16
La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées par les interstices. P.33 Dans ces entresols, peu fréquentés en dehors des dimanches, on rencontre souvent des types humains assez curieux, des personnages dénués de tout intérêt, toute une série d’apartés de la vie. P.33 Ce culte d’Humanité, avec ses rites de liberté et d’égalité, m’a toujours paru une reviviscence des cultes antiques, où les animaux étaient tenus pour des dieux et où les dieux avaient des têtes d’animaux. P.38 Ainsi, étrangers à la solennité de tous les mondes, indifférents au divin et dédaigneux de l’humain, nous nous sommes adonnés futilement à la sensation sans but, cultivée au sein d’un épicurisme sophistiqué, comme il convenait à nos nerfs cérébraux. P.38 Nous avons renoncé alors à tout effort, comme les faibles renoncent aux exercices des athlètes, et nous nous sommes penchés sur le livre des sensations, en y apportant un grand scrupule d’érudition vécue. P.39 Il me faut choisir entre deux attitudes détestées – ou bien le rêve, que mon intelligence exècre, ou bien l’action, que ma sensibilité a en horreur ; ou l’action, pour laquelle je ne me sens pas né, ou le rêve, pour lequel personne n’est jamais né. P.40 Tout cela passe, et tout cela ne me dit absolument rien, tout est étranger à mon destin – et même étranger à son propre destin : un mélange d’inconscience, de jurons lancés au petit bonheur

Pessoa

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Pessoa

La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées par les interstices. P.33

Dans ces entresols, peu fréquentés en dehors des dimanches, on rencontre souvent des types humains assez curieux, des personnages dénués de tout intérêt, toute une série d’apartés de la vie. P.33

Ce culte d’Humanité, avec ses rites de liberté et d’égalité, m’a toujours paru une reviviscence des cultes antiques, où les animaux étaient tenus pour des dieux et où les dieux avaient des têtes d’animaux. P.38

Ainsi, étrangers à la solennité de tous les mondes, indifférents au divin et dédaigneux de l’humain, nous nous sommes adonnés futilement à la sensation sans but, cultivée au sein d’un épicurisme sophistiqué, comme il convenait à nos nerfs cérébraux. P.38

Nous avons renoncé alors à tout effort, comme les faibles renoncent aux exercices des athlètes, et nous nous sommes penchés sur le livre des sensations, en y apportant un grand scrupule d’érudition vécue. P.39

Il me faut choisir entre deux attitudes détestées – ou bien le rêve, que mon intelligence exècre, ou bien l’action, que ma sensibilité a en horreur ; ou l’action, pour laquelle je ne me sens pas né, ou le rêve, pour lequel personne n’est jamais né. P.40

Tout cela passe, et tout cela ne me dit absolument rien, tout est étranger à mon destin – et même étranger à son propre destin : un mélange d’inconscience, de jurons lancés au petit bonheur quand on reçoit une tuile sur la tête, d’échos lointains de voix inconnues – salade collective de l’existence. P.42

Quelle gloire nocturne que d’être grand sans être rien ! Quelle sombre majesté que celle d’une splendeur inconnue…Et j’éprouve soudain ce qu’a de sublime le moine dans son désert, l’ermite dans sa solitude, conscient de la substance du Christ

Page 2: Pessoa

dans les pierres et dans les grottes de son éloignement du monde. P.42

Cela même m’a été refusé, de même qu’on peut refuser une aumône non par manque de cœur, mais pour éviter à déboutonner son manteau. P.43

« Vous êtes exploité, mon vieux » Ce mot m’a rappelé que je le suis, en effet ; mais comme nous devons tous être exploités dans la vie, je me demande s’il ne vaut pas mieux être exploité par ce Vasquès, marchand de tissus, que par la vanité, la gloire, le dépit, l’envie ou l’impossible.

