Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

  • Upload
    wookkkk

  • View
    218

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    1/64

    Le portrait de Rutebeuf *Sa personnalit morale

    I. CONDITION DE VIE ET CARACTEREAu bon vieux temps de saint Louis, lorsque viles, tabors et

    citoles ^ taient en honneur auprs des grands seigneurs aussi bienqu'auprs du bas peuple, vivait Paris, comme ailleurs, une genssorfte ^ , une catgorie de personnes qui, tout en amusant les autres a ris et a gieu ^ , se plaignaient souvent de leur tat. Ces marchandsde gat * , favoriss par les princes et les nobles, qu'ils s'vertuaient divertir ^, l'occasion surveills par les autorits communales ^ etsouvent traqus par l'Eglise cause de leur vie nullement difiante ^,formaient une espce de corporation et exeraient un vrai mtier, qu'ilsdevaient rgulirement apprendre et dont ils se promettaient de tirerde bonnes chevances ^ . Malheureusement ils menaient souvent unevie si bohme que l'autrui chatel ^ , reu mme avec abondance etaussitt aprs gaspill ou engag au bureau de prts, n'tait presquejamais suffisant couvrir leurs besoins les plus urgents ^^.

    Vers 1250 Rutebeuf faisait partie de cette race d'amuseurs publics ^^.Ce trouvre parisien ^^, qui errait de porte en porte, de chteau enchteau, pour faire entendre sa voix et son instrument, ne vivait quede sa plume, car il ne savait aucun autre mtier :

    quar autre labor ne sai fere ^^.Etait-il trop instruit pour passer comme un simple ouvriers desmains ? On pourrait le penser ^*. Mais la jonglerie, parat-il, dansla seconde moiti du XIII^ sicle, n'tait plus un tat lucratif et les menesterez taient perdu ^^ . Qu'tait-il arriv ? Une espce

    * Vu la quantit considrable de notes contenues dans cet article, nous sommescontraints de renvoyer ces notes la fin de l'article.

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    2/64

    56 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWAd'inflation ^^. La monnaie de singe ou les jeux qui ne relevaient aupa-ravant que d'un art clos s'taient multiplis ; on eut, comme consquence,le divorce de tous ceux qui, en possession d'un art de trouver toutpersonnel, ddaignaient de plus en plus la foule et, mprisant leursconfrres en jonglerie ^^, couraient s'installer comme mnestrels chezquelque grand seigneur ^^. Si on excepte peut-tre la Flandre, notam-ment la riche ville d'Arras ^^, la crise tait peu prs gnrale.

    Rutebeuf dut en ressentir le malaise. En effet il se plaint et lde sa pauvret; il a exploit sa veine satirique, il s'est mis au servicedes grands, il a tch de travailler l'opinion publique au profit d'unparti, mais les soucis matriels ne l'ont pas quitt. Situation pnible,d'autant plus qu'il se trouvait au milieu d'une riche socit bourgeoise :

    A Paris sui entre touz bienset n'i a nul qui i soit miens ^^

    situation aussi clairante, puisqu'elle mit l'preuve ses amitis :Itel ami m'ont mal baillic'onques tant com Diex m'assaillien maint costn'en vi .1. seul en mon ost ^l.

    Il dnonce, comme causes de ce malheur, soit l'avarice des Parisiens :gent... d'escondire arainieet de doneir mal enseignie 22

    soit l'loignement de la noblesse d la guerre, la croisade, soit lamort de ses bienfaiteurs :

    Mors ma r'a fait de granz domageset vos, boens rois, en .1. voiagesm'aveiz bone gent esloignie 23...

    D'autre part, il se met en cause lui-mme : il ne cache pas ses mauvaispenchants, il avoue sincrement sa passion pour le jeu qui le guidaitau cabaret son genre de vie mme l'y conduisait et d'oii il rentraitchez lui la bourse vide^*; il laisse entendre que son tat misreuxrelevait aussi de son temprament indpendant et fier ^^. Une conditionde vie si prcaire ne l'empcha point de commettre la btise c'estson expression de se marier et, de plus, avec une femme pauvre etlaide ^6.

    Un mnage, un bb, une nourrice charge, le bail de la maison payer, un cheval qui, la jambe casse, ne rclamait pas moins sapture, tout cela ne faisait qu'augmenter ses soucis et ses peines, faute

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    3/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 57d'argent ^^. Et comme li mal ne sevent seul venir ^^ , il fut frapppar une maladie qui le cloua au lit pendant quelque temps et qui lerendit impuissant gagner sa vie : d'o ses plaintes amres ^^

    N'allons cependant pas croire qu'il fut toujours traqu par lemalheur; il dut avoir ses beaux jours, du moins au temps de sa jeunesse,d'abord comme tudiant l'Universit ^^, puis comme dbutant dansl'art de jonglerie, orgueilleux d'une clientle toujours croissante; ildut passer des journes tranquilles aux temps de ses tournes aux foiresde Champagne ^^, de ses remenances ou de ses visites priodique* auxchteaux d'Alphonse de Poitiers, de Thibaud de Navarre et de Geoffroyde Sergines, quand il avait de quoi

    engressier sa panced'autrui chatel, d'autrui substance ^^^

    quand il travaillait sur commande d'Erard de Lezinnes ou d'un certainBenoit, de quelque confrrie ou de tous ceux qui avaient cur laCroisade et l'entreprise de Charles d'Anjou ^^.

    D'aprs son uvre nous ne pouvons tirer d'autres renseignementssur l'tat de notre trouvre ^^ : un souvenir fugitif de feu son pre ^^,une tendre prire pour son nouveau-n, une esquisse mi-srieuse, mi-comique de sa femme, voil le tableau de sa famille; le souvenir d'unevie passe en geu et en esbatement ^^ , la plainte sur un mariagemalheureux, une calamit qui fondit tout coup sur lui et son mnage,des protections prcaires, des amitis tenaces et des rivalits sansnombre qui venaient de temps en temps bouleverser tout son tre, voill'histoire de sa vie ^^. Une vie point singulire, point traverse de cescasus mirifici dont nous avons l'habitude de rgaler l'homme de gnie,mais plutt semblable beaucoup d'autres et qui, seule, ne sauraitexpliquer le pote. Ce malheureux enfant de Paris, mme sousl'preuve de Dieu, ne cesse d'tre un jongleur ^^ car, singulier compagnon Job ^'^ , il tourne souvent en plaisanterie sa mauvaisedestine *^. Il accuse et s'accuse, il pleure et rit tour tour, il se plainttout en gambadant, il tire de son me dchire des cris d'angoisseaussi bien que des traits comiques *^, il exprime sa colre par des versmerveilleux et il se plat tout de suite des jeux de mots d'une fadeurinsupportable au got du critique moderne *^. Apparemment volage

    [...] com li oisiaus sur la brancheen est chante

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    4/64

    58 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAen yver plor et me gaimanteet me desfuel come l'enteau premier gel 43^

    Rutebeuf rvle un caractre trs ferme : bien que pauvre, il n'a pointl'esprit bas et rampant et il sait faire une requte sans taler les vertusvraies ou supposes du bienfaiteur**; ddaigneux et mprisant, il estsouvent emport par la colre devant ses amis infidles, ses lchesconcitoyens, ou devant un bguinage de plus en plus envahissant *^.C'est au fond un cur noble et gnreux qui hait l'avarice et aimela compagnie; qui, restant isol, tombe facilement dans la tristesse,mais qui se relve aussi promptement dans l'espoir des bons lende-mains *^. C'est un courageux paladin du droit, de la justice ou de cequ'il prend comme tel, qui ose dfendre au prix de sa vie des Guillaumede Saint-Amour, qui ose s'opposer aux vues du roi et du pape quandil les croit prjudiciables aux intrts de la chrtient. C'est un hommefranc et fier qui avoue sincrement ne pas tre un ferrailleur, unguerrier, au moment mme o il pousse les autres la Croisade *^, quivise ou croit viser toujours la vrit et qui n'entend rien cacher, ft-ce son prjudice *^. Enfin c'est un trouvre passionn pour une causejusqu' en avoir des ides fixes *^.

    Les traits essentiels de son caractre restent assez clairs d'un bout l'autre de son uvre. Cependant, d'aprs les pices qu'il est possiblede dater ^^, on peut remarquer quelques volutions dans son tempra-ment. L'esprit joyeux et goguenard laisse peu peu ses tours d'adresse.La muse rude et piquante, toute au service d'intrts particuliers, dubas peuple et de quelques nobles maisons, embrasse peu peu la causedes milieux intellectuels parisiens et s'lve dfendre les planspolitiques de rsonance nationale; mesure qu'elle passe d'un sujet l'autre, les traits satiriques, qui rvlent un esprit de plus en plusirrit, semblent ne plus trouver d'cho favorable et perdent de lasaveur. Le ton encore badin de 1260 disparat et se fait srieux en 1270.Plus tard, vers 1277, l'ire du trouvre, dpouille de toute virulencepersonnelle, semble revtir la saintet de la cause embrasse :

    [...] en suiz iriez par charitei ^^.Il parat alors aigri et atteint d'une veine de pessimisme, mais c'est uneimpasse d'o il se sauve facilement, puisqu'il est profondment chrtien.

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    5/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 59Devant le tableau d'un monde expirant qui centriste son cur, l'ided'une mission remplir ou d'un paradis gagner le soutient etl'encourage ^^.

    IL MISRE MORALE ET REPENTIR.A un certain moment de sa vie, prcisment vers la fin ^^, Rutebeuf

    se replie sur lui-mme. Il n'a pas besoin de creuser, de fouiller dansson me, de faire un minutieux examen de conscience pour dcouvrirses pchs ou ses dfauts. Le malheur, cette pierre de touche desesprits forts, par ses frquentes visites l'a prpar l'introspection etdresse devant lui un miroir o se reflte toute son existence. Celuiqui a jug prement les autres et qui s'est arrog le droit de lescondamner parfois au nom mme de l'Eglise ^^, est prt plaidercoupable, se juger maintenant lui-mme, battre sa coulpe sansmerci; celui qui a brav le public et l'autorit la plus haute ^^, prsent se sent faible, se sent trambler... la mestre vaine ^^ .Rutebeuf est arriv un point de sa vie o la proccupation de sa lasse d'me chrstienne ^^ le conduit la confession de ses misresaussi clairement et sincrement qu'il a dnonc les erreurs du sicle.

    Il s'accuse d'avoir t paresseux, d'avoir trop aim le jeuainz ai mis mon entendementen jen et en esbatement ^^,

    d'avoir oubli son me et fait la volont du corps, d'avoir tran sa viedans les plaisirs matriels :

    j'ai toz jors engressi ma pance ^^,d'avoir de jour en jour accru sa dette devant Dieu et d'avoir parconsquent combl la mesure :

    or ai tant fet que ne puis mes ^^.

    En rappelant sa vie de lecheor et sa grant folie , il s'meut.Cependant il reste assez lucide pour voir jusqu'au fond de son me.Souvent boulevers par la passion, entran vers le mal d'une faonirrsistible, il a pleinement conscience de ses errements :

    Griesche ne m'i lest en paismult me desroie Mult m'assaut et mult me guerroie.James de cesl mal ne garroie ^i.

