19
Tous droits réservés © Les écrits de l’Académie des lettres du Québec, 2016 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 18 jan. 2020 17:21 Les écrits Passage à l’action André Ricard Numéro 147, août 2016 URI : https://id.erudit.org/iderudit/83269ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les écrits de l’Académie des lettres du Québec ISSN 1200-7935 (imprimé) 2371-3445 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Ricard, A. (2016). Passage à l’action. Les écrits, (147), 119–136.

Passage à l action · Passage à l’action l 123 de grève, les descentes à la rue, les heurts avec les forces de l’ordre et, plus aventurés encore, les appels à la désobéissance

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Tous droits réservés © Les écrits de l’Académie des lettres du Québec, 2016 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des servicesd’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vouspouvez consulter en ligne.

https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche.

https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 18 jan. 2020 17:21

Les écrits

Passage à l’action

André Ricard

Numéro 147, août 2016

URI : https://id.erudit.org/iderudit/83269ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)

Les écrits de l’Académie des lettres du Québec

ISSN

1200-7935 (imprimé)2371-3445 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Ricard, A. (2016). Passage à l’action. Les écrits, (147), 119–136.

l 119

ANDRÉ RICARD

Passage à l’action1

Si de prendre le frais avec le chat, réfléchissait Jean, comptait pour peu comme élément constitutif d’un rituel d’une tout autre conséquence, cette pratique, aux heures rechignées, devenait, au regard de l’estime de soi, l’emblème d’une courbe existentielle — ou si on veut narcissique — touchant au plus bas degré. L’emploi du jour où Jean se voyait alors — le protocole maniaque que prescrivait au quotidien l’atteinte d’un but non pas élevé mais qui, à sa face même, se dénonçait comme la simple caricature de la vie célibataire — n’était pas, en rentrant au bercail, la sorte d’existence à quoi il avait prétendu.

Reste que ses antécédents, et même l’air de gaillardise dont il habillait la déprime, avaient favorisé son avancement dans la carrière seconde. Le passage aux chiens écrasés avait été bref (il préférait, le temps qu’il donnait écho aux conférences du club Richelieu, parler d’une affectation de « généraliste »). Alors qu’il assurait le remplacement du titulaire en congé, la circonstance lui avait paru utilement formée pour pousser à la retraite un « plaisant » et lui ravir le titre de critique musical. Ressentait-il, fait nouveau, le besoin d’une justification ? Cela s’appelait d’un nom : faire preuve de responsabilité civique. Il s’agissait bien d’attendre ! L’abandon des pages féminines, imminent — carnet mondain, famille, beauté, cuisine, courrier du cœur, astrologie —, mais

1. Ce texte fait suite à « Un plat de lentilles » paru dans le no 143 des Écrits (hiver 2015, pp. 359-365).

120 l André Ricard

aussi loisirs, avait pressé l’issue : si la corporation pouvait s’at-tendre à la mise en loterie de certains postes de l’orga nigramme, il était clair que le domaine culturel allait « passer au jupon ».

L’étape de la vie consécutive à celle du ténor, moins relui-sante autant qu’on voudra, l’avait dès lors assuré d’un affairement de bonne compagnie. Encore que libérale, la servitude salariale s’y assortissait, ainsi qu’une déférence de principe au supérieur. Toutes les ressources de l’humour n’étaient pas de trop pour s’ac commoder des constituants de ce que Bielley appelait la vraie vie. Il en allait de même pour l’équipe entière de rédaction quant à la couverture du fait social en période de bouillonnement : toutes les subtilités d’une prudente audace étaient requises afin de s’ajuster à la ligne éditoriale, d’obédience ecclésiastique. Il se trouvait, selon le directeur, que la prise en charge par l’État de larges domaines de l’activié humaine faisait fâcheusement penser à la collectivisation.

