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Peinture algérienne: la maturité Hommage à Mouloud Feraoun REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE Interview de Yasmina Khadra Musique: La bataille du raï

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Peinturealgérienne:la maturité

Hommage à

MouloudFeraoun

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Interview de

YasminaKhadra

Musique:

La batailledu raï

ulture et communication formentaujourd’hui un couple indissociable.Les organisateurs de Djazaïr, uneannée de l’Algérie en France ont accor-

dé au partenariat média toute l’importance qu’ilmérite pour le soutien des programmes.

Une série d’accords ont été signés à Paris au courant dumois de septembre avec le groupe France Télévisions, le groupeRadio France et TV5. Ceux-ci faisaient suite à la convention-cadrepassée le 11 septembre à Alger avec la Télévision Algériennepour la production audiovisuelle destinée aux publics français etalgériens, ainsi que la médiatisation de l’événement sur ses dif-férentes chaînes. Cette convention signée par Hamraoui Habib-Chaouki, DG de l’ENTV, et Mohamed Raouaraoua, CommissaireGénéral pour l’Algérie, prévoit également la participation à lamise en oeuvre des partenariats avec les chaînes françaises. Uneconvention similaire est en cours avec la Radio Algérienne.

Signé le 16 septembre au siège du groupe, par Marc Tessier,P-DG, et Robert Lion, Président de l’AFAA (Association françaised’action artistique), le protocole d’accord avec FranceTélévisions a été cosigné par Hervé Bourges, MohamedRaouraoua et Françoise Allaire, Commissaire générale pour laFrance ainsi que par les responsables de France 2, France 3 etFrance 5. Le document prévoit un engagement considérable del’ensemble des chaînes pour la réussite de l’Année. Des repor-tages et émissions consacrés à la culture algérienne et des jour-nées spéciales sont ainsi envisagés de même que la délocalisa-tion en Algérie d’émissions périodiques ou exceptionnelles,telles que la 13ème Nuit des Etoiles qui serait réalisée en directdu Sahara.

Sont prévus aussi des directs sur les manifestations, des par-tenariats ciblés, des formats courts (bandes annonces, spots) etla mise à disposition des locaux de France Télévisions pour desévénements culturels ou de relations publiques. Partenairemédia officiel de l’Année, France Télévisions entend participerpleinement à sa réussite avec toute la puissance et la diversité deson potentiel.

La même volonté a été exprimée par Radio France qui sou-haite s’associer à l’évènement à travers l’ensemble de seschaînes. L’accord a été signé le 17 septembre par son P-DG, Jean-Marie Cavada et Olivier Poivre d’Arvor, Directeur de l’AFAA. Lacérémonie a été précédée d’une réunion où ont été abordéestoutes les possibilités de collaboration, depuis la promotion et la

couverture des manifestations, y compris en direct, jusqu’à laréalisation d’émissions en Algérie ou la coproduction d’évène-ments, notamment musicaux et littéraires.

Le même jour a été signé le protocole de partenariatavec TV5 dont le rayonnement mondial apportera sans doute àl’Année une audience considérable, notamment auprès descommunautés algériennes éloignées (USA,Canada). Le textesigné par Serge Adda, P-DG, comprend les mêmes dispositionsque celles retenues avec France Télévisions. Plusieurs pistes ontété déjà explorées dont la réalisation d’un «24 heures à Alger» oul’organisation d’un jeu-concours. L’équipe dirigeante de TV5 amanifesté son plein engagement pour l’événement qui corres-pond parfaitement à sa vocation culturelle internationale.

M. Raouraoua a assuré ses interlocuteurs de la disponibilitéet du soutien qui leur sera apporté pour la réalisation de leursprojets. Les trois partenaires médias ont tous souligné leurconscience de la dimension exceptionnelle de Djazaïr et relevél’importance qu’ils accordent à leurs publics algériens. Il est ànoter que jamais une saison ou année culturelle étrangère enFrance (Djazaïr sera la dix-septième) n’a bénéficié d’un tel par-tenariat médiatique.■

La cérémonie de signature. MM. Raouraoua et Bourges

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1Djazaïr ▲ numéro 3

II NN SS TT II TT UU TT DD UU MM OO NN DD EE AA RR AA BB EEUn acteur culturel de pointe

L’Institut du Monde Arabe est devenu un haut lieu cultu-rel de la capitale française avec un rayonnement national etinternational appréciable.

Son implication dans l’année de l’Algérie en France se tra-duira par l’organisation de manifestations prestigieuses tou-chant à plusieurs disciplines (grandes expositions patrimo-niales, livre et édition, design, musique...). Une conventiona été signée le 18 septembre au siège de l’IMA avec sonDirecteur général Nasser El Ansari, en présence du nouveauPrésident de l’institution.

Pleins feux sur DjazaïrPartenariat Média

otre troisième rendez-vous intervient en ce mois d’octobre, à trois mois de l’ouverture de l’Année del’Algérie en France. Artistes, créateurs, techniciens, organisateurs, tout le monde de ce côté-ci de laMéditerranée fourbit ses armes pour présenter au public français le meilleur de notre riche patrimoine.

Djazaïr 2003 tente d’en être le reflet fidèle. Dans la rubrique «CRÉATEURS», la révélation littéraire de ce début de millénaire, Yasmina Khadra, illustration algé-

rienne de «servitude et grandeur militaires», se livre à nos lecteurs. Il souligne notamment combien cette «Année» peutêtre importante pour nos artistes.

Notre «HOMMAGE» dans ce numéro s’adresse à l’écrivain martyr, doyen de notre littérature de langue française,Mouloud Féraoun, tombé sous les balles de l’OAS la veille même de l’annonce du cessez-le-feu, tandis que le«PRÉCURSEURS» du bimestre est Mohammed Bencheneb, érudit et humaniste égaré dans une Algérie ployant sous lejoug colonial. Tête bien pleine mais surtout bien faite!

«NOVA» est notre nouvelle rubrique. Elle sera consacrée à la jeune génération de stars.Pour débuter, il s’agira de Rachida Brakni, Kader Belarbi et Faudel, qui, par leur talent,leur courage et leur travail constituent aujourd’hui un exemple pour notre jeunesse.

Dans «L’ANNÉE DU CINÉMA», notre spécialiste Abdou B. propose une analyse, hélas,bien pessimiste sur le 7ème art dans l’Algérie plurielle. Dramatique largage d’un ciné-ma cité, il n’y a guère, en exemple dans le tiers-monde.

«L’ANNÉE DU LIVRE». Dans ce numéro, dont le «bouclage» coïncide avec l’ouvertureà Alger du «Salon du livre 2002», Mouloud Achour nous communique sa joie dedécouvrir que cette année, avec la quantité, la qualité est là. Produit noble, le livre, enAlgérie comme partout ailleurs, doit se conformer à certains critères aussi bien pource qui est du contenu que de la présentation.

«L’ANNÉE DE LA MUSIQUE» se penchera, cette fois-ci, sur le phénomène du raï et surla -toujours surprenante- réussite mondiale de ce genre musical considéré, il y a unevingtaine d’années, comme le type même de la chanson asociale et décadente. Quil’emportera dans cette «bataille du raï» ? Question posée par Hadj Miliani.

Analyse optimiste dans «L’ANNÉE DES ARTS PLASTIQUES». Dalila Orfali y arrive à la conclusion qu’au terme d’un longparcours, notre peinture est enfin parvenue à l’âge de raison.Pour ce qui est du «THÉÂTRE», Djazaïr 2003 fera retrouver à ses lecteurs le souvenir du génial dramaturge que fut Kaki,promoteur du Théâtre Ihtifali.

«L’ANNÉE DU PATRIMOINE». Après Djemila et Siga, voici la Qal’a des Beni Hammad, site classé Patrimoine de l’huma-nité. Comme les deux villes antiques, la Qal’a nous réserve de belles surprises, pour peu que notre pays s’en donne lapeine.

Dernière sous-rubrique : «L’ANNÉE FESTIVE» poursuit la publication des «carnets de route» de l’infatigable AbdelkrimDjilali qui a arpenté les pistes sableuses du Sud pour nous faire visiter la capitale des Zibans Biskra et celle du Souf, ElOued.

Le titre de «PASSERELLE» revient pour ce bimestre à Jean Pélégri, écrivain «Pied-noir» auteur de nombreux ouvragessur l’Algérie dont l’émouvant «L’Algérie, ma mère», où il laisse s’épancher sa tendresse pour notre pays et notre peuple.«Entre son père et la justice», il n’a pas eu à choisir, lui.

«L’ALGÉRIE À TABLE» clôturera ce 3ème numéro de Djazaïr 2003 par une chronique sur les pâtes alimentaires. Où l’onapprend, grâce à Ibn Khaldoun, que notre rechta nationale nous a été transmise par le grand Tamerlan lui-même. Bienvenue à Sidna Ramadhan! ■

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Djazaïr 2003 (3ème épisode)

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Mouloud FéraounLe 15 mars 1962, la veille même de l’annonce du

cessez-le-feu qui allait consacrer la fin d’une colo-nisation de 132 ans, un commando de l’OAS,excroissance fasciste de l’Armée coloniale françai-se, assassinait six responsables du Service descentres sociaux.

Parmi ces victimes, sauvagement exécutées à lamitraillette et au fusil-mitrailleur, figurait le doyendes écrivains algériens de langue française,Mouloud Féraoun. «Un écrivain de grande race,un homme fier et modeste à la fois, mais quand jepense à lui, le premier mot qui me vient auxlèvres, c’est le mot bonté», écrivit de lui dans «LeMonde», le lendemain même de la tuerie,Germaine Tillion, une éminente sociologue quiavait dénoncé la répression et la torture pratiquéespar l’armée et la police coloniales.

Oui, Féraoun était un homme bon, un hommesimple comme l’étaient les gens dont il décrivait la

vie dans ses oeuvres.Du fait des lois d’amnistie , l’horrible assassinat

de Château Royal à Ben Aknoun restera impuni,tout comme resteront impunis à ce jour tous lescrimes commis à l’encontre de notre peuple. Desmilliers, morts écrasés par les bombes dans leursdéchras, hommes, femmes, vieillards ,enfants, tuéssans états d’âme. Des milliers d’autres, militants ousimples suspects, torturés puis exécutés, mortssans sépulture, disparus sans laisser d’autre traceque la douleur des mères, des veuves et des orphe-lins.

Assassinés également de nombreux intellectuels,qui, tout comme Féraoun, ont été froidement abat-tus, considérés comme potentiellement dangereuxpour l’ordre colonial: Cheikh Larbi Tebessi, AhmedReda Houhou, Maurice Audin, Mohamed Benzerdjeb,Ali Boumendjel, Salah Ould Aoudia, AliHammoutène, René Popie et tant d’autres encore.

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e mars 1913 à mars1962, de Tizi Hibel à TiziHibel (en Kabylie où estné et enterré l’écrivain),

l’itinéraire d’un des fondateurs de la lit-térature algérienne de langue françaisedessine une boucle d’une triste perfec-tion : la vie et la mort confondant étran-gement leurs temps et leurs espaces.Les balises de cet itinéraire de quaran-te-neuf ans à peine, dictées essentielle-ment par des raisons soit profession-nelles soit sécuritaires, paraissentcomme autant de signes révélateurs dela détérioration progressive des condi-tions de vie en Kabylie et dans tout lepays. Cette situation affectait MouloudFéraoun au plus profond de lui-même,comme en témoignent deux ouvragesde l’auteur publiés à titre posthume etdont les dernières lignes datent du 14mars 1962, la veille de son assassinat.

Le premier ouvrage, dans le style de lachronique, est un Journal que l’auteur atenu à jour du 1er novembre 1955 au 14 mars1962, à des fins de publication, et qu’il défi-nissait lui-même en ces termes : " Enfin, j’aitenu un journal qui relate tout ce dont j’aiété témoin (…). Un brûlot rageur où cha-cun en a pour son compte ". Les notes quel’auteur rédige au jour le jour, pendant septans, sont toutes en rapport avec la guerre :les ratissages, les grèves, les arrestations, lesaccrochages, les tortures, les viols, les tue-ries, les incendies d’écoles et de villages, les

camps de regroupement derrière des barbe-lés, la pacification, l’assimilation… MouloudFéraoun, en chroniqueur avisé, voulait " sim-plement ceci : après ce qui s’est écrit sur laguerre d’Algérie, bon ou mauvais, vrai oufaux, juste ou injuste, il convient qu’à celas’ajoute (s)on journal ".

Le second ouvrage, Lettres à ses amis, estun recueil de missives authentiques de l’au-teur, lesquelles, à l’origine, n’étaient pas des-tinées à la publication. Elles furent simple-ment rassemblées et triées selon un ordrechronologique, depuis le 12 avril 1949, parles soins de son condisciple et ami trèsproche, Emmanuel Roblès.

L’épistolier Mouloud Féraoun, dans l’inti-mité de l’échange, par correspondancesinterposées, se livre, se laisse aller à la confi-dence, raconte des anecdotes, confie sesjoies, ses douleurs et son désarroi sur le

mode de la conversation.Ces deux documents, en marge de la créa-

tion littéraire, de par leurs styles respectifs,constituent, cependant, des références pré-cieuses pour tous les lecteurs avertis qui s’in-téressent à la genèse des œuvres de cetauteur aussi bien sur le plan socio-historiqueque psychologique, le premier plan influantdirectement sur le second. Ainsi, leur lecturerévèle une sorte de glissement de l’écrivainvers une désillusion et un isolement de plusen plus grand depuis le début de la guerre.Auparavant, l’existence qu’il avait menéedepuis sa naissance à Tizi Hibel baignait dans

un relatif optimisme et n’avait pas été boule-versée outre mesure par son installation auvillage de Taourirt Moussa (distant de deuxkilomètres), lieu de sa première affectation,après sa sortie de l’école normale deBouzaréah, en 1935.

La tristesseet l’amertume

Des années plus tard (1961), il écrivait à cepropos, depuis Alger : "Personne ne veutplus rien faire de bon. Pour ma part, jeregrette simplement les temps heureux oùj’avais une vache à Taourirt Moussa, uneclasse de 50 élèves et mes cahiers d’écoliersoù je racontais l’histoire de Madame " (allu-sion à La Terre et le sang).

En 1952, il est nommé quelques kilo-mètres plus loin, à Fort-National, sur sademande. L’heure n’était certes pas à l’eu-phorie parce qu’il sait qu’il y aura beaucoupde changements dans son existence et que lemeilleur, il l’aura passé au bled . Mais l’écri-vain pouvait encore apprécier le confort de lavie qu’il y menait avec sa famille, au moinsdans les toutes premières années :

" Fort-National est un petit village enmajorité kabyle ; j’ai trouvé ici toutes leschoses qui me manquaient à Taourirt ".Pour les années qui suivirent, l’état d’espritde Mouloud Féraoun était tout à fait différent :" J’ai été affecté par les années de " forteres-se " vécues à Fort-National, l’élaborationdifficile des Chemins qui montent, les sollici-tations impérieuses et contradictoires aux-quelles il va devenir impossible de se déro-ber, puis tous ces drames affreux qui sedéroulaient pour ainsi dire sous mes yeux ".Mais le tournant décisif, dans la vie deMouloud Féraoun, se situe en 1957, aumoment où il quittait Fort-National, aprèsavoir reçu une lettre le menaçant de mort, etcelui où il arrivait dans la capitale pour ychercher refuge : " J’ai dû secouer ma tor-peur pour tenter de sauver mes enfants etj’ai demandé Alger ".

De la cité Nador du Clos Salembier àl’H.L.M. de la cité Fougeroux (entre El Biaret Bouzaréah), en repassant par ClosSalembier où il allait résider de nouveau,Mouloud Féraoun semblait traverser un étatdépressif lancinant dont les effets néfastes serépercutaient aussi bien sur son métier d’en-seignant que sur son activité d’écrivain.

Tout commençait par le désenchantement

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Itinéraire d’un enfant

du bledou chronique

d’une mort annoncéePAR FARIDA BOUALIT

UNIVERSITAIRE

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de toute la famille dès l’arrivée à Alger : " Enattendant tout le monde est en train dedéchanter ". Cependant, en cette année-là,pendant les vacances scolaires de l’été, il luirestait encore le courage de reprendre le tra-vail de l’essai sur le poète Si Mohand.

Mais, à l’automne, il avouait : "L’ouvrageest presque terminé, mais j’y trouve peud’intérêt et je l’ai abandonné ".L’année suivante (1958), le sentiment dedésillusion s’aggravait : " (…) Le métier medégoûte (…). Je ne sors plus et ne vois per-sonne ; à la maison, on se chamaille tant etplus (…). Rien à faire, nous ne sommes pasAlgérois (…) ".

En hiver 1959, la tristesse et l’amertumeenvahissaient Mouloud Féraoun : " Ici, àl’école, j’ai de plus en plus le cafard et jeprends en grippe l’inspecteur, la concierge,le bidonville et même le métier ".Au printemps de la même année, son état nes’était guère amélioré : " Aujourd’hui, j’aireçu trois visiteurs qui tous trois voulaientme mettre sur une liste de candidats auconseil municipal. Je présume qu’on vaessayer encore toutes sortes de pressionspour " m’intégrer ". En vérité je suis en pleindégoût. Et il ne me reste plus que le désird’écrire. Rien d’autre ne m’intéresse.(…).Au point de vue physique, je suis plus déla-bré que jamais. (…) Même le cafard oùnous puisions un peu de rancune nous aquittés à partir du moment où nous avonsconstaté qu’il n’y a plus rien pour nousaccueillir hors de ce triste radeau de la citéNador. Alors nous nous résignons ".

Cet intérêt de l’écrivain pour l’écrituresalutaire, il n’est pas certain qu’il ait résisté àl’abattement qui le gagnait en cette fin d’an-née 1959 : " Simplement je vois, comme uneissue inéluctable qui se rapproche, lavieillesse et la solitude. (…) C’est la premiè-re fois que j’ai cette impression. (…) Mesnerfs sont à bout et je ne me sens plus assezde force pour réagir. Alors je suis déjà danscet état préliminaire qui dispose àaccueillir sereinement l’inévitable ".

Mouloud Féraoun avouait donc avoiratteint le seuil de saturation et ainsi jusqu’aujour précédant sa mort, ses propos épiso-diques à ce sujet confinent à la litanie : " Je nepeux plus supporter mon existence actuelle"(novembre 1959)." À la maison, toujourspareil. Comme si quelque chose était cassé.J’étouffe (…) "(avril 1960). " Bien sûr, je neveux pas mourir (…) mais je ne prends

aucune précaution particulière". (14 mars1962).

La mort a trouvé Mouloud Féraoun dansces dispositions : elle avait déjà atteint l’écri-vain; quant à l’homme, même s’il ne la sou-haitait pas, il l’attendait.

La littérature:le loisir du maître

La tourmente que traversait le pays avaitsérieusement mis à mal l’écrivain depuis1957. Après avoir " achevé péniblement LesChemins qui montent " à Fort-National, laseule écriture à laquelle il s’était consacré àAlger, de façon plus ou moins régulière, étaitcelle du Journal et des Lettres à ses amisdans lesquelles il lui arrivait de déplorer qu’iln’eut plus " rien en chantier ". Ses proposméritent tout de même d’être nuancés.

À Alger, il a achevé certes difficilement, etaprès plusieurs tentatives, la rédaction desPoèmes de Si Mohand, un essai commencé àFort-National. Il avait entamé celle deL’Anniversaire, ouvrage publié parEmmanuel Roblès sous sa forme inachevée.L’œuvre comprend des fragments composésde quatre chapitres inédits et d’articles déjàpubliés à diverses occasions.

Mais, comme pour entretenir une certaineillusion, l’auteur se laissait aller à croire à desprojets d’écriture. En avril 1961, parexemple, il promettait à son ami EmmanuelRoblès : " Si jamais il y avait un beau livreà écrire, ce serait celui-là : rendre justice àl’instituteur. Et ça, je te jure que je le ferai

dès que je serai suffisamment édifié et suffi-samment remonté moralement". Le projetétait compromis d’avance puisqu’il ne pou-vait pas remplir la dernière condition. Nousne savons pas grand chose de l’état d’avan-cement de sa thèse :" Je vais envoyer,confiait-il toujours à son ami, mon projet dethèse à Germaine Tillion ".

Ainsi, nous pouvons constater que nonseulement l’essentiel de la production litté-raire féraounienne a été publié entre 1950 et1957 mais que le " bled " kabyle constitue samatrice génitrice. Il n’est question ici ni derégionalisme, ni d’ethnocentrisme, ni d’eth-nographie, mais tout simplement d’une sym-biose nécessaire chez Mouloud Féraounentre l’intériorité de l’homme et l’extérioritédu monde. Cette symbiose exigeait de se réa-liser dans un contexte plus ou moins sup-portable pour permettre à la sensibilité decet écrivain d’être productive. En effet,contrairement à certains auteurs inspirés lit-térairement par l’adversité et les débatscontradictoires, Mouloud Féraoun, comme ilse plaisait à le répéter, ne pouvait exercer sontalent qu’en état d’harmonie avec le monde.

En mars 1951, il décrivait Taourirt pourexpliquer son choix d’y vivre : " Le jardin vude loin est magnifique.(…) du haut de lamosquée où il y a la grande treille, j’aiadmiré ma vache blanche, son veau fauvedans le carré des amandiers blancs. Je nevous dis que ça. Un vrai soleil de printemps.À Tagrara, le ruisseau murmure allègre-ment et des dizaines de femmes lavent leursgandouras. Idir est venu me voir pour medécider à demander Alger avec lui. J’ai

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FÉRAOUN EN COMPAGNIE D’ ALBERT CAMUS

refusé ".À cette époque, Mouloud Féraoun tra-

vaillait sans relâche à l’écriture de ses textes.En 1950, il avait déjà publié à compte d’au-teur Le Fils du pauvre ( Le Puy, Cahier duNouvel Humanisme) qui lui vaut le GrandPrix Littéraire de la Ville d’Alger en 1951 : " Jedeviens une bête curieuse ! " écrivait-il, com-mentant l’événement avec ironie. Mais il fautsavoir tout de même que ce n’était pas fauted’acquéreur. Mouloud Féraoun avait déclinél’offre des Nouvelles Editions Latines (Paris)parce qu’il jugeait les conditions de l’éditeurirrecevables : " Voilà du nouveau ! L’éditeurdont je te parlais accepte d’éditer mais il medemande de faire souscrire l’Université etm’impose un préfacier que je ne connaispas. Deux conditions inacceptables.(…)Mon histoire avec les Editions Latines s’estmal terminée. Mon refus les a indisposés(…) ".

Quand on se remémore le contenu de lapréface que les éditions avaient réservé, en1956, à l’œuvre de Kateb Yacine, Nedjma, onne peut que comprendre le refus deMouloud Féraoun.

En automne 1951, et tout en assurant lapromotion de son premier livre (diffusionpersonnalisée, émissions de radio, etc...),Mouloud Féraoun achevait le manuscrit deson second roman, La Terre et le sang.Quelques mois auparavant, au printemps dela même année, il n’en tenait que le sujet etprojetait d’aller en France " pour voir lesmineurs kabyles pour la raison que, dans(s)on roman il sera question d’un bonhom-me qui a vadrouillé un peu partout ".

Dès le printemps 1952, au moment où cemanuscrit était déposé au Seuil (en mêmetemps que Le Fils du pauvre), MouloudFéraoun avait fini de rédiger certains cha-pitres du recueil Jours de Kabylie et s’attelaità la rédaction d’autres textes pour le même

ouvrage. L’illustration était déjà assurée pardes croquis de Charles Brouty (1897-1984),peintre français qui a vécu en Algérie de 1912à 1963 et que Mouloud Féraoun avait faitvenir en Kabylie à cette occasion.