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    6/64

    60 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWALe portrait saisissant du joueur qu'il trace dans la Griesche d^Est *^^,est sans doute le fruit d'une exprience personnelle, exprience demisre matrielle qui est la fois effet et cause de misre morale. Lesouvenir de son fols cuers , centre de tant de contradictions etd'agitations, de son propre aveu :

    mes cuers, o tant truis de contraire ^^,lui fait prouver toute l'amertume et le regret du temps non seulementperdu mais mal employ chanter, sous la pousse du dmon

    sor les uns por eus autres plre*^*.le dgot de lui-mme engendre tantt la tristesse et les pleurs ^^,tantt la crainte d'un jugement svre, tantt un fil d'espoir auquel ils'accroche plusieurs reprises ^^ et qui l'amne un acte d'accusationet de condamnation de son pass ^^. Le fardeau de sa vie lui parattrop lourd. Il a fait trop de mal, mme par son rimoier , cause detant de mdisance ^^. Voyant la mort se dresser contre lui et n'aperce-vant de remde ni contre elle ni contre la face de Dieu qui va le jugersur ses sens et savoir ^^ , il se tourne vers la Vierge : c'est un refugeassez sr pour tant de pcheurs, c'est un mdecin gurisseur auxantidotes infaillibles :

    Je sai une fisicienneque Lions, ne Viene,ne tant comme li sicles dure,n'a si bonne serurgienne.N'est plaie, tant soit anciene,qu'ele ne ntoie et escurepuis qu'ele i veut metre sa cure '^.

    A ct du Juge il y a certainement une mre compatissante, celle quiespurja de vie obscurela bnoite Egypcienne,qui Thophilus reconforta '''^.

    Comme tout bon mnestrel, il a chant la Vierge; voil une bonneraison pour se garantir contre le pige final du dmon. Plutt qu'Dieu c'est Elle qu'il se confesse, c'est d'EUe qu'il attend sa gurison,c'est par Elle qu'il redevient tranquille et confiant :

    Huimais ne dot mieque n'aie boen jour,car sa grant dosourn'est n'uns qui vous die '-.

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    7/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 61Avec la prire, l'acte de contrition qui laisse voir son humanit

    faible et dsabuse. Cet acte nous prsente le moment de dtresse d'unvieillard qui sent la vie s'chapper ^^, le moment o, seul avec saconscience et pouss par le remords, il fait l'amer bilan de toute savie, sa vie d'crivain y comprise. C'est alors que, jetant un coup d'ilsur son oeuvre potique, il l'analyse avec droiture ; clair d'une lumirequi pleut d'en-Haut, il a le courage d'avouer son illusion, son vaineffort de combattant dans la lutte contre les hypocrites :

    Je cuidai engingner Renart;Or n'i valent engin ne art,qu'assur est en son paies ^^;

    il aperoit la disproportion des armes dont disposent les parties adverses,bon gr mal gr il lve le camp et devant le tribunal de Dieu ilabandonne la barre du juge pour le banc de l'accus.

    m. AMITI ET AVERSION.Malgr sa condition de jongleur et son caractre fier et hautain,

    Rutebeuf a joui de l'amiti de quelques illustres personnages de sontemps. Nous ne savons pas jusqu' quel degr d'intimit il a frquentses protecteurs; d'aprs ses Complaintes il est difficile d'en juger. Maison ne saurait douter de ses relations trs amicales avec Geoffroy deSergines, qui en Terre Sainte o il se trouvait dans une situationcritique, disputait aux Turcs, l'une aprs l'autre, les forteresses deschrtiens ^^. L'avait-il connu et approch lors de ses tournes enChampagne ^^ ? Avait-il joui plus d'une fois de son hospitalit ou deson aide auprs de quelque grand seigneur ? On ne pourrait l'affirmeravec certitude. Toujours est-il que les louanges qu'il lui dcernelaissent supposer une connaissance plutt intime ^^; d'ailleurs le bonchevalier s'adressait au trouvre lui-mme pour avoir du secours (lesecours de ses rimes, sans doute) :Se mesires Giefroiz me demande

    secors, si quire qui il face,que je n'i voi nule autre trace;quar com plus en sermoneroieet plus l'afre empireroie ''^

    et le trouvre s'acquitta de sa dette avec des sentiments que l'admira-tion et la rcompense seules ne sauraient expliquer.

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    8/64

    62 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAAvec Guillaume de Saint-Amour il devait avoir des rapports

    d'amiti assez troits; on ne pourrait comprendre autrement que parun tmoignage d'attachement mutuel l'mouvante dfense et l'loquentplaidoyer qu'il fit en faveur du clbre matre de l'Universit ^^. On acherch expliquer cette sympathie par une mme origine champe-noise ^^, ce qui est probable. En tout cas, notre trouvre a certainementconnu et entendu Guillaume quelque part dans la ville de Paris, danstelle glise ou l'Universit ^^, et ses sentiments d'aversion l'garddes moines rappelons que c'tait un jongleur ont sans douterencontr ceux des matres sculiers, quand la lutte contre les Mendiants,plus ou moins latente depuis 1229, entra dans une phase critique en1252-1253. C'est alors qu'il mit sa rude plume, par ailleurs connue,au service d'un homme et d'une cause. De l cette fidlit et cetacharnement qui lui ont attir dans la suite plusieurs ennuis; de laussi cet intrt de publiciste passionn qui porta toute son attentionsur les faits du jours et qui les prsenta sous un angle que nousdirions de parti pris ^^.

    Rutebeuf tait trs sensible l'amiti. En effet il se plaint d'avoirperdu un boen ami et s'indigne contre ceux qui, par leur mdisance,lui ont caus cette perte ^^. Sans doute jouissait-il de la considrationde beaucoup de gens Paris cause de son rimoier ^* , et nonobstantsa rudesce avait-il l'estime de ses confrres en jonglerie ^^. D'ailleursne devait-il pas se montrer sensible et charitable envers tous ceux quipartageaient sa condition ? Au cabaret et sur la route il a certainementrencontr plusieurs Chariot et plusieurs Barbier de Meleun etles a aids, parat-il, dans leurs besoins au moment de sa quelqueprosprit ^^. Or, puisqu'il considrait l'amiti comme une communionde biens, pas seulement de sentiments et qu'il s'attendait tre payde retour, il est rest profondment bless au moment de leurdfaillance et de leur abandon. Il en a souffert d'autant plus qu'il les

    avait si prs tenuet tant am ^'^.

    La plainte qui s'lve de cette blessure est touchante par son ctsincrement humain.

    Aim avec inconstance ou par intrt, on ne saurait dire si ce futpour lui chance ou malheur, du point de vue de l'art, plus que d'avoir

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    9/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 63beaucoup d'ennemis. Tous ceux, auxquels il s'tait heurt par soncaractre anguleux, tous ceux qu'il avait attaqus par ses satiresvirulentes, tous ceux qui considraient avec envie sa renomme depote, ne le mnageaient pas. Il savait que tous ces gens le hassaient mort et que son propre malheur les rjouissait :

    La sui o le mal met le coing :Diex m'i a mis.Or faz feste mes anemis ^^.

    Mais, de son ct, Rutebeuf tait assez vindicatif pour payer de retourleurs mdisances et leur haine ^^. Dans tel ou tel endroit o il a l'airde fustiger, dans l'intrt de l'Eglise, le vice et les vicieux, on sentplutt le ressentiment personnel d'une me directement atteinte.Rutebeuf est souvent tout autre qu' iriez par charitei . Ses brocardsinsultants, vhments, ininterrompus contre les ordres mendiants, netrouvent d'autre explication que dans sa rancune. En moi n'a nevenin ne fiel , dit-il au milieu de sa dtresse personnelle; c'est ce qu'ilne peut absolument rpter l'gard des moines, ou de certainsmoines. Ordre religieux, pour lui, e'est l'quivalent d'hypocrisie, c'estla bte noire, c'est la peste de Paris; il veut l'arrter, cette prtenduepestilence, et il s'y prend d'une faon tellement passionne qu'il perdsouvent contenance. Il enveloppe dans le mme anathme papelards,bguins et leurs protecteurs, si haut placs qu'ils soient; il resteopinitrement et aveuglment attach ses armes de combat presquejusqu' la fin de sa vie ^^. Evidemment il faut chercher, dans cetteprofonde antipathie, une raison pourrait-on dire de caractre profes-sionnel. La rforme des murs que les Mendiants prchaient depuisle commencement du XIIP sicle et qui les amenait partout, sur lesplaces, aux foires et l'intrieur des maisons royales et seigneuriales ^^,arrivait jusqu' dfendre

    aus bones genzet les dansses et les carolesviles, tabors et citoles,et deduiz de mnesterez ^^.

    C'tait couper la source de tout ravitaillement. On ne doit pas s'tonnersi la raction fut violente, d'autant plus que, la suggestion des Frres, partir de 1261, la cour prchait d'exemple ^^.

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    10/64

    64 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWARutebeuf n'aimait pas Louis IX. Sans doute au fond de son me

    le mprisait-il cause du mouvement imprim sa politique et de sesattaches aux religieux ^^. A-t-il jamais frquent la cour ? Voil unequestion laquelle on ne saurait donner de rponse prcise. D'aprsles personnes qu'il connaissait et l'attitude qu'il prit l'gard dumonarque, on serait tent de l'affirmer. Fut-il chass de la cour cause de ses satires ? Il n'y a pas des raisons suffisantes pour lesoutenir, mais le ton mme d'irritation et d'pret qu'on relve dansses pices porterait le croire. On pourrait l'expliquer par quelqueaccident personnel ^^, ou quelque refus, par des traits de malveillanceou de mconnaissance. Ce qui est certain c'est que sa passionaveuglante l'empcha de voir dans le clbre monarque ce championde justice, de charit et de prud'homie que Joinville ne cessait delouer ^^.

    Il dtestait la cour de Rome, dans quel esprit nous verrons plusloin, notamment le pape Alexandre IV (1254-1261), qui avait impossa volont aux matres sculiers de l'Universit de Paris. Mais l'endroit des autorits et des vnements europens il ne faut paschercher trop de clairvoyance en Rutebeuf. Son esprit frondeur leportait juger et condamner suivant ses humeurs ou celles d'autrui.

    IV. ESPRIT RELIGIEUX ET ANTICLRICAL.Rutebeuf est profondment chrtien. Son adhsion la doctrine

    et au culte de l'Eglise est totale. Sa foi ne souffre aucun doute; il croittout simplement, ardemment. La reprsentation directe et vivante qu'ilnous donne du monde surnaturel, d'un Sauveur appelant de la croix

    braz estenduz de son sanc tains ^^,de la Vierge maternellement penche sur le pcheur, ft-il clerc commeThophile ou jongleur comme Rutebeuf lui-mme, en est une preuveassez convaincante. Ses invocations Dieu, ses aspirations au cielsont frquemment et si savamment entremles la narration et l'exhortation que toute la pice prend une allure solennelle, un tonprophtique ^^. Les exemples qu'il prsente pour entraner les pares-seux l'action sont le plus souvent tirs de l'Evangile et de l'hagiogra-phie ; les arguments qu'il expose pour persuader le monde de s'amliorer

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    11/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 65sont plus ou moins emprunts du rpertoire des moralistes et desprdicateurs de son temps.

    Notre trouvre n'a pas besoin d'clairer le chemin qui porte lafoi, ni de s'appuyer sur les motifs de crdibilit. Dans le sicle de lascolastique, c'est--dire dans un sicle o le raisonnement, si contenusoit-il dans sa forme syllogistique, marque des exigences intellectuellesvis--vis des articles de foi ^^, dans un sicle oii l'explication du Credoest corrobore par les arguments de raison, Rutebeuf ignore toutsimplement cette raison ^^^. En exposant les vrits surnaturelles il nes'appuie que sur l'autorit de la Bible et des Pres.

