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PATERNALISME ET RSE : CONTINUITÉS ET DISCONTINUITÉS DE DEUX MODES D'ORGANISATION INDUSTRIELLE Thierry Hommel ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45 pages 20 à 38 ISSN 1161-2770 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2006-4-page-20.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Hommel Thierry, « Paternalisme et RSE : continuités et discontinuités de deux modes d'organisation industrielle », Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 20-38. DOI : 10.3917/eh.045.0020 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Stanford University - - 171.67.34.69 - 17/04/2013 00h48. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Stanford University - - 171.67.34.69 - 17/04/2013 00h48. © ESKA

Paternalisme et RSE : continuités et discontinuités de deux modes d'organisation industrielle

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PATERNALISME ET RSE : CONTINUITÉS ET DISCONTINUITÉS DEDEUX MODES D'ORGANISATION INDUSTRIELLE Thierry Hommel ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45pages 20 à 38

ISSN 1161-2770

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2006-4-page-20.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Hommel Thierry, « Paternalisme et RSE : continuités et discontinuités de deux modes d'organisation industrielle »,

Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 20-38. DOI : 10.3917/eh.045.0020

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Distribution électronique Cairn.info pour ESKA.

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20 ENTREPRISES ET HISTOIRE, 2006, N° 45, pages 20 à 38

© Éditions ESKA, 2006ENTREPRISES ET

DÉVELOPPEMENT DURABLE

INTRODUCTION

L’émergence du concept de responsabi-lité sociétale des entreprises – RSE –conduirait les entreprises transnationales àassumer spontanément des responsabilitéscollectives, qui, dans les régimes d’Etat-providence, sont assumées par l’Etat(1). Eninvestissant dans la fourniture de biens col-lectifs environnementaux, sanitaires etsociaux dans les pays du sud, les entreprisesmodifieraient cette répartition.

Pour un économiste, cette situation estparadoxale(2) : le partage présumé des res-ponsabilités et des rôles sociaux – recoursau marché pour la fourniture de biens et ser-vices privatifs, intervention publique dansdes champs denses en biens collectifs dufait de la défaillance du marché – ne laissepas envisager une telle répartition. Pourl’expliquer, certaines interprétations ratta-chent alors ces conduites à la notion dedéveloppement durable. Désormais para-digme structurant de l’action collective, samise en œuvre serait une nécessité pour les

PATERNALISMEET RSE : CONTINUITÉS

ET DISCONTINUITÉS DE DEUXMODES D’ORGANISATION

INDUSTRIELLEpar Thierry HOMMEL

chargé de missionInstitut d’Etudes Politiques de Paris

Le paternalisme des entreprises françaises du XIXe siècle et la respon-

sabilité sociétale des sociétés transnationales actuelles sont compa-

rées en tant que doctrines d’organisation industrielle et qu’incitations

à la fourniture de biens publics. Pour le temps présent une place est

faite au rôle des ONG et à celui des organisations internationales.

(1) G. Esping Andersen, Les trois mondes de l’Etat-providence, essai sur le capitalisme moderne, Paris, PUF, 1999.

(2) L’économie propose une typologie des biens en les distinguant à partir de deux catégories, la rivalité ou nondans la consommation et l’usage, et la capacité à exclure ou non l’accès au bien. Les biens privatifs purs sont rivauxet exclusifs, les biens collectifs purs non rivaux et non exclusifs. Seuls les biens de clubs, exclusifs pour des rai-sons technologiques et juridiques et non rivaux, permettent aux entreprises de sélectionner les usagers en fonctionde leur capacité à payer le droit d’accès ; ces biens peuvent être rémunérateurs et fournis par des opérateurs privés.T. Hommel, Stratégies des firmes industrielles et contestation sociale, Paris, INRA Editions, 2004.

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firmes soucieuses du maintien de leur légiti-mité publique. Gunningham et alii (2002)(3)

parlent de social license to operate, dontl’octroi dépendrait de la capacité des entre-prises à aller au-delà de la production debiens et de services. La RSE, qui incite lesfirmes à satisfaire pleinement aux obliga-tions juridiques applicables, mais également« à aller au-delà, à investir « davantage »dans le capital humain, l’environnement etles relations avec les parties prenantes »(4),en serait la déclinaison à l’échelle de l’en-treprise(5). Depuis Johannesburg(6), les entre-prises devraient œuvrer, aux côtés des Etats,à l’accès des plus pauvres aux servicesessentiels, et afficher des valeurs éthiquespour régir les rapports entre entrepreneurs etsalariés. Symétriquement, elles auraient àmontrer patte blanche en matière de perfor-mance environnementale, particulièrementen matière de rejets atmosphériques et deprotection de la biodiversité. Le tout de leurpropre chef.

Que des firmes(7) et ONG s’engagent danscette voie est une réalité peu contestable,mais l’habillage idéologique sus présentélaisse perplexe. Il crédite les entreprises,caractérisées comme des maximisatrices deprofit, d’un messianisme déconcertant.Accepter une telle présentation des faitsimplique tout d’abord de valider l’hypothè-se du paradigme structurant. Or, si l’on suitOlivier Godard (1990)(8), le développement

durable est une notion trop polysémiquepour conduire spontanément à une coordi-nation univoque des acteurs. Le développe-ment durable ne renvoie pas à une concep-tion normative de l’action, mais en sous-tend de nombreuses(9). Inversement, refuserl’idée de paradigme peut conduire à soup-çonner l’existence d’écarts entre le discoursidéologique des entreprises et d’éventuelsintérêts économiques sous-jacents.

Un éclairage historique favoriserait l’ins-truction de cette question : ce n’est pas unepremière que de penser l’organisation descommunautés humaines sans référence aumodèle de la cité. L’Etat-providence est datéet situé. Pryor (1969)(10) suggère ainsi quec’est l’industrialisation qui aurait soulevé lanécessité et permis le déploiement des poli-tiques sociales propres aux Etats-providen-ce. Dans cette conception, la nécessité des’en remettre à l’Etat renvoie à la destructiondes modes de reproduction préindustriels –la famille, l’Eglise, les associations de soli-darités corporatistes – par la montée deforces liées à la modernisation : la mobilitésociale, l’urbanisation, l’individualisme et ladépendance envers le marché(11). Durant cettepériode, l’absence d’Etat-providence aconduit, de façon transitoire, à l’émergenced’autres modèles d’organisation et de répar-tition des responsabilités collectives. Lemodèle du patronage volontaire, cher àFrédéric Le Play, est l’un d’eux.

(3) N. Gunningham, R. A. Kagan and D. Thornton, « Social licence and environmental protection : why businessgo beyond compliance », Discussion paper from the Economic and Social Research, 2002.

(4) Commission des communautés européennes, Livre vert – Promouvoir un cadre européen pour la responsabili-té sociale des entreprises, Bruxelles, COM(2001)366final, 2001.

(5) http://www.ecologie.gouv.fr/rubrique.php3?id_rubrique=1018.

(6) Le second sommet de la terre s’est tenu en 2002, 10 ans après Rio, à Johannesburg.

(7) Créé en 1990, le club mondial des entreprises œuvrant à la mise en œuvre du développement durable, le WorldBusiness Council of Sustainable Development – WBCSD – compte aujourd’hui plus de 180 membres.

(8) O. Godard, « Economie de l’environnement et du patrimoine naturel », Revue Economique, vol. 41, n° 2, 1990,p. 215-241.

(9) Boulanger, 2004.

(10) M. Pryor, Public Expenditures in Communist and Capitalist Nations, Londres, Allen & Unwin, 1969.

(11) Cette approche structuraliste explique difficilement le décalage souvent long entre la destruction des liens tra-ditionnels et l’émergence des politiques sociales.

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22 ENTREPRISES ET HISTOIRE

L’émergence du patronage volontaire seprête à une approche socioéconomique : lespratiques susmentionnées interviennent,pour reprendre Polanyi (1944)(12), dans desunivers sociaux instables, qui menacent lapossibilité d’entreprendre. L’organisationindustrielle intensive en main-d’œuvre et encapital rend le modèle de l’usine dépendantde la captation et de la fixation d’une main-d’œuvre alors éparse, et encline à la révolte.

Considérer l’enchâssement social del’activité industrielle pour examiner lesmotifs du déploiement de la RSE, confron-ter les discours tenus et les réalisationsconcrètes pourrait révéler une filiation fortedes deux doctrines. L’idée directrice est de

les analyser en tant que réponses straté-giques à des menaces pour la réalisation deprofits en contexte d’inexistence ou d’effa-cement relatif de la régulation publique.L’analyse comparée ne conduit pas à unpostulat d’identité entre les deux doctrines :elle dévoile des permanences et des varia-tions. Si « l’œuvre sociale » est l’une desconditions de la pérennité de l’entreprise duXIXe siècle, son extension environnementa-le serait l’une des conditions de sa pérenni-té à la fin du XXe, et la participation à lalutte contre la pauvreté un prérequis pourl’extension des marchés à l’orée du XXIe.