Il y a ceux que Dieu lui-même exploite, et ce sont les prophètes et les saints dans le vide immense de ce monde. P.45

Ah, j’ai compris ! Le patron Vasquès, c’est la Vie. La Vie monotone et nécessaire, qui commande et que l’on connait si mal. Cet homme banal représente la banalité de la Vie. Il est tout pour moi, au dehors parce que la Vie est pour moi, au-dehors. Oui, l’Art qui soulage de la vie sans pourtant soulager de vivre, et tout aussi monotone que la vie – simplement en un lieu différent. P47

Tout en moi tend à être en suivant autre chose…Tout m’intéresse, rien ne me retient P.47

Litanie : Nous ne nous accomplissons jamais. Nous sommes deux abîmes face à face – un puits contemplant le Ciel. P.48

Une intelligence aigüe utilisée à me détruire, et une puissance de rêve avide de me distraire…Une volonté morte et une réflexion qui la berce, comme si c’était un enfant, bien vivant. P.49

…mélodrame dont nous sommes tout à la fois les acteurs, les spectateurs actifs et les dieux mêmes, par une autorisation spéciale du conseil municipal. P.50

…où recroquevillé sur un banc de gare, mon dédain somnole, bien enveloppé dans la longue capote de mon abattement. P.50

Page 3: Pessoa

Les rêves…ce qui nous distingue, c’est la force de les réaliser, ou la chance de les voir se réaliser pour nous. P.53

Ils étaient déjà vieux, ceux qui ne viendraient un jour ; seuls étaient jeunes ceux qui ne viendraient jamais. P.53

Il m’est arrivé à plusieurs reprises, au cours de ma vie accablée par les circonstances, de vouloir me libérer de certaines d’entres elles, et de me retrouver assiégé par d’autres circonstances du même ordre, comme s’il existait définitivement une inimité à mon égard dans la rime incertaine des choses. J’arrache à mon cou une main qui m’étoffe. Je vois alors que ma propre main, qui vient d’arracher l’autre, a fait tomber une corde autour de mon cou dans le geste même qui me libérait. J’écarte la corde prudemment, et c’est de mes propres mains que j’en viens presque à m’étrangler. P.54

Devenir des sphinx, même faux, au point de ne plus savoir qui nous sommes. Car, en fait, nous ne sommes rien d’autre que de faux sphinx, et nous ignorons ce que nous sommes réellement. La seule façon de nous trouver en accord avec la vie, c’est d’être en désaccord avec nous-mêmes. L’absurdité, c’est le divin. P.55

Les uns gouvernent le monde, les autres sont le monde. P.56

Mon personnage humain, considéré d’un point de vue extérieur, était d’un ridicule achevé, comme tout ce qui est humain, vu dans l’intimité. P.59

Je n’arrive plus à penser, tellement j’ai sommeil ; et je n’arrive plus à sentir, tant le sommeil me fuit. P.61

En finir, cesser d’être enfin, mais avec une survivance métaphorique, être la page d’un livre, une mèche de cheveux au vent, l’oscillation d’une plante grimpante dans l’encadrement de la fenêtre entrouverte, les pas sans importance sur le fin du charretier oublié au bord d’un sentier matinal…L’absurdité, la confusion, la disparition même – n’importe quoi, sauf la vie…p.62

Page 4: Pessoa

Je passe le cours des temps, je passe des silences, des mondes sans forme passent auprès de moi…Je peux enfin dormir, car c’est le matin au fond de moi !