    Quant la Sainte Yglise , l'Eglise la noble, qui est fille de roi,espose Jsus-Christ, escole de la loi ^^^ , il en dfend les intrts, dumoins il en a la prtention, juste au moment o elle est en grantdesroi et chancel ^^^ . Il sent qu'il a une mission remplir aumilieu de ses concitoyens, celle de les amener la ferveur mystique dela premire croisade ^^^, de leur ouvrir les yeux sur la conduite et lesmenes de la gent d'ordre ^^* . Il en va, parat-il, des intrts duCiel, de toute rhumanit, s'il se tait :

    pour l'anui et por le damageque je voi en l'umain linagem'estuet mon peneei descovrir ^^ '...

    Pour Rutebeuf, comme pour tout bon chrtien du XIIF sicle qui nesoit pas encore pris la glu de l'argent, toute l'existence et toutes lesjournes se trouvent baignes de spirituel ^^^ . La mditation quoti-dienne se rapporte aux quatre fins de l'homme mort, jugement, enfer,paradis et la proccupation de chaque jour est d'oprer son salut.Il n'y a pas de pice, peut-on dire, qui ne soit scelle par l'vocationde ces vrits.

    Le rude trouvre a une me candidement dvote. Le Christ qu'ilaime reprsenter sur la croix, comme nous avons remarqu,

    en la sainte croiz criaaus juys qu'il moroit de soi,... se fist percier le costpour nous oster de mal ost :du cost issi sanc et vequi ses amis ntoie et lve ^^'^...

    ou qu'il voque tout-puissant au jugement dernier ^^^, la Vierge,charmante et dlicate comme

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    12/64

    66 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWAle rosier qui porte roseblanche et vermeille

    cette Eva la bestorne , pareille une citiez cloze toursmacizes ^^^ , cette douce Dame dont il clbre les prrogatives dansses Dits ou ses Chansons et la toute-puissance dans le Jeu de Tho-phile ^^^, les saints et notamment les martyrs dont l'hrosme l'avivement frapp, toute l'Eglise triomphante attire son attention, polariseson esprit. Quand il a conscience de sa mission, il recommande sonoeuvre Dieu avec insistance :

    [...] Ruslebues que Diex bneisse.Diex doinst que s'uevre espneisseen tel manire que il facechose dont il ait gr et grace ^i^.

    La prire qu'on trouve souvent la conclusion de ses pices n'est pastoujours une simple formule, comme on pourrait le croire; on yrencontre des penses dlicates et des invocations mouvantes que l'mesensible d'un pote seulement sait exprimer. La suivante peut servird'exemple :

    Or prions au Roi glorieuxqui par son sanc esprcieulznos osta de destrucionqu'en son rgne dlicieuz,qui tant est doulz et gracieuz,faciens la nostre mansion '^'^^...

    Respectueux de la religion jusqu' se faire paladin de ses hautsintrts, Rutebeuf est cependant hostile aux religieux, particulirement ceux qui croisent son chemin de jonglem*. Orthodoxe jusqu' s'levercontre le danger d'une nueve crance ^^^ , il n'en saisit pas bien laporte ou la limite, il aborde les questions par l'extrieur et, sommetoute, il n'est pas la page pour ce qui concerne la mthode apologti-que ; son sermoneir ne s'ajuste pas trop bien au milieu bourgeoisde son temps et parat tout fait oublier les forces saines qui s'endgagent ^^^. Dvou la sainte Eglise jusqu' lutter courageusementcontre ses ennemis voils sous le masque de :

    [...] Ypocrisie,et Vaine Gloire et Tricherieet Faus-Samblant et dame Envie n^,

    on le surprend peu docile, voire mme rebelle ses ordonnances ^^^;dvot jusqu' donner beaucoup de ses vers la saveur d'une prire,

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    13/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 67jusqu' dployer un zle trs empress pour la puret de la foi, jusqu'pousser les autres sur la voie du paradis ^^^, il ne souffre pas tout faitles dvots de son temps ni les nouvelles formes de dvotion. Etrangeattitude que celle de notre trouvre dont l'esprit est riche encontradictions. Pourtant c'est bien lui qui se plat mettre en videnceles incongruits dans la conduite des prlats et des moines et de tourneren ridicule, parfois malicieusement. Bguines et Barrs, Filles-Dieu etQuinze-Vingts ^^^. La raillerie, cependant, n'est pas son arme habituelle;son temprament fougueux le porte souvent la satire violente, viserles gens directement au front. Alors il passe du brocard irrvrencieux la dnonciation pleine de rancune. On le voit tour tour dcocherses traits mordants l'adresse du pape, dont l'intervention dans lesaffaires du royaume lui semble de mauvais augure ^^^, l'adresse duroi qui lui parat trop faible et qui dlaisse la chevalerie ^^^, et destination des grant clerc , des religieux ceste gent si chiene ,notamment des Jacobins et des Cordeliers, tous coupables, ses yeux,des pires mfaits, des chanoines la conduite suspecte, des nonnesenfin qui fondent le degr de saintet sur le degr de leur beaut ^^^.Tous ceux qui ont le tort d'entrer dans le filet de cet trange pcheursont rudement secous.

    L'attitude anticlricale de Rutebeuf a dpass sans doute celle deses contemporains ^^-. Cependant on ne saurait trouver en lui un esprit laque au sens moderne du mot ^^^ . En effet son mpris pour lesgens d'glise n'est nullement le fruit d'une conception sparatiste oud'indpendance l'gard de l'Eglise, ni de ce sectarisme strile dontles lacistes de nos jours font preuve; il n'est pas systmatique etuniversel non plus. Rutebeuf parle avec respect des curs de campagne povre provoire et des moines de Saint-Victor ^^* ; il honore lammoire de Grgoire IX en ces termes :

    Preudom fu et de grant renon,et droiz pres en vritet au peuple et la cit ^^5;

    il a des paroles obligeantes l'adresse d'Urbain IV, le fils de Cortoisie , l'poux de Bele-Chire , dont l'lection l'a de joieesmuz ^^^ ; il collabore, plus ou moins ouvertement, avec son lgatSimon de Sainte-Ccile qui Paris, Clermont et Lyon, en 1264,

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    14/64

    68 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAdemande une contribution au clerg pour la campagne d'Italie deCharles d'Anjou ^^^; il loue les vertus des fondateurs d'ordres mendiantset des religieux de la gnration prcdente ^^^ ; il croit mme qu'il y ades preudommes parmi ceux de son temps, qui d'ailleurs ne sontpas couts ^^^. Ce mangeur de moines ^^^ ne cesse de parler avecrespect du moustier Saint-Jean qui, au bon vieux temps de Mariel'Egyptienne, tait une ppinire de saints; son avis, les frres duhaut moyen ge taient

    de moult saint estrebien servanz Dieu le Roi celestreen geiines, en penitenceset en autres granz abstinences,en vigiles, en saumoieri^l;

    enfin il n'en veut pas aux ordres en eux-mmes, puisqu'il dclaresincrement avoir le dsir d'entrer en religion oii sauver son me :

    mot volontiers qusisse une religionu je m'me salvaisse en bone entencion l ^-.

    A l'entendre, Rutebeuf veut balayer les indignes de la vigne duSeigneur. Naturellement l'indignit est mesure par son temprament,par sa passion. Passion politique et religieuse la fois, car dans lesnouvelles institutions il ne voit que dsordre et dans le dsordre laruine du royaume tout aussi bien que celle de l'Eglise. Or cettepassion le rend aveugle; il ne russit pas comprendre la ferveurreligieuse qui traverse son poque. Le prodigieux dveloppement desordres mendiants au XIII* sicle ne pourrait s'expliquer par la seuleapprobation de l'Eglise ou, s'il s'agit de la France, par la faveur et lagnrosit de Louis IX. Notre trouvre ne saisit pas les causesprofondes du phnomne religieux et se mprend sur la valeur despersonnes, car il ignore ou semble ignorer les champions authentiquesde la saintet et les plus belles intelligences du sicle, qui juste Paris, de son temps, sont en voie d'clipser beaucoup de matres rgentsde l'Universit. Ce leading columnist of his days ^^^ , ce journalisteavant la lettre, qui est aux coutes de tous mouvements et de touteraction, nglige ce qui nous parat trange l'opinion publiquequi certainement soutient l'effort des religieux mendiants Pariscomme ailleurs ^^*.

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    15/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 69V. ESPRIT OUVERT AUX GRANDS SUJETS.

    De temps en temps Rutebeuf oublie son petit monde de faiblessesquotidiennes; les vnements du jour, de la vie politique et socialecaptivent tellement son attention qu'il s'meut, s'alarme et qu'il entire de vrais motifs d'inspiration potique. Une bonne partie de sonoeuvre n'est que l'cho des mouvements et des querelles qui ont agitParis et la France dans la seconde moiti du XIII^ sicle ^^^.

    On doit le considrer d'abord et surtout aptre de la Croisade ^^^,conue comme plerinage et engagement total de la vie; aptre d'unecause noble qui a passionn ses aeux, mais juste au moment o ellesemble une folie et au milieu d'un monde bourgeois qui, plong dansses intrts matriels, se rvle tout fait indiffrent, insensible l'idal chevaleresque ^^^. C'est pourquoi il multiplie ses appels avecune ardeur obstine. D'ailleurs ne s'agit-il pas de combattre la gentsarasine , les Bduins , li Tartaire... cel chiennaille gloute , lesozdant ? Ne s'agit-il pas de repousser ces charpentiers qui des-torbent notre crance , de dfendre la terre de promission , de maintenir la terre absolue ^^^ ? Hlas on n'est plus au temps dePierre l'Ermite ou de saint Bernard; notre trouvre le sait, mais ne s'yrsigne point et voyant ses cris d'alarme sans rponse, disperss auvent, il clate en reproches sans fin. La dfaite essuye par les Croissen Egypte en 1250, la lente agonie des forteresses tenues par Geoffroyde Sergines en Terre Sainte, sous les coups funestes de Babars, lesmsaventures de quelques gnreux chevaliers partis au secours de Saint-Jean-d'Acre ^^^, les hsitations des bons, les critiques des paresseux, lerefroidissement gnral des esprits pour la geste d'outre-mer ^*^, toutcela ne fait que stimuler ses forces morales, que provoquer sa raction.Il n'est pas homme de guerre c'est lui-mme qui l'avoue ^^^, maisil en a l'esprit et s'il ne peut pousser les autres par l'exemple, il saitsrement indiquer le sentier qu'autrefois

    on soloit batre volontierpor offrir l'me en lieu de cire 1^2

    Parfois la grandeur de la cause le pntre entirement et l'lveau-dessus de son mtier, de sa condition sociale; alors le trteau dujongleur se change en barreau d'avocat ou en chaire d'orateur sacr;chaire que d'ailleurs il ne respecte pas toujours, car c'est de l que son

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    16/64

    70 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWAtemprament agressif lui permet de dcharger sa haine et son mprissur ses ennemis personnels, qui il ne mnage pas les coups de griffe,sur tous les ordres, celui du mariage y compris, sur les autorits respon-sables toujours ondoyantes vis--vis des hautes valeurs qui, son avis,sont en jeu, enfin sur la gent menue elle-mme trop crdule etmoutonnire ^*^. Mais c'est de l aussi qu'il fait entendre son me nobleet fire, toute prise d'idal, souleve par la foi et qui trouve desexpressions vraiment potiques o de sa profonde humanit remonteun esprit purifi, tout chrtien.

