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Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com 1 Michel PINAULT PEUT-ON CONTRÔLER L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE ? LA FRANCE ET LES SCIENTIFIQUES DANS LA PREMIÈRE NÉGOCIATION ATOMIQUE À L’ONU (1946-1948) PRÉSENTATION Comment la négociation générale sur l’énergie atomique qui eut lieu à l’ONU du printemps 1946 au printemps 1948, fondée sur l’idée d’instaurer un contrôle international des activités liées à l’atome accompagné d’une interdiction totale de l’arme atomique, vint-elle buter sur les prémices de ce qui allait devenir la guerre froide et, finalement, échouer ? Une grande partie du monde des savants atomistes, dans le monde, est alors inquiète des conséquences de la découverte de la puissance destructrice de l’arme nucléaire et agitée par le sentiment que la responsabilité de scientifiques était directement engagée dans l’usage qui avait été fait et serait fait, à l’avenir, de leurs travaux de recherche. La question du "secret", imposé par les autorités américaines sur tous les sujets scientifiques en rapport avec la production de la bombe atomique préoccupe aussi ces mêmes atomistes. Pourquoi leur mobilisation n’a-t-elle pu faire dévier le cours des choses dans un sens plus favorable à la paix et à la coopération internationale ? Frédéric Joliot, le physicien français alors le plus réputé et le plus respecté, âgé de 46 ans, titulaire, avec sa femme, Irène Curie, du prix Nobel 1935 pour la découverte de la radioactivité artificielle, devenu à la fin de 1945 haut commissaire à l’énergie atomique et désigné par le gouvernement comme membre de la délégation française à l’ONU, s’est trouvé placé au cœur de ces enjeux et le cours de son existence en a été profondément marqué, au point qu’on peut parler, à ce sujet, d’un destin 1 . En effet, Joliot se lance lui aussi dans le combat pour une utilisation mondiale maîtrisée de 1 Voir Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, Odile Jacob, Paris, 2000. Pendant les premiers mois qui suivent la Libération, Joliot, alors directeur du CNRS, entreprend de doter la France d'une politique de l’énergie atomique et d’un organisme de développement nucléaire qui va s’appeler le CEA : le Commissariat à l’Énergie Atomique. À la fin de 1945 c’est chose faite et Joliot devient le haut-commissaire du CEA, désigné à ce poste par le général de Gaulle. La genèse du CEA et les premières années de son développement sont étudiées dans M. Pinault, Frédéric Joliot-Curie, ouvr. cité. Voir aussi : http://michel-pinault.over-blog.com .

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Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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Michel PINAULT

PEUT-ON CONTRÔLER L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE ?

LA FRANCE ET LES SCIENTIFIQUES

DANS LA PREMIÈRE NÉGOCIATION ATOMIQUE À L’ONU

(1946-1948)

PRÉSENTATION

Comment la négociation générale sur l’énergie atomique qui eut lieu à l’ONU du printemps 1946

au printemps 1948, fondée sur l’idée d’instaurer un contrôle international des activités liées à l’atome

accompagné d’une interdiction totale de l’arme atomique, vint-elle buter sur les prémices de ce qui

allait devenir la guerre froide et, finalement, échouer ?

Une grande partie du monde des savants atomistes, dans le monde, est alors inquiète des

conséquences de la découverte de la puissance destructrice de l’arme nucléaire et agitée par le

sentiment que la responsabilité de scientifiques était directement engagée dans l’usage qui avait été

fait et serait fait, à l’avenir, de leurs travaux de recherche. La question du "secret", imposé par les

autorités américaines sur tous les sujets scientifiques en rapport avec la production de la bombe

atomique préoccupe aussi ces mêmes atomistes.

Pourquoi leur mobilisation n’a-t-elle pu faire dévier le cours des choses dans un sens plus

favorable à la paix et à la coopération internationale ?

Frédéric Joliot, le physicien français alors le plus réputé et le plus respecté, âgé de 46 ans, titulaire,

avec sa femme, Irène Curie, du prix Nobel 1935 pour la découverte de la radioactivité artificielle,

devenu à la fin de 1945 haut commissaire à l’énergie atomique et désigné par le gouvernement

comme membre de la délégation française à l’ONU, s’est trouvé placé au cœur de ces enjeux et le

cours de son existence en a été profondément marqué, au point qu’on peut parler, à ce sujet, d’un

destin1.

En effet, Joliot se lance lui aussi dans le combat pour une utilisation mondiale maîtrisée de

1 Voir Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, Odile Jacob, Paris, 2000. Pendant les premiers mois qui suivent la Libération,

Joliot, alors directeur du CNRS, entreprend de doter la France d'une politique de l’énergie atomique et d’un organisme de

développement nucléaire qui va s’appeler le CEA : le Commissariat à l’Énergie Atomique. À la fin de 1945 c’est chose

faite et Joliot devient le haut-commissaire du CEA, désigné à ce poste par le général de Gaulle. La genèse du CEA et les

premières années de son développement sont étudiées dans M. Pinault, Frédéric Joliot-Curie, ouvr. cité. Voir aussi :

http://michel-pinault.over-blog.com.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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l'énergie atomique. Il doit, comme tous ses contemporains, se faire à l'idée de vivre dans le monde

tragique d'après Hiroshima et Nagasaki. Il doit, comme tous les scientifiques, se confronter à

l'angoissante question de la responsabilité des chercheurs dans la manière dont les découvertes sont

utilisées par la société, en l'occurrence de celle des physiciens nucléaires à l'égard de l'utilisation de

l'énergie nucléaire à des fins militaires2.

Le récit qui suit est le fruit de recherches menées dans des archives privées et publiques largement

inédites, celle du CEA et du ministère des Affaires étrangères, en particulier, et aussi dans les

archives américaines et soviétiques, devenues accessibles. Les documents rassemblés, présentés pour

la première fois, permettent, dans leur ampleur et leur précision, de comprendre pourquoi et comment

la grande négociation sur l’énergie atomique, civile et militaire, entamée au printemps 1946 à l’ONU,

s’est enlisée avant de sombrer dans l’échec total.

Cet épisode constitue la première phase de la longue quête pour un usage maîtrisé et contrôlé des

ressources nucléaires de la planète qui continue de se dérouler sous les yeux du monde, en ce début

de XXIème siècle.

INTRODUCTION

Dès le mois de novembre 1945 l'ambassadeur de France à Londres, René Massigli, câblait au

ministre des Affaires étrangères, Georges Bidault : "Monsieur Attlee ne rentre qu'aujourd'hui de

Washington. Dans les milieux autorisés on estime que le seul progrès réel qui ait été accompli

consiste dans le projet de création d'une commission des Nations Unies, chargée d'examiner les

différents aspects du problème. D'après les experts il serait absolument impossible de séparer, dans

la science de la désintégration de l'atome et les applications industrielles qui en découlent, ce qui est

du domaine militaire de ce qui est du domaine industriel. Dans ces conditions tout système

d'inspection se heurte à des difficultés quasi insurmontables et il ne semble pas possible de sortir de

l'impasse actuelle si une confiance totale n'existe pas entre les États."3

Toute la négociation, qui va durer plus de deux ans, est ainsi résumée avant même de commencer.

La Commission de l'énergie atomique à l'ONU (UNAEC) est finalement créée à Londres, le 26

janvier 1946 et va bientôt tenir sa première session à New York. Le 17 mars, le comité

gouvernemental américain dirigé par David Lilienthal et dépendant du secrétaire d'Etat James Byrnes,

a adopté le rapport, en fait très largement inspiré par le physicien Robert Oppenheimer et dénommé

ensuite Rapport Lilienthal ou Acheson-Lilienthal, destiné à préciser la position des États-Unis et à

servir de base aux futurs travaux de la commission de l’ONU.

La définition d'une politique officielle de la France devient nécessaire.

Lors de la première réunion plénière du comité dirigeant du Commissariat à l’Énergie Atomique

(CEA), présidée par le président du Conseil Félix Gouin, le 19 mars 1946, le haut-commissaire,

Frédéric Joliot, mène les débats4. Il termine son exposé introductif sur les débuts du CEA et ses

2 Michel Pinault, « Les scientifiques, l’atome, la guerre et la paix », dans P. Causarano et d’autres (dir.), Le XXe siècle des

guerres, Paris, éditions de l’Atelier, 2004, p. 380-396.

3 Lettre de R. Massigli, ambassadeur de France à Londres, à G. Bidault, ministre des Affaires étrangères, le 20 novembre

1945, A. Ministère des Affaires étrangères (MAE), série ONU, carton 626, "Création de la commission de l'énergie

atomique de l'ONU, janvier 1946".

4 Le CEA a été créé, par ordonnance, signée par le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire de la République

française, le 31 octobre 1945. Voir les chapitres 15 et 17 de M. Pinault, Frédéric Joliot-Curie, ouvr. cité. La direction du

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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premières réalisations en abordant les aspects internationaux de la question atomique. Joliot propose,

au nom du Comité de l’énergie atomique, les éléments d'une déclaration destinée à exprimer la

position du gouvernement français. Ce faisant, il formule pour la première fois la future position

française à l'UNAEC, fondée sur la levée du "secret" dans le domaine scientifique et sur le double

objectif d'interdiction des armes atomiques et d'établissement d'un contrôle international5. Joliot et

Pierre Auger, un autre des quatre commissaires physiciens du CEA, avec Irène Curie et Francis

Perrin, sont alors désignés comme délégués-adjoints de la France à l'ONU, aux côtés des diplomates

accrédités. Le CEA, organisme essentiellement civil, se voit ainsi reconnaître, comme le prévoit

l'ordonnance de création, signée par le général de Gaulle, la mission de participer, aux côtés du

gouvernement, à la définition de la politique du pays dans le domaine atomique.

Ainsi Joliot propose-t-il, le 31 mai 1946, dans une lettre au ministère des Affaires étrangères

transmise le jour même à la délégation française à New York, d'accepter le Rapport Lilienthal

comme base de discussion à l'UNAEC6.

Dans la partie diplomatique qui s’engage, on assiste pour la première fois à l’arrivée des

scientifiques, convoqués au titre de leur expertise dans des questions que les diplomates et hommes

politiques ont les plus grandes difficultés à maîtriser. C’est le cas pour la délégation française comme

pour toutes les autres délégations, celles des États-Unis et de l’URSS comprises. Quant aux

scientifiques, certains considèrent que leur expertise dans les questions atomiques les qualifie pour

devenir les véritables inspirateur de la position officielle des États qu’ils représentent et pour orienter

les négociations, voire les mener, en leur nom.

LES DÉBUTS DE l'UNAEC

CEA est bicéphale, avec un administrateur général, Raoul Dautry, et un haut-commissaire, F. Joliot. Le comité de l’énergie

atomique (CEA) comprend six commissaires : deux polytechniciens, Dautry, ex-ministre de la Reconstruction et le général

Dassault, membre de la direction du Front national présidé par Joliot, ainsi que les quatre commissaires scientifiques –

Joliot, Irène Curie, Francis Perrin et Pierre Auger. Le secrétaire général du CEA est Léon Denivelle, il assiste au séances du

CEA avec quelques autres responsables administratifs. Un conseil scientifique (CS), composé des quatre commissaires

scientifiques auxquels s’adjoignent les chefs de services scientifiques, se réunit en permanence et prépare toutes les

décisions tandis que le CEA, le plus souvent, se contente d’approuver ses propositions, présentées par le haut-commissaire.

Parmi les chefs de services scientifiques figurent ceux qu’on appelle "les Canadiens", parce qu’ils ont été associés à un haut

niveau au programme atomique canadien pendant la guerre : Lew Kowarski, physicien, membre de l’équipe Joliot au

Collège de France qui a travaillé sur la fission et la réaction en chaine avant la guerre, Bertrand Goldschmidt, chimiste, un

ancien du Laboratoire Curie, proche d’Irène Curie avant la guerre, Jules Guéron, un nouveau venu, rallié très tôt à la France

libre et devenu chef du laboratoire de la direction de l’Armement des FFL. Deux ex-"Canadiens" n’ont pas rejoint le CEA :

Hans Halban et Bruno Pontecorvo. Auger a lui aussi été membre du programme canadien. Perrin, associé à l’équipe Joliot

avant la guerre, s’est exilé aux États-Unis et n’a pas été directement lié au Projet Manhattan. Perrin et Auger sont deux

amis d’enfance, restés très proches, le premier fait de la physique nucléaire à un niveau théorique, le second est un

spécialiste des rayons cosmiques et est un des inventeurs de la discipline.

5 Cet exposé reprend largement et développe les propos de M. Pinault, Frédéric Joliot-Curie, ouvr. cité. Pour l’histoire de

la création du CEA et le détail de cette séance plénière du CEA, voir cet ouvrage, chapitres 15 et 17. Le procès-verbal de la

réunion suivant du CEA, CEA n°9 annexe n°5, réuni le 29 mars 1946, contient le texte d'un "Projet de déclaration",

largement inspiré de celui de Joliot : "La France prendra part aux travaux de la Commission de l'Energie Atomique des

Nations Unies avec la ferme volonté d'en faire aboutir le programme : favoriser la libre diffusion des connaissances

scientifiques fondamentales pour des fins pacifiques, éliminer des armements nationaux les armes atomiques et autres

procédés de destruction massive, enfin organiser les contrôles et inspections nécessaires pour rendre cette élimination

effective. Dès maintenant, et sans attendre la conclusion des travaux de cette commission et la mise en œuvre de ses

recommandations sur le plan international, la France déclare sa volonté de ne pas entreprendre la construction d'armes

fondées sur l'énergie atomique. Elle a repris et entend poursuivre ses efforts de recherches et de réalisations dans ce

domaine vers l'application des découvertes de la Science au bien général." La rédaction de détail de ce texte est de

nouveau débattue au Conseil scientifique (CS) du CEA, le 5 avril, avant de trouver sa forme définitive.

6 Lettre adressée à Boustra, secrétaire général des conférences du Quai d'Orsay, le 31 mai 1946, A. MAE, série ONU,

carton 626.

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Le Rapport Acheson-Lilienthal, auquel le physicien Robert Oppenheimer, l’ancien directeur

scientifique du Projet Manhattan qui a donné l’arme atomique aux Américains, a largement contribué,

propose une analyse et des recommandations qui coïncident avec les vues des scientifiques du CEA

leur permet d'aborder les rencontres des Nations Unies dans des dispositions relativement optimistes

avec des objectifs réputés clairs : établissement un contrôle international de l'énergie atomique fondé

sur la libre inspection de toutes les installations par une autorité de développement atomique

internationale (appelée ADA) ; toute installation considérée comme dangereuse sera entre les mains

de celle-ci, tandis que les usages civils, industriels ou médicaux par exemple, resteront entre les

mains des nations ; les matériaux fissiles seront dénaturés, la fabrication d'armes atomiques sera

stoppée par étapes et le secret sera levé.

Jules Guéron, un des principaux chefs de service du CEA, publie plusieurs articles, dont un dans

la revue Atomes, l’ancêtre de la revue actuelle La Recherche. Il y insiste sur la nécessité d'un accord

international et de l'établissement d'un contrôle efficace et il présente favorablement le Rapport

Lilienthal. Il conclut : "Sans se laisser aller à la grandiloquence, il doit être permis de dire que les

décisions (de la commission de l'ONU, ndlr), positives, négatives ou nulles, pèseront lourd dans

l'avenir du monde."7

En fait, la logique du Rapport Lilienthal devenu le projet du Département d'Etat, équivaut à

proposer l'abandon, à terme, du monopole atomique américain. C'est là que les difficultés

apparaissent. Les milieux dirigeants, l'opinion, et même le délégué américain à l'UNAEC, Bernard

Baruch, désigné par le président Truman, ne sont pas prêt à de telles concessions et veulent préserver

ce monopole8.

Baruch estime que la bombe est une arme décisive pour la sécurité des États-Unis et qu'il ne faut

pas l'abandonner avant que tous les autres pays aient été obligés d'y renoncer, ainsi qu'aux autres

systèmes d'armes de grande puissance. Il ajoute donc ses propres amendements au Rapport Lilienthal

qui le transforment en un Plan Baruch, lequel devient alors la position officielle des États-Unis. Pour

l'essentiel, Baruch annonce que l'arrêt de la fabrication des bombes n'aurait lieu qu'après la mise en

place complète du système de contrôle et le transfert de l'essentiel du pouvoir du conseil de sécurité

à l'ADA, et il ajoute des menaces de représailles, y compris atomiques, contre ceux qui violeraient les

dispositions du plan, ainsi que la suppression du droit de veto au conseil de sécurité de l'ONU dans le

cas de sanctions concernant l'application de ce plan.

Baruch le présente le 14 juin 1946 et dès le 19 juin, le délégué soviétique, Andrei Gromyko,

ambassadeur de l’URSS aux États-Unis et à l’ONU, fait une contre-proposition fondée sur

l'interdiction immédiate de l'arme nucléaire. Il refuse aussi la remise en cause du droit de veto et

7 Jules Guéron, "Énergie nucléaire et politique générale", Atomes, n°5, juillet 1946.

8 Note de Henri Bonnet, ambassadeur de France aux États-Unis à G. Bidault, le 22 mars 1946 : la nomination de M. Baruch

est "accueillie avec satisfaction par la presse à l'exception de journaux libéraux.(...) PM (???, ndlr) critique le choix des

assistants choisis par B. Baruch : MM. John Hancock et Ferdinand Eberstadt qui, pendant la guerre, ont travaillé à

Washington dans l'Administration mais qui, par leur métier, sont banquiers.(...) Aux deux noms précédents il faut ajouter

ceux de M. Herbert B. Swope, ancien président de la commission des courses de chevaux de l'Etat de New York, et de M.

Fred Searls Jr, ingénieur des mines, vice-président de la Newmont Mining C°. Sur les trois conseillers scientifiques, M.

Baruch s'est adjoint James B. Conant, président de l'Université de Harvard, les Dr Vannevar Bush et Arthur Compton.

Aucun ne figure parmi les groupes de savants qui ont pris nettement position contre le contrôle militaire sur le

développement de l'énergie atomique.(...) Résumant son opinion sur la nomination de M. Baruch, le même journal (PM),

tout en rendant hommage à la personnalité de ce dernier s'inquiète des relations étroites qui existeraient entre lui et les

grands intérêts financiers et industriels américains. Le Washington Post de son côté estime que sir Alexander Cadogan et

sir James Chadwick, prix Nobel, qui seront à la tête de la délégation britannique à la même commission constituent un

choix plus heureux. Ce journal s'étonne que M. Truman n'ait pas pensé à nommer aux côtés de M. Baruch au moins l'un

des membres de la commission spéciale chargée par le département d'Etat de rédiger un rapport pour servir de base à la

politique américaine au sein de la Commission de l'énergie atomique de l'ONU.(...)" (A. MAE, série ONU, carton 626)

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l'affaiblissement du rôle du conseil de sécurité9.

Le débat s'enlise immédiatement, polarisé sur ce problème annexe du droit de veto, sans qu'on

puisse mesurer si, à quelque moment que ce soit, les Soviétiques ont envisagé d'accepter un contrôle

de leur territoire avec les limitations de souveraineté que cela impliquait obligatoirement.

Lilienthal regrettera que l'on ait fait des propositions irrecevables aux Russes, et Oppenheimer

expliquera que le plan américain était condamné d'avance parce qu'il impliquait "une remise en

question radicale des fondements du pouvoir étatique (soviétique) et de ce pouvoir lui-même."10

Bertrand Goldschmidt, un des principaux chefs de service du CEA, un chimiste qui a participé au

programme atomique canadien pendant la guerre, apporte une autre appréciation : "Il est

compréhensible, écrit-il, qu'en l'absence d'une confiance mutuelle entre l'Union Soviétique et les

États-Unis, l'URSS n'ait pas pu accepter ce plan car, à son point de vue, elle n'aurait pu le faire sans

hypothéquer sa sécurité. En effet, le secret (...) qui couvrait alors la répartition de ses centres

industriels était la meilleure protection contre une attaque éventuelle par la bombe atomique."11

Quant aux Américains, leur attitude est difficile a résumer. On a parfois fait porter sur Baruch et

son caractère intransigeant une part de responsabilité dans l'échec, celui-ci refusant par exemple de

renoncer, au moins pour un temps, à agiter la question du droit de veto, mais le Plan Baruch lui-

même ne cache-t-il pas le refus fondamental d'un accord qui impliquerait la destruction du stock de

bombes américain et la renonciation au monopole atomique ?

Ce refus est celui de beaucoup de stratèges qui font de la bombe atomique l'arme suprême,

donnant à son possesseur une supériorité décisive en cas de conflit, et donc la principale force de

dissuasion vis-à-vis de l'URSS, et qui croient souvent, malgré l'avis contraire des atomistes, que

l'URSS ne rattrapera pas son retard avant de nombreuses années. Certains agitent même l'idée que la

guerre est fatale et qu'une guerre préventive n'est pas à exclure.

Lilienthal et Oppenheimer sont très vite découragés. Ce dernier fait un éclat public en

démissionnant à la fin du mois de juin de la commission des experts chargée de suivre les

expériences de Bikini au cours desquelles la marine américaine doit faire exploser deux bombes

atomiques en mer, en leur déniant en particulier tout intérêt scientifique. Lilienthal note dans son

journal, à la journée du 26 juillet 1946, au sujet d'Oppenheimer avec qui il a discuté jusqu'à 1h30 du

matin : "C'est réellement un personnage tragique, en dépit de son grand charme et de son brillant

esprit. En le quittant, il paraissait si triste : "Je suis prêt à aller n'importe où et à faire n'importe quoi,

9 Chronologie des travaux de l'UNAEC jusqu'à la fin de 1946 :

Le 12 juillet 1946, l'UNAEC crée un comité de travail (comité n°1) chargé "d'examiner toutes les propositions présentées

et de préparer le cadre d'un plan possible en présentant à la commission la liste des questions à étudier". Ce comité crée à

son tour trois sous-comités : le Comité n°2 chargé d'examiner les questions relatives au contrôle des activités et les mesures

appropriées pour prévenir l'utilisation de l'énergie atomique à des fins de destruction massive ; le comité juridique chargé

d'examiner les aspects juridiques des mesures de contrôle proposées par le comité n°2 et de soumettre un projet de traité au

comité n°1 ; un comité scientifique et technique pour conseiller les autres comités.

Le 31 juillet, le comité n°2 demande au comité scientifique et technique un rapport sur le contrôle technique.

Le 26 septembre, le comité scientifique et technique rend son rapport (Rapport Kramers).

Le 13 novembre, la commission confie au comité n°2, par l'intermédiaire du comité n°1, la préparation du rapport pour le

conseil de sécurité du 31 décembre 1946.

