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Penser a Strasbourg

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Lucien Braun, Gérard Bensussan, Joseph Cohen, Jacques Derrida, Francis Guibal, Martin Heidegger, Isabelle Baladine Howald, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Jacob Rogozinski

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  • Penser Strasbourg

  • Penser Strasbourg

    Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Lucien Braun,

    Martin Heidegger, Francis Guibal, Isabelle Baladine Howald, Jacob Rogozinski,

    Grard Bensussan, Joseph Cohen

    Galile Ville de Strasbourg

  • 2004, DITIONS GALILE, 9 rue Linn, 75005 Paris.

    En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intgralement ou partiellement le prsent ouvrage sans autorisation de lditeur ou du Centre fran- ais d exploitation du droit de copie (CFC), 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

    ISBN : 2-7186-0657-6

  • Recueil p ubli l'occasion de la session du Parlement des p hilosophes , consacre Jacques Derrida, Strasbourg, en juin 2004.

  • Avant-propos

    Penser Derrida

    La philosophie ne s'assigne jamais rsidence. Il lui faut les seuils et les passages, les marges et les marches, les chemins de traverse et les itin- raires bis. L se tient sa libert.

    Que sest-il donc pass au cours des trois dernires dcennies pour que Jacques Derrida prenne si rgulirement les chemins qui mnent Strasbourg, non pas comme un visiteur banal mais pour, dlibrment, venir y penser ? Elle est, en effet, lune des villes franaises o Jacques Derrida a le plus souvent enseign, parl et dbattu. Certains, dailleurs, lui ont taill, sur mesure, la rputation dtre la ville de la dconstruction , osant mme le mot d cole dconstructionniste de Strasbourg et faisant de derridien et de strasbourgeois des synonymes honneur inestimable nos yeux

    Entre Jacques Derrida et Strasbourg, les affini- ts sont multiples. On pourrait voquer la gna

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  • Penser strasbourg

    logie intellectuelle , qui relie sa pense celles d'Emmanuel Lvinas et de Maurice Blanchot. On pourrait parler de vocation , celle qui aurait appel dans la capitale parlementaire de notre continent celui qui a tent de penser l'Europe comme une question philosophique.

    Pourtant, ce ne sont l que des spculations ; la ralit est autre, plus simple. Le gnie des lieux est, avant tout, le gnie des hommes. Si Derrida est venu aussi rgulirement Strasbourg, c'est qu'il se savait y tre accueilli, avec amiti, par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy.

    Il savait, surtout, qu'il pouvait y engager un dialogue et un travail fconds avec eux. Tous deux ont fait de Strasbourg une ville de rencontres et de cration philosophiques. Plus que de faire fructifier un hritage ancien, ils ont invent une tradition, que nous souhaitons voir se perptuer aujourd'hui, notamment travers le Parlement des philosophes.

    Au moment o la Ville de Strasbourg rend un hommage lgitime Jacques Derrida et ses itinraires strasbourgeois, nous voulons exprimer notre gratitude la plus sincre Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, sans lesquels rien de tout cela ne serait jamais advenu.

    Fabienne KELLER, maire de Strasbourg Robert GROSSMANN, prsident de la CUS

  • Jean-Luc Nancy Philippe Lacoue-Labarthe

    Derrida Strasbourg

    Ainsi qu'il devait arriver au penseur de lorigine diffre, Derrida fUt Strasbourg avant de sy tre rendu. Ou bien encore : il tait dj venu avant que nous lui disions Viens ! . Il y fut en pense, en effet, mais non au sens o il aurait pens cette ville, rv delle ou mdit son histoire philosophique dAlbert le Grand Eckart, Goethe, Benjamin et Lvinas, sans oublier Canetti, Bachelard, Canguilhem, Ricoeur ni Henri Lefvre.

    Il navait peut-tre jamais vraiment pens Strasbourg, mais il y fUt dabord en tant quune pense : lorsque nous Philippe et Jean-Luc - nous sommes rencontrs Strasbourg, en 1967, nos lectures rcentes ou contemporaines, plutt De la Grammatologie pour Philippe, plutt La Voix et le Phnomne pour Jean-Luc, se sont avres sans tarder constituer une rfrence com

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  • Penrer Strarbourg

    mune majeure au sein de la pense contemporaine, dans lordre proprement philosophique, cependant que sur un plan plus politique nous partagions, chacun sa manire, quelque chose du situationnisme par la mdiation dun ami commun, Daniel Joubert, qui ntait pas tranger aux vnements situ de Strasbourg davant 68, puis de 68.

    Nous navions ni lun ni lautre rencontr Jacques Derrida, mais ses textes nous avaient dj rencontrs depuis quelques annes. Et cette rencontre faisait partie dune sorte de grand rendez- vous dpoque : un vieux monde semblait se disloquer. La suite montrerait combien ctait vrai. C est sur le fond de ce partage dintrts, parmi dautres affinits lectives, que nous prmes la dcision - fortement encourage par Lucien Braun, dont nous reparlerons - de rester Strasbourg.

    lautomne de 1968, nous navions rien perdu de llan de Mai (ce qui ne veut pas dire quaujourdhui il soit retomb), car nous avions peu dintrt pour les rformes en chantier, tandis que nous mettions notre nergie dans un enseignement partag avec des tudiants avides, et dans un sminaire de recherche interdisciplinaire bricol la hte avec des collgues non moins impatients. Nous tions encourags et dots de quelques moyens grce Lucien Braun, le seul de notre

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  • Derrida Strarbourg

    facult percevoir lenjeu de ce qui serait plus tard lourdement tiquet comme la pense 68 . Ce sminaire, dabord consacr Bataille (dont le nom, sans doute, avait t fort peu prononc jusque-l dans notre universit), devait donner naissance un Groupe de recherches sur les thories du signe et du texte (GRTST) dont lintitul laborieux tmoigne des intrts que nous voulions dclarer, et du rle quy jouait Jacques Derrida.

    Dans cette priode, Jean-Luc crivit pour le sminaire une manire d tat des lieux du chantier philosophique tel quil lui apparaissait. Toujours grce Lucien Braun, nous emes la possibilit de publier des textes dans le Bulletin de la Facult des Lettres (numro de dcembre 1969, en fait le dernier numro de cette publication avant la refonte des facults) et Jean-Luc se dcida envoyer le sien Derrida, quaucun de nous ne connaissait personnellement ( quelle adresse fut expdi lenvoi ? sans doute Ie n s ).

    notre surprise, Jacques Derrida rpondit, mme un peu longuement. Il tmoigna avoir dj lu quelques articles publis par Jean-Luc dans Esprit, et surtout il soulignait son plaisir de se sentir rejoint dans ce quil dsignait comme une situation disolement au sein de luniversit. Un peu plus tard, en 1970, il crivit aussi Philippe qui venait de publier La fable dans

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  • Penrer Strarbourg

    Potique, la revue fonde par Genette (son ancien professeur dhypokhgne au Mans ; Genette et Derrida staient aussi retrouvs dans cette ville, aprs avoir t condisciples lENS).

    Nous avons alors dcid de linviter un petit colloque que nous projetions, sur la rhtorique. C tait un centre dintrt que Philippe tenait en partie de Genette, lequel tait donc notre premier invit. Sy ajouta Lyotard, dont la femme apprit notre projet (elle enseignait dans notre universit). C est ainsi quau printemps 19701, dans une configuration dont le caractre exceptionnel ne nous tait encore qu demi manifeste, nous pouvions entendre des textes qui seraient ensuite publis dans Figurer IL dans Discours, figure et dans Marges. Le texte de Jacques Derrida tait La Mythobgie blanche.

    Lucien Braun, grce des relations, avait log nos htes au sige, plutt somptueux, de la Socit des Forges. Nous ne savons plus comment fonctionnait le reste de lintendance, mais il nous semble que ce premier colloque se passa bien. Nous nous souvenons dune promenade le long de lIll : Philippe marchait devant avec Genette, Jean-Luc suivait avec Jacques (Lyotard ntait pas

    1. Les dates sont indicatives : nous ne sommes pas toujours srs de notre mmoire.

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  • Derrida Strasbourg

    encore arriv). Genette et Philippe se connaissaient et bavardaient ; Jean-Luc, en revanche, dcouvrait la capacit de silence de Jacques Derrida et sangoissait lgrement de se trouver rduit lui dsigner tour tour le palais des Rohan, la cathdrale, lancienne douane, ce qui, de fait, nappelait gure de rponses... En revanche, un autre moment, il devint plus loquace pour raconter lhistoire toute rcente d'un de ses fils, trs jeune, parti sans permission en vlo sur la route nationale. La peur quil en avait eue tait encore trs perceptible. Nous tions vaguement tonns : nous apprenions quon ne parle pas forcment de philosophie avec un philosophe, et que le travail passe par les textes. Philippe, cependant, parla avec lui des positions thoriques et politiques de Tel Quel, avec qui Jacques Derrida entretenait encore des rapports...

    De ce moment, notre relation ne devait plus cesser, et les visites de Jacques Strasbourg allaient se succder. En mme temps, il se mit nous inviter parler la Rue dUlm, o il se trouvait en compagnie dAlthusser et de Pautrat, et il nous fit connatre Michel Delorme, le fondateur des ditions Galile, chez qui nous publimes notre premier travail commun un travail sur Lacan labor pour le sminaire interdisciplinaire que dautres collgues avaient engag avec nous. Plus tard, avec Jacques Derrida et Sarah Kofman

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  • Penser Strasbourg

    nous dirigerions la collection La philosophie en effet . travers ces changes, Strasbourg devenait la fois un lieu privilgi pour Jacques Derrida, et une manire de signifiant ou demblme pour cette collaboration qui se doublait d'amiti.

    Pendant l'une de ses visites nous ne savons plus laquelle, si c'tait une confrence ou un jury de thse, il y en eut un bon nombre - , Lucien Braun entreprit Jacques pour lui proposer de rendre visite Heidegger (avec lequel Braun tait depuis longtemps en rapport). Il se montrait pressant, il esquissait des plans, il expliquait que Heidegger avait dj entendu parler de Derrida. Mais cela ne se fit jamais. Jacques ne s'y dcida pas, et sans doute (notre souvenir reste flou) restait-il comme nous deux suspendu entre le dsir d'une telle visite et le sentiment de son inanit (de nouveau : on ne fait pas de philosophie en parlant avec le philosophe1...)

    Sans doute, Faye avait publi le Discours de rectorat dans Mdiations ds 1962. Mais l'effet n'tait pas encore celui de ce qu'on nommerait plus tard l' affaire Heidegger : l'obstacle ntait pas exactement l. Par ailleurs, Heidegger tait alors souffrant et affaibli. Quoi qu il en soit, aucun

    1. Sur cet pisode, cf. dans ce mme recueil le tmoignage de Lucien Braun.

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  • Derrida Strarbourg

    de nous trois ne fit la visite de Fribourg (seul Philippe, plus tard, accompagna Braun chez la veuve de Heidegger, qui leur remit des livres).

    Le rapport ainsi cr entre nous et qui se poursuivit Strasbourg comme Paris ou encore ailleurs dans le monde a donn un caractre particulier au lien de Derrida avec Strasbourg. lvidence, cest la ville de France quil a sans doute depuis lors le plus souvent visite, que ce soit titre professionnel ou bien titre personnel (si lon excepte Nice, la ville de sa famille).