    S'il soutient les intrts de la chrtient en prchant la Croisade ^**,il ne favorise pas moins ceux de la France qui fournit les champions,les protagonistes des gestes hroques et qui, par ce fait, est au centrede l'attention europenne. Il les favorise en se vouant la cause deCharles d'Anjou dans sa campagne d'Italie, en poussant les vasseur...li bachelier errant... la jone gent prendre la croix, en conseillant lesprlats payer la dizeime ^^^ . Son pays, la douce France , dontil rappelle la fcondit, lui tient au cur ^*^. Tout ce qui la concernele touche de prs, toute calamit possible le proccupe :

    S'en France sorsist .1. desroi,terre ne fust si orpheline ^^^...

    c'est pourquoi il en dplore l'avilissement et, vers 1285, se plaignantde la faillite de tant d'entreprises menes par les Franais, il condamnela politique des rois de saint Denise qui n'ont pas su ou vouluprocurer cette joie , cette victore , ces honors auxquels, sonavis, tout le monde s'attendait ^^^.

    Rutebeuf ne devait pas rester indiffrent aux agitations de lajeunesse universitaire, si bruyante et querelleuse. Elle semait tropsouvent la discorde parmi les paisibles bourgeois de Paris et lesconsquences taient funestes; ce n'taient pas seulement les archersdu roi qui entraient en action, mais aussi la cour de Rome et lasuspension des cours tait frquente ^^^. La mesnie St. Nicholas ^^^ ,qui de toutes contres d'Europe accourait s'abreuver de science cecentre de haute culture, vrai cerveau du monde chrtien, risquait parson tourderie de porter atteinte aux privilges de l'Universit et parl de ternir sa renomme. Notre trouvre n'aimait pas les chaufou-res; en avait-il souffert dans sa jeunesse ou dans ses tudes ? Voil

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    17/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 71donc qu'il se range ct de ceux qui dsirent l'ordre et la paix. C'estpourquoi il blme la conduite lgre des tudiants qui gaspillentl'argent en s'enivrant, en achetant des armes, en courant les rues pourvoir la ble musarde souvenirs personnels ? qui se mettent ferrailler et causent des troubles douloureux :

    en lieu de haires, haubers vestent,et boivent tant que il s'entestent.Si font li troi ou li quatrequatre cens escoliers combatre,et cesseir l'Universitei ^^l.

    Il se range ct du clerg sculier dans la lutte contre lesMendiants. Le conflit qui, vers 1252, se localise l'Universit de Paris,a d'assez vastes rpercussions ^^^. Il s'agit de nouvelles chaires d'ensei-gnement en faveur des religieux. Les matres sculiers s'y opposent,particulirement Guillaume de Saint-Amour, qui ne cde pas facilementet qui cherche gagner l'opinion publique ^^^. C'est alors queRutebeuf entre en jeu. Agit-il par conviction personnelle ? Est-ce untmoignage de reconnaissance des anciens professeurs qui expliquecette intervention ou la preuve d'amiti envers Guillaume lui-mme,originaire parat-il de la mme ville, de la mme rgion ^^* ? Rienn'empche de penser la convergence de tous ces motifs ^^^.

    La lutte engage sur le terrain juridique (droit l'enseignement)se dplace vers la fin de 1254, se portant sur le terrain thologique etmystique (droit vivre selon l'idal vanglique au milieu du peupleet son aide spirituelle). Elle rchauffe tellement les esprits que laville est vite inonde de pamphlets, de manifestes, de quolibets ^^^. Lesdeux camps comptent d'assez hauts patrons qui ont certes leurs tenantsparmi la foule; mais, nonobstant l'intervention de Rutebeuf quivulgarise les termes de la dispute et malgr quelques bagarres par lesrues, la querelle ne semble pas toucher trop de prs le monde bourgeois.Les petits feux allums par le clerg sculier sont vite teints et l'appuiqu'on donne d'abord matre Guillaume, puis Grard d'Abbevilleet Nicolas de Lisieux se rvle de plus en plus dfaillant ^^^. C'estque les religieux sont soutenus par le pape; Alexandre IV frappedcidment leurs adversaires, et ses successeurs suivent la mme

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    18/64

    72 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAdirective. L'appel des matres sculiers au peuple et la fouleestudiantine ne russit pas faire prise : a veut dire que les Mendiantsont dj gagn la sympathie du monde bourgeois et que les tudiants(aussi bien qu'une bonne partie des matres) arrivent voir dansl'tablissement d'autres chaires d'enseignement, au-del d'une questionjuridique, des perspectives nouvelles appelant de nouvelles dimensionspour le cur et pour l'esprit ^^^.

    La querelle, ds le commencement, attire toute l'attention deRutebeuf qui se jette dans la lutte avec achamement. La cause, sonavis, est juste, voire sainte, puisqu'il s'agit de sauvegarder la puret del'Eglise; ce qui explique son courage, son attitude inflexible :

    Je ne redout pas le martirede la mort, d'o qu'ele me vignes'ele me vient por tel besoingne ^^^.

    De fait le danger est rel, car le pape ne mnage personne. S'il frappeun bedeau de l'Universit coupable, dirions-nous, de propagandesubversive, nul doute que sa main peut atteindre aussi facilement untrouvre que tout le monde connat Paris et qui soutient l'opposition c'est bien lui, n'est-ce pas ? rythmis et cantilenis indecenti-bus ^^^ . Rutebeuf cependant rsiste; que matre Guillaume soitcondamn en cour de Rome cause de son libellum... perniciosum etdetestabilem... non monentem sed mordentem ^^^ , n'importe; contreles adversaires il faut disputer le terrain mtre par mtre. Il en ad'ailleurs de formidables qui rpondent aux noms de Thomas d'Aquinet de Bonaventure de Bagnore ^^^. Ceux-ci dnoncent plusieursreprises les detractores , les perversi homines qui sont en trainde ruiner la renomme des Mendiants astutis consiliis ^^^ ; dans labande il y a certainement place pour Rutebeuf qui se sent directementvis. L'opposition est si rude et si tenace que les deux Frres peuvent grand-peine obtenir le titre de matre en thologie, mais elle estvoue l'chec ^^*. Les religieux se dfendent bel et bien, les menacesde l'autorit pleuvent dru ^^^, le milieu universitaire dsarme ; la causede matre Guillaume, aprs son loignement de Paris, est perdue.Entt, aveuglment attach au matre tomb en disgrce, Rutebeufsort de la lutte avec une aigreur accentue l'gard des religieux, enparticulier des Mineurs et des Jacobins dont la doctrine, vue travers

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    19/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 73les lunettes de son clan ^^^, lui parat suspecte et la conduite pleined'hypocrisie.

    Il ne se mle cependant pas aux disputes proprement intellectuellesqui, de son temps, divisent les esprits des docteurs et des tudiants del'Universit. La querelle de l'averrhosme vers 1260 cre deux partis,l'un men par Siger de Brabant, l'autre par Thomas d'Aquin.Evidemment notre trouvre, pour sensible qu'il soit aux bruits quiviennent de l'Ecole, n'est pas la hauteur de telles controverses, d'aussiprofondes contestations. Il ne voit l'Universit que du dehors et nes'intresse qu' ses rivalits corporatives ^^^ . S'il lve sa voixcontre la doctrine hrtique du Liber introductorius ad evangeliumternum ^^% qui rappelle les ides de Joachin de Flore et qui a tantde retentissement parmi la foule universitaire ^^^, il le fait parce qu'il yvoit surtout un moyen de combattre les Mineurs.

    D'esprit traditionaliste, Rutebeuf ne comprit donc pas le grandmouvement religieux des Ordres Mendiants que l'Eglise considracomme providentiel; mouvement dtermin par la grande soif demysticisme qui traversa le XIIP sicle, juste l'poque o la socits'en loignait de plus en plus par l'acquisition et la jouissance desdroits humains vis--vis de l'autorit. Les nouveaux religieux venaientapporter dans cette socit bourgeoise un ferment rvolutionnaire : ilsprchaient, par leurs exemples, le dtachement de ces biens qu'elleavait acquis aprs tant de peines; ils introduisaient la charit l o laguerre des grands et petits intrts battait son plein, mais une charit trs humaine, trs proche, attentive aux misres ^^^ ; ils proposaientune religion la mesure du peuple, sduisante, accessible, concrte ,centre dans le Christ et le culte de la Vierge, se tournant vers l'homme,s'emplissant d'humanit ^^^ ; surtout ils parlaient d'une faon convain-cante, ils savaient toucher le cur et caresser l'oreille la fois et,partant, ils multipliaient les audiences ^^^. Ce ferment, qui expliquel'closion et l'panouissement des tiers ordres ^^^, rencontra la raction,voire l'hostilit des clercs bien nantis, des prlats assis sur leurs grandsou petits fiefs, des curs parasitaires, de tous les laudatores temporisacti , de tous les matres et les prdicateurs qui se voyaient clipss.Le mouvement, il est vrai, fut accompagn de troubles, de dissentions,d'exagrations et ce qui est invitable de dfections. C'est ce qui

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    20/64

    74 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAprovoqua des alarmes et durcit les envieux dans leurs propos de lutte.D'ailleurs les religieux, mesure qu'ils se multipliaient, rendaient deplus en plus difficile la ralisation de leur idal et leur conduite pouvaitse prter des critiques ^^*. Ils s'taient glisss partout, du palais royal la chaire universitaire, de la maison du riche bourgeois la placepublique; c'tait leur esprit mme de conqute spirituelle qui lespoussait, mais cela suggrait facilement l'ide d'abus, de dsordre,d'intrt matriel, car on n'tait pas habitu voir si frquemment lesreligieux hors du couvent, soit la cour soit chez les particuliers. Deson ct le clerg sculier une bonne partie, au moins ne souffraitpas leur ingrence dans le ministre qu'on voulait exclusivementparoissial; le privilge qu'ils avaient reu du pape de prcher et deconfesser partout, froissait bien des curs ^^^. Or les mcontents et lesenvieux, s'appuyant sur quelques abus rels qu'ils purent remarquer,crirent au scandale. Rutebeuf, sensible aux moindres bruits de laville, se saisit de ces rumeurs pour sa dclaration de guerre et couvritdu mme mpris coupables et innocents.

    Accroch la structure plutt extrieure de l'Eglise et aux moyensde conqute et de dfense qui ont caractris l'pope des croisades,incapable de saisir dans sa porte l'offensive d'vanglisation qui, auXIIP sicle, dborda les frontires de la chrtient, notre trouvre eutl'esprit ferm, comme nous l'avons dj remarqu, aux nouvellesorientations mystiques. Son talent extraordinaire fut tout au serviced'une passion aveuglante, d'un temprament fougueux qui donna sonuvre un accent parfois de rvolte. En avait-il conscience ? On nesaurait en douter, car il n'ignorait pas que derrire les Mendiants setrouvaient le pape, le roi, les princes et ce peuple chrtien qu'il tchaitde dtromper ^^^.

    Il avait aussi l'esprit ferm aux mouvements sociaux, si riches enremous, et l'essor conomique de son temps. Dans les crises decroissance et dans tous les changements qui se produisaient sous sesyeux, il ne voyait que dsordre. La floraison de corporations, deconfrries, de ghildes, de compagnies, d'institutions charitables, taitpropre rappeler l'ide de solidarit chrtienne; elle n'tait que l'effetdes dimensions nouvelles de la socit, dimensions dont s'avantageaient

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    21/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 75aussi les lettres et les arts ^^^. Mais saisir la valeur de cette fermentationtait-ce la hauteur d'un trouvre, ft-il sensible et clairvoyant, ft-ilparisien comme Rutebeuf ^^^ ?

