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PERSONNALITÉ - Tribal Art Magazine · À présent, quelques conseils… Je crois que la chose la plus importante pour un collectionneur est de se cultiver le plus possible : apprendre

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Luciano Lanfranchi

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FIG. 1 (CI-DESSUS) : Vue de la précédente résidence de Luciano Lanfranchi à Milan. La combinaison de sculptures africaines et de peintures et dessins contemporains est saisissante. Photo : Vittorio Carini.

FIG. 2 (CI-DESSOUS) : Luciano Lanfranchi entouré d’une partie de sa collection.Photo : Pietro Notarianni.

Collectionner l’art primitif

T. A. M. : Durant votre parcours de collectionneur, vous avez rencontré de nombreux personnalités infl uentes dans notre domaine. Certaines ont-elles été déterminante pour vous ? L. L. : Lorsque j’ai commencé à acheter de l’art primitif, j’étais déjà un collectionneur d’art moderne. J’avais donc déjà un œil aiguisé qui me permettait de reconnaître la beauté d’un objet. Qu’il s’agisse d’un masque ou d’une sculpture, c’est toujours l’oeuvre qui m’a attiré par elle-même. Chacun de mes choix a été dicté par l’impact de l’œuvre sur ma sensibilité et par mes goûts.

PERSONNALITÉL’homme d’affaires italo-suisse Luciano Lanfranchi est un fervent collectionneur d’art depuis plus de quarante ans. Entouré de peintures et de sculp-tures provenant des quatre coins du monde, Luciano a une approche très personnelle de la collection. En matière d’art tribal, il souligne l’importance d’être bien préparé pour faire les bons choix.

Tribal Art Magazine : La première fois que nous nous sommes rencontrés il y a vingt ans, vous possédiez une merveilleuse collection d’art moderne, ainsi qu’une très belle collection d’art africain traditionnel, comprenant notamment quelques chefs-d’œuvre connus, comme la fi gure Hemba de Blanckaert. Comment êtes-vous arrivé aux arts d’Afrique ?Luciano Lanfranchi : Ma relation avec l’art africain (et l’art « primitif » en général) a débuté en 1984 à New York, après avoir vu la légendaire exposition du MoMA “Primitivism” in 20th Century Art. J’ai été à la fois fasciné et déconcerté par cette exposition !

De retour chez moi à Milan, j’ai contacté mon bon ami et grand collectionneur Carlo Monzino, qui m’a très volontiers initié au monde de l’art tribal. En compagnie de son conservateur personnel, Roberto di Giacomo, j’ai visité les principaux musées et d’importantes collections privées. J’ai rencontré des marchands fi ables, et su lesquels il valait mieux éviter. Cette préparation m’a permis de faire mes premiers achats en évitant les erreurs propres aux néophytes.

Propos reccueillis par Alex Arthur

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la décision de vendre. Je n’ai gardé que quelques objets auxquels j’étais particulièrement attaché.

T. A. M. : Vous avez aussi conservé quelques ensembles, en l’occurrence votre collection de poignées indonésiennes de kriss auxquelles vous avez dédié un ouvrage. Qu’est-ce qui vous attire dans le fait de collectionner des séries ? L. L. : Effectivement, j’ai conservé des choses : parce que j’y tenais, mais aussi pour ne pas faire table rase du passé. Ma collection de kriss en fait partie, et le livre que je lui ai consacré avec Éric Ghysels m’a procuré une réelle satisfaction. J’avais déjà réalisé un ouvrage sur mes sculptures en pierre kissi de Sierra Leone, de Guinée et du Liberia intitulé Stili del Potere (Le style du pouvoir). Écrit par Also Tagliaferri, le plus grand spécialiste dans ce domaine, ce livre demeure une référence.

J’ai également conservé une petite collection de masques primitifs de l’Himalaya que j’avais achetés

FIG. 3 (CI-DESSUS) : Vue d’une des pièces de l’appartement de Lanfranchi, 2015. Photo : Pietro Notarianni.

