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Cahier du « Monde » N o 22496 daté Vendredi 12 mai 2017 - Ne peut être vendu séparément 2 | 3 DOSSIER v RÉFUGIÉS : DÉMONTER LES FAUSSES ÉVIDENCES v Les livres de Michel Agier et du réseau Babels témoignent de la démarche engagée de plusieurs chercheurs en sciences sociales 4 LITTÉRATURE FRANÇAISE Pierre Jourde, Myriam Anissimov 5 MOTS DE PASSE v La formule magique de Fred Vargas. La romancière signe « Quand sort la recluse » 6 HISTOIRE D’UN LIVRE « Au palais des images les spectres sont rois », de Paul Nougé 7 LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE Marcello Fois, Craig Higginson 8 CHRONIQUES v LE FEUILLETON Eric Chevillard se réchauffe « Dans les eaux du Grand Nord », de Ian McGuire 9 ESSAIS Le crépuscule de la vie monastique analysé par Danièle Hervieu-Léger 10 RENCONTRE Gabriel Josipovici, style direct marie darrieussecq écrivaine G eorges Perec est dans « La Pléiade ». L’effet de liste de ses titres rassemblés l’aurait peut-être fait sou- rire : il disait que « rien au monde n’est assez unique pour ne pas pouvoir entrer dans une liste ». Mais Perec est unique. Son œuvre plus qu’une autre apparaît comme un ovni. Héritier de Jules Verne et de Mel- ville, de Stendhal et de Queneau, de Poe et de Borges, de Rabelais et de Mallarmé… Perec se tient pourtant tout seul, barbu, taquin et coiffé d’un chat, comme une icône dans notre imaginaire. Et bien que ses textes soient tissés de références jus- qu’au tournis, sa façon d’écrire est d’une insolente inventivité. Ses livres, qui ont connu un succès va- riable de son vivant, n’ont cessé de voir leur écho s’amplifier après sa mort pré- maturée à 46 ans, en 1982. Au point que Perec est vite devenu un classique, le plus récent de nos classiques. « Un classi- que moderne », comme l’écrit dans sa préface Christelle Reggiani, qui a dirigé cette édition des Œuvres dans « La Pléiade », mais un drôle de classique, ri- golo et mélancolique, dont l’humour travaillait le désespoir. Ses lipogrammes, écriture à contrainte (il fut sans doute le plus célèbre membre de l’Oulipo, dont c’est la spécialité) jouent autour d’un centre absent, une lettre manquante ou une prison alpha- bétique. Son roman La Disparition (1969), écrit sans « e », est écrit sans eux : sans son père mort à la guerre, sans sa mère assassinée à Auschwitz. Ce qui semble chez Perec un aimable jeu avec les mots est une façon de dire l’indicible, de donner forme à l’absence, de crier le scandale de la mort de la mère et de la destruction des juifs d’Europe. Il a su écrire ça. Avec Sarraute, Perec est celui qui a fait « imploser » le genre autobiographique. « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance… » : c’est la première phrase de W ou le souve- nir d’enfance (1975). Il a inclus dans l’autobiographie le doute, le non-savoir, la mémoire qui ne peut qu’imaginer parce que le souvenir ne porte sur rien, des bribes ou des listes, et des monceaux de vêtements vides. Au lieu du récit de soi, la toile cirée de l’absence, de cette ta- ble jamais débarrassée avec la mère, de ces souvenirs d’enfance banals et qu’il n’a pas. La gravité, Perec la portait avec le rire. Il écrit dans Je suis né (1990) : « Peu de temps avant ma naissance, les gentils ne le furent pas. » Au début, la critique fut déroutée par les zigzags apparents de son style. On com- prit mal. Il lui fallut l’ambition d’un ro- man total pour offrir au public tout son art. Ce fut La Vie mode d’emploi (1978), prix Médicis, et reconnaissance par un large lectorat. Dans ce vaste édifice roma- nesque, Perec unifiait tout ce qui le tenait vaille que vaille, ses brimborions et ses labyrinthes, entre dépeuplement et en- combrement. Une espèce d’espace saturé d’emprunts et d’objets, autour d’une case manquante et d’un cœur piégé. Perec était cerné par un empêchement qui aurait pu lui être fatal. Hanté par le be- soin d’écrire, il aurait pu se perdre dans les ressassements, les exercices de style et les vertiges. « Ah Moby Dick ! Ah Maudit Bic ! », s’exclame un des personnages de La Disparition. La baleine de la page blan- che aurait pu l’engloutir. L’écriture de W ou le souvenir d’enfance lui prit cinq ans : « Je peux rester des heures à faire des réus- sites au lieu d’écrire W. » J’admire son obstination, et ses « trucs » au sens noble : ce qu’il inventait pour avancer malgré tout. Ses assauts de contraintes, ses chantiers ultra-plani- fiés, ses cahiers des charges qui étaient déjà des livres. C’était un bricoleur de gé- nie. Auteur des mots croisés du Point, il était hilarant et retors. Telle cette défini- tion : « Surtout craint de certains dervi- ches : empêcheur ». Soigné enfant par Françoise Dolto, ce survivant a aussi ma- gnifiquement écrit sur sa psychanalyse avec J.-B. Pontalis, dans « Les Lieux d’une ruse » (Penser/Classer, Hachette, 1985). Ce court texte est malheureusement ab- sent de « La Pléiade », dont le parti pris était de réunir ses livres parus en tant que livres. Mais peut-être faut-il quel- ques cases manquantes à une édition réussie de Perec… Perec se décrivait comme un « paysan qui cultiverait plusieurs champs » : socio- logique, autobiographique, ludique et romanesque. « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère », écrit-il dans Les Revenentes (1972), prouesse en bordure d’illisible, objet verbal écrit sans autre voyelle que le « e ». Claude Burge- lin, dans l’Album Georges Perec, dont la parution accompagne celle des deux to- mes de « La Pléiade », fait le portrait d’un écrivain qui interrogeait l’habituel en passant par la « déglingue du roman d’en- quête », l’énumération méthodique et l’esprit de jeu. Les tapuscrits et manus- crits photographiés dans cet album montrent l’extrême organisation de l’écriture, mais aussi les moments de panne, d’ennui, les dessins automati- ques, le griffonnage, l’occupation méca- nique de la page. Cet « usager de l’espace » (ainsi Perec se décrivait lui-même) a un astéroïde qui porte son nom : 2817 Perec, découvert en 1982, l’année de sa mort. Circulant en- tre Mars et Jupiter, il a une orbite caracté- risée par un demi-grand axe de 2,35 uni- tés astronomiques, une excentricité de 0,179 et une inclinaison de 2,27° par rapport à l’écliptique. p Perec, l’unique L’auteur des « Choses » entre dans « La Pléiade ». A cette occasion, Marie Darrieussecq célèbre cette icône des lettres françaises, bricoleur de génie aussi drôle que désespéré Georges Perec, 1978. BERNARD PLOSSU/SIGNATURES œuvres i et ii, de Georges Perec, édité sous la direction de Christelle Reggiani, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 volumes sous coffret, 1 128 p. et 1 258 p., 110 € jusqu’au 31 décembre. J’admire l’obstination de l’écrivain, et ses « trucs » au sens noble : ce qu’il inventait pour avancer malgré tout

Perec, l’unique - f-origin.hypotheses.org · Cahier du « Monde » No 22496 daté Vendredi 12 mai 2017 - Ne peut être vendu séparément 2|3 ... avec J.-B. Pontalis, ... logique,

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Cahier du « Monde » No 22496 daté Vendredi 12 mai 2017 - Ne peut être vendu séparément

2|3DOSSIERv RÉFUGIÉS :

DÉMONTER LES

FAUSSES ÉVIDENCES

v Les livres de Michel

Agier et du réseau

Babels témoignent

de la démarche

engagée de plusieurs

chercheurs en

sciences sociales

4LITTÉRATURE FRANÇAISEPierre Jourde,

Myriam Anissimov

5MOTS DE PASSEv La formule magique

de Fred Vargas.

La romancière signe

« Quand sort

la recluse »

6HISTOIRE D’UN LIVRE« Au palais des images

les spectres sont

rois », de Paul Nougé

7LITTÉRATURE ÉTRANGÈREMarcello Fois,

Craig Higginson

8CHRONIQUESv LE FEUILLETON

Eric Chevillard

se réchauffe

« Dans les eaux

du Grand Nord »,

de Ian McGuire

9ESSAISLe crépuscule de

la vie monastique

analysé par Danièle

Hervieu-Léger

10RENCONTREGabriel Josipovici,

style direct

marie darrieussecq

écrivaine

Georges Perec est dans « LaPléiade ». L’effet de listede ses titres rassemblésl’aurait peut-être fait sou-rire : il disait que « rien aumonde n’est assez unique

pour ne pas pouvoir entrer dans une liste ». Mais Perec est unique. Son œuvre plus qu’une autre apparaît comme unovni. Héritier de Jules Verne et de Mel-ville, de Stendhal et de Queneau, de Poeet de Borges, de Rabelais et de Mallarmé…Perec se tient pourtant tout seul, barbu, taquin et coiffé d’un chat, comme uneicône dans notre imaginaire. Et bien que ses textes soient tissés de références jus-qu’au tournis, sa façon d’écrire est d’une insolente inventivité.

Ses livres, qui ont connu un succès va-riable de son vivant, n’ont cessé de voirleur écho s’amplifier après sa mort pré-maturée à 46 ans, en 1982. Au point quePerec est vite devenu un classique, leplus récent de nos classiques. « Un classi-que moderne », comme l’écrit dans sa préface Christelle Reggiani, qui a dirigécette édition des Œuvres dans « La Pléiade », mais un drôle de classique, ri-golo et mélancolique, dont l’humourtravaillait le désespoir.

Ses lipogrammes, écriture à contrainte(il fut sans doute le plus célèbre membre

de l’Oulipo, dont c’est la spécialité)jouent autour d’un centre absent, une lettre manquante ou une prison alpha-bétique. Son roman La Disparition (1969), écrit sans « e », est écrit sans eux :sans son père mort à la guerre, sans sa mère assassinée à Auschwitz. Ce qui semble chez Perec un aimable jeu avecles mots est une façon de dire l’indicible,de donner forme à l’absence, de crier le scandale de la mort de la mère et de ladestruction des juifs d’Europe. Il a su écrire ça.

Avec Sarraute, Perec est celui qui a fait« imploser » le genre autobiographique. « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance… » :c’est la première phrase de W ou le souve-nir d’enfance (1975). Il a inclus dansl’autobiographie le doute, le non-savoir, la mémoire qui ne peut qu’imaginerparce que le souvenir ne porte sur rien,des bribes ou des listes, et des monceauxde vêtements vides. Au lieu du récit de soi, la toile cirée de l’absence, de cette ta-ble jamais débarrassée avec la mère, deces souvenirs d’enfance banals et qu’il n’a pas. La gravité, Perec la portait avec lerire. Il écrit dans Je suis né (1990) : « Peu de temps avant ma naissance, les gentils ne le furent pas. »

Au début, la critique fut déroutée par leszigzags apparents de son style. On com-prit mal. Il lui fallut l’ambition d’un ro-man total pour offrir au public tout son art. Ce fut La Vie mode d’emploi (1978), prix Médicis, et reconnaissance par un large lectorat. Dans ce vaste édifice roma-nesque, Perec unifiait tout ce qui le tenaitvaille que vaille, ses brimborions et ses labyrinthes, entre dépeuplement et en-combrement. Une espèce d’espace saturé

d’emprunts et d’objets, autour d’une case manquante et d’un cœur piégé. Perec était cerné par un empêchement qui aurait pu lui être fatal. Hanté par le be-soin d’écrire, il aurait pu se perdre dans les ressassements, les exercices de style etles vertiges. « Ah Moby Dick ! Ah MauditBic ! », s’exclame un des personnages deLa Disparition. La baleine de la page blan-che aurait pu l’engloutir. L’écriture de W ou le souvenir d’enfance lui prit cinq ans : « Je peux rester des heures à faire des réus-sites au lieu d’écrire W. »

J’admire son obstination, et ses« trucs » au sens noble : ce qu’il inventait pour avancer malgré tout. Ses assauts decontraintes, ses chantiers ultra-plani-fiés, ses cahiers des charges qui étaientdéjà des livres. C’était un bricoleur de gé-nie. Auteur des mots croisés du Point, il était hilarant et retors. Telle cette défini-tion : « Surtout craint de certains dervi-ches : empêcheur ». Soigné enfant parFrançoise Dolto, ce survivant a aussi ma-gnifiquement écrit sur sa psychanalyseavec J.-B. Pontalis, dans « Les Lieux d’uneruse » (Penser/Classer, Hachette, 1985).Ce court texte est malheureusement ab-sent de « La Pléiade », dont le parti pris était de réunir ses livres parus en tant

que livres. Mais peut-être faut-il quel-ques cases manquantes à une éditionréussie de Perec…

Perec se décrivait comme un « paysanqui cultiverait plusieurs champs » : socio-logique, autobiographique, ludique etromanesque. « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère », écrit-il dans Les Revenentes (1972), prouesse en bordure d’illisible, objet verbal écrit sansautre voyelle que le « e ». Claude Burge-lin, dans l’Album Georges Perec, dont la parution accompagne celle des deux to-mes de « La Pléiade », fait le portrait d’unécrivain qui interrogeait l’habituel en passant par la « déglingue du roman d’en-quête », l’énumération méthodique et l’esprit de jeu. Les tapuscrits et manus-crits photographiés dans cet albummontrent l’extrême organisation de l’écriture, mais aussi les moments de panne, d’ennui, les dessins automati-ques, le griffonnage, l’occupation méca-nique de la page.

Cet « usager de l’espace » (ainsi Perec sedécrivait lui-même) a un astéroïde quiporte son nom : 2817 Perec, découvert en 1982, l’année de sa mort. Circulant en-tre Mars et Jupiter, il a une orbite caracté-risée par un demi-grand axe de 2,35 uni-tés astronomiques, une excentricité de 0,179 et une inclinaison de 2,27° parrapport à l’écliptique. p

Perec, l’uniqueL’auteur des « Choses » entre dans « La Pléiade ». A cette occasion, Marie Darrieussecq célèbre cette icône des lettres françaises, bricoleur de génie aussi drôle que désespéré

Georges Perec, 1978. BERNARD PLOSSU/SIGNATURES

œuvres i et ii,

de Georges Perec, édité sous la direction de Christelle Reggiani, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 volumes sous coffret, 1 128 p. et 1 258 p., 110 € jusqu’au 31 décembre.

J’admire l’obstination de l’écrivain, et ses « trucs » au sens noble : ce qu’il inventait pour avancer malgré tout

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2 | Dossier Vendredi 12 mai 20170123

Réfugiés : démonter les fausses évidences

De nombreux chercheurs en

sciences sociales s’efforcent

de rendre compréhensible

la situation migratoire aux frontières et en

Europe. Une démarche engagée

dont témoignent plusieurs parutions

récentes

Gilets de sauvetages abandonnés sur une plage de Lesbos, île grecque en face de la Turquie, juillet 2016.

SAMUEL BOLLENDORFF. EXTRAIT DE L’EXPOSITION « LA NUIT TOMBE SUR L’EUROPE », PRÉSENTÉE RÉCEMMENT SOUS LA CANOPÉE DES HALLES, À PARIS.