Sa plume, énergique, avait fait du communisme la cible d’un règne commencé dans le premier après-guerre. Elle avait alors prétendu sans beaucoup de modestie faire barrage au bolchévisme, à ses avatars comme à ses chantres. Une prose épique avait ainsi livré combat à Karl Marx, défié Lénine, elle s’en était prise aux républicains d’Espagne — à Staline, le plus souvent, qu’une diatribe opiniâtre peignait en antéchrist. Chétif mais les reins féconds, comme il est dit des rois dans la Genèse, le président et directeur avait pu craindre pour sa descendance le déferlement sur l’Europe, sur le monde, de l’hydre com mu-niste. Les suppôts de Staline n’avaient-ils pas failli prendre le pouvoir en Italie ? Affolé le pape ?

Le directeur, la plupart du temps, ne savait trop où donner de la tête, courant des fermetures d’églises au goulag, puis se jetant bras en croix au-devant des chars venus écraser l’in sur-rection hongroise. Grâce au Dieu tout-puissant, on assis tait à un ébranlement par l’intérieur du régime, comme en faisaient foi les épisodes d’une héroïque résistance que mettait en lumière le

l 121Passage à l’action

cardinal Mindszenty, menacé, puis emprisonné, contraint aux aveux, réfugié enfin (il le serait pendant quinze ans) à l’am-bassade américaine. Et il fallait encore s’indigner hautement et pleurer, pleurer surtout de voir la Chine bolchévisée, pays de mission à son tour infecté par l’implacable doctrine des Soviets, qui obligeait les évêques à récuser l’autorité apostolique de Rome…

Pour les courriéristes, cependant, requis à des inter ven-tions ponctuelles et de plus modeste visée, de défendre avec quelque crédit les intimations tombées de la chaire et de donner voix aux immuables pescriptions de l’Église, dans le temps que les religieux quittaient les couvents à pleine porte, s’avérait une entreprise complexe. Il s’agissait a priori, pour répondre à la vocation militante qu’annonçait l’intitulé du journal, de trouver le ton idoine dans le traitement de la nouvelle, ce qui équivalait à mettre en balance la rapide désaffection religieuse des citadins avec le conservatisme présumé de l’arrière-pays.

Peu après l’intégration de Jean au journal, le chef tant re -douté du Kremlin décédait, remettant à la succession de mener la manche finale du combat entre « d’un côté la civilisation chrétienne triomphante, de l’autre la barbarie moscovite ago-nisante ». Un impératif auquel les éditorialistes maison, moins entêtés de géopolitique que le patron, trouvaient de son vivant à s’employer en rappelant la position du Saint-Siège quant au divorce, cette « plaie sociale », ainsi qu’à l’union libre et à la contraception, deux pratiques également sinon plus condam-nables, et toutes deux d’occurrence croissante ; mais sans doute les observateurs du fait de société commentaient-ils de préfé-rence l’interruption de grossesse, qui donnait les meilleurs titres. Canoniquement inadmissible, même en cas de viol, au civil illé gale et clandestine, elle n’offrait pas que des accidents de par cours : le débat pour en forcer la libéralisation gagnait de l’am pleur, ponctué de marches pro-choix et de contre-manifestations ; mieux encore, la sûreté publique tenait pour

122 l André Ricard

sérieuses les menaces de mort adressées au bon docteur Morgentaler, et une unité spéciale tâchait de désamorcer les attentats visant les cliniques de tolérance…

Encore y avait-il plus alarmant même que la liberté des mœurs pour la prépondérance du dogme, et c’était l’essor d’une organisation du travail qui échappait à l’orbite confessionelle.

