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Peau de brocart. Le corps tatoué au Japon

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REMERCIEMENTS Nous exprimons nos vifs remerciements aux maîtres tatoueurs Horiyoshi 11, Horibun Il, Horikin et Horichô pour leur collaboration ainsi qu'aux maîtres Horitoshi 1, Horihide et Horimasa III pour nous avoir autorisés à reproduire les photographies de leurs œuvres. Nous remercions également le docteur Fukushi Katsumari, Otomo Ryûsuke pour son aide fidèle et Shimada Kunihiro pour ses conseils précieux et pour le choix des photographies.

ISBN 2-02-032731-7

0 octobre 2000 Éditions du Seuil, 27, rue Jacob, 75006 Paris

@ octobre 2000 Keibunsha Co. Ltd., Tôkyô

(Japan's Tattoo Arts Horiyoshi's World 1 et Il; japanese Tattoo Ladies 1 et 11) pour les photographies des pages 15, 44 à 53, 82 à 93, 100,

103, 108 à 110, 11 9, 1 20 et 1 24 à 1 29.

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisa- tion collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procé- dé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com

PHILIPPE

P E A U D E

B R O C A R T LE CORPS TATOUÉ AU JAPON

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre

S E U 1 L

Les noms propres japonais sont placés dans l'ordre national: le patronyme pré- cédant le prénom. L'usage japonais veut d'autre part qu'un artiste ou un auteur classique soit souvent désigné par son seul prénom : par exemple, le graveur Katsushika Hokusaï par Hokusaï ou l'écri- vain Nagaï Kafû par Kafû. Les maîtres tatoueurs sont à quelques exceptions près désignés par leur nom d'artiste : Hori- yoshi, Horichô, etc. La transcription des mots japonais se fonde sur le système Hepburn : un e correspond à un « é », u à « ou », ch se prononce « tch ». L'accent cir- conflexe indique enfin une voyelle longue.

SOMMAIRE

LE CORPS ET LA LETTRE 13 Histoire des ukiyo-e de chair, 18 L'âge d'or : une mode époustouflante, 34

LA TRIBU DES TATOUÉS 55 L'emblème de la plèbe et de quelques autres, 55 Les lignées des maîtres, 74

BEAUTÉS SECRÈTES 95 Iconographie, 95 Femmes à la peau gravée, 99 Endurance et appartenance, 111

NOTES 131

Artisan tatoué. Photographie coloriée anonyme tirée d'un album datant des années 1890.

ÉMERGEANT DU BAIN apparaît un corps en fête. L'homme est nu et pourtant il paraît « vêtu », paré de couleurs éclatantes que les gouttes d'eau avivent tels des prismes. Le dos, le torse jusqu'au bas-ventre, avec une bande de peau vierge du cou au pubis, les épaules et les bras jusqu'aux coudes, les jambes jusqu'au-dessus du genoux : tout le corps n'est qu'un tableau - une énigme polychrome aux reflets chan- geant au gré des mouvements des muscles. L'opacité des bruns, l'abîme des bleus, l'éclat du vermillon ou l'opale des verts s'ordon- nent, ici en un jardin luxuriant, là, pour composer la silhouette d'un guerrier se battant avec un serpent dont la gueule menaçante darde une langue de feu, tandis que son corps fuyant s'enroule le long de la cuisse pour se perdre dans un parterre de pivoines épanouies sur un fond de nuit.

On dirait un costume de bain 1900. Et pourtant ce somptueux décor « fait corps » avec la peau. L'homme, jeune, que nous avons accompagné dans ce bain public du quartier d'Ueno à Tôkyô, est l'un de ces chefs-d'œuvre vivants des derniers grands maîtres tatoueurs

japonais. Ils étaient encore une dizaine dans la ville basse de Tôkyô au début des années 1990. Ces tatouages étonnants, pour certains d'une indéniable esthétique, relèvent d'un art véritable qui se déve- loppa à partir du milieu du XVIIIe siècle et fut étroitement lié à celui de l' ukiyo-e 1 (« images du monde flottant»), un des styles picturaux de l'époque, fortement lié à la technique de la gravure sur bois. Un art mineur certes, plébéien, abusivement lié au monde de la pègre, aujourd'hui en déclin et quelque peu méprisé par le Japon officiel, pro- ductif et prude de ce tournant du siècle, mais un art tout de même, avec son imaginaire iconographique, ses canons esthétiques et ses techniques élaborées - de surcroît, un art sans doute unique au monde. « Il n'y a qu'au Japon que le tatouage ait atteint aussi pleinement ses potentialités et qu'il a laissé sur ce matériau si éphémère qu'est la peau humaine des empreintes d'habileté, d'abnégation, d'imagination, de patience et de beauté », écrit Donald Richie2. Selon Gunji Masakatsu, critique de théâtre, ces « peaux de brocart » (nishiki hada) doivent être considérées comme une expression picturale à part entière : une de ces « fleurs qui ne donneront pas de fruits » (adabana)3, qui s'épanouirent à l'époque Edo 4 - d'autant plus belles qu'elles n'ont d'autre finalité

qu'elles-mêmes, qu'elles sont aussi éphémères que gratuites.