    VI. LE GAI JONGLEUR ET LE GRAVE TROUVRE.Dans l'uvre de Rutebeuf, le jongeur du carrefour parat a et l,

    tour tour spirituel et malin, goguenard et bouion ^^^ ; il sait tirer desa vielle une note plaintive sur un air lger de carole, il sait glisserparmi ses cris de douleur une pointe exhilarante d'humour, il saittracer, sans avoir l'air, des croquis drlement comiques et fort capti-vants; il est son aise dans l'art de la parodie o il fait entrer, en veinede confidences, son mnage et ses compagnons ^^^.

    Ce vrai marchant de gat sait mler le rire aux pleurs, au milieude ses dboires, avec une alternance et une juxtaposition singulires.Ses considrations, teintes d'un lger voile d'ironie, procdent parfoissur un ton mi-srieux, mi-comique. Le trait plaisant qui perce a et l, travers la triste vision du monde, jaillit du fond juvnile de son me :c'est comme un moyen d'vasion, d'lvation; c'est comme une chappede lumire qui laisse voir de temps autre le ct joyeux et riant deson monde intrieur. La plaisanterie cependant n'est jamais outre,excessive ; on la trouve concentre dans un jeu de mots ^^^, dans unecomparaison inattendue ou paradoxale ^^^, dans une considrationcocasse ^^^, dans une image extravagante ^^^, parfois dans un rapproche-ment singulier ou irrvrentieux ^^^, ou dans une esquisse drolatique ^*^.

    Rutebeuf sait saisir l'homme dans son profil grotesque. Mme saposture ridicule ne lui chappe pas; bien plus, il en fait une saucepiquante pour faire passer ses requtes ^^^. Quand il peint la foulebigarre des nonnes, des frres quteurs et des aveugles qui par lesrues ie Paris

    toute jour ne finent de braire l^^,il reste comme enchant devant le spectacle qu'il vient d'voquer et ilen fait un sujet d'amusement. Par un jeu de sa fantaisie il russit ranger cte cte tous ces religieux, aux habits diffrents, les fairegauchement dfiler devant ses spectateurs ou sautiller sur un air de

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    22/64

    76 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWAronde qu'il sait si bien mener et leur rserver une cabriole chaquerefrain :

    papelart et bguinont le sicle boni 1^9 j

    Quand il peint ses compagnons, l'ironie a et l s'accompagne d'unesprit de finesse et de gat ^^^ . Peut-tre y aperoit-il son image ettout ressentiment s'il y en a se dissout emport par le tour badinou moqueur de sa verve. Tel le portrait de Brichemer, son ami lataverne, qui porte un sobriquet comme lui et qui n'est que tropobligeant, hlas

    quar de promesse m'a fet riche....ne je n y voi autre conroi;autele atente m'estuet frecom li Breton font de lor roi.paie m'avez courtoisementquar votre bourse n'en empire...mes une chose vos vueil direqui n'est pas de grant coustement :ma promesse fetes escriresi soit en votre testament ^^^.

    Il sait esquisser d'une faon assez raliste les va-nu-pieds, les gueuxde la ville qu'il connat de prs et dont il a partag parfois les souciset en mme temps il russit dissiper tout sentiment de piti qu'onpourrait prouver devant leurs silhouettes par la posture ridicule qu'illeur donne. En effet, nonobstant la condition malheureuse des ribaux,on ne peut se passer de rire devant ces tres qui, exposs tour touren t et en hiver aux piqres de la vermine et des flocons de neige,ont de la peine se dfendre contre toutes ces mouches blanches etnoires ^^^.

    Rutebeuf se plat aussi quivoquer sur les aventures desjongleurs ^^^ ; il connat une vulgarit plutt grossire qu'il nous apprtetout bonnement dans ses fabliaux ^^^. C'est l qu'il mle aux consid-rations srieuses et aux pieuses intentions, les facties les plus drues etque, par de singuliers rapprochements, si frquents au moyen ge, ilmet sur le mme tapis Dieu et diable, paradis et enfer ^^'^. Il neddaigne pas mme les grimaces comiques, les parades bouffonnes descharlatans; peut-tre a-t-il commenc sa carrire par de telles exhibi-

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    23/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 77lions. Son Dit de VErberie, compos apparemment l'occasion desfoires, est un gros clat de rire jaillissant du fond de sa nature jeuneet vigoureuse; mais c'est aussi un moyen efficace pour gagner la sympa-thie d'un entourage incertain en vue d'une qute faire ou d'unecampagne de propagande soutenir ^^^.

    Cependant dans l'uvre du trouvre les tours spirituels et cocassesne sont pas si frquents qu'on le croit. On y rencontre, le plus souvent,le ton srieux, la parole pre, l'attitude menaante qui conviennentplutt au moraliste, au prdicateur, au pamphltaire. Le moralistemcontent et fch por ce que li mondes se change ^^^ , regrette letemps jadis; le prdicateur, plus ou moins chauff, expose, parfoisavec un accent trs mu, une doctrine eschatologique appelant aurenoncement et l'abngation; le pamphltaire attaque rudement etviolemment les hypocrites; le pangyriste, car il en est un, signalerespectueusement la reconnaissance de la nation les hros de la Terresainte ^^^; l'hagiographe enfin prsente l'admiration, surtout desdames, deux hrones de la vie pnitente et dcouvre en mme temps,au del des cadres conventionnels, le fond pieux et difiant de sonme ^^^. On pourrait ajouter le dramaturge qui met en scne la tragdiede l'homme tomb par orgueil et relev grce l'intervention person-nelle de la Vierge ^^^. Sous ces divers aspects on aperoit l'homme dumoyen ge, proccup du climat moral et spirituel de la soeit parcequ'il se sent solidaire avec les autres, le chrtien qui a parfaitementconscience de son rle, qui parfois prend les choses assez au tragiqueet qui, arriv l'ge mr, grce son exprience, devient facilementprcepteur. Mais cet homme ne garde pas toujours son humeur gale;on le trouve parfois profondment abattu. L'ge avanc rend plus aigul'oeil de l'observateur; la triste vision de la vie et de sa propre vie avec ses incohrences et ses dceptions, le jette dans le dcouragement.La mare montante des maux qu'il s'apprte condamner est vraimenttouffante :

    [...] Justice cloce, et drois pent et encline,et vrits cancelle, et loiauts dcline,et carits refroide, et fois faut et dfine 201...

    Son amertume se traduit alors en des notes mlancoliques qui rvlentun tat de dpression morale ^^^. Aucun tonnement d'ailleurs, car

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    24/64

    78 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAl'observatoire o il se place pour juger est trop haut et, de toutevidence, le trouvre est borgne ^^^.VII. LE TROUVRE A GAGES ET LE POTE INDPENDANT.

    Les jongleurs, par leur adresse ou leur habilet professionnelle,arrivaient parfois se caser auprs de quelque seigneur; engags titrede bouffons, de chronistes, de potes officiels, ils jouissaient de saprotection, de son assistance et trouvaient au sein de sa famille uneserre chaude, un climat propice au dveloppement de leur talent, uneaisance qui tue le souci ^^^ . Dans cette condition ils assumaient,parat-il, le nom de mnestrels ^^^ et travaillaient d'aprs les ordres dumatre ou les inspirations de sa femme; en tout cas, la gloire de lamaison seigneuriale, qu'ils contribuaient rellement illustrer, s'ilsavaient du talent, par leur vielle ou leur plume. C'est en cette qualitqu'au XIII* sicle Adenet le Roi passa ses meilleurs jours aux cours deFlandre et de France, qu'Adam de la Halle suivit le comte Robertd'Artois Naples et y composa Le Dit du roi de Sicile et que lemnestrel d'Alphonse de Poitiers rdigea une petite histoire des roisde France ^^^. Rutebeuf, leur contemporain, eut la chance lui aussid'tre connu, apprci et, nonobstant sa rudesse, sa franchise, retenupendant quelque temps auprs des grands seigneurs. Certainement sonhumeur ingale, son esprit vagabond, son attitude d'opposition auxMendiants qu'il ne pouvait viter sur place l'empchrent de s'y fixer ~^^.Peut-tre une passion dvorante pour les nouvelles de tout genre quine pouvaient tre reues, values et diffuses que dans une grande villele poussait-elle vers Paris, o l'opinion publique tait dj une forceconsidrable. Quoi qu'il en soit, il fit sans doute des remenances auchteau de Thibaud de Champagne ^^^, qu'il ne cesse de louer causede sa largesse. Renseign par matre Jean de Paris, il fut introduitdans la maison par le chevalier Erard de Valry. C'est l qu'il putconstater de ses yeux les vertus familiales du bon roi qui ne prenoitpas garde au deniers circonstance que tout bon mnestrel avait int-rt mettre en vidence qui au mangier estoit droitz serjenz .etqui aprs mangier estoit compains, de tout bones tches plains ^^^ .L'insistance du trouvre sur les repas du grand seigneur ne noussurprend pas. Le souvenir seulement, aprs tant d'annes peut-tre,

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    25/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 79dans l'tat de pauvret o il se trouvait, lui faisait venir l'eau labouche; de fait l'inoubliable Thibaud

    douz fois le jor faisoit trampeirpor repaistre les familleuz[et] quant il estoient retorneisi trovoit-hon tot atorneitables et blanches napes mises 210 f

    Et la bonhomie du prince donc Il fallait bien la remarquer :qui dist qu'il fust orgueilleuz,et il le vist au mangier,il se tenist por mensongier ^H;

    non seulement la bonhomie, mais la courtoisie et la joie qui clate :tant avoit laians de reprisesdonees si cortoisement,et roi de teil contentementqu'a aise sui quant le recorde 212...

    C'est au sein de cette famille royale qu'il put connatre l'aimableIsabelle, fille ane de saint Louis et femme de Thibaud. Pour elle,sur commande d'Erard de Lzinnes ^^^, il crivit la Vie de Ste.Elysahel, reine de Hongrie. Une belle aubaine, certes ^^^, d'autant plusapptissante qu'elle arrivait, parat-il, dans un moment de dtresse ^^^,mais la seule pense de faire plaisir la Dame qu'il avait connue deprs, de lui tre occasion de joie, le rconfortait ^^^. La complaintequ'il composa sur la mort de son mari, lui fut probablement demandepar Henri, frre et successeur de Thibaud.Rutebeuf connaissait aussi la famille royale de France. Faisait-ilpartie de ces jongleurs qui d'aprs le tmoignage de Joinville, gayaientles aprs-dners du roi ? On ne saurait le prouver, ni dater une tellefrquentation. De 1248 1254 le roi tait outre-mer et partir de 1253notre trouvre tait engag dans la lutte contre les Mendiants qui dansl'entourage du roi il le savait bien faisaient la pluie et le beautemps... A moins que ce ne ft avant 1248, date du dpart du roi etdes princes pour la croisade; en ce cas, l'loignement du monarque deParis, aurait pouss Rutebeuf vers la Champagne, la rgion des foires,o les bonnes occasions ne pouvaient manquer ^^^. Quoi qu'il en soit,pour entrer la cour, il fallait, au dire de matre Sorbon, des amisinfluents ^^^ et pour y rester on devait se plier un certain conformismequi n'tait pas tout fait du got de notre trouvre ^^^. Celui-ci, avons-

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    26/64

    80 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWAnous affirm, n'aimait pas le roi; cela saute aux yeux la simple lecturede ses pomes. Le cennaissait-il de prs ? En ce cas, commentpouvait-il ignorer que Louis IX prfrait prudhomie bguinage, c'est--dire une vertu qu'il ne cesse de louer dans ses pices ^^^ ? Ce qui estcertain, c'est que le roi protgeait les religieux et que ceux-ci luifaisaient perdre les bons usages , craient le vide autour de la tableroyale ^^^. Cependant la prparation immdiate la dernire croisadea, parat-il, rapproch de la cour le rude trouvre. Rien n'empche depenser que le roi lui-mme, ou le reprsentant du pape, ait poussRutebeuf travailler l'opinion publique; c'tait un homme qui dans lacause portait un accent convaincant et dont la plume tait de quelquepoids Paris. Le ton de franchise et presque de familiarit avec lequelil s'adresse au roi en 1270, dans un moment de dtresse, nous laissecroire qu'il avait des motifs, sans doute, ou des titres pour esprer dessecours ^^^. Ne l'avait-il pas lou ds qu'il avait dcid de se croiser ^^^ ?N'avait-il pas aid quelques seigneurs, de ses vers aiguillonnants, seranger l'avis du roi ^^* ? Ses efforts mritaient sans doute unercompense.

