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L a P etite C ôte Histoire ampêtre par Urbain O livier f Samizdat

Petite L Côte - samizdat · 2015. 4. 8. · La petite côte. Histoire champêtre par Urbain Olivier (1810-1888) fut publié initialement en 1869. Les italiques proviennent de l'édition

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La

Petite CôteHistoire champêtre par U r b a i n O l i v i e r

fS a m i z d a t

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La petite côte. Histoire champêtre par Urbain Olivier (1810-1888) fut publié initialement en 1869. Les italiques proviennent de l'édition originale et, à moins d'avis contraire, il en est de même des notes. Si des accents ont été ajoutés aux majuscules, l'orthographe du texte original est intacte (ce qui inclut quelques inversions d'accents sur la lettre e, c'est-à-dire un é, là où aujourd'hui on met un è).[NdE = Note de l'Éditeur]

Issu d'une famille protestante de La Sarraz et d'Eysins, Urbain Olivier est né le 3 juin 1810 à Eysins. En 1832 il épouse Louise Prélaz, fille de médecin, sa cousine germaine. De 1854 à 1887, il publie trente-cinq romans et nouvelles, édités dès 1857 par Georges-Victor Bridel. Il décrit son pays natal et ses habitants. Le vif succès populaire de ses œuvres lui permet de vivre de sa plume après 1861, modestement toutefois. Urbain Olivier est décédé le 25 février 1888 à Givrins.

Source : GoogleBooks (domaine public), avec révision et correc-tions d'erreurs provenant de la reconnaissance de caractères.

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Ebook Samizdat 2015

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« Supposons que cette personne commence par observer les activités chrétiennes qui sont, en un sens, orientés vers le monde actuel. Il trouve-rait que, sur le plan historique, cette religion a été l’agent par lequel a été conservé une bonne part de la civilisation séculière ayant survécu la chute de l’Empire romain, que l’Europe y doit la sauvegarde, dans ces âges périlleuses, de l’agriculture civilisée, de l’architecture, les lois et de la culture écrite elle-même. Il trouverait que cette même religion a toujours guéri les malades et pris soin des pauvres, qu’elle a, plus que tout autre, béni le mariage, et que les arts et la philosophie tendent à se développer sous sa protection. »* (CS Lewis — Some Thoughts — 1948)

Il serait possible d'affirmer que dans un sens les âges à qui nous devons notre civilisation chrétienne estimaient moins que nous la civilisation. Sans doute ils ne la sous-estimaient pas, mais lui donnaient simplement une place secondaire. On pourrait dire que cette civilisation a été engendrée comme le sous-produit d'une chose bien plus estimée encore.* (John Baillie — What is Christian Civilisation ? — 1945)

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La crainte du Seigneur est la sagesse et le détournement du mal, c’est l’intelligence. Job XXIII, 28.

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T A B L E D E S M AT I È R E S

À mon fils viii

PREMIÈRE PARTIE 1CHAPITRE I

Siméon Guyot reçoit l’ordre de partir pour la guerre 2

Chapitre IIPhilibert Paplan et sa voisine Toinette 8

CHAPITRE IIICécile arrive au Sorbier 15

CHAPITRE IVSmyon, de retour, cause du Valais 22

CHAPITRE V Henri Guyot et son compagnon d’Outre-Rhône 29

CHAPITRE VI Comment le père Varin fait les honneurs de sa table 36

Chapitre VIIUn dimanche à la Petite Côte 43

CHAPITRE VIIILe soir, chez Philibert Paplan 50

Chapitre IXPierre Aubert fait comme beaucoup d’autres fermiers 59

CHAPITRE XUne jeune fille de cœur, qui en fait à sa tête 65

CHAPITRE XILe fils de la maison revient avec des idées nouvelles 73

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U r b a i n O l i v i e rvi

CHAPITRE XIICécile Aubert fait une description de Grave-la-douce 80

CHAPITRE XIIIDeux empreintes sur la neige 87

CHAPITRE XIVLa langue tourne à Toinette 93

SECONDE PARTIE 100CHAPITRE XV

Les idées religieuses de Smyon 101

Chapitre XVIGuillaume Varin en Alsace 109

CHAPITRE XVIIL’ombre du nez de Smyon 116

CHAPITRE XVIIIRetour de Cécile au Sorbier 122

CHAPITRE XIXPhilibert en deuil, Une apparition blanche 128

Chapître XXLa cousine Gaume 135

CHAPITRE XXIRéception générale à la Flatte 142

CHAPITRE XXIIInfluence des chèvres de Toinette 150

CHAPITRE XXIIIPhilibert subit la commune loi 157

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viiLa Petite Côte: Histoire champêtre

CHAPITRE XXIVSmyon déroule son plan d’honnête homme 164

CHAPITRE XXVLa messagère de Dieu 172

CHAPITRE XXVISmyon essaye de pêcher en eau trouble 178

CHAPITRE XXVIILa situation des Varin s’améliore 184

CHAPITRE XXVIIILes partages et le gros lot 191

CHAPITRE XXIXLa carrière de grès 199

CHAPITRE XXXLa confession de Philibert 206

CHAPITRE XXXIDernière chronique de la Petite Côte 211

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U r b a i n O l i v i e rviii

À mon fils

C’était dans les premiers jours de septembre, vers le dix, je crois. Il faisait nuit encore, bien que notre vieux coq eût donné le signal du matin. À la rue, on entendait le bruit d’un char de laboureur, devançant l’aube avec ses bœufs. En passant près de notre maison, le conduc-teur claquait du fouet. Belle, la tête hors de sa niche et les pattes de devant appuyées sur le rebord, bâillait avec un frémissement d’impa-tience. Je vins t’éveiller.

Pendant que tu boutonnais tes guêtres, je fis bouillir du lait pour le café. Nous déjeunâmes en silence, à la clarté fumeuse des sarments qui flambaient encore sur le foyer. Nous prîmes nos fusils, nos sacs de chasse. La chienne joyeuse s’élança en avant, puis revint bientôt s’assurer que nous la suivions.

Où nous allions, tu ne l’as sans doute pas oublié. Tu n’avais que dix-sept ans. Nous avions accédé à ton désir de chasser un peu avec moi pendant les vacances d’automne. Pour la première fois, tu portais la gibecière. L’air matinal était vivifiant ; il avait la fraîcheur produite par une nuit calme, sous un ciel étoilé. Au lever du soleil, la rosée serait brillante, presque d’un blanc nacré sur les gazons.

Nous suivions le chemin qui descend à la Petite Côte. Arrivés au point qui domine la plaine, nous vîmes le lac, pâle encore, mais se disposant à scintiller sous les feux de l’aurore. À une assez grande élévation dans le ciel, un nuage recevait seul les rayons du soleil caché derrière les Alpes. Bientôt des torrents de lumière se répandirent sur tout le pays.

Moitié chassant, moitié causant, nous parcourûmes la contrée. Bois, marécages, buissons, prairies, tout fut fouillé. Quelques heures plus tard, nous regagnions le village, ayant chacun notre lièvre au sac, et un certain nombre de perdreaux abattus dans les champs de pommes de terre.

C’était un beau temps que celui-là, n’est-ce pas ? Oui, sans doute, mais pas meilleur que celui d’aujourd’hui. Le beau temps, le bon temps de la vie, pour tout âge et pour tout homme, c’est celui du jour présent, avec le sentiment que nous sommes à notre poste, devant Dieu et le prochain. — Depuis bien des années, tu ne chasses plus ; moi, si je prends encore mon fusil, c’est bien plutôt pour suivre une

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ixLa Petite Côte: Histoire champêtre

idée à la piste, songer à ma fantaisie, que pour effrayer un timide animal. Ni l’un ni l’autre, nous ne voudrions changer notre vie actuelle contre celle d’alors. Entre ces deux époques, nous avons mieux appris, peut-être, à estimer le moment présent. Poursuivons notre tâche avec confiance. Un jour, le repos vient pour celui qui a travaillé.

Je tenais à t’adresser ici quelques mots comme une pensée chère à mon cœur. Maintenant, je vais passer au récit d’une histoire champêtre dont les moindres détails topographiques seront pour toi des souvenirs.

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PREMIÈRE PARTIE

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CH A P ITRE ISiméon Guyot reçoit l’ordre de partir

pour la guerre

Si l’on quitte le chemin de fer à la gare de Malsan, et qu’on veuille se diriger à pied du côté de la montagne, on peut choisir entre deux chemins assez différents. L’un est la grande route : bien entretenue, toujours unie, elle est pour-tant trop découverte. En été, la chaleur y est très forte, et

l’on risque d’y rencontrer des équipages qui font rouler en tourbillons étouffants la couche de poussière dont elle est tapissée. — L’autre chemin, qui incline au nord, est plus ombragé, plus pittoresque, mais moins bien soigné que le premier. Il suit d’abord des collines où la vigne montre des alignements de ceps sur toutes les pentes. On y cultive le raisin blanc, qui, dans les années chaudes, donne un vin d’excellente qualité et peut être conservé très longtemps. Plus il vieillit, plus il s’améliore. Il n’est pas rare d’en goûter dont l’âge est égal à la plus longue vie humaine. — En quittant ces collines, le chemin en question traverse des champs, des prairies, un bois de plaine, le village de Pollion, boueux et mal bâti, mais entouré d’arbres magnifiques ; ensuite, il fait un détour à gauche et prend décidément la direction du Jura. Avant d’y arriver par une montée régulière, il passe dans le voisinage de quatre habitations de campagne, situées entre les villages de Pollion et de Mézeray. Ce dernier touche presque aux forêts de la montagne.

La première de ces propriétés particulières qu’on trouve en montant, se nomme la Flatte ; elle contient des champs, des prairies, un peu de vigne et quelques petits marécages tourbeux. La maison est grande ; vue de loin, elle a un certain air distingué qui ne soutient pas l’examen, à mesure qu’on s’en approche. Il faudrait une main plus soigneuse et peut-être aussi une bourse mieux garnie, pour tenir en bon état l’an-

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3La Petite Côte: Histoire champêtre

cienne demeure de la famille Varin. Le sol est maigre ; le chiendent pullule dans ces terrains noirs et légers, d’où il serait pourtant bien facile de l’extirper.

Plus élevée et d’une étendue considérable, la campagne supérieure a une tout autre apparence. Ce sont des terres profondes, rougeâtres, avec un sous-sol graveleux qui fait l’office naturel du drain. Aussi les récoltes y deviennent-elles superbes ; car, outre cette disposition natu-relle qui favorise leur développement, on remarque partout à la Collarde un ordre admirable et des soins de culture presque minutieux. De grands noyers dont les branches viennent jusqu’à terre, montrent sur ce coteau leurs dômes arrondis. On y voit aussi des cerisiers au feuillage pourpre en automne, des poiriers et des pommiers qui ne le cèdent en rien aux plus beaux arbres de ces deux espèces. Un clos de quelques arpents de vigné descend au sud-ouest vers un ruisseau limitant la campagne de ce côté, avant d’aller traverser la Flatte qu’il embellit de ses ondes limpides.

Mais si, à l’époque dont nous voulons parler, l’aspect général des terrains de la Collarde annonçait le travail et la richesse, les bâti-ments, en revanche, ressemblaient à des masures et avaient mauvaise façon. Les abords étaient propres, sans doute ; le gros fumier bien tressé de paille de seigle, le pavé de la cour balayé ; les vitres des vieux châssis de fenêtres brillantes ; mais de tels soins ne pouvaient rajeunir la maison, trop ancienne et trop mal distribuée pour qu’on pût y faire les réparations convenables. Le but du proprié-taire paraissait être de conserver le plus longtemps possible ce nid sombre et vermoulu.

Au bord de la route, à l’est, la campagne de la Collarde était limitée par une petite enclave de trois arpents, sur lesquels il y avait aussi une maisonnette passablement délabrée, mais charmante néanmoins. Elle se nommait le Sorbier et appartenait à Toinette Allémand, vieille fille qui l’habitait seule. Au Sorbier, outre l’arbre superbe de ce nom, qui croissait dans le verger en pente et dont Toinette mêlait le fruit aux pommes et aux poires pour en faire du cidre, on voyait une quantité de pruniers autour de la maison. Ils se reproduisaient, soit en rejets de racines, soit de noyaux tombés dans le sol. Toinette respectait ce que la féconde nature lui donnait de cette manière, et même elle ne se souciait pas toujours de laisser greffer ces tiges sauvages. Avant d’y consentir, elle voulait voir le fruit naturel de ces enfants du bon Dieu, comme elle les appelait ; et pour peu qu’il fût passable, elle préférait que l’arbre ne reçût pas de transformation artificielle. C’est ainsi que les pruniers s’étaient multipliés dans son jardin, contre les murs de sa maison dont ils abritaient le toit de leurs branches, et aussi dans le

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haut du verger. Au milieu de l’accroissement général dont il était le témoin, le sorbier demeurait seul de son espèce. Cela tenait-il à la nature même du sol, peut-être à une sorte de domination occulte exercée par les racines de cet arbre, on ne savait ; mais il est de fait qu’à vingt pas de distance tout autour, l’espace était libre, le foin peu abondant et le terrain toujours sec. On pouvait y faire couler l’eau de la fontaine ; mais Toinette pensait qu’une seule rigole, tracée en biais dans son pré, était suffisante ; et cette rigole passait plus bas que le sorbier. Un chien nommé Mauve, joli épagneul brun mêlé de blanc, était le compagnon de la vieille fille et la garde fidèle du petit ermitage. Les voisins de la Collarde tenaient presque toujours à l’attache une grande chienne rousse à queue lisse et pointue, qui n’aboyait que de nuit et montrait de jour aux passants ses dents blanches et son large museau. Ses maîtres, dont je n’ai pas encore dit le nom, étaient des Guyot, famille vaudoise d’origine bourguignonne. Les uns prononcent Gui-yot en faisant sentir l’u ; les autres n’appuyent que sur l’i, comme dans Guillot : nous croyons cette dernière prononciation fautive.

Quoi qu’il en soit, les Varin de la Flatte, les Guyot de la Collarde, et Toinette Allémand, habitaient une charmante contrée, connue sous le nom de La Petite Côte. Les premiers faisaient partie de Pollion ; les autres étaient ressortissants de Mézeray. En général, et malgré leur voisinage rapproché, ils se visitaient peu et n’avaient pas de rapports intimes. Chacune des trois habitations gardait ses coutumes particu-lières, son genre de vie à part.

Le tableau que nous venons d’esquisser remonte à un temps déjà bien éloigné de nous, quoique vingt années seulement aient passé dès lors sur nos têtes. Mais l’époque de la guerre civile du Sonderbund creusa en Suisse un fossé profond entre les anciennes idées et les nouvelles. Nul de nous, qui sommes de ce côté-ci, ne voudrait retourner de l’autre, bien que rien ne soit parfait sous le soleil. Le temps passé n’est plus ; la Suisse, grâce à Dieu, est forte et unie. Puisse-t-elle le devenir toujours davantage par elle-même, sans rien emprunter à personne ! Puisse-t-elle, surtout, chercher la force dans le Tout-Puissant, et montrer aux nombreux étrangers qui la visitent chaque année, les bienfaits d’une civilisation paisible, la sagesse et la justice d’un peuple digne de sa liberté !

Vers la fin d’octobre 1847, presque toute la jeunesse militaire du pays était à l’armée ; il ne restait plus guère, dans les campagnes vaudoises, que les vieillards et les miliciens faisant partie des derniers bataillons de réserve. Ceux-ci se composaient essentielle-ment de pères de famille dont l’âge variait entre trente et quarante-quatre ans. On supposait que, n’étant pas appelés au service actif,

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5La Petite Côte: Histoire champêtre

ils resteraient comme garde naturelle du foyer domestique et de la partie occidentale de la Suisse. — L’automne était doux, le temps sec ; mais l’air moral des populations avait quelque chose de triste et de sérieux. L’inquiétude, chez un grand nombre, était profonde. On se sentait battu de Dieu, secoué au choc des passions humaines ; et il fallait rester ferme, l’œil et le cœur vigilants. Au milieu de la nuit, lorsque le tambour résonnait tout à coup dans les villages, chacun sautait à bas de son lit, s’habillait à moitié et courait à la rue pour avoir des nouvelles. La publication faite ainsi dans les ténèbres, à la lueur blafarde d’une lanterne, avait quelque chose de sinistre et de saisissant.

Un matin de novembre, les gens de Mézeray furent éveillés de cette manière :

— Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? se demandaient-ils les uns aux autres en rejoignant le porteur de l’ordre écrit. Fribourg est-il pris ? Marche-t-on sur Lucerne ?

— On ne sait rien, répondait le commis d’exercices ; mais toute la réserve part ce matin au point du jour.

— Comment ! toute la réserve ! et pour quelle destination ?— Je l’ignore. Voyons, laissez-moi passer ! — Jean, puisque tu es là,

va porter immédiatement cet ordre à Smyon Guyot, qui doit rejoindre sa compagnie à Malsan, ce matin, à sept heures. Il fera une vilaine grimace, mais il faut qu’il s’exécute comme les autres.

En sa qualité de courrier à pied, celui que le commis avait appelé Jean se rendit donc à la Collarde. Il y arriva comme le coq des Guyot chantait trois heures du matin.

Siméon Guyot, ou Smyon comme on l’appelait familièrement en patois, était le frère cadet d’Adam Guyot. Adam était marié et avait deux enfants, Henri et Thérésine. Caporal dans une compagnie d’élite, Henri Guyot partit l’un des premiers, au grand désespoir de la famille, dont il était le seul descendant mâle. Depuis assez long-temps, Adam avait obtenu son congé définitif ; mais Smyon n’ayant que quarante-quatre ans, devait faire encore une année de service. Quoiqu’il fût de la plus froide espèce des conservateurs, savoir de celle des égoïstes, il aurait bien donné au diable tous les Sonderbundiens, lorsqu’il se mit à la fenêtre et que Jean le courrier lui cria de l’autre côté de la barrière :

— Eh ! Smyon ! levez-vous et faites vite votre sac : voici un ordre militaire. Vous devez être à Malsan ce matin, à sept heures, armé et équipé ; tenue de campagne.

— Est-ce pour plaisanter que tu viens à une heure pareille ?— Pour plaisanter ! ma fion pas ! c’est bien pour de bon. Entendez-

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vous le tambour à Mézeray, à Pollion, à Raisse ? Écoutez. Mais venez recevoir l’ordre ici, car votre chienne serait capable de me dévorer si j’ouvrais le clédar.

Smyon enfila son pantalon de ratine jaune, et, un fallot d’écurie à la main, il vint ouvrir lui-même au courrier à pied. Puis il le fit entrer dans la cuisine, où l’ordre apporté fut lu à haute voix. Adam ne tarda pas à arriver dans le même costume que son frère, puis la mère Guyot, et enfin Thérésine. Les deux femmes se firent expliquer ce dont il s’agissait ; la mère alluma le feu au foyer ; Adam donna un verre d’eau de cerise à Jean, puis ce dernier retourna au village, où il trouva encore de la lumière dans toutes les maisons. Les gens qui ne devaient pas partir s’étaient aussi levés ; ils voulaient dire adieu à ceux que l’ordre atteignait, puis ils ne tarderaient pas à reprendre bientôt leurs occupations.

Il fallut peu de temps à Smyon pour préparer son équipement de mousquetaire. Quoiqu’il se fût abstenu de laisser supposer qu’il dût partir aussi, comme tant d’autres, il s’était dit qu’il fallait être prêt. Son vieux havresac fut bientôt garni de ce qu’un milicien de son âge emporte en campagne dans la saison d’hiver : un bon pantalon de drap, deux chemises, quelques paires de chaussettes de laine, un gilet d’épaisse flanelle. — Sa bourse de cuir contenait une dixaine de napoléons, et une autre bourse moins solide, seulement quelques écus avec la monnaie nécessaire pour les dépenses courantes. Avant de quitter la maison, il eut avec son frère un moment d’entre-tien particulier.

— Je m’en vais donc, dit Smyon, et qui plus est sans savoir où. Dans quelques jours je t’écrirai pour te dire un peu les affaires. S’il m’arrivait malheur, je chargerais Abram Posse de t’écrire. Ce n’est pourtant pas agréable d’aller se battre pour une cause pareille.

— Ah bah ! répondit Adam qui, en général, voyait les choses par les bons côtés et moins en noir, vous ne vous battrez pas. Les Jésuites fileront tout doux quand ils verront que l’affaire est sérieuse. C’est leur faute, après tout ; pourquoi sont-ils obstinés à ce point ? Vous resterez en arrière de l’élite, qui portera les premiers coups.

— Enfin, je pars bien, mais j’ignore si je reviendrai. Si nous ne devions pas nous revoir, Adam, tu ferais homologuer mon testament et tu recommanderais à Henri d’être économe ; tu aurais soin de placer à son avoir le revenu de mon bien. Dis-lui aussi qu’il aille plus souvent aux foires, pour se tenir au courant des prix du bétail. Quant à Thérésine, plus j’y pense, et plus je crois qu’elle fera bien de ne pas se marier. Elle n’en a pas l’idée à présent ; entretenez-la dans l’inten-tion de rester fille. Mais si elle se marie, ce sera le cas de ne lui donner

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7La Petite Côte: Histoire champêtre

que ce qui lui vient d’après la loi ; elle n’aura rien à voir au terrain, puisque je dispose de ma moitié en faveur d’Henri et que tu destines toi-même l’autre moitié à ton fils. La Collarde doit rester au même ; nous sommes d’accord ?

— Oui, oui ; mais tu reviendras peut-être déjà la semaine prochaine.— Je n’en crois rien ; l’hiver va être là ; qui peut savoir ce qu’il

amènera ? mais c’est inutile de s’inquiéter d’avance. Ah ! n’oublie pas que le terme de la Balise est pour le 14 novembre. Si elle fait une génisse, il faudra la nourrir. Le valet se mettra au minage dès qu’il aura fini le bois au bord de l’eau. Va atteler le cheval, Adam ; il est temps de partir.

Smyon vint aussi dire quelques mots à sa belle-sœur, qui lui recom-manda de tâcher de voir Henri. Ce dernier avait écrit qu’il se portait bien et qu’on ne s’était pas encore battu.

— Au revoir, belle-sœur. Ayez l’œil à tout, comme à l’ordinaire. Faites mettre souvent de la paille dans le boiton de la grosse truie ; c’est important qu’elle soit toujours au sec. — Adieu, Thérésine. Si je ne reviens pas, tu resteras avec ton frère ; où serais-tu mieux que chez nous ?

— Sans doute, oncle Siméon ; mais vous reviendrez bientôt, et je pourrai me marier, dit-elle en riant.

— Il ne faut parbleu pas rire, entends-tu ? c’est sérieux ce que je te dis.

— Oui, oui, allez seulement ; je n’ai pas plus envie de me marier dans ce moment que vous.

— Eh bien, donne-moi la main ; tu es une brave fille.— M’apporterez-vous quelque chose de la guerre ?— Ne me parle pas de ça dans ce moment ; j’ai l’esprit ailleurs. —

Bonjour à tous ! Recommandez au valet de se lever de bonne heure.Smyon monta sur le char à banc ; son frère prit les guides en main,

et l’équipage descendit rapidement le chemin de la Petite Côte.

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CH A P ITRE I IPhilibert Paplan et sa voisine Toinette

La petite ville de Malsan se trouva subitement animée lorsque, de toutes parts, on vit arriver cinq cents miliciens dans ses rues. Les physionomies présentaient une grande variété d’expressions, aussi bien chez les militaires que chez les bourgeois. En général, l’air sérieux et grave domi-

nait chez les premiers ; les trois quarts au moins quittaient leur foyer domestique, laissant femme et enfants au logis, leurs affaires, pour entrer en campagne au commencement de l’hiver. Le ciel se couvrant tout à coup, il tomba sur la plaine de la neige qui, sans prendre pied, était froide et obscurcissait l’air. Habitués à réfléchir, les hommes d’âge mûr se demandaient avec anxiété ce qu’il adviendrait de la grande lutte engagée, et si la patrie suisse n’en serait pas ébranlée jusque dans ses fondements. D’autres avaient foi dans un avenir qui leur paraissait glorieux et facile. Ceux qui avaient de mauvais instincts ou dont les passions étaient surexcitées, se réjouissaient d’entendre bientôt « tonner le canon de la libarté » comme ils l’appelaient. Avaient-ils jamais pensé que les ennemis à combattre, égarés sans doute dans un autre sens, soutenaient un ordre de choses considéré comme un droit sacré, abstraction faite de la question des Jésuites ? Que ces ennemis d’aujourd’hui étaient leurs frères d’hier, beaucoup plus anciens Suisses qu’eux et fondateurs de la liberté helvétique ? Tout cela était oublié. Hélas ! dans les grandes commotions qui agitent les peuples, il faudrait pouvoir se placer au-dessus de ce monde mortel, pour distinguer mieux la volonté souveraine de Dieu. Lorsque les hommes sont emportés par leurs mauvaises passions, si la guerre éclate, il est impossible que la marche des événements n’amène et ne produise pas beaucoup de mal, avant qu’apparaisse un horizon moins impur. Le sang coule, l’injustice se démasque ; le caractère féroce est sans pitié ; le vainqueur dicte avec sang-froid ses ordres aux vaincus ;

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9La Petite Côte: Histoire champêtre

ceux-ci se soumettent, et bientôt la vie recommence sur les bases de nouvelles lois pour les générations futures, jusqu’à ce qu’elles s’écroulent par de nouveaux désastres, pour faire place à d’autres règlements tout aussi incapables de rendre l’homme bon et heureux. Ce qui étonne péniblement le penseur chrétien et tout homme droit de conscience, c’est que les conquérants, au lieu d’être présentés à la jeunesse comme des bienfaiteurs de l’humanité ou comme d’admi-rables modèles, ne soient pas flétris par les historiens, pour avoir fait en grand, à la tête de leurs armées, ce qui est considéré à juste titre comme un crime, dès qu’on se le permet d’individu à individu. La guerre défensive seule est juste et nécessaire ; toute agression, toute conquête, ne mérite que la plus sévère réprobation. L’Évangile n’a pas été donné aux peuples chrétiens pour glorifier les spoliations maté-rielles, mais bien pour adoucir le cœur et changer l’égoïsme naturel en amour du prochain. « Gloire soit à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la terre, bienveillance entre les hommes ! » Tel fut le chant de victoire des Esprits célestes à la venue du Christ sur la terre. Quel usage les conquérants en font-ils, et quelle place ces paroles occupent-elles dans nos cœurs ?

En Suisse, la lutte fut courte. Notre plan n’est point de la décrire dans un récit champêtre ; mais comme ce récit commence à l’époque de la guerre civile de 1847, alors que toute l’Europe avait les yeux arrêtés sur notre chère patrie, nous n’avons pu faire autre-ment que d’en dire ici quelques mots. Du reste, ce que nous venons d’écrire doit être appliqué aux guerres en général, beaucoup plus qu’à notre cas particulier.

Le petit clos de vigne planté au nord-ouest dans la campagne Guyot se prolongeait assez haut dans la même direction, du côté de la montagne. C’était une pente naturelle, rapide, occupée autrefois par des broussailles, parmi lesquelles sortaient de grosses tiges de châtai-gniers venus là naturellement. En quelques endroits, plusieurs de ces arbres subsistaient encore et coupaient la monotonie des plantations de ceps. Au bas, coulait le ruisseau, ainsi que nous l’avons dit. C’était la Galline, qui prend sa source dans une gorge profonde. De l’autre côté de ce courant d’eau, le fond du vallon s’élargit en prairie arrosée par la rivière au moment de la fonte des neiges ; puis, à partir de là, les terrains remontent graduellement en gazons verts et se terminent par une lisière de bois dont la fraîche verdure repose le regard en été, lorsque le soleil darde ses rayons sur les coteaux. En automne, cette bordure sert de cadre au paysage tout brillant de feuillage pourpre et or. Plus haut, la montagne abaisse de vastes flancs couverts de forêts jusqu’aux terres cultivées.

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Au nord-est de la Collarde, un autre vallon, moins creusé que le précédent, court aussi dans le voisinage la Petite Côte. Le ruisseau qui l’arrose descend lentement jusqu’à l’extrémité inférieure de la Flatte, où il mêle ses eaux à celles de la Galline. Il n’y a pas de vignes sur ces pentes. Le bas se compose de prés froids. Ce sont des terrains peu productifs. — En ce temps-là, ils étaient mal entretenus ; le fourrage manquait de saveur ; les vers y élevaient leurs petits monticules, au grand désespoir du faucheur. Des aunes bordaient le cours du Nant et même croissaient naturellement çà et là dans les prairies, en compa-gnie de saules au feuillage gris-bleu, et de frênes à écorce lisse dont le bois est recherché par les charrons et les carossiers. Au lieu d’y récolter la châtaigne à la fin d’octobre comme sur les bords de la Galline, les propriétaires se bornaient à ramasser des glands, tombés de chênes isolés. S’ils avaient été chasseurs, ils auraient pu y surprendre la bécasse en passage, et parfois aussi les oies, les vanneaux huppés, qui s’y arrêtent pour une nuit, dans leurs migra-tions du printemps et de l’automne.

Il y avait là une maison solitaire, sans autre vue que celle de son entourage gazonné. Placée presque vis-à-vis du Sorbier, mais dans le fond du vallon, elle se nommait La Vareuse, comme le ruisseau, et appartenait aux deux derniers membres de la famille Paplan. Philibert Paplan et sa sœur Jeanne-Marie possédaient indivisément cette ferme qui, pour la position et la nature du sol, ne ressemblait en rien aux trois propriétés de la Flatte, du Sorbier et de la Collarde. Le père Paplan avait habité la ville comme artisan, jusqu’au moment où il fit l’acquisition de la Vareuse et s’y retira. Ses enfants n’étaient donc pas de francs campagnards de vieille race ; ils ne parlaient pas le patois du pays, et leur manière de cultiver la terre se ressentait de l’éduca-tion mixte qu’ils avaient reçue. Philibert touchait à la quarantaine ; sa sœur avait dix ans de plus que lui. Tous deux étaient célibataires.

Tel était donc l’aspect général de la Petite Côte ; au bas, la Flatte des Varin, avec la Galline qui s’y promenait gracieusement ; plus haut, sur le coteau même, la riche Collarde des Guyot, ses beaux arbres fruitiers, et sa pente de vigne à l’ouest ; à droite, le Sorbier de Toinette ; au nord-est, les terrains bas de la Vareuse, et, situé à quelque distance au pied de la montagne, le village de Mézeray. Guillaume Varin, fils unique de la famille, était à l’armée comme Henri Guyot et l’oncle Smyon.

Trois semaines après le départ de ce dernier, Philibert vint un soir chez sa voisine Toinette. La lune brillait dans un ciel sans nuages ; l’air était glacé. Une petite bise soufflant sur la Côte, abattait les dernières feuilles restées sur les arbres fruitiers de la vieille fille.

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— Bonsoir, Toinette, dit Philibert ouvrant la porte lui-même et cares-sant d’une main l’épagneul qui le connaissait. Je viens causer un moment avec vous.

Puis, il s’approcha du foyer, prit une chaise et s’assit.— Comment va Jeanne-Marie ? demanda Toinette en considérant

son visiteur nocturne.— Assez bien aujourd’hui ; merci. Elle m’a chargé de ses salutations

pour vous, reprit-il au bout d’une pause.— Vous lui porterez aussi les miennes, répondit Toinette.Philibert Paplan était d’une taille au-dessus de la moyenne, le dos

un peu voûté, les épaules larges et anguleuses, la droite passablement plus haute que la gauche. Sa tenue était fort négligée, bien que vêtu d’un bon drap marengo foncé. À l’ordinaire, il tenait une main dans la poche du pantalon, et l’autre sous son gilet, dont les deux boutons du milieu étaient libres. Les cheveux noirs, épais et demi frisés ; les yeux très noirs aussi ; la face entière sans barbe longue ; un teint toujours pâle, animé par un regard vif, impétueux, mais sans rien de méchant ni de trop scrutateur. Comme le roi Louis XIV, Philibert restait toujours couvert, excepté à l’église, où même il ne se gênait pas de remettre son chapeau sur la tête pendant la prédication du pasteur.

Toinette avait bien près de soixante-dix ans ; pas grande, assez forte de taille, vive et parlant avec une certaine volubilité. Le sourire fin, légèrement malicieux, plus un goitre1 considérable, sur lequel un mouchoir blanc se croisait, fixé par une grosse épingle jaune. Continuant à tricoter, elle vint s’asseoir à l’autre coin du foyer, en face de Philibert. Ce dernier reprit l’entretien.

— Je trouve, Toinette, du moins jusqu’à un certain point, que vous avez bien fait de laisser croître beaucoup d’arbres autour de votre maison.

— Je n’en ai jamais douté, répondit la vieille fille.— Il faut faire toutes choses avec foi, est-il écrit. La simple volonté

est souvent contraire à la foi. Par exemple, je vais me décider à laisser croître aussi les aunes dans nos prés, puisqu’ils y poussent naturellement. Autrefois, j’extirpais les jeunes, partout où j’en trou-vais dans l’herbe.

— En laisser une partie, à la bonne heure, voisin d’en bas ; mais tous, vous pourriez vous trouver au milieu d’un bois avant dix ans. Les vernes s’épaississent et croissent très vite.

— Il est possible qu’un taillis bien fourni rapporte autant que le pré.

1 - [NdÉ] Augmentation visible de la glande thyroïde qui déforme le cou. Ce mal est près de quatre fois plus fréquente chez la femme que chez l'homme. On peut le traiter avec de l'iode.

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Quant à vivre au milieu d’un bois, ce n’est certes pas moi qui le redoute. Au contraire, ainsi caché, je me sentirais peut-être plus près de Dieu. Mais ma sœur n’aime que le soleil ; moi, je passerais ma vie à l’ombre des arbres ; et plus elle est profonde, mieux je m’y trouve. Nous vivons dans un temps où les hommes se montrent bien ce qu’ils sont : des bêtes féroces.

— Laissons les hommes tranquilles, voisin Philibert ; ils se tireront d’affaire comme ils pourront. Mais parlons de la nature. La nature est bonne, généreuse, prévoyante. Seulement il ne faut pas lui permettre tout. Quand elle donne des arbres à fruit, elle agit en bonne mère ; si, au contraire, il lui plaît d’envahir le terrain au profit d’une seule espèce, il faut alors la diriger, la corriger, ne pas lui donner carte blanche. C’est ce que je fais avec elle, à propos des rejetons de mes pruniers. Ceux d’entre eux qui ne sont pas de bonne race, ou qui naissent dans des places mal choisies, sont impitoyablement arrachés.

— Vous ne pensez donc pas que la volonté du Tout-Puissant se montre dans ce travail de la terre ? Qu’est-ce que la nature, Toinette ? Ce que vous nommez la nature n’existe pas. Comme les païens de la Grèce antique, vous en faites presque une divinité capable de nourrir plusieurs enfants à la fois. C’est absurde. Je me demande, moi, si la volonté créatrice de Dieu n’est pas à la base de tout germe sortant de terre ; et c’est pour cela que je finirai peut-être par laisser croître les vernes dans mon pré.

— En ce monde, mon cher voisin d’en bas, chacun part d’un point de vue qui est le sien propre ; je crois le mien aussi juste, aussi reli-gieux que le vôtre. Le bon Dieu a fait la terre, n’est-ce pas ? puis, il lui a dit : produis ce qui est nécessaire à l’homme et aux animaux. Mais je ne vois pas pourquoi il s’occuperait spécialement des aunes qui rebourgeonnent dans vos prés, d’ailleurs tout remplis de vers.

Au lieu de répondre, Philibert regardait fixement le brasier doux du petit feu de Toinette. Avant de reprendre la parole, il soupira deux ou trois fois.

— Changeons de sujet de conversation, dit-il subitement. Plus tard, vous me comprendrez peut-être ; la lumière se fera pour vous. Jusque-là, nous ne ferions que discuter, sans profit pour nos âmes. — Voilà donc Lucerne pris ; Fribourg est pris depuis longtemps ; le Valais capitule : il ne reste plus que deux ou trois petits cantons dont la soumission ne peut tarder. Je suis venu vous donner ces nouvelles, que j’ai lues aujourd’hui même, à Malsan, dans le Nouvelliste, journal des radicaux.

— En ce cas, les deux voisins Guyot et Guillaume Varin vont être de retour prochainement ?

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— C’est probable.— Les Jésuites seront chassés tout de bon ?— Oui ; ceux qui étaient en Suisse, — d’honnêtes gens, assure-t-on,

— sont condamnés dans la quatrième génération, comme il est écrit, et cela pour les crimes de leurs ancêtres.

— Les Jésuites ne sont-ils pas tous de vieux garçons ? je me les représentais comme tels et non comme des pères de famille.

— Quand je parle des ancêtres des Jésuites, dit Philibert d’une voix presque sévère, j’entends désigner par cette expression les fondateurs d’un ordre tyrannique et persécuteur, ceux qui l’ont constitué ou représenté aux époques sanglantes de l’histoire religieuse, en France, en Italie, en Espagne, etc.

— Très bien ; je comprends. Il faut avouer que les Jésuites et ceux qui les ont amenés en Suisse ont mis notre pays dans une terrible position. D’après ce que dit Thérésine Guyot, il parait que son oncle Smyon a regretté plus d’une fois, sur les bords du Rhône, le fourneau de la Collarde et la marmite des cochons. Vous êtes heureux, voisin d’en bas, d’être dispensé du service militaire.

— Oui, je le pense aussi. Mais mon infirmité actuelle peut s’ag-graver. Je me remets à la volonté de Dieu.

— Vous faites bien.— Du reste, si j’étais valide, je ne voudrais pas être soldat. Je refu-

serais.— Pourquoi donc ?— Je ne veux tuer personne, ni ami ni ennemi.— Et si tous les Suisses faisaient comme vous ?— Il n’y aurait pas de guerre civile. Le sang n’eût pas coulé. Si tous

les hommes obéissaient à l’Évangile, la paix régnerait sur la terre.— D’accord ; mais puisqu’elle ne règne pas, il faut bien se défendre

si l’on vous attaque, et si l’on vous tire dessus, répondre par des coups de fusil. Sans doute, il est à désirer qu’il n’y ait plus de guerres, ni dans notre pays, ni dans aucun autre. Comment faire pour que les hommes s’aiment au lieu de se haïr ?

— Il faut qu’ils se convertissent. Toinette, je vous l’ai déjà dit cent fois ; les chrétiens doivent être des enfants de paix.

— Comment pensez-vous que faisaient à la guerre ces chrétiens dont parle St. Paul dans je ne sais plus quelle épître ?

— Quels chrétiens ?— Ceux qui étaient de la maison de César.— C’étaient probablement des employés civils, non des militaires.— Et le centenier de Césarée ?— Nous ne sommes pas romains, Toinette. Laissons cette question.

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— Avez-vous des nouvelles de votre neveu ? C’est un homme avec lequel j’ai eu bien des discussions, il y a une dizaine d’années. Il ne vient vous voir que très rarement.

— Ses affaires le retiennent chez lui. Mais il va m’envoyer sa fille, ma petite nièce Cécile.

— Quel âge a-t-elle maintenant ?— Vingt ans.— Quelle profession ?— Aucune. Est-ce qu’elle a besoin d’une profession ! Ma nièce tient

le ménage de son père, veuf, comme vous savez, fermier, et sans autre enfant que Cécile.

— Il se remariera, sans doute.— Il ne se remariera point, voisin Philibert. Est-ce qu’un homme se

remarie, quand il a une grande fille de vingt ans ? Un veuf qui a de jeunes enfants à élever, oh ! alors, c’est clair qu’il doit chercher à leur donner une mère en remplacement de celle qu’ils ont perdue ; mais ce n’est pas le cas pour mon neveu Pierre Aubert. Il a fait donner une bonne éducation à sa fille ; jusqu’à 16 ans, elle a suivi une excellente école particulière. Entendez-vous comme la bise se relève ? Il fera très froid cette nuit. Vous enrhumez-vous facilement ?

Philibert ne répondit pas. Il demeura silencieux pendant près d’un quart d’heure, toujours dans la même position et comme profondé-ment absorbé dans ses pensées. Toinette continuait à tricoter, levant les yeux de temps en temps sur son visiteur, mais ne lui adressant plus la parole. Évidemment elle désirait qu’il s’en allât, car elle se mit à bâiller à haute voix deux fois de suite. Le bruit qu’elle fit rappela Philibert au sentiment de la situation. Il se leva, et sans sortir la main gauche de sa poche de pantalon, il tendit la droite à Toinette en lui disant de sa voix grave :

— Bonsoir, voisine. Dieu vous donne une bonne nuit et la paix du cœur.

— À vous aussi, Philibert. Merci de votre visite. Saluez votre sœur de ma part. Faites attention en descendant, vers le fossé de votre pré ; l’eau doit être bien froide.

Le visiteur étant parti, Toinette ferma sa porte. Elle prit ensuite un gros livre de méditations et de prières, et en lut à haute voix une page, au numéro 37, qui traite de la solitude au déclin de l’âge. — Mauve, le chien fidèle, se mit en cercle sur un vieux sac, dans un panier placé à quelque distance du foyer, et ne tarda pas à s’y endormir. S’il avait froid, il venait se coucher sur la plaque de molasse, le nez dans les cendres chaudes. Bientôt la lumière fut éteinte, et le silence le plus complet régna dans la maison.

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CH A P ITRE I I ICécile arrive au Sorbier

Le bataillon de réserve dont Siméon Guyot faisait partie avait été dirigé en bateau, dès le jour du départ, sur Villeneuve. De là, il se rendit à Bex, où il séjourna. Les soldats furent logés dans le temple, où une vaste litière de paille jetée entre les bancs, reçut ces hommes fatigués

d’une rude première journée. L’un des tambours occupa la chaire : il n’était pas le moins bien partagé. Le service consistait en gardes permanentes sur les bords du Rhône, la rive opposée étant garnie d’un corps considérable de Valaisans. Presque toutes les forces mili-taires du Valais y étaient échelonnées, s’apprêtant, soit à repousser une invasion des troupes fédérales, soit à faire irruption dans le district d’Aigle. Les Valaisans hésitèrent à marcher en avant ; les Vaudois furent contenus par leur chef, homme prudent et sage ; ainsi il n’y eut pas de sang répandu dans cette gorge de Saint-Maurice, où de grands malheurs eussent été inévitables si l’on en fût venu aux mains. Le Valais capitula quand il vit que le cœur de l’alliance séparée était vaincu ; les bataillons fédéraux occupèrent le pays, puis, au bout de peu de jours, les troupes de réserve revinrent dans leurs foyers, ne regrettant, ni le bon vin de Martigny, ni le petit blanc de Bex, qui, cette année-là, fut accusé de contenir du cidre en notable quantité. La récolte des vignes avait été considérable, mais le raisin mal mûr et peu savoureux. Les vergers donnèrent des fruits en abondance. En novembre, on voyait encore dans les prairies de Bex, des tas de pommes sous les arbres, abandonnées ainsi à la foi publique, avant d’être transformées en liquide agréable et sain. Les façades et les galeries des maisons de cette riche contrée, étaient garnies de maïs superbe. Les prés encore verts, les feuillages colorés sur les hautes collines rapides, les bois de châtaigniers sur les pentes inférieures, les cimes resplendissantes de la Dent du Midi et de Morcles, font en

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automne un admirable tableau. De nuit la voix grave du Rhône se fait entendre, lorsque le vent des gorges supérieures passe dans la plaine et va mourir sur les eaux du lac.

Le huit décembre, vers les quatre heures du soir, Siméon Guyot montait le chemin de la Petite Côte, l’arme à volonté, le sac sur le dos et le buste enfermé dans une veste de drap bleu, devenu brun à l’usage de vingt-quatre années. Son haut shako, porté en arrière afin que la visière ne plaquât pas sur le front, lui donnait un air cocasse, fort peu troupier. Le paysan propriétaire se montrait là beaucoup plus que le milicien si fier de s’équiper lui-même à ses frais, quand il entre dans une compagnie d’élite. Smyon portait encore l’uniforme avec lequel il fit, à vingt ans, sa première école militaire ; et il comptait bien l’user à fond quand il aurait obtenu son congé définitif. Pour charger le fumier, pour tailler la vigne, ces vestes courtes, qui boutonnent sur la poitrine ou qu’on laisse tout ouvertes, sont vraiment bien commodes. Le shako déposé servait de réceptacle aux graines de jardin ; on y mettait les haricots, les pois gourmands, les fèves ; et l’on suspendait au plafond, par ses jugulaires rouillées, le vieux couvre-chef du soldat citoyen. Le képi moderne, et la casquette ne rendront pas le même service à la génération actuelle, mais ils ont au moins l’avantage précieux de ne pas peser trois livres et de se porter agréablement.

Smyon rencontra Philibert non loin du pont sur la Galline. Il le salua le premier d’une voix presque joyeuse.

— Eh ! bonjour, voisin Paplan : et bien ! comment va la santé depuis qu’on ne s’est vu ? puis il ôta son shako et s’essuya le front du revers de sa manche de veste.

— Assez bien, grâce à Dieu. Et vous, voisin Siméon, comment avez-vous supporté ce temps d’épreuves ?

— Oh ! très bien, puisqu’on revient sans brûler une amorce et sans avoir trop souffert de la faim. Mais il faisait froid la nuit sur les bords du Rhône.

— Nous devons tous des actions de grâces à Dieu, puisqu’il a permis que la guerre civile n’ait pas été plus meurtrière. Avez-vous rencontré quelques militaires pieux parmi vos camarades ?

— Pas beaucoup ; deux ou trois qui ne craignaient pas de lire leur Nouveau Testament dans l’église de Bex et dans les corps de garde, quand même leurs camarades se moquaient d’eux. Je me suis trouvé de garde avec un de ces religieux, à la maison appelée Sous-Vent, près de Saint-Maurice. Le soir, il fit une prière à haute voix, et, je dois l’avouer, bien que je n’aie point les idées exaltées de cet homme, il ne dit là que de bonnes choses. Nous avons eu aussi un superbe sermon en plein air. La musique jouait ; ma foi, j’ai rarement

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assisté à un culte aussi solennel.— C’était bien le cas de faire de sérieuses réflexions, Siméon ; car

c’est pendant qu’il est dit aujourd’hui, qu’on doit écouter la voix de Dieu et se convertir.

— Vous avez vos idées, Philibert ; j’ai aussi les miennes. Ne faire tort à personne, et aide-toi, le ciel t’aidera, telle est ma règle de conduite.

— C’est la règle des gens de ce monde : l’Évangile veut que nous sentions notre état de péché devant Dieu et que nous recourions à sa grâce.

— Écoutez, voisin Philibert ; laissons cette question s’il vous plaît. Chacun se conduit d’après ses idées. Gardez les vôtres, si cela vous fait plaisir. Je n’arrive pas de la guerre pour discuter avec vous sur des points pareils, mais oui bien pour examiner ce qu’on a fait chez nous en mon absence.

— Je le vois suffisamment. Votre neveu rentrera-t-il bientôt ?— Je crains que non. Comme nous revenions, je l’ai rencontré se

rendant en Valais avec sa compagnie. Ils iront dans le haut pays et y passeront peut-être l’hiver. Ce serait malheureux, car Henri nous fera besoin pour un minage qui doit être en retard.

— Ce sera bien plus malheureux pour les Haut-Valaisans, dont les militaires dévoreront les provisions.

— Ah ! ça, c’est leur affaire et non la nôtre. Comme Smyon achevait sa phrase, deux femmes qui montaient aussi le chemin, les rejoi-gnirent en cet endroit. C’étaient Toinette et sa nièce Cécile.

— Tiens, disait Toinette à voix basse, voilà Philibert Paplan avec un soldat qui revient de la guerre. Je m’étonne bien qui ce peut être ? quelque ivrogne sans doute, auquel Philibert fait un petit sermon.

Smyon se retournant, porta la main à la visière de son shako :— Votre serviteur, Toinette, dit-il ; et comment va la santé ?— Eh ! c’est vous, voisin Smyon ! vraiment, je ne vous ai pas

reconnu, tant l’uniforme vous change. On vous donnerait vingt ans de plus. — Je vous remercie ; ça ne va pas trop mal. Quand on peut, à mon âge, aller à pied du Sorbier à Malsan, et en revenir sur ses jambes avec ma nièce que voilà, il faut être content. Il me semble que vous avez engraissé par là-bas. — Bonjour, voisin Philibert ; comment va la sœur aujourd’hui ?

— Assez bien, merci. Permettez-moi de prendre le sac de voyage de votre nièce jusqu’au Sorbier ; je vais également chez moi.

— Merci, monsieur, répondit la jeune personne ; je puis très bien le porter jusque chez ma tante.

— Donne-le-lui seulement, reprit Toinette. Philibert aime à rendre service au prochain. Ne lui refuse pas ce petit plaisir.

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Toinette prit elle-même le sac et le tendit à Philibert, qui coupa sans façon une grosse branche dans la haie et suspendit le sac à son épaule.

Smyon prit à gauche dans les champs, pour arriver plus vite. Philibert et les deux femmes continuèrent à suivre le chemin. Lorsque Toinette fut à l’entrée du sentier conduisant à sa maison, elle remercia Philibert d’avoir porté le sac jusque-là, et le lui reprit pour le donner à Cécile, qui, elle aussi, dit un merci cordial au complaisant voisin de sa tante.

— Je pouvais très bien ne vous le rendre qu’à la maison, dit-il. Mais il faut respecter la volonté de son prochain. Il m’aurait été agréable aussi de faire un peu plus connaissance avec votre nièce. Je ne l’ai pas revue depuis qu’elle était un enfant de douze ans. Ce sera pour une autre fois, si nous vivons. Je vous salue.

Philibert, en disant cela, ne pensa point à ôter son chapeau ; il descendit le sentier conduisant à la Vareuse, pendant que les deux femmes ouvraient la porte et les fenêtres de l’habitation.

— Ce monsieur Philibert est un peu bizarre, n’est-ce pas, ma tante ? demanda Cécile au bout d’un moment, tout en arrangeant le bois au foyer.

— Un peu beaucoup, ma chère. Mais c’est un brave homme dont il ne faut pas mal penser. Il a sur la religion des idées particulières. Nous avons eu parfois des discussions assez vives, car je ne suis point méthodiste comme lui.

— Est-il d’une secte particulière ?— Tellement particulière qu’il est, je crois, seul de la sienne. On ne

voit jamais sa sœur, la pauvre Jeanne-Marie ; elle souffre d’un asthme invétéré. Si j’avais laissé entrer Philibert avec nous ce soir, il se serait assis au coin du feu, sans s’inquiéter de savoir si sa présence nous gêne ; et là, il aurait songé tout seul, ou bien nous aurait entreprises l’une et l’autre sur ce qu’il appelle le changement du cœur, la conver-sion, la régénération. C’est pour nous épargner cet ennui que je l’ai remercié à l’entrée du sentier. — Ah ! te voilà, Mauve. Bonjour, mon vieux. Embrasse la tante.

Le chien lécha le bout du nez de sa maîtresse et vint flairer la robe de Cécile.

— C’est ma nièce, vois-tu, mon garçon ; ma nièce Cécile Aubert. Donne-lui la patte. Bien. Et l’autre. C’est ça, monsieur ; parfaitement. — Va voir dehors si personne ne passe.

Mauve obéit aux ordres de sa maîtresse et se mit à aboyer une grande volée de corneilles qui, filant les unes après les autres, émigraient dans la direction du sud. Le brouillard, en ce moment,

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montait du lac peu à peu, envahissant les villages, embrassant les collines, pesant sur les prairies basses et les marécages. Il traversa la région de la Flatte, passa de là le long du bas de la Collarde et vint se traîner lourdement dans le vallon de Philibert Paplan. Chez Toinette et chez les Guyot, comme dans toute la zone supérieure jusqu’aux forêts, une lumière paisible régnait encore, bien que le soleil eût passé de l’autre côté des monts. Par quelques découpures profondes, les gorges méridionales du Jura recevaient des rayons qui les éclairaient soudain pour peu d’instants et faisaient ressortir d’autant mieux le bleu sombre de la masse, ainsi que les fines dentelures de sapins qui couronnent les hauteurs. À l’orient, les Alpes étaient splendides ; tous les glaciers plaqués d’or. Les arêtes dénudées, d’un gris fantastique et léger, paraissaient jouer dans les espaces du ciel, et s’y dresser tout à coup en pyramides étincelantes. Mais bientôt les tons brillants s’amortirent, un voile opaque s’étendit sur ces hautes régions ; le Jura s’endormit dans la nuit sombre, éclairé d’en haut seulement par quelques étoiles, qui ne tardèrent pas à disparaître elles-mêmes derrière les bois.

Malgré l’air vif du soir, Cécile était sortie de la maison pour admirer la vue au coucher du soleil. Elle vint sous le Sorbier, d’où le pays se découvrait en entier. Là, elle resta en contemplation devant une nature si différente de la contrée qu’elle avait quittée. Son âme pieuse s’élevant au-dessus des choses visibles, bénit le Dieu éternel, créateur de toutes ces merveilles et Se réjouit en sa bonté. « Oui, Seigneur des cieux et de la terre, disait-elle tout bas, nul de nous ne peut te comprendre, mais tous nous pouvons t’adorer, t’aimer. Tu es infiniment grand, infiniment sage. Tu nous aimes. Ton amour en Jésus est au-dessus de toutes tes œuvres. Je te rends grâces de tout mon cœur. »

À quinze ans, Cécile perdit sa mère ; son père la plaça dès lors dans une famille pieuse, où elle resta deux années. Elle y fit son instruction religieuse et y reçut de bonnes directions. Son intelligence se déve-loppa d’une manière remarquable. Lorsqu’elle revint à la maison paternelle, la fille du fermier Aubert était une belle personne, bien douée et sans doute fort au-dessus des jeunes filles de sa condition. Grande, d’une tournure élégante, la démarche vive et légère, Cécile frappait surtout par l’expression pure et sérieuse de ses traits. Les yeux bruns, un front élevé, les sourcils bien dessinés, des cheveux châtains magnifiques, la bouche gracieuse et de belles dents, le teint uni, légèrement coloré, tous ces agréments extérieurs formaient un ensemble remarquable qu’on ne se lassait pas de regarder et d’ad-mirer. La tante Toinette avait demandé à Pierre Aubert de lui donner

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sa fille pour quelque temps, puisqu’elle n’avait que cette seule petite nièce, qui devait hériter de la propriété du Sorbier et des effets person-nels de la vieille parente. Pierre Aubert accéda volontiers à ce désir. Il avait eu même l’intention de lui envoyer Cécile, afin de la mettre à l’abri des poursuites d’un jeune homme qui ne lui plaisait pas. Mais comme le garçon était riche, habile dans son état, Pierre Aubert eut l’idée que sa fille finirait peut-être par accepter une position facile, à la place de celle plus humble qu’elle occupait dans la maison pater-nelle. La demande de Toinette était donc venue fort à propos.

La tante appela sa nièce, comme celle-ci était encore sous le Sorbier, admirant la vue du soir.

— Voyons, ma grande petite : que fais-tu là depuis dix minutes ? Dépêche-toi de rentrer. Tiens-tu, par hasard, à prendre un gros rhume pour ton arrivée chez moi ? J’espère que non, car ce serait une véri-table sottise. Qu’y a-t-il donc de si admirable à voir là-bas et là-haut ? Quoi ! le Mont-Blanc avec sa neige fraîche ; le Jura en blouse de Bourguignon ? la belle affaire ! On ne voit que ça ici, du matin au soir. Tiens ! ne voilà-t-il pas les coquins de bouvreuils qui viennent à ces heures manger les boutons à fruits de mes pruniers ! Psch ! Houh ! les vilains ! allez vous coucher, mauvaise race ! Houh ! Mauve ! chasse-moi ces oiseaux.

— Ils sont si jolis, ma tante : voyez leur poitrine rouge, leurs mouve-ments gracieux.

— Ah bah ! Je me soucie fort peu de leurs mouvements. Je les ferai bien partir.

Prenant une poignée de terre sur une taupinière fraîche, Toinette la lança sur le prunier, d’où les bouvreuils prirent à l’instant la volée ! Elle se lava les mains dans la rigole voisine, puis rentra chez elle avec Cécile encore tout émue du grand spectacle auquel elle avait assisté un moment auparavant. Le café étant prêt, elles en prirent une tasse avec du pain. Toinette offrit d’aller chercher de la confiture aux prunes gentilles, mais Cécile refusa. Comme sa tante, elle ne mettait pas de sucre au café.

La soirée fut courte. Toinette, d’ailleurs, se couchait de bonne heure en toute saison. Avant de dire adieu à sa nièce, elle ouvrit son livre de prières et lui demanda de lire le N° 26, où l’on remercie Dieu quand on rentre chez soi après une absence. Cécile se rendit au désir de sa tante, puis elle referma le formulaire et le posa sur la table.

— Comment trouves-tu cette méditation, Cécile ? n’est-elle pas admirable ?

— Oui, ces réflexions sont bonnes et bien dites. Mais je n’aime pas beaucoup les prières toutes faites, excepté celles que le pasteur

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présente à Dieu au nom de l’assemblée. En général, je crois qu’il vaut mieux s’adresser au Seigneur soi-même, laisser parler notre cœur devant lui, plutôt que de s’en rapporter pour les besoins de notre âme, aux pensées d’un étranger.

— Tu crois cela ?— Oui, ma tante.— Eh bien, non pas moi. Je suis sûre que mon livre est bon, tandis

que je n’en dirais pas autant de toutes les prières qu’on fait soi-même, y compris celles de Philibert, tout chrétien sincère qu’il est au fond. Le matin, je lis la Bible ; le soir, ceci : adieu, va te reposer.

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CH A P ITRE I VSmyon, de retour, cause du Valais

Siméon Guyot n’étant pas attendu d’une manière certaine le soir en question, son frère n’eut pas l’idée d’aller à sa rencontre avec le char, ni même à pied. Adam était d’ail-leurs nécessaire dans l’écurie, pour soigner le bétail. À toute rigueur, les femmes eussent mis le fourrage au râtelier

et mené les bêtes à l’abreuvoir, mais le domestique ne savait pas bien traire, et le maître n’aimait pas à lui confier ses vaches laitières.

À peine arrivé, Smyon se débarrassa de son équipement avec le doux espoir qu’il l’ôtait pour la dernière fois de sa vie. Il salua sa belle-sœur, dit bonjour à Thérésine, puis il se rendit à l’étable, ayant retrouvé avec bonheur son gros broustou brun tricoté à larges raies, son bonnet noir, son gilet et son pantalon de ratine jaune. Les sabots, bourrés de paille sur la semelle, remplacèrent le soulier encore gras du suif d’Outre-Rhône.

Adam trayait la Balise, forte vache rimme2, au pis vraiment énorme. On se souvient qu’elle devait le veau peu de jours après le départ de Smyon pour l’armée. Assis sur la chaise traditionnelle, le front appuyé au flanc de la mère vache, Adam faisait jaillir sans interruption, dans le seau pointu, le lait abondant tout chargé d’écume.

— Qui vient là ? demanda-t-il sans changer de position et sans discontinuer son travail.

— C’est moi, Adam.— Il me semblait, en effet, reconnaître tes socques. Et tu es bien

revenu ?— Oui-i-i.Smyon allongeait volontiers d’une aune l’i qui donne le ton à ce petit

mot composé de trois voyelles. Adam continua :

2 - Rayée, zébrée de brun et de blanc en bandes très rapprochées.

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— D’où venez-vous aujourd’hui ?— D’Ollon. Nous sommes partis à quatre heures du matin, pour

prendre le bateau à Villeneuve. Entre Clarens et Cully, nous avons eu une vaudaire du diable : deux ou trois fois, j’ai cru que nous allions périr. Il n’y faisait pas beau. Et la Balise, qu’a-t-elle fait ?

— Va voir au fond de l’écurie.Smyon prit la lanterne et se dirigea vers la place ordinaire des

jeunes bêtes. Il y trouva un veau, rimme comme sa mère et de très belle venue, attaché à la crèche et muni d’un panier au bout du nez, afin qu’il n’essayât pas de manger la paille. Smyon toucha la croisée, leva la queue et s’assura qu’elle devenait régulièrement mince de haut en bas, prit les oreilles, regarda les yeux, les jambes, puis, son examen terminé, il replaça la lanterne au clou dans le mur et dit très calmement :

— Il faudra la nourrir : c’est le portrait tout craché de sa mère. On l’appellera Guerrier.

— N’est-ce pas qu’elle est jolie ? — Et ça s’est bien passé, par là-bas ?

— Oui-i ; mieux qu’on ne croyait d’abord. En arrivant, il semblait aux gens d’Aigle et de Bex qu’il n’y avait qu’à marcher à l’instant sur le Valais. Heureusement les chefs n’ont pas entendu de cette oreille. Sans cela, ma foi ! nous pouvions passer un mauvais quart d’heure. Mais pas moins on en serait venu à bout, puisqu’il le fallait. — Et Samuel, a-t-il bien avancé le minage ?

— Non ; il s’y trouve de mauvaises pierres, et le fond est dur. Un homme seul est souvent arrêté par ces gros cailloux. — As-tu vu Henri ?

— Oui, à Bex, l’autre jour. Ils doivent être à Sierre ou à Brigue.— On ne sait pas combien de temps ils resteront par là-haut ?— Non ; mais on pense que les affaires seront vite arrangées. Toutes

ces troupes coûtent cher à la Confédération.— Et Henri, quel air avait-il ?— Il se portait bien ; seulement, je l’ai trouvé beaucoup plus sérieux

que de coutume. Il dit qu’il a fait des réflexions depuis qu’il a vu le feu et tomber des camarades. Je ne voudrais pas qu’il se mît de singu-lières idées dans l’esprit ; ça le détournerait encore plus d’aller aux foires. Il vous faisait beaucoup d’amitiés et a dit qu’il écrirait bientôt. À Mézeray, il n’y a rien de nouveau ?

— Non ; ah ! mais, si fait : la cousine Jeanneton est morte samedi de l’autre semaine ; on l’a enterrée le lundi d’après.

— A-t-elle fait un testament ?— Oui ; elle donne tout à son mari.

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— Elle était assez folle pour ça. Jean-Pierre aura bientôt mangé son petit avoir. — Avez-vous mis de l’arsenic dans les trous de souris ?

— Non ; je t’ai attendu : pas moyen, quand on est seul, d’être partout à la fois.

— Il faudra s’en occuper sans tarder, avant que la neige arrive sur les blés.

Pendant cette conversation entre les deux frères, Adam avait rempli le seau de lait. C’était le dernier à traire. Il le versa dans la boille3 de fer-blanc, qui fut portée à la cuisine, et ensuite à la fromagerie de Mézeray par Adam, dès qu’il eut posé les insignes du vacher et se fut lavé les mains. Smyon mangea son pot de soupe comme s’il n’eût pas quitté la maison depuis un mois ; ensuite, tout en causant avec sa belle-sœur et Thérésine, il se mit à tordre des liens de fagots près du fourneau. Sa nièce lui demanda comment c’était fait à l’autre bout du lac et en Valais.

— Pardine, répondit-il, c’est fait comme un pays plat dans le fond avec des montagnes à perte de vue des deux côtés. Au milieu coule le Rhône, qui n’est pas toujours de belle humeur.

— Est-ce un bon pays ?— Ah ! certes, je crois bien. Les champs sont de vrais jardins, et les

prés des vergers où les arbres se touchent tous. À Ollon, par exemple, on ne voit d’en bas que le clocher et quelques toits au-dessus des noyers. Le maïs croît en abondance dans les champs ; le blé aussi. Il y a des châtaignes en quantité. Mais ce qui fait le plus d’argent dans cette contrée, c’est le vin. Je n’aurais jamais cru qu’il y eût autant de vignes, si je ne les avais pas vues. Quelques-unes sont perchées où il semble que les chèvres seules peuvent grimper ; d’autres dans des pierrailles, partout enfin où le raisin mûrit bien. Les gens d’Aigle et d’Yvorne vendent leur vin deux fois plus cher que nous le nôtre ; mais c’est vrai qu’il est bien supérieur à celui que nous récoltons.

— Et alors, demanda Thérésine, plus loin que le canton de Vaud ?— Eh bien, en suivant la grande route, on entre en Valais par le pont

de Saint-Maurice, sur le Rhône. La ville est bâtie au pied des rochers. Ça m’a paru triste et sauvage. Plus loin, la vallée s’élargit. Il y a par-là des villages où l’on nous offrit du vin muscat devant les maisons, le jour de notre entrée en Valais. Les gens étaient tout tremblants, comme si nous allions les dévorer, tandis que nous étions aussi contents de revenir chez nous, qu’eux de nous voir les talons. Partout nous reçûmes bon accueil, à Outre-Rhône, à Martigny, etc. — Nous n’avons pas été plus loin que cette ville, où l’on boit aussi d’excellent

3 - [NdÉ] Au Québec le vieux cultivateur dirait la canisse ou le bidon de lait.

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vin. A propos, je t’ai apporté un petit couteau acheté à Martigny ; il te sera utile pour peler les pommes de terre. Le voilà.

Smyon sortit le couteau de sa poche et le donna à Thérésine ; c’était une forte lame d’acier, dont le manche en corne grise montrait à chaque bout des plaques de laiton.

— Merci, dit Thérésine. Vous auriez dû en apporter aussi un à la Toinette ; en qualité de voisin, c’eût été une jolie attention.

— Je n’y ai pas pensé ; c’est vrai. A propos, sa petite nièce est arrivée chez elle ce soir, la fille de Pierre Aubert. Elles se sont trouvées en chemin avec moi.

— Vraiment ! fit Thérésine. À qui ressemble maintenant Cécile ? je me souviens très bien d’avoir été avec elle secouer les prunes de sa tante il y a huit ans. Est-elle grande ?

— Oui, plus que toi. Elle a très bonne façon. Philibert, qui se trouvait aussi là en même temps, a porté son sac de voyage jusqu’au Sorbier.

— Je serai bien aise de la revoir. Finalement, nous vivons comme des sauvages. Je ne sais pas pourquoi nous n’inviterions pas la Toinette à goûter, quand on a de la crême ; ça lui ferait plaisir.

— Non, dit la mère Guyot. Si nous invitions la Toinette, il faudrait inviter aussi les Varin et les Paplan. Ça n’en finirait pas d’allées et de venues. À leur tour, ils nous inviteraient chez eux. Il vaut mieux rester chacun chez soi, comme c’est l’habitude, depuis trente ans que nous sommes ici.

— Soit, dit Thérésine en se pinçant les lèvres.— On verra tout ça un autre jour, ajouta Siméon. À en juger par ces

quelques mots et ce que nous connaissons déjà de la famille, Thérésine Guyot devait avoir une triste existence à la Collarde. Habituée à contredire la volonté de ses parents pour beaucoup de choses qu’elle n’aimait pas dans leur vie, son caractère avait pris une certaine souplesse astucieuse, dont on se doutait bien un peu à la maison, mais que personne ne cherchait à combattre d’une manière efficace. Dès que la confiance manque dans une famille, on peut être certain que la tromperie habite bientôt le fond du cœur. Moins grande que Cécile Aubert, les épaules larges et la taille bien prise, les cheveux d’un marron tirant sur le rouge, épais et ondés, les lèvres minces, de grands yeux mobiles, Thérésine Guyot cependant n’était pas laide. C’était même, dans son genre accepté et tout à fait à part, une assez belle personne. Seulement, quand on l’examinait d’un peu près, on se demandait si quelqu’un connaissait vraiment le fond de sa pensée, et si l’on pouvait se fier à sa parole agréable et facile. À l’école de son oncle Siméon, dont elle n’ignorait pas les préférences pour son frère, elle avait dû faire de notables progrès dans la science qui consiste à

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ne dire que ce qu’on veut et comme on le veut.Cependant Adam revint de Mézeray et se trouva face à face avec le

père Varin qui allait entrer chez lui.— Eh ! bonsoir, voisin Guyot, dit ce dernier, tu reviens de la laiterie ?— Oui ; bonsoir, Antoine.— J’ai appris par hasard que ton frère est de retour, et je venais lui

demander si peut-être il a vu mon fils ou s’il en sait quelque chose.— Il vous faut entrer.Antoine Varin était l’opposé des deux frères Guyot : grand, un peu

ventru, portant la tête haute, le visage toujours ouvert et souriant. Causant beaucoup, disant volontiers le mot pour rire, il racontait fort bien toutes sortes d’histoires vraies ou fausses, buvait son vin nouveau en hiver, en achetait du vieux lorsque venait l’été et mangeait plus de côtelettes que de pommes de terre bouillies. En automne, il partait de bon matin pour la chasse, quand ses voisins de la Collarde allaient au labourage ou fauchaient les regains au clair de la lune.