PRENDRE LE TEMPS de raconter, par le menu, les trois années qui lui ont été nécessai-res pour parcourir le trajet qu’un touriste fait en trois heu-res. C’est ce qu’a entrepris Mah-moud Traoré, aidé de Bruno Le Dantec qui a couché son aven-ture sur le papier : du Sénégal à l’Espagne, de 2002 à 2005.

Après la lecture de Partir et raconter, le mot « aventure » semble d’ailleurs un peu dé-placé, avec sa petite nuance d’exaltation. Point de griserie ici, et aucun enseignement dans ce long périple. Ou un seul peut-être : Mahmoud Traoré sait aujourd’hui deviner,

mais au prix de combien de mé-chantes duperies, les intentions des gens à leur premier geste. Ra-cisme, lâcheté, tromperie, voilà ce dont il a surtout fait l’épreuve.

Narrées dans le détail, les scè-nes de cette vie – partagée avec de nombreux autres jeunes gens venus d’Afrique subsaharienne, même si alors la fameuse « crise » des migrants n’a pas commencé – sont cruelles : l’arri-vée dans les villes étapes, les foyers sordides et payants, orga-nisés par nationalité, les ru-meurs, l’unique téléphone public, les petits boulots toujours plus rudes, l’argent qu’il faut donner partout, la faim, les blessures…

Quand il parvient enfin à quel-ques kilomètres de Ceuta, l’en-clave espagnole au Maroc, rien n’est encore gagné : « Je vais vivre ici pendant plus d’un an, de juin 2004 à septembre 2005. Pendant cette période, je serai déporté dans le désert à trois re-prises et, à chaque fois, je mettrai presque deux semaines pour revenir à pied. Le campement [de Bel Younech] est une sorte de bidonville surgi de nulle part. »

Le plus frappant reste la cama-raderie, la solidarité des compa-gnons de fortune que Mahmoud Traoré rencontre, perd de vue et recroise à chaque étape. Le seul élan humain d’une tribulation qui se termine avec le passage en force des grillages, un assaut resté dans les mémoires pour avoir été fortement médiatisé. L’auteur, lui, était sur les grilles, chancelantes sous le poids des corps : « Encore aujourd’hui j’ai en tête le crissement des vête-ments se déchirant sur les barbelés. » p j. cl.

Du Sénégal à l’Espagne en trois ans

julie clarini

En matière migratoire, la poli-tique repose sur des fantas-mes. Le cas est courant ? Ja-mais de manière aussi fla-grante que dans ce domaine-ci, répondent de concert les

spécialistes. La perception de la migra-tion se serait même tellement détachée de la réalité que nous nagerions en pleinefiction. Le démographe Hervé Le Bras dé-

fend cette idée dans son récent ouvrage L’Age des migrations (Autrement, 154 p.,17,90 € ; lire les pages Débats du Monde du 11 mai) : « De même qu’il existe des ro-mans nationaux, on est en présence de ro-mans migratoires. » Pour Catherine Wih-tol de Wenden, auteure il y a quelques mois de Migrations : une nouvelle donne(Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2016), les politiques publiques sont de peu d’effets car « la posture du sa-vant et celle du politique sont rarement enphase ». Invasion, menace sécuritaire, danger économique, tout cela, selonde nombreux travaux académiques,n’aurait rien de réel. Quant à l’idée de fer-mer les frontières, ce serait une chimère :il est aussi vain d’espérer stopper les mi-grations que de vouloir empêcher la nuit de succéder au jour, sont-ils nombreux à clamer. Dans le désert.

Que faire devant un désaveu auxconséquences si macabres – plus de 5 000décès en Méditerranée pour l’année 2016, selon le HCR ? Face au déni, les chercheursfont ce qu’ils savent faire : approfondir les connaissances, « démonter », dit Hervé Le Bras, les fausses évidences, nourrir ledébat public. Depuis quelques mois, les livres et les projets éditoriaux se multi-plient sur le sujet : on trouve des témoi-gnages, comme celui de Mahmoud Tra-oré, qui raconte son odyssée de migrant (lire ci-dessous), de la théorie politique, tel l’ouvrage de Benjamin Boudou sur la no-tion d’hospitalité (lire l’entretien page sui-vante), des études ethnographiques, desperspectives générales proposées par un spécialiste ou, de plus en plus souvent, une réunion de chercheurs.

C’est le cas de Définir les réfugiés, courtouvrage qui paraît aux PUF dans la col-lection « La vie des idées » : plusieurs arti-cles sont regroupés pour former une in-terrogation collective sur la notion et la

définition du « réfugié ». Contrairement à l’idée commune, cette catégorie n’a pasde contours bien définis. Juristes, histo-riens et anthropologues, forts des acquis de leur discipline, la mettent donc en dé-bat, éclairant les pièges qu’elle peut ten-dre. Il fut un temps, celui de la guerrefroide, où les portes étaient ouvertes auréfugié, dont l’image se confondait aveccelle du persécuté politique (le refuznik soviétique). Encore au moment des boat people : 623 000 personnes d’Asie du Sud-Est ont pu être accueillies en quatre

ans (1979-1982) par vingt pays – dont130 000 en France.

Si la situation s’est renversée, si lesrefus d’asile politique sont toujoursnombreux, c’est notamment qu’avec lachute du Mur l’asile a perdu son statut d’enjeu diplomatique, remarque la socio-logue Karen Akoka. Le monde a changé,et ce que l’on perçoit des intérêts natio-naux aussi. Et d’ailleurs, s’interroge l’an-thropologue Michel Agier, qui préface l’ouvrage, pourquoi a-t-on décrété, dans les années 1950, que la faim ou la grande pauvreté étaient plus supportables que l’atteinte aux droits de l’homme ? Ainsi, il apparaît à travers ce court ouvrage que,pour les sciences sociales, la distinction habituelle – et moralement confortable –entre le réfugié et le migrant économi-que ne va pas de soi. Et si elle ne tient pas,c’est l’idée même du tri à la frontière qui voit sa justification ébranlée.

Poursuivre l’analyse donc, s’efforcer dedécrire le monde en le rendant plus com-

préhensible – et peut-être plus humain –, c’est ce à quoi s’emploie aussi le réseau derecherche de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, mis en place sous la di-rection scientifique du même Michel Agier. Ce programme, intitulé « Babels », est centré sur l’actualité des migrations en Europe. Il rassemble des études com-parées sur le passage ou l’ancrage, sur l’hospitalité ou le rejet, sur, enfin, les ma-nières de vivre ensemble qui s’inventent un peu partout où les migrants déposent leurs ballots. En un mot, il s’agit de com-prendre ce que les frontières contempo-raines font aux migrants et à l’Europe. D’où la collection « Bibliothèque des fron-

tières » qui accueillera ces travaux ethno-graphiques, au sein de la maison d’édi-tion Le Passager clandestin. Deux titres seront en librairie dès le 23 mai : De Lesbosà Calais. Comment l’Europe fabrique des camps, et La Mort aux frontières de l’Eu-rope. Retrouver, identifier, commémorer.

Mais pourquoi donc des anthropolo-gues pour étudier ces situations migra-toires à l’intérieur de l’Europe ? Parce que la discipline, contrairement aux idées re-çues, n’est pas condamnée à l’explorationdes confins, parce que sa pertinence se trouve « dans sa capacité à rendre le chaosdu monde plus intelligible », qu’il soit loin-tain ou… proche. C’est ainsi que la conçoitdu moins Michel Agier, qui est devenu, d’Aux bords du monde, les réfugiés (Flam-marion, 2002) à La Condition cosmopolite(La Découverte, 2013), un chercheur deréférence sur les lieux de l’exil et sur la condition faite aux migrants.

Dans une brève introduction à la réédi-tion d’un article de 1985 (visionnaire) signé par Gérard Althabe, Production del’étranger, xénophobie et couches popu-laires urbaines (Publications de la Sor-bonne, « Tirés à part », 40 p., 3 €), il rend hommage à ce chercheur, disparu en 2004, qui promouvait une « ethnologie des cages d’escalier » capable de rendrecompte, par exemple, de la percée électo-rale du Front national. Cet article a, selonAgier, une réelle portée épistémologique car « s’y joue un projet plus large, celui d’une refondation de l’anthropologie, niexotique ni archaïque, mais “au présent” et “du présent” ». C’est bien de ce cou-rant-là, on l’aura compris, que Michel Agier se réclame.

Associer l’exigence de l’explorationethnologique avec l’engagement dans le présent, voilà l’ambition des petits livres signés Babels. Dans celui coordonné par Carolina Kobelinsky et Stefan Le Cou-rant, consacré de manière très concrèteaux disparitions aux frontières – c’est-à-dire aux cadavres des migrants et à ce qu’il en advient –, on apprend qu’il n’existe aucune instance chargée de compter les morts. Aucun chiffre officiel n’est disponible. Invisibles vivants, les migrants le restent souvent après leur

Il n’existe aucune instance chargée de compter les morts. Aucun chiffre officiel n’est disponible. Invisibles vivants, les migrants le restent souvent après leur mort : « Dénombrer vise à déchiffrer les effets d’une politique »

partir et raconter.

une odyssée clandestine,

de Mahmoud Traoré et Bruno Le Dantec, Lignes, « Poche », 316 p., 11 €.

203, rue de la Convention, Paris 15e

Jean-ChristoPherUfin

VinCentMonaDÉ

recevra

le dimanche 14 maià partir de 11hpour son livre

le jeudi 18 maià 19h

pour son livre

L A L I B R A I R I E L E D I VA N

Le Tour du mondedu roi Zibeline

Comment faire lireles hommes de votre vie

(Ed. Gallimard) (Ed. Payot.Rivages)

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0123Vendredi 12 mai 2017 Dossier | 3

Benjamin Boudou : « La crise migratoire est d’abord une crise de l’identité européenne »Le chercheur en sciences politiques a rassemblé ses réflexions sur la notion d’hospitalité, qu’il étudie depuis longtemps, dans un bel essai

propos recueillis par

céline henne

Dans Politique de l’hos-pitalité, un essai re-marquable, BenjaminBoudou, chercheur à

l’institut Max-Planck de Göttin-gen (Allemagne), retrace la généa-logie du concept d’hospitalité à travers ses différents usages, ins-titutions et théorisations. De la gestion ritualisée de l’étrangerdans les sociétés traditionnelles àla maîtrise de l’immigration dansnos sociétés contemporaines, ilrend compte du caractère propre-ment politique de cette pratique et la débarrasse des mythes qui l’entourent. Une perspective his-torique éclairante et bienvenuesur l’urgence actuelle de la crisemigratoire.

Qu’est-ce que les conceptions antiques de l’accueil et de l’intégration ont à nous apprendre sur la crise des migrants aujourd’hui ?

Une manière de lire l’histoiregrecque et romaine est d’y voir deux modèles d’appartenance etd’unité politique. Les Grecs défi-nissent un corps citoyen exclusif, laissant la possibilité à des étran-gers de s’installer mais jamais de s’intégrer. A l’inverse, les Ro-mains, pour des raisons politi-ques et militaires, ont une vision extensive de la citoyenneté, quiintègre les nouveaux conquis. J’en tire deux conceptions fonda-mentalement opposées de l’iden-tité politique : l’une, statique,rend impossible l’ajout de nou-veaux venus, car cela mettrait en péril l’identité ; l’autre, dynami-que, est pensée indépendam-ment de la constitution à un mo-ment précis du corps citoyen, et s’étend au fur et à mesure de l’intégration des étrangers. Ces idéaux types sont souvent, dansla réalité, plus hybrides, mais ils représentent bien, à mon sens, les deux pôles opposés de réac-tion en France et en Allemagneface aux réfugiés en 2015-2016. A

ce titre, la « crise » migratoire est d’abord une crise de l’identitéeuropéenne, qui peine à réconci-lier ses valeurs (dynamiques) etses pratiques (statiques).

Quels rapports entretiennent les partis comme le Front national, qui prônent la fermeture des frontières, avec la longue tradition de l’hospitalité ?

Leur position reflète l’ambi-guïté pratique de cette notion,qui a souvent permis de justifier l’ouverture aux étrangers sans leur permettre l’intégration.L’hypothèse du livre est que l’hospitalité n’est pas un simpleprincipe d’ouverture, elle est aussi un dispositif de contrôle, cequi a permis à toute une tradi-tion de pensée de l’invoquerpour mieux fermer les frontières.Accueillir au nom de l’hospita-lité, c’est alors faire des accueillis des invités permanents, qui ne pourront jamais se défaire de cestatut. Dans cette logique, l’hos-pitalité reste une faveur, et les étrangers doivent exprimer de la gratitude. Ils peuvent être accu-sés à tout moment de violer la loide l’hospitalité, à la manière d’uninvité mal élevé, et devront re-partir sur-le-champ. On com-prend à quel point cette rhétori-que domestique et paternalistepeut entrer en tension avec la lo-gique du droit. Pour le dire vite, ilexiste bien une conception « de droite » de l’hospitalité, qui s’in-téresse d’abord à l’identité de lacommunauté et pense qu’il fautd’abord être maître chez soi pouraccueillir.

La pratique même de l’hospitalité peut-elle donc aussi supposer une forme d’inégalité et de violence ?

En effet, c’est pourquoi il fautêtre très prudent lorsqu’on utilisele concept d’hospitalité dans uncontexte démocratique. De ma-nière générale, cette relation en-tre accueillants et accueillis per-met d’organiser la rencontre avec des inconnus, ce que j’ai appelé la « gestion pacifique de la mé-fiance ». La relation qui s’instaure est ainsi toujours marquée par le contrôle de l’invité, même quand

celui-ci est choyé et honoré. L’iné-galité est constitutive de la rela-tion d’hospitalité. Cela se mani-feste aussi dans les politiques humanitaires dans des camps qui, certes, apportent une aidenécessaire, mais peuvent confi-ner celui qui est aidé dans un rôlede simple objet de soin. Selon moi, l’horizon égalitaire de l’hos-pitalité ne peut apparaître qu’à une seule condition : reconnaître en celui qu’on accueille un sujet politique.

Comment dépasser l’angé-lisme moral dont sont souvent accusés les défenseurs de l’ouverture et de l’accueil ?

L’angélisme, qui voit l’hospita-lité comme une loi homogène et immémoriale, en fait la réponse àtous les problèmes générés par la politique et la police des frontiè-res. C’est répondre à la politique avec de la morale, réduire le droit à une affaire de vertu indivi-duelle, comme s’il suffisait d’en appeler au bon cœur. Certes, danscertaines situations, il peut être nécessaire de faire de l’hospitalitéun tel impératif moral irréducti-ble au droit afin de se donner les moyens de justifier la désobéis-sance civile (par exemple lorsdu procès de Cédric Herrou, condamné avec sursis en février pour avoir aidé des migrants à passer la frontière franco-ita-lienne et qui a alors déclaré : « Nous continuerons car c’est né-cessaire de continuer. »), d’affir-mer qu’on doit vouloir faire pluset plus vite que ce que le droit prescrit.