Le 5 décembre éclate la "bombe américaine" sous la forme d'un "projet de conclusions et de recommandations" à

incorporer au rapport, amené par le délégué américain, B. Baruch ; c'est le Plan Baruch.

Le 14 décembre, l'Assemblée générale de l'ONU vote une recommandation sur la réglementation et la réduction générale

des armements. Une commission est créée.

Le 30 décembre, vote par l'UNAEC du texte Baruch pour le mettre dans le rapport destiné au conseil de sécurité. (Fiche

d'information datée du 15 avril 1947, présidence du conseil, état-major de la défense nationale, UNAEC , A. MAE, série

ONU, carton 626)

10 R. Oppenheimer, conférence devant le National War College, septembre 1947, citée par Michel Rival, Robert

Oppenheimer, Flammarion, Paris 1995, page 187.

11 Bertrand Goldschmidt, Les rivalités atomiques, 1939 - 1966, Fayard, Paris 1967, page 136.

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mais je suis à court d'idées. Et j'ai l'impression que la physique et l'enseignement de la physique, qui

sont ma vie, paraissent maintenant sans objet."(...) Il ne perçoit aucune chance d'accord. Il est

difficile d'exprimer à quel point il juge toute l'affaire sans espoir."12

À la différence d'Oppenheimer, Joliot continue d'exprimer un certain optimisme. Sans doute est-il

moins au courant que son confrère américain des difficultés qui vont se présenter.

Au cours d'une conférence de presse tenue avant son départ pour New York, il a déclaré que le

Plan Baruch constitue "une excellente base de discussions" et il a affirmé à cette occasion sa

confiance dans l'issue des travaux de la commission13. Mais il a lui aussi laissé percevoir le sentiment

tragique qu'éprouvent les physiciens qui ont d'une façon au d'une autre "fait la bombe" : "Mais, a-t-il

précisé, si un tel accord était impossible, c'est mon opinion personnelle que les savants qui

s'occupent de l'énergie nucléaire ne devraient pas continuer leurs travaux dans ce domaine."14 C'est

la première fois que Joliot reprend cette idée dans une déclaration publique, depuis le temps où, lors

d'une conférence de la Maison de la Culture à Grenoble, en 1936, il avait envisagé la possibilité de

devoir en venir à un moratoire sur certaines recherches si les scientifiques estimaient que la société

n’était pas préparée à faire bon usage des éventuelles découvertes 15 . C'est aussi une façon très

nouvelle pour lui d'exprimer son éventuel refus de travailler pour un programme scientifique lié à la

bombe atomique.

Joliot attend donc avec impatience la troisième réunion de l'UNAEC, fixée au 25 juin, qui

permettra au délégué français, Alexandre Parodi, de présenter la position française. Le 23, il écrit à

son épouse, Irène, restée à Paris : "Nous préparons une déclaration française qui tiendra compte de

celle des États-Unis et de l'Union soviétique. C'est d'ailleurs celle à laquelle, à peu de choses près,

nous pensions au début. Toutefois, le problème est difficile à résoudre car il existe des divergences

importantes entre les vues des deux grands."16 À ce stade, il exprime sans ambages son accord avec

les Américains : "Je ne sais pas comment on pourra s'arranger avec la question du pouvoir de véto

réclamé par Gromyko.(...) En ce qui me concerne, je ne pense pas que l'Autorité puisse fonctionner et

empêcher la guerre si les sanctions contre toute infraction ne sont pas applicables très rapidement

(Si l'action illégale est faite par un des 5 grands et qu'il s'oppose à la discussion de cette question, je

ne sais pas comment le Conseil de Sécurité peut décider d'appliquer les sanctions).(...) Toutefois, je

fais de mon possible pour trouver avec les ministres de la délégation une solution convenable." Joliot

raconte d'ailleurs l'excellente impression que Baruch lui a fait au cours d'un entretien privé entre les

délégués français et américain17.

Cette rencontre, à laquelle assistent les délégués américains, Eberstadt et Tolman, et l'adjoint de

Parodi, François de Rose, donne lieu, selon le compte-rendu rédigé par celui-ci, à une tentative

d'approche mutuelle de la part de Baruch et Joliot. Celui-ci insiste pour savoir "ce que le délégué

américain pense de la proposition de convention (d'interdiction de l'arme atomique, ndlr) faite par les

Soviets." Baruch répond que ce serait une concession inacceptable pour l'opinion américaine, et

qu'elle ne pourrait être qu'un aboutissement et non un point de départ. Le débat vient sur la question

des sanctions : "M. Joliot-Curie demande quelle serait la situation si tout le plan américain était

accepté sauf la partie relative au veto. Il fait remarquer que malgré tout le système d'alarme

12 Idem, page 188.

13 Compte-rendu sur une colonne, à la Une de Front national, le 16 juin 1946.

14 Selon l'Humanité, Joliot a même déclaré que si aucun accord n'intervenait il demandera à tous les savants de "refuser de

se faire les complices d'une prostitution de la science à de pareils desseins." ("Frédéric Joliot-Curie dénonce à New York le

danger du secret de l'énergie atomique", l'Humanité, 16 juin 1946, p. 2)

15 Voir M. Pinault, ouvr. cité.

16 Lettre de F. Joliot à Irène, le 23 juin 1946, de New York, Archives Curie et Joliot-Curie (AC.JC.).

17 Bernard Baruch a "exprimé le désir de s'entretenir avec M. Joliot-Curie" (Note de Parodi au MAE, n°277, le 22 juin

1946, A. MAE, série ONU, carton 626)

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fonctionnerait et que les pays menacés pourraient prendre leurs dispositions." À cela, le délégué

américain répond qu'il faut qu'un mécanisme de sanction automatique existe afin qu'une réelle

sécurité existe, ce qui implique l'abrogation du droit de veto des membres du conseil de sécurité sur

ce sujet.

Cet échange indique que tous les éléments qui vont intervenir dans l'échec final, deux ans plus tard,

de la négociation entamée avec la création de l'UNAEC en janvier 1946, sont déjà énoncés au départ

des discussions.

Au compromis envisagé par Joliot, Baruch oppose une exigence maximale : la conservation pour

son pays de l'avantage atomique et l'établissement d'un système de sanctions automatiques. Joliot

souligne que les Américains demandent que les autres pays acceptent un contrôle qui les affaiblit

alors qu'eux-mêmes possèdent la supériorité que leur donne leur monopole atomique, ce qui empêche

la confiance de s'établir. Il fait alors une proposition de bonne volonté : "S'il était possible aux

délégations étrangères de voir un ou deux établissements industriels existant aux États-Unis sans

demander la divulgation de rien qui puisse être dangereux pour la sécurité américaine, les

délégations en retireraient des impressions et des notions qui leur seraient utiles pour bien

comprendre le problème qui leur est posé." À cela, c'est Tolman qui répond, en guise de fin de non

recevoir, que le Rapport Smyth donne déjà toutes les indications précises18.

Les délégués Français sortent de cette rencontre avec le sentiment que les Américains souhaitent

obtenir un accord, mais que leur sécurité, au sens où ils la conçoivent, prime avant tout. La confiance

est loin de s'imposer.

Joliot aborde donc cette négociation sans a priori ni préférence partisane. Il est très loin, par

exemple dans ses lettres ou au cours de sa rencontre avec Baruch, de faire référence à des positions

de principe attachées à sa qualité de membre du parti communiste. Il écrira d'ailleurs une autre lettre

à Irène, trois ans après, dans laquelle, revenant sur cette négociation, il rappelle que la direction du

PCF s'est désintéressée de sa mission à New York : "J'ai été absolument seul, sans relation, comme

délégué à l'ONU à New York."19

Le 13 juin, Parodi a reçu des instructions précises de son ministre, dont les termes reprennent ceux

que le CS du CEA avait proposés, et même les renforce :

"En principe, le gouvernement et d'avis que le rapport Lilienthal peut être adopté comme base des

discussions. Ce rapport pose en effet un certain nombre de principes auxquels nous nous rallions.

Nous estimons notamment : 1) que la fabrication et l'emploi des armes atomiques doivent être

absolument prohibés, et que le meilleur moyen d'en empêcher la fabrication clandestine consiste à

créer, comme le propose le rapport, un organisme international disposant du monopole de la

production de l'uranium et du (plutonium rayé, ndlr) thorium (mot manuscrit, ndlr). Cet organisme

serait également chargé de vendre, en tenant compte des apports et sur une base commerciale, aux

États qui en auraient besoin pour des emplois pacifiques, un produit dénaturé impropre à la

fabrication d'armes atomiques. 2) que l'organisme dont il est question devrait également être chargé

d'exercer dans le monde un contrôle extrêmement strict, afin de s'assurer qu'aucune quantité de

produit n'a été soustraite au monopole, et qu'aucune tentative, dans aucun État, n'est faite pour

renaturer (sic, ndlr) le produit livré par le monopole. L'organisation du contrôle est un point capital

car, si l'on veut éviter la fabrication clandestine d'engins atomiques, il est absolument nécessaire que

tous le États puissent avoir une confiance absolue dans l'efficacité du contrôle. 3) que tous les

résultats scientifiques obtenus dans les différents pays du monde au sujet de l'énergie atomique

fassent l'objet de publications. En outre le gouvernement est d'avis que la fabrication de bombes

18 Le Rapport "L’énergie atomique pour des fins militaires", rédigé par H. D. Smyth, professeur à Princeton, a été rendu

public le 12 août 1945. Il s’agit d’une présentation détaillée du Projet Manhattan, souvent très précise sur le plan

scientifique et technique mais excluant la révélation des "secrets" atomiques américains.

19 Lettre de F. Joliot à Irène, le 22 janvier 1949, d'Antony, AC.JC.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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atomiques devrait être immédiatement arrêtée, dans tous les pays, et que le stock de bombes existant

devrait être mis à la disposition de l'organisme chargée du monopole, qui procédera à la

dénaturation des bombes aussitôt que le contrôle sera effectif. Il ne paraît pas en effet possible

d'obtenir que l'on procède à la dénaturation des bombes existantes tant que les pays qui les ont faites

n'auront pas l'assurance que la fabrication en est devenue impossible dans tous les pays du monde.

C'est pourquoi il est désirable que le contrôle soit mis en place dans un délai extrêmement court, si

possible avant deux ans. Au cas où certaines délégations proposeraient que le stock de bombes

existant pût être employé provisoirement comme armes de police, leur emploi étant soumis au veto

des membres permanents du conseil de sécurité, il conviendrait de ne pas s'opposer à cette

proposition si elle rallie tous les suffrages, mais vous devriez marquer que le Gouvernement français

est, en principe, opposé à l'emploi de la bombe atomique et attache le plus grand prix à l'adoption de

mesures qui écarteront du monde toute menace d'utilisation de l'arme nouvelle."20

La position de la France, telle qu'elle est exprimée dans cette note interne, va donc bien au-delà de

ce que les Américains sont prêts à accepter à travers le Plan Baruch. C'est ce que souligne d'ailleurs,

au plan de la rédaction, le terme "en outre" qui introduit la seconde partie de l'exposé.

La proscription de l'arme atomique, l'arrêt immédiat de sa fabrication, la livraison des stocks à

l'organisme international de contrôle, la condamnation de son utilisation constituent en particulier une

remise en cause de l'avantage que représente pour les États-Unis leur position de monopole atomique.

Ce n'est que lors de la troisième séance de l'UNAEC, le 25 juin seulement, que le délégués

français à l'UNAEC, Alexandre Parodi, présente sa déclaration devant l'UNAEC. Il ne reprend pas

tous les points des instructions qu'il a reçues, par crainte peut-être, après avoir entendu Gromyko,

d'apparaître trop proche des Soviétiques.

Sa déclaration, le 25 juin s'appuie d'abord sur la réaffirmation officielle des objectifs purement

pacifiques des recherches nucléaires françaises21. Puis il tente de minimiser les différences entre les

20 Lettre du ministre des Afffaires étrangères à A. Parodi, le 13 juin 1946, A. MAE, série ONU, carton 626, "Travaux de

l'UNAEC, juin-septembre 1946".

21 Citation extraite du Rapport d'activité du CEA (1946 - 1950), rédigé sous l'autorité de R. Dautry et publié en 1952,

Imprimerie nationale, Paris 1952, page 8. Le compte-rendu officiel de la séance du 25 juin 1946 de l'UNAEC contient le

texte de la déclaration de Parodi. En voici les extraits principaux :"J'ai maintenant , messieurs, à vous faire connaître le

sentiment de mon gouvernement sur les possibilités de règlement international de ce problème(...). Deux projets émanant

de deux nations actuellement les plus puissantes du monde ont été proposés à notre examen.(...) De la concordance ou de

la discordance des vues des deux États, la paix du ponde dépend dans la plus large mesure(...). Les premières sont celles

qui nous ont été présentées au nom des États-Unis à notre première réunion par M. Bernard Baruch.(...) La délégation

française tient à dire qu'elle considère ce plan comme la contribution la plus généreuse et la plus largement pensée qui pût

être proposée à la commission, au début de ses réunions, par le pays qui se trouve être le seul capable de fabriquer l'arme

atomique. Le plan a pour objet d'écarter du monde les menaces d'utilisation de l'arme nouvelle et de toutes autres armes

scientifiques susceptibles de produire des effets destructeurs comparables. La France, qui souhaite du fond du cœur que la

bombe atomique ne soit plus jamais utilisée, en approuve le principe. Elle a hâte d'en voir toutes les parties soigneusement

examinées(...). Messieurs, nous avons, maintenant que le délégué du gouvernement soviétique a prononcé sa déclaration,

un autre élément capital à prendre en considération pour l'orientation future de nos délibérations. Le plan, présenté au

nom de son gouvernement par M. Gromyko s'est, comme le plan américain, assigné pour objet de proposer les moyens les

plus propres à épargner à l'humanité les ravages que causerait dans un nouveau conflit l'emploi des armes atomiques. Ces

moyens, tels que le constate le gouvernement soviétique sont en partie différents de ceux qu'a suggérés le gouvernement

américain. Mais du premier examen auquel la délégation française a l'un et l'autre soumis, il semble résulter que, sur les

points où ils ne se trouvent pas être en parfaite concordance, ils ne sont néanmoins aucunement inconciliables.(...) Les

nombreux points communs apparents ou implicites qui caractérisent ces deux groupes de suggestions nous donnent le

ferme espoir qu'il sera possible de les mettre en harmonie.(...)" Parodi constate que les Soviétiques proposent une

convention d'interdiction et que les Américains en conviennent : "Cela revient à dire que la notion de contrôle et de

garantie d'application sont inséparables de la conclusion même d'une convention. Le plan soviétique l'a expressément

prévu et a recommandé que l'organisation du contrôle soit un des éléments d'étude des comités dont il a envisagé

l'institution." Il y a donc accord sur l'élimination de l'arme atomique, sur le contrôle, sur les sanctions, constate Parodi.

"C'est sur l'importance relative qu'il convient d'attacher à ces divers principes, sur l'ordre dans lequel il y a lieu d'en

réaliser l'application qu'ont apparu certaines divergences entre les deux projets pratiques dont nous sommes actuellement

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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deux Grands et plaide en faveur d'une discussion point par point au lieu de la confrontation globale

des points de vue qui semble s'instaurer. Il propose qu'un comité soit chargé d'étudier les aspects

scientifiques et techniques du contrôle, tandis qu'un autre en préparerait les dispositions légales et

politiques22.

L'attitude de la délégation française relance ainsi les discussions dans une nouvelle direction. La

décision est effectivement prise de créer les deux comités restreints. "Les travaux se poursuivent...

c'est difficile, mais je n'ai pas perdu espoir", écrit Fred à Irène. Il ajoute pourtant : "J'ai hâte de

rentrer... J'espère entre le 16 et le 20 juillet. Je n'aime pas du tout le métier que je fais, ni l'esprit

général. Cela me fait de la peine car les efforts faits jusqu'alors par ce pays méritent pieux que ce qui

risque de lui arriver par l'intérieur."23 Autant qu'on puisse en juger, la dernière phrase fait allusion à

l'atmosphère empoisonnée qui existe aux États-Unis, et en particulier dans la presse, à l'égard de la

négociation de l'UNAEC. Quoi qu'il en soit, elle indique une évolution des impressions de Joliot sur

la négociation.

Quelques heures après avoir écrit cette lettre, Joliot assiste à la première séance du comité dit "n°

1", en qualité d'expert scientifique. La position française à l'égard du problème du contrôle

international est résumée dans une note écrite, remise le lendemain. On y lit que : "Les notions de

contrôle et de garanties d'application sont inséparables de la convention mettant hors la loi l'arme

atomique." Elle prévoit que : "C'est au Conseil de Sécurité que cet organisme (de contrôle, ndlr)

rendrait compte de sa mission et signalerait les infractions qui auraient été décelées. Le Conseil de

Sécurité resterait le seul organisme pouvant prendre une décision concernant la sécurité des nations

et l'intérêt de la paix."

Les premières dispositions qui vont contre l'avis du représentant américain en liant le contrôle et

l'interdiction de l'arme atomique et en conservant entre les mains du conseil de sécurité l'ensemble du

processus de contrôle et son application, donnent des garanties à l'URSS au sujet du respect de sa

souveraineté auquel celle-ci tient par dessus tout.

Par contre les dernières dispositions visent à garantir aux États-Unis la préservation de leur stock

nucléaire jusqu'au moment où les mesures de contrôle leur apporteront satisfaction, et à les rassurer

quant à leur capacité de décider à quel moment ils se sépareront de leur stock d'armes nucléaires.

Ainsi, ce que veut indiquer la délégation française, c’est qu’une voie moyenne peut exister pour la

mise en place d'un organisme international et d'un dispositif de contrôle devant aboutir à la

suppression de l'arme nucléaire, sous le contrôle du conseil de sécurité et donc avec l'accord, à

chaque étape, des deux Grands. L'insistance de la déclaration française sur le caractère global de la

négociation, contrôle et interdiction étant "inséparables" devrait permettre d'aller vers une politique

du pas-à-pas. Celle-ci n'aura en fait pas sa chance.

Tandis que les délégations à l'UNAEC en sont encore à s'évaluer et à se positionner en vue d'une

négociation longue et délicate, les réalités de l'atmosphère de guerre froide se développent

rapidement. Le 1er

juillet, a lieu la première des deux explosions atomiques de Bikini. Bertrand

Goldschmidt y représente le CEA, et Yves Farge le gouvernement.

Ayant lieu un an après la fin de la guerre contre l'Axe, elles constituent une maladresse ou une

provocation. Leur intérêt scientifique est inexistant, tous les résultats étant tenus secrets, comme par

saisis. Ces divergences sont certainement de celles qu'un sincère désir d'aboutir peut et doit effacer et c'est l'objet même du

travail de cette commission. La notion de procéder par étapes est incluse dans le mandat que nous a assigné l'Assemblée

générale qui prévoit que la commission effectue ses travaux par stades distincts, de façon que le succès obtenu à la fin de

chaque stade développe parmi les pays la confiance indispensable avant de passer au stade suivant.(...)" (A. MAE, série

ONU, carton 626)

22 Récit des premières séances de l'UNAEC dans Richard G. Hewlett et Oscar E. Anderson Jr, The New World, 1939 -

1946, Pensylvania State University Press, 1962, chapitre 16.

23 Lettre de F. Joliot à Irène, de New York, le 1er juillet 1946, AC.JC.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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exemple ceux des mesures biologiques.

Le 26 juin, on a annoncé la démission d'Oppenheimer de la commission des experts américains

chargés par la Marine de suivre les essais, celui-ci ayant déclaré notamment que ces expériences

n'étaient "qu'une campagne de propagande organisée par les chefs de la marine américaine." De fait,

Goldschmidt peut constater sur place : "Très peu de scientifiques sérieux américains se sont dérangés,

ne voulant pas être mêlés à cette manifestation militaire et publicitaire. Ai vu seulement Condon,

Compton et Dunning, tous trois très gentils avec moi, ils sont là par ordre (en tous cas les deux

premiers qui font partie de la commission présidentielle). Dunning repart en avion ces jours-ci sans

voir le 2ème coup." 24

Yves Farge rapportera dans l'avant-propos du livre qu'il publiera en 1948, La guerre d'Hitler

continue, l'ambiance pesante, les démonstrations envahissantes, les maladresses, et pour finir

l'inutilité évidente, à ses yeux, de cette grande cérémonie25. Sur le chemin du retour il fait à la presse

ce commentaire, à chaud : "Bikini ? C'était des grandes manœuvres militaires. Les Américains ont

obtenu ce qu'ils en attendaient, ce que toutes les missions militaires attendaient, c'est-à-dire la

démonstration qu'une guerre atomique est une chose possible et que dans une telle guerre la marine

jouerait un grand rôle."26

En ces premiers jours de juillet 1946, malgré l'éloignement des positions initiales des deux Grands,

Joliot ne veut pas sombrer dans un pessimisme total. Le 4 juillet, il écrit à son ami et chef de cabinet

au CEA, Pierre Biquard : "Les travaux de la Commission avancent lentement, mais avancent tout de

même et il faut avoir l'espoir d'un aboutissement favorable. Il y a certes des questions de principes

qui opposent les USA et l'URSS et la confiance ne règne pas entre ces deux grandes nations. Je

m'efforce d'agir ici dans le sens d'une compréhension plus grande entre elles. On constate bien des

malentendus et hélas, ici, une excitation malsaine du public (par la presse) contre l'URSS.(...)

Chaque fois qu'un pays sent des difficultés économiques, sociales apparaitre, il fait le coup de

l'épouvantail de l'homme au couteau entre les dents ou du juif. Les Américains, je l'espère, sont plus

intelligents et comprendront à temps."27

Tandis que Gromyko fait de l'interdiction de la bombe atomique un préalable, les Américains

proposent de débattre avant toute autre chose d'un traité instituant l'organisme international de

contrôle.

Profitant de ce que Gromyko semble accepter de discuter les mesures détaillées de ce contrôle

comme le proposent les Américains, Joliot tente un déblocage, lors de la séance du comité n°1 du 5

juillet. Ce jour-là, il assure la présidence provisoire de la délégation française car Parodi est à Paris et

Lacoste est retenu à Washington 28 . Il "demande si la délégation américaine envisagerait

l'interruption de la fabrication des bombes pendant la période des négociations, une décision de ce

genre pouvant avoir d'heureux effets sur les opinions publiques (les mots soulignés constituent un

ajout manuscrit au texte de compte-rendu, ndlr). Le président répond que l'opinion américaine ne

l'accepterait sans doute pas, car il y a une partie de cette opinion qui pense que le plan Baruch va

24 Sur le mouvement des scientifiques américains, voir : Michel Pinault, « Les atomistes américains en campagne – La

médiatisation du péril atomique dans l’immédiat après-guerre aux Etats-Unis (1945-46) », Le Temps des Médias, n° 4,

printemps 2005, p. 101-113. Et voir Michel Pinault, « Experts et/ou engagés ? Les scientifiques entre guerre et paix, de

l’Unesco à Pugwash », dans Jean-François Sirinelli et Georges-Henri Soutou, Culture et guerre froide, Paris, Presses

Universitaires Paris-Sorbonne, 2008 (actes du colloque Culture et guerre froide, IEP Paris - Université Paris IV, 20-21

octobre 2005), p. 235-249. http://www.histobiblio.com/Culture-et-Guerre-froide.html.