Du point de vue anthropologique et historique, le tatouage,

qui en Occident a été longtemps l'apanage des marins et des forçats

principalement, prit au Japon, à la fin du XVIIIe siècle, la dimension

d'un véritable phénomène social, expression d'une contestation plé-

béienne de l'ordre établi. Il reflète enfin un des traits de l'art japo-

nais. Contrairement à ceux de la Chine et de l'Occident, ce dernier

est peu empreint de signification métaphysique ou mystique. Les

artistes ont atteint leur apogée dans une maîtrise parfaite d'une tech-

L a première moitié du XIXe siècle fut V« âge d'or » des tatouages, qui devinrent l'expression d'une identité plébéienne. À la belle saison, beaucoup de ceux qui exerçaient les petits métiers de la rue, les travailleurs

de force et les portefaix travaillaient à moitié nus

et arboraient de magnifiques tatouages. C'était notamment le cas des palefreniers, comme le montre cette photographie prise vers 1867.

nique plus que dans une élaboration sophistiquée du message véhi- culé par leurs œuvres. L'art du tatouage s'inscrit dans cette veine: c'est un exemple de la virtuosité des artistes-artisans. Il suffit de voir travailler un maître tatoueur pour s'en convaincre.

Instruments traditionnels. Le nombre des aiguilles des stylets, solidement fixées à un manche en bambou d'une vingtaine de centimètres

par un fil enroulé autour de celui-ci, varie en fonction de l'usage (contours, coloration, détails). Les stylets sont rangés dans un présentoir

incliné à portée de la main du tatoueur qui humecte les aiguilles de couleur à un pinceau coincé entre les doigts de sa main gauche.

LE CORPS ET LA LETTRE

UN LACIS DE VENELLES au fond de la ville basse du côté du quar- tier d'Ueno à Tôkyô. Un quartier-village, resserré autour du sanc- tuaire de Shitaya-jinja, avec ses modestes maisons basses, le linge qui sèche aux fenêtres, ses pots de fleurs devant les portes, ses minuscules ateliers et son vieux bain public. Une petite maison que rien ne distingue de celles des artisans et des petits commerçants des environs.

Dans l'entrée sont alignées les plaques de bois des enseignes à gros idéogrammes gravés des sapeurs-pompiers : une profession dont autrefois les tatouages furent un emblème (il s'agissait alors de volontaires recrutés par les autorités des quartiers dans les basses classes de la société pour lutter contre les incendies). Au premier étage, dans une petite pièce où est perché, près du plafond, le tradi- tionnel autel shintoïque consacré au culte des ancêtres, un homme complètement nu est allongé à plat ventre sur les tatami (nattes) recouverts d'un linge. Un autre, au torse et au dos intégralement tatoués, chevauchant le corps étendu, s'affaire sur ses flancs. Ten-

dant fortement la peau du pouce et de l'index de la main gauche, un pinceau imbibé de couleur noire coincé par l'annulaire entre le médium et l'auriculaire, il perce à petits coups répétés de la main droite l'épiderme de l'homme couché à l'aide d'un stylet en bois terminé par des aiguilles assemblées par un fil solidement enroulé autour du manche. De temps à autre, d'un geste vif, il humecte de couleur l'extrémité des aiguilles aux poils du pinceau et reprend son incision. Les stylets sont rangés dans un présentoir incliné à portée de sa main. Ceux qui sont destinés aux contours sont minces et n'ont que deux ou trois aiguilles. Les stylets réservés aux dégradés, en revanche, en comportent une quarantaine. À côté s'alignent des pots de couleurs1. Dans le silence de la petite pièce, on n'entend que le crissement des aiguilles sur la peau.

Le tatoueur est en train d'opérer un bokashi, c'est-à-dire une coloration dégradée: les fondus et la variation dans l'intensité des couleurs donnant les plus beaux effets2. C'est à la pratique du boka- shi que se reconnaît la technique d'un bon tatoueur : elle suppose en effet une grande maîtrise, car l'injection des couleurs doit se faire à différentes profondeurs de l'épiderme. Plus on enfonce les aiguilles, plus les incisions sont rapprochées et plus le coloris sera foncé et dense. Inversement, lorsque les incisions sont plus espacées et super- ficielles, la couleur est moins intense. Autrefois existait une forme par- ticulière de bokashi: le tatouage s'évanouissait progressivement sur ses bords pour restituer à la peau sa couleur naturelle (akebono mikiri). Cette technique n'est plus pratiquée.