Mais cela ne suffit pas. L’enjeuaujourd’hui me semble être de penser politiquement l’hospita-lité, c’est-à-dire de penser la do-mination des étrangers et la miseen danger de leurs intérêts fon-damentaux. L’hospitalité doitêtre, en tant que concept politi-que, l’objet de contestations, deluttes pour la définir et se l’ap-proprier. Elle peut s’incarnerdans des grands principes démo-cratiques (la dignité, la liberté de mouvement, le droit au loge-ment), elle peut n’être qu’une pratique ponctuelle (recharger le portable d’un migrant, offrir le gîte et le couvert) ou un cri deralliement (« Hospitalité ou bar-barie ! », lançait une pétition en 2016), mais elle témoigne tou-jours d’un même impératif : lut-ter contre la domination, réagir à la précarisation (voire la destruc-tion) de la vie que produisent les frontières. p

politique de

l’hospitalité,

de Benjamin Boudou, CNRS Editions, 248 p., 23 €.

mort. On saisit l’enjeu d’un décompte précis : « Dénombrer vise à déchiffrer les effets d’une politique. »

Ces « crimes de paix », comme les ap-pelle l’anthropologue Maurizio Albahari,prennent une réalité sensible à la lecture des chapitres consacrés aux processus d’identification (souvent impossible), aux fosses communes sur les lieux-fron-tières, aux commémorations des dé-funts à Calais ou à Sfax (Tunisie). La forme est savante, sans pathos, mais lesinformations sur les conditions de la mort ou le devenir des dépouilles sont souvent saisissantes pour un lecteur peuaverti. Nous ne partagerons ici qu’une image poignante. Au cimetière munici-pal de Santa Lastenia, à Tenerife (îles Canaries), des niches de columbariumsont placées en hauteur, le long d’unmur, sans que rien n’indique qu’il s’agit de morts en migration. Et ce détail : « Deshabitants qui viennent se recueillir sur latombe de leurs proches laissent parfoisune fleur pour les migrants. »

Un art de la collecte et de la description,tel est un travail de terrain réussi. De ces informations naît l’espoir que les politi-ques migratoires, devenues plus lisibles, soient aussi modifiables. L’anthropolo-gie est autant un miroir qu’un ouvroir,dit Michel Agier. N’est-il pas temps que cesse le grand remplacement des faits par la fiction ? p

Enceintes, hospitalièresEt si tout commençait par l’hospitalité charnelle ? Si on ne pouvait penser l’accueil de l’autre sans parler du premier accueil, celui du ventre mater-nel ? « La chair matricielle est le premier environnement de l’être humain », écrivait Antoi-nette Fouque (1936-2014) à par-tir de sa propre expérience de la grossesse. Dès lors, l’hospi-talité, tout comme l’expérience du rejet, sont-ils bons à penser pour les femmes ? Accueillir l’autre se présente comme un recueil de textes. Certaines des auteures, comme l’écrivaine Taslima Nasreen ou Inna Shev-chenko, militante de Femen, ont vécu l’exil. D’autres ont aidé les réfugiés, comme Elise Boghossian en Syrie. « Si nous employons le mot “enceinte”, écrit le philosophe François Guery, c’est aussi parce qu’il y a quelque chose de commun entre la femme enceinte et toute autre structure d’accueil. (…) L’enceinte qui protège, l’enceinte qui abrite, est au cen-tre d’une éthique de l’accueil ».J. Cl.

Accueillir l’autre. L’hospitalité charnelle, collectif, Des femmes-Antoinette Fouque, « Penser avec Antoinette Fouque », 100 p., 12 €.

définir les réfugiés,

sous la direction de Michel Agier et Anne-Virginie Madeira, PUF, « La vie des idées », 120 p., 9 €.

de lesbos à calais. comment

l’europe fabrique des camps,

de Babels, Le Passager clandestin, « Bibliothèque des frontières », 130 p., 10 €(en librairie le 23 mai).

la mort aux frontières de l’europe.

retrouver, identifier, commémorer,

de Babels, Le Passager clandestin, « Bibliothèque des frontières », 160 p., 10 €(en librairie le 23 mai).

L’ARTICLE L. 622 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile vise les passeurs qui s’enrichissent sur le dos des mi-grants. Mais il a également une extension terrible puisqu’il inclut ceux qui aident, fût-ce gratuitement et par devoir de solidarité, tout étranger irrégulier. Pour le philoso-phe Jacques Derrida (1930-2004), l’oxymore « délit d’hospitalité » suf-fisait à expliquer le « haut-le-cœur » qu’un tel texte suscitait en lui. Ce-lui-ci, promulgué à la fin des années 1930, abondamment utilisé par Vichy, est aujourd’hui brandi contre les habitants de la vallée de la Roya, près de la frontière italienne, mobi-lisés pour accueillir des réfugiés en provenance de Vintimille. Vingt-sept auteurs, parmi lesquels Enki

Bilal, Philippe Claudel, Jean-Marie Laclavetine, Gérard Lefort, Pascal Manoukian, Serge Quadruppani, Serge Rezvani, Leïla Sebbar, François Taillandier, ont choisi de se mettre symboliquement en infraction par rapport à ce décret-loi, afin de soutenir ces habitants.

Superbe parabolePour ce faire, ils publient une nou-

velle, un poème ou une bande dessi-née rassemblés sous un titre en forme de slogan : Ce qu’ils font est juste. Chaque texte du recueil vise à provoquer l’empathie avec le sort des errants que les guerres ou la misère ont poussés sur le sol français et à faire entendre une autre voix que la ritournelle de « la barque est pleine ». Combattre ce populisme-là n’est pas

forcément populaire quand l’extrême droite est présente au second tour d’une élection présidentielle. On le sait bien, le militantisme ou les nobles sentiments ne font pas tou-jours de la bonne littérature. Pour-tant, certaines des contributions méritent un détour qui n’est pas seulement politique. Comme la superbe parabole tirée de l’Odyssée, due à la romancière italienne Marta Morazzoni, sur le refuge offert au naufragé Ulysse par le roi Alcinoos et sa fille Nausicaa. Nous sommes tous des Phéaciens ! p nicolas weill

Bienvenue aux Ulysses de notre temps

ce qu’ils font est juste.

ils mettent la solidarité et

l’hospitalité à l’honneur,

collectif, Don Quichotte, 334 p., 18 €.

E N T R E T I E N

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4 | Littérature | Critiques Vendredi 12 mai 20170123

Myriam Anissimov et ses trois hommesTous ramènent l’écrivaine à la Shoah : Romain Gary, Sergiu Célibidache et son oncle Samuel, auquel elle offre aujourd’hui une sépulture

élisabeth philippe

Deux mots de yiddishont scellé le destin deMyriam Anissimov :« Fargess nicht. »

« N’oublie pas », lui a fait promet-tre son père après lui avoir révélé que les nazis avaient assassiné tous les membres de sa famille à Treblinka. Née en 1943, MyriamAnissimov n’était alors qu’une enfant. Elle a promis. Et tenu pa-role, par la suite, dans chacun de ses livres. Qu’il s’agisse de ses récits, La Soie et les Cendres(Payot, 1989), Sa Majesté la mort (Seuil, 1999), ou de ses biogra-

phies remarquables de Primo Levi, Romain Gary et Vassili Grossman, tous sont hantés parla Shoah. Sa mère n’a cessé de lui reprocher son obsession, de l’ex-horter à « laisser tomber tout ça » et à « raconter de vraies histoires françaises ». Myriam Anissimov afini par capituler. Ou, plutôt, par feindre de.

Au début de son nouveau livre,Les Yeux bordés de reconnais-sance, l’auteure annonce ainsi unrécit composé tel « une salade im-pure, du kitsch où tout sera mé-langé », le frivole et le tragique, le chaos de ses amours et celui de l’histoire. Dans la lignée de Jours nocturnes (Seuil, 2014), dans le-quel elle revenait sur sa jeunesse bohème, Myriam Anissimov entreprend à nouveau de se ra-conter, mais cette fois à travers

trois hommes qui ont bouleversésa vie : l’écrivain Romain Gary(1914-1980), le chef d’orchestreroumain Sergiu Celibidache(1912-1996) et enfin Samuel Frocht, son oncle maternel, dis-paru en 1940, très probablement déporté, mais dont toute trace s’est effacée. Dans cet autopor-trait en triptyque, les tons et lesregistres se télescopent, une ironie gouailleuse et quelques outrances lyriques viennenttrancher avec la description crue des horreurs de la guerre. Mais, toujours, la mémoire de la Shoah resurgit, fleuve noir qui déborde et engloutit le reste.

Face à l’ancien SSQuand Myriam Anissimov fait

la connaissance de Gary, l’écri-vain est au faîte de sa gloire ; elle

vend des fripes au marché aux puces – des vêtements qui ont appartenu, comme elle finit par l’apprendre, à des juifs déportés. Entre l’auteur de La Promesse de l’aube (Gallimard, 1960) et lajeune femme se noue une rela-tion platonique et tumultueuse. Le romancier se montre tyranni-que, capricieux, un mufle odieux.Mais une nuit, il abdique et fond en larmes. La tête posée sur les genoux de sa confidente, il parle de son père, des membres de sa famille liquidés par les Ein-satzgruppen. « Tout me ramène à eux », souffle-t-il. Et tout ramène Myriam Anissimov à ce « temps des ténèbres ». Sa rencontre avec Sergiu Celibidache, maître de sonamant violoniste et génie am-bigu, l’entraîne à Munich, où elle se retrouve face à Josef Oberhau-

ser, ancien SS Obersturmführerdans les camps d’extermination. « Un des assassins de mon jeuneoncle Samuel Frocht, mais je ne le savais pas encore », note-t-elle.

Après avoir vu Le Fils de Saul, cefilm de Laszlo Nemes (2015) dans

lequel, à Sobi-bor, un hommese met en têted’enterrer lecorps d’un gar-çon selon les ri-tes juifs, My-riam Anissimovveut, plus quejamais, offrir

une sépulture à son oncle en dé-couvrant enfin la vérité sur sa mort. Les Yeux bordés de recon-naissance est avant tout le récit de cette quête et rappelle en cela Les Disparus, de Daniel Mendel-

sohn (Flammarion, 2007), danslequel l’écrivain américain re-cherchait les traces de ses aïeuxtués par les nazis. Ce que livre ici Myriam Anissimov, c’est le com-bat acharné d’une Antigone qui n’a jamais failli à sa parole. p

les yeux

bordés de

reconnais-

sance,

de Myriam Anissimov, Seuil, 240 p., 19 €.

SANS OUBLIER

Net malaise

Voilà plusieurs années déjà que lalittérature a pris acte des nouvellespratiques d’écriture introduites parles technologies de l’information et de la communication, et qu’elles’est emparée des thèmes qu’ellespermettent d’explorer. Plus per-sonne ne s’étonne de voir repro-duit dans un roman un courriel, unSMS ou un Tweet. Mais Sandra Luc-bert, dans La Toile, pousse jusqu’àson terme la logique romanesquede ce nouvel art épistolaire. Entiè-rement constitué des échangespublics et privés qu’ont ses person-nages sur les Internets, La Toilejoue parfaitement des distorsionsintroduites, dans les prises de déci-sion de chacun, par l’inégale qua-lité des informations à sa disposi-tion. Liaisons dangereuses 2.0, le ro-man ne met pourtant pas en scènel’épopée de nouveaux libertins.Mais plutôt l’échec de ceux qui serêvent, sans en avoir l’envergure,en Merteuil et Valmont contem-porains. p florence bouchy

aLa Toile, de Sandra Lucbert,

Gallimard, 480 p., 23,50 €.

Syd constellationLes éditions marseillaises Le Motet le reste ont l’excellente idée derééditer le Syd Barrett de Jean-Mi-chel Espitallier, contre-modèle par-fait du genre éculé de la biographierock’n’roll : auteur et compositeurdes premiers morceaux du groupePink Floyd, Syd Barrett (1946-2006)ne fait ici que passer, auréolé d’unelégende qui le dépasse à jamais.Ecarté du groupe à 22 ans en rai-son de dérapages psychiques etd’abus de psychotropes, il s’estensuite isolé dans une forme defolie dont personne ne connaît ledegré de réalité. Dans cet essaiinitialement paru en 2009 chezPhilippe Rey, Espitallier médite surle pouvoir de fascination qu’a généré l’effacement, involontaireou non, de Barrett, le rattachant àla lignée des grands disparus del’art moderne, hanté par la figurede Rimbaud. Mariant ses souve-nirs d’adolescence à une éruditionqui ne s’arrête pas aux charts bri-tanniques, l’auteur de Tourner enrond (PUF, 2016) élabore l’auto-biographie d’une génération, dansune réjouissante adéquation dufond et de la forme. Poète remar-quable, il utilise nombre d’astucesformelles qui ne seraient que desastuces si elles n’étaient nourries

et provoquées parle cheminementd’une pensée élaborée. pbertrand leclair

aSyd Barrett,

le rock et autres

trucs, de Jean-Michel

Espitallier,

Le Mot et le reste,

154 p., 15 €.

Dans « Winter is coming », Pierre Jourde raconte l’année qui a précédé la mort de son fils Gabriel, à 20 ans, d’un cancer. Un cri d’amour, obsédant et désespéré

La souffrance humaine

Pierre Jourde, 2012. CATHERINE HE LIE/GALLIMARD

raphaëlle leyris

Signé Kid Atlaas, alias GabrielJourde, Winter is coming est unmorceau doux et entêtant, dont lamélancolie ne dissimule pas la to-

nalité légèrement acidulée – l’album sur lequel il figure s’appelle d’ailleurs Gour-mandises. Signé Pierre Jourde, le père du musicien, le récit Winter is coming ne par-tage avec l’œuvre filiale que la dimensionobsédante. Ce texte déchirant possède une dureté terrible, parfois à la limite du soutenable. Parce que Kid Atlaas, alias Ga-briel, alias, pour ses proches, Gazou, est mort. En mai 2014, à 20 ans, d’un cancer rarissime, combattu onze mois durant.

Winter is coming raconte cette quasi-an-née, entamée dans la forêt de Fontaine-bleau, où la famille se trouvait quand sur-vint le coup de fil laissant pressentir la gravité du mal qui allait ronger le garçon,et passée à s’enfoncer toujours plus avantdans le cauchemar. A mi-récit, Pierre Jourde écrit : « Il a encore loin à aller, très loin, jusque-là où jamais il n’aurait pensé pouvoir aller. Et nous non plus nous n’aurions jamais imaginé qu’il nous serait réservé de nous avancer, pas à pas, jusque dans ces régions qu’on aurait cru n’exister que sur les toiles des vieux maîtres, cellesqui représentent des descentes de croix au fond desquelles un ciel obscur se déchire. »Dans les dernières pages, revenant sur cette image des descentes de croix, ilnote : « Ils le savaient, les maîtres anciens, ce que c’était que la souffrance humaine. »Pierre Jourde a sculpté Winter is coming

à même cette souffrance. Dans unmélange de chagrin, de colère et delucidité qui laisse le lecteur effaré,traversé par des sanglots secs.

Onze mois de souffrance, d’es-poir, d’examens, de demi-men-songes médicaux et d’inadmissi-bles vérités, c’est infiniment long

et court. L’une des prouesses du texteconsiste à restituer cette étrange texturedu temps, à la fois lâche et tendu à l’ex-trême, sa manière de passer si vite et silentement, tandis que, dans la mémoirede l’auteur, les souvenirs commencent àse superposer. Tout comme se chevau-chent les images de « Gazou » tout petit,avec son sourire éclatant, et celles dujeune homme sur son lit d’hôpital puisde mort.