    Le chteau qu'il prfrait tait celui d'Alphonse de Poitiers. Lecomte, frre de Louis IX, tait fort aimable, car il l'aidait multvolontiers , le nourrissait abondamment toutes les fois qu'il s'arrtaitchez lui au cours de ses tournes ^^^ et l'invitait probablement fairede temps autre quelques remenances . Dans la Complainteconsacre sa mmoire il rappelle la figure d'Alphonse avec unereconnaissance particulire :

    por ce qu'il me fist tant de biensvo voel retraire .1. pou des siens ^'^^...

    et veut le justifier, parat-il, devant les critiques ^-^. Les qualits qu'ilrelve en lui, savoir la largesse et la faon courtoise et dlicate dedonner sans humilier personne, laissent penser qu'il fut amplementrcompens de ses services ^^^. On trouve trs intressant le tmoignagedirect du trouvre; il avait un esprit d'observation remarquable : legeste et la parole du prince, le don, le maintien, le serment habituel,tout s'est grav dans sa mmoire et dans son cur ^^^.

    Rutebeuf mit sa plume au service de Charles d'Anjou engag,parat-il, par les partisans ou les amis (gens d'pe ou gens d'glise) de

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    27/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 81l'astucieux frre de Louis IX. Il s'agissait d'attacher la causeangevine d'une faon encore plus concrte le frre mme de Charles,Alphonse de Poitiers ^^^, ou de toucher le roi en personne drap derriresa non belligerence ; il s'agissait peut-tre d'obliger le lgat du papechampenois, Urbain IV, ou l'vque combattant Gui de Mello^^^; entout cas, il tait de consquence de pousser les retardataires payer ladme pour la campagne d'Italie contre les sarrasins .

    Il jouit aussi de l'estime de Geofroi de Sergines, l'un des bonschevaliers de France ^^^ , qu'on trouvait toujours douz et cortois etdbonnaire... en son hostel et qui donoit en tel manire que miexvaloit la ble chire/qu'il fesoit au doner le don/que li dons ^*^^ . Dece prudhomme le trouvre devait avoir une connaissance directe. Sursa demande il composa la Complainte (outre-mer -^*, vrai tocsinorchestr sur un cri d'appel de Clment IV, pome logieux et tmoi-gnage mouvant de reconnaissance.

    Il travailla encore sur commande d'un certain Benoit, qui ilprsenta le fabliau Du secrestain et de la fam^me au chevalier ^^^ ; surcommande de son protecteur, le chevalier Erard de Valry, des familiersd'Eudes de Nevers qui, en 1266, la nouvelle de la mort du comte enTerre sainte, lui demandrent une pice d'loge funbre et qui avaientpeut-tre quelques reproches faire aux chevaliers trop lents portersecours aux croiss, notamment le comte de Blois et le comte de Saint-Pol, apparents tous les deux la maison de Nevers ^^^. La piced'loge au seigneur de l'Isle-Adam, qui nous parat assez faible, futprobablement commande par la famille du dfunt ^^^. Rutebeufvoulut aussi obliger le grand matre du Temple, Guillaume de Beaujeu,le dfenseur de Saint-Jean-d'Acre, juste au moment o le roi Hugues IIIse retirait Chypre et que Charles d'Anjou, revendiquant la couronnede Jrusalem, allait envoyer la ville assige le comte de Marseille,Roger de Saint-Sverin ^^^. Sa pice dramatique. Le Miracle deThophile, fut peut-tre demande par quelque confrrie l'occasiond'une fte de la Vierge ^^^.

    D'aucuns pensent que dans la lutte contre les Mendiants, notretrouvre fut engag et stipendi par les clercs de l'Universit ou parles prlats; il aurait joui de leur assistance jusqu'aprs l'exil de matreGuillaume. En 1259, cause de la dfaillance des clercs, il serait rest

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    28/64

    82 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAsur le pav -^^. Cela est possible, car sa verve tait monnayable ;cependant la ferveur et l'accent personnel qu'il porta dans la luttesuggrent plutt l'ide d'une intervention dsintresse. Il y a uneautre cause que Rutebeuf servit par conviction, parat-il : celle de lanoblesse seigneuriale, qui se sentait limite dans ses droits par l'actiondirecte de Louis IX ^*^.

    La condition de mnestrel offrait au pote l'occasion d'abaisserservilement son talent au profit tait-ce un profit ? d'un seigneurqui souvent n'avait aucun got artistique et qui ne cherchait quel'amusement ^^^. Or Rutebeuf n'a jamais avili sa dignit par desservilismes honteux ^^^. La seule faiblesse dont on pourrait l'accuser, sifaiblesse il y a, c'est d'avoir, dans ses complaintes funbres, lou lesprinces de leur amour pour ces mmes religieux qu'il blmaitpubliquement ^^*. Faiblesse d'ailleurs qui rend plus humain son fiercaractre, d'autant plus excusable qu'il ne manquait pas de courageet de franchise l'gard des grands. En effet, il n'a pas peur de traiterd'injustes le pape Alexandre IV et le roi Louis IX, voire de les menacerdu svre jugement de Dieu :

    Mestre Guillaume ont excilliou li rois ou li apostoles...Qui escille homme sans reson,je di que Diex qui vit et rgnele doit escillier de son rgne 245,,.

    Saint Louis en particulier sert de cible ses critiques, bien plus, sesinsultes. Il a la manie, affirme le trouvre, de btir partout des couventspour une gent doublire , de trop dpenser pour elle au dtrimentdes croiss qui sont en dtresse en Terre sainte, de transformer son ostex en reclusages contre les bonnes murs ^^^ ; il cde tropfacilement, en ce qui concerne ses droits souverains, la pression deRome ^^^ ; il dlaisse l'aristocratie guerrire du royaume, il mprise etcondamne les chevaliers, vrai soutien de la nation et de l'Eglise ^*^; iln'coute pas les conseils des prudhommes ^*^. Le trouvre arrivejusqu' railler le bon roi au sujet de sa protection pour les Filles-Dieuet les Bguines ^^^; il le tient pour un aveugle qui n'est pas mme devoir ce qui se passe la cour, o les gens de son entourage desfont cequ'autres fet ^^^ ; bref, il l'accuse assez grossirement de faiblesse etde bigotisme ^^^.

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    29/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 83Philippe le Hardi n'a pas sa sympathie non plus; trop docile

    Rome, trop ngligent l'gard des prudhommes, comme son pre,surtout coupable d'ignorer un mnestrel tel qxie Rutebeuf : voil dequoi le dsapprouver ^^^.

    Quant au pape Martin IV, il le blme, il lui reproche prement sapolitique tout fait funeste la France :

    quant Martin l'apostoile, c'on apele Symon,donna au fil le Roi le rgne d'Aragons'il li ust donn XXX jours de pardonil li ust miex valu que faire si fait don ^54^

    A ses yeux les princes premiers sont eux aussi coupables causede leur paresse tout fait honteuse, notamment les comtes de Flandre,de Nevers et de Blois^^^; les prlats enfin ne mritent que mpris,surtout aprs l'abandon de la cause de Guillaume de Saint-Amour :

    de par ma langue vous desfi s'crie le trouvre, fch de leur caractre ondoyant et de leur conduitemondaine ^^^.

    Quoique besogneux et qutant, Rutebeuf tait fier, indpendant,voire hostile la ligne politique de l'autorit. Sans doute se sentait-ilvis et menac par la justice royale :

    or li dires est prilleux 257^mais il ne pouvait se taire, car du fond de son me jaillissait, commeune lave volcanique, sous la pression d'un temprament passionn, une matire toujours nouvelle qui se prsentait son esprit avec l'exigencede la vrit et le cachet d'un monde idal trov ^^^ .

    VIII. LE MORALISTE ET LA MORALE.Ce qui caractrisa le XIIF sicle ce fut l'immense progrs de la

    bourgeoisie. Une sorte d'quilibre s'tait tabli entre les pouvoirslgitimes de l'poque ^^^ : royaut, fodalit. Eglise, communes. La vie,grce l'essor conomique des villes et l'activit des marchands,devint plus facile et plus large. Le rgne de Louis IX en France marquaun temps de prosprit et de tranquillit. Son administration sage etbienfaisante releva les conditions prcaires du peuple ^^^. L'idal duchrtien sur un trne, le rayonnement de l'art gothique, la renommede plus en plus croissante de l'Universit, les grands monuments

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    30/64

    84 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAintellectuels, telles que les sommes et les encyclopdies, labores laplupart dans la bonne ville de Paris, la diffusion de la langue et dela culture franoise dans le royaume et l'tranger, tout celapouvait orienter surtout les Parisiens vers une ide de grand progrsintellectuel, moral et social ^^^. Mais les perspectives dans lesquelleson se plaait autrefois pour juger vnements et personnes, n'taientpas les ntres; toute dimension sur le plan terrestre ne revtait pourbien des gens aucune importance. Au contraire, le spectacle d'une viequotidienne axe sur les biens matriels causait du scandale; mesurequ'ils dcouvraient le monde, le regardant la lumire des ralitssurnaturelles, celui-ci leur paraissait sillonn de profondes misres queleurs yeux voyaient ou se plaisaient voir grandir d'une gnra-tion l'autre et que le dveloppement progressif des activits humainesn'arrivait jamais soulager ^^^.

    Pour Rutebeuf le progrs de la bourgeoisie, dont l'emprise parailleurs est vidente dans son oeuvre, tournait au dsavantage de l'idalchevaleresque, du message vanglique et avilissait les qualits moralesde son peuple, bases sur la francisse ^^^ , de ce peuple qui taitautrefois sensible toute noble entreprise, surtout aux exploits despaladins et qui dsormais, sans aucun idal, allait sa ruine. Sous lepoids de sa misre matrielle et morale, le trouvre parisien resta assezclairvoyant pour relever et juger celle de ses contemporains. Ilconsidra son sicle en moraliste, il le vit travers le mme prismede ces crivains qui se sont plu croire qu'un tat de choses idalou, du moins, acceptable, avait exist jadis ^^* . Le portrait qu'il laissade son poque porte un cachet assez commun. Si dnu qu'il puissetre d'intrt au point de vue de l'art, il peut avoir une certaine valeurhistorique, mme s'il ressemble par maints cts tous ces estais ,ces voies , ces plaies , ces miroers dou monde qui ont rabchles mmes lieux communs pendant tout le moyen ge -^^. Son tempra-ment, il est vrai, ne seyait pas l'historien, car il ne savait garder lecalme et l'impartialit; cependant, s'il n'est pas juste de prendre aupied de la lettre tout ce qu'il s'effora de nous faire entendre etsavoir ^^ , trs souvent on sait qu'il a mis son doigt sur des plaiesrelles ^^^.

