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Revue philosophique de la France et de l'étranger Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

PAUL TANNERY Pour l’Histoire Du Concept de l’Infini Au VIe Siècle Avant J.-c

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  • Revue philosophique dela France et de

    l'tranger

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Revue philosophique de la France et de l'tranger. 1876.

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  • HISTOIRE DU CONCEPT DE L'INFINIAU VI" SICLE AYANT J.-G.

    1

    UNE THSE DE PYTH'GORE.

    Dans mon tude sur Anaximandre j'ai cherch tablir, d'aprs

    Gustav TeichmUer, que, vers le milieu du vi sicle avant J.-C. le

    premier physiologue se reprsentant d'une part la totatit de la

    matire comme soumise au mouvement de la rvolution diurne, et,

    d'un autre ct, ne possdant en aucune faon la. notion du'vide ab-

    solu, ne pouvait point concevoir comme infinis, ni la matire, ni l'es-

    pace. Mais, en mme temps, j'ai essay de prouver .aussi, toujours

    d'accord avec Teichmller, que la qualification d'ometpov, donne parAnaximandre son lment primordial, ne doit pas tre regarde

    comme simplement mtaphorique; qu'au contraire il lui attribuait

    un sens relativement prcis et exprimait ainsi l'absence de limitation

    non pas externe, mais bien interne, c'est--dire, dans notre langage

    moderne, l'unit et la continuit de cet lment.

    J'ai fait au reste allusion la persistance de ce sens du terme

    K~tpfM dans l'antiquit, spcialement au sein de l'cole pythagorienne,et il est clair que si l'on veut poursuivre l'histoire de l'origine, de la

    constitution et des variations du concept de l'infini partir d'Anaxi-

    mandre, l'on se trouve tout d'abord, chronologiquement, en face de.

    son contemporain Pythagore.

    Toutefois, une difncult se prsente immdiatement; on admet en

    gnral que les doctrines pythagoriciennes sont restes longtempssecrtes et n'ont t divulgues que lors de la publication des crits

    de Philolaos, vers le commencement du me sicle avant J.-C. Une

    doctrine secrte ne pouvant avoir aucune influence sur l'laboration

    extrieure des concepts, subissant au contraire ncessairement le

    contre coup de cette laboration, ne vaudrait-il pas mieux en retarder

    l'examen jusqu' l'tude de l'poque o elle a t rvle?

    Il en serait ainsi certainement, si la lgende du mystre gard sur

    1. ReoMep/t~osop/t:gt

  • TANNERY. CONCEPT DE L'INFINI 6iH1 1? 1. 1

    les dogmes de l'cole devait tre accepte sans rserves. Mais il estau contraire facile d'tablir que le mystre en question n'a jamaisconcern que certains points particuliers, tandis que, pour l'ensemblede tout le reste, les opinions de Pythagore ont t, ds le premierjour, publies par lui-mme et par ses disciples immdiats, sinondans des crits, au moins verbalement.

    S'il est constant qu'Hraclite vivait au temps de Darius, c'est--direvers la fin du Vf sicle et le commencement du v, il y a, dans la

    faon dont il parle de Pythagore et de Xnophane une preuve dela rapidit avec laquelle les opinions philosophiques se transmettaient cette. poque, dans tous les pays de langue hellne. On peut aussien conclure, au moins titre de prsomption trs forte, que c'taitdu vivant mme de Pythagore que Xnophane dirigeait ses railleriescontre la croyance du Samien la mtempsycose

    Si, d'autre part, nous voyons le pote de Colophon, tout en affir-mant l'univers comme conscient, voyant et entendant, nier qu'ondoive lui attribuer la respiration, il est impossible de mco nnatre,dans cette ngation, une polmique dirige contre une doctrine con-

    temporaine. Lorsque, un sicle et demi plus tard, nous rencontrons lamme ngation dans le Time de Platon nous ne pouvons guredouter qu'elle n'y concerne une opinion nettementattribue par A ris-tote aux Pythagoriens. En tout cas, on ne retrouve cette opinion dela respiration du cosmos chez aucun x physiologue , sauf peut-tre

    Diogne d'Apollonie incontestablement postrieur Xnophane.Son rejet formel par ce dernier permet donc de constater qu'il

    s'agit l d'une doctrine remontant jusqu' Pythagore lui-mme et

    d'ailleurs publiquement professe par lui. Reste savoir jusqu' quel

    point nous pouvons en dire autant pour la formule de cette doctrine

    telle que nous la trouvons dans Aristote

    a Les Pythagoriciens admettent l'existence du vide (xev&v) ils disent

    qu'il pntre dans le ciel en tant que celui-ci respire le souffle (weuj~)infini, et que c'est ce vide qui dlimite les choses.