— Bonsoir à toute la compagnie, dit-il en entrant. Comment se portent Mme Guyot et Mlle Thérésine ? Voisin Smyon, je te félicite de ton heureux retour. Maintenant tu vas dormir tranquille sur tes lauriers.

Smyon formait en ce moment la boucle d’un lien de fagot ; tout entier à son affaire, ou méprisant peut-être le compliment d’Antoine Varin, il ne répondit à ce dernier que par une froide salutation en patois :

— Bouena-né !Thérésine se leva, prit une chaise et l’offrit au visiteur en l’engageant

à s’asseoir.— Merci, ma belle enfant, répondit le propriétaire de la Flatte ; vous

êtes bien aimable. — Smyon, puisque tu ne dis mot, il faut pourtant que je te demande si tu as aperçu notre Guillaume, ou si tu as entendu parler de lui ?

— Henri m’a dit avoir vu votre fils bien portant la semaine dernière, répondit Smyon ; mais il ignorait la destination de son bataillon.

— Savez-vous le nom du commandant ? demanda Thérésine au père Varin.

— Bataillon Carra, ma chère enfant.— La Gazette d’hier, reprit Thérésine, dit que le bataillon Carra est

envoyé à Lucerne.— Et où as-tu lu la Gazette ? demanda Smyon en prenant une autre

branche de noisetier.— Chez la Françoise, à Mézeray, où j’ai été chercher du savon

aujourd’hui. Le bataillon sera licencié prochainement, parce que c’est un des premiers mis sur pied.

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— Je vous suis très obligé de m’apprendre ces détails, Thérésine. Voyez, on gagne toujours quelque chose en s’adressant à la jeunesse. Merci à toi aussi, voisin Smyon, d’avoir apporté des nouvelles indirectes de mon fils. Ce drôle-là pourrait pourtant bien nous écrire plus souvent.

— Il y a des gens qui n’aiment pas à écrire, reprit Thérésine. Voyez mon frère : nous sommes sans nouvelles de lui depuis huit jours ; il écrit cependant avec beaucoup de facilité, et sait que les lettres ne coûtent rien.

— Eh bien oui, n’est-ce pas ? Ah ! si ces jeunes gens étaient amou-reux de quelque jolie personne restée au pays, je vous garantis qu’ils sauraient bien trouver le temps d’écrire. Mais ça n’aime qu’à faire la belle jambe avec le sabre au côté, et se tordre le bout de la mous-tache. De notre temps, — n’est-ce pas vrai, Adam ? — nous avions chacun notre bonne amie, à qui l’on écrivait tous les huit jours ; ça leur faisait plaisir et à nous aussi.

— Est-ce qu’elles vous répondaient ? demanda Thérésine.— Pardine, je crois bien ! et de charmantes lettres, qui faisaient nos

délices. On se les lisait à haute voix entre deux ou trois, pour décider laquelle écrivait le mieux. Parfois nous faisions des ricaffées de la male vie dans les chambres, quand on surprenait un camarade en train de conter des douceurs sur le papier à quelque cousine inconnue. On lui prenait sa lettre. C’était amusant, je vous en réponds.

— Ah ! vous lisiez en commun les lettres de vos amies ! c’est bon à savoir, si jamais j’écris à mes cousins, quand ils seront à l’école militaire.

Ici, Smyon cassa le lien qu’il tordait trop court ; il le jeta de côté, regarda Thérésine en en prenant un autre, et prononça un Hnn ! désapprobateur du discours de sa nièce, quoiqu’il eût l’air de ne penser qu’à la baguette tenue entre ses mains.

— Ah çà ! reprit Antoine Varin, je t’admire beaucoup, Smyon, oui, en vérité ! À peine es-tu de retour, que te voilà déjà à l’ouvrage. Je suis sûr que tu as fait le tour de votre écurie ?

— Sans doute. Qu’avais-je de plus intéressant à voir ici ?— C’est vrai. — Alors, vous n’avez pas eu besoin de faire jouer ces

grosses pièces de 12 ?— Non, heureusement pour tous.— Il faut avouer que l’affaire a été conduite avec sagesse, avec une

remarquable habileté ; car on pouvait s’attendre à tout, même à l’in-tervention du roi Louis-Philippe.

— Bien que la guerre soit finie, dit Smyon, la pacification véritable sera peut-être difficile.

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— Oh ! que non ; tu verras que tout ça marchera très bien. Après tout, on s’aime en Suisse, d’un bout à l’autre du pays. Et quand on s’est donné une raclée, on ne s’en porte que mieux ensuite. Aviez-vous une bonne nourriture ? du liquide en suffisance ?

— Oui, oui ! nous n’avons manqué de rien, pas même de froid, la nuit, sur les bords du Rhône.

— Il fallait se souffler sur les doigts ?— Je pense bien.— Mais quand vous rentriez au poste, vous avaliez un bon verre de

grog chaud, bien sucré. Je me souviens d’en avoir fait une nuit douze verres, un verre par heure. J’étais chef du poste comme sergent, et André Mittou, caporal. À nous deux, on sécha une bouteille d’eau de cerise, et un coquemar d’eau bouillante d’au moins quatre pots. Ils ont de bon vin, les Valaisans ?

— Oui-i, répondit Smyon, sans ajouter un mot de plus.— Enfin, s’il plaît au bon Dieu, voisin Adam, nos garçons revien-

dront bientôt sains et saufs ? Si je tue un lièvre d’ici à quelques jours, je te l’enverrai pour fêter le retour de ton fils ; ça me fera plaisir.

— Oh ! merci, Antoine, merci de votre honnêteté, répondit vite la mère Guyot ; ne nous envoyez pas ce lièvre. Nous ne saurions pas l’arranger.

— Comment donc ! c’est tout ce qu’il y a de plus facile. Je vais vous dire ça en deux mots : vous prenez...

— Non, non, merci. Personne de chez nous, excepté Henri, n’aime le lièvre. Smyon et moi, nous n’en mangeons pas. Et puis, il faut beaucoup de crème pour la sauce.

— On peut le rôtir, dit Thérésine ; le lièvre n’en est que meilleur, à mon avis.

— Parfaitement, mademoiselle Thérésine. Avec de la gelée de groseilles, un lièvre rôti, lardé sur le râble, est délicieux. C’est à vous que je l’enverrai. Et vous en goûterez tous. Sur ce, mes chers voisins, je vous souhaite bonne santé.

— Adieu, Antoine, dit Adam.— Bouena-né ! ajouta Symon, sans se déranger de son travail.

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CH A P ITRE V Henri Guyot et son compagnon

d’Outre-Rhône

Jusqu’au moment du retour de Smyon, l’automne avait régné sur les campagnes vaudoises, avec des nuits fraîches, sans doute, souvent des gelées matinales en novembre, mais un agréable soleil dans le milieu du jour. De neige, point. À peine les hautes croupes jurassiennes

avaient-elles blanchi deux ou trois fois, pour reprendre dès le lende-main leur teinte rocheuse d’un gris sombre. Avec décembre, tout changea subitement. Smyon fut heureux d’avoir déposé à la Collarde son gros shako, car le jour suivant, le ciel resta gris jusqu’au soir. Le soleil se laissait voir comme un corps opaque à travers la couche brumeuse, fit un vent d’ouest froid, pénétrant, souffla sur toute la plaine. Les gens qui revenaient du culte public marchaient plus vite qu’à l’ordinaire, pour se réchauffer. Dans leurs manteaux d’hiver, Toinette et Cécile narguaient la froidure, tandis que Thérésine n’avait mis sur ses épaules qu’un châle demi-saison à couleurs vives, cadrant mal avec la température et l’aspect du jour. — Elle refit connaissance avec Cécile, l’engagea à venir la voir et lui dit qu’elle ne manquerait pas d’aller au Sorbier. Smyon fut questionné par les parents des jeunes gens de Mézeray encore à l’armée ; il donna peu de détails, la sobriété de paroles étant une de ses qualités essentielles. Quant à Antoine Varin, bien que sa demeure fit partie de l’annexe de Pollion, il venait toujours au culte à Mézeray par vieille habitude. Il s’y trouva donc avec ses voisins du Sorbier et de la Collarde, et les salua en passant. Avec son feutre noir sur la tête grise, un paletot brun foncé, gilet ouvert sur sa large poitrine, la jambe dégagée malgré la soixan-taine qui s’approchait, le propriétaire de la Flatte était encore un des plus beaux hommes de la localité. En outre, pour un paysan, il avait

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des manières distinguées et la parole aimable. Au milieu des gens qui se plaignaient de l’air neigeux qu’on respirait, il paraissait se porter comme un chêne et ne point souffrir de l’âpreté des frimas. Il s’ap-procha de Smyon pour lui demander le nom de la jeune personne avec laquelle Thérésine parlait en ce moment.

— C’est la nièce de la Toinette, répondit le vieux garçon.— Vraiment ! la fille de Pierre Aubert ! c’est la plus belle fille que j’aie

vue depuis bien longtemps. Sapristi ! quelle fiancée ça ferait pour un beau gaillard de vingt-huit ans ! Tout de même, voisin Smyon, j’ai peine à comprendre que tu sois arrivé à ton âge, sans avoir noué les doux liens de l’hyménée. Oui, pourquoi n’as-tu pas fait comme Adam ? Au lieu d’une seule famille, vous en auriez deux, et c’est une richesse, sans parler du bonheur qu’on trouve en ménage.

— Peut être, répondit Guyot. Chacun se conduit d’après ce qu’il considère comme étant le meilleur pour lui.

— Rien de plus juste ; mais ne prends pas, crois-moi, ton parti sur ce point sans y avoir bien réfléchi.

— C’est tout réfléchi, depuis longtemps.— Quand tu vois une belle personne, comme par exemple cette

nièce de Toinette, ça ne te donne pas envie de te marier ?— Non ; que pensez-vous du temps ?— Hum ! il est à la neige pour demain, peut-être déjà pour ce soir.

Voilà huit jours que je l’attends, car c’est une misère que de chasser les lièvres sur un terrain couvert de feuilles. En moins de cinq minutes, ils ont dépisté les chiens, et l’on a une peine inconcevable à lancer. Depuis les dernières bécasses, qui passèrent vers le 25 novembre, je n’ai rien tué. C’est désolant.

— Il a fait bon temps pour labourer, pour les minages, pour couper le bois.

— Excellent ; mais j’ai vendu mes bœufs, car j’étais à court de four-rage ; et sans Guillaume, je ne pouvais commencer un minage tout seul.

— C’est bien sûr, répondit Smyon qui pensait exactement le contraire : avez-vous battu vôtre blé ?

— Oui ; nous l’avons passé au battoir du Raisson, avant le départ de mon fils. Je n’aurais pu le battre seul ; et pour prendre des ouvriers en grange, c’eût été un peu difficile ; tous les bons sont partis comme soldats. D’ailleurs, ça ne revient pas plus cher au grand battoir du Raisson, et c’est vite fait. En automne, j’ai besoin de mon temps pour chasser.

— C’est sûr, reprit Smyon parfaitement convaincu que Varin se trompait dans ses calculs économiques, et voulait simplement

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31La Petite Côte: Histoire champêtre

s’accorder du loisir.— Veux-tu partager une bouteille avec moi au Cerf-volant ? on dit

qu’on y boit du 46 de première qualité. Ça nous réchauffera pour descendre à la Petite Côte.

— Non, merci. Adam est allé ferrer le cheval à Pollion pendant le sermon, il n’y a personne à la maison pour faire la pâture. Je vous en ai la même obligation.

— En ce cas, je vais aller avec toi jusqu’à la croisée du Sorbier. En marchant un peu vite nous rejoindrons la Toinette et ces demoiselles.

— Marchez vite si cela vous plaît, dit Smyon qui préférait revenir seul ; je suis fatigué.

— Non, non, j’irai avec toi ; mais je pensais que tu étais bien aise de rejoindre vos voisines. —Nous avons eu un beau sermon ce matin, reprit-il après un moment de silence.

— Oui-i, dit Smyon sans rien ajouter de plus approbatif.— Un véritable beau sermon, répéta Varin.Les deux hommes marchaient d’un pas lent, uniforme et allongé. Un

silence absolu s’établit dès lors entre eux, jusqu’à ce qu’un grand troupeau d’oies sauvages, passant presque à portée de fusil et criant beaucoup, vint exciter leur attention. Antoine Varin en coucha plusieurs en joue avec son bâton, ce qui détermina le bataillon ailé à faire un changement de direction.

— Tiens ! dit tout à coup Antoine, avec mon fusil et quatre chevro-tines dans chaque canon, je me ferais fort de descendre deux de ces piaillardes. C’est ça qui ferait un beau plat ! Elles sont grasses comme des taupes, dans cette saison. Oui, il faut que j’aie toujours un fusil chargé à chevrotines : on peut s’en servir d’un moment à l’autre. Les voilà qui tournoient au-dessus de ma maison, dit-il en suivant de l’œil les voyageuses ; je crois vraiment qu’elles vont se poser dans mon petit marais : paf ! les y voilà ! Adieu, Smyon.

Sans demander permission aux propriétaires, qui d’ailleurs n’étaient pas là, Antoine descendit par la Vareuse et les champs de Pollion, afin de s’assurer exactement de la position des oies, avant d’entrer chez lui. Toinette et Cécile avaient déjà pris, avec Thérésine, le sentier du Sorbier. Là, cette dernière attendit son oncle, mais Smyon lui cria d’aller toujours en avant.

À vingt lieues de la Petite Côte, il existe, en Bas-Valais, un village placé dans un singulier endroit. Le Rhône coule à un jet de pierre des maisons ; ses flots sont retenus de chaque côté par des berges gazon-nées, qui deviennent insuffisantes lors des grandes crues du fleuve. Alors, les terrains placés plus bas sont bien vite inondés. En temps ordinaire, leur niveau est déjà inférieur à celui des eaux qui les mena-

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cent incessamment. À l’entrée du village, des fosses fétides reçoivent les infiltrations venant de la rivière ou sortant du sol. Du côté du nord, à très peu de distance, la montagne se dresse de toute sa hauteur. Le sommet laisse voir à huit mille pieds sa dent crochue, et sur les pentes moins élevées sont des zones de pâturages pour les chèvres, entre les rochers. Çà et là, le Valaisan y a planté des carrés de vignes, dans les endroits les plus chauds, les mieux abrités. Bâties en pierre, les maisons sont petites, mais bonnes généralement, et solides. Plus d’une fois le fleuve, sortant de son lit artificiel, a lavé les murs de ces humbles demeures. Au pied des rochers, jaillissent des sources limpides, toujours fraîches, qui servent de fontaines et vont rejoindre plus bas le grand courant. On sent qu’il y a là, entre l’homme et la nature, une sorte de convention tacite pour que l’un accorde toujours à l’autre un certain degré de liberté. La lutte, comme ailleurs, n’y est pas incessante. Les victoires ne sont jamais que partielles. Une géné-ration lègue à celle qui la suit la possession du pays à peu près dans le même état où elle le reçut de ses pères. Du reste ce sol limoneux est fertile ; hors de l’enceinte des habitations, le territoire montagneux est vaste ; le paysan ne parait point souffrir de la gêne, au moins pour ce qui tient à la nourriture. En fait de vêtements il se contente de peu, et si la toilette journalière des femmes s’est améliorée depuis l’époque de mon récit, j’espère bien que le luxe et la vanité ne sont pas venus régner sur cette population douce et paisible.

Or ce dimanche-là, comme les gens de la Petite Côte, les Valaisans revenaient du culte public. Leur village était occupé par de l’infanterie vaudoise, logée et nourrie aux frais des habitants désarmés. Ceux-ci se louaient de leurs hôtes, qu’on leur avait d’abord dépeints comme des gens sans foi ni loi, hérétiques au premier chef. Au lieu de s’ins-taller en maîtres, de se montrer exigeants, les Vaudois eurent bientôt fait bonne connaissance avec ces fils d’une même patrie, entraînés, malgré eux peut-être, dans une mauvaise et dangereuse voie poli-tique. Maintenant les Valaisans se félicitaient de les avoir sous leurs toits d’ardoise, à la place des soldats de leur propre pays ; et ils les hébergaient de leur mieux. Le vin muscat nouveau, encore dans la cuve avec la grappe foulée, pétillait au dîner et le soir, dans les petits verres du paysan. Ce dernier engageait les militaires à se servir, pendant qu’il se tenait lui-même à quelque distance de sa propre table. Il fallait le presser pour qu’il consentît à s’y asseoir ; après quoi, se mettant à l’aise, il causait volontiers avec ses compatriotes du Léman. Il en venait même à tailler en morceaux carrés le jambon noir de fumée, et piquait avec sa fourchette de grosses raves, sorties entières d’un bouillon rougeâtre et salé. Pour le dessert, il offrait des

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châtaignes brissolées, du fromage assez bon, et de vieilles tommes de chèvre qui sont une perfection, si l’on a de bonnes dents, capables de broyer le pain noir que le Valaisan cuit trois fois par année et qu’il fait sécher à la cheminée pour, le conserver.

Henri Guyot et trois camarades étaient logés dans une des meil-leures maisons du village. On y montait de chaque côté par un petit escalier en pierres plates non taillées. La chambre occupée par les quatre miliciens était petite. Un lit très élevé, garni de rideaux rouges et noirs, en occupait une bonne partie, ainsi que le coffre de sapin bariolé, qui servait en même temps de commode pour le linge, et de marche-pied pour se hisser entre les draps. Sous ce grand lit à rideaux, un chariot monté sur des roulettes, constituait une seconde couche fort commode ; on le tirait dehors le soir, et le matin on le rentrait dans sa cachette. Quelques images de saints grossièrement coloriées, un crucifix suspendu vers le miroir, une madone en cire blanche sous verre, formaient les ornements de cette chambre. Nos quatre Vaudois examinaient avec une sorte de curiosité quelque peu moqueuse ces objets d’un culte auquel ils n’appartenaient point. Seul de son avis peut-être, Henri Guyot conservait du sérieux, lorsque ses camarades riaient de la simplicité superstitieuse de leurs hôtes catholiques romains.

— Guyot, lui dit un camarade avec lequel il était seul ce jour-là, voici nos bourgeois qui reviennent de l’église. Regarde un peu quel air drôle ils ont : le vieux père avec sa longue queue de morue noisette, le fils tout débraillé, et la belle-fille entortillée dans ses cotillons. Elle est encore assez jolie avec sa mine rose, mais horriblement fagotée. Quel dommage que ces gens soient si bigots !

— Je ne sais pas s’ils sont bigots, Sébastien ; mais j’aime à les voir aller au culte ensemble et revenir en famille. Ne font-ils pas honte à nous autres protestants, qui nous dispensons si souvent, pour peu de chose, d’assister à un service religieux ? Si ces braves gens sont sincères et honnêtes, — et je crois qu’ils le sont, — respectons leur foi.

— As-tu, par hasard, envie de te faire catholique ?— Moi, pas du tout ; je voudrais seulement être meilleur chrétien que

je ne le suis. Et quand je vois ce vieux père supporter les charges de la guerre avec tant de douceur, de vraie patience et de résignation ; quand je vois sa femme nous donner ses meilleures provisions, son fils courir à la cave pour nous apporter du vin frais, — je me dis qu’ils nous valent bien tous, à supposer que nous soyons des modèles.

— À la bonne heure ! mais je ne puis souffrir de les entendre marmotter leurs prières, soir et matin. Cela m’agace les nerfs.

— Allons donc, t’agacer les nerfs ! toi, qui bois leur vin comme un

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trou, tu devrais au moins écouter avec gravité leurs prières.— Singerie, mômerie !— Qu’en sais-tu ? la chose est possible ; mais jusqu’à preuve du

contraire, je veux croire qu’ils sont sincères. Qui sait même s’ils ne prient point pour nous ?

— Ah ! par exemple, je les dispense de prier pour moi. Qu’ils me donnent du jambon fumé et du vin muscat, à la bonne heure ! mais de leurs prières je me passerai fort bien.

— Depuis que nous sommes entrés en campagne, depuis surtout que j’ai vu de près les maux de la guerre civile, j’ai réfléchi un peu plus à ma position devant Dieu. Dans nos mauvaises journées, dans ces longues nuits de garde en face de l’ennemi, j’ai senti que la vraie force de l’homme est dans la prière. Tu peux en rire, Sébastien, te moquer de moi, mais ce que je te dis là est vrai. La mort est finale-ment ce qui peut nous arriver de plus grave ; or, j’ai pensé plus d’une fois en voyant lever le soleil, que, le lendemain peut-être, je serais couché sur le gazon parmi les tués. Il faut pourtant savoir où l’on va, après cette vie.

— Où l’on va ? parbleu, c’est bien facile à comprendre. Si, par exemple, on est jeté dans le Rhône, on va d’abord au lac ; ensuite à Genève, puis on file jusqu’à la mer. C’est évident. Pour le quart d’heure, je pense que nous allons dîner. Voici justement le fils qui revient de la cave avec son grand baril de quatre pots.

— Tu ne penses qu’à la bouteille, Sébastien.— Que si, que si, mon brave Guyot, je pense encore aux châtaignes

de la mère, au jambon tout rouge et aux tommes de chèvres. Quant aux raves, ma foi, je suis pour qu’on les vende au marché, comme on le fait chez moi, au lieu de nous les présenter aussi grosses que la boule à jouer aux quilles. — Et si tu veux que je te fasse toute ma confession, mon cher ministre et curé, je te dirai que je pense aussi, aujourd’hui tout particulièrement, à une personne beaucoup plus jolie que notre belle-fille. Hein ! que dis-tu de ça ?

— Je souhaite qu’elle ait assez d’influence sur toi, pour t’empêcher de te griser comme tu l’as fait hier au soir.

— Eh ! sans doute, cher ami. Une fois marié avec elle, — si elle m’accepte, car c’est là une difficulté, — je tourne mon verre sur le fond en me mettant à table ; je ne bois même plus rien ; ni eau, ni vin, ni cervoise. Une chope de bière seulement, quand on est morfondu de chaleur en juin.

— Comment se nomme-t-elle ?— Hoho ! nous te dirons cela quand j’irai te voir, ou peut-être seule-

ment le jour de mes noces. — Mais, le père tarde bien à nous appeler.

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Sais-tu que j’ai une faim terrible ?En ce moment on frappa légèrement à la porte.— Entrez ! dit Sébastien à haute voix.— Messieurs, vos camarades sont de retour, si vous pouvez venir, le

dîner est prêt.— Merci, père, dit Sébastien ; je vais. Et il se rendit à l’instant dans

la chambre où la table était servie.Henri resta encore un moment occupé à soigner des effets mili-

taires, pendant que son vieil hôte attendait à la porte, chapeau bas, qu’il passât le premier.

— Vous avez été à l’église ce matin ? lui dit Henri en le rejoignant.— Oui, nous y allons aussi souvent que nous le pouvons.— C’est un devoir pour le chrétien, et en même temps un grand

privilége.Le Valaisan le regardait avec étonnement.— Vous êtes protestant ? lui demanda-t-il.— Oui, et vous catholique. Vous pensez peut-être que les protes-

tants sont tous des incrédules. Il y en a sans doute beaucoup parmi nous, comme dans l’Église romaine ; pour moi, je ne partage point leur manière de voir. J’adore le même Dieu que vous et je crois au même Sauveur.

À l’ouïe de cette simple confession de foi, le Valaisan prit la main qu’Henri lui tendait ; il la serra dans les siennes avec une touchante affection, pendant que deux grosses larmes roulaient sur ses joues creuses.

— Jeune homme, que Dieu vous bénisse, lui dit-il.

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CH A P ITRE V I Comment le père Varin fait les

honneurs de sa table

Quinze jours après, deux militaires, sac sur le dos et fusil à l’épaule, se dirigeaient à pied du côté de la campagne d’Antoine Varin. Ils parlaient de la guerre, qui était finie, et du plaisir que le milicien éprouve à revoir son foyer. De temps en temps, l’un essayait une chanson ; l’autre

appuyait d’un accord plus ou moins juste. Les deux jeunes gens avan-çaient ainsi, sans réfléchir aux conséquences probables de la grande question qui venait d’être tranchée par les armes. C’étaient Guillaume Varin et Sébastien Liaffe, le même que nous avons vu logé avec Henri Guyot chez le Valaisan d’Outre-Rhône. Les bataillons de Guillaume et de Sébastien avaient été licenciés en même temps ; celui d’Henri était encore de service. Au lieu de se rendre directement chez lui, Sébastien faisait un arrêt chez son collègue de la Flatte.

— C’est donc là votre campagne, dit-il en voyant apparaître la façade de la maison, et jetant un coup d’œil rapide sur les terrains.

— Oui, c’est négligé, comme tu peux le remarquer. Il nous faudrait un bon domestique pour nous aider à cultiver ces champs et le reste ; mais mon père s’obstine à économiser la main-d’œuvre. Il est pour les travaux vite expédiés, bien ou mal exécutés. Le chiendent empoi-sonne nos terres ; les prés jaunissent ; le fourrage est rare ; le blé étranglé. Mon père est le maître, je n’y puis rien.

— Mais oui que tu y peux quelque chose. Si tu cultivais toi-même, comme tu l’entends, un coin de terre, ton père verrait bientôt la diffé-rence du produit. Votre campagne finira par être ruinée.

— Elle ne l’est déjà que trop.— Et celle qu’on voit plus haut, à qui appartient-elle ?— Aux Guyot, au père et à l’oncle d’Henri, dont tu as fait la connais-

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sance à Outre-Rhône.— Ça paraît bien tenu, riche.— Non-seulement cela paraît, mais cela est.— Henri Guyot n’a qu’une sœur, à ce qu’on m’a dit ; tu dois la

connaître, puisque vous êtes proches voisins 1— Oh ! oui. Thérésine Guyot et moi, nous sommes assez bons amis.— Elle sera riche ?— On ne peut savoir ce que la famille lui donnera pour sa portion.

Henri est le préféré de son oncle Smyon ; il sera sans doute son héritier.— Mais le père ne peut ôter la légitime à sa fille, soit la moitié de ce

qui lui vient de droit.— C’est vrai ; mais quand les parents sont mal disposés pour un

enfant, il y a toujours moyen de le frustrer. Du reste, cela m’est bien égal.

— Tu devrais penser à cette fille, malgré son nom de Bourguignote. Est-elle jolie ?

— C’est selon les goûts ; il y a des gens qui la trouvent assez belle. Pour fraîche, elle l’est certainement. En outre, c’est une fille intelli-gente et qui a de l’esprit. — Ne parlons plus de ces gens ; ils entendent ce qu’on dit à trois cents pas de distance.

Sébastien partit d’un éclat de rire, ouvrant sa grande bouche, vrai four de Gargantua, dans lequel brillaient trente-deux dents des mieux rangées et des plus solides. Probablement celles de sagesse n’avaient pas encore poussé, mais les autres pouvaient compter, de la première à la dernière, pour le meilleur modèle de machine à broyer. Sans l’ouverture de cette formidable mâchoire, Sébastien Liaffe aurait été un beau garçon. D’une taille élevée, droit sur jambes, les yeux intelli-gents jusqu’à un certain niveau, les cheveux noirs, il avait les mouve-ments prompts et la démarche assurée. À la distance de cinquante pas, on aurait pu dire : voilà un superbe gaillard de trente ans. Mais dès qu’on l’abordait de près, il fallait s’avouer que cette malheureuse bouche était le trait difforme du visage. Elle indiquait tout de suite des instincts matériels prononcés, à moins que les apparences ne fussent trompeuses. Le nez, un peu court, avec ses narines évasées, mais fines et transparentes, lui donnait au contraire l’air éveillé d’un homme habile dans son métier, ce qu’il était du reste à un degré remarquable.

Guillaume Varin ne lui ressemblait point. L’ensemble du visage avait la pureté parfaite du type grec, ses traits une harmonie exquise de beauté masculine ; tout y était régulier, bien fait, à sa place. Une profu-sion de cheveux blonds, demi-bouclés, se redressaient sur le beau front de Guillaume, dès qu’il ôtait son képi. La moustache faisait ressortir son teint uni, pur, légèrement coloré. Guillaume avait la

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bouche gracieuse comme celle de son père, et tout le corps bien proportionné. À quinze ans, le peintre Gleyre l’eût pris pour le modèle de l’adolescent qui conduit la barque des illusions, et dont les épaules sont ornées de deux petites ailes diaphanes.

L’avenue conduisant à la Flatte engagea les deux miliciens à y entrer. Bien qu’on fût au milieu de l’hiver, il n’y avait pas de neige à la plaine. Sur le Jura, il en était tombé pendant la nuit une couche épaisse qui chargeait encore les sapins, car le soleil ne se montrait pas. Peu à peu, cependant, le ciel s’éclaircit ; les nuages vinrent se condenser en colonnes serrées, immobiles au-dessus des monts, où ils formaient une ligne d’un gris sombre. À l’extrémité inférieure de la montagne, une vapeur légère suivait l’orée des bois. Entre deux, les versants éclatants de blancheur immaculée ressemblaient à d’im-menses tapis brodés d’argent. En bas, la plaine grise avait un aspect triste et dépouillé. Heureusement elle contient les germes féconds qui lui redonnent au printemps sa richesse et sa vie, son vert feuillage, ses prés semés de fleurs.

La mère Varin attendait son fils d’un jour à l’autre, mais sans avoir l’idée qu’il amenât un camarade avec lui. Au premier abord, elle fit un accueil assez froid à Sébastien, que Guillaume lui présenta comme un collègue avec lequel il avait passé de bons moments pendant la campagne militaire. Sébastien s’excusa d’avoir accepté l’invitation de Guillaume ; mais il n’avait pu, dit-il, résister au plaisir de voir un peu le pays et de faire connaissance avec la famille. Étant d’ailleurs sur son chemin, il comptait bien ne pas tarder à rentrer chez lui.

— Voyez, mon cher monsieur, lui répondit-elle, ce n’est pas la place qui nous manque pour vous recevoir. Nous n’en avons que trop, puisque Guillaume est notre seul enfant.

— Il vous en est mort plusieurs ?— J’en ai perdu six ; oh ! nous avons eu nos malheurs dans ce

monde, et ils ne sont pas finis. Mais ce qui m’inquiète dans ce moment, c’est de n’avoir pas un morceau de viande chaude à vous offrir ; je n’en ai que de la froide.

— Eh ! ma chère dame Varin, qu’est-ce que cela fait ? Je vous dirai même que je préfère une tranche de veau froid, avec une salade et de la moutarde, à un beefsteak brûlant. Ainsi, tranquillisez-vous ; un morceau de pain et de fromage suffisent parfaitement.

— Nous sommes un peu éloignés de la boucherie, et en hiver les chemins ne sont pas toujours des meilleurs. Guillaume, as-tu vu ton père à Malsan ?

— Non ; est-ce qu’il y est ?— Mais, sans doute ; il est allé chercher quelque chose pour le dîner

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de demain.— C’est dommage que nous ne nous soyons pas rencontrés.— Il vous faut, Guillaume, reprit la mère, aller poser votre équipe-

ment dans ta chambre, pendant que je mettrai la table. Après, tu iras à la cave.

Le père arriva peu après, comme Sébastien chargeait son assiette de veau froid et de carottes rouges à l’huile et au vinaigre ; le jeune homme se leva pour saluer le maître de la maison.

— Bonjour, père, dit Guillaume, me voici enfin de retour, et mon collègue Liaffe nous fait le plaisir de passer un jour ou deux ici avant de rentrer chez lui.

— Enchanté de vous voir, mon cher monsieur, et de faire votre connaissance, répondit Antoine Varin, en tendant la main par-dessus la table au compagnon de son fils. Mais je suis désolé que vous tombiez sur un si maigre souper. Marion, tu aurais dû faire d’abord une omelette avec du fromage, pour ces jeunes gens. Va chercher une tasse de confitures pour manger avec cette viande. Ces garçons doivent être fatigués ; ils ont faim et soif. Heureusement je rapporte des provisions pour demain.

Tout en disant cela, Antoine posa le bissac qu’il avait à l’épaule. Il tira de l’un des côtés la moitié d’un pain de sucre, et de l’autre une pièce de bœuf d’environ 15 livres. Pendant que Sébastien et Guillaume se servaient et choquaient leurs verres, Antoine mit la viande sur un plat, l’arrangea comme il l’entendait, puis la présentant à son hôte :

— N’est-ce pas, lui dit-il, que c’est une belle tranche ?— Magnifique, monsieur Varin, c’est la tranche du milieu.— Ah ! c’est que je m’y connais. Le boucher voulait me donner le

morceau de l'oie, mais je le lui ai bien vite fait remplacer par celui-ci. N’est-ce pas qu’il a bonne façon ? Et puis, on voit que c’est du bœuf de fine qualité. Quand la viande est un peu foncée en couleur et la graisse comme la neige, vous êtes sûr qu’elle est tendre et délicate. Voyons : c’est demain dimanche, veut-on couper un bouilli au bout de l’os, et mettre l’autre partie en daube ! qu’en dites-vous, monsieur Liaffe ?

— Absolument comme il vous conviendra.— Le dimanche, reprit Varin, j’aime assez un bouillon gras. Il nous

faut faire ça, Marion. — Monsieur Sébastien, aimez-vous la daube ?— J’aime tout ce qui est bon. À votre santé et conservation,

monsieur et madame.— Merci, et à la vôtre, mon très cher monsieur, je vais arranger ça

tout de suite.Avisant un carré en planche de noyer suspendu à la paroi, Antoine

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le posa sur la table après l’avoir essuyé ; il mit la tranche de bœuf dessus, prit un grand couteau et fit la section des muscles avec une dextérité et une grâce dignes du plus habile garçon boucher de Berne.

— Là ! dit-il, voilà notre affaire en règle pour demain. Maintenant, je vais prendre une bouchée avec vous en attendant la soupe, qui viendra plus tard. Mais je vais chercher d’abord du vin.

— Il y en a encore, dit Sébastien.— Ça ne fait rien ; ce petit 47 se laisse boire comme de l’eau. Je

veux vous offrir aussi un verre de 40, qui est plus chaud à l’estomac.Antoine Varin prit donc une lanterne, un grand pot vert à deux

étages, et reparut bientôt avec assez de vin, vieux et nouveau, pour rassasier sept on huit personnes. Attablé avec son fils et son hôte, il raconta des histoires de chasse et les fit causer aussi des divers endroits où ils avaient séjourné pendant la guerre. Abandonnant le patois que Sébastien ne parlait guère, Antoine s’exprimait en français avec une grande facilité. Leurs propos étaient entremêlés de bons éclats de rire, lorsque Varin cédait à sa verve naturelle et que Sébastien donnait carrière à ses appréciations personnelles sur les pauvres sonderbundiens4 vaincus presque sans coup férir. La vieille mère de Guillaume se tenait près du foyer, triste et ennuyée malgré le retour de son fils. On voyait bien, à son air accablé, qu’elle était malheu-reuse, souffrant d’un état de choses qu’elle ne pouvait ni changer, ni améliorer. Laissant, comme on dit, couler l’eau par le plus bas, elle ne résistait aux goûts dépensiers de son mari que d’une manière passive, ou par des reproches auxquels Antoine Varin n’accordait pas grande importance. Un jour, il disait à une parente qui lui demandait des nouvelles de sa femme :

— Oh ! lah ! ma pauvre Marion fait comme toutes les vieilles femmes ; elle se plaint toujours. Si elle n’a ceci, elle a cela. Que voulez-vous, cousine Tiennette ! jeunesse ne peut revenir. Il faut patienter. Mais les hommes sont pourtant moins sujets au noir que vous autres, n’est-ce pas ?

— Les hommes comme vous, Antoine, oui, c’est assez facile à voir. Vous vous portez comme un chêne, vous avez bon appétit et courez lés bois pour vous amuser, tandis que la Marion est peut-être seule à la maison, occupée à faire la soupe de vos ouvriers.

— Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites, cousine Tiennette ; aussi, je supplie ma femme de prendre une bonne servante pour son ménage, une forte jeune fille de Savoie ou du Gros de Vaud :

4 - [NdÉ] Cela fait référence à la guerre civile suisse du Sonderbund qui eut lieu du 3 au 29 novembre 1847, où s’opposa des cantons catholiques à des cantons fédéraux, surtout protestants.

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eh bien ! Mme Marion ne s’en soucie pas ; elle ne veut pas en entendre parler. Je suis donc bien forcé de la laisser agir à sa guise.

— Guillaume devrait se marier— Guillaume devrait se marier : je répète vos propres paroles.

Trouvez-lui une bonne femme, cousineTiennette, j’aurais bientôt dit oui pour lui, s’il ne sait pas se décider.— La voisine de la Collarde, par exemple ?— Si vous y pouvez quelque chose, faites. Guillaume, je crois, ne

dirait pas non ; le père Adam non plus, peut-être ; mais il y a la mère Guyot, qui est terrible, et Smyon qui, par le caractère, ressemble plus à un âne rouge qu’à un évêque en habits sacerdotaux. Sans Smyon, et sans la mère, il serait peut-être possible d’aboutir ; avec eux, c’est un peu le diable à prendre. Pour aujourd’hui, n’en parlons plus. Quand Guillaume sera de retour, on verra.

Ce soir-là, donc, la pauvre mère Varin se chauffait seule au foyer, pendant que les trois hommes riaient et buvaient. La soirée, peu à peu, s’avançait ; et quoique le grand pot fût vide, que la seconde bouteille de 1840 fût entamée, Antoine Varin et Sébastien étaient aussi fermes sur leurs jambes que s’ils n’eussent bu que trois verres entre les deux. Leurs langues étaient encore parfaitement pendues, tandis que Guillaume, moins habitué à boire commençait à céder au sommeil. Il quitta la table et vint s’asseoir à côté de sa mère. Il lui prit la main et vit qu’elle pleurait.

— Pauvre mère, lui dit-il, ce bruit te fatigue ; va dans ton lit ; va te reposer. Je veillerai à ta place, jusqu’à ce qu’ils aient fini de causer.

— Et de boire, ajouta-t-elle tout bas.— Oui, va, s’il te plaît, mère, pour me faire plaisir. Guillaume alluma

une chandelle, se rendit dans la chambre voisine, et appela sa mère à haute voix, comme s’il avait quelque chose à lui demander. Elle le suivit, puis il revint seul au bout d’un moment.

— Ma mère est fatiguée, dit-il en se remettant a table ; je l’ai engagée à se coucher.

— Tu as bien fait, mon garçon : elle sera mieux au lit. Comment trouvez-vous ce 1840, monsieur Liaffe ?

— Très bon ; excellent.— Guillaume, j’ai apporté du sucre : si nous faisions chauffer un pot

de vin vieux pour régaler ton ami ? On peut bien s’accorder un peu de plaisir ce soir, puisque vous voilà de retour sains et saufs.

— Comme vous voudrez.— Voyons ; prends la grande cassette jaune ; mais, attends un

moment, il faut l’essuyer avec un linge propre.

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Quand ce fut fait, Antoine mit la bouilloire en question sur le feu, versa le reste de la bouteille de vin vieux dans le cuivre brillant, y jeta une livre de sucre, véritable rocher qui ne tarda pas à crouler sur sa base, lorsque deux autres bouteilles versées sur sa cime l’immer-gèrent complétement. Antoine trouva un citron sous sa main, quelques bâtons de cannelle, et bientôt il mit lui-même le feu à l’alcool en ébullition. Il engagea Sébastien à venir s’asseoir autour du feu, et là nos convives burent leur vin chaud jusqu’à la dernière goutte. Guillaume se borna à deux ou trois verres. Sébastien ne refusa jamais de laisser remplir le sien par Antoine Varin, qui s’en administra lui-même de copieuses libations, sans qu’il y parût autrement que par des yeux plus brillants qu’à l’ordinaire. Après le vin, il offrit un petit verre d’eau de cerise à Sébastien, comme bonnet de nuit. Guillaume n’en voulut pas ; mais elle était si bonne que les deux autres répé-tèrent l’opération trois fois, avant d’aller réparer dans un profond sommeil des forces si bien employées.

« J’ai eu beau faire, se dit Antoine lorsqu’il fut seul dans sa chambre, il n’a pas été possible d’enterrer cet avaloir de Liaffe. Je l’aurais fait boire jusqu’à demain qu’il serait resté le même sans broncher. Pour un garçon de son âge, c’est étonnant comme il porte le vin. Mais j’ai vu que cela faisait de la peine à Guillaume, en sorte qu’il valait mieux, après tout, lever la séance. Hum ! fit-il en remontant sa montre : une heure moins un quart ! je ne croyais pas que la soirée fût aussi avancée. »

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CH A P ITRE V I IUn dimanche à la Petite Côte

Le lendemain, Mme Varin se leva la première et commença aussitôt à mettre en ordre la cuisine, laissée en un triste état par les veilleurs au coin du feu. Ensuite, elle alla donner du foin aux deux vaches, puis traire la seule qui eût du lait. Connaissant les habitudes de son mari quand il avait des

hôtes, elle avait bien pensé qu’il ferait du vin chaud et offrirait ensuite de l’eau de cerise.

Sébastien ne tarda pas non plus à paraître, le bonnet de police incliné sur l’oreille droite et une petite pipe de bois à la bouche. Il fit le tour de la maison, visita le jardin, considéra les arbres étiolés du verger et rentra bientôt pour se chauffer. Il faisait froid ; la terre gelée était résonnante ; les branchettes des arbres crispées, toutes roides. — Sébastien trouva debout le père Varin et Guillaume. Ce dernier avait repris ses vêtements civils, dans lesquels il paraissait encore plus à son avantage que dans le costume du milicien. Coiffé d’un gros bonnet de laine grise, le buste entouré d’un tricot souple et épais, Antoine Varin avait l’air abattu, comme s’il eût mal dormi. C’est que, si robuste soit-on, les excès de table se font sentir et portent avec eux les principes destructeurs de la vie. Si ce n’est le soir, c’est le matin ou à midi, quand on est arrivé au dernier quart de l’existence. Seul entre les trois, Sébastien ne se trouvait pas fatigué.

— Bonjour, mon cher monsieur, lui dit Antoine ; avez-vous bien dormi ?

— Très bien ; je vous remercie. Et vous, madame Varin ? Je crains que non. Nous avons causé trop tard hier au soir. Je vous en fais mes excuses.

— Ce n’est pas nécessaire, monsieur Sébastien. Je dors assez mal depuis longtemps. Mais voici le café. Mettez-vous à table.

— Où comptez-vous aller aujourd’hui ? demanda Antoine.

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— J’ai l’intention, répondit Sébastien, de partir cette après-midi. Il est temps de rentrer chez moi. Ma mère ne comprendra pas ce qui m’a retenu en chemin ; je crains qu’elle ne soit inquiète. Et puis, elle a sans doute bien de l’ouvrage les jours de marché. Comme vous, madame Varin, elle se lève de bonne heure. Il faut préparer les corbeilles de légume, les mettre sur le char et arriver juste pour le moment de la vente. Nous sommes à une assez grande distance de la ville.

— Ce n’est pas jour de marché demain, dit Antoine ; faites-nous le plaisir de passer le dimanche ici. Demain matin, vous irez prendre l’omnibus à Pollion ; c’est plus simple. Quand on aura dîné (Marion, il nous faut arranger la daube et mettre le bouilli sur le feu) vous irez faire un tour à Mézeray avec Guillaume. Quoique nous soyons en hiver, la contrée est intéressante pour un étranger. Nous allons déjeuner sans nous presser ; le temps est joli ; voici le soleil qui le réchauffera. Dans une heure ou deux il fera bon se promener.

— Pas tant, monsieur Varin, si la terre dégèle ; mais enfin je serai charmé de faire un tour avec Guillaume dans les environs. Puisque vous m’engagez de si bonne grâce à rester, j’accepte. Tu viendras me montrer la belle propriété des parents d’Henri Guyot, n’est-ce pas, cher ami Guillaume ?

— Très volontiers ; mais déjeunons.Outre l’excellent café au lait, il y avait du beurre, du miel, et une

salée aux œufs, encore chaude. Antoine en coupait des morceaux à couvrir une assiette.

— Vous auriez peut-être préféré du chocolat, monsieur Sébastien ? dit-il. Nous pourrions en faire tout de suite, si vous n’aimez pas le café.

— Non, non, pas du tout ; je vais me régaler de tout ce qu’il y a sur votre table.

Tout en mangeant, ils causaient d’agriculture générale et des jardins de Sébastien. Ce dernier leur expliqua en quoi consistait sa propriété. Outre des prairies naturelles et des champs situés à quelque distance du village de Thiolay, il possédait autour de sa maison plusieurs poses de terrains légers, profonds, un peu sablonneux et sans pierres ; une sorte de dépôt d’alluvion dans lequel, moyennant beaucoup d’engrais et beaucoup d’eau, l’on obtient en peu de temps des légumes superbes. S’ils n’ont pas la saveur de ceux qui croissent dans les terres franches, ils ne se vendent que mieux au marché, grâce à leur précocité et à leur belle apparence. Mais il faut là des soins constants, la connaissance des semis et des graines, et, dans la belle saison, une grande activité de jour et de nuit. Une flaque d’eau presque tiède

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affleure ces terrains dans la partie basse de la propriété.— Jamais, dit Sébastien, vous ne voyez un poil de mauvaise herbe

dans nos cultures ; il serait arraché à l’instant. Nous avons des ennemis ; ce sont des insectes d’abord imperceptibles, mais qu’il faut combattre dès qu’on les aperçoit. Les crapauds nous aident à les détruire. Nous sommes trop contents quand on nous en apporte de la campagne ; nous les espaçons alors dans les endroits les plus maltraités.

— Ouaih ! les vilaines bêtes ! dit Antoine. Quand j’en trouve une dans mes prés, je lui plante un bâton au travers du corps, et je le fais sécher au soleil pour épouvanter les autres.

— Vous avez parfaitement tort, monsieur Varin. Outre les souf-frances atroces que vous infligez à un innocent animal, vous vous privez des services qu’il rendrait à votre campagne. Si vous en trouvez quelques-uns le printemps prochain, envoyez-les-moi dans une boîte. Je saurai bien qu’en faire, et vous donnerai en retour un beau melon ou des choux-fleurs. — Je suis étonné de voir autant de mauvaise herbe dans vos champs : pourquoi la laissez-vous multiplier à ce point ? C’est une grande perte pour vos terrains.

— Vous avez bien raison, mon cher monsieur. Aussi vais-je acheter des bœufs dès qu’on pourra labourer, et je sémerai de l’avoine pour détruire le chiendent.

— L’avoine ne le détruira pas. Il faudrait labourer deux ou trois fois, à quelques semaines d’intervalle, puis herser profondément pour arra-cher les racines fibreuses, et les brûler ensuite sur le sol. Après cela seulement, vous aurez une bonne récolte.

— Il nous faudra faire ça ; Guillaume, qu’en dis-tu ?— Si vous voulez.Une heure plus tard, tout à son affaire, Antoine Varin aidait sa

femme à préparer le dîner. Il pelait lui-même de belles pommes reinettes, dont il ôtait le cœur. Elles seraient frites à la poêle et entou-rées ensuite d’une sauce au vin rouge aromatisé et très sucré. Pour légume, il devait se borner à offrir des scorsonères5 arrachées d’avance, car il n’eût pas été possible de les sortir de terre, tant le sol était gelé. Enfin, Antoine avait du fromage persillé que Sébastien trou-vait délicieux.

— Avec ce qu’on a par là, dit Antoine à sa femme quand ils furent seuls, on tâchera bien de remplir l’estomac de ce garçon. J’ai rare-ment vu une bouche aussi grande que la sienne.

— Moi aussi, j’ai rarement vu un homme de ton âge aussi léger et

5 - [NdÉ] Plante de la famille des Composées dont on mange la racine comme la salsifis, noire à l'extérieure et blanche à l'intérieure.

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aussi inconséquent que toi. Oui, quelle nécessité y avait-il, hier au soir, à employer du vin vieux et du sucre, et boire de l’eau de cerise comme vous l’avez fait ? N’aviez-vous pas assez bu déjà, lorsque je vous ai quittés ?

— Ma pauvre Marion, tu ne comprends pas que c’eût été impoli de ne pas bien recevoir ce jeune homme. Si j’allais chez lui, ou Guillaume, je suis sûr qu’il nous mettrait devant ce qu’il a de mieux. Il nous mène-rait au café, au restaurant : moi, je ne puis pas lui faire ici cette même politesse, il faut donc lui offrir de bon cœur ce qu’on a.

— Ce qu’on a.... ce qu’on a. Tu ferais mieux de dire ce qu’on avait. Encore quelques années, et ce qui reste sera vite employé. Mais je serai morte, et Guillaume loin d’ici.

— Guillaume loin d’ici ! et pourquoi faire ? notre fils sera marié avec une fille qui lui donnera de l’argent pour remettre les choses en bon état. Quand on a une figure comme la sienne, on peut choisir. Ne crois-tu pas qu’il faut tourner la marmite de la daube ? Attends ! je vais la remuer. Là ! voilà qui va mieux.

— Mais pourquoi faire boire autant ce Liaffe ? il n’en a déjà que trop le penchant. Tu risquais de l’enivrer.

— Ahouah ! c’est un gaillard capable d’en porter une brantée6. Je crois vraiment que son estomac est doublé de tartre, comme un tonneau. Quand il nous parlait des crapauds logés dans ses chicorées, je ne pouvais m’empêcher de penser que sa bouche ressemble à celle de ces horribles animaux. Mais c’est un compagnon qui voit clair dans ses affaires ; je suis sûr que sa mère vendrait ce que nous jetons sur le fumier.

Pendant qu’Antoine Varin habillait ainsi son hôte sans y mettre de malice, ce dernier et Guillaume s’approchaient de la maison des Guyot. La famille n’était pas allée au culte public. À l’ordinaire, les Guyot employaient la matinée du dimanche à toutes sortes de petits travaux d’intérieur qui ne peuvent scandaliser personne. Mesurer du blé pour le moulin ; transvaser du vin à la cave ; faire, sur le banc d’âne, un manche d’outil ; tout cela peut s’exécuter sans bruit, et d’ail-leurs, assez éloignée du village, la Collarde devait être une espèce de terre franche pour beaucoup de choses qui ne sont pas tolérées dans un centre d’habitations.

Dans la cuisine, où ils entrèrent, Guillaume et Sébastien trouvèrent Smyon travaillant à une hotte, Adam occupé à surveiller la marmite des cochons, et la mère Guyot passant des mailles dans les bas de son fils encore absent. Thérésine, seule, était à l’église. La vue du

6 - [NdÉ] Contenu d’une hotte ou grand panier porté à dos d’homme géné-ralement conçu pour le transport du raisin.

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milicien fit tressaillir Mme Guyot, car Sébastien portait le même uniforme et les mêmes galons de sous-officier qu’Henri. Cette ressem-blance extérieure la disposa dès l’entrée en faveur du jeune étranger. Elle le questionna sur les rapports qui avaient existé entre eux, et Sébastien lui fit part de ce qu’il savait :

— Nous avons passé deux jours avec votre fils dans le même loge-ment à Dorénaz, lui dit-il, et un autre jour chez le curé de Collonge. J’ai eu bien du plaisir à faire la connaissance de....

La porte s’ouvrit et Thérésine entra, frappant sur les talons de ses souliers, pour en détacher la terre gelée. Malgré la couleur un peu ardente de ses cheveux et son teint rendu plus vif encore par la marche et l’air glacé de la rue, elle avait bonne façon. Sa toilette était soignée. On aurait pu supposer qu’elle s’attendait à trouver des jeunes gens en visite chez ses parents.

— Bonjour, Thérésine, lui dit Guillaume en se précipitant de son côté pour lui serrer la main. Vous avez été en bonne santé, j’espère, pendant l’automne et le commencement de l’hiver ?

— Oui, je vous remercie, et vous, cela va bien ? Puis elle répondit par un « bonjour monsieur » à la salutation de Sébastien, que Guillaume lui présenta comme un camarade en visite.

— Vous êtes revenus hier ? lui demanda-t-elle.— Oui, hier au soir.— Et mon frère, quand revient-il ?— Je disais justement à madame votre mère, reprit Sébastian, que

nous avons été logés ensemble en Valais, pendant deux ou trois jours, et que j’ai eu un véritable plaisir à faire sa connaissance. C’est un si aimable garçon, intelligent, qui connaît le service et qui avec ça est bien pieux. Je lui ai entendu faire des réflexions très édifiantes.

La mère ne répondit pas à cette énumération des qualités de son fils ; Smyon prit un nouveau cordon pour sa hotte ; le père attisa le feu sous la marmite. Thérésine seule répondit :

— J’aime bien Henri et j’espère que nous allons le revoir prochaine-ment.

Son regard allait de Guillaume à Sébastien d’un air interrogateur.— Oh ! sans doute, dit Guillaume ; le bataillon Queuche sera licencié

dans peu de jours. Je ne sais pas exactement où il se trouve.— On verra Henri quand il sera de retour, dit Siméon.— Alors, vous êtes jardinier ? demanda la mère Guyot à Sébastien.— Oui, madame ; j’ai aussi, comme vous, quelques champs et des

prés.— Ce doit être un bon état, quand on n’est pas trop éloigné d’une

ville, ajouta Adam.

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— Voilà ! pas trop mauvais. Mais il y a beaucoup de frais pour la main-d’œuvre et les engrais. Il faut bien travailler pour avoir au bout de l’année deux mille francs nets, quand on a vécu et que tout est payé.

— Deux mille francs, c’est pas rien, lit Smyon d’un air de profonde conviction.

— Ça n’empêche pas, monsieur Guyot, que je changerais bien mes dix ou vingt poses contre votre campagne. Hé ! que dites-vous de ça ?

Sébastien, ouvrant la bouche, montrait toutes ses dents. La vue de cet antre amena un éclat de rire chez Thérésine, qui s’empressa d’en détourner le vrai sens en disant :

— Ne vous y fiez pas. Mon oncle serait capable de vous céder la moitié de la Collarde en échange de vos grands potagers.

— Certes, répliqua Sébastien, je ne demanderais pas mieux. Je serais charmé, au contraire, de devenir votre proche voisin. Mais permettez-moi, monsieur Siméon (excusez si je me sers du nom de baptême), de vous faire mes compliments sur l’état de tous vos terrains. C’est cultivé à dire d’experts.

— Nous aimons les choses en ordre, dit Adam ; si l’on ne fait pas les travaux de la campagne en bon temps, on est sûr de les faire mal. Vous voulez déjà partir ? ajouta-t-il en voyant les deux garçons se lever.

— Oui, monsieur, dit Sébastien : j’ai l’honneur de vous saluer, toute la compagnie.

La cuisine était petite ; grâce à la hotte de Smyon et à ses longues branches de bois, il fallut se tirer de côté pour arriver à la porte. Chemin faisant et à la dérobée, la main de Thérésine se trouva serrée par une main vigoureuse, entre le buffet des assiettes et la robe de la jeune paysanne. Un instant après, Guillaume et Sébastien se diri-geaient vers le Sorbier, situé à très peu de distance et dont la petite avenue rejoignait la route à soixante pas de la maison.

— Cette fille Guyot me plaît beaucoup, dit tout à coup Sébastien.— Peut-être ? reprit Guillaume.— C’est très positif, mon cher ; je te conseille d’être sur tes gardes.— Je m’y tiendrai.Tous deux se mirent à siffler l’air d’une chanson.— Mais, je t’en prie, dit Sébastien en arrivant près du Sorbier, à qui

appartient cette chaumière, et qui est-ce qui l’habite ?— Une fille qui te convient parfaitement. Toi, mon cher, tu pourrais

cultiver ici avec elle des prunes de toutes les couleurs et manger des sorbes pour tes dix heures. La personne est d’un bon âge encore et très bien conservée, comme tu le verras. Elle se nomme Toinette, joli

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nom pour la femme d’un jardinier.Sébastien s’arrêta :— Ah ça ! dit-il, es-tu tout de bon amoureux de l’autre ? parle fran-

chement.— Ceci me regarde.— Très bien répondu, compère Guillaume ; nous sommes d’accord.

Je prendrai celle-ci, la marchande de prunes : va le premier.— Est-il permis d’entrer ? demanda Guillaume entr’ouvrant la porte,

malgré les aboiements de Mauve qui résonnaient dans l’intérieur de la maison.

— Qui est là ? Ah ! c’est Guillaume Varin, dit Toinette. Entrez, voisin de là-bas. Je suis bien aise de vous revoir en bonne santé. Qui est votre compagnon ?

— Un ami, revenant aussi de l’armée et passant la journée avec nous.

— Très bien ; entrez aussi, monsieur le militaire.

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CH A P ITRE V I I ILe soir, chez Philibert Paplan

Nous sommes arrivés hier au soir, dit Guillaume ; cet ami ne connaît pas la contrée que nous habitons ; je veux lui montrer Mézeray, et, en y allant, j’ai tenu à vous saluer. J’espère, voisine Toinette, que votre santé est toujours bonne ?

— Merci, voisin Guillaume. Oui, je me porte assez bien pour mon âge (ici Sébastien regarda Guillaume en souriant) ; à soixante-neuf, quand on n’a ni toux ni oppression, les jambes encore solides, il faut être contente et remercier le bon Dieu. Et vous aussi, messieurs, j’espère que vous n’avez pas trop souffert à la guerre. Vous êtes-vous battus plusieurs fois ?

— Pas seulement la queue d’une, répondit Sébastien en riant. Henri Guyot s’est trouvé à deux affaires sérieuses ; pour nous, le pire de la campagne a été de passer des nuits joliment froides au bord du Rhône.

— La guerre, même comme vous l’avez faite, est une laide chose, n’est-ce pas, monsieur le caporal ? car vous êtes caporal ?

— Pour vous rendre mes devoirs, mademoiselle, répondit Sébastien en portant la main droite à la hauteur de l’œil. Oui, toutes ces divisions sont bien fâcheuses. Cela fait perdre un temps énorme et dépenser des millions. Mais il y a dans la vie des peuples comme dans celle des individus, des choses qui semblent tenir vraiment de la fatalité.

Toinette trouva que la réponse de son hôte étranger accusait un esprit plus clairvoyant, plus habitué à réfléchir que celui d’un simple paysan. Elle lui dit :

— Quelle est votre profession, si je ne suis pas trop curieuse ?— Propriétaire et jardinier légumiste.— Jardinier ! très bien, monsieur, parfaitement. J’ai en séjour chez

moi une petite nièce dont le père, qui est mon propre neveu, cultive

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aussi des légumes dans sa ferme.Elle alla au bas du petit escalier :— Descends un moment, dit-elle en élevant la voix ; tu finiras ta

lettre après midi. — Je vous disais donc, monsieur le caporal, que j’ai chez moi, pour quelque temps, ma nièce, qui ne s’entend point mal à la culture des fleurs et des légumes. Moi, je m’occupe spécialement de l’éducation des jeunes pruniers.

— Ah ! je ne savais pas qu’elle fût ici, reprit Guillaume, comme on entendit les pas de Cécile sur les degrés de bois. Il se leva et alla lui ouvrir la porte.

— Eh ! bonjour, mademoiselle Cécile, lui dit-il. C’est une surprise complète de vous revoir. Depuis huit ans, je crois, vous n’étiez pas revenue chez votre tante.

— Bonjour, monsieur....— C’est Guillaume Varin, de la Flatte, s’empressa d’ajouter Toinette

en voyant que Cécile ne le reconnaissait pas. Quant à celui-ci, je ne sais pas encore son nom.

— Sébastien Liaffe, mademoiselle. Puis s’avançant près de Cécile : Mademoiselle Aubert, je vous présente mes respects. Quoique j’aie eu l’honneur de vous voir plusieurs fois chez votre père, je ne m’attendais guère à vous rencontrer ici aujourd’hui. J’espère que votre santé est toujours bonne.

— Très bonne. Je vous remercie. Ma tante, M. Sébastien Liaffe est jardinier à Thiolay, une demi-lieue plus bas que la ferme de mon père.

— Parfaitement, ma fille. Monsieur Liaffe, vous avez peut-être ainsi des rapports relatifs à votre état, avec mon neveu Pierre Aubert.

— Oui, mademoiselle. M. Aubert et moi nous avons à peu près la même manière de cultiver nos terrains, ceux du moins qui sont en champs ou en prairies. La différence entre nous consiste en ce que votre neveu est plutôt fermier que jardinier, et moi plutôt jardinier qu’agriculteur. Ainsi nous ne nous faisons pas concurrence. Pour ma part, je serais charmé de lui rendre dans l’occasion quelque service du métier, si je le pouvais.

— C’est bien comme cela qu’il faut faire. Vous n’auriez pas reconnu Cécile, n’est-ce pas, voisin de là-bas ?

— Je crois pourtant que si ; mais elle est bien changée depuis huit ans.

— Et vous aussi, Guillaume. Alors, vous aviez la tournure d’un bovairon, et vous alliez à la chasse des prunes et des grives beau-coup plus qu’à celle des Jésuites. Aujourd’hui, sauf compliment, vous n’êtes pas le plus laid garçon de la contrée. Avez-vous été à l’église ce matin ?

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— Non ; nous étions un peu fatigués.— Je comprends.Pendant que Guillaume et la tante causaient ensemble, Sébastien

questionnait Cécile sur leurs connaissances respectives. Cécile répon-dait avec son ton habituel de simplicité gracieuse, et Sébastien ne disait pas un mot qui pût trahir ses sentiments. La présence de Cécile agissait sur lui avec une puissance bien grande, paraissait-il, car il fut très convenable dans son langage et ses manières, durant tout l’entre-tien. Guillaume, au contraire, donnait essor à sa gaieté et racontait des détails amusants, parfois même un peu drôles, devant une jeune personne étrangère. Mais il la considérait sans doute comme une ancienne connaissance qu’il avait vue à douze ans et devant laquelle il n’avait pas à se gêner. La visite, au reste, ne se prolongea pas au delà de vingt minutes. Lorsque Guillaume se leva, il serra la main à Cécile et vint ensuite secouer cordialement celle de Toinette. Comme étranger, Sébastien se borna au salut militaire le plus respectueux, puis il dit à Cécile :

— Si vous me donnez vos commissions pour votre père, je serai très heureux de les lui porter.

— Merci. Je lui ai écrit dernièrement.— Je pourrais passer ici demain matin en partant ?— Je vous suis très obligée, mais je n’ai pas de commissions.Sébastien salua une seconde fois avec la même bonne grâce, puis

les deux compagnons sortirent et se dirigèrent du côté de Mézeray.Pendant quelques instants ils n’ouvrirent pas la bouche. Sébastien

rompit le silence :— À quoi penses-tu ? fit-il tout à coup.— À la surprise que nous venons d’avoir tous les deux. J’ai été bleu

en revoyant cette petite Cécile devenue une si belle personne. Elle est ravissante, en vérité.

— Tu trouves ! La voisine Guyot est tout aussi bien qu’elle, si ce n’est peut-être mieux.

— Allons donc ! Thérésine a de la fraîcheur, de l’esprit tant que tu voudras et de superbes cheveux dans leur genre, mais la nièce de Toinette est autrement plus belle. Et puis, elle a aussi quelque chose de bien comme il faut dans les manières et dans le ton. Pendant que vous causiez, je ne pouvais m’empêcher de la regarder, tout en répon-dant aux questions de sa tante. Est-ce que tu la vois souvent ?

— Non, assez rarement. Mais cette tante Toinette est drôle avec son ermitage ? Possède-t-elle beaucoup de terrain ?

— Seulement les trois poses qui vont avec la maison.— A-t-elle des finances ?

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— Très peu, je crois ; juste ce dont elle a besoin pour son petit ménage avec le produit du foin qu’elle vend.

— Alors sa nièce ne te convient pas autant que Mlle Guyot, si tu tiens à remonter votre domaine.

— Ah bah ! parlons d’autre chose ; je sais bien peu ce qui me convient ou ne me convient pas.

Les jeunes gens placés dans la position des deux nôtres sont ainsi faits, la plupart du temps. Plus cultivés qu’on ne l’est dans les familles pauvres ou chez des paysans ordinaires, ils n’ont cependant pas reçu l’éducation morale qui place beaucoup au-dessus de la classe des ouvriers campagnards. Sous leur apparente jovialité, sous cet air de confiance et d’abandon, il existe presque toujours un principe secret, qu’on garde par devers soi et qui, dans les grands événements de la vie, se dresse parfois de toute sa hauteur contre les intérêts positifs d’un camarade auquel on a donné jusqu’ici le titre d’ami. Dans la circonstance actuelle, Sébastien avait manœuvré de façon à ce que Guillaume ne se doutât point de ses sentiments pour Cécile Aubert, et ce dernier laissait croire à l’autre qu’il n’y avait rien entre lui et Thérésine Guyot. Au point où en étaient maintenant les choses, Guillaume regrettait presque d’avoir invité Sébastien, tandis que celui-ci se félicitait d’avoir vu Cécile et de savoir où elle habitait. L’amitié qui liait les deux garçons n’était qu’extérieure. Née sous l’habit mili-taire qui provoque l’expansion, née surtout dans la camaraderie et au cabaret, il n’y avait en elle rien de profond, rien qui vînt du cœur et y tînt une place solide. Quand ils ne se verraient plus, ils s’oublieraient au bout de peu de temps, pour se retrouver les mêmes dès qu’ils seraient sous les drapeaux. Telles sont les liaisons de cette espèce.

À Mézeray, Guillaume présenta Sébastien à quelques jeunes gens de leur âge. Ils allèrent boire du 46 à l’auberge, puis redescendirent à la Flatte pour dîner. Sébastien trouva la cuisine d’Antoine Varin déli-cieuse. Ses louanges ne tarissaient pas sur l’excellent repas que ses hôtes lui donnaient, disant que lorsqu’il aurait le plaisir de les recevoir chez lui, à Thiolay, il lui serait impossible de les régaler de cette manière. Antoine en pensa ce qu’il voulut, mais il est de fait qu’il offrit à Sébastien ce qu’il possédait de meilleur.

On a beau avoir bon estomac et bon appétit, la table finit par lasser les plus solides fourchettes, et nous savons que le jardinier en était une. Quand ils eurent pris le café à l’eau et les liqueurs, plus tard le café au lait, les deux jeunes gens sortirent de nouveau pour une promenade. Ils avaient des cigares ; le soir venait, escorté de la gelée qui déjà raffermissait les terrains amollis par le soleil du milieu du jour. Il faisait bon marcher ; dans peu d’instants la lune se lèverait au-dessus

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dés Alpes ; on y verrait donc parfaitement dans les chemins.— Voulons-nous aller jusqu’à Pollion ? demanda Guillaume.— Comme tu voudras ; je suis à tes ordres. Mais ton père nous

parlait tout à l’heure de ce Philibert Paplan qui a des idées si cocasses ; je serais curieux de le voir. Le connais-tu assez pour qu’on osât lui faire une visite de nuit, dans sa maison ?

— Sans doute. Philibert a son franc parler avec moi, comme au reste avec chacun, connu ou inconnu. Je te conduirai volontiers chez lui si cela peut t’être agréable.

— Merci. Ne peut-on prendre un autre chemin que celui de ce matin ? pour dire la vérité, je ne me soucie pas de passer une seconde fois devant les maisons des Guyot et de Toinette.

— Nous n’avons qu’à traverser les champs au bas de la côte ; on peut sauter la rivière en plus d’un endroit, sur nos fonds ; nous rejoin-drons ensuite la route, et plus loin, nous prendrons le sentier de la Vareuse.

— Faisons cela.Ils cheminent d’abord sur les vieux gazons maigres de la Flatte.

Arrivés à la Galline, peu profonde en cette saison, ils la passent en mettant le pied sur les grosses pierres moussues que le courant laisse à découvert. Entre deux, l’onde serrée coule rapide ; elle tombe subi-tement dans une creuse plate où, après avoir bouillonné à l’endroit de sa chute, elle s’étale ensuite en nappe tranquille. Dans ce miroir naturel, les deux jeunes hommes voient leurs fantastiques images ; et du fond des retraites formées par les racines rouges des aunes, les truites immobiles les regardent passer. La marche se continue à travers les champs de blé, de trèfle, et les terres labourées. De loin, la plaque du képi de Sébastien miroite à la clarté de la lune : on dirait un feu follet semant à droite et à gauche des rayons lumineux.

