Peinture des vanités ou peinture vaniteuse _ L’invention de la nature morte chez Pieter Aertsen.pdf

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    tudespistmRevuedelittratureetdecivilisation(XVIeXVIIIesicles)

    22|2012:Vanitsdhieretdaujourdhui:unepotiquedelphmreVanitsdhieretdaujourdhui:permanencedelphmre

    Peinturedesvanitsoupeinturevaniteuse?LinventiondelanaturemortechezPieterAertsenRALPHDEKONINCK

    Rsums

    FranaisEnglishApartirdeluvredupeintreanversoisPieterAertsen,souventprsentcommelartisteayant contribu lautonomisationde lanaturemorte aumilieuduXVIe sicle, il sagitdexplorer les frontiresmobiles et indcises entre naturemorte et vanit, deux genresiconographiquesenvisagssouslangledeleurcrationcommedeleurrceptionetdanslatensionentrethiqueetesthtiquequilescaractrise.Audeldesdbatssansfinsurlesintentions prcise de lartiste balanant entre critique morale et pure dlectation, nouscherchonsmettreenvidencelamaniredontsestableauxspiritualisentlerelnonpasen vue de le condamner ni de lexalter, mais pour dplacer lattention sur son rendupictural apprci tant par lesprit que par les sens, ce qui fait de son uvre un jalonimportant dans lmergence non seulement dun genre pictural mais plus encore dunrapportesthtiqueluvredart.

    Based on an analysis of the paintings by the Antwerp master Pieter Aertsen, oftenpresentedas theartistwhohascontributed to the inventionof thestill lifegenre in themiddleof the 16th century, this article investigates themovingbordersbetween still lifeand vanity paintings through their creation as well as their reception and through thetensionbetweenethicsandaesthetics.Beyondtheendlessdebaterelatedtotheprofoundmeaningofthesepaintingsbalancingbetweenmoralcriticandpuredelight,wetryheretohighlightthewaythroughwhichAertsenspiritualizestherealitywiththeintentionneitherto condemn it nor to exalt it, but to draw the attention on the pictorial artifice to beappreciated by the mind as well by the senses. Aertsens work appears then as animportantstepnotonlytowardstheinventionofanewgenreofpaintingbutalsotowardsanewaestheticalrelationtotheworkofart.

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    Texteintgral

    Quiconque sintresse aux origines historiques de la vanit en peinture doitpralablementrglerleproblmedeslienscomplexesentrenaturemorteetvanit,lafrontireentrelesdeuxtenantessentiellementunequestiondinterprtationet de contexte. Hormis les classiques marqueurs symboliques caractrisant lavanit (crne, sablier, bulle de savon, etc.), ce dernier genre au messagemoralisateur possde des frontires mouvantes, lappellation seule de vanitpouvant convertir lapuredlectationdun trompelil enune leondifiante1.Lambigut intrinsque de la vanit nestelle pas de dnoncer en image lespouvoirsmmesdelimageenuneformederflexionmtapicturale?

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    Mais laissons provisoirement de ct cette dlicate questionpour sinterrogersur les originesdu genre, sansprtendrepour autant reprerunpoint zro, ununiquemomentfondateur,biendessignesavantcoureurspouvanttreavancscommeautantde jalonsbalisant lesmultiplesrsurgencesourmanencesde lavanit en peinture diffrentes poques. Il est toutefois convenu dattribuerlinventionde lanaturemorte/vanit (ne tranchonspascetterichedialectique),oupluttlarinventionsilontientcomptedesprcdentsantiques,unpeintreayanttravaillAmsterdametAnvers,soitaucarrefourdesdeuxgrandescoleso spanouira ce genre pictural : Pieter Aertsen (15081575). Il fut en effet lepremier, en croire les spcialistes, autonomiser la nature morte (scnesessentiellement de cuisine et de march) par rapport aux scnes narrativesauxquellesellerestaitattachejusquauXVIesicle2.