    C est ainsi, disons-le pour ne rien ngliger, que la rue Charles-Grad, o nous avons habit ensemble de 1970 1988 (et o Jean-Luc habite toujours) se trouve mentionne dans La Carte portale (p. 165, sous la date du 22 juin 1978, aprs le dner rue Charles-Grad, XAntigone de Philippe que je relis haute voix dans lavion sans que personne sen aperoive1 ) privilge que cette rue au nom du dput Protestataire ne partage, notre connaissance, quavec le roman de Sylvie Morgenstern, Le Vampire du CDI...

    1. Il sagissait de Antigone de Hlderlin, traduite et mise en scne par Philippe avec Michel Deutsch ; Sarah Kofman et Jean-Christophe Bailly taient aussi prsents, comme en bien dautres circonstances dans ces annes strasbourgeoises.

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    Parmi les circonstances dans lesquelles Strasbourg a reu Jacques Derrida, nous rappellerons au moins les plus notables, pour autant que notre mmoire ne nous trahisse pas trop. La premire serait, en 1979, le colloque international Le Genre, organis sur une initiative de Sam Weber, autre ami de Jacques que nous avions connu Berlin et, cette anne-l, invit Strasbourg. Ce fut, au dbut de lt, une grande rencontre entre Amricains (Paul de Man tait l, Avital Ronell), Allemands (Werner Harnacher entre autres), Luxembourgeois (Rodolphe Gasch) et tant dautres (comme Lucette Finas) impossibles numrer. Jacques y pronona La loi du genre , le premier de ses textes consacrs Blanchot. Pendant le colloque, les Percussions de Strasbourg nous firent prsent dun concert organis pour nous dans laula de luniversit.

    En 1974 (sans doute), nous linvitions une rencontre autour de Roger Laporte, avec lequel il tait dj li et qui avait ddi Fugue, en 1970, Jacques et Marguerite Derrida .

    En 1980, il tait invit, sous lgide de Lucien Braun, prononcer la confrence inaugurale du congrs des Socits de Philosophie de langue franaise, dont le thme tait la reprsentation . La mme anne, nous tions tous les deux invits diriger Cerisy-la-Salle la premire des dcades partir du travail de Jacques Derrida .

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  • Derridt Strasbourg'

    Notre intitul, Les fins de l'homme , tait celui dun texte de Jacques de 1968, repris dans Marges en 1972.

    En 1987, il tait au jury de la thse de Philippe, dirige par Braun (il tait aussi, comme Braun dailleurs, au jury de celle de Jean-Luc, lanne suivante, mais ctait Toulouse, car le directeur en tait Granel). Il participa plusieurs autres jurys, celui de Daniel Payot en particulier.

    En 1992, au sein du Carrefour des littratures europennes, dirig par Christian Salmon, nous avons organis une rencontre de philosophes, dont Agamben, Balibar, Cacciari, Virilio, Derrida. Ce dernier parla dans la continuit de LAutre Cap, quil venait de publier. Lanne suivante, le mme Carrefour le recevait nouveau, en compagnie de Bourdieu, de Surya ou de Rancire, entre autres. Salman Rushdie y fit une apparition. Nous engagions alors, partir du Carrefour, la constitution dun Parlement international des crivains . Catherine Trautmann, en ce temps maire de Strasbourg, dclara publiquement la cit ville-refuge pour les crivains contraints de sexiler. Dans les annes qui suivirent, plusieurs crivains venus des Balkans y furent accueillis.

    Plus tard, en 2001, Jacques fut invit par la Cour europenne des droits de Ihomme une grande rencontre sur la peine de mort, sujet

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  • Penrer Strarbourg

    auquel il venait de consacrer un sminaire et plusieurs textes. La mme anne, il tait reu par Isabelle Howald au forum Klber pour parler de son rapport avec la littrature, ou bien de sa propre littrature, selon la perspective quon adopte.

    Si lon voulait poursuivre, il faudrait bien entendu franchir le Rhin (et que serait Strasbourg sans port ni pont du Rhin ?) et suivre ses traces Fribourg, Tbingen, Heidelberg et sans aller jusqu Berlin au moins jusqu Francfort o le prix Adorno lui fut solennellement remis en septembre 2001.

    Mais pour ne pas allonger la chronique, nous terminerons par une vignette, ou par une vido : un jour dhiver, sans doute autour de 1980, nous venions tous les deux en voiture depuis lIsre avec Jacques pour faire soutenir la thse dun tudiant Mikkel Borch-Jacobsen. Lvinas, qui devait par ailleurs prononcer une confrence, nous attendait Strasbourg. Il sest mis tomber une neige assez paisse pour nous ralentir srieusement. Le voyage sternisait. Jacques, muni dune lamp de poche, relisait la thse et griffon- nait quelques remarques supplmentaires.

    En ces temps-l, il ny avait pas dhiver sans neige Strasbourg. Et presque pas de saison de pense sans un passage de ses cheveux quil nous semble aujourdhui avoir toujours connus blancs, comme ltait sa mythologie de 1970.

  • Lucien Braun

    mi-chemin entre Heidegger et Derrida

    Dans les annes 1960, Martin Heidegger tait rgulirement tenu au courant de la vie philosophique en France par Jean Beaufret.

    Par Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue- Labarthe, qui allaient devenir mes collgues, mais aussi par Michel Haar (qui passait ses jours de cong universitaire Strasbourg), j'ai beaucoup entendu parler de Jacques Derrida que je ne connaissais pas encore, mais dont les articles et surtout De la Grammatologie et Lcriture et la Diffrence - qui venaient de paratre- faisaient alors l'actualit des conversations entre philosophes.

    En septembre 1967, aprs le repas d'anniversaire qui s'est tenu Messkirch, Martin invita ses convives se rendre sur le Feldweg (sic) et prendre l'air. Il me fit signe, me retint, et me proposa

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  • Penrer Strarbourg

    une promenade dans le parc, o se trouve la tour ronde au toit pentu que le Land Wurtemberg lui avait offert pour lhonorer.

    Il fUt question, lors de cet apart, de la Critique du jugement. Je lui avais demand sil avait tenu un sminaire sur cet ouvrage qui me posait encore beaucoup de questions, longtemps aprs que j en avais fait lobjet de mon mmoire (d e s ), soutenu jadis devant Georges Canguilhem et Jean Hyppolite. Malicieux, Martin Heidegger me rpondit que cest un ouvrage trop difficile (zu schwer). C est l que, pour changer de sujet, il me demanda ce qui se passait en France, ct philosophie.

    J ai cit des noms, mais beaucoup dentreprises taient sans rapport avec sa pense lui. J ai estim que la nouveaut philosophique tait - pour faire cho sa question Jacques Derrida. Je lui ai donc dit ce que jen savais. Cela la vivement intress, parce que, dit-il, on ne lui en avait pas encore parl. Vu lattention manifeste, je lui ai spontanment propos de lui apporter, lors de la prochaine visite (qui devait avoir lieu en novembre avec Gadamer, dont la venue Strasbourg tait annonce cette date), les ouvrages de Jacques Derrida. Il mcrira, trois jours plus tard, le 29 septembre 1967 :

    Cher Monsieur Braun, je vous sais gr de mavoirrendu attentif aux publications de J. Derrida.

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  • A mi-chemin entre Heidegger et Derrida

    Je suis mme de me les procurer facilement par lintermdiaire de la Librairie Alber, de sorte qu'il nest pas ncessaire de faire appel votre amabilit. Mon frre et moi-mme se souviennent encore volontiers de la visite par laquelle vous et votre pouse vous nous avez honors. Ma femme est pour le moment en cure Badenweiler. Dans les prochains jours, je retournerai Fribourg. Avec les salutations amicales, pour vous deux, de nous deux, votre Martin Heidegger.

    En novembre, en prsence de Hans-Georg Gadamer, nous avons surtout voqu l'histoire de lhistoire de la philosophie que j tais en train de rdiger. Il fut question, ce propos, de Michel Foucault, car j crivais ce travail dans lsprit et selon la mthode de ce philosophe.

    C est au beau milieu de cette conversation que Martin Heidegger demanda subitement Gadamer sil connaissait les crits de Jacques Derrida. Gadamer rpondit que oui, quun de ses assistants lui en avait parl, mais quil navait pas lu les ouvrages qui venaient seulement de paratre.

    C est cette poque aussi que je fis la connaissance de Jacques Derrida qui, plusieurs reprises, tait venu Strasbourg - comme y vinrent aussi, ces annes-l, Roland Barthes, Jean-Franois Lyotard et dautres. Strasbourg tait devenu, et plus encore aprs 1968, le lieu o des Parisiens ne se sentaient pas forcment en province.

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  • Penser Strasbourg

    J apprciais la courtoisie de Jacques Derrida, lauthenticit de son coute. J assurais alors la direction de la facult de philosophie et il marrivait de me trouver invit par Jean-Luc Nancy ou Philippe Lacoue-Labarthe table avec Jacques Derrida.

    Lon bavardait et - invitablement - aussi de Martin Heidegger lors de ces rencontres. Y a-t-on voqu, alors, une visite de Jacques Derrida Fribourg ? Je ne sais. Toujours est-il que je me sentis autoris suggrer Martin Heidegger une rencontre avec Jacques Derrida. Ce fut en avril 1973 :

    Je vous cris, trs honor Monsieur Heidegger, pour convenir dune visite si cela devait vous tre possible. Le philosophe parisien Jacques Derrida, qui jouit d'un grand renom en France et qui il est arriv davouer qu il vous devait sa vocation philosophique, me disait rcemment que ce serait pour lui un grand honneur et une joie davoir loccasion de vous saluer. Jacques Derrida est sans conteste actuellement le philosophe qui, en France, parti de Heidegger, est le penseur le plus authentiquement lui-mme. Comme il vient souvent Strasbourg, il serait peut-tre possible de convenir dune rencontre, soit que je vienne vous voir avec lui, soit que je vienne vous prendre, vous et Madame Heidegger, pour vous amener ici, Strasbourg.

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  • A mi-chemin entre Heidegger et Derrida

    Martin Heidegger me rpondit, le 16 mai :Cher Monsieur Braun, un grand merci pour votre lettre. Je me rjouis de faire la connaissance de Monsieur Derrida qui m'a dj fait parvenir quelques-uns de ses crits. Je vous prierai toutefois de diffrer la visite l'automne, parce que les prochaines semaines et les prochains mois sont dj remplis [ausge- fu llt] et, tant donn mon ge, je ne suis plus mme de trop me charger. Avec mes salutations cordiales, de foyer foyer, votre Martin Heidegger.

    Puis il y eut 68. Je me souviens que parut, cette anne-l, une interview de Jacques Derrida, dans laquelle il reconnaissait sa dette envers Heidegger et qu'il entendait se situer dans la perce ouverte par lui. J'ai envoy la coupure de journal Martin Heidegger - il doit tre facile de retrouver ce texte.

    En conclusion de ces anecdotes, je ne puis rsister d'voquer puisque nous parlons de la relation de Jacques Derrida avec Strasbourg - un vrai projet consacrant cette relation.