Le petit vallon des Paplan était déjà couvert de gelée ; l’herbe du pré et la terre craquaient sous la pression du soulier. C’était le seul bruit qu’on entendit dans la contrée, avec le murmure très bas du ruisseau, sorte de causerie qu’il s’adressait à lui-même, avant de se mêler aux ondes plus vives de la Galline.

Une fenêtre de la maison montrait de la lumière à l’intérieur. Guillaume fit grincer la lame de fer du racle-pied, puis il entr’ouvrit la porte.

— Est-il permis d’entrer ? demanda-t-il ; et sans attendre la réponse il fit un pas dans la cuisine, où étaient assis le frère et la sœur Paplan. Philibert avait une grosse Bible sur ses genoux, la tête découverte, le front appuyé dans la main gauche et le coude reposant sur la reliure du volume sacré. Il priait sans doute, ou méditait en son esprit quelque

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passage de la Parole de Dieu. Voyant que sa sœur s’était levée pour recevoir les visiteurs, il ne répondit pas à la question de Guillaume.

— C’est le fils Varin, dit Jeanne-Marie. Bonsoir ; soyez le bienvenu, notre voisin. J’espère que vous ne nous apportez pas de mauvaises nouvelles, en arrivant de nuit chez nous avec un soldat.

— Non, sûrement pas. Nous nous promenions au clair de la lune, mon camarade et moi ; en passant près de votre maison, l’idée nous est venue d’entrer pour vous saluer et savoir de vos nouvelles. Nous ne sommes de retour que depuis hier au soir.

— Merci de votre attention ; mais veuillez vous asseoir.Philibert, à son tour, les remercia d’être venus et salua Sébastien,

dont Guillaume lui dit le nom et la profession.L’appartement était bien tenu, dans une grande simplicité. Un bon

poêle chauffait la cuisine. Il ne s’y trouvait pas d’objets hétéroclites, comme on en voyait à l’ordinaire chez les Guyot ; et certainement Philibert n’avait pas employé la matinée du dimanche à préparer les matériaux d’une hotte. À midi, le frère et la sœur avaient mangé leur frugal dîner de légume arrosé d’eau claire, pendant qu’Antoine Varin versait à flot son vin et découpait en larges tranches sa daube lardée.

— Au moment où vous êtes entrés, messieurs, dit Philibert, nous allions faire le culte du soir, ma sœur et moi.

— Nous ne voudrions pas vous déranger de vos occupations, répondit Sébastien. Continuez votre lecture, nous l’écouterons volon-tiers, d’autant mieux que nous n’avons pas été à l’église aujourd’hui.

— Voulez-vous aussi écouter, voisin Guillaume ?— Avec plaisir ; vous savez que ce ne sera pas la première fois.Philibert n’avait pas posé sa Bible, dans laquelle il tenait l’index de

la main droite, le volume étant tourné le dos en bas.— Nous lirons donc ici, reprit-il, où j’avais ouvert lorsque vous êtes

entrés.Livre des Proverbes de Salomon, chapitre XXVIII, versets 5 et

suivants.

« Les gens adonnés au mal n’entendent point ce qui est droit ; mais ceux qui cherchent l’Éternel entendent tout.

» Le pauvre qui marche dans son intégrité, vaut mieux que celui dont les voies sont détournées et qui est riche.

» Celui qui garde la loi est un enfant entendu ; mais celui qui entretient les gourmands fait honte à son père.

» Celui qui augmente son bien par usure et par surcroît, l’assemble pour celui qui aura pitié des pauvres.

» La prière même de celui qui détourne son oreille pour ne point écouter la loi est en abomination.

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» Celui qui fait égarer dans un mauvais chemin ceux qui vont droit, tombera dans la fosse qu’il aura faite. »

— Nous voyons dans ces déclarations, dit le lecteur, que les hommes adonnés au mal pervertissent le droit de Dieu, s’éloignent de plus en plus du bon chemin et finissent par tomber dans les piéges qu’ils tendent à leur prochain.

Nous voyons de même que la bénédiction du Seigneur reposera sur ceux qui sont intègres, dont les voies du cœur sont droites et qui s’attachent à l’observation de ses commandements.

En un mot, nous voyons ici que le monde passe avec sa convoitise, mais que la Parole de Dieu demeure éternellement. Chaque homme qui entend cette Parole est appelé à se repentir de ses fautes, à en demander pardon au Saint des Saints, et à croire en Jésus-Christ. Alors seulement sa voie mauvaise sera redressée, son cœur touché de l’amour du Sauveur, et sa vie changée à la gloire de Dieu et propre pour les bonnes œuvres.

J’espère, voisin Guillaume, que la vue des maux de la guerre vous aura conduit à faire de sérieuses réflexions. La jeunesse passe et la beauté périt. Je vous parle en ami : approchez-vous de Dieu et il s’approchera de vous.

Quant à vous, étranger qui me faites l’honneur d’être en ce moment dans ma maison, je vous remercie de votre visite. Je désire sincère-ment votre bonheur temporel et éternel. Dites-moi si vous aimez le Seigneur Jésus et sa Parole ?

Sébastien ne s’attendait pas à une question aussi directe, et le ton de vérité affectueuse, d’insistance fraternelle qu’y mettait Philibert, lui donna une sorte d’émotion intérieure ; mais il sut bien vite la maîtriser.

— Monsieur, répondit-il, c’est bien clair qu’on doit aimer notre Sauveur. Monsieur le pasteur de notre commune a eu soin de nous expliquer très bien cela dans ses catéchismes, et c’est un homme qui sait son affaire par cœur.

— Ami étranger, reprit Philibert d’une voix grave, vous éludez la question ; ou plutôt, votre réponse montre déjà l’état de votre âme. Votre pasteur n’a rien à faire ici : qu’il prêche la Bonne Nouvelle, la repentance et la foi, il ne fait que son devoir, — et malheur à lui s’il ne le fait pas ! mais votre devoir, à vous qui l’écoutez, est de garder dans votre cœur la vérité qu’il vous annonce ; votre devoir, c’est de devenir, par la nouvelle naissance, par une conversion véritable, un disciple de Jésus. Alors vous serez dans le chemin du Salut et vous pourrez dire : oui, j’aime le Seigneur, le Christ de Dieu, le Sauveur.

— Mais, répondit Sébastien, vous pensez pourtant qu’on est chré-

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tien chez nous comme par ici ? Je ne vois pas de différence entre les hommes de vos environs et ceux de la contrée que j’habite.

— Ami étranger, tous les hommes se ressemblent en ce que tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, comme il est écrit. Mais la différence capitale qui existe entre les chrétiens vivants et les chré-tiens de nom seulement, c’est que les premiers croient dans le fond du cœur ce que les autres font semblant de croire. Les uns se sont repentis et convertis ; les autres sont restés les mêmes, avec leurs mauvaises pensées et leurs mauvaises œuvres, indifférents aux appels du Seigneur, si même ils ne se déclarent pas franchement ses ennemis par une incrédulité toute ouverte et impie.

— Enfin, m’sieu, je m’occupe de mes affaires et n’ai pas le temps d’approfondir la religion au point de pouvoir en parler comme vous. Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées. C’est aussi un proverbe que je vous cite là.

— Proverbe de sagesse humaine, oui. — Terminons cet entretien. Ami, je vous laisse un passage des Saintes Écritures en souvenir de cette soirée : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée : c’est là le premier et le grand commandement. » — Si nous nous revoyons quelque jour, je serai heureux d’apprendre de votre bouche que vous êtes un véritable disciple de Celui qui est mort à notre place sur la croix.

— Je vous suis fort obligé, monsieur Paplan. Je tâcherai de ne pas oublier vos recommandations, bien que tout ça me paraisse terrible-ment obscur.

— Il éclairera ton sentier, est-il écrit.— Oui, la lune est superbe ce soir : ça doit être un peu mouillant,

par là autour de votre maison. Si vous faisiez des tranchées avec des cailloutages dans le fond, vous assainiriez votre terrain. Cultivez-vous le maïs ? Il doit venir superbe dans cette terre noire.

— Non, nous n’avons guère que du pré naturel. Et comme les aunes poussent tout seuls un peu partout, j’ai presque l’intention de les laisser croître.

— Mais, de cette manière, vous vous trouverez finalement au milieu d’un bois taillis.

— Eh bien ! le grand mal ! je vendrais des fagots et des perches, au lieu de foin. Laissons ce sujet. Le dimanche ne doit pas être employé aux affaires de ce monde. Bonsoir, messieurs. Dieu vous bénisse !

Les deux jeunes gens quittèrent la maison et traversèrent en silence la prairie.

— Il est joliment timbré ton voisin Paplan, dit Sébastien lorsqu’ils eurent rejoint la route.

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— Ça ne l’empêche pas d’avoir bon cœur, reprit Guillaume. S’il était riche, il serait capable de donner la moitié de son revenu aux pauvres.

— Ce serait une folie d’une autre espèce. Au moins, nous ne pour-rons plus dire que nous n’avons pas été au sermon aujourd’hui, car il m’en a fait un salé pour le premier.

— Il t’a dit ce qu’il croit pour lui-même. À moi aussi, il m’a souvent parlé dans le même sens. Peut-être est-il, au fond, plus heureux que nous.

— S’il le voulait, il pourrait tirer un excellent parti de son terrain. Mais avec ses mouilles, avec les sauvageons non greffés de Toinette, et avec le chiendent de votre Flatte, on ne fera pas de brillantes affaires. Seuls d’entre vous, les Guyot ont compris ce que vaut la Petite Côte. Ne te fâche pas de ce que j’avance là, Guillaume ; c’est la pure vérité.

— Je le sais bien. — Il y a encore de la lumière chez Toinette, regarde un peu à la fenêtre de l’étage. C’est la chambre de la belle Cécile. Quel dommage qu’on ne puisse aller passer une demi-heure chez elle ! Mais il est décidément trop tard, et cela ferait causer si on le savait.

— Laisse-les dormir tranquilles. Si j’étais à ta place, ami Guillaume, je soignerais de très près la Thérésine aux cheveux d’or. Une fois marié avec elle, ton père te remet la direction des affaires et tu fais de votre campagne un domaine de premier choix. Je veux revenir dans quelque temps pour te presser de ce côté-là, ou peut-être pour m’y lancer, si tu ne te soucies pas de le faire toi-même.

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CH A P ITRE I XPierre Aubert fait comme beaucoup

d’autres fermiers

Dès le lundi matin, Sébastien reprit le chemin de sa, demeure. Guillaume l’accompagna jusqu’à Malsan, où le caporal se sépara de lui, non sans le remercier encore du bon accueil reçu dans la maison de ses parents. Il engagea Guillaume à lui faire une visite, lorsque Pâques fleuries réveillerait les

jardins. Mais il était probable que, d’ici-là, Sébastien reviendrait à la Petite Côte. Au fond de la situation, il y avait du malaise, des deux parts. La confiance manquait, et, dans un cas pareil, rien ne remplace l’expansion vraie du cœur.

Averti par un garçon de son village, Sébastien savait que Cécile Aubert n’était plus chez son père. Où pouvait-elle être, si non chez une tante qui demeurait au canton de Vaud ? Il fut bientôt sur la trace, et de là, à accepter l’invitation de Guillaume il n’y avait qu’un pas. Mais n’étant sûr de rien auprès de Cécile, Sébastien ne voulait pas passer pour battu, s’il devait l’être, dans l’esprit de son compagnon militaire. Aussi son inquiétude fut-elle grande quand il vit l’enthou-siasme subit de Guillaume pour Cécile. Avec une figure comme celle du fils d’Antoine Varin, quelque chose de facile et d’aimable dans le caractère, Sébastien pouvait craindre qu’un tel voisinage ne devînt fatal à ce que lui-même désirait obtenir. Voilà pourquoi il cherchait à donner le change à Guillaume. D’autre part, ce dernier s’était tenu sur une réserve prudente avec Thérésine, bien qu’il lui eût serré tendrement la main en cachette, entre le râtelier des Guyot et la chaise de Smyon. Ce mouvement n’avait pas échappé à Sébastien, qui observait tout et avait intérêt à la chose. — Comme le font la plupart des jeunes campagnards, sans avoir l’idée que cela peut tirer à conséquence, Guillaume avait conté quelques douceurs à Thérésine,

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quand il la rencontrait aux champs, et surtout au bord du ruisseau, dans la saison des nettoyages. Il l’avait même embrassée deux ou trois fois, comme ça, tout bonnement. Plus passionnée et le cœur atteint d’une façon plus vive, Thérésine s’était bel et bien éprise de Guillaume, dont les traits si réguliers et les beaux cheveux firent pour cela presque autant que ses aimables paroles. En ce temps-là, Guillaume n’avait rien de profond dans les sentiments ; il ne tenait pas à se lier à la vie et à la mort avec Thérésine, d’autant plus que celle-ci lui défendit de laisser jamais rien paraître, ni devant ses parents ni devant personne, de la relation qui existait entre eux. À l’école de son oncle Smyon, elle avait appris à louvoyer. Lorsque les circonstances deviendraient favorables, on verrait alors à prendre un parti. Jusque-là, il ne serait question de rien.

Ne sortant presque plus de la maison, la mère Guyot ne soupçon-nait point un tel état de choses. Adam non plus ; tout entier à ses affaires, il s’occupait peu du sort futur de sa fille. Mais Smyon avait cru reconnaître certains indices sur lesquels son flair méticuleux cherchait à suivre une piste quasi imperceptible. Henri devinait et ne disait rien.

Nous avons dit que ce dernier était le préféré de son oncle ; il ne faudrait pourtant pas croire que Smyon l’aimât d’une bien vive affec-tion : c’eût été de sa part une trop grande faiblesse ! — Henri était la chose dont on avait besoin à la Collarde, pour continuer l’accroisse-ment de la fortune, représenter le nom et donner à la race des Guyot un ou deux héritiers. Hors d’un tel cercle, Smyon se fût sans doute médiocrement intéressé au bonheur de son neveu. Si celui-ci avait eu un frère plus au courant des prix du bétail, plus versé dans le maqui-gnonnage et plus retors, le dit frère eût été choisi par Smyon pour son héritier, à l’exclusion formelle de l’autre.

Telle était donc la situation générale des habitants de la Petite Côte, au point de leur histoire où nous sommes parvenus. Le lecteur voudra bien nous pardonner le temps mis à faire connaissance avec ces familles ; il comprendra que nous ne pouvions être plus court sans nuire à l’exposé des premiers faits.

On approchait de Noël. Plusieurs jours déjà s’étaient écoulés depuis le départ de Sébastien, et l’on attendait Henri à la Collarde. Il avait été absent pendant près de trois mois. Cécile était toujours chez sa tante, ne sortant guère de son ermitage que pour aller à l’église le dimanche, ou faire une visite à Jeanne-Marie Paplan, dont la vie de recluse et de malade l’intéressait. Pendant les deux premières semaines, elle vit plusieurs fois Thérésine, soit au Sorbier, soit chez les Guyot. Mais les deux jeunes filles ne se lièrent pas. Thérésine trouva Cécile trop

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franche et trop pieuse pour elle, et Cécile comprit que la fille d’Adam Guyot suivait un chemin très différent du sien. Chose curieuse ! ce fut Smyon qui parut prendre plaisir à causer avec la nièce de Toinette. Plus d’une fois à la Collarde, on le vit être aimable avec elle, au point de s’arrêter dans son ouvrage pour lui offrir une chaise ou lui adresser des questions. Lui, qui était la taciturnité en personne, il savait trouver sa langue, quand la fille de Pierre Aubert était en visite dans la maison. Mais bientôt Cécile vint plus rarement, et comme Thérésine lui faisait un peu froid visage, elle finit par penser que le mieux serait de ne pas chercher à entretenir une relation de cette nature. Cécile n’était point descendue à la Flatte ; Toinette n’aimait pas Antoine Varin, un vrai mange-tout qui passe le temps à s’amuser, disait-elle. Puis il lui semblait que sa femme aurait pu et dû mener la barque du vieux chasseur avec plus de fermeté. Quant à Guillaume, elle le trou-vait bon enfant, beau garçon, mais malheureux comme fils. Il ne lui restera rien, ou dans tous les cas fort peu de chose, disait encore Toinette, et cela quand ce beau M. Antoine aura tout raflé. — Depuis le départ de Sébastien, déjà deux fois Guillaume était venu passer la soirée au Sorbier. Grave imprudence pour lui, d’abord, et ensuite pour la tante Toinette, si Cécile avait eu le cœur moins solide et l’âme moins forte. Mais la jeune fille ne se laissa éblouir, pas plus par le beau visage de Guillaume que par les carrés de choux-fleurs de Sébastien. Avec un caractère de cette trempe, l’un et l’autre lui auraient fait la cour dix ans de suite, que Cécile fût restée à leur égard aussi calme que le premier jour.

Quand Toinette vit ainsi revenir Guillaume, elle dit à sa nièce :— Ma chère enfant, fais-moi le plaisir de me dire, là, bien franche-

ment, ce que tu penses de ce Varin. Je vois qu’il te regarde beaucoup lorsqu’il est ici ; si cela lui fait plaisir, tant mieux ; mais je ne voudrais pas que tu prêtasses trop l’oreille à ses chansonnettes, s’il lui prenait fantaisie de t’en conter. Ton père n’approuverait point la chose. Ainsi, tu me promets d’être sur tes gardes, n’est-ce pas ?

— Ma tante, répondit Cécile, Guillaume Varin ne m’a rien dit qui ne fût très convenable ; vous l’avez entendu vous-même, et je vous assure qu’il ne songe point à moi, comme je ne pense point à lui non plus.

— À la bonne heure. Et à Sébastien ?— Encore moins, si possible.— Sauf la mesure de sa bouche qui est deux fois trop grande, c’est

pourtant un bel homme, d’un bon ton, de jolies manières. Il parait fort expert comme jardinier. En outre, il est loin de la misère, d’après ce que tu m’as dit ?

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— Oui, ma tante ; mais pour ce qui fait le bonheur ici-bas et ce qui l’assure pour la vie à venir, nous ne nous entendrions pas, à moins qu’il ne changeât beaucoup.

— Tu pourrais peut-être le faire changer ?— Extérieurement, c’est possible ; pour le fond, Dieu seul est puis-

sant. — Je ne pense point à me marier ; mon père aura besoin de moi bientôt, quand les travaux du printemps seront là. Ici, je suis heureuse avec vous ; j’aime la solitude, et je me représente que ce doit être bien joli quand tous vos arbres sont fleuris.

— Je voudrais seulement, ma chère enfant, que ton père te laissât tout de bon avec moi ; à nous deux, nous ne dépenserions guère plus que lorsque je suis seule, et je serais trop heureuse de te garder long-temps. Car enfin, sauf compliment, quand on a une figure comme la tienne et le cœur aussi rond, ce serait bien dommage.... — à bas ! Mauve : tu m’ennuies à la fin ! — ne dirait-on pas qu’il est jaloux de mon affection pour toi ? — Voyons, mon vieux, va regarder le temps qu’il fait dehors et donner la chasse aux pivoines.

Mauve obéit, mais ne tarda pas à annoncer, par des aboiements rauques, la visite du facteur. Ce dernier apportait une lettre à Cécile.

— Asseyez-vous deux minutes, mon brave Camus ; vous prendrez un verre de mon vin du Sorbier et une bouchée de pain. — Veux-tu, ma fille, aller à la cave ? tu liras ta lettre après.

— Oui, ma tante.Cécile posa la lettre sur son panier à ouvrage et alla tirer du cidre,

pendant que Toinette mettait le pain et une tomme de chèvre devant le messager. Celui-ci ne se fit pas presser pour manger un morceau. Il venait rarement au Sorbier, où l’on ne recevait pas de journaux. Mais il passait chaque jour chez les Varin pour y donner- un journal ; une fois par semaine à la Collarde, où l’on était abonné à la Feuille des Avis officiels ; et chez les Paplan pour y déposer la Feuille religieuse. Les Guyot ne lui offraient rien ; Philibert apportait le pain, mais n’avait pas de vin : Antoine Varin, sans réfléchir au mal affreux qu’il pouvait faire à ce jeune chef de famille, lui versait jusqu’à trois verres de vin de suite, à huit ou neuf heures du matin, l’engageant même à en prendre davantage. Si l’employé de la poste en absorbait la même quantité dans cinq ou six autres maisons, quoi d’étonnant alors de le voir trébucher en route, avant d’avoir distribué la moitié de ses dépêches ! C’est ainsi que bon nombre de facteurs ruraux ont été rendus inca-pables de faire leur service, conduits de bonne heure à l’ivrognerie et bientôt privés d’un gagne-pain honorable et assuré. Ne rien offrir à un homme quand il a faim et soif et qu’il est éloigné de sa demeure, c’est mal ; il y a là une sorte de dureté naturelle, qui sent le droit tout sec,

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un cœur fermé à l’obligeance hospitalière si fortement recommandée dans l’Évangile. Mais offrir sans discernement, jeter le vin dans l’es-tomac comme on le jetterait à la rue, ceci est encore plus mal ; c’est un véritable péché.

Bien réconforté à peu de frais, le facteur remercia Toinette et continua sa grande tournée de chaque jour. En hiver, c’est un service pénible, qui ne finit le soir que pour recommencer le lendemain matin, par tous les temps.

— Eh bien, Cécile, dit la tante, lis donc ta lettre. De qui est-elle ?— De mon père. Mais je ne sais pourquoi je suis toute tremblante

d’émotion.— Est-ce qu’il y a un cachet noir ?— Non.— Alors, mon enfant, il n’y a pas à s’inquiéter. Ça m’ennuyerait s’il

te fallait retourner déjà ; mais je pense que ton père pourra bien attendre au moins jusqu’à la fin de janvier. Eh ? que dit-il ? .

Cécile, ayant parcouru les premières lignes, s’assit, absorbée dans sa lecture et n’écoutant plus ce que disait sa tante au fidèle Mauve, qui lui rendait caresse pour caresse et se frottait les oreilles contre ses mains.

— Eh bien ! tu as tout lu : qu’est-ce qu’il dit ton père ? Songe-t-il déjà à mettre en terre ses graines de cornichons ?

— Lisez vous-même, dit Cécile en donnant la lettre.— Voyons ça. Mais il me faut d’autres yeux : attends une minute. Les

besicles7 mises, la tante lut ce qui suit :

« Grâve-la-douce, 23 décembre 1847» Ma chère fille,» Pendant que tu es encore chez la bonne tante, je viens te faire part

d’une résolution que j’ai prise tout dernièrement. J’ai bien réfléchi à ma position et à la tienne, depuis quelque temps. Tu as vingt ans et je vois venir que tu te marieras jeune ; je trouve cela très naturel de ta part et tout à fait convenable ; aussi, dès qu’un bon parti se présentera et que tu pourras t’attacher de cœur à la personne, je donnerai mon consentement. Mais alors, ma chère fille, tu comprendras que je ne pouvais guère rester veuf ; avec mon train de campagne et mes affaires, il me faut absolument une femme dans la maison. Une domestique ne peut convenir, et je ne puis non plus t’envoyer seule au marché avec le char. Donc, ayant rencontré une personne d’âge raisonnable, qui a quelques mille francs, je me suis décidé à l’épouser.

7 - [NdÉ] Lunettes sans branches et qui se fixent sur le nez.

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Elle a accepté, et je pense que, d’ici à deux mois, Andrienne Poignet sera chez nous. Elle a trente-six ans, bonne santé, bien des connais-sances pour un ménage de campagne, et de l’activité. Sa dame, qui demeure au grand Félard, en était très contente. — J’aurai besoin de toi pour mettre la maison en ordre, au moins quinze jours avant l’ar-rivée de ta belle-mère. D’ici-là, si ma tante veut te garder, je me tirerai d’affaire seul. J’espère que ma décision te paraîtra sage, et que ma tante aussi l’approuvera. Si Sébastien Liaffe avait pu te convenir, nous nous serions entendus pour n’avoir qu’un seul ménage, et je ne me serais pas remarié. Mais je crois que, malgré sa fortune, tu peux rencontrer mieux que lui. Fais mes amitiés à la bonne tante et reçois celles de ton père affectionné.

» Pierre Aubert. »

La lecture terminée, Toinette rendit la lettre à Cécile et lui dit :— Eh bien ! ton père n’a pas perdu son temps en ton absence. Au

fond, peut-être a-t-il raison. Mais puisqu’il voulait se remarier, il aurait mieux fait de se décider il y a trois ans. Cela t’aurait fait moins d’impression. Maintenant, je te demande de ne pas te tourmenter de tout ça. Ton père n’aura plus besoin de sa fille, il le dit lui-même. Alors, ta place sera ici tout de bon, tant que tu n’en auras pas une meilleure. Embrasse-moi et n’en parlons plus. Écris à ton père ce que tu voudras pour toi ; dis-lui que je le remercie de sa communi-cation. Je fais bien des vœux pour que sa future soit une bonne femme. Mais il est entendu que tu restes avec moi, et que mon pauvre petit avoir deviendra ta propriété après ma mort. Je m’en vais arranger cela aujourd’hui même. En cinq traits de plume, c’est fait. J’ai toujours une feuille de papier timbré dans mon bureau. — Oui, c’est bon, c’est bon, Mauve. Ne t’occupe pas de ce que nous disons ; ce ne sont pas tes affaires.

Il écoutait tout dans la maison, le vieux compagnon, de Toinette. Vivant seule, elle avait pris l’habitude de lui parler, de lui raconter des choses que le chien gardait dans sa mémoire et dont il savait, au besoin, faire un usage discret. Dans la circonstance présente, il comprit très bien que la jeune fille avait du chagrin, et que la maîtresse de la maison cherchait à la consoler : C’est pour cela, sans doute, qu’il vint poser une patte sur les genoux de Cécile ; puis, la regardant au blanc des yeux, il resta un moment immobile dans sa contemplation et finit par lui adresser quelques petits aboiements très doux, comme pour appuyer le raisonnement de la tante et donner à l’affligée une marque d’affection.

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CH A P ITRE XUne jeune fille de cœur,

qui en fait à sa tête

Noël était passé. Encore deux jours, et le premier janvier 1848 commencerait une année qui rappelle de grandes commotions politiques, en France, en Italie, en Allemagne, et prépara les voies aux profonds changements survenus dès lors en Europe. À la Petite Côte, dans chacune des

quatre maisons que nous connaissons, la vie se continue comme à l’ordinaire, et les derniers jours de décembre n’amèneront sans doute rien de bien important. Les Guyot soignent leur bétail comme on le fait soir et matin ; Adam se chauffe vers le poêle de fer et surveille les grosses marmites de pommes de terre brûlantes. Smyon ne reste pas oisif ; les deux femmes cousent ou tricotent. On parle peu ; le plus souvent on ne dit rien, ou bien les deux hommes et le valet discourent sur le minage à expédier et sur un noyer sec qu’il faut arracher. Antoine Varin ne manquera pas d’aller chercher à Malsan une belle tranche de bœuf, à moins qu’il ne préfère une autre pièce de viande : il a offert un lièvre à la Collarde : refusé avec remerciements. Antoine en a fait présent à son boucher, auquel il doit cent cinquante francs qu’il n’est pas en mesure de payer. — Philibert lit la Bible à sa sœur, s’informe des malades et rapporte de Malsan une bouteille de bon vin pour la donner à quelque pauvre vieille femme énervée et souffrante. Il sait que le médecin lui ordonne un peu de vin, mais la malade n’a pas d’argent pour en acheter. S’il dit quelque parole un peu sévère à cette femme, sur la nécessité de se convertir à la onzième heure, il a soin d’ajouter l’exemple au précepte. Philibert Paplan a ses défauts de caractère, mais c’est un chrétien sincère et charitable.

Au Sorbier, la tante et la nièce travaillent aussi. Que font-elles ? Toinette file du lin récolté dans la partie du jardin où le soleil pénètre

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encore suffisamment dans l’après-midi. Cécile raccommode les bas de son père et lui fait des chemises. En outre, on sait qu’une jeune personne a toujours en train quelque ouvrage de longue haleine. Ce n’est sans doute pas un voile de Pénélope, mais une œuvre qui, d’ordinaire, n’avance que très lentement et d’une manière intermit-tente. Comme il fait froid, Mauve habite de préférence le corbillon qui lui sert de niche, à l’un des coins de la cuisine. Cécile a répondu à son père avec affection et beaucoup de tact. En février, elle ira disposer la maison pour recevoir sa future belle-mère.

Une lettre d’Henri Guyot, reçue le 30, annonce à ses parents qu’il arrivera le lendemain à Malsan, vers les dix heures du matin, et qu’on lui fera plaisir si quelque membre de la famille vient l’attendre avec le char dans cette ville.

Comme il était presque nuit, Thérésine sortit de la maison, disant qu’elle allait chez Toinette pour lui communiquer cette bonne nouvelle et faire une dernière visite à Cécile avant la fin de l’année. De la Collarde au Sorbier, il n’y avait que trois cents pas. Thérésine pouvait donc bien franchir cette distance de nuit, même au milieu de l’hiver. Aucun loup, disait-elle, ne serait assez hardi pour la croquer en route. — Ce soir-là, elle prit donc la trace du sentier à travers le pré. L’air était sec, le ciel demi-voilé de nuages chassés par le vent du nord, dans les hautes régions de l’atmosphère. Entre deux, les étoiles scin-tillaient un instant, pour se cacher ensuite pendant plusieurs minutes. Vu à cette distance, le lac prenait une teinte blafarde ; les Alpes ne montraient qu’une ligne vaguement dessinée. Noir et se dressant comme une grande muraille, le Jura plus rapproché avait un air taci-turne et sombre. — À sa manière, la nature a aussi de mauvais moments ; et cela nous frappe encore davantage, si nous sommes agités nous-mêmes par l’inquiétude ou la tristesse.

Depuis quelque temps, Thérésine en était atteinte. Elle avait bien vite su que Guillaume faisait des visites au Sorbier ; et comme il ne se gênait pas de parler des charmes de la belle nièce de Toinette, il en revint sur ce sujet à Thérésine beaucoup plus qu’elle n’eût voulu. D’ailleurs, de toute la semaine, elle n’avait rencontré Guillaume, ni dans la campagne, ni nulle part, bien qu’elle eût essayé plus d’une promenade solitaire au bord du ruisseau.

Elle arriva chez Toinette sans qu’aucun avertissement du chien donnât l’éveil ordinaire. La porte était fermée, et personne dans la maison. La nuit devenait noire. Elle allait retourner sur ses pas, lorsqu’elle entendit marcher dans le sentier rejoignant la route du côté de chez les Paplan. Supposant que c’étaient la tante et la nièce qui rentraient, elle attendit un instant près du seuil. Au lieu des deux

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femmes, c’était Guillaume.— Bonsoir, dit-il sans reconnaître d’abord Thérésine qui se tournait

de côté : bonsoir, mademoiselle Cécile.— Bonsoir, monsieur Guillaume, répondit-elle d’un ton à faire trem-

bler le visiteur.— Comment, Thérésine ! c’est vous qui êtes là toute seule ?— Oui, c’est moi : moi-même, monsieur Guillaume, reprit-elle une

seconde fois. Voudriez-vous bien m’expliquer pourquoi j’ai l’honneur de vous rencontrer ici à ces heures ?

— Avec grand plaisir, Thérésine ; d’autant plus que, ne comptant m’arrêter qu’un instant chez Toinette, j’avais l’intention d’entrer à la Collarde en redescendant chez nous. Je désirais beaucoup vous voir aujourd’hui même, si possible.

— Ce n’est pas à moi que vous ferez croire cela, Guillaume ; quand on tient à voir les gens, on vient chez eux, comme vous le faites ici, ou bien on cherche à les rencontrer. Mais, au fait, cela m’est bien égal.

— Thérésine, vous me jugez mal. Je vous répète que je tenais beau-coup à vous voir aujourd’hui, pour...

— Puisque vous y teniez tant, pourquoi n’avez-vous pas paru depuis lundi ? nous voici à la fin de la semaine.

— Parce que j’ai été absent trois jours de suite pour des affaires très graves ; et pourquoi j’avais besoin de vous voir, Thérésine, c’est pour vous dire que je pars demain pour l’étranger, d’où je ne reviendrai peut-être jamais. Avant de vous quitter, ne devais-je pas vous remer-cier de votre amitié qui m’est si chère, et vous prier de me la conserver pour des temps meilleurs... s’il en vient quelque jour pour moi. Maintenant, Thérésine, garderez-vous l’air courroucé avec lequel vous m’avez accueilli il y a un instant ?

— Je ne comprends rien à tout cela ; j’ai besoin d’une explication.— Laissez-moi donc vous accompagner, car je ne pense pas que

vous vouliez attendre ici Toinette et Cécile.— Non, merci ; je ne veux pas vous priver de passer la soirée avec

elles. Je suis venue seule ; je puis très bien retourner seule.— Thérésine, pour la dernière fois que nous nous voyons peut-être,

vous ne voulez pas me faire de la peine. En chemin, je vous dirai tout. Finalement, vous êtes ma meilleure amie, et ma position est bien triste. Je vous dis que je veux absolument vous accompagner jusqu’à ce qu’on distingue votre maison, mais je n’entrerai pas. Refuserez-vous de prendre mon bras ? C’est celui d’un ami malheureux.

Vaincue à moitié par le ton triste et affectueux de Guillaume, Thérésine consentit au désir de ce dernier. Quand ils eurent fait quelques pas :

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— Oui, dit-il, je quitte mes parents et je vais en Alsace. M. de Fastell, qui passa un été chez nous il y a deux ans avec sa famille, m’écrit qu’il a de l’occupation pour moi, dans la campagne où est sa manufacture. La position de mon père est fâcheuse ; il faut que je tâche de la relever. Nous serons expropriés dans un an, si d’ici-là nous ne pouvons payer les intérêts arriérés. Impossible d’emprunter sur notre campagne une somme plus forte que celle dont elle est déjà grevée. Et par simple billet, personne ne prêtera ce dont nous avons besoin. D’ailleurs, cela ne nous mènerait qu’à un renvoi de la catas-trophe. Voilà, Thérésine, où nous en sommes et où j’en suis. Peut-être avez-vous pensé que je songeais à m’établir prochainement : non, vous m’avez témoigné assez d’amitié, assez de confiance, pour que je puisse vous dire que jamais je ne consentirai à amener une femme chez mon père, tant que nos affaires ne seront pas sur un tout autre pied. Si, comme vous, j’étais riche, je sais bien ce que je ferais. Mais je suis pauvre. Excepté mes parents et vous, personne ici ne sait où je vais, ni pourquoi je les quitte. Vous me garderez votre confiance, Thérésine, et surtout votre amitié. Si j’avais vu la voisine Toinette et sa nièce, je leur aurais fait mes adieux, mais sans entrer dans aucun détail sur ma position. Vous leur en direz ce que vous voudrez ; je me fie à votre prudence.

— Je suis bien affligée de ce qui vous arrive, répondit Thérésine revenue à un ton plus amical ; sans doute, à voir la manière dont votre père conduit ses affaires depuis longtemps, on pouvait bien penser qu’il se ruinerait ; mais je ne croyais pas que cet état de choses dût vous forcer à une expatriation. Ne trouveriez-vous pas une occupation dans notre pays ?

— Non, et d’ailleurs cela me répugne.— J’ai quelque argent à moi, deux cents francs, s’ils peuvent vous

être utiles ?— Vous êtes trop bonne ; non, merci. J’ai ce qu’il me faut pour le

voyage.— Pourquoi n’acceptez-vous pas mes deux cents francs ?— Parce que je ne le puis pas.— Soit, comme vous voudrez. Maintenant nous allons nous quitter ;

voici la maison ; je ne veux pas que vous veniez plus près. Guillaume, en votre âme et conscience, dites-moi ce que vous pensez de Cécile Aubert.

— Je la crois une personne très distinguée pour le caractère et les moyens.

— Et pour la figure ?— C’est la plus belle fille que je connaisse.

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— Est-ce tout ?— Non ; j’ajouterai que celui qui l’épousera sera favorisé du ciel ;

excepté votre frère, personne n’est digne d’elle dans nos environs.— Pas même vous ?— Moi ! vous vous moquez. Ah ! certes, j’ai bien autre chose à faire

qu’à songer à un mariage. Et si je pouvais y penser, ce n’est pas à Cécile que je m’adresserais. Mais il y a quelqu’un qui ne tardera pas à revenir dans la contrée. Quoi qu’il arrive, Thérésine, je compte sur votre amitié, comme je vous garderai toujours la mienne.

— Eh bien, nous verrons. C’est tout ce que vous avez à me dire ?— Oui, je vous ai ouvert mon cœur. Puissiez-vous être heureuse !— Et vous aussi, Guillaume.— Adieu, Thérésine, jusqu’au revoir !— Jusqu’au revoir : portez-vous bien.Retirant sa main de celle de Guillaume, Thérésine eut bientôt franchi

le court espace qui la séparait de la maison. Ayant allumé une lampe, elle se rendit dans sa chambre, sans remarquer l’absence de son oncle Smyon à la cuisine. Elle se promenait à pas lents, mordant ses lèvres et concentrant toute sa pensée sur un seul point. — « Ah ! se dit-elle à demi-voix au bout d’un moment, c’est donc là tout ce qu’il voulait ! de l’amitié, rien de plus. Alors, j’ai été une franche nigaude. Que veut-il que je fasse de son amitié ? »

Puis, comme pour effacer le souvenir d’une chose qui lui était désa-gréable, elle passa son mouchoir sur ses joues. — « Au fait, reprit-elle après un nouveau moment de réflexion, il a raison. En ne me donnant que de l’amitié, il est resté vrai avec lui-même ; c’est moi qui, si cela avait continué, aurais été une imprudente. Dans sa position et dans la mienne, avec nos parents entre deux, il y avait de quoi amener une catastrophe. Mais alors, pourquoi me rechercher comme il l’a fait, puisqu’il ne peut s’établir ? J’aurais dû voir cela dès la première fois qu’il m’a embrassée. Allons, c’est une affaire finie. Il se trompe, s’il croit que je veux attendre son retour, dans dix ans. Quand il reviendra, leur campagne sera peut-être vendue, et lui tout aussi dénué de ressources qu’aujourd’hui. Ah ! que j’ai été sotte, en vérité ! Ce qui me console, c’est qu’au moins il ne pense pas à Cécile Aubert. Qu’il la trouve une belle fille, qu’est-ce que cela me fait ? Chacun le dit assez, même mon oncle Smyon, et il n’est pas besoin de mettre des lunettes pour le voir.

Au bout d’un moment, continuant à se parler à elle-même, elle reprit : Guillaume, après tout, est un brave garçon, puisqu’il veut essayer de relever la position de son père.... Il m’a dit que j’étais sa seule amie.... Qui sait si ce n’est pas par discrétion, par délicatesse,

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qu’il n’a pas voulu aller plus loin ?Ici, nouvelle pause silencieuse, pendant laquelle Thérésine se souvint

si bien des traits de Guillaume, que le visage de ce dernier était comme vivant aux yeux de son esprit. Une résolution germa soudain dans son cœur : — « Il faut, dit-elle, que je le revoie avant son départ. »

Quand elle rentra dans la cuisine, Smyon s’y trouvait.— Qui est-ce qui va chercher Henri demain ? demanda-t-elle.— Toi, si tu veux, lui dit son père ; tu peux mener, avant l’arrivée de

ton frère, les pommes vendues à M. Droz : six quarterons.— Eh bien, j’irai. Vous mettrez le collier au cheval avant de quitter

la maison ; j’attellerai assez toute seule.Le lendemain, vers les neuf heures du matin, le char était prêt. Deux

grandes corbeilles furent posées derrière le banc, sur de la paille, et recouvertes d’un linge blanc. Smyon arriva du noyer pour mettre la bride et atteler, bien que Thérésine eût l’habitude de faire cette opéra-tion. Elle monta lestement à sa place de conducteur, le fouet d’une main et tendant l’autre à son oncle qui lui présentait les guides.

— Qui est-ce qui causait avec toi hier au soir vers le grand cerisier ? lui demanda-t-il.

— Comment ? que voulez-vous dire ? répondit-elle en arrangeant son manteau sur ses genoux.

— Oui, quand tu revenais de chez Toinette, qui donc était avec toi ? je t’ai entendue causer.

— C’était la chienne, si vous tenez à le savoir.En effet, la forte gardienne avait rejoint sa jeune maîtresse.— Oui-i ! eh bien, c’est bon. Fais seulement attention à ta conduite,

ou tu auras affaire à moi.— Faites d’abord attention à la vôtre. Un homme qui se cache la

nuit dehors, ne devrait pas se montrer de jour où il va se poster le soir. Je sais aussi bien que vous pourquoi vous n’étiez pas à la maison quand je suis rentrée.

— Et moi, je sais fort bien aussi dans quel dessein tu es sortie.— Peut-être ? Ce n’est pas difficile, puisque je l’ai dit à haute voix

avant de partir. Mais vous, oncle Smyon, je ne vous aurais pas cru capable de faire l’espion. Un vieux garçon comme Vous, c’est ridicule. — Allez travailler à vos racines de noyer, et laissez-moi partir. Ce n’est pas votre nièce qui vous fera jamais regretter de porter le même nom qu’elle. Je sais ce que j’ai à faire, aussi bien que vous.

— Dans tous les cas tu es avertie.— Et vous aussi, je vous avertis d’être sur vos gardes. Hu ! —

Pourquoi n’avez-vous pas mis les grelots ? mettez-les. Sans eux, la jument n’est pas contente.

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Sans rien répondre, Smyon alla prendre le bruyant collier et l’at-tacha au cou de l’animal.

— Merci, oncle, dit Thérésine avec un sourire ; puis, claquant du fouet, elle fit partir la grise au petit trot.

Pareil aux chats-huants8, Smyon avait l’habitude de rôder de nuit dans la campagne, mais il se gardait bien d’imiter leur cri lugubre, qui s’entend de loin. Silencieux et marchant avec prudence, il passait comme une ombre. Que faisait-il ainsi tout seul dans les ténèbres ? Il allait à la découverte, surveillant les rôdeurs nocturnes et écoutant la voix des animaux sauvages. Ce soir-là, il se tenait sous le grand ceri-sier, à trente pas de la maison. Le dos appuyé au tronc de l’arbre, comme ne faisant qu’un avec lui, il attendait le retour de sa nièce. Quand il se fut assuré qu’elle avait pour compagnon Guillaume Varin, il eut un instant l’idée de les effrayer ; mais sa prudence le retint. Il se colla contre la tige, du côté opposé aux jeunes gens, et de là il entendit, sans être aperçu, la fin de leur conversation. Le pauvre Guillaume avait ainsi livré son secret et celui de sa famille à un homme bien capable d’en abuser, s’il en trouvait l’occasion. Mais on pourrait supposer que la conscience de Smyon reprochait déjà quelque chose à son maître, puisqu’il ne répondit rien à l’accusation d’espionnage lancée contre lui par Thérésine.

Celle-ci arriva bientôt devant l’entrée de la campagne Varin. Les grelots faisaient grand bruit ; Guillaume, qui en connaissait très bien le son particulier, vint voir passer le char des Guyot, sans sortir de la cour. Au même instant, la chaîne du garde-roue tomba sur le chemin, et Thérésine sauta de son banc pour la remettre en place. En vingt enjambées, Guillaume fut auprès d’elle.

— Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? vous êtes-vous fait mal ? dit-il tout hale-tant.

— Non ; c’est la chaîne du sabot qui est décrochée. Auriez-vous la bonté de la remettre à la même boucle. Puis, comme elle se baissait pour voir si Guillaume faisait bien la chose, elle lui dit :

— Voilà mes deux cents francs dans cette bourse ; prenez-les donc. Vous pouvez en avoir besoin. Quand ils vous seront inutiles, vous me les rendrez. Adieu, il ne faut pas m’écrire, ni me retenir ici. Prenez vite et allez-vous-en.

— Merci, merci, chère Thérésine ; je n’oublierai jamais cette grande marque d’amitié.

La jeune fille fut sur le point de lui donner un coup de fouet sur les épaules, tant ce mot d’amitié lui déplaisait. Elle venait de lever le

8 - [NdÉ] Oiseau nocturne de la famille des chouettes.

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manche un peu en badinant, lorsque Guillaume lui dit avec émotion :— Je vous aimerai toujours, quoi qu’il arrive, et je vous ferai tenir

une lettre.— Allez-vous-en donc, reprit-elle ; on peut nous voir du noyer

arraché là-haut.À Malsan, Thérésine trouva son frère, causant dans la rue avec

Philibert Paplan. Comme il y avait place pour trois sur le banc du char, Henri proposa au voisin d’en profiter. Ce dernier accepta, mais à la condition de s’asseoir derrière sur les échelles, où il serait très bien, dit-il, et ne gênerait pas le frère et la sœur. La remise des pommes étant faite, Henri prit les guides en main, et bientôt nos gens furent de retour à la Petite Côte.

En ce moment Guillaume Varin disait adieu à sa mère, qui sanglotait en voyant partir un fils unique, dont elle avait tant besoin pour son appui dans ses vieux jours.

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CH A P ITRE X ILe fils de la maison revient avec des

idées nouvelles

Smyon Guyot fut bien étonné, lui qui remarquait tout ce qui s’écartait de la règle commune, de voir son neveu Henri se recueillir un instant avant de manger le diner placé sur son assiette. C’était la première fois qu’on se permettait une pareille innovation à la Collarde ; et si le jeune homme

rapportait de la guerre du Sonderbund une habitude aussi singulière, certes, on pouvait s’attendre à tout avec lui. Henri avait le cœur joyeux, reconnaissant. En s’asseyant de nouveau à la table de famille, il éprouvait un besoin très naturel de rendre grâce à Dieu, qui les avait tous protégés et gardés. Pourquoi revenait-il en bonne santé, pendant que tant de camarades étaient atteints de maladies graves, mortelles peut-être ? Pourquoi ne reçut-il aucune blessure ? Pourquoi n’était-il pas resté parmi les tués ? Parce que Dieu l’avait préservé dans le danger. Pourquoi encore avait-il cru à l’Évangile, alors que tant d’autres, tout aussi intelligents que lui, le repoussaient et continuaient à le fouler aux pieds par une conduite opposée à la foi chrétienne ? Henri Guyot sentait que le Père Céleste lui avait fait une grande grâce. Il ne s’en attribuait point le mérite, mais reconnaissait qu’une main paternelle l’avait retenu quand les tentations se présentaient devant lui avec leur cortége séduisant. Il s’appliquait ainsi la parole de l’Apôtre : « Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu ? » Et cependant, pour rece-voir, il avait fallu accepter : C’est là que se trouve la différence entre celui qui veut et celui qui ne veut pas. Le premier se voit pauvre, misérable, condamné ; l’autre se croit juste, riche, dans l’abondance, tandis qu’il ne possède que son orgueil naturel.

Mais si l’héritier du nom de la famille était devenu, depuis quelque temps, un chrétien sincère, décidé à obéir à sa conscience et aux

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commandements de Dieu, il avait conservé sa gaieté naturelle, sa vie propre, toutes ces qualités humaines qui sont de bonne réputation et dignes de louange. On ne le voyait pas, comme Philibert Paplan, prendre des airs songe-creux ou se poser en directeur des âmes. Ses manières même, déjà de bon ton autrefois, avaient pris quelque chose de plus cordial, de plus fin et de plus délicat. Le souffle de l’Évangile pénétrait ce jeune esprit, et cela se faisait peu à peu, sans ostentation, sans aucune parade. Merveilleux effet de la grâce divine dans un cœur honnête et bon ! Trésor des plus rares, dans une époque où chacun n’est que trop disposé à se mettre en avant, à affirmer une personna-lité qui, la plupart du temps, trouverait mieux sa place à l’ombre. Les commencements d’une conversion sincère, dans un caractère tel que celui d’Henri Guyot, sont une époque de joie et de bénédiction. Plus tard vienne la lutte avec les passions qui font la guerre à l’âme, avec le doute, avec la vie tout entière, alors il n’est plus possible de jouir seulement du salut ; il faut travailler, prier et souffrir. Le repos définitif ne s’obtient qu’après la victoire sur soi-même.

Pendant le dîner, Henri parla de ce qu’il avait vu récemment en Valais. Un peuple simple, honnête, pauvre et malheureux ; des contrées admirables, où tous les climats se rencontrent, depuis les glaces éternelles jusqu’au souffle du midi, tiède encore au milieu de l’hiver ; les pics géants, les sources bienfaisantes, qui portent la santé dans leurs eaux chaudes ; les vertes forêts de noyers en pleine montagne, les mélèzes au bord des torrents, les vignes accrochées aux flancs brûlants des monts, les plaines limoneuses, que traverse le Rhône dont la voix rauque se fait entendre incessamment dans toute la vallée. Il parla de Sion, la ville du soleil, où l’on se sent si heureux de vivre en automne. L’air y est doux ; le ciel brillant d’une lumière non éblouissante, mais toujours sereine. Qu’ils sont beaux, ces rayons lumineux, lorsque, des hauteurs de Tourbillon, nous voyons le soleil descendre et les nuages s’empourprer de ses reflets ! Toute cette grande nature alpestre en est comme dorée ; l’air même semble imprégné de la chaude couleur du soir.

Thérésine écoutait avec ravissement les récits de son frère, et peut-être pensait-elle déjà que, si elle se mariait un jour, son voyage de noce se ferait à Sion. Le père Adam et sa femme jouissaient aussi beaucoup du retour de leur fils. La mère avait cependant une vague inquiétude, qui ne la quittait guère. Soucieuse et très positive, elle comprenait peu de chose à l’enthousiasme d’Henri et aux nouveaux sentiments qu’il exprimait.

— J’ai été aussi en Valais, dit tout à coup Smyon ; je n’y ai pas vu de si belles choses. Les gens sont terriblement bigots ; on leur fait

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croire tout ce qu’on veut.— Pas tant, pas tant, reprit Henri. Ils sont catholiques romains et très

attachés à leurs prêtres. Sans doute, il y a parmi eux beaucoup de gens simples et bornés, superstitieux et crédules, mais je crois aussi que, chez beaucoup, il y a une piété sincère. L’indifférence religieuse des populations protestantes, l’incrédulité avouée ou tacite d’un grand nombre parmi nous, valent-elles donc mieux qu’un acquiescement irréfléchi peut-être, mais honnête et droit, aux rites d’une église où la croix est encore en honneur ? je ne le pense pas. On peut faire aux protestants sans vie religieuse le même reproche, dans un autre sens, qu’aux catholiques bigots.

— Après tout, dit Smyon, qu’ils aient raison ou qu’ils aient tort, ça m’est bien égal. Ce qui est important, dans ce monde, c’est de travailler pour gagner de l’argent ; c’est de savoir faire fructifier ce qu’on possède. Aussi je compte bien que, dès ton retour, tu vas te mettre à piocher avec nous dans toutes les règles, et aussi à aller aux foires. Tu es jeune. Ton père et moi nous ne pouvons plus tant courir à droite et à gauche. C’est d’ailleurs, dès à présent, ton affaire à toi, plus que la nôtre. Il ne s’agit pas qu’après nous la Collarde tombe entre les mains d’un créancier, comme cela pourrait arriver avant qu’il soit longtemps pour la Flatte d’Antoine Varin, et peut-être aussi un jour pour la propriété des Paplan. Antoine s’est ruiné peu à peu en faisant bonne chère et en perdant son temps à la chasse ; et Philibert, au lieu de travailler mieux qu’il ne le fait, se remplit la tête de passages de la Bible qui la lui feront tourner de travers un de ces quatre matins. Quant à la voisine Toinette, j’ai un projet dont je vous ferai part un autre moment. Vous deux qui êtes jeunes, vous ferez bien d’être aimables avec elle, chaque fois que l’occasion s’en présentera. Voilà sa nièce qui a un grand ennui. Son père se remarie, et Cécile va quitter sa tante pour aller préparer la maison de sa future belle-mère. Quand Toinette sera seule, je tiens à ce qu’on l’invite à goûter la première fois qu’on aura le fromage ; et si elle refuse, on lui portera de la crême et du beurre. En nous tenant trop éloignés d’elle, nous n’avons pas travaillé dans notre intérêt. Ce que je dis là doit rester entre nous.

— Ah ! vraiment, fit Thérésine, le père de Cécile se remarie. Et comment l’avez-vous appris, oncle Smyon ?

— C’est Toinette qui m’en a parlé hier.— Et voilà aussi Guillaume Varin qui part aujourd’hui pour l’Alsace,

reprit la jeune fille avec un ton de voix aussi naturel que s’il se fût agi de tout autre garçon de la contrée.

— D’où le sais-tu ? demanda Smyon en la regardant au blanc des

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yeux.— C’est lui-même qui me l’a appris hier, comme il allait le dire aussi

à Toinette. Nous nous sommes rencontrés à la porte de la maison.— Il faut qu’il y ait du mauvais là-dessous pour les Varin. — Mais ce

ne sont pas nos affaires. Je plains ce pauvre Guillaume, car, après tout, c’est un bon garçon : — Ne trouves-tu pas, Henri ?

— Sans doute. Je m’étais réjoui de le revoir.— Ta sœur ne t’a-t-elle pas annoncé le départ de Guillaume ?— Oui, comme nous passions devant la maison. Que va faire main-

tenant la pauvre mère Varin ?— De bons dîners à son mari, afin de vite manger le reste, s’em-

pressa d’ajouter Smyon.— Il faudra que j’aille la voir ; elle doit être bien malheureuse.— Moins tu iras chez eux et mieux cela vaudra.— Pourquoi donc ? C’est une brave femme, qui a de bien grands

chagrins.— Ah bah ! il faut les laisser se tirer d’affaire par eux-mêmes.

Voyons, c’est assez causé. Es-tu trop fatigué pour venir nous aider à scier la fonde du noyer ?

— Oh ! pour ça, oui ; aujourd’hui, et demain dimanche, je ne travaille pas.

Dans la maison, Adam Guyot laissait volontiers la parole à son frère, pour tout ce qui se rapportait à la direction des travaux. Il le savait plus habile que lui en affaires ; et comme la fortune était restée indi-vise, sauf les cinq mille francs apportés par sa femme, Adam était bien aise que Smyon se chargeât de l’administration en leur nom collectif. Les quittances d’intérêt, les notes, les actes quelconques, tout cela était fait « pour les frères Guyot, domiciliés à la Collarde, rière Mézeray. » Les revenus de la mère Guyot appartenant à Adam seul, étaient capitalisés en son nom particulier, et augmentaient ainsi chaque année une somme déjà considérable. Cet argent, dans l’esprit de Smyon, était destiné à constituer la part de Thérésine pour toutes ses prétentions à l’héritage général. De cette manière, le domaine entier devait rester au fils.

Jusqu’au moment de son départ pour la guerre du Sonderbund, Henri ne s’était pas beaucoup préoccupé des affaires matérielles de la famille. Il était trop jeune encore pour avoir l’idée de diriger quoi que ce soit, et d’ailleurs ses goûts naturels le portaient plutôt vers une bienveillance générale qui n’avait rien de commun avec les idées de Smyon. Henri savait qu’il était un garçon riche, mais il ne s’en préva-lait point. Quand il avait besoin d’argent, il en demandait à sa mère, qui trouvait le moyen d’en faire, en envoyant Thérésine avec le char

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au marché de Malsan. Son père lui en donnait aussi un peu de temps en temps, et Smyon croyait faire une œuvre méritoire en lui offrant un écu de cinq francs neuf, le premier janvier, sous la condition de ne pas le dépenser.

Henri et Thérésine s’aimaient comme frère et sœur, mais non avec cette chaleur que donne l’intimité. Thérésine avait moins d’ouverture de cœur qu’Henri ; elle était soucieuse de son avenir. Sa nature fémi-nine la portait à observer, à juger davantage ; elle comprenait les projets de son oncle et se voyait ainsi plus ou moins sacrifiée aux plans avaricieux ou égoïstes de celui qui menait tout dans la famille. Elle voulait résister à cette tactique, non pas tant par intérêt personnel, que pour s’opposer aux desseins de Smyon. Malheureusement pour elle, Thérésine écouta les propos de Guillaume Varin au bord du ruis-seau, et, engagée une fois de ce côté-là, elle entra dans une voie détournée et méticuleuse qui pouvait la conduire très loin et briser sa position et sa vie. Sauf Henri, qui à sa place en eût fait tout autant peut-être, personne de la famille n’eût pardonné à Thérésine d’avoir confié deux cents francs à Guillaume, et surtout de les lui avoir offerts de cette manière.

Aux yeux des parents Guyot, ce qu’avait fait la jeune personne était donc une action indigne d’une brave et honnête fille ; heureusement ils l’ignoraient. Mais ce qui, sans aucun doute, était bien plus grave à leur point de vue terrien et matériel, c’étaient les nouvelles idées reli-gieuses d’Henri. Avoir pour fils et pour neveu un garçon qui ne voudra plus ni danser, ni travailler le dimanche en temps ordinaire ; qui, ce jour là, au lieu d’employer la soirée au cabaret, comme font tant d’autres, ou à courir les aventures nocturnes, restera tranquillement à la maison après avoir été au culte, lira la Bible et de bons livres, ira visiter un malade, se promènera dans la campagne pour jouir du repos et admirer les œuvres de Dieu, quel malheur ! Mieux vaudrait peut-être qu’Henri fût un libertin pendant quelques années, un dépen-sier ! car ce temps de jeunesse passe, et pourvu qu’on n’ait pas fait de trop horribles sottises, de trop indignes actions qu’une loi mons-trueuse favorise en ne punissant pas le vrai coupable, on se marie ensuite et l’on revient aux saines idées de l’oncle Smyon. Une telle vie mauvaise et lâche serait-elle donc préférable à celle d’un jeune homme pieux, aimable, bon fils et bon frère, qui veut travailler sans doute, mais non s’abrutir par un désir incessant d’augmenter son argent et son terrain ! Et puis, que dira-t-on dans les villages voisins ? Les Guyot n’ont qu’un fils, et le voilà qui donne dans l’exagération des idées religieuses. Quel chagrin pour des gens qui sont bien chez eux, qui même sont de riches paysans ! Voilà ce qu’on dira. Et d’où ces

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nouvelles idées sont-elles venues à Henri Guyot ? Ce n’est pas de Philibert Paplan, puisqu’ils ne se sont pas vus depuis trois mois ; ce n’est pas de la Toinette, qui passe pour une rauffine de première classe ; ce n’est pas des Varin, bien connus pour des mange-tout. Eh ! qui sait ? des Jésuites, peut-être. Henri a été à Fribourg, à Lucerne, en Valais. Il a vu des jésuites, et notre garçon a été pris dans leurs filets. Ça ne peut venir que de ces gens-là. — On dira encore bien d’autres choses aussi absurdes, plutôt que de vouloir comprendre qu’Henri Guyot est devenu un chrétien de fait, après l’avoir été, comme tant d’autres, de nom seulement. La vue du mal en lui et dans le monde, l’accord de l’Évangile avec ce que sa conscience lui dit être la vérité, le besoin d’une vie meilleure, la connaissance vraie de Jésus-Christ, voilà ce qui a conduit Henri aux convictions qu’il possède actuelle-ment. Le souffle doux et subtil de l’Esprit de Dieu a pénétré son cœur, disposé à recevoir l’hôte divin. Il n’y a pas d’autre cause à cette œuvre. Que celui qui a des oreilles pour ouïr, entende, disait le Seigneur aux Juifs.

Vers les cinq heures du soir, lorsque Henri eut mis en ordre ses effets militaires, Thérésine lui proposa de venir avec elle chez Toinette. Il accepta de grand cœur Smyon, qui les vit partir, leur demanda où ils allaient si tard.

— Souhaiter la bonne année à Toinette et à Cécile. Nous n’irons pas demain.

— Ça n’a guère bonne façon de ne pas attendre le premier jour de l’an.

— Pourquoi ? demanda Henri ; souhait pour souhait, c’est la même chose.

— Ça m’est bien égal, répondit l’oncle. Saluez-les aussi de ma part.— Faut-il les inviter pour demain ? demanda Thérésine. Puisque

vous voulez faire la cour à Toinette, ce serait une bonne occasion.— Si l’on avait de la crême, oui ; mais que leur offrir ?— Nous avons du beurre et du miel, des confitures. On fera des

bricelets ce soir.— Eh bien, écoute : va demander à ta mère si elle y consent.Thérésine rentra, elle revint disant qu’oui.— Faites donc l’invitation, reprit Smyon ; après tout, peut-être est-il

bon de ne pas renvoyer davantage.En écoutant ces paroles, Thérésine serra le bras d’Henri contre le

sien, et lui dit lorsqu’ils eurent fait quelques pas :— Que penses-tu de cette nouvelle politique à l’égard de Toinette ?— Je n’ai aucune idée arrêtée.— Eh bien, mon frère, nous pouvons supposer que l’oncle veut

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tâcher d’amener Toinette à lui vendre, à nous vendre sa propriété. Je ne crois pas me tromper en disant cela. Que la pauvre Toinette soit sur ses gardes ! — Henri, je veux aussi te dire une chose, mais pour toi seulement. Je vois que tu n’es plus tout à fait le même qu’avant ton départ ; tu as réfléchi, et je sens que tu es dans un bon chemin. Moi, je n’y suis pas, je n’y ai jamais été. Notre oncle m’a fait beaucoup de mal. Il faut nous entendre pour lui résister. Sans cela, il nous fera marcher où il voudra et nous rendra malheureux. Je ne suis déjà pas trop heureuse, depuis quelque temps.

Henri passa un bras autour de la taille de sa sœur et lui dit :— Merci de ta confiance ; elle m’est précieuse et me fait du bien. Je

serai ton frère, Thérésine, ton ami si tu le veux. Moi aussi j’ai grand besoin d’affection. Ce que j’ai appris, ce que j’ai vu hors de la maison depuis mon départ, m’a fait considérer la vie présente d’une manière toute nouvelle. Je sens que mes devoirs sont difficiles et nombreux. Dieu veuille me donner de les remplir fidèlement ! Mais toi, ma sœur, pourquoi n’es-tu pas heureuse ? Dieu s’est montré si bon pour nous jusqu’ici, et il veut l’être toujours.

Thérésine ne répondit pas.— Tu m’ouvriras ton cœur une autre fois, reprit Henri. J’aurais

beaucoup voulu revoir Guillaume Varin, et je me réjouis de causer avec Philibert Paplan. Il me semble que tout est nouveau pour moi dans nos environs ; je me sens disposé à aimer davantage nos voisins. Nous avons vécu beaucoup trop isolés ; ça ne vaut rien. Les hommes sont faits pour se voir, pour s’entr’aider, pour s’encourager.

— Je suis toute réjouie de t’entendre parler ainsi, Henri ; j’ai la même impression depuis quelque temps déjà.

À la fin de décembre, quand le ciel est chargé de brouillard, la nuit vient dès les cinq heures du soir. Elle était sombre déjà lorsque les deux jeunes gens ouvrirent la porte de Toinette et demandèrent s’il était permis d’entrer.

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CH A P ITRE X I ICécile Aubert fait une description de

Grave-la-douce

Monsieur et mademoiselle Guyot, frère et sœur, peuvent-ils venir souhaiter une bonne fin d’année à leurs voisins du Sorbier ? dit Thérésine en tendant la main à Cécile d’abord, et ensuite à Toinette.

— Mais vous êtes bien aimables, répondit cette dernière, pendant que Cécile avançait deux chaises de plus autour du foyer. Henri, je vous sais gré de ne m’avoir pas oubliée, et aussi de nous procurer le plaisir d’une visite de votre sœur. C’est une faveur qu’elle ne prodigue pas, la jeune voisine ; aussi veux-je l’embrasser par grand extraordinaire ce soir.

Ayant dit cela, Toinette donna un bon baiser sur la joue ronde et ferme de Thérésine.

— Et vous n’embrassez pas mon frère ? demanda celle-ci.— Pourquoi pas, si cela lui fait plaisir ?Henri s’exécuta de bonne grâce, bien que ce fût la première fois de

sa vie. Cécile se mit à rire de bon cœur.— Eh ! ma nièce, il n’y a rien là que de très naturel. J’ai toujours eu

un certain faible pour ce brave garçon, qui pourtant m’a volé souvent des prunes dans sa première jeunesse. Il avait une véritable passion pour les gentilles, qui tombent de l’autre côté du jardin.

— C’est vrai qu’elles étaient excellentes et que nous n’en avions pas ; mais je sens aujourd’hui, voisine Toinette, que je faisais mal en vous les prenant.

— Allons donc, mon garçon. Ne parlez plus de ces prunes. — Et vous voilà heureusement de retour ?

— Oui, grâce à Dieu.— Quelle vilaine, abominable chose que la guerre !

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— C’est la plus féroce invention des hommes et du démon. Mais voilà ! le mal est sur la terre. Les hommes le subissent et le perpétuent au dehors. Au dedans de nos propres cœurs il existe toujours.

— Il me semble, voisin Henri, que vous avez fait de bien bonnes réflexions pendant la campagne militaire. Si tous les soldats fédéraux et sonderbundiens pensent comme vous, la guerre civile aura de meil-leurs résultats que ceux qu’on pourrait prévoir. Vous avez été logé pendant quelques jours avec un jardinier nommé Symphorin ou Sébastien, n’est-ce pas ?

— Oui.— C’est un collègue de mon neveu Aubert, père de ma petite nièce

Cécile que voilà.— Ah ! je ne savais pas, dit Henri.— Un homme très habile comme légumier : quel est déjà son nom

de famille ?— Liaffe.— Liaffe, c’est ça. Un drôle de nom. Savez-vous que c’est pourtant

agréable d’avoir un nom qui va bien dans la bouche ! Guyot, Varin, Aubert, même Paplan, sont de jolis noms. Liaffe, au contraire, est difficile à prononcer. Il semble qu’on met le pied au beau milieu d’une gouille, dont l’eau bourbeuse rejaillit de tous côtés. Le dit Liaffe en est pourtant bien innocent, comme nous du péché de notre premier père.

— Vous connaissez Sébastien, Toinette ?— Oui, nous avons eu l’honneur de sa visite, il y a quelque temps.

Il s’arrêta deux jours chez Guillaume Varin, lorsqu’ils arrivèrent ensemble de la guerre.

— Sébastien était un bon camarade, reprit Henri.— Je pense bien et, je suppose, un gros mangeur. A propos, le

voisin Philibert m’a annoncé à midi le départ subit de Guillaume Varin ; j’en suis bien fâchée pour sa mère. La pauvre femme aura désormais une vie encore plus difficile, car son fils était bon pour elle. A-t-il été saluer vos parents, Thérésine ?

— Je l’ai rencontré hier au soir comme il venait ici pour vous faire ses adieux. Il m’a chargée de vous saluer de sa part, s’il n’avait pas le plaisir de vous revoir.

— En effet, nous ne l’avons pas vu. Il sera venu pendant que nous étions chez Jeanne-Marie Paplan, qui est toute malade. Qu’y a-t-il, mon vieux ? (Mauve, à moitié endormi, aboyait en dedans, ouvrant un peu les yeux, sans se lever de sa place.) Il rêve, le pauvre chien. Mais non ; voici bien un pas devant la porte.

Toinette alla voir :— Qu’est-ce qui passe ici si tard ? demanda-t-elle. On n’y voit pas

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plus qu’à minuit.— Bonsoir ! répondit la voix creuse de Philibert.— Ah ! c’est vous, voisin d’en bas. Vous êtes toujours par voies et

par chemins ?— Je venais vous dire.... Bonsoir, Henri.... que ma sœur va

mieux. Elle m’envoie vous saluer pour la fin de l’année, et vous remercie, mademoiselle Cécile, de votre bonne visite de ce matin. Vous avez le don de parler aux malades ; c’est un précieux talent qui vous a été confié.

— Je ne savais pas, dit Thérésine, le voisin Philibert si bien doué pour faire un compliment. Vous devriez m’en adresser aussi un petit quelconque.

— À vous, Thérésine, je dirai qu’il faut donner son cœur à Dieu pendant qu’il est temps, si vous voulez entrer un jour dans le repos destiné à son peuple. Je ne puis rien vous souhaiter de meilleur au dernier moment d’une année pendant laquelle le Seigneur nous a tous visiblement protégés à la Petite Côte.

— Je vous remercie, Philibert. Le conseil est bon. Je désire le suivre. Seulement, ce n’est pas toujours facile, quand on se connaît un peu.