Pierre Jourde décrit ainsi le vide desheures passées à attendre (« On attendl’arrivée de l’ascenseur. On attend l’arrivée du véhicule sanitaire. On attend en salle d’attente le rendez-vous avec le médecin. On attend au secrétariat. On attend la vi-site de l’interne. On attend de pouvoir passer l’examen. On attend le résultat de

l’examen. ») et la saturation de celles oc-cupées par la « mécanique affolée des in-terprétations » (« Les médecins interprè-tent les analyses et les images, nous don-nent une interprétation de cette interpré-tation, nous interprétons ce qu’ils nousdisent et nous en recomposons une ver-sion consciemment ou inconsciemmentorientée suivant ce que nous voulonscroire, ce que nous croyons que les autresveulent croire ou peuvent entendre. ») Il ditl’existence figée par la maladie d’une fa-mille qui, pourtant, doit bien avancer, imaginer des projets, essayer d’y croire assez pour programmer un voyage. Ilsfiniront bien par en faire un, à la Martini-que, où le jeune homme fera l’expériencede la plénitude, quelques jours avant d’être rapatriés en urgence à Paris. Il mourra deux semaines plus tard.

Dure clarté d’espritTout au long de ce texte syncopé, Pierre

Jourde met un point d’honneur à ne pass’épargner : boxeur, l’auteur du Maréchal absolu (Gallimard, 2012) s’assène à lui-même des coups d’une violente préci-sion, comme pour se punir de son inca-pacité à sauver son fils, passer sa colère sur quelqu’un, éviter la « tentation de l’honorabilité » mais aussi, peut-être, nourrir sa douleur – « Il faut bien la dorlo-ter un peu, comme on dorlote le nourris-son monstrueux, la douleur est encore la vie, qui nous relie aux morts. » La dure

clarté d’esprit avec laquelle il s’observe et dépeint ces mois fait partie de ce qui rendle magnifique Winter is coming aussi dif-ficile à lire que nécessaire.

Du reste, Pierre Jourde confie s’être tou-jours tenu à distance des livres évoquant la mort d’un enfant – « Sûr que j’aurais du mal à le supporter ». La lecture de Winter is coming, comme celle de L’Enfant éter-nel, de Philippe Forest (Gallimard, 1997),est une épreuve, à l’issue de laquellel’auteur n’offre aucune espèce de récon-fort ou d’espoir d’apaisement ; mais il y a l’amour immense pour son fils, dont ce texte fixe la trace. L’hiver est venu. Pourtrouver un peu de douceur, on peut setourner vers la musique de Kid Atlaas. p

winter

is coming,

de Pierre Jourde, Gallimard, 160 p., 15 €.

EXTRAIT

« Souvent, dans la chambre, ne pas savoir quoi faire. Gabriel est en danger de mort, peut-être qu’il ne reste pas beaucoup de temps, on ne sait pas. Poser quelques questions, sur les visites (…). Etre incapable de parler de toutes les choses dont il faudrait parler, alors qu’il n’y a justement que ça à faire. Etre incapable de raconter même ce qui pourrait le distraire, lui faire oublier l’ennui et l’angoisse. (…) S’ennuyer par moments, oui, s’ennuyer avec son fils menacé de disparaître, pousser la connerie, la petitesse de cœur jusque-là. Finir par filer, avec au ventre la culpabilité, l’impuissance, en le laissant là. Jusqu’au lende-main. Avoir été incapable de donner à ces précieuses minutes un peu d’intensité, un peu d’éternité. »

winter is coming, pages 64-65

L’ÉCRITURE PREND VIE

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0123Vendredi 12 mai 2017 Mots de passe | 5

La formule magique de Fred VargasSon nouveau polar, « Quand sort la recluse », va certainement séduire des centaines de milliers de lecteurs en France, comme ses précédents romans. Décryptage littéraire d’un succès

LOUISE OLIGNY/FLAMMARION

macha séry

Fred Vargas ou la notoriétédiscrète. Depuis un quartde siècle, l’écrivaine est lareine du polar français. En

témoignent le succès rencontré par Temps glaciaires (Flamma-rion) – 450 000 exemplaires, l’unedes meilleures ventes de livres en 2015, avec Michel Houellebecq,E. L. James ou Guillaume Musso – et la longue liste des récompenseslittéraires qui ont consacré ses ro-mans, traduits dans une quaran-taine de pays, souvent adaptés au cinéma ou à la télévision. Lecteurset spectateurs se sont attachés à lapoésie de son univers mêlant réel et irréel, et à son héros récurrent,le commissaire parisien Jean-Bap-tiste Adamsberg, flâneur lunaire et globe-trotteur. Dans son qua-torzième roman, Quand sort la recluse, Fred Vargas tisse une in-trigue arachnéenne où le passéfait écho au présent. Décryptagepartiel d’un phénomène, à traversquelques traits saillants dans cette œuvre.

SigneFred Vargas est une romancière des signes. Tous ses récits débu-tent par un indice à interpréter : le« H » à l’étrange graphie décou-vert près des cadavres de « suici-dés » dans Temps glaciaires, le chiffre 4 à l’envers apparu sur les portes d’immeubles parisiens dans Pars vite et reviens tard(Viviane Hamy, 2001), l’os de cerf dans Dans les bois éternels (Viviane Hamy, 2006), la vision d’une horde de morts-vivantsprécédant une série d’assassinats dans L’Armée furieuse (VivianeHamy, 2011)… Et se poursuivent dela même manière : grimoires, reliques ou, comme dans son nouveau roman, rapproche-ments onomastiques sur le mode lacanien.

Adamsberg « voit dans les bru-mes », aime à répéter Vargas de li-vre en livre. Ce « pelleteur de nua-ges » est, en effet, un voyant quidésarçonne son équipe par ses in-tuitions. Il suit une piste, en lais-sant éclore jusqu’à sa consciencedes « bulles gazeuses ». « Je suis ha-bitué aux choses qui m’échap-pent », confie-t-il dans Dans les bois éternels. A la manière d’un ar-chéologue, ce policier se met en quête de vérité à mettre au jour.Son raisonnement emprunte souvent un cheminement souter-rain, fidèle en cela à cette distrac-tion que Fred Vargas érige envertu cardinale dans son Petittraité de toutes les vérités sur l’exis-tence (Viviane Hamy, 2001).

A ses personnages principauxcomme secondaires, la roman-cière attribue également d’im-muables signes distinctifs, plusou moins saugrenus. Leur profil tient dans l’extraordinaire de cha-cun d’entre eux, leur commune atypie. Ce sont les multiples visa-ges de l’excentricité. Ainsi, le com-mandant Adrien Danglard pos-sède une culture encyclopédique et l’habitude de truffer une conversation de citations littérai-res ; le lieutenant Veyrenc s’ex-prime en alexandrins ; le lieute-nant Voisenet se passionne pour la zoologie ; Mercadet est atteint d’hypersommie ; la polyvalente Violette Retancourt (110 kg pour1,79 m) est qualifiée de « Shiva à douze bras » ; Mordent collec-tionne les contes et joue de l’ac-cordéon. Ajoutons le marin bre-ton devenu crieur de petites an-nonces à Paris (Pars vite et reviens tard) ou la bourgeoise septuagé-naire, hackeuse de génie (Sous les vents de Neptune, Viviane Hamy, 2004).

BestiaireMédiéviste de formation, Frédérique Audoin-Rouzeau,alias Fred Vargas, fut chercheuse au CNRS spécialisée en archéozoologie, discipline scientifique visant à reconsti-tuer l’histoire des relations naturelles et culturelles entrel’homme et l’animal. Parmi ses ouvrages les plus savantsfigurent Ossements animaux du Moyen Age au monas-tère de La Charité-sur-Loire (Publications de la Sorbonne, 1986), Hommes et animaux en Europe. Corpus de donnéesarchéozoologiques et historiques (CNRS Editions, 1993) et sa thèse de doctorat, Les Chemins de la peste. Le rat, lapuce et l’homme (Presses universitaires de Rennes, 2003), dont elle s’est inspirée pour l’intrigue de Pars vite et reviens tard.

Vivants ou réduits à leurs ossements, les animaux abon-dent dans ses romans : crapauds, oiseaux, papillons, chats, rats, bovidés, puces, le sanglier apprivoisé de Cé-leste (Temps glaciaires), aujourd’hui les araignées dans Quand sort la recluse, hier dans Dans les bois éternels, où Lucio imputait la douleur fantôme ressentie à son bras(sectionné pendant la guerre d’Espagne) à une morsurereçue peu avant sa blessure. Lucio, ce vieux sage pour qui les revenants sont semblables à des piqûres d’araignée : ilsdémangent l’esprit selon un cycle qu’on ne peut enrayer.

Chez Vargas, l’animal est un miroir tendu aux hommes.Ceux qui, parmi eux, les chérissent, sont des humanistes.Après le pigeon blessé et soigné de L’Armée furieuse (Vi-viane Hamy, 2011), c’est toute la brigade qui, ici, prend soin d’une nichée de merles. L’universitaire américainDavid Patten note, dans l’ouvrage qu’il consacre à la fic-tion policière française (The Pleasures of Crime, « Les plai-sirs du crime », 2011, non traduit), combien le bestiairevargassien forme un monde symbolique, lié au folklore,et revêt des caractéristiques psychologiques proches des humains. Ainsi des araignées appelées « recluses », aussi craintives et solitaires que l’étaient ces femmes pieuses, au Moyen Age, enfermées dans de minuscules cellules.Quant au blaps, un scarabée puant, il représente toujourschez certains, telle Irène dans Quand sort la recluse, une vieille femme originaire de Cadeirac, près de Nîmes, unprésage de mauvais sort. L’intrigue de ce roman sera l’histoire d’une vengeance accomplie par des « mordus » contre des « blaps ».

ConteDepuis Les Jeux de l’amour et de la mort (LeMasque, 1986) et, en particulier, depuis L’Homme aux cercles bleus (Viviane Hamy,1994), première enquête de son héros Adamsberg, Fred Vargas s’est taillé une placeà part dans le roman policier. Cela s’expliquepar la perspective historique à tiroirs qu’offrechacun de ses polars et, sans doute, par le faitque ceux-ci sont en quelque sorte « hors sol »lors même qu’y abondent des scènes defouilles archéologiques, par exemple, celles menées dans un ancien pigeonnier dans Quand sort la recluse. Fondés sur l’incons-cient collectif, dixit Fred Vargas, ils mettent en scène une France éternelle. Les personna-ges portent des vieux prénoms, les plats ré-gionaux sont en vedette (ici la garbure). Pasde références à une quelconque actualité, aucun ancrage social, encore moins de poli-tique, dont Fred Vargas soutient, après Stendhal, qu’elle « est une pierre attachée aucou de la littérature ».

De façon plus singulière encore, eu égardau genre policier, ses romans comportent très peu de violence, quasiment jamais de sang, et ses justiciers commettent des meur-tres à l’ancienne : ciguë (Ceux qui vont mourirte saluent, Viviane Hamy, 1994), chute dans un puits (Debout les morts, Viviane Hamy, 1995), venin (Quand sort la recluse)… Cela, parréférence à un passé qui ne cesse de revenirsous forme d’échos. « Vois-tu, remarque Ma-thias, qu’un homme déplace une tige de rose,et mille ans plus tard, tu pourras encore le sa-voir » (Dans les bois éternels). Les supersti-tions ont encore force de foi, les mythes res-tent vivaces (loup-garou dans L’Homme àl’envers ; vampire dans Un lieu incertain, Viviane Hamy, 1999 et 2008). Ces mythes se déploient juste autrement. Chez Vargas, le temps semble parfois s’arrêter, à l’image des deux montres inutiles que porte Adamsberg.

Le réalisme au sens le plus trivial, la roman-cière s’y refuse, considérant que le roman policier doit assumer la même fonction ca-thartique que le conte : une purge des pas-sions, une conjuration de l’angoisse de mortpar un dénouement heureux. « On me dit parfois que je “traite la littérature comme un médicament”. Bien sûr ! Si l’homme a créé l’artdès qu’il a été sur ses deux petits pieds, c’estpour vivre. Pas seulement pour créer dela beauté », confiait l’écrivaine à Téléramaen 2008. p

Venimeuse vengeance VOICI, PROBABLEMENT, la source d’inspiration de Quand sort la recluse. Au début de l’été 2015, le quotidien régional Midi libre rapportait deux cas de morsures par une recluse brune, dans l’Hérault et dans le Gard. Cette petite araignée craintive, bestiole d’ordinaire peu agressive, s’était retrouvée piégée dans les pantalons des victimes alors qu’elles s’ha-billaient. Celles-ci ont dû subir une intervention chirurgicale pour éviter la nécrose.

Dans le roman de Fred Vargas, la colossale quantité de venin injectée provoque la mort de plusieurs hommes âgés originaires de Nîmes ou de ses environs. Ceux-ci ont pour point commun d’avoir été de petits tortionnaires au sein de l’orphelinat où ils ont grandi, dans les années 1940. La « recluse » du titre renvoie certes à ces femmes qui, au Moyen Age, étaient enfermées de leur propre chef dans une cellule munie d’une fenestrelle

pour passer la nourriture, mais surtout à ces jeunes filles sé-questrées par un violeur. Quand sort la recluse est ainsi l’histoire d’une vengeance inéluctable.

Au cours de l’enquête, qui conduit Adamsberg dans le sud de la France, mais aussi à l’île de Ré où il retrouve son frère, et dans les environs de Lourdes où, enfant, il a vécu une expérience traumatique, le policier exhume avec obstination des décennies d’omerta et d’impunité. Cepen-dant, son implication dans cette affaire soulève de vives tensions au sein de son équipe, notam-ment une opposition frontale de son adjoint, le commandant Adrien Danglard. Toujours plus de peur que de mal chez Vargas, qui fuit la violence comme la peste et préfère la lenteur de la réflexion au rythme effréné du suspense. p m. s.

quand sort la recluse,

de Fred Vargas, Flammarion, 478 p., 21 €.

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Fellowships 2018-19for senior scholars in the

humanities and social sciences.

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6 | Histoire d’un livre Vendredi 12 mai 20170123

APHORISMES quiclaquent, détourne-ments inquiétantsou amusants detextes classiques etde slogans publici-taires, manifestesqui affirment une

esthétique autant qu’une éthique, poèmes érotiques, nouvelles… L’œuvre de Paul Nougé fascine par sa force et sa diversité ; sa poésie, d’une magnifique fluidité sensuelle, n’a pas pris une ride.

Ce volume regroupe l’ensemble desécrits publiés de son vivant, entre 1922 et 1967. L’ouvrage comporte éga-lement une riche iconographie : fac-

Révéler l’empreinte de Paul NougéLe poète surréaliste (1895-1967), découvreur des situationnistes, ne voulait pas laisser de trace. Les éditions Allia ont heureusement recueilli son œuvre éparse

similé de revues, portraits de l’auteur, reproductions des tableaux de Ma-gritte commentés par Nougé. Certains textes font sourire, comme la lettre que le provocateur poète belge envoya à André Gide, en l’accompagnant d’un bocal dans lequel se trouvait une sang-sue. D’autres éclairent des moments de l’histoire littéraire, comme La Poé-sie transfigurée, rédigé pour protester contre les poursuites judiciaires infli-gées à Aragon après la publication du poème Le Front rouge, en 1931 (pour le délit « d’excitation des militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans le but de propagande anarchiste »). Bien que clairement inscrit dans un contexte culturel et

politique, ce tract offre une réflexion toujours actuelle sur la fragilité de la liberté d’expression en démocratie.

Auteur majeur du surréalisme belge,moins connu mais plus radical que le mouvement français, plus individua-liste aussi, et animé d’une volonté de changer radicalement la vie, Paul Nougé aide à penser les mutations de notre monde autant qu’il peut contri-buer à réenchanter celui-ci. p st. d.