    Il s'est tenu dans mon bureau (j'assurais alors la prsidence de l'universit - c'tait en juillet 1980) une runion plusieurs qui avait pour objet d'envisager une ventuelle candidature de Jacques Derrida un poste de professeur notre universit. Il venait d'ouvrir avec brio le congrs des Socits de Philosophie de langue franaise

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  • Penser Strasbourg

    par un envoi (dont nous avons conserv lenregistrement, ralis par Jean-Luc Nancy).

    Retenir Jacques Derrida Strasbourg parut subitement naturel. Les tmoins de lentretien peuvent tmoigner du srieux de ce projet, et aussi de ce qui en est advenu. Ce nest pas la premire fois que notre universit na pas t assez convaincante pour retenir en son sein ceux dont cet t la vocation den tre.

  • Martin Heidegger

    Ich freue mich, Herrn Derrida kennen zu lernen

  • Les ditions Galile et la Ville de Strasbourg remercient Lucien Braun, aujourd'hui prsident des Presses universitaires de Strasbourg, qui leur a permis de reproduire ces deux lettres tires de sa correspondance indite avec Martin Heidegger.

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  • Jacques Derrida

    Le lieu dit : Strasbourg

    ... Der Ort sagt...

    Il y va de la pense, bien sr. De la pense comme elle va, bien ou mal (essayez de traduire cela dans une autre langue, pour voir, en allemand par exemple : la pense comme elle va). Il y va de lcriture pensante qui transit la philosophie, la littrature, la posie, la musique, le thtre, les arts visuels, et la politique - et le reste.

    Pourquoi commencer par une dclaration aussi sche, froide et abstraite ? Si j insiste pour dire que, dabord et enfin, tout aura tenu, en dernire analyse, pour moi, pour nous, pour vous, la pense et lcriture, quoi que cela veuille dire et quoi que cela engage, cest en partie pour me dfendre. Contre moi. C est pour tenter dendi

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  • Penser Strasbourg

    guer le flot, en vrit les larmes dmotion, de gratitude, damour et damiti, de nostalgie aussi, voire de mlancolie qui ne manqueraient pas autrement de submerger ma parole, ici, aujourdhui, Strasbourg. Mon ton ne devrait pas tre celui du pathos eschatologique en philosophie. Ceci nest pas une dernire rencontre avec mes amis de Strasbourg. J en forme en tout cas le vu et j'y mets tout mon cur.

    Si je commence ainsi par rappeler la pense ou l'criture, ce nest pas que je sache encore, aprs tant dannes, ce que ces mots veulent dire ou devront avoir signifi un jour, au moins pour nous. Non, cest pour qu travers leffusion nous ne perdions pas de vue, dans le paysage si riche de notre mmoire commune, cette certitude et cette vrit : ce qui ma, depuis le commencement, appel Strasbourg, attir vers votre ville (et que je nai jamais distingu, depuis des dcennies, de lexistence concrte, des corps et des figures, des visages de mes premiers et plus chers amis dans la pense et dans lcriture, Philippe Lacoue-Labarthe et Claire, Jean-Luc et Hlne Nancy, Lucien Braun, Isabelle Baladine Howald, dautres encore, Paola Marrati, Francis Guibal, Daniel Payot, Denis Gunoun qui, entre autres choses, organisa sous lautorit de la facult de philosophie, en novembre 1992, avec Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Daniel

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  • Le lieu dit : Strasbourg

    Payot, dans le Carrefour des littratures europennes de Strasbourg, anim par Christian Salmon, de riches dbats publis sous le titre Penser lPurope h ses frontires1) y ce qui nous a ici rassembls, ce qui a fait de mon amour pour cette ville une des bndictions de ma vie, ce fut dabord et toujours, entre nous, entre tous ceux et toutes celles que je viens de nommer, linjonction intraitable de la pense. Rien naurait eu lieu, et pour lieu Strasbourg, sans cela, sans cette injonction qui fut aussi un dsir de penser et dcrire, chacun sa manire, de la philosophie, au sujet de la philosophie mais aussi de la littrature, de la posie, du thtre, de la musique et des arts visuels, puis traversant tout cela, puisque cest de lamour d'une ville que je parle, dune mtropole qui nest pas nimporte laquelle en France et en Europe, puisque ce sont des municipalits que je veux aussi remercier, traversant tout cela, disais- je, il y eut la politique, le politique dont nous reparlerons encore. Car ce que Strasbourg, la ville et mes amis, mes premiers htes et les htes daujourd'hui encore mont donn la chance de partager avec eux, comme je ne lai jamais fait avec dautres, cest aussi, j en rappellerai quelques moments, une exprience politique. Non seule

    1. ditions de lAube, 1993.

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  • Penser Strasbourg

    ment universitaire et culturelle mais politique : nationale, europenne et internationale.

    Tout cela - penser, dire, crire Strasbourg - n'aurait pas t possible, je le rpte, et la chose politique elle-mme, sans le premier souci dont Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy et moi-mme avons compris ds le dpart qu'il nous appelait ensemble, vivre et venir ensemble, convenir dans quelque chose comme une synagogue. Vous le savez, c'est le premier sens du mot : une synagogue (cTDVa7tayr|), c'est le rassemblement, le lieu dit qui dit ou dicte de se rendre ensemble, le lieu o l'on va et vient la rencontre des autres, l'espace o l'on conduit ses pas et marche cte cte. Dans le milieu juif algrien de mon enfance, on disait d'ailleurs curieusement temple au lieu de synagogue .

    Comme pour cacher ce mot en le voilant, en le rformant. Strasbourg, c'est aussi pour moi la synagogue aux yeux bands de votre cathdrale. J'idoltre cette idole, cette femme prive de vue et de voix, cette figure muette et douloureuse. C'est elle que j'ai rendu visite la premire fois. Pour remarquer dailleurs, au passage, que le titre donn par les reproductions sur carte postale de cette image (aux ditions de la fabrique de la Cathdrale), ce n'est pas La synagogue aux yeux bands , mais tout simplement, comme si cela allait de soi : La Synagogue, allgorie de lAncien

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  • Le lieu dit : Strarbourg

    Testament (1er quart du XIIIe sicle) . Hlne Nancy, quelle en soit remercie, vient de menvoyer une autre carte postale qui dit : La Synagogue, ^Ancienne Loi . Car, au-del du mal ou de la calomnie quelle insinue sans doute, savoir un certain aveuglement juif la vrit de la rvlation chrtienne, il ma sembl que cette synagogue aux yeux bands nous interrogeait. Elle nous adresserait une demande silencieuse, tous les trois et tous nos proches. Comme seule une femme peut le faire, elle ne nous demanderait pas navement : quest-ce que la vrit de la rvlation, quest-ce que la vue, le voile ou le dvoilement ? Quest-ce que le judasme, le christianisme ou lislam dans lEurope daujourdhui et de demain ? Elle nous presse dune question prliminaire : que signifie bander, bander les yeux ou avoir les yeux bands pour la pense, lcriture, la philosophie, la politique, lexistence en gnral ?

    Cette question nous vient aussi depuis lpreuve dune judit qui a toujours t un souci profond et constant pour nous trois, chacun sa manire, Jean-Luc le juif, Philippe le judo- catholique, et moi qui suis, chacun le sait, moiti catholique, moiti calviniste. La question juive , dans toutes ses dimensions religieuse, philosophique, politique , rsonne Strasbourg de faon trs singulire. Non seulement cause

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  • Penser Strasbourg

    de la proximit de l'Allemagne et la mmoire du nazisme, mais aussi en raison de la prsence active d'une remarquable et vivante communaut juive de vieille souche. Hlne Nancy m'a souvent conduit et dans la Petite-France et dans les lieux o se concentre cette communaut juive. la fois ashknaze et spharade, notre amie Hlne Cixous, qui fut reue il y a quelques semaines (comme je l'avais nagure t moi- mme) la librairie Klber par Isabelle Baladine Howald, tait aussi venue accompagne d'Eve, sa mre, et d'Anne, sa fille, pour retrouver la trace de ses anctres strasbourgeois. Et c'est encore elle qui m'a suggr hier que synagogue, c'tait la Chose mme, la Cause, das Ding, the Thing, c'est--dire, Heidegger le rappelle et n'a cess de le mditer, le lieu o l'on se rassemble pour parler, dbattre, parlementer autour d'un litige. Et puis je pense au rapport singulier de l'glise et de l'Etat en Alsace. Et puis je ne trouve pas insignifiant que l'un de mes htes et amis d'aujourd'hui l'universit de Strasbourg soit Grard Bensussan, dont je n'oublie pas qu'il m'avait dj gnreusement reu Aix-en-Provence pour traiter justement d'un certain rapport entre Scholem et Rosenzweig sur la langue hbraque, qu'il avait ensuite particip avec Jean-Luc et d'autres un colloque parisien sur la judit et qu'il s'impose aux yeux de tous comme l'un des meilleurs

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  • Le lieu dit : Strasbourg

    experts de la philosophie judo-allemande, et non seulement du grand Rosenzweig.

    Puisque je joue un peu tourner autour de votre clbre cathdrale et de cette synagogue aux yeux bands, permettez quelquun qui a beaucoup crit sur les yeux, les aveugles et l'aveuglement dans lhistoire des arts, sur la singularit de la femme et des pleureuses dans cette histoire, den abuser encore un peu. Je rappelle au passage que crovaTtayn fut dabord la traduction grecque de lhbreu knesset. Knesset signifiait justement le lieu ou la maison du rassemblement (bet ha-knes- set), le Parlement en somme. Quand le Temple fut dtruit et pendant la captivit de Babylone, les synagogues se multiplirent dans la diaspora. Le Parlement, la synagogue, la knesset, au fond, ce nest pas seulement la mme chose, cest la Cause, cest la Chose mme, das Ding, the Thing. Et donc Strasbourg, la ville des Parlements (Parlement europen, Parlement international des crivains, Parlement des philosophes), Strasbourg, la ville du Parlement en gnral, du Parlement par excellence, du Parlement mme, Strasbourg devient la fois une synagogue, une Knesset et la Chose mme. Si aujourdhui quelqu'un retraduisait la synagogue aux yeux bands par la Knesset aux yeux bands , si pour lui rendre la vue, la Knesset de Jrusalem, il en appelait, plutt qu'aux Etats-Unis, lEurope, dont

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  • Penser Strasbourg

    Strasbourg, sige du Conseil de l'Europe puis de lAssemble europenne, est mes yeux la mtonymie, et donc l'autre Knesset, je gage que malheureusement cet imprudent se ferait traiter dantismite, voire de no-judophobe. Car une des choses les plus rvoltantes et intolrables de notre temps, c'est quon ne peut plus critiquer Sharon et la politique isralienne labore par la Knesset et soutenue par les tats-Unis sans se faire accuser de racisme antismite ou, comme on dit maintenant, de judophobie. Et mme de complicit avec la renaissance terrifiante de l'antismitisme en Europe. Comme si l'oubli de la Shoah tait du ct de ceux qui critiquent la politique isralienne, soutenue par les tats- Unis, plutt que, comme je le crois moi-mme, du ct de ceux qui conduisent et soutiennent cette politique dsastreuse qui n'est malheureusement pas trangre au rveil du monstre antismite, mme si cela n'explique pas tout, loin de l, et ne justifie en rien aucun des deux racismes antismites, la judophobie et l'islamophobie. Je mloigne de mon sujet, comme toujours.

