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Petit livre dédié à toutes les personnes que j’ai

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Petit livre dédié à toutes les personnes que

j’ai esquissées dans ce carnet de souvenirs, ainsi qu’aux habitants d’Aïn-el-

Arba de tous les temps, ceux du passé, du

présent, ceux de l’avenir sans oublier

Jean-Paul.

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I

« Plire pas, Madame… » dit une voix qui, à elle seule, est plus douce que toute l’Algérie au printemps.

Assise sur un strapontin, métro Bastille, j’attends la dernière rame, la tête cachée dans les mains. Je suis fatiguée.

« Je ne pleure pas, Monsieur… » Je n’ai pas le temps de finir ma phrase qu’il s’est

effacé, gêné, avec quelque chose de Charlie Chaplin. Il n’a pas d’âge ; j’ai cinquante ans. Il est né en Algérie, moi aussi.

Seule la lune m’écoute finir ma phrase. « … je pense. » Je regarde la lune, la même que je regardais quand

j’étais « p’tite madame », « p’tite madame » à qui on ne prêtait tout de même pas grande attention, parce que je disais toujours « des choses bizarres » qui n’intéressaient personne, et que personne ne cherchait à comprendre.

Comprendre quoi ? Que la lune que je vois quarante ans plus tard ne peut plus être la même lune que celle de mon enfance, entourée de toutes les

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étoiles du monde qui brillaient si fort qu’elles chantaient ? Un soir, je les avais entendues. Et ce soir-là, j’avais gravé leur musique éternelle dans mon âme, cela juste avant de sauter de la camionnette et de traverser une cour inconnue, que je n’ai jamais revue.

Mon grand-père n’avait pas entendu les étoiles, mais des chacals, de faux chacals, ceux qui descendaient des montagnes, se cachaient dans la plaine. Il devait nous ramener, ma sœur, mon frère et moi, d’Oran à Aïn-el-Arba dans la vieille camionnette. Arrêté une première fois sur cette route par un barrage formé d’un petit groupe d’hommes inquiétants, il avait compris qu’en allant plus loin, nous serions égorgés au prochain carrefour. Moi, insouciante, je regardais les étoiles, je les écoutais et voulais les écouter encore ; si bien que mon grand-père me prit dans ses bras malgré moi et me fit entrer dans la maison des hôtes de fortune à qui il avait demandé asile pour la nuit. À l’intérieur de cette maison, mes étoiles avaient traversé le plafond, s’étaient posées, mais ne chantaient plus. Les adultes parlaient avec des voix excitées, exaspérées ; je ne les comprenais pas. Pas davantage qu’ils ne me comprenaient. Depuis cette nuit-là, je voudrais toujours vivre avec les étoiles, et que la terre n’eût jamais existé. Dire, crier ce qui s’est passé. Mais à quoi bon hurler dans le désert ? Les méchants n’entendront jamais et, quel que soit le scénario, ils continueront à être mauvais.

Derrière Aïn-el-Arba, c’est toujours le désert ; pour moi désormais, dans tous les paysages du monde, ce sera le désert. Les personnes à qui je m’adresserai seront des montagnes de désert.

Là-bas, au temps des étoiles, les « événements » s’annonçaient ponctuellement et se commentaient

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entre adultes. Beaucoup de choses ne se feraient plus et, désormais, on parlerait de plus en plus de la France, mais d’une manière différente.

Pour moi, la France, c’était le pays des cerises. C’était avant les étoiles ; mon père y était allé

assister à un congrès sur la vie des abeilles, et nous avait rapporté une cuisinière en fonte et des cerises.

« Quand papa a-t-il ramené la cuisinière ? » Ma mère a pu dater mon premier souvenir. « Tu te souviens de la cuisinière ? C’était en 1949,

tu n’avais qu’un an. » Quant aux cerises, ma mère, ne s’en souvenant plus,

décida que j’étais trop petite pour m’en souvenir aussi. « Tu as dû l’imaginer. On a dû te le raconter. Tu

l’as entendu dire par ta sœur… » Puisque, seule, ma sœur pouvait tout connaître et ne