— C’est vrai, reprit Paplan ; mais il faut regarder plus haut que ce monde périssable et vain. Je l’ai dit aussi à Guillaume Varin, en passant à la Flatte. Guillaume était bien triste, et sa pauvre mère désolée. Nous avons lu ensemble le psaume XXV, et j’ai prié avec eux. Guillaume était très touché. Au fond, quoique non converti comme tant d’autres, dit-il en regardant Toinette, c’est un bon garçon, aimable pour sa mère. Hélas ! pourquoi son cœur léger est-il encore retenu dans les liens de l’iniquité ?

— Qu’entendez-vous par ces liens ? voisin d’en bas, demanda Toinette. Vous dites que Guillaume est un bon garçon, et vous en faites ensuite un criminel.

— Non, Toinette, Guillaume a de belles et bonnes qualités natu-relles, mais c’est encore un enfant du présent siècle, comme vous, par exemple.

— Moi, un enfant ! mon cher voisin, il y a soixante-deux ans que j’ai posé mes dents de lait ; et même plus tard j’ai perdu celles de sagesse.

Les trois jeunes gens partirent d’un éclat de rire, malgré la gravité du sujet et le ton sérieux de Philibert. Celui-ci ne se dérida pas d’un cheveu. Il regarda Toinette d’un air triste et découragé, comme s’il avait le sentiment de l’endurcissement final de la vieille fille. Assis le corps en arrière, les jambes étendues vers le foyer, le chapeau sur la tête, une main dans sa poche de pantalon et l’autre entre les boutons du gilet, il se mit à suivre le cours de ses pensées, sans plus s’occuper

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de la conversation. De temps en temps il levait les yeux sur Cécile, et son regard pouvait se traduire ainsi : « En vérité, il n’y a qu’elle ici dont l’évangile ait touché le cœur ; les autres appartiennent encore, du plus au moins, à la race dépravée des gens du monde. »

Henri étant rapproché de Cécile, ne tarda pas à lui adresser la parole :

— Mon ancien camarade Sébastien, lui dit-il, habite un endroit qui se nomme Thiolay, si je ne me trompe ; votre père est-il son proche voisin ?

— Non ; la ferme de M. Sébastien est située plus bas que la nôtre. Grave-la-douce, où nous demeurons, est à une bonne demi-lieue de Thiolay.

— Je ne connais pas votre canton, ou du moins très peu. Les campagnes ressemblent-elles à celles de notre contrée ?

— Non ; pas celles qui avoisinent Thiolay et Gravela-douce. Ici, vous êtes sur une côte d’un abord facile, mais qui s’élève peu à peu jusqu’au Jura. Vous avez la vue des grandes Alpes de la Savoie ; aucune forêt ne vous masque le déploiement des rives du lac. Vous êtes bien plus favorisés que nous. Rien, par exemple, n’est compa-rable à un beau soir d’automne, quand on se place un peu en avant du sorbier de ma tante. Nous n’avons aucune idée d’une telle splen-deur chez nous, où les Alpes sont pourtant très belles, et le coucher du soleil admirable parfois sur le Jura français. Un grand avantage aussi de votre pays, ce sont les fontaines coulantes, tous ces char-mants ruisseaux qui découpent les campagnes et rafraîchissent l’air en été. À Grave-la-douce, nous n’avons que des puits. À Thiolay, chez M. Liaffe, le voisinage d’un vaste étang naturel facilite la culture des légumes. En général, les belles propriétés appartiennent aux familles riches, et ne sont habitées par leurs maîtres qu’une partie de l’année.

— Vous décrivez à merveille votre pays, mademoiselle Cécile, dit Philibert. Je connais les endroits dont vous venez de parler, je croyais presque les voir. C’est un don que celui de savoir dépeindre la nature.

Philibert fit ce compliment à haute voix, toujours renversé sur sa chaise et regardant les poutres noircies du plafond.

— Je me représente bien aussi la différence qui existe entre les deux pays, ajouta Henri. Et sous le rapport religieux, les habitants de vos villages sont-ils plus avancés qu’on ne l’est chez nous ? Ici, l’in-différence est malheureusement le cas du grand nombre ; je le sais par mon expérience personnelle jusqu’au moment de mon départ pour la guerre, et je suppose que dès lors cet état de choses ne s’est pas amélioré.

— Henri ! fit tout à coup Philibert en se levant et en regardant le fils

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Guyot, dis-tu ceci de ton propre mouvement, ou si d’autres t’en ont parlé ?

Le brave Philibert se servait presque toujours du langage biblique dans ses questions et affirmations. Les paroles du texte sacré lui venaient comme l’eau qui coule à la fontaine.

— Je dis simplement ce que je pense, Philibert. Pourquoi n’aurais-je pas un peu profité, moi aussi, des avertissements de ma conscience ? quand on se voit en face de la mort ; quand les balles sifflent aux oreilles, et que les boulets crient dans les airs, il faut bien être en règle avec le Dieu souverain devant qui nous pouvons être appelés en une seconde. Il est doux alors, il est bien consolant de savoir que nous avons auprès de lui un répondant qui nous aime et nous recevra dans ses bras. L’Évangile est si beau, si parfaitement simple !

Pendant qu’Henri parlait, Philibert immobile et toujours debout, le considérait avec un intérêt croissant ; deux grosses larmes coulaient sur ses joues et venaient humecter sa barbe noire. Il prit la main d’Henri, la serra dans les siennes et lui dit :

— Mon frère, les paroles de ta bouche font du bien à mon âme : crois toujours ainsi et tu verras la gloire de Dieu.

Puis il se rassit et reprit à l’instant la position qu’il affectionnait.Cécile, qui, elle aussi, avait écouté avec un vif intérêt la profession

de foi d’Henri, reprit la conversation en répondant à ce dernier.— Les gens de nos villages ne poussent peut-être pas l’indifférence

religieuse aussi loin que ce que vous avez remarqué dans cette loca-lité ; ils s’occupent volontiers des affaires de la paroisse, de celles au moins dont quelques fonctionnaires sont spécialement chargés. Ils tiennent à être au courant et suivent davantage les prédications dans le temple. À Mézeray, par exemple, j’ai été frappée du petit nombre d’auditeurs : une dizaine d’hommes, vingt femmes, le régent et les écoliers, c’est tout.

— Il n’y a parfois que cinq femmes et deux hommes, dit Philibert sans bouger de sa place.

— Eh bien, continua Cécile, dans notre petit temple, vous voyez jusqu’à cent personnes sans compter les enfants. Mais la vie religieuse reste beaucoup à la surface. Dès que le culte est terminé, presque toute la population retourne à ce qui fait sa vie, c’est-à-dire aux pensées de ce monde, aux choses de la terre. Chacun vise à augmenter son avoir matériel, infiniment plus qu’à nourrir son esprit et son âme. On se représente qu’on a réglé son compte avec Dieu, parce qu’on a été à l’office religieux et qu’on a laissé tomber une petite pièce de monnaie dans le tronc des pauvres. Nous avons d’ex-cellents pasteurs, mais la vérité est que nous ne profitons guère de

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leur exemple et de la peine qu’ils se donnent. Il semble à certains paroissiens qu’ils sont trop pieux, trop pressants dès qu’ils parlent de la nécessité d’une véritable conversion.

— Oui, dit encore Philibert : ils sont figés sur leurs lies ; les yeux leur sortent dehors à force de graisse.

— Non, monsieur Paplan, reprit Cécile, ce n’est pas cela. Ils sont bons, serviables, généreux même dans certaines occasions ; mais la piété, pour eux, n’est pas cette force de l’âme qui pénètre toute la vie ; c’est une chose qui s’apprend au catéchisme du pasteur et qu’on sait de mémoire une fois pour toutes. Elle laisse le cœur tel qu’il était auparavant, c’est-à-dire froid devant Dieu.

— Plus que froid, ajouta de nouveau Philibert ; il demeure dans la mort.

— Toinette, dit Thérésine, nous n’étions pas venus, Henri et moi, précisément pour parler de religion. Nous avons une commission à vous faire. — Il nous a semblé à tous, depuis quelque temps, que nous vivions trop séparés les uns des autres. Nous sommes proches voisins de fait, et nous voulons tâcher de l’être par le cœur et l’amitié. Lors même que je n’ai pas été à la guerre comme Henri, je fais aussi de temps en temps quelques bonnes réflexions. Ma mère vous prie donc de venir demain avec Cécile, prendre une tasse de café à trois heures. Ce sera bien commencer l’année pour nous tous, et vous nous ferez un véritable plaisir en acceptant.

— Mais, répondit Toinette moitié riant et moitié avec sérieux, c’est presque une révolution dans nos usages. Pour une première fois, je ne veux pas refuser l’invitation de votre mère, surtout puisque Cécile est encore avec moi. Nous irons donc, Thérésine, à la condition que ce ne sera pas long et que vous ne ferez pas de compliments pour nous. Cécile est encore ici pour deux ou trois semaines ; elle ira ensuite chez son père, qui se remarie. J’accepte donc, ma chère. Remerciez la mère Guyot de ma part et recevez tous mes vœux.

— Nous vous apportions aussi les nôtres, ajouta Henri, pour tout ce qui peut vous être agréable.

Le frère et la sœur reprirent le chemin de leur maison. Philibert ne bougeait toujours pas de sa place.

— Voisin d’en bas, lui dit Toinette, à quoi songez-vous là ? ne voulez-vous pas retourner vers votre sœur qui est malade ?

— Ah ! oui, c’est vrai. Henri est parti ?— Sans doute.— Je ne m’en suis pas aperçu.— C’est que vous dormiez.— Non, je n’ai pas dormi ; une telle supposition est de l’erreur. Je

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pensais à cette parole du roi Salomon : Celui qui trouve une digne femme trouve le bien, et il a obtenu la faveur de l’Éternel.

— Il avait raison de dire cela, Salomon. Et vous, Philibert, vous auriez bien fait d’en chercher une quand vous étiez en âge de vous marier. Maintenant, vous êtes beaucoup trop distrait, beaucoup trop absorbé dans vos pensées, pour pouvoir vous habituer à vivre avec une femme. Elle souffrirait de vous voir silencieux et ne comprendrait rien à vos réflexions solitaires. Donnez bien le bonsoir à votre sœur de ma part.

— De la mienne aussi, dit Cécile.— Merci, mademoiselle. Que Dieu vous garde, Toinette.— Oui, allez toujours, voisin. La nuit est noire. Faites attention de ne

pas vous cogner le visage ni contre le prunier de Ste Catherine, ni contre le Surpasse Monsieur. Vous savez que l’un est à droite du sentier et l’autre à gauche. Tâtonnez avec la main quand vous aurez fait vingt-six pas. — Voulez-vous que j’aille avec la petite lanterne jusqu’au chemin, vers le fossé ?

— Non, merci : ce que Dieu garde est bien gardé.— C’est ça, monsieur, parfaitement ! je l’ai lu hier au soir dans mon

livre.

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CH A P ITRE X I I IDeux empreintes sur la neige

Dans la contrée que nous habitons, il est assez rare que la neige ne recouvre pas la terre le premier janvier. À l’ordi-naire, il en tombe un peu vers la fin de novembre, mais elle ne dure qu’un jour ou deux. Aussitôt qu’elle a disparu, le vent du nord amène les gelées persistantes et profondes ;

les nuits sont glacées. Puis, un soir, la bise tombe ; au lieu d’être sec et aigu, l’air devient humide, avec une certaine âpreté qui gêne la respiration. On se sent pénétré jusqu’aux os, par cette atmosphère épaisse et lourde. Le lendemain matin, tout est blanc, des Alpes au Jura. Le lac seul a gardé sa teinte d’hiver un peu grise ; la neige l’entoure de toutes parts, jusqu’à l’imperceptible remou de ses ondes sur le sable de la rive. Les arbres des vergers dorment sous la couverture qui fait plier leurs branches ; les hautes forêts noires sont immobiles, et, de loin, de grands espaces nus indiquent les pâtu-rages déserts. Il n’y a plus d’écho nulle part ; la voix même des ruisseaux a perdu son murmure. Un blanc linceul a tout enseveli. C’est à peine si, dans les bois, le coup de fusil du chasseur est entendu par un confrère posté à cent pas de distance. L’ours dort au fond de sa tanière ; il a pris son grand poil d’hiver. Le lièvre ne quitte son gîte que s’il est découvert inopinément, ou surpris par un chien qui flaire sa trace tortueuse. À l’orifice de son terrier, le renard vient souffler pour avoir de l’air au fond de l’habitation souterraine. Seul en veine de se promener, le sanglier marque ses pas réguliers dans les taillis, se vautre dans une mare s’il la rencontre, ou fouille de son groin sagace les tas de feuilles ensevelies sous la neige pour y trouver les faînes dont il fait son déjeuner.

Dans la nuit du 31 décembre 1847, une couche de neige tomba sur la montagne et jusqu’au bas de la Petite Côte. À la Flatte, il y en avait déjà moins que chez les Guyot ; à Pollion, placé plus bas encore, tout

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était terrain. — Malgré les deux pouces qui recouvraient le chemin à partir du Sorbier, Cécile exprima le désir d’aller au culte à Mézeray.

— Comme tu voudras, lui dit sa tante ; mais il se peut qu’il y ait demi pied de neige au village.

— Je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup plus qu’ici.— Enfin, je ne veux pas t’empêcher d’aller entendre une prédica-

tion ; pourtant, nous aurions pu lire ensemble le N° 7 de mon livre. Il contient une morale excellente et donne bien à réfléchir aux personnes qui gaspillent le temps.

— Je vous le lirai cette après-midi, si cela vous fait plaisir.— Merci, ma chère ; je fais ma lecture du dimanche avant l’heure du

dîner.Toinette prit le volume, l’ouvrit à l’endroit en question et lut :« Réflexions pour la matinée du premier janvier. » — Tu vois, reprit-

elle ; mais va seulement mettre tes bottines et dépêche-toi de partir.Cécile fut bientôt prête. Déjà coiffée lorsqu’elle descendit à la

cuisine, elle n’était pas de ces jeunes filles qui n’ont jamais tout terminé quand il s’agit de leur toilette. Du premier coup, avec Cécile, les choses allaient bien et se trouvaient à leur place. Un bonnet noir protégeait le haut de sa tête, laissant le front découvert ; les cheveux, visibles devant, se croisaient derrière en tresses brillantes. Une robe de milaine d’un gris clair, épaisse et chaude mais souple, entourait sa taille ; autour du cou un léger foulard rouge, demi noué, dont les bouts flottaient sur la poitrine ; des gants bien portés, un châle tartan sur le bras, telle était la mise de Cécile ce matin-là. Avec son beau teint trais et rose, ses traits purs, ses yeux limpides, sa démarche ferme, aisée, on peut bien dire que c’était une fille comme on n’en voit pas tous les jours à la campagne, ni même à la ville.

Personne avant elle n’avait encore marqué l’empreinte d’un soulier dans la neige du chemin. La trace de ses pas suivait le milieu de la route, régulière et délicate, sans éclaboussures ni déviations. Elle ressemblait à son caractère. — Tout en marchant seule, Cécile Aubert pensait à la nouvelle position que le prochain mariage de son père lui faisait. Il était évident que sa présence ne serait plus nécessaire dans la maison paternelle ; sa future belle-mère devait tenir à diriger seule le ménage : c’était naturel. De nouveaux enfants pouvaient venir au monde. Cécile ne se sentait pas appelée à en prendre soin très direc-tement. D’un autre côté, vivre seule au Sorbier avec sa tante, dont la santé était robuste encore, il semblait à Cécile qu’il y avait de sa part comme une lâcheté morale à ne pas employer d’une manière plus active et plus profitable les forces de la jeunesse. Mais que faire ? Aller en service comme tant d’autres, lui répugnait. Rien, dans son éduca-

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tion, ne l’avait préparée à devenir femme de chambre, et elle n’aurait pas voulu être cuisinière. La vie paisible et calme qu’elle avait au Sorbier lui plaisait sans doute beaucoup, elle aimait sa tante, malgré les bizarreries de la vieille fille. Il lui serait doux de rester là, sans scruter l’avenir : et pourtant, l’avenir, à cet âge, c’est la pensée première. Si la tante ne dépassait pas les jours de soixante et dix ans, le moment arriverait bien vite. Et alors, à supposer même que le Sorbier lui échût en héritage, comment vivre là toute seule à vingt ans ? Dans un village, on s’associe avec une amie ; en un lieu à part comme la maison de Toinette, impossible qu’une jeune fille pût y rester sans compagne. Qui amener là pour être à deux ? Personne. Et puis, pour la première fois de sa vie, Cécile Aubert avait entendu une voix qui décidément éveillait sa sympathie. C’était celle d’Henri Guyot, pendant sa visite le soir précédent. — Entre les deux voisi-nages des Paplan et des Guyot, la position ne serait pas tenable dès que sa tante viendrait à lui manquer. « Oui, se dit-elle en relevant la jupe de sa robe, à mesure que la neige augmentait de profondeur, oui, ma vie est bien compliquée. Peut-être sera-t-il sage de rester avec mon père, jusqu’à ce que ma tante ait besoin de moi. Mais, après tout, je ne suis pas chargée de faire l’avenir. Mon Dieu, donne moi de vivre au jour le jour, ne voulant rien que ce que tu m’ordonnes. Tu vois que je vais être seule. Guide ton enfant ; garde-moi de l’inquiétude qui t’offense ; tiens mon âme en paix ; donne-moi la vraie sagesse. La vie est en ta main et les temps t’appartiennent ! »

Ainsi raffermie en elle-même par ce simple retour de la foi en la bonté paternelle de Dieu, Cécile ne tarda pas à voir les bons côtés de sa position. Elle était jeune ; sa santé belle et prospère. Quel trésor, déjà ! C’est lorsque le front se dépouille de sa gloire, lorsque la cheve-lure est parsemée de nuances grises, lorsque le dos se voûte et que la démarche fléchit, — oui, c’est alors que l’homme comprend ce qu’il a perdu. Heureux, si le souvenir des belles années ne lui montre rien de fatal, de faussé, de flétri ou de dégradé ! Plus heureux encore, si le vieillard sait qu’il avance à la rencontre d’un père tendre, d’un Sauveur plein d’amour.

Sans être liée intimement avec son père, Cécile sentait aussi combien elle lui devait d’affection et de respect. C’était un honnête homme, bon travailleur et jouissant d’une réputation honorable. Enfin, sa tante lui témoignait une vraie tendresse de cœur, au milieu de ses excentricités. Pleine d’un nouveau courage, Cécile Aubert se trouva bientôt en vue des premières maisons du village. Jusque-là elle avait marché seule, sans se retourner. Derrière elle, à cent pas de distance, quelqu’un suivait. C’était Henri, qui, parti de leur maison à travers

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champs, avait rejoint plus haut le chemin de Mézeray. Personne que lui ne venait de la Collarde pour le culte public du premier de l’an. Thérésine souffrait de crampes d’estomac auxquelles elle était sujette et que les événements des deux derniers jours avaient sans doute provoquées. Smyon n’était pas rasé ; Adam avait un rhume de cerveau, et la mère Guyot depuis quinze ans n’avait mis le pied à l’église. On ne s’inquiétait pas de ce que faisait le domestique Samuel, qui sans doute préférait passer la matinée au chaud dans l’étable, plutôt que de venir se geler sur les bancs froids du temple.

Arrivé à l’entrée du sentier dans le chemin, Henri vit d’abord la trace de jolis souliers dans la neige. D’où cela venait-il ? Du Sorbier, évidemment. Ce ne pouvait être que le pied de Cécile, celui de Toinette étant large et court, tandis que celui-ci avait une forme allongée, beaucoup plus élégante sans comparaison. Comme fait le chasseur qui découvre subitement le passage à peine effleuré du lièvre, Henri marchait côte à côte de la trace, regardant de près parfois et marquant une ligne parallèle de pas bien imprimés par des semelles garnies de clous tout autour avec un losange au milieu. Un observateur venu en troisième, sans savoir de qui provenaient les deux traces, aurait pu supposer qu’elles étaient faites pour marcher ensemble dans la vie. Henri ne fit point une telle réflexion ; il allongea le pas, ce qui, au bout de quelques minutes, lui permit de voir devant lui Cécile. Il lui était facile de la rejoindre, mais il ne le fit point. Qu’aurait-on dit à Mézeray si, dès son retour, on les voyait arriver ensemble au culte ! Il se borna donc à marcher derrière, gagnant une enjambée de temps en temps. Cécile n’était plus qu’à cinquante pas du village et Henri à la même distance d’elle, lorsqu’une petite chose de rien vint déranger le projet qu’il formait d’arriver seul.

Dans la première maison, il y avait un troupeau de vaches apparte-nant à un de ces amodieurs dont le métier en hiver est de manger du foin à la toise, chez les propriétaires qui n’ont pas de bétail. En ce moment, le berger faisait boire à la fontaine placée au bord du chemin, trois génisses et un taureau. On sait que la première neige excite à la joie les bœufs et les vaches. Au lieu donc de rentrer à l’étable, l’une des génisses cabriole devant la maison ; une autre, la queue en l’air, galope du côté de Cécile ; le taureau, que cette caval-cade met en belle humeur, se précipite sur les traces de la fuyarde. Cécile entre dans un pré, poussant des cris de frayeur. La vue du foulard rouge attire sans doute le taureau, qui traverse la haie et fait mine de poursuivre la jeune fille, pendant que l’indolent berger, sa pipe à la main, lui crie de ne pas avoir peur, que le Dzaillet n’est pas méchant. — Mais, en quelques sauts, Henri se jette entre le bœuf et

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Cécile, après avoir cassé une forte branche à quelque noisetier de la haie. Il parle d’abord avec calme à l’animal ; celui-ci a l’air de se fâcher ; il baisse la tête et plante ses cornes dans une grosse fourmi-lière dont il fait voler en l’air les brins et les habitants. Henri dit à Cécile de se mettre derrière un noyer à peu de distance et de se tranquilliser ; qu’il arrêtera le taureau jusqu’au moment où le vacher sera là pour le retourner. Il essaie de nouveau la douceur et vient tout près de la bête. Le taureau mugit, mais Henri le frappe de son bâton sur le muffle, et incontinent Dzaillet s’en va tout honteux du côté de la maison. Henri l’accompagne jusqu’à ce que son maître prenne sa place, après quoi il revient au noyer, où Cécile encore toute tremblante mettait son châle. Les remercîments qu’elle adressa à son libérateur furent bien agréables à ce dernier. Il est doux à l’homme d’en recevoir de pareils, même lorsque rien ne parle au cœur ou à l’imagination. Ici, on peut supposer que, des deux parts, une corde sensible fut touchée. Plaise à Dieu seulement que rien ne vienne la briser plus tard !

— Sans vous, monsieur Guyot, je ne sais pas ce que je serais devenue, tant j’avais peur. Merci de votre bon secours.

À la suite de son émotion, le sang affluant au visage donnait à son teint un éclat devant lequel pâlissait le petit fichu. Comme Henri la trouva belle ! hélas ! le pauvre garçon n’avait pas été blessé à la guerre, d’où il arrivait victorieux : et en ce moment il se sentait trop embarrassé pour savoir que dire : peut-être était-il déjà vaincu au fond du cœur.

— Je ne comprends pas ce vacher, dit-il enfin ; il sort un taureau avec des génisses, quand il y a de la neige fraîche. Rien n’excite autant ces animaux à la gaieté. Mais je vous assure que l’animal n’est pas méchant. Si vous étiez restée dans le chemin sans faire attention à lui, il passait à côté de vous sans même vous regarder. Ce sont vos cris qui l’ont attiré.

— Oui, j’ai eu tort ; je le reconnais maintenant. Mais, Dieu soit béni, vous êtes arrivé à temps. Encore une fois, merci.

— Vous avez eu bien de l’émotion ; voulez-vous que je demande un verre d’eau à la maison voisine ? je connais les gens qui l’habitent.

— Eh non ! je n’ai besoin de rien. Merci de votre complaisance.Ce fut causant ainsi qu’ils entrèrent au village. Henri s’arrêta pour

dire un mot au vacher, ce qui laissa prendre de l’avance à Cécile. Au retour du culte il ne la vit pas ; elle était partie une des premières. En descendant à la Petite Côte, il sut bien distinguer la trace de celle qui avait passé avant lui, et se réjouit de la revoir dans l’après-midi quand elle viendrait chez eux avec sa tante. À la maison, il n’ouvrit pas la bouche sur ce qui s’était passé. En parler, prononcer son nom, lui

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paraissait déjà trop d’audace de sa part, ou peut-être lui causait un secret effroi devant lequel il reculait.

Vers les trois heures, il sortit avec Thérésine pour aller au-devant de leurs hôtes. Toinette s’était faite belle. Un grand bonnet blanc enca-drait son visage maigre, assez coloré et toujours malicieux. Elle donna un morceau de sucre à la chienne, soit à titre d’ancienne connais-sance, soit parce qu’il faut toujours tâcher de gagner le cœur des animaux, dit-elle. Thérésine avait l’air triste, préoccupé. On mit cela sur le compte de sa crampe d’estomac. Cécile fut charmante avec elle. Contre sa nature, Smyon se fit aimable et bon enfant. Il parla peu, du reste, laissant causer Toinette, qui sut trouver bien des sujets de conversation. Elle ne dit pas trop de mal d’Antoine Varin, et sut faire valoir ce qu’il avait de bon dans le caractère de Guillaume. Toinette voulut voir les bœufs, les vaches. Par la même occasion, Smyon lui montra le veau de la Balise, et aussi la truie, dont on attendait les petits en février.

Comme les deux femmes allaient regagner leur demeure, Toinette, étant seule avec Smyon, jeta un coup d’œil sur la maison et dit :

— Voisin Smyon, vous qui êtes riches, comment faites-vous de ne pas bâtir ? C’est dommage qu’une si belle campagne n’ait pas une habitation qui cadre mieux avec elle.

— Nous bâtirons peut-être un jour, répondit le paysan, quand nous en aurons les moyens. J’aimerais encore mieux acheter votre maison, toute vieille qu’elle est, quitte à vous y laisser jusqu’à la fin de vos jours. Mais vous ne songez probablement pas à la vendre ? Si pour-tant, voisine Toinette, vous vous décidiez à céder votre propriété, soit contre un prix capital, soit contre une forte rente viagère, nous serions toujours, Adam et moi, disposés à nous entendre avec vous. Je vous dis cela, puisque l’occasion se présente et que nous causons de notre maison. Gardez la chose pour vous seule ; nous pourrons en reparler quand vous voudrez.

— Merci de l’avis, voisin Smyon. Mon vieux Sorbier, en effet, compléterait bien votre domaine du côté de bise : je n’y avais pas encore pensé.

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CH A P ITRE X I VLa langue tourne à Toinette

Le lendemain, Sébastien arrivait en char à la Flatte. Il comp-tait y trouver Guillaume et fut bien étonné d’apprendre qu’il était parti depuis trois jours. Cela n’empêcha pas Antoine Varin de recevoir le jardinier de Thiolay ainsi que son cheval. Il commença par s’occuper de l’animal,

pour lequel il prépara un demi quarteron de l’avoine achetée pour semer ; ensuite il jeta une chaude couverture sur ses reins, enfin, il engagea Sébastien à accepter leur maigre soupe. Ce dernier n’eut garde de refuser. D’ailleurs, où aller dîner, à moins de se faire inviter à la Collarde ou chez Toinette ? Mais son instinct le poussait à accepter l’offre d’Antoine. Il entra donc à la maison avec lui, et fit à la pauvre mère en pleurs un compliment de condoléance sur le départ de son fils.

— Qu’est-ce qui l’a donc décidé si subitement à vous quitter ? demanda-t-il à Antoine, lorsque ce dernier revint de la cave avec un grand pot de vin nouveau. Quand je m’arrêtai ici avec lui il y a trois semaines, il ne pensait point à s’expatrier.

— Voyez-vous, mon cher monsieur, répondit Antoine, Guillaume a reçu une offre qui l’a tenté. Je n’ai pas voulu le contrarier. Peut-être qu’au bout de six mois de son nouveau genre de vie, il sera tout content de revenir. Ce M. de Fastell, chez qui mon fils a une place, est un riche fabricant alsacien. En 1845, étant malade, les médecins lui conseillèrent le repos à la campagne loin de ses affaires, et il vint passer l’été chez nous avec sa femme. Naturellement nous fîmes de notre mieux pour les bien recevoir. Guillaume lui plaisait, car, sans flatterie, mon fils est un gentil garçon. Alors déjà, ce monsieur lui proposa de l’emmener, disant qu’il pouvait employer mieux son temps qu’en travaillant comme ouvrier de terre dans la maison pater-nelle. M. de Fastell est revenu à la charge dernièrement, et mon fils a

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dit oui. Il est possible que Guillaume fasse rapidement son chemin là-bas, car l’intelligence ne lui manque pas ; mais pourtant j’aurais bien préféré le voir se marier. Je lui aurais cédé volontiers ma campagne, pour que ma belle-fille fût maîtresse chez elle. Moi, je ne tiens pas à diriger, et ma pauvre femme a besoin de repos. Guillaume a cru mieux faire en s’y prenant autrement. Peut-être sera-ce pour son bonheur. À votre santé, monsieur Liaffe.

— Eh bien oui, monsieur Varin ; je suis assez de votre avis. Déjà la première fois que je vins ici, je conseillai à votre fils de se mettre en quête d’une héritière et de se marier. Il est en position de le faire mieux que personne, c’est clair comme un carreau de chicorée blonde ; mais il ne voulut pas m’écouter. Il ne manque pas de filles riches dans la contrée.

— Nous ne tenons pas précisément à la richesse, monsieur Sébastien. L’ambition de la fortune n’a jamais été mon fait. Bien vivre, en bonne santé, est préférable. Mais Guillaume aurait épousé une fille de vingt mille francs, par exemple : c’était tout ce qu’il lui fallait pour être heureux.

— Dame ! vingt mille francs, c’est déjà bien quelque chose ! Il lui était facile de les trouver sans aller trop loin, ne le pensez-vous pas ?

— À votre santé, monsieur Liaffe. Parlons d’autre chose, car ce sujet nous est pénible, à ma femme surtout. Marion, nous pourrions peut-être faire une omelette pour manger avant la choucroûte ?

— Non, non, père Varin ; pas de compliments pour moi, s’il vous plaît. Dans cette saison, les œufs sont rares et chers ; samedi on les vendait un franc tout courant la douzaine. J’aime avec passion la choucroûte ; et plus elle est forte, meilleure elle est. La vôtre a une odeur parfaite. Je ne puis pas rester longtemps avec vous ; car je dois aller donner en main propre une lettre à Mlle Aubert, de la part de son père, et je serai bien aise de dire un petit bonjour à Henri Guyot, puisqu’il est de retour.

— Si vous n’avez pas le temps de monter jusque chez Toinette, je me chargerai volontiers d’y aller après midi.

— Merci beaucoup ; mais Mlle Aubert doit me donner une réponse pour son père. Je laisserai mon cheval et mon char ici, puisque vous avez l’obligeance de les héberger jusqu’à mon départ.

— Avec le plus grand plaisir, mon cher monsieur. Le père de Mlle Cécile se remarie, à ce que nous a dit Guillaume ?

— Oui, je le comprends. N’ayant qu’une fille de vingt ans, il ne pouvait guère demeurer veuf.

— Fait-il une bonne emplette ?— On dit qu’oui. Du reste, il est parfaitement à même de bien choisir.

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— Ah ! la belle fille que cette Cécile, n’est-ce pas ? Dans son genre, Thérésine Guyot est une plante rare aussi, mais Cécile Aubert la surpasse encore. Vous avez du bonheur d’être jeunes, vous autres ! À votre santé. Comment trouvez-vous ce petit quarante-sept ?

— Excellent pour du vin de l’année. C’est clair que le quarante-six est plus chaud. On a bu rarement du vin aussi bon que le quarante-six ; mais je me régale de celui-ci.

L’heure étant venue de se mettre à table, on vit fumer la choucroûte, sur laquelle dormait une tête de cochon, dont la chair rouge et le lard croquant firent les délices de Sébastien. Antoine Varin désossa pour lui seul toute une joue, après quoi son hôte lui demanda encore le bout du groin, partie délicate et spongieuse que les gourmets ont en grande estime. On y distinguait la place renflée d’où l’on avait retiré les trois fils de fer tordus qui séjournèrent là pendant dix-huit mois. Sébastien se gorgea de choucroute, but une dizaine de verres de vin, deux d’eau de cerise et deux tasses de café noir ; puis, lesté de cette manière et un cigare veveysan à la bouche, il prit le chemin du Sorbier. Antoine lui recommanda de n’accepter le goûter chez personne, car le café au lait serait prêt pour son retour chez lui.

Toinette et Cécile travaillaient dans la cuisine lorsque Mauve les avertit de l’arrivée inattendue du visiteur. Sébastien entra, salua avec sa bonne grâce ordinaire et dit qu’ayant vu la veille M. Aubert et lui ayant parlé de la visite qu’il projetait, ce dernier lui avait remis une lettre pour sa fille.

— La voici, mademoiselle Cécile, avec toutes les amitiés de votre cher père. Puissiez-vous me donner la réponse que je serais si heureux d’emporter !

La lettre disait :« Ma chère fille, une dernière fois, Sébastien Liaffe est venu me

parler de toi ; il veut savoir le court et le long pour ce qui te concerne. Donne-lui donc la réponse toi-même et tâche d’agir sagement. S’il y a du contre à son sujet, il y a aussi du pour. Je te laisse libre. Ton père affectionné, Pierre Aubert. »

Cécile, ayant lu, passa le papier à sa tante. Sébastien reprit :— Chère mademoiselle Cécile, j’attends donc mon sort. Si vous

m’acceptez, je vous promets de faire tout pour votre bonheur. Dans ma maison vous serez reine et maîtresse ; ma mère vous laissera diriger. Vous connaissez mes sentiments depuis plus de six mois. Ne pouvant pas rester dans l’indécision, j’ai fait cette dernière démarche, et je vous supplie de ne pas me répondre par un refus.

Cécile était toute tremblante. Heureusement sa tante vint à son secours.

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— Mon cher monsieur, dit-elle, vous allez trop vite en affaire. Comment voulez-vous que ma nièce vous réponde ainsi de but en blanc ? Ce n’est pas possible. Elle est sans doute très flattée de vos intentions, qui sont les plus honnêtes du monde, monsieur Symphorien ; mais pour vous dire un oui ou un non tout court et tout sec, je vous assure qu’il n’y faut pas songer pour aujourd’hui. N’est-ce pas, Cécile, tu as besoin de temps, de beaucoup de temps pour réfléchir ?

— Ma tante, je vous remercie d’avoir pris la parole à ma place. En effet, je me sens très honorée par la demande de M. Liaffe ; je le lui ai déjà dit plus d’une fois chez mon père, sans pouvoir lui promettre plus qu’une sincère reconnaissance. Je ne possède pas les qualités de la femme dont il a besoin, et quoique je me sois bien examinée à ce sujet, je n’ai jamais pu m’attacher à lui par un autre sentiment. Il ne m’est donc pas possible de lui donner aujourd’hui une réponse diffé-rente des précédentes.

— En ce cas, mon cher monsieur Symphorien, il faut en prendre votre parti, ou bien vous adonner à la patience, qui est la mère des vertus, comme je l’ai lu dans le N° 13 de mon livre. Avec une jeune fille, il en faut beaucoup de patience ; avec une vieille comme moi, encore plus ; avec une femme mariée, bien davantage. Que peut-on vous offrir à manger ?

— Rien, madame la tante, je vous suis très obligé. J’ai dîné chez M. Varin. — C’est donc tout dit, mademoiselle Cécile ? vous n’avez aucunement pitié de moi ; je m’en vais avec un refus net sur le cœur ?

— Mais non, mon brave monsieur, reprit vite Toinette. Cécile vous a toujours dit la même chose, aussi délicatement qu’il est possible de l’exprimer. Je crois bien qu’il y a là-dessous un refus, comme vous dites : seulement nous constatons vous et moi que ma nièce n’a pas prononcé le mot.

— Prononcé ou pas, puisqu’il y est, il faut bien que je l’accepte. Bonjour, mademoiselle Cécile, je vous souhaite bien du bonheur.

— Bonjour, dit-elle en tendant la main : je suis très sensible à votre démarche ; je voudrais pouvoir y répondre autrement.

— Voilà qui est clair, monsieur Liaffe, dit la tante ; à présent, votre nom me revient. C’est curieux comme on oublie les noms quand on n’a bientôt plus de mémoire. Excusez-moi de vous avoir appelé Symphorien au lieu de Bastien.

— Ah ! cela m’est bien égal. Bonjour, mesdames. Je ne reviendrai donc pas ?

— Oh ! reprit imperturbablement Toinette, pour la même chose, non, c’est évident. Mais je serai toujours charmée d’avoir l’honneur de votre visite. Vous me donnerez votre avis sur une prune nouvelle que

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j’ai obtenue d’un drageon, l’année dernière.— Eh bien donc, au revoir, madame la tante.— Votre servante, monsieur Bastien. — Oui, oui, c’est bon, mon

vieux : il s’appelle Bastien Liaffe, et habite un joli endroit nommé Thiolay, où tu pourrais te baigner dans un grand étang d’eau dormante. Donne lui la patte, Mauve ; c’est un brave homme, un beau garçon, qui est jardinier et a du chagrin. Bonjour, mon cher monsieur.

Ainsi éconduit, Sébastien ralluma son cigare de Vevey et se dirigea sur la Collarde. — Après tout, se disait-il, je suis content que ce soit fini ; l’on ne m’y prendra plus.

Henri, qu’il demanda le premier, travaillait au noyer arraché. Les deux femmes étaient seules. La crampe d’estomac ayant quitté Thérésine, celle-ci reçut gracieusement l’ancien compagnon de Guillaume. C’était pour elle un souvenir de l’absent. Vite elle le fit asseoir et alla ensuite appeler son père. Sébastien trouvait que cette activité et cet entrain avaient bien leur mérite : il en fit compliment à la mère, en termes très flatteurs. Bientôt Thérésine revint avec Henri. Les jeunes gens se- mirent à causer de leur campagne, puis de Guillaume et de Cécile. Quand ils entamèrent ces derniers sujets, Thérésine était peut-être la moins embarrassée des trois interlocu-teurs. Les deux garçons se tirèrent de ce défilé comme ils purent ; heureusement l’oncle Smyon arriva pour faire diversion. Il venait de la grange, couvert de brins de paille et de poussière de foin, jusque sur le visage. Henri alla chercher du vin ; il y avait encore à la maison des bricelets du jour précédent. Bref, les Guyot firent bon accueil à leur hôte, qui trouvait le temps moins long chez eux que chez Toinette, où on ne l’avait pourtant pas mal reçu. Lui-même fut très gai, sa nature fort peu sensible, oublieuse et très positive en même temps, lui faisait trouver du plaisir à causer chez des paysans riches, qui n’avaient qu’un fils et une fille, celle-ci jeune, forte, fraîche comme une rose. Avant de partir, il aurait bien voulu trouver l’occa-sion de dire un mot en particulier à Thérésine, mais cette occasion ne se présenta pas. En revanche, il resta seul une minute avec Smyon, pendant qu’Henri mettait des souliers pour l’accompagner à la Flatte. Il dit donc à l’oncle :

— Monsieur Guyot, je désire vous charger d’une commission déli-cate ; votre caractère m’inspire une grande confiance.

— Si ce n’est pas trop difficile ? répondit le vieux garçon.— Oh ! j’espère que non. Demandez, je vous prie, à qui de droit, s’il

me serait permis de penser à mademoiselle votre nièce. À moins qu’elle ne soit engagée, je tiendrais à grand honneur de lui offrir tout ce que je possède.

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— Merci de votre confiance. Non, ma nièce n’a d’engagement avec personne. Je lui parlerai et nous pouvons vous écrire.

— Que le bon Dieu vous bénisse, mon cher monsieur Guyot. Vous n’obligerez pas un ingrat. Voici votre neveu.

Smyon et Sébastien se donnèrent une poignée de main, puis les jeunes gens descendirent à travers les champs de la Collarde jusqu’au pont qui séparait les deux propriétés. Là, ils se dirent adieu.

— Ta sœur est charmante, ami Henri, dit Sébastien au moment de se séparer. Si j’osais me présenter ? qu’en penses-tu ? Là, parle-moi à la franquette.

— Je la questionnerai si tu le désires.— Oui, fais-le, cher ami. J’en ai aussi dit un mot à ton oncle Siméon.— C’est dommage. Mon oncle ne peut avoir sur ma sœur une

bonne influence (ceci entre nous). Tu aurais mieux fait de rester sur la réserve avec lui. Mais puisque tu veux une réponse très franche de ma part, je te dirai que je crains pour toi qu’il n’y ait rien à faire avec Thérésine.

— Pourquoi donc ? serait-elle engagée avec...— Je ne sais rien et ne puis rien te dire de plus aujourd’hui. — Mais

tu m’avais parlé en Valais d’une autre personne. Qu’est-elle devenue ?— Oh ! c’est fini avec elle. Nous ne nous convenions pas, et je suis

bien aise qu’il ne soit plus question de rien entre nous. De ma part, ce n’était sans doute qu’un feu d’épines, et non une véritable passion. Aujourd’hui, je suis libre à cet égard, comme si je n’y avais jamais pensé. Avec ta sœur, je sens que ce serait quelque chose de décisif ; ainsi ne m’oublie pas auprès d’elle.

— Adieu Sébastien. C’est une chose sérieuse ; il faut y réfléchir devant Dieu.

— Oui, c’est ça. Au revoir.À quatre heures, Sébastien Liaffe, bien entortillé dans son manteau

à col de renard, faisait trotter son cheval sur la route de Pollion à Malsan. Il ôta une fois son cigare pour s’adresser la parole à lui-même en ces ternies :

— Mauvaise journée : l’une a dit non et l’autre est bien capable de ne pas dire oui. Après ça, fiez-vous au sexe ! Si ce n’était pas bassi-nant de rester vieux garçon, l’on se passerait de prendre femme. Enfin, l’on sait tout ce que c’est ; il n’y a pas dans tout cela matière à se noircir l’âme. Quand une graine ne lève pas au bout de quinze jours, on en ressème à une autre place. Ces gens de la Petite Côte sont de fameux originaux. Mais la vieille tante est la plus maline de tous. Je parierais cent melons contre une botte d’asperges qu’elle savait très bien mon nom et qu’elle s’amusait simplement à l’estro-

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pier. Allons, yu, Kiki ! trotte, trotte !Quinze jours plus tard, Cécile Aubert se dirigeait seule et à pied du

côté de Grave-la-douce, sur la rive opposée du lac. Il y a là un plateau assez vaste, peu élevé. L’agriculture y est avancée, le paysan vif, allure. De loin en loin, sont de belles propriétés rurales, avec de char-mantes villas, appartenant à de riches citadins. Quelques-unes sont bâties au milieu de grandes prairies plates, semées de chênes isolés ou en bouquets. Cela donne en petit l’idée des parcs anglais. On en remarque d’autres, placées sur de gracieuses collines, sur des espèces de crêts, d’où se font voir de loin les murs de quelque ancienne maison seigneuriale, avec des tourelles aux angles. La vigne réussit sur les pentes au raidi ; elle produit un vin léger, pétillant, frais et agréable pendant la chaleur. Les villages sont bien bâtis ; les construc-tions neuves accusent une aisance voisine de la richesse. Mais les sources d’eau vive manquent généralement. En place de nos abon-dantes fontaines, on ne voit que les balanciers des pompes, et de grandes flaques où dort l’eau de pluie en été, sous une couche de filaments verdâtres. Entre ce plateau et les Alpes, une profonde coupure du sol conduit les courants d’eau dans une autre direction. Il n’est pas possible de tout avoir en ce monde ; et ce pays est déjà richement doté. Qu’il soit seulement reconnaissant envers Dieu !

Cécile Aubert franchit ces localités d’un pas agile. Bientôt elle atteint un bois taillis tout plat, d’une monotonie désolante. Au milieu est une ancienne maison foraine, rendez-vous de chasse au siècle dernier. Aujourd’hui encore, des chiens courants noirs et bruns, atta-chés à leur hutte sous un vieux chêne, aboient et hurlent d’une voix rauque, lorsque le passant longe l’habitation. Et plus vous avancez dans ces longues allées solitaires, plus le sol est uniforme, argileux, sans aucun accident de terrain. Devant comme derrière, à droite comme à gauche, vous ne voyez autre chose qu’un taillis, toujours le même et toujours plat : du chêne, du charme, du tremble et des rejets de châtaignier. Enfin, le jour va se faire ; la lumière apparaît. Cent pas encore, et vous la verrez splendide sur les hautes pentes des montagnes, où brillent en plein les derniers rayons du soleil couchant. À droite, voici un clocher. C’est celui de Grave-la-douce. Placé plus bas, Thiolay ne se voit pas nettement. On distingue pourtant une plaque blanchâtre dans son voisinage ; c’est la nappe d’eau maréca-geuse dans laquelle Sébastien plonge en été ses arrosoirs.

Cécile est fatiguée. Elle a hâte d’arriver, mais plus besoin encore de réunir toutes les forces de son âme, pour conserver au fond du cœur le calme et la paix.

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SECONDE PARTIE

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CH A P ITRE X VLes idées religieuses de Smyon

Arrivé à la seconde partie de mon récit, je me demande s’il n’est pas nécessaire d’avertir le lecteur d’une chose à laquelle il ne s’attend peut-être pas. La réponse étant affir-mative, je viens donc lui dire que l’histoire de la Petite Côte ne présentera ni faits bien extraordinaires, ni drames très

émouvants. Je raconte simplement la vie des quatre familles qui l’habitent, telle qu’elle était à l’époque dont nous nous occupons. Laissons aux romanciers français de l’école moderne le triste privilége de montrer au public des exceptions monstrueuses, des vies flétries par le vice et les honteuses passions, des tableaux de mœurs où l’élé-gance du style le dispute aux plus ignobles détails. Pâture immonde, venin subtil et perfide, bien capable, en vérité, de régénérer une société corrompue !

Pour nous, qui, grâce à Dieu, n’avons rien de commun avec ce monde-là, si brillant soit-il, retournons vivre avec nos paysans. Si quelques-uns ont des défauts, s’ils sont baroques, têtus et avaricieux, il en est d’autres parmi eux dont l’exemple réjouit le cœur et brille comme une pure lumière.

Depuis le retour de Cécile chez son père, six semaines se sont écou-lées. Pierre Aubert est remarié ; c’est une affaire faite. La belle-mère de Cécile, brave femme d’ailleurs, n’a pas beaucoup d’esprit. Ses facultés sont de l’ordre pratique. Elle saura conduire le ménage du fermier ; et comme elle n’a que trente-six ans, on peut supposer que Cécile ne restera pas fille unique. Celle-ci est encore à Grave-la-douce, mais Toinette lui écrit de ne pas tarder à revenir au Sorbier. Cécile hésite. Elle s’est bien examinée devant elle-même et devant Dieu ; et maintenant il lui semble qu’en retournant vivre avec sa tante, elle court au devant d’un danger qu’elle devrait, au contraire, éviter.

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Quand elle y vint pour la première fois, fuyant les poursuites de Sébastien Liaffe, Cécile ne pensait guère à rencontrer le regard d’Henri Guyot, et surtout elle n’avait point l’idée que son cœur fût vulnérable à ce point-là. Cette découverte l’effrayait. Que faire ? Elle prit conseil de Dieu et enfin se sentit libre de revenir à la Petite Côte. « Je me tiendrai sur mes gardes, se dit-elle, et ce premier sentiment éveillé finira par s’endormir. »

Henri, de son côté, s’adressait de tout autres questions : « Reviendra-t-elle ? aurai-je le bonheur de la revoir ? pourrai-je causer un peu en particulier avec elle ? me sera-t-il jamais permis de lui dire : « Cécile, je vous aime, oh ! si vous aussi vous pouviez m’aimer ! »

Un jour où il pensait cela très vivement, tout en balayant la cour, il se mit à regarder leur vieille maison. Elle lui parut affreuse. « Vraiment, fit-il, c’est une baraque indigne d’une famille comme la nôtre. Qui oserait proposer à cette charmante Cécile de venir s’y établir ? Et où ? Je n’ai qu’un cagnard pour moi-même ; on ne peut prendre à ma sœur sa petite chambre ; encore moins celle de mon oncle Siméon ; en vérité, c’est impossible de songer à quoi que ce soit de ce côté-là, avant d’avoir bâti. Et même après cela, se dit-il encore, quelles gens sommes-nous pour une jeune femme habituée à vivre autrement, à penser autrement, à parler autrement qu’on ne le fait ici ? Ma sœur devient de jour en jour plus sombre ; ses crampes d’estomac ne la quittent presque plus. Hélas ! nous sommes riches, au moins on le dit, et les choses sont arrangées, dirigées de manière à ce que personne n’est content, personne heureux. Tout est mêlé, indivis, enchevêtré l’un dans l’autre. Le vrai directeur de tout est mon oncle ; il voudra l’être jusqu’à la fin, tant que mon père sera là, même après lui. Comment lutter contre un tel état de choses ? C’est un roc inébran-lable à faire sauter. — Mais je ne dois pas penser ainsi, ni surtout me décourager, dit-il bientôt. Dieu me conduira si je m’assure en lui. »

C’était un dimanche matin, qu’il se parlait ainsi à lui-même, le second dimanche de mars. En ce moment, Smyon sortit de l’écurie en sabots bien embouselés. Il vint demander à Henri le balai qu’il tenait à la main et s’en servit pour nettoyer sa chaussure. Pendant que le vieux garçon faisait cette bonne œuvre, son neveu lui dit :

— Je pensais il y a un instant, oncle Siméon, que cette maison nous fait vraiment honte. Regardez un peu comme elle jure avec la campagne, avec nos arbres, même avec notre beau fumier. Décidément vous devriez engager mon père à bâtir sans plus tarder.

— On bâtira assez plus tard. Ce n’est pas une entreprise qu’on doive faire sans y avoir bien réfléchi. Avant de nous y lancer, je voudrais d’abord amener Toinette à nous vendre le Sorbier. As-tu pensé qu’il

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103La Petite Côte: Histoire champêtre

faudra se loger ailleurs pendant qu’on démolira la vieille maison, en attendant que la neuve soit bâtie ?

— Mais il n’est pas nécessaire de construire à la même place. Il me semble, au contraire, qu’il y aurait pour nous avantage à conserver ce vieux bâtiment comme une dépendance. La maison neuve serait bien mieux placée près du grand cerisier qu’ici. La vue y est plus belle, le ciel plus ouvert.

— On s’embarrasse bien peu du ciel et de la vue ! l’important est de gâter le moins de terrain possible. On rebâtira à la même place. Les aisances sont là ; le creux du fumier, la fontaine, le jardin, etc.

— Il serait bien facile de conduire la fontaine cinquante pas plus loin ; et quant au fumier, le grand mal à ne pas l’avoir sous nos fenêtres comme ici !

— Allons, allons ; laissons tout ça pour le moment. Tu n’es pas encore marié, ni ta sœur non plus. Il est vrai que rien ne presse ni pour l’un ni pour l’autre ; mais je trouve Thérésine pourtant bien singulière de ne pas vouloir qu’on lui parle de Sébastien Liaffe. C’est un parti excellent ; elle n’en rencontrera jamais de meilleur. Qu’a-t-elle donc contre lui ?

— Elle a tout simplement qu’il ne lui plaît pas. Le goût ne peut être forcé ; il faut qu’il vienne de lui-même.

— Ah bah ! ce n’est qu’un caprice de sa part. Moi, je suis d’avis qu’on lui fasse entendre raison là-dessus. Des parents ont bien le droit de commander à leur enfant quand il s’agit d’un établissement. Or celui-ci est bon et très convenable. Thérésine sera dans l’aisance, n’est-ce pas la première chose à considérer ? Ensuite, si elle se trouve un peu éloignée de la maison paternelle, ce n’est que mieux. Une fille mariée trop près de sa mère vient souvent la voir, et il est rare qu’elle n’emporte pas quelque chose, à chacune de ses visites. Tout ça ne vaut rien. Il faut que ta sœur se décide pour Liaffe, ou bien qu’elle prenne son parti de rester vieille fille.

— Je ne suis pas de cet avis, répondit Henri avec fermeté. On doit, au contraire, après lui avoir montré les bons et les mauvais côtés de la position qui lui est offerte, la laisser libre. Il s’agit ici, non pas de nous, mais bien d’elle-même et de ce qui peut être son bonheur ou son malheur. Si ma sœur n’a aucun attachement pour Sébastien, pourquoi l’épouserait-elle ?

— Parce que ça lui convient et à nous tous aussi. Il n’est pas néces-saire de tant s’aimer. Ce qui dure le plus, ce qu’il faut rechercher dans un mariage, c’est une bonne bourse et la santé. Le reste s’arrange toujours assez. Puisque vous allez ensemble au sermon ce matin, fais-moi le plaisir de lui parler et dis-lui très nettement ce que je pense.

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— Il faut le lui dire vous-même, oncle Siméon. C’est à vous que Sébastien a parlé le premier et qu’il a écrit. Sans doute, il est dans une bonne position de fortune, mais c’est un homme très matériel, qui aime à manger et à boire, et qui n’a pas de principes religieux. Franchement, je ne puis conseiller à ma sœur de l’accepter.

— Eh bien, ne me parle plus de rien pour elle. Si Thérésine reste vieille fille, ce sera tant mieux pour toi. Je trouve seulement, Henri, que tu vas bien souvent à l’église. Tous les dimanches, c’est un abus. Les gens de Mézeray remarqueront vite la chose et te jugeront mal. Tu ne veux pourtant pas devenir, sur le chapitre de la religion, aussi exalté que Philibert Paplan ? je te préviens que cela ne m’irait guère.

— Philibert est un bon chrétien, un très brave homme, qui se dévouerait pour son prochain et ne lui ferait pas le moindre tort. S’il y a de la bizarrerie dans son caractère et dans sa manière de s’exprimer, il n’est pas nécessaire de l’imiter en cela.

— Ni trop non plus pour le reste. Au fond, toutes ces doctrines ne signifient rien. Quand on est mort, tout est mort.

— Vous ne croyez pas cela, oncle Siméon ?— Ma foi si, que je le crois.— Alors, vous êtes bien malheureux.— Pourquoi ? Il y a beaucoup d’autres hommes qui le croient aussi.— Que faites-vous donc de votre âme, avec une pareille croyance ?— Mon âme ? si j’en ai une, je la laisse où elle est. Elle se tirera assez

d’affaire toute seule. Dans tous les cas, il ne lui faut pas une bien grande place pour se loger.

— Oncle Siméon, ne parlez pas ainsi : vous méprisez le don de Dieu.— En voici bien d’une autre ! tu crois qu’il y a un Dieu, toi ? l’as-tu

vu, par hasard, et que t’a-t-il dit ?Effrayé d’un tel cynisme de paroles impies, Henri regardait son

oncle avec une grande compassion mêlée de tristesse. Smyon souriait d’un air diabolique, comme s’il jouissait du malaise moral de son neveu. Il répéta sa question :

— Oui, que t’a-t-il dit ?— Ceci, mon oncle, répondit avec douceur le jeune chrétien : « Sa

puissance éternelle et sa divinité se voient comme à l’œil, quand on considère ses ouvrages ; mais l’insensé a dit en son cœur : il n’y a point de Dieu. »

— Balivernes, mon pauvre ami. Jamais personne n’est revenu de l’autre monde, et jamais personne n’en reviendra.

— Pourquoi donc allez-vous à l’église ? pourquoi communiez-vous ?— Je ne communie pas trop souvent : deux fois par année, c’est

bien assez ; et je n’ai pas été au sermon depuis le lendemain de mon

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retour de la guerre. Tu ne peux pas dire que j’y aille trop souvent.— Mais encore, pourquoi communier ? c’est un acte indigne d’un

homme qui se respecte, et c’est une vraie profanation.— Allons donc ! les hommes sont tous des hommes ; le ministre ne

croit peut-être pas mieux que moi ce qu’il dit. La communion, c’est pour engager ceux qui la prennent à se bien conduire... Donne encore un coup de balai devant la remise ; vois-tu, il y est resté un peu de fumier.

Tel était donc Smyon Guyot pour les croyances religieuses. Un impie froidement matérialiste, niant Dieu, l’existence de l’âme, et toute la doctrine chrétienne cela va sans dire. Jamais il ne s’était montré avec Henri aussi nettement incrédule. Comme il parlait, en général, très peu avec les étrangers, on ne le connaissait pas à cet égard. Il en était là depuis longtemps ; on peut même dire que sa première communion fut déjà un acte d’hypocrisie. Dès lors, l’incré-dulité avait poussé de si profondes racines dans cette âme de terre, elle s’y était si bien établie que rien, semblait-il, ne pourrait y ramener la foi aux divines promesses de l’Évangile. Il existe, hélas ! beaucoup d’hommes tels que Smyon Guyot ; et s’ils ne sont pas complétement athées comme lui, leur opposition à la foi chrétienne est tout aussi prononcée au fond que la sienne. Malgré cela, ils conti-nuent à faire la commémoration des souffrances et de la mort de Jésus-Christ, auquel ils ne croient point, et attirent ainsi sur eux-mêmes leur propre condamnation.

Lorsque Henri eut achevé de balayer la cour, il changea de vête-ments et partit avec sa sœur pour se rendre au culte à Mézeray. Il avait plu les jours précédents ; même un brouillard épais s’était promené des Alpes au Jura, tantôt chassé d’une rive à l’autre du lac par des vents opposés, tantôt séjournant des heures entières à la même place. Ce sont des journées pesantes, une atmosphère qui congestionne et oppresse les poumons délicats. En cette époque de l’année, beau-coup de personnes meurent dans les campagnes et dans les villes. L’hiver est presque fini. On sent qu’il suffira d’une belle semaine pour que le printemps arrive. Déjà les boutons à fleurs sont gonflés sur les arbres fruitiers. Mais la mort se hâte de faucher les existences terrestres, durant cette période de transition. Les vieillards très âgés se cramponnent à la vie ; ils tiennent ferme, pendant que tombent autour d’eux les jeunes gens débiles, les corps fatigués, énervés par un travail excessif, et même les hommes forts.

En montant le chemin qui, de la Petite Côte, se dirige vers Mézeray, Henri et sa sœur pouvaient entendre les chants de nombreux oiseaux, joyeux, ce matin-là, du retour du soleil. La sitelle fait ouïr son roule-

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ment presque folâtre, le pic-vert hennit dans les enfourchures des noyers ; et pendant que le grimpereau se borne à une faible note plaintive le long de la tige qu’il escalade, la grive musicienne, revenue du midi, redouble de refrains charmants dans les bois où elle a déjà de nouvelles amours. Les créatures irresponsables n’ont pas de réti-cences ; elles expriment le bonheur de vivre, dès qu’elles l’ont senti. Souffrent-elles, sont-elles frappées de mort, elles supportent la douleur sans aucune plainte, ou tombent sans pousser même un seul gémissement.

L’homme pense, réfléchit, raisonne. S’il était pur comme il sortit un jour des mains de Dieu, tout lui serait bonheur. Il n’hésiterait jamais, il irait droit au but ainsi que le font les anges. Au lieu de déployer libre-ment une force morale toujours ferme et assurée, l’enfant d’Adam s’examine, creuse les questions, doute, embrouille souvent sa vie et se trompe continuellement. Oh ! quand donc possèdera-t-il des facultés immortelles ! quand retrouvera-t-il la sainteté, sans laquelle il n’y a pas de ciel !

Jusqu’ici Thérésine ne s’était pas senti le courage de dire à Henri ce qu’elle avait sur le cœur. Elle était malheureuse. La lettre de Guillaume ne venait pas. Deux mois et demi sans aucune nouvelle ; cela lui paraissait un oubli complet, une ingratitude des plus noires, après ce qu’elle avait fait au dernier moment. Il fallait que la pauvre fille eût été bien imprudente pour laisser engager son cœur à un jeune homme qui l’abandonnait si lâchement. Et malgré cet abandon, elle sentait qu’elle l’aimait toujours. Pour parler de tout cela avec Henri, il fallait plus qu’une simple occasion, et, d’autre part, trop préoccupé lui-même, Henri se sentait peu disposé à entrer en matière le premier.

La conversation qu’il venait d’avoir avec son oncle Smyon le poussa, chemin faisant, à essayer quelques mots plus directs.

— Ma chère sœur, lui dit-il, je savais bien que notre oncle se moque des chrétiens ; mais je n’aurais jamais supposé qu’il pût avouer, comme il l’a fait devant moi tout à l’heure, son épouvantable incrédulité. Cette absence non-seulement de crainte de Dieu, mais de simple idée d’un Être éternel de qui nous dépendons, me fait peur pour nous tous. L’influence de mon oncle sera fatale à notre bonheur. Ses richesses, les nôtres aussi, peuvent se pourrir, comme dit l’apôtre St. Jacques.

Henri fit alors le récit abrégé de ce qui avait été dit de part et d’autre dans la cour. Thérésine ajouta peu de chose ; on voyait que son esprit était ailleurs.

— L’oncle, continua son frère, m’a aussi parlé de toi et de Sébastien. Il ne comprend pas ton refus d’accepter ce dernier.

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— Que lui as-tu répondu ?— Qu’il fallait te laisser libre et que je ne pouvais te conseiller de

dire oui.— Merci, Henri ; j’attendais cela de ton amitié. Aurais-tu la bonté

d’écrire à M. Liaffe et de le remercier d’avoir pensé à moi ? Tourne la chose du mieux possible, mais je ne veux absolument pas devenir sa femme. C’est inutile de m’en reparler.

— J’écrirai.— Merci.Thérésine prit d’elle-même le bras d’Henri et le serra fortement.

Deux larmes mouillaient ses joues ; elle les essuya sans rien dire.— Pourquoi n’as-tu pas confiance en ton frère ? reprit Henri. Dis-moi

donc ce que tu as sur le cœur.— Non, ce n’est pas possible.— Eh bien, je t’ouvrirai le mien ; peut-être alors pourras-tu en faire

autant avec moi. — J’aime : sais-tu ce que dit ce mot ! oui, moi aussi, j’aime quelqu’un. J’aime Cécile Aubert de toute mon âme. Reviendra-telle chez sa tante ? la reverrai-je ? me sera-t-il permis d’espérer ? — Questions sans réponses. — Et puis, quand je vois notre maison inhabitable pour une jeune femme, quand je vois les tendances despotiques de notre oncle Smyon, son incrédulité profonde ; quand je pense à toutes nos affaires mêlées avec les siennes, crois-tu que pour moi aussi l’avenir soit facile à arranger ? Ah ! non, je n’y vois goutte. Et pourtant je me dis que le Tout-Puissant peut venir à mon secours. Je crois aussi, ma chère sœur, qu’il dirigera ton sentier, si tu veux le prendre pour guide.

— Merci, Henri ; j’ai deviné de ce que tu éprouves dans ton cœur, depuis le jour où Cécile est venue à la maison avec sa tante. Supposes-tu aussi ce qui m’angoisse aujourd’hui ?

— Oui, cela tient peut-être au départ de Guillaume Varin. Il m’a parlé plus d’une fois de son affection pour toi. Sais-tu ce qu’il fait, ce qu’il pense ?

— Rien, je ne sais rien. Il est vrai que je lui ai dit de ne pas m’écrire. J’ai parfois la crainte d’avoir écouté le démon en écoutant ses discours. Mon oncle Smyon m’a trop appris à cacher la vérité, à dissi-muler ma pensée. Je porte aujourd’hui la peine de cette éducation. Malheur à moi ! Les Varin sont menacés d’expropriation. Quand leur campagne passera aux mains du créancier dans un an, tout sera probablement fini entre nous. Je me suis trop avancée, trop avancée. Dieu veuille avoir pitié d’eux et de moi ! Comment Guillaume seul viendrait-il à bout de parer le désastre qui s’approche ! Tout ce qu’il pourra gagner ne servira jamais qu’à payer les intérêts de la dette, et

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ce sera toujours à recommencer.— Tu tiens ces détails de Guillaume ?— Sans doute ; au moment de son départ il m’a tout avoué.— Guillaume est honnête ; il a le cœur droit, s’il tient de la légèreté

de son père. Mais s’il pense à toi réellement, il est incapable de t’ou-blier. — Je regrette que votre liaison se soit formée à l’insu de nos parents ; c’est une faute, très excusable sans doute, car me voilà moi-même avec un amour dans le cœur, sans en avoir dit un mot à mon père et à ma mère. Tiens, voici la place où Cécile fut poursuivie par le taureau de Chauvaçon. Je n’oublierai jamais ce que j’ai éprouvé en la voyant sous le noyer.

— Ni elle non plus ce qu’elle a senti dans ce moment-là.— T’en a-t-elle parlé ?— Non, mais je crois que le taureau t’a rendu un bon service. — Ne

parlons plus. Le facteur va nous rejoindre et nous sommes au village.L’homme de la poste tendit, en passant, une lettre chargée à Henri,

et continua d’un pas plus agile que celui des deux jeunes gens. — Le pli était gros, orné de cinq cachets rouges, portant un G et un V en lettres romaines.

— C’est de Guillaume, dit tout bas Henri. Nous lirons la lettre en retournant à la maison. Bonnes nouvelles, s’il plaît à Dieu, ma sœur, et en tous cas bon courage, n’est-ce pas ?

Nous pourrions aussi, cher lecteur, nous arrêter un moment pour reprendre haleine. Le chemin monte, et, même par un beau soleil, on est vite essoufflé, si l’on cause en marchant.

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CH A P ITRE X V IGuillaume Varin en Alsace

Thérésine, on le comprend bien, ne fut pas très attentive au discours du prédicateur. Ce qu’elle écouta, il faut lui rendre cette justice, ce fut la prière du commencement. Elle s’y joignit de tout son cœur et reconnut vraiment devant Dieu que sa vie jusqu’ici aurait dû être bien différente. Quoique

Henri n’eût prêché directement personne dans la maison depuis son retour, chaque membre de la famille avait pu se convaincre qu’un profond changement s’était fait en lui. Autrefois déjà, c’était un aimable jeune homme de la campagne, plus ouvert et plus poli que ne le sont en général les fils de paysan. Sa nature fine, ses sentiments délicats et généreux n’avaient rien de commun ni avec l’égoïsme calculateur et froid de Smyon, ni avec le gros travail ou les grosses idées de son père et de sa mère. En leur donnant un fils et un neveu pareil, on aurait dit que Dieu voulait forcer les parents à comprendre que la vie de l’âme et du cœur dans un caractère distingué, est un trésor bien supérieur à la possession des biens de la terre. Mais le père et la mère n’en allaient pas moins leur train de chaque jour, et Smyon voyait avec un déplaisir marqué les nouvelles tendances spiritualistes de son neveu. C’est pour cela qu’il devenait plus ouvertement impie dans ses propos avec Henri, chaque fois que l’occasion se présentait. Le matin même il ne l’avait pas manquée. Mais l’effet cherché par Smyon en produisait un tout contraire ; son incrédulité affermissait la foi du jeune chrétien plutôt que de l’ébranler. La vérité se sent forte sur sa base quand le moqueur ou l’impie essayent de la renverser.

Au sortir du temple, Philibert montra l’intention de descendre à la Petite Côte avec Henri et sa sœur. Cela contraria Thérésine, qui, dans toute autre circonstance, aurait été charmée de taquiner le brave Paplan. Elle ne dit rien cependant ; mais continua de marcher, saluant de la voix et du geste les personnes de sa connaissance. Philibert

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demanda à Henri son opinion sur la prédication qu’ils venaient d’en-tendre ; Henri dit qu’il n’avait pas assez bien écouté pour en parler.

— Tu avais donc des pensées vaines dans l’esprit, peut-être même dans le cœur ?

— C’est bien possible.— Ces pensées, dans la maison de Dieu, nous font une guerre

acharnée. C’est bien là une manœuvre de Satan. Je dois aussi confesser que, pendant la première partie du discours, où il était question des arbres plantés le long des eaux courantes, je me suis laissé aller à des pensées indignes d’un croyant. Les arbres symbo-liques dont parle le roi-prophète, m’ont rappelé mes vernes et mes frênes de la Vareuse ; alors, la question de savoir si je dois leur permettre de se multiplier en toute liberté s’est posée devant moi, et pendant dix minutes peut-être, je n’ai pas écouté un mot de ce que le pasteur expliquait. Nous sommes, après tout, de misérables créa-tures ; les choses visibles ont sur nous trop d’empire. — Mais je vais vous laisser retourner sans moi. Je réfléchis qu’il faut aller voir ce que devient la pauvre vieille Marthe. Elle a une crise d’asthme très pénible comme celle de ma sœur, et personne peut-être ne pensera à lui faire une lecture.