    Ce que mes premiers amis et mes premiers htes de Strasbourg, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy et leurs proches, mont appris penser ds leur premire invitation, il y a quelque trente-cinq ans (presque toute notre vie dadultes en somme), cest que la pense, ce que j appelle

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  • Le lieu dit : Strasbourg

    ici de ce mot la fois modeste, abstrait et pompeux, la pense qui traverse et excde la philosophie, la littrature, la posie, la musique, le thtre, le dessin et la peinture - et la politique -, cette pense ne penserait pas, elle ne donnerait pas penser, elle ne se laisserait pas penser sans le corps de lamour, de lamiti, de lhospitalit, sans lexprience du don aux limites du possible et de limpossible. J ose prtendre que ce dont nous sommes srs tous les trois, avec ceux et celles qui nous ont accompagns pendant ces dcennies strasbourgeoises (mais j y viendrai, Strasbourg fut aussi un centre de rayonnement qui nous a envoys, je dis bien envoys, partout dans le monde, Paris dabord puis dans toute lEurope et sur tous les continents), cest que sans le souci de penser en crivant qui nous a transis tous les trois du mme trait - mme si le mme, on le sait, nest pas lidentique - , sans lattrait de ce trait qui nous attira tous les trois ensemble les uns vers les autres et tous vers Strasbourg, notre amiti naurait eu, comment dire, aucun sens (en tous les sens du mot sens, comme dirait Jean-Luc Nancy), elle naurait eu aucune chance. En tout cas inversement, sans cette amiti, je sais, moi, que je naurais jamais os mavancer dans ce que jappelle encore, pour faire vite, la pense et lcriture. Mais parce que je nen aurais pas le temps, parce que ce nest pas

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    le lieu ni le moment, parce que cette gnalogie infiniment surdtermine appellerait une analyse interminable, j ai dcid, de faon un peu barbare et peu philosophique, de me contenter danecdotes et de naborder ni de prs ni de loin les nombreux crits dont le contenu forme pourtant le ressort mme de la riche exprience dont je parle.

    Je viens, de faon sans doute abusive et infidle, de privilgier, comme jai cru aussi devoir le faire, notre trio. Mais avant de cder au dsir, je ne dis pas au devoir de mmoire et de raconter quelques histoires, je ne veux pas trahir ou passer sous silence tous ceux et toutes celles qui restent insparables de notre aventure commune et du long voyage qui va toujours de Strasbourg Strasbourg. Je les saluerai chemin faisant et leur dirai toute ma gratitude.

    Rassurez-vous, je ne vous imposerai pas les rcits exhaustifs de ce que furent mes amours, mon amour pour votre ville, qui pour personne au monde nest simplement une grande mtropole parmi dautres, puisquelle est la fois capitale de l'Europe, d'une certaine manire, et ville frontire, ville qui na cess dtre exproprie et rapproprie, ville ouverte, ouverte plus dune langue, ville-refuge avant mme que le Parlement international des crivains, fond ici mme (j'en dirai un mot tout lheure) ne rinventt linsti

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    tution biblique et mdivale des villes-refuges ; ville de la parole politique aussi, de la libert de parole publique, ville en un mot, si j ose dire, de la parole parlementaire, dune parole qui argumente, dialogue, discute, dlibre dmocratiquement, et parlemente avec l'autre. Et parlementer, ce nest pas seulement prendre la parole, c'est aussi la laisser lautre et lcouter. Ville de la parole parlementaire, ville du parlement, donc.

    Parlement est un mot ambigu. Sa charge politique ou sa charge d'inconscient sont redoutables, non seulement cause de ce que la crise de la reprsentation parlementaire aura, au moins depuis les annes 1920, engendr en ce sicle o elle se poursuit encore, non seulement parce que le signifiant se laisse envahir ou pervertir de mille manires : parle m'en donc, de Strasbourg , le parle-ment, la parole ment, le parlementer devient souvent un parlementir. Mais parlement , en dpit ou cause de cela, reste un mot magnifique. On devrait le substituer parole, si lon entend parlement comme un parler , un acte de parole, un speech act, une parole en acte, voire une parole donne : ce que je fais en ce moment, mettons que je ne l'appellerais pas un discours ou une parole mais un parlement, et mon parlement, comme tout parlement, tente d'accueillir plus d'une voix dans sa parole. Dans la parole donne qui engage aussi, je le rpte,

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    laisser la parole l'autre, couter autant qu' dire. Le parlement que je prononce ici rappelle que dans ma gnration au cours des dernires dcennies, Strasbourg, ville parlementaire par excellence, y aura connu le Parlement europen, le Parlement international des crivains et maintenant le nouveau Parlement des philosophes que vous avez eu l'heureuse initiative d'inaugurer cette anne. J'aurai eu l'honneur et la chance incroyables de prendre la parole et de parlementer en chacun d'eux, sans oublier, bien entendu, l'Assemble parlementaire du Conseil de l'Europe auprs duquel j'ai eu parler aussi.

    Si je pense l'essentiel de ce qui compte dans ma vie, Strasbourg aura t une ville-refuge pour l'exil algrien que je suis et qui ne s'est jamais bien senti chez lui Paris, surtout pour ce qui est des institutions universitaires, philosophiques, culturelles ou mdiatiques en gnral. Puisque je viens de nommer mon pays d'origine, permettez- moi d'voquer en deux mots la singulire exprience, encore parlementaire, que je fis un jour Strasbourg dans les annes 1995 ou 1996. Lors d'une table ronde du Parlement international des crivains sur l'Algrie, et sur le terrorisme qui y faisait rage, je me trouvai sur la tribune ct d'une jeune universitaire algrienne qui avait habit, pendant toute sa vie, la maison et mme la chambre de mon enfance El-Biar. En

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    quittant leur maison, en 1962, .mes parents lavaient confie aux parents de cette jeune Algrienne, qui taient aussi nos voisins. Au cours dun bouleversant tmoignage, elle raconta comment un certain terrorisme algrien venait de la contraindre se rfugier en France o une universit parisienne et, ce jour-l, Strasbourg lavaient accueillie.

    Rassurez-vous, disais-je, je ne vais pas tout vous dire de ce quaura t, pendant plus de trente-cinq ans, ma nostalgie strasbourgeoise. Nostalgie car si j y ai vcu les moments que je situe parmi les plus heureux et les plus intenses de ma vie de voyageur ou de philosophe errant, je n'ai jamais habit Strasbourg et dune certaine manire j en ai toujours rv.

    Philippe et Jean-Luc prtendent que je fus Strasbourg avant de my tre rendu. Ils racontent mme ce quils tiennent pour nos premires rencontres, en personne ou travers des textes, autour de 1970. Mais le privilge ambigu de lge mautorise remonter plus haut dans le pass. Plus de dix ans auparavant, en 1959, alors que je commenais peine enseigner dans ce qui fut mon premier poste, en classe de philosophie et en hypokhgne au lyce du Mans, mon ami de lcole normale suprieure et, depuis, mon collgue au Mans, notre ami commun Grard Genette me dit mon arrive : C est dommage, tu

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    manques de peu un de nos plus brillants tudiants, un certain Philippe Lacoue-Labarthe qui vient de partir pour Bordeaux o il suit son pre, proviseur de lyce. Son pre, j en fis la connaissance beaucoup plus tard, ici mme, au moment o Philippe soutint sa thse. De ma place, dans le jury, je vis ce que Philippe, face nous, ne pouvait voir : les larmes de son pre au moment o son grand penseur de fils voquait la mmoire de sa mre.

    Depuis Le Mans, le nom de Lacoue-Labarthe stait grav dans ma mmoire. Je me rappelle avoir t si heureux le jour o, avant mme de lavoir rencontr, jai admir lune de ses premires publications. Ce qui alors me remplit de joie, ce fut la fois de reconnatre les qualits dont mavait parl Genette et de sentir entre nous, dj, une proximit pour moi si rare et si rassurante.

    Philippe et Jean-Luc se rappellent donc nos premires rencontres, ds 1970, et je les laisse en dire lessentiel. Avant mme le colloque quils avaient organis sur la rhtorique, javais dj correspondu avec Jean-Luc dont javais tout de suite, l aussi, admir les premiers textes lus en revues.

    Toutes ces annes de laprs-68 et du dbut des annes 1970 - dates de nos premires rencontres et commencement de notre amiti dans la pense, dans la politique, dans luniversit- marqurent pour nous trois et pour chacun de

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  • Le lieu dit : Strasbourg

    nous en particulier un tournant significatif. Il appellerait de longues analyses que je ne peux dployer ici. De mon ct, aprs mon assistanat en Sorbonne et six annes denseignement l'ENS de la rue dUlm, aprs mes premires publications, c'taient dj les prmisses de ma rupture irrversible avec le mouvement Tel Quel - non pas avec la revue laquelle je nai jamais appartenu, mais avec un groupe qui supportait de plus en plus mal mon indpendance politique, aussi bien quant leurs positions pro-PCF, et pro-sovitiques en 1968 au moment de linvasion de Prague, et, un peu plus tard, quant leur conversion tout aussi dogmatique un maosme caricatural, aveugle, accompagn dun terrorisme intellectuel un peu puril. Ces moments de solitude furent difficiles pour moi. Ds lors, la complicit affectueuse et hospitalire de Philippe et de Jean-Luc commena en effet faire de Strasbourg, pour moi, le symbole dune ville-refuge. quoi il faut ajouter que dans la raction politique qui suivit 1968, en dpit ou cause du travail que nous faisions tous les trois, et de faon de plus en plus visible, Strasbourg comme Paris, le pouvoir universitaire, reprsent par toutes sortes d'instances, nous barrait la route du professorat. Ce fut pendant longtemps le cas dautres philosophes de nos amis, en particulier dAlthusser, de Rancire et de Sarah Kofman, notre amie et notre allie de tou

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  • Penser Strasbourg

    jours, dont je veux ici saluer la mmoire et dont je reparlerai dans un instant. Je dois dire aussi mais Philippe et Jean-Luc le savent et en parleraient beaucoup mieux que moi - que la prsence protectrice et gnreuse de Lucien Braun aura beaucoup fait, en tant d'occasions, pour rendre possible ce que nos ennemis voulaient interdire ou enfermer dans une quasi-clandestinit.

    Les uvres de Philippe et de Jean-Luc taient de plus en plus influentes et rayonnantes, ici et ailleurs, par exemple Paris et non seulement Paris et non seulement auprs des tudiants. Ils commenaient crire ensemble des textes aussitt remarquables et remarqus. Cette criture deux dura de nombreuses annes sans les empcher l'un et l'autre d'crire seuls d'autre part, et, j'imagine aussi, d'crire seuls mme dans leurs uvres communes. Cette criture ou cette pense deux, trois ou quatre mains a toujours t pour moi une apparition fascinante, admirable, nigmatique, mais aussi impensable et impossible aujourd'hui encore. Rien ne me parat aussi inimaginable, et je le ressens comme ma propre limite, aussi inimaginable que, dans la vie prive qui fut indissociable des expriences publiques dont je parle, leurs liens de communaut familiale.

    Le fait est que dans ce dbut des annes 1970, aprs tre venu Strasbourg, j'ai eu la chance de pouvoir mon tour faire venir Strasbourg, mes

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  • Le lieu dit : Strasbourg

    amis et mes htes strasbourgeois. Paris dabord, aux Etats-Unis ensuite. La mondialisation, je dirai mme laltermondialisation de la pense philosophique strasbourgeoise se mettait en mouvement.