À l'origine, les tatoueurs n'employaient que trois couleurs: le noir (c'est-à-dire de l'encre de Chine, sumi, qui vire au bleu sous la peau), le rouge et, parfois, le brun. Aujourd'hui, la plupart des cou-

leurs sont d'origine chimique et la palette du tatoueur s'est enrichie du vert et du jaune. Certains maîtres préfèrent toutefois n'utiliser que les couleurs traditionnelles3.

Avant de passer à la coloration ont été tracés au pinceau (et de plus en plus souvent au feutre) les contours du dessin choisi générale- ment dans de grands albums d'estampes. Puis, ceux-ci ont été incisés (sujibori) par un mouvement rapide du poignet (de quatre-vingt-dix à cent vingt incisions à la minute). Entre les phases d'incision, le tatoueur désinfecte les parties de l'épiderme qu'il a travaillées avec du shôchû (alcool de riz), vaporisé sur la peau. Puis, il passera à la coloration. Pour les connaisseurs, un beau tatouage doit être travaillé plusieurs fois, afin de donner ainsi plus de densité aux couleurs.

Le tatoueur Horibun I à l'œuvre.

À voir le visage de l'homme présentant son dos au tatoueur, on ne peut douter que l'opération soit douloureuse. Encore le dos est-il la partie du corps la moins sensible. En général, les séances durent une à deux heures et ne se succèdent pas tous les jours. Dans le cas d'un tatouage recouvrant pratiquement tout le corps, il faut parfois cinq ans. Pas moins de cinquante heures pour un dos. Printemps et automne sont les meilleures saisons pour les tatouages : en été, la dilatation des pores par la chaleur ne donne pas de bons résultats.

La main enfoncée dans la ceinture de flanelle qui ceint son large ventre, une effigie en or de Bouddha pendant sur la poitrine au milieu de cette bande de peau de dix centimètres, non tatouée, qui descend jusqu'au bas-ventre4, un cure-dent sur l'oreille et por- tant l'ongle du petit doigt plus long (signe qu'il ne fait pas de travail manuel pénible), Yamada Shôtarô est l'un des maîtres tatoueurs de Tôkyô descendant d'une célèbre lignée. Massif, le regard malicieux sous d'épais sourcils, il a dans la voix les accents gouailleurs des habitants des quartiers populaires et paraît avoir hérité de la trucu- lence de l'edokko (« l'enfant d'Edo », comme nous dirions le « pari- got ») à laquelle s'attache toute une culture de la rue et des mœurs de la ville basse5.

Charpentier de grande hauteur (tobi), Yamada Shôtarô exerce deux métiers à la fois, ce qui est traditionnel chez les tatoueurs, et il se considère dans les deux cas comme un maître artisan. D'ailleurs, comme ses homologues, il signe ses œuvres de son nom d'artiste - Horibun Il - tracé dans un petit rectangle de peau, généralement au-dessus de la hanche, à la manière d'un peintre au bas de son tableau. Il a hérité sa technique de son père, Horibun 16 1 qui faisait

partie de cette génération de tatoueurs de Tôkyô se situant dans la lignée du grand maître Horiuno, dont on disait qu'il avait tatoué un jour une pivoine si réaliste dans le dos de l'un de ses clients qu'un papillon vint s'y poser. L'arrière-petit-fils d'Horiuno exerçait encore à Asakusa à la fin des années 1980. Horibun Il s'inspire des estampes dans ses dessins, mais aussi des figures de ce jeu de l'oie nippon que l'on appelle sugoroku.

Selon l'homme de théâtre lizawa Tadasu (1909-1994) 7, spé- cialiste de la culture populaire satirique et auteur d'un ouvrage classique sur les tatouages japonais, « le corps est à un maître tatoueur ce que la toile est au peintre. Mais une "toile" qui aurait un volume et des formes différentes avec chaque client. C'est au tatoueur d'évaluer ce canevas naturel et d'adapter un dessin aux formes anatomiques en suggérant les motifs les plus adaptés au corps de son client. Le tatouage est étroitement lié à l'art de l'estampe : les thèmes sont souvent identiques et la technique pré- sente des analogies évidentes, en particulier pour les fondus que l'on retrouve par exemple dans les œuvres du grand maître Hiro- shige (1797-1858). Du point de vue sociologique, en outre, le tatouage est par excellence une expression artistique de la classe populaire du vieil Edo ».

Dans le monde du tatouage, on n'emploie pas le mot courant irezumi (qui signifie « introduire l'encre ») pour désigner les créa- tions des maîtres tatoueurs mais horimono (« chose gravée ») : alors que le premier terme est utilisé aussi dans le cas des tatouages infa- mants (marquant les criminels), le second désigne uniquement les tatouages décoratifs8. Cette distinction, qui apparut au XVIIe siècle, tendit à s'estomper à la suite de l'abandon de la pratique du

Maquette et réalisation PAO Éditions du Seuil Photogravure : IGS Charente Photogravure, à Angoulême

Achevé d'imprimer chez Mame, à Tours Dépôt légal : octobre 2000. N° 32731

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