Je me réabsorbe, je me perds en moi, je m’oublie en ces soirées lointaines, intactes encore du devoir et du monde, vierges de tout mystère et de tout avenir. P.64

Je souffre parce que le geste dont je ferme mon registre se referme aussi sur un passé irréparable ; et je souffre de retourner vers le lit de la vie, sans sommeil, sans compagnie et sans repos, dans le flux et le reflux de ma conscience où se mêlent – telles deux marées au sein de la nuit noire, parvenues au terme de leur destin- ma nostalgie et ma désolation. P.65

Trouver sa personnalité en la perdant- la foi elle-même confirme ce sens de notre destin. P.65

Et, face à la réalité suprême de mon âme, tout ce qui est utile, tout ce qui est extérieur me paraît frivole et trivial, comparé à la pure et souveraine grandeur de mes rêveries les plus originales, les plus souvent rêvées. A mes yeux, ce sont ces rêves-là qui sont les plus réels. P.66

Il y a dans les yeux humains, même ceux d’un simple chromo, une chose terrible : l’annonce inévitable d’une conscience, le cri clandestin qui témoigne qu’il y a là une âme. P.57

Chose jetée dans un coin, chiffon tombé en chemin, mon être ignoble se déguise en présence de la vie. P.67

Subitement, comme si quelque destin magicien venait m’opérer d’une cécité ancienne avec des résultats immédiats, je lève la tête, de mon existence anonyme, vers la claire connaissance de la façon dont j’existe…Je suis dérouté par tout ce que j’ai été et qu’en fait, je le vois bien, je ne suis pas.

Je considère, telle une vaste contrée sous un rayon de soleil traversant soudain les nuages, toute ma vie passée ; et je constate, avec une stupeur métaphysique, à quel point mes actes les plus judicieux, mes idées les plus claires, mes projets

Page 5: Pessoa

les plus logiques, n’ont rien été d’autre, en fin de compte, qu’une ivresse congénitale, une folie naturelle, une ignorance totale. Je n’ai même pas joué un rôle : on l’a joué pour moi. Je n’ai pas été non plus l’acteur : je n’ai été que ses gestes. P.68

Je suis, en cet instant de claire vision, un être soudain solitaire, qui se découvre exilé là où il s’était toujours cru citoyen. Jusqu’au plus intime de ce que je l’ai pensé, je n’ai pas été moi. P.68

Mais la ville m’est étrangère, les rues me sont inconnues, et le mal est sans remède. Donc, j’attends, penché sur le fond, que la vérité me quitte, pour me laisser à nouveau nul et fictif, intelligent et naturel. P.69

Ce n’a été qu’un instant, et je me suis vu. Ensuite je ne saurais pas même dire ce que j’ai été. Finalement j’ai sommeil, car, je ne sais pourquoi, il me semble que le sens de tout cela, c’est dormir. P.69

Pour moi, lorsque je vois un mort, la mort m’apparaît alors comme un départ. Le cadavre me fait l’impression d’un costume qu’on abandonne. Quelqu’un est parti, sans éprouver le besoin d’emporter son seul et unique costume. P.69

Le mystère de la vie nous meurtrit et nous effraie de multiples manières. P.74

Où songer à fuir, puisque, à elle seule, la cellule est tout ?

Et alors le désir me prend (débordant, absurde, une sorte de satanisme d’avant Satan) de voir un jour –un jour dépourvu de temps et de substance- s’ouvrir une issue pour s’enfuir hors de Dieu, et pour voir le plus profond de nous-mêmes cesser enfin, je ne sais comment, de faire partie de l’être ou de non-être. P.74

C’est une impression d’ivresse à force d’inertie, de saoulerie sans joie, ni en elle-même ni dans sa source. C’est une maladie qui ne rêve même pas de convalescence. C’est une mort gaie. P.75

Page 6: Pessoa

Vivre une vie cultivée et sans passion, au souffle capricieux des idées, en lisant, en rêvant, en songeant à écrire, une vie suffisamment lente pour être toujours au bord de l’ennui, suffisamment réfléchie pour n’y tomber jamais. P.75

En dehors de cela, ne rien être, ne rien avoir, ne rien vouloir…Musique de mendiant affamé, chanson d’aveugle, objet laissé par un voyageur inconnu, traces dans le désert de quelque chameau avançant, sans charge et sans but. P.76

« Parce que j’ai la dimension de ce que je vois,

Et non pas celle de ma taille. »