    Pour Paris, je nen donnerai que deux ou trois exemples. D abord, en 1970, aprs ma rencontre et mon accord avec Michel Delorme, fondateur et directeur des jeunes ditions Galile - cet ami fidle qui nous devons tant tous les trois et mme dautres Strasbourgeois comme Daniel Payot par exemple -, aprs la parution du livre de Philippe et Jean-Luc sur Lacan qui fit date et que Lacan lui-mme, non sans quelque grognement, encouragea tous ses disciples lire et suivre, nous fondions, avec Sarah Kofman, la collection La philosophie en effet . Avec prs de cent titres publis, cest aujourdhui, j ose le souligner sans souci promotionnel, lune des collections de philosophie les plus traduites dans le monde, peut-tre le plus traduite dans le monde pour certains de ses ouvrages. Elle reprsente, si j ose encore le dire, dfaut dun autre, un TGV philosophique entre Paris et Strasbourg, transportant et transmettant tout ce qui nous paraissait exceptionnel et indit en philosophie, et cela sans le moindre souci dcole ou de doctrine. Car, permettez-moi dy insister, il ny a jamais eu entre nous quatre comme entre tous

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    ceux et toutes celles qui se sont associs nous, un titre ou un autre, aucune grgarit doctrinale, aucune ligne commune et encore moins dhomognit. Les carts, les diffrences, les chiasmes, les emprunts dlibrs ou non, les dbats ouverts ou non, restaient justement la rgle spontanment accepte de tous et de toutes. Mme dans les livres signs en commun, les diffrences de voix pouvaient tre sensibles sans que cela devnt signe de guerre, discorde ou polmique. Alors, bien sr, quelque chose a bien d nous rassembler que je ne saurais dfinir ici, surtout en peu de temps. Il y faudrait de longues, profondes et prudentes analyses historico-philosophiques. Plus tard, dautres peut-tre trouveront un intrt le faire srieusement. Ce ne sera pas facile. Mais quelque chose a d favoriser notre synagogue sans synagogue, je nose pas dire notre communaut sans communaut , que je surnommerai, faute de mieux, un sens respectueux non seulement du droit la philosophie mais de la justice dans la pense, cest--dire aussi la probit dans lcriture, lthique, le droit et la politique. Jean-Luc a dit et pens ce qu il fallait de la probit (Redlichkeit) dans un de ses plus beaux textes, Notre probit ( Unsere Redlichkeit ). Si josais citer, par exception, le titre dun de mes livres, Politiques de l'amiti, je dirais quil doit presque tout, dans ses vises et dans ses apories,

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    l'exprience que j'ai partage depuis trente-cinq ans avec mes amis de Strasbourg.

    Le deuxime exemple de cet aller-retour, de ce TGV sans TGV entre Strasbourg et Paris, ce furent les clbres sminaires que donnrent Philippe et Jean-Luc l'ENS o j'enseignais alors. Ces sances sur le retrait du politique rassemblrent les penseurs les plus exigeants et laissrent une trace profonde dans la rflexion politique de ce temps.

    C'est dans ces annes-l, troisime exemple, que j'avais conseill Yves Mabin (au ministre des Affaires trangres) qui me le demandait, de charger mes trois amis, mes trois autres mousquetaires de La philosophie en effet d'une mission aux tats-Unis. Ce fut le dbut de ce que j'appellerai pompeusement notre conqute de l'Amrique. Car, depuis lors, nous avons tous les quatre multipli les enseignements et les confrences aux tats-Unis, de la cte Est , et surtout, la cte Ouest : Strasbourg et Paris Berkeley, San Diego, Irvine, mais aussi Chicago, Buffalo, Baltimore, New York et bien ailleurs sur tous les continents. Avec, ds lors, tant d'amis, de collgues et d'tudiants en commun.

    J'acclre le rythme afin de ne pas vous retenir trop longtemps. Pour en rester aux annes 1970, je rappellerai 1972, la premire de nos nombreuses dcades de Cerisy-la-Salle ( Nietzsche aujourd'hui ), dont on a clbr le

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  • Penrer Strarbourg

    trentime anniversaire en Allemagne tant il fUt marquant. Dj les collusions de notre synagogue sans synagogue apparaissaient tous comme telles, au grand jour et les yeux grands ouverts. Sarah, Philippe, Jean-Luc et moi tions l, avec des amis communs comme Lyotard ou Deleuze qui formaient pourtant un autre camp philosophique .

    1974 : toujours organis par Jean-Luc et Philippe, un colloque runit ici tous les amis et admirateurs de Roger Laporte.

    1978 : je viens de Ble voir XAntigone de Sophocle, traduite par Philippe Lacoue-Labarthe qui en assura aussi, au Thtre national de Strasbourg, avec Michel Deutsch, la mise en scne. Je lus dabord le texte dans lavion, voix haute et cependant intrieure tantt en allemand tantt en franais. Dans une note brve et un peu crypte que j crivis pour loccasion, sous le titre de Ex abrupto, tout commence par une citation : Dcr Ortragt... , Le lieu dit , cest le lieu qui me dicte . Cron se prononce : Der Ort ragt mir wohl, was ich ordnen murs (Cest le lieu qui me dicte ce que je dois mettre en ordre). Comme Strasbourg aujourdhui.

    Dans Ex abrupto, je rappelle mots couverts une conversation sur les bancs du thtre, avec Claire, au sujet de la paternit et de la filiation impossible . Puis la dernire phrase voquait un

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    certain Hlderlin, venu se mler la foule, un peu gar, ne sinterrogeant plus . Jean-Luc avait dans la pice un rle quil assume aussi avec talent dans sa famille, celui du menuisier.

    Les annes 1979-1981 furent pour moi parmi les plus riches de ma strasbourgeoisie. En mai 1979, en route vers Freiburg-im-Breisgau o je prenais prtexte dune confrence pour me laisser hanter par Husserl et Heidegger, je marrtais Strasbourg et comme je le rappelle dans La Carte postale (dont le projet tait en train de mrir et dont j allais crire les Envois lt suivant), notre ami Sam Weber qui sjournait Strasbourg tait venu me chercher la gare pour me conduire en voiture Freiburg. Je lui confiai comme un secret absolu ce projet de Carte postale et je m'aperus en arrivant Freiburg quil avait dj trahi le secret auprs de nos htes de Freiburg, Kittler en loccurrence, avant mme dy arriver. Le signataire des Envois fictifs raconte cette histoire, dans La Carte postale, la date du 9 mai 1979, et il annonce tous les colloques qui nous attendent, notamment Strasbourg :

    Je tcris dans le train qui me ramne de Strasbourg (j'ai failli le manquer, ds lors que S. m'y accompagnait : il arrive toujours en retard, toujours le dernier [sous entendu comme Socrate, sujet de La Carte postale] - quand il arrive - l je l'attendais rue Charles-Grad o

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    comme laller je mtais arrt. Nous avons parl de lAthneum [allusion au grand livre de Philippe et Jean-Luc, L'Absolu littraire] et de plus dun symposium en perspective : car il faut remettre a, et plusieurs fois dans lanne qui vient).

    Tous les symposiums qu'annonce cette carte postale qui en reparlera ensuite, furent autant de traits d'union et de voyages entre Strasbourg et d'autres lieux, ou mieux, des allers et retours vers Strasbourg : Strasbourg, Paris, Strasbourg, Cerisy- la-Salle, Strasbourg, Grenoble, Strasbourg. D abord en mai 1979, se tinrent, dans le grand amphithtre de la Sorbonne, avec prs de deux mille personnes, les tats Gnraux de la philosophie, organiss par le Greph, auquel Jean-Luc et Philippe ont activement particip depuis 1975, et non seulement en crivant dans Qui a

    peur de la philosophie ? Ils taient naturellement prsents aux tats Gnraux et parmi les plus engags. Le mois suivant, ce fut, ici mme, le grand colloque international sur Le genre organis par Philippe et Jean-Luc. Une de leurs plus remarquables russites dans ce genre. L'anne suivante, pendant lt 1980, ce fut dabord le XVIIIe congrs des Socits de Philosophie de langue franaise sur le thme de La reprsentation, organis par Lucien Braun et l'universit de Strasbourg. La confrence douverture que j'y

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  • Le lieu dit : Strarbourg

    prononai sintitulait aussi Envoi , cette fois au singulier, comme si le geste denvoyer, l Envoi de la confrence ou les Envois de La Carte postale avaient toujours Strasbourg pour origine, destin ou destination. Le mme t, Philippe et Jean-Luc organisaient la dcade de Cerisy-la-Salle quils intitulrent Les Fins de I'homme. Outre celle qui suivit sur Lyotard, ce fut la premire dune srie de dcades auxquelles nous avons presque tous pris part, en 1992, 1997, 2002. Je garde pour cela aussi une infinie reconnaissance Jean-Luc et Philippe. De cette dcade de 1980 je ne rappellerai, faute de temps, que deux choses qui sont dailleurs archives dans le volume de sept cents pages publi par Galile et qui rassemble sous ce titre, Les Fins de Ihomme, la participation de prs de cent personnes dix- huit confrences et sept sminaires. Deux choses, donc. D abord, cest, autant que je me souvienne, la premire et unique fois de ma vie o, au cours dun colloque qui mest consacr, je me suis, ds le premier jour, oppos frontalement un couple de confrenciers dont jai ensuite demand Jean-Luc et Philippe pourquoi diable ils les avaient invits (car je ntais intervenu en rien dans lorganisation de la dcade, dans le choix de son thme et des invits). Lavenir me donna raison : ce couple de confrenciers furent bientt les auteurs tristement clbres de La

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  • Penrer Strasbourg

    Pense 68, et lun des deux vient de faire un passage aussi bref que tragi-comique au ministre de lducation nationale. Lautre fait, plus heureux, que je voulais rappeler aujourdhui, pour saluer sa prsence, cest que Jacob Rogozinski, qui ntait pas encore strasbourgeois, y pronona une belle confrence intitule Dconstruire - la rvolution , confrence suivie dun riche dbat lui aussi archiv.

    Et puis, dautres belles voix strasbourgeoises se firent entendre Cerisy, et ce fut le commencement pour moi de grandes et prcieuses amitis, Rodolphe Burger et Isabelle Baladine Howald qui fut, je crois, la premire au monde parler si lucidement et si gnreusement de La Carte postale qui venait de paratre.

    1981 : j ajouterai deux choses ce que Philippe et Jean-Luc ont rappel de notre voyage dans la neige et dans la nuit, de Grenoble Strasbourg, Philippe au volant, moi prparant la soutenance de thse de Borch-Jakobsen avec une lampe de poche. Lune, cest qu larrive, nous retrouvions Lvinas qui me dit en apart, lors de la soutenance, avec une ironie terrible et rsigne : Aujourdhui quand on prononce le nom de Dieu, il convient dajouter passez-moi lexpression ! Lautre souvenir, cest que pendant ce retour Strasbourg depuis la maison de la culture de Grenoble alors dirige par Georges

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  • Le lieu dit : Strasbourg

    Lavaudant, nous apprmes que ltat de guerre venait dtre dcrt par Jaruselski en Pologne. Ce fut le dbut dun durcissement policier dans tous les pays communistes voisins. Or, une semaine plus tard, cause de ce contexte de rpression accrue, j'tais emprisonn Prague sous laccusation grotesque de trafic et de production de drogue alors que jy tais all pour y donner des sminaires clandestins organiss par lassociation Jan Hus que nous venions de fonder, Jean-Pierre Vernant et moi. J associe toujours cette aventure de Prague ce voyage de toute une nuit entre Grenoble et Strasbourg.