Cela dit, il est évident que j’ai été marqué par certaines collections muséales ainsi que par l’expérience d’autres collectionneurs. J’ai eu la chance de rencontrer Jacques Blanckaert, le comte Baudouin De Grunne et Willy Mestach à Bruxelles, Michel Perinet, Hubert Goldet et André Fourquet à Paris, tandis qu’aux États-Unis j’ai fait la connaissance d’Armand Arman, Jim Ross, Sam Singer, Marc et Denyse Ginsberg. Il y en a eu beaucoup d’autres, bien sûr. De nombreux marchands d’art tribal m’ont également aidé tout au long de cette aventure ; à eux tous, merci.

T. A. M. : À un moment donné, vous avez arrêté de collectionner activement de l’art tribal et avez vendu l’essentiel de votre collection. Pourquoi ?L. L. : La raison est simple. En 2000, ma femme est tombée gravement malade et la présence de ces objets à la maison lui est devenue pesante. Mes enfants n’étant pas spécialement intéressés, j’ai pris

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FIG. 7 (À GAUCHE) : Couvertures d’ouvrages consacrés à la collec-tion Lanfrachi : Stili del Potere et Kris Hilts.

FIG. 8 (À DROITE) : Masque. Népal ou Tibet. Fin XIXe - début XXe

siècle.Cuir polychrome. H. : 27 cm.Photo : Pietro Notarianni.

FIG. 4 - 6 (CI-DESSUS, DE GAUCHE À DROITE) : Masque. Népal. Fin XIXe siècle.Bois, argile blanche et peau. H. : 26 cm.Photo : Pietro Notarianni.

Masque cérémoniel. Région centrale de l’ouest du Népal. Fin XIXe - début XXe siècle.Bois, pigments et peau de porc sauvage. H. : 32 cm.Photo : Pietro Notarianni.

Masque. Ouest du Népal. Fin XIXe - début XXe siècle.Bois et pigments. H.: 32 cm.Photo : Pietro Notarianni.

T. A. M. : Vous avez développé un intérêt particulier pour les masques himalayens, dont l’esthétique brutale est aux antipodes des formes douces des kriss ou encore des statues hemba. Comment expliquez-vous cela ? L. L. : Je pense pouvoir me défi nir comme un collectionneur éclectique. Je n’aime pas les carcans trop rigides et dans le domaine de l’art tribal, les opposés m’attirent tout autant. Autrement dit, je peux ressentir une fascination semblable face à une sculpture hemba ou baule ou face à une fi gure de pouvoir à clous kongo. L’essentiel est que la pièce soit de qualité. Cela dit, après avoir vendu la majeure partie de ma collection, il était capital pour moi de me lancer dans de nouvelles aventures et de ressentir une excitation nouvelle. Les masques népalais étaient (et sont toujours à certains égards) la « Cendrillon » de l’art primitif : peu connus, peu exposés, peu étudiés et relativement bon marché encore… Des conditions idéales en somme ! Pourquoi ces masques m’attirent-ils ? Simplement parce que dans leur diversité et leur individualité, ils me procurent le même plaisir que celui que j’éprouve face à la beauté d’un objet africain ou d’une peinture moderne. Il y a aussi la satisfaction d’avoir créé une collection différente, d’être sorti des sentiers battus.

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à Roberto Gamba, un personnage aussi extravagant que sensible qui m’a mis sur la voie de ma dernière aventure en date. Finalement, j’ai découvert plus d’objets, notamment ceux de Marc Petit.