En 1953, les Éditions du Seuil publient LaTerre et le sang (Prix Populiste), pendant queMouloud Féraoun s’appliquait à retoucher LeFils du pauvre pour le republier au Seuil . Ill’amputera en fait de la deuxième partie del’édition originale (les années d’école norma-le de Fouroulou, les années de la deuxièmeguerre mondiale telles que vécues enKabylie) qu’il réservait à un second tome duFils du pauvre pour lequel il imaginait unesuite. Le projet n’ayant pas été finalisé, cettepartie orpheline a été intégrée àL’Anniversaire.

En 1954, Le Fils du pauvre était publié auSeuil et Jours de Kabylie était édité à Algeraux éditions Baconnier (réédité au Seuil en1969).

En 1955, Mouloud Féraoun avait presquefini de mettre au point son troisième roman,Les Chemins qui montent. La même année,quelques extraits paraissaient dans les revuesSimoun et L’Action. C’est à ce moment-làqu’il avait commencé à tenir son fameuxJournal.

En 1956, un troisième extrait des Cheminsqui montent était publié dans la revue LesLettres françaises. L’année suivante, 1957, leSeuil publiait Les Chemins qui montent et larevue Affrontement un fragment de l’étudedes Poèmes de Si Mohand.

Ainsi, en 1957, les principaux textes deMouloud Féraoun étaient soit publiés (pourla majorité d’entre eux), soit déjà en chantier.À Alger, sa veine littéraire semblait se tarirmalgré quelques sursauts (sans résultatsmarquants).

«Fouroulou,c’est moi».

L’école algérienne de la post-indépendance afortement contribué à ancrer l’image deMouloud Féraoun dans les esprits. Ainsi,dans l’imaginaire culturel algérien, MouloudFéraoun est l’écrivain qui a su décrire lasociété rurale algérienne sous un éclairagequi permet aux mots de rendre un son justeun demi-siècle environ après leur composi-tion. La vie des Kharoubas dans Tadart,entre voisins, au sein de la famille (le rôle dechacun : homme, femme, enfant-fille, enfant-garçon, le grand-père, la grand-mère…), lesactivités aux champs, la rentrée scolaire auvillage, la rencontre des femmes à la fontai-ne, l’émigration, le déroulement des saisonsen rapport avec l’organisation socio-écono-mique (la saison des olives, celles des figues,etc…), les rites et rituels (mariages, visiteschez les marabouts…).

Mais pour expliquer la séduction quecontinuent d’exercer ses textes, notammentses trois premiers romans, Le Fils du pauvre,La Terre et le sang et Les Chemins qui mon-tent, il faudrait ajouter certaines précisionsquant à la tonalité d’ensemble dans laquellebaignent toutes les descriptions.

Mouloud Féraoun ne porte pas sur sescompatriotes un regard exotique à traverslequel il aurait " croqué " le pittoresque, lesensationnel d’une communauté de " bêtescurieuses ", pour amuser la galerie des lec-teurs occidentaux.

Bien au contraire ! Et pour éviter tout mal-entendu, il commence dès les premièreslignes de son premier roman, par chasser letouriste du paysage : " Le touriste qui osepénétrer au cœur de la Kabylie admire, parconviction ou par devoir, des sites qu’iltrouve merveilleux, des paysages qui luisemblent pleins de poésie et éprouve tou-jours une indulgente sympathie pour lesmœurs des habitants. On peut le croire sansdifficultés, du moment qu’il retrouve n’im-porte où les mêmes merveilles (…). Il n’y aaucune raison pour qu’on ne voie pas enKabylie ce qu’on voit également un peu par-tout." Mille pardons à tous les touristes. C’estparce que vous passez en touristes que vousdécouvrez ces merveilles et cette poésie .Votre rêve se termine à votre retour chezvous et la banalité vous attend sur le seuil ".

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MANUSCRIT DE MOULOUD FÉRAOUN

C’est cette même banalité que MouloudFéraoun revendique pour les siens, poursignifier qu’en Kabylie, ils sont simplementchez eux, à l’instar de ce touriste qui rentrechez lui : " Nous Kabyles, poursuit l’auteur-narrateur, nous comprenons qu’on louenotre pays. Nous aimons même qu’on nouscache sa vulgarité sous des qualificatifs flat-teurs. Cependant nous imaginons très bienl’impression insignifiante que laisse sur levisiteur le plus complaisant la vue de nospauvres villages ".

Le message de Mouloud Féraoun est clairet simple à la fois : l’étranger doit se débar-rasser de sa vision stéréotypée de l’autochto-ne pour le voir tel qu’il est réellement, chezlui, dans une quotidienneté qui égale la sien-ne.

De cette façon, tous les tableaux du livreen aval de ce message sont soustraits auregard exotique et prennent des accentsd’authenticité qui provoquent chez le lecteuralgérien actuel, l’identification à des person-nages comme Fouroulou, l’effet de recon-naissance de certaines situations ( " c’estvrai ! ") , l’adhésion à des réflexions d’ordreproverbial, par exemple, etc… .

Ces accents sont d’autant plus fortsd’abord parce qu’ils résonnent comme réelsgrâce à la dimension autobiographique duFils du pauvre, dimension révélée par l’au-teur lui-même : " C’est une quasi-autobio-graphie " - " Vous savez bien queFouroulou, c’était à peu près moi. Un moienfant tel que je le voyais il y a dix ans ". Laforce de ces accents vient ensuite de ce qu’ilsreposent sur ce qui semble une évidence : la

banalité partagée doit placer tous leshommes sur un pied d’égalité. C’est le sensconforté par certains moments-clefs de LaTerre et le sang à propos duquel l’auteuraffirmait " C’est imaginé totalement ; un seulfait est vrai : je connais une dame venue deFrance, chez nous, vers 1920 ; elle y est enco-re, veuve depuis longtemps. Cela m’a donnél’idée d’écrire le livre ".

Ils ressemblentà tout le monde

Malgré l’exclusivité de ce seul fait, l’œuvrerevendique sa véracité dès sa première ligne:" L’histoire qui va suivre a été réellementvécue dans un coin de Kabylie (…) ". Lelecteur se laisse volontiers abuser par tant devraisemblance d’autant que MouloudFéraoun avoue avoir pour objectif de décrireson compatriote comme un homme sansautre mérite particulier que celui de cestatut : " Ici comme ailleurs, un observateurperspicace peut se rendre compte que mal-gré certains aspects superficiels, visibles toutde suite, les Kabyles ne sont pas autre choseque des hommes ".

Ce sont des hommes, certes, maisMouloud Féraoun les immerge à un point teldans leur culture d’origine qu’il est impos-sible de les " assimiler " ou de les "intégrer "malgré le passage par l’Ecole de Jules Ferrycomme pour Féraoun-Fouroulou.

Le sort réservé à deux jeunes gens, Amern’Amer et Dehbia, dans le troisième roman,Les Chemins qui montent, est à ce sujetexemplaire. Lui, fils de Madame, en rupture

de ban, revient au village après quelquesannées passées en France mais fait figure demarginal. Elle, une jeune fille des Aït-Ouadhou, convertie au christianisme estcontrainte de le dissimuler comme une tare,d’autant qu’elle revient au village de sa mèreaprès la répudiation de celle-ci. Ecoutonsl’auteur commenter son livre : " Dans LesChemins qui montent, ce que j’ai vouludépeindre, ce n’est pas le roman d’amourde Dehbia et Amer, c’est le désarroi d’unegénération à demi évoluée, prête à sefondre dans le monde moderne, une géné-ration digne d’intérêt, qui mérite d’être sau-vée et qui, selon les apparences, n’aurabientôt d’autre choix que de renoncer àelle-même ou de disparaître ".

Ne pas disparaître, ne pas renoncer à cequ’on est exige, comme le note MouloudFéraoun dans son Journal, un refus catégo-rique de l’assimilation : " Tous ceux que j’airencontrés savaient que je n’étais niFrançais, ni intégrable ".

C’est de toute façon pour que cela sesache, non seulement de lui mais de tous lesAlgériens, que Mouloud Féraoun écrit. C’estce qu’il précisait à Albert Camus, en 1951,après avoir exprimé son regret qu’ " il n’y eûtaucun indigène (dans La Peste) " : " J’aipensé simplement que, s’il n’y avait pas cefossé entre nous, vous nous auriez mieuxconnus, vous vous seriez sentis capable deparler de nous avec la même générositédont bénéficient tous les autres. Je regrettetoujours, de tout mon cœur, que vous nenous connaissiez pas suffisamment et quenous n’ayons personne pour nous com-prendre, nous faire comprendre (…). J’ail’intention d’écrire, de parler de nos com-patriotes tels que je les vois (…). Ne puis-jepas me payer ce ridicule : tenter à mon tourd’expliquer les Kabyles et montrer qu’ils res-semblent à tout le monde ? "

Et c’est pour bien expliquer que ses com-patriotes ressemblent à tout le monde qu’iladopte en réalité un seul style - celui,dépouillé de la rédaction de l’école (privilé-giant les métonymies au détriment des méta-phores) - et un seul ton - celui de la neutrali-té didactique émaillée de temps à autre detraits d’humour; et ce, quel que soit le genreconsidéré : la fiction romanesque, le journal,la description anthropologique, la lettre.Mouloud Féraoun était le littérateur d’unseul verbe, à la fois sobre et chargé de sens,à l’image de sa vie.■

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FÉRAOUN AVEC PIERRE BOURDIEU� PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE FRANÇAIS

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n retrouve dans l’oeuvre deFéraoun, depuis Le Fils dupauvre jusqu’au Journal, unsouci sociologique certain. De

toute évidence, ce souci n’est pas naïf.Féraoun a conscience de sa position socialeprivilégiée en tant qu’écrivain et il se sent ledevoir de réclamer les droits des Algériens.Il fait cela (comme tous les écrivains algé-riens qui l’ont suivi) en montrant crûment,aux yeux du monde, la misère au quotidienvécue par ses compatriotes, pour que toutle monde se sente concerné et que person-ne ne puisse dire : «Je ne savais pas ...»Mouloud Féraoun le dit bien dans cetarticle sur la littérature algérienne, paru en1957 et qui est reproduit dansL’Anniversaire(1). Il explique ainsi, dans lepassage qui suit, le succès des écrivains algé-riens: «L’intérêt vient, sans doute, de ce quel’on était prêt à nous entendre et qu’onattendait de nous des témoignages sincères.La floraison s’expliquait par notre impé-rieux besoin de témoigner sincèrement etentièrement, de saisir notre réalité sur le vifet dans tous ses aspects, afin de dissiper desmalentendus tenaces et de priver lesconsciences tranquilles de l’excuse del’ignorance». (2)

Mais d’abord, voyons quelle était la litté-rature existante sur les Algériens pendant lapériode coloniale.

Je pense aux textes parus, par exemple,dans les Cahiers du Centenaire : La vie et lesmoeurs en Algérie, aux textes des ethno-logues de la période coloniale. Ces textesprésentaient une vision folklorique desAlgériens de l’époque, une vision faussetrès éloignée de la réalité et souvent teintéede mépris.

Dans les romans écrits par les écrivainsde l’époque coloniale, les Algériens sontabsents. Mouloud Féraoun le dit dansL’Anniversaire. Il parle ainsi des oeuvres deGabriel Audisio, Albert Camus, EdmondBrua, Jules Roy, Rosfelder, Claude deFréminville, René-Jean Clot, Marcel Moursy,Emmanuel Roblès.

«On peut y rencontrer une chaude sym-pathie pour l’autochtone, parfois même del’amitié; mais en général, l’autochtone enest absent et si nous le déplorons profondé-ment les uns et les autres, cela n’est pas dufait de l’écrivain, il ne s’agit pas d’uneregrettable lacune littéraire, c’est tout bon-nement une des tristes réalités algériennes,

celle qui a assuré une stupide permanenceà l’hostilité initiale en cultivant l’indiffé-rence, et plus souvent le mépris».

Ces écrivains ne parlent pas desAlgériens, non pas par oubli ou lacune litté-raire, mais parce que, dans la réalité, lesAlgériens n’existent pas pour eux, ils necomptent pas. Je reviens à Camus dansL’Etranger et je pense à une correspondan-ce de Mouloud Féraoun à Albert Camuspour le féliciter de son livre, mais où il luireproche de ne pas avoir parlé des Algériensen lui disant que dans L’Etranger, Oran res-semble à une banale ville métropolitaine.Camus lui répond que c’était parce qu’iln’était pas sûr de savoir le faire bien et ilajoute à l’intention de Féraoun : «Vous , vouspourrez le faire».

Il y a trois positions de la littérature sur

les Algériens pendant la période coloniale :soit on parle d’eux de façon «folklorique»ou méprisante, soit on les oublie, soit on ala position de Camus -et ce n’est pas la plusmauvaise-, qui ignore délibèrement lesAlgériens parce qu’il n’est pas sûr de pou-voir en parler juste. Mouloud Féraoun

Le souci sociologique

dans l’oeuvre de Mouloud Féraoun

PAR F� BELMILOUD

SOCIOLOGUE

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eMouloud Féraoun

écrit(3) : «Nous savons donc à quoi nousen tenir. Si nous sommes absents dansl’oeuvre d’un Camus qui ne cesse de pro-clamer noblement la misère et la gran-deur de la condition humaine, si lesAlgériens de Moussy, qu’on ne peut imagi-ner plus authentiques et plus proches denous, nous coudoient continuellementsans nous voir, c’est que ni Moussy, niCamus, ni presque tous les autres n’ont puvenir jusqu’à nous pour suffisammentnous connaître».

A la façon des grands reportages

Comme il a été dit plus haut, Féraounest conscient que sa position sociale parti-culière d’écrivain, capable de montrer laréalité algérienne, lui impose un devoir. Lecôté documentaire de son oeuvre garde àses yeux la plus grande importance, il luiconsacre toute son attention parce qu’ilsait, hélas, que l’observateur qui a étudiéla société musulmane de l’extérieur ne l’ajamais bien comprise. Par ailleurs, il sesentait le devoir de réclamer les droits decette société algérienne. Il estime que :«attachés par toutes les filières de notreâme à une société figée, ignorante et misé-rable, en marge du siècle nouveau, nousavons la claire conscience de ce qui nousmanque et le devoir de le réclamer.L’aspect revendicatif de notre oeuvre n’adonc rien de surprenant» (2)

Il va donc prendre la décision de témoi-gner en décrivant «une humanité moinsbelle et plus vraie, une terre aux couleursmoins chatoyantes mais plus riche de sèvenourricière, des hommes qui luttent etsouffrent, et sont les répliques exactes deceux que nous voyons autour de nous»(3).Mouloud Feraoun nous met alors sous lesyeux la réalité crue. Il parle de la naissanced’une nouvelle littérature qui va s’opposerà la vision enjolivée des ethnologues colo-niaux : «La voie a été tracée par ceux quiont rompu avec un Orient de pacotille (...)et vont parler des drames sociaux d’oùrésultent le chômage et l’émigration,drames politiques avec les luttes intes-tines, les brimades administratives oul’inhumaine opposition des races; ceuxenfin de l’ignorance, qui sont aussi cruelsque les autres et auxquels on voudrait

imputer l’origine de tous nos maux".(4)Il va témoigner à la façon des grands

reportages qui nous mettent sous les yeuxaujourd’hui, à la télévision, la misèresociale de populations lointaines ou degroupes sociaux cachés jusqu’ici.

Il fait cela pour que nous ne puissionspas dire que nous ne savions pas ...Il dit : «pour que nous n’ayons pas l’excu-se de l’ignorance" (5)

Et là, il fait un travail éthnographiqueimportant, il a le souci du moindre détail.Il sait qu’il doit rester objectif et il ne parlepas d’une chose s’il ne l’a pas vécue oubien étudiée.

Citons, par exemple, ce passage trèsconnu du Fils du pauvre sur les potières.Mouloud Féraoun explique sur tout unchapitre le travail de la poterie artisanale etil donne tellement de détails qu’on pour-rait en faire: «L’argile se travaille dès leprintemps. Baya et Khalti vont la chercherdans les paniers, à plusieurs kilomètres duvillage. Les mottes sèchent au soleil dansla cour, puis elles sont écrasées et réduitesen poussière. Avec cette poussière imbibéed’eau, mes tantes font une pâte dont ellesemplissent des jarres. La pâte devientconsistante au bout de deux jours. Il fautalors la malaxer vigoureusement et luiincorporer les débris d’un vieil ustensilebroyé. Les grains de terre cuite ainsi ajou-tés forment avec l’argile fraîche une pâtequi ne fendra pas. Il est temps de mode-ler(...) Mes tantes ne préparent que trois

ou quatre ustensiles à la fois parce que lacour est exigüe. Le dernier ustensile ébau-ché, Nana revient au premier qui a déjàséché un peu – nous disons qu’il a bu(...)«Chaque potière a son style particulier . Ilsuffit de présenter un objet quelconqueaux mains initiées d’entre elles, elles indi-quent immédiatement les mains d’où ilsort. (...) Lorsque les ustensiles sont secs, ilfaut les décorer. La terre glaise employée àleur fabrication est jaunâtre ou rouge. Lescruches, les pots, les jarres et, en général,tous les objets qui ne doivent pas aller surle feu sont enduits d’une couche d’argileblanche qu’on frotte avec un galet. Lepolissage n’est pas compliqué» (6).

Dans Le Fils du pauvre, mais aussi dansLa Terre et le sang, dans Jours de Kabylie,dans le Journal, il y a chez Féraoun unsouci minutieux de nous montrer la réalitédu moment (celle de la vie des villageoispendant les années 1930, puis les années1950, pendant la révolution dans leJournal), la réalité des pratiques écono-miques, culturelles et sociales de l’époque,la réalité des relations sociales et des rela-tions entre les sexes (le rôle social attribuéà l’homme et à la femme dans notre socié-té), la réalité des mythes et des croyancessous-jacents aux pratiques (lorsqu’il racon-te les légendes, celle de la vache aux orphe-lins par exemple, ou le souci qu’il a eu derassembler les poèmes de Si Mohand,poèmes de tradition orale qui sont notrepatrimoine).

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L’écrivain doit y laisser une partie de lui-même

Ce souci ethnographique n’est pasnaïf: Mouloud Féraoun veut que noussachions de très près quelle était la réalitéet la misère de la vie au quotidien de sescompatriotes. Et, de la même façon qu’ildécrira précisément les matériaux quientrent dans la construction des murs desmaisons kabyles par exemple, il décrira letravail des émigrés à la mine (Il faut savoirqu’il s’est rendu à la mine et qu’il a réelle-ment vu ce qu’il décrit, il a fait le voyage enbateau pour aller en France, comme le fai-saient les émigrés et il est descendu dans lamine).

Voici un extrait de La Terre et le sangoù il parle de la mine. Il se situe juste avantla scène de l’accident : «Ce fut à la fossenuméro 13 que cela arriva. Depuis unesemaine, Amar travaillait avec André aubout d’une galerie en pente. Le reste del’équipe était au fond. André était fatiguémais il refusait tout repos. Il avait acceptéune tâche facile en attendant de se sentirmieux. Il s’agissait d’envoyer aux cama-rades, à l’autre bout de la galerie, deswagonnets lourdement chargés des maté-riaux devant servir à combler les cavités.En retour, l’équipe renvoyait un charge-ment de charbon. André actionnait letreuil, Amar accrochait et décrochait leswagonnets. La marche des wagonnets étaitréglée par une sonnerie d’appel, ainsi queles arrêts au moment du repos» (7).

Il y a, chez Féraoun, un souci sociolo-gique parce qu’il découvre tout, sans riencacher, sans honte et sans porter de juge-ment. Par exemple, dans Le Fils dupauvre, lorsqu’il décrit les petites ruellesétroites et sales (On remarquera le tonhumoristique parce que Mouloud Féraounn’est pas un journaliste, c’est un écrivain) :

«En bonne logique, comment, exigerqu’une rue faisant partie d’un chemin soittraitée autrement que ce chemin ?

Pourquoi faut-il la paver si ce chemin nel’est pas ? Ils sont tous deux poussiéreuxen été; elle est plus boueuse en hiver carelle est plus fréquentée. Pour la même rai-son d’ailleurs, elle est continuellementplus sale. C’est la seule différence. Quantaux ruelles, elles lui ressemblent puis-qu’elles sont ses filles» (8).

Ou dans Jours de Kabylie : «Mesruelles, vous les trouvez étroites et sales ?Je n’ai pas besoin de m’en cacher. Je vousai vus tout petits et bien contents d’y bar-boter comme des canetons malpropres !Ne fais pas le faraud mon petit avec tonbeau costume et ta valise. N’oublie pasque ce costume perdra bientôt ses plis . Jem’en charge. Il sera taché d’huile, couvertde poussières invisibles qui lui enlèverontson éclat. J’y mettrais des mites, moi, et unjour qui n’est pas lointain, tu le sortiraspour le porter au champ quand tu irasdéfricher Et alors tu vois ce qui l’attend !La valise ? Parlons-en. Je sais où elle iracette valise . Sur l’akoufi de la soupenten’est-ce pas ? Je suis tranquille. Elle aura letemps de s’enfumer. Tu la sortiras un jourpour t’en aller de nouveau. Elle te couvri-ra de ridicule dans le train et sur lebateau» (9).

Mouloud Féraoun est sociologue parcequ’il veut dire la réalité. Il s’efforce de res-ter objectif, mais il dira que cela n’est passuffisant pour que les choses bougent. Ilfaut encore toucher le lecteur, réussir àl’émouvoir pour qu’il puisse réagir et qu’ilse sente concerné. C’est là tout le travail del’écrivain et c’est ce qui fait la différenceentre un journaliste (même un très bonjournaliste) et un écrivain.

Mouloud Féraoun est sociologue, maisgardons-nous de le réduire à cela.Mouloud Féraoun est tout autant un écri-vain. L’écrivain, s’il veut arriver à ses fin,doit y laisser, comme il le dit, une partie delui-même. Laissons Mouloud Féraoun ter-miner lui-même par cette citation (10) :

«L’observation objective ne suffisaitpas; il a fallu pour toucher et convaincre,faire appel à toute son intelligence, puiserles arguments dans son coeur, rechercherl’accident qui convient dans son propredéchirement. Et la bonne recette s’est impo-sée à plusieurs qui ont, en effet, puisé eneux-mêmes leur roman, lorsqu’il n’ont pasraconté tout simplement leur histoire».■

(1) Féraoun , L’Anniversaire Ed. du Seuil, p. 54 (2) Op. cité p. 57(3) Op. cité p. 54(4) Op. cité p. 54 et 56(5) Op. cité p. 54(6) Le Fils du pauvre, Ed. du Seuil, chap.6(7) La Terre et le sang, Ed. du Seuil, p 60(8) Le Fils du pauvre, Ed. du Seuil, p 9 (9) Jours de Kabylie, Ed. du Seuil, p 12 (10) L’Anniversaire, Ed. du Seuil, p 57

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Principales oeuvresde Mouloud FéraounLe Fils du pauvre, Le Puy, Cahier du nouvelhumanisme, 1950; rééd. Paris, Le Seuil, coll.«Méditerrannée», 1954; rééd. Le Seuil, coll.«Points Roman», 1982. La Terre et le sang, Paris, Le Seuil, coll.«Méditerrannée», 1953; rééd. avec préface deEmmanuel Roblès, 1962; rééd.«Points Roman»,1998.Jours de Kabylie, avec illustrations deCharles Brouty, Alger, éd. Baconnier, 1954;rééd. Paris, Le Seuil, coll. «Méditerrannée»,1968; rééd. in Algérie, un rêve de fraternité,Paris, Omnibus, 1997.Les Chemins qui montent, Paris, Le Seuil,coll. «Méditerrannée», 1957.Les poèmes de Si-Mohand, essai, Paris,Minuit, 1960.Journal, 1955-62, Paris, Le Seuil, coll.«Méditerrannée», 1962.Lettres à ses amis, Paris, Le Seuil, coll.«Méditerrannée», 1969.L’Anniversaire, Paris, Le Seuil, coll.«Méditerrannée», 1972; rééd. «Points Roman»,1989.L’oeuvre complète de Mouloud Féraoun a étérééditée en Algérie par l’ENAG en mars-avril1992 avec de très intéressantes préfaces deChristiane Chaulet-Achour pour 5 des 6volumes ainsi réalisés, le 6ème, concernantLa Terre et le sang, étant préfacé par MouloudMammeri. De nouvelles rééditions sont pré-vues dans le cadre de l’Année de l’Algérie enFrance, en 2003.

