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7/25/2019 Peneff Jean. Les Grandes Tendances de l'Usage Des Biographies Dans La Sociologie Française
http://slidepdf.com/reader/full/peneff-jean-les-grandes-tendances-de-lusage-des-biographies-dans-la-sociologie 1/8
Politix
Les grandes tendances de l'usage des biographies dans lasociologie françaiseJean Peneff
Citer ce document Cite this document :
Peneff Jean. Les grandes tendances de l'usage des biographies dans la sociologie française. In: Politix, vol. 7, n°27,
Troisième trimestre 1994. pp. 25-31.
doi : 10.3406/polix.1994.1861
http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1994_num_7_27_1861
Document généré le 17/10/2015
7/25/2019 Peneff Jean. Les Grandes Tendances de l'Usage Des Biographies Dans La Sociologie Française
http://slidepdf.com/reader/full/peneff-jean-les-grandes-tendances-de-lusage-des-biographies-dans-la-sociologie 2/8
Les
grandes tendances
de
l usage des biographies
dans la sociologie française*
Jean
Peneff
Université de Provence, Aix-Marseille
I
}
NTRETIEN
BIOGRAPHIQUE est
une
forme
d'investigation
aisée à
pratiquer mais
difficile
à transformer en résultats tangibles le
faible
nombre
de
travaux
publiés
qui
se
sont
imposés
l'atteste.
Dans
l'éventail
des méthodes, cet entretien est
intéressant
et
suggestif
car
immédiatement
évocateur
et
concret
mais
ambigu
par le refuge
qu il
offre
grâce au recours à d'autres disciplines (linguistique,
sémiologie, ethnologie)
dès lors qu on n en voit pas la
fécondité manifestée
dans des œuvres
sociologiques autonomes.
Une
discussion
qui fait surgir des
caractéristiques biographiques est une
activité naturelle
de
la
vie
quotidienne,
quelque chose dans le prolongement
des échanges de
courtoisie.
C'est une
forme
de présentation de soi ou de
curiosité
spontanée
vers autrui.
En
effet,
le
questionnement
biographique
—
de
pure
politesse, anodin
ou non — est aussi une large source de réflexion
sociale. Cette curiosité peut rester
superficielle
ou devenir un
instrument
de
définition d une
situation
(rencontre avec un nouvel interlocuteur,
changement d entourage). La position
sociale
que nous attribuons à un
partenaire
dans une interaction dépend de deux sortes d indices que nous
enregistrons
en permanence
l apparence
physique,
la tenue,
le
maintien,
le
langage,
mais
aussi le
recueil d'informations
biographiques obtenues dans la
conversation (avec les questions rituelles «D où venez-vous ?», «Que
faites-
vous ?», «Êtes-vous marié ?» etc.). Cette proximité entre technique
sociologique et
manifestation
de la sociabilité est à la fois un
avantage
et
un
danger.
Le
questionnement
biographique
ne
désarçonne
guère
un
interlocuteur et,
par conséquent,
allège la
pratique
du sociologue d'un
excès
de
précautions
et
d un
trop
grand formalisme.
Mais c'est
aussi
un
inconvénient
car la
facilité
d'un tel entretien limite la vigilance du chercheur, l'incline à
l écoute des
sentiments
ou des opinions conventionnelles (dans
un
style certes
parfois
original) plutôt que celle d événements
ou
de faits significatifs.
L'alignement
sur
un des rites de la vie
sociale
favorise
donc une
audition
complaisante d une sorte de philosophie de la vie
ordinaire
que son
interlocuteur
habillera
de quelques anecdotes biographiques1.
Communication
au Congrès
de l'Association canadienne-française pour l'avancement des
sciences,
Québec,
mai
1993-
1.
La plupart des
techniques
sociologiques
sont
des prolongements ou des
emprunts à
des
activités
ordinaires de
la
vie sociale
(interviews journalistiques,
questionnaires
administratifs). Seule leur
adaptation à
de
nouveaux
intérêts
intellectuels
est originale. Cette idée est exprimée
notamment
[suite de
la note
page suivante]
Polüix,
n°27, 1994, pages 25
à
31 25
7/25/2019 Peneff Jean. Les Grandes Tendances de l'Usage Des Biographies Dans La Sociologie Française
http://slidepdf.com/reader/full/peneff-jean-les-grandes-tendances-de-lusage-des-biographies-dans-la-sociologie 3/8
Jean
Peneff
Dans
les années 1970,
l approche
biographique
Un
spécialiste
des courants en
sociologie
qui
affectionnerait les événements
fondateurs et les
classements
chronologiques
situerait
le point de départ de
l engouement pour l approche biographique à la parution
d un
rapport
souvent
cité
mais mal
connu de
Daniel
Bertaux1.