25 Yves Farge, La guerre d'Hitler continue, La Bibliothèque française, Paris 1948, page 20.

26 Front national, le 9 juillet 1946, page 1.

27 Lettre de F. Joliot à P. Biquard, de New York, le 4 juillet 1946, Papiers Pierre Biquard, archives ESPCI.

28 Lettre de La Tournelle, ministre plénipotentiaire représentant de la France au conseil de sécurité, à G. Bidault, le 6 juillet

1946, A. MAE, série ONU, carton 626.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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trop loin."29

Ferdinand Eberstadt, l’adjoint de Baruch, répond, citant son patron, que les États-Unis n'arrêteront

leur production de bombes qu'une fois un système de contrôle efficace mis en place30. Cette réponse

négative devient pour Joliot une preuve de la mauvaise volonté des Américains car, pense-t-il, il ne

leur demandait que de faire un geste, à peine une concession, en leur suggérant de suspendre leurs

fabrications tout en conservant, à ce stade, leur stock d'armes.

Il y reviendra lors qu'une conférence donnée pour le cinquantième anniversaire de la découverte

de la radioactivité, le 29 octobre 1946 : "J'ai demandé, à la conférence de l'énergie atomique à

l'ONU, l'interdiction de nouvelles fabrications de bombes atomiques. Nous n'aimons pas discuter

lorsque quelqu'un a dans sa poche une arme ; nous lui demandons d'abord de la déposer sur la

cheminée."31

C'est le problème de la confiance, sans laquelle toute négociation est vouée à l'échec.

Après cela, Joliot laisse paraître clairement ses sentiments dans une lettre à Irène :

"Confidentiellement, et malgré mon optimisme bien connu, je ne vois guère de solution pour concilier

les points de vue USA et URSS." Il ajoute aussitôt : "Ce qu'il y a de plus gênant, c'est qu'en théorie

les deux thèses sont soutenables."32

Il est sans doute difficile, pour les scientifiques français qui n'ont aucune habitude des grandes

négociations internationales, de se faire une idée précise de ce que va devenir le débat à l'UNAEC

après l'exposé par chaque partie de ses positions initiales. Les diplomates eux-mêmes restent dans

l'expectative33.

Nous ne savons rien des relations qui s'établissent entre Joliot et Parodi. À en croire le témoignage

de Goldschmidt, le travail commun des scientifiques et des diplomates semble s'être facilement

organisé34. Auger et bientôt Goldschmidt sont apparus comme des modérateurs vis-à-vis d'un Joliot

éventuellement trop bouillonnant. Les diplomates apprécient fortement le secours des scientifiques, et

c'est ainsi que Goldschmidt établit rapidement des liens étroits avec François de Rose. Enfin

l'appartenance commune de Joliot et Parodi à la Résistance intérieure pendant l'occupation peut les

rapprocher.

Alexandre Parodi, né en 1901, a le même âge que Joliot. Ce conseiller d'État, ancien membre des

cabinets du Front populaire, avait eu entre autres missions celle d'animer le Comité général d'études,

29 Analyse de la séance du 5 juillet, établie par les services diplomatiques français. Il n'y a pas de compte-rendu officiel car

il s'agit de conversations informelles. A. MAE, série ONU, carton 626.

30 Dans l'analyse rédigée ensuite par la mission française, on peut lire ceci : "Le délégué français a demandé si l'Amérique

serait disposée à interrompre la fabrication des bombes pendant la durée des conversations (page 3 de vos instructions

contenues dans votre lettre n°5 du 13 juin, secrétariat des conférences). Le président et les délégués américains ont pris

position contre cette demande en invoquant : a) l'impression causée sur l'opinion américaine, b) le caractère illimité d'un

engagement de cet ordre, le caractère menaçant que prendrait la reprise des fabrications si les négociations

n'aboutissaient pas. Le délégué soviétique a estimé que la déclaration américaine était caractérisée "par son absence de

volonté de mettre l'arme atomique hors la loi." Le président et les délégués américains ont répondu que dans la situation

de fait actuelle les engagements contenus dans la proposition soviétique seraient équivalents à un geste de désarmement

unilatéral de la part des États-Unis et que ni l'opinion ni le Congrès n'y consentiraient." (Séances du 2 et du 5 juillet 1946

du sous-comité n° 1, A. MAE, série ONU, carton 626)

31 Front national, 1er novembre 1946, page 1.

32 Lettre de F. Joliot à Irène, le 8 juillet 1946, AC.JC.

33 Bertrand Goldschmidt, qui rejoint à New York, en août, Joliot, Auger et Kowarski, garde lui aussi un souvenir plutôt

positif de cette période : "La négociation se présentait assez bien lors de mon arrivée à New York ; elle était aux mains des

experts qui se penchaient sur les aspects techniques du contrôle aux différentes étapes de l'industrie atomique." (Bertrand

Goldschmidt, Les rivalités atomiques, 1939 - 1966, ouvrage cité, page 135) Aujourd'hui encore, il a cette expression :

"C'était l'époque où on se voyait tous employés par l'Agence internationale !..." (Conversation avec M. Pinault, le 29 mars

1997)

34 Bertrand Goldschmidt, Pionniers de l'atome, déjà cité, page 394-395.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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d'assurer la liaison entre le CNR et de Gaulle et il avait participé à ce titre à la libération de Paris.

Depuis la Libération il est membre de la SFIO.

Lorsque Joliot est arrivé à New York, Parodi assurait pour le dernier jour la présidence du conseil

de sécurité. Il y représentait une diplomatie française offensive, refusant de s'aligner par exemple sur

les Britanniques, voire les Américains. Ce jour-là, les prises de position de Parodi, par exemple sur le

problème espagnol qui agitait alors beaucoup les milieux politiques internationaux, ne pouvaient que

satisfaire Joliot. Ainsi le correspondant du Monde pouvait-il écrire : "Se détachant des détails, M.

Parodi a traité la question espagnole sur un plan élevé, rappelant au Conseil que l'existence du

régime fasciste représente forcément un danger pour la paix mondiale(...). Pour illustrer son

raisonnement, il n'a eu besoin que de citer une déclaration de Franco lui-même : "La paix n'existe

pas, la paix n'est qu'une préparation constante à la guerre."(...) La déclaration de M. Parodi a été

d'autant plus appréciée que le discours de Sir Alexander Cadogan était faible. Le délégué

britannique, en se servant d'arguments "techniques" discutables et parlant sans grand enthousiasme,

a donné l'impression que la position de la Grande-Bretagne est difficilement défendable et que son

seul but est de gagner du temps."35

Dans la question atomique, les diplomates français sont confrontés à une situation inédite

puisqu'au lieu de recevoir leurs instructions du ministère des Affaires étrangères et du gouvernement,

ils doivent se faire les interprètes de positions élaborées par les physiciens.

Que le texte de la première déclaration faite par Parodi ait été initialement rédigé par les membres

du conseil scientifique du CEA importe peu puisqu'il a ensuite été approuvé par le ministre des

Affaires étrangères, Georges Bidault.

Par contre il est beaucoup plus difficilement admissible pour ces diplomates qu'au jour le jour, ces

physiciens expriment l'avis de la France.

Lorsque les questions sont politiques, il est probable que les responsabilités dont Joliot se sent

investi l'amènent à souhaiter s'exprimer. C'est ce qui se passe le 5 juillet. Il a certainement considéré

que cette intervention, respectueuse de la note d'instructions reçue par Parodi le 13 juin, était justifiée

comme tentative de débloquer une situation difficile. En demandant aux États-Unis de faire un geste

important en direction des Soviétiques et en donnant l'impression que la France tentait de se

positionner à mi-chemin du Plan Baruch et du plan soviétique, Joliot a provoqué une certaine

agitation. Son retour à Paris au cours du mois de juillet est prévu avant cet incident, mais dans ce

contexte il peut apparaître comme un rappel36.

C'est le premier évènement qui marque la naissance d'une fêlure entre Joliot, haut commissaire du

CEA, et la puissance publique. Le 9 juillet, Fouques Duparc, du secrétariat des conférences du

ministère des Affaires étrangères télégraphie : "Veuillez faire savoir à M. Joliot-Curie que le

développement pris par la discussion sur l'énergie atomique me fait désirer prendre contact avec lui

pendant le séjour de M. Parodi (à Paris, ndlr), pour mettre au point de nouvelles instructions. Qu'il

veuille bien prendre d'urgence l'avion pour Paris."37

Lorsqu'il rentre en France, Joliot ne semble pas avoir perdu tout espoir d'aboutissement de la

négociation de New York. Mais ses propos, en particulier dans un entretien qu'il accorde au Monde,

sont marqués par la réserve et l'insistance sur les difficultés prévisibles, et tout en marquant sa

35 Le Monde, le 19 juin 1946, page 8.

36 Dans ses lettres à Irène, Frédéric Joliot annonce à l'avance la date de son retour en France. Cependant Biquard écrit : "La

présence de Frédéric Joliot-Curie, si elle était très appréciée des scientifiques qui participaient aux réunions de la

Commission des Nations Unies, l'était beaucoup moins par certains diplomates qui goûtaient peu son franc-parler. En

juillet 1946 il fut rappelé à Paris." (P. Biquard, Frédéric Joliot-Curie et l'énergie atomique, éd. Pierre Seghers, Paris, 1961,

p. 103)

37 Télégramme adressé par Fouques Duparc à La Tournelle, le 9 juillet 46, n° 392, A. MAE, série ONU, carton 626, copie

manuscrite dans les archives privées de Frédéric Joliot (AC.JC.).

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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différence avec l'approche soviétique, il n'affirme plus, comme à la fin du mois de juin, son accord

avec l'approche américaine : "La délégation française considère, dit-il, que la signature d'une

convention éliminant l'arme atomique est fondamentale, mais qu'elle doit être associée à

l'établissement d'un organisme de contrôle et d'administration destiné à assurer l'application de la

convention et à favoriser dans le monde les emplois pacifiques de l'énergie atomique. La délégation

française, ajoute-t-il, souhaiterait voir interrompre la fabrication des bombes le plus rapidement

possible. Cette opération peut être faite sans arrêter les usines, puisqu'il est possible de dénaturer

l'explosif."38

En reprenant ainsi les termes de son intervention du 5 juillet et qui a reçu une fin de non-recevoir

américaine, Joliot montre que le rétablissement de la confiance est, à ses yeux, une condition

préalable. En moins de trois semaines, au vu de l'attitude adoptée par les Américains à l'égard de la

négociation et en tenant compte des raisons des Soviétiques, il s'est donc considérablement éloigné de

ses impressions de départ très favorables à Baruch et à ses propositions : "Une des principales

difficultés du problème, précise-t-il d'ailleurs un peu plus loin, tient à ce qu'actuellement une seule

nation possède l'arme atomique et continue à la fabriquer."

Au total, les propos de Joliot indiquent qu'il est fermement attaché à l'idée de l'organisme

international de contrôle, aussi difficile que soit la réalisation d'un accord sur ses missions : "La

commission étudie un prototype d'organisation internationale entièrement nouveau, et il est naturel

que ses travaux avancent lentement."

Dans sa conclusion il se montre carrément visionnaire en imaginant une "ère nouvelle" bien au-

delà de l'éventuelle création de cet organisme chargé de l'énergie atomique : "On parle d'ère nouvelle,

mais celle-ci n'est peut-être pas celle de l'atome, mais plutôt une ère où les nations mettront en

commun les sources d'énergie et les richesses naturelles qu'elles possèdent en vue d'obtenir une

rapide libération matérielle et spirituelle des hommes. Mais n'anticipons pas, soyons réalistes. le

sens de nos préoccupations actuelles, en dépit des grandes difficultés qu'elles comportent, nous

donne le droit d'espérer."

LA POSITION DE L’ARMÉE FRANÇAISE

Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, les militaires n'ont pas voix au chapitre dans la

définition de la politique nucléaire de la France, la présence du général Dassault au sein du CEA

constituant la part et la caution qu'apporte l'armée à celle-ci39.

En fait, l’annonce, par la France de sa renonciation à l'arme atomique ne manque pas d'ambiguïté.

Elle est la seule, à ce moment là, parmi les grandes puissances susceptibles de concourir pour un tel

objectif, à annoncer cette renonciation volontaire.

Cette prise de position doit certainement beaucoup à l'action personnelle de Joliot et des autres

commissaires du CEA. Cependant on a déjà remarqué que Joliot, jusqu'aux mois de février et mars

1946, s'exprimait de manière plus nuancée dans ses conférences publiques : "Il ne s'agit pas pour

notre pays, du moins pour le moment, de fabriquer en un temps record un stock impressionnant de

bombes, mais de construire une ou deux machines-types, sources déjà puissantes d'énergie et de

radio-éléments artificiels."40

La formule "du moins pour le moment" ne peut pas être fortuite.

38 "Où en sont les travaux de la commission de l'énergie atomique? Une interview de M. Joliot-Curie", Le Monde, le 24

juillet 1946, page 3.

39 Le général Paul Bloch-Dassault, président du Comité de coordination des recherches de Défense nationale, est un

polytechnicien résistant, frère de l’ingénieur Marcel Dassault. Il est membre du Comité de l’énergie atomique. Le général

Dassault s'exprime dans les colonnes de Front National, le 7 août 1946, en page 1. Il réagit aux essais de Bikini et expose

une "opinion autorisée sur les divers problèmes posés par l'apparition de l'arme atomique."

40 Voir ci-dessus.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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On note aussi que les textes fondateurs du CEA n'excluent pas des objectifs qui lui sont assignés la

fabrication d'armes atomiques.

En fait, la position française doit sans doute être considérée comme conservatoire, à un moment

où l'urgence est de contribuer à l'élimination du risque de course à l'arme nucléaire, et où il paraît

raisonnable de penser qu'un accord interviendra. De toutes manières, en tenant compte des moyens

limités que la France peut mettre dans son effort atomique, les recherches sont, et pour plusieurs

années, indépendantes de la décision qui aura à être prise en temps utile, d'aller vers la bombe

atomique ou d'y renoncer définitivement. Jusque-là une éventuelle opposition des militaires à l'action

de Joliot n'apparaît pas.

La première prise de position d'ensemble du général Dassault n'interviendra qu'à la troisième

réunion plénière du CEA, en présence de Paul Ramadier, le 24 juillet 1947, c'est-à-dire un an après le

début de la négociation à l'UNAEC41 . Ce jour-là, il prendra date, au nom de l'institution qu'il

représente, en reprenant à son compte les positions officielles exprimées depuis 1945 : "La France,

dira le général Dassault, en raison de sa faible superficie et de sa centralisation, a évidemment tout

intérêt à voir interdire l'emploi de la bombe atomique. Aussi, la position prise à l'ONU par le

représentant du gouvernement français ne peut qu'être approuvée du point de vue militaire. Il n'en

est pas moins vrai que la Défense nationale a le devoir impérieux de mettre la question atomique au

premier rang de ses préoccupations. Même si l'on s'en tenait aux applications industrielles, les

fabrications de guerre bénéficieraient en effet considérablement de la mise en œuvre de l'énergie

atomique. Mais, de plus, il n'est nullement impossible qu'une ou plusieurs Nations ne s'inclinent pas

devant le vœu d'interdiction de l'arme atomique et la France a le devoir d'envisager toute

éventualité."42

Passant ensuite en revue les actions du CEA en liaison avec les militaires - études sur les effets de

la bombe atomique, sur la protection, études sur le moteur atomique pour l'équipement futur de la

Marine, détection et prospection, le général Dassault formulera enfin cette conclusion, capitale sans

doute aux yeux des militaires mais aussi pour l'information du chef du gouvernement qui l'écoute,

mettant en perspective les déclarations antérieures du représentant de la France à l'ONU : "Il y a lieu

de noter que les dispositions actuellement prises ne se trouveraient pas différentes si le

Gouvernement avait décidé d'entreprendre l'étude et la fabrication de la bombe. Qu'il s'agisse pour

nous de réalisations militaires ou industrielles dans le domaine atomique, le stade initial reste le

même."

Ces propositions sont fort proches de celles que formulait le général de Gaulle lorsqu'il s'apprêtait

à créer le CEA. Lors d'une conférence de presse, tenue le 13 octobre 1945, il déclarait en réponse à

une question directe sur la bombe : " Quant à la bombe atomique, nous avons le temps ! Je ne suis

pas convaincu que l'on ait à employer les bombes atomiques à très bref délai dans ce monde. En tous

cas, le gouvernement français ne perd pas de vue cette question qui est très grave pour le monde

entier et dont les conséquences sont évidemment immenses. Cette bombe a abrégé la guerre. Pour le

moment c'est une justice à lui rendre. Nous-mêmes et nos descendants verrons si l'on doit dans

l'avenir continuer à lui rendre justice."43

Ces prises de positions attentistes de Dassault, du général de Gaulle, et d'autres militaires

41 Procès-verbal de la 3e réunion plénière du CEA, le 24 juillet 1947, 8 pages dactylographiées, A. CEA - Fonds Renou

DRI F3 : 24-26 et 82-26.

42 Le 7 août 1946, le général Dassault donne un article à Front national, en prenant prétexte des démonstrations atomiques

américaines dans l'atoll de Bikini. Dans cet article il appelle de ses vœux la réussite des négociations de l'ONU. Soulignant

qu'une guerre atomique réclame la possession d'un important stock de bombes afin d'être "en mesure de projeter sur

chacune des grandes villes et sur chacun des grands centres vitaux civils ou militaires, de l'adversaire, non pas une, mais

plusieurs bombes", il considère que l'humanité dispose d'un "répit" et qu'il faut "l'utiliser pour aboutir à la proscription de

l'explosif atomique." Faute de quoi, ajoute-t-il, le risque serait le déclenchement d'une guerre totale, mettant en œuvre non

seulement l'arme atomique, mais aussi les armes chimiques et biologiques.

43 Dépêche AFP, 13 octobre 1945, n°27, 2 pages, AC.JC.

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s'expliquent par la conviction que l'effort que la France est susceptible de fournir est de toutes façons

trop limité pour lui permettre d'aspirer à l'arsenal nucléaire.

Joliot, présent lors de cette réunion du CEA, en juillet 1947, écoutera les propos du général

Dassault avec lesquels il est désormais en total désaccord. Dès l'année précédente, en arrivant à New

York, il a déjà fermement déclaré son hostilité à l'arme nucléaire et à l'idée de travailler un jour à sa

construction. Venu à cette position par étapes, il lui donne désormais le caractère d'une résolution

absolue44.

Dès la fin de 1945, les armées françaises ont commencé à produire une réflexion sur le rôle

stratégique de l'arme nucléaire. Celles-ci trouvent leur origine, par exemple, dans les déclarations du

général américain Arnold faites le 17 août 1945, au lendemain de la capitulation du Japon. De ces

déclarations, le Bulletin d'études, petite feuille ronéotypée éditée par l'état-major général de la

Défense nationale, retenait ceci en janvier 1946 : "La bombe atomique permettra d'éviter de pareils

arrêts sur des fronts stabilisés. En effet, la puissance aérienne d'un pays comme les États-Unis est

devenue telle que ses avions pouvaient atteindre n'importe quelle zone du monde. Avec la bombe

atomique cette action aérienne est accrue. Le rythme de destruction par l'air deviendra

considérablement plus rapide que la reconstruction des forces adverses, et on peut admettre une

reddition des forces terrestres ennemies sans qu'il soit besoin de les attaquer frontalement au moyen

de forces terrestres supérieures.(...) La bombe atomique survalorise la puissance aéro-navale."45

Le général américain avait souligné que la modernisation des armées allait se poursuivre à une

rythme rapide. Selon lui, l'aviation américaine "était sur le point de disposer d'armes nouvelles, un

bombardier qui surclasserait le B29 (super-forteresse), des bombes atomiques sans pilote,

autopropulsées par réaction, guidées par télévision et se dirigeant sur le but par radar. Ce bombes

lancées à partir de bases que l'Amérique entendait conserver, ajoutait-il, seraient capables

d'atteindre n'importe quelle partie du globe à l'exception d'une petite section du continent

antarctique."

La reprise de ces déclarations et leur commentaire dans cette publication militaire française

indiquent que les militaires français ont immédiatement évalué l'importance de l'arme nouvelle pour

la conduite de la guerre. Mais ils étaient persuadés que la production de cette armes était interdite

pour longtemps à la France, pour des raisons scientifiques, techniques et économiques, peut-être

même politiques.

Les études sur l'histoire de l'armement nucléaire français, menée au sein du groupe de Maurice

Vaïsse, ont montré que jusqu'à ce que l'explosion de la première bombe soviétique et le déroulement

de la guerre de Corée leur apportent de nouvelles réflexions, à leurs yeux "la France n'était pas

44 Ainsi lorsque Joliot prend connaissance d'une note manuscrite de deux pages d'Yves Rocard, devenu le responsable du

laboratoire de physique de l'ENS, intitulée "Accroissement de puissance de la bombe atomique," proposant un schéma de

bombe atomique fondé sur une masse d'hydrure de lithium entourant l'uranium permettant "la réaction proton + lithium -->

2 hélium", c'est-à-dire le schéma de principe de la bombe à hydrogène, il est fermement décidé à l'ignorer. C'est le général

Dassault qui transmet l'information, venue de la Marine, à Joliot. La note est présentée au CS du CEA le 9 septembre 1947,

lequel décide de ne pas y donner suite. On peut lire au procès-verbal : "Cette option a déjà été envisagée par plusieurs

physiciens, mais son étude n'entre pas, du moins pour les applications militaires, dans le programme du Commissariat."

(Note manuscrite autographe et signée, de Yves Rocard, sur papier à en-tête du Laboratoire de Physique de l'Ecole Normale

Supérieure, datée du 21 juin 1947, 2 pages, AC.JC - Coffre 4. Procès-verbal du comité scientifique du CEA n°77, 9

septembre 1947, décision n° 605) Yves Rocard n'indique pas qu'il propose de construire un tel dispositif explosif, et même

insiste sur la possibilité d'arriver à une utilisation du système à des fins de production d'énergie : "Naturellement il n'est pas

exclu qu'on puisse conduire la réaction d'une manière telle au début que l'on obtienne dans l'hydrure de lithium une vitesse

de réaction plutôt lente, avec des applications à la production d'énergie utilisable.(...) Il est probable qu'une installation de

cette sorte ne rentre pas dans les possibilités actuelles, tandis que l'application à la bombe atomique paraît -

malheureusement - presque immédiatement possible, et il m'a semblé nécessaire de le signaler."