Quelle puissance mentale sans limites, que celle qui va du puits de nos émotions les plus profondes jusqu’aux étoiles les plus lointaines, qui s’y reflètent et, d’une certaine manière, s’y trouvent ainsi à leur tour. P.76

Une tristesse crépusculaire, tissée de lassitudes, de faux renoncements, un ennui immédiat à la moindre sensation, une douleur comme un sanglot retenu, ou une vérité soudain révélée. Mon âme inattentive voit se dérouler ce paysage de mes abdications – longues allées de gestes interrompus, hauts massifs de rêves que je n’ai pas même bien rêvés, inconséquences, telles des clôtures de buis séparant des chemins déserts, suppositions pareilles à de vieux bassins aux jets d’eau muets – tout s’emmêle et se visualise médiocrement dans ce triste fatras de mes sensations confuses. P.77

La solitude me désespère ; la compagnie des autres me pèse. La présence d’autrui dévie mes pensées ; je rêve cette présence avec une distraction d’un type spécial, que toute mon attention analytique ne parvient pas à définir. P.78

« Mais la même histoire se répète sans cesse, et je n’apprends jamais d’apprendre » P.78

La beauté d’un corps nu n’est sensible qu’aux races qui sont vêtues. La pudeur joue surtout, pour la sensualité, le même rôle que l’obstacle pour l’énergie.

Page 7: Pessoa

L’artificiel, c’est la façon de jouir du naturel. Tout le plaisir que j’ai pu retirer de ces vastes champs vient de ce que je ne vis pas ici. On n’apprécie pas la liberté si l’on n’a pas vécu sous la contrainte.

La civilisation nous éduque à la nature. L’artificiel, voilà le chemin pour se rapprocher de la nature.

Il faut bien nous garder, cependant, de croire l’artificiel naturel. C’est dans l’harmonie entre le naturel et l’artificiel que réside l’essence du naturel chez les âmes supérieures. P.80

Le vent s’est levé…C’était d’abord comme la voix d’un espace vide…L’espace soufflant à l’intérieur d’un trou, une faille dans le silence de l’air. Puis est monté un sanglot, un sanglot du bout du monde, et l’on s’est aperçu que les vitres tremblaient et qu’en réalité c’était le vent. Puis cela a résonné plus loin, un hurlement sourd, des pleurs dépourvus d’être face à la nuit grandissante, un grincement de choses diverses, une chute de petits morceaux, un atome de fin du monde. P.82

Le mal romantique, le voilà : c’est vouloir la lune tout comme s’il existait un moyen de l’obtenir. P.83

Nul ne le sait, parce que nul ici-bas ne sait rien, et les sables engloutissent ceux qui brandissent des étendards tout comme ceux qui n’en possèdent point.

Et les sables recouvrent tout – ma vie, mes écrits, mon éternité. J’emporte avec moi la conscience de ma défaite, comme l’étendard d’une victoire. P.85

Je lis, et me voici libre. J’acquiers l’objectivité. Je cesse d’être moi, cet être dispersé…et je gravis les escaliers, revêtu de la seule noblesse de mon regard. P.86

Je lis comme si je passais. Et c’est chez les classiques, chez les calmes, chez ceux qui, s’ils souffrent, point ne le disent – c’est chez eux que je me sens voyageur sacré, que je suis oint pèlerin, contemplateur sans raison d’un monde sans but,

Page 8: Pessoa

Prince du Grand Exil qui a fait, en partant, au dernier mendiant l’aumône ultime de sa désolation. P.86

« Vous êtes très réussi », me dit soudain Moreira. Et il ajouta, en se tournant vers le représentant : « C’est notre petit camarade tout craché, hein ? » Et l’autre d’approuver, avec une bonne humeur amicale qui m’envoyait à la poubelle. P.89

Une défaite minable et boutiquière…Ils ont tous, comme moi-même, leur avenir derrière eux. P.90