1. LES « MONDES » DE LA RSE

Si le sigle RSE est utilisé par de nom-breuses entreprises transnationales, l’en-gouement masque l’existence d’un débatsur le contenu à lui associer. Deux grandes« communautés épistémiques »(13) s’oppo-sent. Certains auraient la tentation de laRSE contraignante, d’autres considèrentque la RSE est indissociable d’une approchevolontaire.

1.1. La tentation de la RSEcontraignante

La volonté de renforcer les dispositifscontraignants imposés aux entreprises trans-nationales est associée au fait que les dispo-sitifs d’encadrement existants n’ont pasforce de loi pour elles.

Les principes directeurs de l’OCDE àl’intention des entreprises, référentiel degouvernance d’entreprise et de relation avecles tiers, ne contiennent pas de dispositions

(12) M. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983 [1944].

(13) P. Haas, « Introduction : Epistemic Communities and the International Policy Coordination », InternationalOrganisation, (46)1, Winter 1992, désigne par communauté épistémique un réseau de scientifiques, d’experts et dedécideurs partageant les mêmes vues sur les phénomènes en jeu et les relations de causalité à l’œuvre, les mêmesschèmes concernant la définition des problèmes d’action, et des valeurs communes pour concevoir l’actionpublique.

1. Permanence des engagements réci-proques du patron et de l’ouvrier.Cette permanence évite « l’antagonismede classes ».

2. Entente complète touchant la fixationdu salaire sur une base coutumière.

3. Alliance des travaux de l’atelier et desindustries domestiques, rurales oumanufacturières pour résoudre le problè-me du chômage par la possibilité donnéeaux individus de passer d’un travail à unautre.

4. Développement chez les ouvriers d’ha-bitudes d’épargne assurant la conserva-tion de la famille et l’établissement deses descendants.

5. Union indissoluble entre la familleouvrière et son foyer.

6. Respect et protection accordés à lafemme, responsable du foyer mais écar-tée des affaires.

Les principes du patronage volontaire

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susceptibles d’envisager, le cas échéant, despoursuites judiciaires contre les entreprisesqui ne les respecteraient pas. En matière dedroits sociaux, la déclaration de principestripartite de l’Organisation internationale dutravail (OIT) sur les entreprises transnatio-nales et la politique sociale fait explicite-ment référence aux droits du travail et desemployé/es ; et sa mise en œuvre en appelleà l’acceptation directe des normes fonda-mentales du travail par les entreprises, quiont l’obligation morale d’inclure dans leursprincipes ceux adoptés par l’OIT. Toutefoisces conventions ne revêtent un caractèreobligatoire que pour les Etats membres.

Le programme Global Compact du systè-me des Nations Unies invite également lesentreprises à s’assurer du respect des droitsfondamentaux. A l’instar des dispositionsOCDE et OIT, il est dépourvu de tout méca-nisme de contrôle, de mise en œuvre ou desanction ; la présence, au sein du GlobalCompact, d’entreprises qui seraient peu scru-puleuses en matière de respect des droits fon-damentaux est le principal écueil à la promo-tion d’un monde « sans contrainte »(14).

En d’autres termes, cette communauté necroit pas à l’efficacité d’une autorégulation.En arrière-plan de l’analyse, on retrouve lesenseignements de l’économie publique. Lesentreprises seraient des entités guidées parune rationalité associant self interest etrecherche de maximisation de leur profit surle court terme. Elles n’endosseraient pasvolontairement des coûts liés à la prise encharge de responsabilité si cela va à l’en-contre de ce but. Force est alors decontraindre les entreprises en mobilisant desinstruments de politique publique, régle-

mentaires ou incitatifs, déployés au nomde l’intérêt collectif(15). Replacé dans uncontexte transnational, cela conduit cettecommunauté à réclamer le durcissement ins-titutionnel de la gouvernance mondiale del’environnement et des droits sociaux. Laréférence devient alors la création d’uneorganisation mondiale de l’environnementanalogue à l’Organisation mondiale du com-merce (OMC) ainsi qu’un renforcement del’OIT. Pour ces acteurs, la fourniture debiens collectifs et l’organisation descontraintes pesant sur les catégories socio-professionnelles relèveraient des préroga-tives d’instances supranationales contrai-gnantes représentant l’intérêt général. Cesinstances retireraient leur légitimité de lareprésentativité de leurs membres et desmécanismes délibératifs qui conduisent auchoix d’une position négociée(16).

La communauté épistémique en questionrassemble des organisations syndicales, desONG et certains membres de la communautéinternationale(17). Elle reste minoritaire : leprojet de Normes sur la responsabilité en ma-tière de droits de l’homme des sociétés trans-nationales et autres entreprises de la sous-commission des Nations Unies « Promotionet Protection des Droits de l’Homme », habi-litée pour l’élaboration, la mise en applicationet le contrôle des normes, a été débouté. Plu-sieurs gouvernements occidentaux, pas favo-rables à l’idée d’imposer des obligations auxentreprises, ont montré leur opposition trèsferme au sein de la sous-commission et conti-nuent de le faire (France, Grande-Bretagne,USA…). Plus généralement, les normes sus-mentionnées existent depuis longtemps, sansqu’une volonté politique de les faire appli-quer ne se dégage.

(14) Pensons à l’entreprise Total, mise en cause dans des opérations de travail forcé en Birmanie.

(15) A. C. Pigou, The Economics of Welfare, Londres, Mac Millan, 1920.

(16) Cette organisation s’appuie sur des sanctions crédibles : les Etats ne respectant pas les engagements signéss’exposent à des rétorsions commerciales.

(17) Le réseau Forum citoyen pour la RSE est un exemple de cette communauté épistémique. Il regroupe, entreautres, les syndicats CFDT et CGT, les ONG environnementalistes Greenpeace, les Amis de la Terre, et l’ONGAmnesty international.

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24 ENTREPRISES ET HISTOIRE

1.2. RSE volontaire

La seconde communauté épistémiqueconsidère que le déploiement de contraintesn’est plus nécessairement le moyen le plusefficace pour atteindre un objectif. Il nes’agit plus de « surveiller et punir »(18), maisde maintenir un faisceau d’incitationsvariées à opter en faveur de comportementsjugés collectivement bénéfiques. Pour cettecommunauté, les engagements volontairesdes entreprises sont crédibles(19) et consti-tuent le socle des pratiques visant la qualitéenvironnementale, la prospérité écono-mique et la justice sociale qui définissent laRSE(20). Ils relèvent de stratégies d’anticipa-tion standard en univers concurrentiel : anti-cipations sur des contraintes imposées parles instances de régulation, sur les compor-tements des entreprises concurrentes, etc.D’autres engagements pourraient répondreaux revendications formulées par les stake-holders(21), à condition que l’on laisse auxentreprises la souplesse et la flexibilité dansle choix du contenu et du timing de l’enga-gement des mesures.

Selon cette conception, plus besoin defaire prévaloir la prééminence des instancespubliques pour la redistribution du bien-être. Si la société civile peut négocier lesconditions d’activité des entreprises, pour-quoi s’en remettre à des instances étatiquesdont les résultats en matière de protectionde l’environnement sont somme toute peuconvaincants(22) ? De surcroît, le caractèredirect de la négociation permettrait de limi-ter les coûts de transaction afférents(23).Autour de cette position s’associent lesentreprises et leurs représentations mul-tiples (entrepreneurs, syndicats patronaux,organisations professionnelles), des acteursissus de la sphère étatique et supra-étatique,ces derniers jouant parfois un rôle dans lapromotion de ce modèle(24). Enfin, certainesONG aident les entreprises à retenir et àtransposer des principes d’action « éthi-ques », tout en prolongeant leur rôle d’aler-te et de veille(25).

L’entreprise transnationale, ainsi vue,est un acteur global dont les rôles sociauxne se limitent plus à la production de bienset de services : créatrice de richesses, elle

(18) En référence à Michel Foucault.

(19) L’OCDE, principal promoteur des engagements volontaires, adopte désormais une position plus mesurée etmentionne l’intérêt de combiner ces derniers à des instruments réglementaires et économiques garants de l’attein-te des objectifs affichés. OCDE, Les approches volontaires dans les politiques de l’environnement. Efficacité etcombinaison avec d’autres instruments d’intervention, Paris, OCDE, 2003.