Le
fait
que
ce
rapport n'ait
pas
été publié a
peut-être
encouragé la cristallisation de débats
et
de
tendances sous-jacentes.
En tout cas, son influence a été
indéniable
sur une
génération de chercheurs recrutés dans les années soixante-dix2. Les idées
directrices de
D. Bertaux
furent répandues au-delà du cercle
des
sociologues,
de manière directe ou non dans les réunions de laboratoires ou
dans
des
colloques.
L approche biographique a été
une référence
pour beaucoup de
chercheurs
; la
liste
des
auteurs
qui l'ont utilisée
est longue,
même si l'apport
de chacun fut limité à une production ou deux. Cet essor,
lié
à celui, parallèle,
de l'histoire
orale coïncidait
d ailleurs avec la redécouverte de Y*Oral
History» par des homologues américains, anglais ou autres européens. La
vogue
de
séminaires
et
de
journées
d'études,
forme
principale
de
l'existence
de
l'histoire
orale s'est terminée vers
1990
avec une
table
ronde
et
une des
dernières
publications collectives réalisée
par un laboratoire
de
Marseille3. Le
cycle de vie de «l'histoire de vie»
(naissance d'une
orientation nouvelle, essor,
désaffection) a été d une quinzaine d'années, ce qui correspond à la
durée
moyenne
d existence
d un engouement
théorique ou méthodologique en
sociologie.
Entre ces deux
dates, en 1986,
une
critique
de l approche biographique
par
Pierre Bourdieu avait marqué un coup
d'arrêt,
le signe
d un
changement
intellectuel.
Le numéro spécial de la revue Actes de la recherche
en
sciences
sociales,
au
titre
symbolique
«L'illusion
biographique»,
amorçait
une
série
de
critiques.
L'effet
incisif était
donné
dès
le
début «L'histoire
de
vie est une des
notions
de sens
commun
qui
sont entrées en contrebande
dans
l'univers
savant ;
d abord
sans tambour
ni trompette,
chez
les ethnologues,
puis plus
récemment et non sans fracas, chez les sociologues». L'auteur stigmatisait
l oubli
des relations
objectives
et des structures —
avec l image du métro
«Essayer
de comprendre
une vie comme une
série
unique et à soi suffisante
d événements
successifs
sans autre
lien
que l association
à un sujet
(...) est à
peu près aussi absurde que d essayer de rendre
raison
d un trajet dans le
métro sans
prendre
en compte la structure du réseau,
c'est-à-dire
la matrice
des relations
objectives
entre
les
différentes
stations»4. Notons,
en
passant, que
les métaphores
géographiques
abondent
dans
l approche biographique
cheminement, bifurcation, mobilité, espace, itinéraire,
etc.
P. Bourdieu portait
d autres
critiques à
celle-ci
une mystique
de
l'entretien
comme
relation
humaine privilégiée puisqu on y
considérait
que le
discours portant
sur
par
E.
Hugues, dans «Of sociology and the Interview«, The Sociological
Eye, New
Brunswick,
Transaction
Books, 1984, chap.
51.
1. Bertaux
(D.), Histoire de vie ou récits de
pratique.
Méthodologie de
l'approche biographique en
sociologie, Paris, Cordes,
1976.
2. Sur
ce
point Peneff (J.), La méthode biographique, Paris,
Armand
Colin, 1991, chap. 4.
3.
Colloque Biographie
et cycle
de vie,
juin
1988, EHESS,
Marseille.
Les
actes
ont
été publiés dans
Les
cahiers
du
CERCOM,
5,
1989,
sous
la direction
de
F.
Godard
et
F.
de
Coninck.
4. Bourdieu
(P.), «L illusion
biographique«, Actes
de
la recherche en sciences
sociales,
63, 1986, p.
71. Ces
critiques ont été largement
élargies
dans
La Misère du Monde, Paris,
Seuil, 1983-
Voir
notamment
le
chapitre final, «Comprendre«.