Traductions Le Fils du pauvre : traductions en arabe,espagnol, russe, allemand, polonais, roumain,anglais, tchèque.La Terre et le sang : traductions en espa-gnol, russe, allemand, polonais, roumain,tchèque, anglais.Les Chemins qui montent : traductions enarabe, espagnol, russe, allemand, polonais,roumain, anglais, tchèque.Journal : traduction en anglais (américain).

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our vaincre la frustrationd’avoir perdu mon père àquelques jours de l’indépen-dance de l’Algérie, sonimage a été pendant de

longues années présente dans mon esprit àtous les instants de mon existence: àchaque instant, son image s’est imposée àmoi comme une compagne indispensable,un recours dans les moments de détresse,ou simplement comme une présence ami-cale. Parfois, j’ai fait renaître une attitudeen rapport avec un événement semblableà celui que je vivais. Parfois encore, je faisrejaillir de ma mémoire une séquence devie, juste pour avoir au fond de moi unbonheur immense. La vie avec MouloudFéraoun est encore aujourd’hui, dansmon esprit, une succession de bonheurs .L’évocation du père qu’a été pour moiMouloud Féraoun peut présenter un inté-rêt: à travers mes souvenirs de famille, onpourrait sans doute construire un portraitde Féraoun qu’il serait intéressant ensuitede juxtaposer à celui qui transparaît dansses écrits, notamment les Lettres à sesamis, Le Fils du Pauvre, le Journal 55/62 ;je veux dire celui de l’homme sage,humble, modeste et travailleur, de cet

homme bon et généreux «qui souffrait dela misère des autres» et qui, comme il ledisait de Camus, avait sans doute lui-même «mal à l’Algérie, comme d’autres ontmal au poumon».

Je suis né pendant la seconde guerremondiale. A cette époque , Féraoun étaitinstituteur chargé de l’unique classe deTaboubrist, à trois kilomètres de Béni-Douala, donc à huit de Tizi-Hibel. Il aquitté ce poste qu’il occupait depuis 1937en janvier 1945, pour Aït Abdelmoumende Taboubrist. J’ai en tête une seule image:mon père qui me tend une pomme. Je nepeux pas dire aujourd’hui si c’est uneimage que j’ai fabriquée, mais lorsqu’onparle de l’école de Taboubrist, je vois monpère en blouse grise, revenant du jardinpour me rejoindre sur le seuil du couloiravec cette pomme verte à moi tendue.Mon père a toujours été pour moi «celuiqui me donne quelque chose de bon». Auprintemps 1945, je le vois à cheval, avecses guêtres noires, revêtu d’un pantalon decavalier, de son burnous et de sa chéchiarouge. Je le revois dans sa classe avec sablouse sombre, debout sur l’estrade, unbâton à la main. Je regarde de la cour,silencieux. Je sais que je n’ai pas le droitd’entrer dans la classe, même si la porteest ouverte. Mais j’ai envie de voir monpère. C’est un homme très sérieux, mais iln’est pas méchant. Je n’entrais plus dansla classe de mon oncle qu’auparavantj’avais le droit de déranger, parce qu’unjour il avait frappé un élève à la tête avecune règle et celui-ci avait saigné car ilavait la teigne. Le sang m’avait définitive-ment horrifié. Dans ma tête de gamin, leschoses étaient bien claires: mon oncle, quiavait un visage jovial et que j’avais tou-jours connu souriant, était désormais unméchant. Mon père, qui était toujourssérieux, grave au point que ma sœur etmoi relevions les rares fois où on le voyaitrire, était un homme gentil qu’il ne fallaitpas déranger par nos incursions dans saclasse. On ne devait pas non plus lemécontenter par une mauvaise conduite.Ces règles m’étaient fixées par ma grandesœur. Je dois dire, parlant d’elle, que notrepère avait une grande complicité avec elle.Il en était très proche et également très fier.On se souvient de cette lettre où il racontecomment il a dû affronter l’opposition deson père, pour emmener Djidji à Paris.C’est également, d’entre nous tous, elle quiest venue la première à Alger. Je dois direque pour mon frère et moi, c’était trèscommode d’être dirigés par une sœuraussi affectueuse.

Sur un banc de pierredans la cour d’école

Pour revenir à cette époque de TaourirtMoussa, on voyait les vieux, les hommes

les plus respectables des villages voisins,venir lui rendre visite et parler parfoislongtemps avec lui, dans la classe aprèsles cours ou sur un banc de pierre dans lacour de l’école. Le soir, nous, on jouait àproximité, on courait pour lui montrernos performances, pour attirer son atten-tion et surtout jouir de sa présence.

Plus tard, il jouait avec nous, auxdevinettes, aux coloriages de dessins, aux

charades en français. Mais très tôt, il nousdonnait des cours de vacances, chaqueété, pour améliorer notre écriture, pournous faire réciter les tables de multiplica-tion, les conjugaisons, les règles de gram-maire. Il nous faisait aussi des dictées. En contrepartie, pendant les vacances, ilétait presque totalement à nous. Car il yavait quand même les Nouelle, PierreMartin et Berthe, avec Pouf leur caniche. Ily avait Brouty. C’était déjà en 51. MalekOuary était venu pendant les vacances dePâques 1950. A pied depuis la rivière, cequi lui avait fait une sacrée trotte ! Lamême que Féraoun fit en 1960 avec sonfrère Idir pour rejoindre Tizi-Hibel lors dudécès de son père.

Ainsi, très tôt les gens nous avaient prisnotre père qui, en tant qu’instituteur,jouait un rôle de conseiller pour tous lesvillageois des bourgades environnantes.Plus tard, c’était la littérature et leshommes de lettres. Très tôt également,mon frère, ma sœur et moi-même sûmesque notre père était un homme sérieuxqui, faisant des choses très sérieuses, ne

Mon père... je me souviens

PAR ALI FÉRAOUN

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Djazaïr ▲ numéro 3

FÉRAOUN EN BURNOUS� A SA DROITE� SON AMI L’ÉCRIVAINEMMANUEL ROBLÈS ET SES ENFANTS�

devait pas être dérangé. Cette idée d’homme sérieux que nous

avions de notre père, nous l’avons gardéetrès longtemps.

Ainsi, je n’ai jamais vu mon père jouerau ballon ni aux cartes. Par contre, ilaimait les dominos et savait «fermer» unepartie en un temps record. Lorsqu’on quit-tait Taourirt, aux vacances d’été, il jouaitaux dominos au café de Tizi-Hibel et nousramenait chaque soir un plein capuchonde bouteilles d’orangeade gagnées enquelques parties.

Entre sa classe, les visiteurs des vil-lages, les instituteurs qui restaient bavar-der avec lui, les grands élèves qui étaientgardés après 4 heures et qui venaient ledimanche matin de 10 heures à midi, il yavait juste de la place pour planter desarbres ramenés de Tizi-Ouzou avec uneétiquette jaune en bois, greffer, tailler etémonder les acacias ou les frênes en étépour avoir le fourrage vert dont on nour-rissait d’abord une chèvre, puis une vache.

Au milieu de tous les paysans, ses frères

A l’école, à la maison, il était souventen blouse noire ou en burnous, tête nue,les cheveux peignés vers l’arrière. Lorsqu’ilsortait de l’école pour monter au village, ilétait toujours en costume avec une chemi-se sans cravate, le burnous blanc et la ché-chia rouge. Non pas la chéchia rigide descitadins, mais bien la calotte en laine ouen coton rouge surmontée d’un gland noirrejeté en arrière. La cravate comme lecirage des chaussures ne s’imposaient quelorsqu’il allait en ville.

J’imagine que Féraoun, qui faisaitcorps avec les siens, tout naturellements’était mis à se vêtir comme eux pour nepas en être différent.

«Il se résigna donc à être simplementinstituteur dans un village comme celui quil’a vu naître, au milieu de tous les paysans,ses frères, attendant avec un fatalismeindifférent et une certitude absolue, le jouroù il entrera au paradis de Mahomet».Voilà ce qu’il dit de Fouroulou qui est sansdoute sa projection virtuelle dans leroman Le Fils du Pauvre. Et il ajoute: «Tavie ressemble à des milliers d’autres viesavec ceci de particulier que tu es ambi-tieux, Fouroulou, que tu as pu t’élever etque tu serais tenté de mépriser un peu lesautres qui ne l’ont pas pu; tu aurais tort,Fouroulou, car tu n’es qu’un cas particulieret la leçon, ce sont ces gens-là qui la don-nent».

A Fort-National, il avait supprimé lachéchia en la remplaçant l’été par un cha-peau de paille; il mettait désormais unecravate tous les jours et avait remplacéle burnous blanc par un burnous gris engabardine.

Fort-National, c’était en 52 et j’avais 10ans. Il ne nous avait pas demandé dechoisir nos copains et lorsque nous nousétions, mon frère et moi, mis de nous-mêmes avec le groupe des enfants de fonc-tionnaires kabyles, qui rivalisait avec legroupe des enfants des fonctionnairesfrançais, il avait approuvé, sans tropinsister sur le sujet .

A Fort-National, qui était une ville,avec des Français, des militaires, des gen-darmes, un maire, Féraoun, comme àTaourirt Moussa, continuait à occuper uneplace centrale. Directeur du cours complé-mentaire, il coordonnait toutes les écolesde la région. Il animait également le foyerrural, la salle de projections de cinéma etle club sportif de l’école qu’il confia par lasuite à un autre instituteur .

Malgré la multiplicité de ses activités,il trouvait toujours le temps de passer enrevue la journée scolaire de chacund’entre nous, y compris celle des toutpetits, auxquels il ne voulait pas donnerl’impression d’être laissés pour compte. Ilétait très attentif à notre travail de classeet ne cessait de nous en ressasser l’utilité .

En fait, il était père de 7 enfants et,pour lui, les enfants comptaient beau-coup. Il savait nous parler, tirer enseigne-ment de toute chose de la vie courante, ilsavait nous expliquer avec patience. Ildonnait de l’importance à chacun d’entrenous et veillait à ce qu’il ne nous manquerien, que ce soit en vêtements, en matérielscolaire ou en toute autre chose.

Il nous offrait toujours beaucoup dechoses: des jouets, des livres, des stylos, unvélo, des montres…Quelques jours aprèsmon échec à l’examen de la première par-tie du baccalauréat, il m’avait offert unemontre. Il y avait également beaucoup delivres mais jamais les siens. Je ne me sou-viens d’ailleurs pas qu’il ait demandé àl’un d’entre nous de lire Le Fils du pauvreou Jours de Kabylie. Nous les avons lus encachette. Lui nous poussait par contre àlire les ouvrages de la Bibliothèque verte.

Un homme paisiblecalme et sobre

Féraoun était un homme très sociablequi aimait avoir des gens autour de lui.Nous avions tout le temps des visites de sesamis, des gens qui mangeaient à la mai-son. Il recevait avec un plaisir égal, aussibien les villageois de Tizi-Hibel qui nousrendaient visite à Fort-National, que desécrivains qui venaient d’Alger, des Etats-Unis ou du Japon. Il avait, je crois, un cer-tain bonheur à parler avec tous ces genset à les écouter. Il aimait particulièrementdiscuter avec ses grands élèves, et à Fort-National, c’étaient ceux de la 3ème. Il enétait très fier. Il avait une conscience pré-cise de son rôle d’instituteur du bled et ilmettait un point d’honneur à donner de

sa personne l’image d’un modèle, d’unexemple de vertu, sans orgueil. Il était unmodèle pour ses élèves, mais égalementpour les villageois.

Féraoun était un homme calme, pai-sible et sobre, somme toute facile à vivre etde surcroît, attentif aux autres. Mais cetempérament cachait bien un hommed’une extrême nervosité, capable d’entrerdans des colères mémorables. C’est sansdoute à cause de cela qu’il ne nous corri-geait pas: à la maison, les coups, c’était leregistre de la maman.

En ce qui concerne l’écriture, il aimaitsurtout travailler la nuit. Il écrivait tou-jours sur des cahiers d’écolier. Il étaitcapable d’écrire d’un trait de nombreusespages sans une seule rature. Les raturesdans les romans, il les faisait en secondelecture, ou parfois même en 3ème révi-sion, car il aimait revenir souvent sur untexte dont il estimait qu’il ne rendait pasfidèlement ou précisément l’idée qu’il vou-lait exprimer. On a l’impression que pourlui, le texte n’est jamais tout à fait parfait.

Un autre trait de caractère de Féraounest qu’il n’aimait, ni ne supportait l’échec.Pour lui, le travail acharné est la clé dusuccès. Le travail est un aspect importantde la vie de l’homme. Sans doute le plusimportant. Le travail inspire et procure lerespect. Aussi, il n’aimait pas l’oisiveté etarrivait toujours à occuper son temps defaçon utile, surtout lire ou écrire, échan-ger des idées avec d’autres, ou rédiger deslettres à des amis éloignés.

Lorsqu’il parlait avec nous, c’était denos études ou bien pour nous raconter cequ’il avait fait. Nous faire partager unmoment ou encore évoquer un souvenir. Un seul sujet était tabou: la guerred’Algérie. On n’en parlait jamais pour nepas lui attirer des ennuis. Les enfants répè-tent toujours dehors ce qu’ils entendent àla maison. Et parfois, cela peut engendrerdes conséquences inimaginables. Nous,on n’avait rien à répéter car on ne disaitrien. Et cela était une précaution vouluepar notre mère, pour ne pas attirer d’éven-tuels ennuis à notre père.

La nuit du 14 mars 1962 fut la derniè-re que nous avons passée ensemble. Nousavions veillé à la cuisine pour évoquer dessouvenirs. Il parlait toujours avec plaisirde sa carrière d’instituteur du bled. Sesderniers mots adressés à ma mère, ce tris-te matin du 15 mars, étaient pour luirecommander de ne pas nous envoyer aulycée, par prudence. N’avait-il pas noté, lanuit précédente, dans son journal: «AAlger, c’est la terreur… Bien sûr, je neveux pas mourir et je ne veux absolumentpas que mes enfants meurent, mais je neprends aucune précaution particulière endehors de celles qui, depuis une quinzai-ne, sont devenues des habitudes: limita-tion des sorties…»■

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Il a paru intéressant à Djazaïr 2003de reprendre sous cette rubrique deuxarticles portant sur l’Année de l'Algérieen France, l’un de la plume de YasserHawary, Directeur du magazine«Arabies», mensuel du monde arabe etde la francophonie, l’autre de RenaudRevel, de l’hebdomadaire français"L’Express".Sous le titre : "France-Algérie, l’heurede vérité", Yasser Hawary analyse l’étatdes relations algéro-françaises et sou-ligne l’importance dans ce domaine del’organisation de l’Année de l’Algérieen France.

France-Algérie,l’heure de vérité

"Je t’aime….moi non plus": un diplomateoriental, poète de surcroît, résume ainsi les senti-ments bien singuliers que ne cessent d’éprouver,l’une pour l’autre, l’Algérie et la France. Et desouligner que disputes spectaculaires et réconci-liations éclatantes se succèdent, dans ce "couple"bien explosif… Certes, les Algériens ont pourParis les yeux de Chimène: la Ville Lumièredemeure pour eux non seulement le refuge dansles années sombres, mais aussi cette métropoledes arts et des lettres, cet espace vital où s’épa-nouissent tant de leurs écrivains, de leurs drama-turges, de leurs acteurs, sans compter une fouleanonyme et talentueuse de professeurs, de jour-nalistes, d’entrepreneurs. Sait-on à cet égard, quel’Algérie est pour la France un partenaire com-mercial précieux, tout juste précédé par l’immen-se Chine ?

" Cette proximité extrême, cette intimité et lesouvenir d’un passé tourmenté n’empêchent pas-ils expliquent, bien plutôt- une susceptibilité àfleur de peau, une attention extrême et soupçon-neuse portée au regard de l’autre et à son juge-ment (…)

"Ce climat spécial n’est pas à sens unique. Ilest entretenu, avivé, depuis des décennies, pardes centaines de milliers de Français nés enAlgérie, qui ont transmis à leurs descendants leurpassion et leur nostalgie pour cette terre d’Eden.Beaucoup n’hésitent pas, périodiquement, à s’yretremper, à y prendre de véritable bains de jou-vence. Mais aujourd’hui, à Alger comme à Paris,les politiques doivent relayer les citoyens et allerde l’avant, résolument.

"La fin d’une hostilité franco-allemande pluri-séculaire et le duo De Gaulle-Adenauer ont per-

mis le lancement de la Communauté européennedu charbon et de l’acier, fondement de l’Unioneuropéenne. De la même manière, Paris doitexorciser une fois pour toutes les démons dupassé pour initier avec l’Algérie -porte de l’hin-terland africain- des synergies exemplaires, appe-lées à des prolongements spectaculaires. Unenouvelle donne franco-algérienne valoriseraitd’ailleurs considérablement Paris auprès de sesalliés européens, et Alger dans son environne-ment maghrébin.

"Jamais autant qu’aujourd’hui les conditionsn’ont paru aussi favorables pour édifier sur desbases solides un pont de l’amitié et de la coopé-ration. L’Algérie vient de célébrer le 40ème anni-versaire de son indépendance : 40 ans, c’est l’âgede la maturité, de la responsabilité, des rancœursapaisées. A la tête du pays officie, pour la premiè-re fois, un homme qui concilie habilement patrio-tisme et francophilie: le président AbdelazizBouteflika, qui lancera en 2003 "l’Année del’Algérie en France". Bref, l’Elysée et le Quaid’Orsay doivent exploiter cette conjonctureexceptionnelle pour aplanir définitivement les dif-férends. Or le chantier de la réconciliation resteconsidérable, complexe, à la mesure de l’ambi-tion.

"Il faut d’abord et surtout dépolluer lesesprits. Nourris par les récits des horreurs perpé-trées pendant la guerre d’indépendance, préjugéset images négatives perdurent de part et d’autre.Certains médias, qui ressuscitent périodiquementles turpitudes du passé, entretiennent le poison.

"Pourtant, en France comme en Algérie, denouvelles générations tournées vers l’avenir, por-teuses d’idées fraîches, prennent la relève. Desvoix chaque jour plus nombreuses demandentque soit confiée à de "nouveaux historiens",objectifs et dépassionnés, la tâche d’exorciser lesfantômes de la période coloniale. Véritable traitd’union entre les deux pays, des cohortes dejeunes artistes et écrivains français ou franco-phones d’origine maghrébine, qui se sont distin-gués sur la scène hexagonale, s’apprêtent à inves-tir leurs talents dans les multiples manifestationsprévues pour "l’Année de l’Algérie". On parlemême d’accueillir à titre posthume Kateb Yacine -le Géant algérien de la littérature francophone-parmi les Immortels de l’Académie française.

"L’enjeu d’un New Deal franco-algérien n’estpas seulement bilatéral ou régional. Les deux paysdoivent contribuer, de concert, au dialogue descivilisations, pour garantir une mondialisationharmonieuse, échappant au rouleau compresseuranglo-saxon".

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L’au

tre

rive

Le soutien de Jacques Chirac

«L’Express» également évoquel’Année de l’Algérie en France. Il sou-ligne la volonté du président JacquesChirac de soutenir cette manifestation eten donne les grandes lignes du pro-gramme:

«Le chantier de Djazaïr une Année de l’Algérieen France, lancé en 2002 à la suite d’un passage àParis du président algérien Abdelaziz Bouteflika etque conduit l’ancien président du conseil supé-rieur de l’audiovisuel Hervé Bourges, a trouvé unavocat en la personne de Jacques Chirac lui-même.Le chef de l’Etat, qui doit se rendre prochainementde l’autre côté de la Méditéranée, compte en effetpousser ce projet en disant à son homologue toutle bien qu’il en pense. Or, quand le président fran-çais sera à Alger, il en aura en poche le programmedéfinitif. (...) D’ores et déjà, plus d’une centaine devilles en France ont prévu d’accueillir quelque 300manifestations, qu’il s’agisse d’expositions, demises en scène, de concerts ou de colloques . Etc’est par un concert à Bercy, animé par d’éminentsartistes algériens contemporains, que s’ouvrira, le31 décembre prochain, l’opération. « Pendantune année, la France va inviter l’Algérie à s’ex-primer, se mettre à son écoute, pour mieux laconnaître et la reconnaître», explique HervéBourges, qui annonce aussi un autre concertexceptionnel au Stade de France, dans cetteenceinte où, symbole, lors du dernier match defootball France-Algérie, la Marseillaise fut copieu-sement sifflée...

«Trois autres grandes initiatives sont prévues:l’organisation, au Muséum national d’histoire natu-relle de Paris, d’une spectaculaire expositionSahara, d’avril à septembre 2003; à l’Institut dumonde arabe, celle de l’exposition Renoir enAlgérie; enfin, l’entrée du dramaturge Kateb Yacineau répertoire de la Comédie Française, où serontprésentées pour la première fois quelques-unes deses oeuvres, tout au long du premier semestre2003, pour ensuite sillonner la province.

«A noter, enfin, l’initiative de l’Unesco, qui organi-sera une exposition sur les sites algériens classés auPatrimoine mondial, et celle des Archives natio-nales, qui ont exhumé quelques trésors dans lecadre d’une rétrospective consacrée à Abd-el-Kader».

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Revue Djazaïr 2003 : Où résidez-vous au juste ? En France, au Mexique?Pourquoi pas ici, dans votre pays ? Yseriez-vous moins libre ?Yasmina Khadra :

Tout d'abord, je dois préciser une chose:je n'ai pas quitté mon pays pour me mettreà l'abri. Personne n'est à l'abri nulle part. Ilne s'agit pas d'un choix sécuritaire et je n'aipas le sentiment d'être en exil. Après unséjour au Mexique, une sorte de voyage ini-tiaque qui m'aura permis de prendre uncertain recul par rapport à ma propre per-sonne, j'ai choisi de m'installer en Francepour des raisons pratiques. La France est unpays de culture et de débats intellectuels;c'est aussi la patrie de ma langue d'écriture.Elle m'offre assez de commodités et d'espaced'expression pour gérer ma carrière littérai-re. Ces éléments essentiels pour la vie d'unromancier font défaut chez nous. La déré-liction culturelle est telle que les meilleuresvolontés s'y cassent les dents. Il n'y a pasune politique efficace du livre et l'écrivaincontinue de s'amenuiser dans un exil effa-rant, celui de l'indifférence et du désarroi.C'est vrai que, par endroits, des initiativessont tentées, à des niveaux pathétiques demodestie, mais elles sont insuffisantes etn'empêchent pas le renoncement d'étoufferla créativité artistique ou intellectuelle.

Dj. 2003: Pouvez-vous nous dire àquel moment précis de votre vie vous

avez acquis la certitude de votre voca-tion d’écrivain ?