Que les Dieux, s’ils veulent se montrer justes dans leur injustice, nous gardent nos rêves, même irréalisables, et nous donnent de bons rêves, même médiocres…Chacun de nos rêves est toujours le même rêve, puisque ce ne sont que rêves. Que les dieux me changent mes rêves, mais non pas le don de rêver. P.90

C’est ainsi que chacun rêve, à un moment ou à un autre, d’être un général d’armée, alors qu’il n’est qu’un fuyard d’arrière-garde. C’est ainsi que chacun de nous, dans la boue des ruisseaux, salue une victoire que personne ne pouvait remporter et dont il ne reste que lui, comme une miette de pain perdue parmi les taches d’une nappe qu’on a oublié de secouer. P.91

Ils le croient dès qu’ils le disent, et peut-être le disent-ils pour le croire eux-mêmes…Les journaux parlent d’eux quelques fois…mais la gloire jamais. Ces gens-là sont heureux, parce qu’il leur a été donné le rêve enchanteur de l’imbécillité. Mais ceux qui, comme moi, ont des rêves sans illusions […]. P.92

Je suis les ruines d’un édifice qui n’a jamais été que ses propres ruines, et dont quelqu’un, au beau milieu de sa construction, s’est lassé de penser à l’objet qu’il construisait. P.93

Les intrigues, la médisance, le récit enjolivé de ce que l’on n’a jamais osé faire, la satisfaction que tous ces pauvres animaux habillés tirent de la conscience inconsciente de leur âme, la

Page 9: Pessoa

sexualité sans savon, les plaisanteries qui ressemblent à des chatouilles de singes, l’affreuse ignorance où ils sont de leur totale inimportance…Tout cela me fait l’effet d’un animal monstrueux et abject, composé, dans l’involontaire des songes, des croûtes humides du désir, des restes mâchouillés de sensations. P.94

L’évangile qui reste à écrire…Chacun de nous a sa vanité, et cette vanité consiste à oublier que les autres aussi existent, et ont une âme semblable à la nôtre. P.95

Celui qui est dans ces pages, c’est un autre. Je ne comprends déjà plus rien. P.95

La lassitude de toutes les illusions, et de tout ce qu’elles comportent – la perte de ces mêmes illusions, l’inutilité de les avoir, l’avant-lassitude de devoir les avoir pour les perdre ensuite, le chagrin de les avoir eues, la honte intellectuelle d’en avoir eu tout en sachant que telle serait leur fin. P.99

C’est que la plupart des gens pensent avec leur sensibilité, et que moi je sens avec ma pensée.

Plus un homme est diffèrent de moi, plus il me paraît réel, parce qu’il dépend moins de ma subjectivité. Et c’est pourquoi mon étude, constante, porte sur cette humanité banale qui me répugne tant et dont je me sens si éloigné. Je l’aime parce que je la hais. J’aime à la voir parce que je déteste la sentir. Les paysages, si admirables en tant que tableaux, font en général des lits détestables. P.102

Il eût été plus juste de dire qu’un état d’âme est un paysage ; la phrase aurait eu l’avantage de ne pas comporter le mensonge d’une théorie, mais bien plutôt la vérité d’une métaphore. P.103

Le vrai sage possède, dans ses muscles, la possibilité d’atteindre les hauteurs, et dans la connaissance du monde, le refus d’y monter. P.104

Page 10: Pessoa

Renoncer demande un effort, et je ne possède pas ce petit peu d’âme qui me permettrait de l’accomplir. P.110

Mes rêves sont un refuge stupide, comme un parapluie pour se protéger de la foudre.