Sans une ride

au palais des images

les spectres sont rois,

de Paul Nougé, édité par Geneviève Michel et Gérard Berréby, Allia, 800 p., 35 €.

stéphanie dupays

Il faut un certain goût du pa-radoxe pour se lancer dansl’édition des œuvres de PaulNougé (1895-1967), poète et

théoricien belge du surréalisme qui, tout au long de sa vie, s’est moqué de la notion d’œuvre. Seconsidérant comme un « ouvrier des lettres » bien plus que comme un artiste, Nougé a constamment affirmé ne pas vouloir laisser de trace : « J’aimerais que ceux d’entre nous dont le nom commence àmarquer un peu, l’effacent », affir-mait-il, prenant par là ses distan-ces avec un André Breton (1896-1966) trop soucieux à ses yeux de rester dans l’histoire.

Redoutant plus que tout « cettesorte de ciment implacable qui fait les monuments et les tombeaux éternels », Nougé a passé sa vie à travailler comme biochimiste dansun laboratoire d’analyses tout en menant de front son activité litté-raire. Membre fondateur du Parti communiste de Belgique (1921), il considérait l’acte d’écrire, dans son institutionnalisation, comme une activité bourgeoise. « Nougé témoi-gne d’une autre approche de la litté-rature, de laquelle notre époque aurait à apprendre, affirme l’uni-versitaire Geneviève Michel, qui a établi et annoté l’édition. Une ap-proche éthique et discrète, celle d’unouvrier qui manie son outil ou une arme. Il voulait agir sur nos auto-matismes de langage et de pensée. »

A l’origine de ce formidable pro-jet, qui a débouché sur le livre Au palais des images les spectres sont rois, Gérard Berréby, le patron des éditions Allia, souligne à quel point Paul Nougé était « loin du

milieu littéraire », et se justifie :« J’ai conscience que, en me lan-çant dans cette publication, j’ai violé la mémoire et la volonté dePaul Nougé. Mais l’histoire estpleine d’exemples comme ceux-là. Toutes proportions gardées, si Max Brod n’avait pas trahi les vo-lontés de Kafka [à son exécuteur testamentaire, le Praguois avait demandé de détruire ses manus-crits], on serait privé aujourd’hui d’un certain nombre de textes ; leplus important est ce qu’il en reste et ce que les lecteurs en font. »

Les situationnistes, que GérardBerréby a largement publiés, ont

mené l’éditeur à Paul Nougé. C’esten effet à l’initiative du poète sur-réaliste que des textes essentiels de Guy Debord (« Hurlements de Sade » et « Théorie de la dérive »par exemple) ont été publiés dans la revue Les Lèvres nues, en 1956, un an avant la création de l’Inter-nationale situationniste. « Quand Nougé a rencontré Guy Debord, GilJ. Wolman et Michèle Bernstein, ils avaient une vingtaine d’années. Il a senti le devenir de ces jeunes et bouillonnants lettristes », expliqueGérard Berréby, soulignant les qualités visionnaires de Nougé.

S’il était cohérent de faire entrerle poète au catalogue Allia, l’entre-prise a été ardue. De son vivant, Nougé n’a, de fait, publié quedeux brefs volumes (Les Images défendues, en 1943, et La Confé-rence de Charleroi, en 1946), lereste de son œuvre étant éparpillésous forme de tracts, de brochu-res, d’articles et d’écrits de cir-constance, parfois sans nom d’auteur ou sous pseudonyme. Ainsi, l’aphorisme « Ce boulevard encombré de morts. Regardez vous y êtes » a été « publié » – si l’on peut dire – sur un panneau promené dans les rues de Bruxel-les. Les commentaires sur l’œuvrede Magritte sont, quant à eux, dis-persés dans divers catalogues.

« La tête la plus forte du surréa-lisme en Belgique [et] l’une des plusfortes de ce temps », selon le mot de Francis Ponge (1899-1988),aurait quasiment réussi à effacerson nom sans la volonté de son

ami Marcel Mariën qui a récupéré,dactylographié et publié ses ma-nuscrits, notamment dans Les Lèvres nues, qu’il avait fondéen 1954. Un premier travail d’édi-tion a été réalisé en Belgique dansles années 1990, mais les volumessont aujourd’hui datés ou introu-vables. « Nougé ne voulait pas faci-liter la vie à son lecteur, il ne l’a pasfacilité à son éditrice non plus ! », souligne Geneviève Michel.

L’enjeu était donc de ne pas mo-mifier les textes, conformément àla volonté de l’auteur, tout enpermettant au lecteur de s’y re-trouver. En effet, si sa poésie nousest immédiatement accessible,les détournements, les pastiches,

les tracts écrits en réaction à des événements littéraires et politi-ques doivent souvent être éclai-rés. Allia a fait le choix d’insérer, à chaque texte, une brève noticeprécisant la date et le contexte, sans mâcher le travail. L’organi-sation chronologique conservecet aspect éclaté de l’œuvre et luilaisse son caractère de work in progress, de travail en cours, enécho à la démarche de Nougé, qui disait : « Ma vie n’a été qu’uneexpérience continue, une interro-gation permanente. »

La puissance de sa poésie justi-fie à elle seule la publication de cetouvrage mais, pour l’éditeur, il estaussi nécessaire de faire entendre aujourd’hui sa manière de penser.« Paul Nougé pratiquait une sortede guérilla par l’écriture : ses textes publiés voulaient agir sur le réel pour le transformer. Il ne s’agitdonc pas du secret pour le secretou d’une posture d’écrivain, maisd’efficacité dans l’action et decombat par l’écriture, toujours dans un sens éthique », explique Geneviève Michel. Par ses provo-cations et ses détournements de lieux communs de la vie quo-tidienne ou ses réécritures de textes littéraires, il instille ledoute et force à repenser les idées toutes faites. Rien que le titre de l’ouvrage, Au palais des images les spectres sont rois, semble accuserla profusion des images qui do-mine la culture contemporaine. Et nous tendre, par-delà les épo-ques, un miroir cruel. p

L’aphorisme « Ce boulevard encombré de morts. Regardez vous y êtes » a été « publié » – si l’on peut dire – sur un panneau promené dans les rues de Bruxelles

EXTRAIT« La rencontreParfois me reviennent à l’esprit/ les yeux gris d’une jeune femme/ parfois me revient à l’esprit/ telle page d’un livre de magie/ Où l’on peut lire les vertus de la flamme/ le sens profond de toutes les couleurs/ Et parfois j’oubliais ma douleur/ à rechercher par quel détour/ ou par quelle grâce/ le livre faisait du vert la couleur/ de l’amour qui nous enlace/ puis j’oubliais la magie/ au gré du jeu gris de la vie/ Mais les yeux gris de la jeune femme/ me rejoignaient au détour du chemin/ ses yeux son ventre et ses seins/ et toutes les attitudes de son plaisir/ lorsqu’un jour un souvenir mêlé de désir/ me ramena une confidence ancienne/ que lorsque la joie l’abat-tait/ dans un tourbillon de rires/ de prières, de soupirs et de menaces/ ses yeux se vidaient de toute image/ et de la mienne/ pour ne garder qu’un pur espace/ semblable à la verte étendue/ des prairies et de la mer/ Alors parmi les pensers amers/ qui nourrissent mon âpre vie/ j’admis qu’il fallait compter/ Avec la magie. »

au palais des images les spectres sont rois, page 344

Paul Nougé photographié par René Magritte, en 1937.

SANS OUBLIER

Une étoile est tombée

Près de cinquante ans après sonapparition fulgurante sur les écransdans le film La Chambre obscure,tout le monde ou presque a oubliéLila Beaulieu, née Liliane Garcia.Celle que les magazines appelèrent,un court temps, la « Garbo fran-çaise » est morte seule ; des mois sesont écoulés avant que son cadavredécomposé ne soit découvert dansla chambre de bonne où elle habi-tait, entouré de bouteilles d’alcoolbon marché. Pour que rien ne s’ef-face, septième roman de CatherineLocandro, part de ce trépas et re-monte le temps, au fil des douzetémoignages (d’un policier, du pro-priétaire de Lila, de son ex-mari, deson agent, de sa fille…). Si ce disposi-tif kaléidoscopique n’a rien de révo-lutionnaire, il s’avère ici d’une im-peccable efficacité pour évoquer une

vie, ses occasionsmanquées, seschagrins et le lotd’incompréhensionsqui se dressent entre les êtres. praphaëlle leyris

aPour que rien ne

s’efface, de Catherine

Locandro, Héloïse

d’Ormesson, 210 p., 18 €.

Calme trompeur

A Saint-Julien-des-Sources, gros bourg assoupi de 600 âmes, l’ins-tallation au village de plusieurs étrangers alimente les ragots. Lepremier est le « Boche », Hans Glawe,un artiste allemand aux œuvrestorturées portant le fardeau de laseconde guerre mondiale. Vientensuite le « Blondin », un taiseux àl’accent non identifié, qui entretientune relation avec Annie, la caissièrede la supérette – mais une relationcachée. Arrive enfin Sofia, la belle-sœur italienne d’Annie, avec safille mutique, Valentina, dont lessilences vont révéler les contradic-tions de cette petite communauté,observée à distance par Claude, unsociologue à la retraite revenu aupays après avoir quitté Paris sur uncoup de tête. La promotion de cedernier comme narrateur, au milieudu récit, n’est pas la moindre dessubtilités du nouveau roman deMichèle Gazier. Evoquant (en dépitde quelques caractères un peu stéréotypés) un Chaminadour, de

Marcel Jouhandeau(Gallimard, 1934-1941), transportéaujourd’hui, Silen-cieuse fera réfléchir àdeux fois les candi-dats à la néorura-lité. p frédéric potet

aSilencieuse,

de Michèle Gazier,

Seuil, 214 p., 17 €.

Manhattanites

Lors de sa parution aux Etats-Unis,en 2015, Les Primates de Park Avenuefut l’objet d’un petit scandale : dans cette évocation des rites d’uneétrange tribu, celle des mères del’Upper East Side, à Manhattan, Wednesday Martin décrivait-elleexactement ce qu’elle avait vu etvécu en s’installant dans ce chic-issime quartier avec mari et enfants,ou mélangeait-elle réalité et exagé-ration ? En étudiant ces femmescomme la primatologue Jane Goodall observe les chimpanzés,l’auteure ne témoignait-elle pas d’une forme de misogynie ? Ces questions ne résistent pas à la lec-ture de ce texte bien vu et souventhilarant, qui mélange le témoignageet les « notes de terrain » plus oumoins scientifiques. Et qui parle,bien au-delà de cette « société secrète », de l’intensité extrême avec laquelle est investie l’éducationdes enfants dans le monde occidental. p r. l.

aLes Primates de Park Avenue

(Primates of Park Avenue), de Wednesday

Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par

Morgane Saysana, Globe, 320 p., 19 €.

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0123Vendredi 12 mai 2017 Critiques | Littérature | 7

Les perdants

Les lecteurs inconditionnels de Ron Rash et Donald Ray Pol-lock ne seront pas déçus par le premier roman de Jon Sealy.Ceux d’Erskine Caldwell non plus, tant cette plongée dansl’Amérique rurale de la Grande Dépression évoque La Routeau tabac, paru en 1932. L’action se déroule d’ailleurs cettemême année, dans une bourgade de Caroline du Sud où levieux shérif Chambers est chargé d’enquêter sur un doublemeurtre sur fond de prohibition. Un magnat du whisky, unvétéran de la première guerre mondiale surnommé MaryJane et quantité de losers se croisent dans ce récit mêlantbrillamment les ingrédients du roman noir à ceux de lalittérature du Sud des Etats-Unis. p frédéric potet

aUn seul parmi les vivants (The Whiskey Baron), de Jon Sealy,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer,

Albin Michel, « Terres d’Amérique », 358 p., 22,90 €.

SANS OUBLIER

Aux amies

A sa parution en 1933, Femmes et pommiers, premier roman de Moa Martinson (1890-1964), fit sensation. L’auto-didacte issue du milieu ouvrier ouvrait un nouveau chapitrede la littérature dite « prolétarienne », puissant courant desannées 1920 et 1930 en Suède. De gauche, engagée, elle devintvite la figure de proue du féminisme suédois, promis à un belavenir. A travers le destin de deux gamines, elle brosse untableau très « zolien » de la misère ouvrière et paysanne audébut du XXe siècle. Des gens écrasés par la pauvreté, abrutispar le travail et l’alcool, des femmes exténuées par les cou-ches, des enfants obligés de travailler. Le seul rai de lumière,

la seule source de chaleur dans ces ténèbres où toutle monde grelotte est l’amitié, surtout entrefemmes. Mère de cinq enfants, Moa Martinsonsait de quoi elle parle. Derrière chacune de sesphrases se devine le vécu, qui aujourd’hui confèreà ce roman valeur de témoignage et en faitun document édifiant autant qu’un hymne à l’amitié. p elena balzamo

aFemmes et pommiers (Kvinnor och äppelträd),

de Moa Martinson, traduit du suédois

par Lise Froger-Olsson, Ginkgo, 240 p., 19 €.

Faire de tout un drameStratford-upon-Avon, vu des coulisses. Un subtil roman d’apprentissage de Craig Higginson

gladys marivat

Planter un roman surl’Afrique du Sud post-apartheid dans le décorde La Cerisaie. Transpor-

ter un dramaturge africain enmal d’inspiration entre le RoyalShakespeare et le Swan Theatre de Stratford-upon-Avon. Dans les romans de Craig Higginson, le théâtre et la vie se mêlent pour mieux s’éclairer l’un l’autre.

Auteur dramatique reconnu enAfrique du Sud, où il dirige le Market Theater de Johannesburg,l’écrivain s’est fait connaître enFrance avec Maison de rêve (Mer-cure de France, 2016). Ce huis closaux accents tchekhoviens met-tait en scène deux Sud-Africains,blancs et âgés, s’apprêtant à quit-ter la maison de toute une vie, ainsi que les bonheurs et les se-crets honteux qu’ils y avaientcultivés. Hommage à l’œuvre de

Shakespeare, L’Eté de « La Tem-pête » témoigne de la variété de ses influences.

L’Afrique du Sud n’occupe plusque quelques lignes dans la bio-graphie d’une des figures centra-les du roman : Harry Greenberg, dramaturge sud-africain qui a fui son pays natal dans de mystérieu-ses conditions, alors qu’il étaitpromis à un riche avenir, pour s’établir en Angleterre où, d’après ses dires, il n’est bon qu’à mettre en scène les pièces des autres. C’est à Stratford-upon-Avon, ville natale de Shakespeare, que se dé-roule l’intrigue. Mais Thomas, un étrange narrateur, nous annonce très vite que nous allons « foulerun pays imaginaire », peuplé deProspero, de Miranda, d’Ariel, de Viola et Césario.

Assistant d’Harry Greenberg,qui présente à Stratford une nou-velle production de La Tempête, Thomas, jeune homme sensibleet épileptique, nous avertit de sapropension à mêler le rêve à laréalité. « Comment pourrais-jevous raconter ce qui est arrivé cetété sans en inventer une grande

partie ? », s’interroge-t-il. Soyonsfranc : « Ce qui est arrivé cet été » n’est pas ici le plus passionnant. Il s’agit d’une histoire d’amourtriangulaire que nous résume-rons ainsi : Thomas aime Lucy,l’actrice principale, qui n’aime plus Peter, qu’elle pousse au sui-cide avant de s’enticher de Kim– homme des bois, proche en tout point d’Oliver Mellors(L’Amant de Lady Chatterley) –,qu’elle rend fou.