Il se trouvait que la bienveillance pastorale s’était à la fin com mise dans le monde industrialisé. Elle avait, sauf à encou-rager le désordre, jugé essentiel d’opposer à un syndicalisme inter national sans Dieu des unions ouvrières catholiques — « pourvues d’un aumônier qui avait droit de veto sur les grèves », rappelait méchamment Pageau, un journaliste vétéran —, et l’on voyait aujourd’hui ces unions se séculariser. Il fallait en prendre son parti, le temps semblait révolu d’une « recherche de con ciliation entre catholiques », ce qui donnait à supposer que le capital, déléguant ses sous-fifres à la négociation, trouvait son profit à la formule. Elle avait pour cause été répudiée, ce dont la prélature prenait acte sans qu’une solution de rechange paraisse se dessiner.

De quelque façon, la Révolution tranquille, innommée encore, achevait de tout bousculer. Le scepticisme, sinon la franche incrédulité, régnerait bientôt sur l’ensemble des dio-cèses, une partie de l’intelligentsia se réclamait, en pleine guerre froide, des théories marxistes, une certaine théologie de la libération, quoiqu’elle s’en défendît, s’en inspirait aussi — enfin, est-ce que le journal lui-même, typiquement, n’avait pas fini par retirer le déterminant « catholique » de son titre ? Or, se rap-pelait le promeneur, l’épiscopat, bien que divisé sur la question, s’alarmait de ce que les principes qui inspiraient l’action fédé-rative ouvrière désormais laïque (l’égalitarisme, la copropriété, la répartition des gains…) la conduisaient de plus en plus clairement à une contestation du système. Certains prélats, des dignitaires laïques aussi, déploraient dans leur barbe l’éprou-vante condition ouvrière. Il fallait craindre les rixes aux piquets

l 123Passage à l’action

de grève, les descentes à la rue, les heurts avec les forces de l’ordre et, plus aventurés encore, les appels à la désobéissance civile, tous symptômes avant-coureurs d’une déliquescence où tant de sociétés s’étaient dissoutes. À quoi les âmes timides, pour qui les inégalités n’étaient qu’une constante de la nature à quoi se résigner, faisaient écho : voulait-on voir se reproduire ici les déprédations que connaissait Cuba avec ses barbus en treillis qui arrachaient aux bonnes gens, kalachnikov en ban-doulière, le commerce dont ils vivaient, le lopin qu’ils labou-raient, voire leurs fils, pour les remettre à l’État ? N’était-ce pas le paradis que nous promettaient les poseurs de bombe à Westmount, et qui signaient du sigle FLQ leurs attentats ?

6

Dans la décennie précédente déjà, à l’occasion de ses passages au pays, se rappelait le promeneur, les mêmes le suspectaient, sur le simple fait de porter la barbe, de sympathie pour le peu de turbulence dont pouvait s’inquiéter un ordre social auto-ritaire et apparemment immuable : les voitures ralentissaient, on le traitait de Castro, et se confirmait pour lui, en perte d’in-térêt chronique pour la société d’origine, le chauvinisme ata-vique de ses compatriotes, méfiants de toute opinion nuancée sur l’ordre établi, se hérissant d’un regard candide sur leurs usages : pénétré de sa supériorité morale, détenteur de la norme absolue, l’humain qui croyait participer du way of life haïssait la différence.

Déjà sujette à débats au collège, la dévotion de ses com-patriotes à la prospérité sans complexe des voisins — ségréguée et profondément inégalitaire, mais tout à l’inverse donnée pour accessible à quiconque habitait cette société « sans classes » — pouvait s’expliquer, soutenaient les esprits forts, par l’héroïsme d’abnégation prêché dans cette partie-ci du continent : ils y voyaient une forme de désaveu de la notion désincarnée de

124 l André Ricard

l’existence qui avait cours. À quoi les « tradi tionnalistes », qui se qualifiaient de « démocrates chrétiens », répli quaient en accusant cette aisance de prétendre non seulement au confort, mais au bonheur même. L’imagerie publicitaire, avec ses visages épanouis jusque devant des détersifs, montrait à la fois la suffisance et la niaiserie d’une abondance soi-disant synonyme de liberté. Se positionnant comme « réalistes », les plus nom breux jugeaient que la culture matérielle étant la même, la prétendue diffé rence entre les peuplements était négligeable : nous étions Américains. Situation d’ailleurs enviable, les premiers supermarchés ou -vraient leurs allées à la multiplication par dizaines des mêmes pro duits, ce qui contrastait avec l’indigence des pays d’après-guerre en reconstruction et plus encore avec les comptoirs et les vitrines vides des capitales soviétiques dont les premiers visiteurs rapportaient les vues en diapositive des boulevards peu moto-risés de Moscou, ce qui faisait rire de pitié.