    Les rgles de la critique historique la plus svre ne peuvent en

    pareil cas exiger que de faire le dpart de ce qui dans le texte pour-rait faire partie des points dont l'cole a fait mystre l'origine, ou

    bien tmoignerait d'une laboration postrieure Pythagore. Ainsi

    nous pourrions suspecter, d'une part, toute trace de ce symbolisme

    t. Diogne Larce, Vni, 6, et IX, 1. Heraeliit fr., Mullach, i4 et 15.2. Dto~ne Larce, vHI, 36. Xenoph. fr., Mullaoh, 18.3. Diogne Larce, IX, 19 "O~o~ ~s 6px'

  • 030 REVUE PHILOSOPHIQUE

    TY~eUmio rtnnt les discinles du Samien abusrent l'execMmystique dont les disciples duSamien abusrent l'exemple de leur

    matre, et dont les fragments authentiquesde Philolaos renferment

    des dtails encore inexpliqus d'un autre ct, par exemple,ce qui

    se rattacherait au systme astronomique de ce dernier pythagoricien,

    ou encore la thorie qui fait des nombres l'essence des choses;car

    cette thorie est ncessairement postrieure la formation du con-

    cept de l'essence, qui ne commence apparatre que dans Xno-

    phane.Mais ici, dans le passage cit d'Aristote, comme dans

    tous les

    textes relatifs la respiration du cosmos suivant les pythagoriciens',

    il n'y a rien de semblable; on ne peut yreconnatre qu'une physique

    grossire et des concepts concrets;le tout porte en soi-mme la

    marque assure de son antiquit.

    En premier lieu, le terme devide ne doit pas faire illusion; la no-

    tion du vide absolu n'est pas antrieure aux atomistes. Il ne s'agit ici

    que du vide apparent, c'est--dire, pourles anciens, l'air. Que les

    Pythagoriciens se rendissentau reste compte de la matrialit de ce

    prtendu vide, c'est ce que tmoignesuffisamment le synonyme de

    ~Eu~a qui lui est appliqu.Il faut remarquer d'autre part qu'on applique souvent et trop ex-

    clusivement cette doctrine de la respiration du cosmos l'attraction

    qui, lors de la gense du monde,se serait produite d'une partie de

    l'infini dans le sein de l'Un. Je ne veux point discuter pour le moment

    si cette croyance une gense relle du monde est authentiquement

    pythagoricienne, commele prtend Aristote, non pas sur des tmoi-

    gnages formels, mais d'aprsdes dductions qui lui sont propres. Il n'en

    est pas moins certain que tous les textes reprsententcette respira-

    tion comme un acte qui a lieu prsentement; il est mme tabli qu'

    l'inspiration il faut joindre l'expiration,absolument comme pour

    les tres vivants. Nous sommes donc en prsence d'un anthromor-

    phisme certainement bien peu digned'un contemporain de Platon

    ou de Socrate, et nous nous trouvons d'autant plus justifis faire

    remonter toute la formule Pythagore lui-mme.

    L'infini du Matre apparat ainsi comme tout fait analogue, au

    point de vue matriel, celui d'Anaximandre,sauf en ce qu'il ne

    forme point exclusivement la substancedu cosmos. On ne peut gure

    mettre en doute que Pythagore se reprsentt ce cosmos sous la

    forme d'une sphre limite, et il est peu prs certain qu'il lui attri-

    buait le mouvement de rvolution diurne dont la ngation, dans le

    ) Proclus ad Euclid. Elem., v. Philolai fr., i7, Mullach.2. Plut., De plac. p~ II, 9. Galien, c. 11. Stobe, I, 380.