(20) M. Capron et F. Quairel-Lanoizelée, Mythes et réalités de l’entreprise responsable : acteurs, enjeux, straté-gies, Paris, Alternatives économiques et La découverte, 2004.

(21) Les compromis se réalisent alors à l’intersection d’intérêts particuliers, ils ne sont pas négociés au nom de l’in-térêt général.

(22) Voir les mises en causes récurrentes des politiques publiques d’environnement et de santé qui discréditent l’ac-tion publique. Sur le sang contaminé, cf. M.-A. Hermitte, Le sang et le droit. Essai sur la transfusion sanguine,Paris, Editions du Seuil, 1996 ; sur l’ESB, cf. O. Godard, « Embargo or not embargo ? », La Recherche, n° 339,février 2001, p. 50-55.

(23) Il est possible de faire ici un parallèle avec les enseignements de l’économie normative et de l’internalisationspontanée des externalités par marchandage à la Coase. Cf. R. Coase, « The problem of social cost », Journal ofLaw and Economics, 3, 1960, p. 1-44.

Toutefois, pour que le marchandage se fasse, Coase explique que l’ensemble des personnes intéressées doit parti-ciper à la négociation. Resterait à vérifier en quoi la société civile organisée est représentative de la société dansson ensemble.

(24) Le Global Compact fut lancé en 1999 à l’initiative du secrétaire général des Nations Unies.

(25) Le World Wildlife Fund – WWF – participe activement à la définition des politiques de l’entreprise Lafarge.F. Aggeri, É. Pezet, C. Abrassart, A. Acquier, Organiser le développement durable. Expériences des entreprisespionnières et formation de règles d’action collective, Paris, Vuibert-ADEME, 2005.

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doit également se soucier de sa répartition etdevenir un acteur du développement endéployant des actions ciblées en faveur de lasanté, de l’environnement. Dans cette ana-lyse, l’Etat n’est pas conduit à disparaîtremais à limiter son action : l’Etat subsistantest de type résiduel (26). Avant de recourir àdes dispositifs contraignants, deux solutionscomplémentaires et a priori plus efficacesdoivent être examinées. Celle de coalitionsdes volontés et notamment les partenariatspublics privés (PPP), intégrant entreprises,organisations non gouvernementales etEtats, organisées à des fins précises(27). Etcelle de processus où entreprises et organi-sations non gouvernementales coopèrentsans solliciter les Etats. Dans les deux cas, ilfaut produire une information codifiée afinde renseigner les stakeholders sur les avan-cées réalisées. Cette information codifiéerenvoie à des cadrages normatifs a prioripartagés : droits de l’homme, abolition dutravail des enfants, lutte contre la corrup-tion, protection de l’environnement, en par-ticulier.

Présenté tel quel, il s’agit d’un véritableretournement de perspective : le marché setient au chevet des Etats défaillants pourorganiser la distribution du bien-être ! Quel’Etat ait un intérêt à se délester de fonctionscoûteuses est un fait, que la société civileaspire à participer à l’élaboration desnormes collectives en est un autre ; à euxseuls, ils restent insuffisant pour com-prendre l’engouement des entreprises pourla RSE. Pour y parvenir, interprétons-lesdésormais comme des réponses stratégiques

anticipées à des menaces susceptibles desaper leur sécurité économique et juridique.

2. L’ANTICIPATION DE MENACES : UNE VISÉECOMMUNE DE LA RSE ET DU PATRONAGEVOLONTAIRE

2.1. Cadrage de l’analyse

Pour mieux cerner l’intérêt des entre-prises à fournir volontairement des bienscollectifs, considérons, à la manière dePolanyi (1944)(28), l’encastrement social dumarché. Le prisme de la rationalité écono-mique maximisatrice est enchâssé dans ununivers social qui est vecteur de contraintes.Dans les régimes d’Etat-providence, cetunivers social est régulé par les instancesétatiques qui exercent le monopole decontrainte légitime en matière de droitssociaux, de santé et d’environnement. C’estvers l’Etat que se tournent les acteurs so-ciaux lorsque des revendications émergent,c’est la mise à l’agenda public des questionsd’intérêt général qui permet d’organiser leurtraitement. L’Etat est présent et légitimedans l’organisation des rôles sociaux, et pré-dominant dans l’organisation de la redistri-bution, quels que soient les régimes d’Etat-providence proposés(29).

A l’échelon international, un tel régimereste à construire. Le système des Nations

(26) R. Titmuss, Essays on the Welfare State, Londres, Allen & Unwin,1958.

(27) O. Godard et T. Hommel, « Les multinationales, un enjeu stratégique pour l’environnement et le développe-ment durable ? », La revue internationale et stratégique, n° 60, hiver 2005-2006, p. 100-111.

(28) M. Polanyi, La grande transformation, op. cit.

(29) Chez G. Esping-Andersen, Les trois mondes…, op. cit., les régimes d’Etat-providence divergent en fonctiondu degré de démarchandisation, ou « degré de libéralisation des travailleurs vis-à-vis des contraintes du marché pardes programmes sociaux » (decommodification) observé (p. 158). Ces programmes sont déployés par l’Etat. UnEtat-providence libéral limitera sa protection aux plus faibles et laissera fonctionner le marché pour assurer lesprestations sociales des mieux dotés. Un Etat-providence social démocrate se caractérisera par un niveau de pro-tection sociale important et une forte volonté de redistribution par l’impôt ; un Etat-providence conservateur et cor-poratiste sera caractérisé par un niveau de protection sociale élevé, mais associé au travail salarié.

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Unies assume des fonctions de « veilleur denuit » : son attention est accordée au main-tien de l’ordre et de la sécurité mondialepour laquelle il peut envisager de déployerdes moyens. Dans le cadre des enjeux dedéveloppement, il s’appuie sur les Etats etsur les entreprises tout en composant avecle principe de souveraineté des Etats. Laconférence de Johannesburg, tenue en 2002,entérinait ainsi la référence aux objectifs duMillénaire et la participation active desentreprises à leur réalisation(30). Dépositairesdes ressources financières, les entreprisesauraient en contrepartie une fonction de ré-gulation « morale » à assumer(31). Mais pour-quoi s’y résoudraient-elles ? L’incitation estelle morale et/ou économique ? Ces ques-tions font écho aux débats tenus à propos del’esprit du patronage volontaire. En effet,cette doctrine d’organisation industrielleentendait œuvrer à l’établissement durablede conditions favorables à l’activité indus-trielle dans un contexte social instable,menaçant la survie des entreprises.

2.2. Remarques sur l’exercicede comparaison

Notre approche considère la mise enœuvre de doctrines d’organisation industriel-le – patronage volontaire et RSE – commedes stratégies(32) de réponse à des phénomènesqui mettent en péril l’activité des entreprises.

Bien entendu, les menaces pesant sur lesentreprises familiales du XIXe siècle et lestransnationales du XXIe diffèrent. Dans lesunivers sociaux, les menaces renvoient à lareprésentation que les différents acteurssociaux ont de l’entreprise et de sa contri-bution au bien commun. Si l’on postulel’existence de plusieurs régimes de justifi-cation qui renvoient à des représentationsdiverses de ce bien commun(33), les perfor-mances des entreprises sont sujettes à desévaluations variées, sous-tendues par diffé-rentes représentations du bien commun. Cesreprésentations ne sont pas figées, les déter-minants de leurs évolutions sont pluriels :découvertes scientifiques et techniques,poids des institutions, etc.

Concernant le champ de l’environne-ment, les connaissances scientifiques ettechniques nouvelles(34), insuffisantes à ellesseules pour rendre compte de l’émergenceinstitutionnelle des questions d’environne-ment, y contribuent fortement(35). L’obso-lescence morale (36) de choix auparavant lé-gitimes convie les acteurs sociaux à recher-cher de nouveaux modèles d’organisationindustrielle, qui concilient production et pro-tection de l’environnement. Le développe-ment durable implique également de por-ter une attention aux procédures de déli-bération. Celles-ci participent à l’acceptionou au refus des stratégies industrielles : ilne suffit pas de considérer un problème, il

(30) http://www.un.org/french/millenniumgoals/.

(31) Certaines entreprises disposent de budgets supérieurs à ceux d’Etats membres de l’Europe comme lePortugal…

(32) Stratégie au sens de prévision et coordination des actions à conduire pour l’atteinte d’un objectif.

(33) L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1991.

(34) On pense notamment à la formalisation de l’irréversibilité, de l’épuisement de certaines ressources naturelles,etc.

(35) Sur l’émergence des conceptions du développement durable, cf. E. Zaccai, Le développement durable.Dynamique et constitution d’un projet, Bruxelles – Berne, Presses Interuniversitaires Européennes-Peter Lang,2002.