Les classes étaient fréquemment suivies de flânage devant d’interminables cafés dans quelque restau à banquettes de mo leskine. Il arrivait, sur un autre mode, que le débat renaisse dans les sonneries du juke-box et du billard électrique. L’intérêt politique des concitoyens, à ce que Jean faisait observer, ne dé -passait pas les frontières de la paroisse extensive. Néanmoins, semblait-il, comme par un effet de capillarité, la culture domi-nante épousait la grand-peur des voisins pour une apocalypse dont seraient cause les visées expansionnistes du bloc soviétique. Un camarade, de ceux qui montraient de l’irrespect pour les aînés, s’amusait de ce que son père passait les fins de semaine, équerre et rapporteur d’angles en main, à des calculs préalables au creusement d’un abri atomique. Les revues populaires pu -bliaient des plans, les illustrations montraient la famille amé-ricaine type, de deux rejetons, aménageant son espace de survie sous trois mètres d’humus et de gazon. Le chef de famille en question, prévoyant, avait d’enthousiasme déplacé le lilas et les

l 125Passage à l’action

pivoines dans la cour arrière, mais il arrivait à la conclusion, à mesure que croissait sur son plan l’espace nécessaire au stockage des denrées, que la cour toute entière n’allait plus suf-fire : la fa mille, comme il était fréquent dans la classe moyenne canadienne-française, comptait dans les cinq enfants. « La bombe ou la fa mille : laquelle fallait-il le plus redouter ? En tout cas, concluait le fils, la durée prescrite au séjour suffisait lar gement à ce que les réfugiés s’entretuent. »

Les rires et palabres s’interrompaient à l’arrivée d’une volée pépiante de collégiennes de l’institution voisine, véritable prétexte au séjour extensif des premiers occupants. Les filles soutenaient bravement entre elles la conversation « comme si de rien n’était », quittant leurs manteaux pendant que durait la stupeur gogue-narde des autres. C’était finalement Bonin, ap puyé des deux mains au cadre du billard électrique, qui lançait les premières taquineries.

Les strates de souvenirs, sans se mélanger, s’interpelaient, souvent à partir de faits anodins, comme à dessein de donner relief ou marquer une borne aux divers moments d’une chro-nologie personnelle plus dépendante du contexte qu’on voulait en général le croire. Mais n’en allait-il pas de même de la grande histoire, se disait-il, dont l’évolution faisait penser au parcours de la balle sur le plateau incliné du billard électrique ? Tres sau-tante, rebondissante contre toute vicissitude et, selon la croyance répandue, tragiquement circulaire.

Aux réunions hebdomadaires du journal, histoire de ne pas compliquer la tâche au nouveau directeur, Jean, à la façon des collègues, bridait les sarcasmes trop faciles à l’endroit d’une ligne éditoriale de plus en plus délicate à définir. L’Église, montrée du doigt pour sa soumission intéressée à l’autorité régnante — égale à elle-même depuis l’époque coloniale, disait-on chez les sépa ratistes —, et généralement blâmée pour son invasion des consciences, s’efforçait toutefois de montrer un autre visage,

128 l André Ricard

for tement incarné dans les ambitions réformatrices de Vatican ll. Mais, même loin d’aboutir, les réformes déconcertaient autant qu’elles ralliaient.