  • TANNERY. CONCEPT DE L'INFINI 621

    le, ne doit pas tre recule au del de Philolaos. Mais, rt-sein ue i ecoie, ne aou pas tre recumc au uma. uc t-inLuLo.ua. ~0.*=, a.

    la diffrence du physiologue milsien, le gomtre de Samos

    a la notion prcise de l'infinitude de l'espace, qu'au del du ciel il

    remplit du ~u~'): sans limites. C'est au moins ainsi que l'entend Aris-

    tote, et ici aucune difficult ne peut tre leve contre son tmoi-

    gnage, puisqu'il est clair que Pythagore, avec son systme dualis-

    tique, n'avait plus attribuer la matire infinie le mouvement de

    rvolution diurne, ainsi que l'avait fait Anaximandre.

    Mais ce n'est l qu'une face du concept de l'K~fpov. Il en est une

    autre !aquelle l'cole semble s'tre attache davantage et qui con-

    cerne le rle de l' infini dans l'intrieur du cosmos. Il y dlimite

    les choses et rciproquement s'y trouve dlimit par elles. Ainsi il yest oppos au T~px~, c'est--dire, matriellement parlant, l'air est op-

    pos l'lment qui donne de la consistance et de la solidit aux

    tres gomtriquement parlant, l'espace non figur est oppos la

    figure, au point, la ligne, la surface qui lui donnent des dtermi-

    nations.

    Ici, nous retombons sur la face du concept qu'Anaximandre avait

    seule envisage ~toutefois elle semble maintenant prcise par le rap-

    prochement des notions gomtriques. Si nous observons, d'autre

    part, que, dans l'cole, le caractre de la divisibilit indfinie de

    l'~Etpov a t mis en relief notamment par son assimilation au nombre

    pair, nous reconnatrons que c'est de ce ct que s'est form ult-

    rieurement le concept de l'infiniment petit. Mais je ne me propose

    pas d'tudier aujourd'hui cette laboration. Je me bornerai donc

    conclure1" C'est Pythagore que remonte l'origine du concept scienti-

    fique de l'espace, en tant que continu d'une part, illimit de l'autre.

    2" La double face de ce concept tait dsigne par lui au moyend'un terme unique, KMtpov.

    3 Il n'a point dgag le concept de l'espace absolu, et son 'x~e!p~vide apparent tait pour lui une matire assimilable l'air.

    It

    LA DOCTRINE DE PARMNIDE

    Les conclusions qui prcdent ne doivent nullement faire penser

    que, pour complter le concept de l'espace infini, il ne restait plus,ds la fin du vie sicle, qu' constituer la notion du vide absolu.

  • 622 ~2 REVUE PHILOSOPHIQUE

    Philosophiquement parlant, comme le ait Ticnmller, un conceptn'existe que lorsqu'il est appliqu, lorsque sa forme entrane des

    dductions ncessaires or nous n'apercevons, la date o nous

    sommes, rien de semblable pour le concept qui nous occupe, si l'on

    fait abstraction de son intervention en gomtrie pour la thorie des

    parallles, sans aucun doute d'ailleurs connue de Pythagore.La ncessit logique, subjective, de concevoir comme infini l'es-

    pace en tant que support des spculations gomtriques, tait cer-

    tainement vidente ds cette poque. Mais il re&tait savoir si cette

    ncessit avait une valeur objective, si elle s'appliquait l'espace

    physique, alors conu comme lieu de la matire.

    Certes la question n'existait probablement pas pour Pythagore,car de son te mps les concepts du subjectif et de l'objectif ne pou-vaient mme point tre souponns. Mais, avant un demi-sicle!,l'infinitude de la matire et de l'espace 'va. tre rsolument nie par

    Parmnide, et cette thse, qui constitue l'originalit principale de ce

    grand penseur, sera adopte par Aristote, jouera un rle prpond-rant dans les doctrines de l'antiquit, rgnera sur les coles du

    moyen ge, et ne succombera que lorsque les dmonstrations de

    l'astronomie auront bris le cercle o l'imagination humaine restait

    emprisonne.C'est videmment du moment o, la thse de Parmnide tant

    pose, l'antithse fut soutenue contre elle, vers le milieu du va sicle,

    que l'on peut considrer le concept de l'infini, non pas, bien en-

    tendu, comme absolument lucid, mais comme constitu intgrale-ment. Il est donc tel chez Mlissus, chez Anaxagore, plus tard chezles atomistes. Au reste, l'cole de Pythagore resta fidle la doc-'trine de l'infinitude, et c'est . Archytas

    1que Fon doit le clbre

    argument de l'homme l'extrmit du ciel des fixes et tendant lamain au dehors. Mais alors la notion du vide a t introduite, et

    Archytas ne se prononce pas entre l'existence d'une matire ext-rieure ou simplement celle d'un lieu.