45 "L'impact de la bombe atomique et des armes nouvelles", Bulletin d'études, n° 20, 5 janvier 1946, 10 pages

dactylographiées, présidence du gouvernement provisoire, état-major général de la défense nationale, A. MAE, série ONU,

carton 626.

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considérée comme un pays susceptible de se doter à terme de l'arme nulcéaire."46 Ainsi, le colonel

de Sainte-Opportune, membre de l'état-major, déclarait-il dans une conférence prononcée quelques

jours après la divergence de ZOE, en décembre 1948 : "Il n'est pas question pour la France de

construire une bombe atomique qui nécessite des installations que nous ne pouvons posséder."47 À la

lecture de l'ensemble des conférences prononcées au sein de l'IHEDN, J.C. Sauvage conclut que les

militaires français sont alors "tous persuadés que la France ne sera jamais en mesure de fabriquer

une bombe atomique."

LES FRANÇAIS, LE RAPPORT KRAMERS ET L’ADOPTION DU PLAN BARUCH

Le retour de Joliot à Paris implique la tenue rapide d'une nouvelle réunion plénière du CEA.

Dans une longue note, datée du 20 juillet, il expose ses raisons de vouloir rester raisonnablement

optimiste.

La seconde session plénière du CEA a lieu le 22 juillet 1946, sous la présidence de Georges

Bidault, chef du gouvernement provisoire depuis le 24 juin. Joliot y présente un compte-rendu des

activités de l'UNAEC et expose les grandes lignes d'une note dans laquelle il fait une nouvelle

proposition de règlement global, montrant ainsi qu'il n'a pas le sentiment d'avoir démérité à New

York et qu'il n'a pas l'intention de se tenir sur la réserve.

Soulignant le fait que "l'URSS est disposée, d'après sa déclaration initiale, à étudier un système de

contrôle", Joliot rappelle que la proposition française de confier cette action de contrôle à un

organisme international restant sous l'autorité du conseil de sécurité a été bien accueillie et qu'elle

"devrait donner tout apaisement aux États-Unis, en ce qui concerne l'efficacité du contrôle et des

garanties." Il prend donc fermement position contre la volonté de Baruch que la future agence de

l'énergie atomique (ADA) se substitue au conseil de sécurité privé de son droit de veto. Ensuite il

souligne, comme Oppenheimer nous l'avons vu, que l'étendue des pouvoirs qu'il est prévu de donner

à l'ADA manque de réalisme : "Dans un monde meilleur que le nôtre, où la confiance entre les

nations aurait la même valeur que celle qui règne entre les citoyens d'un même pays, l'organisme de

contrôle serait assez facile à concevoir ; le Commissariat français à l'énergie atomique en serait un

exemple. Mais la confiance ne règne pas, les modes d'existence et de travail, les régimes politiques

sont parfois très différents et les États sont jaloux de leur souveraineté. Ces conditions font que si on

étudie dans ses détails la solution ADA, proposée par les USA, elle semble difficilement acceptable

pour le moment.(...) Compte tenu de la situation actuelle, on pourrait concevoir un type

d'organisation internationale dont l'institution constituerait un premier stade favorable au

développement des applications pacifiques de l'énergie atomique et d'un accroissement de sécurité."

Joliot approuve donc la philosophie qui a guidé Lilienthal et Oppenheimer lorsqu'ils ont proposé

de créer un véritable gouvernement mondial de l'énergie atomique, embryon d'une sorte de

gouvernement planétaire. Mais, dans les conditions de 1946, cela relève de l'utopie conclut Joliot

avant de formuler une proposition plus réaliste car plus limitée.

C'est ce "réalisme" qui va l'éloigner de certains scientifiques américains, parmi lesquels Albert

Einstein et Niels Bohr, qui décident de se consacrer à la réalisation d'un tel gouvernement mondial.

Ils expriment avec d'autres ce point de vue dont ils estiment qu'il est le seul véritablement réaliste

dans le recueil intitulé "One World or None."48

46 Jean-Christophe Sauvage, "La perception des questions nucléaires à l'IHEDN, 1948-1955", in Maurice Vaïsse, La

France et l'atome, études d'histoire nucléaire, travaux du GREFHAN, Bruylant, Bruxelles 1994, p. 63. Voir aussi

Dominique Mongin, La bombe atomique française (1945-1958), Bruylant, Bruxelles, 1997.

47 Idem, page 63.

48 One world or None, McGraw-Hill Book Co, New York, 1946, préface de Niels Bohr, introduction de Arthur H.

Compton, contributions de H.H. Arnold, Hans Bethe, E.U. Condon, Albert Einstein, Irving Langmuir, Walter Lippmann,

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Les pouvoirs de contrôle et d'inspection, ainsi que de sanction, que Joliot envisage de confier à

l'organisme international restent très étendus, mais il propose de conserver aux États la propriété des

gisements, des matériaux fissiles, la liberté de leurs programmes de recherches, la responsabilité des

activités situées sur leur territoire. Les États étant responsables de communiquer toutes les

informations concernant leurs activités, le point décisif resterait celui du contrôle : "Les États

signataires se soumettraient au contrôle et à l'inspection dont l'exécution serait confiée à l'organisme

international." Selon Joliot, un corps d'inspecteurs internationaux chargés d'un contrôle sur place

serait à la disposition de cet organisme : "Il pourrait faire effectuer des missions de contrôle dans les

installations industrielles où fonctionnent des piles(...). L'inspection dont l'organisme serait chargé

consisterait à faire suivre par des inspecteurs internationaux, à partir de l'extraction à la mine, le

sort de l'uranium et à en faire une comptabilité précise." Cette solution qui prévoit donc à la fois que

l'URSS acceptera des inspections approfondies sur son territoire et que les États-Unis accepteront de

s'en remettre au conseil de sécurité pour l'efficacité du contrôle et des sanctions éventuelles, repose

malgré tout sur une confiance entre les Grands dont Joliot a lui-même souligné l'absence. L'avantage

de ce dispositif réside dans la recherche d'une politique des petits pas, avec à la clé l'établissement

d'un certain climat de confiance, d'autant qu'il imagine que l'organisme international aurait "à sa tête

une forte majorité de scientifiques et techniciens éprouvés et internationalisés, et des

administratifs."49

Joliot reçoit aussitôt l'appui du président du Conseil et du ministre. Pourtant, au Quai d'Orsay on

est sceptique et Fouques Duparc ne cache pas à Parodi son pessimisme : "Est-il possible d'arriver à

rapprocher les points de vue, demande-t-il ? Cela parait fort douteux. Néanmoins, sur la proposition

de M. Joliot-Curie le Département étudie un projet qui consisterait à limiter pour le moment, comme

première étape, la tâche de contrôle de l'autorité internationale atomique."50

Finalement, le ministère dispose à la date du 26 juillet, du "Projet de M. Joliot-Curie, mis en

forme juridique et en articles par M. Chaumont." 51 Dans la mesure où il sera soumis par le

gouvernement français à l'UNAEC, il tendra à remplacer ou à amender fortement le Plan Baruch.

Comment une telle tentative peut-elle être accueillie par les Américains ? Cette position peut-t-elle

être tenue longtemps par les Français ? En tout état de cause ce document fixe les positions de Joliot

qui sont en même temps celles de la diplomatie française. Il permet, en particulier, d'exclure une

complaisance de sa part à l'égard des positions soviétiques

Tandis que Joliot part se reposer à l'Arcouest, Parodi est à New York où il retrouve Auger. Au

cours du mois d'août une importante évolution a lieu à l'UNAEC. Le 29 juillet, Parodi écrit qu'il

craint que "dans l'état actuel des positions prises, de part et d'autre, nous ayons lieu de nous attendre

à ce que ces propositions rencontrent l'opposition de deux parties. Les Américains ne peuvent

manquer de considérer que leur pays détenteur de tous les secrets de production de l'énergie

atomique(...) aurait à faire de loin le plus de sacrifices en cas d'adoption d'un plan d'échange et de

mise en commun systématique des découvertes et des renseignements(...). La présentation d'un tel

projet par la délégation française serait certainement de nature, vu la netteté de la position prise sur

ce point par les représentants américains, à les surprendre très vivement. La délégation soviétique

Philip Morrison, J.R. Oppenheimer, Louis Ridenour, Frederick Seitz, Harlow Shapley, Leo Szilard, Harold Urey, Eugene P.

Wigner, Gale Young.

49 Bertrand Goldschmidt faisait remarquer, à la fin de sa vie, que ce programme deviendrait, plus tard, peu ou prou, celui

du Traite de non prolifération atomique, signé par les Américains et les Soviétiques, et guiderait l’action de l’Agence

internationale pour l’énergie atomique….

50 Note de Fouques Duparc à la délégation française, le 25 juillet 1946, A. MAE, série ONU, carton 626.

51 "Projet de M. Joliot-Curie, mis en forme juridique et en articles par M. Chaumont", 26 juillet 1946, 3 pages

dactylographiées, AC.JC - archives I et F - divers (98).

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pour sa part élèvera très vraisemblablement, si elle est conséquente avec le théories qu'elle a

développées avec la plus âpre détermination depuis l'ouverture de la session des objections

catégoriques au nom de la souveraineté des États, contre le principe même de l'institution d'un

organisme international.(...) J'ai été frappé au cours d'un entretien privé que j'ai eu avec M.

Gromyko à mon retour de Paris, du ton de conviction et de sincérité sur lequel il m'a exposé les vues

de son gouvernement, à ce sujet." En conclusion, Parodi est sceptique et il demande d'avoir le choix

du moment et de la manière de déposer la nouvelle proposition française52.

À peu près au même moment, Auger et Lacoste écrivent une note très sévère à l'égard de

Gromyko accusé de faire de l'obstruction pour gagner du temps en attendant des instructions de son

gouvernement53. Dans une lettre à Joliot, vers la fin de juillet, Auger détaille les points sur lesquels

Gromyko se montre intraitable : la souveraineté des États telle qu'elle a été définie dans la Charte de

l'ONU, l'autorité du conseil de sécurité qui doit rester entière, et le principe de l'unanimité des cinq

membres permanents. Du côté américain, cela n'est guère plus positif : "Au point de vue de

l'information, nous sommes dans un marasme complet, les E.U. nous refusant même les textes des

communications faites à la Société de Physique américaine à Chicago. Ils ont une frousse totale."54

Dans ces conditions les activités du comité technique qui a pourtant réussi à établir dix propositions

sur lesquelles l'accord s'est réalisé, semblent totalement surréalistes à Auger qui perd courage : "Je

me sens bien solitaire ici après notre vie commune," dit Auger à Joliot.

Les sentiments pessimistes d'Auger, de Lacoste et de Parodi sont très voisins. Ils choisissent de

surseoir à l'annonce du "plan" français et de se consacrer aux tâches du comité technique. Gromyko

ne s'opposant pas à la discussion de ces questions, elles vont occuper les délégués pendant tout le

mois d'août et une partie du mois de septembre55.

À la mi-septembre, le retour de Joliot à New York, accompagné cette fois d'Irène, pour participer

aux travaux du comité technique des experts scientifiques se fait dans ce contexte. Qu'il retrouve

ainsi sa place de conseiller de la délégation française laisse penser qu'une harmonisation a été réalisée

en son sein, probablement sur la base du principe selon lequel chacun doit se contenter de jouer son

rôle. Dans la mesure où les délégués français n'y sont plus revenus, la proposition faite par Joliot aux

Américains de geler leur programme d'armement nucléaire, qui avait subi une ferme rebuffade, n'est

pas devenue la position officielle de la France. Mais surtout, le "projet de conciliation" du 26 juillet a

été mis en réserve en raison de l'opposition que Parodi a aussitôt manifesté. Il est d'ailleurs singulier

de n'en trouver aucune trace dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Il ne sera

finalement jamais présenté. En fin de compte, Joliot est discrètement désavoué sur ce sujet, et cet

épisode confirme la difficulté latente entre le haut commissaire et certaines personnalités au Quai

d'Orsay.

La force du comité technique réside dans sa composition : comme le souligne Goldschmidt, les

experts se connaissent à peu près tous56. Ainsi Joliot connait-il tout particulièrement le délégué

polonais, Ignace Zlotowski, un de ses anciens collaborateurs au laboratoire du Collège de France,

réfugié aux États-Unis pendant la guerre. Il y a aussi Dimitri Skobeltzyne qui a travaillé un temps au

Laboratoire Curie, à Paris, et qui travaille sur la même question des rayons cosmiques qu’Auger ; il

52 Réponse de Parodi, le 29 juillet, n° 425-431, A. MAE, série ONU, carton 626.

53 Analyse de la 5e séance, du11 juillet1946, note de Lacoste "d'accord avec M. Auger", le 16 juillet 1946, n°3446 à 3451

et n°3452 à 3460, A. MAE, série ONU, carton 626.

54 Lettre de P. Auger à F. Joliot, manuscrite, non datée, 3 pages, AC. JC.

55 Note de Parodi au secrétaire général des conférences, le 2 août 1946 (A. MAE, série ONU, carton 626) et lettre de celui-

ci à Joliot, à l'Arcouest, le 5 août 1946 (AC.JC).

56 Bertrand Goldschmidt, Pionniers de l'atome, ouvr. cité, page 396.

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fait équipe avec Alexandrov, lequel retourne à Moscou vers la fin de 194657. Tous se sont déjà

retrouvés à Moscou en juillet 1945. Parmi les autres physiciens présents à l'UNAEC, Joliot retrouve

aussi Sir Charles Darwin, George Thomson avec lequel il a eu des rapports étroits avant la guerre, et

la forte présence de James Chadwick, chef de la délégation britannique. Nous ne savons rien des

rapports qu'ils ont, ni en séance ni en dehors de leurs activités officielles. Goldschmidt évoque un

Chadwick "se plaignant toujours de sa santé et supportant de plus en plus difficilement le séjour, et

les restaurants."58

Au cours de ces quinze jours passés aux États-Unis, Irène et Frédéric Joliot-Curie multiplient aussi

les contacts avec leurs collègues et amis physiciens. Ils ont reçu une invitation à participer aux

cérémonies du bicentenaire de l'Université de Princeton. C'est enfin l'occasion de retrouvailles

générales entre les scientifiques du monde entier, du Britannique Blackett et des Français Joliot-Curie

à l'Indien Bhabha, avec les scientifiques américains, en particulier ceux de Los Alamos, malgré le

poids du secret qui continue de peser sur toutes les conversations59. Presque toute la physique

nucléaire mondiale est rassemblée. Joliot voit dans le fait qu'un si petit nombre d'hommes forment

toute la famille nucléaire la possibilité de s'entendre par-delà les contingences nationales et

idéologiques. Il dit à Kowarski : "Nous ne sommes pas si nombreux dans le monde, une vingtaine, et

nous nous connaissons."60 Le camouflet qu'avaient essuyé les Joliot-Curie en octobre 1944, lorsqu'on

les avait empêchés de se rendre aux États-Unis, à la rencontre des physiciens de l'autre continent,

peut enfin être effacé. Accompagnés par Lew Kowarski ils font un séjour de plusieurs jours, marqué

par une grande réception, au Massachussetts Institute of Technology, à Cambridge, à l'invitation de

Karl Compton, Victor Weisskopf et Charles Coryell, qui marquera profondément Joliot61.

Il reparlera ensuite de la simplicité dépourvue de toute pesanteur protocolaire de ces rencontres "à

l'américaine", de leur haut niveau intellectuel et aussi de leur productivité. Ces rencontres, avec des

acteurs prestigieux du projet Manhattan, sont l'occasion d'évoquer à la fois l'évolution de la physique,

la reconstruction de la science, les négociations de l'UNAEC, les problèmes posés par le contrôle

international de l'énergie atomique, les mouvements de scientifiques, les actions de l'association des

American Atomic Scientists, la naissance de la Fédération Mondiale des Travailleurs Scientifiques,

etc. Weisskopf qui fut un des théoriciens du projet Manhattan, a désormais renoncé à toute

participation aux travaux sur la bombe atomique, Compton qui deviendra très réticent vis-à-vis de

l'arme atomique est encore dans l'ensemble favorable à la politique du président Truman, et Coryell

s'oriente vers des prises de position publiques contre celle-ci.

Au fur et à mesure de ces visites, les Joliot se renseignent au maximum sur les réalisations

américaines et sur les programmes scientifiques que leurs collègues envisagent de développer. C'est

ainsi qu'ils prennent vraiment conscience de la dimension des installations nouvelles, des moyens

financiers nécessaires, de l'évolution des conditions de travail dans les laboratoires et sur les

installations. La "big science" américaine dont ils découvrent l'essor leur permet de mesurer les

57 Auger racontait cette anecdote selon laquelle, un jour que Skobeltzyne s’offrait de la raccompagner dans sa voiture,

celui-ci lui avait précisé qu’il avait la chance d’avoir un chauffeur connaissant toutes les langues étrangères….

58 B. Goldschmidt, Pionniers de l'atome, ouvr. cité, page 396.

59 "Lorsque, aujourd'hui, nous rencontrons nos collègues étrangers nous parlons de beaucoup de choses, mais nous

n'osons plus parler de tout. Nous nous méfions de nous-mêmes et de nos voisins. Telle est l'atmosphère actuelle." F. Joliot,

conférence UNESCO au Palais de la Découverte, le 12 novembre 1946, Les conférences de l'UNESCO, page 188.

60 Notes de Biquard sur une discussion avec Kowarski, 1958, A. ESPCI - Fonds P. Biquard 10.9.

61 Témoignage de Charles D. Coryell, conférence prononcée le 27 mars 1963, en hommage aux Joliot-Curie, 6 pages

dactylographiées, AC.JC. Coryell, un chimiste nucléaire, a été un acteur important du projet Manhattan dans lequel il fut

particulièrement responsable des produits de fission, avec Seaborg, Burton et Boyd. Compton, après avoir été un des

principaux animateurs du projet Manhattan est maintenant le président du MIT. Lew Kowarski, un physicien associé à

Joliot dans les recherches sur la fission de 1939-1940, a été associé au programme atomique canadien, pendant la guerre et

il est désormais le responsable scientifique du programme de réalisation d’une pile atomique par le CEA qui aboutira, en

décembre 1948, à la divergence de la pile ZOE, au centre du CEA de Châtillon, à Fontenay-aux-Roses.

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limites de ce qu'il est raisonnable d'espérer pouvoir entreprendre en France, le fossé qui existe et qui

va se creuser inévitablement avec la science européenne. D'ailleurs en juin déjà, Joliot était allé

visiter quelques laboratoires, dont celui de Lawrence à Berkeley.

De façon plus générale, Joliot découvre l'Amérique, son gigantisme et son style de vie et il semble

bien qu'il succombe à son charme. A Radio New York, il déclare : "New York me donne l'impression

d'un immense navire avec ses hautes cheminées gratte-ciel et ses multiples superstructures. La nuit,

la vie est intense. Les enseignes brillantes des cinémas, l'éclairage éblouissant des magasins, la vue

de tous les objets dont nous avons envie et qui nous manquent a fait monter en moi le souvenir des

boulevards de Paris à Noël lorsque j'étais enfant. Il me semble que c'est tous les jours Noël à New

York et que je suis parmi les grands enfants." Il a bien eu le choc de l'Amérique.

C'est ce dont on retrouve la trace dans les rapports de ses interlocuteurs américains à Paris au

cours des années suivantes, auxquels il communique le souvenir joyeux qu'il garde de New York, et

le regret de s'y sentir persona non grata pour des raisons politiques. Ne lui a-t-on pas fait comprendre

qu'on pourrait l'y accueillir, passer l'éponge de l'oubli sur ses erreurs passées, à condition qu'il fasse

un choix net et définitif. Biquard raconte encore cette anecdote new yorkaise mettant en scène

Bernard Baruch qui, au cours d'une réception, s'adresse à Joliot :

"- Ainsi vous retournez en France et vous prétendez y reprendre, avec un retard de sept ans, le

développement de l'énergie atomique. Votre industrie ne pourra pas vous aider. Vous n'aurez pas les

moyens de travail. Votre pile atomique ne verra pas le jour. Tandis qu'ici...

- Ici, que m'offririez-vous? demanda Joliot en souriant ?

- Des laboratoires, des collaborateurs et un traitement royal. Au moins... (ici une somme

considérable).

- Il me faudrait au moins dix fois cela.

- Oh ! vous exagérez nettement.

- Pourquoi? Combien gagnez-vous par an, vous personnellement ?..."62

Dans une conférence publique en février 1949, Joliot rapportera à sa façon les propos de Baruch

au sujet du CEA, : "Quelle folie de vouloir faire de l'énergie atomique en France. Une pile... deux

piles... vous ne pourrez jamais y arriver dans l'état où se trouve votre pays !"63 Il reprendra plusieurs

fois ce récit, en public, les années suivantes, non seulement pour souligner qu'il aurait pu, comme

d'autres, faire une carrière aux États-Unis, mais surtout pour valoriser la réussite et même l'exploit

que constituera la naissance de la première pile atomique française en si peu de temps, au grand

étonnement et au grand dépit de certains commentateurs qui la qualifieront de "pile communiste"64.

Le 22 septembre a lieu un autre des temps forts de ce séjour. Frédéric Joliot, toujours accompagné

par Kowarski, participe à une réunion à la Federation of Atomic Scientists, au cours de laquelle la

politique nucléaire des États-Unis est débattue. Parmi les invités se trouve Patrick Blackett. Sont

présents, du côté américain, Oppenheimer, Szilard, Urey. À cette occasion, Joliot renouvelle en la

justifiant, sa proposition faite à l'UNAEC quelques semaines plus tôt : que les États-Unis annoncent

qu'ils cessent de produire des bombes, et aussitôt cela provoquera un apaisement et renforcera la

position morale des États-Unis. Est-il conscient que pour la plupart de ses collègues son appartenance

au parti communiste réduit fortement la portée de son opinion65 ?

62 P. Biquard, Frédéric Joliot et l'énergie atomique, ouvrage cité, page 104.

63 F. Joliot, "La recherche scientifique est-elle menacée ?", texte du discours de Joliot à la salle Pleyel, au cours d'un

meeting de l'UNI, le 17 février 1949, La Pensée, 1949, n°25, page 16.