— Écoutez, Philibert, dit Thérésine en fouillant dans sa poche, voulez-vous lui remettre cette pièce de cinq batz ? elle achètera un petit morceau de viande, ou ce qu’elle voudra, pour se faire un peu de bien.

— Thérésine, répondit gravement Philibert, « celui qui donne aux pauvres prête à l’Éternel. » Votre action réjouit mon âme. J’ai le bon espoir que, vous aussi, vous ne resterez pas en arrière, loin du royaume de Dieu. — Vous savez que Cécile Aubert arrive demain chez sa tante ?

— Non, eh ! tant mieux !— Oui, Toinette me l’a dit ce matin. Je m’en réjouis pour vous,

Thérésine. Choisissez Cécile pour votre amie, vous ne vous en repen-tirez jamais. Au revoir !

Philibert retourna sur ses pas, et Henri se dépêcha de briser les cachets de la grosse enveloppe. Elle contenait une lettre pour Henri, une pour la mère Varin, une troisième pour Thérésine, et enfin un billet de banque de trois cents francs.

Nous allons prendre connaissance de ces diverses lettres, en commençant par celle qui était adressée à Henri.

« Songe-du-Bar, 9 mars 1848. (Haut-Rhin.)» Cher ami,» C’est à toi que j’adresse les deux lettres ci-jointes, et un billet de

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banque dont je t’expliquerai l’usage dans un moment. Mais d’abord, j’ai besoin de te parler à cœur ouvert. Henri, nous avons été voisins pendant toute notre vie ; souvent j’ai désiré me lier avec toi intime-ment, et si je n’ai pas fait ce que j’aurais dû pour cela, c’est que j’ai vécu trop longtemps dans une position fausse. Orgueilleux par carac-tère, je répugnais à te dire moi-même que tout va mal dans nos affaires. Sans doute, tu as pu le penser, surtout depuis mon départ, et d’ailleurs ton oncle Siméon est assez clairvoyant pour être au courant de la position de mon père. J’ai donc hésité pendant longtemps, puis nous sommes partis pour l’armée, et tu en revenais à peine que déjà ma grande décision était prise. Henri, j’ai besoin de ton amitié ; ne refuse pas la mienne. S’il plaît à Dieu, je vous prouverai, à toi et à Thérésine, que je puis être votre ami. J’aime ta sœur, Henri ; je sens maintenant que je l’aime plus que ma vie. Il fallait que j’en fusse séparé pour sentir à quel point je me suis attaché à elle. Je dois même avouer que j’ai cherché à me persuader que mon affection pour elle n’était que de la simple amitié ; mais l’absence m’a bientôt montré le contraire. Dans ma position actuelle, n’ayant rien à offrir, hélas ! rien à espérer du côté de ma famille, que dois-je faire ? Travailler. Oui, je veux tâcher de relever un jour ce qui menace de tomber ; et si Dieu m’en accorde les moyens, je serais alors trop heureux de devenir ton frère. Jusque-là, mon devoir est de rester à l’écart. Ne m’oubliez pas. Je compte sur toi, Henri, pour dire tout cela à ta sœur, car je ne lui écris qu’une très petite lettre. Sur le billet de 300 francs ci-joint, tu lui en remettras deux cents ; je les lui dois. Donne à ma chère mère les cent autres avec la lettre, sans que mon père le voie. — Ici, mon travail consiste dans la direction des ouvriers de campagne, et je m’occupe aussi de l’expédition des produits de la fabrique. M. et Mme de Fastell sont très bons pour moi. Ils n’ont qu’une fille, char-mante et d’une beauté remarquable, mais qui paraît atteinte grave-ment de la poitrine. Les riches ont bien leurs peines et leurs soucis, comme nous autres. Adieu, Henri. Tu peux compter sur l’affection sincère de ton dévoué ami,

» GuillAume VArin. »

Deuxième lettre.

« Chère Thérésine,» Henri est chargé par moi de vous expliquer ce que je sens au fond

du cœur. Maintenant que je suis separé de vous, j’éprouve le remords de vous avoir quittée sans vous dire rien de plus. Veuillez me le pardonner ; j’étais si malheureux ! Mais je n’oublierai jamais le mot

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que vous m’avez dit, Thérésine. Ce mot, c’est : « Au revoir. » Je le garde en mon cœur comme un trésor. Il me soutiendra dans le chemin du devoir. Que ne donnerais-je pas maintenant pour une de nos anciennes causeries au bord du ruisseau ! combien j’étais enfant ! Comme j’ai été léger depuis une année ! Mais le temps viendra où je pourrai vous prouver que je vous aime plus qu’il n’est possible de l’exprimer. Au revoir, Thérésine. Je ne puis me séparer de cette promesse.

» Votre GuillAume. »

Troisième lettre.

« Ma chère et bonne mère, j’adresse à Henri Guyot un billet de banque pour qu’il te remette cent francs. Je te prie d’employer cet argent, non pour les besoins de la maison, mais pour ce qui te sera nécessaire à toi-même. Achète une bonne robe, et de temps en temps quelques petites douceurs. Plus tard, j’écrirai à mon père. Si tout va bien ici, peut-être viendrai-je à bout, vers la fin de l’année, de réunir l’argent nécessaire pour empêcher l’expropriation définitive de la maison et du terrain. M. de Fastell est bon et généreux. Comme il connaît notre position, il consentira peut-être à m’avancer mon traite-ment de deux ans. Avec cette somme, nous pourrions payer les inté-rêts en retard, et la saisie se trouverait détournée. Ayons bon courage, ma mère, et confiance en Dieu.

» Plutôt que de rentrer les récoltes dans la grange, mon père devrait les vendre sur plante, sauf ce qui est nécessaire pour votre ménage. Il se ferait ainsi quelque argent pour payer les notes égrenées qu’il doit. Donne-lui quatre écus de ma part, sur les cent francs que je t’envoie, et fais-lui mes amitiés de fils. Adieu, chère mère.

» GuillAume VArin. »

Nous donnons connaissance au lecteur de cette dernière lettre afin qu’il sache un peu les projets de Guillaume Varin pour venir en aide à son père. Ces projets sont très honorables ; on ne peut que les approuver.

Henri avait lu sa lettre à haute voix ; Thérésine tremblait d’émotion à chaque ligne.

— Eh bien, ma sœur, lui dit-il quand il eut fini, tu vois si j’avais raison de t’engager à la confiance. Mais dis-moi tout de suite ce que c’est que ces deux cents francs.

Thérésine donna l’explication nécessaire.— En faisant cela, reprit Henri, tu as été plus généreuse que

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prudente. Avec un caractère moins sûr que celui de Guillaume, tu t’engageais inconsidérément, tu allais au delà de ce que doit une femme dans un cas pareil.

— Peut-être, Henri ; mais puisque Guillaume affirmait que j’étais sa seule amie, j’ai voulu lui donner cette preuve de confiance au dernier moment. Que risquais-je ? de perdre les 200 francs s’il ne pouvait me les rendre.

— Oui, je comprends : tu as voulu sonder ce cœur jusqu’au fond. Dieu veuille maintenir Guillaume dans cette bonne disposition, et aussi lui conserver les sentiments qu’il exprime pour toi. Te sens-tu le courage de lui donner le temps nécessaire ? Il lui faudra des années d’absence et bien des luttes ; les tentations peuvent l’assaillir. Une figure comme la sienne est nécessairement remarquée. Examine-toi bien, ma sœur, et ne t’engage qu’à bon escient.

— Je suis toute décidée, Henri ; je l’attendrai. Quand je l’ai trouvé si froid avant de partir, j’ai cru que je l’oublierais bien vite. Aujourd’hui, c’est un langage tout différent qu’il me tient. Seulement je ne lui écrirai pas moi-même. Tu lui diras qu’un oui de ma part est un oui. Je n’ajoute rien de plus. Maintenant, tu vois la nécessité d’avertir Sébastien sans plus tarder.

— As-tu bien réfléchi ? N’as-tu point d’hésitation ?— Pas la plus petite ; dis-le à nos parents.— Nous voilà donc placés tous deux de la même manière, le cœur

plein, sans pouvoir l’ouvrir à ceux qui ont cependant les premiers droits sur nous. Ta position est meilleure que la mienne, car je suis seul dans mon chemin.

— Non, mon frère, tu n’es pas seul, puisque je suis avec toi.— Merci ; n’oublions pas, en effet, que nous ne sommes jamais

seuls. — Il faudra que j’aille demain à Malsan, changer ce billet ; mais j’irai dès aujourd’hui porter la lettre à la mère de Guillaume, et les cent francs aussi. Plus tôt ce sera fait, plus contente elle sera.

Pendant le dîner, Smyon n’ouvrit la bouche que pour manger. Rarement on l’avait vu taciturne à ce degré-là. Quand le domestique eut quitté la table, il rompit enfin son silence, pour dire à Henri qu’il devrait employer l’après-midi à tailler les treilles et les espaliers au jardin ; que les ouvrages étant en retard, on pouvait bien utiliser le dimanche de cette manière, surtout quand on avait été à l’église le matin.

— Je ferai cela demain tout de suite après le dîner et avant de retourner à la vigne. Il n’y a pas nécessité de tailler ces arbres aujourd’hui. Donnons l’exemple dans la contrée ; on y observe si mal le dimanche. Ce que nous n’oserions faire en plein champ, pourquoi

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le ferions-nous autour de la maison, presque en cachette ? D’ailleurs, je veux descendre chez la mère Varin, pour qui j’ai une commission.

— Il me semble, maître Henri, reprit de nouveau Smyon en tenant les yeux baissés selon sa coutume, que tu te conduis beaucoup comme tu l’entends, depuis que tu as été à la guerre. Il serait pourtant bon de savoir lequel de nous deux est chargé de diriger les affaires de la maison.

— C’est vous, mon oncle, et mon père, évidemment. Pour demain et les autres jours, je suis prêt à vous obéir, même à me lever encore plus matin, si vous le voulez. Aujourd’hui, je me conforme aux régle-ments de police, et je ne travaille pas.

— Je t’ai déjà dit ce matin que tu m’embêtes avec tes idées reli-gieuses, dit Smyon en regardant Henri. Nous ne voulons point de changement chez nous, et surtout pas de ceux en question. Ils sentent la mômerie.

— Il n’est pas question de mômerie dans ce que je vous dis, oncle. Oseriez-vous atteler les bœufs et les mettre à la charrue aujourd’hui ?

— Pourquoi pas ? ça ne regarde que moi.— Pardonnez-moi ; cela regarde la morale publique. D’ailleurs, je

sais que vous ne le feriez pas. Eh bien, moi, je suis un peu fatigué ; je veux me reposer aujourd’hui puisque le dimanche est fait pour cela.

— Oui-i ! eh bien— Mais, oncle Smyon, dit Thérésine en l’interrompant au milieu de

sa phrase, est-ce qu’Henri n’est pas dans l’âge de savoir ce qu’il doit faire un dimanche après midi ?

— Toi, mademoiselle, mêle-toi de tes propres écuelles. Nous avons causé ce matin avec ton père et ta mère de ce qui te concerne, et nous avons décidé que tu dois accepter Sébastien Liaffe, et....

— C’est-à-dire, expliqua la mère, qu’il nous semble que tu ferais bien de l’accepter.

— Oui, dit à son tour Adam, c’est clair qu’on ne veut pas te forcer à le prendre ; mais n’aurais-tu pas tort de ne pas profiter d’une bonne occasion de t’établir ? Il faut voir les choses comme elles sont.

— Et te décider aujourd’hui même, ajouta Smyon.— Je suis toute décidée, oncle ; oui, autant qu’il est possible d’être

décidée. Devant vous, devant mon père et ma mère qui me laissent libre, je charge Henri d’écrire à Sébastien mes remerciements et mon refus.

— Ton refus ! s’écria Smyon en s’emportant presque ; sais-tu à quoi tu t’exposes avec un refus ?

— Je m’expose simplement à ne pas devenir la femme de Sébastien Liaffe, et certes, ce n’est pas un si grand malheur.

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— Tu t’exposes, mademoiselle la belle parleuse, d’abord à rester vieille fille, et ensuite à ne pas avoir un sou de moi.

— Voyons, voyons, oncle Siméon, dit Henri avec calme : examinons les choses sans nous fâcher. Il ne s’agit point ici de votre bien, qui est à vous, sans que personne ait rien à y voir ni à y prétendre ; il s’agit du bonheur de ma sœur. Puisqu’elle ne peut s’attacher à la personne en question, pourquoi la presser ? ma sœur n’est certes pas de trop dans la maison ; ainsi, laissez-la tranquille. — Thérésine, dis-nous formellement si tu refuses les avances de Sébastien.

— Je le dis pour la seconde fois.— Vous l’entendez, mon père et ma mère, et vous aussi, oncle.

Ainsi, j’écrirai.— C’est bon, c’est bon, murmura Smyon : tu apprendras à tes

dépens ce que c’est que de désobéir. — Tu te mets dans l’esprit d’attendre l’autre, peut-être ? oui, eh bien tu auras le temps de chanter :

Attendez-moi sous l’orme,Vous m’attendrez longtemps.

Qu’est-ce que tu as à faire avec la mère Varin ? demanda-t-il subi-tement à Henri.

— Je vous l’ai dit : une commission.— De qui ?— De son fils, puisque vous tenez à le savoir.— Ah ! du beau monsieur Guillaume. Je pense que lui aussi mènera

bien les affaires. Il suivra sans doute le chemin dans lequel son père trouve à qui parler maintenant ! Peut-on savoir en quoi elle consiste, cette commission ?

— Non, répondit Henri ; cela ne vous regarde pas. Je sais seulement qu’elle fait honneur à Guillaume et que, dans la circonstance actuelle, il se conduit en bon fils.

La conversation en resta là. Elle commençait à prendre un ton acerbe de part et d’autre. Henri sentait bondir son cœur d’une sourde colère, et, pour un rien, Thérésine eût été capable de déclarer ses sentiments à la face de son oncle et de ses parents. Au fond, c’eût été le bon parti à prendre ; mais son caractère naturel et la délica-tesse de la situation l’emportant sur la véhémence de ses impres-sions, elle ne dit rien.

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CH A P ITRE X V I IL’ombre du nez de Smyon

Henri ne tarda pas à descendre chez les Varin, pendant que son oncle se promenait dans les champs de la Collarde. Lorsque le temps le permettait, Smyon faisait chaque dimanche une tournée dans la campagne. De loin, il vit son neveu prendre la direction du ruisseau, le long duquel on

trouvait le sentier conduisant au pont et de là sur les terrains de la Flatte. Cette vue l’affermit dans les suppositions qui lui étaient venues à l’esprit depuis quelque temps, mais surtout depuis la soirée où il entendit Guillaume faire ses adieux à Thérésine, sous le grand cerisier. Le refus si formel d’épouser Sébastien venant d’être donné, il en conclut qu’il y avait un engagement secret, mais positif, entre sa nièce et Guillaume ; qu’Henri le savait et y donnait son consentement. Or ceci était toute une révolution dans les idées et les habitudes de la famille Guyot, idées représentées par Smyon, comme directeur depuis vingt-cinq ans de la petite monarchie. Était-ce le cas d’abdi-quer ? de se démettre du pouvoir ? Non, certes pas. Lui, propriétaire de la moitié du terrain et de la moitié des créances passées au nom des deux frères, il ne céderait point son autorité. Mais si Thérésine voulait épouser le fils d’Antoine, de ce mange-tout, eh bien ! elle n’aurait rien de lui, d’abord ; ensuite, pas grand’chose de son père. Il existe des moyens de prouver aux déshérités que leurs parents possé-daient peu de chose, même lorsqu’ils ont au soleil une campagne qui vaut cent mille francs. On trouverait le biais nécessaire, que Thérésine y comptât seulement. Mais alors, pour Smyon, un autre point noir se montrait à l’horizon. Henri, son ancien préféré, n’était plus le même. Quoique soumis pour les travaux ordinaires, plus actif qu’autrefois peut-être, bon et amical avec tous, respectueux envers ses parents, le fils de la maison paraissait tout autre, dès qu’il s’agissait de ses nouvelles convictions. Il devenait ferme sur ce point, comme un roc,

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et tout ce que Smyon mettait en jeu pour attaquer de tels principes, se retournait contre lui-même. Faudrait-il donc que les Guyot vissent leur héritier partager les idées religieuses de ces Anglais, de ces gens de Paris, de Genève, de Lausanne, de Bâle, qui se sont mis dans l’esprit de convertir les païens et de répandre l’Évangile ? Quelle honte pour les Guyot de la Collarde ! Une secte pareille aurait donc un de ses membres parmi eux ! Jamais cela ne s’était vu, et qu’en dirait-on dans le monde ? Qu’en penseraient les Sécenaut, à qui on vend les bœufs ? monsieur Arpion, de Maladive, qui achète le vin depuis dix ans et plus ? Et à Mézeray, à Pollion, à Malsan, chacun hausserait les épaules en voyant passer Henri Guyot, devenu partisan de la nouvelle religion. Ça, c’était un grand malheur, beaucoup plus grand encore que les affaires de Thérésine avec Guillaume. Et ce qu’il y a de fatal, se disait Smyon, c’est que cette poison de maladie est inguérissable ! Ah ! si je n’avais que trente-cinq ans au lieu de quarante-quatre, puisque ça va ainsi, je serais capable de demander le partage et de prendre une femme, quand même je n’y ai jamais pensé.

Smyon aimait à creuser les questions ; ce n’était point un esprit superficiel comme Antoine Varin. Il tenait à voir le fond des choses ; et quand une idée lui venait, il était rare qu’il ne la tournât pas, qu’il ne l’examinât pas dans tous les sens. Il poursuivit donc sa causerie avec lui-même : « Quarante-quatre ans, se dit-il, c’est juste le milieu de la vie pour celui qui arrive à l’âge de quatre-vingt-huit. Mon père avait quatre-vingt-neuf quand il mourut. Un homme de quarante-quatre ans qui se marie, doit prendre une femme (on voit qu’il tenait à ce mot prendre) de quel âge ? trente ans, c’est un peu trop ; vingt, ce n’est pas assez. La moyenne raisonnable passe entre ces chiffres. Mais une personne de vingt à vingt-deux ans, qui a du jugement et possède une bonne santé, c’est bien à peu près comme si elle avait trois ans de plus. La nièce de Toinette, par exemple ? voilà une personne qui me conviendrait fort, si je voulais me marier. Je sais bien qu’elle tient aussi des idées religieuses d’Henri ; mais, chez une femme, ça n’a pas les mêmes inconvénients que chez un homme. En général, les femmes sont disposées à écouter ce que disent les ministres ; il y en a peu qui osassent leur tenir tête, comme Thérésine serait capable de le faire. Donc, si l’on prend femme, la religion de celle-ci ne doit pas être un empêchement. Ensuite, il y a la tante et sa propriété du Sorbier. Pierre le neveu s’étant remarié, Toinette la donnera à sa fille, c’est évident. À moins qu’elle n’y soit forcée par la misère (et encore !) jamais Toinette ne voudra nous la vendre. Or, si l’on fendait en deux la Collarde, la portion qui touche Toinette ne serait pas la plus mauvaise des deux, sauf pourtant qu’il faudrait avoir la moitié des

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vignes de la Galline. Eh ! eh ! je pourrais encore, en y bien réfléchis-sant, faire voir clair à nos deux jeunes gens ; qu’ils ne me poussent pas à bout ! »

Arrivé à cette partie de son raisonnement, Smyon évoqua l’image de Cécile Aubert. Elle se présenta à l’instant devant lui, avec toutes les fraîches couleurs de la jeunesse, telle qu’il l’avait vue en arrivant chez Toinette lorsque lui-même revenait de la guerre où il ne s’était pas battu. — « Oui, oui, se dit le vieux garçon, de plus en plus enfoncé dans son beau songe, oui, qu’ils prennent garde à eux ! »

En ce moment, il marchait au bord d’un sillon de blé couvrant déjà la terre de son vert tapis. Les trous dégradés des souris annonçaient que les pauvres bêtes ne les habitaient plus depuis longtemps. L’arsenic leur avait brûlé les entrailles. Smyon se retournant par hasard à droite, vit l’ombre de son corps se projeter sur le blé ; elle s’y dessinait longue et noire d’une façon grotesque. Le vieux chapeau en cône renversé représentait une chaudière le fond en l’air, et le nez en forme de pioche s’avançait résolûment d’un pied plus loin que le visage. Les jambes grêles du paysan finissaient en pointe, en sorte que la silhouette de Smyon ressemblait plus à un fantôme qu’à l’homme dont elle émanait. Il en reçut une impression assez vive pour lui faire passer la main sur le visage, et s’assurer que pourtant son nez était fait à peu près comme celui de son frère Adam. Cela le ramena aux réalités de la vie présente. Le songe un instant entrevu disparut de son esprit, et le pauvre Smyon, revenu de ce gros écart, ne tarda pas à rentrer à la maison pour s’occuper des soins du bétail et boire la tasse de café préparé par sa belle-sœur. Il était triste, comme lors de son départ pour le Sonderbund. Il comprenait qu’il faut se soumettre à des ordres, à des faits, à des idées, qui viennent on ne sait d’où, mais certainement de plus haut que nous.

Henri était alors occupé à causer de Guillaume avec la mère de ce dernier. Antoine se distrayait à Pollion, buvant bouteille au cabaret avec son ami chasseur Jean Califfe, et faisant avec lui une partie de piquet. Henri put donc raconter à la pauvre femme ce que lui disait son fils, mais il ne lui parla point de Thérésine. Il l’encouragea à mettre toute sa confiance en Dieu, à prier pour son mari et pour Guillaume ; il tâcha de l’intéresser par divers récits de son séjour en Valais ; enfin il passa là une heure qui fit grand plaisir à la mère Varin et lui donna des forces pour le lendemain. Elle remercia beaucoup Henri, lui serrant la main avec effusion et le priant de revenir le dimanche, quand il en aurait le temps.

Vers le soir, Antoine rentra chez lui, n’ayant bu que sa demi-bouteille et se montrant de bonne humeur. Il trouva son pot de café sur les

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cendres chaudes ; pendant qu’il le mangeait, sa femme lui dit :— Si tu n’étais pas toujours dehors le dimanche, tu aurais eu

comme moi une bonne visite cette après-midi.— Qui est venu ? M. le pasteur sans doute ?— Non.— Et qui donc, puisque c’est une bonne visite ?— Quelqu’un qui m’a remis pour toi, de la part de Guillaume, ces

quatre écus de cinq francs.Les yeux d’Antoine brillèrent de plaisir à la vue des grosses pièces

blanches, puis il reprit :— Mais c’est bien étonnant, Marion : qui t’a remis ces vingt francs ?— Devine ?— Serait-ce bien la de là-haut ?— Non.— Qui est-ce donc ?— Ah ! voilà ce que c’est que d’être toujours à courir le monde : on

ne voit pas les gens qui passent à la maison, et pendant que le père emploie son dernier sou au cabaret, le pauvre fils absent envoie de l’argent à sa mère pour celui qui l’oublie.

— Je ne l’oublie pas, sacrebleu ! chaque jour, je pense à lui au moins quatre cents fois.

— Allons, allons ! pas tant de ces centaines ! Mais enfin, c’est un ami de Guillaume, qui a reçu des nouvelles, et, comme je te dis, ces quatre écus pour toi. Guillaume se porte bien ; il t’engage à vendre les récoltes sur plante, pour tâcher de faire une somme à laquelle il ajou-tera tout ce qu’il pourra gagner d’ici à la fin de l’année, afin d’empê-cher, si possible, que nous ne soyons mis dehors.

— Tu ne veux donc pas me dire le nom de cet ami ?— Henri Guyot. À présent, tâche voir d’être sur tes gardes avec

Smyon et les autres : ça ne doit pas se savoir.— Et il n’y a point de lettre pour moi ?— Non. Dépêche-toi de finir ton café, pour aller me chercher de

l’eau et du bois.Au moyen de cette dernière injonction, la mère Varin espérait

mettre fin aux questions de son mari. Celui-ci, en effet, se tut ; puis ayant terminé son repas, il se rendit où l’envoyait sa femme. Comme il revenait du bûcher avec un fagot à chaque main, il entendit, à quelque distance de la maison, le cri bien connu de deux bécasses, mâle et femelle, qui se dirigeaient d’un vol paisible du côté du nord. Antoine s’arrêta, posa son bois à terre et ne put s’empêcher de coucher en joue avec ses bras les deux oiseaux voyageurs, lorsqu’ils passèrent à sa portée. « Pif ! paf ! toutes deux tombaient, » se dit le

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vieux chasseur. « Un superbe doublet, si j’avais eu en main un fusil chargé. » Bientôt il vit venir une troisième bécasse, puis deux autres, et encore une. « Oh ! pour le coup, pensa-t-il, le passage est magni-fique. C’est demain le 16 mars, juste le bon moment pour prendre un permis. Jusqu’au 15 avril, d’un mois entier, on peut tuer soixante bécasses ; il n’y a pas à hésiter. »

Reprenant ses fagots et les portant à la cuisine, il ne tarda pas à revenir avec un arrosoir à la main. Il entendit encore, mais sans les voir, trois ou quatre bécasses dans le voisinage. Cette nuit-là, il ne dormit guère. Sa passion favorite le tint éveillé, et puis aussi la pensée que sa femme lui cachait quelque chose. Cet argent n’était pas venu sans explication écrite ; il devait y avoir une autre lettre que celle adressée à Henri. Et puisqu’on ne la lui montrait pas, évidemment on ne lui en disait pas tout le contenu. Antoine chercherait et finirait bien par trouver. Il se disait tout cela pendant que la pauvre Marion, rafraîchie par de si bonnes nouvelles, voyait son fils en rêve et dormait d’un bienfaisant sommeil.

Le lundi matin, Antoine expédia promptement les soins de l’étable ; il n’avait qu’une vache, la chèvre et deux moutons. Ensuite, il vint déjeuner. Sa femme vidait justement le lait dans la bouilloire et la plaçait sur la flamme. Une ménagère ne quitte guère le foyer, ou tout au moins la cuisine, dans un moment pareil ; des charbons peuvent tomber dans la cassette ouverte ; la flamme en brûler le bord ; le lait sauter au feu. En même temps il faut remettre de l’eau sur le café. — Antoine vit bientôt qu’il pouvait tirer parti de la situation ; il se rendit à la chambre à coucher, pour s’y faire la barbe, ayant négligé ce soin de toilette le jour précédent. Là il chercha d’abord la lettre supposée : rien dans l’armoire, rien dans le tiroir de la table. Mais au dossier d’une chaise étaient suspendues une paire de vastes poches mobiles, comme les femmes de la campagne en portaient autrefois, peut-être même encore aujourd’hui. Antoine mit la main dans la première, y trouva la lettre, la lut, la remit à sa même place et ne tarda pas à se barbouiller le visage de savon blanc, au travers duquel perçait un sourire impossible à retenir. Il avait encore une joue à tondre, lorsque la Marion vint l’appeler pour le déjeuner. Elle prit ses poches, et retourna les mettre à la cuisine, où elle s’assura que la lettre était bien toujours au même endroit. Pauvre femme ! comment lutter avec un homme de ce caractère ! elle y perdait plus qu’elle n’y gagnait.

Tout en déjeunant, elle demanda à son mari à quoi il comptait s’occuper ; s’il ne voulait pas fossoyer quelques carreaux de jardin pour y semer des légumes de printemps ? — Antoine dit qu’oui, sans doute ; qu’il y avait pensé et s’y mettrait aussitôt qu’il serait de retour

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de Malsan. Dans une heure et demie au plus, je suis ici, dit-il.— Et que vas-tu faire à Malsan ce matin ?— Je veux prendre un permis de chasse à la bécasse ; il y a une

grande quantité de ces oiseaux dans nos environs ; j’en ai vu passer plus de douze hier au soir devant la maison. Ce serait très dommage de n’en pas profiter. Par la poste, j’en enverrai six à Guillaume, pour M. de Fastell ; ça lui fera une bonne note. Et puis, une dernière fois, je voudrais inviter un soir les trois Guyot avec Philibert Paplan, pour les régaler. Je veux leur faire cette politesse. Il ne convient pas, non plus, que la chienne d’arrêt soit toujours sur la paille. Si je veux la vendre en automne et en tirer un bon prix, il faut la faire travailler ce prin-temps. C’est une bête dont j’aurai bien 200 fr. ; avec cette somme, la vente de nos récoltes futures et l’argent de Guillaume, nous viendrons à bout de payer les intérêts. Tu verras, ma bonne Marion, que nous aurons encore de jolis moments dans notre vieillesse.

— Hélas ! je ne les vois pas trop, ces jolis moments.— Oh que si ! laisse-moi seulement faire. Et puis, les lettres de

Guillaume te feront du bien. Je suis étonné, tout de même, qu’il ne m’ait rien écrit en envoyant ces quatre écus. — Que pourrais-je te rapporter de Malsan ? il ne me faut que onze francs pour le permis.

— Rien, je te remercie. Mais si tu veux inviter Henri Guyot et Philibert, il faut bien avoir quelques biscotins.

— Eh bien ! j’en prendrai une livre.— Une livre ! prodigue que tu es ! que veux-tu faire d’une livre de

biscotins ? prends-en un quart, à la bonne heure. Pourtant je réfléchis que, s’ils viennent quatre, ce ne sera pas assez : il faut une demi-livre.

Bien vêtu, rasé de frais, la figure souriante et sa large poitrine à l’aise, Antoine Varin partit de son pied léger pour la ville, d’où il rapporta le permis de chasse, les macarons, et une longue plaque d’un lékerlet qui jouit d’une assez grande réputation. Il ne restait que les bécasses à attraper. C’était le plus difficile, mais, à force de temps et d’adresse, le vieux chasseur en viendrait à bout. Quant aux légumes du jardin et aux autres affaires de la campagne, on pouvait compter qu’avant le 16 avril, jour final de la chasse au printemps, il n’en serait question que pour mémoire.

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CH A P ITRE X V I I IRetour de Cécile au Sorbier

Toinette avait un ouvrier pour bêcher les carreaux du jardin, lorsque Cécile mit pied à terre sur le port de Malsan. C’était une heure de l’après-midi. La tante ne put donc quitter sa maison et ses affaires, pour venir au-devant de sa nièce. Comme Cécile traversait la foule qui d’habitude se tient aux

abords des embarcadères, elle eut à subir les regards curieux, peut-être indiscrets, de messieurs et de jeunes gens dont la principale occupation était de flâner dans les rues, de jouer au billard, de lire des journaux et de fumer des cigares. Les nouvelles politiques faisaient aussi le sujet principal de leurs conversations. Une grande secousse venait d’être donnée à la France, secousse la plus fertile en événe-ments importants, depuis la révolution de quatre-vingt-neuf. À Rome, la république allait être ou était déjà proclamée. En France, elle l’était partout. La vieille Europe tremblait sur sa base vermoulue. Chacun interrogeait l’avenir avec anxiété. À Malsan, le jour en question, les oisifs comme les trois quarts des habitants de la localité, s’occu-paient aussi beaucoup d’un procès qui se jugeait dans la contrée. Il s’agissait d’un charivari9 fait par les jeunes gens d’un village, à deux époux qui n’avaient pas eu le don de plaire à ces turbulents garçons. Le charivari avait-il été positif ? Les uns disaient oui, les autres non ; et comme les preuves ne purent être fournies d’une manière suffi-sante, les prévenus furent absous. On parlait donc de cette affaire à Malsan et dans toute la contrée.

Pour le dire en quatre mots, puisque nous y sommes, ces charivaris sont des actes indignes de tout homme, mais surtout de citoyens

9 - [NdÉ] Concert moqueur accompagné de tapage de poêles, de chaudrons, de sifflets, de huées, etc. qu'on donne en certaines localités aux femmes veuves et âgées et aux veufs qui se remarient, ou à tout autre personne qui a excité un mécontentement.

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d’une république. C’est un reste de la vie sauvage, une basse vengeance, un stupide et grossier amusement. Je n’ai pas besoin de dire qu’il est en opposition formelle à la simple morale humaine, cela va de soi. — Mais je le répète : condamné par la loi, flétri par tout citoyen qui se respecte, le charivari est parmi nous un reste de barbarie, une vraie monstruosité. Honte à quiconque s’en mêle, quels qu’en soient d’ailleurs les objets ou les sujets.

Cécile Aubert traversait donc la foule des curieux et des oisifs, son sac de voyage au bras et le regard dirigé droit devant elle. La vue de l’étrangère fit sensation ; les yeux de plusieurs la suivaient avec un intérêt marqué.

— Savez-vous qui est cette belle personne ? demanda un homme d’âge mûr au sous-officier de gendarmerie qui surveillait le débar-quement.

— Non, répondit le sergent ; je l’ai déjà vue une fois ici avec une vieille femme qui vit seule dans une campagne un peu plus bas que Mézeray.

— C’est une plante comme il n’en croît pas partout. On voit rare-ment une fille de paysan marcher aussi bien, se tenir aussi droite et avoir un air aussi distingué.

Cécile n’entendit pas ce jugement flatteur, heureusement pour elle. Comme elle allait vite et ne s’était arrêtée avec personne, elle avait promptement distancé la plupart des voyageurs débarqués. Elle prit le chemin de Pollion et fut hors de vue, dès le premier contour. La route ne lui parut pas trop longue ; habituée à réfléchir, à observer dans la campagne, elle trouvait au contraire un grand charme à être seule en chemin. Elle recueillait ainsi des forces morales et se prépa-rait pour ses devoirs. Le long des haies vives, on voyait éclore de nombreuses touffes de violettes, sur lesquelles tombait la poussière des chatons des coudriers. Les pervenches aussi, parmi les ronces et les épines, soulevaient les feuilles sèches et se disposaient à étaler leurs pétales au soleil. Le ciel était pur. Il n’y avait plus de neige à la montagne, excepté sur les hauteurs déboisées et dans les combes10 de l’intérieur. C’était une bien belle journée. Dans les vignes, l’ouvrier manie du matin au soir le gai sécateur. De temps en temps, il redresse le dos qui se voûte, et secoue la terre qui s’attache au bois de ses sabots. On voit la charrue dans les champs. C’est le moment de semer l’avoine, les pois. Le grand propriétaire enfouit dans la terre le fumier qui fera croître la betterave, le maïs, et les autres légumi-neuses. La vie est partout ; l’hiver tire à sa fin. À la Collarde, les trois

10 - Endroits enfoncés.

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Guyot et leur domestique travaillaient sur le coteau qui descend à la rivière. Ils provignaient les jeunes ceps d’une nouvelle plantation. Antoine Varin achève de retourner deux carreaux de jardin, pour que sa femme puisse y semer de la petite laitue et des choux. Dès les quatre heures du soir, il partira pour les bois avec Léone et y restera jusqu’à la nuit pour y tirer des bécasses. Il sèmera son avoine dans huit jours, quand le sol sera mieux essuyé. Philibert Paplan et sa sœur nettoyaient leur prairie le long de la tranquille Vareuse, ils brûlaient eh tas les feuilles d’aunes et de chênes, qui répandaient une épaisse fumée dans tout le vallon. Un petit souffle de bise amenait cette fumée sur la propriété de Toinette, et de là poussait le nuage artificiel plus loin que chez les Guyot, dans la direction du sud.

— Mais, disait Toinette à son ouvrier, d’où vient donc cette fumée ? Elle sent bien mauvais, ne trouvez-vous pas, Saugeon ?

— Oui, elle vous emplit la bouche quand on respire. C’est Paplan, qui sans doute brûle des feuilles autour de sa maison. Quel homme singulier, tout de même ! Il disait hier chez nous, en faisant une visite à mon frère malade, il disait que la création a perdu son équilibre ; que l’homme, à force de couper du bois et de détruire les animaux sauvages, détruit aussi sa santé et amène sur la terre toutes sortes de maladies. Tout ce que Dieu a créé est bon, disait-il ; rien n’est à rejeter, pas même les serpents et les vipères ; les loups, les renards, l’oiseau de proie qui lui enlève ses poules, tout cela est bon et doit être respecté. Il radote, quand il s’y met. Et avec ça, c’est un excellent garçon, qui a bon cœur et partagerait son dernier franc avec un pauvre. — Faut-il laisser ce rejet, Toinette ? À votre place, je l’arrache-rais, car vous avez déjà trois arbres dans ce carreau.

— Attendez un moment : voyons. Oui, on peut l’ôter. Qui monte le chemin là-bas ? Cette maudite fumée empêche de bien voir.

— C’est une fille qui porte un petit sac.— En ce cas, c’est ma nièce.Toinette alla au-devant de Cécile, qui n’était plus qu’à une faible

distance du Sorbier.— Tu as bien chaud, ma pauvre !— Bonjour, ma tante. Mais non, pas trop. Il fait si joli. Comment

allez-vous ?— Bien, merci. Je vois que tu as bonne mine ; ça me fait plaisir.

Nous allons vite faire le café. Que dis-tu des parfums que l’ami Philibert nous envoie ?

— Je ne crains pas cette odeur de feuilles et d’herbes sèches brûlées. Elle est très bonne pour purifier l’air au printemps.

— Voilà Saugeon qui n’est pas de ton avis, ni moi non plus. Si nous

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avions ton âge, peut-être penserions-nous comme toi. C’est une singulière chose que la vieillesse. — Mais viens vite t’asseoir.

La tante et la nièce entrèrent. Cécile s’assit une minute, non pour se reposer, car elle avait marché lentement et ne se sentait pas fatiguée. Mais l’arrivée au Sorbier lui donnait une émotion intérieure qui passa au bout d’un moment de tranquillité. Toinette avait de l’eau sur le feu. Elle mit sa poudre de café dans la chaptal en comptant à voix basse chaque cuillerée : une, deux, trois (celle-ci pour Saugeon) et quatre, pour la bonne mesure.

— Laissez-moi verser la première eau, ma tante, dit Cécile ; le coquemar est pesant et il faut vous baisser pour le prendre. Je suis tout à fait remise à présent.

— Tiens donc, ma mie. — Puis, quand ce fut fait : — Comment va-t-on d’où tu viens ? lui demanda-t-elle.

— Très bien. Mon père vous envoie ses amitiés, et ma belle-mère, qui est vraiment bonne, m’a chargée de vous présenter ses affectueux respects. Ils viendront bientôt vous faire une visite.

— Ça s’est donc bien passé ?— Oui, sans bruit, presque sans noce. Le lendemain, mon père a

repris ses occupations comme à l’ordinaire.— Allons, tant mieux. Mets de l’eau, mon enfant ; la première est

descendue. Le lait commence à boutonner. — Mauve, va voir ce que fait Saugeon au jardin. — Eh bien, ma chère enfant, puisque ça devait aller ainsi avec ton père, prenons-en notre parti. Je suis heureuse de t’avoir avec moi ici, pour mes vieux jours. Nous aurons tout juste de quoi vivre, en ne dépensant à peu près rien.

— Mon père veut me remettre les intérêts de l’argent de ma mère ; cela vous indemnisera un peu de la dépense que je vous causerai.

— À combien est-ce que ça se monte par année ?— Une douzaine de louis, je crois.— Douze louis, ma chère, — il faut mettre encore un peu d’eau, — et

voilà le lait qui monte ;— douze louis, c’est bien quelque chose. Sur ces douze louis, nous tâcherons d’en garder dix pour les placer. Deux louis, soit quarante-huit francs, sont bien suffisants pour ta chaussure et une robe. Cette épargne représentera les gages que tu aurais pu gagner comme femme de chambre. Au fait, il me semble que les choses s’arrangent encore assez bien pour tous.

— Oui, ma tante, je le trouve aussi et je suis bien reconnaissante de ce que vous voulez me garder. Je ne me trouverais nulle part aussi bien qu’ici. Seulement, vous me permettrez de travailler au jardin. Lorsque votre ouvrier aura fossoyé les carreaux, je veux amincir la terre, semer et cultiver les légumes aussi bien que lui. Je planterai

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aussi vos pommes de terre, au bas du pré. Si vous semez du chanvre ou du lin, je le filerai.

— Soit, je veux bien ; la toile sera pour ton trousseau, car enfin, il faut tout prévoir dans ce triste monde. — As-tu assez de café comme cela ?

— Oui, merci.— Verse le lait.Les yeux penchés sur la tasse de sa tante, Cécile avait rougi à ce

mot de trousseau. Toinette ne s’en aperçut pas ; elle continua :— Saugeon peut bien attendre que nous ayons fini de goûter ; nous

avons besoin d’être un peu ensemble. Oui, ma chère, tout bien réfléchi, ça n’est pas gai d’être venu au monde. Mais puisque Dieu l’a voulu, nous devons l’accepter. Au moins, je ne laisserai pas après moi souci de famille. Si je meurs avant le chien, tu en prendras soin, ce n’est pas ce qui m’inquiète ; et quant à ce qui te concerne, s’il faut un trousseau, on le fera. Bien que je n’aie jamais regretté d’avoir gardé ma liberté jusqu’à 69 ans, je ne puis pas te conseiller d’en faire autant ; car si je ne t’avais pas pour me fermer les yeux, je devrais peut-être demander ce service à Mauve, et ce serait un terrible chagrin pour lui. Oui, ce qui est fatal, c’est que le monde ne peut finir de sa belle fin ; toujours il se trouve quelqu’un pour le continuer. Au bout du compte je ne vois pas à quoi cela sert. — Prends donc de ces mirabelles ; vois comme elles sont transparentes et d’une jolie couleur.

— Merci ; un autre jour. Je n’ai pas faim, mais le café chaud m’a fait plaisir. Comment se portent vos voisins ?

— Lesquels ?— Tous, je pense.— Ils vont bien, je crois. Celui d’en bas fait de la fumée, comme tu

t’en es aperçue en montant le chemin. Sa sœur est un peu mieux, mais toujours assez faible. Je ne suppose pas qu’elle vive longtemps encore, la pauvre Jeanne-Marie ; et certainement je la regretterai. Elle manquera beaucoup à son frère, et aussi dans la localité, qu’elle n’a jamais quittée. Les Guyot, du premier au dernier, sont robustes. Smyon, de plus en plus, ressemble à un échalas de cytise : un peu tordu, roux, froid à la main et pesant sur le bras. Avec ça, inattaquable au ver ; il vivrait 969 ans, si l’habitude s’en était conservée depuis Méthuséla. Adam et sa femme ne sortent jamais ; Henri va et vient, travaille. Il m’a demandé souvent de tes nouvelles, ainsi que Thérésine, qui vraiment devient gentille depuis quelque temps. Ça été une bonne chose pour elle que le départ de Guillaume Varin. Également cela n’aurait jamais pu aller entre les deux familles.

— Est-ce que ?....

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— Oui, oui, ma chère : mais, pscht ! laissons tout ça dans les oubliettes ; ce ne sont pas nos affaires. Celles du père Varin ne vont guère bien, paraît-il ; mais encore cela le regarde avant moi. Je plains seulement sa pauvre femme. — Saugeon ! dit-elle, appelant de la porte ouverte, venez prendre le café. —Ton père enverra tes autres effets, n’est-ce pas ?

— Il les amènera lui-même.— C’est ça, monsieur, parfaitement.Cécile monta dans sa chambre. Elle ouvrit la fenêtre, d’où la vue

était charmante à cette heure de la journée. À l’ouest, la ligne bleue du Jura fuyait dans la direction des gorges du Rhône. La courbe gracieuse du Salève se montrait au midi ; plus à gauche les Voirons, dominés en arrière par la masse du Mont-Blanc ; plus à l’est encore, la Dent-du-Midi dont les aiguilles chevauchaient au-dessus des nuages ; au pied des Alpes, le lac, d’une admirable limpidité ; ici près, le petit bosquet fruitier entourant la maison ; plus loin, la verte prairie, la maison des Guyot, devinée au milieu des grands arbres qui l’avoi-sinaient ; le murmure lointain de la Galline apporté par la brise, — tout, en ce moment, donnait à la nature un caractère bienfaisant de jeunesse, de vie et de repos. Le soleil était doux, le ciel serein.

Les mains posées sur la tablette de la fenêtre, Cécile admirait ce premier commencement du soir. Elle bénit le Dieu Créateur et lui confia son âme comme au gardien fidèle, qui ne sommeille jamais. Puis descendant l’escalier presque en courant, elle se mit tout de suite aux soins du petit ménage, pendant que Toinette ne perdait pas de vue Saugeon l’ouvrier. Bientôt Cécile chantait un joyeux cantique, en allant et venant d’une chose à l’autre dans la maison. La paix était rentrée dans son cœur, la vie de ses vingt ans avait retrouvé sa force et son harmonie. Le présent est beau dans ces moments-là. On se sent de la famille des esprits bienheureux. Dieu est notre centre, Jésus notre parfait ami. C’est comme si nous avions des ailes : oui, cher lecteur, les ailes de la foi.

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CH A P ITRE X I XPhilibert en deuil,

Une apparition blanche

Quelques jours se passèrent. Henri n’était point venu au Sorbier, mais Thérésine n’avait pas tardé à y faire une visite. Elle embrassa Cécile avec une tendresse qui surprit cette dernière. Comme les deux jeunes filles étaient seules, Thérésine fut beaucoup plus expansive qu’autrefois, et

surtout plus simple et plus vraie.— Je me suis réjouie de votre retour, dit-elle ; j’ai besoin d’une amie

véritable. Cécile, vous m’aiderez à porter courageusement le poids du jour. Vous êtes forte et bonne. Je sens maintenant que mes premières conversations ont dû vous donner une mauvaise opinion de moi ; j’étais nerveuse et dans un état d’irritation qui se calmera s’il plaît à Dieu. Ma vie intérieure est difficile ; ma position extérieure l’est aussi. Est-ce que je pourrai venir causer avec vous, Cécile, comme avec une amie ? Vous avez deux ans de moins que moi, et je me sens pourtant la cadette de nous deux, à bien des égards.

Pour première réponse, Cécile passa un bras autour du cou de Thérésine et lui donna un bon baiser.

— Venez, lui dit-elle ensuite, chaque fois que cela sera possible ; nous nous encouragerons mutuellement. — Comment sont vos parents ?

— Très bien. Henri m’a chargée de vous saluer ; mon oncle Smyon vous fait toutes ses grâces. Il sera ravi de vous voir, car il a pour vous une très haute estime. En général, il parle peu. Nous pouvons rester parfois une semaine entière sans entendre le son de sa voix, mais vous avez le don de lui faire dire de jolies choses. C’est un très bon parti, mon oncle Siméon, prenez-y garde au moins !

— C’est ce que dit aussi ma tante, à qui il fait un peu la cour, n’est-

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ce pas ? Mais laissons de côté ces plaisanteries.— Oui, d’autant plus que je repars à l’instant. Nous sommes très

occupés. Les hommes ne quittent pas la vigne ; ma mère et moi nous nettoyons les prés dans le voisinage du ruisseau.

— On dit que c’est très joli dans le fond de votre vallon ; vous me montrerez cela un jour.

— Sans doute, dimanche prochain, quand il ne faudra pas râteler ; mais c’est bien plus joli lorsque les arbres sont feuillés. Au revoir donc.

— Au revoir, saluez bien vos parents, votre frère et aussi monsieur Siméon.

— Bien, très bien.Et Henri n’était pas venu lui-même ! Pourquoi donc cette retenue,

cette abstention ? Henri Guyot ne voulait rien faire à la légère. L’expérience douloureuse de sa sœur était une leçon pour lui. Et puis, bien que le sentiment dont son cœur était plein n’eût fait que se forti-fier depuis qu’il s’en était rendu compte, il n’osait aborder l’idée d’avoir à le montrer ouvertement. C’était un caractère fort sans doute, mais d’une timidité excessive sur le sujet en question. Vraiment, il n’aurait presque pas osé se trouver seul avec Cécile, de peur qu’elle ne s’aperçût de son trouble intérieur. Lui qui n’avait point sourcillé au sifflement des balles, il était capable de perdre contenance, en laissant voir ou deviner à Cécile ce qui se passait au fond de son cœur. Et pourtant, il faudrait bien qu’elle sût y lire ; il faudrait bien que lui-même donnât le vrai sens de l’énigme. En charger Thérésine serait une lâcheté ; il ne le ferait pas. Même, il avait recommandé à sa sœur de ne pas prononcer un mot qui pût conduire Cécile sur la voie. C’est bien singulier, cela ; et pourtant c’est vrai. Chez les natures délicates, nerveuses, une humilité remarquable retient à distance ou cache sous un voile épais ce que les gens vulgaires affichent en toutes lettres devant le premier venu. Babillard chez un homme ordinaire, l’amour est discret, d’autant plus vrai et plus profond dans un cœur qui dit très peu ou même se tait complétement.

Philibert Paplan se conduisait tout autrement qu’Henri Guyot, mais chez lui c’était affaire de principes inflexibles et très dogmatiques. Il arriva au Sorbier le soir même du retour de Cécile, et continua dès lors ses fréquentes visites. Comme cela devenait fastidieux, Toinette ne lui épargna pas les mots pointus. Elle finit même par tourner la clef de la serrure en dedans, un jour qu’elle l’entendit marcher près de la maison.

— Nous sommes fatiguées, voisin d’en bas, lui criat-elle : bonne nuit !

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— Ma sœur a une terrible crise en ce moment, répondit-il ; nous n’avons plus d’éther. En avez-vous, Toinette ?

— Sans doute, j’en ai, reprit à voix basse la vieille fille ; mais si c’était un prétexte !

— Non, ma tante, il en est incapable : ouvrez-lui. Toinette fit grincer la clef et se trouva en face de Philibert. Venu en courant, la tête nue, ce dernier était encore tout essoufflé.

— Ça va donc bien mal ? lui dit Toinette.— Oui, très mal. Si j’osais vous prier de venir un moment ; ma sœur

est seule.— Il nous faut aller, dit Cécile ; où est l’éther ?— Dans mon armoire. Je vais le chercher. Retournez seulement vite

auprès de votre sœur, mon pauvre voisin.Philibert repartit en courant. Ayant fermé leur porte, Toinette et

Cécile ne tardèrent pas à arriver au vallon. Jeanne-Marie était assise dans un vieux fauteuil, la bouche ouverte, cherchant une respiration qui ne pouvait reprendre son cours. Ses yeux étaient hagards, la face couverte de sueur. Elle souffrait d’un asthme violent dont les crises, depuis quelque temps, se rapprochaient et devenaient de plus en plus fortes. On lui donna de l’éther avec de l’eau froide ; on lui tint les bras soulevés : l’accès ne diminuait point. Cécile l’encourageait par des paroles chrétiennes, et Toinette lui disait de conserver son moral ; que c’était le meilleur moyen de conjurer la maladie. Philibert ne disait mot, mais priait Dieu de toute son âme et poussait de profonds soupirs.

— Je sens que c’est bientôt fini, leur dit la malade ; quelque chose s’est brisé dans ma poitrine. Le Seigneur veuille me recevoir en grâce. Adieu, mon frère. Merci de tout ce que tu as fait pour moi.

— Crois-tu que ce soit le dernier moment ? lui demanda-t-il.Elle fit signe qu’oui. Ses paupières devenaient lourdes et se

fermaient graduellement. Au lieu d’une respiration sifflante, on n’en-tendit plus qu’un râle faible et entrecoupé.

— Regarde Jésus sur la croix, ma sœur, lui dit Philibert d’une voix très douce.

— Oui, je le vois, et aussi... le ciel.Ce fut là le dernier mot. Jeanne-Marie s’éteignit paisiblement au

bout de quelques instants. Quand ce fut fini, Philibert laissa les deux femmes auprès de la morte. Il vint à la cuisine, où il se mit à genoux, priant à haute voix, s’humiliant dans la poudre, reconnaissant la loi de mort du péché, et glorifiant Dieu à cause de sa parfaite grâce. — Cette prière était vraiment belle, presque sublime de douleur et de foi. Pendant cela, Cécile et sa tante plaçaient Jeanne-Marie sur son lit et

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lui rendaient les derniers devoirs de toilette. Elles revinrent ensuite auprès de Philibert et passèrent une heure avec lui. Cécile sortit de sa poche une petite Bible ; elle en lut à haute voix quelques portions, ce qui fit du bien à l’affligé.

— Sans votre secours, leur dit-il, j’aurais été tout seul. Dieu a montré sa bonté envers ma sœur, en lui envoyant votre assistance au dernier moment. Ce que vous lui avez dit, mademoiselle Cécile, l’a soutenue dans le combat.

— A-t-elle souffert déjà dans la journée ?— Oui, beaucoup. Hier au soir, quand je suis rentré à la maison, elle

avait déjà bien de la peine à respirer.— Vous êtes sorti souvent le soir depuis quelque temps, voisin ; et

puis, cette fumée que vous avez faite dans vos prés a peut-être été nuisible à votre sœur.

— C’est vrai, Toinette ; je puis avoir péché en cela.— Je ne dis pas, voisin, que vous ayez péché, Dieu m’en garde ; je

fais seulement une supposition.— Oui, oui, j’ai péché, je le reconnais. Il vous faut maintenant

retourner au Sorbier ; je regrette seulement de ne pouvoir quitter la maison pour vous accompagner : la nuit est bien sombre.

— Nous ne risquons rien, monsieur Philibert, répondit Cécile. Mais vous allez être seul ici pour toute la nuit. Voulez-vous qu’on aille appeler quelqu’un chez les Guyot ?

— Non, merci. Henri viendrait passer la nuit avec moi, j’en suis sûr ; mais il est fatigué de sa journée de travail, il faut le laisser dormir. Je puis très bien veiller le corps de ma sœur. Demain, si vous pouvez revenir un moment dans l’après-midi, vous me ferez plaisir et me serez en grand secours. Maintenant, retournez, et que le Seigneur vous accompagne.

Toinette et Cécile remontèrent donc chez elles, cette dernière ayant un falot à la main. Pendant le trajet de la Vareuse au Sorbier, Toinette n’ouvrit pas la bouche ; Cécile se bornait à bien éclairer le sentier, afin que sa tante vit où elle devait mettre le pied. Arrivée à la maison, Toinette s’assit. — Cette scène de mort l’avait rendue très sérieuse

— Sais-tu, mon enfant, dit-elle, que c’est très beau de mourir ainsi, et que la foi du voisin est une vertu à souhaiter pour notre propre compte ? Malgré sa bizarrerie, on sent en lui une force qu’on voudrait aussi posséder. Je n’ai regretté qu’une chose là-bas, auprès de cette pauvre bienheureuse ; c’est d’avoir oublié mon livre : le N° 240, où l’on trouve les prières pour les agonisants, l’aurait peut-être bien soulagée.

— Elle a eu les promesses mêmes de Dieu, ma tante, et les prières de son frère. Cela valait mieux que la lecture d’un livre humain.

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— Mieux, mieux... je n’en sais rien ; mais enfin il est maintenant trop tard. Demain matin, dès que nous aurons déjeuné, tu iras chez les Guyot pour dire à Henri ce qui se passe. Il est impossible de laisser le voisin d’en bas seul dans un moment pareil.

— Oui, ma tante, j’irai.Philibert laissa une lampe allumée près du lit de sa sœur ; il ouvrit la

porte qui communiquait à la cuisine et s’installa dans cette dernière pièce pour y passer la nuit. Il écrivit quelques billets aux rares parents qu’il avait encore, alternant dans ce travail par des lectures dans la parole de Dieu, et par des visites qu’il faisait de demi-heure en demi-heure à celle qui dormait du grand sommeil. — Les gens attardés, qui suivaient le chemin de la Petite Côte, en char ou à pied, se deman-daient ce que pouvaient donc faire les Paplan au milieu de la nuit, quand chacun dort dans les campagnes. Et ceux qui, le matin avant le jour, descendirent de la montagne, furent aussi très étonnés de voir de la lumière à deux fenêtres de la maison. Comme de telles habi-tudes nocturnes n’étaient pas celles des propriétaires de la Vareuse, les passants se livraient sur ce sujet à des suppositions qui ne se rapprochaient guère de la réalité.

— Ils ont peut-être une bête malade, dit un homme de Mézeray à son compagnon.

— Ou bien leur vache aura fait le veau cette nuit, répondait l’autre.Nul, en effet, ne pouvait supposer que l’une des deux lumières était

celle de Philibert, fortifiant son âme par la méditation des promesses divines, et l’autre, la pâle clarté qui se reflétait sur le visage d’un mort. La pensée de la solennelle visite est ordinairement la dernière qui monte au cœur d’hommes occupés des affaires de la vie ; et pourtant, si nous étions sages, nous attendrions chaque jour l’arrivée du Seigneur dans notre maison.

Le lendemain matin, malgré la fraîche rosée dont l’herbe était couverte, Cécile arriva chez les Guyot, comme ceux-ci déjeunaient. Henri se leva tout ému et offrit vite une chaise. Cécile raconta ce qui s’était passé la veille, et comment Jeanne-Marie avait quitté ce monde, en paix avec Dieu. Les parents Guyot dirent que c’était bien heureux pour elle ; Smyon continuait de manger le pain trempé dans son café, et Henri annonça qu’il allait voir chez Philibert s’il pouvait lui être bon à quelque chose.

— Oui, tu feras bien, s’empressa d’ajouter Thérésine.— Bien, bien, marmotta Smyon : oui, pourvu que tu reviennes vite

à la vigne. Le temps est trop cher pour rester là-bas, si tu n’es pas absolument nécessaire à Philibert. Il aura écrit à ses parents, et peut envoyer le facteur chez le visiteur des morts, à Mézeray.

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133La Petite Côte: Histoire champêtre

— Je pense, dit Adam, que nous pourrions offrir d’être porteurs, nous trois d’ici. Antoine Varin fera le quatrième. Offre-lui cela, Henri.

— Mais, reprit le froid Smyon, trois d’ici, c’est beaucoup ; tu ne réflé-chis pas que ça nous prend trois demi-journées ?

— C’est égal, continua le frère aîné. Si tu ne veux pas venir, j’irai avec Henri.

— Je pense aussi, père, dit le jeune homme, qu’il faut offrir le cheval et le char pour mener le cercueil jusqu’à l’entrée du village.

— Sans doute.— Eh bien, dans ce cas, dit encore Smyon, c’est assez d’aller un.

Mais finalement, faites comme vous voudrez.Henri partit avec Cécile. Nous savons qu’ils ne s’étaient pas revus,

et le lecteur n’a pas oublié les appréhensions du jeune homme, à la pensée de se trouver seul avec la nièce de Toinette. Eh bien, ce fut le contraire qui eut lieu. Ce grand sujet de la mort et de la vie à venir, les mit parfaitement à l’aise. Ils purent causer avec le doux sentiment d’avoir l’un et l’autre les mêmes convictions. Ils parlèrent de Philibert, qu’on ne pouvait s’empêcher d’estimer pour sa droiture, et d’aimer, tant il avait le cœur disposé au service du prochain. Arrivés devant la porte de Toinette, tous deux avaient trouvé le sentier à travers les prés singulièrement court. Comme ils allaient se quitter, Henri fit remar-quer à Cécile, à quelques pas du grand sorbier, un petit spectacle assez rare pour que nous le placions sous les yeux du lecteur.

Le long de la rigole qui coulait en avant de l’arbre, on distinguait trois places où l’herbe naissante était plus verte et plus longue que dans le reste du pré. Vers le 25 mars, il n’y a guère en ce pays de haute verdure gazonnée que dans les vergers gras ; et celui du Sorbier n’était pas de cette catégorie privilégiée. Donc, au milieu d’une de ces touffes vertes, se tenait un petit animal, de la grosseur d’un écureuil, mais plus allongé et blanc comme la neige. Sa tête est pointue, les oreilles sans pinceau terminal ; la queue, en petit panache d’un noir profond, n’est pas très longue. L’hermine, car c’en était une, paraissait guetter quelque chose au bout de son nez : une souris, un campagnol, probablement. Mais le bruit que firent les causeurs en se dirigeant de son côté lui donna l’éveil. Elle passa avec une rapidité extrême, de l’endroit où elle était, à une des deux autres touffes d’herbe, et y disparut. On eut dit l’apparition d’un être mystérieux.

— Si nous ne bougeons pas, dit Henri, elle se montrera de nouveau.En effet, vingt-cinq pas plus loin, Cécile vit sortir de terre la tête

blanche, et posa la main sur le bras d’Henri pour l’avertir. L’hermine fit un saut en l’air, gambada sur le gazon, revint à la première touffe abandonnée, disparut de nouveau comme par enchantement et se

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trouva au même instant courant sur l’herbe, assez loin des deux spec-tateurs. Une dernière fois, elle s’évanouit tout de bon dans sa course.

— C’est presque un esprit, dit Cécile. Expliquez-moi comment s’exécutent de telles évolutions.

— Venez voir sur la place même, vous comprendrez bientôt les allures de ce charmant animal.

Ils allèrent ensemble. Henri eut bien vite découvert les trous de sortie de l’hermine. Ils étaient faits dans l’herbe avec un soin tout particulier et avec une propreté exemplaire ; la terre, tout autour battue et polie ; l’ouverture, un peu inclinée et à l’abri de l’eau.

— Vous voyez maintenant, continua Henri : cette sortie correspond par un souterrain à celle qui est dans l’autre touffe ; et cette dernière à la troisième, plus bas. La plus éloignée de nous est celle d’où l’her-mine n’est pas revenue. Elle passe de l’une à l’autre, sous terre, avec une merveilleuse rapidité. Là-dessous, elle fait sans doute la chasse aux souris. À la fin de l’hiver, il n’est pas très rare de voir une hermine s’établir dans un verger, pour quelque temps seulement. Nous en avons eu ainsi plusieurs fois dans le nôtre. Est-ce qu’il n’y en a pas dans la contrée où demeurent vos parents ?

— Je n’en ai jamais vu ; la maison est dans le village même ; merci de votre explication. Mais je vous ai retenu quelques instants mal à propos. Adieu, Henri ; saluez l’ami Philibert de ma part. Nous irons le voir avant midi.

À la campagne, on ne se quitte guère entre jeunes gens sans se serrer la main. Les deux nôtres n’eurent garde de manquer à cet usage, et bientôt Henri Guyot descendait à grands pas le sentier qui relie les deux habitations.

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CH A P îTRE X XLa cousine Gaume

L’ensevelissement de Jeanne-Marie Paplan eut lieu le troi-sième jour après sa mort, comme la loi le veut. Il ne ressembla guère à ces longs cortéges noirs qu’on voit passer dans les villages, suivis d’une foule nombreuse qui vient rendre le dernier honneur au trépassé, peut-être plus

encore aux parents vivants qu’à lui-même. Philibert déclara qu’il ne voulait pas de manteaux, loués pour la circonstance. C’est un usage mondain, dit-il, et de l’argent mal employé. Comme il n’avait pas de vin chez lui, il pria Henri de lui en faire apporter quelques bouteilles de l’auberge. Henri les demanda à son père, qui les donna volontiers, sans en parler à Smyon. Des petits pains et un verre de vin, ce fut tout ce qu’on offrit aux six cousins venus pour la cérémonie. Smyon ayant refusé d’être porteur afin de ne pas laisser le domestique seul à la vigne, Saugeon l’ouvrier le remplaça, sans regretter la perte du gain d’une demi-journée. On mit le cercueil sur le char des Guyot, Henri conduisit le cheval par la bride jusqu’à l’entrée du cimetière de Mézeray ; là, les quatre hommes prirent la bière et vinrent la déposer au bord de la fosse. Après quelques pelletées de terre, l’un des fossoyeurs ôta son bonnet et prononça les paroles suivantes :

« Messieurs les parents, vous pouvez vous retirer. » Ceux-ci sortirent de l’enceinte du champ des morts, et le char redescendit lentement vers la Petite Côte. Pas une seule personne du village n’était venue accompagner à son repos la dépouille d’une chrétienne. Le temps était si cher ! et d’ailleurs le cortége n’était pas entré au village. Puis, on connaissait très peu Jeanne-Marie. S’il s’était agi d’un riche de ce monde, chacun se fût empressé de lui rendre les derniers honneurs.

Pendant que l’enterrement avait lieu, Toinette et Cécile vinrent garder la maison. Le lendemain, une cousine de Philibert, nommée Ursule Gaume, arriva chez ce dernier. Elle lui sauta au cou en versant

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d’abondantes larmes, et fit des lamentations quasi burlesques sur la fin si prompte de la défunte. La veuve Gaume avait bien cinquante ans : grande, sèche, portant des robes courtes, elle ressemblait à une longue perche habillée en femme.

— Pauvre cher cousin, dit-elle à Philibert quand elle se fut un peu calmée, je me suis tourmentée en pensant à ce que vous alliez devenir. Vous voilà maintenant tout seul. Avez-vous déjà pris des mesures ?

— Des mesures de quoi ? demanda le solitaire.— Des mesures pour ne pas rester tout seul. C’est impossible que

vous restiez seul dans une maison comme la vôtre, où il y a beaucoup de choses à soigner (hélas ! c’était nu comme la main chez Philibert), et avec tout votre terrain encore. Vous ne pouvez absolument, cher cousin, vous passer d’une femme de ménage. Pensez un peu ! qui ferait vos vivres ? qui balayerait ? soignerait vos affaires, raccommo-derait vos bas, et garderait la maison en votre absence ?

— Je n’ai pas encore réfléchi à tout cela.— Vous voyez ! il vous faudra, cher cousin, mais plus tard, cela va

sans dire, songer à vous donner une compagne. J’ai donc pensé, en attendant que vous trouviez mieux, à vous proposer de venir soigner votre ménage. Comme je suis libre et que ma santé, grâce au bon Dieu, est robuste depuis deux ans, je suis toute disposée en votre faveur. Vous me rétribuerez ou ne me payerez pas, ce sera comme vous voudrez, ce n’est pas l’intérêt qui me fait agir, mais bien l’amitié que j’ai toujours eue pour vous, cher cousin Paplan, oui, toujours.

— Merci, répondit Philibert, puis il ajouta : l’ouvrier est digne de son salaire. Si vous venez tenir mon ménage, je vous payerai ce qui sera juste et équitable, car il est écrit : tu n’enmuselleras pas le bœuf qui foule le grain ; mais ce passage, en y réfléchissant, doit être pris dans un autre sens.

— Prenez-le dans le sens que vous voudrez, cher cousin, cela m’est égal. Dites-moi seulement si vous voulez que je vienne. Je n’ai qu’à fermer mon appartement et remettre la clef au voisin greffier. Déjà demain je peux m’établir chez vous. Je vois qu’on a bien sali par là, hier. Sans doute, les gens ont apporté de la terre avec leurs souliers. Il faudra écurer les carrons. Le râtelier est couvert de traces de mouches ; tout cela doit être lavé. J’y mettrai bon ordre, allez seule-ment. J’aime les choses propres, moi ; oui, cher cousin, propres.

— Il me semble, cousine Ursule, que je ne dois peut-être pas.... (ici, Philibert s’arrêta un moment).

— Voyons, que voulez-vous dire ?— Que je ne dois peut-être pas refuser le service que vous m’offrez.

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Cette réponse fut si agréable à Ursule que, de nouveau, elle embrassa Philibert avant que celui-ci eût pu l’en empêcher.

— Mais, continua-t-il, j’ai encore une ou deux choses à vous dire. D’abord, une fois entrée dans ma maison comme femme de ménage, vous n’agirez jamais que par mes ordres.

— C’est bien sûr, cousin.— Ensuite, j’ai l’habitude de faire moi-même mon lit. Vous vous

bornerez à balayer ma chambre.— Parfaitement ; mais je pourrai m’assurer que votre lit est bien fait,

la paille soulevée, le matelas plat ?— Je l’arrange comme il me convient. — Maintenant, cousine

Ursule, répondez sincèrement à ma question : savez-vous ce que c’est que d’être un enfant de paix ?

— Mais, je pense qu’oui ; un enfant du bon Dieu, c’est quelqu’un qui... voyons que je vous explique ça clairement : eh bien, c’est quelqu’un qui vous ressemble.

— Vous avez connu ma sœur ?— La chère Jeanne-Marie ? sans doute. Nous avons été liées autre-

fois, dans notre jeunesse. On se voyait aux danses. Mais depuis nombre d’années nous nous étions perdues de vue.