26
7/25/2019 Peneff Jean. Les Grandes Tendances de l'Usage Des Biographies Dans La Sociologie Française
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Usages des biographies
l existence était toujours porteur de significations
profondes
et
méritait
de
longs commentaires et
digressions.
La méthode biographique
On
constate
en
France
une
autre
tentative
d usage
des
biographies,
dans un
cadre intellectuel différent,
et
que
je
regroupe ici,
un
peu sommairement, sous
l appellation
de méthode biographique.
Les
chercheurs
dont il
va être
question
ne
furent pas associés — contrairement au cas précédent — mais
publièrent leurs résultats isolément sans
passer
par
l'étape
d une
comparaison
d expériences
et
de discussions collectives. Les analogies
et
les différences
n'ont
donc pas
été remarquées par
les
tenants
de
l approche
biographique qui
ont perçu ces chercheurs comme extérieurs, au point que dans leurs
impressionnantes bibliographies, ils
ne
les
citent
pas comme utilisateurs de
biographies1. On peut avancer
l'idée
que cette
distance
est due aux
différences
dans la pratique méthodologique et,
en
partie, aux séparations intellectuelles
entre
laboratoires
et
chercheurs
mais
en aucun cas
à
des
hostilités
entre
institutions
ou à de mauvaises relations personnelles.
Le fait que
l expression
«méthode biographique» ait été tirée
du manuel
d'ethnographie
de
Marcel
Mauss suggère que cette technique est ancienne.
Comment intégrer
l étude de
l'individu
dans les
processus
collectifs
? Cette
question n'est pas anodine
tous les
sociologues
la
rencontrent,
particulièrement quand la
source principale
des informations
devient
le
questionnaire ou l'interview. Si on réduit
l'apport
de l'observation directe des
conduites,
si on
néglige
les
documents écrits sur
les
activités sociales
(archives,
fichiers, presse) il reste alors une troisième source,
massive,
en
vue de la
production
des
données
les
questionnaires,
les
entretiens
directifs
ou
non,
les
enquêtes
où un répondant fournit lui-même des éléments
de son
histoire et sa
situation. Le sujet alors
est
l'informateur principal sur
son
itinéraire à travers
toutes
les questions concernant
ses
caractéristiques (naissance,
école,
mariage,
profession, etc.). Hormis les questions d opinion, les
demandes
des
sociologues
relèvent
de la
méthode
biographique puisqu elles concourent
à
faire évoquer, décrire, réfléchir
des périodes
de la
vie des interrogés. Ces
derniers deviennent les porte-parole
de
leur histoire, les représentants
de
leur
passé,
les informateurs
sur leurs
conduites
et leurs actions. Par
conséquent,
l idée de la méthode
biographique
(faire participer l enquêté à
une
investigation
sur
lui-même)
est au
cœur
des autres formes de travail
sociologique.
L'entretien
biographique
est
un
élément plus
poussé,
un
prolongement logique d un
principe
de
notre discipline. La taille des
échantillons
et des
populations,
le temps consacré à chaque
répondant
distinguent mais n opposent pas les techniques d exploitation bien qu elles
soient
séparées
en
qualitatives et
quantitatives.
On
peut considérer comme
étonnant
le
fait que cette
communauté des
points de vue
méthodologiques
n'ait
pas été
complètement perçue.
1. Le dernier état
de
la bibliographie compte 360
titres.
Se reporter à «La
bouche de
la vérité ? La
recherche historique
et les sources orales», Les cahiers
de l Institut
du Temps présent, 21, 1992.
Aucun
auteur
s'appuyant
sur
la méthode
biographique
ne
se trouve
dans
cette
liste
(M.
Pollak
est le
seul peut-être à
participer aux deux groupes de référence). Ceci
confirme
que
les
études
utilisant
sous une forme ou sous une autre la
méthode
biographique
ont été menées à l'écart
des
polémiques et
des
débats théoriques
sur l'approche
ou l illusion
biographiques.
27
7/25/2019 Peneff Jean. Les Grandes Tendances de l'Usage Des Biographies Dans La Sociologie Française
http://slidepdf.com/reader/full/peneff-jean-les-grandes-tendances-de-lusage-des-biographies-dans-la-sociologie 5/8
Jean
Peneff
Les travaux auxquels
je
fais allusion,
réunis
sous le terme de méthode
biographique, ont été menés sur
des
thèmes
divers,
sans
point
commun.