    Pour rechercher au reste quel est le vritable caractre, quelssont les fondements rels de la thse de Parmnide, il est essentiel

    de bien remarquer qu' cette tape de la pense humaine il ne

    s'agissait ni du subjectif ni de l'objectif, c'est seulement de notre

    point de vue moderne que la question se trouve ainsi envisage,mais uniquement de la faon dont on devait se reprsenter l'univers.

    Il est clair qu'Anaximandre, posant le principe de l'unit pourl'ensemble des choses, employant le terme ambigu d'~Eipo~, et

    t. Simplicius in Arist. Phys., f. 108, a.

  • TANNERY. CONCEPT DE L'INFINI 623

    ~nt l'univers. conformment aux apparences. le mouvementattribuant l'univers, conformment aux apparences, le mouvement

    de la rvolution diurne, avait soulev une antinomie. Tant que la

    notion du vide absolu, d'ailleurs ncessairement dualistique, n'avait

    point t constitue, trois solutions seulement taient possibless

    pour cette antinomie, par la ngation de chacun des trois attributs

    que le Milsien avait runis.

    Ou bien on pouvait nier l'universalit du mouvement et par suite

    constituer une thorie dualistique. C'est ce qu'avait fait Pythagore,comme nous l'avons vu c'est ce que firent la plupart des physio-

    logues , notamment Diogne d'Apollonie, et, sous une forme toute

    spciale, Anaxagore de Clazomne.

    Ou bien on pouvait nier la ralit de la rvolution apparente cette

    thse fut soutenue sous trois modes essentiellement diffrents, par

    Xnophane, par Mussus et par Philolaos.

    Ou bien enfin on pouvait nier l'infinitude c'est ce que firent

    Parmnide et Empdocle. Pour le second, la ngation, sous le voile

    des formules potiques, est assez obscure pour qu'Aristote s'y soit

    mpris, et le sage d'Agrigente se laisse d'ailleurs aller employerle terme om~aowx dans un sens aussi vague que le fait Homre. Mais

    Parmnide dveloppe au contraire sa thse avec prcision et en tire

    les consquences inluctables.

    L'apparence Justine la conception gnrale d'Anaximandre cepen-

    dant, un mouvement de rvolution l'infini tant impossible, le

    monde est ncessairement iini. Peut-il y avoir un au del? Parm-

    nide, s'en tenant l'unit de l'tre avec Anaximandre, n'et pu con-

    cevoir cet au del que comme le vide absolu, l'espace sans matire.

    Mais cette notion, il la rejette comme impossible c'est le non-tre,

    qui ne peut tre en aucune faon. Donc le monde est fini, et il n'y a

    absolument rien au dehors. Maintenant, comme un mouvement de

    rvolution d'une sphre n'est concevable que s'il y a quelque chose

    au dehors quoi ce mouvement puisse tre rapport, il s'ensuit quela rvolution apparente de l'univers, c'est--dire le point de dpartmme du raisonnement, est logiquement impossible et ne peut tre

    qu'une illusion. Ainsi il y a un dsaccord manifeste entre les conclu-

    sions de la raison et les donnes que fournissent les sens il'y a un

    abme que l'on ne peut esprer combler, car ce sont l deux do-

    maines essentiellement distincts, que Parmnide assigne la vrit

    et l'opinion.Telle est l'essence du systme de l'Elate il me semble, du moins,

    absolument illusoire de prtendre y dcouvrir autre chose que ces

    notions et concepts relativement simples et suffisamment labors

    avant lui. Sa puissance dductive n'en )est pas moins remarquable

  • 624 .REVUE PHILOSOPHIQUE

    pour tre limite dans un champ plus restreint, et l'influence consi-drable qu'il exera sur le dveloppement ultrieur de la pensehellne n'en est pas moins justifie.

    Mlissus parat tre arriv la mme conclusion finale, le carac-tre illusoire de la rvolution apparente de l'univers, mais en admet-tant l'infinitude de l'univers, ce qui simplifiait singulirement sesdductions et par suite en diminuait videmment l'importance. Ilne semble pas plus que Parmnide avoir essay de montrer comment tl'illusion pouvait se produire. A tous deux, il parut suffisant de laconstater.

