20

Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

  • Upload
    others

  • View
    7

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre
Page 2: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

J E A N - M I C H E L R E Y

P A U L V A L É R Y L ' A V E N T U R E

D ' U N E ΠU V R E

Attentif à la ruine des savoirs et à la crise générale des valeurs, Paul Valéry sait que la société se fonde sur le crédit, la signature, le contrat, le serment, autant de formes de croyances qui détermi- nent un « empire de fictions » (politiques, juridiques, économi- ques...). En dialogue avec le Freud de Ma- laise dans la civilisa- tion, Valéry affirme « l'importance réelle de l'imaginaire» et l'effi- cacité du crédit, du fi- duciaire dans la dyna- mique des mécanismes sociaux et dans la phi- losophie. Cette anthropologie in- solite conduit Valéry à l'hypothèse d'une « spi- ritualité du monde so- cial », à la conviction que tout univers orga- nisé est fragile et que seul le faire est porteur d'avenir. Après avoir consacré des livres à Nietzsche, à Freud et à Péguy, Jean-Michel Rey pro- pose aujourd'hui une

Page 3: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre
Page 4: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre
Page 5: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

LA LIBRAIRIE DU X X SIÈCLE

Collection

dirigée par Maurice Olender

Page 6: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre
Page 7: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

J ean-Michel Rey

Paul Valéry L'aventure

d'une œuvre

Éditions du Seuil

Page 8: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

ISBN 2-02-012409-2.

© Éditions du Seuil, octobre 1991.

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproduction destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction inté- grale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consen- tement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

Page 9: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

La pensée est une rature indéfinie

Page 10: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre
Page 11: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

U n m y t h e obligé

La question de l'auteur est interminable : elle ne saurait se réduire à un seul mot - que ce soit absence ou présence -, ni se formuler en une phrase qui aurait valeur de réponse ou de garantie définitive. Elle exige une vigilance de tous les moments, n'a de sens qu'à être constamment reprise et réanimée.

De l'auteur, Valéry n'a cessé de parler sur des modes différents, en empruntant à d'autres certains mots ou en constituant de lui-même des phrases, en transformant une métaphore courante dans ce domaine, en tirant parti d'une expérience d'écriture qui, pendant cinquante ans, s'est exposée dans les Cahiers notamment.

L'acte d'écrire - depuis Poe, Baudelaire et Mallarmé : les grandes références de Valéry -

Page 12: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

appelle des précisions en nombre sur la place à laquelle il convient de mettre l'auteur, sur les suites à donner à ce qui se fait sous le couvert d'une telle instance.

Dans l'un des premiers Cahiers : « De plus l'écrit est destiné à supprimer le rôle de la pré- sence réelle de l'Auteur ; il doit porter avec lui, d'une façon indubitable, tout ce qui, ton de la voix, geste et physionomie s'ajoute au discours p a r l é »

Valéry sait déjà ou pressent qu'il y a d'autres modalités de présence que celle qu'on nomme réelle ; le mot même - tant celui qui évoque le réel que celui qui indique la présence - sera soumis à bien des retouches.

Hypothèse en marge : dès le début du dix- neuvième siècle, l'auteur est cet être qui, dans ce qu'il accomplit, devient capable de poser la question de l'auteur sans prétendre y mettre un terme ; cet individu qui laisse agir en lui cette question, qui travaille à partir de sa nécessité et de l'impossibilité de l'épuiser. L'auteur est un sujet qui est voué à dire (en partie) d'où il provient, qui se montre à l'œuvre dans ce qu'il compose, poussé à deve- nir le témoin d'un passé actif, assujetti aux paradoxes du temps et de la mémoire.

Dès ses premiers pas, Valéry se situe dans

Page 13: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

cette perspective. Son attitude consiste, avant tout, à ne pas accorder de crédit aux termes en circulation, à ne pas abuser des mots supposés connus, à ne pas abonder dans le sens du dis- cours philosophique. Il tient à se donner par là les moyens d'un commencement : à la manière des chirurgiens, préparer pour l'examen de chaque nouvel objet le « champ opératoire », procéder à un « nettoyage de la situation ver- bale » ; avoir ainsi la liberté d'user de toutes les ressources d'une langue pour évoquer la fonction de l'auteur, comme pour le reste.

« Le personnage de l'auteur est l'œuvre de ses œuvres.

Mon caractère me porte à considérer ce qui s'écrit comme exercice, acte externe, jeu, application — et à me distinguer de ce que je p u i s e x p r i m e r 2 . »

Au mieux, donc, l'auteur se conclut ; à ceci près que la conclusion est, en l'occurrence, toujours précaire, provisoire, continuellement différée. Il en va d'ailleurs de même de

l'œuvre, maintenue aux limites du possible ou passant du côté de l'impossible. L'auteur se dit de multiples façons ; il est, dans tous les sens du mot, déplacé. Etre pris dans un jeu de substitutions qui se nomment au fil de la plume, l'auteur ne consiste que dans les tour-

Page 14: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

nures qu'il est à même d'inventer, dans les images qu'il organise pour se présenter : inces- sant travail qui est le déploiement de l'écriture, sa nécessité et son arbitraire conjoints, sa pres- sion et son désir.