Le regard d’un jeune artiste Non, ce qui fait la beauté de ce

livre, c’est son désir de nous faireobserver le monde et les rela-tions entre les hommes à travers le regard d’un jeune artiste fri-vole qui a lu trop de romansédouardiens et d’Evelyn Waugh, connaît son Shakespeare parcœur et prépare une adaptation de La Leçon du maître, d’HenryJames. Avec ce parti pris, Higgin-son transforme une comédie des mœurs provinciales en une ré-flexion sur le pouvoir de l’artdans nos vies. Nous rend-il aveu-gle ou lucide ? Nous permet-il

de nous retirer sur une île ou d’affronter la réalité ?

Immature, excessif, Thomas nesait qu’admirer et aimer tout cequi touche de près ou de loin à l’art : Harry, les paysages de Stratford, les acteurs, l’entouragedu metteur en scène. Lentement,il apprend, espionnant ce qui setrame dans les amours de Lucyet Harry, rattrapé par une his-toire d’amour laissée derrière luien Afrique du Sud. Il songe à laleçon que son maître lui a un jour délivrée : « Tu as besoin de terouler davantage dans la boue,me dit-il une fois. Et il faut que tuécrives quelque chose de trop gê-nant pour le faire lire à quelqu’und’autre. » Sur le mode du roman d’apprentissage, Craig Higgin-son décrit avec finesse l’affirma-tion du goût et du regard chez unjeune artiste. p

l’eté de « la tempête »

(Last Summer), de Craig Higginson, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Gabrielle Lécrivain, Mercure de France, 253 p., 23,50 €.

Dans « La Lumière parfaite », Marcello Fois donnela puissance du mythe au triangle amoureux que forment Maddalena, Cristian et Domenico

Sardes incandescences

En Sardaigne. HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

florence noiville

Fois = Sardaigne + polar. Voici ce àquoi on réduit souvent l’écrivainMarcello Fois. Une équation tropsimple. Car si l’homme est bien

sarde – « sardissime » même, selon sa propre expression –, le noir, en revanche,n’est plus sa seule couleur. On l’avait remarqué en 2015, à la parution de Cris,murmures et rugissements (Seuil), ce huisclos tout en demi-teinte sur une relation entre deux sœurs. On le note à nouveau dans La Lumière parfaite. De livre en li-vre, la palette de Marcello Fois s’éclaire.Elle s’avive. Et tire désormais vers des rouges incandescents. Des tons d’argile brûlée par le soleil. Cuite et recuite. Exac-tement comme les passions, rancœurs,soifs de vengeance ou trahisons qui em-brasent ici la petite ville de Nuoro, au centre de l’île.

Nous sommes au milieu des années1980. Celles de la spéculation immobi-lière et des scandales financiers. Deuxfamilles sardes, les Guiso et les Chironi,vivent et travaillent ensemble. Elles se connaissent depuis toujours, sont théori-quement alliées et partagent même un caveau au cimetière. Cristian Chironi et Domenico Guiso sont les représentantsde la jeune génération. Elevés ensemble,ils se considèrent « comme et plus quedeux frères » – la formule n’est pas ano-dine. Jusqu’à ce que la belle Maddalena vienne un jour jeter le trouble dans leurs cœurs et mettre à mal leur amitié.

Résumé comme ça – une femme, deuxhommes –, ce scénario pourrait laisser craindre le pire. (Aux garçons, il évoqueHenri IV, de Shakespeare, une pièce qu’ils jouaient naguère au théâtre et dont ilsont encore en tête cette réplique fa-meuse : « L’heure a sonné où l’un de nousdeux doit voir sa fin. ») Mais ce serait compter sans la grande habileté de Fois qui parvient à donner au presque vaude-ville la puissance du mythe. Y compris lorsque Maddalena se découvre enceinte de Cristian alors que Domenico est déjàson fiancé officiel.

Faire sentir, ressentir, pressentirOn ne déflore rien en racontant cela. Le

lecteur l’apprend d’emblée. Lorsque le livre s’ouvre, à l’aube des années 2000,Maddalena se trouve à Rome au petit sé-minaire du Sang du Christ. Elle est venue rendre visite à son enfant unique, Luigi Ippolito, qui se destine à la prêtrise. Elleveut surtout lui faire comprendre qu’iln’est pas le fils de son père. C’est une scène parfaite, moins d’une vingtaine de pages particulièrement léchées et filmi-ques. Avec gros plans emblématiques del’époque, « l’appareil de télévision » du « séjour », par exemple. « Démodé, éteint depuis toujours, paré des mêmes dentellesque les fauteuils, mais plus petites, et sur-monté d’un vase contenant deux œilletsartificiels ». Suit un très long retour en

arrière qui, à travers l’histoire de Mad-dalena et de ses deux maris, retrace en filigrane celle de ce fils « différent », Luigi Ippolito, depuis sa conception jusqu’à cette révélation.

Cette scène, il faudrait l’enseigner dansles ateliers d’écriture. Ou plutôt de non-écriture. Car tout le talent de Fois consistejustement à faire sentir, ressentir, pres-sentir… ce qui n’est jamais écrit. Le poids de l’histoire intime et le tremblé des sentiments. Les (pieux ou moins pieux) mensonges. Les secrets dont raffolenttoutes les familles. Les malédictions quifrappent certaines lignées… Et, surtout, lafaçon dont – dans une Italie catholique ou communiste, mais toujours sou-cieuse des apparences – tout cela va tra-vailler, miner, façonner les personnages. A leur insu ? Pas toujours. Au fond, ceuxde Marcello Fois « savent » tous, à leur manière. Ils savent sans pouvoir dire. Comme les enfants.

A cet égard, La Lumière parfaite estune œuvre transgénérationnelle. Aumeilleur sens du terme. Ce qu’elle ex-plore, c’est comment – « selon quel des-sein » – chaque personnage finit par

parvenir « exactement là où il se trouve ». Qu’il s’agisse de Maddalena dès la pre-mière phrase du livre, ou de Cristian à la toute fin : « Et c’était là que depuis tou-jours il voulait arriver, même au prix de sefaire très mal. » Entre ces deux points, il ya tout un faisceau de lignes brisées, heur-tées, douloureuses, qui passent certes par des caprices du sort, mais aussi beau-coup par des répétitions – le motif des suicides par pendaison par exemple. Néanmoins comme Fois est Fois, c’est-à-dire un conteur hors pair qui n’aime rientant que les surprises et les rebondis-sements, son texte n’est jamais démons-tratif. C’est une construction roma-nesque puissamment chromatique et chatoyante. Une histoire dont on pour-rait dire que, depuis Monte Cristo jus-qu’aux Atrides, elle joue sur toutes lescouleurs de la fiction. p

la lumière parfaite

(Luce perfetta), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, 384 p., 23 €.

Ocampo, plus légère que l’eau

Tombée d’un navire en pleine mer, la narratrice de La Pro-messe promet à sainte Rita de faire publier le livre qu’elle a entête si elle survit. Tandis qu’elle flotte sur l’océan, elle com-pose un « dictionnaire de souvenirs », où défilent les person-nages ayant marqué sa vie. Construit comme une successionde brefs récits, ce court roman posthume charme par son oni-risme troublant. Qu’elle évoque une aguichante marchandede fruits, une voisine, danseuse, dont on dit qu’elle s’envolaun jour par dépit amoureux, ou un étudiant en médecine bai-sant les lèvres d’une jeune morte, Silvina Ocampo (1903-1993)croque avec grâce des êtres semblant droit tirés de comptines.L’enfance, l’amour, l’infidélité, la mort nourrissent, commeses nombreuses nouvelles, ce pêle-mêle aux allures detestament, léger comme un clapotis. p ariane singer

aLa Promesse (La promesa), de Silvina Ocampo, traduit de l’espagnol

(Argentine) par Anne Picard, Des femmes-Antoinette Fouque, 134 p., 13 €.

32e

Montpellier

COMÉDIEDU LIVRE

19-20-21Mai 2017

comediedulivre.fr

Philippe SAURELMaire de la Ville de Montpellier

Président de Montpellier Méditerranée Métropole

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8 | Chroniques Vendredi 12 mai 20170123

SI PAR « un beau matin desemaine » un vagabond.On est dans une petitestation de radio rurale,à Fox, Wyoming, c’estcalme, le boss est sorti,

Marcia, la narratrice, passe des disques, lit des annonces publicitaires, quand un homme apparaît. Il se fait appeler Lone-some Rhodes, se dit professionnel « d’la chanson folk » et demande une chance. Marcia déteste le folk. Mais soit, elle écoute. Lonesome chante, ou plutôt il baratine, livre un « bon p’tit bavardage américain à l’ancienne », entrecoupe le morceau d’anecdotes et de blagues sur son village natal, Riddle, Arkansas, trou paumé peuplé de vraies gens, tous mem-bres d’une seule famille, la sienne. A la fin, Marcia ne sait pas « si c’était magnifi-que ou effroyable » mais reconnaît qu’elle n’a pas décroché. Le ver est dans le fruit.

Texte bref et saisissant, Un homme dans la foule (1953, adapté au cinéma par Elia Kazan en 1957) est le récit impec-cable de l’ascension d’un bonimenteur populiste dans une Amérique enlisée dans la guerre de Corée. D’entrée de jeu, Budd Schulberg (1914-2009, écrivain et scénariste, auteur de Qu’est-ce qui fait courir Sammy ?, Sur les quais…) met en place les conditions de la séduction : vacance de la situation, type surgi de nulle part – Riddle signifie « énigme » –, voix coulée dans le sillage des réclames publicitaires, verbiage exaltant le bon sens rural des gens simples contre « tous ces beaux parleurs de politiciens » à Washington. Le tout emballé dans une « vraie chanson américaine pur jus ».

« Au nom du peuple »Après quoi, Schulberg déplie une mé-

canique de l’emprise et de la contami-nation combinant dans un même per-sonnage démagogie, fausse naïveté, outrance, rapacité animale, et cette es-pèce de hardiesse que confère l’igno-rance. Et rappelle constamment les ris-ques d’un usage publicitaire de la parole. Lonesome fait un tabac, cause la chute du shérif de la ville, est débauché par une grosse radio de Chicago, se lance dans « des sujets », défend le mariage, in-cite à aller à la messe, prône la solidarité, le bon voisinage et la fermeture des frontières du pays. « Au nom du peuple, dit-il. Le peuple ne sait jamais. Le peuple est comme moi, stupide comme une mule. C’est juste qu’on sent c’qui est juste. » Puis c’est New York, deux émis-sions à la télévision et un billet quoti-dien publié dans 300 journaux. Lone-some devient un faiseur d’opinion, milliardaire, alcoolique, mégalomane jusqu’à se mettre en tête de déclarer la guerre à « ces Russkoffs et [ces] Chineto-ques qui nous titillent » en levant une ar-mée de 50 millions de téléspectateurs.

Mais c’est dans le personnage de Mar-cia que réside la radicalité du texte. Car si elle n’est jamais dupe de Lonesome, elle demeure pourtant dans l’incapacité de le neutraliser, de s’en défaire, de le combat-tre. Intelligente, sentimentale, grande gueule, elle a beau voir que « sous sa dé-froque d’Américain rural, [Lonesome] se comportait en homme d’affaires avisé », elle a beau lui crier qu’il est bidon, qu’elle le déteste et déteste ce qu’il représente – « Toi et tes Cadillac et ton Pépé Bascom. Un homme du peuple. Mon cul » –, elle fuit, elle reste. Si bien que s’interrogeant à la fin de l’histoire – « J’avais contribué à façonner cette légende » –, c’est bien nous qu’elle interroge en retour, nous, notre peu de vigilance, notre étrange crédu-lité : « Comment pourrais-je la renier sans avoir moi-même à rendre des comptes ? » p

La sagesse comme un gibier

SAVOIR où tra-quer de quoi senourrir. Exercerson flair, ses capa-cités physiques etmentales pour

repérer ses proies, les pister judi-cieusement. Apprendre à détecterles indices, à suivre la bonne piste.Déployer des ruses, tendre despièges s’il le faut. Se repaître enfindu gibier convoité, se délecter deses saveurs, se fortifier de ses sucs. Voilà de vieilles pratiques, d’abord animales, ensuite humai-nes, communes à toutes les chas-ses. Les appliquer à la sagesse paraît étrange, voire inconve-nant. C’est pourtant ce que fait, en 1462, Nicolas de Cues (1401-1464). Il n’est pas le premier. Pla-ton parle déjà de « chasse à l’être » dans le Phédon, de « chasse au beau » dans Hippias majeur, de

« chasse au bien » dans le Philèbe. Malgré tout, dans l’Antiquité, les philosophes demeurent habi-tuellement des chercheurs de sagesse, et non des chasseurs.

Ils se nomment « chasseurs desagesse » à la fin du Moyen Age, d’abord sous la plume de Ray-mond Lulle. La formule se retrou-vera longtemps, par la suite, à laRenaissance, notamment dans des textes d’Erasme, de Machia-vel, de Thomas More, de Gior-dano Bruno, sans oublier Montai-

gne ou Rabelais.Mais c’est bien Nico-las de Cues, avec sontraité La Chasse dela sagesse – traduit àprésent par JocelyneSfez avec d’autresœuvres tardives dumême auteur – quiest le premier à don-

ner à cette expression acuité et profondeur : « Les philosophes nesont rien si ce n’est des chasseurs de sagesse, que chacun d’entre euxpiste à sa manière à la lumière de la logique qui lui est innée »,

écrit-il. En fait, pour le théologien de la Docte ignorance (1440), il ne s’agit pas d’une métaphore desurface. Il rappelle ainsi que notreâme se nourrit de sagesse, au sensde « connaissance vraie », que no-tre raison est équipée pour la dé-celer et l’attraper. Et cette « con-naissance-gibier » possède des sa-veurs que notre esprit reconnaît.

La connaissance de DieuReste à préciser ce point essen-

tiel : la sagesse poursuivie conti-nûment par Nicolas de Cues fut laconnaissance de Dieu, savoir in-dispensable et impossible tout à la fois. Cet homme n’a donc pas cessé, au long de sa vie, de chassercette proie qu’il éprouvait néces-saire à son âme. Il s’est efforcé del’atteindre, ne fût-ce que par bri-bes, d’essais en conjectures, d’hy-pothèses en expériences. Et tous les moyens furent bons – mathé-matiques, astronomie, théologie, logique… – pour cet érudit poly-morphe qui devint, au cours d’une existence haletante, avocat,prêtre, cardinal, évêque, ambas-

sadeur, négociateur… et vertigi-neux métaphysicien, dont ErnstCassirer (1874-1945) le premier a su rappeler l’importance cruciale.