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    Oruntelavnementnepeutsecomprendresanstenircomptede laprofondecrise de limage qui touche la culture visuelle des anciens PaysBas dans lasecondemoitiduXVIesicle,crisedontleprincipalsymptmefutliconoclasmede 15663. Mais cette tempte de limage , pour traduire lexpressionnerlandaise(beeldenstorm)qualifiantcetvnement,futengrandepartielefruitdune rupture dquilibre dans lalliance fragile entre ralisme et idalisme quitravaillaitlapeintureflamandedepuisleXVesicle,lancienuniverssymboliquemdival trouvant alors encore se fondre dans une ralit illusionnistenouvellementconquise,maisquifinitparsautonomiserfautedecomprhensiondessenscachsquelletaitencorecenserecler4.Lacollusionduspiritueletdusensuelquiendcoulaattiralesfoudresdesprotestantsquienappelrentunepurgationdusacr,etconcomitammentuneautonomisationduprofane5.

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    OrloriginalitdelapeinturedAertsen,dumoinsdanssespremiresuvres,tientprcismentdanslaconjonctionduprofaneetdusacr,maiseninversantlordredespriorits,puisqueleprofaneestprojetaudevantdelascne,crantainsicequonaappelunenaturemorteinverse,danslesensocequirelevaitjusquel du parergon se trouve transform en ergon6. Cette inversion a tdiversementinterprte:soitcommeunefaondautonomiserprogressivementlanaturemortequitrouveencoresejustifierparlaprsencedunthmereligieux,lequel finira par ntre plus quun prtexte admirer le ralisme des objets etvnementsquotidienssoitcommeunefaondemieuxasseoirlesensspiritueldetelstableauxenexhibantuneralitrepoussoir.CelaatdmontrpourLeChristchezMartheetMarieduMusedeVienne7,tableaudatantde1552etquiconstitueundes toutpremiersexemplesd imageddoublepour reprendrelexpressiondeV.Stoichita(fig.1).Ilmontre lemomentoleChristreprocheMarthesonaffairementauxtchesbassementmatriellescommelaprparationdurepas,alorsquesasurachoisilameilleurepart,cestdirelesnourrituresspirituelles,commeleditletextevanglique(Luc10,3842),reproduitenpartiesurlelinteaudelachemine,tandisquelesrfrencesscripturairessontinscritessurlepavement.Silareprsentationaupremierplandalimentsgrandeurnature,

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    enparticulierlimposantgigot,constitue,pourlpoque,unevritablehrsiepicturale exhibant une ralit inesthtique8, celleci se trouve justifie du faitquelle est cense dlivrer un message moralisateur : toutes ces nourritures nepeuventrassasierlespritseulelaparoleduChristestnourrissanteetvivifiante.LachairsopposeainsiauVerbe.Lamonumentalisationduprofane,reprsenticigrandeur nature, permet donc paradoxalement de contraster et renforcerlimportancedumessagereligieuxenpointantquelessentielnestpasloonlecroit.Opposslavertuincarneparlespersonnagesbibliquesdelarrireplan,les objets de lavantplan, devenus figures repoussoirs, sont ainsi convertis enallgoriesduvice,autrementditenvanits,appellationbiensrencoreinconnue lpoque. Les vritables trompelil que sont ces tableaux de grandesdimensions ne seraient donc pas apprcier pour leurs seules qualitsillusionnistes,maisneprendraient sensquune fois interprtscommeporteursdunsymbolismereligieuxretournantlesapparencesenleonsdifiantessurlesapptits charnels, la nourriture symbolisant les proccupations terrestres et lesapptits les plus vils, certains aliments ntant dailleurs pas dnus deconnotationsrotiques.

    Mais force est de constater que la relgation de la scne biblique dans lescoulissesdelareprsentationmetvisuellementdistancecemessagespirituelauprofitdelexhibitiondesralitsprosaquesdontletraitementhyperralistecrvelittralement lcran : le trompelil de lavantplan, que daucuns ont puqualifier d agressif , est conu pour donner lillusion dune communicationentre lespace fictif du tableau et lespace rel dans lequel il se trouvaitoriginellementinscrit.Etquandonsait,grcedestextesdpoque,quedetelstableaux taient accrochs aux murs des cuisines ou des salles manger, oncomprendqueleffetillusionnistesentrouvaitrenforc.