(36) Situation qui survient lorsque des décisions légales souffrent d’un déficit de légitimité dont l’origine est undéficit de réactualisation de la norme juridique au regard de ses fondements moraux et/ou scientifiques : une normejuridique fondée sur la science qui ne tiendrait pas compte des avancées scientifique pourrait être moralement obso-lète. Plus largement, situation de décalage entre le légal et le légitime. Cf. T. Hommel, Stratégies…, op. cit.

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faut aussi opter pour des procédures detraitement acceptées par différents parte-naires.

Ainsi présentée, l’inclusion de considé-rations environnementales dans la RSE peutêtre mise au crédit de constats scientifiquestrop récents pour avoir été pris en comptepar les tenants du paternalisme au XIXe

siècle. L’évolution du légitime du point devue des droits et conditions de travail traduitpour sa part une évolution des mœurs et destechniques, etc.(37) Quant à l’accent mis parl’ONU sur la nécessité de lutter contre lapauvreté et de satisfaire les besoins essen-tiels des « oubliés du développement », ilcontribue à jeter l’opprobre sur les entre-prises qui ignoreraient cet objectif, sachantque plus de 2 milliards de personnes viventaujourd’hui avec moins de deux dollars parjour(38).

Autrement dit, l’enchâssement socialdes entreprises les incite à considérer l’ex-tension des contraintes pesant sur le main-tien de leur légitimité publique et leursdéterminants, et à en anticiper les évolu-tions. Désormais ces contraintes dépassentle cadre du rapport salarial et les conditionsd’exercice d’une activité industrielle.L’élargissement de leur horizon de risqueaux impacts sanitaires et environnemen-taux, avérés ou potentiels, qu’il est possibled’attribuer aux activités industrielles enréférence à des représentations variées del’environnement et de la lutte contre la pau-vreté, est désormais de mise(39). Il demeurecependant marqué par des représentationsvariées de l’environnement et des stratégiesde lutte contre la pauvreté.

Dans cette conception, assumer des res-ponsabilités collectives ne relève pas d’uneforme d’altruisme pur, au sens d’altruismedésintéressé dont l’initiateur ne retire aucunbénéfice personnel supérieur à celui qu’enretirent les autres participants à l’action col-lective(40). Il s’agit d’une forme impure del’altruisme, où comportement éthique etbénéfices individuels sont étroitement asso-ciés : l’œuvre collective n’est qu’un moyenpour atteindre des objectifs strictementégoïstes. Comme le montrent les sectionssuivantes, rapportée à l’entité entreprise,« l’œuvre sociale » devient l’une des condi-tions de la pérennité de l’entreprise du XIXe

siècle, son extension environnementalel’une des conditions de son maintien à la findu XXe, la participation à la lutte contre lapauvreté un prérequis pour l’extension desmarchés à l’orée du XXIe.

2.3. Contexte historique du paternalisme : une paix sociale fragile

La doctrine paternaliste prend germe dansun contexte postrévolutionnaire. A la parutionde La réforme sociale en France (1863), laFrance est marquée par une instabilité institu-tionnelle chronique. De 1793 à 1875, onzerégimes constitutionnels se succèdent. En1848, la question ouvrière devient politique.

Si cette question ouvrière est politique,elle est bien entendu économique et reflèteles mutations à l’œuvre. Pour l’historienChristophe Charle (1991), la société du XIXe

siècle est affaiblie et divisée(41). L’impact

(37) Ces améliorations sont souvent mises au crédit du déploiement de régimes d’Etat-providence, ultime rempartface aux désordres sociaux susceptibles de rejaillir sur l’entreprise.

(38) OMS, Le Rapport sur la santé dans le monde 2006 – Travailler ensemble pour la santé, Rome, OMS, 2006.http://www.who.int/whr/2006/fr/index.html

(39) Ce qui rend la coordination plus délicate encore si l’on considère, en suivant L. Boltanski et L. Thévenot, Dela justification…, op. cit., et O. Godard, « Economie de l’environnement… », art. cit., que la valeur de l’environ-nement dans les différents régimes de justification est elle-même variable…

(40) Pour une synthèse des débats sur l’altruisme, cf. F.-R. Mahieu et H. Rapoport (dir.), Altruisme, Paris,Economica, 1998.

(41) C. Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Editions du Seuil, 1991.

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démographique des guerres civiles et napo-léoniennes est énorme ; la France d’avant1848 est démographiquement moins dyna-mique qu’au XVIIIe siècle. Par ailleurs, etcomparativement à l’Angleterre, elle est han-dicapée pour engager sa révolution indus-trielle : le progrès technique, freiné par lesépisodes de guerre, limite les possibilités desubstitution du facteur travail par le facteurcapital.

Avant 1848, les mouvements migra-toires de main-d’œuvre vers les nouveauxbassins d’emploi sont temporaires : la ré-gression relative de l’urbanisation empêchela fixation des migrants vers ces zones plusriches où l’offre de travail se crée(42). Lesstructures d’assistance et d’éducation sontégalement défaillantes. La désorganisationdu système médical et du système d’assis-tance traditionnel favorise la multiplicationd’épidémies meurtrières pour des popula-tions souvent sous-alimentées(43). A l’exemp-tion de la formation d’élites vouées à assu-mer des fonctions publiques, le systèmeéducatif reste sous-dimensionné et inacces-sible pour la plupart(44). Alors que le besoinen facteur travail est croissant, nombrede phénomènes participent à sa fragmenta-tion, et surtout, à sa faible qualité : édu-cation, santé, offre de logements déficien-te, tous ces facteurs freinent le dévelop-pement des centres industriels et urbains enFrance.

La contrepartie positive au chaos socialest à rechercher dans l’évolution des idées.Nombre d’entres elles divisent pourtant la

société qui se départit lentement d’unesociété d’ordres sans en éliminer certainsfondements dans laquelle elle puise pourassurer ses bases.

La coexistence des anciens principes dehiérarchisation sociale – selon le statut – etdes nouveaux issus de la Révolution – selonla richesse – fait de la propriété un enjeucentral. La propriété permet désormais d’ar-ticuler les deux. Ainsi, seule une infime partde la population, détentrice de la richessefoncière, est habilitée à voter, et à participerau pouvoir(45). L’accès à la propriété estaffaire de notables.

Les notables dominent sans partage lesdiverses sphères de la vie sociale(46). Ils dé-tiennent l’ensemble les leviers de comman-de : ceux de la politique, de l’administrationet de l’économie. Cette hégémonie ren-contre des oppositions et les divise sur lateneur de la réponse à adopter. Deux frac-tions s’opposent en tout. Celle des Tradi-tionalistes, qui dirigent sous la Restauration,est caractérisée par son attachement auxstructures traditionnelles de domination,l’Eglise et la noblesse ancienne. Celle desRéformistes, dont seront issus les adeptesdu patronage volontaire, entend concilierpouvoir et vertu.

Pour les Réformistes, l’ouverture, mêmerestreinte, de la société politique aux classespopulaires est perçue comme une nécessitémorale, et comme une des conditions dumaintien de la paix sociale. Eclairés, cesnotables, qui dirigent entre 1830 et 1848,

(42) A. Chatelain, « Les migrations temporaires au XIXe siècle. Problèmes, méthodes, documentation », Annalesde démographie historique, 1977. P.-A. Rosental, Les sentiers invisibles. Espaces, familles et migrations dans laFrance du XIXe siècle, Paris, Editions de l’EHESS, 1999.

(43) On pense particulièrement à l’épidémie de choléra de 1832.

(44) Guizot est le premier à considérer l’importance de l’éducation. Via sa loi sur l’enseignement primaire de 1832,il confie l’instruction à l’Eglise, illustrant parfaitement progressisme des idées et recours aux structures tradition-nelles pour assurer leur diffusion. Il refonde l’Académie des sciences morales et politiques afin de doter la bour-geoisie d’un organe de réflexion et d’analyse de la société.

(45) Outre la richesse, le Code civil s’appuie sur deux autres critères pour assurer la représentation politique : lesexe et l’âge.

(46) C. Charle, Histoire sociale…, op. cit., p. 41.