    On sait comment, aprs eux, Philolaos rsolut le problme qu'ilsdclaraient insoluble, et qui d'ailleurs n'avait nullement pour lui lemme caractre que pour eux, puisque, comme pythagoricien, il sui-vait une doctrine dualistique. On sait aussi que la part de vrit quecontenait son hypothse scientifique fut aussi impuissante que ladoctrine critique des Elates triompher des apparences qui fontcroire la ralit de la rvolution diurne de la sphre toile.

    Mais, bien avant Philolaos, un contemporain d'Anaximandre etde Pythagore avait le premier ni cette rvolution, et lui aussi,cherch expliquer autrement les phnomnes clestes. C'est ce

    penseur que sera consacre la fin de cette tude.Les tentatives grossires de Xnophane en physique ne dpassent

    gure, comme valeur scientifique, les mythes thogoniques auxquelsil prtendait substituer ses explications. Mais le fait mme de lesavoir essayes marque un abme entre lui et Parmnide. Il n'y a pasmoins de diffrence dan s le langage de ces deux potes sur la vritet l'opinion. Le Colophonien est un sceptique, qui dsespre desaisir l'absolue vrit l'Elate se prsente comme muni d'un cri-trium dcisif.

    La tradition qui rattache leurs opinions et que mentionne djAristote est au reste aussi insoutenable dans les dtails que pour le

    fond Parmnide a probablement connu les- posies de Xnophane,mais il ne lui a emprunt aucune de ses thses. Il est d'ailleurs chro-

    nologiquement impossible qu'il l'ait connu personnellement.D'aprs le tmoignage prcis de Platon, Socrate, qui naquit en

    469 avant Jsus-Christ, a vu Parmnide g de soixante-cinq ans-On'ne peut donc faire natre ce dernier que vers 514, quelquesannes prs en plus ou en moins. Pour Xnophane, au contraire,d'aprs Apollodore d'Athnes de qui proviennent en gnral les

    t. Parmenid., p. t27, A. Sophist., p. 217, C. r/M'o't., p. 183, E.'2. Clem. Alex., ~O-o~ I, p. 301, C.

  • TANNERY. CONCEPT DE L'INFINI 625

    ments nra~is ft. disnp.s df fni snr Ifs ftaffs r)p. In vip. rt~arenseignements prcis et dignes de foi sur les dates de la vie desanciens philosophes, la naissance remonte la quarantime olym-piade, c'est--dire au plus tard 616 avant Jsus-Christ.

    A la vrit, suivant Clment d'Alexandrie~, un historien dont icil'autorit serait considrable, Time, aurait fait vivre Xnophanejusqu'aux temps d Hiron (tyran de Syracuse partir de 474) et

    d'Epicharme. Mais il est facile de reconnatre l'origine d'une mpriseinsoutenable en prsence de l'irrcusable tmoignage d'Hraclite.Time a d seulement 1 rapporter une anecdote conserve parPlutarque (Reg. apophth. Hier.), c'est--dire un mot d'Hiron surdes vers de Xnophane rcits devant lui 2 parler des attaques,dj mentionnes par Aristote, du pote comique Epicharme contrele scepticisme du Colophonien. On aura conclu que Time donnait

    Xnophane comme vivant encore, du rcit que l'historien consacrait des faits prouvant seulement la popularit dont jouirent les uvresdu fils d'Orthomne, longtemps encore aprs sa mort.

    Quant aux autres assertions qui font vivre Xnophane au ve sicleavant Jsus-Christ, ou bien ce sont de purs anachronismes, dus

    des auteurs qui ne mritent aucune confiance, comme celui d'Her-

    mippe 3, mettant Empdocle en rapport avec Xnophane, ou bien il

    y a probablement eu, comme chez Lucien 4 confusion avec uneautre pote du mme nom, auteur d'iambes, n Lesbos, et fils deDexinus.

    III

    XNOPHANE, POTE

    Avant d'exposer les opinions du Colophonien, il ne sera pas inutilede s'tendre quelque peu sur sa personnalit d'ordinaire, en effet,on le regarde trop comme un vritable philosophe, et l'on se disposemal ainsi bien juger le caractre de sa pense.