Y. Kh.: La certitude, je ne l'ai pas encoreacquise et je ne la souhaite pas dans l'im-médiat. C'est dans le doute que l'on est forcéde se surpasser et de puiser les forces quinous manquent. Il n'est pire ennemi de latranscendance que la fatuité ou la suffisan-ce. Pour avancer juste, il faut avancer pru-demment. La notoriété ne signifiant pas for-cément authenticité, j'essaye de méritermon statut d'écrivain en m'investissantdavantage dans mes textes. Je porte cetteambition depuis que l'on m'a confisqué mesrêves d'enfant. J'écris pour être "moi", saufque j'ignore ce que "moi" veut dire. C'estpeut-être cette quête obstinée de moi quim'aide à progresser. Le mystère est déjà lecommencement d'une belle aventure. Lacuriosité qui le constitue vous donne laforce et le courage de prendre les risquesd'aller toujours de l'avant. Il n'est pas obli-gatoire d'atteindre l'objectif, ce qui compteest d'y croire jusqu'au bout de vos limites.

Dj. 2003: Quels sont les écrivains quivous ont le plus marqué, voire façonné?Vous évoquez Steinbeck dans L’Ecrivain,y en a-t-il d’autres ?

Y. Kh.: Tous m'ont nourri, éduqué, ins-truit et initié aux valeurs fondamentalesauxquelles je ne suis pas près de renoncer.C'est vrai que Steinbeck a été le premier àme recruter. Sa tendresse et sa grandeconnaissance du facteur humain m'ont sen-sibilisé à la cause humaine et à la noblessedes engagements utiles. Puis Nietzsche estvenu m'élever au rang des adeptes de lapensée. Avec lui, j'ai su que la grande beau-té relève de l'intelligence généreuse et nondes vanités, encore moins du clinquant illu-soire. Lorsque Naguib Mahfouz, Gide,Pouchkine, Musil, Dos Passos m'ont adopté,j'étais pleinement acquis à la cause littérai-re. Je leur suis redevable à jamais. Ma grati-tude pour eux n'a d'égale que la fiertéqu'ont suscitée, chez moi, les Algériens Dib,

Créa

teur

s

La littérature francophone aencore de beaux jours devant elleen Algérie. Yasmina Khadra en estune preuve éclatante. Le succèsque ses ouvrages connaissent etqu’il vit comme un rêve longtempscaressé, le classe parmi les plusgrands, aussi bien chez nousqu’ailleurs dans le monde. Maisl’écrivain mis à part, l’homme nelaisse pas d’être attachant.

Malgré ses doutes et sesinterrogations, c’est un homme deconviction sur lequel les tenta-tions dont s’accompagne le succèsn’ont pas de prise. Il s’assume sansconcession, tel qu’il est et au pas-sage, parlant de l’Année del’Algérie en France, il stigmatiseceux qui «confortablement instal-lés en France» refusent l’occasionqui est offerte à tous les créateurset artistes de sortir de la grisaille.Il trouve cette attitude «sans équi-valent en matière de cruauté !» Ildit ce qu’il a à dire, qu’on veuilleou non l’écouter. Djazaïr 2003 achoisi l’écoute, à l’occasion d’uneinterview réalisée à travers le«Net».

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Yasmina Khadra

«Si nul n’est prophète en son pays, personne n’est maître chez les autres»

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Kateb Yacine, Malek Haddad, MoufdiZakaria et les autres. Ceux-là m'ont somméde prendre conscience de mon algérianité,car elle était belle et généreuse, loyale etcapable d'être heureuse. Grâce à eux, je suisChaoui, Targui, Kabyle, Mozabite et Menia;je suis Algérien à part entière. Mon devoirest de prouver que nous sommes prédestinésà contribuer à la construction de l'édificeHumanité puisque notre amour pour leshommes est solidaire des amours du mondeentier. Et la littérature offre cette chancedivine de longer les océans, d'abattre lesfrontières et les remparts raciaux pour rap-procher les hommes.

Dj. 2003: Considérez-vous que vousavez réalisé pleinement votre rêved’écrire, d’être lu et reconnu ?

Y. Kh.: Si mon rêve se mesurait à la soifd'être aimé, je dirais qu'il me reste encoreune mer à boire.

Dj. 2003 :Quel est, de tous vos livres,celui qui vous a le plus comblé ?

Y. Kh.: Morituri m'a propulsé au-devantde la scène. A quoi rêvent les loups m'a ins-tallé dans le cœur des gens. Cependant, mesromans restent, pour moi, mes enfants.Chacun a contribué à faire avancer monnom d'un pas. Ma satisfaction, je la doissurtout au regard du lecteur. J'espère entre-tenir ce regard merveilleux le plus long-temps possible.

Dj. 2003: Vousavez dit : l’écriture c’est ma thérapie.Une thérapie contre quelle(s) mala-die(s) ?

Y. Kh: Une thérapie contre soi-mêmed'abord, en tant qu'être fragile et vulné-rable, livré aux aléas de la vie et auxfaillites des aspirations. L'écriture me per-met de me remettre en question. Le succèsest un péril lorsqu'il vous échappe. Le reversest une catastrophe lorsqu'il vous habite. Lefait de s'essayer ailleurs, dans un texte ousur un air musical, est une chance de sesoustraire à son insigifiance ou à son arro-gance. Ma vie n'a été, en réalité, qu'uneinsoutenable juxtaposition de revers, dedéconvenues et de déceptions. Je la subissaiscomme une succession d'épreuves arbi-traires; je la purgeais comme une peine queje ne méritais pas. Si j'avais écouté les injus-tices et les méchancetés, je serais devenuune brute et un vilain. J'ai écouté les écri-vains qui m'ont appris à extraire de l'or àpartir de la tourbe. Aujourd'hui, j'écris àmon tour et je me soigne en fonction de ceque je donne aux autres, le courage de nepas fléchir. Pour moi, le plus grand sacrificen'est pas de mourir pour les autres, mais"de continuer de les aimer malgré TOUT ".

Dj. 2003: Quelle appréciation faites-vous de l’accueil qui a été réservé àvotre œuvre en France ? Ailleurs dans lemonde ?

Y. Kh.: Je dois à la France l'essentiel dema réussite. Ce sont les médias français quim'ont sorti de l'anonymat et proposé avecbeaucoup d'instance et d'engouement aureste de l'Europe. Je continue d'y bénéficierd'un soutien et d'un intérêt grandissants.Dans tous les pays où je suis allé, l'ambas-sade de France était là pour me rassurer.Quant aux instituts français, ils m'ontpresque imposé dans leurs régions. Il seraitregrettable d'occulter des élans aussi beaux simplement parce qu'une poignée de journalistes, pour la plupart induits en erreurpar des Algériens, essayent de me discrédi

ter. Parallèlement, je dois reconnaître quemon parcours est quasiment inconcevable.Les gens ont le droit de se poser des ques-tions à mon sujet. A moi de prouver l'écri-vain que je me tue à revendiquer. Je trouveinjuste d'être obligé de m'expliquer en-dehors de mes textes, mais je suis confiant.Si nul n'est prophète dans son pays, person-ne n'est maître chez les autres. La gloire estun festin que seuls les justes sont capablesd'apprécier. Les autres , ils y goûtent, s'em-piffrent et en tombent malades d'indiges-tion. Il est des fruits hautement défendusaux prévaricateurs. La consécration en estla pomme la plus empoisonnée.

Dj. 2003: Dans quelle mesure l’orga-nisation d’une Année de l’Algérie enFrance est une chose positive pourl’Algérie et pour ses relations avec l’an-cienne puissance colonisatrice ?

Y. Kh.: J'ai entendu dire que certainsintellectuels et artistes algériens, conforta-blement installés en France, ont demandé àboycotter cet événement. Je trouve cette atti-tude affligeante et égoïste. De toute éviden-ce, ils ont leurs motivations; elles valent cequ'elles valent et personne ne les conteste.Libres à eux de bouder la manifestation. Delà à essayer de l'interdire et empêcher lestalents fabuleux qui croupissent à l'ombredes exclusions de se défaire de la désolation culturelle du bled, c'est tout simplementrévoltant. Beaucoup d'écrivains, de comé-diens, de musiciens et d'artistes n'attendentque cette occasion pour reprendre goût àl'espoir de sortir de l'ombre. Leur fausserune telle occasion n'a pas d'équivalent enmatière de cruauté. ■

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Son dernier roman sorti en ����

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Préc

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urs

Il fut l’un des tout premiers uni-versitaires algériens, à l’aube dusiècle dernier, étincelle de savoirjaillie dans les ténèbres de la nuitcoloniale. Mohammed Benchenebsymbolise la frénésie de savoir quiallait s’emparer de ce peuple main-tenu dans la misère et l’ignorancemais conscient que le savoir seulpouvait lui faire recouvrer sa liberté.Humaniste, érudit..., les qualificatifsne manquent pas pour définir cethomme qui excella dans toutes lesdisciplines qu’il approcha: linguis-tique, littérature, sciences socialeset religieuses, droit, etc...

Les nouvelles générations doi-vent étudier le parcours d’hommestels que lui, caractérisés par unecuriosité inextinguible, le goût dutravail et de l’étude, la rigueur etl’esprit critique, l’ouverture sur lamodernité en même temps que l’en-racinement dans le terroir. Un intel-lectuel exemplaire...

ille huit cents o i x a n t e -neuf: aprèstrente annéesde colonisa-

tion, hormis la constructionde la caserne et d’un quar-tier européen, la configura-tion de la cité où résidèrent,près de quatre sièclesdurant, les beys du Titterin’avait pratiquement paschangé. Les hadars, aprèsavoir pansé leurs blessures,s’étaient remis à l’ouvrage.Les ruelles vivaient au ryth-me des artisans. La cam-pagne alentour offrait, denouveau, l’aspect de luxu-riance dont la réputationdépassait les frontières de laprovince.

Nichée dans un ber-ceau de verdure, la demeurede Larbi Bencheneb fêtait ence vingt-six octobre une

naissance. Pour son premier enfant, la famil-le était comblée : un garçon, nomméMohammed. En parcourant les trois kilo-mètres qui séparaient Takbou de la mairieafin de procéder à l’inscription, devenue obli-gatoire, du nouveau-né sur le registre desnaissances, le père et la mère ébauchèrent enquelques mots l’avenir du petit. A l’âge dequatre ou cinq ans, le petit ira à l’école cora-nique: le hameau mitoyen des Koutab enrecelait quelques-unes où l’on venait acqué-rir le savoir théologique des quatre coins dela région. Vers douze ans, il donnera un coupde main dans le verger et l’étable familiale. Ilne faut pas oublier que l’autarcie est de mise.Vers sa vingtième année, on le mariera, ilconstruira sa propre maison dans un coindes terres familiales…

N’était-ce pas là, la vie que menèrent sonpère, ses oncles ? La prospérité même. Celaaurait pu être ainsi. Mais le destin en a vouluautrement. Après l’école coranique,Mohammed ira à la communale. Qui a encou-ragé ses parents à l’inscrire à l’école publiquefrançaise? A-t-il été le premier «indigène» ins-crit à cet établissement? Comment furent sesdébuts en classe? Qui furent ses maîtres?Autant de questions qui restent posées, nulbiographe ou historien ne s’étant penché àce jour sur cet aspect de la vie deMohammed Bencheneb. Toutefois, il semble-rait que ce fut sous l’impulsion de son grand-

BIBLIO SOMMAIRE DE MOHAMMED BENCHENEB

- Proverbe arabes de l’Algérie et duMaghreb ( 3 vol.) (1905- 1907). Cet ouvrage doit être réédité à l’occa-sion de l’Année de l’Algérie en France- Sur les savants de Tlemcen: ElBoustan d’Ibn Mariam (1908)- Catalogue des manuscrits arabes de laGrande Mosquée d’Alger (1909)- Sur les savants de Bejaia: Ounwan ed-diraya , d’El Ghobrini (1910)- Diwan d’Orwa Ibn El Ward (1926)- Traité de grammaire d’Ez-Zadjadji(1927)- Tohfat el Adab, sur l’initiation à lamétrique- Abou Dolama, Poète bouffon à la courdes Abbassides ( thése de Doctorat) - Mots turcs et persans conservés dansle parler d’Alger (thése supplémentai-re)- Révision et correction du dictionnairearabe-français de M. Beaussier Sont également à signaler de très nom-

breux articles parus dans la RevueAfricaine.

MohammedBencheneb

Un intellectuel exemplaire

PAR MOHAMED MEDJAHEDJOURNALISTE

MM

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père maternel (ce dernier exerçait la chargede bachagha des Righas) que le petit-fils arejoint les bancs de l’école.

Seuls quelques témoignages, transmisoralement, jettent ça et là quelques rais delumière sur son parcours. L’anecdote suivan-te témoigne que le jeune Bencheneb a étésaisi par la frénésie du savoir. S’éloignant dela vie de haouchi( fermier), il s’enfermeradans les études: un jour une vache s'étantpris une patte dans une infractuosité dupavage de l'étable familiale où aimait à seréfugier le jeune Mohammed, tout le voisina-ge est ameuté pour tirer la bête du piège. IIs'ensuit un grand brouhaha, cris d’animauxet imprécations des hommes se mêlant auxbeuglements de la génisse. Une fois l'animaldélivré, Larbi s'étrangle presque de fureur. Ilvenait de remarquer que son fils n'avait pasbougé de son coin, absorbé par la lecture. Peut-être n’avait-il pensé qu’à doter son filsd’une connaissance minimum de la languede Molière. L’utilité commençait à s’en fairesentir. Le service militaire, les relations avecl’administration, le commerce avec lesEuropéens. Mais de là à en faire un sacerdoce!

Professeurà trente ans

Le cycle d’enseignement primaire franchi,Mohammed prendra le train pour s’inscrire àl’école normale de Bouzaréah. Instituteur àvingt ans: une consécration, et pas desmoindres à cette époque. Il aurait pu s'encontenter. Mais il était de ceux qui sont atta-chés à de grandes œuvres durables, qui se

réalisent lentement, en usant plusieurs viesd'hommes. Professeur de médersa à trenteans, Maître de conférences à quarante ans,Docteur ès lettres et Professeur d'universitéà cinquante-cinq ans. Au moment de présen-ter sa thèse de doctorat (sur l'insistance deses confrères), il faisait déjà autorité depuis lamédersa d'Alger, de nombreux chercheursvenant le consulter.

Sa passion pour la lexicographie ne repré-sente qu'une facette de l’œuvre globale. Sapremière publication date de 1895, elle por-tait sur un point de droit malékite. Elle serasuivie de dizaines d'autres sur divers thèmes,éloignés les uns des autres. C'est dans lafameuse Revue Africaine que sera publiée laquasi-totalité de ses articles et comptes-ren-dus. Comme par refus de s'enfermer dans unquelconque carcan, il semble prendre plaisirà dérouter ses auditeurs et lecteurs par ladiversité de ses sujets. Ici, il se penche sur lapédagogie chez les Musulmans, là, il analyseune poésie populaire sur la guerre deCrimée. Plus loin, une note de lecture surMohammed Abdou nous le révélera commeun rationaliste approuvant les idées huma-nistes de Leibniz... Le nombre trois chez lesArabes est une étude prodigieusement four-nie, où on trouve des références aussi bienthéologiques que celles ayant trait à la poésieamoureuse ou bachique. La djahiliya, l'âged'or musulman, l'Andalousie, le Maghreb,tout y passe. Ses traductions truffées d'anno-tations, signe d'une érudition sans bornes,revalorisent les originaux. C'est ainsi que laRihla d'El Wartilani prend du relief sous saplume. Un autre itinéraire géographique du

dix-huitième siècle, le Parcours de Tlemcenà La Mecque, poème de Ben Messâib, pullu-le de renvois à des notes où percent unerigueur et un souci du détail encore inégalésde nos jours.

Une personnalitéempreinte d’humanisme

Derrière l’enseignant rigoureux se cachaitune personnalité empreinte d’un humanis-me profond, attachante et d’une intégritésans faille. Tous ceux qui le côtoyèrent enfurent marqués.

Sa finesse native devinait, sans beaucoupd'efforts, nos pensées intimes et nos suscep-tibilités profondes. Il était reconnaissantqu'on comprît et qu'on respectât les siennes.Aussi, avec beaucoup d'aisance, il se faisaitestimer et aimer dans les milieux les plusdivers: à Tunis parmi les lettrés les plusbrillants, à Fez et à Rabat, parmi les savantset les religieux marqués par l'âpreté desanciens temps, à Paris dans le milieu françaisde la cité universitaire, où sa bonne grâceavait conquis la sympathie des jeunes, àConstantine, à Oran, partout où l'avaientconduit ses fonctions de président de jurysde baccalauréat. Car à la science et à laconscience du vrai savant, il joignait le donplus rare de bonté.

Mohammed Bencheneb sera ravi auxsiens le 25 février 1929, à une époque où lebien précieux de lire et écrire était encorerare. Son œuvre féconde est encore de nosjours une source de référence pour de nom-breux chercheurs.■

Biographie de Bencheneb publiée en 1933

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Rien ne la prédestinait à se frotter aux versclassiques. Dans sa cité de Savigny-sur-Orge,en région parisienne, la petite Rachida est éle-vée par une mère femme de ménage et unpère camionneur, tous deux Algériens. Ellerêve de revêtir une robe d’avocate et devientl’une des meilleures Françaises sur 200 et300 mètres haies, catégorie cadettes.Abandonnant les haies, elle se tourne vers lesplanches. Parlant l’arabe couramment, elle sedit «Française et nourrie de culture algérien-ne».

Théâtre, cinéma... son succès est fulgu-rant. Sacrée meilleur jeune espoir fémininaux Césars 2002 pour le film de ColineSerreau, Chaos,Rachida est sortie de l’anony-mat en quelques mois. Cette jeune femme de25 ans au corps athlétique et au regard incan-descent est pensionnaire de la Comédie-Française depuis le 14 juin 2001. Elle a tournéquatre films (Une Clef de chez elle, réal.Marie-France Pisier; Chaos, réal. ColineSerreau; Loin, réal. André Techiné; Couleurcafé, réal. Henri Duparc) mais s’est surtoutimposée au théâtre. La belle Algérienne a faitses classes au Conservatoire NationalSupérieur d’Art Dramatique en 1998. L’annéesuivante, elle reçoit le premier prix de tragé-die Sylvia Montfort pour son interprétationdans Le Baiser de la nuit ( mise en scène dePatrick Simon). Deux ans plus tard, ennovembre 2001, elle triomphe littéralementdans Ruy Blas de Victor Hugo à la Comédie-Française. Elle y interprète le principal rôleféminin, celui de la Reine Dona Maria, sous ladirection de Brigitte Jaques-Wajeman. Pourun coup d’essai, c’est sans conteste, un coupde maître.

La presse française quasi-unanime notel’apparition d’une nouvelle «diva» et le cri-tique du journal «Le Monde» salue le «soleilarabe sous les ors de la Comédie-Française».

■ Kader Belarbi ou la démesure du talent

Etoile rayonnante de la constellation del’Opéra de Paris, Kader Belarbi a toujoursrefusé d’incarner un symbole de l’immigra-tion réussie. Et pourtant, cet interprètebrillant et sensible d’origine algérienne a suse faire rapidement une place parmi les plusgrands danseurs français. Après cinq annéespassées à user ses chaussons à l’école dedanse de l’Opéra, il est engagé dans le balletde la vénérable institution en 1980.

Il y travaille avec Rudolph Nouréev, avantd’être nommé premier danseur en 1988. Unan plus tard, il est sacré danseur étoile dansL’Oiseau bleu de La Belle au bois dormant.Ce danseur d’exception, salué par les cri-tiques comme l’un des plus brillants et desplus charismatiques de sa génération, est éga-lement familier de la danse contemporaine.En 1999, il travaille avec Farid Berki, Algérienlui aussi , auteur-chorégraphe hip-hop qui luicrée un solo sur mesure avec Pas de vagueavant l’éclipse . En février 2002, Kader monteà l’Opéra de Paris son premier ballet en tantque chorégraphe: Hurlevent, d’aprèsl’oeuvre d’Emily Brontë, Les hauts deHurlevent. Notons qu’il est l’auteur d’unedizaine d’autres chorégraphies dont LesSaltimbanques créé à Tokyo en 1998, Giselleet Willy, Salle des pas perdus, etc...

Notons également que durant son

Djazaïr ▲ numéro 3

Algériens au firmament

Rachida BrakniKader Belarbi

Faudelinéma, théâtre, musique,danse...Des artistes d’origi-ne algérienne tiennent lehaut de l’affiche parisienne.Issus de la seconde ou de la

troisième génération, ou bien immigrésde fraîche date, ces nouvelles stars del’Hexagone ont pour prénoms Rachida,Jalil, Faudel, Kamel, Bilal ou Kader...Notre propos ici n’est pas d’en faire lerecensement, mais simplement d’évo-quer le parcours de certains d’entreeux. Il y a quelques années à peine, enFrance, l’immigré était pratiquementexclu du petit comme du grand écran.Beaucoup de tabous sont tombésdepuis, beaucoup d’autres restentencore à lever. En attendant, zoom surquelques artistes pas comme les autres.Pour l’heure, trois d’entre eux, starsparmi les stars.

■ Rachida BrakniSoleil arabe sous les ors de la Comédie Française

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Chaos� le film qui a révélé Rachida au grand public

éblouissante carrière, il a pratiquement tenules premiers rôles de toutes les grandesoeuvres du répertoire dont, notamment,Notre dame de Paris, Carmen, L’Après-midid’un faune, Giselle, Roméo et Juliette, LaBayadère, Petrouchka, et bien d’autres enco-re.

«Déchirant dans ses révoltes où il affron-te le destin, écrit à son sujet le critique du«Nouvel Observateur», Kader Belarbi est uninterprète vibrant d’énergie et d’humanité.Les princes du répertoire semblent souventtrop mièvres pour lui, et il lui faut des rôlesà la démesure de son talent». La presse dansson ensemble ne tarit pas d’éloges à sonsujet.

Unanimement reconnu, admiré et res-pecté pour son talent, son sérieux et la sym-pathie qui émane de sa personne, à quaranteans Kader Belarbi n’en finit pas de briller. Il aencore de belles années, de beaux succèsdevant lui, avant l’âge de la retraite (45 anspour les danseurs d’Opéra).

■ Faudelle «petit prince du raï»

«Tellement nebghik... tellement neb-ghik»... Qui ne se souvient de ce clip mené aupas de charge, et de ce jeune homme éper-du, haletant, cavalant derrière une superbebrune au regard indifférent. C’était en 1997.Depuis, Faudel promène son irrésistible sou-rire et sa belle voix de concert en studio,poursuivi par la foule, de plus en plus densede ses fans.

Pur enfant de l’émigration, celui qu’onappelle «le petit prince du raï» est né en 1978

à Mantes-La-Jolie (banlieue parisienne) dansune famille originaire de Chlef, d’un pèreouvrier chez Renault et d’une mère employéede maison. Malgré son jeune âge, FodhilBelloula s’est hissé au rang des grands du raïen s’imposant comme la relève des Khaled etautres Mami.

L’enfant des cités débute son parcours àdouze ans à peine au sein du groupe familial«Les Etoiles du raï». Il est alors de toutes lesfêtes du quartier et égrène avec ses frèresdes reprises d’artistes qu’il tutoirera quelquesannées plus tard tels que Khaled, Mami,Zahouania et bien d’autres encore.

C’est Mohamed Mestar, «Momo», unancien guitariste professionnel qui lui faitfaire ses premiers pas sur scène et l’aide àconstituer son propre répertoire. Khaled, McSolaar, Idir, Jimmy Oihid, Mami lui donnentégalement un coup de pouce, et son talentfait le reste.