— Eh bien, ma sœur était une enfant de paix, une vraie chrétienne. Il vous faudra demander au Seigneur de le devenir comme elle.

— Oui, mon cher cousin, vous avez bien raison.— Nous sommes donc d’accord. Je vous payerai deux écus de cinq

francs par mois ; dans ma position, je ne peux pas vous offrir davan-tage.

— C’est bien assez. Je suis contente de cette manière.— Voulez-vous faire du café pour vous et pour moi ? voilà du lait

dans ce pot gris et de la poudre dans cette boîte.Ursule montra aussitôt qu’elle était active et propre ; elle visita la

cafetière, essuya la cassette, s’assura que l’eau bouillait. Elle arrangea le feu comme une veuve pauvre sait le faire, c’est-à-dire avec ordre et une sévère économie. Pour la première fois de sa vie, Philibert exami-nait ces divers détails. Le café se trouva bon, et quoique le maître de la maison ne fût certes pas difficile, il reconnut à Ursule un vrai talent de ménagère. Lorsque la veuve eut fait le petit relavage des deux tasses et remis les objets à leurs places, elle se disposa à retourner dans son village.

— Oui, vous faites bien de partir, lui dit Philibert : il y a deux lieues d’ici chez vous.

— Davantage, cousin ; il me faut trois heures pour me rendre à Provinges. Eh bien donc, à demain au soir.

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— S’il plaît à Dieu et si nous sommes en vie. Ursule se borna à serrer la main du cousin Paplan.

Elle comprit, au regard de Philibert, qu’une troisième embrassade ne serait pas acceptée, et que ces premières démonstrations d’amitié n’étaient plus de saison, du moment qu’elle entrait au service du propriétaire de la Vareuse.

Malgré les allures de la veuve, le ton criard et chantant de sa voix, sa présence dans la maison fut une bonne acquisition pour Philibert. Au bout d’une semaine, tout fut approprié et mis en ordre. Ursule traîna force panosses sur le carrelage de la cuisine ; elle écura les plan-chers des chambres, lava les armoires, les portes, et fit une guerre acharnée aux toiles d’araignée dont les recoins étaient garnis. En la voyant ainsi à l’œuvre, Toinette fut tout extasiée. Elle félicita Philibert de s’être si vite et si bien décidé.

— Votre cousine sera une agréable société pour vous, voisin. Le soir, au lieu de sortir, vous aurez au moins quelqu’un à qui causer dans votre maison. Je n’aimais pas à vous sentir de nuit hors de chez vous, même dans notre petit sentier.

De retour chez elle, Toinette raconta à Cécile les exploits de la nouvelle ménagère.

— Cette veuve Gaume, dit-elle, est une écureuse qui s’y entend. Elle porte une robe trop courte ; c’est bien commode pour essuyer, mais ça lui fait paraître les jambes encore plus longues. Je crois qu’elle aura soin du voisin, qui, du reste, ne pouvait rester seul chez lui sans risquer de mourir de faim au bout de peu de temps.

On était en avril, dans la seconde semaine de ce mois aux douces haleines. Philibert Paplan visitait les bords du ruisselet qui limite sa propriété au nord. Des pluies récentes et la fonte des neiges sur la montagne en avaient fait une rivière qui, rongeant le terrain et sortant parfois de son lit, avait causé çà et là du dommage. De nouveau, il fallait enlever le limon déposé sur la prairie, et planter des pieux de saule, de peuplier, dans les endroits entamés par la crue subite des eaux.

— Comment ce ruisseau paisible s’est-il transformé en torrent ? se disait Philibert ; c’est que les nuées ont crevé sur la montagne, un vent doux a soufflé sur les amas de neige, et ainsi les réservoirs n’ont pu contenir tout ce qui s’y rendait. Alors, les sources ont jailli dans la plaine, les chemins ont été changés en ravines d’eau.

Cependant, lorsqu’il faisait cette réflexion et considérait les effets de l’inondation sur ses terres, le ruisseau avait déjà repris son cours lent et presque endormi. Dans un creux qui se trouvait isolé du lit principal par une barre de gravier et un tronc de saule tombé subitement, il vit

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l’eau s’agiter comme si elle était bouillante, ou habitée par un animal caché dans le réservoir improvisé. Philibert resta immobile, les regards fixés sur le phénomène. Tout à coup, il aperçut la tête d’une grosse truite, demeurée prisonnière dans ce lieu, à la suite du retrait de la rivière. Il ôta ses souliers et ses bas, releva son pantalon et entra dans l’eau jusqu’à mi-jambes. Là, il lui fut facile de saisir le poisson, qu’il lança de toute sa force dans le pré, aussi loin qu’il le put. Pendant que la truite se débattait sur l’herbe, Philibert renfila ses bas et ses souliers. Quand il vint pour la prendre, elle ne donnait plus que quelques battements de queue. L’air l’avait tuée, encore plus que la secousse de la chute. Philibert l’emporta chez lui.

— Voyez un peu, dit-il à Ursule en entrant, le présent que nous a fait le ruisseau.

— Jour de ma vie, cousin ! quelle superbe bête ! Saumonée d’un bout à l’autre des flancs. Elle pèse au moins quatre livres et vaut deux écus de cinq francs comme deux sous. Qu’en voulez-vous faire ?

— Je ne sais pas. Si je l’offrais à la voisine Toinette ?— Oh ! non, cousin. Deux femmes seules ne sauraient que faire d’un

si grand poisson.— Et les Guyot ?— Ils n’ont pas l’habitude de le préparer ; cousin, il faut le vendre.— Vendez-le ; mais à qui ?— On peut envoyer Louise Saugeon au château de Raisse : elle a le

temps de s’y rendre et d’en revenir avant la fin du jour.Louise Saugeon, jeune fille de douze ans, était occupée cette

après-midi-là, par Ursule, à arracher les plantes de nielle dans un petit champ de blé.

— Envoyez-la, dit Philibert, qui retourna aussitôt à la rivière.Chemin faisant, il eut comme un remords d’avoir pris le poisson.

« J’aurais dû lui rendre la liberté et la vie, peut-être, » se disait-il. Mais bientôt il se souvint que les apôtres étaient des pêcheurs ; et puis, la rivière lui ayant causé des dégâts, il était juste, après tout, qu’elle l’indemnisât au moins d’une partie de ses pertes. — Arrivé au bord de l’eau, en face d’un épais taillis de vernes11 qui croissaient de l’autre côté, il entendit deux coups de fusil, et bientôt la fumée l’avertit de la place où avait tiré le chasseur. Ce dernier ne tarda pas à paraître, précédé d’un chien d’arrêt. C’était Antoine Varin.

— Eh ! j’allais justement chez vous, Philibert ; aujourd’hui, j’ai de la chance, car voilà un superbe doublet de bécasses que je viens de faire à cinquante pas d’ici. Ce sont, je crois, les dernières. Le coucou a

11 - [NdÉ] - Ou aunes.

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chanté ce matin pour la première fois ; les pigeons roucoulent dans les bois ; je crois bien que la passe est finie. Voyez les deux belles bêtes ! elles sont encore toutes chaudes. Avec deux que j’ai trouvées ce matin sur les bords de la Galline aux Guyot, droit au-dessous de leurs vignes, ça fait quatre, n’est-ce pas ? Dix francs les deux paires, c’est une jolie journée, qu’en dites-vous ? Mais il faut savoir se dématiner, et connaître les bonnes étapes. Les bécasses, ça ne se trouve pas au bout d’une ligne, comme un poisson qui avale un ver. Et puis, c’est difficile à tirer. Aussi n’est-ce pas pour rien que le roi Salomon, dans ses Proverbes, a dit cette belle parole : « Le paresseux ne rôtit point sa chasse. »

Philibert ne s’attendait pas à la citation ; elle lui ôta son envie de contredire Antoine, et d’ailleurs, comme il avait lui-même pris la truite à la main, qu’avait-il à répondre ? Aussi ne dit-il rien, si ce n’est :

— Savez-vous en quel chapitre du livre des Proverbes se trouve le passage que vous citez ?

— Non, parbleu pas ! mais je suis sûr qu’il y est. — Ami Philibert, je voulais donc passer chez vous pour vous prier de venir à la maison demain au soir à six heures. Je ne vous retiendrai pas longtemps. Henri Guyot y sera aussi, et nous causerons de deux ou trois choses dont je désire vous entretenir tous les deux.

— J’irai volontiers : à six heures ?— Oui. J’ai appris avec bien du plaisir que vous avez une cousine

Gaume pour tenir votre ménage. On la dit brave femme, et je sais qu’elle est bonne cuisinière. Vous ne pouviez rester seul, c’est évident. À demain au soir !

Antoine descendit en sifflant, le long du ruisseau, pendant que son chien continuait à en fouiller les bords boisés de l’autre rive. Au confluent des deux ruisseaux, soit un kilomètre plus bas, passe le chemin conduisant au château de Raisse. Il y a là un pont, d’où la route remonte dans la direction de Pollion. Comme Antoine sortait d’un pré et entrait dans ce chemin, il y rencontra la fille de Saugeon, un panier au bras et marchant d’un pas rapide.

— Où vas-tu comme ça ? lui demanda Antoine.— Au château de Raisse.— Et que portes-tu dans ce panier ? L’enfant hésitait à répondre.— Oui, que portes-tu là ? reprit Antoine.— Un poisson.— Montre-moi un peu ça. Saperlote ! la belle truite ! Fraîche comme

un bouton de rose. Est-ce ton père qui l’a prise ?— Non ; je ne dois pas dire d’où elle vient, et je vais la vendre au

château.

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— Combien en veut-on ?— Dix francs de France ; deux écus.— Dix francs ! elle pèse, combien ?— Quatre livres et quart.— En es-tu sûre ?— Oui ; on l’a pesée.— Eh bien, je l’achète ; tiens, voilà deux écus. — Nous allons la

mettre ici, sur les mêmes feuilles de choux, dans mon sac. Et puisque celui qui l’a prise ne veut pas être nommé, tu ne dois pas dire non plus le nom de celui qui l’achète. Entends-tu ?

— Oui.— Voilà deux batz pour toi. Mais si j’apprends que tu dises mon

nom, tu auras affaire à moi.— Oh ! n’ayez pas peur que sje le dise.— Adieu, ma fille. Retourne chez vous. Tu diras que tu as vendu la

truite à un chasseur, qui passait dans le chemin.Ayant fait cette belle recommandation à l’enfant, Antoine Varin

traversa le pont et remonta le cours de la Galline, jusque chez lui. Au bout d’un moment, Louise Saugeon reprit la direction de la Vareuse, où l’on fut très étonné de la voir déjà de retour. Elle raconta que, sur le pont en avant de Raisse, elle avait rencontré un chasseur qui lui avait donné dix francs de la truite et deux batz pour elle.

— Sais-tu son nom ? demanda Philibert.— Il m’a dit de ne pas le nommer.— Eh bien, ne le nomme pas, mon enfant. Ce chasseur a peut-être

de bonnes raisons pour qu’on l’ignore ici. Il avait le droit d’acheter la truite en chemin, comme j’ai usé de celui de la prendre dans un creux d’eau sur mon terrain. Cousine Gaume, il faut donner quelque chose à manger à cette jeune fille, et qu’elle retourne ensuite au champ jusqu’au coucher du soleil.

On peut bien supposer que Philibert Paplan employa au soulage-ment de quelque malade pauvre, les dix francs que le prodigue Antoine Varin n’avait pas craint de mettre à l’achat du poisson destiné à ses invités du lendemain.

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CH A P ITRE X X IRéception générale à la Flatte

Antoine Varin ne s’était pas borné à inviter Philibert Paplan et Henri Guyot. II tenait à réunir une fois chez lui tous ses voisins de la Petite Côte, mais il se garda bien de les en avertir, car c’eût été le vrai moyen de n’avoir personne. De guerre lasse, la Marion le laissa faire à sa guise. Et puis, au

fond, la pauvre femme pensa que cela ferait peut-être plaisir à son cher fils absent, surtout si Thérésine consentait à accepter l’invitation. Elle donna même encore dix francs à son mari. Antoine passa donc chez Toinette et à la Collarde. À la première il dit que sa femme dési-rait beaucoup causer un moment avec elle et avec Mlle Cécile ; qu’on leur offrirait simplement une tasse de thé en guise de soupe, et que ces dames pourraient repartir avant la nuit. Avec les Guyot, il s’y prit d’une autre manière. Il leur demanda de consentir à passer une demi-heure chez lui ; qu’il désirait entretenir Adam et Smyon de choses qui le concernaient, et les prier de lui donner un conseil ; qu’une fois en leur vie, ils pouvaient bien lui accorder ce plaisir et manger avec lui une simple bouchée de pain. De bons voisins comme eux ne lui refu-seraient pas cela ; leurs enfants étaient aussi absolument nécessaires à cette entrevue tout amicale. Que si la mère Guyot voulait les accompagner, cela ferait grand plaisir à la Marion, mais il n’osait pas trop y compter, vu ses habitudes de retraite. — Adam, à qui s’adres-sait plus spécialement la communication, répondit que, pour une fois, il ne voulait pas refuser la chose, surtout puisque Antoine désirait leur parler d’affaires ; mais que pourtant il fallait laisser libre son frère Smyon. Henri et Thérésine acceptèrent de bon cœur. Cela décida Smyon, qui n’entendait pas qu’on fit rien sans lui, ni dans la maison, ni hors barrière des Guyot. Voilà donc nos gens engagés, grâce à la diplomatie de maître Antoine. Alors, il n’avait que des bécasses à offrir. Le poisson n’existait encore que dans son imagination, et peut-

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être même n’y avait-il point pensé. Dans l’après-midi il retourna à la chasse et rencontra Paplan au bord du ruisseau : on sait le reste.

Le lendemain, de bonne heure, il prit un grand bissac et se dirigea du côté de Malsan. À Pollion, il entra chez Saugeon, dont la femme avait servi longtemps comme cuisinière.

— Bénigne, lui dit-il, votre fille vous a sûrement dit qu’elle a vendu hier un poisson.

— Oui, monsieur Antoine, c’est la vérité.— Eh bien, ma brave Bénigne, il s’agit que vous veniez chez moi

cette après-midi en faire la sauce.— Pourquoi pas, monsieur Antoine ? je n’ai rien à vous refuser.— Ensuite, vous souvenez-vous bien de la recette d’un salmis de

bécasses ?— Mieux que de la première section du catéchisme.— Bon. Enfin, des bécasses fraîches, comment doit-on les arranger ?— À la broche, monsieur Antoine ; sinon, dans une casserole, sous

charbon de bois.— Vous viendrez soigner ces trois articles, de façon qu’à six heures

précises, la table les voie fumer et que leur parfum embaume toute la maison.

— Je ferai de mon mieux, monsieur Antoine.— Il faut du bouillon de bœuf, n’est-ce pas ?— Sans doute ; prenez une bonne pièce.— Bonjour, Bénigne ; pas un mot de cette affaire, entendez-vous !— Clair comme le jour.Les invités furent exacts ; quelques minutes avant l’heure fixée, les

quatre Guyot firent leur entrée à la Flatte. Smyon regardait le chien-dent qui levait déjà le nez dans les labourages, même avant l’avoine semée, dont on voyait des grains non recouverts sur la terre. Adam considérait l’ensemble de cette campagne si bien placée, mais que la légèreté de caractère et les goûts dépensiers du propriétaire ruinaient chaque année un peu plus. Henri et sa sœur pensaient à l’absent, qui ne se doutait guère, en ce moment, de leur présence au foyer paternel.

On les reçut tous à la chambre, où la table était dressée. Comme ils venaient de s’asseoir, Toinette et Cécile entrèrent dans la cour. Leur vue excita une surprise complète, et chez les jeunes gens un senti-ment bien plus profond. Voyant les nouveaux arrivés, Adam dit sans façon à leur hôte que, pour faire les choses encore mieux, si possible, il aurait dû inviter aussi l’ami Paplan.

— Le voilà précisément, répondit Antoine ; tiens, la main sous son gilet et la tête penchée. Ce brave Philibert ! il est encore sous le coup de la mort de sa sœur ; c’est bien aimable à lui d’être venu.

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Antoine alla lui ouvrir la porte et l’amena à son bras.— Voilà, lui dit-il, cher voisin du vallon, des personnes que vous

connaissez. Comme je me fais vieux et que j’ai des peines de cœur (le départ de mon fils en est une grande), j’ai voulu, avant de mourir, avoir une fois à ma table les bons amis plus haut placés que moi sur la terre, car leurs propriétés sont au moins de cent cinquante pieds plus près du ciel que la mienne. Mais veuillez vous asseoir. — Marion, tu as dit, n’est-ce pas, que la voisine Toinette se met ici, à la tête de la table ; le voisin Siméon à sa droite, et Adam à sa gauche. Mlle Thérésine me fait l’honneur de s’asseoir à côté de moi ; Mlle Aubert entre ma femme et l’ami Henri. Le cher Philibert ici en face. Nous voilà tous, je crois. C’est le moment de commencer les feux.

Bénigne Saugeon parut avec la truite étendue de toute sa longueur dans un grand plat, rempli de sauce. Elle le posa au milieu de la table et ne tarda pas à revenir avec un autre plat contenant le salmis de bécasses sur un réchaud. Le troisième plat montrait les quatre oiseaux tués le jour précédent, rôtis, sur des tranches de pain qui leur donnaient une façon merveilleuse. Certes, il y avait sur la table de quoi réjouir un maître gourmet. Mais aucun de ces hôtes n’était à la hauteur d’une gastronomie pareille. Antoine s’excusa de ne pouvoir offrir un lièvre, la loi sur la chasse interdisant le meurtre d’un de ces timides animaux dans cette saison, vu qu’ils sont alors occupés à élever leurs premières nichées. Antoine achevait de servir le poisson, lorsque Bénigne vint dire qu’un étranger le demandait à la cuisine ; la serviette à la main, il s’y rendit à l’instant.

— Eh ! s’écria-t-il, voilà ce qui s’appelle avoir de la chance ! quel bonheur ! entrez vite, bien vite, et venez prendre place, monsieur Sébastien.

— Mais, dit le jardinier de Thiolay, ne suis-je pas de trop chez vous, monsieur Varin ? Il y sent si bon, que vraiment on se croirait à noce.

— Entrez, entrez toujours. Une noce ? hélas ! non, mon cher monsieur Liaffe, dit Antoine en présentant son nouvel hôte aux gens attablés. C’est une petite réunion d’amis et de voisins, pour fêter les vingt-sept ans de mon fils Guillaume, qui est absent, comme vous le savez. — Venez vous asseoir à côté de monsieur Philibert Paplan, et dites-moi ce qui nous procure l’honneur de votre visite.

— Mesdames et messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter mes respects. Bonsoir, madame Varin. — Mais je suis vraiment honteux de causer tant de dérangement.

— Point, point, reprit Antoine ; monsieur Liane, il n’y a pas trace de dérangement.

— Je suis arrivé ce soir à Malsan, dit le nouveau venu, pour la foire

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de demain. J’ai besoin d’une vache laitière, en ayant vendu une grasse dernièrement. Or, comme je tiens à repartir de bonne heure, j’ai pris les devants ; et plutôt que de passer la soirée à l’hôtel où l’on s’ennuie, j’ai eu l’idée de vous faire une petite visite.

— Bonne idée, excellente idée ! goûtez un peu de cette truite ; vous me direz si celui qui l’a prise n’a pas fait une bonne action.

Ces dernières paroles firent une vive impression sur Philibert, qui dirigea ses yeux noirs du côté d’Antoine, mais ne dit rien et continua de manger ce qui était sur son assiette.

— L’on en goûte rarement d’aussi parfaite, monsieur Varin ; est-ce de la truite du lac ?

— Oui et non, monsieur Liaffe. Je suppose que cette truite, habi-tante du lac en hiver, a voulu voir du pays au printemps. Elle aura remonté notre rivière pendant que l’eau était grande, et se sera trouvée isolée du courant principal, au moment où la main de quelque heureux pêcheur s’est posée dessus.

— C’est vous qui avez fait cette belle capture ?— Ah ! ceci est mon secret. Encore ce reste de queue, mon cher

monsieur ; voyez, il n’y a pas qui vaille la peine.— Mais, c’est que je compte sur un morceau de bécasse ?— Sur un morceau ! sur quatre, Mais voyons, Adam, Henri, faites-

moi donc le plaisir de verser à boire. Rendez-moi ce service, s’il vous plaît ?

Henri était beaucoup plus occupé à causer avec Cécile qu’à verser du vin. Toinette et Smyon avaient engagé la conversation sur les arbres à noyaux, et sur une nouvelle espèce de pomme de terre. Adam mangeait de bon appétit et ne buvait point mal. Thérésine seule était silencieuse, ou aidait Antoine à servir.

— Et mademoiselle est en bonne santé ? lui demanda Sébastien.— Oui, monsieur, je vous remercie.— Allons, ça me fait plaisir. — Et M. Philibert ? il y a longtemps que

je n’ai passé la soirée au coin de votre feu. La santé est toujours bonne ?

— Merci.— Mademoiselle la sœur, comment va-t-elle ?— Mieux que vous et moi, puisqu’elle est dans le repos du peuple

de Dieu.— Comment donc ! est-ce qu’elle aurait quitté ce monde ?— Oui. Le combat, pour elle, est terminé. C’est un appel sérieux

pour ceux d’entre nous qui voient encore ici-bas la lumière du soleil.— Êtes-vous tout seul ?— Non, monsieur, le chrétien n’est jamais seul.

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— Je comprends ; monsieur parle au spirituel ; mais vous n’habitez pas seul votre maison ?

Philibert ne se pressant pas de répondre, Antoine expliqua à Sébastien que le voisin du vallon avait chez lui sa cousine Gaume, une femme très capable de diriger son ménage, une digne et habile cuisinière.

En ce moment, si Thérésine avait été libre et qu’on lui eût donné le choix entre Sébastien et Philibert, elle aurait certainement pris ce dernier. Au travers de ses paroles froides en apparence, elle distin-guait un cœur chaud, une âme humaine, tandis que l’autre lui faisait l’effet de n’avoir rien de plus que le corps et l’esprit. Quant à Cécile, elle n’était pas placée de manière à voir Sébastien sans s’avancer sur la table, ce qu’elle se garda bien de faire, on le comprend.

Peu à peu, les invités se trouvèrent à l’aise à côté les uns des autres. On entendait un bourdonnement de conversation qui allait bon train. Antoine Varin disait des gentillesses à Thérésine, et celle-ci ripostait avec une malice qui semblait lui revenir. Paplan et la mère Varin causaient de Guillaume ; Adam et la Toinette se disputaient à propos de la politique française. Adam tenait pour Louis-Philippe, et Toinette prétendait qu’ayant usurpé le trône en 1830, c’était juste qu’il eût été puni par où il avait péché, etc. : toutes grandes questions auxquelles ni l’un ni l’autre n’entendaient rien. Du bout opposé de la table, Sébastien appuyait le mouvement républicain, sans doute pour leur faire pièce. — Les deux heureux de cette soirée étaient bien Cécile et Henri, qui trouvaient le secret d’être toujours d’accord, sans rien qui pût révéler aux personnes présentes le sentiment déjà bien enraciné au fond du cœur de ces jeunes gens.

Les bécasses, au dire de Sébastien, furent jugées digne d’un roi. Il en absorba lui seul autant que quatre convives, et se léchait les doigts, lorsque la sauce les avait noircis. — Toinette accepta bien une aile rôtie, mais ne voulut pas toucher au salmis. Philibert refusa l’un et l’autre. Smyon mangea de tout et finit même par se trouver entre deux vins. On eût dit que, pour une fois en sa vie, il voulait faire comme ceux dont la conclusion est : mangeons et buvons, car demain nous mourrons. — Enfin, la nuit trouva nos gens encore à table. Bénigne Saugeon avait préparé des fritures, qui, jointes aux pains d’épices, constituèrent le dessert du souper. On but à la santé de Guillaume et de la mère Guyot ; même Antoine prononça le nom de la veuve Ursule Gaume, qu’après tout, dit-il, on aurait bien pu inviter. C’est ainsi qu’il faisait les choses. À la veille d’une menace d’expropriation, n’ayant plus son fils pour embellir sa vieillesse et celle de sa femme, il tuait des bécasses pour employer le temps et les faisait manger à un vrai

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goulu comme Sébastien.Celui ci demanda si les nouvelles de Guillaume étaient bonnes.— Excellentes ; on ne peut meilleures. Mon fils gagne de l’argent. Il

est parfaitement bien vu dans la famille du patron. Dans quelques années, si nous vivons, — car il faut toujours mettre cette réserve, — dans quelques années, j’espère le voir revenir avec une petite fortune.

— Et s’il vous amenait une Alsacienne ? fit Sébastien en regardant Thérésine.

— Eh bien ! pourvu qu’elle fût bonne et aussi jolie que ma voisine de droite, mon cher monsieur, je serais prêt à lui ouvrir mes bras paternels.

— Les Alsaciennes sont facilement amoureuses, et certes, mon ami Guillaume est fait pour leur donner dans l’œil. Et puis, elles sont riches, de la première à la dernière. Cent mille francs de dot, là-bas, c’est comme chez nous pas même dix. M. Varin, à la sienne et à la vôtre ! je ne vous souhaite rien de plus heureux.

— Merci pour Guillaume, mon cher monsieur. Et pour votre compte, où en sont les affaires d’amour ?

Thérésine était au supplice entre ces deux hommes :— En bas le Rhône ; tout a coulé. Mais vous savez ce que dit la

chanson :

Les oiseaux que l’hiver exileReviendront avec le printemps.

Avez-vous vu les hirondelles ?— Oui, depuis hier. Aussi je considère la chasse comme terminée.— Et la soirée aussi, dit Toinette en se levant. Cécile, donne-moi

mon châle et prépare le tien ; il est temps de partir.Chacun se leva. Antoine et la Marion reçurent de vifs remercie-

ments ; et bientôt les quatre Guyot, les deux habitants du Sorbier, et Philibert, se disposèrent à rejoindre leurs quartiers. Ce dernier demanda un instant d’entretien particulier à Antoine, au moment du départ ; cela ne dura qu’une minute, et eut lieu sous l’avant-toit de la maison.

— Je voulais vous demander, Antoine, si c’est vous qui avez pris la truite que nous avons mangée ?

— Oui, sans doute ; je l’ai prise sur le pont de Raisse, dans un panier porté par la fille de Saugeon.

— Je m’en suis douté durant tout le souper. Savez-vous d’où elle venait ?

— Non, par ma foi ! mais il n’y avait pas plus d’une heure qu’elle

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avait quitté la rivière, car elle faisait encore la grimace.— Vous avez dit que celui qui l’a prise a fait une bonne action ?— Une toute bonne.— Hélas, non, Antoine. Une action, pour être bonne, exige un prin-

cipe d’amour et de sainteté chez celui qui la fait. Il faut qu’il ait en vue la gloire de Dieu. Or, quand j’ai pris la truite dans un creux, sur mon propre terrain, je n’ai pensé absolument qu’à m’en rendre maître. Donc, je ne puis avoir fait en cela une bonne action.

— Comment, diastre ! c’est vous qui avez eu la chance d’attraper ce monstre-là.

— Oui ; vous voyez que je ne m’en vante guère.— Vous avez tort, voisin, de ne pas reconnaître que Dieu vous avait

fait là un superbe cadeau.— J’ai fini par le comprendre ; et voilà pourquoi j’en ai mangé. Sans

cette conviction, je n’y aurais pas touché. Maintenant, voulez-vous savoir pourquoi je n’ai pas goûté de vos bécasses ?

— Oui, pourquoi ?— Parce que ce sont probablement des bêtes étouffées.— Voyons, voisin d’en bas, criait Toinette, voulez-vous, oui ou non,

remonter avec nous ? sans cela nous partons.Philibert rejoignit les trois femmes, auprès desquelles se tenait

Henri. Adam et Smyon étaient déjà en avant. Comme la nuit était sombre, et qu’il fallait monter, Henri offrit son bras à Toinette qui l’accepta de grand cœur. Elle était un peu essoufflée, n’ayant pas l’habitude de manger autant le soir, ni surtout de si bonnes choses. Philibert se plaça entre les deux jeunes filles, mais n’eut pas même l’idée de sortir les mains de ses poches pour user d’un privilége que tout autre se fût empressé de mettre à profit. Quand Thérésine fut rentrée chez elle, il continua de marcher à côté de Cécile, jusqu’au Sorbier, laissant à Henri le soin d’accompagner la tante. Philibert parla très peu. Une fois pourtant il dit à Cécile :

— Pendant le souper qu’on nous a offert chez M. Varin, j’ai beau-coup pensé aux repas que le Seigneur acceptait chez les Scribes et les Pharisiens. Ses disciples aussi y allaient avec lui, en sorte que ma conscience ne me reproche pas de m’être assis à la table du voisin Antoine. Si seulement il pouvait un jour ressembler à Simon le phari-sien ou à Matthieu le péager ! — Bonsoir, voisines. Adieu, Henri. Dieu nous garde tous en paix cette nuit !

— Bonsoir, cher voisin, dit Toinette. Prenez garde au prunier surpasse-monsieur, vous savez : comptez bien trente-six pas, et tirez un peu à gauche. Henri, je vous remercie de votre bras. Vous avez été un charmant garçon pour la vieille Toinette, et, soit dit entre

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nous, maître Antoine ne vous avait pas trop mal placé à son banquet. Bonne nuit.

On échangea une poignée de main, puis chaque maison de la Petite Côte se retrouva en possession de ses maîtres. Depuis qu’elles voyaient lever le soleil, ces quatre habitations n’avaient pas assisté à pareille fête. Et pourtant, ce n’en était pas une joyeuse, tant s’en faut.

Antoine et Sébastien ne se quittèrent pas de si bonne heure. Vers minuit, les deux champions de la bouteille étaient encore attablés. La Marion dormait. Dans un accès de confiance provoquée peut-être par de copieuses libations, Sébastien dit à Antoine qu’il était fiancé depuis vingt-quatre heures avec la fille de Jean Benâcle, jardinier-légumiste à la queue d’Arve, un homme qui donne vingt-cinq mille francs comptant à Livie en la mariant, et qui parle de se retirer avec dix mille livres de rente.

— C’est fameux ! et le physique, mon cher monsieur Liaffe ?— Eh bien, le physique laisse peut-être à désirer ; mais sur le

moral, c’est-à-dire sur la dot, il n’y a rien à reprendre. Là-dessus, je m’en vais retourner à Malsan, où je trouverai bien encore quelqu’un debout à l’hôtel. Merci de la charmante soirée que nous venons de passer ensemble.

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CH A P ITRE X X I IInfluence des chèvres de Toinette

Aux environs de Pâques, Pierre Aubert et sa femme vinrent passer un dimanche au Sorbier. Ils amenaient les effets de Cécile, quelques provisions de ménage et des primeurs de légume. Mme Pierre était petite, bien droite et rondelette. Elle fut aimable avec la tante de son mari, ce qui fit grand

plaisir à ce dernier et à Cécile. Henri avait connaissance de la visite attendue au Sorbier ; il en parla le samedi au soir chez ses parents, au retour de l’ouvrage, et dit que, pour continuer les bons rapports entre voisins, il serait convenable d’offrir au neveu de Toinette, pour son cheval, une place dans l’écurie. Au Sorbier, vers les chèvres de la tante, un cheval venant de loin et ayant chaud ne serait pas bien. Adam Guyot répondit à son fils qu’il pouvait proposer la chose. Smyon n’ajouta rien. Henri vint donc au Sorbier faire l’offre en ques-tion ; il y passa la soirée : quoi de plus naturel ?

Mais à peine avait-il quitté la cuisine de la Collarde, que Smyon dit à son frère, Thérésine n’étant pas là :

— Je trouve, Adam, qu’Henri prend beaucoup de liberté avec nous, depuis quelque temps. Il va souvent chez les Paplan ; il s’arrête en chemin au Sorbier ; il amène des bêtes étrangères dans notre écurie ; tout cela montre le désir de s’émanciper. Doit-il y avoir ici un jeune maître de mon vivant ? Si ton fils prétend diriger bientôt les affaires à ma place ou en ton nom, j’avoue que je m’attendais à autre chose de sa part et à plus de fermeté de la tienne. Quant à moi, je ne céderai pas un cheveu de mon droit. Pour toi, il va sans dire que tu es libre ; mais tu verras peu à peu ton autorité passer en d’autres mains. Henri et sa sœur s’entendent à merveille ; ils seront tes maîtres avant qu’il soit longtemps.

Adam laissa dire son frère jusqu’au bout ; il savait que c’était la meilleure manière de le prendre. Lui-même, depuis quelque temps,

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subissait une sorte d’influence morale et religieuse dont il ne se rendait pas compte, mais qui certainement venait du bon exemple donné dans la maison par ses enfants, surtout par Henri. Lorsque Smyon eut fini, Adam répondit :

— En quoi remarques-tu qu’Henri soit moins soumis qu’autrefois ? il m’a semblé, au contraire, qu’il a été plus complaisant, plus actif, de meilleur command depuis son retour de la guerre.

— Je n’ai rien à lui reprocher sur son travail ; c’est vrai aussi qu’il se lève plus matin et ne sort presque plus le dimanche. Au reste, il n’est jamais beaucoup sorti pour aller aux danses. — Mais tu ne vois donc pas que ses idées sont différentes des nôtres, sur une quantité de points ? Ainsi, ce cheval qu’il va nous amener demain, il faudra lui donner du foin, de l’avoine. Peut-être même le fera-t-il boire trouble, avec de la farine et du son. Tout ça coûte et occupe le monde. Qu’avait-il besoin de faire cette offre à la Toinette, qui n’a jamais voulu aborder l’idée de nous vendre son terrain ? Pourquoi aller au-devant des gens avec un service qu’ils ne vous demandent pas ? — Ensuite, Adam, il est clair qu’il nous faudra bâtir d’ici à trois ou quatre ans. Eh bien, Henri ne se met-il pas dans l’esprit qu’il faut laisser sur pied la vieille maison et construire la neuve près du grand cerisier ? Il me l’a dit. Or, pour moi qui suis le maitre de la moitié, jamais je n’y consentirai. Avoir deux maisons, deux places perdues, c’est du luxe et un mauvais emploi du terrain. Enfin, je veux te dire une chose dont tu penseras ce que tu voudras : Henri a rapporté de la guerre des idées religieuses beaucoup trop prononcées. Je vois très bien qu’il est d’accord avec Paplan sur le fond ; il ne lui manquerait plus que de devenir singulier comme lui. Et toi, un homme pourtant de cinquante-six ans, qui dois savoir ce que tu as à faire, tu te laisses influencer par ton garçon. Voilà demain le sixième dimanche que tu parles d’aller à l’église depuis trois mois ; tu peux compter qu’on le remarque au village. Veux-tu te mettre aussi par la langue du monde, comme le voisin Philibert ? Ma belle-sœur Lisette, ta femme, qui ne va jamais au sermon, s’en porte-t-elle plus mal ? elle vaut bien autant que nous, je pense.

— Est-ce vraiment la sixième fois ? en es-tu sûr ?— Parfaitement sûr ; je les ai marquées à la craie blanche, à côté des

brantées, sur la paroi du pressoir. Tu peux aller lés voir. Les dates y sont.

— Eh bien, je ne m’en serais pas douté. À mon tour, Smyon, je veux aussi te dire une chose ; c’est que je vais au sermon pour trois : pour la Lisette, pour toi et pour moi. Ma femme ne marche pas facilement et est esclave de ses habitudes ; toi, je ne me souviens pas si tu as été

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au culte depuis Noël, en sorte qu’il faut bien que je remplisse un peu vos devoirs religieux avec les miens.

— Mes devoirs ! qu’appelles-tu des devoirs ? des croyances qui ne sont que de la fumée. Est-ce en allant à l’église, est-ce en priant, est-ce en croyant qu’il y a une vie après celle-ci que nos affaires ont prospéré et que nous avons pu créer les quarante mille francs de titres, passés en notre nom ? Adam, laissons la religion à ceux qui en vivent ; aux ministres et aux pauvres. Mais pour nous autres, atta-chons-nous à ce qui est plus solide et profite mieux.

— Mais enfin, reprit Adam, qui ne voulait pas discuter sur ce point trop sérieux avec son frère, soit qu’il ne s’en reconnût pas capable, soit qu’il en prévît l’inutilité, pourquoi tout ce long sermon que tu me fais là ? De quoi s’agit-il ? d’une brassée de foin donnée au cheval de Pierre Aubert, et d’une place vide dans notre écurie. La belle affaire ! Quant à Henri, crois seulement que nous sommes trop heureux d’avoir un garçon comme lui.

— C’est évident ; mais il pourrait nous rendre la vie plus agréable en ayant les mêmes idées que nous.

— Ah ! je ne sais pas, Smyon ; moi, je me dis parfois que les choses nous ont trop bien réussi pour qu’un jour nous n’ayons pas des revers. Quand je vois Henri se conduire si bien et être si brave, je frémis en pensant que Dieu pourrait nous le reprendre. Alors, que deviendrions-nous ?

— Allons donc ! Henri n’est-il pas fort et bien portant ? va te mettre encore une pareille idée dans l’esprit !

Les deux frères en restèrent là pour le moment.Pierre Aubert avait mis du foin dans les échelles de son char, de

l’avoine dans le caisson et une bonne couverture. Il trouva que sa jument pouvait bien tenir compagnie aux deux chèvres et au mouton de Toinette ; ainsi, il n’accepta pas l’offre d’Henri Guyot. Smyon en fut pour sa démonstration d’égoïsme, qui eut sur Adam un effet tout contraire à celui qu’il attendait. Le frère aîné comprit que son devoir était de ne pas laisser tomber le fils de la maison sous la patte de Smyon, c’est-à-dire sous son autorité despotique, comme il s’y était abandonné lui-même volontairement depuis si longtemps. À l’avenir, il le tiendrait donc au courant plus qu’il ne l’avait fait jusqu’ici, et se mettrait de son parti, sans rien faire ou rien dire qui pût blesser un oncle dont la fortune devait appartenir un jour à ses enfants. Sa femme était une personne trop matérielle et trop nulle pour se mêler beaucoup de cette diplomatie d’intérieur ; aussi ne lui en dit-il rien, ou très peu de chose dans tous les cas.

De son côté, Thérésine était plus paisible, plus contente. Henri avait

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sur elle une excellente influence ; il la comprenait et l’aimait. Une nouvelle lettre de Guillaume vint lui montrer une affection vive et sincère. On sentait à sa manière de s’exprimer que le paradis terrestre de l’exilé était dans le souvenir des bords du ruisseau. Il travaillait avec courage et suppliait Thérésine de ne pas l’oublier.

Le sentiment des deux autres jeunes gens avait fait de rapides progrès depuis la soirée chez les Varin. Ni la tante, ni les Guyot ne s’en doutaient à ce point-là. Ils pouvaient supposer qu’Henri trouvait Cécile de son goût, — c’était aussi l’avis de tous les voisins pour leur propre compte, — mais nul d’entre eux ne se représentait combien ces deux cœurs s’aimaient, quoiqu’il n’y eût pas eu la moindre décla-ration de la part d’Henri. Dire à Cécile : « Je vous aime ! » pas possible : c’était au-dessus de ses forces. Mais l’aimer de tout son cœur, mais se dévouer pour elle, mais lui donner sa vie, alors, rien de plus vite fait, rien de plus doux. Ce progrès d’affection eut pour cause un de ces petits riens desquels dépend parfois le sort d’un royaume. Cela vint tout simplement de ce que les chèvres de Toinette cessèrent de donner du lait six semaines avant de mettre bas. Les deux excellentes nourrices ne se doutèrent jamais de la chose, mais qui sait si l’ai-mable Cécile ne leur donna pas souvent une pincée de sel pour les en remercier ?

Il n’y avait donc plus de lait au Sorbier, pour le déjeuner et pour le goûter ; et comme il n’est pas permis aux membres d’une société de laiterie d’en vendre dans leur maison, qu’il n’y en avait pas chez Philibert en ce moment-là, il fallut bien en aller chercher à Mézeray. Quand y aller ? le soir, ou le matin ? Le soir, c’était de six à sept heures ; cela ne convenait pas pour Cécile, vu l’approche de la nuit ; et d’ailleurs le lait devant rester jusqu’au lendemain après midi, s’ai-grirait ou prendrait un goût de fort. Le matin, la vente avait lieu de six à sept heures aussi ; c’était un peu tôt, mais une jeune fille bien portante peut se lever au point du jour, et la promenade matinale ne lui fait que du bien. On opta pour le matin. Or, depuis quelque temps, Adam souffrait de rhumatisme au bas des reins ; la boille le fatiguait. Smyon ne l’avait jamais portée et ne voulait pas commencer mainte-nant. La charge était trop lourde pour Thérésine. Le domestique ayant autre chose à faire, il ne restait qu’Henri. Ce dernier arrivait à la laiterie à peu près en même temps que Cécile, et en repartait une minute ou deux avant, pendant qu’on lui mesurait son lait ou qu’elle le payait. Au premier détour du chemin, Henri se trouvait là, et nos deux jeunes gens descendaient ensemble jusqu’au sentier supérieur conduisant à la maison des Guyot. Cécile continuait alors seule jusqu’au Sorbier. De quelles douces causeries ils trouvaient chaque

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jour le secret, durant les dix minutes de ce trajet ! Ils avaient cette noble confiance de la candeur et de l’innocence, qu’on trouve rare-ment chez les amoureux villageois. — Bonjour ! se disaient-ils avec un sourire, lorsque Cécile arrivait de Mézeray au point de réunion, rose de la fraîcheur du matin et de celle de la vie ; son petit bidon à la main, le pied ferme et bien chaussé, comme lorsque Henri en admira l’em-preinte sur la neige. — Adieu ! à demain ! se disaient-ils en se quittant vers le sentier. Heureux moments, tendresse cachée, mais cœur qui se donne, sans que le langage l’ait expliqué autrement, et sans que la plus petite familiarité se fût jamais mise de la partie. Ce doux échange de pensées, ces charmantes promenades à deux, devaient cesser dès la fin de mai, car les chèvres de Toinette faisaient leurs cabris à cette époque, et d’ailleurs les vaches ne tarderaient pas beaucoup à se rendre sur la montagne. Alors, la laiterie de Mézeray ferme pour quatre mois.

Le vingt-cinq mai, jour de la St. Urbain, Toinette trouva le lait de sa bâby blanche suffisamment épuré. Le cabri fut vendu, et la tante dit à Cécile qu’il ne serait pas nécessaire de retourner à la laiterie, depuis le jour suivant. Le lendemain donc, au retour accoutumé, Cécile avait l’air un peu préoccupé en causant avec Henri. Ce dernier s’en aperçut bien vite. Les amoureux ont beau être aveugles, nul ne voit plus clair qu’eux en ces choses-là. Au bout d’une minute, il se trouva gêné lui-même. La conversation languissait. Enfin, après un grand soupir, Henri essaya une question sous la forme suivante :

— Depuis un moment, Cécile, je me demande si vous avez aujourd’hui quelque chagrin. Pardonnez-moi si je commets une indis-crétion en vous disant cela : vous avez l’air préoccupé.

— Je faisais précisément la même remarque pour ce qui vous concerne. Avez-vous des sujets d’inquiétude dans votre famille ?

— Non, point. Et vous ?— Non, grâce à Dieu. Mes parents sont en bonne santé ; ma tante,

seulement, est assez triste ; elle a vendu hier le nourrisson de sa chèvre blanche.

— Alors, dit Henri en s’arrêtant tout à coup, vous ne reviendrez pas demain à la laiterie ?

— Non, répondit Cécile en regardant de l’autre côté du chemin.Henri n’ajouta rien. De l’endroit où ils étaient, jusqu’à l’entrée du

sentier, il n’ouvrit pas la bouche, et Cécile non plus, naturellement. Ils firent ainsi cent cinquante pas dans un silence mortel. Avant de se quitter, il faudrait pourtant se dire quelque chose. Encore vingt pas, et l’instant fatal sera là. Nous y sommes. Oh ! comme la voix d’Henri était tremblante. Nul, à moins d’y avoir passé, ne peut

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comprendre un pareil moment.— Cécile, dit-il, merci de m’avoir permis de vous accompagner

chaque matin depuis un mois. Je vous dois le plus grand bonheur de ma vie. Mais je crois que jamais je ne pourrai vous dire ce qu’il faut que vous sachiez.... Vous voyez bien que je ne le puis pas,... et pourtant je vous aime comme il n’est pas possible d’aimer davantage ici-bas.

Arrivé à ces derniers mots, le pauvre garçon dut s’arrêter. Sa pâleur était extrême, et son cœur battait à résonner sur le chemin. Il croyait n’avoir dit que la moitié de ce qu’il fallait expliquer, et ne pouvait absolument continuer, lorsque Cécile, baissant ses grands yeux noirs et lui tendant la main, ajouta cette parole :

— Moi aussi, Henri, je vous remercie de votre affection ; elle m’est très douce.

La main donnée resta un bon moment dans celle du jeune homme. Pour ces deux âmes, ce fut un avant-goût de ce qui doit exister dans un monde meilleur, où tout sera joie, paix et félicité. De part et d’autre, l’engagement de s’aimer toujours fut pris devant Dieu, au travers de toutes les misères de la vie, de toutes les adversités. Là, sous un jeune noyer dont les feuilles s’épanouissaient brillamment, Henri et Cécile se considérèrent comme fiancés. Je connais très bien l’endroit. De l’autre côté du chemin, une grosse haie entrelace de mille manières ses brins épineux, raccourcis par les ciseaux ; un pré d’esparcette rose s’étend derrière ; et le long du sentier des Guyot, les seigles et les froments se balancent au souffle de la brise. Ce point de la route est ordinairement désert, au moins à l’heure où se passa le fait que je raconte ; et comme les branches du noyer sont basses, les haies fort épaisses, excepté à l’entrée du sentier où les Guyot ont placé un pieu fourchu, il en résulte qu’on peut fort bien s’y arrêter pendant cinq minutes à causer, sans être vu de personne dans la campagne environnante.

Lorsque Cécile arriva au Sorbier, son cœur bondissait encore. Elle s’assit et s’essuya le front.

— Il fait déjà bien chaud, ma pauvre, dit Toinette. Tu dois avoir grand besoin de déjeuner ; et moi aussi, par hasard. Le fruitier t’a fait un peu attendre aujourd’hui. Pour la dernière fois, je ne lui en garderai pas rancune. Mais, au fond, je suis bien aise que ces allages de bon matin soient finis. Par la grande chaleur, ça t’aurait fatiguée.

— Oh ! non, ma tante ; je vous assure que j’ai trouvé ces prome-nades très agréables.

En ce moment, Henri posait sa boille de fer-blanc, avalait sa soupe, et partait pour les pommes de terre avec un fossoir sur l’épaule, dont

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il n’aurait guère senti le poids, eût-il été d’un demi-quintal. Il piocha jusqu’au soir avec une ardeur qui fit l’admiration de son oncle ; mais Smyon, qui aurait voulu causer avec lui ce jour-là, put se faire une idée de sa taciturnité propre, quand il en avait un accès. Combien de fois l’heureux garçon se redit-il les paroles de sa bien-aimée. On ne le saura jamais.

Fasse le ciel seulement que la sévère destinée ne vienne pas ruiner de fond en comble un si doux espoir !

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CH A P ITRE X X I I IPhilibert subit la commune loi

Henri et Cécile ne tardèrent pas à comprendre que leur posi-tion n’était pas franche sur un point important. Ils étaient libres, sans doute, de s’engager, ainsi qu’ils venaient de le faire ; mais comment des enfants chrétiens pouvaient-ils cacher à leurs parents une telle décision ! Ils comptaient se

marier quand cela serait possible ; or, quoique majeur, Henri ne possé-dait pas un sou vaillant. Il dépendait de son père pour tout, et ce dernier avait sa fortune dans une indivision quasi inséparable avec Smyon. La maison, nous le savons déjà, ne pouvait recevoir une jeune femme. Les deux frères parlaient bien de bâtir, mais quand ? et la place même de la future habitation devenait un sujet de discussion pénible entre les divers intéressés. — De son côté, Cécile était peut-être plus avancée ; mais la situation ne paraissait pas suffisamment nette non plus. Elle était mineure ; il lui fallait donc, même à ce point de vue tout légal, l’autorisation paternelle. Il lui fallait surtout l’agré-ment formel de son père et de sa tante. Au moment décisif, elle avait mis sa main dans celle d’Henri, sans prendre l’avis de personne. Tous deux avaient agi avec la plus entière confiance, mais tous deux aussi avaient manqué d’égards à ceux qui auraient dû être prévenus d’une si grave détermination. Pour les excuser, on peut dire qu’ils avaient été surpris : leur bonne foi, leur droiture d’intention, leur avaient presque été en piége.

Quoi qu’il en soit, Henri ne manqua pas de venir au Sorbier le lende-main à la reposée. Toinette, faisant sa méridienne, dormait profondé-ment. Cécile était au jardin, tricotant sur un banc, les regards dirigés du côté de la Collarde. Henrj fut bientôt près d’elle et lui fit part de ce qui l’avait agité pendant la nuit. Cécile dit aussi qu’il fallait avertir les parents. Certaine de le voir arriver, elle était venue l’attendre au jardin. Il fut donc décidé qu’elle parlerait à sa tante et écrirait à son père.

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Henri se chargea d’expliquer tout au sien.Une heure est bientôt passée de cette manière ; elle dure un peu

plus quand on est posté de nuit, sentinelle isolée, en face de l’ennemi. Il fut convenu, en outre, de se retrouver le lendemain à la même place et à la même heure. Henri retourna au champ, et la tante ne tarda pas à secouer ses rêves. Cécile l’entendit tousser, ouvrir la porte et marcher dans sa direction, de son petit pas alerte et un peu sautillant.

— Ah ! dit-elle en arrivant au jardin, j’ai dormi trop fort ; ce sommeil de plomb m’a cassé la tête. Je crois, Cécile, que nous pourrions bien nous accorder aujourd’hui une tasse de café à l’eau : qu’en dis-tu ?

— Je vais vite le faire, ma tante.— C’est ça ; fais-le bon.Toinette allait et venait, regardant ses fleurs, ses légumes, arrachant

la dent de lion toujours prête à repousser entre les plantes et dans les sentiers ; ôtant les chenilles aux rosiers, marchant sans pitié sur les hannetons ailés qui s’abattaient sur la terre et la grattaient déjà pour y enterrer leurs œufs. « Les vilaines bêtes ! disait-elle. Comme si je cultivais mes fraisiers pour cette sotte engeance ! Il faut que je demande au voisin d’en bas à quoi servent donc les hannetons. »

En se parlant ainsi à elle-même, elle se trouva près du banc. « Il est joli ce banc, continua-t-elle ; Cécile l’a voulu, et Saugeon ne l’a pas trop mal fait ; pourtant, cette jambe est plus basse que les autres. Eh ! qu’est-ce que c’est que ça ? »

Comme elle se baissait, elle remarqua l’empreinte d’un talon de soulier d’homme, à droite de celle, beaucoup plus petite, que Cécile y avait laissée en se levant. Grâce à l’épais feuillage des branches, la terre était restée fraîche sous le prunier gentil. Toinette fut bientôt à la cuisine, où elle demanda à sa nièce l’explication du fait qui venait de la frapper.

— Je vais vous le dire, répondit Cécile en versant le café de sa tante ; mais prenez d’abord votre tasse.

— Et la tienne ?— Je n’en veux pas dans ce moment ; merci.— Eh bien, voyons ; je t’écoute.L’histoire ne fut pas longue, mais très franche. Dès les premiers

mots, Toinette comprit tout.— Vous ne m’auriez pas questionnée, ma tante, que j’étais bien

décidée à ne vous rien cacher. Dès aujourd’hui, vous auriez été mise au courant. Cet engagement, je l’ai pris devant Dieu ; il m’était impos-sible de répondre à Henri d’une autre manière. Si j’ai eu tort à votre égard, pardonnez-le-moi.

— Oui, je te pardonne ; c’est un point réglé entre nous. Mais je

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croyais pourtant… Enfin, si c’est comme ça que les choses se passent, il faut bien les accepter. Henri est un charmant garçon ; il a, personnellement, tout ce qu’il faut pour rendre une femme heureuse. Quelque jour, dans vingt ou trente ans, il aura sa part de la fortune des Guyot, mais d’ici là, ma chère enfant, il faudra tirer une terrible corde : y as-tu bien réfléchi ? Où te mettront-ils, dans leur vieille tanière ? Et si tu dois attendre, pour aller chez eux, qu’ils aient bâti, tu attendras longtemps ; maître Smyon ne changera pas volontiers ses écus contre des pierres. Je te garderais bien ici, même mariée ; mais ça ne plairait guère à Henri, qui d’ailleurs serait toujours à courir de ce côté. Ça n’amènerait que des bisbilles entre nous tous. Comment faire donc ? Comment arranger tout cela ? Je serai charmée de l’avoir pour neveu, c’est évident ; il m’a gagné le cœur depuis que nous avons mangé les bécasses d’Antoine. Sans son bras, ce soir-là, j’aurais été incapable de revenir à pied ; la sauce du poisson était lourde, quoique excellente. Oui, comment faudra-t-il faire ? Cécile, tout cela me paraît bien obscur.

— Nous attendrons que Dieu nous montre sa volonté.— Et s’il ne vous la montre pas ?— Ma tante, nous avons confiance en lui.— Vous faites bien. Mais tu vas aussi me faire le plaisir d’écrire à ton

père. Tu lui diras que je donne de grand cœur mon consentement, quoique je ne sache pas, en vérité, s’il vous sera jamais possible de vous marier.

— Si l’on attendait d’avoir revu Henri, afin de pouvoir écrire quelque chose de plus positif ?

— Tu as raison ; oui, c’est ça, parfaitement.Le soir, lorsque la journée fut terminée, Henri rejoignit son père au

verger. Adam changeait la direction de l’eau dans les rigoles. C’était toujours lui qui faisait cela, avant d’aller dormir.

— Mon père, dit Henri, je suis bien aise de vous voir seul un moment, pour vous confier une chose qui me concerne et dont je n’ai encore parlé à personne.

— Eh bien, voyons : qu’est-ce ?— Dites-moi d’abord ce que vous pensez de Cécile Aubert.— Beaucoup de bien. Je serai très content de l’avoir pour belle-fille,

si elle te plaît et que tu ne lui sois pas indifférent.— Mon père, vous allez au-devant de mon vœu le plus cher.— Eh bien, tant mieux. Avance-toi seulement et tâche de réussir.— C’est déjà fait depuis hier ; Cécile a mis sa main dans la mienne.— J’en suis bien aise. Au reste, tu la vaux. — Mais, avez-vous pensé

à une chose ? Avant que nous ayons bâti, vous ne pouvez vous marier.

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— Oui, nous attendrons.— A-t-elle écrit à son père ?— Elle le fera demain.— C’est bien. Je pense que Toinette lui donnera sa propriété après

sa mort.— Je n’en sais rien ; ç’a été le dernier de mes soucis.— Toinette me l’a donné à entendre ; c’est pour cela qu’elle a refusé

nos propositions d’achat. — Il faudra creuser les fondations du nouveau bâtiment dès cet été, et tâcher, avant l’hiver, de construire le rez-de-chaussée. De cette manière, dans dix-huit mois, la maison pourra être habitée. Ce sera alors le moment de vous établir. Je suis tout à fait de ton avis, qu’il faut bâtir à droite du grand cerisier.

— Mon père, combien vous êtes bon de me traiter ainsi !— Écoute, Henri ; il y a une chose sur laquelle je veux te dire un mot.

Depuis quelque temps, j’ai fait des réflexions. Les idées incrédules de ton oncle m’effrayent, pour lui et pour nous tous. Je crains parfois de voir les châtiments de Dieu tomber sur ma famille, car il est évident que nous l’avons oublié trop longtemps. — Pourquoi donc, toi qui es jeune et qui crois à la Bible, n’en lis-tu pas chaque soir quelques versets quand la journée est finie ? Moi, je ne puis le faire ; mais toi, fais-le donc. C’est ton devoir, surtout pour ta mère, qui ne lit rien, ne va plus à l’église, et que personne ne vient visiter.

— Je le ferai, mon père, dès ce soir.— Eh bien, rentrons : va à la cuisine ; je vous rejoindrai dans un

instant.Henri s’achemina doucement, le cœur plein de reconnaissance

envers Dieu, et envers ce père qui avait fait de si merveilleux progrès dans la pratique de la vérité chrétienne. Cette petite conversation dans le pré, avait été pour le jeune homme le couronnement de son bonheur. Maintenant qu’avait-il à craindre ? Qui donc serait assez tort pour s’opposer à de si sages desseins ? Smyon se fâcherait, crierait : on passerait outre, et il finirait par entendre raison. Avec quelle joie il irait tout raconter à Cécile ! comme elle serait heureuse de se sentir si bien accueillie, si bien appuyée par ce père Adam, qui déjà l’aimait beaucoup ! Quand on doit se marier, il est doux, n’est-ce pas ? de pouvoir compter sur le plaisir qu’en éprouvent de nouveaux parents bien-aimés.

Pour la première fois, Henri Guyot fit le culte domestique dans la maison de son père. Smyon en leva les épaules de pitié, ricanant, cherchant à distraire Thérésine, qui, au contraire, écoutait avec sérieux la lecture et la courte prière. Le domestique dit que c’était là une bonne coutume ; que beaucoup de personnes dans son village (il

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était du Gros de Vaud) lisaient et priaient aussi comme ça le soir, et qu’en général c’étaient des gens bons pour les pauvres. — La mère Guyot se souvint qu’on lisait la Bible chez son père, mais c’était une grosse, qui avait les réflexions.

Pendant que cela se passait à la Collarde, une scène bien différente avait lieu au Sorbier.

Philibert venait d’y arriver entre chien et loup, comme à l’ordinaire. Le chapeau sur la tête et les mains à leurs places favorites, il s’assit après avoir salué Toinette, qui était seule.

— Où est votre nièce ? demanda-t-il après une minute de silence.— Dans sa chambre, où elle écrit à son père.Elle s’était décidée à commencer une lettre le jour même.— Toinette, reprit Philibert après une nouvelle pose, je renvoie

depuis quelques jours de vous faire part d’une pensée qui m’est entrée dans le cœur. Ce soir, puisque vous êtes seule, je vous la communi-querai, si vous voulez l’ouïr.

— Communiquez tout à votre aise, mon cher voisin d’en bas ; je préfère vous entendre parler, au risque de nous disputer, que de vous voir amonceler vos pensées, comme du blé vitriolé sur lequel on étend un sac vide.

— Toinette, il s’agit d’une chose très sérieuse.— Je m’y attends, voisin, rien qu’à votre air décidé et pourtant bon

enfant.— Il s’agit, Toinette, que je me sens un très grand attachement pour

votre nièce.— Hoho ! en effet, c’est du sérieux ! mais bien naturel aussi : toutes

les personnes qui la connaissent font son éloge.— Oui, Toinette, c’est une chère enfant. Or, je me suis demandé,

depuis que ma sœur a quitté cette tente terrestre, si je ne devais pas me chercher une compagne, qui fût une sœur dans la foi et qui voulût consentir à partager ma vie. Je sais que je suis bizarre, adonné à mon propre sens, rempli de défauts. J’ai besoin qu’on me dise la vérité sur mon caractère. Serait-ce une trop grande témérité à un garçon de mon âge, d’avoir osé jeter les yeux sur une fille de vingt et un ans, pour en faire sa compagne ? et croyez-vous, Toinette, que votre nièce pourrait se décider à unir son sort au mien ? Telle est la grave ques-tion, la solennelle question à laquelle je vous prie de répondre.

— Mon cher et bon voisin, je suis bien touchée de votre confiance. Vous ne me demandez pas le secret, mais c’est égal, je vous le garderai.

— Oui, oui, je vous le demande ; c’est une chose que j’ai oublié de vous dire.

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— Soyez tranquille, je vous promets de le garder. Eh bien donc, mon cher voisin, que j’aime bien, je vous assure, je vais vous montrer aussi une très grande confiance, pour laquelle j’exige le même secret que vous me demandez : Cécile ne peut pas vous entendre. Un autre a parlé avant vous et a été accepté.

— Qui est-il, Toinette ? demanda Philibert en pâlissant tout à coup : je vous le déclare, si c’est Henri Guyot, j’étoufferai jusqu’au dernier vestige de mon attachement pour Cécile. Si ce n’est pas lui, alors, malheur à moi ! je ne sais trop ce que je deviendrai.

— C’est bien lui, Philibert ; c’est votre ami Henri.— Que la volonté du Seigneur soit faite ! je n’ai plus qu’à me

soumettre, rongeant mon frein jusqu’au dernier anneau. Toinette, ni l’un ni l’autre ne sauront jamais cela, vous me le promettez ?

— Je vous le promets, pour ce qui dépend de moi.— Lors même que vous n’êtes pas convertie, je sais que je puis

compter sur votre parole.— Et moi je compte sur la vôtre, Philibert, tout converti que vous

soyez.— Il y a de singulières choses dans la vie d’un homme, Toinette !— Et dans celle d’une femme, donc !— Sans doute : l’expression homme, dans ce sens, comprend les

deux sexes. — N’avez-vous jamais eu le désir de vous marier, Toinette ? Je me suis souvent demandé pourquoi vous êtes restée vieille fille. Il est pourtant écrit : Deux valent mieux qu’un.

— Parfaitement, monsieur Paplan ; mais je me trouvais mieux seule ; et si cela me plaisait davantage, pourquoi aurais-je changé ma posi-tion contre une plus difficile, où il y a, dit la sainte Bible, des afflictions dans la chair ? — C’est pour cela que je suis arrivée à l’âge que j’ai sans me marier. Il est inutile de vous dire mes autres motifs en faveur du célibat. Vous étiez encore à venir au monde, lorsque je refusai successivement trois partis.

— Que sont-ils devenus dès lors ?— Je n’en sais trop rien : si fait, pourtant. L’un est grand-père depuis

quinze ans ; il a, je crois, vingt-trois enfants et petits-enfants, sans compter ceux qui sont à naître.

— Voilà une belle famille ! un vrai patriarche ! vingt-trois enfants et petits-enfants ! C’est ce que j’aurais voulu avoir aussi autour de moi, dans le cas où je me serais marié.

— Votre femme eût alors été bien à plaindre. Où auriez-vous logé tout ce monde, mon pauvre ami ? et de quoi l’auriez-vous nourri au bord de la Vareuse ? Non, croyez seulement que vous avez un bon lot, pour vous et votre caractère. La solitude est ce qui vous convient ;

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mais alors, il faut aussi que la cousine Gaume vous fasse un bon ordi-naire et ait soin de vous. Elle a d’assez longues jambes pour aller à Malsan chercher un morceau de viande, plus souvent que vous ne l’y envoyez. Ensuite, voisin d’en bas, vous devriez avoir chez vous un tonnelet de vin. Quand on arrive aux confins de l’automne de la vie (et vous y serez bientôt), il faut se fortifier. Vous n’ignorez pas la recommandation de St. Paul à Timothée : Use d’un peu de vin. Je vous donne le même conseil. D’ailleurs, bien qu’elle ne m’en ait point parlé, je suis persuadée que la cousine Gaume en prendrait volontiers un verre sept fois par semaine. À son âge, vous lui devez cela.

— Je vous remercie de votre avertissement, Toinette ; je reconnais que vous avez de l’affection pour moi.

— Sans doute, mon brave Philibert ; je fais grand cas de votre cœur ; quand même je ne suis pas convertie, ça ne m’empêche pas de prier Dieu de vous bénir. Vous avez votre manière de voir et de juger ; moi la mienne. Restons bons voisins et bons amis. Vous partez ? J’entends Cécile qui descend. Ne voulez-vous pas lui dire bonsoir ?

— En ce moment, je ne le pourrais pas. Prononcez mon nom devant elle, et faites-lui mes salutations.

— C’est cela, monsieur, parfaitement.La phrase favorite de Toinette revint, sans qu’elle s’en doutât,

terminer la conversation et la soirée.

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CH A P ITRE X X I VSmyon déroule son plan

d’honnête homme

Dès le même soir, Henri fit part de son bonheur à Thérésine. Celle-ci n’en fut point étonnée. En femme intelligente et habituée à examiner les regards du prochain, elle avait compris, depuis longtemps déjà, que Cécile ne dirait pas non. Elle se réjouit à la pensée de la revoir et de lui parler.

Pour elle-même, Thérésine avait bon espoir aussi, mais dans un avenir sans doute éloigné. L’avenir ! qui le connaît, qui le dirige, qui le fait marcher ? Dieu seul. « L’homme se promène parmi ce qui n’a que l’apparence. » Aujourd’hui même ne lui appartient que pendant la respiration d’un instant. Le voilà fort, bien portant, cinglant à toutes voiles dans le présent : demain, couché dans le sépulcre, il dort d’un sommeil dont il ne se réveillera que pour ouïr la trompette du juge-ment. Que celui qui est sage prenne garde à ces choses, est-il écrit pour nous, de la part de celui qui possède l’immortalité.

Henri revint donc le lendemain sous le prunier, à l’heure fixée. Il ne marchait pas, il volait à travers la prairie, dans un sentier tout bordé de fleurs. Il aurait pu en cueillir quelques-unes en chemin pour les offrir à Cécile ; mais la campagne entière était un bouquet universel ; et les plus belles fleurs s’épanouissaient, pour les fiancés, dans le fond du cœur. — Sur le banc, il trouva Toinette seule, son tricotage aux mains. Grand fut le désappointement du jeune homme. Au lieu de la bien-aimée au doux regard, à la bouche souriante, ne trouver à la place qu’une brave petite vieille de soixante-neuf ans, les yeux mali-cieux et la face ridée, c’est presque cruel, malgré les bonnes inten-tions dont on peut supposer Toinette animée en faveur d’Henri.

— Bonjour ! dit avec un certain embarras notre visiteur.— Bonjour, Henri, fit la tante avec un accent de voix sympathique.

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Vous avez l’air tout stupéfait de ne pas trouver Cécile à cette place ; rassurez-vous ; elle ne tardera pas à venir. — Je sais ce que vous voulez me dire ; mettons que ce soit fait. Je donne mon consentement au fond, mais, mon cher futur neveu, je veux être au courant des détails. Ce n’est pas le tout que de se fiancer en présence du bon Dieu ; c’est bien le principal, je le reconnais ; cependant il n’est pas possible, dans ce vilain monde où il fait assez beau pour vous en ce moment, — car la campagne est admirable ! — non, il n’est pas possible de marcher sur des fleurs seulement, ou en l’air. Cela ne nous appartient pas. Il est absolument nécessaire de savoir où l’on mettra ses quatre pieds et où l’on reposera sa tête. — Où comptez-vous loger ma nièce ? Voyons, expliquez-vous clairement.

— Je voudrais d’abord vous témoigner ma reconnaissance, chère.... (ici Henri hésita pour trouver le substantif applicable dans la circons-tance ; mais Toinette le tira d’embarras).

— Dites seulement, chère… tante, fit-elle.— Oui, chère tante Toinette, je sens que je vous dois beaucoup, une

grande part de mon bonheur. Je tâcherai d’être pour vous plus qu’un neveu aimant et respectueux.

— Comme cela, nous serons déjà contents. Maintenant, aux affaires ! — Ah ! mais voici la belle au bois dormant.

Cécile arrivait ; Henri se précipita au-devant d’elle et la conduisit par la main.

— Hum ! fit Toinette, pour des fiancés de deux jours, vous ne vous y entendez point mal. Qui donc vous a appris à vous donner la main d’une si jolie manière ? Mais la représentation est suffisante. Mettez-vous l’un à ma droite et l’autre à ma gauche sur le banc, et voyons ce que dit Henri.

— Eh bien, je n’ai que de bonnes nouvelles. Mon père entend que nous bâtissions près du grand cerisier. Dès cet été, on élèvera les murs du rez-de-chaussée ; on achèvera la maison le printemps suivant, et en automne de l’année prochaine nous pourrons nous y établir.