    Jadis puissante et au premier rang des cits ioniennes sur la ctede l'Asie Mineure, Colophon, dchire par les discordes civiles, avaitvu dchoir sa splendeur, et, lorsque Xnophane y naquit, elle tait,

    1. Clem. Alex., c.2. MetapA., IlI, 5(U).3. Diog. Laert., VIII, 56, et IX, 20.4. Longaev., 20.

  • 626 BEVUE PHILOSOPHIQUE

    depuis prs de soixante ans dj, tombe, la premire de toutes ses

    surs, sous la domination des Lydiens Mais cet assnj.e.ttissemeai,qui se rduisait l'imposition, d'un tribut, n'avait fait que diminuerson opulence, et elle demeurait un foyer de posie,, ou, cette! date,brillait notamment l'lgiaque Mimnerme.

    Pote aussi, pote avant tout, devait tre Xnophane. Sans for-

    tune, ses vers lui furent un gagne-paia, et ds vingt-cinq ans il

    adoptait la vie errante du rapsode et du trouvre. Presque cente-naire il la menait encore,, et il atteignit ainsi le temps du r&gtte de

    Darius, c'est--dire au moins l'anne 521 avant Jsus-Christ s.Si ses voyages l'entranaient sans doute partout o(t il pouvait

    esprer un bon accueil, il ne s'expatria dnnitivecaent de. l'Ionie quelorsque les Perses vinrent faire peser plus durement le joug de laservitude sur les Hellnes, de l'Asie Mineure. . cette poque*. Thalset Anaximandre taient morts l'un et l'autre- Pythagore, dj en-tour de disciples . Samos, allait bientt, lui aussi, partir pour laGrande Grce. Xnophane, d'abord rfugi en Sicile, put donc tretmoin des rapides progrs de l'institut pythagorique dans les citsdoriennes de l'Italie, alors que iMi-mme, en relation avec les Pho-cens fondateurs d'Ele, chantait l'pope de leurs aventures,comme il avait dj chant jadis la naissance de sa propre patrie".

    Dans sa tongu3 carrire, le pote de Colophon dut composer une

    quantit considrable de vers, sur tous les mtres et sur tous testons. Une trs grande partie de ses chants eut d'ailleurs le caractre

    fugitif de l'lgie, et quoique toute l'antiquit paraisse admettre

    qu'il a fourni le prototype, sinon le modle, des pomes philoso-phiques de Parmnide et d'Empdocle, nous ignorons de fait si les

    fragments en hexamtres d'un caractre didactique qui nous ont tconservs comme de Xnophane ont jamais appartenu un seul etmme ensemble, ou si, au contraire, ils n'ont point t tirs d'oeuvres

    distinctes, composes des dates loignes, s'ils n'ont notamment

    pas fait partie, soit tous, soit au moins quelques uns, des Pae~odteset des Silles o il dployait sa verve ironique et que devait piastard imiter le sceptique Timon de Phli&nte.

    Tout pote vraiment digne de ce nom a, plus om moins consciem-

    ment, labor un fonds d'opinions religieuses, philosophiques, mo-

    rales, qui se font jour dans. ses uvres et en constituent la vritaMe

    L Hrodot.. t, 14.2. Xenophan. fr., 24 (Mullach), d. Didot.3. Apollod. apud Clem. Alex.,

  • TANNERT. CONCEPT DE L'INFINI 6~7

    unit. Peut-tre plus qu'un autre, Xnophane a donn en dtail les

    formules de ses opinions, mais il n'est point prouv qu'il les ait coor-

    donnes dans une uvre spciale, dans un testament de sa pense.Si d'ailleurs ceux surtout de ses vers o clatait le plus la singula-rit de ses croyances se rpandirent rapidement et jouirent d'une

    longue popularit, qu'attestent, outreles tmoignages que nous avons

    vus, des vers d'Empdoele Xnophane, en tant que penseur, resta

    isol. Il ne forma pas plus de disciples qu'il n'avait eu de matres.