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    Linterprtation de tels tableaux semble donc balancer entre ralisme etsymbolisme. Cette hsitation dans les recherchesmenes sur luvre dAertsentmoignevraidireduvifdbatquitouche,depuisprsdunsicle,austatutdelapeinturedesPaysBastantduSudqueduNord,duXVeauXVIIesicle.Pourexplicitersesenjeux,ilconvientderappelerloriginedudbat.Ilprendnaissanceen 1934 loccasion de la parution dun article dErwin Panofsky consacr auclbretableaudespouxArnolfinideJeanvanEyck9.Cestloccasiondecetteanalyse que Panofsky utilise pour la premire fois lexpression de disguisedsymbolismquiattraduiteenfranaisparsymbolismecach.Enforgeantuntelconcept,Panofskyvoulaitrsoudrelacontradictionapparenteentre,dunepart,unartquisefaitdeplusenplusralisteet,dautrepart,lasurvivancedunepensesymboliquehritedumoyenge.Leralismeetlesymbolismepeuventen

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    effet apparatre comme des ralits antinomiques. Car il est clair que plus untableau se rapproche de la ralit, plus il est difficile lartiste dexprimersymboliquementcequiladire.CommelesoulignePanofskyluimme,unartnon perspectif et non naturaliste, qui ne reconnat lunit ni de lespace ni dutemps, peut employer des symboles sans se soucier de leur vraisemblance nimmedeleurpossibilitempirique10.Enrevanche,unmlangedlmentsrelsetdlmentssymboliquesservlemoinscompatibleavecunstylequicommence sadonner au naturalisme. Mais le monde de lart, reconnat Panofsky, nepouvaitdevenirtoutcoupunmondedobjetsvidedesens:IltaitimpossibledepasserdirectementdeladfinitiondesaintBonaventure,pourquiuntableauestunechosequiinstruit,suscitedepieusesmotionsetrveilledessouvenirs,la dfinition de Zola, qui considre un tableau comme un coin de nature vu traversuntemprament.11Dolasolutiondusymbolismecach:Il fallaittrouver un moyen de concilier ce nouveau naturalisme avec un millnaire detraditionchrtienne,etlonyparvintgrcecequonpeutappelerunsymbolismecach ou dguis, en opposition un symbolisme manifeste ou vident. 12Derrireunefaadefaitedescnesralistes,richesdemultiplesdtailsdescriptifs,premirevueinnocents,secacheraientdoncunequantitdesignessymboliquesfournissantaux spectateursunmessage thologiqueprcis.Cestde cette faonqueseseraitopre lasynthsedunaturalismeetdusymbolismequinenrestepasmoinssoustendueparunricheparadoxeainsinoncparPanofsky:pluslespeintresprouventdebonheurdcouvrirlemondeetlereproduire,plusilsressentent intensment la ncessit dinfuser des significations chacunde seslments linverse, plus ils sefforcent de traduire les subtilits et lescomplexits de la pense et de limagination, plus avidement ils explorent lemondedurel13.Une telle vision na pas manqu de susciter de vives ractions14. Faute de

    pouvoir envisager toutes les finesses de cette intense controverse, je rappelleraisimplement que pour les contradicteurs de Panofsky, il nest bien entendu pasquestiondedpouillerlapeintureduXVesicledetoutcontenusymbolique,maispluttdeposerdeslimiteslaquteperduedusenscach,exercicedanslequelse sont complues plusieurs gnrations dhistoriens de lart trouvant dans lapeinture du XVe sicle unmerveilleux terrain de chasse aux symboles. Mais mesure que le gibier se rarfiait, la chasse a t tendue la peinture de genreflamandeethollandaisedesXVIeetXVIIesicles.Orcechangementdecontextehistoriqueetartistiqueposaitdefaonencorepluscritiqueleproblmedeslimitesde la qute hermneutique, pour ne pas dire hermtique, dans un art plusouvertementnaturalisteetdescriptifquenarratifetsymbolique15.CestainsiqueluvredAertsenasuscittoutnaturellementcemmequestionnementquantla nature du message voulu par lartiste, mais surtout quant aux modes derception de ses uvres au XVIe sicle16. Audel des tableaux insrantdiscrtement des scnes vangliques et appelant pour cette raison uneinterprtationspirituelle,laquestionsestposedefaonplusinsistantepourlesuvres ayant fait compltement disparatre toute narration religieuse au profitdunemiseenscnedtalsdemarchoudintrieursdecuisine(fig.2).Commesi,enuneformedermanence,larfrencereligieuseprsentinvisibleselaissaitencore deviner derrire les apparences profanes, la tentation fut grande de voirdans ces tableaux des critiques dissimules dune socit bourgeoise etmarchande,leparadoxevoulantquecegenredimagessoitprcismentdestincetteclassedelasocit.