    Je parle trop comme toujours. Pour acclrer mon rcit tlgraphique, et dlaissant les thses et les confrences qui mont toujours reconduit Strasbourg, tellement plus souvent que dans n'importe quelle ville franaise, je men tiens aux choses, disons, parlementaires. Aprs avoir particip diffrents Carrefours des littratures, anims par Christian Salmon, Philippe et Jean-Luc, toujours avec le soutien bienveillant de Catherine Trautmann que nous ne remercierons jamais assez pour l'aide et les conseils, pour lhospitalit dont elle a t prodigue, comme maire dabord, puis comme ministre de la Culture, j'ai vcu, avec dautres, ces grands moments o dans lsprit de ces Carrefours, nous avons tous particip la fondation du Parlement internatio

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  • Penser Strasbourg

    nal des crivains, aux cts de personnalits , comme on dit, grande visibilit mdiatique, Pierre Bourdieu, Susan Sontag, Toni Morrison, Salman Rushdie et tant d'autres. Ce Parlement survit activement sous un nouveau titre, INCA, International Network o f Cities of Asylum (Rseau international des villes-refuges). Il se dveloppe en multipliant les publications et les villes-refuges. J y participe encore de faon plus ou moins active. Mais, pour ne pas mengager dans une histoire longue, une dcennie dj, une histoire internationale et complique, je me rfugie une fois de plus dans l'anecdote locale. Cest l'occasion de la venue Strasbourg, au Parlement international des crivains, de celui qui devait en tre le premier prsident, Salman Rushdie, que j'ai assist la chose la plus drle et la plus tonnante dans la vie dune grande ville. C'est qu Strasbourg les services de scurit municipale sont capables de changer le nom d'une rue pour une nuit, afin dgarer les ventuels assassins qui auraient pu venir mettre excution la fatwa lance par l'ayatollah Khomeiny, le soir o Salman Rushdie, entour de ses gardes du corps, venait dner avec nous dans une maison prive de la ville. J ai oubli le nom originel et permanent de la rue, j'ai oubli son nom de substitution ou son nom d'une nuit, mais je me rappelle l'tonnement de mes amis strasbourgeois devant le simulacre dune plaque toute

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  • Le lieu dit : Strasbourg

    neuve dont ils ne reconnaissaient pas le nom. Les assassins redouts pouvaient savoir dans quelle ville, Strasbourg, dans quel bourg ils poursuivaient leur victime, mais il avaient perdu la trace du mal et la strasse du crime qu'ils prmditaient. Strasbourg, j'en conclus, est une ville qui peut changer de pays, Strasbourg est une ville qui peut changer le nom de ses rues pour une nuit, mais le lieu dit Strasbourg reste et dicte Strasbourg : ... Der Ortsagt...

    Et puis, je ne veux pas oublier le Collge international de philosophie qui nous trouva tous les trois runis depuis le dbut, en 1983, et dont Philippe, aprs moi, puis aprs Jean- Franois Lyotard, autre Strasbourgeois d'adoption, fut un temps le directeur ; et puis tous les colloques et toutes les dcades de Cerisy auxquels nous avons ensuite particip dans les deux dernires dcennies, la dcade sur Lyotard, puis les trois suivantes, animes et mises en musique par notre chre amie commune, Marie-Louise Mallet qui aura tant partag avec nous, au Greph, aux tats Gnraux de la philosophie, au Collge, dans notre collection La philosophie en effet , o elle aura publi La Musique en respect et admirablement pris en charge l'dition de trois dcades de Cerisy de 1992 (Le Passage des frontires), 1997 (L'Animal autobiographique), 2002 (La Dmocratie venir) qu'elle avait elle-mme diriges. Et puis,

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  • Penser Strasbourg

    les deux colloques sur la souverainet au chteau de Castries et Coimbra au Portugal, et puis le colloque autour de Jean-Luc au Collge international de philosophie dont les Actes viennent de paratre, et puis, et puis...

    Ultime exprience parlementaire, celle qui m'honora le plus et dont je suis presque aussi fier et reconnaissant qu'aujourd'hui : le rquisitoire contre la peine de mort que j'ai pu prononcer en 2001 devant le Conseil de l'Europe linvitation dEmma Bonino, une poque o je consacrai un sminaire de plusieurs annes ce grave sujet et o je militai sur plusieurs fronts ou plusieurs cas, en particulier celui de Mumia Abu Jamal.

    Presque aussi fier et reconnaissant qu'aujourdhui, disais-je. Et heureux. Ce qui me rend aujourd'hui encore plus heureux, encore plus reconnaissant, et de surcrot confiant dans l'avenir, ce n'est pas seulement tout ce que j'ai dj reu de tous les amis et partenaires que je viens de nommer, et bien sr, en premier lieu, de l'uvre comme de l'amiti de Philippe et de Jean-Luc sans qui rien de tout cela n'aurait eu lieu et lieu Strasbourg. La rue Charles-Grad devrait un jour porter leurs noms. Et mme, je rve un peu, luniversit.

    Ce qui me rend encore plus joyeux et reconnaissant aujourd'hui, c'est surtout, au prsent et pour l'avenir, le sentiment que, inaugures dans

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  • Le lieu dit : Strasbourg

    luniversit par Philippe, Jean-Luc, Lucien Braun et dautres, engages dans la municipalit sous lautorit claire de Catherine Trautmann, ces belles traditions semblent rsolument et remarquablement respectes, assumes, dveloppes. Elles le sont dans luniversit et le dpartement de philosophie, notamment par Grard Bensussan et Jacob Rogozinski (et je n'oublie pas la part active quy prend un passant, comme moi, je veux nommer Joseph Cohen), elles le sont aussi dans la municipalit sous limpulsion gnreuse de Madame le maire, Fabienne Keller, de Robert Grossmann, prsident de la Communaut urbaine de Strasbourg, de Franois Miclo et de tous leurs collaborateurs.

    vous tous et vous toutes, du fond du cur, le Strasbourgeois de cur que je suis ne cessera jamais de rendre grce.

  • Francis Guibal

    Lettre Jacques Derrida

    Cher Jacques Derrida,

    Lorsque Jacob Rogozinski et Grard Bensussan mont fait part de leur dsir de vous offrir un recueil qui tmoigne de votre prsence enseignante et suscitante parmi nous au long des trente dernires annes et quils mont demand d'y participer, plus d'un oui , de gratitude et dadmiration, sest videmment impos moi.

    Impensable, en effet, de ne pas dire quelque chose, ma manire, de ce que j ai peru de votre travail et de la faon dont il a contribu produire des effets de sens indits jusque dans le monde intellectuel de cette rgion spcifique. Et puis, presque immdiatement, une certaine

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  • Penrer Strarbourg

    inquitude - celle du ngatif ? - na pas manqu de menvahir. Mon arrive tardive en Alsace, ma carrire brve luniversit, le fait aussi quune certaine distance, de pudeur et de respect, a toujours accompagn la proximit que je ressentais votre gard, tout cela ne faisait pas de moi un tmoin privilgi pour voquer vos nombreux passages strasbourgeois, que ce soit pour des vnements strictement universitaires (confrences, sminaires, colloques ou jurys de thse) ou loccasion de rencontres plus larges (littraires, culturelles ou politiques) qui ont valu Strasbourg une rputation de ville ouverte , voire de ville-refUge , dont limportance nest gure niable lintrieur dune France, dune Europe et dun monde que continuent de guetter les menaces identitaires et les souverainets en conflits.

    Je me suis donc finalement dcid prendre la voie, bien peu habituelle pour moi, de ladresse pistolaire et de quelques rfrences peut-tre trop personnelles pour vous exprimer une reconnaissance que je me permettrai de mdiatiser, je sais que cela ne vous surprendra pas, par le recours ce grand Strasbourgeois dadoption et de formation que fut Emmanuel Lvinas. C est aprs lui, sa suite et en cho videmment affaibli sa voix, que je voudrais redire que tout est autrement - moins assur, plus fragile, plus

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  • Lettre Jacques Derrida

    allg et plus risqu, davantage ouvert plus dune ventualit - pour qui a eu la chance de vous croiser sur son chemin l ?

    Vous ne men voudrez pas si je commence par quelques souvenirs bien loigns de la capitale alsacienne. Je vous ai rencontr - blouissement partag par beaucoup la lecture de vos trois livres de 1967 alors que j tais encore jsuite et travaill dj, dans le sillage de Georges Morel, par des questions (mont-elles jamais quitt ?) qui portaient essentiellement sur la possibilit d'une rptition philosophique (avec ou sans relve hglienne ?) de la religion en gnral et du christianisme en particulier. Rien dtonnant, en ce sens, si cest surtout votre premier grand article sur Lvinas, Violence et mtaphysique , qui a retenu mon attention par la manire notamment dont il nous interrogeait sur les provenances conflictuelles qui nous habitent : le tissu cohrent du discours grec peut-il et comment ? se laisser entamer par les dchirures traumatiques de laltrit juive ?

    Il me souvient encore des dbats que vos positions pouvaient susciter jusque dans

    1. Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 85 et 89. Lvinas ajoute que cette croise des chemins est probablement la modalit mme de la rencontre en philosophie .

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  • Penser Strasbourg

    lenceinte thologique de Fourvire, o la franchise de mes interventions interrogatives faisait contraste avec les perplexits nuances de Guy Petitdemange ! Et je continue regretter la perte, dans ces annes 1970, dun article sur La passion de lorigine o je tentais de signaler au public des tudes la pertinence drangeante, pour les chrtiens , de votre articulation pensante du Grec et du Juif . Vous lavouerai- je, cependant ? Mes rticences restaient fortes l'gard de votre subversion de tout royaume ; j y percevais comme une ds-orientation radicale qui, dans sa mise en cause de la divine, paternelle, logique et capitaliste "prsence"1 , m'apparaissait trop purement ngative. Dans mes travaux sur Hegel dabord, sur Heidegger et Lvinas ensuite2, je ne saluais donc lacuit critique de vos traverses pensantes de leurs uvres qu'en me demandant comment reprendre et inflchir autrement, plus positivement (?), ce que vous soumettiez une dissmination sans retour. Dans mon parcours dalors, ces tensions qui m'habitaient devaient aboutir, provisoirement,

    1. Grard Granel, Traditionis Traditio, Paris, 1972, p. 153.2. Dieu selon Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, 1976 ; ... et combien de dieux nouveaux, 1- Heidegger 2- Lvinas, Paris, Aubier-Montaigne, 1980.

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  • Lettre Jacques Derrida

    une prise de distance, o je vous incluais (!), l'gard de la vieille Europe et de ses matres penser. Mon intrt se tournait alors vers la praxis de libration , qui se cherchait en Amrique latine, et les tudes par lesquelles je tentai d'y prendre ma part1 ne se rfraient plus que trs lointainement au champ thorique de la dconstruction .