— Que dit de cela l’oncle Siméon ?— Mon père doit lui en parler en ce moment même.— En sorte qu’on n’a pas encore son adhésion ?— Non, mais c’est la même chose. S’il refuse, mon père et moi nous

passerons outre.— Faites qu’il ne refuse pas, mon cher ami. S’il s’oppose à la

bâtisse, jamais votre père n’osera le contrecarrer jusqu’au bout. Voyez-vous, mon brave Henri, je ne vais pas souvent chez mes voisins, mais je les connais encore assez bien. Chez vous, c’est l’oncle Siméon qui est, au fond, le maître, soit parce qu’il a pris l’habitude de

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mener les affaires, soit parce que son héritage doit revenir aux enfants de son frère. S’il dit non, un de ces non qu’il prononce en regardant fixement son monde, ce non-là ne saurait être effacé de son esprit. Il faut donc tâcher de l’amener à dire oui. — Si vous pouvez y arriver, alors il ne restera plus que la question du temps : dix-huit mois, comme vous dites, ce n’est pas trop pour bien sécher la maison neuve ; mais ce sera terriblement long pour vous, Henri, je vous en préviens. Cécile attendrait volontiers cinq ans ; la liberté d’une jeune fille est chose précieuse pour elle. Quant à vous, c’est très différent. Un homme veut être maître chez lui le plus tôt possible ; et en atten-dant, monsieur mon futur neveu viendra peut-être au Sorbier cinq fois par semaine. Ça lui fera perdre beaucoup de temps ; beaucoup aussi à ma nièce ; et cela me forcera peut-être à ôter d’ici le banc de Saugeon, pour le placer à côté de la fenêtre de ma cuisine, là où sont maintenant mes pieds-de-choux violets. Or, mes très chers, je n’aime pas à être dérangée trop souvent, et le métier de surveillante n’est point mon fait. Si vous n’êtes pas la raison en personne, Henri, je renvoie Cécile à son père, jusqu’au jour où l’on mettra le bouquet sur le toit de votre maison. Sommes-nous d’accord ?

— Oui, ma tante.— Eh bien, voilà ma main. Puissiez-vous, mes enfants, être heureux,

c’est-à-dire vous aimer toujours, vous aider dans les adversités de la vie, vous dire toujours la vérité, et mettre votre confiance en Dieu, qui vous connaît à fond. — Je crois que vous ne pouviez faire un meilleur choix, ni l’un ni l’autre. Ainsi je suis heureuse aussi avec vous. — Quant au père de Cécile, il était averti par moi, depuis quelque temps déjà, de ce qui vient d’être résolu. Je pensais bien qu’il approuverait la chose, sous ma responsabilité ; ce qui n’empêche pas, Cécile, que tu as bien fait d’écrire la moitié de ta lettre, avant de rien savoir de ce côté-là. — Voyons, toi, que regardes-tu là ? Écoute, Mauve, Henri Guyot, que voilà, est fiancé avec ma nièce Cécile. Il aura soin de toi si je venais à mourir la première : comprends-tu ?

Le chien tendit une patte à Henri, qui avait presque les larmes aux yeux ; il vint ensuite en faire autant à Cécile et poussa un aboiement joyeux en signe de souhait amical.

— C’est ça, Mauve, parfaitement, dit la tante en se levant. Je vais dormir dix minutes, pendant que vous causez là vous deux avec le chien.

Toinette, sans rien ajouter de plus, sans même les regarder, rentra chez elle. Au lieu de dormir, peut-être lut-elle une de ses méditations favorites, celle sur le bonheur de deux fiancés. Ou bien peut-être versa-t-elle en secret quelques larmes. Elle avait le cœur aimant, si

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d’ailleurs son esprit était aiguisé en pointe malicieuse.Vous pensez bien, cher lecteur, que nous avons autre chose à faire

qu’à écouter, avec Mauve, ce qu’on dit sous le prunier. Allons plus loin.

À l’ombre du grand cerisier, les deux frères Guyot tiennent un colloque dont nous voulons reproduire la substance. C’est Adam qui prend le premier la parole :

— Je t’ai demandé de venir causer un moment avec moi, dit-il, pour que je puisse te mettre au courant des affaires d’Henri et te demander ton avis. Comme nous avons toujours bien marché ensemble, j’espère que nous continuerons et que mes enfants ne feront rien, Henri surtout, sans ton approbation. Voulons-nous nous asseoir là, sur l’herbe ?

— Oui-i, fit Smyon en traînant la voix.— Eh bien ! voici de quoi il s’agit. Tu connais la nièce de Toinette ;

qu’en penses-tu ?— Brave fille ; un peu demoiselle pour un paysan.— Ce n’est pourtant pas une demoiselle de ville. Si elle parle bien,

si elle a bonne façon, si elle se tient mieux que les filles de Pollion, ce n’est pas sa faute. Du reste, elle manie très bien un râteau, n’a pas peur d’un sarcloret, et sait faire le ménage.

— Mettons qu’elle convienne à Henri.— Cela me fait plaisir de t’entendre dire qu’elle lui convient. Tu

approuves donc le choix de ton neveu ?— Oui-i, fit de nouveau le frère cadet.— Tant mieux. Nous sommes tous d’accord. Henri m’a chargé de te

communiquer sa décision ; il s’est engagé hier avec la personne, ou avant-hier.

— Oui-i !— À présent, voici naturellement la question de bâtir qui se présente

pour nous. Il faut se décider et faire ce qu’on pourra cet été.— Oui-i ! mais, où bâtir ? tu sais ce que je t’ai dit il y a quelque

temps. Pour bâtir à la même place, nous aurons de grands ennuis ; il faudra faire le ménage dans la chambre à lessive et coucher dans le grenier au-dessus. Avec Thérésine par là, ça n’est pas commode. Si elle avait voulu du jardinier, elle serait mariée à l’heure qu’il est.

— Écoute, Smyon, reprit Adam avec douceur, mais d’une voix ferme et persuasive ; il ne peut être question de bâtir sur l’emplace-ment de la vieille maison ; il faut établir nos successeurs ici même, tiens, à vingt pas de la place où nous sommes assis. C’est le désir d’Henri, et comme c’est pour lui, beaucoup plus que pour nous, que la chose doit se faire, il nous faut, toi et moi, consentir à entrer dans

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ses vues, qui sont bonnes et convenables. La vieille maison restera aux vieux parents ; nous n’aurons aucun dérangement de ménage ; et puis, si Thérésine ne se marie pas, elle saura pourtant où se loger un jour. Elle est notre enfant aussi bien que son frère.

— Je te l’ai déjà dit plus d’une fois, Adam, continua Smyon d’une voix sourde et rêche ; si tu veux conduire les affaires, conduis-les tout de bon, sans moi. Mais si tu crois que je veux aussi le bien de la maison et notre intérêt, ne cherche pas à me contrarier. Je n’aime pas cette idée de bâtir en place nette, et jamais je n’y donnerai de bon cœur mon consentement. Nous n’avons pas besoin de ça, et même, au point où en sont les choses, nous n’avons plus besoin de bâtir. Puisque tout est plus avancé que je ne le croyais entre ces jeunes gens, voici un plan auquel je réfléchis depuis quelque temps, et auquel je pense que tu donneras ton approbation. — Qu’Henri épouse la nièce de Toinette, je ne m’y oppose pas. Comme elle est bonne et intelligente malgré ses idées religieuses, il sera facile de la mettre à notre pas, et d’ailleurs c’est une fille active, d’un bon sang et d’une belle apparence. Si j’avais eu dix ans de moins, peut-être qu’Henri n’aurait pas été le premier à la demander ; mais enfin, c’est fini pour me marier et je n’y pense plus. Ce que je veux dire est donc ceci : — Pourquoi bâtir, puisque la Toinette a une maison et une chambre ? Est-ce qu’Henri ne peut pas aller avec sa femme chaque soir au Sorbier et revenir ici le matin ? Alors, nous autres, nous sommes assez bien logés pour ce qui nous est nécessaire ; la maison durera plus que nous, malheureusement. Ainsi, nous n’avons pas besoin de déplacer quinze à seize mille francs, qui, au contraire, continueront à nous rapporter un bel intérêt. Et sais-tu, Adam, à quoi il faut employer notre argent ? ( À cet endroit de son discours, Smyon se retourna pour s’assurer que personne ne paraissait dans leur voisinage.) Écoute. Une bonne occasion se présente, et bien fou serait celui qui, à notre place, n’en profiterait pas. — À la fin de l’année, Antoine Varin sera exproprié par son créancier. Pour se libérer du capital et des intérêts, il lui faudrait 24 800 fr. de France ; j’en ai fait le calcul. Où veux-tu qu’Antoine se procure cette somme ? Ce n’est certes pas son fils qui la trouvera dans la main d’une Alsacienne, d’ici à sept mois. Faut-il laisser prendre la Flatte en otage à l’étranger qui a remis son titre au procureur, lorsque nous pouvons acheter la créance ? Ce serait une absurdité de notre part. Les premières instances judiciaires sont faites. Il nous faut acheter le papier, et je sais de bonne part qu’on peut l’avoir à moins de la somme qu’il représente. Quand nous l’aurons en mains, nous laissons aller l’affaire au cours de la loi, et la Flatte nous sera adjugée. Personne ne peut réemptionner sur une somme aussi

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forte. Tout de même ça doit finir ainsi pour les Varin ; pourquoi ne profiterions-nous pas de l’occasion ?

Adam Guyot était sans doute intéressé, mais pourtant son âme fut révoltée à l’ouïe du plan vraiment diabolique de Smyon. La sueur lui monta au visage en écoutant son frère lui exposer ses idées avec cette froide lucidité d’un sectateur de Mammon.

— Non, Smyon, dit-il, tu n’as jamais pensé sérieusement à dépouiller Antoine Varin comme tu viens de me l’expliquer ?

— Ma foi si que j’y ai pensé, et depuis ce que tu m’as annoncé il y a un moment, j’y pense bien davantage. Pour ma part, je suis tout décidé.

— Jamais, reprit Adam, non, jamais tu n’auras ma signature pour une action aussi injuste.

— Mais, simple que tu es, ne vois-tu pas qu’Antoine est ruiné, qu’il devra déguerpir ou réemptionner, et que personne, dans une position pareille, ne lui prêtera les 25 000 fr. nécessaires ?

— C’est égal ; qu’un autre prenne sa campagne. Je ne me salirai jamais les mains de cette manière-là. Écoute à ton tour, Smyon. Tremblons, tous les deux, que le courroux de Dieu ne s’allume sur notre famille. Nous sommes au large, nous pouvons même passer pour riches, et vraiment nous le sommes. Jouissons de ce que nous avons, mais ne convoitons pas le bien d’autrui ; et surtout ne cher-chons pas à nous l’approprier d’une manière déshonnête.

— Eh bien, laisse tomber la Flatte entre les mains du premier venu, et marie ton fils comme tu voudras. Ça m’est égal. Seulement, ne viens pas me parler de mettre 15 à 20 mille francs en pierres et en bois, dont nous ne retirerons jamais rien. Sans moi, nous n’aurions pas nos créances, du moins pas toutes : on n’élève pas des enfants avec rien.

Smyon s’était levé et paraissait presque en colère. Adam reprit avec douceur :

— Pourquoi prends-tu les choses de cette façon ? Nous causions tranquillement du mariage d’Henri et de la nécessité où nous sommes de bâtir une maison, et voilà que tu sors de la question pour enfiler une idée nouvelle, une idée effrayante, à laquelle je ne puis penser sans frémir.

— Mais c’est la chose la plus simple du monde, encore une fois !— Oui, Smyon, si nous étions des sauvages au lieu d’être des chré-

tiens.— Oh ! voici l’histoire de la chrétiennerie qui revient ; alors il est clair

que nous sommes loin de nous entendre. Dis-moi un peu, Adam, nous ferons de bonnes affaires, n’est-ce pas, en lisant un psaume avant

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d’aller nous coucher ! Que prétends-tu changer dans la maison, avec cette lecture de la Bible et avec les prières de ton fils ? Moi, ça me va sous les ongles. Nous avons commencé hier, nous allons continuer ce soir, je pense. Encore aujourd’hui j’assisterai à la séance, mais ce sera pour la dernière fois, je t’en avertis. Point de ces nouvelles modes ! Quand on a bien pioché et bien soupé, on se couche et l’on dort. Le lendemain on recommence.

— Smyon, nous ne sommes pas des animaux.— Et qu’en sais-tu ? Non, nous ne sommes pas des bœufs pour

manger du foin et le ruminer ensuite ; mais, finalement, sauf la parole qui manque aux bêtes, je ne vois pas entre elles et nous une si grande différence.

— Je sais très bien, frère Siméon, que tu ne crois pas cela. — Mais revenons à notre affaire. Que faut-il dire à Henri ?

— Qu’il aille demeurer chez la Toinette. Il peut se marier déjà dans deux mois, si cela lui fait plaisir.

— Et si au lieu de bâtir ici une grande maison comme nous le pensions d’abord, nous en faisions seulement une petite, trois chambres et une cuisine ? cela ne coûterait que trois ou quatre mille francs.

— Je ne donnerais pas même mon consentement pour une câpite en planches. Rien de tout ça ici !

— Tu te montes, Smyon ; n’en parlons plus pour le moment. Je te croyais vraiment mieux disposé en faveur de mon fils. Tu n’as pour-tant pas à te plaindre de lui ?

— Non, pas directement. A propos, Adam, toi qui es si prudent et si bon à l’égard des autres, as-tu enfin écrit ton testament ? Tu m’avais promis il y a longtemps de le mettre sur le papier, et je parie que ce n’est pas fait à l’heure qu’il est.

— C’est demain dimanche ; je te donne ma parole qu’il sera écrit avant le coucher du soleil.

— Eh bien, nous verrons : à Henri, le terrain qui t’appartient ; à sa sœur, la moitié de ce qui est à toi de nos créances.

— Mais ce n’est pas assez pour Thérésine !— Ne t’inquiète pas de ça ; je me charge de faire le compte, — et je

tâcherai d’amener Henri à mon idée de ne pas bâtir. Puisque tu ne veux pas te mettre avec moi pour l’affaire de la Flatte, que ce soit comme si je n’avais rien dit. Je sais bien qu’il est inutile d’en parler à Henri. Mais sois sûr que ce serait une folie à. nous d’enfouir notre argent dans des murailles de pierre. Voici ton fils qui revient du Sorbier ; je vais le premier à l’ouvrage sans l’attendre.

— Moi, je vais rester ici encore un moment, afin de le mettre au

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courant de tes idées. Il est bien en âge de savoir ce que nous pensons, et d’ailleurs il s’agit de lui avant tout.

— Comme tu voudras ; mais son opinion ne changera rien à la mienne.

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CH A P ITRE X X VLa messagère de Dieu

L’entretien ne fut pas long ; Adam exposa en gros les vues de son frère. Il engagea Henri à user de patience, à ne rien brusquer, et surtout à ne pas se fâcher.

— Si tu te laissais aller à la colère avec ton oncle, dit-il, à des paroles dures, cela ne ferait que rendre la situation

plus difficile.— Sans doute, répondit Henri ; je tâcherai de m’observer. Mais cette

idée de s’emparer du bien des Varin est une grande iniquité. Il faudrait, au contraire, pouvoir aider Guillaume à reprendre la campagne en son nom. Si j’avais de l’argent à moi, je n’hésiterais pas à le placer de cette manière. Il est important que ma sœur ignore les intentions de mon oncle, car elle ne lui pardonnerait jamais.

— Eh bien oui ! voilà encore une autre grande difficulté dans nos affaires. Je vois très bien que Thérésine compte sur le retour de Guillaume ; elle s’est attachée à lui sans nous en parler, et mainte-nant la pauvre enfant court le risque de se voir délaissée. Guillaume peut se marier là-bas ; s’il revient ici, quand sera-ce ? et qu’aura-t-il gagné pour relever la position de son père ? Tout cela est si obscur, si noir, que je n’y vois goutte. — S’il faut rompre en visière à ton oncle et bâtir comme nous croyons nous deux qu’il est convenable de le faire, Siméon est capable de s’y opposer formellement. Alors, cela peut nous conduire à un partage légal, funeste à tous nos inté-rêts de famille.

— Ne vous tourmentez pas à ce sujet, mon père. Si nous mettons notre confiance en Dieu, il saura bien nous faire trouver une issue favorable. Je suis déjà trop heureux de mon bonheur, et d’être d’ac-cord avec vous. Ma mère aussi est contente. Je dois donc être recon-naissant. Quant à la maison, si absolument il n’y a pas moyen d’amener mon oncle à un consentement, je ne demande pas mieux

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que d’habiter une chambre au Sorbier, où d’ailleurs Cécile sera très utile à sa tante. Je continuerai à travailler pour vous. C’est même, si j’osais l’avouer, ce qui me plairait le plus. Ainsi, mon cher père, tran-quillisez-vous. Je vais reprendre mon fossoir sans amertume contre mon oncle, dites-le-lui de ma part.

Henri prit la direction du champ de pommes de terre, où étaient déjà Smyon et le domestique. Adam vint raconter à sa femme ce qui avait eu lieu sous le cerisier, et la mère Guyot ne manqua pas d’en instruire sa fille peu d’instants après. La colère monta au cœur de Thérésine à l’ouïe des projets de Smyon sur les Varin ; mais elle se contint, atten-dant le moment favorable de parler à son oncle avec une énergie qui le fit rentrer sous terre. Mais hélas ! bientôt elle comprit que le meilleur parti à prendre était de garder le silence. Pourquoi s’était-elle engagée dans une situation fausse, et surtout, pourquoi avait-elle agi seule, sans l’avis de ses parents ? Si tout se tournait contre elle, il ne fallait en accuser personne, excepté le père Varin et ses prodigalités.

Durant le reste du jour, Adam Guyot se montra pensif. Il allait et venait sans pouvoir se mettre à un travail régulier. Une occupation qui exige les forces du corps, fait du bien lorsque l’inquiétude agite notre âme. Elle détend les nerfs maladifs ; elle repousse les attaques du doute : c’est comme un dérivatif bienfaisant, qui, tout en vous affai-blissant peut-être, enlève néanmoins les vives amertumes de la pensée. Après le péché contre Dieu, après la révolte et toutes ses conséquences incalculables, il était bon à l’homme de porter le joug du travail. Mais qui pourra jamais comprendre le trouble et l’angoisse du premier Adam lorsque, pour la première fois, il dut arracher les plantes empoisonnées que le sol produisit à ses côtés, ou considérer ses mains déchirées par de durs labeurs ! Et ces commencements de dégradation étaient peu de chose encore : il faudrait voir la haine dans sa famille, et bientôt son fils aîné porter le signe du meurtrier.

Au lieu de se rendre au travail comme à l’ordinaire, celui qui portait le même nom que le cultivateur d’Eden, Adam, prit son chapeau et son bâton, puis il s’achemina du côté de Malsan. Il entra dans un bureau de timbre et acheta deux feuilles du papier qu’on emploie pour les actes sous seing privé. Chemin faisant, il vit Antoine Varin condui-sant une petite charrue tirée par un cheval, entre les raies de ses pommes de terre. Le chiendent montrait partout sa feuille en forme d’épée ; il aurait fallu sortir la racine avec un fossoir, comme le faisaient les Guyot quand il y en avait dans leurs champs, chose bien rare ; mais Antoine préférait louer le cheval en question et faire le travail en un jour, aussi mal que possible. Adam Guyot voyait donc la ruine partout à La Flatte, ce qui l’attrista beaucoup plus encore ; car il

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aimait sa fille et il avait de Guillaume, malgré le degré de légèreté qu’on pouvait lui reprocher, une opinion meilleure que de la plupart des autres garçons de la contrée.

Puisque Adam avait promis de faire son testament le lendemain, il voulait tenir sa parole, mais sans suivre au pied de la lettre les instruc-tions de Smyon. Il donnerait à son fils, en effet, la moitié du domaine de la Collarde et du bétail ; mais comme il estimait que cette portion valait bien vingt-cinq mille francs (on parlait encore ancienne monnaie de Suisse) il trouvait qu’il était juste de laisser à sa fille la moitié des créances de l’indivision, soit environ dix-huit mille francs. Smyon était libre d’avantager Henri, même de lui donner sa part entière, la loi n’ayant rien à y voir, et Smyon n’étant pas de ceux qu’étouffent les règles de la justice et de l’équité. Mais comme père, Adam ne voulait certainement pas agir ainsi. Plus tard, si la maison était bâtie, il y aurait lieu à faire un codicille relatif à cet objet. La mère Guyot ayant son argent placé à part en son nom, il n’y avait pas lieu à s’en occuper. La loi, d’ailleurs, lui accordait une portion de jouissance sur les biens de son mari. Telles furent les dispositions testamentaires auxquelles Adam Guyot s’arrêta. — Durant tout le trajet de la Petite Côte à Malsan, et retour, il n’adressa la parole à personne, si ce n’est pour l’achat de ses deux feuilles de papier timbré. Il en destinait une à sa femme, qui, elle aussi, voulait écrire ses dernières volontés.

Adam se mit à soigner le bétail comme à l’ordinaire ; puis, le soir venu, il mangea sa soupe en silence. Quand ce fut fait, il dit à Henri de lire quelques versets de la Bible pendant que les membres de la famille étaient encore là. Chacun étant fatigué, nul ne comptait veiller. Henri prit le volume et lut lentement le psaume premier. Ces majestueuses paroles, ces affirmations positives du bonheur réservé à l’homme qui prend son plaisir en la loi de l’Éternel, touchèrent peu Smyon. Peut-être au lieu de les écouter, pensait-il à l’agrandisse-ment du domaine indivis entré son frère et lui. Assis sur sa chaise, la tête baissée en avant, Adam s’était endormi. Il ronflait presque, ce qui fit rire Smyon ; mais bientôt ce bruit de lourd sommeil se changea en un gargotement pénible, et enfin Adam serait tombé de côté, si Thérésine ne l’eût promptement retenu. Elle poussa un cri perçant en voyant les traits contractés de son père. Frappé d’apoplexie foudroyante pendant le sommeil, Adam ne voyait plus, n’entendait plus, ne parlait plus. Peu de minutes après, le corps sans âme repo-sait sur un lit, les mains l’une sur l’autre, les yeux fermés. Retourné au Père de toute grâce, l’esprit n’avait plus à lutter contre les intérêts de ce monde ; dégagé des liens terrestres, il s’était réuni aux rachetés de Jésus-Christ. Mystère insondable ! et, en même temps, assurance

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pleine et entière pour le vrai croyant.Nous ne raconterons pas ici la douleur extrême des deux enfants,

que les derniers événements avaient encore rapprochés de leur père ; nous ne dirons rien non plus de l’angoisse terrible de la pauvre mère. Ne sachant ni que faire, ni auquel aller, ne pouvant pas pleurer, il fallait encore la soigner et ne pas la perdre de vue. Quant à Smyon, une pensée unique le dévorait. Son frère était mort ; mort tout de bon, pour toujours. Et il était mort sans avoir fait son testament ! Thérésine ayant encore six mois à courir avant d’être majeure, l’indivision géné-rale allait être rompue de par la loi. La justice de paix viendrait elle-même établir la part d’une fille mineure, et savoir en quoi la fortune consistait. Sagesse humaine, prudence, calculs intéressés, vues ambitieuses d’un homme, qu’étiez-vous devenus ? Un instant avait suffi pour démolir l’édifice auquel Smyon travaillait depuis trente années ; et lui qui donnait tous les ordres pour le lendemain, il y avait une heure à peine, devrait assister en simple spectateur à l’apposition des scellés sur les papiers de la maison. Oui, faites-vous un oreiller de la richesse, de la santé, de tous les biens de la vie : le ver est là ; il travaille ; vous êtes frappé au cœur et vous avez passé !

Henri ne fit savoir la triste nouvelle au Sorbier que le lendemain matin. Il envoya le domestique avec un billet. Toinette et Cécile arri-vèrent à l’instant et se mirent à la disposition de la famille ; la tante essaya de parler à la veuve, et Cécile s’occupa de Thérésine. Avec Henri, elle redoubla de tendresse et d’affection. Ce dernier était profondément affligé : oh ! il sentait sa vie à moitié coupée. Par moment, il se laissait aller à d’amers reproches, s’accusant presque d’avoir été la cause indirecte de la grande préoccupation qui pouvait avoir amené la catastrophe. Smyon soupirait comme un bœuf, ne disant rien, mais rongeant d’autant mieux ses entrailles.

Philibert vint le voir le jour même et lui parla avec beaucoup de cœur, sans rien qui put le blesser. Il le conjura de renoncer à son incré-dulité et de répondre à cet appel si visible de Dieu dans leur famille. Smyon ne répondit à ce discours affectueux que par des larmes qu’il tirait vraiment on ne sait d’où. — Antoine Varin ne tarda pas non plus à se présenter, mais Smyon ne voulut pas le voir. Se sentait-il coupable en sa présence, ou bien voulait-il rompre avec lui ? on ne sait. Toujours est-il qu’il lui ferma sa porte.

Encore une fois, le cheval fut attelé au char des morts. Pierre Aubert vint à cette occasion, puisqu’il était au courant de la décision de sa fille. Il approuva tout et repartit déjà le même soir pour sa ferme. Philibert passa la soirée avec les Guyot. Ce fut lui qui lut la Bible à la place d’Henri ; il y ajouta une prière vraiment cordiale, empreinte d’un

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sérieux profond, qu’on n’eût pas attendu à ce point du bizarre Paplan. Mais quand c’est l’âme qui parle, quand l’esprit de l’homme ne s’at-tache plus au langage extérieur, la vie se produit, libre et vigoureuse, comme il faudrait qu’elle le fût toujours.

Le juge de paix ayant levé les scellés quelques jours plus tard, il fallut s’occuper d’un inventaire général. Smyon eut beau fouiller partout, on ne trouva pas de testament. Les deux feuilles de timbre étaient d’ailleurs là, encore enveloppées. La nomination d’un tuteur pour Thérésine fut la première chose à décider. Smyon ne pouvant l’être, Henri non plus, puisque tous deux étaient intéressés dans la succession, le premier proposa de nommer un tuteur parmi les parents éloignés de la mère Guyot, qui était une Vonze de Mézeray. Mais Henri dit que sa sœur désirait avoir pour tuteur Philibert Paplan ; elle avait confiance en lui pour la direction de ses affaires, et comme la tutelle ne devait durer que six mois, il resterait ensuite son conseil judiciaire. Philibert étant bien connu comme un honnête homme, malgré ses bizarreries, et maniant d’ailleurs facilement la plume, la justice de paix le nomma tuteur. Smyon fit le poing dans sa poche, mais cela ne lui servit de rien.

Philibert, en effet, montra du jugement et un esprit conciliant dans la prise de l’inventaire. Il ne contrecarra point trop Smyon sur les esti-mations proposées. Mais combien ce dernier regretta de n’avoir pas fait passer quelques créances en son nom particulier, quand la chose était possible encore ! Maintenant c’était trop tard, et tout ce qui appartenait à la succession indivise fut couché sur le papier. La portion des deux enfants, comme celle de leur oncle, furent évaluées chacune à 44 000 fr. anciens, soit 22 000 pour Thérésine. Le partage définitif aurait lieu quand l’un des trois membres de l’hoirie le désire-rait, et selon qu’il leur conviendrait de l’établir entre eux. La mort d’Adam Guyot avait donc amené de grands changements dans la famille, et cela du jour au lendemain.

Thérésine remercia vivement Philibert de ce qu’il avait fait pour elle et pour eux tous dans ces tristes circonstances ; elle le pria de lui continuer ses bons conseils à l’avenir.

— Je ferai, ma chère Thérésine, répondit-il, selon qu’il me sera démontré que je dois agir. D’un côté, nous avons la parole de Dieu pour nous conduire, et d’un autre côté la conscience. Nous devons être justes et équitables. Si je me trompais dans mes appréciations, vous êtes là avec Henri pour me redresser. La répréhension d’un ami vaut mieux que la flatterie. Hélas ! que ne puis-je avoir une bonne influence sur votre oncle ! Dieu veuille agir lui-même ! L’homme n’y peut absolument rien. Votre oncle est de ceux qui refusent d’ouïr.

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Lorsque vous serez majeure, dans six mois, vous ferez bien, Henri et vous, de séparer vos intérêts de ceux de Siméon. Mais d’ici-là, nous avons tous le temps de mourir.

— Vous porterez en compte votre temps et vos dépenses ; nous ne l’entendons pas autrement et ce ne serait pas juste.

— Ma chère pupille, je sais sur ce point ce que j’ai à faire, mieux que sur beaucoup d’autres choses. Ne vous inquiétez pas de cela. — Je m’en vais maintenant passer chez Toinette, à qui j’ai un mot à dire. Le mariage d’Henri est donc communiqué. Votre future belle-sœur fait bien de prendre le demi-deuil, puisqu’on le porte dans la famille où elle doit entrer. C’est une marque de respect filial envers celui qui a quitté ce monde. Adieu, Thérésine ; soyez en paix entre vous.

— Bonsoir, Philibert ; si j’ai pu vous dire autrefois quelques mots fâcheux, je vous prie de les oublier et de me les pardonner. L’épreuve nous montre la vie comme elle doit être ; pour ma part, je désire connaître la volonté de Dieu et m’y ranger.

— Vous ne pouvez rien désirer de meilleur. Quant aux mots dont vous parlez, s’ils me concernaient, je ne sais plus, en vérité, de quoi il s’agissait.

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CH A P ITRE X X V ISmyon essaye de pêcher

en eau trouble

On était à la saison des foins. Au milieu de juin, l’atmosphère est embaumée dans les campagnes. La fleur, sur les arbres, est passée ; elle a fait place au feuillage frais et lustré dans lequel se développent les embryons des fruits. Mais toutes les prairies sont émaillées de riches couleurs. Les papillons

y voltigent du matin au soir. Les jeunes nichées d’oiseaux s’y promènent, tantôt à l’ombre dans le milieu du jour, tantôt se frottant l’aile au soleil quand il parait le matin sur les hautes Alpes. Le grillon s’égaie au bord de son trou ; des millions d’insectes bourdonnent dans l’air. Un concert universel se fait entendre, à la gloire du Créateur. L’homme des champs est bien alors le roi des êtres animés. C’est lui qui commande ; à lui qu’appartiennent ces récoltes abondantes, ces grands bœufs, ces chars de foin qui, le soir, roulent pesamment du côté de la maison. À lui, ces blés qui s’inclinent au souffle de la brise ; à lui ces riches coteaux verdoyants, les profondes forêts et les montagnes. Que de son âme reconnaissante, que de son cœur joyeux montent l’adoration, la prière, jusqu’au trône de l’Éternel ! Le Dieu de la nature est le même que celui de l’Évangile ; c’est par Jésus qu’il nous a été révélé comme un Dieu d’amour. Aimez-le donc, ô vous sur lesquels il répand tant de bienfaits dès ici-bas, et qu’il convie à une immortalité bienheureuse.

Quand il pouvait disposer d’une demi-heure, à midi ou le soir, Henri accourait au Sorbier. L’herbe du verger étant fauchée, le banc du jardin fut transporté sous le grand arbre dont les baies montraient déjà leurs grappes nombreuses. Là, nos fiancés se racontaient leurs pensées, leurs impressions du jour. Toinette les laissait libres, sachant bien que les jeunes gens se plaçaient en présence de Dieu. Le

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dimanche, ils allaient au culte ensemble, avec Thérésine. Tous trois en deuil, ils se mettaient dans le même banc, où sans doute ils atti-raient bien des regards. Thérésine avait maigri, sans rien perdre de sa fraîcheur, en sorte que son visage avait plutôt gagné à ce change-ment. Cécile était bien la plus belle fiancée qu’on eût vue à Mézeray depuis des années, et pourtant la jeunesse féminine y a conservé, en général, de beaux traits, quelque chose de fort et de sain, qui se voit rarement dans beaucoup d’autres villages. Les abus du vin, les excès de tous genres auxquels se livrent souvent les jeunes hommes et les pères de famille, ruinent d’avance les générations qui leur succèdent. De là des santés délicates, un dos voûté, des poitrines faibles, des constitutions lymphatiques, un sang mal équilibré, sans vigueur. D’autres causes agissent aussi sur l’affaiblissement de la race et même sur la pureté des traits ; mais il est certain que les premières ont une influence très marquée sur le fait que nous déplorons.

Élevé en plein air, bien nourri dans son enfance et accoutumé à des habitudes régulières, Henri Guyot était aussi un de ces garçons dont la bonne tenue corporelle fait honneur aux parents. Smyon n’était jamais malade ; de sa vie il n’avait consulté médecin. Adam avait été fort et robuste, jusqu’au mauvais coup de froid qu’il prit en creusant une coulisse, et dont il lui resta un rhumatisme au bas des reins. L’apoplexie12 qui l’emmena subitement put être attribuée à une douleur vive dans le cerveau, à la suite de tout ce qui le préoccupa ce jour-là. Les hommes forts comme lui sont ceux dont l’existence est parfois le plus vite brisée.

Ni Henri ni Thérésine ne parlèrent à leur oncle du dessein qu’il avait eu de s’adjuger la campagne Varin, par un acte légal sans doute, mais de haute indélicatesse. Et lui, cela va de soi, ne leur en dit rien non plus. Mais il ne perdait pas pour cela toute idée relative à cette bonne opération financière. Sa passion de la propriété l’aveuglait. Et quoiqu’il ne pût disposer que d’une moitié des créances de l’hoirie, puisque l’autre moitié appartenait aux enfants de son frère, il se sentait les reins assez forts pour tenter l’entreprise à lui seul.

Un jour, comme il enchapplait13 sa faux près du pont de la Galline, il vit venir dans sa direction Antoine Varin, qui péchait à la ligne dans les chutes du ruisseau. À la sortie du pont, un creux assez profond recevait l’eau dont les ondes bouillonnaient en tombant du radier. À droite et à gauche, des voûtes naturelles, formées par les racines de

12 - [NdÉ] Coma ou arrêt brusque des fonctions cérébrales, accompagné de la perte de la connaissance et du mouvement.13 - [NdÉ] ? Aiguiser, en frappant doucement avec un marteau le tranchant de l'outil sur une petite enclume.

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vieux arbres voisins, cachaient souvent des truites, guettant de là leur nourriture. Antoine vint y jeter l’hameçon, amorcé d’un gros ver rouge qui se débattait en étreintes peut-être bien douloureuses. Au bout d’un instant, le pêcheur sentit une forte secousse et ne tarda pas à lever une belle truite qui tomba sur le sol. En ce moment, Smyon se tenait sur le pont, appuyé au parapet, d’où il regardait faire Antoine.

— Vo l’y z’ouä ? dit-il de là-haut, en patois du pays.— Ouai, m’ n’ami Smyon.— Est-tllié groùcha ?— Te vai ! répondit Antoine en la soupesant sur sa main : n’a bouena

demi-livra.— Le vaut bin on franc ?— Oh ! ouai.— To pari, yé-t-on brave meti qu’é cé dé pêcheur ?— Vaiqua ! é faut de la patience.— Se vos-i-fini à cé cro, monta vai on momin icé. Ne trouvant plus

rien, Antoine grimpa la pente de la culée et rejoignit Smyon sur le pont.

— Est- ce vrai, continua ce dernier, que vous avez vendu votre foin sur plante ?

— Hélas, oui, mon pauvre Siméon.— Mais, ne pouviez-vous donc faire autrement ? Le prix est bien bas

cette année ; si vous aviez rentré la récolte, vous auriez pu, après l’hiver, la vendre peut-être le double.

— C’est possible ; mais je n’ai pas les tiroirs de mon bureau pleins d’écus, tant s’en faut. Au contraire, j’ai des intérêts à payer. Je compte vendre aussi mon blé et mon avoine sur le champ. Tu comprends que je ne puis encore compter beaucoup sur les gains de mon fils, et en attendant je dois faire face aux affaires. Si j’étais à ta place, certes, j’aurais plus de bétail et je ne vendrais pas mon foin.

— Est-ce qu’un millier de francs par simple billet, ou le double en mieux-value sur votre campagne, pourrait vous tirer d’embarras ? J’ai la somme à votre disposition et ça ne regarde que moi.

— Ma foi, mon brave ami Smyon, je suis bien reconnaissant de cette offre. Pour ce qui me concerne, je suis tout disposé à l’accepter ; mais comme j’ai l’intention de remettre mon domaine à Guillaume à la fin de l’année, je veux le consulter avant de te donner une réponse défi-nitive. J’écrirai cette après-midi ; dans huit jours on aura la lettre de mon fils. Oui, son patron, M. de Fastell s’intéresse à nos affaires et conseille à Guillaume de reprendre tout ce qui est à moi. J’y consen-tirai volontiers, car je me fais vieux et j’ai besoin de repos.

Pour appuyer cette dernière assertion, Antoine montrait un visage

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florissant, et les plus belles dents qu’il fût possible de voir dans une bouche fine et gracieuse.

— À quoi s’occupe votre fils chez ce monsieur ? poursuivit Smyon.— À toutes sortes de choses. D’abord, il y a un bon domaine avec

la fabrique. C’est Guillaume qui laboure, qui fait marcher les ouvriers de terre ; ensuite, on lui confie des travaux dans la maison même ; je ne sais pas bien en quoi ils consistent, mais il faut là un homme de confiance, tu comprends.

— Allons, ça me fait plaisir pour vous. Si vous vous décidez pour ce que je dis, je serai bien aise de le savoir au plus vite ; l’argent ne reste pas longtemps chez nous.

— Tu peux compter d’avoir la réponse le jour où je la recevrai.À ce dernier mot, les deux hommes se quittèrent ; Smyon retournant

à ses andains, Antoine continuant à explorer, la ligne à la main, le cours de la rivière.

Quel était le but de Smyon en faisant cette offre d’argent ? Celui de devenir créancier d’Antoine, et, comme tel, en cas de risque à courir par suite d’une expropriation, d’avoir le droit de reprendre la créance première, en vertu de laquelle on faisait déjà des poursuites. — Mais ce nouveau plan de l’honnête homme fut déjoué. Guillaume répondit que M. de Fastell ne conseillait pas l’emprunt ; que si le prêteur connaissait la situation d’Antoine, il avait probablement quelque dessein en tête, et qu’il fallait se tenir en garde de ce côté-là.

— Voyez-vous le coquin ! se dit Antoine après avoir lu la lettre. Et moi qui croyais Smyon un bon enfant, depuis son ouverture ! Attends seulement ! je te rendrai la monnaie de ta pièce, vieux rat de campagne que tu es !

Mais, au bout d’un moment de réflexion, il ajouta :— Oh ! lah ! non ; il ne faut rien lui faire ; c’est l’oncle de Thérésine ;

et si un jour elle doit devenir la femme de Guillaume, il ne faut pas indisposer Smyon contre elle ou contre nous. Il n’est déjà que trop porté en faveur d’Henri. Répondons simplement que Guillaume peut se passer d’argent, et laissons aller les choses. Mais Smyon est tout de même un fameux coquin.

Celui-ci en fut donc pour sa peine et reçut un refus poli de la part d’Antoine Varin.

Philibert faisait aussi les foins à la Vareuse. Il ne fauchait pas lui-même, mais il avait deux Savoyards pour couper son herbe, avant l’arrivée de la saison où les vers de terre font leurs amoncellements. Tout autour des places où les aunes se propageaient dans la gazon, Philibert plantait des baguettes. Les ouvriers devaient respecter ces enceintes, bien qu’ils ne comprissent pas pourquoi leur maître voulait

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faire un bois de sa propriété.— Dans six ans, lui dirent-ils, si vous laissez croître tous ces arbres,

vous ne verrez lever le soleil qu’à midi, maître Paplan.— Ne vous inquiétez pas de ça ; faites seulement ce que je vous dis.

Si je vois plus tard un inconvénient à la chose, on arrachera les vernes— Oui, mais ça gâtera bien le gazon.— Peu importe ; allez toujours.Comme il faisait très chaud dans l’après-midi, la cousine Gaume

ôtait la taille de sa robe, pour manier le râteau plus à son aise. Des bretelles bleues sur les épaules faisaient paraître son jupon encore plus court ; et comme elle portait un chapeau à fond très haut, un vrai tube à ailes étroites, la gouvernante de Philibert ressemblait fort à quelque géant habillé d’une façon grotesque. Elle vous lançait le râteau avec une grande énergie, et le retirait comme si cela ne lui coûtait rien. Pour ce genre d’occupation, c’était une habile ouvrière. Les deux Savoyards prétendaient même qu’elle était plus expéditive qu’une certaine Fraisine de leur village, dont la réputation avait traversé le lac. — Pendant que les ouvriers fauchaient, Saugeon, avec un vieux cheval loué en Franche-Comté pour un prix minime, rentrait le foin. Philibert et Ursule travaillaient avec les trois hommes, autant que les soins du ménage le permettaient. En une semaine de beau temps la récolte fut expédiée. Le maître paya son monde, donnant même à chaque homme un franc de plus, parce que, dit Philibert, « vous avez eu peu de vin pendant votre travail chez moi. Êtes-vous satisfaits ?

— Oui, maître Paplan, répondit l’un des faucheurs. À une autre année, si l’on vit.

— Vous faites bien, Glaude, d’ajouter cette restriction. N’oubliez pas les paroles que je vous ai lues hier au soir.

— Que disaient-elles, déjà ?— Toute chair est comme l’herbe, et sa grâce comme la fleur des

champs. L’herbe est séchée et la fleur est tombée, mais la Parole de Dieu demeure éternellement.

— Oui, c’est bien ça. Vous avez une bonne mémoire, maître Paplan, et vous êtes un brave homme. Il fait bon travailler chez vous. Quand vous nous avez engagés pour une semaine, moi et Feliuz, on nous disait de ne pas aller avec vous, que vous étiez r’un homme pas fait comme les autres ; mais je vois bien à présent que ce sont des mauvaises gens qui nous ont dit ça. Au revoir, maître Paplan. On reviendra ce mois d’août pour les regains, si vous voulez. — Eh ! bonjour, Gaume !

— Il vous faut prendre encore un verre, Glaude ; venez aussi Feliuz.

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— Bien si l’on veut. À votre santé, maître. À la vôtre, Gaume.— Bien obligé, répondit Ursule, sans se formaliser de la manière

dont le Savoyard lui parlait.Bonnes gens, simples et honnêtes gens ! vous valez mieux et vous

êtes plus heureux que les ouvriers des villes, qui, se considérant comme des messieurs, veulent forcer les patrons à accepter leurs exigences. Il en est sans doute beaucoup dont le salaire crie, parce qu’ils en ont été frustrés, dit St. Jacques ; mais combien dont l’orgueil, la bonne opinion d’eux-mêmes, la paresse et la mauvaise conduite crient encore plus haut !

Toinette ne rentrait pas dans sa grange le foin du petit clos. Elle le vendait sur plante à un paysan de la contrée. Pour un prix moyen de cent francs de notre monnaie, l’homme en question prenait toute la récolte et l’emmenait chez lui. Le regain14 servait à la nourriture des chèvres et des moutons du Sorbier.

En ce même été de 1848, de graves événements agitèrent la France et ensanglantèrent les rues de Paris. Les journées de juin ont leur place dans l’histoire. Ce n’est pas à nous de les juger. Constatons seulement que les ménagements de Dieu furent grands envers notre chère patrie. Et dès lors, quelle longue suite de bénédictions n’avons-nous pas reçues, comme peuple et comme individus !

Soyons-en reconnaissants. Et si les mauvais jours devaient venir, si la tempête se déchaînait sur nos vallées, n’oublions pas que le Dieu fort est au-dessus de tous. Quand il nous frappe, il est encore plus près de nous. Son oreille n’est jamais fermée ; il exauce les prières de ses enfants. Serrons donc dans nos âmes la parole de Jésus : « Que votre cœur ne se trouble point, et ne craignez point ! »

14 - [NdÉ] Fouin poussant après la première coupe.

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CH A P ITRE X X V I ILa situation des Varin s’améliore

Toinette et les fiancés ne tardèrent pas à prendre une décision importante, relativement au mariage qui devait avoir lieu. L’époque en fut fixée à la majorité de Thérésine, soit pour le printemps de 1849. Les dix-huit mois d’attente dont il avait d’abord été question, se réduisirent ainsi à la moitié de ce

chiffre. Dans la position des jeunes gens, c’était bien assez long. On ne parlait plus de bâtir, chose d’ailleurs impossible dans une indivision à trois, même à quatre, en comptant la mère Guyot.

Jusqu’au partage définitif des terrains, Henri viendrait demeurer au Sorbier, où l’on arrangerait une chambre. Toinette ne s’arrêta même pas en si beau chemin. Son esprit lucide et clairvoyant, l’âge aussi qui arrivait pour elle, la décidèrent à se dessaisir de sa propriété en faveur de Cécile, aussitôt que le mariage aurait eu lieu. Moyennant une rente viagère convenable, elle ferait donation de l’immeuble entier et de ce que la maison contenait. De cette manière, cet objet serait réglé de son vivant, et le jeune ménage chez lui, à charge de loger la vieille tante. Lorsque Toinette fut d’accord avec elle-même sur ce point, elle s’adressa à haute voix son affirmation favorite : « C’est ça, monsieur, parfaitement. » Elle en dit aussi quelques mots à Mauve, dans un de leurs entretiens confidentiels, et pour le cas où son fidèle compagnon lui survivrait.

Depuis que Thérésine était une héritière, plus d’un parti se présenta pour elle, ou, tout au moins, essaya de se présenter. Dès les premiers mots, elle laissa voir clairement qu’on perdrait son temps à lui faire la cour. Smyon s’imagina gagner ses bonnes grâces en l’approuvant dans ses refus, mais elle le renvoya net en lui disant qu’elle était bien décidée à se marier, quand elle trouverait l’occasion de s’établir selon son goût ; mais qu’étant mineure encore et dans le deuil, elle n’y pensait point pour le moment. La frayeur de Smyon était d’avoir à

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traiter dans le partage avec le mari de sa nièce, lequel pouvait se montrer tenace et ferme, au point de vouloir fendre le domaine en trois parts et s’établir sur celle de Thérésine. Y bâtir peut-être, qui sait ? Un jour, faisant le câlin avec elle, Smyon lui dit :

— Si tu voulais me promettre de rester avec ta mère et avec moi, quand Henri sera chez Toinette, je mettrais une bonne ligne pour toi dans mon testament.

— Je vous remercie de l’intention. Non, je ne veux m’engager à rien de ce côté-là. Si je reste vieille fille, j’aurai toujours assez pour moi ; et si l’on ne pouvait plus me loger dans la maison, je me bâtirais une jolie demeure sur mon terrain. Pour une personne seule, il faut peu de place. Comme Toinette, je vendrai mon foin, et j’échangerai mon blé contre du pain.

— Tu penses donc à prendre du terrain pour ta part ?— Mais sans doute, comme Henri.— De l’argent te conviendrait pourtant beaucoup mieux.— Oui, si je me marie. Mais si je reste dans le célibat, je préfère

avoir une partie en terrain. Au moins est-on sûr de ne pas le perdre.Pauvre Smyon ! de quelque manière qu’il s’y prit, il voyait ses plans

déjoués. La mort de son frère avait tout dérangé dans sa vie. À cause de cela il regrettait beaucoup Adam.

En automne, quand il eut vendu la récolte du vin, il fallut remettre le quart de la somme à Philibert, pour le compte de Thérésine, et un autre quart à Henri, qui en avait besoin pour ses dépenses de mariage. Après la vente du blé, même répartition. Il en coûtait à l’ancien direc-teur des affaires d’éparpiller ainsi un revenu qu’autrefois il capitalisait en faveur des frères Guyot.

— Tu auras soin, dit-il à Philibert, de faire emploi, dans les trois mois, de l’argent que tu reçois comme tuteur, et de le placer au 5 %. Ma nièce peut mourir, j’ai les intérêts de ses héritiers à sauvegarder.

— Soyez tranquille sur ce point, répondit Paplan. Demain, l’argent sera porté à la caisse d’épargne, qui paie le 4 % et répond du capital. Me prenez-vous pour un économe infidèle ? En ce cas, bien que je sois devant Dieu un pécheur comme vous, voisin Smyon, vous vous trompez. Je ferai mon devoir, ne craignez rien. Mais je dois aussi vous répéter mes avertissements, et dans ce but je vous citerai une parole des saintes Écritures : « Ce que tu as gagné, pour qui sera-t-il ? et que donnerait l’homme en échange de son âme ? » — Réfléchissez à ces deux questions, Siméon ; et Dieu veuille vous donner d’y bien répondre.

— On tâchera. Mais je veux aussi te dire un mot sur le même sujet, Philibert, puisque tu prends la peine de m’adresser des conseils : à qui

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as-tu l’intention de donner ton bien ? toi qui prêches toujours les autres, tu peux aussi mourir. As-tu réfléchi à cela ?

— Oui, depuis longtemps. Si ma sœur avait vécu après moi, elle héritait de ma portion, comme j’ai hérité de la sienne. Maintenant je suis seul. Mes plus proches parents sont des cousins au huitième degré. Je laisserai sans doute quelque chose à Ursule Gaume, qui prend soin de ma maison et de mon ménage. Pour le reste, je vous répondrai encore par un passage de la Bible : « Faites-vous des amis avec les richesses iniques, afin que, lorsque vous viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. »

— Henri deviendra ton plus proche voisin ; tu sais que la Toinette veut donner le Sorbier à sa nièce ?

— Oui, elle fait très bien. Henri sera mon exécuteur testamentaire.— Tu me donneras pourtant quelque chose, à moi aussi ? fit-il d’un

air moitié plaisant, moitié sérieux.— Siméon Guyot, dit Philibert d’une voix très grave, je vous donne

dès ce moment le conseil de vous repentir devant Dieu, et de renoncer à la convoitise des biens de ce monde. Vous en êtes possédé. Cette passion de l’argent tuera votre âme, comme elle conduisit Balaam à mentir et Judas à s’étrangler.

L’hiver approchait. De douces causeries avaient lieu chaque soir au Sorbier, autour du fourneau de Toinette A la Collarde, Thérésine cousait du linge ; elle était habile à ce genre de travail. Sa mère trico-tait ; Smyon reprenait en silence les corbillons d’osier jaune, et les hottes aux lanières plates. Philibert lisait à haute voix des récits de missions parmi les païens, pendant que la cousine Gaume filait de bon chanvre, récolté dans les terrains noirs du vallon. À la Flatte, Antoine Varin, revenu tard de la chasse au lièvre, s’endormait au coin du feu dès qu’il avait soupé. Dans ses rêves, il voyait le gibier passer à sa portée et faisait de vains efforts pour lâcher la détente de son fusil. Sa femme tirait l’aiguille et pensait à Guillaume. De grosses larmes obscurcissaient sa vue, et parfois les sanglots qu’elle ne pouvait retenir, réveillaient subitement son mari, qui lui demandait ce qui la faisait ainsi pleurer. Encore quelques semaines, et le terme de l’expro-priation serait échu, si l’on ne payait tous les intérêts arriérés ; en outre, il fallait prendre l’engagement de rembourser dans trois mois le capital. À ces conditions seulement, le créancier ferait suspendre les poursuites. — De Guillaume, pas de nouvelles, depuis quelque temps déjà. Enfin, peu de jours avant Noël, terme fatal, Henri reçut un avis du bureau des postes de Malsan, où il était invité à se rendre pour y recevoir un pli chargé, qui devait être remis à lui-même. Ce pli conte-nait une lettre de Guillaume pour Thérésine, une pour sa mère, et une

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de M. de Fastell pour Henri, avec une traite de 2 600 fr. à son ordre, payable à vue.

Nous allons prendre connaissance de ces trois lettres, en commen-çant par la première.

« Ma chère Thérésine,» Une année s’est écoulée depuis mon départ de la Suisse, et

quoique j’aie peu avancé dans la position que je désire acquérir avec l’aide de Dieu et de mon travail, j’ai pourtant sujet d’être bien recon-naissant. D’abord, vous me conservez une affection à laquelle je tiens plus que jamais ; cette pensée fortifie mon courage. Il me fallait une épreuve pour me faire réfléchir et rentrer en moi-même. J’ai été autre-fois léger, inconséquent ; j’espère ne l’être plus désormais. Voilà M. de Fastell qui a l’obligeance de m’avancer une année de traitement, ce qui me permet, avec ce qui m’est dû, de libérer la propriété de mon père, pour les intérêts en retard. Nous tâcherons de trouver un prêteur nouveau dans les trois premiers mois de l’année prochaine, pour le capital. Encouragez-moi, Thérésine, à travailler dans le but d’affran-chir tout cela. Oh ! si je le pouvais un jour ! Si j’osais vous demander de m’attendre et que vous voulussiez bien y consentir, je serais trop heureux. Croyez, quoi qu’il arrive, que jamais je n’oublierai vos bontés pour celui qui se dit de tout son cœur,

» Votre ami,» G. VArin.

« Ma chère mère,» Henri Guyot est chargé par M. de Fastell de payer nos intérêts

échus. Il recevra l’argent nécessaire, en même temps que cette lettre, et te remettra le surplus, qui est pour toi. Je veux que tu aies une bonne robe chaude ; tu t’achèteras aussi quelques petites douceurs pour te faire du bien. Que mon père paie ses comptes et toutes ses petites dettes avec ce qui lui reste de l’argent des récoltes ; si cela est possible, qu’il fasse bien cultiver ses champs. Ayons tous bon espoir, ma mère, et prions Dieu de nous secourir. Je vous embrasse, mon père et toi, bien tendrement. »

« À monsieur Henri Guyot.» Monsieur,» Votre voisin de campagne et ami Guillaume Varin, qui est employé

chez moi depuis une année, m’a parlé des affaires de son père. Je m’intéresse à ce brave garçon, et viens vous prier de lui rendre aussi un service. — Vous savez que la propriété de la Flatte est sous le poids

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d’une saisie, pour intérêts non payés. Avant la fin de l’année, il faut que la somme due soit remise au représentant du créancier. Elle est, je crois ; d’environ 2 600 fr. — Avec ces lignes, je vous envoie cette valeur à vue sur Genève, vous priant de l’encaisser et de faire le paie-ment en question au nom de votre ami. Nous verrons plus tard s’il est possible de trouver un prêteur à bas intérêt pour le capital.

» Maintenant, monsieur Guyot, ce que je vais ajouter ici est confié à votre discrétion et à votre bon jugement. Je sais que je puis avoir confiance en vous. — Un fermier, mon voisin, M. Holmann, qui est dans une assez belle position de fortune, a deux enfants, fille et garçon. Le fils est marié, mais non la fille, qui a vingt-deux ans. La jeune personne est bien douée et n’est pas mal d’extérieur non plus. Guillaume, pour mes affaires, a été plusieurs fois chez M. Holmann. De source certaine, je sais qu’il ne déplaît point à sa fille, bien qu’il n’ait pas cherché à gagner son cœur. Une ouverture de la part de votre ami serait bien reçue, j’en ai la conviction. Je dois vous confier que dans son intérêt, je lui en ai parlé. Guillaume a refusé très nette-ment et m’en a avoué le motif. Motif des plus honorables, que j’ap-prouve, mais pour lequel il serait bon de lui donner de l’espoir. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage. La dot de Mlle Holmann suffirait pour libérer entièrement les charges de la succession qui doit échoir à Guillaume. Examinez la position et dites-moi ce que vous pensez à ce sujet. Tout ceci absolument entre nous, mon cher monsieur.

» Votre dévoué» F. De FAstell. »

Ces nouvelles ne furent communiquées, ni à Smyon, ni à la mère Guyot. Henri en parla à Cécile, pour avoir son avis sur ce qu’il fallait dire à Thérésine. Elle conseilla de lui donner la lettre de M. de Fastell et d’attendre sa réponse.

Le surlendemain de Noël, Henri se présenta, muni d’un ordre d’An-toine Varin, chez le détenteur de la créance hypothécaire. Il fut tout étonné de trouver chez ce monsieur son oncle Smyon en personne et Sébastien Liaffe. Évidemment ceux-ci ne s’attendaient pas à pareille rencontre, car ils eurent l’air contrarié par l’arrivée d’Henri.

— Nous pourrons revenir après le diner, dit Sébastien. Faites d’abord vos affaires avec M. Guyot fils ; en attendant, allons toujours manger la soupe, monsieur Siméon.

— C’est comme vous voudrez, reprit l’homme de loi : vous avez ma parole jusqu’à trois heures. Passé ce moment, je suis libre.

— L’on se reverra, m’sieu, dit Sébastien. C’est dommage, Henri, que tu ne viennes pas dîner avec nous. On aurait parlé de l’affaire à trois.

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— De quelle affaire ?— Mais, je te croyais au courant. Entre ton oncle et moi, nous

songerions à reprendre la créance contre le père Varin. Il n’y a plus qu’un oui à prononcer. Tu devrais te mettre avec nous. Je t’expli-querai les choses.

— C’est tout expliqué, répondit Henri en regardant son oncle d’un air triste et grave. Je viens acquitter les intérêts échus, et les frais.

— Êtes-vous autorisé par M. Varin ? demanda le procureur.— Oui, monsieur, voici la signature nécessaire.— Et vous avez les écus ?— Sans doute.— Le compte se monte à 2 535 fr.— Je vais vous les livrer, contre la libération immédiate de toute

poursuite.— Et d’où as-tu cet or ? demanda Smyon en voyant son neveu sortir

deux rouleaux de sa poche et les pièces de vingt francs briller sur le comptoir.

— Peu vous importe, mon oncle. Vous ne m’avez pas parlé non plus de ce que vous veniez faire ici. Quant à toi, Sébastien, je ne te croyais pas capable de chercher à devenir de cette manière le créancier de Guillaume, qui t’a reçu chez lui en qualité de bon camarade.

— Mon Dieu, mon cher Guyot, les affaires sont les affaires. Une créance est une valeur qu’on achète ou qu’on vend comme une récolte ou une pièce de bétail. Pourvu qu’on paie, tout est dit. Ton oncle, que voilà, m’avait parlé du titre contre le père Varin, à la dernière foire. L’on s’était donné rendez-vous aujourd’hui, chez m’sieu le détenteur, pour voir ce qui en était exactement. On aurait pris le papier à mille francs de rabais, et l’on tâchait de revendre plus tard la campagne avec bénéfice. Combien de gens font cela, un peu partout ! Les affaires de commerce ne connaissent personne. Eh bien, mainte-nant que le père de Guillaume a trouvé des fonds pour se remettre à flot, je souhaite qu’il extirpe le chiendent de ses labourages. Mais permets-moi de te dire que celui qui a prêté l’argent l’a joliment exposé, car il est probable que plus tard....

— L’argent est parfaitement bien placé, reprit Henri ; tu peux te rassurer sur ce point ; c’est le produit du travail de Guillaume.

— Ah bah ! fit Smyon d’un air très étonné.— Oui, mon oncle. Si vous aviez eu un peu plus de confiance en

moi, je vous aurais épargné la fausse démarche que vous venez de faire.

— Allons, allons, c’est assez expliqué, reprit Sébastien. M’sieu Siméon, le dîner doit être prêt.

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— Je n’ai pas faim, dit lentement le vieux garçon.— Eh bien, je mangerai pour deux, répliqua l’autre ; voyons, vous

ne voulez pas me laisser tout seul, je pense ?— Allez seulement ; je vous dis que je n’ai pas faim.— Ah ! pour celle-ci, elle est bonne ! Faudra-t-il que je vous dise

votre nom ?— Allez donc, mon oncle. J’irai vous rejoindre et prendre une tasse

de café avec vous deux.— En voilà un qui est au moins raisonnable, dit Sébastien. M’sieu

Siméon, vous verrez que l’appétit vous reviendra en mangeant. Il ne faut pas comme ça se noircir la bile pour peu de chose. Vous garderez vos dix mille francs, moi les miens, et Guillaume Varin épousera votre nièce. Ça, c’est aussi clair que le jour. Et si nous voulons absolument acheter une campagne entre nous deux, eh ! nous en trouverons plus de vingt dans la contrée. On ne voit qu’offres de ce genre à la dernière page du journal. Mais pour peu que nous continuions à causer ici, je n’aurai plus la force d’arriver au restaurant. Votre serviteur, m’sieu l’agent d’affaires, à une autre fois.

Moitié de gré, moitié de force, Sébastien entraîna Smyon, et bientôt les deux acolytes se trouvèrent en face d’une demi-douzaine de grosses côtelettes de veau, qui disparurent en bonne partie dans le gouffre toujours béant de Sébastien. Ce dernier essaya de griser son compère, mais Smyon se tint ferme, bien qu’il trouvât excellent le Beaujolais du restaurateur. Henri vint les rejoindre, muni des quit-tances nécessaires, et leur offrit du café à l’eau que son oncle lui laissa payer, comme ce dernier accepta de Sébastien la portion du dîner qu’il avait prise. Il revint ainsi à la Collarde sans avoir dépensé un sou. À un vieux renard de cette espèce, il fallait bien cela pour ne pas trop regretter sa déconvenue.

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CH A P ITRE X X V I I ILes partages et le gros lot

Je vais écrire à Guillaume et lui envoyer les quittances, pour qu’il les reçoive le premier janvier, dit Henri à sa sœur, quand il fut de retour. Que dois-je ajouter pour toi ?

— Je mettrai quelques lignes dans ta lettre ; mais tu peux lui dire que j’aurai vingt-trois ans le 14 février. Jusqu’à ce

que nous ayons fait nos partages, je ne puis prendre aucune décision. S’il pouvait venir au printemps....

— Il faut envisager notre position à tous avec sérieux.— Je le sais, Henri. — Quand tu seras marié, je n’aurai pas une

vie bien agréable ici, je dois m’y attendre. Si notre mère avait besoin de moi pour sa santé, je resterais avec elle, trop heureuse de la soigner. Mais elle est forte et a ses habitudes, auxquelles on ne peut rien changer. Notre oncle ne demande pas mieux que de me voir partir, à moins que je ne lui promette de rester vieille fille : or, certes, s’il ne devient très différent de ce qu’il est, il n’y a pas à se réjouir de vivre avec lui.

— Le mieux serait de te décider promptement pour Guillaume, de payer la dette de son père avec ton bien et de devenir sa créancière. Mais pour cela, Guillaume doit reprendre en son nom la propriété et s’y établir avec toi dès l’été prochain.

— Crois-tu que ma portion fût suffisante pour tout payer ?— Oui ; je t’abandonnerai ce qui me revient de l’argent placé, et tu

me céderas ta part du terrain. De cette manière, tu as ce qu’il faut pour éteindre la dette des Varin, et moi je deviens propriétaire de la moitié de notre domaine. L’oncle garde pour lui l’autre moitié.

— Et vous continuez à travailler ensemble, à vivre ensemble ?— Non, ce n’est pas notre intention. Cécile préfère que nous soyons

chez nous, n’ayant rien à démêler avec personne.— Elle a raison. En ce cas, il sera nécessaire de partager en

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deux la Collarde ?— Il n’y a pas d’autre moyen. L’oncle garderait les terres, du côté

de la maison ; moi, je prendrais ce qui touche au Sorbier. Le clos de vigne se partagerait en deux, ainsi que la pente au-dessous, vers la rivière. Chaque moitié du domaine peut bien valoir 25 000 fr. Notre portion de créances à nous deux est de 22 000. Si ton tuteur estime que je doive payer la moitié de la différence en plus, je le ferai. Mais il me semble que, pour toi, 22 000 fr. forment une part acceptable. Je m’en rapporte à ce qui sera décidé.

— Non, Henri ; je trouve que c’est déjà trop pour moi. Si notre père avait pu faire un testament, il m’aurait sans doute donné beaucoup moins.

— Nous ferons régler cela par Philibert et par notre oncle. L’important est que nous soyons d’accord sur le fond, car j’ai l’inten-tion de parler à mon oncle sans retard.

— Fais absolument comme tu l’entendras.— Et puis, je veux engager Guillaume à venir nous faire une visite,

dès qu’il le pourra.— Oui, je désire le revoir avant de me décider.Thérésine embrassa tendrement son frère et le remercia de son

affection. Celui-ci expédia les quittances à M. de Fastell avec une lettre polie. Il écrivit aussi à Guillaume dans le sens indiqué. On se souvient qu’on était encore au 27 décembre.

Ces lettres terminées, Henri se rendit chez Philibert, à qui il expliqua nettement la position de sa sœur et de Guillaume.

— Je viens, lui dit-il après, vous demander ce que vous conseillez à Thérésine.

— Premièrement, répondit Paplan, je désirerais avoir un entretien avec Guillaume, pour que je puisse me faire une idée exacte de son état religieux. Ensuite, si, comme je l’espère, Guillaume Varin est dans le sentier de la foi chrétienne, je conseillerai à Thérésine d’accepter sa main, pour le terme de l’expiration du deuil de votre père. D’ici là, on peut faire vos partages et payer, avec l’argent de Thérésine, la dette d’Antoine Varin, qui deviendra son débiteur, et fera ensuite une remise complète de sa propriété à Guillaume. Voilà mon avis.

— C’est aussi le mien ; ainsi nous sommes d’accord. Vous comprenez qu’avec mon oncle il s’agit de tenir ferme.

— Oui, car il n’est pas de ceux qui écoutent la parole du prophète Osée : « Semez la justice et vous moissonnerez la gratuité, car il est temps de rechercher l’Éternel, jusqu’à ce qu’il vienne et fasse pleuvoir sur vous la justice. » — Henri, as-tu soin de prier chaque jour pour ton oncle Siméon ?

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— Je ne puis pas dire que je le fasse aussi souvent que je le devrais.— Tu as tort. N’oublie pas qu’il est le frère de ton père, et que son

âme t’est confiée. Tu dois en prendre soin.— Je vous remercie de me le rappeler.— Tu dois aussi penser à ta future tante, ma voisine Toinette. Quand

je la vois préférer ses redites imprimées à une lecture de la Parole de Dieu, cela me donne un grand souci pour elle. Son âme va chercher la vie parmi les morts, au lieu de s’adresser à Celui qui est vivant au siècle des siècles.

— Il faut faire la part de la vie solitaire qu’elle a eue pendant si long-temps et aussi celle de son âge.

— Mais quand on lui montre qu’elle se trompe.— L’essentiel est que son cœur appartienne à Dieu, et certes, nous

ne pouvons en douter. Les besoins de l’esprit sont très divers : si elle trouve de l’édification véritable dans un livre de réflexions et de prières, pourquoi voudrions-nous l’en priver ? Elle ne nous l’impose pas, à nous qui ne nous en soucions point.

— Au fond, tu as peut-être raison, Henri. La charité est patiente ; et l’apôtre Paul recommande aux forts de supporter le faible en la foi. Je ne veux pas dire par là que nous soyons forts, mais il est certain que Toinette montre une faiblesse de foi bien grande, en s’attachant de préférence aux enseignements de son livre humain.

— Ne la jugeons pas ; je suis convaincu qu’elle aime Dieu et que tout son espoir pour le salut est dans le sacrifice de Jésus.

— Je l’espère aussi. Il est écrit : « Qui es-tu, toi, pour juger le servi-teur d’autrui ? S’il bronche ou s’il tombe, c’est à son maître de le redresser. » Toutefois, Henri, nous devons prier pour que ta future tante soit complétement éclairée et ne reste plus dans ses erreurs.

— Oui, Philibert. Et qui sait si elle ne demande pas aussi à Dieu d’ôter de nos cœurs toute mauvaise pensée d’orgueil, toute racine d’amertume, tout ce qui est un obstacle au développement de la vie chrétienne en nous ?

— Si elle le faisait, j’en bénirais le Seigneur. Tu pars. Je vais t’ac-compagner jusqu’au Sorbier. — Cousine Ursule, donnez à manger aux bêtes, pendant que je fais quelques pas avec Henri Guyot ; mais ne poussez pas le fourrage avec la fourche dans le râtelier. Vous pourriez crever un œil à la vache. On peut très bien le mettre avec la main.

— C’est qu’il y a des chardons dans le foin qu’on lui donne à présent, et aussi des épines d’arrête-bœuf.

— Eh bien, poussez-le avec votre tablier ; mais je ne veux pas qu’on prenne la fourche dont les pointes sont en cornes de chèvre. — Vous n’avez pas de ces petits chardons à la Collarde, Henri ? ce n’est pas

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un mauvais fourrage ; ma vache les mange avec satisfaction. Toute plante a sa vertu particulière, son utilité. Je viens de lire dans un journal de missions, que la racine d’arrête-bœuf est excellente contre l’hydropisie15. Puisqu’il en est ainsi, je me garderai bien d’arracher les buissons qui croissent dans mes prés ; il est possible que je devienne hydropique : je pourrai alors me soigner moi-même, sans secours du médecin. Ursule Gaume fera de la tisanne d’arrête-bœuf. Vous n’avez pas non plus cette plante dans vos prés ?