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    La dialectique, plutt que la polarit, entre symbolisme et ralismenest pasabsente des commentaires contemporains propos de luvre dAertsen. Ainsideshumanistes,commeHadrianusJunius,nontpasmanquderapprochercegenre de tableau dune rfrence antique classique emprunte Pline lAncien,celle de la rhyparographie, cestdire de la peinture des choses humbles etinsignifiantes,soitleplusbasdesgenresenpeinturemaisdanslequellepeintregrec Piraeicus aurait, selon Pline17, atteint la plus grande gloire, ses uvresattirant, pour reprendre la clbre pense de Pascal18, ladmiration par laressemblancedeschosesdontonnadmirepointlesoriginaux19.Unenuancedoittoutefoistreapporte :CharlesSterling fut lepremier releverunedistinctionfaitedanslalittratureantiqueentrerhopographieetrhyparographie:alorsquelepremiertermenedsignequelanatureinsignifiantedesobjets,lesecondyajouteuneacceptionpjorativeenprsentantcesobjetscommedgotants,bas,vils20.Unteldistinguopourraitconvenirpouroprerladiffrencesouventimperceptibleentre naturemorte et vanit, la seconde portant un jugement de valeur sur lanature des objets reprsents. Or dans la peinture dAertsen seule ladjonctiondune scne religieuse permet, par contraste, de jeter lopprobre sur le mondeprofane. Mais quen estil lorsque ce sujet religieux disparat compltement,commecestlecasdesnombreusespeinturesralisesparAertsenetsessuiveurs,peinturesaccordantuneplaceexclusivedesscnesdemarchoudecuisine?Lalternativedune interprtationdecesuvresentermesdesymbolismecachou en termes de ralisme21, comme sil sagissait de choisir entre le messagemoralisateuret lepurplaisirpris lacontemplationduntrompelil,nerendpas compte dun enjeu guremis en vidence dans les tudes consacres cesuvres et qui coordonne pourtant les deux orientations hermneutique etesthtiquepluttquedelesopposer.

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    Cette dialectique trouve lune de ses cls dans un emblme grav par Pierre9

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    CephantastiqadequoysustenterSesappetits,silsestoyentraisonnablesMaiscommefolsaymemieuxcontenterDevivrespeincts,plaisans,nonprofitables.Onvoidtelscasaujourdhuideplorables,Enmaintsgentils&sublimesespris,Quisepaissansdemensonges&fablesLaveritsolideontenmespris.

    WoeriotetparutLyondanslesEmblmesoudeviseschrtiennes22deGeorgettesdeMontenay(fig.3).Composant laxecentralde limage,unhommerichementvtusedtournedunetablegarniedemetsdiverspourpointerdudoigtunmmefestinreprsentenpeinturesurlemurdunebtisse.gauchedecepersonnage,un cartouche sert de support une sentence extraitedIsae (5, 13) :Proptereacaptivusductusestpopulus (Voilpourquoi lepeupleestprisonnier,voilcequi leconduit).Commeleveut lconomie iconotextuellede lemblmatiquecrantparlassemblagedunecourtephraseetduneimageuneobscuritrelativesusceptible de piquer la curiosit du lecteurspectateur , une subscriptio,troisimelmentdelunitemblmatique,vientclairercetterelationsignifiante.Danslecasprsent,cetexteaccompagnateurnousrvlelesensdumessagedelamaniresuivante:

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    Ce sens se trouve confirm dans la premire version latine parue plusieursannesaprslafranaise:Hlas,ilyatropdesensationslgresdanslecurdsirant,quandonestimeplusutilesleschosesfrivolesquelesvraies.Lasolidesagessenersidepasdansdesfutilits,etlafaimnepeutpastrechassepardesmetspeints.23Dansuneditionultrieure,publieFrancforten1619,lemmeemblmeestaccompagndetextesenplusieurslangues.Laversionitaliennemetparticulirementenvidence les tromperiesde lapeinture :De lapeinturedemetsdlicats,sains,abondants,bienbteestceluiquipenseserassasier.Etbienquellenourrisselesyeux,nanmoinslafaimnesenirapas.Telssontcesespritsbalourdsquisempiffrentdebalivernes,demensonges,etlaissentdectlavritclaire:lafinilsnetrouventquedespleurs.24Lafinaledelaversionallemandemritegalementdtrecite:[]Enjle,lasagesselaplusfermedvoredesyeux des billeveses futiles. Ne dsirez pas dtre sduits par un banquet enpeinture25. Lamorale de la comparaison est on ne peut plus claire : en uneespcedercrituredumythedelacavernelamanipulationenmoins,puisquilestloisibleaupersonnagedelagravuredesedtournertoutmomentdumondefacticepoursesustenterdenourrituresbienrelles,setrouveicifustigelafoliehumainequiconsisteprfrerlesimageslaralit,cestdirelesmensonges

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    la vrit26. Comme lcrit Paulette Chon, le monde vritable, dans lequellhommeserassasiedemetsapptissantsetnourrissants,capablesdecomblersessensetdentreteniren lui lavie,estopposunefictionquisollicite lavueseule,doitlesautressensetservleincapabledenourrirlecorps27.Lorsquelon sait par ailleurs que le graveur, Pierre Woeriot, comme lauteur du texte,Georgette de Montenay, sont tous deux protestants, le message moralisateurgagne en signification religieuse : la ralit tangible devient lamtaphorede lavrit vanglique, dont certains sedtournent auprofit desbilleveses en toutgenre. Le fait que ces billeveses soient ici symbolises par une peinture nestvraimentpasunhasard.Derrireunetellecharge,onnepeuteneffetsempcherdepenserlacritiqueprotestantedelidoltriepapistique,cetteadorationquine fait plus de diffrence entre limage et ce quelle reprsente. Dans notreemblme,lecaractremensongerdelimageestpointparlebiaisdelaprsencede cette affiche drisoire dont deux angles dj se dcollent. Comme lcritPauletteChon, lopposdunevanitordinaire,qui jette lediscrdit sur laralit,[celleci]dnoncelavanitdelapeinturedevanit28.Peutonendire autantdes tableauxdAertsen?Vontils euxaussi jusqu se

    dnoncercommefictionsdtournantlespectateurdelaralitspirituelle?Nyatilpasunparadoxecequecesoituneuvredartquidnoncelesmensongesdela reprsentation ? Ce paradoxe se trouve renforc chez un artiste qui consacretoutesavielapeintureetquisestsentiprofondmentchoquparliconoclasmede1566commelerapporteKarelvanManderdanssonSchilderboeckde1604.Ilapparatdoncfortpeuvraisemblablequilaittmuparlavolontdervlerlavanit dadmirer la ressemblance de choses peintes dont on nadmire point lesoriginaux,cestdirenonseulementdejeterlediscrditsurlaralitreprsente,maisplusencoredefustigerenpeinturecepouvoirmmedelapeinture.Laforcedesestableauxtienteneffetleurcapacitveillerlesensnonseulementvisuel,maisaussilessensolfactif,tactileetsurtoutgustatif.Ilssontlittralementgotsdesyeux,telpointdinciterlespectateurprfrerlescopiesauxoriginaux.Cenest donc pas tant une qute du sens symbolique ni mme une autocritiquesapantlespouvoirsdelillusionquiapparaissentprimordialesquunedlectationproprementsynesthsiquequinenperdpaspourautantsesobjectifsspirituels.Maisdequellenaturepeuventtrecesderniers?

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    Pour faire retour lemblme de Woeriot, cette dernire hypothse trouve stayer par une lecture inversant la logique de linterprtation que semblentimposer les divers textes accompagnant limage. Comme la trs bien soulignFlorence Dumora, cette autre voie hermneutique consiste voir dans toutereprsentationuneformedespiritualisationdelaralit29.Danscecas,lesbiensrels et tangibles ne sopposent plus aux biens imaginaires et faux quereprsenterait la peinture,mais auxbiens spirituels que lapeinture est capabledvoquer30. Or cest bien avec ce pouvoir dvocation que joue dlibrmentAertsen.Plusencore,cestledsirquecepouvoirestsusceptibledeprovoquerchezle spectateur qui constitue le principal ressort de son art, un dsir capable dedtournerdesbiensrelspourenquelquesortelesspiritualisereninvitant lesgoterpourleursseulesqualitsformellesetleurbouleversantralisme.Cequiestjug vil se trouve ainsi lev au rang dune certaine dignit artistique. En celaluvredAertseninvalidelapensedePascal:lapeinturedesvanitsnestpasvaniteuse,mais tout au contraire contribue convertir ces vanits en objets dedlectation, orientant de la sorte le spectateur vers un spirituel qui nest plusvraimentdenaturereligieusemaisdenatureproprementartistique,cequifaitdeson uvre un jalon important dans lmergence non seulement dun genrepicturalmaisplusencoredunrapportesthtiqueluvredart.