rien oublier, j’en avais pris mon parti. Je compris que, quoi que je dise, quoi que je fasse, c’était comme ça. Je n’étais pas crédible. J’étais seule à savoir que mon premier souvenir s’appelait Cerise. J’avais trouvé ce fruit si merveilleux qu’en le voyant pour la première fois, j’avais enregistré tout le reste autour, dans les moindres détails. Mais puisque, pour les autres, les cerises, comme le reste, n’étaient qu’affabulations et légendes de ma part, tous mes souvenirs ont été enfouis dans un cataclysme qui aurait envahi, non pas Pompéi, mais toute l’Algérie française. Que je parle de cerises ou de cuisinière, que j’aie un an ou soixante-dix, puisque personne ne m’a cru, ni ne me croit, personne ne me croira. Donc, je n’écrirai pas. Je penserai et je mélangerai mes pensées dans le temps, à mon gré. Je penserai toujours, partout, comme Maria Callas dans Carmen « Je chante pour moi-même… »

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Ainsi, j’ai vu les éléphants d’Hannibal chassés par des camions amphibies venus de France, sur la plage des Andalouses, à l’ouest d’Oran. Sur cette même plage, mon père, Provençal d’origine et qui aurait dû se trouver sous les bombardements de Mers-el-Kebir, fut sauvé grâce à une permission accordée par son supérieur pour un rendez-vous avec ma mère. Je vois flotter des images sans chronologie, et si l’on me demandait comment mon père, le plus jeune sous-marinier de sa promotion, avait pu épouser une Pied-Noir qui n’était pas allée plus loin que le certificat d’études, je dirais : « C’est simple ! C’était à Mascara. Ma future mère se rendait à l’examen du brevet élémentaire. En descendant de voiture, elle tomba et, commotionnée, elle ne put se présenter à l’épreuve. Elle se retrouva à l’hôpital d’Oran d’où on l’envoya en convalescence à Grasse en Provence. »

Or, sur la terrasse bordée de mimosas de la maison de repos, alors qu’elle buvait un café avec sa tata Célestine, ou une autre tata (elle en avait une collection), la gitane de Magagnosc, curieuse, regarda le fond de sa tasse et lui prédit : « Tu rencontreras un marin et il t’épousera. »

Le marin qui s’avançait à ce moment-là au bout de la rue inspira certainement la bohémienne diseuse de n’importe quoi. Arrivé à la hauteur des trois femmes, il regarda la plus jeune forcément jolie, même si les photos et les lettres d’amour disparues dans la Méditerranée lors du massacre de 1962 ne sont plus là pour l’attester. Alors, ma future mère fit un vœu en touchant le pompon du béret du matelot qui s’extasia en provençal : « Mais d’où venez-vous demoiselle ?

– D’Aïn-el-Arba », répondit-elle. « Hé, peuchère ! En quelle langue vous parlez ?

Vous avez un drôle d’accent ! C’est où, ça ?

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– À soixante kilomètres d’Oran, en Algérie. – Bonne mère ! Je dois aller à Mers-el-Kébir

bientôt ! J’irai vous voir là-bas, avec votre permission ! »

Jusque là tout est logique, et les trois coups du destin peuvent sonner. Ainsi commence mon conte de fées. Comme dans Les mille et une nuits où filent les étoiles, le beau jeune homme se retrouva triomphant dans les rues d’Oran, sur les lieux mêmes où passèrent les éléphants d’Hannibal et les lions d’Afrique destinés aux malheureux chrétiens romains. Il allait de ce pas retrouver sa princesse aux pieds noirs, à Aïn-el-Arba.

Pendant ce temps, les « méchants profiteurs aux yeux de crocodile » d’une historique histoire firent sauter la flotte dont le prince faisait partie. Ne sachant plus que faire, il alla à Aïn-el-Arba, il se maria avec ma mère, et resta là. « Allah est grand ! »

« Je viens de loin », dis-je à mes tortues. « D’un pays qui n’existe plus ? » dit la tortue

Isabelle. « Grâce à la bohémienne de Magagnosc qui passait

par Grasse », répondit la tortue Rosario. Ainsi parlaient mes tortues sur la terrasse du toit

du monde, exactement à l’endroit du contraste entre le soleil écrasant et l’ombre noire du grand mur de la citerne d’eau, au milieu des parfums d’ibiscus et des draps blancs qui séchaient. Je changeais les intonations de voix selon les tortues, intonations tantôt très françaises (puisque ma grand-mère, dont la famille alsacienne s’était établie en Algérie depuis quatre où cinq générations, tenait à ce que nous n’ayons pas d’accent), tantôt pataouette, c’est-à-dire

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un accent unique, créé d’un commun accord, sorte de symbiose, de charme combiné de mots choisis par les diverses tribus qui occupaient toutes les terrasses du toit du monde dans la paix éternelle.