Par
exemple, Briand, Chapoulie,
Péretz
firent
des
biographies d'enseignants, de
responsables politiques
dans
le cadre
d'une
histoire de la scolarisation. Les
livres ou
articles
de
Bizeul,
Muel-Dreyfus,
Pialoux,
Pudal,
Zarka
sur les
nomades, les
instituteurs,
les
salariés
de l'automobile, les
militants
du
PCF,
les
artisans, utilisent
des
biographies dans
l'analyse
de
processus
ou
de
l'évolution
d une
profession. Les
Cahiers de LERSCO ont publié
régulièrement
des récits
de militants qui s'appuyaient sur
les
mêmes principes. Cette
émergence d'une
«méthode biographique»
(en
réalité
des
démarches parallèles)
est
susceptible
d'être expliquée
rétrospectivement par des exigences
identiques dans les
analyses
socio-historiques. Ainsi, quand des questions courtes et
directes
difficiles
à administrer
pour
des raisons psychologiques, sociales ou
bien
techniques
(expériences
délicates
à évoquer,
épreuves
morales
ou trop grande
distance sociale
entre
enquêteur
et enquêté
on
pense ici à des évocations de
guerre, de
répression,
des
conflits
politiques ou
professionnels,
des
engagements
clandestins), le chercheur invite l enquêté à
évoquer l ensemble
de
cette
séquence
de
vie.
Un
tel
entretien
—
mieux
que
le
questionnaire
centré
ou l'interview
circonscrite
— est
donc
préféré pour des raisons
d'efficacité
et
de réserve. Un
bon exemple
est donné par M. Pollak
pour
des questions
relevant de l expérience des
camps
de
concentration.
Par ailleurs, il est
souvent
préférable
de
ne pas
interroger
directement
des individus qui
perçoivent la passation de questionnaire comme une manipulation de
leurs
opinions ou
une
inquisition
grossière
;
les élites intellectuelles, les
responsables politiques, la bourgeoisie
libérale
ou
d'affaires
mais
aussi les
sous-prolétaires, les marginaux, les opposants aux
institutions sont mieux
approchés
par des
méthodes obliques,
indirectes et flexibles comme la
méthode biographique. Certaines catégories sociales
y
voient
une
reconnaissance
de
leur
singularité
et
de
leur
mérite,
d'autres
se
sentent
moins
la cible
d un interrogatoire
menaçant. Enfin, d'autres sociologues (comme J.-
M. Chapoulie) ont utilisé
l'entretien
biographique parce
qu il
accorde aux
répondants une
large
marge d'initiative dans les domaines
où
ils sont
des
informateurs incontestés, en contact
de
longue durée avec des institutions et
des milieux particuliers.
La
proximité des catégories d analyse (ce qui
ne
signifie pas une coïncidence
entre
la
perception
pratique
des
acteurs
et
les
catégories d analyse des chercheurs)
favorise
une démarche où les premiers
sont incités à
développer
leurs propres réflexions
sur
leurs
actions1.
1.
Par
exemple, Chapoulie
(J.-M.),
Les
professeurs
de
l'enseignement
secondaire.
Un
métier
de
classes moyennes,
Paris,
MSH, 1987 (cf.
plus
particulièrement
l'annexe
6 «Remarques sur la
réalisation,
la transcription
et
l utilisation
des entretiens»). Briand
(J.-P.),
Chapoulie
(J.-M.),
Les
collèges du
peuple,
Paris,
CNRS, INRP, ENS Fontenay, 1992. Muel-Dreyfus (F.), Le métier
d'éducateur, Paris, Minuit, 1983-
Pialoux
(M.), -Chroniques Peugeot«,
Actes
de la
recherche en
sciences
sociales,
52-53,
1984, et
57-58,
1985-
Pollak (M .), L'expérience
concentrationnaire Paris,
Métailié, 1990. Pudal (B.), Prendre
parti. Pour une
sociologie historique du PCF, Paris, Presses
de
la
FNSP,
1989
(voir notamment
le
chapitre
7 «Trajets») ainsi que
«Un usage oblique de
la
biographie
de Marcel
Léger, député ouvrier et
catholique»,
dans
Convergences. Études offertes
à
Marcel
David,
Paris,
Calligrammes, 1991. Schnapper (D.), Hantet (D.), «Archives orales et histoire
des
institutions sociales», Revue française
de sociologie,
19 (12),
1979.
Zarka
(B.),
Les
artisans.