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    Notes

    1VoirN.Bryson,LookingattheOverlooked.FourEssaysonStillLifePainting,Londres,ReaktionBooks,1990.2VoirentreautresK.Moxey,PieterAertsen,JoachimBeuckelaer,andtheRiseofSecularPaintingintheContextoftheReformation,NewYorketLondres,Garland,1977.

    3 Je me permets de renvoyer R. Dekoninck, Entre Vanit en image et vanit delimage:dustatutincertaindelareprsentationdanslesPaysBaslacharniredesXVIeetXVIIesicles,LittraturesClassiques,56,2005,p.5770.

    4 Voir P. Philippot, La peinture dans les anciens PaysBas (XVeXVIe sicles), Paris,Flammarion,2008.5 Voir R. Dekoninck, De la violence de limage limage violente. Liconoclasmeprotestant comme rupture fondatrice , dans Questionnements de la violence, sous ladirection de J. Boulogne, Lille, Presses de lUniversit CharlesdeGaulleLille 3, 2001(Ateliers,28),p.5768.

    6V.Stoichita,Linstaurationdutableau,2ed.,Genve,Droz,1999,p.1327.K.M.Craig,ParsErgoMarthaeTransit:PieterAertsensInvertedPaintingsofChristintheHouseof Martha and Mary , Oud Holland, 97, 1983, p. 2539 A. Grosjean, Toward anInterpretation of Pieter Aertsens Profane Iconography , Konsthistorisk Tidskrift, 43,1974,p. 121143 M.A.Sullivan,AertsensKitchenandMarketScenes :AudienceandInnovationinNothernArt,TheArtBulletin,81,1999,p.236266.

    7PieterAertsen,JsuschezMartheetMarie,1552,huilesurbois,60x101,5cm,Vienne,KunsthistorischesMuseum.8VoirK.Moxey,ErasmusandtheIconographyofPieterAertsensChristintheHouseofMartha andMary in the BoymansVan BeuningenMuseum , Journal of theWarburgandCourtauldInstitutes,34,1974,p.335361.

    9E.Panofsky,JanvanEycksArnolfiniPortrait,BurlingtonMagazine,64,1934,p.117127, reprisdansE.Panofsky,LesPrimitifs flamands,Paris,Hazan, coll. 35/37, 1992[1971],p.366371.Voirgalementdanscemmelivre,lechapitreV(p.252276)intitul: Ralit et symbole dans la peinture primitive flamande :Spiritualia submetaphoriscorporalium.

    10E.Panofsky,LesPrimitifsflamands,op.cit.,p.262.11Ibid.,p.264.

    12Ibid.

    13Ibid.,p.265.14Voir lesrecensionssuivantesde louvragedePanofsky:J.Held,Earlynetherlandishpainting, its origin and character , Art Bulletin, 37, 1955, p. 205234 L. Delaiss, Enluminure et peinture dans les PaysBas. A propos du livre dE. Panofsky EarlyNetherlandishPainting,Scriptorium,11,1957,p.115118O.Pcht,PanofskysEarlyNetherlandishPainting,BurlingtonMagazine,97,1956,p.267277.VoirgalementJ.Marrow,SymbolandmeaninginnothernEuropeanartofthe latemiddleagesandtheearlyRenaissance,Simiolus,16,1986,p.155169L.Benjamin,Disguisedsymbolismexposed and the history of early Netherlandish painting , Studies in Iconography, 2,1976, p. 1023 B. Lane, Sacred versus profane in early Netherlandish painting ,Simiolus, 18, 1988, p. 107115 J. B. Bedaux, The reality of symbols : the question ofdisguisedsymbolisminJanvanEycksArnolfiniWedding,Simiolus,16,1986,p.526.