Je ne vous apprendrai rien en vous disant que collectionner est une maladie incurable ! Aujourd’hui je suis arrivé à un point où il me paraît logique de créer une trace documentaire de ma collection. Je consacre le plus clair de mon temps à préparer la publication d’un livre en grand format, comptant près de quatre cents pages et deux cents photos en couleur de masques, qui sont pour la plupart inédits. Ce livre sera coécrit par Renzo Freschi, qui connaît bien ces objets et expliquera comment ils ont été découverts vers la fi n du XXe siècle et sont ensuite devenus très prisés des collectionneurs occidentaux.

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T. A. M. : En tant que collectionneur invétéré, quels conseils donneriez-vous aux collectionneurs d’aujourd’hui ? Et comment voyez-vous l’avenir ?L. L. : L’avenir de l’art primitif, ou plutôt l’avenir du marché de l’art primitif, semble s’orienter toujours plus vers le « haut de gamme » : des objets qui possèdent une riche histoire, des antécédents importants et, dès lors, des prix élevés. Cela dit, c’est un domaine tellement vaste qu’il reste selon moi assez de place pour des objets moins prestigieux ; des objets de niche ou moins à la mode, qui peuvent assouvir la passion des collectionneurs ouverts d’esprit mais disposant de moyens modestes.

FIG. 9 (CI-DESSUS) : Masque. Himachal Pradesh, Inde. Fin XIXe - début XXe

siècle.Bois, pigments et cuir. H. : 29 cm.Photo : Pietro Notarianni.

FIG. 10 (PAGE SUIVANTE) : Masque. Népal. Fin XIXe - début XXe siècle.Métal. H. : 50 cm. Photo : Pietro Notarianni.

À présent, quelques conseils… Je crois que la chose la plus importante pour un collectionneur est de se cultiver le plus possible : apprendre directement au contact des objets qui l’intriguent en les regardant, en les manipulant, en les analysant, en les écoutant, en les touchant et en essayant de les comprendre à plusieurs niveaux. Il ne faut jamais oublier que l’objet lui-même communique, à travers les intentions des artistes et sa trajectoire ultérieure. Les publications sont également essentielles et donc, une bonne bibliothèque se révèle un outil fondamental.

Il est essentiel de ne pas se précipiter en achetant : ne commencez que lorsque vous sentez que c’est le bon moment et choisissez avec votre cœur, mais aussi votre tête. Écoutez les personnes en qui vous avez confi ance. Mais ne négligez pas pour autant de vous forgez une identité propre, car à long terme, vos acquisitions devraient refl éter votre personnalité. Dans cet esprit, essayez de ne pas être trop rigide et si vous formez par exemple une collection d’art africain et que vous tombez sous le charme d’un objet océanien, ne vous privez pas de l’acheter ! L’incohérence est acceptable. Après, soyez courageux et audacieux. Si vous vous rendez compte que vous avez commis une erreur (un mauvais achat, quelle qu’en soit la raison), ne vous découragez pas, ne renoncez pas, car presque aucun collectionneur n’y échappe. Dites-vous alors que, de la même façon que vous avez pu acquérir l’objet qui ne vous a pas convaincu au fi nal, il se peut que vous puissiez l’échanger ou le revendre à quelqu’un qui l’appréciera plus que vous.

Pour terminer, quelques recommandations supplémentaires pour les couples de collectionneurs. Règle numéro un : n’introduisez jamais une nouvelle acquisition dans votre domicile commun sans l’accord tacite de votre conjoint, car cette soi-disant surprise pourrait vous coûter cher. Dans le même ordre d’idées, ne jetez jamais votre dévolu sur un objet qu’il n’apprécie pas, car là encore, vous le paierez au prix fort !

La meilleure méthode consiste plutôt à partager ses choix. Premièrement parce qu’il s’agit d’un plaisir et, deuxièmement, parce que cela contribue à l’harmonie et à la complicité du couple et de la collection. Enfi n, ne sous-estimez jamais votre conjoint, même si vous le savez moins expert que vous : il a souvent l’œil averti et une bonne intuition. Gardez cela à l’esprit et vous ne le regretterez pas.

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