    Au reste, il n'a rien d'un chef d'cole. La dewwa~e de son carac-

    tre ressemble beaucoup ce qu'on appelle ~utMOMT- chez les moder-

    nes. Je l'ai qualifi plus haut de sceptique; l'expression est inexacte

    en ce qu'elle implique un systme rflchi et conscient. Xnophaneest. bien plutt un douteur et un railleur; sa moquerie, tantt

    acre, tantt engoue, vise les antiqnes traditions et les vieilles

    coutumes, se retourne contre les dogmes nouveaux et les moeurs

    contemporaines; finalement elle s'atteint elle-mme. On dirait que,

    par sa voix, l'Ionie expirante renie les croyances de son hroque

    jeunesse et exhale ses derniers soufiles en cherchant, sans grand

    espoir, dgager des contradictions du prsent la formule des

    temps futurs.

    Dans l'antique mtropole que le dsastre n'atteindra pas, qui ytrouvera au contraire une occasion de gloire et de puissance, au sein

    d'Athnes, Solon, Pisistrate recueillent pieusement les chants hom-

    riques, et ct d'eux tous ceux auxquels la' tradition prte une

    antiquit recule. Des vers attribus Orphe, Linus, Muse, s'y

    fabriquent et y trouvent crdit. Epimnide, lequel d'ailleurs refait

    pour son compte la thogonie d'Hsiode semble avoir donn le

    signal d'une rnovation religieuse qui constituera pour longtempsencore un des principaux lments de vitalit de la cit de Mmerve.

    Sur les rives italiques, o Xnophane expatri a trouv un refuge,il voit Pythagore tenter sa faon une rforme dans le mme sens, il

    le voit mler aux vieilles superstitions des rites nouveaux, unir des

    croyances barbares aux traditions hellnes.

    Ici et l, combien de sujets pour la mordante ironie du Colopho-nien Elle n'y faillira pas, elle va viser Homre comme Hsiode,

    Epimnide comme Pythagore. Assez des vieilles lgendes fabuleuses,des mythes vnrs plus de divination, mais aussi pas de mtem-

    psychose Ces attaques touchent au fond la religion populaire; car,si l'on y sent une jalousie de pote qui veut sortir du cycle puis et

    prtend ouvrir la Muse de nouveaux horizons, si l'on y reconnat

    1. Ft'a~eMta phil. ~-tM., I, d. Didot, v. 237-239.2. Xenophan. fr.,7, 18, 2t. Diog. Laert., I, tU. Plut., P~c.p/t~ V, t.

  • 628 REVUE PHILOSOPHIQUE

    aussi la protestation d'un vivace sentiment moral en face de contesindcents et grossiers, on. n'y peut dnier la rpulsion qu'excitentchez le penseur les attributs anthropomorphiques des divinits idol-tres. Les dieux thraces ont les cheveux rouges et les yeux bleusles dieux thiopiens sont noirs et camus si les bufs ou les lions

    crivaient, leurs dieux auraient la forme et les murs des bufs etdes lions'.

    Sur cette voie, Xnophane ne s'arrtera pas l'extrieur des

    lgendes, il s'attaquera aux racines mmes des croyances. Dire

    que les dieux ont t engendrs, c'est dire qu'ils peuvent mourir,c'est dire qu'ils ne sont pas, c'est la plus grande impit

    Nous voyons l surgir pour la premire fois l'opposition de l'treet du devenir qui va pour longtemps dfrayer la philosophie. Maisnous la voyons en mme temps s'appuyer sur un principe dj avou

    par le premier physiologue Tout ce qui est n doit prir.

    Xnophane va-t-il opposer une formule personnelle aux anti-

    ques croyances? Oui certes-; ce qu'il va dire au reste n'est pas descience certaine, ce n'est qu'une opinion quoi qu'on en dise 3, il n'ya pas de science pour l'homme, il n'y a que des opinions mais

    enfin, s'il y a un dieu, il doit tre ternel; d'ailleursil n'y en peutavoir qu'un il n'y a qu'une puissance suprme qui gouverne touteschoses