Gens
de
métier, gens
de parole, Paris,
L Harmattan,
1987. Les Cahiers de
LERSCO (Université
de
Nantes),
n°l, 4 et 8, sont consacrés
à
des
autobiographies
de militants de la CGT, de la CFDT ou de
l'enseignement.
Voir
également
Bizeul (D.), Nomades en France, Paris,
L Harmattan,
1993- On y
trouvera
une intéressante
discussion
sur l exploitation
critique
des
entretiens biographiques (p.
253-261).
Il
existe en France
une
tradition
de
la présentation
d extraits
biographiques
en
annexes
de
livres portant
sur
les professions artisans,
enseignants,
entrepreneurs.
Dans Travail et
travailleurs
en
Algérie (Paris, Mouton, 1963), P.
Bourdieu,
le premier, avait inclu de tels extraits à la
fin
de
son ouvrage.
28
7/25/2019 Peneff Jean. Les Grandes Tendances de l'Usage Des Biographies Dans La Sociologie Française
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Usages des
biographies
Ces manières
d'utiliser
des
biographies,
réalisées
durant ces dernières années
en France dans
des
formules de recherches variées, n'ont
pas
été
systématiquement
comparées. Une
étape
complémentaire
sera
logiquement
accomplie quand
l'approfondissement
des pratiques
portera
sur les
points
suivants
1) Le sujet de la méthode biographique est toujours un collectif (et non un
individu
mis
en
vedette
et singularisé). On
fait donc
parler des
narrateurs
ayant des caractéristiques voisines et
une situation
identique.
Cette collection
de témoignages
parallèles est
une obligation pour éviter
le penchant au
subjectivisme,
inévitable
quand
on
traite des biographies. Il serait
alors
souhaitable
de
mieux
connaître le mode d'agrégation mi-calculé,
mi-spontané
de cet
échantillon.
2) La validité
qui
sera
accordée
à la
biographie dépend du
niveau
de
contrôle
de son contenu. Pour que le chercheur
accède
à une fiabilité qui
sera
jugée
satisfaisante,
le
locuteur
est
mis
—
virtuellement
au moins
—
en situation
d'être contredit ou nuancé (au lieu de la demande «Racontez-moi tout», qui
équivaut
à «Racontez-moi n'importe quoi»)1.
Afin
que le chercheur
ne
soit pas
manipulé
en
témoignant de son
ignorance ou
de sa naïveté, on
fait
allusion
à
d'autres
acteurs,
à des vérifications ultérieures
possibles. Ces
mises en
garde,
implicites,
constituent une
précaution élémentaire. Le meilleur contrôle est
évidemment la manifestation, par le
sociologue
(dans ses réactions,
questions,
relances) d une bonne connaissance de l époque
et
du
milieu
évoqués
par
l'interview, c'est-à-dire la vie sociale
locale
ou régionale. En effet, c'est
dans
l'état
local
des forces
de
l'économie, des situations scolaires,
matrimoniales,
professionnelles que
l'on
approche ces
structures
dont l appel est
un
leitmotiv
de
la
part
de
certains
sociologues
et
qui
ont
en
effet
induit
les
choix
des
individus.
Mais cette
référence
à des structures dont la connaissance est
indispensable pour comprendre une histoire de
vie
est souvent un vœu pieux
car cet idéal est
difficile
à atteindre. Comment saisir
toutes
les possibilités de
choix des individus impliquant des alternatives, des ouvertures, des
orientations virtuelles,
sinon en maîtrisant
totalement
la connaissance
historique,
économique,
démographique, politique
des
situations
? Une
première étape vers
la
réduction
de cette
difficulté est
d appréhender ces
structures au niveau «local»,
c'est-à-dire là
où elles
ont
pesé
directement
sur
les
chances
scolaires,
d'emploi
ou
matrimoniales.
C'est au niveau d une
région
ou
d une
ville,
dans
le
cadre
d'un
métier
ou
d une
institution
locale,
que
l'individu a
eu l'expérience,
a perçu dans les petits groupes (famille, voisinage,
école) les échecs ou les succès des autres, pesé
ses
possibilités ou obtenu les
informations qui appuyaient
ses choix.
Ce
n'est
pas
(sauf exception
de guerre,
de bouleversement
total
d'une population)
dans
la situation nationale, dans
les cadres historiques, souvent
trop
larges, fournis
par
les historiens, les
économistes ou les démographes que le sujet a rencontré
et
affronté les
«relations
objectives»,
mais à une échelle mineure — quoique
variable
selon
le niveau de maîtrise des informations.