Jocelyne Sfez a déjà traduiten 2011 Les Conjectures, de Nicolas de Cues, et leur a consacré en 2012 une savante étude. Dans ce nou-veau volume, elle a traduit et ras-semblé, avec La Chasse de la sa-gesse, trois autres textes rédigés par le philosophe à la fin de sa vie. Dans ces œuvres « testamentai-res » peu connues, Nicolas de Cues, sentant venir sa fin, revient sur son parcours. Il récapitule sestentatives et ses acquis, et les pro-longe par de nouvelles proposi-tions, comme la distinction, capi-tale pour lui, entre « pouvoir-faire » et « pouvoir-être-fait ». Ce couple de concepts traverse tous les registres, dans un feu d’artifice intellectuel fascinant, à condition, bien sûr, de surmonter les difficul-tés pour y accéder. Or elles ne sontpas minces, et laisser croire que ces textes sont faciles serait trom-per. Mais imaginer qu’ils sont sansimportance serait une erreur. p

NON MAIS, franche-ment, imagine-t-on unhorticulteur parcourantles allées de son vergertout en lisant à voixhaute un mode d’emploi

ou une notice de montage pour appren-dre à ses pommiers comment donnerdes pommes ? C’est un peu l’effet que mefont les écoles de creative writing, ou« écriture créative », inventées aux Etats-Unis et désormais en vogue partout. Notre horticulteur perd son temps, mais il se fourvoie définitivement quand ilprétend, grâce à ses conseils pratiques et son coaching avisé, obtenir des pommes de ses poiriers. Vaine entreprise. Cesderniers ne produiront jamais que desbonnes poires.

Peut-être est-ce naïveté romantiqueque de croire encore qu’un écrivain se forme tout seul, nourri cependant de ses lectures, et qu’il grandit à la va-comme-je-te-pousse parmi les autres herbes folles. Mais nous n’en pouvons plus de ces livres usinés, calibrés, sans parler dece qui se trame dans les sombres offi-cines de certaines maisons d’édition. Quelle désillusion si nous savions com-ment se fabriquent certains romans à succès, signés de noms célèbres, sur les-quels ont couru les mains pleines dedoigts des rewriters… suivez mon regard (mais celui-ci préfère se perdre dans lesbrumes de l’innocence préservée quiflottent sur le meilleur des mondes).

Aussi bien, quand nous arrive Dans leseaux du Grand Nord, le premier livre traduit en français du Britannique Ian McGuire, né en 1964, et que nous appre-nons que celui-ci « a cofondé le Centre pour la nouvelle écriture à l’université de Manchester et enseigne actuellement l’écriture créative », toutes nos alarmes sedéclenchent en même temps. Puis, à ce qu’il paraît, c’est encore un roman qui nous refait le coup de la chasse à la ba-leine, pitié ! On va nous rejouer Moby Dick, la traque, les tempêtes, le vent dans les haubans, le gaillard d’avant et son poteà l’arrière, le calme plat – les vivres man-quent mais il reste plus de rhum dans les tonneaux qu’il n’y a d’eau salée dans le vaste océan. « Nouvelle écriture », tu par-les, un bon vieux roman de plus, saturé de références et de scènes convenues…

Telles étaient mes préventions enouvrant ce livre et j’étais prêt à en décou-dre. Or c’est mon harpon qui m’esttombé des mains. Dans les eaux duGrand Nord est un formidable romand’aventures doublé d’une tragédie im-placable. Livre noir sur fond de banquiseoù le sang sera la seule couleur. Certes, tout ce que je redoutais de trouver dans

ce roman s’y trouve en effet, maisl’auteur a dérobé à ses personnages leurscouteaux de dépeceurs de baleine pour ôter toute la graisse héroïco-sentimen-tale qui enrobe ordinairement ces récitsmaritimes. Il leur emprunte des scèneset des figures mais pour les arracherau mensonge littéraire, aux enchaîne-ments réflexes de la narration classique afin de mettre à nu, à la manière deConrad, des hommes seuls aux prises avec leur conscience dans un monde sirude physiquement qu’ils refusent par-fois de s’encombrer en plus du « fardeaude la complexité morale ».

Ceux qui ont déjà visité le Yorkshireen 1859 n’auront peut-être pas envie d’yretourner. Pour tous les autres, c’est l’oc-casion ou jamais. Les baleiniers partent de là pour les campagnes de chasse. Jus-tement, Baxter, propriétaire du Volun-teer, recrute son équipage. Il n’est pastrop regardant sur le passé des postu-lants. Deux fortes mains font un suffi-sant CV. D’autant que le capitaine du na-vire n’est autre que Brownlee, un vraipoissard. Quant au second, Cavendish, voici son credo : « Si vos idées étaient en oravec la tête de la reine gravée dessus, je m’y intéresserais peut-être, mais comme elles ne le sont pas, vous ne serez pas trop offensé, j’espère, si je m’en contrefous purement et simplement. »

Plus cynique et féroce que lui, pourtant,s’embarque aussi le harponneur Henry Drax, le mal incarné, un monstre perversque nous avons vu violer et tuer un jeunegarçon noir dans une scène d’ouverture qui annonce les joyeuses aventures qui vont suivre. Ian McGuire décrit un monde de brutes où chacun se donnepour unique mission de sauver sa peau. Le livre est écrit dans une langue auda-cieuse qui sait peindre l’âpre beauté des paysages de l’Arctique, icebergs et auro-res boréales, et restituer le parler inventifdes hommes d’équipage : « Ecoute-moi ça (…). Le bateau craque et pleure comme unepute à six pence. » Ou, un autre, devant le squelette décapé d’une baleine : « D’ici Noël, les os de ce monstre puant serontcachés dans le corset joliment parfumé d’une poulette pas encore baisée. »

Il fallait un héros pourtant, ce sera luiaussi un homme tourmenté. PatrickSumner, chirurgien irlandais de retourdes Indes où il a pris part aux sanglants combats des troupes anglaises contre lesémeutiers du Penjab, et qui revit ces scè-nes de guerre dans ses délires opiacés. Lemeurtre est du voyage, et la filouterie.L’équipage se retrouve échoué dans lesglaces. Le lecteur ne sait plus s’il tremblede peur ou de froid. Sumner sera amenéà éventrer un ours pour s’abriter dans sacarcasse, puis un missionnaire, pour luisauver la vie. Jusqu’au bout, il sera le seul, avec l’auteur toutefois, à ne pas re-noncer aux mots et à croire encore en leur sens, même quand la langue gèle dans la bouche. p

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

un homme dans la foule

(Your Arkansas Traveler), de Budd Schulberg, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier, Les Equateurs, 90 p., 9 €.

Ian McGuire a dérobé à ses personnages leurs couteaux de dépeceurs de baleine pour ôter toute la graisse héroïco-sentimentale qui enrobe ordinairement les récits maritimes

dans les eaux

du grand nord

(The North Water), de Ian McGuire, traduit de l’anglais par Laurent Bury, 10/18, 306 p., 17,90 €.

la chasse de la sagesse

et autres œuvres

de philosophie tardive,

de Nicolas de Cues, traduit du latin et édité par Jocelyne Sfez, Les Belles Lettres, « Sagesses médiévales », 350 p., 25 €.

L’emprise selon Budd Schulberg

Noir sur blancLE FEUILLETON

D’ÉRIC CHEVILLARD

ON REPREND

MAYLIS DE KERANGALécrivaine

Les écrivains Mathias Enard, Maylis de Kerangal, Alice Zeniter, et l’historien Patrick Boucheron tiennentici à tour de rôle une chronique.

FIGURES LIBRES

ROGER-POL DROIT

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0123Vendredi 12 mai 2017 Critiques | Essais | 9

Nikolaï Iejov, grand purgeur des peuplesDes archives inédites éclairent le parcours de l’organisateur zélé de la terreur stalinienne dans les années 1930, dont il fut lui-même victime

marc semo

Il fut surnommé le « nainsanglant ». Le nom de Niko-laï Iejov (1895-1940) restepour toujours associé à

l’apogée des grandes purges sta-liniennes, entre 1936 et 1938. LesSoviétiques appelèrent ces an-nées, marquées par des dizainesde milliers d’exécutions et desdéportations massives d’enne-mis du peuple (ou prétendus tels), la iejovchtchina. « Ne vous fiez pas à ma petite taille, j’ai desmains fortes, des mains stalinien-nes », clamait cet ancien apprenti tailleur mobilisé pendant laguerre, devenu bolchevik peuavant octobre 1917. Aussi zélé et ambitieux qu’inculte, ce falot fonctionnaire monte peu à peu

dans l’appareil du Parti commu-niste, d’abord à la commission des cadres puis au NKVD (la po-lice politique), avant d’être nommé en 1936 par Staline« narkom », chef du NKVD : son rôle est d’écraser tout ce qui peut encore exister d’opposants aupouvoir toujours plus absolu du« Petit Père des peuples ».

Chercheur à l’Institut de socio-logie de l’académie des sciencesde Russie, Alexeï Pavlioukov a eu accès à une partie des archives centrales du FSB (la police politi-que qui a pris la succession duKGB, lui-même héritier du NKVD,à l’effondrement de l’URSS) et notamment au dossier monté contre Iejov et ses collaborateurs,à leur tour liquidés quand Staline voulut mettre un terme à l’em-ballement de la Terreur. Cette dernière avait atteint ses objec-tifs, comme le revendiquait en-core des années plus tard Viat-cheslav Molotov, l’un des piliers

du stalinisme : « On a coupé peut-être une tête de trop, mais on n’apas eu de fluctuations pendant la guerre et l’après-guerre. »

Sans états d’âme

Face à la menace montante dunazisme, le maître du Kremlin voulait éradiquer tous ceux qui pouvaient menacer même très indirectement son pouvoir, aussi bien dans le parti que dans la société : il cible les opposants – y compris repentis –, les officiers supérieurs de l’Armée rouge, les ex-ci-devant, koulaks déjà dépor-tés, ingénieurs – pour expliquer les ratés de la planification – et minorités nationales vivant en URSS (Polonais, Allemands, Co-réens), susceptibles d’être une« cinquième colonne ». Les purgeset les procès avaient commencédès 1934, après l’assassinat de Sergueï Kirov, un des dirigeants du parti, mais le patron du NKVD de l’époque, un certain Iagoda,

n’était pas assez déterminé. Iejov, lui, n’avait pas d’états d’âme.

Aussitôt arrivé à la tête duNKVD, qui chapeautait égale-ment le goulag, la police et les gardes frontières, il imposa la« méthode active » dans les inter-rogatoires. Jusque-là les détenusétaient privés de sommeil et de nourriture, soumis aux menaces de représailles sur leurs prochesmais rarement physiquement torturés. Iejov, fidèle exécutant de Staline, veut du rendement.« La production d’ennemis du peu-ple répondait aux règles de la pla-nification et un des indices les plusimportants du travail effectuépar les tchékistes [les agents du NKVD] était le nombre d’aveux obtenus », relève Alexeï Pav-lioukov, qui raconte par le menula mise en place de la machine de terreur, ses guerres intestines, les diverses étapes de la répression.

Le livre est très riche et détaillé,parfois trop. Il manque à l’auteur

le souffle de Simon Sebag Monte-fiore dans La Cour du tsar rouge (Les Syrtes, 2005), décrivant un Iejov shakespearien, dépravé et sanguinaire. Grisé par son pou-voir, il avait sa propre cour. Sa femme, Evguenia, tenait salon, protégeant quelques intellec-tuels, dont l’écrivain Isaac Babel(1894-1940), plus tard lui aussi victime des purges.

Après la chute de l’URSS, leurfille adoptive tenta d’obtenir la réhabilitation de Nikolaï Iejov, ar-guant d’un procès truqué avec de

fausses preuves et des aveux ex-torqués. Elle souligna qu’il n’avaitfait qu’obéir aux ordres de Sta-line. La commission refusa : « Ie-jov ne peut être considéré comme une victime de la terreur qu’il a lui même organisée. » p

le fonctionnaire de la

grande terreur : nikolaï iejov

(Yezhov. Biografiya), d’Alexeï Pavlioukov, traduit du russe par Alexis Berelowitch, Gallimard, « NRF essais », 654 p., 32 €.

Avec finesse, Danièle Hervieu-Léger réinsère la société monacale dans le monde contemporain. Et la trouve confrontée, en France, à sa possible disparition

Le crépuscule du monastère

Au prieuré bénédictin Notre Dame d’Espérance, à Croixrault (Somme), 2015. MATHIEU FARCY/SIGNATURES

nicolas weill

Quoi de plus intempestifqu’une sociologie dumonastère, tant l’exis-tence d’un moine oud’une nonne paraît dé-

sormais contre-intuitive ? La ré-clusion, le silence, la chasteté,l’austérité ou la lenteur ne sont plus guère des valeurs prisées. Et pourtant, ce livre passionnera qui-conque s’y aventurera, tant il re-nouvelle notre regard sur un type radical d’engagement chrétien qu’on a trop vite fait de considérercomme résiduel ou folklorique.

Certes, l’intérêt des sociologuespour la vie monacale n’est pas nouveau. A sa manière, l’ouvrage du plus célèbre d’entre eux, MaxWeber (1864-1920), L’Ethique pro-testante et l’esprit du capitalisme (1905), établit comment le protes-tantisme, dans sa version calvi-niste, a façonné une identité so-ciale nouvelle en étendant à l’en-semble des fidèles les exigencesimposées aux seuls moines.

La perspective adoptée par Da-nièle Hervieu-Léger est ici diffé-rente. La sociologue vise à réinsé-rer ce monde, que l’on s’imagine préservé et intact depuis le plushaut Moyen Age, dans l’histoiremoderne et contemporaine del’Eglise et du catholicisme – avec les soubresauts que cela impli-que. L’auteure, directrice d’études

à l’Ecole pratique des hautes étu-des, qu’elle a présidée de 2004 à 2010, est l’observatrice la plus finede la place qu’occupe la religion, en particulier le christianisme,dans la société française actuelle. Avec la neutralité méthodologi-que voulue, secondée par uneécriture claire et élégante, elle analyse depuis des décennies lesphénomènes qui secouent les ca-tholiques, de « majoritaires deve-

nus minoritaires » (par exemple, la montée en puissance des mou-vements charismatiques). Selonson hypothèse, les monastères, loin d’être aux marges de cetteévolution – l’enquête est ici cir-conscrite aux grands ordres mo-nastiques cistercien et bénédictinrelevant de la « règle » de saintBenoît (480-447) –, constituent la scène privilégiée de la confronta-tion entre l’Eglise et la modernité.

Si l’on peut regretter la faible at-tention portée à la base économi-que des couvents d’aujourd’hui, lelivre sait dissiper sans retour une illusion : celle de la continuité, quivoudrait que les moines perpé-tuent et transmettent à l’identi-que des mœurs religieuses héri-tées du Moyen Age, comme le célèbre chant grégorien pratiqué à l’abbaye de Solesmes (Sarthe)pourrait le laisser croire. Enréalité, les bénédictins de notre temps sont issus d’une refon-dation plus récente, rappelle Danièle Hervieu-Léger. Celle-ci se produit au début du XIXe siècle, après que la rupture révolution-naire a dispersé les congrégations

et vendu leurs patrimoines comme biens nationaux.

C’est donc à la lumière desidéologies contre-révolutionnai-res que la sociologue nous suggèrede lire la renaissance des monas-tères. Les savoureux portraits des restaurateurs, Prosper Guéranger à Solesmes, Jean-Baptiste Muard à La Pierre-qui-Vire (Yonne) et Em-manuel André à Mesnil-Saint-Loup (Aube), illustrent comment le couvent se réinventa autour de la figure monarchique de l’abbé,dans l’idée de préfigurer, sur un mode utopique, une reconquête catholique politique puis cultu-relle de la société envisagée alorscomme « plausible ».

A l’autre bout de l’histoire, cette« plausibilité » se retrouve mise encause. Malgré le regain de voca-tions qui a suivi la seconde guerre mondiale, malgré les réajuste-ments provoqués par le concile Vatican II (1962-1965), qui a affecté aussi les institutions monastiques(passage à la langue vernaculaire, réforme de la liturgie, insistance sur la communauté plutôt que surla discipline et la hiérarchie) et pro-

voqué des réactions de type « tra-ditionaliste », comme à l’abbaye de Fontgombault (Indre), tenue par des proches de Mgr Lefèbvre, la question de la survie se pose.