    Cependant ce dieu unique, auquel, par un reste bien pardonnabled'anthropomorphisme, le pote de Colophon laisse les sens et la

    pense de l'homme 5, est-ce bien en ralit un dieu nouveau qu'ilchante et dont il serait le premier prophte? Non; car tous les

    tmoignages de l'antiquit sont d'accord l-dessus ce dieu, c'estl'Univers lui-mme. Platon a donc droit de dire que cette doctrineest de fait antrieure Xnophane. On ne peut en effet mconnatrele Ciel dont Anaximandre a dj proclam la vie c'est l le dieu

    qu'adopte le Colophonien, mais il le fait sien, d'une part en lui attri-

    buant,l'ternit dans le pass comme dans l'avenir, d'un autre cten refusant de voir dans les apparences de la rvolution diurne le

    signe principal de la vie de l'Univers. Il nie cette rvolutinn et ne

    peut concevoir l'ensemble des choses que comme immobile

    1. Clem. Alexandr., S'

  • TANNERY. CONCEPT DE L'INFINI 629

    IV

    XNOPHANE PHYSIOLOGUE

    Les deux divergences que nous venons de signaler entre Anaxi-

    mandre et Xnophane pour ce qui concerne les attributs de l'Univers

    sont videmment capitales. Aussi n'avons-nous point nous tendre

    sur leur importance, mais sur leur origine et leurs motifs.

    Pour l'ternit, il n'y a pas de difficult; c'est, pour Xnophane,

    la consquence logique de la polmique qu'il soutient contre les

    croyances religieuses du vulgaire, et que nous avons essay de

    caractriser. Le ciel d'Anaximandre, qui nat et mourra, ne peut,

    certes, pas mieux le satisfaire que l'Ouranos d'Hsiode; il remonte

    au principe, l'o~tpov inengendr et indestructible il lui transportela vie; voil le dieu qu'il faut sa pense.

    Mais si, pour cet attribut de l'ternit, nous n'avons pas besoin de

    nous enqurir plus avant des opinions cosmologiques de Xnophane,il en est tout autrement en ce qui concerne l'immobilit.

    Le pote de Colophon attribuait-il un sens prcis l'infinitude de

    l'Univers? avait-il sur ce point une doctrine constante ? est-ce bien

    parce qu'il considrait l'Univers comme infini qu'il en niait le mou-

    vement rvolutif?

    Nous voici ainsi ramens aux questions qui font l'objet principal

    de cette tude. Mais leur solution est d'autant plus difficile que les

    tmoignages de l'antiquit sont sur ce point en contradiction for-

    melle.Si l'on se bornait aux renseignements concernant la faon dont

    Xnophane se reprsentait le monde, il n'y aurait pas de doute;

    l'univers serait infini, et le mouvement gnral de rvolution en

    serait exclu par l mme. Mais, sur cette question mme de l'infini-

    tude, un seul auteur, Nicolas de Damas parat dans l'antiquit

    s'tre prononc dans le sens que nous indiquent cependant les frag-

    ments les plus authentiques de Xnophane. Les autres sources pr-

    tendent ou qu'il a cru la limitation du monde, ou qu'il ne s'est pas

    prononc, ou encore qu'il a soutenu le pour et le contre.

    Nous sommes donc amens, pour rsoudre la question, tudier

    ce que vaut en ralit, comme physicien, le pote de Colophon.

    Quand nous l'aurons apprci nous pourrons mieux juger de l'im-

    portance attribuer la divergence des tmoignages relatifs son

    opinion controverse.

  • 630 REVUE PHILOSOPHIQUE

    Et d'abord Xnophane a-t-il bien un systme1. 1 1- 1Et d'abord Xenopuane a-t-u bien un systme de physique? A la

    vrit, les traits pars dans ses fragments et dans les autres rensei-

    gnements fournis sur son compte se laissent coordonner assez bien,en ce sens du moins qu'ils ne prsentent pas entre eux de contradic-

    tions formelles. Mais il est impossible d'y reconnatre un lien vrita-

    blement organique. On dirait au contraire que l~MtMOMf du pote sedonne libre carrire dans d'amusantes parodies des explicationstentes avant lui, ou dans d& paradoxales gageures soutenues contre

    le tmoignage des sens.

    N'est-ce point, par exemple, pour tourner en drision la prdictiond'une clipse par Thals que Xnophane- annonait, a son tour une

    clipse qui durerait un mois,, puis une autre qui ne Rmrait pas~? ?Comment de mme prendre tout fait au srieux toutes, les asser-tions qui vont suivre?

    La terre, plate, n'a: point de limites, ni de ct ni en-dessous. ses

    racines s'tendent l'infini; au-dessus, l'air est galement infini

    C'est bien l le rve d'un pote

    Que sa face ne soit pas ronde,Mais s'tende toujours, toujours'