L'insertion
des structures générales
sociales dans la
biographie
se fait là
où
les individus les ont intuitivement
ou
1. Il
est significatif
qu'il
n existe
pas,
dans
le
vocabulaire
sociologique
frrançais,
l'équivalent
technique
des
termes anglais «to probe an interview» qui signifie à la fois fouiller,
vérifier,
examiner de façon critique
les
déclarations d un
interviewé
soit
au
cours de
l entretien
soit par
d autres
moyens.
29
7/25/2019 Peneff Jean. Les Grandes Tendances de l'Usage Des Biographies Dans La Sociologie Française
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Jean
Peneff
consciemment
appréhendées
et là où ils ont concrètement estimé leur
poids
et leur influence. Le troisième niveau de contrôle, plus élaboré, comprend la
vérification et
les recoupements
des
informations biographiques.
Le
sociologue s'inspire alors des
méthodes de la
biographie
historique, grâce
à
l accès
aux
documents personnels,
à l usage des
archives privées,
à la
confrontation avec des témoins ou des tiers ou par le renouvellement des
entretiens.
3) Les biais issus de la
différence
de classe
entre
interlocuteurs ont été jusqu ici
mal perçus. Pourtant, ce type de dialogue est particulièrement exposé aux
décalages et
incompréhensions de
classes.
Parfois
même, le
rapport de classe
et
la conjoncture politique nationale ont déterminé le contenu des histoires
de vie
féminisme,
populisme, gauchisme.
Les
conditions ordinaires de
l'entretien biographique manifestent
la différence
de classe et portent la
marque
d un
ethnocentrisme
on propose
aux
ouvriers,
aux paysans, un style
de
conversation proche
de l échange intellectuel mais éloigné de leurs
pratiques
(assis,
au salon,
en tête-à-tête
avec
un
magnétophone).
Le
contenu de
la
demande
«votre
vie»
contre
un
peu
de
considération
symbolique
de
la
part
de
l intellectuel
rend encore
plus
sensible l'entretien aux artifices de la
relation
superficielle entre
inconnus. L'inconfort moral dans lequel se trouve
le sociologue l'incline, alors, à endosser une attitude passive, complaisante ou
faussement
complice. Une solution (qui résoud quelques
uns
mais pas tous les
problèmes) est
de mener l'entretien
biographique au
plus
près des situations
naturelles de la conversation, dans le milieu étudié1.
Il
se
dessine
donc deux
grandes tendances,
indépendantes,
dans
l usage
des
biographies.
Dans
l approche
biographique,
l exploitation linguistique
et
l analyse de
contenu
sont peut-être
raffinées
mais
le
mode de recueil est
fragile
et
discutable. Une version
est enregistrée
dans
des
circonstances
artificielles, une
traduction
de
l'oral à l'écrit est
faite avec l'arbitraire de
la
mise
en forme pour
la publication
et
une
réduction
habituelle à ce genre de
transcription2. Des techniques d'analyse discursive sont appliquées pour
dégager
des attitudes et des
opinions
à un
texte
issu
d'une relation
artificielle
qui
ne
présente qu une verbalisation parmi des dizaines d'autres.
Raconter
sa
vie sans aucun contrôle de la part de
l'auditeur
pousse à l'exagération, à la
dissimulation, à l'invention. Une version donnée à un sociologue
ne
correspond pas
à
celle donnée
à un autre ou au
même
à
un
autre moment.
L'interaction,
dans une
interview,
avec
ses
aléas,
engendre
une
détermination
inconnue des
lecteurs.
Pourquoi
élire une version
plutôt qu une
autre,
consacrer
du
temps à un discours parmi d'autres ?
1. M. Pialoux a
réalisé
ses entretiens à la sortie
de
l usine
ou
au domicile, en participant à la vie
de
famille (cuisine ou jardin). J ai moi-même rencontré
mes interlocuteurs en
venant dans la cité
ouvrière,
ou
à la sortie
des
chantiers
navals,
en vélo, et en limitant l'usage
ou l exhibition des
symboles
du travail
intellectuel comme le magnétophone.
2.
Les
questions
de
la non-comparabilité entre l oral
et
l écrit sont évoquées
par
G. Moulin, dans
•Oral/Écrit: préliminaires
linguistiques«,
Ethnologie
française, 2,
1992.