« Il ne faut donc jamais conclure de l'œuvre à un homme — mais de l'œuvre à un masque — et du masque à la machine »

Parmi d'autres noms possibles : un objet qui modifie l'aspect extérieur du visage jusqu'à le rendre méconnaissable, un ensemble fabriqué qui transforme une énergie avec des effets dis- proportionnés ; une proximité et une extério- rité troublantes. L'auteur est une sorte de

principe d'indétermination insaisissable dans le texte et pourtant actif. Il est la fiction obli- gée de l'œuvre, de cette réalité fragile - Valéry le répète par tous les biais qu'il trouve - qui vit sous la menace d'une négation constante ou d'une destruction.

« Le rapport de l'œuvre à l'auteur est une des choses les plus curieuses. L'œuvre ne per- met jamais de remonter au vrai auteur. Mais à un auteur fictif.

Le véritable auteur — Et tout ce qu'il n'a pas écrit ! » Dès qu'il y a de l'écriture, l'auteur vire de

bord, devient une figure nommable (par péri-

Page 15: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

phrases et par figures) en même temps qu'in- trouvable. Si le mot est à maintenir, c'est dans la mesure où il permet de faire apparaître des questions qui, autrement, seraient retenues, mises à l'écart ou annulées. Il y a une position constante chez Valéry à ce propos qui le conduit à souligner les aspects énigmatiques de la notion d'auteur et à montrer que là, par- ticulièrement, « la théologie se retrouve un p e u p a r t o u t » .

Questions dans la suite de cette théologie : qu'en est-il de l'auteur avant l'œuvre ? Que devient-il ensuite ? Et dans l'entre-temps ? Quelle portée donne-t-il aux différents temps du verbe ? Que représente son passage à la fic- tion ? De quelles figures de la vie et de la mort peut-il faire montre ?

Plus en retrait, telle remarque de Valéry sur d'autres noms vraisemblables de l'auteur qui disperse le propos, appelle d'autres questions.

« La fatigue des sens crée. — Le vide crée. Les ténèbres créent. Le silence crée. L'in-

cident crée. Tout crée, excepté celui qui signe e t e n d o s s e l ' œ u v r e »

A la place de l'auteur il y a, pour qui écrit, l'exigence de comprendre les formes d'une vacance, les cernes d'une vacuité. C'est pour y répondre que Valéry reprend une métaphore

Page 16: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

commune, qu'il la constitue comme le point de départ d 'un ensemble d'énoncés frag- mentaires. En détournant cette métaphore de son usage, il rassemble des éléments déjà for- mulés, disséminés, les recompose autrement à titre de formule passagère.

« Lorsqu'une oeuvre est très belle elle perd son auteur. Elle n'est plus sa propriété. Elle convient à tous. Elle dévore son père — Il n'en fut que le moyen. Elle le d é p o u i l l e »

En envisageant ainsi le destin de l'œuvre, Valéry met l'accent sur l'insuffisance de la métaphore paternelle. Il renoue par ce biais avec l'une des préoccupations majeures de sa démarche : l'attention au processus - au faire plus qu'au fai t - , aux différents aspects de la forme, à l'altération. Il donne corps à quelque chose qui ressemble d'assez près à ce que, dans le même temps, Freud isole dans la notion d'après-coup, Freud qui reconnaît qu'il a dû, à un moment donné, conclure qu'il était l'au- teur de la psychanalyse.

« L'œuvre modifie l'auteur.

A chacun des mouvements qui la tirent de lui, il subit une altération. Achevée, elle réagit encore une fois sur lui. Il se fait, par exemple, celui qui a été capable de l'engendrer. Il se reconstruit en quelque sorte un formateur de l'ensemble réalisé, qui est un mythe.

Page 17: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

De même un enfant finit par donner à son père l'idée, et comme la forme et la figure de la p a t e r n i t é »

Il y a chez Valéry un souci de reprendre sans cesse les énoncés au regard d'une même chose, de revenir sur des mots déjà utilisés. Comme s'il fallait, à perte de vue, forger des phrases d'attente, constituer des fragments d'énoncé pour exciter la réflexion, tout faire pour ne pas clore une recherche.

Par exemple : « L'homme, père et fils des idées qui lui viennent » Ou bien, dans la même direction : « Toute œuvre est l'œuvre de bien d'autres choses qu'un " auteur " »

Je m'interroge à la suite de telles remarques dont on trouve, dans les Cahiers surtout, de nombreuses variantes : la question de l'auteur ainsi posée, retournée en tous sens, n'est-elle pas aussi chez Valéry une manière d'aborder le problème général de la constitution du sujet ? N'est-ce pas une façon de faire retour, avec d'autres moyens, au problème du rapport de soi à soi ?

De l'auteur au sujet, la conséquence est bonne.