Pendant que les guitares accompagnaient à l’église les sœurs chantantes, un blanc-bec de cinéaste, fort d’un statut d’ani mateur et de polémiste, se faisait le champion d’une laïcité en progrès accéléré ; et ce, reconnaissait-il, de son impulsion naturelle. Et il n’y avait rien là d’étonnant puisque la franche démarcation des compétences entre l’Église et l’État était com-mune aux sociétés industrialisées. Dans le contexte qui était le nôtre, fallait-il croire, s’opposaient deux ordres de valeurs : les valeurs de l’époque, issues de la division du travail et des règles du marché, et celles du stade artisanal de transformation et de l’autosuffisance, lesquelles survivaient dans la catholicité, « une invention de la civilisation agricole ».

Il importait, pour rendre compte du changement d’habitus, de séculariser les actes qui relevaient naturellement de l’autorité publique, et en particulier, pressait-il, l’ensei gnement, où l’avenir prenait forme. L’activiste, devenu romancier, en débattait à la radio au cours de véritables marathons, s’exprimant au nom du front qu’il avait cofondé et répondant à des contradicteurs de toutes dénominations. Les uns, tout en admettant que la pratique religieuse s’essoufflait, n’en observaient pas moins que la majorité, dont ils disaient prendre les intérêts, demeurait attachée à l’école catholique. D’autres, devant cette tentative de minoration de l’autorité religieuse, s’effarouchaient de voir mis à risque l’un des pilliers de la survie canadienne-française. Mais les Bérets blancs, eux, entendaient trop bien — on ne les leurrait pas —, que derrière la rhétorique « progressiste » d’un Jacques Godbout, le seul vrai but de la campagne était « d’arracher le crucifix des écoles et d’y promouvoir le sexe ».

Outre Jean, qui avait grandi dans une famille non con-formiste, le journal comptait bien quelques impies déclarés et de mœurs irrégulières. Ceux-là rappelaient de temps en temps, mais

l 129Passage à l’action

comme d’une occurrence impensable aujourd’hui, le renvoi d’un courriériste (et incidemment rédacteur en chef) du quotidien rival pour un roman social qu’il avait été forcé de désavouer, mais qui lui avait quand même valu, sur pression du palais cardi-nalice, de démissionner du journal. Il avait abouti au bureau de la statistique, dont l’ire cléricale le délogeait à nouveau en dépit même de la protection du premier ministre. Mais Duplessis, à vrai dire beaucoup plus usager des abus coordonnés du pouvoir civil et clérical que des comportements émancipateurs, avait passé l’arme à gauche, et les demi-civilisés, affranchis des anciens maîtres, se mettaient à l’écoute d’une espérance terrestre.

Un mouvement sécessionniste prenait forme, socialisant celui-là et tôt fondé en parti, qui voulait se croire porteur d’un avenir de dignité pour les régionaux. Il aurait comme interprète un fabuleux orateur — de cela, même Benjamine Gaudreault, attachée politique du ministre provincial de la Santé, convenait, tout comme son mari. Ils comptaient au nombre de ceux qui mettaient en cause le mouvement pour sa légitimité. « Ces zigotos vont jusqu’à utiliser les postes royales pour diffuser la pro-pagande séparatiste », sifflait Benjamine pendant qu’on présentait l’orateur. Avec Charlebois, photographe au journal du matin, elle voyait précisément dans la tolérance de l’autorité régnante un déni au discours de domination, voire d’oppression tenu par les affidés du Rassemblement pour l’indépendance. « Imagine-t-on ailleurs un pays où la dissidence, et jusqu’à la sédition, soit aussi à même de s’afficher ? » C’est en leur compagnie, curieux du reten tissement que connaissaient les harangues du jeune tribun montréalais, mais comme eux réfractaire au discours dont vibrait la salle, que Jean le découvrait au Palais Montcalm. La salle était magnétisée, il demeurait étranger. La simple parole, hardie et audacieusement mesurée, appréciait-il pourtant, tenue loin de toute entente dans la complaisance de bas niveau, forçait les générosités dans son sillage. Le messager de l’émancipation nationale ne craignait pas d’appeler à une haute exigence