    J'en viens maintenant Strasbourg o me conduit, fin 1982, l'imprvisible contingence. C'est au professeur de lyce que je suis devenu que Pierre-Jean Labarrire fait appel, en 1984, pour une sance au Centre Svres, publie plus tard sous le titre $ Altrit?. Cela me permet la fois de reprendre la lecture de votre uvre (c'est l'poque de La Carte postale ainsi que du collectif sur Les Fins de Ihomme) et de faire enfin plus directement connaissance avec vous. Je repars de votre premire lecture de Lvinas, qui montre les risques d'une opposition frontale la machinerie dialectico-spculative, mais je vous suis prsent sur les chemins d'une criture ( Comment donc

    1. Notamment Antonio Gramsci,filosofia, politica, culture, Lima, Tarea, 1981.2. Jacques Derrida et Pierre-Jean Labarrire, Altrits, avec des tudes de Francis Guibal et Stanislas Breton, Paris, Osiris, 1986.

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  • Penser Strasbourg

    crit-il1 ?... ) qui semploie djouer la matrise , sans assurance possible, au prix dune ngociation et dune stratgie tournant le calcul vers lincalculable, vers le sans destination ni retour denvois et dadresses qui peuvent toujours ne pas arriver.

    Je maperois dsormais que, si la dconstruction rcuse bien toute Versammlung ultime, elle se veut affirmative et ne va jamais sans un trange amour ; courage mystique dune pense qui se laisse appeler laventure du hors de soi, voire du contre soi ? Et les changes qui suivent me permettent de dcouvrir, avec une surprise plus admirative encore, que vous avez aussi lart de la parole improvise et surtout que vous acceptez de revendiquer sans dtour vos affinits avec Lvinas : vous partagez le mme hritage traditionnel , vous tes toujours aux prises avec ses questions, y compris celles de l ultra-thique ou de la relation au tout autre qui affole(nt) les circularits conomiques du savoir en qute de matrise...

    Votre amiti, ds lors, me soutient gnreusement, aussi bien dans ma recherche de liens maintenir {via le Collge international dont vous tes prsident en ces annes) avec le monde

    1. En ce moment mme dans cet ouvrage me voici , texte de 1980, repris dans Psych, Paris, Galile, p. 165.

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  • Lettre Jacques Derrida

    latino-amricain que dans ma candidature, tardive et atypique, un poste universitaire. Et lorsque cette dernire aboutit, Strasbourg, en 1989, elle va me permettre d'assurer un enseignement - sur Lvinas en particulier et sa situation dans le panorama philosophique de l'poque-, d'o votre inspiration (celle notamment de Psych, Inventions de Vautre ou de De Vesprit, Heidegger et la question:) ne sera jamais absente.

    Si je continue d'ailleurs frquenter des matres - ric Weil notamment ou Georges Morel - qui me renvoient davantage mes origines hgliennes , c'est aussi en poursuivant avec eux, et dans le sillage galement de Jean-Luc Nancy, des traverses de la cohrence spculative susceptibles d'y reprer dichosa ventura l des traces d'altrits prvenantes et excessives. Rapprochements possibles, risqus sans doute, entre les horizons universalisants d'une reconnaissance raisonnablement finie et les venues surprenantes auxquelles ne peut manquer d'ouvrir lexprience entendue comme traverse, voyage, preuve, la fois mdiatise (culture, lecture, interprtation, travail, gnralits, rgles et concepts) et singulire1 ?

    1. C'est la signification pour vous de l'exprience : Points de suspension, Paris, Galile, 1992, p. 373.

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  • Penser Strasbourg

    C est en tout cas ce qu'essaient darticuler, travers lide d'une instance d autonomie toujours prcde et transie d' altrits , les travaux dune habilitation soutenue en octobre 1990, dont je voudrais ici simplement rappeler quEmmanuel Lvinas minvita justement y prciser ce que pouvait signifier pour moi une rfrence discrte, mais insistante et permanente, vos travaux et que sa publication me valut de votre gnrosit habituelle un mot qui vous disait touch de voir entre nous tous ces partages1 .

    Avec la dernire dcennie du sicle, ce que je reois de vous se dplace plus explicitement vers le champ thico-politique. Assigner lidentit depuis l'altrit2 , cette injonction invite les puissances capital(ist)es se laisser dloger de leurs positions hgmoniques et ne garder d'autre cap que celui de l'Autre. Des actions de rsistances se laissent envisager, qui ne rassemblent leurs protagonistes quen les dliant de toute scurit identitaire et en les livrant la chance d'une responsabilit sans recours, vous en tmoignez

    1. Autonomie et Altrit, Paris, Cerf-Crit, 1993. De cet vnement de soutenance que vous imaginez , vous ajoutez justement dans votre lettre que cest un peu comme si jy tais .2. L'Autre Cap, Paris, Minuit, 1991, p. 33.

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  • Lettre Jacques Derrida

    loccasion du deuxime colloque franco-pruvien de philosophie organis conjointement Paris, Strasbourg et Toulouse1.

    Mais cest surtout spectres de Marx1 qui vient dnoncer avec une vigueur impressionnante les mfaits de la mondialatinisation capitaliste et rappeler non moins fortement quil faut quelque d-faut, dis-jonction ou ds-ajustement, pour garder leur ventualit une dmocratie venir et une justice toujours inventer. Toutes ces orientations, non moins que celle dune messianicit sans messianisme que vous commencez exposer dans le sillage de Walter Benjamin^ me permettent de laisser revenir , partir dune autre Europe, les spectres rvolutionnaires qui avaient su dranger et inspirer, en son temps, laction la fois thique, politique et culturelle de ce Gramsci pruvien que fut Jos Carlos Mariategui3. Et on les retrouve galement, l'intrieur du numro que Les Cahiers philosophiques de strasbourg consacrent Emmanuel Lvinas, dans larticle notamment de Paola Marrati-Gunoun,

    1. La Notion d'analyse, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992. Rsistances y est le titre de votre intervention, qui deviendra par aprs Rsistances de la psychanalyse, Paris, Galile, 1996.2. Paris, Galile, 1993.3. Vigencia de Mariategui - Ocho espectros, Lima, Amauta, 1995.

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  • Penser Strasbourg

    Derrida et Lvinas : thique, criture, Historicit1 , qui met justement en relief la manire dont la diachronie lvinassienne se fait chez vous, sous la pousse d'indcidables ngociations, disjonction d'une historicit imprvisible et inanticipable, toujours dj ouverte et par la promesse messianique.

    De Violence et Mtaphysique (1964) Donner la mort (1992) en passant notamment par En ce moment mme dans cet ouvrage me voici (1980), vous n'aviez pas cess d'avoir faire, toujours autrement, aux questions d'Emmanuel Lvinas. Des proccupations analogues passaient travers une autre singularit idiomatique, qui vous amenait reprer les ouvertures ventuelles de la totalit l' infini , donner sa place nigmatique et inquitante certaine voix fminine jusque dans la rectitude de la parole adresse, brouiller enfin des frontires peut-tre trop clairement tablies entre thique et religion ( tout autre est tout autre ).

    1. N 6, automne, 1997, p. 257-278. Je rappelle que Paola Marrati-Gunoun a galement soutenu Strasbourg une thse publie chez Cluwer, Dordrecht, sous le titre La Gense et la Trace. Derrida, lecteur de Husserl et Heidegger. Par ailleurs, un autre numro (14, automne 2002) des Cahiers philosophiques de Strasbourg est consacr Lvinas et la politique .

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  • Lettre Jacques Derrida

    Le dpart de Lvinas allait vous donner l'occasion de relancer vos propres interrogations travers un -dieu d'mouvante proximit. En le suivant sur la voie d'une phnomnologie s'interrompant ou se suspendant elle-mme au nom de l'altrit thique, vous soulignez notamment que l'interpellation sinatique du Visage prsuppose, pour tre entendue, l'an-archie d'un accueil originaire [...] avant et aprs Sina1 . L'ouverture de la demeure l' hospitalit ne peut pas ne pas renvoyer l'un lautre les deux ples indissociables et htrognes de la Loi inconditionnelle ordonnant tout autre et des lois toujours rengocier qui rglent la particularit conditionnelle du droit entre les uns et les autres. L'indcidabilit de ce genre de tensions thiques se laisse aussi remarquer, selon vous, dans la pense plus ontologique de cet autre Alsacien de renom qu'est Jean-Luc Nancy : n'est-ce pas la loi du tact que de toucher sans toucher2 ? Si vous opposez donc l'co-technie des

    \. Adieu Emmanuel Lvinas, Paris, Galile, 1997, p. 160. La transcendance, autrement dit, ne passe qu mme l'ouverture pluriellement expose de la finitude. Puis-je indiquer simplement que cette orientation interprtative inspire plus que le seul titre de La Gloire en exil, le tmoignage philosophique d'Emmanuel Lvinas (Paris, Le Cerf, 2004) ?2. Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galile, 2000, p. 81.

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  • Penser Strasbourg

    corps abandonns aux vises intuitives de la vie charnelle - comme sil vous fallait prserver le tact nancyen des prises sductrices d'une phnomnologie de lincarnation ! - , cest en suggrant de plus secrtes proximits avec le sentir lvi- nassien. Lan-conomie dun sans retour et sans recours1 ne traverse-t-elle pas galement les fulgurations immatrisables de lexistence et le tranchant dchirant de linjonction ? Ce type din- terrogation(s) est au cur du colloque sens en tous sens, autour des travaux de Jean-Luc Nancy, que vous encouragez chaleureusement le dpartement de philosophie de Strasbourg organiser en liaison avec le Collge international de philosophie, que vous suivez avec une fidlit aussi attentive quactive et auquel vous apportez la plus belle des touches finales par le dialogue amical, exigeant... et parfois amusant (!), que vous menez avec Jean-Luc autour de (la) responsabilit - du sens venir . J en retiens notamment votre insistance ritre sur linfini dune sorte d'lection htronomique davant toute libert souveraine, qui vous engage penser lunicit singulire et

    1. La formule est de Jean-Luc Nancy. Je la lui ai emprunte que pour confronter quelques-unes de ses perspectives celles de Lvinas loccasion du colloque sens en tous sens, autour des travaux de Jean-Luc Nancy, tenu Paris en 2002 et rcemment publi chez Galile (mai 2004).

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  • Lettre Jacques Derrida

    exceptionnelle dune responsabilit plus dun [...] devant plus dun , ainsi que votre manire de vous sentir tenu ou [d]osciller dans lentre- deux de YOffenbarung historique ou de YOffenbarkeit transcendantale, de labandon donn ou du don abandonn...

    Cher Jacques Derrida, jai bien peur de navoir gure chapp, en me livrant au genre difficile de la missive, certains tropismes de mon conomie gologique, qui risquent de trop vous inscrire dans les limites de mes propres paysages contextuels. J ose esprer que vous ne men voudrez pas et que vous me pardonnerez mme daller jusquau bout de cette responsabilit en reprenant et en soulignant une fois de plus ce qui, de votre uvre immense, me touche plus singulirement.