Le sentiment d’une disparitionpossible, dans un environnementoù la déchristianisation semble irréversible, habite les entretienstout comme les statistiques de l’enquête. Entre 1990 et 2010, le nombre des religieux et moines,hommes et femmes confondus, est passé de 62 208 à 35 990.Quant au nombre des novices, il achuté de 1 001 à 377 entre 1990 et 2003. Dans des bâtiments trop grands, la tâche d’assistance gé-rontologique à des frères et sœursde plus en plus âgés devient une perspective peu attractive pour des jeunes en quête de vie con-templative. Mais il est vrai, etl’ouvrage le démontre à l’envi, quele « temps des moines » n’est jamais linéaire… p

le temps des moines.

clôture et hospitalité,

de Danièle Hervieu-Léger, PUF, 712 p., 27 €.

Les bénédictins de notre temps sont issus d’une refondation qui se produit au début du XIXe siècle, après la rupture révolutionnaire

SANS OUBLIER

Averty l’artificier

On peut aimer l’œuvre de Jean-Christophe Averty (1928-2017) debien des façons. Le pouvoir de fascination de ce Méliès de la télévi-sion reste intact, deux mois après sadisparition. On le retrouve dans lejoli volume d’entretiens de NoëlHerpe, adapté d’une série réaliséepour « A voix nue », sur France Culture, en 2015. Averty est un pion-nier et toute son œuvre s’est fabri-quée sous le signe d’une cohérenceentêtée dans l’artifice, au point qu’une confession peut résumer sonesprit culotté, tout en donnant sontitre au recueil : « La réalité me casseles pieds. Elle est froide, les murs sontdurs. Les voitures s’écrasent. La soli-tude étouffe et tue lentement. Tout ceque j’ai aimé, tout ce que j’aime en-core et aimerai jusqu’à ce que je soisenterré, ce sont les choses qui n’exis-tent pas dans la vie et qu’il faut inventer. » p antoine de baecque

aLa réalité me casse les pieds.

Entretiens avec Noël Herpe,

de Jean-Christophe Averty,

Plein Jour/France Culture, 114 p., 14 €.

Scène primitive

Si 1969 était une année érotique,1977 fut une année critique, non ausens de crise, mais en termes degrille de lecture multicouche. Dépourvue d’événement majeur,elle constitue, en effet, le terreau oùsemble avoir pris corps la postmo-dernité dans les sociétés occiden-tales, faite d’inquiétudes et d’incer-titudes. En 1977, le punk des SexPistols entre en collision avec les« nouveaux philosophes » : « Nofuture » et fin proclamée des uto-pies. La catastrophe aérienne deTenerife (583 morts) témoigne quela civilisation technique est faillible.Les survivants de la « bande à Baa-der » commettent leurs ultimesassassinats. Le Centre Pompidousort de terre et Star Wars au cinéma.« Si nous sommes en quelque sortetous nés en 1977, nous allons devoirnous attribuer une nouvelle datede naissance en 2017. Une autre scène primitive, un autre marqueur,un autre décor, un autre récit, uneautre musique s’imposent à nous,sous peine de sombrer dans les ultimes gouffres de la mélancolie »,conclut Jean-Marie Durand, rédac-teur en chef adjoint des Inrocks,

auteur du Cool dansnos veines (RobertLaffont, 2015), auterme de ce très belessai, qui plus estélégamment écrit. pmacha séry

a1977. Année électrique,

de Jean-Marie Durand,

Robert Laffont,

288 p., 18,50 €.

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10 | Rencontre Vendredi 12 mai 20170123

Gabriel Josipovici

BRUNO CHAROY/PASCO

EXTRAIT

« – Ça m’est apparu à l’aéro-port, dit-elle. Pourquoi c’était si important, ce jardin. C’est comme si ce jour-là, leur vie tout entière était devant eux, leur vie d’avant et leur vie d’après. Tout ce qui allait ar-river et ne pas arriver, et tout ce qui allait arriver et ne pas arriver à leurs descendants. Tout. Enserré dans ce jardin. Maintenu par les arbres et le mur et le silence. C’est pour cela que j’ai dû aller là-bas. Pour ressentir ça par moi-même.– Sauf que ce n’était pas le bon jardin.– Où il était n’a pas d’impor-tance, dit-elle. Ce qui est im-portant, c’est que tout s’est mis en place à un seul mo-ment en un seul lieu clos. Et si je pouvais vraiment le res-sentir, le comprendre, alors je pourrais peut-être com-prendre pourquoi j’étais en vie et ce que j’avais à faire.– Et vous comprenez ?– Bien sûr que non, dit-elle. »

dans le jardin

d’un hôtel, page 140

éric loret

Il est venu avec la traduction deDans le jardin d’un hôtel et le texteoriginal anglais. C’est au fond d’uncafé du Quartier latin, à Paris, ilcommande un thé à la menthe. Ily a quelquefois des disputes sur le

choix du thé ou de la tisane dans ses ro-mans, moments volontairement banals dans des trames beaucoup plus com-plexes. Gabriel Josipovici, 76 ans, mince, l’œil malicieux, s’en amuse : « C’est sansdoute le retour du refoulé britannique. »Lui qui est aussi bien critique que roman-cier (il a consacré des essais à Beckett, Blanchot, Kafka et Bellow) ne se livrera pas pour nous à une exégèse de son œuvre : ça, à ses yeux, c’est le travail du critique. Mais, pour ce rendez-vous du moins, il a dû relire Dans le jardin d’un hôtel, originellement paru en 1993 etque viennent de traduire les éditions Quidam. Un exercice que la plupart desécrivains abhorrent.

Alors, il l’a trouvé comment, ce texte ?« Ça allait, c’était pas mal. Moins affreux que ce à quoi je m’attendais. » Par rapportaux cinq romans de lui qu’on connaissaitjusqu’ici (l’un traduit chez Gallimarden 1989 et quatre autres chez Quidam de-puis 2010), qui mettent tous en scène desfigures d’artistes aux prises avec la créa-tion, Dans le jardin d’un hôtel est d’une veine un peu différente, plus familière

ou familiale, qui semble se rapporter à la définition que Josipovici donne de lui-même : écrivain non pas britannique, dit-il, mais « juif aux racines moyen-orientales, qui se sent européen et vit en Grande-Bretagne ».

Si, sur l’ensemble de ses romans – dontle premier a paru en 1968 –, la figure de l’artiste n’est finalement pas dominante, elle est du moins une introduction com-mode au corpus traduit en français et à lapoétique de cet écrivain. Que ce soit dansMoo Pak (1994), Goldberg : Variations (2002) ou Infini (2012), Josipovici campe des créateurs torturés, nourris à la fois d’art, de musique et de lettres, et ne

semblant pouvoir avancer dans leur tra-vail qu’à le détricoter en même temps.Dans Tout passe (2006), s’énonce même une des problématiques essentielles dutravail de Josipovici : « Rabelais, lui, (…) acompris ce que signifiait pour l’écrivain ce nouveau miracle qui était l’imprimerie. Ça signifiait avoir gagné le monde etperdu le public. Ne plus savoir qui vous lisait ni pourquoi. Ne plus savoir pour qui vous écriviez ni même pourquoi vous écri-

viez. Rabelais (…) trouvait ça insup-portable, comique et délectable, toutça en même temps. »

En ce sens, ses derniers romans té-moignent de la peine et de la drôleriecombinées qu’il y a, pour un écrivainet un critique, à désormais ne pluss’adresser à personne, au temps de

« l’individualisme capitaliste moderne ».Infini, en particulier, se présente comme une réponse au Docteur Faustus, deThomas Mann (1947 ; Albin Michel,1950) : « L’artiste est une figure ridiculeaujourd’hui, constate Josipovici. Or Mann le met trop sur un piédestal : peut-être que pour moi Cervantès est de cepoint de vue plus moderne, plus en phase avec le XXIe siècle, en traitant la question du désenchantement sous forme tragi-comique. »

Le moins qu’on puisse dire est quel’écriture de Josipovici tranche dans lepaysage britannique. Né à Nice en 1940 de parents juifs égyptiens, il est plus

proche des avant-gardes continentalesque du réalisme social ou des littératuresde genre qu’affectionne la Grande-Breta-gne depuis la guerre : « Je savais, dit-il,que mes fictions ne seraient jamais com-merciales. » Il enseigne donc la littératurecomparée à l’université du Sussex pen-dant trente-cinq ans. Son grand-père,Albert Josipovici, était un écrivain fran-cophone à succès, originaire de Constan-tinople. Avant la guerre, les parents de Gabriel s’installent en France : ils étu-dient à Aix-en-Provence, achètent unemaison à Vence, se lient avec Gide et Giono. Mais la guerre arrive. Le dernier jour où ils auraient pu prendre le bateau pour l’Egypte, Gabriel naît. Le père, Jean, part pour Paris. Il y poursuivra une car-rière de réalisateur, épousera VivianeRomance dans les années 1950. Père et fils ne se sont jamais revus.

L’enfant reste à Nice avec sa mère, Sa-cha Rabinovitch, laquelle deviendra une traductrice et poétesse respectée, vivant jusqu’à sa mort avec son fils dans le Sussex. Lorsque l’Italie tombe, en 1943, Sacha et Gabriel fuient en train pour le Massif central, avec l’aide d’amis qui leurfournissent de faux papiers : « Une foisdans le train, ma mère m’avait laissé avec nos amis et était allée s’installer dans une autre voiture, car elle avait toujours penséque, même avec ses faux papiers, si on la questionnait, elle ne pourrait faire autre-ment que de dire qu’elle était juive. “Pour-

procédés romanesques traditionnels,explique-t-il, « mais ils semblaient appar-tenir à d’autres ». Le dialogue, parce qu’il est ancré dans l’ici et le maintenant, per-met, peut-être mieux que la narrationclassique – qui raconte toujours par la fin –, de restituer la façon dont l’homme « fait avec ce qu’il n’a pas », comment il avance par le langage dans les lacunes duréel, toujours découvrant et inventant àla fois, n’expérimentant sa « place » dans le monde que comme déplacement. Peut-être comme le chien qu’on trouveau début de Dans le jardin d’un hôtel, dont Josipovici fait remarquer qu’« il veutjuste suivre une odeur ». p

Parcours

1940 Gabriel Josipovici naît à Nice.

1963-1997 Il enseigne à l’universitédu Sussex, à Brighton.

1968 Premier roman, The Inventory(« L’inventaire », non traduit).

1989 Contre-Jour (1986) est traduit chez Gallimard.

2010 Les éditions Quidam lancent un programme de traduction de son œuvre.

dans le jardin d’un hôtel

(In a Hotel Garden), de Gabriel Josipovici, traduit de l’anglais par Vanessa Guignery, Quidam, 156 p., 17 €.

« Je savais que mes fictions ne seraient jamais commerciales »

Une tierce personne absenteORIGINELLEMENT PUBLIÉ en 1993, Dans le jardin d’un hôtel est le roman le plus an-cien de Gabriel Josipovici que traduisent les éditions Qui-dam. Mais c’était déjà à l’épo-que son dixième.

Dans cette fiction tout en dia-logues, c’est la relation amou-reuse qui semble au cœur des débats. Ben, le personnage principal, fraîchement séparé de Sandra, raconte à ses amis Rick et Francesca comment il a rencontré Lily durant ses va-cances. Celle-ci lui a expliqué qu’elle arrivait de Sienne, à la recherche d’un jardin d’hôtel

où sa grand-mère, une juive de Constantinople, avait rencontré un violoniste dont elle tomba amoureuse, avec qui il ne se passa rien, et qui mourut dans les camps nazis. Lily a un petit ami, Franck, vaguement évoqué ; Ben a été l’amant de Francesca ; Sandra a un nouvel ami que Ben ne connaît pas.

Dans cet écheveau où chaque relation repose sur une tierce personne absente, les dialogues mêlent le dérisoire au tragique, l’insignifiant au geste esquissé : toute la beauté du roman tient à cet écart infini où Ben cherche une « place » toujours différée.

Avec une limite que l’auteur lui a, dès le départ, assignée : la fi-gure d’Absalon, mort « suspendu par les cheveux », et dont Lily a vu une représentation dans la cathédrale de Sienne. Durant tout le récit, Ben n’arrive ironi-quement pas à finir la lecture des Ambassadeurs, d’Henry Ja-mes. Sera-t-il plus avisé face à ce « motif dans le tapis » ? p e. lo.

quoi ?”, lui ai-je demandé plus tard : elleavait simplement le sentiment, m’avait-elle répondu, que “des choses comme ça arrivent”. » Le train, heureusement, n’est ni arrêté ni contrôlé. Ils passent les deux dernières années de la guerre à La Bour-boule (Puy-de-Dôme). « Ma mère est alléese présenter comme juive au maire, il a ditqu’il ferait ce qu’il pourrait. Il a été le pre-mier fusillé à la libération de la ville. » Ga-briel et Sacha iront ensuite en Egypte, avant de s’installer en Grande-Bretagnepour les études du fils, à Oxford.

L’un des personnages de Dans le jardind’un hôtel, garçon absent mais évoqué, ne réussit pas, en revanche, à échapperaux nazis. Dans ce récit intimiste, où la perte passe d’un individu et d’un couple à l’autre, la disparition joue un rôle unpeu similaire à celui qu’elle a chez Perec(lire la « une ») : elle ordonnance le récit,lui permet de continuer, de commuer et combiner ce et ceux qui restent. C’est l’autre thème, plus discret mais non moins important de l’œuvre de Josipo-vici, celui du gap, en anglais, qu’on tra-duira au choix par « écart » ou « lacune ». Des « manques » qui le fascinent dans la Bible, à laquelle il a consacré un essai : « Les récits sont squelettiques. Des événe-ments se produisent mais on n’en connaît jamais le motif. » Si bien que ce vide peut devenir un outil de narration.

Josipovici dit avoir appris de Proust,très tôt, que « le ratage fait partie del’œuvre, qu’on doit l’accepter et l’inclure dans l’œuvre », et de Kafka, qu’il faut faireavec ce qu’on n’a pas, et « se forger unelangue ». Dès son premier roman, The In-ventory (« L’inventaire », 1968, non tra-duit), il met ainsi au point un redoutable moteur à autocombustion : « Si j’avaisune intrigue, je m’ennuyais, et si je n’enavais pas, le projet se désintégrait. Il mefallait donc une intrigue assez ouverte pour que je puisse avoir envie de conti-nuer à l’écrire, de découvrir à quoi ellemène. Le mot “inventaire” est alors venu àmoi, avec sa double signification, celle de l’invention subjective et celle de la liste objective. Dans ce roman, une série d’ob-jets permettaient à des personnages de s’en rappeler un autre ou de l’inventer. »

Trouver et inventer à la fois, commentfaire ? Une caractéristique des romans deJosipovici est qu’ils sont tout entiers composés en dialogues : pour The Inven-tory, il avait essayé d’abord tous les

Style directL’auteur britannique, né à Nice en 1940 de parents

juifs égyptiens, écrit depuis cinquante ans des

romans tout en dialogues tenus par des personnages

désemparés. Quelques-uns sont traduits, dont

« Dans le jardin d’un hôtel », qui paraît aujourd’hui