64 Time Magazine, décembre 1948, cité par P. Biquard, ouvr. cité.

65 Voir Maurice Goldsmith, Frédéric Joliot-Curie, a Biography, ouvr. cité, p. 147. Voir aussi Alice K. Smith, A peril and

a hope, Chicago, 1965, page 484.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

21

Les efforts des physiciens promus experts au sein de l'UNAEC aboutissent, et le 27 septembre, le

rapport connu comme le Rapport Kramers, du nom du physicien hollandais qui a dirigé les travaux

du comité technique, est adopté à l'unanimité, montrant qu'ils sont tombés d'accord - malgré

l'expression d'une réserve soviétique concernant les limites des informations que les Américains ont

mis à la disposition du comité - "sur la possibilité technique d'exercer un contrôle atomique

efficace."66 Pour être exact, la conclusion du rapport est la suivante : "En ce qui concerne la question

posée par le Comité 2, à savoir si le contrôle effectif de l'énergie atomique est possible, nous ne

trouvons rien dans les faits scientifiques qui sont connus qui puisse nous faire supposer que le

contrôle effectif n'est pas techniquement possible."

Le minéralogiste soviétique membre du comité, Alexandrov, a donc accepté le principe du

contrôle international, et c'est peut-être ce qui explique son rappel à Moscou.67 David Holloway

signale que Skobeltzyne écrit alors à Béria et Molotov pour mettre en garde contre les conséquences

du Plan Baruch qui prévoit de mettre toutes les activités liées à l'énergie atomique et toutes les

ressources naturelles sous le contrôle de "l'organisation internationale (en réalité, probablement,

américaine)", et qui l'autoriserait à construire des installations partout, en particulier en URSS :

"Nous rejetons une telle aide, conclut-il, et nous sommes décidés à mener par nos propres moyens les

recherches et les travaux préparatoires nécessaires pour développer une production atomique dans

notre pays."68

Skobeltzyne ajoute que le point faible de la politique soviétique est de sembler refuser tout

système de contrôle au lieu de proposer les bases qui seraient acceptables, c'est-à-dire conciliables

avec le maintien de la souveraineté nationale. C'est en partant de ces idées que Skobeltzyne

participera jusqu'à leur terme aux discussions de l'UNAEC, et il connaîtra bien des déboires au fur et

à mesure qu'il se rendra compte que son point de vue reste incompris de ses collègues occidentaux.

Aux yeux de Joliot, l'adoption du Rapport Kramers est un acte majeur de la négociation. Il est en

effet désormais évident, grâce aux conclusions du rapport des experts, qu'un accord international sur

le contrôle n'est pas conditionné par des difficultés techniques et que sa signature repose

essentiellement sur la volonté politique d'aboutir. Ce rapport s'inscrit donc, à la suite du Rapport

Lilienthal, dans la continuité d'une action des scientifiques eux-mêmes pour non seulement mettre

leurs compétences et leurs conseils à la disposition des hommes politiques, mais aussi jouer un rôle

actif et prendre leurs responsabilités dans les batailles politiques engagées au sujet de leurs

découvertes et de leur utilisation. En fait, cet épisode témoigne, dans le droit fil de ce qu’a été le

Projet Manhattan et de la place que les scientifiques, dirigés par Oppenheimer, y ont occupé, d’un

pouvoir nouveau des savants, celui qui résulte de leur expertise mais aussi de leur engagement dans

une action hors des laboratoires, un pouvoir dont ils prennent conscience brutalement et dans

l’urgence des premiers mois de l’après-guerre et qu’ils n’auront de cesse de renforcer et de faire

reconnaître.

Par contre, comme le proclame le Rapport Kramers, dons ses conclusions : "Il y a une liaison

étroite entre les activités nécessaires pour atteindre des buts pacifiques et celles qui conduisent à la

production d'armes atomiques ; la plupart des étapes nécessaires aux premiers, le sont aussi aux

dernières." Cette constatation, formulée par écrit et approuvée par tous, dont nous avons vu qu'elle

était déjà admise dans le milieu des physiciens nucléaires dès la fin de l'année 1945, et dès lors

connue par les milieux politiques dirigeants, rend plus évidente que jamais la nécessité d'une

confiance internationale et d'une coopération totale en matière d'énergie nucléaire.

66 Bertrand Goldschmidt, Pionniers de l'atome, déjà cité, page 392.

67 Hypothèse proposée par Bertrand Goldschmidt.

68 D. Holloway, Stalin and the bomb, p. 163-164. La lettre de Skobeltzyne est datée du 12 octobre 1946.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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Le Plan Baruch est finalement adopté par l'UNAEC le 31 décembre 1946. Alexandre Parodi, au

nom de la France, vote en faveur des propositions américaines en émettant de fortes réserves sur la

question de la suppression du droit de veto du conseil de sécurité qui a été une des principales pierres

d'achoppement du versant politique des négociations. Francis Perrin, le scientifique présent à l'ONU

à la fin de 1946 indique, dans un des rapports qu'il adresse au CEA que Joliot a recommandé la même

position : "Nous avons reçu ce matin, avant la séance, le télégramme de Joliot transmis par le Quai,

avec, comme instruction, dans une première version, soit de ne pas voter la motion Baruch, soit de la

voter en faisant des réserves sur le veto, et une rectification ne laissant que la 2ème

éventualité."69

Ce document apporte d'ailleurs des éléments d'information sur l'ambiance qui prévaut à l'UNAEC

au moment de l'adoption du Plan Baruch : "La hâte américaine, la façon dont Baruch a constamment

essayé de bousculer la Commission depuis le début de ce mois, ont fortement indisposé plusieurs

délégations, mais peu ont eu le courage de le manifester en public (le Canada, la Chine, la France ;

mais l'Australie, la Hollande, l'Angleterre ont lâché l'opposition). Il semble que la manœuvre

américaine soit essentiellement le résultat de la volonté personnelle de Baruch, désireux de faire

adopter sa résolution, et non une résolution même analogue, mais construite collectivement par la

Commission. Il semble compter sur une capitulation de "l'adversaire" et veut une victoire

personnelle. Plusieurs membres de la délégation américaine (Oppenheimer, Gordon, Eberstadt)

pensent plus ou moins comme nous et estiment la hâte et l'intransigeance de Baruch inutiles et

dangereuses, mais ils n'ont pas réussi à modifier essentiellement sa position.(...) Enfin, sur la

question du veto en cas de sanctions, les Américains, à la suite de diverses critiques ont déjà modifié

leur texte qui en vérité était à la fois imprudent et dénué de sens.(...) Nous avons indiqué que la

délégation française serait obligée de faire des réserves, même sur un tel texte, que nous estimons

dangereux et non nécessaire d'aborder dès maintenant cette question difficile, et que nous estimons

qu'il serait préférable de disjoindre ce paragraphe. Eberstadt s'est déclaré d'accord mais craignait

(à juste titre) de ne pouvoir faire changer d'avis Baruch.(...) Avant le vote, Parodi a exprimé des

réserves formelles sur la question du veto en cas de sanction ; il a même indiqué comme base pour

des discussions futures quelques solutions possibles de cette difficulté : sanctions mineures

appliquées sans veto par l'organisme de contrôle ; en cas d'infractions graves, ou bien on pourrait

considérer l'État délinquant comme "partie à un différend" entre lui et l'ensemble des autres États,

ou bien faire jouer la clause de légitime défense de ces autres États."

Il ressort de cette analyse, confirmée par les dépêches que Parodi adresse à Paris, que les méthodes

brutales des représentants américains à la commission ont paru insupportables, mais que le réalisme

politique a commandé d'accepter de suivre les États-Unis alors même qu'ils faisaient échouer

l'ensemble du travail de coopération entrepris depuis six mois au sein des comités de l'UNAEC. C’est

bien pour des raisons politiques que la délégation française accepte de voter le Plan Baruch malgré

les importantes réserves qu’elle exprime simultanément sur son contenu.

Il n'est pas certain que les Soviétiques auraient eu une autre attitude, mais la morgue américaine a

empêché qu'ils soient mis au pied du mur.

Le 6 décembre, François de Rose écrit au ministre des Affaires étrangères français : "Je vous

envoie par lettre officielle plusieurs exemplaires de la proposition Baruch.(...) Après une lecture plus

attentive du document, je pense que, à part la question du veto, il n'y a rien là-dedans qui n'aurait été

admis par la Commission si elle avait eu quelques semaines de plus pour tirer les conclusions de ses

travaux de ce jour. Pourquoi les Américains ont-ils voulu que chacun abatte ses cartes si tôt ? Je n'ai

toujours pas de réponse pleinement satisfaisante à cette question."70 Le 12 décembre, à son tour,

Alexandre Parodi envoit un télégramme : "Je ne suis pas en mesure de fournir au Département une

69 "Exposé pour le comité scientifique, par Francis Perrin", daté du vendredi 20 décembre 1946, 3 pages dactylographiées,

A. Bertrand Goldschmidt.

70 A. MAE, série ONU, carton 627.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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explication satisfaisante de motifs qui ont poussé la délégation américaine à précipiter une décision

sur les principes de l'organisation du contrôle. La plupart de mes collègues regrettent comme moi

une initiative qui aurait pour résultat de donner aux recommandations de la commission au Conseil

de sécurité un caractère nettement providentiel alors qu'elles auraient plus de force vis-à-vis de

l'opinion étrangère si elles étaient élaborées par le commission dans un délai raisonnable."71

Dans un long rapport de synthèse qu'il adresse à Léon Blum, alors considéré comme le président

du gouvernement provisoire, Parodi continue de regretter une méthode qui a poussé l'URSS et la

Pologne à l'isolement : "En provoquant un vote sur des questions de principe sans étude concrète,

(les Américains) ont introduit dans le rapport de la commission au conseil de sécurité une distinction

entre ce qui constitue effectivement le travail de la commission et la "proposition américaine". En

demandant un vote dans ces conditions, le délégué américain a provoqué l'abstention de l'URSS et

empêché de sanctionner l'accord unanime qui s'était établi au comité n°2 en séances officieuses (...).

Ainsi que le sait votre excellence, le représentant soviétique n'avait fait de réserves que sur le droit

de survol et de photographie reconnu nécessaire à certaines conditions pour la détection des

activités clandestines. Mais cette réserve est la seule dont le professeur Alexandrov ait demandé

l'introduction dans un document qui conclut par ailleurs à la nécessité de la création d'une

"institution internationale de contrôle."(...) Il est donc permis de penser que la partie V du rapport

tel qu'il se présente aujourd'hui aurait été approuvé à l'unanimité sans l'initiative de M. Baruch."72

Parodi ajoute, alors que dès le lendemain la démission de Bernard Baruch de ses fonctions à

l'UNAEC sera rendue publique : "D'après les renseignements puisés à Washington même par la

délégation britannique, le Département d'État aurait bien vu tous les inconvénients de la proposition

déposée devant la commission le 5 décembre (par Baruch, ndlr), mais il ne paraît pas avoir été

consulté à l'avance et, une fois la position prise devant l'opinion, l'ensemble de la situation politique

ne laissait plus le pouvoir ni au président ni au secrétaire d'État, à supposer qu'ils en eussent le désir,

de convaincre M. Baruch de retirer sa motion ou de l'amender sur les points principaux."

Doit-on en conclure que le coup de force de Baruch visait à empêcher qu’inéluctablement les

propositions de la commission ne fussent finalement adoptées sans opposition, ouvrant ainsi la voie à

un accord a minima ?

Dans les circonstances de la fin de l'année 1946, l'amertume des délégués français en

considération du gâchis provoqué par l'attitude des Américains est compréhensible. L’avancée

qu’avait constituée l’adoption du Rapport Kramers sans opposition des Soviétiques a été annulée par

le comportement de la délégation américaine. La voie d’un accord semble désormais bien étroite.

Mais cet échec ne change rien au fait qu’ils ne se font pas d'illusion au sujet des Soviétiques, lesquels

n'ont jamais manifesté une intention d'aboutir.

Dès le mois d'août Auger et Parodi, à New York, se lamentaient du blocage soviétique. C'est donc

bien vis-à-vis des deux Grands, que s'exprime une rancœur, sans qu'il soit bien clair qu'elle soit plus

vive à l'égard de l'URSS que des États-Unis. Dans une synthèse datant des premiers jours de

septembre, Parodi avait résumé son sentiment : "De ce qui précède, écrivait-il, il ressort

malheureusement que les chances d'accord sont extrêmement faibles. Tout ce que nous savons de la

mentalité soviétique et de sa méfiance à l'égard de toute intrusion étrangère sur son territoire, rend

invraisemblable que l'URSS accepte jamais, à l'intérieur de ses frontières un contrôle efficace, voire

un contrôle quelconque. La position négative de M. Gromyko a été du reste tout à fait catégorique.

La position inverse des États-Unis ne l'est pas moins : seuls à posséder la bombe et à connaître les

moyens de la produire, ils ne renonceront certainement pas à cette immense supériorité sans les

71 Idem.

72 Note de Parodi à Léon Blum, président du gouvernement provisoire de la République Française, le 3 janvier 1947, 12

pages, A. MAE, série ONU, carton 627.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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garanties les plus certaines quant à l'usage possible par tout autre pays, et essentiellement par la

Russie de l'énergie atomique. M. Baruch me l'a confirmé et, avec une force toute particulière, au

cours d'un long entretien. On peut même se demander si, dans l'état présent des relations

internationales, les milieux militaires et financiers influents verraient avec faveur un accord, même

conforme au projet présenté par M. Baruch, qui priverait l'Amérique du moyen dont elle dispose et

disposera encore pour quelques années de barrer la route à la Russie."73

Ces réflexions de Parodi nous amènent à citer une longue lettre adressée quelques jours

auparavant, à l'ambassadeur de France à Washington, Henri Bonnet, peut-être par Alexandre Parodi.

Elle témoigne du désarroi que ressentent les Français devant le conflit qui s'envenime sous leurs

yeux : "Edgar Mowrer me dit qu'il a vu le président Truman à la veille de son départ pour Paris. Le

président lui aurait dit qu'il n'avait naturellement aucune illusion sur l'acceptation éventuelle du

projet Baruch par les Soviets, mais que l'administration américaine était résolue à mettre sur pied,

dès le mois de juin prochain, au besoin sans la participation soviétique, l'agence internationale de

contrôle prévue dans le projet Baruch. Cette décision n'aurait aucunement un caractère platonique.

Le plan américain permettrait d'élargir la définition traditionnelle de l'agression.(...) Si les Soviets

entreprenaient la fabrication d'armes atomiques sur leur propre territoire, le gouvernement

américain se jugerait donc autorisé juridiquement à les considérer comme agresseurs et à

déclencher contre eux une riposte immédiate. Il s'agirait donc, si les propos de Mowrer sont exacts,

de préparer un recours éventuel, sur des bases juridiques, à une guerre préventive contre les

Soviets."

Comme si ces informations ne suffisaient pas, le correspondant de Bonnet se fait l'écho d'une autre

source : "D'autre part le général Billotte que je n'ai d'ailleurs pas vu moi-même a déclaré, lors de

son passage à Paris, que les principaux chefs militaires américains étaient résolus à ne pas perdre

l'avance acquise dans le domaine des armes atomiques et à liquider inexorablement toute tentative

des Soviets pour rattraper leur retard. L'état major américain se sentirait déjà en mesure d'anéantir

en quelques jours toute résistance politique et même d'établir sur l'Elbe à l'aide de moyens atomiques

qu'il a déjà à sa disposition un barrage qui empêcherait l'armée rouge de déferler sur l'Europe

occidentale."74

UNE SECONDE NÉGOCIATION EST-ELLE POSSIBLE ?

Joliot n'a sans doute pas à sa disposition ces informations extrêmement sensibles. Dans les

semaines et les mois qui suivent l'adoption du Plan Baruch, il porte une appréciation prudente,

teintée d'optimisme, sur l'avenir de ce plan qui est désormais étudié à l'UNAEC comme Plan de la

majorité. Au cours d'une conférence sur "L'énergie atomique en France", faite au début de 1947,

Joliot, reprenant à son compte les conclusions du Rapport Kramers, conclut : "L'accord se fera, sans

doute, finalement sur l'organisation internationale qui aura pour charge de contrôler l'énergie

atomique dans le monde. La forme que prendra cette organisation et l'étendue des tâches qui lui

seront dévolues permettront de juger de la confiance mutuelle qui régnera entre les Nations."75

Le ton général qu'adopte Joliot est donc plutôt modéré et serein, malgré la gravité des désaccords

entre les Grands. Il précise même, au sujet du vote émis en décembre par la France, que "le délégué

de la France, M. Parodi a voté pour, mais en faisant des réserves qui porteront sans doute effet."

73 Note de Parodi, adressée à Bidault, le 6 sept 1946,19 pages, A. MAE, série ONU, carton 626.

74 Lettre à Henri Bonnet de X, le 17 aout 1946, A. MAE, série ONU, carton 626.

75 Conférence sur "L'énergie atomique en France, par Frédéric Joliot-Curie, Haut-Commissaire à l'Energie Atomique",

15 pages dactylographiées, non datée, AC.JC. Elle commence ainsi : "Voici 16 mois que le Commissariat à l'Energie

Atomique a entrepris la tâche (...)." Mais le dernier paragraphe indique : "(Le CEA) encouragé par les premiers résultats

qu'il a obtenus quatorze mois après sa création (...)." On peut donc dater ce texte , avec une certaine imprécision, du début

de l'année 1947, entre janvier et mars.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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On peut expliquer l'attitude de Joliot en partie par l'obligation de réserve que sa position officielle

de haut commissaire et d'expert représentant de la France à l'UNAEC lui impose - mais on sait que

dans l'avenir il ne s'y tiendra pas toujours -, mais plus largement par l'importance qu'il accorde à la

nécessité absolue d'aboutir à un accord. Son état d'esprit ne l'autorise pas à envisager un échec à

l'ONU : un contrôle international de l'énergie atomique sera instauré ou bien il n'y aura plus de

Nations Unies. C'est donc la voie d'un compromis politique qu'il faut rechercher entre les États-Unis

et l'URSS.

Au sujet du droit de veto, Joliot s'attache à montrer l'incohérence de la demande formulée par le

Plan Baruch au regard des principes de la Charte de l'ONU plutôt que son caractère inacceptable

pour l'URSS. Il souligne que le droit de veto est un des socles sur lesquels repose la Charte, et que

personne ne songerait vraiment à renoncer à ce principe 76 . Il peut donc être raisonnablement

optimiste et penser, peut-être, que les Américains ont mis la barre très haut mais accepteront de

revenir à une gestion par le conseil de sécurité des cas de violation qui pourraient provoquer une crise

majeure. De toutes façons, Joliot se place dans la perspective d'une survie de l'esprit de la Charte et

non dans celle de l'établissement de ce qui devient au fil des semaines la guerre froide.

Sur le second point de discussion, l'interdiction de l'arme atomique exigée par l'URSS, il explique

qu'il y a deux positions opposées et qui toutes deux se comprennent : "La mise hors la loi de l'arme

atomique et la livraison ou la destruction des bombes existantes doivent-elles précéder ou suivre la

mise en œuvre de l'organisme international de contrôle de l'énergie atomique ? Suivre, disent les uns,

et ils précisent qu'il est inconcevable pour une nation d'abandonner la sécurité que lui procure

actuellement la possession unilatérale de ces armes avant que le contrôle et l'inspection ne soient à

même de garantir qu'aucune puissance ne pourra produire clandestinement de combustible nucléaire.

Cependant, pensent d'autres, il est impossible de ne pas tenir compte de la menace qui pèse sur les

nations qui ne possèdent pas l'arme atomique. La mise en œuvre de l'inspection, le droit de regard

qui sera donné par cette voie sur toutes les installations industrielles vitales d'un pays rendraient ce

dernier particulièrement vulnérable pendant toute la période, peut-être longue, de l'établissement

"pas à pas" de l'autorité internationale."

La sécurité des deux Grands étant engagée dans cette affaire, l'optimisme de Joliot semble

manquer de réalisme. Il a sans doute peu de moyens de savoir ce que pensent les Soviétiques, et il se

contente de justifier la méfiance que ceux-ci peuvent éprouver à l'idée de livrer volontairement leur

territoire à des inspections internationales tandis que les États-Unis n'auraient pas renoncé à leurs

armes atomiques.

Par contre il peut savoir ce qui se passe aux États-Unis : dans ce pays, la position des physiciens

américains s'est affaiblie depuis la formulation des propositions généreuses du Plan Lilienthal-

Oppenheimer. Les débats s'y sont poursuivis, en particulier lors de la campagne pour ou contre la loi

May-Johnson qui prévoyait de confier aux militaires le contrôle intérieur de l'énergie atomique dans

toutes ses applications, et certains scientifiques américains ainsi que de nombreux hommes politiques

considèrent désormais que l'accord international n'est souhaitable qu'en second lieu, le respect du

76 P.M.S. Blackett est revenu sur ce point dans une publication ultérieure : "En avril 1948, l'impasse où se trouvait la

Commission de l'Énergie Atomique est devenue si apparente que les discussions ont été effectivement rompues. (...) Il est

intéressant de noter que, peu de temps après, M. Marshall, ministre des Affaires étrangères américain, a carrément déclaré

à la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, qu'il était absolument opposé à toute tentative

de modification de la Charte des Nations Unies. Il était bien en faveur de l'abolition du droit de veto pour le règlement

pacifique des désaccords internationaux, mais il le considérait comme indispensable quand il s'agissait d'actes d'agression.

Il aurait ajouté : "Nous ne voulons pas que notre puissance militaire et nos troupes se trouvent engagées par le vote d'une

majorité des deux tiers." (Manchester Guardian, 6 mai 1948) Si cette déclaration était destinée à préciser la position

américaine, elle semblerait avoir signifié un changement complet par rapport au point de vue exprimé dans le Plan Baruch,

à savoir les sanctions contre un violateur de l'accord sur l'énergie atomique ne pouvaient être sujettes au veto." (PMS

Blackett, Les conséquences militaires et politiques de l'énergie atomique, ouvr. cité, page 15.)

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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principe quasi sacré de la sécurité nationale passant avant toute autre considération. C'est le refus

d'affaiblir aussi peu que ce soit l'avantage de sécurité que donne aux États-Unis la possession de

l'arme atomique qui explique l'intransigeance et la rigidité de Bernard Baruch. Or, beaucoup de

militaires et d'hommes politiques des États-Unis pensent, contrairement à ce que disent sans être

écoutés les physiciens, que l'avantage nucléaire de leur pays est durable et assure à lui seul la sécurité

des États-Unis. Que penserait Joliot s'il connaissait la teneur de cette conversation entre Truman et

Oppenheimer qui a désespéré celui-ci : comme le président lui demandait s'il savait dans quel délai

les Russes seraient capables de construire la bombe, Oppenheimer avait répondu que non. Son

interlocuteur, sur un ton presque mystique, lui avait dit qu'il le savait, lui : "Jamais !"77

Joliot expose encore une dernière idée importante qui semble elle aussi issue des réflexions en

forme de bilan sur les débats de l'UNAEC, au sujet du désarmement général : "De l'expérience que

j'ai acquise en participant aux travaux de la Commission de l'énergie atomique, je crois

personnellement que le problème de l'élimination de l'arme atomique ne peut être traité que dans le

cadre du désarmement général. Il me semble impossible d'établir sans danger un contrôle

international concernant une arme particulière, tout en laissant libre la disposition d'autres armes

dites plus conventionnelles." Il ajoute que les discussions en cours sur le contrôle seront utiles dans le

cadre d'une convention de désarmement général. Cette question, elle aussi à l’ordre du jour à l’ONU,

tend à devenir centrale dans la réflexion des scientifiques concernés par la question atomique. Joliot,

par exemple, se rallie à l’idée que les deux questions sont liées.