« Ecrire [...] exige de l'écrivain qu'il se divise contre lui-même. C'est en quoi seule- ment et strictement l'homme tout entier est auteur11. »

Page 18: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

Le travail de l'art - le mot est à entendre

dans sa plus grande extension, depuis le poïein grec - est à saisir dans le même horizon : comme lieu de production et de transforma- tion du sujet. Parlant de l'auteur, Valéry se laisse porter par la langue, redispose les verbes les plus courants, modifie leurs propriétés, revient sur des partages établis.

« Leçon reçue de ce qu'on vient de donner. Travailler son ouvrage, c'est se familiariser

avec lui, donc avec soi ; et il y a quelque chose d'étrange dans cette éducation échangée avec ce qui vient de venir.

Ainsi on instruit son fils, et il vous ins- t r u i t »

O n trouve, dans le même contexte, d'autres

phrases qui augmentent l 'argument en le déplaçant, qui ouvrent d'autres perspectives avec des mots presque ident iques, qui reprennent et altèrent le motif avec des effets différents. La métaphore paternelle connaît ainsi des développements inattendus, des emplois renouvelés.

« Créateur créé.

Qui vient d'achever un long ouvrage, le voit former enfin un être qu'il n'avait pas voulu, qu'il n'a pas conçu, précisément puisqu'il l'a enfanté, et ressent cette terrible humiliation de

Page 19: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

lettre : « Il est vrai que si l'on accepte ces conditions, — adieu l'enseignement ! Quant à moi je m'y résigne d'au- tant plus aisément que je n'ai jamais souhaité de répandre mes opinions et qu'au contraire je n'ai jusqu'ici publié que des choses à peu près mortes dans mon esprit. »

6. Œuvres II, p. 1151. 7. Cahiers I, p. 481. 8. Cahiers I, p. 670. 9. Cahiers I, p. 586. 10. Œuvres I, p. 1264-1265. 11. Cahiers I, p. 653. 12. Œuvres I, p. 1451. 13. Cahiers I, p. 1245. Cette phrase vient dans un

fragment sur la mémoire. Elle me semble pouvoir être étendue à d'autres ordres de réalité.

14. Œuvres I, p. 960. Le texte se poursuit par ces mots : « une science et une statistique démographique des fantômes flottant par millions ou milliards sur le globe, depuis tant de siècles que l'on meurt ». Ce texte est écrit à propos du livre de Frazer, La Peur des Morts.

15. Notes sur Nietzsche, dans Valéry pour quoi ?, p. 51. Dans ces Notes, cette autre phrase : « Problème Qui est le lecteur de Nietzsche ? » (p. 37).

16. Œuvres I, p. 1039. 17. Cahiers II, p. 1303. 18. Cahiers I, p. 565. 19. Cahiers I, p. 562. 20. Cahiers I, p. 1006. 21. Cahiers I, p. 634. 22. Œuvres II, p. 705. 23. Cahiers II, p. 1146. 24. Cahiers I, p. 823. On trouvera des choses proches

dans Degas Danse Dessin. « L'artiste peut, par l'étude des choses informes, c'est-à-dire de forme singulière, essayer de retrouver sa propre singularité et l'état primi-

Page 20: Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre

tif et original de la coordination de son œil, de sa main, des objets et de son vouloir » (Œuvres II, p. 1195). Il est question, dans la même page, d'un « exercice par l'informe » qui enseigne « à ne pas confondre ce que l'on croit voir avec ce que l'on voit ». Et ceci encore : « Je ne sais pas d'art qui puisse engager plus d ' que le dessin. Qu'il s'agisse d'extraire du complexe de la vue la trouvaille du trait, de résumer une structure, de ne pas céder à la main, de lire et de prononcer en soi une forme avant de l'écrire ; ou bien que l'invention domine le moment, que l'idée se fasse obéir, se précise, et s'enri- chisse de ce qu'elle devient sur le papier, sous le regard, tous les dons de l'esprit trouvent leur emploi dans ce tra- vail » ( i b i d . , 1204-1205). Léonard, ajoute Valéry, est à placer « parmi les plus grands philosophes » et Rem- brandt « parmi les moralistes et mystiques les plus inté- rieurs ».

25. Œuvres I, p. 1326. 26. Cahiers I, p. 308. 27. Cahiers I, p. 635. 28. Cahiers I, p. 69. 29. Comme tout lecteur, je rassemble ici des mor-

ceaux dispersés dans le texte valéryen, et j'infléchis un mouvement.

30. Cahiers I, p. 537. 31. Cahiers I, p. 745. Grand leitmotiv : Kant n'a pas

entrepris une Critique du langage. 32. Œuvres I, p. 306. 33. Œuvres I, p. 1244. 34. Œuvres I, p. 754. 35. Œuvres II, p. 501. 36. Fragments posthumes, été 1872-hiver 1873-1874,

23 [23], traduction P. Rusch, Gallimard 1990. 37. Valéry pour quoi ?, p. 45-46. 38. A. Gide-P. Valéry, Correspondance, p. 343-344.