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    31/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 85En passant en revue les divers tats du monde, il n'a fait que

    recueillir les notes parses de blme et d'indignation contre les abusdes diffrentes classes sociales. Au cours du XIII* sicle ces notes sefaisaient entendre avec un crescendo singulier ^^^; Rutebeuf lesamplifia et les transmit aux gnrations suivantes, colores d'unaccent personnel.

    Devant son tribunal on peut assister au procs de trois catgoriesde personnes : la gent (Tordre, la geiit clergie et la gent laie ^^^. Ce sontd'abord les gens d'glise qui dfilent; point d'excuse pour eux, pas degrce pour leurs faiblesses, car ils ont sa vigne... desierte , c'est--dire : ils ont cess de veillier et jor et nuit afin de garder sanssouillure la maison de Dieu ^^^. Rutebeuf fustige les prlats cause deleur convoitise, leur avarice, leur gourmandise ^^^, de leur paresse l'office divin -^^, de leur lchet et leur attitude servile vis--Ads de lacour -^^. Il les dfie ouvertement et dclare que la jouissance de leurbnfice,

    [...] le patremoinequi est du sang au Crucfi ^74^

    n'est pas justifiable, qu'elle est mauvaise, ne rpondant plus la charged'mes laquelle les biens de l'Eglise sont ordonns ^^^; il doute de lalgitimit de leurs acquisitions-^^; il fait voir l'incongruit de leurvie ^^, leur manque de charit en particulier et leur opposition tout fait honteuse au paiement du dizeime en faveur de la Croisade - ^.

    Il signale au mpris universel les doyens ruraux et les chanoinesbons viveurs, la conduite suspecte, qui se rendent au service liturgiquequand il y a de l'argent toucher -^^. Il reprend vivement les avocatsen cour d'Eglise, plaideurs infatigables et trompeurs -^^. Le commundu clerg, son avis, est sans piti pour les pauvres et rong paravance ^^^.

    La cour de Rome, pour Rutebeuf, est la source de tous les maux;les mauvais exemples y abondent, notamment de vnalit, et scanda-lisent les chrtiens, car cil sont plus cunchi qui doivent estremonde ^^^ ; la fiscalit de la curie, surtout vis--vis de la France, luiparat insupportable; d'oii sa protestation :

    por quoi ne prent li papes dizime en Alemaigneen Bavierre, en Seissongne, en Frise et en Sardaingne -^'' ?

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    32/64

    86 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAQuant la gent d'ordre , on a assez parl. Il suffira d'aligner ici

    les principales accusations du trouvre parisien pour avoir une idecomplte de son aversion pour les religieux. A l'entendre, les nouveauxmoines, notamment les Jacobins et les Cordeliers, sont faux, hypocrites,intrigants. C'est l le leitmotiv de son ceuvre satirique ^^*. Ils ontenvahi le royaume de France et en particulier les cours de Rome etde Paris :

    et li frre... tout le roiaume en lor main tienent...Li Jacobin sont si preudoumequ'il ont Paris et si ont Roumeet si sont roi et apostole^ss...;

    ils ont le dernier mot aux conseils de la couronne et ils sontseignor des rois, des prlas et des contes 286-

    ils ont pntr partout, dans toutes les maisons, surtout Paris[...] seignor et meistreparmi la vile 287.

    ils se sont insinus dans toutes les classes sociales : on ne les trouve passeulement chez les rois et les princes, mais aussi chez les baillis, provoset maires... et juges ^^^ . Ils croient se sauver, dit le trouvre, parleur habit, mais en vain, car leurs uvres les condamnent :

    honiz soit qui croira jamais par nule choseque desouz simple habit n'ait mauvesti enclose;quar tels vest rude robe o flons cuers repose 289,,,

    Orgueilleux et mal intentionns, poursuit Rutebeuf, ils font ce qu'ilsveulent, contre leurs rgles ^^^, ils aiment l'intrigue et la querelle, ilsmenacent et assomment leurs adversaires ^^^, ils ruinent la foi par laprdication d'un faux vangile -^^. Ce sont, son avis, des pseudo-christs -^^, car ils rprouvent les abus des autres tout en menant unevie licencieuse ^^*. Ils demandent l'aumne tandis qu'ils sont riches,bien rentes et qu'ils btissent de grands palais ^^^. Ils vendent leparadis ceux qui leur graissent la patte ^^^; ils font la cour aux richespour obtenir des clauses favorables dans leurs testaments, au prjudicedes pauvres curs; la mort de leurs bienfaiteurs, l'argent une foisperu, ils se moquent de leurs mes -^^. Riches et ventrus, poursuit letrouvre, quand ils se rendent chez les prtres de campagne, ils mnentun train de vie princier qui finit par ruiner leurs htes -^^. Ils possdentde nombreux psautiers, mais ils ne les feuillettent pas ^^^. Ils fontsavoir leurs pnitences, mais ils sont rprouvs de Dieu et rays de son

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    33/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 87livre ^^. Il y en a qui s'adonnent au commerce, mtier incompatibleavec leur mission de charit ^^^. Ils sont soutenus, prtend-il, seulementpar le roi et ils en profitent :

    or parlent aucun mesdisantqui par le pas vont disantque se Diex avoit le roi prispar qui il ont honor et prismult seroit la chose changie ^^^...

    Somme toute, son avis, chez les religieux :obdienche gronche, chastes se variechascuns be avoir, povrets est hae ^^^.

    Les nonnains ne sont pas mieux traites ;les blances et les grisses et les noires nonainssont sovent plerines as saintes et as sains...s'eles fuissent bien sages, eles alassent mains ^0*...

    On a fait remarquer les malicieuses insinuations de Rutebeuf l'garddes Bguines et des Filles-Dieu, particulirement vises. A son avis,elles se donnent des airs de spiritualit, tandis qu'elles sont en proie auxapptits les plus bas ^^^. Ce n'est pas seulement leurs murs qu'ilcondamne, c'est aussi leur large diffusion, dont le roi est tenu pour lepremier responsable ^^^.

    Rutebeuf ne limite pas ses traits et ses reproches aux gens d'Eglise;en habile moraliste il passe en revue tous les estats . Il sermonneparfois d'un ton mouvant et il blme d'une faon vigoureuse rois etprinces, indiffrents, croit-il, devant les problmes les plus graves de lachrtient ^^^ ; il fustige barons... escuiers... et tournoieurs , insou-ciants, paresseux et volages ^^^. Tous ces gens-l, au lieu de se croiser,prfrent chasser le livre ou rester prs de leurs foyers, devant unbon pot de vin, o d'ailleurs les propos d'audace sont faciles ^^^; ilss'amusent couter des romans et s'meuvent au rcit des chansons degeste, devant les exploits des anciens paladins sans en tirer aucun profit :

    assez de gent son mult dolantde ce que l'en trahi Rollantet pleurent de fausse piti ^i^...

    La chevalerie, aux yeux du trouvre, est une grande institution, maisles chevaliers de son poque n'ont plus l'esprit religieux et militant deleurs prdcesseurs ^^^; ils vivent de pillage et perdent inutilement leur

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    34/64

    88 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWAtemps ^^^. Les croiss qui se rendent outre-mer ne sont plus anims parla grandeur de la cause, ils prennent la croix par amour du gain ^^^.

    Les prvts, poursuit le trouvre parisien, dplument les gens; lesbaillis manquent de droiture; les avocats sont pris la glu de l'argent.On dirait, observe-t-il malicieusement, que les Franois sont devenuRomain ^^* . En effet, les bourgeois se sont enrichis de l'autruisustance et sont entirement insensibles aux appels des pauvres :

    li povre Dieu chiez vos s'aiinentqui de faim murent et gunentpor tendre vostre grahan^is....

    les marchands en particulier sont trop mensongers, car ils jurentfaussement sur la bonne qualit de leur denre et vendent terme etusure ^^^ . Les genz menues qui se mlent inutilement des affaireset les pasanz des vingnes qui veulent tre bien pays sans fairegrand-chose, sont dignes de mpris, d'autant plus qu'ils sont crdules :

    je ne blme pas gent menue,si sont ausi comme cochon;l'en lor fet entendre canon 317.

    Quant aux coliers, il ne cache pas son indulgence. La mesnie St.Nicholas que chascuns son pooir desmembre a besoin decomprhension et de protection, car les tudiants sont gnralementpauvres et en dangier... d'estrange gent ^^^ ; mais il y en a de turbu-lents, de querelleurs et de ferrailleurs, qui perdent leur temps et leurargent. C'est pourquoi il dplore la ruine qu'ils causent, par leursmauvais exemples, au filz d'un povre pasant qui de loin peut-trese rend Paris por apanre... por pris et honor conquerre et qui aucontraire finit par y gaspiller les biens paternels et perdre sa vertu ^^^.

    Last but not least, voici les mnestrels Faut-il les critiquer et lescondamner ? Evidemment il y a fagots et fagots...; les flatteurs sonttout fait mprisables, les mcrants, comme Chariot, ne valent ne cene qoi ^^^ , mais somme toute, ils ne sont pas compris, ils sont simple-ment victimes de la socit, voyons ^^^ L'avocat ne manque pas, enpassant, de plaider pro domo sua

    Rutebeuf en jugeant son temps peint aussi son milieu. Le moralisteest faible, peut-on dire, le psychologue est assez pauvre, mais le peintrese sauve par la connaissance et l'emploi de la couleur. La taverne ole jeu et le vin ruinent et abtissent les gens ^^^, la grve avec ses ribauds

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    35/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 89dchausss et loqueteux, les granz mesons, et biaus palais des ordresreligieux qui s'lvent nombreux et somptueux, malgr l'opposition de toutes les langues maies ^^^ , l'Universit avec sa population tumul-tueuse, les rues de la ville animes par les cris fastidieux des quteurs,de cette bone vile qu'il aime malgr tout ^^^, voil le panorama qui avivement impressionn notre trouvre, si sensible au ct pittoresquede son ambiance. La galerie extrmement bonde dans laquelle nousintroduit le moraliste ne nous intresse pas beaucoup; les portraitsqu'on y peut observer ressemblent trop singulirement ceux qued'autres peintres avaient exposs avant lui et ceux que potes etmoralistes exposeront dans la suite ^^^; elle nous intresse plutt parquelques tableaux d'ensemble, parfois peine bauchs ou gauchementdessins, mais bien vivants et gardant mme aujourd'hui leur charme.Le censeur n'est donc pas original, mais il est pote et c'est le pote quiprte au censeur son exquise sensibilit et qui le sauve trs souventde la platitude des lieux communs.La morale de Rutebeuf est axe sur les principes de la doctrinede l'Eglise : morale donc rvle, surnaturelle par la volont divine quilui donne force d'obligation par le modle qu'elle prsente, par l'aidede la grce et la fin qu'elle poursuit. Chez le trouvre, point deperspectives purement naturelles ou rationelles : c'est le Christ qui rglela conduite humaine, qui l'agre ou la rprouve; c'est lui ou son aptrequi sert de modle; c'est l'Evangile qu'il faut suivre; c'est l'Eglisequ'on doit couter. La passion, il est vrai, peut l'empcher de voir lavolont de Dieu dans les dcisions, les ordonnances de l'autorit lgitime,mais le principe est sauv, voire hautement affirm. Sa morale peutparatre rigide. En effet, elle manque de souplesse : elle value etqualifie les actions humaines d'une faon trop nette, sans mme envi-sager les circonstances, les situations concrtes de chaque individu; ellen'admet pas de nuances, point d'accommodement ou de transaction.C'est pourtant la morale de l'poque, d'une poque trs chrtienne, ol'homme, insoucieux des prises de conscience rflexes dans sesmouvements, vit sous le signe du sacr ^^^ , et met l'accent sur lesexigences divines. Du point de vue de l'art, les thmes fondamentauxsoit de la morale, soit de l'asctique, trouvent rarement en Rutebeufun souffle crateur. Les misres de la condition humaine, la vanit du

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    36/64

    90 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWAmonde et la brivet de la vie, le mpris de la chair et la certitude dela mort ^^^, l'attente de la fin du monde, de l'Antchrist, du jugementdernier ^^^, la ncessit de la charit, de la grce, du travail, du mrite,de la pnitence ^^^, les obstacles au salut, savoir les pchs et lesvices ^^^, tout cela, tout cet hritage prcieux d'ides et de croyances,voqu du fond commun du moyen ge et du champ labour de sapropre exprience, avait besoin, pour tre prsent en termes vivants,d'un pote de longue haleine comme Dante. Rutebeuf russit vivifierce monde seulement par intervalles, quand l'inspiration le saisit etqu'elle veille ses puissances motives :

    de corrouz et d'anui, de pleur et d'amistiest toute la matire dont je tras mon diti ^^i...