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constatent l’émergence d’idéologies quimenacent fortement leur statut via la remiseen cause de l’appropriation privative, méca-nisme central de la reproduction sociale.Qui plus est, ces thèses en appellent à lareprésentation des masses populaires, pri-vées d’influence politique par le mode descrutin. Plus largement, le principe d’asso-ciation est interdit aux classes populairespar le maintien de la loi Le Chapelier, votéeen 1791…

2.4. Nouveau contexte d’action des entreprisestransnationales : faire faceà une société civile organisée ?

Alors que le XIXe siècle voit naîtrel’usine et l’Etat-providence, la fin du XXe

siècle serait marquée par le renforcementdes entreprises transnationales et d’unesociété civile organisée(47). Les avancéestechniques et le renforcement de la capacitéd’expertise des ONG favorisent le dévelop-pement de réseaux d’acteurs non étatiquescoordonnés qui facilitent l’accès, l’échangeet la diffusion d’informations sur les com-portements des Etats et des entreprises.Autoproclamés représentants de la sociétécivile(48), ces acteurs deviennent, à l’instardes entreprises, un partenaire du systèmedes Nations Unies pour la mise en œuvredes Objectifs du millénaire.

Lorsqu’elles conduisent des projets peucompatibles avec la vision du bien communqui sous tend son action, cette société civiledispose de moyens croissants pour jeterl’opprobre sur certaines entreprises transna-

tionales(49). Il s’agit des entreprises fragili-sées par leurs lourdes immobilisations, leurhorizon d’engagement long et la spécificitéde leurs actifs Les déterminants écono-miques susmentionnés donnent de factoprise aux revendications sociales : ils inter-disent aux entreprises incriminées un redé-ploiement à faibles coûts sur d’autres activi-tés moins contestées ; afin d’éviter lespertes afférentes, les entreprises en posses-sion desdits déterminants pourraient, dansla mesure du possible, avoir intérêt à antici-per et canaliser ces mises en cause(50).

David Varney, président de mmO2 etBusiness in the Community, précise :

« L’importance institutionnelle desentreprises a considérablement crû aucours des dernières années. Aujour-d’hui, ce sont elles qui jouent le rôle deporte-drapeaux d’un pays. Les logosd’entreprise, les marques, la crédibilitéinternationale, la compétitivité globale– tous ces éléments affectent le bien-êtredes citoyens d’une nation. Le secteurprivé est devenu une institution domi-nante dans la société mondiale. Et cettesuprématie s’accompagne forcémentd’une vulnérabilité accrue. Le compor-tement des entreprises n’a jamais faitl’objet d’un examen aussi minutieux.Les sociétés sont trop souvent perçuescomme génératrices de problèmes alorsqu’elles devraient plutôt apparaîtredans le cadre des solutions apportées.L’hégémonie du secteur privé dans lemonde des affaires n’est qu’une des troisréalités qui ont eu un important impactl’an dernier. La seconde réside dansl’érosion de la confiance du public dansl’entreprise, laquelle a été alimentée par

(47) M. Glasius, M. Kaldor and H. Anheir, Global Civil Society 2002, Oxford, Oxford University Press, 2002.

(48) Au sens où elle ne dispose pas de mandat électif.

(49) I. Adant, O. Godard et T. Hommel, « Expertise scientifique et gestion de la contestabilité sociale et présenced’acteurs à visées stratégiques », Cahier du Laboratoire d’Econométrie de l’Ecole Polytechnique, n° 2005-016,2005, p. 1-21.

(50) T. Hommel, Stratégies…, op. cit.

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les délits d’initiés, les mauvaises conduiteset d’autres scandales. La troisième réa-lité tient à la dynamique de la sociétéinterconnectée : les événements qui pou-vaient passer pour des incidents isolésfaisant état d’abus ou de négligencesont plus difficilement tenus secrets etparviennent au monde entier en quel-ques secondes. Ces trois réalités – lasuprématie des affaires, l’érosion de laconfiance du grand public et la dyna-mique d’une société fortement connec-tée – ont constitué un véritable « orageparfait » pour les entreprises. Créantpar là même une nouvelle considération :le risque réputationnel. Ce risque, quiconsiste à échouer dans la gestion de laréputation en corrélation avec les objec-tifs et les valeurs de votre entreprise,s’est invité dans de nombreuses salles deconseil d’administration et dans lesagendas des dirigeants »(51).

La gestion du risque réputationnel nerelève parfois plus de l’anticipation, lesmenaces étant effectives : au-delà des pro-testations symboliques, certains secteursd’activité – tel celui des biotechnologiesvégétales – doivent faire face à la destruc-tion illégale de certains produits qui cristal-lisent l’attention de la société à raison depotentiels risques sanitaires et environne-mentaux(52). Plus inquiétant encore, l’exten-sion des marchés mondiaux est en cause.Les derniers rounds de l’OMC ont ainsi étél’occasion d’une démonstration de force demouvements altermondialistes(53) au dis-cours teinté d’anticapitalisme. Ces proposne suscitent pas l’adhésion générale, maisrencontrent un écho certain qui légitimel’idée de réforme du système des NationsUnies.

3. RSE ET PATERNALISME :PERMANENCES ET VARIATIONS

3.1. Le patronage volontaire – éléments de doctrine et analyse du discours

Né en 1806, Frédéric Le Play est bache-lier en 1823. Il poursuit sa formation àl’Ecole Polytechnique puis à l’Ecole desMines en 1827. Dès 1829, il réalise desmonographies sur les conditions de vies desmilieux ouvriers et ruraux. S’ensuit un tra-vail plus théorique : La réforme sociale enFrance (1863), socle idéologique du patro-nage volontaire, présenté comme uneréponse rationnelle aux transformations encours qui menacent la paix sociale.Prérequis pour l’activité industrielle, la paixsociale est, pour Le Play, tributaire del’exercice du patronage. Celui-ci est unmoyen économique au service de la produc-tion qui s’appuie sur un carcan idéologiqueet un habillage rhétorique(54).

Le discours le playsien magnifie la pra-tique volontaire de la charité et l’autoritémorale du père. Bien qu’elle ne soit plusobligatoire depuis la chute de l’Ancien régi-me, cette soumission reste vitale : en dehorsdes modes de reproduction préindustrielsque sont la famille et l’église, aucune insti-tution ne serait suffisamment légitime pourassurer l’organisation de la société.

On s’interrogera sur le conservatisme deLe Play. C’est là toute l’ambiguïté de cettedoctrine éclairée, mais qui envisage de s’ap-puyer sur les structures d’assistance tradi-

(51) http://www.responsiblepractice.com/francais/mondeentier/bitc/.

(52) T. Hommel, Stratégies…, op. cit.

(53) Sur le renouveau des mouvements contestataires, cf. I. Sommier, Le renouveau des mouvements contestatairesà l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.

(54) E. Cheysson, Frédéric Le Play, l’homme, la méthode, la doctrine, Paris, Guillaumin et Cie, 1896. P. Collignon,Frédéric Le Play, sa conception de la paix sociale, Paris, Domat-Montchrestien, 1932.

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tionnelle pour améliorer les conditions devie des plus pauvres. Pour Frey(55), « c’est lasubsomption des comportements individuelssous la logique patriarcale des liens dedépendances qui apparaît comme le rem-part contre une déchéance tant moralequ’économique et sociale ». Selon Le Play,il appartient au patronat et non à l’Etat des’assurer des conditions de vie et de l’édu-cation de ses ouvriers indigents. L’Etat n’estpas l’interlocuteur pertinent pour la mise enœuvre de pratiques sociales, c’est un inter-locuteur peu crédible et trop instable pourorganiser les rapports sociaux. Il est mêmeune menace pour la stabilité des conditionsde production dont il convient de l’éloigner.

L’argumentaire est implicitement cons-truit autour d’oppositions. Prospérité et har-monie y sont opposés à décadence et anta-gonisme. La prospérité – assimilée au seulprogrès matériel, le monde des idées étantfigé chez Le Play(56) – est tributaire d’uneorganisation sociale harmonieuse. Or, aprèsavoir observé avec attention la révolution de1848, Le Play s’inquiète de l’existence detrois menaces pour la paix sociale : le par-tage obligatoire des richesses familiales,l’inscription de l’idée d’égalité entre leshommes comme socle de l’action collectiveet enfin l’émergence du travail manufactu-rier. Chacune de ces évolutions est une« transformation dangereuse », associées,elles conduisent à la destruction des lienscommunautaires et familiaux, et anéantis-sent toute l’harmonie sociale, pré requispour le progrès matériel.

Le partage forcé dans le droit de pro-priété, instauré par le nouveau cadre législa-tif, interdit la transmission intégrale du capi-tal familial. Si Le Play ne souhaite pas lemaintien d’un régime de transmission inté-grale fondé sur le droit d’aînesse (régime de

conservation forcée), il privilégie un régimede transmission intégrale au plus méritant(régime de liberté testamentaire) : étantdonné les inégales aptitudes des enfants,seul un système de transmission au plusméritant peut assurer une reproduction ducapital.