130 l André Ricard

un peuple de gagne-petit qui avait d’abord besoin de croire en lui-même pour renaître à soi. Il ravivait la soif de justice, invo quait le rattrapage nécessaire, détaillait les mesures devant rétablir dans ses droits une majorité que sa langue désignait au sous-développement. Racé, inspirant, le motivateur parlait de constance, de dépassement. De refondation. Il conviait un peuple, après cent ans d’immobilité, à se remettre en marche.

Et voilà que, militairement conquis mais opiniâtre et mur murant, minorisé mais refusant de disparaître, ce peuple, pro létarisé, se ressouvenait qu’il avait des ailes. II les dépliait. Encore froissées, elles le portaient sur les courants ascendants. Il s’exaltait. Mais à ceux, tout à coup pris de vertige, qui devaient lui ouvrir le passage, quand le sens migratoire ne leur faisait pas défaut, leurs propres ailes leur étaient cause, par accès, d’une angoisse sans remède.

6

Le coude-à-coude de la salle de rédaction, se souvenait Jean, d’abord propice à le faire émerger de la mélancolie, l’avait de même pourvu d’une voix aux discussions sur les enjeux de société, mais surtout d’une présence active à la vie artistique dans le temps où elle explosait.

Dépêché à la couverture d’Expo 67 pour la rubrique culture qu’il avait lui-même conçue, il obtenait de la rédaction un sup-plément d’espace et de crédits. Les îles, hôtes des peuples de la Terre, constituaient le lieu multiple où entendre ce que les nations avaient à dire de l’usage qu’elles faisaient de leur posi tionnement sur l’axe d’un monde bipolaire. Elles invitaient à reconnaître leurs avancées et attiraient les foules par des spec tacles mêlant technique de l’innovation et culture vivante. Le baby-boom, universel, entendait témoigner, au sortir de l’ado lescence, d’un imaginaire délié des stéréotypes et d’un prosaïsme borné ; il s’ouvrait aux multiples univers culturels et étendait son domaine

l 131Passage à l’action

perceptif à l’ésotérique comme aux prairies hallucinées apparues outre les frontières de la raison. Point d’orgue dans le continuum des remises en question, All You Need is Love, par une première transmission satellitaire, retentissait au pavillon de la Jeunesse et déferlait en même temps sur le monde, chant de ralliement d’une génération. Les orchestres nationaux, sur les scènes collatérales de la ville, les compagnies de danse, de théâtre et d’opéra, mar-quants pour l’exceptionnelle présence et l’en vergure, jetaient leurs feux en un Festival mondial auquel s’associaient des artistes que le chroniqueur irait embrasser, tels les Béjart et les Noureev, et ce Pavarotti, en voie tout de bon de conquérir la planète.

Les interviews, les reportages devenaient l’occasion pour l’exilé de la scène de rebâtir d’entêtantes relations. Sa pré fé-rence allait aux compositeurs, venus consulter l’œuvre inouïe de Xenakis. Elle se déployait, envoûtante, cœur iri descent du pa villon de la France, sur une île artificiellement surgie du bouil lonnement des eaux. La partition du polytope, assistée de l’ordi nateur, une nouveauté, synchronisait, dans une fluidité scin tillante, architecture, musique, équations et incidences de nature. Parmi les dévots de la créature hybride issue d’un esprit universel, se comptaient l’auteur de Kebeka Liberata, qui avait sonorisé le pavillon du Québec, ainsi qu’une compositrice aux débuts féconds à qui le signataire de Metastasis, collaborateur de Le Corbusier et disciple de Messiaen, accordait sa protection.