    15 Voir S. Alpers,LArt de dpeindre. La peinture hollandaise au XVIIe sicle, trad. J.Chavy,Paris,Gallimard,1990.

    16VoirK.Moxey,InterpretingPieterAertsen :TheProblemof HiddenSymbolism,NederlandsKunsthistorisch Jaarboek, 40, 1989, p. 2939 K.Moxey, The humanistmarketscenesofJoachimBeuckelaermoralizingexemplaorslicesoflife?,JaarboekvanhetKoninklijkMuseumvoorSchoneKunsten,1976,p.109187.17Car il y a lieudinsrer ici les artistesdont le pinceau sest illustrdansdes genrespicturauxmineurs.Parmieux ilyaPiraeicus :bienquil ft infrieurpeudepeintressurleplandelart,jenesaissi,parsonchoixdlibr,ilnesestpasfaitdutort,puisque,toutensebornantdessujetsbas,ilnenapasmoinsatteintdanslegenrelesommetdelagloire.Ilapeintdesboutiquesdecordonniers,desnes,descomestiblesetdautressujetsdumme ordre il fut pour cela surnom le rhyparographe (peintre dobjets vils) ,faisantmontreenceladunchoix forthabile,car leprixdetels tableauxmontabienplusque les trs grandes compositions de nombreux matres. Pline lAncien, Histoirenaturelle,XXXV,112,trad.J.M.Croisille,Paris,LesBellesLettres,2001,p.99.

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    18B.Pascal,Penses,dansuvrescompltes,Paris,Seuil,1963,1347740.

    19VoirR.L.Falkenburg,PieterAertsen,Rhyparographer,dansJ.Koopmanse.a.(ds),Rhetoric, Rhtoriqueurs, Rederijkers, Koninklijke Nederlandse Akademie vanWetenschappen. Verhandelingen, afd. Letterkunde, 162, 1995, p. 197217 R. L.Falkenburg, Alter Einotous : over de aard en herkomst van Pieter Aertsens stillevenconceptie,NederlandskunsthistorischJaarboek, 40, 1989,p.4166 R.L.Falkenburg,PieterAertsensKitchenMaidinBrussels:aPeekintotheKitchenofArt,dansJ.F.vanDijkhuizen e.a. (ds), Living in Posterity : Essays in Honour of Bart Westerweel,Hilversum,2004,p.95105.20Ch.Sterling,Lanaturemorte de lantiquit nos jours, Paris, Tisn, 1952 (nouvelleditionrvise,Paris,Macula,1985).

    21 G. Irmscher, Ministrae voluptatum : stoicizing ethics in the market and kitchenscenesofPieterAertsenandJoachimBeuckelaer,Simiolus,16,1986,p.219232.

    22GeorgettedeMontenay,Emblmesoudeviseschrestiennes,Lyon,J.Marcorelle,1567reprintdelditionde1571,Menston,ScolarPress,1973.Surlemblmeenquestion,voirP.Chon,PierreWoeiriotoulapensedusimulacre,GlasgowEmblemStudies,6,2002,p.171203.23Heuvolucresnimiumpetulanti inpectoresensus,Frivolacumverisutilioraputant.Futilibus solida haut capitur sapientia nugis : Nec pictis dapibus pellitur esuries. Georgette de Montenay, Emblematum christianorum centuria / Cent emblemeschrestiennes,Zurich, 1589,p.37.Pour lesversionsdansdautres langues,voir le sitedesFrenchEmblemsatGlasgow.

    24JecitelatraductiondeP.Chon,PierreWoeiriotoulapensedusimulacre,art.cit.,p.174,note2.