Sous-jacente à cette explication, l’inéga-lité naturelle entre les hommes postuléedans la doctrine le playsienne ; son discipleDelaire évoque « une inégalité entre leshommes… Les hommes sont partout iné-gaux en force, en santé, en intelligence, enesprit de conduite, en valeur morale »(1886)(57). L’inégalité impose aux mieuxdotés des devoirs de compensation vis-à-visdes démunis. Puisque prospérité et vertusont liées, il appartient aux personnes lesmieux dotées de corriger volontairement letir. L’inégalité impose des responsabilitésmorales aux plus méritants. Un devoir d’as-sistance volontaire naît de cette supériorité.Ce devoir est d’intérêt général puisque lalutte contre la déchéance apparaît comme legarde-fou de la paix sociale. En entérinantl’idée d’égalité naturelle, le « faux dogmede 1789 » déresponsabilise les notablesdans l’organisation de la charité qui fondeles liens d’affection réciproque entre ledonateur et le démuni.

Le développement du travail manufactu-rier aussi détruit le lien social. Le Playobserve la transformation du système pro-ductif : le modèle familial où le patron,assisté par ses enfants, fabrique de faiblesquantités destinées à des marchés locauxs’efface au profit du modèle de l’usine, sus-ceptible d’alimenter de vastes marchés, sou-tenu par une main-d’œuvre abondante etune mécanisation croissante. Faute de capi-taux, les petites entreprises ne peuvent semécaniser et disparaissent ou sont absor-

(55) J.-P. Frey, Le rôle social du patronat, du paternalisme à l’urbanisme, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 20.

(56) E. Boutmy, « M. Le Play et la réforme sociale », La Revue Nationale, 1865, p. 389-424.

(57) A. Delaire, F. Le Play et l’école de la paix sociale, Lille, Impr. de l’Action populaire, 1886 (extrait de L’Actionpopulaire, 4e série, n° 51).

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32 ENTREPRISES ET HISTOIRE

bées. La concentration industrielle favorisel’éclosion de la grande industrie. Parallè-lement au besoin en machines, l’abondancede la main-d’œuvre y est primordiale. Maisles structures d’accueil manquent dans lescentres industriels naissants. « On vit segrouper autour des nouveaux engins defabrication d’innombrables populationsséparées de leur famille, inconnues de leursnouveaux patrons, dépourvues d’habita-tions décentes, d’écoles et d’églises ; pri-vées, en un mot, des conditions physiques etmorales qui jusque-là, avaient été jugéesindispensables à l’existence d’un peuplecivilisé »(58). Pour réhumaniser les centresindustriels, le patronage volontaire entend ycréer les infrastructures nécessaires à la vieen collectivité. Or, pour être harmonieuse,celle-ci doit prendre appui sur le modèlefamilial caractérisé par la notion de récipro-cité. Ainsi, les initiatives patronales enfaveur des ouvriers – accès au logementlocatif voire à la propriété, accès aux équi-pements collectifs – doivent-elles être com-pensées par des engagements réciproquesdes ouvriers vis-à-vis du patronat.

La réciprocité devient créatrice d’obli-gations. Cela entérine à la fois les analysesd’inspiration marxiste ou foucaldienne. Lesdeux insistent sur le caractère disciplinairede sa mise en œuvre et rendent saillantel’existence d’écarts entre le discours pater-naliste et les motifs de sa mise en œuvre.Dans les analyses marxistes, la fournitured’infrastructure collective est tributaire del’obéissance de l’ouvrier et de son inscrip-

tion dans le dessin industriel du patron quilimite son autonomie(59). Ewald (1986) insis-te sur le caractère doublement stratégiquedu patronage volontaire : inscrit dans uneveine foucaldienne, il voit dans l’idéologieleplaysienne une tentative disciplinaire. Lemodèle paternaliste qui régit la vie des tra-vailleurs, dont le centre est l’usine, abouti-rait à une « ville politique » qui opère uneclôture délibérée sur elle-même dans le but« de faire écran à la fois à l’Etat et aux luttesde la cité »(60).

Ces deux interprétations ne confèrentpas de pouvoir de négociation aux ouvrierset négligent une réalité économique : l’ou-vrier qualifié étant un bien rare, il devait,comme s’évertue à le montrer GérardNoiriel, disposer de certaines marges denégociation et n’était pas systématiquementdépendant en tout et pour tout du patron.Pour cet historien, l’enjeu paternalisteconsiste « en une application, au nom del’entreprise, de rapport sociaux hérités dela société agraire traditionnelles »(61). Lesprincipes d’ordre n’ayant pas disparu chezles notables comme chez les ouvriers, ildevient rationnel de s’appuyer dessus pourorganiser la production qui reste le but pour-suivi. Emergent alors les fondements d’uneautre analyse, essentiellement économiqueou gestionnaire, selon laquelle le paternalis-me renvoie à un calcul rationnel destiné àattirer, fixer une main-d’œuvre qualifié et,ce faisant, favoriser l’activité d’entreprisedans un contexte donné et quel que soit leditcontexte(62).

(58) F. Le Play, Textes choisis et préface par Louis Baudin, Paris, Librairie Dalloz, 1947, p. 147.

(59) La critique marxiste du paternalisme insiste avant tout sur deux points : elle considère une velléité du patro-nat à restreindre l’autonomie des travailleurs salariés en organisant leur vie et surtout, une organisation suffisam-ment puissante pour faire rempart à l’avancé des idées socialistes qui mettent en cause le fondement même de l’ac-tivité économique, la propriété privée.

(60) F. Ewald, L’État-providence, Paris, Grasset, 1986.

(61) G. Noiriel, « Du « patronage » au « paternalisme » : la restructuration des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le Mouvement Social, n° 144, juillet – septembre1988, p. 19.

(62) A. Dewerpe, Le monde du travail en France (1800-1950), Paris, A. Colin, 1989. P. Lefebvre, L’invention dela grande entreprise : travail, hiérarchie, marché. France, fin XVIIIe-début XXe siècle, Paris, PUF, 2003.

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3.2. La fourniture d’infras-tructures collectives par le patronat du XIXe siècle

L’application de la doctrine paternalisteest matérialisée par la réalisation d’infra-structures collectives locatives, éducativesou financières. En contrepartie, la politiqueurbaine considère l’espace comme un enjeude contrôle. Le propos est centré sur la villedu Creusot entre 1836 et 1880.

Situé en Bourgogne, « Le Crozot »accueille entre 1782 et 1785 la plus moder-ne usine sidérurgique d’Europe continentaleainsi que la manufacture des « cristaux de laReine ». Confrontée au double problème decontrôle et de fixation de la main-d’œuvre,l’usine loge ses ouvriers et entame laconstruction de casernes mais n’exerce au-cune fonction éducative ou sanitaire. Avecle rachat de l’entreprise par les Schneider en1836, la stratégie industrielle intègre alors laquestion du temps et des lieux hors du tra-vail, et le patron organise les premiers ser-vices. En 1837, les Schneider créent uneécole communale et industrielle divisée enécole primaire et école supérieure appro-priée aux industries de l’établissement. Ils’agit d’une école mutuelle qui fonctionnepour moitié sur les fonds d’une caisse deprévoyance à laquelle les salariés doiventobligatoirement cotiser. Cette école est des-tinée à former des ouvriers qualifiés. PourDevilliers et Huet(63), ces actions sont révéla-trices d’une stratégie : « Il ne suffit pas desurveiller et de loger l’ouvrier, il faut le soi-gner (hôpital), le moraliser (église) et luidonner une instruction élémentaire (lire etécrire) puis technique, indispensable à labonne marche de l’usine ». Ce faisant, lesSchneider s’approprient peu à peu « unquasi-monopole de l’encadrement moral etintellectuel de la population… Ces équipe-ments, sauf l’hôpital, sont regroupés etvolontairement mis en relation spatiale avec

la résidence du patron ». L’espace publicn’est pas conçu comme le lieu d’une pra-tique collective, il devient un espace decontrôle dans lequel toute intervention tier-ce est inutile : un règlement attache l’ou-vrier à l’usine ; un registre mentionne lesfonctions qu’il y exerce, la date de sonembauche, son origine, ses déplacements.

En matière d’habitat, les Schneider, enadeptes du patronage volontaire, scellentl’abandon progressif des casernes et optentpour la création d’habitats individuels sus-ceptibles de soutenir une « vie décente ».

Leurs motivations sont ambiguës. Ilspossèdent la totalité des surfaces construc-tibles. La possession de terrains à bâtir leurconfère l’exclusivité des décisions sur leurusage, permet l’extension des usines et ledéveloppement d’une structure urbainerépondant à leurs objectifs. Ils disposentainsi de terrains nécessaires aux équipe-ments publics dont ils se réservent le mono-pole et bâtissent des citées ouvrières placéessous leur contrôle. La politique patronales’inscrit dans un projet social, économiquemais aussi spatial.