L
intercompréhension
finalement «toujours
assurée
dans
la
communication orale parce
que
le
locuteur
et
l'auditeur
étaient
face à
face et disposaient, pour interpréter le message, de
tous les
éléments de
situation
nécessaires»
(p.
258)
est,
dans
l écrit, compensée par la
réintroduction d'autres
éléments
linguistiques pour rendre
le message interprétable.
30
7/25/2019 Peneff Jean. Les Grandes Tendances de l'Usage Des Biographies Dans La Sociologie Française
http://slidepdf.com/reader/full/peneff-jean-les-grandes-tendances-de-lusage-des-biographies-dans-la-sociologie 8/8
Usages
des biographies
La méthode
biographique
oriente l'entretien
vers
des objectifs plus modestes
mais plus
clairs
recherche
des informations factuelles (dates, lieux,
conditions),
réflexions
sur des événements précis
et
leurs circonstances
(déplacements, situation), des processus de
longue durée
(scolarisation,
travail,
engagements). On établit un code simple (au moins chronologique) pour
relier
ces
événements
entre
eux. Que
l on
nomme le résultat, cursus,
trajectoire,
états
successifs,
cycles,
peu
importe
;
l essentiel
est
de
tirer
l exploitation
biographique vers la prise en
compte
des
phénomènes
identifiables et comparables. On cherche
donc
des faits et des
actes
sans
polariser
à l excès sur les nuances de
l'expression
ou les modes de
discours
qui
ne
font
que manifester, le plus souvent, un autre genre de signification la
valeur accordée par le sujet à un
dialogue avec
l'intellectuel, ce
qui
représente
un autre problème
et un
autre objectif de la réflexion
en
sociologie1.
Une
fois le
support factuel de la biographie construit
et l'histoire
du sujet
connue, la méthode biographique produira des investigations plus complexes
sur les différences de perception, de définitions de situation, d adaptation
mais
cette
deuxième
étape
ne
relève
pas
de
la
sociologie
seule.
La
connaissance fine
des différences individuelles
du
sentiment
d appartenance
à
la société à travers un récit et
la connaissance
des formes de conscience des
déterminismes sociaux à travers
un
jugement
sur
la vie individuelle
ne
peuvent
se faire
qu avec
l aide
d'autres
disciplines
et particulièrement
la psychologie2.
En
tout
cas,
appréhender
objectivement
les événements biographiques est
indispensable
pour
interpréter
les discours
sur
les
attitudes prises
dans
le
passé.
La
tendance actuelle
en
faveur de l'étude exclusive des justifications
discursives, des
cadres
cognitifs et
narratifs,
des
rationalisations
livrées
dans
les interviews,
en
écartant les situations
réelles
traversées,
est un renversement
des priorités et un
recul.
1.
On trouvera
une contribution
à
la discussion
dans La
misère du Monde
{op.
cit.* , de la part des
auteurs,
notamment
quand ils
donnent
le contexte
de
l entretien,
les
techniques utilisées,
les
conditions de
son déroulement. Rappelons
que
cet ouvrage contient environ
soixante-dix
entretiens en partie biographiques réalisés par vingt-cinq
sociologues
et
permet de voir des
styles
d'interview très
différents
ainsi que leurs
effets.
Lorsque
les
récits biographiques,
les
comportements,
les
événements qui servent de support
à
l'analyse sont considérés
comme
avérés
ou
peu douteux, du
simple
fait
de leur énonciation
au cours
d'une
interaction
avec
un sociologue,
l entretien
s'expose
à n être qu'un simple enregistrement
de
justifications. L entretien est alors un
jeu, un
divertissement auquel
les intéressés
se plient volontiers
sachant
qu'il n y aura aucun
contrôle
et que toutes
les
versions seront
avalisées.
2.
On
pourrait ici trouver une preuve supplémentaire du préjudice
entraîné par
l'absence
de cours
de
psycho-sociologie
ou
de
psychologie
sociale
(abandonnés
dans
les
cursus
de
sociologie
dans
les
années soixante-dix). Ce fait
a
conduit
à
des
emprunts
non réfléchis
comme
le
montre
l'usage
de notions
comme vécu,
mémoire,
identité, dont le
signe
de
l'ambiguïté
et du
flou est
l'empressement
avec lequel
le
langage journalistique
et
politique
s'en empare.
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