Pourquoi Joliot en vient-il à cette réflexion peu encourageante du point de vue de l'interdiction de

l'arme atomique ? Les débats de l'UNAEC ont montré que les Américains tiennent à leur stock

d'armes nucléaires pour faire face à toute menace soviétique, bien que celle-ci ne possède par de

bombes atomiques. D'autres part, de nombreux débats inquiets ont lieu, chez les American Scientists

ou bien à la Fédération mondiale des travailleurs scientifiques (FMTS)78, sur les différents types

d'armes. Joliot n'a-t-il pas lui-même annoncé depuis plus d'un an que si le secret nucléaire était

maintenu, une course aux armements secrets commencerait, impliquant tous les types d'armements, et

même qu'une "guerre invisible" pourrait éclater lorsqu'un ennemi déciderait d'utiliser, sans prévenir,

des armes dont l'adversaire ne connaîtrait pas l'existence et la manière d'agir. Enfin, les physiciens

ayant commencé à analyser les effets de l'arme atomique, certains ne craignent pas d'affirmer qu'en

cas de guerre celle-ci ne serait qu'un élément d'une panoplie d'armes scientifiques beaucoup plus

vaste - dans la mise au point desquels les scientifiques seront sollicités de plus en plus - et qu'elle ne

serait pas décisive à elle seule. Toutes ces réflexions font de la discussion sur le désarmement un

problème d'actualité, aussi brûlant aux yeux de certains scientifiques que celui du désarmement

atomique.

C'est dans ce cadre que les membres du CS du CEA en viennent à faire une recommandation, dans

une lettre signée par Joliot : "Tenant compte des informations récentes concernant le contrôle de

l'énergie atomique qui m'ont été transmises par le secrétariat des conférences, j'ai l'honneur de vous

soumettre le point de vue des membres du Commissariat présents à Paris. Nous pensons que la

délégation française pourrait s'inspirer des considérations suivantes : l'expérience acquise au cours

des travaux de la commission de l'énergie atomique montre que l'étude du contrôle ne se fera dans

des conditions politiques favorables que si, parallèlement, est menée celle du désarmement général.

En bref, la question de l'énergie atomique est insoluble isolément. À notre avis, cette position devrait

être exprimée clairement par la délégation française dans les plus brefs délais. Cette prise de

position faciliterait les travaux de la commission chargée d'étudier les modalités de contrôle. En

retour, on peut penser que les travaux de cette commission exerceraient une influence heureuse sur

77 Nuel Pharr Davis, Lawrence and Oppenheimer, ouvr. cité, page 260.

78 La FMTS a été créée, à Londres, le 20-21 juillet 1946, essentiellement par des scientifiques britanniques et français. Voit M.

Pinault, ouvr. cité.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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les études simultanées de la commission de désarmement. Les propositions qu'elle présentera

devraient normalement s'inscrire dans le cadre d'une convention générale de désarmement."79

Tout en n'affichant pas un optimisme de commande, en déclarant que ce sera long et qu'"il ne faut

pas être trop pessimiste," Joliot semble envisager une issue positive aux négociations. À ce stade, il

n'est pas amené à "choisir son camp" et à dénoncer la position américaine dont on sent cependant

qu'il espère qu'elle évoluera, compte tenu des raisons compréhensibles qu'a l'URSS de refuser la

suppression du droit de veto et l'affaiblissement de sa souveraineté nationale sans contre parties.

Joliot reste convaincu que les États-Unis jouent avec leur avantage, comme pour faire monter les

enchères. L'attitude américaine vis-à-vis de la France depuis 1944 ne peut que le pousser à la

défiance et il a déjà signalé, par exemple lors de l'assemblée plénière du CEA, en mars, que les États-

Unis agissaient à ses yeux en fonction d'intérêts "nationalistes et économiques".

Peut-être compte-t-il sur l'action des scientifiques pour débloquer la situation. C'est sans doute la

raison pour laquelle il indique qu'il faut continuer de discuter des modalités du contrôle, car c'est à ce

niveau que les experts sont le plus influents. Depuis juillet, comme il l'avait indiqué dans la note du

20 juillet, il pense qu'une politique du pas à pas est préférable à la confrontation de plans d'ensemble

par nature inconciliables.

Cette orientation est confirmée malgré les conditions dans lesquelles le Plan Baruch a été adopté,

dans une note adressée par le CS du CEA à ceux de ses membres qui se trouvent à New York80.

Concernant le rôle qui doit être dévolu à l'organisme de contrôle, "le Comité pense que(...) jusqu'à ce

que le système fonctionne, jusqu'à ce que l'équilibre "atomique" du monde soit établi, les USA

disposent d'un avantage de fait dû à leur monopole. Il ne faut pas que la mise en route du contrôle

accroisse, par les connaissances que celui-ci leur apportera de la structure économique des autres

nations, la valeur militaire de leur supériorité actuelle. Il faudrait donc, lors de la mise en vigueur du

système de contrôle, considérer les premières mesures préparant l'élimination de l'arme atomique : a)

recensement des bombes existantes, b) arrêt de la fabrication (...), c) mise hors la loi de l'arme

atomique, d) destruction ou livraison à une autorité internationale des bombes atomiques.(...) Une

autre difficulté s'élèvera pour ne pas tomber, comme le craint M. Gromyko, dans la légalisation du

monopole de fait des USA. Elle apparaît dans une des dernières phrases de la déclaration de M.

Parodi : "Il appartiendra à la Commission, devant laquelle ce rapport va être envoyé, de s'attacher

à préciser les règles de constitution et d'activité des organismes de contrôle, notamment de l'agence

internationale de contrôle, qui garantiront que leur fonctionnement se développera dans des

conditions impartiales et dans l'égalité de tous les États." Cette "égalité" est évidemment très délicate

à définir."

L'attitude nuancée de Joliot que révèlent tant cette note interne que le texte de sa conférence

publique, est d'autant plus remarquable si on la rapproche des prises de position de l'Humanité au

même moment. L'actualité de l'ONU occupe une place très réduite dans le quotidien du parti

communiste, et Joliot y est encore plus rarement cité. Joliot connait même pendant cette période ses

premières difficultés avec le parti auquel il adhère. Celui-ci n'a pas encore adopté la position anti-

nucléaire qui sera plus tard la sienne. Et Joliot se heurte dans ce domaine à une incompréhension. S'il

n'est pas étonnant de trouver, dans l'Humanité, des articles brocardant l'essai de Bikini, dans la

79 Lettre du haut commissaire à l'énergie atomique, délégué-adjoint de la France à la Commission de l'énergie atomique de

l'ONU, au ministre des Affaires étrangères, le 19 mars 1947, A. MAE, série ONU, carton 627.

80 Note de 5 pages, non signée et non datée (postérieure à la déclaration de Parodi au conseil de sécurité, le 10 mars 1947,

probablement du 13 mars selon le contenu d'une lettre de Goldschmidt le 19 mars, SAT n° 6), commençant par : "Nous

avons lu avec beaucoup d'intérêt les lettres successives envoyées par Bertrand, puis par Pierre, et nous pensons que cette

méthode est une excellente expérience de collaboration et de contact entre notre délégué à New York et ceux qui restent à

Paris." (A. BG) Cette lettres, bientôt dénommées SAT puis WAT - Weekly Atomic Times), se succéderont pendant tous

les travaux de l'UNAEC.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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mesure où tous les observateurs ont eu la même réaction en constatant que la flotte témoin avait été

épargnée par l'explosion, ce journal tend à en rajouter dans l'humour macabre. Le 2 juillet 1946, il

développe plusieurs titres et sous-titres qui s'avéreront autant de non-sens : "À Bikini ce n'était pas

une bombe à tout casser - Les spectateurs : c'est tout ? Les experts : pas grand chose de changé dans

l'art militaire. La flotte a résisté - Et les palmiers de l'atoll sont debout. Un pet de lapin." Mais avant

même l'essai, le choix des titres tendait à minimiser l'évènement. Ainsi, le 29 juin : "Le bluff du

siècle ? Dimanche "sauterie " atomique."

Joliot n'a donc pas réussi à imposer à l'occasion de ces explosions, les premières depuis Hiroshima

et Nagasaki, une orientation plus sincère à ces "informations" du journal du parti communiste sur la

bombe atomique et un contenu plus nettement hostile à cette arme. Celui-ci privilégie la sous-

estimation de la puissance américaine, de son avance technologique et militaire sur l'URSS, et du rôle

de la bombe en cas de conflit, alors que désormais Joliot est essentiellement préoccupé du risque

nucléaire pour l'avenir de l'humanité. Cette distorsion est confirmée le 11 septembre, dans un article

de Pierre Courtade publié en Une, et s'attaquant de manière globale au Plan Baruch : on n'y trouve

pas un mot sur Frédéric Joliot ni sur le sens de son action.

Une première évolution de l'approche du problème atomique par l'Humanité a lieu au moment du

vote sur la Plan Baruch : un éditorial de Pierre Courtade qui a déjà signé plusieurs articles sur le

problème atomique définit une orientation politique beaucoup plus dure que celle à laquelle se tient

Joliot81. Reprochant à l'UNAEC d'avoir ignoré la "proposition de désarmement général" formulée

par l'URSS et d'avoir accepté la remise en cause d'un principe fondateur de l'ONU, celui de

l'unanimité, Courtade voit dans le vote en faveur le Plan Baruch une étape vers la constitution d'un

"bloc atomique." Il attaque alors directement la position française : "On peut regretter que le délégué

français, M. Parodi, ait jugé bon de donner son appui aux négociateurs américains dans cette affaire

et qu'il ait lui aussi attaqué le principe d'unanimité. Comme pour ranger la France dans le "parti

atomique" qui tente de se constituer. Cette attitude permet de penser que le fameux projet de "bloc

atlantique" a encore des partisans honteux dans les milieux français responsables." Malgré la

précision de cette attaque, l'Humanité ne revient plus ensuite sur la question.

La position de Joliot n'apparait que le 26 juillet 1947 dans l'Humanité, soit six mois plus tard, à

l'occasion d'un compte-rendu d'une conférence de presse qu'il donne alors sur l'énergie atomique. À

ce moment là, Marcel Cachin, le directeur du journal, lui donne un écho favorable en revenant sur le

sujet dans les mêmes colonnes trois jours plus tard.

L'attitude de Joliot vis-à-vis de la négociation atomique, ce positionnement ferme sur l'objectif

général d'arriver à l'établissement d'un contrôle international de l'énergie atomique et à la disparition

de l'arme atomique des arsenaux des nations, et souple sur les étapes souhaitables, les temps

nécessaires, les compromis inévitables, en se gardant de pousser à la confrontation et au blocage, est

le résultat non seulement de la conscience qu'il a de la difficulté du problème à résoudre et du fait que

le sort de l'humanité est suspendu à sa maîtrise, mais aussi de la possibilité qu'il a d'en discuter

longuement avec ses collègues et du sentiment qu'il a d'appartenir à un mouvement d'ensemble des

scientifiques, singulièrement des physiciens - les Américains à leur tête - pouvant influer sur les

décisions.

Une preuve concrète de la force de ce mouvement est la résolution adoptée, lors de l'assemblée

générale de l'Union internationale des sociétés savantes, réunie du 22 au 24 juillet à Londres. Cette

organisation qui regroupe les académies des sciences et les unions scientifiques internationales, nées

souvent pendant l'entre-deux-guerres dans chaque branche de la science, en liaison avec l'activité de

la commission de Coopération Intellectuelle de la SDN, est un forum plutôt officiel, représentant la

science installée. Elle est plus souvent portée à confirmer des valeurs établies qu'à se prononcer de

81 "Bombe atomique et désarmement général", article de Pierre Courtade, l'Humanité, 3 janvier 1947, page 3. Exemple

d'article de Courtade, le 11 septembre 1946 : "La paix atomique. Comment croire à la paix atomique?" Évoquant les

négociations en cours à l'ONU, l'éditorialiste de l’Humanité ne dit pas un mot de Frédéric Joliot.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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manière intempestive sur des sujets non consensuels. Or, lors de cette assemblée générale, elle adopte

une résolution sur l'énergie atomique, dont Émile Borel, l'animateur entre les deux guerres de la CTI,

rend compte devant l'Académie des Sciences. Cette résolution met en garde devant "le terrible

danger de guerre atomique", elle préconise la suppression du secret et le développement de la

coopération des savants de tous les pays. Elle définit trois missions incombant aux savants : "1) De

maintenir la franchise, l'honnêteté, la probité dans la coopération et de travailler dans un esprit de

compréhension internationale ; 2) De pousser le développement de la science dans la voie la plus

utile à l'humanité et de limiter autant que possible son mauvais emploi ; 3) De servir non seulement

la communauté par leurs recherches, mais l'éducation du public en faisant connaître le but et les

conquêtes de la science." 82 On peut considérer cette prise de position comme la synthèse des

convictions dominantes dans le monde scientifique en ce début d’après-guerre quant au lien existant

entre les recherches scientifiques et la place de la science au sein de la société.

LES CONSÉQUENCES DE L’ENTRÉE DANS LA GUERRE FROIDE

Le 12 mars 1947, le président Truman, à l'occasion d'un débat sur l'aide à apporter en Grèce aux

monarchistes contre des partisans de l'EAM, la guérilla pro-communiste, fait une déclaration devant

le Congrès des États-Unis. Il formule à cette occasion les grandes lignes d'une politique internationale

qui sera bientôt connue sous le nom de "doctrine Truman" et dont l'objectif principal est

"l'endiguement du communisme."

Divisant le monde entre "nations libres et indépendantes" et "régimes totalitaires", partant des

prémices selon lesquelles "les peuples libres de la terre attendent de nous (les États-Unis, ndlr) que

nous les aidions à conserver leurs libertés", Truman donne à son pays la mission de répondre à cette

attente.

C'est sous l'éclairage de cette politique du président Truman que les négociations de l'UNAEC se

poursuivent durant toute l'année 1947 et une partie de l'année 1948. Ont-elles le même enjeu alors

que le contexte a changé depuis leur ouverture en 1946 ? Les États-Unis ont obtenu un vote 10 contre

2 à l'UNAEC en faveur du Plan Baruch. Quelle suite entendent-ils donner à ce succès ?

Joliot et ses amis, Perrin, Auger, Kowarski, Goldschmidt et Guéron, qui se succèdent à New York

comme conseillers scientifiques de la délégation française, s'interrogent sur ce qu'il faut attendre de

ces discussions, avec le sentiment qu'entre les objectifs à peu près explicites des Américains et ceux,

perçus de manière plus confuse, des Soviétiques, ils ne peuvent désormais espérer qu'un modeste

résultat, bien éloigné de l'accord général pour un contrôle de l'énergie atomique auquel ils avaient

espéré aboutir.

Cette position inconfortable et ce pessimisme sont sensibles par exemple, dans le compte-rendu

que dresse Goldschmidt de l'audition très attendue de David Lilienthal, le président de la toute

nouvelle commission de l'énergie atomique américaine, le 2 juin 1947, devant l'UNAEC. Selon

Goldschmidt celui-ci leur a déclaré "qu'en l'absence de contrôle international il devait être franc et

avouer que le but principal de la CEA américaine est d'augmenter l'avance actuelle américaine dans

le domaine militaire et de préparer le pays à la guerre atomique. Cette dernière phrase, ajoute

Goldschmidt, m'a valu deux jours plus tard, le 4 juin, un succès personnel(...). Ce jour là Osborn (le

successeur de Baruch, ndlr) nous a accueilli par un long et pompeux discours, il avait été la veille à

Washington et vu le patron Marshall et était plein de sa tâche, il se croit le Jeanne d'Arc de la bombe

atomique. Dans son long discours il nous parla de ses scrupules de conscience quand il avait

entendu que Lilienthal avait dit que la CEA américaine avait pour but de préparer son pays à la

82 Communications d'Émile Borel à l'Académie des Sciences, les 29 juillet et 12 août 1946, évoquées dans un article

d'Ernest Kakane, dans l'Humanité, le 27 septembre 1946.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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guerre atomique et il ajouta qu'il était convaincu que c'était là le but des autres CEA créées dans

divers pays l'an passé. J'ai violemment contré en rappelant que Parodi avait officiellement annoncé

en juin dernier l'aspect et le but pacifique de notre CEA et Osborn m'a fait des excuses."83

Un an donc après le début des négociations dans le cadre de l'UNAEC, la position française n'a

pas varié. Apparaissant parfois comme des gêneurs, les délégués français sont peut-être les seuls

réellement désireux d'aboutir.

De février à juin 1947, Goldschmidt ou Auger envoient à Joliot une vingtaine de rapports sur le

déroulement de la négociation, y compris sur les conversations informelles, les rencontres avec les

scientifiques américains, et les impressions des experts français. À la mi-juin, Kowarski prend le relai,

suivi de Guéron et de nouveau de Goldschmidt, jusqu'au terme des travaux de l'UNAEC en avril

1948. Parfois même, en l'absence provisoire de tout scientifique, c'est François de Rose qui prend la

plume. Ainsi, le CS du CEA reçoit, semaine après semaine, des informations détaillées sur les

travaux de l'UNAEC dominés par le général Osborn qui est, selon Goldschmidt, incompétent. De son

côté, Gromyko continue de tergiverser, donnant sans cesse l'impression de chercher à gagner du

temps et d'attendre des instructions. Il est affublé de Dimitri Skobeltzyne avec lequel les délégués

français ont des relations amicales et de nombreuses rencontres privées, dîners à domicile,

promenades en voiture, et même discussions dans le parc aux interruptions de séance. Dans la

délégation française, l'entente semble parfaite entre diplomates et conseillers scientifiques. Mais on

constate que Joliot ne reviendra pas siéger à New York au cours de cette seconde série de

négociations.

En ce début de 1947 l'ambiance est dans l'ensemble plutôt lourde, comme l'indiquent ces

remarques de Goldschmidt : "Il n'y a aucun doute que les Américains sont décidés à ne céder sur

rien, ils traitent de plus en plus les affaires comme un businessman de Wall Street qui est sans pitié

pour son concurrent, et ce qui les encourage c'est que cela réussit.(...) Il y a certainement un certain

contraste entre la violence des discours russes et leur façon plutôt conciliante de voter quand ils ont

lutté plusieurs séances comme la chèvre de M. Seguin.(...) Gromyko a fait un discours de trois quarts

d'heure où il attaquait violemment le rapport (Baruch, ndlr), reprenant ses propositions du 19 juin

dernier de mettre hors la loi la bombe, et accusant le rapport d'être contraire à la Charte à cause de

la clause de veto ; mais, il terminait son discours en reconnaissant le principe du contrôle

international(...) et finalement il annonçait qu'il était prêt à discuter chapitre par chapitre le

rapport."84

La rigidité accrue des États-Unis se manifeste par différents traits. Ainsi, le délégué canadien

indique-t-il aux Français que son pays ne reçoit plus aucune information sur les activités atomiques

des États-Unis, puis c'est au tour de James Chadwick de confirmer qu'aucune collaboration anglo-

américaine n'existe plus. Goldschmidt et Auger ont l'occasion de tester la mauvaise volonté

américaine en tentant d'accomplir une mission qu'Irène Joliot leur a confiés, celle d'obtenir des

livraisons de radioéléments à usage scientifique, et en particulier du carbone 14. Ils essuient nombre

de refus et les démarches entreprises par Goldschmidt conduisent à sa mise sous surveillance par les

services de sécurité, lesquels vont jusqu'à obtenir l'autorisation de le mettre sur écoute85. L'actualité

américaine est par ailleurs dominée par les accusations de communisme portées contre Lilienthal qui

83 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 11 juin1947, SAT n°16, A.BG. Les SAT sont les rapports quasi

hebdomadaires que les délégués scientifiques adressent de New York au CS du CEA. Voir plus loin. Goldschmidt décrit

ainsi la personnalité du général Osborn : "La semaine a vu la fin de la présidence de Frédéric le Grand (2m10), je le vois

partir avec soulagement, il n'est pas du tout à la hauteur!, facilement irritable, il a été parfois inutilement très grossier

avec Dimitri (Skobeltzyne, ndlr), très mauvais chairman, il a de plus un grand mépris des scientifiques et pense que toute

cette histoire ne les regarde nullement." (Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 1er

juin1947, SAT n° 15, A.BG)

84 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 16 février 1947, SAT n° 2, A.BG.

85 Déclaration de B. Goldschmidt à l'auteur.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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a été pressenti pour succéder au général Groves. Les Français suivent avec curiosité et étonnement

toutes les péripéties des auditions de la commission du Sénat, sans imaginer les prochains procès

d'inquisition qu'elles annoncent, ceux de Condom puis d'Oppenheimer. Pour l'heure, le fait que le

Sénat républicain puisse s'opposer ainsi au principal auteur du Plan Baruch, laisse mal augurer de

son éventuelle acceptation de ce plan s'il lui était transmis un jour86.

Dans ces conditions quel rôle les Français peuvent-ils espérer jouer ? Goldschmidt suggère, le

délégué russe acceptant de discuter des modalités du contrôle ce qui promet de longues séances

techniques, de tenter de faire avancer en parallèle les discussions sur les pouvoirs de développement

des applications de l'énergie atomique à des fins pacifiques que le Plan Lilienthal prévoyait que

l'ADA devrait superviser. C'est à cette suggestion que répond Joliot, dans la lettre du 13 mars : "Le

Comité pense qu'il est hautement souhaitable que l'on aboutisse à un organisme doté de fonctions de

développement(...). On parviendra, sans doute, un jour, à réaliser un tel organisme de contrôle et de

développement. Nous le désirons vivement et nous devons éventuellement le proclamer, comme l'a

fait Parodi."87 Au cours d'une discussion avec Goldschmidt, Chadwick approuve l'idée française. Ils

conviennent de continuer de pratiquer la méthode du pas à pas, seule manière, selon Chadwick, de

"discuter le maximum de garanties contre une possibilité de monopole américain."88

Gromyko réagit très négativement et prononce alors "une violente attaque contre tout le rapport

Lilienthal et l'idée même de l'autorité internationale."89 Au cours des semaines suivantes, il apparaît

d'ailleurs que se cache désormais, derrière l'acceptation apparente du contrôle par les Soviétiques, un

énorme fossé sur la conception que les uns et les autres en ont : "Ce qui souligne le doute, écrit

Goldschmidt, c'est qu'il (Gromyko, ndlr) parle toujours de "contrôle international et de stricte

inspection", mais il n'ajoute jamais le mot international à inspection. Finalement à la fin de la

réunion où la tension avait atteint un degré nouveau d'intensité Alexandre P. (Parodi, ndlr) suggéra

que la ou les questions (sur la nationalité des inspecteurs, ndlr) soient posées par écrit et que la

réponse soit donnée de même."90

La tâche des experts scientifiques serait donc, dans les mois à venir, de trouver le moyen de

concilier les exigences d'une ADA efficace avec un minimum de renoncements, par les Soviétiques, à

leur souveraineté nationale à laquelle ils tiennent à tout prix : ceux-ci tiennent autant à garder secrète

la géographie de leurs installations industrielles que les Américains tiennent à conserver leur stock de

bombes atomiques. C'est le sens de la lettre de cadrage que le CS du CEA envoie à New York91.