    Il y a dabord, bien videmment, la frappe de votre criture ou le timbre de votre voix, soit le secret, nul autre pareil, dun style - manire de ne pas se rassembler qui se ressemble1 - qui incise, drange et dplace tout le bien connu des rfrences familires, qui fraye partir et hors delles des voies dexprience(s) indites. Il tmoigne mon sens, ce style, dune vie blesse, ouverte

    1. Points de suspension, op. cit., p. 365.

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  • Penser Strasbourg

    autre chose et plus qu'elle-mme1 , qui rsiste tous les recueils totalisants du logos classique. Comme si une certaine dliaison interruptive tait la condition du lien social, la respiration mme de la communaut , de la communaut sans doute de ceux qui ne se laissent pas prendre aux scurits de l'appartenance. Que cela vous vienne de cette impossibilit d'tre soi qui serait la paradoxale dfinition de l'tre-juif, il se peut ; et l'on sait bien que, sans tre de la famille , vous n'en rcusez nullement la marque indniable2. Mais si les thmes de la religion - entendue comme "scrupule, rponse et responsabilit -, de l'alliance folie inconditionnelle d'une foi jure entre deux singularits absolues3 - , de l'-dieu ou de la messiani(ci)t reviennent avec force dans nombre de vos textes, c'est en refusant rsolument que la transcendance du tout autre qui se signifie en eux soit assignable une incarnation particulire et empiriquement dterminable4 et sans doute mme aucun visage .

    1. Foi et savoir, Paris, Le Seuil, 2000.2. Cest surtout votre belle Circonfession (Paris, Le Seuil, 1991) qui en tmoigne. Ou, plus rcemment, cet aveu : QuelquUn a marqu mon destin avant que jaie eu un mot dire. (De quoi demain..., Paris, Fayard, 2001, p. 312.)3. Donner la mort, Paris, Galile, 1999, p. 205.4. Adieu Emmanuel Lvinas, op. cit., p. 121 et 184.

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  • Lettre Jacques Derrida

    Aussi cette dimension religieuse vous ren- voie-t-elle et nous renvoie-t-elle avec vous la possibilit problmatique d'une rptition rigoureusement philosophique qui ne peut pas ne pas affecter la raison traditionnelle, l'obligeant finalement avoir raison d'elle-mme1 et de ses fantasmes idologiques. Prsence, sens, dsir, libert, responsabilit mme, tous ces philosophmes entrent avec vous dans une ronde dont ils ne reviennent que dcisivement altrs, rfrs, renvoys, ordonns la fulgurance de la plus grande intensit possible de vie . Une intensit affronte, toujours nouveau, la merveille terrifiante, djouant toutes les anticipations de nos savoirs, de ce qui peut (nous) venir, nous tomber dessus et nous toucher...

    Pour tout ce qui satteste ainsi en vous, pour tout ce qui nous vient de vous et par vous et dont je nai videmment pu donner ici quun trop faible cho, cher Jacques Derrida, je ne saurais avoir dautre mot que celui de merci , un merci dont je ne peux que souhaiter, sans assurance, quil mchappe, vous arrive et vous rejoigne autrement que savoir ...

    Avec toute ma reconnaissance admirative.

    1. De quoi demain..., op. cit., p. 289.

  • Isabelle Baladine Howald

    Je peux le lire les yeux ferms

    Qui peut oser un "nous" sans trembler ?

    Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, Galile, 2003

    C est Strasbourg que j ai vu Jacques Derrida pour la premire fois, je ne suis pas sre davoir su alors que ctait lui. Je ne lavais jamais vu en photo. C tait en 1979 et nous prparions le colloque Le Genre la facult de philosophie, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy et dautres tudiants comme moi.

    Je vis cet homme - qui tait-ce ? - dans le grand hall de luniversit, il coutait quelquun qui lui parlait, et nous nous sommes regards en silence. Lhistoire de nos silences commenait.

    Lanne daprs, en 1980, lorsque je le revis, ctait Cerisy. Je fUs par hasard la premire

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  • Penrer Strarbourg

    parler publiquement de La Carte postale, qui venait de paratre, lors du sminaire Littrature dirig par Roger Laporte, notre ami commun, qui moffrit la possibilit, inespre tant donn ma jeunesse, dy participer. La fidlit de Jacques Derrida est lgendaire, il noublia pas.

    Mon premier souvenir de lui l-bas, cest sa sortie dune cabine tlphonique devant laquelle jattendais, il murmura des excuses.

    Plus tard durant cette dcade, ayant fait connaissance, nous parlmes des cendres, notre schibboleth nous, la mmoire des enfants morts. Dans la cour, un photographe nous prit en photo, une photo en noir et blanc ; nous tions si jeunes et si intimids, lui autant que moi, ce qui ma toujours surprise. Lors de la fte clturant la dcade de Cerisy, il minvita pour un tango inoubliable tant je lui ai march sur les pieds. Je sais quil ne sen souvient pas, moi, oui !

    Il crivit plus tard Feu la cendre pour la revue que je dirigeais chez Jacques Brmond, Anima, texte rdit ensuite aux ditions des Femmes.

    Nous nous sommes ainsi croiss quelques annes durant, ici et l, et Strasbourg lors des Parlement des crivains et Carrefour des littratures. galement dans divers bureaux parisiens o il travaillait, nous nous parlions trs peu, assis ensemble sans mot dire.

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  • Je peux le lire les yeux ferms

    Un jour o je mexcusais pour la nime fois, par crit, de ce silence, dont je pensais qu'il lui faisait perdre son temps, il me rpondit : Ce silence est notre mode. Plus tard je lus ce quil disait des silences changs entre Celan et lui, et je me sentis moins coupable. C est trs rare, quelqu'un qui supporte le silence, qui le laisse ainsi, dans sa tension et son flottement.

    Durant des annes je disparus corps et biens. Il restait l, faisait signe. Je finis par revenir la surface, il tait toujours l. Nous avons commenc nous parler.

    Je lai invit en dcembre 2001 la librairie Klber. Je me demandais sans cesse si je ne rvais pas, s'il tait bien l, avec moi, dans ma ville adoptive (c'est elle qui m'a adopte, j'tais sans ville, je me suis laiss faire ; impossible, impensable, de rsister une ville pareille), ma ville littraire, traverse des fantmes de Lenz, Bchner, Hlderlin, Matre Eckhart, Rousseau, Nietzsche, Goethe, etc., pour parler avec moi de ce que nous aimons sans doute plus que tout, la littrature.

    Je voulais dire aussi cette nuit-l ce qu'on ne dit pas assez, l'immense crivain quil est, la beaut de sa langue, l'audace de sa langue. Dans la rue nous marchions, il vit l'enseigne d'un magasin de vtements pour hommes : Esprit d'homme , il sarrta, frapp et se demandant voix haute ce que a pouvait bien tre, un esprit d'homme...

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  • Penser Strasbourg

    Lors du dialogue la librairie, tout coup nous changemes un sourire, tourn lun vers lautre, que sans doute personne ne vit. C'tait un sourire tellement heureux. Jacques Derrida est quelqu'un qui sourit peu, son sourire est timide, bref.

    Nuit trs froide de dcembre, peu de jours avant Nol, les guirlandes lectriques tintant dans les arbres, les cbles des drapeaux europens heurtant les poteaux place Klber, dans notre dos les grandes fentres de la librairie, les amis dans la salle. Nuit de grce. Il y fut libre, abandonn aux questions sans crainte, dclinant linfini les variations de sa pense subtile, sensible, si profonde. Peu aprs, la demande dauditeurs, nous emes un projet de livre avec mes questions et ses rponses, enregistres sur vido par Safaa Fathy. Il senquit souvent du projet, la fois intress et rserv, je transcrivis pendant des semaines ses longues rponses dans un cahier, puis je cessai, me souvenant que pour lui ce qui est parl ne peut pas tre crit, ctait l sa rserve. Sil parle, comme dans ses sminaires, c'est partir de textes trs crits. Sil parle sans ces textes trs crits, cest quils ne doivent pas ltre aprs-coup. Lui pench, pench plus que jamais sur lcriture, ne croit qu'en la parole.

    Je l'invite cette anne, en juin 2004, toujours la librairie, parce que je crois aux librairies comme aux universits, les unes et les autres plus

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  • Je peux le lire les yeux ferms

    menaces que jamais, pour parler de notre autre passion commune, l'amiti. Strasbourg est la ville des amis de Jacques Derrida, qui dit en 2001 qu'il y avait ses meilleurs amis.

    Les annes passent, Jacques Derrida s'est assombri, moi aussi. La mlancolie nous gagne, la mtaphysique nous travaille aussi au corps. Lamiti est chose secrte, donc je ne dvoilerai rien d'autre de la ntre. Le secret est aussi au cur de sa pense de l'amiti. Cicron comme Aristote ou Montaigne nenvisageaient gure davoir plus dun ami. La condition pose par Jacques Derrida qui a plus dun ami -, la condition qui rend possible cette pluralit, c'est le secret.

    Nous parlerons donc ensemble du secret (en latin, secret veut dire spar), et de la mlancolie qui est lautre condition de l'amiti, puisque ds la rencontre des amis, constitutive d'elle, les amis savent quils seront spars par la mort. Je nen dis pas plus pour le moment. La mort na pas seulement le dernier mot ni le dernier souffle, elle est l aussi au premier mot, au premier souffle, la main pour la premire fois serre.

    Jacques Derrida prend soin de ses amis, il n'est pas intress par ce qu'il peut vous apporter, il est occup comprendre qui vous tes, il parle peu, il observe beaucoup, il est ce solitaire jaloux de sa solitude comme il dit regardez-le repartir, il est seul et anticipe tou

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  • Penser Strasbourg

    jours cet instant au moment mme o il est avec vous -, mais qui ne vous laissera jamais souffrir de la vtre pas plus quil n'essaira den forcer l'entre.

    Il lui arrive de ne rien dire, sage, les mains poses sur la table, comme le fils quil est rest, attendant la fin dune imaginaire punition, bien relle pour lui, dont j ai toujours envie de le dlivrer sur-le-champ.

    Lorsque je pense mes amis, car jai comme lui la chance davoir plus dun ami, je pense eux travaillant, crivant, lisant. Je me souviens, Cerisy, un soir, me promenant dans une alle : je vis Jean- Luc Nancy travailler sous une lampe dans sa chambre, il faisait une confrence le lendemain. De ce jour cest limage pour moi la plus rassurante du monde, mes amis travaillant, ici et l.

    C est Philippe Lacoue-Labarthe qui me fit lire Roger Laporte, Maurice Blanchot et Jacques Derrida, entre autres, ici Strasbourg. Les amitis se dcident en quelques secondes et sont dfinitives, quant moi. Ensuite, on doit prendre toute sa vie pour les lever, les garder hautes et uniques. Mais quelle chance fut la mienne de les rencontrer, de construire mon existence alors si prcaire prs de la leur. Ils me protgent et me protgeront toujours.

    Il ny a pas de pense qui me soit plus proche que la pense de Jacques Derrida qui aura accompagn ma vie, toute ma vie, toute mes vies.

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  • Je peux le lire 1er yeux ferms

    lheure actuelle, o je pense peu prs bien connatre nombre de ses livres, chaque fois que je travaille, comme en ce moment sur lamiti, j ai la mme joie inoue, et je me sens aussi profondment dsespre, pour la mme raison. On ne peut que sapprocher de son uvre, jamais la connatre parfaitement. Ce qui me dsespre, ce nest pas quelle soit si infinie, cest que moi je ne le sois pas, et