En 1995, à 17 ans, deux émissions de télé-vision lui sont consacrées : «Saga-cité» surFR3 et «Les enfants du raï» sur Arte. Un anaprès, il est sélectionné pour représenterl’Ile-de-France au Festival du Printemps deBourges (catégorie «découvertes»).

C’est le succès et les producteurs de la«major» Mercury sont conquis par l’originali-té de sa musique : un raï totalement moder-ne, puisant aux sources algériennes et ymêlant d’autres sonorités africaines, plus par-ticulièrement maghrébines avec desemprunts au flamenco et au reggae.

Ils n’hésitent donc pas à s’engager avec cechanteur d’à peine 18 ans pour cinq albums.Le premier, Beïda, sort en octobre 1997. Tirépar le tube Tellement nebghik, il sera vendu à350.000 exemplaires (disque de platine).Pourtant, Faudel ne connaîtra véritablement

la consécration que l’année suivante, le 26septembre, à l’occasion du concert-événe-ment 1,2,3 soleils à Bercy où il assure le showen compagnie de ses aînés Khaled et RachidTaha devant plus de 15.000 spectateurs. Dumémorable trio naîtra un double album live(Abdelkader ya Boualem en particulier) quiintronisera définitivement Faudel dans lacour des grands. Cette prestation lui vaudrad’être désigné «révélation de l’année» auxVictoires de la musique en février 1999 par levote des téléspectateurs.

Faudel est désormais une star reconnue: ildevient un habitué des plateaux de télévision,l’album live du concert 1,2,3 soleils remporteun grand succès (500.000 copies), les tour-nées se suivent et c’est le 2ème album,Samra, réalisé par Nabil Khalidi et produitpar Mohamed Mestar.

Parallèlement, en 2001, notre jeune artistes’essaie au cinéma aux côtés d’Audrey Taurou(«Amélie Poulain») dans le film de LaurentFirode Le battement d’ailes du papillon.L’expérience est concluante. Aussi peut-on sedemander si elle ne préfigure pas une doublecarrière artistique. En enfant sage, Faudel se donne le temps dela réflexion.■

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Kader Belarbi: un talent unanimement reconnu

Faudel

Rachid Taha� Faudel et Khaled : ����� Soleils

epuis plus de vingt ans, leraï, de genre musicalmineur, méprisé et margi-nal est devenu en quelque

sorte une carte de visite musicale d’uneAlgérie moderne, plurielle, jeune etconviviale. Cette musique apparaît tout àla fois comme un symbole de cette worldmusic triomphante de la fin des années80, une sorte de revanche des musiquesdites folkloriques des pays du Sud et unepetite bouffée exotique pour l’industriedu disque et du spectacle.

De " phénomène social " à ses débuts,cette musique a accompagné dans lesjoies et les douleurs les profondes muta-tions vécues par la société algériennedurant les deux dernières décennies.Elle en est d’ailleurs l’illustration la plusmanifeste, par la manière dont elle s’estpeu à peu imposée dans le champ musi-cal national, à travers les comportementset les imaginaires qu’elle exprime ouqu’elle suscite ou les attentes et les frus-trations qu’elle laisse deviner.

Depuis la révolution du chaabi dans lesannées 30 qui traduit l’émergence demusiques urbaines dans l’espace social algé-rien, le raï est probablement le premier genremusical algérien d’extraction locale puis d’en-vergure nationale qui se soit imposé sur unelongue durée (depuis un peu plus de vingtans) et qui a créé ses propres réseaux, aussibien économiques que symboliques. Mais,davantage qu’une mode ou qu’un engoue-ment musical, le raï permet de relier un pré-sent dans sa diversité musicale à un patrimoi-

ne singulier, un terroir sonore contrasté, uneépaisseur sociale et historique indéniable.

En ce nouveau siècle (tout aussi bruyant etfurieux que la décennie passée pour l’Algérie),le raï continue sa longue marche dans ses ver-sions locales et son look international. SiKhaled a conclu le siècle en trio avec Faudel etRachid Taha dans un concert mémorable àBercy au son de Abdelkader ya Boualem,c’est Faudel qui marque définitivement l’inté-gration de son raï dans le paysage de la varié-té française, avec le lancement au cours del’année 2000 d’un album formaté aux couleursde la sonorité mondiale que Mami avait aupa-ravant largement expérimentée, en particulierlors de sa collaboration avec Sting.

Une prospéritédes styles et des tubes

Huit ans après son assassinat, Hasni esttoujours au hit parade du cœur et du marchéde la musique enregistrée, aussi bien à Oranqu’aux quatre coins de l’Algérie. À l’unanimité,producteurs, disquaires et groupies conti-nuent à le placer en tête de leurs préférences .

L’actualité de Hasni, ce sont les dossiers demagazines sur la success story de la brève exis-tence de l’artiste ou, plus pécuniaire, l’énièmeopus édité par l’un ou l’autre des producteurspropriétaires des kilomètres de bandes que ledéfunt " raï love " a enregistré tout au longde sa courte mais intense carrière.

Cependant, pour un ou deux titres quiraflent la mise chaque année, ce sont desdizaines de cheb ( pour certains, souvent qua-dragénaires) ou de chabette qui sont mis surorbite régulièrement depuis ces dernièresannées. Dans le désordre, Abdou, Hassan,Ghazi, Houari Dauphin, Billal, Mohamed El

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DD

Djazaïr ▲ numéro 3

L’an

née

Musique

Le raï:Aprés la bataille,

le changement dans la continuité

PAR HADJ MILIANIMAÎTRE DE CONFÉRENCES�

UNIVERSITÉ DE MOSTAGANEM

Abassi, Nani, Akil, Mohamed El Alia,Azzeddine … Et chez les femmes, succédantaux Zahouania, Fadéla et Zohra, ce sont lesKheira, Noria, Fatiha, Dalila, Karima, Amina,Djenet et autres consoeurs qui imposent laprésence féminine. Le Festival du raï qu’or-ganise l’APICO (Association pour la promo-tion et l’insertion de la chanson oranaise)depuis 1991 à Oran, malgré les embûches etles contraintes, a servi de tremplin aux cen-taines de jeunes chanteurs qui, aujourd’hui,se réclament de ce style musical (Aissa,Dauphin, Abdou, Nani, Djelloul, Kheira,Djenet, Nedjma, et autres y ont fait leurs pre-mières apparitions publiques).

Au grand dam de ceux qui lui prédisaientun engouement éphémère au début desannées 80, le raï offre régulièrement sontube national annuel. Il mêle, comme pourdésarçonner les spécialistes du classement,les différents genres; variant succès fémininset masculins (l’année Hindi est aussi celle deZohra, comme l’année Abdou fut celle deKheira, ou plus récemment de Djelloul,Dauphin et parallèlement de Nedjma etDjenet). Le raï produit ses crus sans pros-pective à la clé, ni appellation contrôlée éta-blie.

En 1995, au summum de la terreur inté-griste, ce fut cheb Hindi, vieux briscard de lagénération des Khaled et Benchenet, quidéjoue tous les pronostics en imposant deuxtitres qui saouleront l’Algérie et la commu-nauté raï de par le reste du monde. D’abordAla jalek engata el passeport ("pour toi, jedéchirerai mon passeport"). Ensuite, sonplus gros succès, Neddiha gaouria (littérale-ment : " je la prendrai européenne") lui assu-rera une audience définitive.

L’année suivante ce sont encore deuxautres produits politico-amoureux qui vontdéfrayer le paysage déjà bien encombré deréussites fulgurantes du raï. Le premierCharika gadra (littéralement: " l’entreprise

capable "), chanté par un jeune cheb, Ghazi,deviendra un tube grâce à NorredineMarsaoui – un des jeunes espoirs du raï desannées 80, sous le titre : Pititate.

Les vieux Oranaisqui «tchatchent» en castillan

La seconde chanson qui commencecomme un hymne de supporters de football,pour devenir une sorte de lambada algé-rienne déclinée sous une dizaine de versions,est d’abord chantée par un autre raïmen dela nouvelle génération, Cheb Nani, pour êtreopportunément reprise par le mêmeMarsaoui sous le titre de Chollet. Outrel’hymne passablement guerrier et les rodo-montades de mise, la chanson dresse un hitparade sans fioritures sur les destinations del’émigration plus ou moins clandestine.

Mais la fin du printemps 97, c’est un chebrondouilard, Abdou, qui fera sauter l’audimatavec un vieux standard des meddehate avecqui il a débuté sa carrière; Madre, madreréactualise la scansion entêtante des rythmesdes groupes féminins et remplace, sans coupférir, dans la chaleur de l’été des plages et descomplexes touristiques, le refrain macho destrabendistes et des supporters.

Il y a ensuite un engouement pour chebBillal et son raï chaabi dès 1998. C’est unstyle qui se réclame de la chanson à texte etqui se formule avec un langage où la méta-phore est volontairement prosaïque, lelexique ostensiblement viril et moral à fleurde peau. C’est une manière de retour auxorigines textuelles du raï (chanson à texteissue de la qacida du melhoun) à ses mélo-dies inspirées de genres multiples (qui for-ment, dans la longue durée, une sédimenta-tion des modes musicaux).

En 1999, Cheb Djelloul inaugure ce qui sedéclinera d’une manière régulière commeraï ambiance. Adaptant en partie la mélodiede Tonton du bled du " Groupe 113 ", il feradanser tous les publics sur des paroles mini-

malistes. À contrario l’année suivante, le–déjà – chevronné Nani fera tanguer vieuxfêtards et jeunes adolescentes sur une chan-son sentimentale dans la lignée de Hasni,alors que le vieux routier du raï Benchenetchante l’Oran des petits cafés populaires, deséchoppes de barbiers et des hammams d’an-tan de M’dina Jdida ( Ville Nouvelle) dans lapure tradition du wahrani que continue àreprésenter le maître Blaoui Houari, septua-génaire toujours actif, incontournable réfé-rence de " l’oranité " musicale pour les vieuxOranais qui " tchatchent " en castillan pourne pas être compris des nouveaux convertisde la ville.

En 2001, Houari Dauphin renouera avecle raï ambiance mâtiné d’inspiration med-dahate avec son Neddiha Le-Sheraton (« Jel’emmènerai au Sheraton »), alors queCheikha Nedjma, précédée d’une aura sulfu-reuse, fera défaillir les foules avec un raïdans la pure tradition des Cheikhates d’an-tan. Enfin l’été 2002 fait fête au raï robotiqueavec deux jeunes promus, Chaba Djenet etCheb Azzeddine. Au-delà les effets sonoresauxquels ils doivent l’appellation de leurstubes, ces deux chanteurs signent les théma-tiques fortes du moment : celles des amoursincertaines et de l’émigration fantasmée.

En définitive, comme par un souci de per-pétuer l’ambivalence qui a présidé à sa nais-sance, le raï aujourd’hui devenu (au moinsau niveau du terme) un mouvement musicalgénérique et référencé se décline entre uneaventure musicale internationale et une fidé-lité aux sons qui lui ont donné le jour.L’expérience des Khaled, Mami, se polit auxmusiques autres, mais aussi aux exigencesd’un marché sans états d’âme. Alors qu’enAlgérie même, malgré la tragédie de son his-toire récente et les aléas d’un quotidien pré-caire, de jeunes chanteurs continuent à por-ter ces paroles des " mal aimés " dans descombinaisons musicales nouvelles.■

21Djazaïr ▲ numéro 3

Peut-on encore parler de cinémato-graphie algérienne ? La question mérited’être posée, à quelques mois de l’ou-verture de l’Année de l’Algérie enFrance dont une part importante duprogramme concerne le cinéma denotre pays.

La filmographie algérienne est,certes, conséquente dans son ensemble,mais la dernière décennie reste caracté-risée par une regrettable léthargie enpartie due au désengagement de l’Etat.Abdou B, journaliste, ancien directeurde la Télévision, Chef du départementdes arts audiovisuels de l’Année del’Algérie en France, analyse ici la situa-tion d’un secteur qui a connu ses heuresde gloire dans les années 60 et 70.

e ne parle pas de ce qu’onn’ose plus appeler "le tiers-monde", du cinéma d’Afriquenoire par exemple, parce qu’il

paraît évident qu’il n’y aurajamais de cinéma là-bas. Des films oui, maispas de cinéma». (Serge Daney, in Esprit, N°83).

La tentation est forte d’appliquer cettesentence, pourtant lucide, d’un très grand cri-tique, doublé d’un théoricien et d’un obser-vateur avisé des cinématographies mondiales,comme l’a été l’ancien directeur et cœur bat-tant des Cahiers du cinéma, à l’Algérie.Surtout si l’on ausculte les dix dernièresannées avec le désengagement de l’Etat. Algerdes images, qui sont constitutives et nourri-cières de la mémoire collective, souffre d’unénorme déficit de représentations. Sur tousles supports (film, vidéo), bien entendu, il y aet il y aura des films «volés» --réalisés dans desconditions difficiles, par l’amour et le talentconjugués des créateurs, des rares produc-teurs indépendants-- de moins en moinsfinancés par l’Etat. Ce dernier, sous l’étreintedes institutions financières internationales, lepoids de la dette extérieure et sous la pres-sion des mouvements fondamentalistes, nesait où donner de la tête. Ayant toujourssoupçonné le cinéma de tous les vices etpéchés politiques, les gouvernements n’ontjamais aimé y aller. Et encore moins lui créerd’environnement législatif, réglementaire,culturel et financier.

Alors, peut-on parler de cinématographie àAlger, tel que le concept est compris, dans sesdimensions industrielle, symbolique, culturel-le et organisationnelle, dans les grands paysproducteurs ? Est-il trop tôt ou trop tard,sachant les rapides et brutales ruptures etmutations qui s’opèrent dans le mondedepuis la chute du fameux mur ? Le cinéma,inscrit au cœur de la problématique écono-mique et culturelle dans les grandes nations,témoigne à Alger de l’inexistence d’un projetnational et d’une volonté politique. Il entémoigne par le sort qui lui est fait, par l’exo-de ou l’exil des réalisateurs, sinon par l’exilintérieur et la solitude de ses créateurs, dansleur propre pays.

Il serait prétentieux de vouloir enquelques pages embrasser un temps qui n’estpas assagi et un grand nombre de films sanscommettre des injustices, des oublis. Il fautdonc ici remettre en perspective un segmentde l’histoire et faire des constats. La manièresera empirique, forcément subjective etinachevée. On ne le dira jamais assez : la pro-duction, dès l’indépendance politique acqui-se, est marquée par l’histoire politique immé-diate.

Une si jeunepaix

Le ton est donné avec le premier film deJacques Charby (1964), Une si jeune paix,suivi par Le vent des Aurès de MohamedLakhdar Hamina, qui obtiendra plus tard laPalme d’or à Cannes avec Chronique desannées de braise (1975). Complètementimmergé dans le contexte politique et social,le cinéma s’oriente de plus en plus, presque«naturellement», vers des thèmes où se croi-sent, pêle-mêle, selon les réalisateurs, l’éman-cipation de la femme, la situation et la glorifi-cation de la paysannerie («la terre à ceux quila travaillent»), le déracinement et l’émigra-tion, la dénonciation de l’administration, lesoutien aux peuples encore en lutte pour leurlibération, etc... La paysannerie, creuset etpourvoyeur des combattants en Algérie face àla colonisation, et classe numériquementimportante, aura la part belle.

Le charbonnier (1973) de MohamedBouamari, Noua (1973) d’Abdelaziz Tolbi, Lesnomades (1976) de Sid Ali Mazif sont emblé-matiques de la volonté des cinéastes de s’an-crer dans le terroir originel. Ces œuvres et

Le cinéma algérien:

de l’Etat tutélaire à l’état de moribond

PAR ABDOU� B JOURNALISTE

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L’an

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Cinéma

La palme d’or du Festival de Cannes

d’autres illustrent aussi parfaitement l’in-flexion de la politique socialisante del’Algérie et les orientations plutôt de gauchedes réalisateurs. Le statut de la femme, sousla double pression de la religion et de la tra-dition, trouve dans des films plus aboutisl’expression de sa nécessaire revalorisationet celle d’une parole trop souvent tue ouconfisquée par l’homme qui oublie vite lesépreuves partagées sous la colonisation :Une femme pour mon fils (1982) d’AliGhanem, Leïla et les autres (1978) de Sid AliMazif, La Nouba des femmes du MontChenoua (1978) de la romancière AssiaDjebbar, et tant d’autres films, ont sûrementcontribué à apporter un éclairage inédit etcourageux, à travers la fiction, sur la moitiéde la population. Sur ce thème, il serait injus-te d’oublier une œuvre fondatrice commeElles (1966) d’Ahmed Lallem.

Les folles annéesdu twist

Après un cinéma dit de guerre, qui a étépendant longtemps la marque de fabrique ducinéma algérien, un film opère une véritablecassure avec le regard linéaire qui valorisaitplus «l’héroïsme guerrier» que le travailesthétique. En 1971, Tahia ya Didou fait uneentrée fracassante. A partir des annéesquatre-vingt, une génération de réalisateurs«émigrés» fait irruption. Libérés de la censu-re et des pesanteurs locales, ces créateursvont sortir de belles œuvres. Les sacrifiés,d’Okacha Touita, décrit les déchirements

internes au mouvement national. Zemmouri,avec Prends 10.000 balles et casse-toi et Lesfolles années du twist, introduit le comiqueléger à l’intérieur du sérieux et de l’austéritédu cinéma financé par l’Etat. AbdelkrimBahloul, lui aussi, réalisera Thé à la menthe,Les sœurs Hamlet, et Merzak Allouache feraUn amour à Paris. Mohamed LakhdarHamina, un des pères fondateurs du cinémaalgérien, tournera, après Vent de sable, Ladernière image (1986) qui est à ce jour sondernier film. Tentés par un public plus large,certains réalisateurs vont tourner en français,avec des comédiens européens. Ce qui, peuà peu, génèrera des ruptures, sinon une dis-tanciation dangereuse entre les créateurs etleur public originel. Cependant, même à l’ex-térieur du pays, à l’exemple du film Nahla(1979) de Farouk Belloufa, tourné au Liban,il est possible de réaliser des œuvres belles etfortes.

Devant le retrait financier des pouvoirspublics, les cinéastes ne comptent plus quesur eux-mêmes et se transforment, pourbeaucoup, en leur propre producteur.

Des mutations porteusesde tous les dangers

A la fin des années quatre-vingt, leMaghreb subit des mutations porteuses detous les dangers. Les mouvements fonda-mentalistes font irruption brutalement enAlgérie. Les reclassements sociaux , les pro-blématiques linguistiques, identitaires et lesravages annoncés de la mondialisation plussubie qu’intégrée, vont peser.

La fin des années quatre-vingt-dix estmarquée en Algérie par un immense désar-roi, une lassitude et un regard désabusé.Salut cousin de Merzak Allouache, unecomédie douce-amère, décrit la perte derepères d’une génération partagée entrel’émigration et le miroir aux alouettes quereprésente Paris. De son côté, L’Arche dudésert (1997), de Mohamed Chouikh, nousconte, à travers une parabole intemporelle, ladégradation tragique des relations et lesaffrontements que traverse la société depuisune décennie. Dans ce contexte émergentdeux films en berbère, ancrés dans un parti-cularisme plus idéologique que culturelle-ment pertinent. Ce sont, à travers un natura-lisme proche de la «nature sauvage», à traversdes traditions conservatrices, La montagne

de Baya, d’Azeddine Meddour, et Machaho,de Belkacem Hadjadj.

La question aujourd’hui se pose : y a-t-ilencore une place pour la production ciné-matographique à Alger ? La décennie écouléesemble indiquer qu’Alger est moribond pource qui est du septième art. La capitale estaujourd’hui le témoin impuissant des erre-ments d’une profession atomisée par l’infer-nal cercle de la violence qui a régné depuisdes années. Le 13, l’Alhambra, le Novelty,Chez Bernard, le Marhaba, le Hall de lacinémathèque, les festivals d’Annaba et deConstantine ne sont plus que des bornes quiscandent, dans la mémoire torturée d’exiléset de créateurs assassinés, un film qui sedéroule à l’envers.

Les réalisateurs établis en France, avantou après «la grande terreur», tentent de fairesurvivre leur art à travers les aides du CNC(Centre National du Cinéma), des réseaux de connivence et des chaînes TV européennesqui appliquent, à la limite du code de l’indi-génat, une politique d’intégration. Avecl’obligation non écrite de la perte d’une par-tie de son âme restée dans le terroir originel.L’avance prise par le cinéma mondial dans lesdomaines de la technologie des tournagesassistés par ordinateur, de la formation, dansl’organisation scientifique de la production,de la distribution et de l’exploitation, ne serajamais rattrapée.

Si la mondialisation a remporté la batailledu ciel, les spectateurs algériens attendent leretour des hirondelles car, film contre film,une création authentiquement algériennetrouvera toujours des «gloutons optiques».■

23Djazaïr ▲ numéro 3

Le film primé au Festival de CannesLes folles années du twist de Zemmouri

i, durant longtemps, l’Algérie afait pâle figure en matière édi-toriale dans les principauxforums internationaux consa-

crés au livre, c’est sans aucun doute parce quesa production, en qualité comme en diversitéet en nombre, ne la mettait pas en mesure detenir une place honorable aux côtés d’expo-sants aux performances redoutables.

Dans un domaine où les progrès tech-niques ont atteint des niveaux tels qu’ils per-mettent de valoriser les capacités créativesd’auteurs de tout poil, on ne saurait pluslongtemps rester en retrait et ce n’est qu’aucours des dix dernières années que les mai-sons d’édition nationales, l’émergence dusecteur privé aidant, ont entrepris des incur-sions de moins en moins timorées dans lessalons du livre d’Orient et d’Occident. A com-mencer par celui de Paris qui accueille chaqueannée au seuil du printemps des sommesprodigieuses d’ouvrages apportant invariable-ment un démenti à l’opinion selon laquelle lelivre cède de plus en plus de terrain à l’infor-matique et à l’audiovisuel.

Le visiteur qui n’aurait pas tari de critiquesdevant les présentoirs dépenaillés du standalgérien du milieu des années 90 auraitéprouvé un net regain d’optimisme en mars2002, dans un espace où la quantité d’ou-vrages exposés et l’animation qui régnait nedéparaient pas un salon tout entier consacré àla fête du livre. L’évolution était indéniable.Nombreux étaient les éditeurs dont la présen-ce ne pouvait pas passer pour de la simplefiguration et l’ensemble composait la preuveéclatante que le secteur connaissait enfincette activité à laquelle semblait l’avoir sous-trait pour longtemps le persistant déficit d’in-térêt des pouvoirs publics.

Dès lors, il était permis, à l’occasion del’Année de l’Algérie en France, de compter lelivre parmi les éléments de présence culturel-le propres à donner une idée positive de cequi s’accomplit au chapitre de l’édition, tous

genres confondus. Le pari engagé de concertavec les éditeurs algériens est de donner austand de l’Algérie au 23ème Salon internatio-nal du livre de Paris, une configuration et uneconsistance particulières, dans un espacebeaucoup plus vaste. Pour cela, leCommissariat général a misé sur la volontédes opérateurs non seulement de diversifierleur production mais aussi d’ériger la qualitéen impératif absolu.

Si bien que, au terme des conventionsconclues avec plus de quarante éditeurs detoute " taille " pour une titraille couvrant plusde 400 ouvrages répartis sur une gammeallant du roman à l’essai, du " beau livre " à lapublication enfantine, du livre de cuisine àl’album de bande dessinée, outre le soinrequis au niveau du choix des textes, la pré-sentation et la finition désignera le livre inscritdans ce projet comme ayant fait l’objet d’uneattention toute spéciale. A cet égard, la res-ponsabilité de l’éditeur est, certes, pleine-ment engagée, mais le savoir-faire techniqueet esthétique des imprimeurs est rééllementmis à l’épreuve.