    On doit enfin remarquer les charmes allgoriques dont il nous fait rgaldans ses pomes moraux oii, suivant l'engouement du temps, Hypocrisie,Avarice, Vaine-Gloire, Orgueil, Envie, Convoitise, Hrsie, Tricherie,Morte-Color et Franc-Semblant, Symonie et Usure, etc., se trouvent surle mme tapis, jouant un rle que le lecteur du XX* sicle, peu avis,trouve insupportable ^^^. Au fond, ces masques, ces figures rpondaient un besoin qui est profondment enracin dans l'esprit humain, celuide transposer le particulier, de le transcrire dans l'universel et, en mmetemps, celui d'incarner les ides, de les projeter, d'assister, pour ainsidire, leur choc pour en tirer sagement une leon. D'ailleurs la clefdu langage allgorique tait la porte de tous... Mais, hlas tropsouvent le jeu est manifeste, la moralisation se fait excessive, elledevient artificielle, mcanique et, ce qui nous tonne, elle a l'ambitionde porter une leon partout, jusque dans les fabliaux les plus ordu-riers ^^^. Vraiment, c'est trop

    D'aprs cette brve analyse, on peut conclure que la physionomie

    morale de Rutebeuf est assez complexe ^^*. Nous avons tch d'en saisirles traits saillants. Tour tour nous avons interrog l'homme misreuxaux prises avec les ncessits de la vie quotidienne et la voix de saconscience, se plaignant et se dbattant avec dignit; l'homme mali-cieux, ironique, obstin, passionnment attach un clan, un parti, une cause ; l'homme pieux et sincre, particulirement dvot la Vierge,un homme orient, cur et esprit, par les perspectives de l'idal

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    37/64

    LE PORTRAIT DE RUTEBEUF 91chrtien ^^^, mais qui trane les pieds dans une valle de pchs et delarmes, tiraill par les exigences imprieuses d'un monde qui disparat celui de la Croisade et de la chevalerie et celles d'un milieu deplus en plus prenant, le milieu bourgeois de la bone vile de Paris ^^^,qui sert de cadre l'panouissement de la posie et de l'art. Nous avonsconsidr le jongleur l'esprit jeune et vigoureux, l'accent rude, lavoix criarde, le trouvre engag sans aucun servilisme, aiguillonnant etpiquant tour tour selon ou contre le vent de l'opinion publique, assezcourageux pour braver les grands, sans peur, peut-on dire, mais passans reproche. Enfin nous avons vu l'homme vieilli, peine rsign,dou d'un il plus indulgent, toujours attach son monde idal et,sans doute, sa renomme de pote ^^^. Miroir d'une poque toute enmouvement s'exprimant par mille voix et rsonnante de passions multi-formes; d'une poque oii la tension des forces en jeu amne parfois descarts dans la pense et dans l'action, mais qui n'empche pas lacrature d'exprimer ses nergies au gr Dieu , comme dit Joinville,et au profit du prochain; d'un sicle oii la nostalgie des horizons quis'estompent ou s'effacent et la curiosit, l'incantation, l'emprise desnouveaux cieux qui s'annoncent, donnent l'impression de la vie, toutsimplement, dans son devenir providentiel.

    Figure riche et attachante que celle de Rutebeuf, mais point nigmatique ^^^ ; dans plusieurs de ses traits l'homme du XX^ siclepourrait se retrouver et se reconnatre, croyons-nous, assez facilementau milieu de sa dtresse.

    L.-G. Pesce,sminaire episcopal de Trvise, Italie.

    NOTES^ Rutebeuf, Li Diz de freire Denize, v, 252 (v. uvres compL, d. A. Jubinal,

    1874-1875, II, p. 74).2 J. BDiER, Les Fabriaux, p. 404 : c'est une gens sorfte-c'est--dire-une race

    faite par dessus le march, par mgarde... 3 Brunetto Latini, Li Livres dou Trsor, d. F. Carmody, U. of Cal. Press, 1948,

    p. 204 : gengleour est celui ki gengle entre les gens a ris et a gieu et moke soi et safeme et ses fiz et toutes autres. 4 J. BDIER, O.C., p. 417.5 Voir E. Faral, Les jongleurs en France au moyen ge, p. 61-62 : le XIIP siclecommenant il faut voir quelle place dsormais les jongleurs tiennent dans les comptesde toutes les cours et de tous les pays. On connat, d'aprs le tmoignage de Joinville,

    la protection que Louis IX accordait aux jongleurs (v. Vie de St Louis, d. N. de Wailly,

  • 7/22/2019 Pesce, L. G.(1958), Le Portrait de Rutebeuf. Sa Personnalite Morale

    38/64

    92 REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWApar. 668). La cour de Frdric II tait peuple de giullari : v. Novellino, nov. XXI(d. Bibl. Cl. Gaston, Firenze, 1867, p. 33) : Lo 'mperadore Federigo fue nobilissimosignore... a lui venieno sonatori, trovatori e belli favellatori, uomini d'arte, giostratori,schermitori... Ezzelin comme tant d'autres seigneurs, avait son mnestrel lui (v, ib.,p. 41). D'ailleurs tout bon chevalier est cens prter attention aux jongleurs : qu'iloe volontiers chanon,/notes et vieles et sons/et dduit de menestreus {Les Ailes deprouesse, de Raoul de Houdenc, cit par G. Cohen dans son Histoire de la Chevalerie,p. 148). Voir aussi V. De Bartholomaeis, Posie provenzali storiche, vol. I, p. XLIV.Au XIIP sicle troubadours et trouvres (deux mondes, l'un expirant, l'autre sonapoge) en dehors du cadre plus ou moins conventionnel de l'amour, expriment souventles mmes ides et les mmes proccupations; on trouvera donc dans cette tude lestmoignages de quelques troubadours ct de ceux des trouvres.

    6 V. G. Bertoni, // Duecento, p. 182 : dans les Statuts de la ville de Viterbo(1251) on dclare punissable d'une amende de 20 sous tout jongleur (ou jongleresse)qui est entr dans la maison d'un citoyen quelconque pour manger sans y tre invit.En Italie on devait trs souvent mettre un frein aux libralits des podest (v. G. Liberali,Gli Statuti del Comune di Treviso [1207, 12671, II, p. 237).

    '^ a Ponunt maculam in electis , disait Fra Salimbene (Cronica, 77, dans M.G.H.,XXXII, d. Holder-Egger) se rfrant l'Ecriture : Eccli. II, 33. Plusieurs concilesavaient atteint et condamn tous ces jaculatores, histriones, mimos, scurras, saltatores,balatrones, qui reprsentaient l'esprit mondain de corruption (v. E. Faral, Les jongleursen France au moyen ge, p. 26). Notamment le IV^ concile d.u Latran avait interditaux clercs de participer leurs jeux : clerici... mimis, jaculatoribus et histrionibusnon intendant (Mansi, C. a. c, XIII, c. 954); le concile de Rouen de 1214 avaitdfendu aux prlats ne in mensa histriones vel mimos nec eorum instrumenta audiant...et a festis fullorum abstineant (Mansi, c. 881-882). Les Pres et les prdicateurs(Honorius d'Autun, Jean de Salisbury, Pierre le Chantre, Conrad de Zurich, etc.), lesmoralistes surtout (l'auteur du Pome moral, le Reclus de Molliens, l'auteur duChevalier de Dieu, etc.) svissent contre cette gens ke deus at dempneie et maldie ,ces jongleurs qui ressemiblent la truie ki de boe est cargie , puisque qant il funt,kant qu'il dient, tot tourne a lecherie (v. Petit de Julleville, Histoire de la Litt,franc., II, p. 193), puisque tote lor vie est en ordesce/en puterie et en viltesce ,puisque celui qui vit en fabloiant/pors est... de pain gouster n'est pas ses drois (v. Ch.-V. Langlois, La vie en France au moyen ge, II, p. 171). Brunetto Latini metau mme niveau jougleours et lecheours {Li Livres dou Trsor, d. F. Carmody,1948, p. 281). Guerre donc aux jongleurs ke unt trop perilus mester,/car il funt Deuoblier/et la vanit de secle amer (v. E.-J. Arnould, Le Manuel des Pchs, etc., p. 283)et blme ceux qui les coutent : home ententus aus jongleurs, asseiz tost averroitune femee que on appelle Pauvret (saint Bernard ? Du Cange reporte la mmesentence en latin comme un proverbe courant au moyen ge : v. Mmoires de VAcad.d'Arras, 1858, p. 201). Voir E. Faral, Les jongleurs en France au moyen ge, p. 278,n. 34. Evidemment l'Eglise exceptait de ses anathmes ceux qui colportaient soit lesvies de saints soit les chansons de geste.

    8 Rutebeuf dit expressment dans Chariot le Juif {uvres, II, p. 100, v. 41-46)que les mnestrels, selon leur habitude, accouraient soit amont soit aval/l'un pi,l'autres cheval... o i a gens de bone geste,/quant .1. hom fait noces ou feste , etqu'ils recevaient tous des cadeaux. Voir Brunetto Latini, // Tesoretto, XV, v. 13-17(d. Molini, 1825) : Hacci genti di corte/che son use ed aocorte/a solazzar la gente/ma domandan sovente/danari e vestimenti... ; v. id., // Favolello, ch. I, v. 96 et suiv.(d. Wiese, Z. f. R. Ph., VII, p. 386 et suiv.) : come lo giocolaro/mi loda grandemente/quando di me ben sente; /ma quando non li dono/portami laido suono... Voir aussi letmoignage du troubadour Aimeric de Peguilhan dans son Plang pour la mort deG. Malaspina : ... que maint caval, ferran et brun et bai,/donava plus sovent, etautr'arnes,/de mill baron q'ieu vis ni saubes (v. V. De Bartholomaeis, Posieprovenzali stor., v. I, p. 239). J. Bdier, Les Fabliaux, p. 407; E. Faral, Les jongleurs...,p. 120 et 128; id., La vie quotidienne au temps de St Louis, p. 110; G.