Goldschmidt et Auger travaillent alors à resserrer les liens d'amitié avec Skobeltzyne et Zlotowski

afin de tenter d'améliorer les relations de confiance et de découvrir ce que les Soviétiques seraient

prêts à accepter. Ainsi Goldschmidt, dans un de ses envois hebdomadaires ne tarit-il pas d'éloges à

propos de Zlotowski, le délégué-expert polonais : "Je passai la journée avec Ignace Z. qui habite

aussi au Barbizon. Il s'acquiert de plus en plus l'estime de tous par l'indépendance de ses

interventions et aussi par ses efforts adroits de conciliation.(...) Il m'explique longuement les

86 Goldschmidt écrit : "Sur le plan atomique l'affaire Lilienthal me semble toujours capitale, le vote est pour cette semaine,

je pense toujours qu'il sera nommé, s'il ne l'était pas je pense que la commission de l'EA de l'ONU pourrait clore boutique,

car jamais un plan de contrôle international ne sera accepté par le Sénat qui aura blackboulé un de ses auteurs. Je ne veux

pas dire que s'il passe cela veut dire qu'un plan de contrôle international auquel tous les pays Russie comprise auront

souscrit serait voté par le Sénat républicain. Enfin cette affaire qui dure depuis cinq semaines est très symptomatique."

Lettre de B. Goldschmidt, le 1er

mars 1947, n° 4, A. BG.

87 Note de 5 pages, non signée et non datée, postérieure à la déclaration de Parodi au conseil de sécurité, le 10 mars 1947,

probablement du 13 mars selon le contenu d'une lettre de Goldschmidt le 19 mars, SAT n° 6.

88 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 19 mars1947, SAT n° 6, A.BG.

89 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 9 mars1947, SAT n° 5, A.BG.

90 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 20 avril1947, SAT n° 9, A.BG.

91 Déjà citée. Voir ci-dessus.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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difficultés de Gromyko et l'inutilité qu'il y avait d'essayer de l'acculer à une réponse nette."92

Ces contacts fructueux ne sont pas du goût des agents du FBI : "Goldschmidt est en contact étroit

avec le représentant russe à la Commission de l'Energie Atomique des Nations Unies, et aussi avec le

représentant polonais, Ignace Zlotowski, qui est considéré comme un agent russe", peut-on lire dans

une note du FBI93. Ils soulignent avec aigreur que Goldschmidt et Zlotowski se sont mis d'accord

pour réclamer "dans les mêmes termes" la mise à disposition de radioéléments pour la recherche

médicale, qu'ils ont exprimé publiquement cette position au cours d'un meeting de la Federation of

Americain Scientists, le 4 avril, puis que Goldschmidt a discuté de cette question avec un physicien

américain de premier plan, Philipp Morrison, au cours d'une table ronde. Constatant que "l'idée des

Polonais, des Russes et des Français est d'obtenir des États-Unis des informations et des matériaux

de fission avant qu'un accord formel soit conclu pour une agence internationale de contrôle et

d'inspection des recherches atomiques, ce qui est contraire aux propositions américaines pour le

contrôle de l'énergie atomique (appelées Plan Baruch)"94, les agents américains considèrent donc

Goldschmidt comme suspect, et seul son départ de New York et son remplacement par Kowarski lui

épargnent alors de subir plus de désagréments. Ses démarches n'ont pourtant rien de clandestin,

puisque comme il le raconte dans un de ses comptes-rendus, il a "profité d'une conversation avec

Osborn pour lui montrer le scandale de la non-distribution internationale des corps radioactifs utiles

pour la biologie." Et Goldschmidt d'ajouter : "Il a eu l'air impressionné et m'a promis d'en parler à

Lilienthal"95.

Dès la fin du mois d'avril, c'est à dire en peu de semaines, le blocage de la discussion est évident.

Les Français avancent alors la proposition de cesser, pour un temps, de considérer les réunions

officielles de l'UNAEC à Lake Success comme décisives : "Je vais proposer, écrit-il à Paris, des

réunions à New York sans comptes-rendus où les conseillers techniques échangent librement leurs

points de vue."96 La proposition est aussitôt adoptée, au point que les experts se réunissent jusqu'à

deux fois par jour, tandis que les réunions de Lake Success s'espacent à un intervalle de plus d'une

semaine. Le 11 mai, Goldschmidt triomphe complètement : "La formule N.Y. bat son plein, vive

Bertrand !" Mais ce succès est tout relatif, puisque ces discussions portent sur les modalités d'un

programme de contrôle que les Soviétiques n'ont pas l'intention d'accepter : "Bien entendu Dimitri

(Skobeltzyne, ndlr) ne peut pas approuver ce qui se dit à ces réunions puisqu'il est 100% hostile à

l'ADA(...) Mais profitant du fait que nos réunions sont officieuses, il prend souvent la parole pour

montrer le côté utopique de nos discussions."97 Les Américains, de leur côté, placent la barre de leurs

exigences le plus haut possible : "Il y a en ce moment, note Goldschmidt, et c'est ce qui rend cette

période brusquement plus intéressante, un raidissement de la plupart des délégations de la majorité,

Anglais, Canadiens, Australiens.... devant la tendance que les détenteurs du monopole actuel ont de

faire de l'organisation (l'ADA, ndlr) une autorité à pouvoir inutilement et exagérément étendus qui

risquerait même en matière de recherches d'étouffer la recherche à l'échelle nationale."98 Tout est

donc en trompe l'œil, tandis que le sort de la planète dépend de la réussite ou de l'échec de l'entreprise.

92 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 20 avril1947, SAT n° 9, déjà citée, A.BG.

93 Note du FBI en partie censurée, de J.C. Strickland à D.M. Ladd, le 3 juin 1947, provenant du dossier personnel de B.

Goldschmidt, A. BG.

94 Note en partie censurée, ni date ni indication d'origine, codes : SI 100-190625-2717 et 2761, A. BG.

95 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 4 mai1947, SAT n° 11, déjà citée, A.BG.

96 Idem.

97 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 4 mai1947, SAT n° 11, déjà citée, A.BG.

98 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 21 mai1947, SAT n° 13, déjà citée, A.BG. Dans le SAT n° 16, Goldschmidt

note que Sir Charles Darwin vient d'être remplacé par G.P. Thomson et Briggs, et que ceux-ci ont nettement pris position

contre une ADA disposant de trop de pouvoirs. Goldschmidt soupçonne que les Anglais ont l'intention de déposer un plan

en ce sens.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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Joliot adresse alors à Goldschmidt un petit mot amical, au ton désabusé : "En ce qui concerne N.Y.

on tourne en rond revenant à la situation de juin 1946. Je me demande parfois si la discussion avait

seulement lieu entre les USA et l'URSS si ça n'irait pas plus vite !!! Enfin il ne faut pas se décourager

et rester quant à nous à notre note définissant notre point de vue au comité n°1 en juin ou juillet

1946."99

Kowarski rejoint Goldschmidt le 11 juin, le jour où Gromyko présente un nouveau plan devant

l'UNAEC. Le soir même une rencontre a lieu entre les deux Français et les Britanniques, ce que

Goldschmidt appelle "la petite opposition - celle qui freine mais ne contre pas, par opposition aux

Russes - contre le Diktat américain."100 Ils discutent de la proposition soviétique qui est sans doute

l'occasion de la dernière chance pour que l'UNAEC ne sombre pas dans l'impuissance. Goldschmidt,

dans son dernier rapport avant de partir pour Paris, écrit : "Dans le fond, les Soviétiques disent aux

Américains : soulevez votre rideau du secret et nous soulèverons celui de fer assez pour que vous

puissiez périodiquement visiter nos usines et nos mines atomiques. Évidemment les USA sont plus

gourmands et veulent se faire payer leur secret par des garanties beaucoup plus complètes. Mais il

n'y a aucun doute, nous avons ici le premier effort russe de mettre en détail ce que Staline entend par

un strict contrôle et inspection internationale et c'est un plan qui se tient."101

Avec Kowarski, Goldschmidt parti, le ton change, le nouvel expert scientifique français se plaçant,

souvent avec délice, sur le plan de l'humour flegmatique et désengagé. La première phrase de son

premier compte-rendu, daté de Lake Success, 17 juin 1947, et intitulé WAT - pour "Weekly Atomic

Times" – sic - traite de ses "premiers pas dans le domaine marécageux de "Succès-dans-le-lac"....102

Arrivant de Paris, Kowarski connaît de première main le point de vue de Joliot et de ses amis sur la

négociation. Il dîne dès le premier soir avec les délégués anglais, puis le lendemain il rencontre

Parodi et de Rose auxquels il communique ses instructions, reçues de Joliot ; le 10 juin, il est reçu par

Osborn, passe la seconde soirée avec Zlotowski. Avec Gromyko il établit aussitôt la conversation en

russe, sans interprète. En quelques heures il est lancé : "Cette première journée m'a permis de

prendre contact avec toutes les personnalités et tous les côtés de la question, preuve du remarquable

rodage qui s'est produit depuis un an."

Au sujet de l'avenir du problème nucléaire, il apporte aussi en quelques jours une appréciation

précieuse pour son principal lecteur parisien, Joliot : "Les conversations, pas très nombreuses, que

j'ai eues jusqu'ici avec les Américains semblent montrer que l'idée d'une action rapide et radicale sur

une échelle mondiale n'apparaît plus comme très monstrueuse et fait du chemin, au moins en tant que

thèse à discuter, chez les intellectuels."103 Cette allusion transparente à la menace d'une guerre

préventive contre l’URSS, avec utilisation de la bombe atomique, est la première formulation par

Kowarski de ce qui peut être considéré comme un changement de style dans le traitement américain

du problème atomique et peut-être comme une répercussion de la formulation de la doctrine Truman.

Quelques semaines plus tard, Kowarski revient sur cette question brièvement : "Les savants

américains continuent d'être très gentils, mais politiquement ils vont à la dérive."104 Au bout de

quelques semaines, il semble s'être fait une conviction rapide, en rejetant - comme Goldschmidt - les

deux Grands dos à dos, et en exposant ce qu'il appelle "des réalités inavouables" : "Ni l'Amérique, ni

l'URSS, n'ont la vraie volonté d'aboutir. Plus précisément l'une et l'autre sont persuadées que

l'accord n'est possible qu'au prix de concessions telles que le présent état de non-accord est

préférable(...). Les Américains ont une idée parfaitement nette de ce qui constitue un degré de

99 Lettre manuscrite de F. Joliot à B. Goldschmidt, non datée, vers la mi-mai 1947, A. BG.

100 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 12 juin1947, SAT n° 17, A.BG.

101 Idem.

102 Lettre de L. Kowarski, de New York, le 17 juin 1947, WAT (Weeckly Atomic Times) n° 18, A. BG.

103 Lettre de L. Kowarski, de New York, le 25 juin 1947, WAT n° 19, A. BG.

104 Lettre de L. Kowarski, de New York, le 17 juillet 1947, WAT n° 22, A. BG.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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sécurité acceptable : c'est le plan Lilienthal, c'est-à-dire le monopole international des activités

dangereuses."105

Cette citation provient du dernier rapport que Kowarski envoie, directement à Joliot à l'Arcouest,

avant de rentrer lui-même en France pour la réouverture du Commissariat après les vacances

estivales. Dans cette longue lettre que Jules Guéron qualifie aussitôt de "testament" de Kowarski,106

ce dernier dresse un bilan des discussions depuis la reprise de février 1947.

Il constate que les Américains, dans leur pression pour obtenir l'établissement d'un monopole

international de l'énergie atomique le plus étendu possible, entre les mains d'une agence "toute

puissante", indépendante de l'ONU et soumise à la loi de la majorité, puisque le veto y aurait disparu,

majorité au sein de laquelle les États-Unis disposeraient, espèrent-ils, d'une force de persuasion

suffisante pour rendre son action totalement conforme à leurs vœux, ont obtenu plus que ce qui

figurait dans le Plan Baruch107. Il appelle cela "le viol" , terme qu'il a en commun avec Goldschmidt

et Guéron pour désigner la politique de pression permanente des délégués américains à l'UNAEC :

"Quand les comités ont commencé la discussion des pouvoirs et des attributions de l'Agence

internationale, les Américains avaient deux avantages supplémentaires : 1) vision plus claire du

problème, 2) présidence de la Commission, ce qui leur conférait l'initiative. Ils en ont profité pour

entamer les discussions sur une base qui allait très au-delà du Rapport du 31 décembre, en petits

comités. Les autres membres de ces sous-comités, tout à fait ahuris, ont d'abord suivi docilement : ce

fut le "viol", dont Bertrand a dû vous parler. Peu à peu, en partie grâce à l'arrivée de nouveaux

conseillers techniques qui n'avaient pas subi le choc du viol, la résistance s'est organisée (vers la mi-

juin). Maintenant, six semaines après, et la discussion des pouvoirs de l'Agence touchant à sa fin, il

est possible de dégager l'esprit dans lequel la "Résistance" a été menée.(...)" 108. C'est ainsi qu'avec

les autres délégués membres de la majorité, à l'UNAEC, "nous avons accepté, écrit-il, l'idée

fondamentale de Lilienthal (monopole international). Nous sommes donc allés au-delà du rapport du

31 décembre." Kowarski ajoute qu'une résistance s'est organisée, en particulier peut-on penser, avec

les délégués Canadiens, Australiens, Anglais : "Nous avons énergiquement rejeté toutes les tentatives

d'aller au-delà du plan Lilienthal. Ces tentatives n'ont pas manqué. Nous avons adouci certaines

initiatives inspirées d'une certaine mentalité prussienne et, sans toucher à la substance

lilienthalienne, nous avons fait accepter certaines garanties contre l'arbitraire d'une Agence toute

puissante.(...) Nous croyons avoir ainsi rendu le plan un peu plus acceptable pour nos propres

gouvernements. Mais nous ne nous sommes pas préoccupés des chances d'acceptation par l'URSS.

La subordination au désarmement général est tacitement admise par tout le monde, mais cette

considération n'apparait pas dans le plan lui-même."109

105 Lettre de L. Kowarski, de New York, adressée à "Cher Fred", le 28 juillet 1947, WAT n° 23, A. BG.

106 Lettre de J. Guéron, de New York, le 4 août 1947, WAT n° 24, A. BG.

107 Idem.

108 Bien des années plus tard, Jules Guéron résuma ainsi cette négociation : "La négociation de contrôle de l'énergie

atomique qui s'engage à ce moment-là est vraiment la grande affaire du siècle, puisqu'elle voit la première énonciation très

claire et très lucide de la nécessité d'entrer dans cette ère nouvelle avec des structures politiques nouvelles, et en

particulier la proposition d'une structure mondiale pour le développement et le contrôle simultanés.(...) Les Russes ont

refusé. N'est-ce pas, les Russes pouvaient s'imaginer légitimement que les Américains bluffaient. Mais quand on a affaire à

des gens qui bluffent, on va jusqu'au bout de leur bluff. Comme on dit en anglais, "you call their bluff." On les force à aller

jusqu'au bout, à montrer leur main. Et cela, les Russes ne l'ont pas fait.(...) Les Américains ont peut-être poussé à la roue

en cherchant trop vite à avoir un vote sur la question fondamentale qui était l'abandon du droit de veto en matière

atomique. Et là, ils ont poussé les Russes dans leurs retranchements. Inversement, les Russes n'ont pas poussé les

Américains dans leurs retranchements, en leur disant : "On accepte. Comment est-ce qu'on fait ?" Les Américains ont

poussé les Russes dans leurs retranchements en disant : "Pour que ça marche, il faut qu'il n'y ait pas de veto", et les Russes

ont voté contre la suppression du veto. La course était partie." (Entretien d'Étienne Bauer avec Jules Guéron, le 20 janvier

1984, page 28, Papiers J. Guéron – Archives historiques des Communautés européennes, Florence)

109 Lettre de J. Guéron, de New York, le 4 août 1947, WAT n° 24, A. BG.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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Au début du mois d'août, Guéron a donc pris la place abandonnée par Kowarski. Pour l'essentiel,

maintenant que les discussions sur le rôle de l'Agence internationale sont achevées, l'UNAEC ne va

pas produire de nouveaux résultats significatifs pendant les neufs mois pendant lesquels elle va

continuer à siéger.

Les nouvelles propositions présentées par Gromyko le 11 juin, auxquelles Goldschmidt avait

accordé une grande attention même s'il les jugeait d'emblée insuffisantes, ne seront jamais discutées.

Malgré leurs réticences devant la pression des Américains, les autres délégués feront bloc avec ceux-

ci lors des votes décisifs. La question essentielle pour les délégués américains et soviétiques semble

devenir un problème de tactique politique : éviter de donner l'impression de rompre le dialogue,

éviter des conséquences négatives dans l'opinion publique.

La tonalité des WAT adressés par Guéron à Paris est ensuite beaucoup moins critique vis-à-vis de

ce qui se passe à l'UNAEC et exprime peut-être la propension de la France à se ranger

progressivement au côté des Américains, après avoir pu donner l'impression de ne pas vouloir choisir

son camp, alors qu’il s’agissait de donner une chance à la diplomatie.

Dans cette phase de la négociation, les délégués "occidentaux" se concertent systématiquement

avant les séances. Ainsi, le 12 août, alors que le groupe va proposer une résolution décisive : "Longue

discussion avec US, UK, Canada. À trois (Anglais, Canadiens et Français, ndlr) avons obtenu que la

résolution soit rédigée en termes assez doux et soit présentée par le Canada plutôt que par les US.

Nous aurions préféré un texte un peu différent, mais O. (Osborn, ndlr) avait l'ordre de marquer les

désaccords."110 Cette coordination des efforts "occidentaux" aboutit donc à la mis au point dès le 12

août d'un projet de résolution canadien qui équivaut au refus de mettre en discussion les propositions

de Gromyko : "Le comité décide que ces propositions telles qu'elles se présentent actuellement et les

explications qui ont été fournies à leur sujet, ne constituent pas une base suffisante pour l'élaboration

par le comité de propositions précises en vue d'instituer un système efficace de contrôle international

de l'énergie atomique."111 Guéron explique pourquoi on en est arrivé si vite à cette extrémité : après

la présentation de ce plan, de nombreuses questions précises posées aux représentants soviétiques ne

reçoivent aucune réponse. Dès le 14 août un vote sur la résolution canadienne donne ce résultat sans

surprise : 10 votes pour et 2 abstentions.

L'automne 1947 s'étire à New York dans une sorte de désœuvrement pour les délégués de

l'UNAEC. L'attente de l'élection présidentielle américaine interdit à la fois toute rupture et toute

avancée sérieuse. Il n'y a désormais plus en permanence un expert scientifique auprès des diplomates.

L'activité s'est reportée sur la tenue de l'Assemblée générale de l'ONU. Skobeltzyne et Zlotowski

semblent particulièrement découragés. François de Rose écrit qu'il a parlé avec Skobelktzyne : "Il a

levé les yeux au ciel d'un air de lassitude désespérée où se mêlait un peu de commisération. Je lui ai

parlé de la manière la plus franche sur le passé, le présent et l'avenir. Pour lui, le plan de la

Commission tend en réalité à rendre toute guerre impossible et qu'il n'est pas sérieux de tendre à ce

but."112

Francis Perrin, qui arrive au début du mois de novembre à l'UNAEC, reprend la rédaction des

WAT, et parle justement lui aussi de Skobeltzyne, ainsi que de Zlotowski : "J'ai déjeuné et parlé

longuement avec Skobeltzyne vendredi dernier. Déjeuner dans sa chambre (avec sa femme) et

promenade en auto. Il désire rentrer à Moscou le plus tôt possible ; il souffre de l'atmosphère hostile

qu'il trouve ici, et de l'interruption prolongée de son travail scientifique." Au sujet de Zlotowski,

Perrin écrit : "J'ai vu d'autre part Zlotowski assez pessimiste. Il a l'impression que non seulement

110 Lettre de J. Guéron, de New York, le 16 août 1947, WAT n° 26, A. BG.

111 Texte de la résolution canadienne, traduction officieuse de Guéron, annexe au WAT n° 26, A. BG.

112 Lettre de F. de Rose, de New York, le 6 octobre 1947, A. BG.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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l'URSS ne veut plus chercher de compromis, mais ne veut même pas donner l'impression de pouvoir

en chercher un : la présence de la délégation polonaise pouvait être un moyen de faire progresser un

compromis ; ce moyen disparait avec le départ de la Pologne (du conseil de sécurité, ndlr) fin

décembre. Zlotowski avait pensé pouvoir en partie garder une influence en vue de compromis

possibles en demandant un poste au secrétariat permanent, mais Sobol.... pressenti n'a pas fait un

accueil favorable à la suggestion."113

C'est le moment que choisit Zlotowski pour adresser une assez longue lettre à Joliot, par suite de

son absence de Paris, alors qu'il avait été invité à participer aux cérémonies organisées par la FMTS

en l'honneur de Lord Rutherford. Ce témoignage en forme de bilan personnel et politique de son

action au sein de l'UNAEC est particulièrement édifiant. Il est douloureux ; et par bien des aspects il

peut toucher directement la sensibilité de Joliot : "J'étais complètement abattu pendant plusieurs

jours sous la terreur du sentiment qu'on éprouve lorsqu'on se trouve emporté par une catastrophe

qu'on a prévue mais qu'on ne pouvait pas jusqu'au dernier moment imaginer sous sa forme réelle.(...)