La réalisation du programme éditorial enest à la dernière ligne droite, sachant que l’en-semble des ouvrages doivent être prêts à lafin du mois de décembre 2002, et les pre-mières observations effectuées auprès desprincipaux imprimeurs inclinent à l’optimis-me.

Il faut dire qu’au-delà du Salon internatio-nal de Paris, du Salon euro-arabe, du Maghrebdes Livres et d’autres manifestations édito-riales programmées dans de nombreusesvilles de France, notamment à l’occasion de laFête du Livre, c’est la présence de notre pro-duction éditoriale sur le marché internationalqui se joue. Cette accession, si elle doit avoirlieu, reposera d’abord sur l’aptitude des pro-fessionnels algériens à mettre en librairie unproduit proche de ces normes universellesauxquelles on a eu tendance à n’accorder jus-qu’ici qu’une importance relative.■

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Djazaïr ▲ numéro 3

Edition 2002:L’épreuve

du savoir-faire

PAR MOULOUD ACHOURJOURNALISTE� ÉCRIVAIN

L’an

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Livres

Le livre algérien com-mencerait-il à se bien porter?Après la constatation, faite dansnos précédents numéros d’unefloraison remarquable en matièred’édition, en partie grâce à l’ap-port de l’Année de l’Algérie enFrance, voilà que nos éditeursviennent, à la faveur des différentssalons auxquels l’Algérie a partici-pé, nous administrer la preuve,cette année, qu’outre la quantité,la qualité est enfin là, qui permetau livre national de ne plus fairefigure de parent pauvre.

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«L’Ecrivain» de Yasmina KhadraLe roman d’un homme de lettres

tervenant il y a peu devantune assistance qui nedemandait qu’à exprimersa sympathie aux Algériens

en général et aux écrivains algériens enparticulier, un de nos compatriotes ins-tallé outre-mer qualifiait de crétinsceux de nos écrivains qui n’avaienttrouvé pour se faire publier durant lestrente ou quarante années écoulées quel’entreprise d’édition de l’Etat. Crétins !Rien que ça. Et de gommer d’un coupde langue tous ces grands noms dontles premières lignes ont été portées à laconnaissance du public par la SNEDdevenue ENAL, et dont le devenir litté-raire a apporté au moins la preuvequ’ils n’étaient pas des crétins. Maisbon, il est attesté ainsi, chaque jour queDieu fait, que l’Algérien développevolontiers pour son concitoyen cegenre d’aversion sans cause ni raison.Et les intellectuels ne font pas excep-tion à la règle. Veuillent donc pardon-ner à l’auteur de ce jugement les nom-breux auteurs encore en vie qui ontessuyé censure et autocensure pourgagner la piste d’envol. Quant à ceuxqui ne sont plus –nous pensons àDjaout, Mimouni et Benhedouga–, detels propos ne peuvent plus lesatteindre. En ce qui nous concerne,nous devrons à cet orateur indélicat leparagraphe introductif à cette noteconsacrée au dernier ouvrage deYasmina Khadra (*).

Car Yasmina Khadra, dont l’abondante ettalentueuse production des années 90 a ali-menté supputations et conjectures jusqu’audébut de l’an 2001, a franchi les seuils del’édition sous son nom véridique : ses pre-miers titres, Houria, Amen !,La fille du pont,El Kahira, Le privilège du phénix, paraissentaux éditions Enal entre 1984 et 1989. C’étaitdéjà une belle moisson et le brillant roman-cier qui allait mettre en scène un commissai-re de police pour le moins original puisdépeindre dans des intrigues d’une extraor-dinaire lucidité la tragédie dans laquelle lepays s’est enfoncé il y a une dizaine d’annéesétait bien celui qui signait MohammedMoulessehoul.

Mais plutôt que de revenir sur les posi-tions tranchées sus évoquées et qui relèventd’un débat qu’il faudra bien ouvrir un jour, ilnous paraît d’abord utile de dire à quel pointl’autobiographie parue chez Julliard, dont lacouverture porte l’indication "roman" esteffectivement proche de ce genre littéraire.Sauf qu’il ne s’agit pas d’un roman mais belet bien de l’histoire réelle de cet homme,aujourd’hui officier en retraite, que leshasards de l’existence et l’admiration exces-sive de son père pour la carrière militaire ontconduit, à l’âge où l’on ânonne les lettres del’alphabet, à revêtir l’uniforme.

Devenir officiersans renoncer à l’écriture

Après l’école des cadets de la révolutionde Tlemcen, le début des années 70 le trou-ve sur les bancs de celle de Koléa où naît savocation. Mohammed Moulessehoul, à l’ima-ge de ce personnage de Daudet (la différen-ce étant que celui-ci verra les feuillets de sonpremier recueil de poèmes servir de papierd’emballage) (1), veut être écrivain et il feratout pour le devenir, ce qui est une gageurelorsqu’on prépare l’école de guerre. Le par-cours est remarquable et il est bien rarequ’une autobiographie soit à ce point prochede l’intrigue romanesque tout en n’ayantcomme substance que le vécu résolumentauthentique de l’auteur. Il est vrai que cevécu est de nature à alimenter un récit dra-matique.

Le déchirement subi par le narrateur lorsqu’il passe subitement de la position privilé-giée d’enfant gâté et comblé d’affectionpaternelle à celle de pensionnaire d’un éta-

blissement scolaire d’un genre particulier(destiné à accueillir, en principe, les petitsorphelins de guerre) est le véritable point dedépart de cette histoire vraie. Et le récit sedéveloppe sur les trois fronts auxquels doitfaire face le héros : la vie d’école-caserne, lasituation dramatique dans laquelle se débatsa famille du fait de l’abandon, par le père, desa mère et de ses jeunes frères et sœurs,l’acharnement à atteindre le double but dedevenir officier sans renoncer à l’écriture.

Il écrit : "Qui étais-je au juste ? Un poèteen herbe ou une herbe folle, un galopinmerveilleux ou un illuminé ébloui par lesflammes de sa crémation ? Ni l’un nil’autre. J’étais le fruit vénéneux d’un dilem-me, d’un croisement contre nature, l’éclo-sion embarrassée d’une inconcevable alchi-mie". Ce passage dans lequel l’auteur s’effor-ce de décrire son état d’âme au moment oùil s’apprête à céder aux sollicitations paren-tales de se consacrer définitivement à la car-rière militaire est sans doute d’un lyrismeexagéré mais il rend bien compte de cedilemme qu’a résolu le choix du pseudony-me grâce auquel l’officier de l’ANPMoulessehoul a construit une œuvre sansenfreindre l’obligation de réserve ni faire deconcession sur ses missions de membred’une institution prestigieuse.

On lira avec beaucoup d’intérêt les nom-breux passages qui racontent les conditionsde vie dans ces établissements d’enseigne-ment aujourd’hui disparus et l’attachementprogressif à la littérature qui a valu au futurofficier de nombreux déboires. On lira avecbeaucoup d’émotion la narration de la brèveidylle du cadet Moulessehoul, les lignesdédiées à cette prof. de lettres disparue tra-giquement au cours d’une crue de l’ouedMazafran, et celles où l’auteur élit commemodèle le dramaturge Slimane Benaïssa.Ceux enfin qui ont connu l’ENCR de Koléapour y avoir été élèves ou enseignantsreplongeront certainement avec beaucoupde nostalgie dans une évocation qui laissetrès peu de place à la fiction.■ M.A.

(*) Yasmina Khadra, "L’Ecrivain" (roman), EditionsJulliard, Paris 2001. (1) Alphonse Daudet, "Le petit chose" ou "Histoire d’unenfant", dont on sait qu’il s’agit également d’un romanlargement autobiographique.

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II

«Je voulais être des leurs, apporter aux autres ce qu’ilsm’apportaient , devenir unphare bravant les opacités».

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es analyses des dernières années ont souvent tendu vers unevision restrictive de la peinture algérienne dans la diversité deson expression. En effet, de l’après-indépendance aux années 90,

les considérations et appréciations émises ont surtout porté vers une hié-rarchisation des tendances et des individualités, et non sur le rôle véritablejoué par les différents acteurs et les différents langages sur la scène artis-tique nationale. De ce fait, et avec le recul imposé par le temps et une per-ception qui s’appuie aujourd’hui sur la réalité historique et esthétique uni-quement et non sur des considérations proprement humaines, notre souhaitactuel est de proposer un regard autre sur la peinture algérienne, des pre-mières années de son apparition jusqu’à nos jours.

En ce sens et afin de lever toute équi-voque, il nous faut encore expliciter notredémarche, basée sur deux faits qui nous sem-blent essentiels:

- la définition de la peinture algériennetelle qu’elle nous a été livrée par les généra-tions antérieures, sous l’influence d’autrespensées et courants dominants sur la scèneuniverselle ;

- l’occultation d’un héritage iconogra-phique historique, ou du moins sa mise enretrait par rapport aux autres types d’influence.

Ceci nous a été dicté en partie,comme nous l’avons dit précédemment, par ladistanciation qui est la nôtre aujourd’hui, maissurtout par l’important corpus muséal quiconstitue un point de départ incontournable ànotre projet et qui sous-tend notre conviction.

Peinture algérienne:la maturité

PAR DALILA ORFALICONSERVATEUR DU MUSÉE NATIONAL

DES BEAUX�ARTS

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LLNesreddine Dinet: la procession

De Hamimoumna, Ra-cim et autres maîtres fonda-teurs jusqu’au «manifeste» desSebbaghine , un siècle se seraécoulé pendant lequel l’art pic-tural de notre pays à traversédiverses étapes, partagé entrel’héritage historique et lesenseignements de l’Occident.Aujourd’hui, qu’en est-il exac-tement?L’effervescence consécutive àl’indépendance a donné nais-sance à une grande diversité,une grande tolérance des styleset des tendances. Sont-ce là dessignes de maturité? DalilaOrfali, directrice du Muséenational des Beaux Arts, obser-vatrice avisée, pose pour nousla question et tente d’yrépondre.

L’an

née

Arts plastiques

Les archéologues s’accordent à affirmerque la terre d’Algérie, depuis sa plus hauteantiquité, a favorisé l’émergence d’ateliersartistiques où se sont exprimés tour à tour, etsiècle après siècle,fresquistes, mosaïstes,sculpteurs, enlumineurs et miniaturistes,développant un art à la fois nourri d’unsavoir-faire et d’une panoplie de modèlesextraits du terroir, que les différentesinfluences étrangères ont enrichi d’une mul-titude d’éléments, et que les «artisans»autochtones ont intégré au fil du temps.

S’il est vrai que l’art algérien, tel qu’ilnous apparaît aujourd’hui, semble êtreessentiellement une émanation des écolesoccidentales, par la mise en pratique de cer-taines techniques telles que la peinture àl’huile, le fusain, la gravure, etc…, il est nonmoins vrai que les schémas exprimés tradui-sent une tradition culturelle déjà bien ins-tallée. Ainsi et à titre d’exemple, les notionsde signes, de géométrie et d’abstraction,lesquelles, tout en demeurant aujourd’huides données universelles, sont un héritagegestuel et conceptuel authentique issu de lapensée mathématique et philosophique despeuples de la rive sud de la Méditerranée.

C’est pourquoi il nous apparaît commefondamental de ne point sous-estimer l’ap-port de ces «créateurs-artisans» qui, dès lesXVIIème, XVIIIème et XIXème siècles,mirent au service de leur créativité un réper-toire gestuel et un potentiel artisanal éton-

nant de diversité, permettant ainsi non seu-lement, au début du XXème siècle, l’éclosiond’un génie comme Mohamed Racim et del’école algérienne de miniature, mais quiexpliquent aussi les engagements pris par denombreux artistes contemporains.

Survoler les étapes successives de lapeinture algérienne du XXème siècle, c’estbien sûr schématiser et de ce fait appauvrirquelque peu le contenu dense qui se carac-térise par des expressions diverses, des per-sonnalités nombreuses qui se sont dégagéeset côtoyées au fil des décennies ou à l’inté-rieur même des tendances. Aussi et pourplus de clarté, avons-nous opté pour unedémarche qui met en relief les évènementsesthétiques principaux à l’intérieur d’unedécennie ou d’une période bien déterminée.

Racim et son école

L’œuvre et l’impact de Mohamed Racimont fait l’objet de très nombreuses analysesselon les modes en cours et les courants depensée. On a voulu tantôt voir en lui le servi-le continuateur d’un art décadent et démo-dé, en l’occurrence l’art de la miniature qui,comme on le sait, avait atteint sous sa formepremière son apogée au XVIIème siècle, àtravers les célèbres écoles persane et mogo-le, tantôt l’initiateur original et courageuxd’un courant nationaliste, ceci dans le soucide faire renaître un patrimoine artistiquelocal quelque peu dévalorisé.

Mohamed Racim demeure certainementune personnalité très marquante de l’artalgérien. Son originalité est d’avoir fixé, dèsses premières tentatives artistiques, sonchoix sur une technique d’expressionancienne et orientale plutôt qu’occidentale.Cependant, en tant qu’homme de grandeculture, Racim n’a point limité sesrecherches esthétiques aux modèles ancienspersans, mogols et turcs. Sa formationmontre aussi une connaissance parfaite desarts européens anciens, connaissance dontil sut tirer partie en intégrant, par exemple,les notions de perspective, de modelé dansses compositions les plus conventionnelles.En ce sens, il fut un novateur, comme il futnovateur dans sa thématique qui montre à lafois, certes, une Algérie d’épopée, mais aussiles images de son vécu personnel contempo-rain. Le raffinement et la qualité de son tra-

vail continuent d’impressionner de nom-breux artistes, à tel point qu’à travers desœuvres de facture très contemporaine, ilsintègrent à leurs compositions des élémentsornementaux qui lui étaient propres.

La «peinturede chevalet»

La renommée de Mohamed Racimdurant les années trente et quarante, n’em-pêcha pas le développement d’une école depeinture directement inspirée des schémasclassiques de la peinture de chevalet, tellequ’enseignée alors à l’Ecole des Beaux-Artsd’Alger. Autres sources d’influence, lespeintres d’origine française installés enAlgérie, dont les thématiques essentiellesreposaient sur l’observation de la vie quoti-dienne, des paysages et des types humains.Ces artistes, très imprégnés à leurs débutspar le travail des derniers orientalistes,Chataud, Sintès, Lebourg, Noiré, etc…, ainsi

que par l’œuvre d’Etienne-Nasreddine Dinet,et par les peintres de la villa Abd El Tif,influencèrent de façon notoire nos premierspeintres figuratifs qui s’exprimèrent par l’artde la toile sur chevalet, dans des composi-tions très figuratives. On citera notamment,

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Baya: la femme au palmier

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Temmam: l’homme en bleu (Photo MNBA)

comme appartenant à cette école, les artistesMammeri Azouaou, Benslimane, Benamira,Boukerche, et pour la fin des années trenteMohamed Temmam qui oscilla dès ses débutsentre son penchant pour la miniature et songoût de la peinture de chevalet, deux amoursauxquels il reviendra vers la fin de sa vie.

Abdelhamid Hemche, bien qu’apparte-nant à cette génération, montre très tôt,quant à lui, une vocation pour des com-positions semi-figuratives, où la recherched’un langage nouveau apparaît comme pri-mordial.Ce n’est pourtant pas son influencequi fait jaillir vers la fin des années quaranteet dans la décennie qui suit une large florai-son d’artistes dont les noms, aujourd’huiencore, évoquent un des moments les plusimportants de notre histoire picturalecontemporaine.

«Un artnouveau»

En effet, la génération des années 50 atenu pendant longtemps et tient encore dansnotre histoire artistique «le haut du pavé».Khadda, Mesli, Benanteur, Guermaz,Issiakhem, à l’époque où Alger connaît uneproduction artistique d’un classicismeserein, rejettent aussi bien l’enseignementacadémique prodigué par l’Ecole des Beaux-Arts d’Alger, que l’art de la miniature ouencore la figuration réaliste de leur aînés.

Se tournant résolument vers ce queKhadda appellera, quelques années plustard, «un art nouveau», essayant de s’identi-fier à travers une abstraction pure où le signeest conçu comme élément de ressource-ment, ils tentent de s’intégrer aux nouvellesdémarches artistiques en plein essor à Paris

et en Europe.L’importance de la revendication fut qu’il

s’agissait là de l’une des premières tentativesd’insertion dans un espace culturel univer-sel. Mais l’impact le plus important de cettegénération, au-delà de la qualité certaine desproductions et de la réflexion, s’exprime parl’ouverture qui désormais se fait dans legeste pictural.

La guerre de libération, la position del’Algérie au sein d’un ensemble de nationsluttant pour leur indépendance, conduirontles artistes-plasticiens à élargir les frontièresqui les circonscrivaient jusqu’ici à un dia-logue Sud-Nord limité ; nos artistes décou-vrent à travers les échanges culturels, lesbiennales et autres en Amérique latine, enAfrique et en Asie, auxquels ils sont désor-mais conviés, des démarches et des aspira-tions similaires aux leurs. Les relations abou-ties entre pays jaillis d’un univers né de déco-lonisations successives, eurent sur le choixde nouvelles formes de langages, qui puisentaux sources de leur terroir les élémentsd’une inspiration et d’une écriture renouve-lée, des conséquences évidentes. Cettequête nourrie d’une nécessité identitaire,justifiait dans un même temps les jalons cul-turels que la nouvelle société se devait deposer.

Ladiversification

La fébrilité créatrice qui agite le mondede l’art de 1962 à 1975, la création d’uneUnion nationale des arts plastiques (UNAP)qui voudra regrouper sous son aile tout ceque l’Algérie possède de peintres, amplifierala diversification des tendances, des langageset sous-tendra la multiplication des voies quechacun, désormais, se sent en droit d’em-prunter; des dissidences se créent, des indi-vidualités naissent de plus en plus nom-breuses ; la formation de l’Ecole des Beaux-Arts, de même que l’intellectualisme anti-conformiste hérité de la génération desannées 50, reculent quelque peu face auxrecrutements nombreux opérés au seind’une communauté de peintres souventautodidactes, dont le dénominateur com-mun fut d’exprimer par des œuvres hautesen couleur et de facture souvent naïve larépression vécue pendant la lutte de libéra-tion, les espoirs des continents opprimés etles appréhensions crées par cette période de

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Samsom: la fille et le chien

gestation.Citons, pour illustrer cette période

extrêmement dense et diversifiée, les nomsemblématiques qui marquèrent la mémoireartistique de notre pays : Boukhatem Farès,le chantre des révolutions, Denis Martinez,qui, à travers un art revendicatoire, introduitun langage largement inspiré des mouve-ments nord-américains, Arezki Zerarti etBaya dont une première exposition auMusée National des Beaux-Arts fait découvrird’étonnantes œuvres superbes de mystère,Ismaïl Samsom qui remet au goût du jourune figuration d’expression populaire, etbien d’autres encore.

Un approfondissementdes tendances

Aujourd’hui, on peut dire, face aux nom-breuses œuvres conservées au musée, qu’ils’agit là d’un moment de la peinture algé-rienne des plus prolifiques qui dénote uneeffervescence peu courante dans le domainede l’art ; si certains de ces artistes sont tom-bés dans l’oubli, on considère souvent denos jours, ces années-là, faites de débats etde luttes, tant sur le plan des expressionsque sur celui des concepts, comme le ter-reau indispensable qui allait permettre à lapeinture algérienne de connaître les déve-loppements qui suivirent.

Pour ces raisons et bien d’autres encore,la plupart des œuvres produites pendantcette période et conservées dans nos collec-tions apportent, au-delà des qualités et desfaiblesses des unes ou des autres, desrepères indispensables à la compréhensionet à la visualisation d’ensemble de l’art algé-rien.

On pourrait définir la période allant de1975 aux années 80 comme une période dematuration pour les anciens et d’élaborationpour les jeunes générations.

Ces dernières, pour la plupart produitsde l’enseignement de l’Ecole nationale desBeaux-Arts qui venait de subir une réorgani-sation, s’affirment bientôt dans un artconceptuel. On observe à la fois une nouvel-le rupture avec les tendances nationalisantesdes générations antérieures et un véritableélan vers une identification, non plus à unecommunauté artistique nationale, mais aucontraire, principalement nourrie par undésir d’appartenance à une communauté

artistique universelle. On se libère du jougd’une imagerie presque uniquement liée auterroir et, dans un même temps, de l’empri-se imposée par les maîtres dans leurs ate-liers. Ces bouleversements donneront nais-sance, non seulement à une diversificationde plus en plus importante des techniques,mais aussi à un cheminement de plus enplus exacerbé vers une individualisation del’art, qui aboutira à l’éclatement de l’UNAP.

De plus en plus, la peinture algériennes’exporte vers les galeries et les écoles d’art àtravers le monde, ce qui correspond, parallè-lement, à un tournant de l’Algérie dans sondéveloppement économique, social et culturel.

La dernière décennie s’est caractériséepar un approfondissement de ces tendances.La notion de hiérarchisation des genres s’estpeu à peu estompée, ce, en grande partiegrâce à la création de galeries à travers l’en-semble du pays et, conséquemment, à l’inté-rêt grandissant d’un public de plus en plusdiversifié et moins élitiste. La dominante quicaractérise les années 90 à 2000 pourrait sedéfinir comme une relance importante del’activité artistique du pays, où prédomine latolérance dans le côtoiement des genres, destechniques, des individualités. Ainsi, a-t-onpu noter un regain d’intérêt pour une figu-ration qui n’a plus rien de symbolique, maisqui correspond au contraire à desrecherches intimistes, non codifiées et, de cefait, tolérées au même titre que les mouve-ments à consonance très contemporaine. Cegoût pour une figuration sereine et démysti-fiée dénote un désir de plus en plus affirméde ressourcement intimiste. Parmi les repré-sentants de ce mouvement, citons Djemaï,Bourdine, Hafidh, Heinen-Ayech, Chegrane.

Par ailleurs, la jeune école de peinturecontemporaine s’implique dans tous lescoins de la planète, drainant une vision oùs’allient, malgré elle, les constantes de l’héri-tage historique culturel, se les appropriantdans des compositions avant-gardistes, ins-tallations, récupérations, art éphémère,etc..., réécrivant la tradition dans une fusionhomogène, où l’élément identitaire n’estplus utilisé que comme repère.

Parler de la peinture algérienne dans sonensemble, c’est admettre d’emblée la pré-sence d’une entité qui n’est plus en quêted’une reconnaissance pour l’universalité,mais plutôt d’un statut qui offrirait à ceux quien sont les auteurs, une place naturelle dansle monde de l’art plastique. ■

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Zoubir Hellal: L’insecte

Denis Martinez: l’arbre et l’enfant

Mohamed Bouzid: La Kabylie

e dramaturge Ould Abder-rahmane dit Kaki, disparule 14 février 1995 à l'âge de61 ans, a créé à nouveau

l'événement avec la récente reprise - etl'édition prochaine - de pas moins decinq de ses œuvres, à l'occasion du35ème Festival du Théâtre deMostaganem (du 10 au 20 août 2002), etde la programmation de sa pièce - phare,El Guerrab oua salihine, dans le cadrede «l'Année de l'Algérie en France» en2003.

Cette dernière création a été plébiscitée ily a quatre ans, lors d'un sondage organisé parnos soins auprès d'une quinzaine de spécia-listes et praticiens éprouvés du théâtre algé-rien, comme la production la plus marquantedu répertoire national depuis l'indépendance,devant Ledjouad et El khobza (AbdelkaderAlloula), El ghoula (Rouiched) et Boualemzid el goudam (Slimane Benaissa).

