greco-romaine ; il nest donc pas tonnant que nous soyons arrivs constater plus une divergence quune convergence ( la manire de Kennedy) entreles formes de discours witoto et greco-romaines. En incluant dans notre examen nonpas seulement les discours parls, mais encore ceux qui sont chants et danss ensolo, en couple et en choeur , nous assumons quune thorie plus gnrale de larhtorique ne devrait pas maintenir la distinction aristotlicienne entre rhtorique etpotique, mais au contraire sefforcer dcrire, sans discrimination a priori, toutes lesactivits langagires et de les caractriser aussi bien par lusage particulier quellesfont des ressources linguistiques disponibles, que par leurs fonctions sociales dans unestructure de socit donne et dans des situations culturellement codifies. Kennedyprocde de la mme faon quand il tend son analyse des chants sacrs australiens,au Livre des Odes chinois, aux Hymnes vdiques et homriques, et la posie piquehindoue et grecque, bien quil ne prenne pas explicitement position face linclusiondans le domaine de la rhtorique doeuvres quAristote classerait certainement dans lacatgorie potique.

    La notion trs gnrique dnergie rhtorique que Kennedy introduit pour fonder unethorie gnrale et volutionniste de la rhtorique qui embrasse les domaines animal,prhistorique, historique et actuel des manifestations rhtoriques nous paratacceptable dans la mesure o elle fait apparatre les tres vivants comme des acteursqui, travers le mtabolisme vital, dpensent constamment de lnergie, dont une

    partie sous forme dactivits communicatives accompagnant les interactions sociales.Toutefois, la forme sous laquelle est dpense cette nergie rhtorique nous sembledevoir tre comprise partir dune tude qui considre lensemble des