— Si bien, il en existe d’assez grosses touffes dans la pente qui descend vers la Galline.

— En ce cas, fais-moi le plaisir de ne pas les extirper. Je suis pour qu’on ne dérange rien à l’ordre de la création matérielle. Maintenant, dis-moi : si votre domaine se partage en deux, et que tu aies la partie qui touche au Sorbier de Toinette, où logeras-tu tes récoltes ?

— Ce sera une chose à voir. Je pourrai bâtir une grange. Peut-être même faudra-t-il construire un jour des logements. Mais nous n’en sommes pas encore là. Je n’oublie pas la parabole de l’homme riche, qui ne savait où loger ses biens.

— Merci, frère, de me la rappeler. Je suis honteux de ne m’en être pas souvenu le premier. Nous voici en face du prunier surpasse de Toinette. En ce moment, elle pourrait m’accuser d’infidélité en matière de foi. Si tu n’avais pas été plus ferme que moi, Henri, je pouvais te faire tomber en tentation avec ma question intempestive. Je te salue.

Lorsque Smyon fut mis au courant du projet de partage proposé par Henri pour l’époque de la majorité de Thérésine, il ne répondit pas d’abord. Mais au bout d’un moment :

— Oui-i, dit-il, si vous êtes d’accord ainsi, je le veux bien. On pourra tirer une ligne droite du haut en bas du domaine, et partager les vignes en deux moitiés. Seulement, il est entendu que j’aurai ma sortie sur la route de Mézeray, par notre chemin actuel.

— Cela va de soi, répondit Henri, comme j’aurai le droit de passer sur votre terrain pour aller aux vignes. Ce sera une servitude réci-proque.

— Rien n’empêcherait, cependant, si tu veux me laisser diriger la campagne, que nous ne continuions à cultiver les terrains par indivis. Mais pour cela, il ne faut pas deux maîtres.

— Mon oncle, je vous remercie de l’offre. Si je ne devais pas me marier, je l’accepterais. Mais je puis avoir une famille à élever ; il faut alors que je sois chez moi, et que ma femme soit la maîtresse dans la maison. Je viendrai chaque jour vous voir ainsi que ma mère. Pour le

15 - [NdÉ] Une enflure au bas-ventre.

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195La Petite Côte: Histoire champêtre

reste il est préférable, je crois, que nos intérêts soient séparés.— Si j’avais vos idées religieuses, feriez-vous une différence ? c’est-

à-dire consentiriez-vous à vivre avec moi ?— Nous serions trop heureux pour ne pas faire tout notre possible

dans le but de vivre réunis ; mais quand on se marie, si on le peut, il vaut toujours mieux avoir une vie à part, indépendante du reste de la famille.

— C’est pourtant bien plus cher. Il faut deux feux pour cuire la soupe : deux marmites ; tous les ustensiles de ménage à double. Enfin, cela vous regarde. Il est donc entendu que Thérésine n’aura pas de terrain. Elle sera mieux partagée que toi, car le revenu de ses 22 000 fr. lui viendra en dormant, chaque année, et presque sans rien dépenser pour elle. Si ton père avait voulu me croire, il lui aurait donné dix à douze mille francs pour toutes choses, et c’était bien assez.

— Je ne suis pas de cet avis. Pourquoi faire une si grande différence entre une fille et un fils ? Est-ce que ma sœur n’a pas les mêmes droits que moi dans la famille ?

— Non. Une fille emporte ce qu’on lui donne, et son argent peut passer en d’autres mains. On lui fait toujours la part trop grande.

— Eh bien, moi, si j’avais des enfants, je les laisserais égaux dans leurs droits à ma succession. Je ne vois pas la raison d’une différence, à moins de cas particuliers qui n’existaient pas pour ma sœur.

— Si ta mère continue à vivre avec moi, je pense que vous me payerez une pension, au moins une partie de pension ; car elle vieillit et ne pourra bientôt plus gagner sa vie.

— Pour ce qui me concerne, j’espère bien ne la laisser jamais manquer de rien. En nous cédant à ma sœur et à moi sa part d’usu-fruit sur les biens de mon père, ma mère a droit à une rente que nous nous empresserons de lui payer. Si vous voulez continuer à gérer ce qu’elle possède, nous vous en serons reconnaissants. Mais vous ne lui compterez pas le loyer de sa chambre ; tant que cela lui conviendra, elle sera libre d’habiter la maison.

— Et si par hasard je vendais ma portion du domaine ? dit Smyon d’un air songe-creux.

— Si vous vendiez, eh bien ! c’est alors vous qui devriez à ma mère une indemnité pour son logement.

— Nous n’en sommes pas encore là, reprit le paysan en hochant la tête. L’important est acquis dans nos arrangements. Ta sœur n’aura pas un pouce du terrain. Puisque son tuteur est d’accord avec vous, on pourra faire le partage dès que Thérésine sera majeure, c’est-à-dire dans le courant de février prochain, avant qu’on soit aux grands ouvrages du printemps. Je garderai Samuel pour domestique ; tu en

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chercheras un autre pour toi. On fera deux lots du bétail, et si l’on ne peut s’entendre, on tirera au sort.

— Nous sommes d’accord.Huit jours plus tard, Guillaume Varin arriva subitement. Nul ne l’at-

tendait à la Flatte, mais Henri comptait sur sa visite comme s’il le voyait déjà, et Thérésine aussi ne doutait pas qu’il ne vînt. Il se présenta d’abord chez Toinette, où il fit demander Henri. En attendant ce dernier, Toinette questionna Guillaume, tout étonnée de le voir chez elle quand elle le croyait à cent lieues du Sorbier. Elle allait pousser quelque pointe indiscrète, lorsque Cécile s’empara de la conversation avec ce tact merveilleux dont une femme a bien vite le secret dans une circonstance pareille. Le fils d’Antoine avait pris en Alsace un teint plus ferme, un peu bronzé, qui lui allait fort bien. Son langage s’était épuré, en ce sens que les locutions vaudoises de la Petite Côte avaient fait place à des expressions simples et correctes, sans préten-tion à l’accent étranger. Peut-être était-il vêtu avec plus de soin ; mais pour tout le reste, il était demeuré simple, avec un air un peu triste et moins assuré. On voyait qu’il avait été à une bonne école, et qu’une bonne influence agissait en lui.

— Mais, mon brave Guillaume, lui dit Toinette, est-ce que vous ne viendrez pas bientôt chez vos parents ? Votre vieille mère est bien seule, quand votre père court les bois ou se promène le long des rivières.

— Je ne demande pas mieux que de revenir tout de bon. Soyez assurée que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour reprendre ma place dans la maison, le plus tôt possible.

— Ah ! voici Henri. Bonjour, mon neveu. — Cécile, tu ne sais pas, ma chère ? j’ai bien envie d’aller faire une visite à Philibert ; viens avec moi, veux-tu ?

— Avec grand plaisir.Aussitôt elles partirent, laissant les deux jeunes hommes seuls.— Tu comprends, ma chère, reprit Toinette en chemin, qu’ils ont à

parler de choses pour lesquelles nous sommes peut-être de trop. Je ne sais pas de quoi il est question entre eux, mais je parie que Guillaume vient demander la main de ta belle-sœur future.

— On peut le supposer.— Et que fera-t-elle ?— Je l’ignore.— Alors, il nous faut aller dire un mot à Philibert, en faveur de ce

Guillaume, qui a vraiment changé à son avantage, depuis qu’il a charrié du fer en Alsace. C’est un service à lui rendre.

— Vous êtes bonne, ma tante, et vous faites les choses sans avoir

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l’air d’y toucher.— Oh ! non ; mais je m’intéresse à ce Guillaume ; et quand les gens

me vont, je les aime et fais pour eux ce que je peux : pas toujours, pourtant. — Mauve, dit-elle au chien qui marchait à côté de sa maîtresse et de temps en temps la regardait, — retourne à la maison. Tu sais bien que la chatte de la Gaume a des petits. Elle serait capable de te crever les yeux : oui, va, mon pauvre.

Mauve obéit à l’instant, mais il fit un détour et se mit à gratter dans un trou de l’hermine, poussant de forts reniflements au fond du souterrain. Peine perdue ! la petite bête blanche n’y était plus ou se moquait de lui.

Au bout d’un moment de conversation, Henri tourna la clé de la maison et emmena Guillaume à la Collarde. Thérésine fut très émue. Henri laissa Guillaume avec sa sœur afin qu’ils pussent s’expliquer sans témoin. Tout tremblant lui-même, Guillaume la conjura de lui pardonner son ancienne légèreté, l’assurant qu’elle seule était aimée et l’avait toujours été.

— Mettez-moi à l’épreuve, Thérésine, lui dit-il ; vous verrez qu’avec l’aide de Dieu je la supporterai. Si j’étais riche, je déposerais tout à vos pieds. Ce que j’ai, je vous le donne, je vous l’ai donné : mon cœur, ma ferme volonté de vous rendre heureuse. Je ne possède que cela. Si peu que ce soit, nul ne vous l’offrira plus joyeusement que moi.

— Écoutez, Guillaume, répondit Thérésine, nous ne sommes plus des enfants ni l’un ni l’autre. J’ai passé par un chemin difficile, et vous aussi, je le crois. Aujourd’hui, nous avons à nous examiner sérieuse-ment et à prendre la vie en face. — Pouvez-vous quitter M. de Fastell dans six mois, et votre père consentira-t-il à vous céder sa propriété, si vous en acceptez les charges ?

— Oui, je puis revenir dans six mois, et mon père me remettra son terrain, si nous trouvons un créancier qui m’accepte pour débiteur. Avec des amis, j’en viendrai à bout, s’il plaît à Dieu.

— S’il ne s’agit que du créancier, il est trouvé, dit Thérésine.— Trouvé ! et qui donc, je vous prie ?La sueur montait au visage de Guillaume, en voyant l’air calme et

résolu de Thérésine.— Rassurez-vous, reprit-elle ; ce créancier, ce n’est ni mon oncle

Siméon, ni Sébastien Liaffe. Non, ce sera, s’il plaît à Dieu, votre fiancée, heureuse alors d’ôter à votre bonne mère tout souci de ce genre : avez-vous compris ?

Guillaume sentit fléchir ses genoux, en portant à ses lèvres la main qui lui était tendue et la noyant de pleurs.

Ah oui ! c’est une belle chose que la fortune, quand elle est modeste

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et que celui qui la possède en fait un usage aussi noble, aussi cordial ! Plus d’un lecteur trouvera ces détails prosaïques : pour les gens du monde, habitués aux grandes vanités, ils le sont certainement. Mais qu’on permette aussi aux cultivateurs de comprendre la vie dans ses rapports avec la position qu’ils occupent. La grande science est de trouver ce qui rend l’homme heureux. Eh bien, c’est quelque chose déjà que d’aimer assez pour se donner, soi et tout ce qu’on possède, même quand il ne s’agit que de champs infestés de mauvaise herbe, ou de l’apport d’une dot qui, pour de gros rentiers, ne provoquerait qu’un sourire dédaigneux. Tout trésor est précieux ; le plus grand de tous est le cœur libre, qui se donne librement.

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CH A P ITRE X X I XLa carrière de grès

Guillaume était reparti, plus heureux qu’un prince. Sa pauvre mère, malgré les ans, vint chez Thérésine pour la remercier et pleurer de bonheur auprès d’elle. Smyon finit par prendre son parti de la situation, comptant bien, du reste, garder pour lui les meilleures créances et ne donner à sa nièce que

les moins solides. En cela, il comptait sans le tuteur de la fiancée. Philibert entendait qu’on fit deux parts de ces titres, aussi égales que possible, après quoi Smyon et Thérésine jetteraient le sort au giron, dit-il en citant le passage. Pour Smyon, c’était déjà beaucoup que sa nièce n’eût rien à voir aux terrains ; cela le rendit un peu moins âpre sur le reste. Le créancier d’Antoine Varin fut averti qu’il pouvait choisir ou un remboursement en espèces, ou des titres reçus au pair. Quand il eut pris connaissance de ces derniers, il les accepta en paiement, pour l’époque assignée par le débiteur, soit à trois mois de date. Ainsi tout s’arrangeait au mieux pour les divers intéressés.

Dans l’espèce d’examen religieux que Philibert fit subir à Guillaume, celui-ci répondit de manière à satisfaire le tuteur. Paplan fut convaincu que le fils d’Antoine adhérait aux doctrines fondamentales du christia-nisme et que son cœur désirait s’approcher de Dieu sincèrement.

— Je vois avec joie, dit Philibert, que vous avez fait des progrès depuis un an dans la connaissance de la vérité. L’âme est en meilleur état que lors de votre visite nocturne avec M. Liaffe. En ce temps-là, Guillaume, vous étiez léger, adonné à la vanité. Prenez garde, ami, que le bonheur terrestre ne devienne pour vous un piége dangereux. En épousant une femme, vous pouvez facilement vous créer une idole. Cette femme, n’oubliez jamais que vous la tenez de Dieu et que vous êtes responsable de son âme, comme elle sera responsable de la vôtre. Ma pupille est entrée aussi avec courage dans le bon chemin, sans regarder en arrière... J’espère vous y voir marcher ensemble, en

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vrais enfants de paix. Je vous salue, Guillaume. Allez, et que Dieu vous garde. Quant aux affaires, soyez sans inquiétude ; je tâcherai de ne pas être un administrateur paresseux ou négligent.

Antoine Varin ne se sentait pas d’aise à la pensée de l’immense fardeau dont le mariage de son fils allait le débarrasser pour toujours. Et cependant, chose curieuse ! il le voyait beaucoup plus sur sa tête depuis qu’il avait la certitude d’en être bientôt de chargé. Que de temps il lui resterait alors, et pour chasser, et pour pêcher, pour se promener dans la campagne, aller dîner à Malsan de temps à autre avec un ami. Il se disait que tout avait marché selon ses vœux, depuis le souper de la Petite Côte. Ce grand poisson, venu tout exprès se faire prendre par Philibert, était un signe évident que le bon Dieu pensait à eux tous. Autrement, pourquoi la truite ne se serait-elle pas arrêtée dans un des creux inférieurs, où le meunier du Raisson l’aurait prise ? Thérésine devait être une charmante belle-fille, qui ne manquerait pas de lui donner des petits-enfants robustes et bien bâtis. Et puis, en cajolant un peu Smyon, en entrant mieux dans ses idées d’économie, on pourra l’amener à ne pas faire une trop grande différence, dans ses dispositions testamentaires, entre Henri et sa sœur. La mère Guyot, elle aussi, a quelques mille francs, dont la moitié doit revenir à Thérésine. Bref, si Guillaume est le plus beau garçon de la contrée et un bon fils, sa future est certainement une des filles les mieux dotées de tous les environs. Varin-Guyot, ça se prononce bien, d’autant mieux que c’est la fille de Guyot de la Collarde, et non de quelque inconnu sans bien au soleil. Guillaume, sans doute (toujours au dire d’Antoine Varin), eût pu épouser une Alsacienne et la ramener avec cent mille francs, peut-être avec le double ou le triple de cette somme. On a vu des garçons moins beaux que Guillaume et d’un esprit très ordinaire, épouser une baronne et arriver en voiture à deux chevaux conduits par un cocher en grande livrée. Cela s’est vu, se voit et se verra, affirmait-il. Mais pourtant, s’empressait-il d’ajouter, je préfère bien voir entrer chez moi Thérésine plutôt qu’une dame étrangère, dont les grands airs ne m’iraient pas. Oui, Guillaume, après tout, a bien choisi ; c’est un brave enfant. Nous étions sur le point de tomber dans un noir précipice, et maintenant nous voilà remontés sur les collines de la prospérité. »

Antoine Varin jugeait de la position à ce point de vue, sans penser beaucoup plus loin ; sans se dire, par exemple, qu’Henri Guyot s’était montré bon frère et parfaitement désintéressé dans ses rapports avec sa sœur.

Comme tout était changé à la Petite Côte, depuis le départ des mili-ciens pour la campagne du Sonderbund ! Alors, les familles se visi-

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taient peu, ne s’aimaient guère. Seul entre tous, Philibert Paplan montrait de la charité pour le prochain ; mais encore cette charité était-elle raide, gourmée, un peu cassante dans sa forme. Philibert s’était adouci au contact de la piété plus large et plus aimable de Cécile et d’Henri ; s’il parlait encore ce qu’on a appelé, non sans quelque raison, le patois de Canaan, c’était d’une manière moins sentencieuse. Jusqu’à la fin, son caractère resterait singulier, ses manières sans gêne, son langage assaisonné de citations bibliques. Le cœur devenait plus aimant, plus joyeux, plus doux : c’est bien là l’important dans la vie du chrétien. — Toinette laissait peu à peu la direction de son ménage à Cécile ; bientôt elle n’aurait même plus le droit d’empêcher Henri d’extirper les drageons de prunier qui pous-saient fort en avant dans le haut du verger. Elle s’y résignait, la brave fille, tout en se disant qu’une vingtaine de beaux enfants de ses arbres chéris seraient encore les bienvenus. Des enfants ! ah ! il en viendrait d’une autre espèce au Sorbier ! et ceux-là pleureraient dans leur berceau, crieraient au moindre petit bobo. Il faudra les tenir, les porter, les promener, les calmer, leur chanter de vieilles ritournelles. Sera-ce des garçons, des filles ? verront-ils bien clair ? comme père et mère, auront-ils les jambes droites ou bien seront-ils cagneux, bancals ? Ah ! quelle histoire que tout ça ! Pourquoi chacun ne faisait-il pas comme elle ? Ce serait pourtant bien plus commode, et le dernier mourant ici-bas se mettrait tout seul dans son cercueil. Ensuite, la terre serait possédée par les animaux.

— Mauve, mon vieil ami, tu n’y comprends rien, n’est-ce pas ? eh bien, je t’explique la chose. Dans quelques années, peut-être même plus tôt, il y aura ici des enfants, tout petits : tiens, pas plus grands que cette vieille socque de Saugeon qu’il a oubliée sous le prunier mirabelle. Ces enfants seront des Guyot. Tu veilleras sur eux, et quand ils auront les joues sales, on te permettra de les lécher. Leur père et leur mère auront soin de toi, si je suis morte. À présent, va chasser ces gueux de bouvreuils qui dépouillent nos boutons à fleurs à journées faites. Ouh ! les vilains oiseaux. Henri devrait bien avoir un fusil pour les tuer. Mais je réfléchis que la grenaille fait encore plus de mal aux arbres que le bec de ces voleurs emplumés. Vous voyez ! il semble qu’il soit facile d’arranger sa vie : oui, drôlement facile ! C’est bien comme on peut le lire dans le N° 113, où il est parlé des obstacles que le chrétien rencontre sur son chemin. Il en existe partout et de tous les genres.

Le jour où Toinette faisait cette dernière réflexion pour elle seule, une grande épreuve allait fondre sur les habitants de la Petite Côte, jusque-là si heureux. Parfois, nous avons de graves pressentiments ;

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nous éprouvons une angoisse dont l’aiguillon revient sans cesse se planter dans notre âme. On se demande alors, bien que tout semble cheminer paisiblement autour de nous, ce qui va nous arriver, ce que Dieu veut exiger d’un pauvre pécheur. C’est comme une préparation à la souffrance. Heureux encore celui dont le regard s’attache en haut et dont le cœur se dispose à écouter !

C’était l’après-midi. Un soleil de février amollissait la terre gelée pendant la nuit et donnait à la nature endormie un faux air de prin-temps. La draine chantait ; la sitelle et le pic-vert annonçaient le retour de la neige ou, en tout cas, d’une froide pluie. Immobile devant la porte, le nez tourné vers l’ouest, Mauve flairait le vent d’un air soucieux. — Ordinairement paisible, joyeuse de son bonheur, Cécile vint aussi dehors. En ce moment elle éprouvait une vague inquiétude pour Henri, sans savoir pourquoi ; car il était venu, comme toujours, l’embrasser après son dîner, avant de retourner à l’ouvrage. C’est alors que Toinette avait fait les réflexions mélangées dont nous avons donné un échantillon au lecteur. De tout loin, elles virent accourir dans leur direction le domestique Samuel ; le chien se mit à gronder sour-dement, puis alla se cacher la tête dans sa corbeille.

— Ma tante, ma tante ! s’écria Cécile, il est arrivé un malheur à Henri. Mon Dieu, aie pitié de nous !

— Allons donc, ma chère enfant ; tu m’effrayes avec tes idées noires. Que veux-tu qu’il.... — Eh bien, Samuel, demanda-t-elle de loin, que nous voulez-vous ?

— Un accident au jeune maître ; il faut vite venir.— Seigneur mon Dieu, dit Cécile, il est mort ! Samuel, tout essouflé,

entendit ce dernier mot.— Non, pas mort, reprit-il ; mais terriblement estropié.Sans rien écouter de plus, Cécile partit en courant pour la Collarde.

Toinette et Samuel la suivirent de loin.Voici ce qui était arrivé :Au-dessous du clos de vigne, Adam et Smyon avaient décidé autre-

fois de creuser un fossé pour amener l’eau de la Galline et arroser les gazons en pente. L’hiver précédent, la première moitié de l’ouvrage fut faite, et comme ces terrains devaient être prochainement partagés, Smyon exprima le désir qu’on terminât le fossé. Les trois hommes y travaillaient donc. Tout près d’un monticule ravineux, couvert de broussailles, Henri creusait le chenal qui, en cet endroit assez court, avait quatorze pieds de profondeur. L’eau devait y couler sur un lit de molasse. Les talus, à droite et à gauche, étaient suffisamment inclinés et paraissaient de terre solide. Mais ce qu’on ignorait, c’est que le monticule voisin renfermait une ancienne carrière abandonnée, dans

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laquelle on avait creusé autrefois profondément. Entre les décombres dont elle était remplie, et le talus supérieur du fossé, il ne restait qu’une mince paroi de terre non remuée. Tout à coup, pendant qu’Henri était au fond, un éboulement se produit ; des blocs de molasse et des débris de toutes sortes tombent sur le jeune homme et l’écrasent de leur poids. Heureusement il fut jeté contre sa brouette, où il lui resta assez d’air pour ne pas étouffer. Il fallut plus d’un quart d’heure à Smyon et au valet pour le découvrir et le tirer de ce tombeau. Quand ils l’eurent amené au jour, Henri ne donnait aucun signe de vie. Samuel courut au ruisseau, et en rapporta de l’eau qu’il lui jeta sur le visage. Henri fit alors un mouvement, ouvrit les yeux et vomit du sang dont sa poitrine était pleine. Les deux hommes le couchèrent sur leurs vêtements et l’apportèrent ainsi à la maison, étendu sur le brancard dont ils se servaient dans leur travail. Pendant que Samuel courait au Sorbier annoncer l’affreuse nouvelle, Thérésine faisait galoper le cheval du côté de Malsan pour chercher un chirur-gien. Plus mort que vif, Smyon allait et venait pendant que la mère Guyot essayait de ranimer son pauvre enfant. Toinette et Cécile s’emparèrent du blessé, qui leur sourit encore, mais sans pouvoir prononcer un seul mot. Oh ! ce que furent les deux heures passées avant l’arrivée du docteur, ce qu’elles furent pour Cécile, pour la mère Guyot, pour Thérésine, pour tous, qui le saura jamais ! L’âme qui a senti le glaive de Dieu, celle qui a vu briller le couteau d’Abraham, celle qui a dû dire amen quand la foudre va lui tomber sur la tête et brûler son cœur, cette âme seule peut comprendre la douleur de ces affligés. Mais la dépeindre, cette douleur, l’expliquer, l’analyser, ce n’est pas possible.

Le chirurgien donna de l’espoir cependant, à moins de lésions graves à l’intérieur, lésions qu’on ne pouvait reconnaître au premier moment. Le dégagement du sang extravasé était plutôt un symptôme favorable. Deux fractures à la jambe droite, l’une du tibia, l’autre du péroné, furent constatées et réduites. La poitrine avait été fortement comprimée ; deux côtes étaient cassées. De nombreuses meurtris-sures se montraient en d’autres places. Le visage avait été épargné, grâce à la caisse vide de la brouette.

Les pansements faits, quelque boisson douce ordonnée, le docteur s’en alla et dit qu’il reviendrait le lendemain matin. Cécile passa la nuit avec Thérésine dans la chambre, allant et venant auprès du malade, qui finit par s’endormir. Smyon ne se coucha que sur le matin. Il était resté à la cuisine, occupé à se morfondre, et à tempêter contre ceux qui, deux cents ans auparavant, peut-être, avaient creusé cette carrière. Dans son angoisse, il voyait son neveu mort

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tout de bon, et Thérésine hériter un jour de toute la fortune de la famille. Il voyait Guillaume Varin maître de leur domaine, réuni à celui de la Flatte, et lui, Smyon, forcé de donner ses biens à des gens qu’il n’avait jamais aimés. Et tout cela pour un abominable fossé désor-mais inutile ! pour de l’eau de pluie, dont ils pouvaient parfaitement se passer ! Mais l’idée que Dieu le frappait dans sa justice, pour l’amener à se reconnaître pécheur devant lui, cette idée ne lui vint pas. Les hommes de cette trempe ont la conscience obstruée, c’est un canal qui ne laisse plus rien passer. Quand la mort vient pour eux, peut-être alors crient-ils miséricorde. Puisse le Dieu tout bon les entendre ! mais combien d’hommes endurcis meurent sans pousser aucun soupir de l’âme vers le Sauveur !

Philibert n’apprit l’événement fatal que le matin du jour suivant. Il vint d’abord prier avec Toinette et Cécile, puis avec Thérésine et la mère Guyot. Comme ces pauvres femmes le trouvèrent bon, sympa-thique ! il sut leur donner du courage moral, relever leur confiance abattue, les placer sous la garde fidèle de Jésus. Dans ces moments-là, l’homme bizarre disparaissait pour faire place au chrétien vivant, dont le cœur souffrait avec le cœur de ses frères et s’unissait à toutes leurs angoisses.

Le surlendemain, seule auprès d’Henri qui dormait, Cécile exami-nait avec un extrême intérêt le visage de son fiancé ; elle voyait battre une des artères du cou, légèrement tourné de côté. Son cœur se fendait ; des larmes brûlantes coulaient le long de ses joues. Dû faîte de la prospérité et du bonheur, ils étaient tombés dans un abîme de souffrances. Son bien-aimé allait-il la quitter pour entrer dans le monde invisible, ayant d’avoir traversé avec elle les joies et les douleurs d’une vie à deux ? Levant les yeux au ciel, elle priait avec une. ardeur facile à comprendre. Henri s’éveilla. Une expression de bonheur illumina ses traits.

— Peux-tu parler ? lui demanda Cécile (depuis quelque temps ils se tutoyaient).

Henri fit signe que non, mais ce signe à lui seul disait bien des paroles.

— Le Sauveur est-il avec toi ? reprit Cécile ; ne me réponds que par un regard.

— Oui, un père, un ami, — dit-il faiblement. Cécile lui mit une main sur la bouche et ajouta :

— Qu’il te fortifie et te bénisse. Il aura pitié de nous. Pour une fiancée très aimante, Cécile Aubert avait su garder une réserve pleine de dignité avec Henri, dans les marques de tendresse qu’il lui donnait. Une femme rehausse encore par là sa beauté morale et même

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physique, si d’ailleurs elle sait laisser voir en même temps une profonde affection.

Immobile sur sa couche, Henri ne dit plus rien. Un nuage passa sur son front ; il leva les yeux au ciel, et bientôt il laissa couler aussi des larmes que Cécile essuyait.

— Regarde-moi, lui dit-elle de sa douce voix ; puis, approchant ses lèvres de la bouche d’Henri, elle y déposa le plus tendre baiser.

La pensée d’un dernier adieu avait aussi frappé l’âme de la jeune fille, comme une épée aiguë et mortelle.

Pendant bien des jours, le médecin s’abstint de toute déclaration rassurante. Enfin, il osa dire qu’il considérait le danger immédiat comme éloigné, et bientôt il put confirmer cette précieuse nouvelle. Les fractures suivirent leur cours, toujours assez long et douloureux ; mais Henri Guyot fut rendu à la vie, à la santé, à l’amour de sa fiancée, à la tendresse de sa sœur, à l’affection de sa mère et de tous ceux qui l’aimaient. Bonheur de la convalescence, racontez-le, vous qui l’avez éprouvé !

Philibert profita de la joie commune pour s’adresser, encore une fois, à l’âme froide et calculatrice de Smyon.

— Est-ce que vous ne vous joindrez pas à nous, lui dit-il, pour rendre grâces au Tout-Puissant, qui a conservé les jours de votre neveu ?

— Oui-i, répondit le paysan.— Est-ce qu’enfin, Siméon, vous ne vous humilierez pas devant le

Dieu que votre dureté de cœur a si souvent offensé, devant votre Juge éternel, qui veut être votre Sauveur ?

Pas de réponse. Philibert continua :— Voisin Siméon, n’attendez pas la dernière heure pour vous rendre

à l’appel de Dieu. Pendant qu’il est dit : aujourd’hui, n’endurcissez pas votre cœur. Repentez-vous et vous convertissez, afin que vos péchés soient effacés.

— C’est bon, Philibert ; assez comme ça pour le moment. Nous en causerons une autre fois. Il faut pourtant songer à ôter la molasse et la terre éboulées dans le fossé. Cela presse plus que tout le reste.

— Ô homme ! s’écria Philibert donnant cours à son indignation : quand donc sera-t-il temps d’enlever de ton âme ces blocs d’incrédu-lité, ce limon qui l’étouffé, cette molasse qui l’écrase ! Attendras-tu mille ans avant de changer de vie ? Et quand tu vivrais dix fois plus encore, il te faudrait pourtant mourir un jour ! Hélas ! Siméon, vous me rappelez ces paroles du prophète : « Ils ont fermé les yeux, ils ont ouï dur de leurs oreilles, de peur qu’ils ne se convertissent et que je ne les guérisse, dit le Seigneur, l’Éternel. »

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CH A P ITRE X X XLa confession de Philibert

Les choses suivaient leur cours. Au bout de deux mois passés dans son lit avec la jambe suspendue, Henri Guyot put se lever, puis bientôt aller au Sorbier en s’appuyant sur deux béquilles. Pour le retour, Cécile en prit une dans la main droite, et le bras de son fiancé de l’autre côté. Doux

appui pour le jeune homme ; doux soutien fourni par celle qui était fière de lui appartenir ! La frayeur de le perdre l’avait rendue encore plus reconnaissante ; et Henri sentait bien plus vivement aussi la grâce que Dieu lui avait faite en le retirant de la mort. Leur foi commune grandit pendant cette sévère épreuve. Ils furent ainsi mieux préparés pour la vie qui s’ouvrait devant eux.

Leur mariage fut renvoyé à l’époque de celui de Thérésine, soit au commencement de juin, peu avant de couper les foins. Entre la culture des plantes sarclées et l’effeuillage des vignes, les campa-gnards ont huit ou dix jours qui ressemblent à des vacances. On s’occupe alors des petits plantages, où sont les choux pour l’automne et quelques autres gros légumes. C’est aussi le moment de conduire les vaches à la montagne, de mettre en moules et en fagots le bois de chêne écorcé en avril et mai. Alors, on entend le loriot dans les vergers, les fauvettes sur les pruniers et dans les haies épaisses, les ramiers dans les bois, le rossignol caché dans les taillis qu’il affec-tionne. Le printemps va finir, pour faire place à l’été avec ses grands jours, son soleil ardent, ses orages. Encore quelques semaines et les blés jauniront. La moisson fera suite aux fanaisons terminées.

Mais retournons à la conclusion de nos récits.Philibert avait rendu ses comptes de tutelle à la fin de mars. Il

devint dès ce moment le conseil judiciaire de Thérésine et subrogea les créances de cette dernière, en échange du titre dû sur la campagne Varin. De cette manière, la Flatte se trouvait hypothéquée

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à la fiancée de Guillaume.De son côté, Toinette fit donation du Sorbier à Cécile, contre une

rente viagère et son logement dans la maison. — Un géomètre fut chargé par les Guyot, de partager le domaine en deux portions aussi égales que possible, comme il avait été convenu. Une ligne droite put être facilement tirée, de joux à lac, sauf une différence de 500 perches en plus, qui furent laissées â Henri comme compensation de sa part à la maison cédée entièrement à Smyon, sur le lot duquel se trouvait le vieux bâtiment. On réserva une chambre à cheminée pour la mère Guyot, afin qu’elle pût, cas échéant, y faire cuire ses aliments.

Le jour des noces étant arrivé, comme on allait se rendre à l’église, Thérésine apporta à Philibert une Bible de poche reliée en peau noire et dorée sur tranche.

— Mon cher tuteur, lui dit-elle en présence de tous les assistants, je ne puis vous laisser un meilleur souvenir de ma reconnaissance. Vous m’avez appris à aimer la sainte Parole de Dieu ; je vous prie donc d’accepter cet exemplaire, et de nous en lire quelques versets, avant d’aller demander la bénédiction divine sur nous tous.

Ayant dit cela, Thérésine lui mit le livre dans la main et l’embrassa cordialement. Le brave Philibert eut bien de la peine à ne pas laisser tomber de grosses larmes qui troublaient sa vue, pendant qu’il lut ce qui suit :

« Quelque chose que vous fassiez, soit par parole ou par œuvre, faites tout au nom du Seigneur Jésus, rendant grâces par lui à notre Dieu et Père.

» Femmes, soyez soumises à vos maris, comme il est convenable, selon le Seigneur.

» Maris, aimez vos femmes et ne vous aigrissez point contre elles.» Et quelque chose que vous fassiez, faites tout de bon cœur, comme le

faisant pour le Seigneur et non pour les hommes ; sachant que vous recevrez le salaire de l’héritage, car vous servez Christ, le Seigneur. »

Le soir, Henri et Cécile partirent pour un voyage de quelques jours. Leur intention était de faire le tour du lac et de passer à Grave-la-douce, pour y saluer leur belle-mère nouvellement accouchée, qui par conséquent n’avait pu venir chez eux. — Guillaume et Thérésine se dirigèrent d’un autre côté. Les parents restèrent seuls. Le diner avait eu lieu à la Flatte, où la place était plus grande qu’à la Collarde. Et d’ailleurs Antoine Varin s’était promis depuis longtemps de régaler comme il faut tous ces braves gens. Il tint parole, on peut le croire. S’il lui restait un regret, c’était peut-être celui de ne pas voir Sébastien Liaffe à sa table, où il eût fait le vert et le sec pour le griser. Mais on

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se garda bien d’inviter le jardinier de Thiolay.Le soir, peu avant le coucher du soleil, Philibert remonta seul chez

lui, sans passer par la Collarde et le Sorbier. Il suivit la grande route. En arrivant à la Vareuse, il trouva Ursule qui plantait des choux dans le jardin. Son grand chapeau sur la tête, la jupe retroussée, ses longs bras secs et nus, la cousine Gaume ne ressemblait guère aux deux fraîches épouses, maintenant en route avec leurs bien-aimés.

— Bonsoir, cousine, lui dit-il ; vous plantez, c’est bien : vous arrosez ; c’est bien encore ; mais Dieu seul donne l’accroissement.

— Oui, vous avez raison, cousin.— Lorsque ces choux auront grandi, on les séparera de leur tige.

Ainsi la mort sépare notre âme du corps, qui seul demeure dans la terre. — Souvenons-nous que toute plante qui n’aura pas été plantée par une main céleste sera déracinée.

— Oui, cousin. — Est-ce que les épouses étaient bien jolies, bien belles ? je veux dire.

— Cousine Gaume, je vous prie de ne pas me faire de semblables questions. L’esprit est prompt, mais la chair est faible. Or, nous devons nourrir notre esprit de bonnes pensées.

— C’est vrai, répondit Ursule en redressant son dos voûté. Ah ! c’est fatigant de mettre ces choux en terre avec ce mauvais plantoir. Vous devriez bien en acheter un meilleur.

— Très volontiers ; j’en rapporterai un de Malsan la prochaine fois.— Et, dites-moi un peu, cousin : y avait-il un beau repas ?— Je crois qu’oui ; au moins, on l’a dit. Vous êtes invitée demain

chez Antoine Varin, avec des femmes de Pollion et de Mézeray, pour quatre heures. Je garderai la maison en votre absence.

— Merci, cousin. Mais il faut que je voie si j’ai un bonnet mettable.— Voilà un franc de France que vous donnerez aux personnes

employées à servir le goûter.— C’est beaucoup trop, un franc : si je donnais la moitié seulement ?— Non ; assez d’autres donneront peu de chose, ou rien du tout.— Bien obligé, cousin.— Je vais dire bonsoir à Toinette ; mais je ne resterai pas longtemps.— Oh ! vous pouvez rester tant que cela vous fera plaisir ; je vous

attendrai.Philibert ne tarda pas à se trouver dans le petit sentier de sa vieille

voisine. Quoique le soleil fût descendu de l’autre côté de la montagne, la nuit ne venait pas encore. Les Alpes resplendissaient de rayons qui, passant bien au-dessus du Jura, venaient briller sur les glaciers et les hautes crénelures. Le lac, au bas, était d’un bleu limpide et doux ; l’air, délicieux.

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Assise sur un banc adossé à la tige du sorbier, Toinette lisait à haute voix. Philibert s’approcha sans être entendu de la solitaire lectrice. Mauve, couché à ses pieds, sur le gazon, avait l’air d’écouter ce que disait sa maîtresse. Connaissant Philibert aussi bien que ses pattes de devant, il n’eut pas l’idée d’aboyer.

« Ô vous, lisait Toinette, vous que la solitude effraie, réfléchissez à cette parole du Seigneur : je suis toujours avec vous, jusqu’à la fin du monde. Ne vous laissez donc point attrister. Celui qui possède Jésus, qui vit avec Jésus, celui-là jouit d’une société divine. Il goûte une profonde paix, que le monde ne saurait troubler. Tandis que les personnes entourées de toutes les douceurs de la vie sont souvent en proie à une amère tristesse, même au milieu des plus joyeuses réunions, le disciple solitaire du Seigneur passe des heures bénies dans la contemplation de son Sauveur. Que votre âme soit donc forti-fiée et votre cœur rendu paisible par cette précieuse promesse : je suis toujours avec vous. »

— Amen ! dit Philibert en s’approchant davantage. Quel excellent livre lisez-vous là, voisine ?

— Ah ! vous m’avez fait ressauter sur mon banc, voisin d’en bas ; j’ai vraiment eu peur : mais voilà que ça me passe. — Je lisais, eh ! sans doute, je lisais le N° 248 du Chrétien dans la solitude : le recueil dont vous dites tant de mal. Pour moi, c’est un ami dont je ne me séparerai qu’à la mort, ou si par malheur je perdais la vue.

— Mais au moins vous ne le préférez pas à l’Écriture-Sainte ?— Oh ! Philibert, vous me connaissez encore bien peu, si vous

croyez que je ne fasse pas de différence entre ce qui est inspiré de Dieu, et ce qu’un homme pieux a écrit pour la consolation de son prochain.

— Vous me soulagez le cœur, Toinette, par cette déclaration, qui est une bonne parole sortie de votre bouche. Seulement, vous comprenez que, pour un culte de famille, je ne pourrais me servir de votre recueil.

— D’accord, si cela vous plaît, je ne suis pas une famille, moi ; je suis toute seule. Je n’ai pas même, comme vous, la cousine Gaume pour m’écouter. Voilà pourquoi j’ai pris l’habitude de parler avec mon chien. Comprenez-vous ?

— Oui, jusqu’à un certain point. Mais ne discutons pas aujourd’hui. La vie est bien sérieuse pour nous, Toinette. Elle va l’être encore davantage pour moi, dès à présent. Je n’aurai plus à m’occuper des affaires de Thérésine Varin.

— Hélas ! ni moi non plus de celles de Cécile Guyot. Regrettez-vous, mon cher voisin, de n’être pas marié ? Vous pouvez encore chercher une femme et en trouver une bonne.

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Philibert ne répondit pas. Assis sur le banc, il regardait les flancs immenses du Mont-Blanc, qui, après avoir brillé d’une lumière écla-tante, devenaient pâles, puis se coloraient en rose, et enfin se couvraient d’un léger voile ternissant les derniers reflets. Cinq minutes se passèrent ainsi, dans le plus profond silence. Toinette, sentant le frais, se leva la première. Ce mouvement fit sortir le songeur de sa rêverie, ou vint l’arracher à des pensées qui peut-être en ce moment travaillaient son pauvre cœur.

— Vous ne savez pas, dit-il à Toinette en lui prenant la main, non, vous ne savez pas combien je les ai aimées toutes deux. Maintenant, c’est fini, Toinette ; fini, fini, pour toujours ! Je sens seulement l’ai-guillon de ce passage : « Veillez et priez ; car l’esprit est prompt, mais la chair est faible. » — J’avais besoin de me confesser à quelqu’un sur ce sujet ; pardonnez-moi d’avoir troublé votre méditation par ce que je viens de vous dire. Vous n’en parlerez jamais, n’est-ce pas ? et dans vos prières solitaires, pensez quelquefois au voisin d’en bas, comme vous l’appelez.

— Mon cher ami, répondit l’excellente vieille fille, je me suis dit plus d’une fois que vous souffriez. Mais j’étais sûre pour vous de la victoire. Moi aussi, j’ai beaucoup souffert à vingt-trois ans. C’est trop ancien, et trop long à vous raconter. Je n’y pense plus depuis un demi-siècle. Allons-nous-en ; voici la nuit. — Mauve, pscht ! tu sais ce que ça veut dire. Ni vu ni connu ! tu m’entends ? ce dont il a parlé ne regarde personne. — Voulez-vous que je fasse vite une tasse de thé, voisin ? sur le dîner de maître Antoine, cela n’irait point trop mal, qu’en dites-vous ?

— Volontiers.— Entrons donc chez moi : c’est ça, monsieur, parfaitement.

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CH A P ITRE X X X IDernière chronique de la Petite Côte

Dix-huit ans se sont dès lors écoulés. Que sont devenus les jeunes familles de la Petite Côte, et les membres déjà sur l’âge de l’ancienne génération ? Il suffira d’un récit très court pour donner une idée de leur vie et des principaux événements qui ont eu lieu dans cette partie assez peu

connue de notre pays. Nos villages ne sont pas tous sur le grand chemin, tant s’en faut ; beaucoup sont établis à l’écart, loin des voies nouvelles de communication rapide. Leur position est à part. Il faut presque les chercher pour les découvrir. De loin, si l’on voit poindre un clocher au-dessus de grandes touffes de verdure : — Qu’est-ce que c’est que ça ? demande le voyageur. — C’est Mézeray. — Et ce qu’on voit là-haut, sur une colline parmi ces arbres fleuris ? — C’est Pollion. — Entre deux on aperçoit.... Ah ! la locomotive a sifflé ; nous entrons dans une tranchée profonde ; on ne voit plus que les talus rapprochés du train. Maintenant nous voici à Malsan. Descendons. Je vous conduirai, si vous le voulez, sur les promenades en terrasses. Nous sommes en mai. La fleur embaumée des acacias s’incline en grappes flexibles, et celle des vieux marronniers se tient fière et droite sur sa branche, garnie de longues feuilles d’un vert sombre. Sur le lac aux charmants contours, à l’eau bleue comme le ciel, brillent de blanches voiles. Il n’y a pas de bruit autour de nous ; pas de ces cris qu’on entend répéter dans les rues des cités populeuses. L’hirondelle de rivage et la mauve blanche rasent l’onde immobile, pendant qu’un aigle pêcheur promène au loin ses regards de feu. Mais si nous voulons avoir des nouvelles de la Petite Côte, il faut nous y rendre. Nous y apprendrons ce qui suit.

Dès les premiers mois du mariage de Guillaume Varin, un fait bizarre, mais intéressant, se produisit dans la vie de son père. La pensée qu’il était maintenant hors des atteintes de son créancier,

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l’électrisa. Il s’était promis des loisirs partagés entre la chasse et la pêche ; ce fut tout le contraire qui arriva. Voyant Guillaume procéder avec ordre au nettoyage de ses champs et, en général, à l’améliora-tion du domaine, il voulut en être aussi. Donc, il se mit à travailler, précisément quand on pouvait supposer qu’il vivrait en oisif, selon ses caprices. La première semaine lui fut dure, mais il tint bon ; peut-être plus par orgueil et vanité que par devoir. Ce premier pas fait, le second lui coûta moins, et bientôt Antoine Varin prit aux travaux de son fils un intérêt véritable, et en tira une satisfaction qui le rendit beaucoup plus heureux que toutes ses anciennes courses de chasse et de pêche. Il devint même plus sobre à l’endroit du vin, bien que son appétit continuât à être des meilleurs. — « Le vin pur quand on travaille, disait-il, ne vaut rien ; le soir, en se reposant au frais, je ne dis pas qu’un verre ou deux ne fassent du bien. Dans le milieu du jour, c’est une perdition. Figurez-vous que je me sens tout autre, depuis mon changement d’habitudes. À présent, je suis frais comme une rose quand je me lève le matin, et je reviens de la charrue aussi gaillard que si je n’avais pas plus de quarante ans. J’en ai pourtant soixante-deux, ce qui fait une grande différence. Je me trouve heureux. Voilà au moins une campagne en ordre, où tout fait plaisir à voir. Celle des Guyot n’est pas mieux tenue. On peut bien dire qu’il ne faut jamais perdre tout espoir ; et pourtant, peu avant le mariage de mon fils, j’étais percé à jour, comme une écumoire. Avez-vous vu les jumeaux de ma belle-fille ? c’est ça deux beaux enfants ! le garçon a les cheveux noirs comme un corbeau, et la fille est blonde. N’est-ce pas curieux ? Mais moi aussi j’avais de superbes cheveux noirs, quand j’étais jeune. Ma foi ! les voilà presque tout blancs aujourd’hui ! que diantre y ferait-on ? Il faut au moins tâcher de rattraper le temps mal employé dans la jeunesse, quoique pourtant je n’aie jamais fait ce qui s’appelle de grands écarts. »

Voilà donc ce qu’étaient les nouveaux sentiments d’Antoine Varin. Un changement pareil n’est pas très rare à son âge et dans la nouvelle position où il se trouvait. Les natures vigoureuses se relèvent parfois au contact du bon exemple qui les touche, et de devoirs auxquels on n’avait point pensé jusque-là. En général, on peut dire aussi que le moral d’un homme est en voie de progrès dès que sa position maté-rielle s’améliore. Il est même à craindre qu’une sorte d’âpreté à l’épargne ne vienne peser trop fortement sur un caractère autrefois disposé à la dissipation.

Chez Smyon, depuis qu’il vivait seul, un courant d’abord impercep-tible, mais qui, peu à peu, prit une certaine force, le conduisit où il ne songeait pas à aller. Nous voulons dire que, vers la cinquantaine, il

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contracta l’habitude de boire à sa cave. Un verre, d’abord, puis deux, puis trois, puis davantage, dans une matinée. Au bout de quelques mois d’un tel régime, il lui arriva plus d’une fois d’aller se coucher à l’écurie, au lieu de rejoindre au champ son domestique Samuel. Il engraissait, prenait des joues colorées. Ah ! s’il ne s’arrêtait en pareil chemin, Siméon Guyot pourrait payer chérie vin qui ne lui coûtait rien. Ses forces faiblissaient-elles, qu’il sentît ainsi le besoin de se remonter ? ou bien l’âge amène-t-il fatalement chez le paysan le désir de boire ? Nous ne voulons pas prononcer dans cette question, mais le cas de Smyon Guyot est malheureusement celui d’un grand nombre de ses compatriotes. Du reste cela se faisait en cachette, et nul ne s’en aper-cevait, excepté les gens de la maison. Quelques années plus tard, après des excès positifs, il renonça tout à coup à l’usage du vin. Il souffrait de l’estomac et manquait d’appétit. Lui, qui n’avait jamais été malade, il se voyait maintenant frappé dans ce qu’il estimait le plus au monde après l’argent, savoir dans sa bonne et forte santé. Mais il guérit sans remèdes, et recommença bientôt ses tournées à la cave. Un jour qu’il y était descendu ayant chaud, il en revint avec la bouche tirée de côté, comme s’il eût prononcé un de ses longs oui-i-i, et que ses lèvres n’eussent pu retourner à leur place normale. C’était une attaque de paralysie. La bouche resta déformée. Cela lui donna un air étrange, risible, hélas ! malgré la cause si triste qui l’avait ainsi défiguré. Smyon en devint extrêmement sombre. Il ne travaillait presque plus et ne quittait guère la maison. La mère Guyot, ne se souciant plus de diriger son ménage, exigea qu’il prît une domestique, afin de n’être pas seule femme au logis. — Les paroles affectueuses d’Henri, les avertissements sérieux de Philibert, les attentions de Cécile, les mots plaisants de Toinette ; rien n’y faisait. Smyon se renfermait dans un silence quasi absolu. Enfin, il fit un jour demander Henri, et voici ce qu’il lui dit avec assez de peine, car sa prononciation était devenue très laborieuse depuis son accident.

— Je me suis trompé quand, du vivant de ton père, je n’ai pas consenti à la bâtisse en commun. C’est peut-être ce qui l’a fait mourir. Pendant que je le peux, je veux réparer ce tort. Bien que je n’aie bientôt plus besoin que de quatre planches pour y déposer ma carcasse, tu vas aller parler à un architecte ; amène-le ici, et choi-sissez une place pour y construire un bon et solide bâtiment, assez grand pour toutes nos terres. Fais-le comme pour toi, sur mon fonds, et le plus vite possible. J’y mettrai jusqu’à vingt-cinq mille francs. Il faut s’occuper de cela tout de suite et ne me demander aucune expli-cation. Quand ce sera fait, tu prendras mon bien à ferme. Je ne veux plus me mêler de rien. Va. Je sens que je suis un homme perdu.

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L’architecte conseilla une maison d’habitation seulement, près du grand cerisier ; il dit que l’ancienne pouvait être transformée tout entière en dépendances de ferme, quand on le voudrait. Smyon sous-crivit à ce projet, vendit une partie de ses créances ou les fit rembourser et tint les fonds à la disposition d’Henri, à mesure que les besoins de la construction les réclamaient. Comme on allait bon train à l’ouvrage, le toit fut posé en septembre de cette année-là. Il y avait douze ans qu’Adam était mort. De sa vieille fenêtre, Smyon vit placer un bouquet sur le faîte et entendit porter de là-haut la santé du maître qui n’était point présent. Il soupira, moitié de satisfaction et moitié de sombre tristesse. Le même soir, il fit appeler Thérésine.

— Assieds-toi là, lui dit-il, et écoute-moi. Il me reste peu de temps à vivre, et c’est à cause de cela que j’ai fait bâtir une maison pour la famille de ton frère. Leurs quatre enfants ne savaient où se mettre au Sorbier. Vous, vous avez au moins de la place pour les vôtres. Tu ne seras donc pas étonnée si je n’institue qu’un héritier dans mon testa-ment. J’en ai le droit, mais je ne veux point pour cela t’oublier. La maison neuve est payée ; il me reste quinze mille francs en papiers. Les voilà ; ils t’appartiennent. Emporte-les, mais n’en parlez pas de mon vivant. Je suis libre de disposer de mon bien comme je l’entends. Ne me réponds rien. Va. Adieu. Salue ton mari et ton beau-père ainsi que sa femme.

Thérésine voulut embrasser son oncle, mais il la repoussa légère-ment :

— Oui, va, reprit-il ; si je n’avais pas l’idée que peut-être il existe un Dieu juste, il y a longtemps que j’aurais mis fin à mes jours. Mais je ne commettrai pas ce crime, dont j’aurais peut-être à lui rendre compte avec tout le reste.

— Mon oncle, dit Thérésine en lui prenant la main, je ne puis vous quitter sans ajouter un mot. D’abord, je dois et je veux vous exprimer toute ma reconnaissance pour un don si généreux. Je l’accepte, en attendant de vous le rendre, si ce Dieu auquel vous commencez à croire vous redonne la santé. Je le lui demande de tout mon cœur. Mais, cher oncle Siméon, laissez-moi vous dire encore ces paroles du Sauveur : « Vous croyez en Dieu ; croyez aussi en moi : que votre cœur ne se trouble point. Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés ; je vous soulagerai. »

— Oui, c’est une bonne parole, reprit l’homme qui venait de se dessaisir volontairement de son ancien trésor. J’ai beaucoup réfléchi à ce qu’a dû être le Messie promis aux Juifs ; si quelqu’un fut envoyé aux hommes pour leur enseigner le bon chemin, c’est assurément Jésus-Christ. Mais je ne l’ai pas suivi, ce chemin, et le jugement est

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tombé sur moi. Maintenant il est trop tard.— Jamais trop tard, mon oncle. Dieu ne prend pas plaisir à la mort

du pécheur, mais à son changement de vie.— Je te dis que c’est trop tard ! je ne suis plus bon à rien, et je suis

content de n’avoir plus rien. En donnant mon cœur à l’argent et à la terre, j’ai servi des dieux trompeurs, aussi périssables que moi. Celui qui existe de toute éternité, s’il existe ! — car c’est encore une ques-tion, — aura peut-être pitié d’une pauvre créature. Va-t’en, je te le dis, et soyez tous heureux.

À dater de ce jour, Smyon fut plus calme. Il se décida à sortir, mais sans reprendre le travail. D’abord, il n’alla pas plus loin que le jardin, et ne s’approcha de la maison neuve que lorsque les ouvriers n’y étaient plus. Il en fit le tour, s’arrêtant aux angles ; ensuite, il monta sur la galerie, d’où l’on voyait tout le devant de la campagne. La vue du lac paisible le fit soupirer ; mais surtout il eut beaucoup d’émotion en reconnaissant de loin Antoine Varin, toujours vigoureux et fort, conduisant les bœufs et le cheval, pendant que Guillaume tenait les manches de la charrue. L’aîné des garçons de Thérésine suivait le sillon pas à pas après son père, prenant les vers des hannetons avec des pinces de bois, et mettant les hideuses bêtes dans un panier. Thérésine arriva bientôt, apportant le repas de quatre heures. Les hommes s’assirent sur la charrue, et mangèrent de bon appétit leur goûter, pendant que la jeune mère de famille cueillait des fleurs pour la dernière fillette, qui commençait à marcher. Smyon détourna les yeux de ce tableau qui réjouit le cœur de tout homme doué d’une cordiale sympathie pour le bonheur du prochain. Il vint ensuite au fond du corridor, dont la fenêtre ouvrait sur le haut de la campagne. Là, il y avait du regain sec, en monceaux prêts à être chargés. La récolte était abondante, et les parfums qui s’en dégageaient arrivaient jusqu’à la maison. Cela fit plaisir à Smyon de considérer encore une fois les riches produits de la Collarde. Mais en promenant ses regards de l’un à l’autre tas de regain, il vit Henri et Cécile se reposant sur l’un de ceux-ci. Le mari avait une fourche devant lui ; sa femme un râteau neuf, dont le peigne blanc se montrait nettement sur le gazon coupé. Henri posa un bras sur l’épaule de sa femme, et l’attirant à lui, il lui donna un baiser que Cécile lui rendit de tout son cœur. Puis ils se levèrent au bruit du char, conduit par leur fils aîné, assis de côté sur la croupe d’un bon cheval. — Smyon quitta sa place et descendit au rez-de-chaussée. De noires pensées assaillirent son esprit déjà trop disposé à la tristesse. Ce n’était pas l’isolement qui l’accablait, mais le souvenir d’une vie mal employée, et la présence d’un mal attaché à son existence jusqu’au dernier moment. N’ayant jamais goûté le

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bonheur, il ne pouvait s’habituer à le voir chez les autres, pas même chez les siens. En ce moment, s’il eût été vers quelque creux profond de la rivière, il est probable qu’il s’y fût jeté.

Pendant quelques mois, il continua d’errer dans la campagne, descendant parfois au pont de la Galline et remontant le chemin de Mézeray jusqu’à l’entrée de la Collarde, près du Sorbier. Un jour, il rencontra sur cette route une bande joyeuse de garçons revenant d’une course de montagne. La figure si extraordinaire de Smyon provoqua de malicieux sourires chez quelques-uns d’entre eux. À cet âge, on réfléchit peu aux causes naturelles des difformités ; on en voit les côtés baroques et voilà tout. Cependant, un garçon de quinze ans, plus compatissant que ses camarades, se retourna au bout de quelques pas et rejoignit Smyon. Les autres s’arrêtèrent.

— Tenez, mon pauvre homme, lui dit-il, prenez ceci pour vous acheter quelque petite douceur.

En disant cela, il présentait une pièce de cinquante centimes.— Merci, répondit Smyon, dont la voix tremblait ; merci, jeune

homme, mais gardez votre argent. Donnez-le à un véritable pauvre, vous ferez une bonne action.

— Est-ce que vous n’êtes pas pauvre ?— Hélas, non ! pas au moins de la pauvreté dont vous parlez. Vous

voyez cette belle maison neuve ; elle est à moi, et aussi la moitié de cette grande campagne. Eh bien, je donnerais tout cela pour avoir une bonne santé comme vous, et surtout pour en avoir fait un bon usage quand je la possédais. Ne donnez jamais votre cœur aux biens de la terre. C’est un homme très malheureux qui vous dit cela.

— Comment vous nommez-vous ?— Allez toujours ; vos camarades vous attendent.— Je voudrais vous serrer la main.Smyon mit ses grands doigts durs et osseux dans la main souple de

l’adolescent. Ce dernier lui dit avant de la lâcher :— Il vous faut aimer notre Sauveur, monsieur. Vous serez alors

beaucoup moins triste, et vous pourrez vous confier en lui. Il adoucira vos souffrances. Mon père est pasteur à X.... Voulez-vous recevoir sa visite ?

— Non, je vous remercie ; dites-lui de prier pour moi. Il n’est pas nécessaire qu’il sache mon nom. Dieu, s’il existe, me connaît assez.

— Eh bien, monsieur, que ce Dieu tout bon vous délivre de vos souffrances et vous donne la paix.

Quand le jeune homme eut rejoint ses camarades, l’un de ceux-ci lui demanda s’il avait bien prêché : car nous te connaissons pour un grand prédicateur, ajouta-t-il en se moquant.

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— Prêché ! non certes pas. Mais c’est lui qui m’a donné une bonne leçon ! Voilà un homme riche, qui voudrait bien avoir tes jambes, Samuel, et autre chose encore, qui vaut mieux que la santé.

Cette réponse provoqua une explication qui étonna beaucoup ces jeunes gens.

Quant à Smyon, il revint chez lui sans regarder ni à droite ni à gauche, mais l’esprit occupé de ce que lui avait dit le jeune inconnu. Si Philibert avait été là, il n’eût pas manqué de citer le passage : « de la bouche des enfants tu accomplis ta louange. » Et certes, Philibert aurait bien fait.

Dans la nuit qui suivit cette rencontre, une dernière attaque de para-lysie ferma la bouche à Smyon. Quand sa belle-sœur vint le lende-main lui apporter son déjeuner comme à l’ordinaire, elle le trouva sans vie dans son lit. Siméon Guyot avait cinquante-sept ans.

Son neveu héritait du domaine. Il put ainsi arracher les bornes qui séparaient les deux moitiés de la Collarde. Henri était alors marié depuis environ treize ans.

Toinette vivait encore, mais non plus son fidèle compagnon. Depuis longtemps, Mauve était enterré sous le premier surpasse-monsieur16, où sa maîtresse allait encore lui raconter les affaires de la famille (c’est-à-dire se les répéter à elle-même). Un jour, elle lui tint ce langage :

— Tu dors, mon vieux, sans t’inquiéter de ce qui se passe à la maison. Sache donc que nous en avons cinq. Où les mettra-t-on ? qu’en fera-t-on plus tard ? je n’en sais rien. Mais il est sûr que, même pour ceux à qui rien ne manque, tout n’est pas facile en ce monde. Et voilà Smyon Guyot comme toi dans la terre. Son âme est, je l’espère, auprès de Dieu, car il était devenu meilleur à la fin de ses jours. — Voilà aussi tes jeunes maîtres qui me quitteront bientôt pour aller s’établir dans la maison neuve ; je pense pourtant qu’ils me laisseront Louise, qui va terminer ses dix ans. Elle est brune, Mauve, pas trop pourtant ; les deux garçons qui suivent sont de terribles tapageurs. Si tu savais comme ils dévastent les prunes, et les plus belles ! L’ainé, Philippe, est un charmant garçon. Quant à la petite Marguerite, elle est mignonne. Mais je ne compte point m’en charger ; c’est assez de Louise, tu comprends.

Louise Guyot devint, en effet, la jeune garde de la tante. Elles ne passèrent ensemble qu’un hiver au Sorbier ; car, dès l’arrivée du prin-temps suivant, Toinette eut de l’oppression, de l’enflure, et bientôt les angoisses qui accompagnent l’hydropisie générale. Il fallut l’entourer de soins assidus, qui certes ne lui manquèrent pas. Philibert venait

16 - [NdÉ] Type de poirier.

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souvent prier avec elle. Chauve jusqu’aux oreilles, le voisin d’en bas s’était laissé croître une barbe épaisse, noire dans le milieu et bordée de blanc tout autour. Impossible de retrouver, au premier moment, sous cette apparence orientale, l’ancienne figure de notre ami, alors que son crâne était couvert de cheveux noirs et son menton rasé trois fois par semaine. Mais le cœur était resté le même, sympathique, affectueux. L’esprit, toujours bizarre, s’était élargi. Philibert citait moins de passages bibliques, et seulement dans les occasions impor-tantes. Sa propriété, bien garnie d’aunes qu’il laissait grandir et de saules qu’il ne taillait jamais, avait pris un aspect nouveau. Lui-même l’avait drainée. Un grand nombre de canaux artificiels apportaient au ruisseau le tribut de leurs ondes, comme les bonnes œuvres de Philibert allaient en secret réjouir les pauvres et consoler les affligés. La cousine Gaume se tenait encore aussi droite qu’une perche. Chaque année, Feliuz et Glaude venaient faucher le foin, d’où les plantes aqueuses avaient disparu. La racine d’arrête-bœuf suspendit pendant quelque temps la marche de l’hydropisie de Toinette, mais la maladie revint ensuite, plus forte et plus intense que jamais. L’âge était là, d’ailleurs, car la tante avait plus de quatre-vingts ans. Un soir, Philibert fut demandé au Sorbier.

— C’est pour vous serrer la main une dernière fois, voisin d’en bas, lui dit-elle. Asseyez-vous là, et lisez-moi le psaume 103.

Toinette joignit les mains pendant la lecture, puis :— Oui, c’est bien cela :. mon âme bénis l’Éternel, qui est ton

Sauveur. Je vous remercie, voisin. — Mon cher neveu, ou toi, Cécile, lisez-moi maintenant le N° 365 ; il n’a que dix lignes. Ce sera vite fait. Vous verrez, voisin, comme c’est bien pensé.

Henri lut le morceau.— Maintenant, je vous remercie tous. Dormez seulement ; je crois

que je vais aussi dormir.Elle était assise sur son lit, la tête appuyée sur des coussins. Un

léger sourire passa sur ses lèvres, pendant que ses yeux fatigués, rouges tout autour, étaient fermés. Mais ce sourire ne dura qu’un instant ; il fit place à un air d’attente grave et recueillie.

— Elle rêve, dit Philibert. — Toinette, fit-il d’une voix douce, où êtes-vous ?

— Où nous allons tous, voisin ; sur le chemin de toute la terre. J’y suis. C’est ça, dit-elle subitement : partons. Oui, Seigneur, je vais !....

Le corps fut déposé au cimetière neuf de Mézeray, à côté de Siméon Guyot, inhumé le premier dans cette enceinte. Dès lors, une ligne déjà bien longue de fosses y ont été recouvertes. L’infatigable ouvrière ne

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perd jamais son temps ; et comme nul ne sait quand elle viendra frapper à sa porte, il nous est recommandé d’être prêts.

Henri et Cécile ont fait réparer la maison du Sorbier. Ils la louent chaque année, avec le jardin, à deux vieilles demoiselles de Genève, qui viennent y passer la belle saison et trouvent la contrée ravissante. Elles se promènent dans tous les sentiers des environs. Philibert leur fait de temps en temps une visite, et discute avec elles sur la sépara-tion de l’Église et de l’État. Sur ce sujet, ces dames sont d’une opinion complétement opposée à la sienne.

Pierre Aubert est encore fermier à Grave-la-douce ; sa femme est une personne active, qui élève bien ses trois enfants. Le jardinier de Thiolay a vendu sa propriété maraîchère. Riche de deux cent mille francs, il cherche une petite campagne où il puisse vivre tranquille, avec sa femme toujours malade, et leur fils, qui a le malheur d’être à peu près crétin. Le pauvre enfant a la tête énorme et plate ; il comprend ce qu’on lui dit, mais ne parle presque pas. Dernièrement son père se rendait chez Philibert ; en passant près de la Flatte, il vit an bord du chemin le vieil Antoine qui fauchait de la luzerne pour les six vaches de son fils. Un beau garçon de quatorze ans, prenait le fourrage vert et le jetait sur un léger chariot attelé d’une jument poulinière.

— Votre serviteur, monsieur Varin, dit Sébastien en s’arrêtant.— Eh ! vraiment, c’est vous, monsieur Liaffe ! Il y a des années et

des années qu’on n’a eu l’honneur de vous rencontrer. La santé est toujours bonne ?

— Très bonne. À vous voir faucher, il n’est pas besoin de demander de vos nouvelles ?

— Je me porte bien, Dieu merci, quoique entré dans mes septante-neuf. Ma femme est encore solide aussi ; elle a rajeuni depuis le mariage de Guillaume.

— Et la famille de votre fils ?— Voilà le troisième, qui ramasse le sain-foin à mesure que je le

fauche. Albert, viens saluer ce monsieur.L’adolescent au frais visage, aux yeux éveillés, les cheveux bouclés

comme ceux de son père, vint tendre la main à Sébastien, par-dessus la haie.

— Voilà un beau jeune homme, dit ce dernier, et qui a l’air intelli-gent.

— Oui, c’est un brave garçon, — quand il veut, — ajouta le grand-père en manière de correctif.

— Avez-vous fait une bonne récolte de vin l’automne passé ? demanda Sébastien.

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— Oui. On dit la qualité très ordinaire. Depuis trois ans je ne bois presque plus de vin, et vraiment je ne m’en porte que mieux. Le vin m’échauffait les entrailles, au lieu de les fortifier. Mais nous avons une eau excellente, dont je me régale quand j’ai soif. La source a été trouvée, il n’y a pas longtemps, dans une veine de gros sable. Si vous n’étiez pas pressé, je vous engagerais à venir la goûter, par simple curiosité. À peine est-elle dans la carafe, que déjà le verre est glacé.

— Je vous remercie ; ce sera une autre fois. Votre campagne a vrai-ment bien bonne façon ; elle ne ressemble guère à ce qu’elle était il y a vingt ans. Mes compliments à votre fils.

— Au revoir, mon cher monsieur.Sébastien allait chez Philibert, dans le dessein d’acheter la Vareuse.

Philibert refusa toute espèce d’ouverture à ce sujet.— Je vous en donnerais pourtant un beau prix, monsieur Paplan ;

voyons, laissez-vous tenter.— Moi, me laisser tenter pour de l’argent ! reprit Philibert avec toute

son énergie. Monsieur Liaffe, vous me faites frémir. Aussi je vous réponds par cette parole que je m’adresse à moi-même : « Veillez et priez, de peur que vous ne tombiez dans la tentation. »

— Ah ! mais je n’entends pas vous tenter en mal ; seulement en bien.— Ami, vous ne comprenez rien aux choses de Dieu. Et pourtant, il

vous visite dans votre famille, puisque votre femme est malade et votre unique enfant idiot. Il serait temps d’écouter la voix qui vous parle du ciel. — Quel est votre dessein en venant marchander ma campagne ? Me la payer plus qu’elle ne vaut, ou bien m’engager seulement à vous la vendre à son prix ?

— Je vous en donne trente mille francs, et cent francs à votre gouvernante.

— Arrière ! c’est deux mille de plus que je ne l’estime. Mais je n’ai point l’intention de m’en dessaisir. J’y mourrai.... s’il plaît à Dieu, dit-il en découvrant son crâne lisse. Après moi, les vivants exécuteront mes dernières volontés.

Cette conversation eut lieu à la Vareuse, le trois de mai 1867 ; et c’est par elle que nous terminons l’histoire des habitants de la Petite Côte.

FIN.

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