Né le 18 février 1934 à Mostaganem, dansle quartier populaire de Tidjditt, auteur etmetteur en scène de la presque totalité de lavingtaine de pièces et essais dramatiques qu'ila signées(*), Kaki a été le créateur le plus pro-lifique de l'Algérie indépendante et, surtout, leplus en vue de sa première décennie, avantqu'un malheureux accident de voiture (1968)ne l'arrête en pleine ascension, en le privantd'une grande partie de ses moyens.Soumisdès sa plus jeune enfance à la prégnance detraditions culturelles populaires vivaces, par ledouble canal du milieu familial (une grand-mère détentrice d’un grand nombre de kaci-date mémorisées, et un oncle mélomane) etde l'environnement social (fêtes populairesmultiples alimentées par la verve et le verbedes meddahs et meddahate, côtoiement dumaître du chant bédouin Cheikh Hamada,dont les enfants sont ses compagnons de jeu),quoi de plus naturel que Kaki joue déjà à l'ap-prenti-meddah à dix ans, dans les fêtes clôtu-rant l'année scolaire, avant de rejoindre lescoutisme à quatorze ans, en présentant dessketches de son propre crû à l'occasion du 27ème jour du Ramadhan et des Aïds. Maisc'est grâce à Benabdellah Mustapha, anima-teur de la troupe Essaadin dont il fait partie,qu’il reçoit ses premiers encouragements etprend conscience de ses possibilités drama-tiques naissantes irriguées par la sève dupatrimoine culturel oral dont le Chiir ElMelhoun (poésie populaire) représente unélément important.

Une prodigeuse leçonpour l’avenir

Commence dès lors pour le jeune amateur,dans la décennie 50, un autre apprentissagepour se lester des outils et techniques propresà défricher et ensemencer le champ de sescapacités, période marquée par des stages deformation dramatique - dont les cycles organi-sés par le service de l'Education populaire diri-gé par Henri Cordereau - et riche de fermen-tation et d'expérimentation théâtrale, pourposer les jalons et faire jaillir les accents deson propre langage.

Henri Cordereau saluait en 1963 les pre-miers fruits de cette phase d'expérimentationdramaturgique et artistique en soulignant queKaki et son équipe ont su édifier «avec infini-ment de tact, d'humilité, de persévérance etd'intelligence, à partir d'exercices trèssimples, de jeux improvisés, de thèmes de lavie courante, un art profondément original,jeune, dynamique, dans lequel ils nereniaient rien de leur origine, de leur per-sonnalité, un art authentique ...», produitd'une expérience dont on peut tirer, ajoutait-il, «une prodigieuse leçon … pour l'avenird'un théâtre populaire algérien».

Des tentatives réalisées au cours de cettepériode active de son émergence au mondede la création, définie par le terme de«théâtre-laboratoire» ou par celui d'avant-théâtre, Kaki disait qu'elles procédaient à lafois d'un besoin (recherche d'une voie per-sonnelle) et d'une nécessité (modestie desmoyens) se situant dans l'articulation étroiteentre l'écriture dramatique et le langagescénique. «Nous n'avions pas les moyens demonter nos spectacles, disait-il. C'est pourcela que je me suis trouvé dans la nécessitéd'inventer des formes ni pauvres ni miséra-bilistes, mais des formes épurées où le mou-vement des acteurs est un langage …Je pensais que c'était le spectacle de la halqa,des souks qu'il nous fallait, un théâtre de fêteet de participation».

Ceci donne à entendre que, sur la scènemaghrébine, Kaki a été le pionnier du «théâtreihtifali», que le Marocain Tayeb Seddiki investi-ra par la suite de sa forte personnalité pourélargir sa dimension et lui délivrer ses lettresde noblesse en le popularisant à l'échellemaghrébine, arabe et internationale.

OuldAbderrahmane

KakiLe pionnier

du théâtre «ihtifali»Par Kamel Bendimered

Journaliste

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LL

Djazaïr ▲ numéro 3

L’an

née

Théâtre

Toujours est-il que, dans le contexte duthéâtre algérien d'avant comme d'après l'in-dépendance, Kaki est bel et bien le premierqui, par ses sources de création, sa théma-tique, ses moyens d'expression et sa tech-nique de représentation, a remis en questionla conception dominante et pour ainsi direomnipotente du théâtre à l'européenne - demoule aristotélicien, suivant la formuled'Alloula -, en interrogeant son propre patri-moine culturel traditionnel dans ce qu'il pou-vait lui offrir de vecteurs, supports et maté-riaux de nature à la fois à impulser son inspi-ration et authentifier individuellement etsocialement son langage d'artiste.

Cette mise en perspective nouvelle de lacréation artistique constitue incontestable-ment un moment saillant dans le parcoursdu théâtre algérien et, au-delà des horizonsqu'elle ouvrira pour d'autres expériencestant auprès des amateurs que de certainsprofessionnels du 4ème art, ne sera pas sansrapport avec la polémique née après l'indé-pendance entre les partisans d'un théâtrenational porté par la «vision universelle» etun Kaki considérant que «notre théâtre nepeut pas vivre que d'adaptations de piècesuniverselles, car cela représente un danger».

Le meddah

Grâce à Kaki, nous dit Sidi Lakhdar Barkadans une intéressante étude parue en 1981(publication de l'ex-C.D.S.H. d'Oran, docu-ment n°5), est mise en branle la premièreexpérience théâtrale nationale frappée dusceau de l'«algérianité», par «la mise au pointd'un schéma d'adaptation de la chanson degeste rurale avec ses thèmes puisant dansla mythologie du terroir et le patrimoinearabo-musulman (contes, légendes, récitsinvestis par la chanson de geste rurale),pour raconter sur le mode poético-épique(du melhoun) la présence d'un peuple avecses valeurs et ses traditions de lutte».

«La démarche dramatique de Kaki, sou-ligne Barka, récupère, codifie, standardise etadapte à la scène moderne ces autres élé-ments de la chanson de geste que sont l'es-pace de la halqa, le personnage du meddahcomme ordonnateur et stimulateur de lacommunication, l'instrumentation sonore(à percussion) pour réglementer et ponc-tuer le rythme du spectacle.»

Représentant une petite révolution à sonépoque, ce projet de captation artistiqued'une théâtralité traditionnelle autochtonese réfère paradoxalement, pour sa légitima-tion et reconnaissance, à d'autres expé-riences du théâtre universel et notamment àcelle de Berthold Brecht, duquel Kaki ditavoir reçu «la plus grande leçon, ajoutantque par la suite il s’était «libéré de soninfluence».

Cette influence apparaît particulièrementdans El Guerrab oua salihine et Koul oua-hed oua houkmou, où le dramaturge algé-rien part de deux créations brechtiennes :La Bonne âme de Se-Tchouan et Le Cercle decraie caucasien, pour convoquer des cor-respondances thématiques et formelles enœuvre dans son propre patrimoine et fécon-der sa démarche théâtrale. Avec des résultatsqui sont, cependant, loin de correspondre àceux de Brecht pour des raisons qui sont aucœur d'un débat plus général sur le «parasi-

tage» de la pensée brechtienne injectée entraduction ou en adaptation dans l'espacethéâtral algérien ou arabe.

Brecht se situe dans le contexte d’unesociété allemande aux rapports de classestranchés, pour réfléchir de bout en bout auxexigences du processus de création, investis-sant deux légendes extra-nationales pour lesajuster esthétiquement à sa pensée marxisteet aux besoins de son combat politique.Alors que Kaki, dont la société vient de selibérer fraîchement des serres coloniales, enest essentiellement et idéologiquement à laphase de l’affirmation culturelle identitaire.D'où les mérites, mais également les limitesde cette réappropriation artistique du patri-

moine oral dans une partie de l'œuvre deKaki, dans la mesure où le matériau tradi-tionnel (légendes, contes…) qui sert desource et de vecteur d'inspiration à l'auteurmostaganémois n'a pas été pensé de maniè-re résolument critique en regard d'une confi-guration et de nouvelles valeurs socialesinduites par la lutte de libération elle-même.Cela a pour effet, dans El Guerrab… etKoul ouahed… comme, plus tard, dans«Bni kelboun», de reproduire un discourstraditionnel baignant souvent dans des pen-sums moralisants et dramatiquementpesants.

Mais, en compensation, il y a le Kaki du«théâtre-document» sur le terrain duquel ilsigne deux réussites incontestables, 132 anset Afrique avant un, dont l'écriture drama-tique et scénique dense influencera de nom-breuses troupes du théâtre amateur et pro-fessionnel. Ce théâtre-flashes, rigoureuse-ment agencé, traitant, dans la première

œuvre, de multiples épisodes de la lutte anti-coloniale avec lyrisme, violence et humour,et dans la seconde, des moments décisifs duréveil de l'Afrique, met en jonction fécon-dante les éléments du terroir (algérien ouafricain) et les techniques de la scène moder-ne (chœur, ballet, mime, lumière, décors)pour produire, avec sa troupe, une formeaccomplie du spectacle dont Afrique avantun constitue le fleuron et le référentmajeurs.■

(*) De son répertoire, on citera notamment La légende de larose, Dem el hob, La Maison de Dieu, Avant-théâtre, 132 ans, LePeuple de la nuit, Afrique avant un, Diwan el garagouz, ElGuerrab ouasalihine, Koul ouahed ou hkamou, Les vieux,Beni kelboun et Diwan el melah.

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Kaki avec Azzeddine Medjoubi

e site sur lequel a été édifiée laQal’a des Bani Hammad se trou-ve sur le versant Sud du DjebelMaadid, à la limite Nord des

plaines du Hodna, à environ une centaine dekilomètres de Bejaia. Dominé au Nord par leDjebel Takerboust qui culmine à 1458 mètres,à l’Ouest par le Mont Gorayn qui s’élève à1190 mètres, il est bordé à l’Est par la valléede l’Oued Fredj qui assure le ravitaillement eneau et dont les gorges constituent une défen-se naturelle. La ville est bâtie sur un plateauincliné à 950 mètres d’altitude, d’où son nomde Qal’a (forteresse ). Le site, à la valeur stra-tégique évidente, a été déjà habité à l’époqueromaine, puisque des fouilles effectuées en1898 par le général De Beylié ont permis demettre au jour une mosaïque représentant leTriomphe d’Amphitrite, actuellement expo-sée au Musée National des Antiquités d’Alger.Au X ème siècle, l’endroit servit de refuge àAbû Yazid, «l’homme à l’âne», qui se révoltacontre les califes fatimides de 929 à 947.Les chroniqueurs de l’époque mettentl’accent sur le relief accidenté des lieux.

C’est en 1007-1008 que Hammad IbnBologguin obtint de son suzerain Badis l’au-torisation de fonder une ville et d’ en faire sacapitale. Le choix d’un tel site fut sûrementdicté par le souci de Hammad de se protéger

de ses cousins d’Ifriqiya. L’historien IbnHammad nous apprend que la constructionde la ville fut confiée à un nomméBouniache. Ibn Khaldoun, pour sa part, signa-le que pour peupler sa capitale, Hammad ytransporta des habitants de Msila et de Hamza(près de Bouira), ainsi que des tribusDjeraoua.

La ville subit plusieurs sièges du fait desconflits qui opposèrent les Hammadites àleurs cousins Zirides d’Ifriqiya. Mais malgrécela, elle connut un essor sans pareil. Lesgéographes et les historiens la décrivent entermes élogieux. Al Bekri, qui vécut auXI ème siècle et l’appelle «Qal’at Abi Taouil»nous indique qu’elle était «une grande etforte place de guerre et devint, après laruine de Kairouan par les Banu Hilal, unemétropole. Comme les habitants de l’Ifriqiyasont venus en foule pour s’y établir , elle estmaintenant, ajoute-t-il, un centre de com-merce qui attire les caravanes de l’Iraq , duHidjaz, de l’Egypte, de la Syrie et de toutes lesparties du Maghreb».

Un siècle plus tard, Al Idrissi, géographequi séjourna auprès du roi Roger II de Sicile,décrit la ville en ces termes : « Al Qal’a s’ap-puie sur une haute colline difficile à escala-der. Elle est entourée de remparts . C’est unedes villes qui ont le plus vaste territoire, unedes plus peuplées et des plus prospères, desplus riches et des mieux dotées de palais, demaisons et de terres fertiles. Son blé est à basprix, sa viande est excellente...» Un géo-graphe du XIII ème siècle, Yaqut Al Himawi,loue la qualité de ses feutres et la finesse desvêtements et des broderies qu’on y fabriquait.

Une maitrise parfaitede l’eau

Abderrahmane Ibn Khaldoun, écrivit (auXIV ème siècle): «La Qal’a atteignit bientôtune haute prospérité ; sa population s’accrutrapidement et les artisans ainsi que les étu-diants y venaient en foule des pays les pluséloignés et des extrémités de l’empire. Cetteaffluence de voyageurs avait pour cause lesgrandes ressources que la nouvelle capitaleoffrait à ceux qui cultivaient les sciences, lecommerce et les arts».

La Qal’a est l’exemple type de ville forte-resse, construite en altitude et entourée demontagnes. En plus de l’avantage du site, laville était dotée d’un mur d’enceinte en pier-

LL

Djazaïr ▲ numéro 3

La Qal‘a des Bani Hammad

PAR ABDERRAHMANE KHELIFAINSPECTEUR DES MONUMENTS HISTORIQUES

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La dynastie berbèresanhadjienne des Hammadites,qui gouverna l’Algérie orientaleet centrale à l’aube du deuxiè-me millénaire, a connu unebrillante civilisation longtempsignorée. En témoignent lesrésultats des fouilles archéolo-giques entreprises depuis la findu XIX ème siècle sur le site deleur capitale, la Qal’a des BaniHammad.

Abderrahmane Khelifafait ci-dessous un tour d’hori-zon sur les splendeurs ancien-nes de cette cité, aujourd’huiclassée Site du Patrimoine mon-dial par l’UNESCO.

L’an

née

Patrimoine

re de sept km de périmètre et d’épaisseurvariant entre 1,20m et 1,60m. Ses rempartsescaladaient les versants des montagnesenvironnantes où furent installées des toursde guet, protégeant ainsi l’ensemble desquartiers de la ville, puis redescendant lelong de la falaise constituée par les gorges del’Oued Fredj. Sur le bord de cette falaise futédifié un donjon impressionnant, le donjondu Manar. Un mur intérieur séparait le quar-tier des Djeraoua du reste de la ville. On

entrait dans la ville par trois portes: Bâb AlAqwas au Nord, Bâb Djenan à l’Ouest etBâb Djeraoua au Sud. Une rue principaletraversait la ville d’Est en Ouest, de BâbDjenan à Bâb Al Aqwas. Une autre rue reliaitBâb Djeraoua à la rue principale. HammadIbn Bologguin fit construire son palais auNord de cet axe et la Grande Mosquée auSud, puis les quartiers populaires commecelui des Djeraoua à l’Ouest. Mais nous pou-vons penser que ses successeurs eurent à

embellir la ville et à agrandir les édificesconstruits par le fondateur de la dynastie.

L’art des Hammadites est connu grâceaux monuments exhumés aux cours desdiverses campagnes de fouilles effectuéesdepuis la fin du XIX ème siècle jusqu’audébut de l’indépendance. Seuls deux monu-ments apparaissaient au dessus du sol: leminaret et le donjon du Manar.

La Grande Mosquée : les fouilles ont per-mis d’établir un plan complet de l’édificereligieux. C’ est, en superficie, l’une des plusgrandes mosquées d’Algérie après celle deMansourah à Tlemcen. Elle comptait 13 nefsorientées Sud–Nord. La salle de prièrecomptait 84 colonnes dont il ne reste que lessocles. Le minaret est décoré sur sa face sudpar des niches et des défoncements disposésen trois registres verticaux qui préfigurentles minarets du XII ème siècle, notamment laGiralda de Séville et la Koutoubiya deMarrakech.

Le Palais du Lac (Dar al bahr) étaitconstruit en terrasses vers le versant duMont Takerboust. La partie supérieure étaitréservée aux appartements de l’émir. Il tientson nom du grand bassin de 67m de longsur 47m de large, avec une profondeur deplus de 1m60, qui le borde au Sud .C’est lemonument le plus important mis au jour parDe Beylié. L’auteur anonyme d’Al Istibçarnous en donne une description précise : «LesBani Hammad élevèrent à la Qal’a d’im-portantes constructions d’architecture soi-gnée…parmi lesquelles Dar al bahr aucentre duquel était un vaste bassin oùavaient lieu des joutes nautiques et où laquantité considérable d’eau était amenéede fort loin» .

D’autres complexes architecturauxcomme le Palais du Salut, le Palais duManar ou le Palais de l’Etoile n’ont pas révé-lé encore tous leurs secrets . Il en est demême des autres structures, comme les

Le lion de la Qal‘a

Plan de la Qal‘a

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constructions hydrauliques (hammams,aqueducs, citernes) qui laissent entrevoirune maîtrise parfaite de l’eau, laquelle étaitacheminée de diverses façons dans la villemalgré sa construction en altitude.

Les différentes pièces archéologiquestrouvées à la Qal’a (frises de décor, inscrip-tions , pierres sculptées de palmettes et defleurons, vasque aux lions, céramique d’unetrès grande richesse...) nous donnent unaperçu du décor des palais hammadites que

l’on retrouve à Bejaia , leur nouvelle capita-le, ou dans la Chapelle Palatine de Palermequi fut influencée par cet art sanhajien. C’està la Qal’a qu’ont été découverts les plusanciens vestiges actuellement connus enOccident musulman d’encorbellements àmuqarnas (nids d’abeilles ).

Une vie artistiqueet culturelle intense

La vie artistique et intellectuelle étaitintense dans la capitale hammadite surtoutaprès la prise de Kairouan par les Hilaliens.La ville se dote d’une industrie prospère,animée par une multitude d’artisans tisse-rands, joailliers, céramistes réputés, char-pentiers , menuisiers….Elle attira aussi lessavants , les poètes et les docteurs en théo-

logie, à l’image du poète et savant Abû AlFadhl Al Nahwi qui mourut en 1119. AlNahwi donna son nom au petit villageconstruit autour de son tombeau, au Sud-Ouest de la Grande Mosquée. Après avoirséjourné en Orient où il aurait été un dis-ciple d’Al Ghazali, il se rendit dans d’autresvilles du Maghreb, notamment à Sijilmassaoù il enseigna le droit et la religion, puis àFès où il prêcha à la mosquée. On sait qu’ileut un disciple en la personne du Qadi Abû‘Amran Musa ibn Hammad al Sanhaji, unmembre éminent de la famille régnante.C’est aussi le cas de l’historien Ibn Hammadqui étudia d’abord à la Qal’a, puis à Bejaia,où toute l’élite savante se regroupera quandles Hammadites eurent transfèré leur capi-tale sur les rivages de la Méditerranée, suiteà la pression hilalienne.

La Qal’a, du fait de sa valeur architectura-le, a été classée Site du Patrimoine Mondialpar l’UNESCO. Pourtant elle n’a pas encore,à ce jour, révélé tous ses secrets, malgré lesfouilles entreprises depuis la fin du XIX èmesiècle. Un travail énorme de recherchesreste à faire pour mieux appréhender l’his-toire et la civilisation du Maghreb central auXI ème siècle. Un travail de préservation dusite et des opérations de restauration doi-vent être entrepris de façon régulière afin deprotéger les structures exhumées desdiverses dégradations imposées par la natu-re et les hommes.■Bibliographie :- Abû Ubayd Al Bekri : Description de l’AfriqueSeptentrionale, Paris, Adrien Maisonneuve,1965.- Al Idrissi :.Nuzhat Al Mushtaq, Alger, OPU, 1983.- Ibn Khaldun : Histoire des Berberes, Paris,Geuthner,1978.- Golvin L.: Le Maghreb central à l’époque des Zirides,Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1957.

Plàtres sculptés

Vue générale du site

Marbre sculpté

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■ Biskra, le 14 novembre

insi sont les transitions dansce pays, brusques, inatten-dues et pour tout dire vio-lentes. Du Massif des Aurès

aux Zibans, les frontières ont du relief et de laprésence. Une barrière naturelle, unemuraille pesante de calcaire et de grès. Pouraller plus vite, nous contournons le massif et,en son cœur, Arris bien sûr, mais à regret. ParArris, le contraste est plus saisissant encore :du Tell au Sahara, du cèdre au palmier, de laroche au sable, du vert à l’ocre fauve. D’unmonde à l’autre, ce qui frappe, c’est bien l’im-médiateté de l’effet. Nous sommes conquispar l’intimité des imbrications.

C’est par l’Oued Bou Biyada que nousarrivons sur les gorges d’El Kantara. Une failletaillée dans la masse, à pic dans le massif : lecol de Sfa. Un passage forcé, étroit, écrasé,sinueux comme le cours tortueux du lit del’Oued. Nous entrons de plain-pied dans lesremparts imposants du djebel, la route suitexactement le chemin creusé par la seuleforce de l’eau. Puis tout bascule, immédiat,sans retour, sans appel. On tombe des brasimmenses de la montagne, le regard à pertede vue, sur une plaine sans horizon : c’est leSahara ou plus exactement sa lisière. Ici com-mence et s’annonce un continent, pas moins.Le grand désert est beaucoup plus loin, lesZibans avec le Rhir et le Souf et leur constel-lation d’oasis n’en sont que le seuil.

Biskra est là dans une quiétude installée,l’une des dernières escales avant le plein Sud.Mais c’est ici aussi que s’achève cette romani-

té qui affleure, avec plus ou moins de bon-heur, dans tout le Nord-Constantinois. Au-delà du limes romain commence l’inconnu,la ligne de partage qui sépare les territoiresutiles des dangers qui regorgent dans cedésert imaginé, mais jamais réellement visitéjusque-là. Un verrou naturel en somme.Biskra, la Vecera romaine, était un présidium,un poste avancé, le dernier, mais aussi l’undes terminaux des grandes routes commer-ciales sahariennes. Biskra est ainsi entre deuxmondes, dans l’un et dans l’autre, l’un etl’autre à la fois.

Dans ce petit monde de la couronne desoasis, avec Touggourt et El Oued, Biskra, dansl’archipel des Zibans, est un foyer de civilisa-tion et un pôle de rayonnement culturel etintellectuel. Biskra est née sous une bonneétoile, fertile avec ses jardins irrigués par leseaux qui dévalent les pentes torturées duMassif des Aurès voisin. La bénédiction del’eau. Du pur bonheur dans la culture saha-rienne. Dans le mythe, depuis l’antiquité aumoins, l’oasis a l’image d’un jardin recueilli duParadis. Gorgée d’eau et de lumière, la datte,un fruit parfait, un fruit divin, un fruit aimé etqui a les couleurs et la transparence du miel,son goût et ses parfums. Tout l’univers de ladatte et l’excellence de la Deglet Nour. Cen’est pas ici une simple gourmandise, maisl’économie vitale, essentielle, d’une régionavec deux millions et demi de palmiers pourune surface de vingt-huit mille hectares. Laculture des palmiers a ses rites, ses saisons,ses légendes, ses savoir-faire et ses peurs quele rabattement de la nappe phréatique et lesremontées salines ravivent régulièrement.

Djazaïr ▲ numéro 2

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L’an

née

festive

AA

Les gorges d’El Kantara

Minaret de la mosquée ‘Oqba Ibn Nâfa‘

Carnetsde route

Biskra, El OuedPAR ABDELKRIM DJILALI

JOURNALISTE

A la rencontre de la culture populaire, l’équipe du département

«Evènements culturels» de l’Annéede l’Algérie en France continue à sillonner les grandes régions

du pays. Abdelkrim Djilali nous livre ici ses impressions notéestout au long de son périple dans les

Zibans et dans l’Oued Souf .