Les compositeurs paraissaient à Jean, d’entre les musiciens, ceux qui le garderaient à meilleure distance d’avec son ancien entourage. Ils étaient diserts et lucides, ils jouaient de codes har-moniques en rupture avec la tonalité, ce qui en faisait, de tous les praticiens, les plus ignorés et les plus seuls. Ils trinquaient volontiers, emboîtaient le pas aux danseurs de sirtaki dans les restaurants grecs, restaient émus sans rémission du passage du général de Gaulle, parlaient jusque tard dans la nuit ; ils voya-geaient aussi beaucoup, avaient pour marraine Maryvonne Kendergi, porte-couleurs de leur témérité et cheville ouvrière

132 l André Ricard

du désenclavement : ils rêvaient, comme lui-même l’avait fait, d’appartenir à une famille transnationale et exclusive. Ingénieurs autant que musiciens, ils concevaient avec enthousiasme les promesses de l’ordinateur, tout comme ils se montraient avertis, et sans s’en offusquer, de la méconnaissance où le public les tenait. Un fatalisme irrecevable quant à Jean, tout de même forcé de reconnaître que l’amateur de musique sérieuse — son lectorat du journal en témoignait trop bien — refusait de les distinguer les uns des autres, tous des suppôts de John Cage voués à la damnation de l’oreille chrétienne.

Par les positions que le chroniqueur soutiendrait dans ses colonnes, et dont la verve interpelait sans ménagement le retard intellectuel prêté aux concitoyens, il aurait vite fait en sorte, tout en accroissant son audience, de se définir une attri-bution sociale suffisamment irritante pour repousser dans l’ombre le ténor, plus dificile que prévu à laisser à la traîne. Lui qui accusait certaines des œuvres que défendaient ses protégés de donner dans le conceptuel et le cérébral tout comme d’être frigide certain jazz auquel il prêtait l’oreille avec eux, il se bâtissait à plaisir la réputation, après s’être mis au service du répertoire romantique le plus convenu, d’un esprit fumeux qui aurait incliné toutes les manifestations vers des programmes de contenu comment… ? Sériel ? Atonal ? se moquait-il. Avec des xylophones en place de violons… abrasif, de toute façon, aléa toire, mais usant de pianos préparés, ou, plus gonflé encore, concret, avec alignement de haut-parleurs en place de mu si-ciens… — présomptions bien éloignées de son battage en faveur d’une part à consentir, dans la programmation, à la créativité du siècle où l’on vivait une croisade qui, pour peu effective qu’elle soit restée, avait au moins servi à déstabiliser le chef de la symphonie et favorisé son remplacement.

6

l 133Passage à l’action

La promenade ramenait à cet endroit de la rue, en légère élévation, d’où apercevoir, au-delà du champ d’exercice, la barre ultramarine du fleuve. Moucheté des points blancs de sa navigation de plaisance, il paraissait endormi, trait sombre tiré contre les bleuités appalachiennes. Jean chercha un moment à repérer le chat, comme si de l’apercevoir pouvait l’aider à renouer le fil de sa rumination. Entre les immeubles à logements pourvus jusqu’aux étages d’abondantes boiseries, l’ennua-gement refermait l’espace ouvert, concentrant la lumière en un rayon oblique qui faisait penser aux illustrations d’épisodes bibliques. Les pensées du promeneur, lui semblait-il, à l’instar de la dérive insensible des esquifs à voilure blanche qu’indiquait le rayon, croisaient sur le cours du temps vécu, soumises non pas aux caprices du vent, mais à ces associations aussi furtives qu’imprévisibles.

Sur la décennie finissante, évoquait-il en reprenant la marche sous le rayon céleste, une jeunesse lyrique faisait souffler un vent de promission. The Times They Are A-Changing, du ton de la prophétie, mettait en garde qui prétendait faire obstacle à la métamorphose en marche : les parents, les séna-teurs, les généraux.