Le Creusot devient une ville où la ratio-nalisation de l’espace sert l’organisation derapports sociaux et de modes de vieconformes aux impératifs de la production.Les bâtiments et les espaces de productiongardent la priorité de localisation sur leslogements.

L’attribution d’un logement, commel’admission à l’usine, se fait après enquêteet sur dossier. Elle relève de critères prééta-blis : enfants et parents à charge, ancienne-té, ascendants travaillant à l’usine, blessurespendant le travail et… productivité de l’ou-vrier fixée par la « note de service sur lavaleur de l’ouvrier à l’atelier ». Ces loge-ments sont donc une récompense sociale.Dans les cités ouvrières, les maisons sontconstruites et louées par l’usine. Elles doi-

(63) C. Devilliers et B. Huet, Le Creusot : naissance et développement d’une ville industrielle 1782-1914, Seyssel,Editions du Champ Vallon, 1981, p. 54.

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vent être entretenues et sont contrôlées :visites inopinées, inspections pouvant don-ner lieu à des récompenses. Le méritedevient le principe d’élévation sociale dupersonnel et prévaut pour accéder à la pro-priété. Et les Schneider imposent aux ache-teurs, contractuellement, une réglementa-tion très précise de construction. Le prix duterrain n’est pas déterminé par de simplesconsidérations de rentabilité à court termemais aussi par un projet de maintien de lapaix sociale. Il faut récompenser les uns,contrôler la répartition des groupes sociauxdans la ville, favoriser le développementd’un nouveau quartier. Les variations deprix entraînent donc une certaine répartitionsociale dans la ville.

Pratiquement, les maisons sont cons-truites par l’industriel qui les revend sansbénéfice avec un crédit long à faible tauxd’intérêt. Ce processus, exigeant une énor-me immobilisation de capital est peu ren-table et sera peu mis en œuvre. En parallèle,les Schneider développent le crédit à courtterme pour inciter les ouvriers à accéder à lapropriété. Mais le salaire journalier d’unouvrier (3,30 francs vers 1867) suffit àpeine pour rembourser un prêt de 3 000francs auquel il faut ajouter de 300 à 800francs d’achat du terrain. Malgré l’aide ducrédit, la propriété ouvrière ne peut donc segénéraliser : il faut avoir travaillé et écono-misé longtemps à l’usine (voire sur plu-sieurs générations) pour construire les mai-sons à 4 logements qui constituent la masseconstruite avant 1880.

La famille Schneider dicte le rythme etla distribution des services publics et del’organisation sociale en conjuguant aumieux ses intérêts et ceux de leur collectivi-

té. Si les Schneider suppriment les innova-tions sociales qui se retournent contre lesdesseins familiaux(64), si chaque acte devente contient des clauses ayant une impli-cation sur l’espace et son usage, ces préro-gatives permettent aussi d’introduire, à par-tir de 1855 et jusqu’à 1867, des préoccupa-tions modernes d’hygiène et de sécuritéissues d’une première confrontation auxproblèmes urbains inhérents aux villes sur-chargées. Dès 1863, les plans des maisons etles devis sont directement imposés par lesSchneider… qui contrôlent la politiqued’hygiène et de sécurité et l’usage des sols(interdictions des cabarets, des établisse-ments insalubres et dangereux).

Il faut attendre 1910 pour que cesclauses soient supprimées (hormis celles degarantie de la mine et d’interdiction ducabaret) suite à l’application de lois, votéesau début du siècle, obligeant les communesà établir des règlements urbains portantessentiellement sur l’hygiène publique :l’autorité publique prend le relais pourimposer à la ville une configuration spatialeet un mode de fonctionnement analogues(65).

3.3. L’extension de l’œuvresociale à la dimensionenvironnementaleet sanitaire

Si, dans les pays industrialisés, les appli-cations d’une politique de RSE concernentle dépassement de prérequis sociaux, sani-taires et environnementaux contraignants(lutte prononcée contre les discriminationsau-delà des prérogatives publiques, actionvisant l’amélioration de la performanceenvironnementale au-delà des prérequis

(64) Il en sera ainsi de la caisse de prévoyance après les grèves de 1870, durant lesquelles les comportementsd’épargne s’étaient retournés contre les impératifs de la production.

(65) Cf. également M. Sutet et J.-P. Bresillon, Le Creusot-Montceau les Mines autrefois : du terroir à l’usine, LeCoteau, Editions Horvath, 1991 ; D. Schneider (dir.), Les Schneider, Le Creusot. Une famille, une entreprise, uneville (1836-1960), Paris, Fayard, 1995 ; L. Bergeron, Le Creusot, une ville industrielle, un patrimoine glorieux,Paris, Belin, 2001 ; J.-P. Passaqui, La stratégie des Schneider. Du marché à la firme intégrée (1836-1914), Rennes,Presses Universitaires de Rennes, 2006.

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légaux, etc.), son application dans les paysdu Sud est encadrée par des objectifs dedéveloppement. Ce sont principalement despolitiques de fournitures de services collec-tifs qui caractérisent l’engagement desentreprises. Ces stratégies peuvent combi-ner des objectifs ‘palliatifs’ d’action immé-diate, conçus au vu des défaillances éta-tiques constatées et des impératifs immé-diats de l’entreprise, et des actions demoyen et long terme, ‘curatives’, qui sou-tiennent des politiques d’investissementet/ou de création de marché en s’attachant àsoutenir la croissance économique des paysen question.

On peut rendre compte de la gestion desproblèmes environnementaux par les entre-prises en faisant intervenir deux déterminantsdifférents de ceux qui sont mobilisés suprapour expliquer la prise en compte des pro-blèmes de santé : la gestion de la réputationen vue d’accéder aux marchés du Nord d’unepart, les incitations ou injonctions financièresdérivées de l’action des institutions interna-tionales d’autre part. En Afrique du Sud, leprogramme de lutte contre le sida de la firmeVolkswagen (VW), exemplaire et récompen-sé par le prix Business excellence in theworkplace de la Coalition mondiale desentreprises sur le VIH-SIDA, marque l’enga-gement de l’entreprise transnationale, auxcôtés de l’Etat sud-africain, dans la lutte acti-ve contre le sida. Il intègre des objectifsimmédiats qui doivent pérenniser les inves-tissements du groupe en Afrique du Sud, etd’autres, qui interviennent dans le cadre de sastratégie de développement et d’extension dumarché local. Dans ce but, l’entreprise doit

maintenir un accès à une main-d’œuvre qua-lifiée et contribuer au démarrage de la crois-sance. L’OIT a réalisé pour l’année 2020 desprojections indiquant que pour 38 pays (dont4 seulement hors Afrique), la disponibilité enmain-d’œuvre serait inférieure de 5 % à 35 %à ce qu’elle aurait été sans l’épidémie. Etl’épidémie affecte également la qualité de lamain-d’œuvre dans la mesure où les tra-vailleurs infectés sont remplacés par deshommes et des femmes plus jeunes et moinsexpérimentés. Dans le même temps, lespertes affectant enseignants et formateursdevraient induire une baisse des qualificationchez au sein des futures générations(66). LeDépartement de l’Emploi d’Afrique du Sudestime que 3 % de la main-d’œuvre du pays,soit près de 500 000 travailleurs, pourraientêtre en phase terminale du SIDA d’ici à 2010– soit trois fois le chiffre estimé pour 2001.Les estimations des effets de l’épidémie surla croissance sont tout aussi pessimistes : uneétude(67) portant sur le cas de l’Afrique du Sudmet en évidence la répercussion de l’affai-blissement du capital humain cumulé degénération en génération, sur les coûts éco-nomiques à long terme.

Démarré en 2001 à Uitenhage – site deVW en Afrique du Sud, le programmeaccompagne des travailleurs infectés etleurs familles mais porte aussi sur une assis-tance directe à domicile pour les soinsessentiels, l’accompagnement psycholo-gique des familles et des conseils nutrition-nels. Pour VW, ces soins intègrent une stra-tégie de lutte immédiate contre l’absentéis-me(68) et permettent aux travailleurs infectésde prolonger leur vie au travail.

(66) F. Lisk, « Labour market and employment implications of HIV/AIDS », Working Paper 1. ILO Programme onHIV/AIDS and the World of Work, Genève, OIT, 2002.

(67) C. Bell, S. Devarajan, H. Gersbach, « The long-run economic costs of AIDS: theory and application to SouthAfrica », University of Heidelberg, World Bank, June 2003.