Je suis si inerte, si pitoyable, si démuni de geste et d’actions. P.110

Je rêve, et derrière mon esprit attentif, quelqu’un rêve avec moi…Et peut-être ne suis-je que le rêve de ce Quelqu’un qui n’existe pas…

Et moi qui, loin de cette foret, en viens presque à l’oublier, c’est lorsque je la possède que j’en ai la j’aspire plus grande nostalgie, c’est quand je la parcours que je la pleure et que le plus à la retrouver. P.457

Et cela nous faisait mal de jouir de tout cela, cela nous faisait mal…Car, malgré sa saveur de calme exil, tout ce paysage nous rappelait que nous appartenions au monde réel, il était tout entier imprégné de ce faste humide d’un ennui démesuré et pervers comme la décadence de quelque empire ignoré…P.459

Et voici qu’au moment où nous allions songer à parler d’elle, surgit à nos yeux , une nouvelle fois, la forêt nombreuse, mais plus troublée maintenant de notre trouble, et plus triste de notre tristesse. P.459

…temps mort d’espace et couvert de fleurs, et du parfum des fleurs, et du nom des fleurs !

Notre étions impersonnels, creux de nous-mêmes, quelque chose d’autre et de mal défini…Nous étions ce paysage qui se diluait en sa conscience de lui-même…Et de même qu’il était deux paysages à la fois – réalité, mais illusion aussi-, de même nous étions nous-mêmes deux obscurément, et aucun de nous ne savait au juste si l’autre n’était pas lui-même, si cet autre incertain vivait réellement…

Nous ne possédions aucune vie que la Mort eût besoin de tuer.

Page 11: Pessoa

Renonçons à l’illusion de l’espoir, parce qu’il nous trahit, de l’amour parce qu’il lasse, de la vie, parce qu’elle assouvit sans nous rassasier, et même de la mort, parce qu’elle nous apporte plus que nous ne voulons, et moins que nous ne l’espérons.

Consolatrice de ceux qui ne connaissent pas de consolation, Larme de ceux qui jamais ne pleurent, Heure qui jamais ne sonnes - garde-moi de la gaieté et du bonheur.

Telle la tisseuse […], je me suis assis à la fenêtre de ma vie et, oubliant que j’habitais là et que j’existais, j’ai tissé des linceuls pour un tiède ensevelissement, dans de chastes toiles de lin destinées aux autels de mon silence.

Moi qui t’existe en moi, ai-je plus de vie réelle que toi, et que cette vie même qui te vit ?

Et toi, qui n’es personne, tu seras toujours ô Suprême, l’art chéri des dieux qui n’ont jamais été, et la mère vierge et stérile, des dieux qui ne seront jamais.

Je vis toujours au présent. L’avenir, je ne le connais pas. Le passé, je ne l’ai plus. L’un me pèse comme la possibilité de tout, l’autre comme la réalité de rien…Mon futur sera ce que je ne prévois pas, je n’ai jamais été que la trace et le simulacre de moi-même. Mon passé, c’est tout ce que je n’ai pas réussi à être. Même les sensations des moments enfuis n’éveillent en moi aucune nostalgie : ce qu’on éprouve exige le moment présent ; celui-ci une fois passé, la page est tourné et l’histoire continue, mais non pas le texte. P.131

La vie se ramène pour nous à ce que nous pouvons en concevoir. Aux yeux du paysan, pour lequel son champ est tout au monde, ce champ est un empire. Aux yeux de César, pour qui son empire est encore peu de chose, cet empire n’est qu’un champ. En fait, nous ne possédons jamais que nos impressions ; c’est donc sur elles, et non sur ce qu’elles perçoivent que nous devons fonder la réalité de notre existence. P.132

Page 12: Pessoa

Se résigner, c’est se soumettre ; or vaincre c’est se résigner, donc être vaincu. C’est pourquoi toute victoire est une grossièreté. Les vainqueurs perdent toujours les qualités d’accablement face au présent qui les ont conduits à la lutte et à la victoire. Ils se retrouvent satisfaits, et on ne peut être satisfait que si l’on se résigner, si l’on ne possède pas une mentalité de vainqueur. Seul sait vaincre celui qui ne gagne jamais. Seul est fort celui qui se décourage sans cesse.