La guerre, cependant, et malgré les cartes d’enrôlement déchirées, avait cours. Elle s’étendait hors des deltas, aux ri -zières, aux forêts humides, aux villes des marchés flottants.

Elle est ce qu’on allume au loin. Une destination exotique. Elle demeure ce plaisir réprouvé, ce loisir laissé à l’humain pour voyager aux confins de lui-même, un temps chômé offert à ce qui se peut connaître de la nature. Sa nécessité échappe à toute explication. On sait seulement que si la guerre commence, elle doit aussi finir. Pour recommencer ailleurs, finir encore…

Celle-ci, de phosphore et de défoliant, d’hélicoptères et de navires fluviaux était impossible à méconnaître. Fût-ce à « Terre des Hommes », devant la vitrine de l’intelligence, dans la

134 l André Ricard

célé bration de la fraternité universelle. Elle n’a jamais eu d’autre cause que le désir de posséder, de connaître, au sens que donnent à ce mot les Écritures. Ses étreintes sont puissantes. Parmi les plus troubles aussi. Elle tire à soi comme le vertige. On feint de ne pas s’y abandonner à la légère ; jusqu’à prendre prétexte de la théorie des dominos. Au-delà des abîmes où elle aura plongé, des charniers, des naissances difformes léguées aux générations, à un héroïsme ténébreux, on aura substitué l’oubli. On enferme dès l’atterrissage les pertes, celles que livrent les vols-ambulance, les corps dans les housses mortuaires, les amputés, les mutilés. Leur vue entacherait ce qu’est la joie simple d’assujettir, le bonheur élémentaire de renverser les murs et les femmes. Elle dénon cerait le remugle de cette joie-là, l’odieux de l’ordre viril, l’armistice, les bras des femmes ouverts au vainqueur, la part infiniment obscure des sens — et à quoi bon s’il faut recommencer ?

L’offensive du Têt se préparait. À Montréal, le carillon de Psyché Rock appelait à la Messe pour le temps présent. L’exécution chorégraphique, réglée par Béjart, pétrifiait la salle Wilfrid-Pelletier. En neuf épisodes, la suite avait pour objet de mettre en miroir la vie avec la mort, l’une s’exaltant de l’autre dans la frénésie d’une époque où dominait le jeune âge. L’amour et la destruction, leurs fulgurances ; elles étaient inscrites entre l’ardeur véhémente de vivre et la réconciliation mystique, sur l’os suaire des temps, avec la dissolution de soi. Depuis un rock de discothèque intergalactique, chaque épisode invitait d’abord à honorer Éros. Et rien ne le magnifiait, arrogant et transitoire, comme l’élan des corps. Au ballet aussi bien que dans la pra-tique ascétique de Jean de la Croix, la complétude charnelle, son repos anéanti servait à rendre les transports surnaturels de l’âme amoureuse, car ce qu’elle recherche est pareillement son annihilation dans la lumière de l’alpha et de l’oméga.

À son habitude, Jean transmettait par télex son compte rendu. Le spectacle continuait de vivre en lui. Il connaissait, pour y avoir été exposé, le feu de la critique. Si assuré qu’il

l 135Passage à l’action

de meurât de son jugement, infaillible à pointer les maladresses de phrasé, les notes avalées et autres bavures, à détecter, plus regrettables à ses yeux, les dérobades devant l’effort, le risque…, il aurait jugé faire la part du pédant en commentant dans cet esprit les performances plutôt qu’à inviter le lecteur à pressentir le sens diffus de toute réalisation responsable. Mais la Messe pour le temps présent l’avait foudroyé. Cette œuvre n’était porteuse que de lucidité, de courage et de poignante beauté. Le ques-tionnement qu’elle portait le troublait : quand il est impos -sible de croire à sa propre mort, méditait-il, distrait de l’envoi, comment faire le deuil de soi ? Accepter que tout, y compris l’accomplissement d’art, pourtant posé en refus à la finitude humaine, « soit si bref et probablement si vain ? »