Elle est partout, dans la nourriture, bien sûr,mais aussi dans les usages de tous les jours,produits de la vannerie, poutres des toits desmaisons… Rien, absolument rien ne se perddans le palmier. Il est le fondement même dela cosmogonie oasienne.

Ils nous attendaient et nous sommes enretard. Une immense attente, désespéréequelquefois, après tant de promesses nontenues. Ils nous écoutent mais sur leursgardes. C’est entendu, ils sont échaudés et iln’est pas question, pour nous, de les leurrer.Débat chaud sur les potentialités artistiqueset culturelles de la région et sur la meilleurefaçon de les valoriser. Plus chaud encore surl’état des lieux de la culture. Pathétique, uncri, une complainte pour un sort injuste,dans tous les cas immérité. L’assemblée estassez représentative des activités de larégion : cavalerie et jeux équestres, élevagede sloughis, tissage du tellis, poterie d’ElKantara, broderie, peinture, musique etchants, Diwan, chants sacrés des confrériesde la Kadiria, Sulamiya et Hafoudia, théâtre,poésie…Hamid, chargé de la communica-tion à la wilaya connaît tout le monde et gèrele débat avec beaucoup de sensibilité et dedoigté. Un petit groupe de réflexion est fina-lement installé pour étudier l’ensemble despropositions et finaliser un spectacle autourde la culture des palmeraies.

Hamid aime le foot. Plus jeune, il a jouédans l’équipe locale, une coqueluche desstades. Il a gardé de cette époque heureuse,on le sent, la dégaine d’un bon avant-centre.Un artiste à sa façon, curieux et qui aime lesartistes. D’ailleurs, ils l’attendent tous à lasortie dans une belle complicité. Eux aussi,ont eu de la peine et de la compassion pourles victimes des inondations de Bab El Oued.Ils veulent, avec l’aide de Hamid, exprimerleur solidarité à l’occasion d’un gala enfaveur des sinistrés. Un programme est rapi-dement esquissé. Rendez-vous est pris dansla soirée, après la rupture du jeûne. Hamidnous invite à une chorba de Ramadhan, enfamille. Un régal : en entrée la doubara, unplat de fèves, sauce piquante, touche locale.Hamid et sa femme se sont connus étudiantsà l’université de Constantine. Ils se sontaimés. Il y a une telle tendresse, discrète,presque timide dans l’échange et le partagemais aussi, fruit de leur amour, dans l’éduca-tion de leurs enfants. Rassemblés autour decette table nourricière, dans la communion,les gestes et les regards affectueux.

Nous retrouvons nos artistes à l’ancienHôtel Transatlantique, transformé en hôtelde la wilaya. Une belle œuvre architecturaledu début des années cinquante. Un hâvre depaix, une belle halte avant le grand voyage.Ils sont tous là et ont en commun la mêmeécoute attentive quand l’un d’eux témoignede la précarité de la vie des artistes de pro-vince. Emouvant et pénible à la fois. De larage aussi. Le grand soir est pour demain etils ont, c’est visible, le trac. Hamid les rassu-re et ça marche, ils ont confiance en lui et ille sait. Un vrai chef d’orchestre, serein etconsciencieux. Ils repartent tard la nuit, heu-reux d’une joie promise et attendue. Ils veu-lent travailler seulement et retrouver lepublic qui les fait vibrer, qui les fait vivre.

■ El Oued, le 28 novembre

Attendus à El Oued, nous quittonsBiskra avec le regret d’avoir raté le gala desolidarité des artistes locaux. Passage obligépar ce qui fait, ici, la fierté de la région, la visi-te d’une Maison de parfum, une entreprisemoderne créée par un enfant du Souf. Unebelle réussite dans un créneau réputé diffici-le et une institution dans la région. Danstous les cas, une œuvre exemplaire dans l’in-vestissement local créateur d’emplois etnovateur. A suivre absolument.Plein Sud-Est, à El Oued, nous sommes toujours dans le monde oasien. Le même uni-vers qu’à Biskra au point que les deux villesse jalousent, dans une saine concurrencecertes, et se disputent la paternité d’un patri-moine, commun après tout. Mais, il n’y a làrien de bien méchant, car cela ne va pas plusloin qu’une vaine mais sympathique polé-mique sur la meilleure doubara ou les plusbelles Deglet Nour.

Les palmeraies du Souf, elles aussi, sontsur une autre lisière, celle du Grand ErgOriental et leurs plantations, les Ghitane ontla forme de cratères verdoyants, complète-ment enserrés par l’imposant massif dunai-re. Du plus bel effet. L’eau, ici, il faut aller lachercher loin sous le sable, au plus près de lanappe et planter dans la faille les jeunesplants. Malheureusement, ici aussi, lesremontées de sel font des ravages et finis-sent par anéantir tous les efforts dans lecombat incessant contre l’avancée inexo-rable des sables. C’est encore au sable qu’ElOued doit son nom de «Ville aux mille cou-poles», une leçon d’architecture et d’adapta-

tion contre les assauts permanents du sable,sinon la ville aurait été ensevelie depuislongtemps. Un défi à l’origine. Aujourd’hui,de plus en plus menacé, comme partout, parles logiques implacables du parpaing.

El Oued c’est aussi le Nakh, la danse desfemmes jusqu’à la transe, la joie, un sens dela fête typique de la région. Le Souf estcélèbre aussi pour une tradition ancienne,immémoriale, Chaib Achoura, un véritablecarnaval avec ses danses, ses délires et sesmasques animaliers…Lions, tigres, croco-diles…Une animation populaire qui autre-fois prenait possession de toute la ville, unetradition qui s’est perdue ces dernièresannées et que quelques associations souhai-tent réhabiliter pour retrouver, enfin etquelles que soient les épreuves, le besoin etle désir d’un certain sens du bonheur. ■

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El Oued, la ville aux mille coupoles

Datte «Deglet-nour».

espère qu’on le compren-dra, je ne dis pas tout celasans gêne, sans douleur.Je le dis pour l’Algérie qui

reste mon pays d’origine et de référen-ce. Je le dis pour le peuple algérien,qui reste ma pierre de touche et maréférence dans le doute; je le dis parégoïsme – parce que l’Algérie m’a fait.Comme une mère. Parce que le peuplealgérien m’a appris l’essentiel de cequ’il est nécessaire de savoir dans lavie. Parce que son échec, pour des rai-sons obscures, me semble aussi lemien. Parce que je ne suis plus moi-même quand elle n’est plus elle-même.Parce que j’en ai besoin comme d’unpain quotidien. Parce qu’elle est écriteen moi à tout jamais et parce qu’il ensera ainsi, comme pour mon père, jus-qu’à l’heure de ma mort».

C’est un véritable acte de foi envers cetteterre qu’exprime ainsi Jean Pélégri, écrivain"pied-noir" auteur de nombreux ouvragesconsacrés à l’Algérie dont Ma Mère, l’Algérie,opuscule «presque testamentaire» publié en1989 à Alger par les Éditions Laphomic.

Né en 1920 dans une ferme de la Mitidja,Jean Pélégri est l’auteur de plusieurs romans,dont Les Oliviers de la Justice (Gallimard,1959), Le Maboul (Gallimard, 1964), LesMonuments du déluge (ChristianBourgois,1967), d’un essai Ma Mère l’Algérie(Actes Sud, 1990), de deux pièces jouées àParis, Slimane et Le Maître du tambour(1968). Il a aussi participé comme scénariste,dialoguiste et acteur au film Les Oliviers de laJustice, Prix des écrivains de cinéma et de latélévision au Festival de Cannes en 1962. En1999, Pélégri a publié aux éditions du SeuilLes Étés perdus.

Ma Mère, l’Algérie est un livre "d’amour".L’auteur y traque ses souvenirs, les secrets etles leçons de son enfance. Surtout, il s’at-tache à décrire cette distance qui sépare peuà peu un enfant, un adulte, d’un père colonqu’il aime et qui lui fera prendre consciencede la tragédie que vit le peuple algérien.

Mais Jean Pélégri ne ressuscite pas seule-ment l’image d’un père, celle des notablesencaqués dans leurs privilèges ou celle enco-re des ouvriers agricoles exploités de l’aube àla première étoile; il met au jour avec minu-tie tout un héritage culturel (coutumes,goûts, valeurs) - l’héritage culturel des domi-nés, les humiliations sociales, les différences."Avant, disait-il (à son ami Boukhalfa), j’étaisun bon à rien, j’étais un " boudjadi " !…Maintenant, après la guerre (seconde

guerre mondiale), je suis toujours un"boudjadi ". Pourquoi ?…Tu reviens, tu essergent, tu portes la médaille et qu’est-cequ’on te dit ? Marche ta route et tais-toi !Comment veux-tu qu’on ne se révolte pas ? "Il évoque cette époque où avec un groupe de

petits camarades ils jouaient à la guerre et sedisputaient un vieux casque de soldat." Sij’ai rapporté ce souvenir lointain, écrit-il,c’est simplement pour dire que Saïd, quiétait si acharné à être le chef des Français età porter le casque, devait être un des pre-miers, plus tard, à rejoindre ses frères com-battants ."

L’auteur rappelle qu’il y a le colonialisme,les lois iniques, ségrégatives à l’égard desAlgériens et ceux qui ont suscité l’obscurcis-sement et la tornade de sang, d’un côté, etde l’autre, l’aboutissement: tous les ouvriersagricoles, même bien traités, dont le seulluxe est de remuer la terre qui ne leur appar-tient pas : « Malheureusement et injuste-ment, il y avait au-dessus une autre histoire.Celle du colonialisme, ce colonialisme quiétait la loi générale, qui dénaturait la poli-

tique, la foi, l’instruction et introduisaitpartout la ségrégation " .

Il y a l’amitié de quelques ouvriers agri-coles à l’égard du père ruiné, les attentats surles différents points du territoire et puis l’ar-rivée de Fatima qui va marquer un tournant

Pass

erel

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Jean Pélégri«L’Algérie m’a faitcomme une mère»

Par Djamal AmraniEcrivain� Journaliste

«JJ

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décisif dans la vie du narrateur." Mais la parole juste, subtile, dont j’avaisbesoin, je l’ai trouvée surtout dans la vieillefemme algérienne, du nom de Fatima, qui surgit dans ma vie au moment voulu ". Et puis la rencontre avec Slimane qui va luirévéler, lui faire découvrir par le menu "uneautre Algérie, que je n’avais fait qu’entre-voir. Une Algérie et un peuple qui m’habi-taient beaucoup plus que je ne lecroyais…" .

Je n’ai jamais eu à choisirentre mon père et la justice

Ainsi sur la joie la plus profonde planetoujours une ombre, une menace, souvenird’anciennes blessures. Tout cela est relatéavec pudeur et force, dans un style dépouilléà l’extrême, qui donne à cette œuvre unedensité bouleversante.

Ce que ne signale pas Pélégri, par tact ethumilité, c’est qu’il appartient lui-même àune famille " pied-noir " hors du commun etqui a, de ce fait, une vision différente desautres. Il y a aussi le moment du passage àl’âge adulte, l’adieu à une enfance et uneadolescence sans misère pour lui, sans groschagrin, mais illuminée par les jeux avec lespetits camarades, dans la ferme familiale, là-bas à Sidi-Moussa.

En 1961, au moment de la parution de LaGuerre d’Algérie de Jules Roy, livre qui a eule retentissement que l’on sait, Jean Pélégri apris fait et cause pour l’indépendance denotre pays, dans une lettre ouverte adresséeau journal L’Express. Dans les pages finalesde Ma mère, l’Algérie, l’évocation des jour-nées d’octobre 88 est poignante.

" … À cette souillure, d’autres se sontrécemment ajoutées. En sont revenus desmots et des images que l’on croyait à toutjamais révolus. Le mot douleur, le mot colè-re, le mot souffrance, le mot stupeur. Et pourfinir : le mot torture, ce mot de sang, de bles-sures et d’humiliations dont le peuple algé-

rien avait tant souffert dans sa chair, voilàqu’il était de nouveau retourné contre lui,par les siens, par ses frères… " .

Jean Pélégri ne théorise pas. Il raconte entoute simplicité ce qu’il a vu et vécu. Il n’y adans ce livre nulle condescendance, nulpaternalisme. Cette œuvre est d’autant plusforte et noble que tout ressentiment, touterancoeur en sont bannis.

Ma Mère, l’Algérie, est une sorte d’hymneoù beaucoup est donné à l’amour, à l’amitié,à la tendresse.

Voici un extrait de ce que Jean Pélégriécrivait il y a une dizaine d’années : " (…)Quelle tristesse de n’avoir pu participer,pour des raisons qui ne sont pas de monfait, à la naissance d’un pays qui, au regardde l’éternité, est aussi le mien. Mais quellemerveille de pouvoir sortir quotidienne-ment, grâce à ce pays frère, des codes et desusages qui voudraient nous réduire à n’êtreque d’une race et d’une nation. Et là, enco-re une fois, me reviennent des morceaux depaysages : olivier, jujubier, jardin, fontaine,fossé de roseaux, tranche de pastèque, quisemblent sortis d’un tableau de Baya – quime rappellent quelques-unes de ces véritésessentielles que j’ai découvertes dans cetautre pays et auxquelles j’essaie de resterfidèle .

"Me reviennent également quelquesvisages. Des visages divers et contrastés quej’ai rencontrés en cours de chemin. Visagesde frères d’armes dans la guerre contre lenazisme et qui, au retour, trouvèrent leursmaisons incendiées et des parents tués.Visages d’intellectuels et d’écrivains inven-tant l’avenir. Visage, paroles de Jean Sénac,le poète" .

"Visages d’anciens ouvriers agricolesqui, au moment où nous n’avions plus unsou, et comme si c’était la chose la plusnaturelle du monde, nous apportaientrégulièrement à manger. Visage de monpère, ancien colon, me répétant dans lesheures précédant sa mort que c’étaient lesAlgériens qui lui avaient appris la justice –cette vertu qui, selon le Coran, est la sœurde la piété – et qui, plus tard, dans la nuit,près de moi, son fils, s’était mis en dormant,à parler à quelqu’un en arabe, doucement,tranquillement avant de s’éteindre sur cesmots arabes; je ne l’ai jamais oublié. Et c’est pourquoi, pour ma part, je n’ai jamais eu àchoisir entre mon père et la justice. Monpère, mon cher père choisit pour moi ".■

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BIBLIOLIVRES DE JEAN PÉLÉGRI

L’embarquement du lundi, Paris, Gallimard,N.R.F., 1952.Les Oliviers de la justice, Paris, Gallimard, 1959.Le Maboul, Paris, Gallimard, 1963.L’Homme-caillou, Paris, Benanteur,1965.Les Moments du déluge, Paris ChristianBourgois, 1967.Slimane (Pièce en quatre actes), Paris, ChristianBourgois, 1968.L’Homme mangé par la ville (dramatique),France-culture, 1970.Le Cheval dans la ville, Paris, Gallimard, 1972.Le Maître du Tambour (pièce), Théâtre JeanVilar, Suresnes 1974.Ma mère l’Algérie, Alger, Edition Laphomic,1989/ Paris, Actes Sud, 1990.Les Etés perdus, Paris, Le Seuil, 1999.SQUELQUES ARTICLES ET TEXTES COURTS DE

JEAN PÉLÉGRI

"Préface", dans Nourreddine Aba, La Toussaintdes énigmes (Présence Africaine,1963)."Un entretien avec Jean Pélégri : J’ai voulu être leKateb, celui qui écrit sous la dictée des autres",dans Afrique, n°48, juillet 1965. "Le voyageur immobile" (sur Emmanuel Roblès),Revue Celfan, vol.1, n° 3, 1982."Le messager et l’intercesseur" (sur MohamedDib), Revue Celfan, vol.2, n° 2, 1983."Les signes et les lieux. Essai sur la genèse et lesperspectives de la littérature algérienne", dansGiulina Toso Rodinis (édit.), Le Banquet magh-rébin, Rome, Bulzoni, 1991."Introduction", dans Jean Sénac, Journal Algerjanvier-juillet 1954, Novetlé, 1996."La zaouïa des interdits" (sur AbdelhamidBenhedouga), Algérie Littérature/Action, n° 17,janvier 1998."Quand les oiseaux se taisent…", in une enfan-ce algérienne. Textes inédits recueillis par LeïlaSebbar, Gallimard, coll. " Haute enfance ", 1997."La crosse et le couteau", En mémoire du futur.Pour Abdelkader Alloula, Actes Sud, 1997.Textes inédits, dans Jean Pélégri l’Algérien ou leScribe du caillou, Algérie Littérature/Action, n° 37-38, 2000.QUELQUES LIVRES ET THÈSES SUR JEAN

PÉLÉGRI

BONAGURO, FIDELIO, "La voix du labyrinthe,parcours critique à travers l’œuvre narrative deJean Pélégri" (thèse), Facoltà di Lettere eFilosofia, Università di Padova, 1984.CHAULET-ACHOUR, Christiane, La Méditer-ranée et ses cultures. Les écrivains d’Algérie :Kaléidoscope méditerranéen (Notes pour unerecherche),Publication du centre des langues etde la Communication de l’Université de Corse,1992.LE BOUCHER, Dominique, Jean Pélégril’Algérien ou Le Scribe du caillou, AlgérieLittérature/Action, n° 37-38, 2000.SHELTON, Marie-Denis, "Langue et techniquenarrative de Jean Pélégri" (étude), Université deLos Angelès, 1974.

Djazaïr ▲ numéro 3

Qui a inventéles pâtes?

Mohamed MedjahedCuisinier� chroniqueur gastronomique

l n’y a pas si longtemps, il étaitplus ou moins admis que MarcoPolo en aurait découvert l’exis-tence à la table de Kubilaï

Khan, ainsi que leur secret de fabrica-tion, lors de ses pérégrinations chi-noises. A son retour à Venise en 1295, ilen aurait dévoilé l’usage à ses compa-triotes, qui à leur tour l’auraient trans-mis au reste du monde. Les choses enseraient restées là si le souci de "véritéhistorique " n’était pas venu se mêler àla gastronomie. Alors qu’aujourd’huinous assistons à un véritable réveil desnationalismes culinaires, d’Extrême-Orient à la Méditerranée, la paternitédes pâtes ne cesse d’être revendiquée.

Ce serait des lasagnes que Marco Poloaurait dégusté à la cour du Grand Khan. Or, seloncertains auteurs, Ciceron (106-43 Avant J.C.) lesaurait décrits sous l’appellation de lagana : mem-branes de pâte, à base de farine et d’eau, cuites àpoint dans la graisse et condimentées de fromage,poivre, safran et cannelle. Notons ici que la toma-te, d’extraction américaine, n’interviendra que1.500 ans après. A ce détail près, l’illustrissimeplaideur latin nous a bien légué là la recette pri-mitive des lasagnes qui font le renom de la cuisi-ne italienne.Les Français, à défaut de revendiquerune paternité directe, font intervenir leur " rayon-nement culturel ", nous rappellent que le pèreGoriot était vermicellier et font des pâtes lescontemporaines de la Déclaration des droits del’homme, et d’ajouter : " C’est la seule institutiondémocratique et républicaine de nature gastro-nomique ".

En Asie, en Europe centrale, au Moyen-Orient, d’autres peuples s’arrogent, ou se voientattribuer parfois (sans avoir rien demandé) la nais-sance des pâtes alimentaires. Comme cette piste

arabe évoquée sous la plume d’un auteur culino-graphe italien : " Les vermicelles semblent êtreissus de la nécessité pour les Arabes nomades dedisposer de denrées non périssables, au cours destraversées du désert, en pétrissant la farine avecde l’eau, puis la faisant sécher au soleil avantleur départ ".

Ainsi s’évitaient-ils de nombreux pro-blèmes, dont celui de l’eau nécessaire à la prépa-ration des aliments. En effet, on n’avait plusbesoin que de la quantité utile à la cuisson. Est-celà l’origine des pâtes sèches qui sont passées desrivages nord-africains à tous les pays ouverts sur laMéditerranée, parmi lesquels la Sicile et le Salentoà l’extrémité de la botte ?

Ces pâtes sèches dont l’appellation arabeitrya, issue du grec itria, a donné trii en sicilien.Mais si pour les Grecs anciens ce terme désignaitune sorte de fougasse, dans la Sicile médiévalec’était le nom des vermicelles. C’est-à-dire desbouts de pâtes allongés, percés en leur centre, àl’aide d’un mince fil de fer, puis séchés au soleil.

Traités ainsi, leur conservation s’étalait sur2 à 3 ans. Cette description, contenue dans untraité datant du XVème siècle, nous apprend éga-lement que la fonction des perforations, prati-quées à l’aide d’un stylet en fer, était de favoriserl’accélération du séchage. On relève également,dans le même ouvrage, que la fabrication des ver-micelles n’était plus régie par la corporation desboulangers, mais par celle des vermicelliers, nou-vellement créée. Nous voilà avec sur les bras uneorigine arabo-africaine, voire berbère, à y regar-der de près…

Peut-être serait-il plus juste "d’universali-ser " l’avènement des pâtes alimentaires. Il estplus que probable que chez les peuples ayant maî-trisé la culture des céréales, la quête de la diversi-fication de l’usage des grains a fini par déboucher,à partir des bouillies primitives, sur les pâtes et lepain. Depuis, les pâtes n’ont cessé d’évoluer. Lafabrication, industrialisée depuis 1840, est totale-ment automatisée de nos jours.

La traditionalgérienne

En Algérie, l’usage des pâtes s’inscrit surun double registre : pâtes du commerce pour tousles jours et celles de fabrication domestique pourles repas festifs. Rogag, Trid, Chakchoukha,Bouf ’tat désignent des pâtes cuites sur un usten-sile métallique (m’ri) ou en terre placé sur unfoyer, puis émiettées et arrosées d’une sauce àbase de poulet ou d’agneau, oignons, poischiches, garnie de navets ou de courgettes, le toutrelevé diversement.

Rechta (fil en iranien), Tarechta (berbéri-sation de l’iranien), Tiftitin, Qata oua rmi (cou-per et cuire) sont des variantes de nouilles, utili-sées toujours fraîches.

Toutes ces spécialités ont de nom-breuses variantes régionales, voirefamiliales. Elles jouent le rôle desuccédanés du couscous qui restel’aliment par excellence dans lesfêtes du calendrier folklorique etreligieux.Moins connues, ou en voie de dis-parition depuis la mécanisation,f ’daouche, m’qatfa , dwida, (lit-téral. vermicelle), qahwa (grainde café), d’rihmet (petites mon-naies), également appeléescariyate (petits carrés) ce quinous fait ouvrir, ici, une petiteparenthèse, pour souligner que laforme carrée de ces monnaiesnous renvoie à l’époque almoha-de. N’oublions pas de citer maqa-rone berettork ou maqaroneibari dont il reste à trouver les ori-gines turque ou andalouse.■

Dans son ouvrage autobiographique “ Voyaged’Occident et d’Orient ”, Ibn Khaldounévoque un épisode de sa vie, en l’an 803 del’Hégire (1400 après J.C.). L’écrivain est reçu,par Taymour Lang (Tamerlan pour lesOccidentaux) alors que celui-ci, à la tête de sonarmée assiège Damas. Le Grand Khan mongollui demande de lui faire, par écrit, “ la descrip-tion du Maghrib tout entier ”. Ibn Khaldounraconte: “ … Plus tard, quand j’eus quitté sonconseil, je rédigeai ce qu’il m’avait demandé

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