    25Ibid.26 La source littraire qui inspire cette morale provient fort probablement du rcit dubanquetdHliogabale : [] il servit sesparasitesdes repasdeverre, etquelquefoismettaitsurlatabledesnappespeintes,reprsentantlesmetsquidevaientparatre,etdansla mme quantit que devait en contenir le service ces peintures taient faites enbroderie, ou en point de tapisserie dautres fois ctaient des tableaux peints qui leurreprsentaient le dner entier, et devant tout cela ils taient tourments par la faim (liusLampridius,ViedAntoninHliogabale,XXVII).Nousavonsaffaireunvritablelieu commun qui trouve diverses expressions la mme poque, comme dans leDictionnairechrtiendeNicolasFontaine:Unphrntiquemourantdefaim,rejetteraitlesmeilleuresviandes,etsoupireraitaprscellesquilverraitpeintesdansuntableau,estlimagedeshommesquirepaissentleursyeuxetleursmesdesbiensimaginaires,quinefontquirriterlafaim,aulieudesoupirerverslesbienssolidesetrels(NicolasFontaine,Dictionnaire chrtien, Paris, E. Josset, 1691, p. 481). Voir galement P. Nicole, LaPerptuit de la foi de lglise catholique concernant leucharistie, dfendue contre leslivresduSieurClaude,Paris,1669,p.412.

    27P.Chon,PierreWoeiriotoulapensedusimulacre,art.cit.,p.176.

    28Ibid.,p.198.29Fl.Dumora,Lesviandespeintes.Imaginaire,spiritueletfigur,dansR.DekonincketA.Guiderdoni(ds),Lasaintefiction.Esthtiqueetspiritualitdurantlepremiergemoderne,Louvain,Peeters,paratreen2012.

    30Notons que lamtaphore alimentaire court dans la littrature spirituelle de lpoquepourdsignerlafonctionmmedelimage.AinsipourFranoisBorgia,troisimegnraldesJsuites,lafonctiondelimageestcomparablelaprparationdunalimentquelondoit manger, de manire quon ne puisse que le manger (Fr. Borgia, El evangeliomeditado,d.F.Cervs,Madrid,1912,p.7,trad.P.A.Fabre,IgnacedeLoyola.Lelieudelimage, Paris, Vrin/EHESS, 1992, p. 243). Limage rend la nourriture spirituelle plussavoureuseafinquellesoitplusfacilementmastiqueparlentendementetdigreparlavolont qui en tirera toute lnergie ncessaire laccomplissement de la volont divine.Lassimilationdelamatirespirituelleselaisseainsicomparerluvremmedelimagedont la ruminatio visuelle ou le simple got concourt cette digestion des fruits de lamditation.

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  • 18/11/2015 Peinturedesvanitsoupeinturevaniteuse?LinventiondelanaturemortechezPieterAertsen

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    RfrencelectroniqueRalphDekoninck,Peinturedesvanitsoupeinturevaniteuse?LinventiondelanaturemortechezPieterAertsen,tudespistm[Enligne],22|2012,misenlignele01septembre2012,consultle18novembre2015.URL:http://episteme.revues.org/363DOI:10.4000/episteme.363

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    RalphDekoninckProfesseurdhistoiredelartlUniversitdeLouvainetcodirecteurduCentredanalyseculturelledelapremiremodernit(GEMCA),RalphDekoninckmnedesrecherchessurlesrapportsentrethoriedelartetthologiedelimageaupremiergemoderne.Parmisespublications,onpeutciter:AdImaginem.Statuts,fonctionsetusagesdelimagedanslalittraturespirituellejsuiteduXVIIesicle,Geneva,Droz,2005(TravauxduGrandSicle,XXVI).Lidoledanslimaginaireoccidental,R.DekonincketM.WattheeDelmotte(ds),Paris,LHarmattan,2005.Emblematasacra.TheRhetoricandHermeneuticsofIllustratedSacredDiscourse,R.DekonincketA.GuiderdoniBrusl(ds),Turnhout,Brepols,2007.Auxlimitesdelimitation.Lutpicturapoesislpreuvedelamatire,R.Dekoninck,A.GuiderdonietN.Kremer(ds),Amsterdam,Rodopi,2009(FauxTitres,342).Utpicturameditatio.TheMeditativeImageinNothernArt,15001700,R.Dekoninck,A.GuiderdoniBrusl&W.Melion(ds),Turnhout,Brepols(Proteus,4),2012.RelationsartistiquesentrelItalieetlesanciensPaysBas(16e17esicles),R.Dekoninck(d.),Turnhout,Brepols,2012.Fictionssacres.Esthtiqueetthologiedurantlepremiergemoderne,R.Dekoninck,A.GuiderdoniBrusletE.Granjon(ds),Leuven,Peeters(ArtandReligion),2012.

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