(68) Une étude de 771 foyers affectés par le SIDA réalisée sur trois provinces indique que plus de 40 % des per-sonnes recevant des soins prennent sur leur temps de travail ou d’école. Presque 10 % des foyers avaient retiré unefille de l’école, alors que 5 % avaient retiré un garçon. M. Steinberg, S. Johnson, S. Schierhout, D. Ndegwa, Hittinghome: how households cope with the impact of the HIV/AIDS epidemic, Cape Town, Henry J. Kaiser Foundation& Health Systems Trust, October 2002.

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L’entreprise, partenaire de la communepour l’information des populations, soutientdifférentes actions : financement de matérielpédagogique pour les écoles primaires aux-quelles elle prête également assistance, finan-cement et formation de personnel médical etnotamment des médecins généralistes, accèsau dépistage gratuit pour les membres dela famille. Ces actions ciblées s’intègrentdans un ensemble d’actions de développe-ment régional soutenu par le VolkswagenCommunity Trust qui contribue au finance-ment d’infrastructures de santé et d’éducationen partenariat avec les communautés reli-gieuses et l’Etat sud-africain.

L’engagement de VW se situe au croise-ment de l’intérêt général et de l’intérêt par-ticulier : dans l’immédiat, le sida est l’unedes principales causes d’absentéisme et dela plus faible productivité des salariés deVW Afrique du sud ; à moyen terme, ilruine les perspectives de croissance et dedéveloppement.

Cet engagement se généralise(69) : l’Ins-titut de Recherche des Nations Unies pour leDéveloppement social et l’ONUSIDA indi-quent que 21 % des principales sociétéstransnationales disposent de programmesd’un type ou d’un autre concernant le SIDAsur le lieu de travail. Ces entreprises fontréférence – sans que cela soit réellementdocumenté par des indicateurs de suivi – àdes lignes directrices d’action émanant del’OIT, dont le Recueil de directives pra-tiques du BIT sur le VIH/SIDA et le mondedu travail serait le cadre. En partenariatavec le Fonds mondial de lutte contre leSIDA, la tuberculose et le paludisme et laCoalition mondiale des entreprises contre le

VIH-SIDA, l’OIT s’efforce d’accroître laprise en charge et l’accès au traitementgrâce à l’intervention des services de santéprofessionnels et encourage les services deproximité dans la communauté. Mais beau-coup de travailleurs séropositifs sont réti-cents devant ces programmes : ils craignentde perdre leur emploi et de subir l’ostracis-me. Encore très faible, l’implication dessyndicats ouvriers dans la planification et lamise en œuvre des programmes devraitaccroître la participation des salariés(70).

L’intervention des organisations privéesà la croisée de l’intérêt général et de l’inté-rêt particulier soutient la comparaison de laRSE et du patronage volontaire. Il s’agitd’une permanence qui renvoie à un desseinindustriel, la recherche de captation et d’en-tretien d’une main-d’œuvre productive quitraduirait la permanence d’une rationalitémaximisatrice chez les entreprises. Au-delà,certaines variations doivent être soulignées.La première concerne le contrôle de la main-d’œuvre au-delà du lieu de travail, qui, s’ilsemble faire partie intégrante du projetpaternaliste, ne transparaît pas dans la RSE.La seconde concerne la recherche d’unedouble clôture, moins présente égalementdans le contexte de la RSE. Dans le cadredes politiques RSE, les entreprises s’inscri-vent dans une logique partenariale avec lesEtats, les ONG et des institutions carita-tives, de type églises et fondations. A pre-mière vue, la RSE ne semble pas contenir engerme une velléité de contournement del’action publique. Elle entend remédier auxdéfaillances de cette dernière en vue depérenniser et favoriser le dessein des entre-prises qui, pour investir ont besoin de déve-lopper des infrastructures collectives.

(69) F. Aggeri et alii, Organiser le développement durable…, op. cit.

(70) Ainsi le Syndicat sud-africain des ouvriers du textile et de l’habillement a dispensé une formation sur le VIHà 1 100 responsables syndicaux entre 2002 et 2004. Le syndicat favorise aussi activement conseils et tests volon-taires et met en place des groupes de soutien pour les travailleurs séropositifs. Ce même syndicat ainsi que d’autresorganisations syndicales prennent une part active à la Campagne d’action pour le Traitement qui a pressé le gou-vernement sud-africain de fournir les traitements antirétroviraux dans le secteur public de la santé.

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CONCLUSION

Concevoir le paternalisme et la RSEcomme des doctrines d’organisation indus-trielle permet de les associer étroitementaux objectifs des entreprises. Sauf à démon-trer le contraire, la permanence des objectifsde l’entreprise est une donnée intangible quirenvoie à leur statut d’organisation à butlucratif. Leur participation aux tâches col-lectives devient volontaire dès lors que lesinstitutions publiques ou communautaireschargées de ces fonctions, qu’elles soienttraditionnelles ou non, ne les assument pas,ou qu’aucune institution ne semble enmesure de le faire. Le paternalisme et laRSE interviennent historiquement dans descontextes similaires, ce qui explique les rap-prochements qu’on peut établir au niveaudes prestations afférentes aux deux doc-trines : infrastructure de santé, infrastructu-re éducatives et sportives, logement.

Toutefois, si le paternalisme fonde sonaction sur un discours magnifiant la charitéet la réciprocité pour mieux contrôler lamain-d’œuvre pendant et en dehors de soncadre de travail, un tel projet ne semble pasmotiver la RSE. Les entreprises mettentavant tout l’accent sur le besoin de pouvoircompter sur une main-d’œuvre disponiblesans intervenir sur leur vie sociale en dehorsdu travail : plus précisément, la relationentrepreneur-employé se construit autour durapport salarial, auquel on associe d’autresprestations en situation d’urgence sanitaireet de carence publique au regard de stan-dards co-élaborés avec des instances inter-nationales. La politique de logement systé-matique n’est pas de mise, il s’agit d’amé-liorer les conditions de vie dans le cadre del’habitat traditionnel sur lequel les entrepre-neurs se gardent d’intervenir sans consulta-tion des tissus associatifs locaux. En effet,

ces politiques RSE sont souvent conduitesen étroite association avec des ONG – qui, àdéfaut de représenter l’intérêt général,représentent des intérêts particuliers nonnégligeables et font preuve d’une connais-sance du terrain utile à l’organisation d’uneaction collective. Dans le discours, laconstruction de systèmes étatiques fonction-nels – capacité à légiférer et à faire appli-quer les règles, évacuation de la corruptionrampante défavorable à l’activité écono-mique – n’est jamais stigmatisée comme unobstacle à l’activité industrielle ; cela resteun objectif déclaré par les firmes. Il nes’agit donc pas, à première vue, de mettreen place cette double clôture qui serait, àsuivre Ewald, l’objectif non dévoilé de ladoctrine paternaliste. Cette tentation disci-plinaire, pour peu qu’elle existe, seraitdésormais peu utile à la poursuite des inté-rêts des firmes transnationales.

Pour faire valoir leurs intérêts, les entre-prises activent désormais d’autres leviers.Bolewski (2006)(71) considère trois niveauxd’action des entreprises transnationales dansle contexte international : l’influence du pro-cessus décisionnel national et la formationde volonté en matière de politique étrangèredans les Etats développés, l’établissementde contacts directs avec les gouvernementsétrangers pour faire valoir leurs intérêts dansles pays moins développés et, enfin, l’exer-cice d’une influence politique à travers leursliens avec les organisations internationales.Il serait donc désormais difficile de se réfé-rer à un monde ou les frontières entre insti-tutions publiques et privées sont étanches etidentifiables. Cette perméabilité permettaitaux entreprises comme à la société civile demettre en œuvre de nouvelles stratégies derésistance politique aux initiatives de la gou-vernance mondiale onusienne et de l’orien-ter. Les uns verront dans la mise en œuvre destandards et d’une soft law la construction de

(71) W. Bolewski, « Symbiose entre diplomatie et entreprises transnationales », La revue internationale et straté-gique, n° 60, Hiver 2005-2006, p. 59-66.

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38 ENTREPRISES ET HISTOIRE

dispositifs qui font obstacle à toute autreforme de régulation de l’action collective et,ce faisant, une capture(72) du système desNations Unies par les intérêts privés.D’autres souligneront, à travers la RSE, laconstruction d’une nouvelle forme d’action

collective dont la référence serait le pragma-tisme, l’éthique individuelle et la concilia-tion d’intérêts particuliers au nom de l’inté-rêt général. Ces deux visions sont sommetoute très symétriques des analyses dontnous disposons sur le paternalisme !

(72) G. Stigler, « A Theory of Economic Regulation », Bell Journal of Economics, vol. 2, 1971, p. 3-21.

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