À Aïn-el-Arba comme dans tous les villages français d’Algérie, tout le monde se connaissait, chacun était connu et reconnu de tous.

Lucienne, ma mère, disait en parlant de moi : « La petite m’inquiète. Elle parle toute seule des journées entières… »

« Ça lui passera en grandissant », répondaient toutes les voix du monde de toutes les terrasses, et Lucienne de reprendre ses chansons à la mode de France : « Domino, Domino, j’ai le cœur comme une boîte à musique. Souviens-toi Domino… »1

Elle chantait du soir au matin, en chœur avec son canari dont le répertoire était aussi varié que le sien. Elle chantait merveilleusement la chanson de Mouloudji : « Œil pour œil, dent pour dent, telle est la loi des amants… » Elle avait une très belle voix, et, ce qui me paraissait au-dessus de toutes les performances, elle connaissait toutes les paroles de toutes les chansons. Ma préférée était Ma cabane au Canada, tandis que dans notre « cabane », la famille s’agrandissait. Le nombre de mes cousins et cousines ne cessait d’augmenter. J’eus même droit à une petite sœur toute rouge et horrible que tout le monde

1 Chanson de André Claveau.

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trouvait très belle. J’étais, bien sûr, la seule personne objective de la famille.

Ainsi me suis-je retrouvée coincée entre la grande sœur dédaigneuse et sublime d’intelligence et la petite qu’ils trouvaient si belle qu’ils l’avaient appelée Caroline, comme la tata qui avait été cantatrice à l’opéra d’Oran…

Seules mes deux sœurs comptaient pour ma mère. Mon frère recevait des baffes ! Quant à moi, il s’agissait de me trouver immédiatement d’autres préoccupations hors de la casbah. Moi qui ressemblais tant au pépé Joseph le Provençal et qui, d’après ma mère, avais tous ses défauts. Inutile de les énumérer…

Or, dans le pays du bout du monde, les enfants passaient de maison en maison, de cour en cour et de terrasse en terrasse, comme des souriceaux. Pour eux, tous Français, l’essentiel était d’aller jouer avec les moyens cousins, les copains des moyens cousins, les frères des copains, les voisins espagnols, juifs, arabes ou juifs-arabes, les voisins des copains catholiques, des copains italiens, suivis des bébés sachant marcher. C’était désormais la meute dont je ferais partie. Il n’y avait pas de clans. Ce n’était pas West Side Story2.

Sur mon arbre généalogique, j’étais un peu italienne, un peu lorraine, un peu charentaise, quoique beaucoup trop provençale pour ma mère, et incroyablement je ne sais quoi. Parfois, je pense qu’un enfant de Rousseau a dû se glisser parmi toutes ces générations, à moins que ce ne soit un

2 Drame musical américain de Leonard Bernstein.

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communard envoyé là en 1850 avec ce dilemme : « Fusillé ou déporté ? »

« Dehors ! Allez jouer dehors, ça nous fera un enfant de moins dans les pattes ! » était la phrase-clé balancée dans toutes les langues, dans toutes les casbahs ou les casas de là-bas.

Dehors, presque tout était permis aux enfants. Il suffisait seulement de revenir propre et pas déchiré. Sinon, attention !

Loin, très loin d’Aïn-el-Arba, peut-être à cent kilomètres. Je ne sais plus où j’avais vu le plus grand cheval étalon qui existait alors en Algérie, autant avoir vu un dinosaure de près. Derrière les écuries, avec un vilain copain rencontré sur place, mon frère fumait des bouts de mégots qu’il avait ramassés. Pour faire son macho, il m’avait menacée de terribles représailles si je le dénonçais.

C’était « une journée particulière » à la ferme où mes parents, mon frère et moi, étions allés rendre une visite à leurs amis les Chabanel, par cette belle journée de soleil, pleine de soleil.

Cependant, en fin d’après-midi, en retournant vers notre village, tous les quatre nous fûmes prisonniers d’une tempête de neige en plein désert, tempête d’une telle violence que nous dûmes abandonner la voiture et retourner à pied chez les Chabanel. Nous avancions