Je me suis décidé de ne pas continuer ma soi-disant carrière pseudo-diplomatique et redevenir sinon

un vrai savant au moins un honnête travailleur scientifique qui pourrait encore honnêtement vivre un

peu de sa vie en étant en même temps utile aux autres.(...) Je ne sais pas si mon travail comme

membre de la Commission était fructueux ou pas. Car le seul résultat possible de mes efforts c'était

d'influencer les autres délégués dans leur façon de voir le problème sans aucun espoir de changer le

nombre de voix de la majorité. J'avais pourtant créé l'atmosphère d'un criticisme plus ou moins

constructif. Malheureusement j'étais tout seul dans cette affaire et à un moment donné je me suis

trouvé suspendu dans le vide entre l'agression d'un côté et l'indifférence de l'autre. "114

LA FIN DES TRAVAUX DE L’UNAEC – L’INITIATIVE DÉSESPÉRÉE D’EINSTEIN

Les ultimes travaux de l'UNAEC, de la fin de l'hiver et du printemps 1948 sont marqués par

l'atmosphère de "blocs" désormais dominante. Ils s'achèvent par l'adoption d'une résolution assez

proche de la résolution canadienne déjà adoptée par 10 voix contre 2, le 14 août 1947.

Frédéric Joliot reçoit alors une lettre du ministre des Affaires étrangères, datée du 5 avril 1948,

l'informant officiellement "à toutes fins utiles" du déroulement de la phase ultime de la discussion et

des conclusions qui vont être prochainement tirées dans une déclaration commune par les délégations

française, britannique, chinoise et canadienne : "Les quatre délégations qui ont rédigé ce document,

concluent que la poursuite de l'étude des propositions soviétiques est sans objet, et ont déposé un

projet de résolution à cet effet."115

Dans ce courrier figure un résumé de l'argumentaire justifiant la décision de mettre un terme aux

travaux de l'UNAEC : "Ce document (...) énumère, en citant abondamment les déclarations de M.

Gromyko, les raisons pour lesquelles les propositions soviétiques ne donnent à l'organe de contrôle

ni les pouvoirs nécessaires pour parer aux dangers de détournement et d'activités clandestines, ni les

moyens de faire appliquer ses propres décisions et de faire respecter les engagement souscrits dans

le traité établissant le contrôle international. En outre, en exigeant préalablement à tout contrôle la

destruction des armes existantes, les positions soviétiques posent une condition politique

inacceptable sans donner d'assurances sur les garanties d'efficacité du contrôle à établir par la

suite."

Cette lettre qui reporte sans ambiguïté la totalité des responsabilités de la situation à l'UNAEC sur

l'attitude soviétique, et uniquement elle, constitue l’ultime évolution de la position de la diplomatie

113 Lettre de F. Perrin, de New York, le 28 novembre 1947, WAT n° 33, A. BG.

114 Lettre d'Ignace Zlotowski à F. Joliot, de New York, le 21 novembre 1947, AC.JC - F 5.

115 Lettre du ministère des Affaires étrangères, secrétariat des conférences, à M. Joliot-Curie, haut commissaire à l'énergie

atomique, datée du 5 avril 1948, signée par le ministre plénipotentiaire, directeur du secrétariat des conférences, de

Boisanger, n° 219 SC, A. BG.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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française au cours de la négociation de l’UNAEC. Elle exprime un ralliement complet à la position

américaine et elle est en rupture tant avec les tentatives antérieures de tenir une balance égale entre

les deux Grands qu’avec celles de maintenir ouvertes des voies de négociation. C’est le constat d’un

échec.

En outre, cette lettre prend sans doute aux yeux de son expéditeur le caractère d'une mise au point

interne entre les deux administrations, le ministère des Affaires étrangères et le CEA. Dans ses

termes elle garde un caractère non formel mais, étant donné les positions connues de Joliot sur le

sujet, elle peut viser à éviter des déclarations publiques intempestives et non souhaitables dont son

destinataire pourrait prendre l'initiative.

La résolution elle-même contient les mêmes développements sévères à l'égard de la position

soviétique, formulés en termes crus, non diplomatiques, et sans égards aux raisons soviétiques bien

connues d'avoir dès le départ refusé la logique du Plan Baruch : "Le gouvernement soviétique a, non

seulement, proposé un plan fondamentalement impropre à assurer un contrôle efficace, mais encore

a subordonné son acceptation d'un contrôle pourtant bien faible à l'interdiction et à la destruction

préalable de toutes les armes atomiques. Il est complètement irréaliste de s'attendre qu'un pays

renonce aux armes atomiques sans être nullement assuré qu'on empêchera tous les autres pays d'en

fabriquer."

Bertrand Goldschmidt qui cite ces quelques phrases dans ses Pionniers de l'atome écrits en 1987,

les commente avec la même ironie qu'il avait manifestée lorsqu'il faisait à l'UNAEC son

"apprentissage de diplomate."116 Sous le titre "Une occasion manquée", il présente une analyse

critique de l'attitude des Occidentaux au cours de la négociations à l'UNAEC, en particulier à l'égard

de ce plan présenté par Gromyko en juin 1947 : "En 1985(...) quelle n'a pas été ma surprise, écrit-il,

en voyant que la philosophie et les principales dispositions de ce projet correspondaient presque

exactement à celles du traité de non-prolifération dont la conclusion en 1968, vingt ans plus tard, fut

proclamée presque unanimement comme le pas le plus important réalisé en vue de la limitation du

nombre de pays possédant l'arme atomique(...). Nous étions trop influencés par la philosophie

supranationale et le prestige des États-Unis pour comprendre les mérites relatifs du plan soviétique

et pour accepter ses propositions comme base de discussion possible, tout en gardant l'espoir qu'on

pourrait plus tard trouver un compromis pour le calendrier de démantèlement des bombes

américaines. Nous ne pouvions deviner que les Soviétiques nous offraient la plus large ouverture de

leur territoire qu'ils aient proposée à ce jour à la communauté internationale.(...) Ayant participé

personnellement au rejet des propositions soviétiques, je me demande aujourd'hui si nous n'avons

pas laissé échapper une occasion unique, non que je croie qu'on aurait pu obtenir une renonciation

américaine ou soviétique à la bombe en 1948, à la veille du blocus de Berlin et quinze mois

seulement avant le premier essai soviétique, mais l'Union soviétique avait proposé pour tous les pays,

et déclaré accepter pour elle-même, ce que nous appelons, dans notre jargon spécialisé actuel, des

"garanties totales". Elles étaient plus complètes que celles du TNP actuel, car elles auraient même

porté sur les mines d'uranium, aujourd'hui exemptées de l'inspection internationale à la demande des

principaux pays producteurs occidentaux, qui ont tenu à protéger le secret commercial de leurs

opérations d'extraction."117

Goldschmidt poursuit en imaginant que si un tel accord avait été conclu, il aurait permis, non pas

le désarmement nucléaire total, mais une autolimitation contrôlée des arsenaux. Surtout, à la place de

l'ambiance de suspicion réciproque qui se développa tout au long de la guerre froide, il aurait favorisé

l'apparition d'une atmosphère de confiance permettant d'aller ultérieurement vers l'élimination totale

des stocks.

L'UNAEC clôt donc ses travaux définitivement le 17 mai 1948.

116 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 16 février 1947, SAT n° 2, A. BG.

117 Bertrand Goldschmidt, Pionniers de l'atome, ouvr. cité, pp. 403-104.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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Les derniers mois sont marqués par l'idée de réunir à la Jamaïque pendant une dizaine de jours,

trente à quarante physiciens atomistes venant des pays occidentaux et communistes. Cette tentative

ultime, lancée par l'Emergency Committee of Atomic Scientists, né en 1947 et présidé par Albert

Einstein, vise à surmonter le blocage constaté à l'UNAEC par le biais une discussion entre

scientifiques.118 La Jamaïque, terre britannique, a été choisie afin de se trouver en terrain neutre.

Harrison Brown, l'organisateur, un ancien d'Oack Ridge, vice-président de la Federation of Atomic

Scientists, est un ami personnel de Kowarski. Il écrit à Gromyko. Zlotowski, pressenti, accepte au

début du mois de février, de présenter Brown à Gromyko lequel semble accueillir l'idée

favorablement.119 Kowarski peut écrire, le 20 février : "Harisson Brown a vu Gromyko et il semble

que la conférence aura lieu."120 Une date est avancée, celle du 21 juin 1948. Joliot est invité, ainsi

qu'Auger, Perrin et Kowarski. Ce sont Brown, Szilard et Bethe qui rédigent ensemble les lettres

d'invitation. Joliot reçoit la lettre d'invitation de Brown accompagnée d'un mot chaleureux d'Einstein

qui n'évoque que deux aspects du projet : "Je peux vous assurer que les membres de l'Emergency

Committee of Atomic Scientists se consacrent à la cause supranationale et ne sont pas dominés par

des sentiments nationalistes étroites.(...) Je suis convaincu que des conversations privées comme

celles-ci sont le seul moyen de préparer une évolution politique plus raisonnable."121 Einstein se

réjouit au passage de la venue prochaine d'Irène Joliot aux États-Unis : "J'apprécie beaucoup qu'elle

serve ainsi la cause des Espagnols loyalistes." Un comité préparatoire de cinq membres se réunirait à

Paris et lancerait les invitations individuelles. Le déroulement de la rencontre sur 10 à 15 jours, le

principe de la confidentialité des débats étant admis, et combinant réunions collectives et discussions

privées, permettrait d'aller vers "des conclusions qui pourraient être rendues publiques, soit comme

l'expression d'un accord général, soit comme la formulation des différents points de vue."122

À ce courrier, arrivé le 8 mars, Joliot répond par un bref courrier à Einstein indiquant son accord

et son espoir de succès, sans manifester cependant un enthousiasme particulier. Le 17 mars, un

nouveau télégramme marque un engagement plus ferme de sa part : "Toujours d'accord pour

accepter invitation - Le thème initial des discussions pourrait être le développement des relations

scientifiques internationales."123

Devant l'initiative des atomistes américains, dans quelle position se trouve Joliot ? Quant à la

négociation de l'UNAEC, il n'ignore pas que la plupart des atomistes occidentaux, sont favorables au

Plan Lilienthal, devenu le Plan de la majorité, et approuvent en particulier, comme lui-même et les

118 L'Emergency Committee of Atomic Scientists, installé à Princeton, est né au début de 1947, sous la présidence

d'Einstein et Urey. Le comité se compose de Hans Bethe, Harrison Brown, T.R. Hogness, Philipp Morse, Linus Pauling,

Frederick Seitz, Leo Szilard et Victor Weisskopf. Joliot reçoit une circulaire, signée par Einstein, datée du 6 décembre 1946,

annonçant la création du Comité et définissant ainsi ses objectifs : "Cette énergie fondamentale universelle (nucléaire, ndlr)

ne peut être enfermée dans le concept démodé d'un nationalisme étroit car il n'y a ni secret, ni défense ; la compréhension

grandissante et l'insistance des peuples du monde, voilà le seul contrôle possible. Nous autres savants, avons pleine

conscience de la responsabilité à laquelle nous ne pouvons nous dérober : faire saisir à nos concitoyens les données

élémentaires et les conséquences sociales de l'énergie atomique. Notre seule garantie, et notre seul espoir : nous sommes

convaincus qu'un peuple bien informé prendra le parti de la vie et non celui de la mort." (Lettre de Albert Einstein, 11

décembre 1946, arrivée le 18 janvier 1947, AC.JC - F 25)

119 Voir R. Jungk, Plus clair que mille soleils, ouvr. cité, p. 221, et lettre de Kowarski à Joliot, le 7 février 1948, déjà citée.

120 Lettre de L. Kowarski, de New York, le 20 février 1948, WAT n° 3-48, A. BG.

121 Lettre d'Albert Einstein à Frédéric Joliot-Curie, haut-commissaire, le 3 mars 1948, AC.JC - Coffre 4.

122 Lettre de Harrison Brown à Joliot-Curie, le 24 février 1948, AC.JC - Coffre 4. cette lettre indique les noms des

Occidentaux pressentis qui sont, en dehors des 4 Français, Blackett, Chadwick, Dirac, Hill, Mott, Oliphant et Peierls pour

la Grande-Bretagne, Kramers pour la Hollande, Bohr pour le Danemark, et Compton, DuBridge, Marshak, Noyes,

Oppenheimer, Rabinovitch, Shapley et Wilson pour les États-Unis, auxquels s'ajoutent des représentants du Comité

américain organisateur. Les noms des scientifiques de l'Est contactés ne sont pas indiqués (URSS, Pologne et

Tchécoslovaquie).

123 Télégramme de F. Joliot à H. Brown, Atomic Scientists, le 10 mars 1948, lettre de F. Joliot-Curie à Einstein, le 12

mars, rectifié 15 mars, 1948, à Princeton, et télégramme de F. Joliot à H. Brown, le 19 mars 1948, AC.JC - Coffre 4.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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autres scientifiques du CEA, toute la partie qui fonde l'avenir de l'énergie atomique sur la création

d'une Agence internationale disposant de larges pouvoirs de contrôle et de développement. Pour

Joliot, ce point est central car il fonde tout l'avenir de l'énergie nucléaire sur des bases pacifiques, et il

a l'intérêt majeur de contraindre les États-Unis, s'ils tiennent les engagements pris dans ce plan, à

renoncer au secret et à accepter enfin de collaborer avec les scientifiques des autres pays. C'est là son

principal point d'accord avec les scientifiques américains.

Par contre Joliot considère qu'ils ne comprennent pas la situation dans laquelle se trouve l'URSS et

les raisons qu'elle a de refuser le contrôle tant que les États-Unis conservent leur arsenal nucléaire. Ils

adoptent donc, contrairement à ce qu'indique la lettre d'Einstein, un point de vue nationaliste, et ils

privilégient la sécurité mal comprise et à court terme des États-Unis, à celle du monde entier. C'est ce

qui a fait écrire à Goldschmidt, Guéron et Kowarski dans leurs WAT que les Atomic Scientists sont à

la dérive. Pourtant, à l'opposé des politiciens américains, les scientifiques savent que très vite l'URSS

aura elle aussi un arsenal nucléaire, et c'est la raison pour laquelle ils n'acceptent pas de faire une

fatalité de la politique d'échec suivie à l'UNAEC.

Donc Joliot a toutes les raisons de souhaiter cette rencontre afin de discuter de la manière de

progresser vers un compromis à l'UNAEC, favorisant le rétablissement de la confiance, faisant

reculer l'esprit de guerre froide, et reprenant une politique du pas à pas. Einstein, contrairement à

Joliot qui semble adopter un point de vue pro-soviétique, exprime publiquement sa déception devant

l'attitude des deux Grands, comme dans cette déclaration que Franc-Tireur publie en exclusivité :

"Chacune des deux parties, en tâchant de rendre sa situation militaire la plus favorable possible

pour le cas d'une guerre, empire la situation avec une vitesse de sinistre."124

Mais si les scientifiques manifestent de la bonne volonté, Gromyko, de qui dépend la réussite de la

conférence, suivra-t-il ?

L'autre aspect de ce projet qui peut intéresser Joliot est son caractère d' "Internationale des

savants", même embryonnaire. Cette idée semble s'être entièrement développée à partir de la seule

initiative de l'Emergency Committee dirigé par Einstein, mais peut-être Joliot y voit-il l'occasion de

renforcer le rayonnement de la Fédération mondiale des travailleurs scientifiques (FMTS) qu'il

préside125. Certains invités sont soit membres d'organisations affiliées à la FMTS, soit très proches.

Par contre, d'autres se tiennent à l'écart, la trouvant suspecte. Cette FMTS est soupçonnée de philo-

communisme plus ou moins camouflé par beaucoup de scientifiques américains actifs dans la

Federation of Atomic Scientists, alors même que Joliot rencontre paradoxalement les plus grandes

difficultés pour y faire venir des représentants de l'URSS et des pays dirigés par les communistes. Or,

l'objectif que proclame Einstein à cet égard, dans sa lettre de décembre 1946, rejoint totalement celui

de la FMTS : "Nous autres savants, avons pleine conscience de la responsabilité à laquelle nous ne

pouvons nous dérober : faire saisir à nos concitoyens les données élémentaires et les conséquences

sociales de l'énergie atomique. Notre seule garantie, et notre seul espoir : nous sommes convaincus

qu'un peuple bien informé prendra le parti de la vie et non celui de la mort."126 Bref, Joliot peut

espérer, comme Einstein, Brown et leurs amis, que la conférence de la Jamaïque permette de

dépasser la guerre froide, au moins dans le monde scientifique.

Finalement, la réponse des Soviétiques est négative, et la conférence est reportée. Cette tentative

avortée de contacts directs entre scientifiques des deux blocs constitue une sorte de préhistoire de ce

124 Franc-Tireur, le 6 avril 1948, sous le titre : "Non ! La guerre n'est pas fatale". "Si l'on regarde la situation

objectivement, il n'y a pas de raisons pour qu'une nouvelle guerre mondiale soit inévitable. Ni les États-Unis d'Amérique,

ni la Russie n'aspirent, en réalité, à une domination mondiale. En outre, il n'y a pas de réellement grave conflit d'intérêts

vitaux, sauf le danger qui repose dans le fait qu'aucune de ces deux puissances n'a montré un vrai désir de résoudre le

problème de la sécurité d'un manière supranationale." Ensuite, Einstein fait appel aux intellectuels, à la presse et à

l'opinion pour faire reculer la peur et la haine et permettre une "solution raisonnable."

125 Sur la FMTS, voir M. Pinault, Frédéric Joliot-Curie, ouvr. cité.

126 Déjà citée, voir note ci-dessus.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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qui débutera en 1955, lors de la première conférence de Genève sur les utilisations pacifiques de

l’énergie atomique, puis avec l'Appel (dit) Einstein-Russell, c'est-à-dire un mouvement international

de scientifiques dépassant les clivages de la guerre froide. C'est donc une occasion manquée, sans

doute par un choix délibéré des Soviétiques. Les initiateurs du projet ne veulent pourtant pas se

décourager. Ils écrivent aux participants en annonçant que la conférence est reportée, sans d'ailleurs

indiquer de raison pouvant conduire à penser qu'il s'agit d'un échec : "À la réunion de l'Emergency

Committee ce week-end à Princeton, nous avons décidé de ne pas maintenir notre projet pour le

moment, et de revoir la question d'une telle conférence internationale à notre réunion de septembre,

en fonction de la situation d'alors.(...) Il est sûr que nous compterons sur votre présence quand,

finalement, la conférence aura lieu."127

Joliot n'avait pas manifesté une confiance enthousiaste au projet lorsqu'il lui avait été soumis par

Einstein. Il faut sans doute y voir un signe de la dégradation de sa confiance et de son moral. Les

évènements qui se produisent alors n'ont rien pour modifier son état d'esprit.

En effet, à peu près au moment où s'organise la rencontre de la Jamaïque, Irène Joliot se prépare à

partir pour les États-Unis, et ce voyage constitue une caricature de la période, presque un canular.

C'est à l'invitation d'un Comité new-yorkais d'aide aux réfugiés antifascistes qu'Irène Joliot se rend

aux États-Unis, munie d'un visa en règle, pour animer une tournée de meeting en faveur des

Républicains espagnols et collecter des fonds. À son arrivée à l'aéroport de La Guardia, le 18 mars,

les services de l'immigration commencent par la retenir et l'interroger avant de décider de lui refuser

son admission sur le territoire des États-Unis. Elle est alors internée à Ellis-Island, comme "personne

indésirable." Goldschmidt, venu l'accueillir en compagnie de Gerda Friedmann, la représentante du

CEA aux États-Unis, ne peut qu'assister en toute impuissance au développement de l'incident,

derrière une vitre le séparant du bureau des arrivants. Il prévient alors l'ambassade de France à

Washington qui obtient un contact au département d'État. Une intervention sera faite dès le

lendemain, mais étant donné l'heure, une détention à Ellis-Island pour la nuit devient inévitable. Au

moment où Goldschmidt fait son récit, "la radio annonce ainsi que les journaux l'internement mais il

n'y a aucune nouvelle du relâchement."

Le caractère irrationnel et arrogant de la mesure prise contre un prix Nobel, fille de Marie Curie de

surcroît n'était pourtant pas totalement imprévisible, comme Goldschlidt, très ennuyé, le reconnaît :

"Il est évident que l'atmosphère depuis une ou deux semaines est très tendue et anticommuniste et

j'avais moi-même pensé que le moment du voyage d'Irène était assez mal tombé ; mais jamais je

n'avais pu imaginer pareille affaire." Et en effet, il écrivait, dans sa note hebdomadaire

précédente :"On commence une nouvelle affaire Lilienthal avec Condon. Kowarski a dû vous en

parler, il n'y a rien de neuf depuis son départ. La tension politique a beaucoup monté depuis la mort

de Masarik très connu et aimé ici."128

Le contexte auquel Goldschmidt fait allusion est donc celui de la violente vague anticommuniste

qui submerge les États-Unis. Tandis qu'avec le départ des libéraux du gouvernement à Prague et le

maintien du communiste Gottwald à la présidence du conseil, la Tchécoslovaquie bascule

définitivement dans le camp soviétique, témoignage, aux yeux des Américains, du caractère

irrésistible de la progression du communisme, une nouvelle affaire de suspicion en espionnage

déferle sur les milieux scientifiques. Edward Condon, président de la Société américaine de physique,

président du National Bureau of Standards, est mis en cause par la commission de la chambre des

représentants sur les activités anti-américaines129. Ses collègues prennent fait et cause pour Condon

127 Lettre de Harold Urey à F. Joliot-Curie, le 16 avril 1948, AC.JC - Coffre 4.

128 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 11 mars 1948, WAT n° 4-48, A. BG.

129 Voir Jessica Wang, "Science, Security and the Cold War : the Case of E.U. Condon", Isis, juin 1992, volume 83, n° 2,

pages 238-269.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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et il sera d'ailleurs mis hors de cause par le président Truman130. Pour l'heure, le traumatisme moral

est violent dans la communauté physicienne, tandis que l'opinion publique, largement manipulée,

perd tout repère.

C'est dans ce contexte que se produit l'affaire Curie. L'attorney général Clark déclare qu'Irène

Joliot-Curie est invitée par "une organisation déloyale" à l'égard des intérêts américains, dont le

président, M. Barsky, un chirurgien new-yorkais, est lui-même suspect et a été condamné pour

outrage au Congrès131. Si elle est libérée "sur parole" dès le lendemain de sa mise en détention, Irène

n'obtient pas d'excuses officielles de l'Administration, et elle devra signaler tous ses déplacements

aux services de l'immigration.

De son côté, Frédéric Joliot a vécu cet incident comme un épisode naturel et correspondant

exactement à la période qu'il vit. Au même moment, il est violemment attaqué personnellement, et

pour la première fois, à la tribune du Conseil de la République, c'est-à-dire le Sénat sous la IVème

République, dans des termes très voisins, à ses yeux, de ceux qui font mettre en cause Irène Joliot-

Curie ou Edward Condon aux États-Unis. Il télégraphie à l'Emergency Committee pour demander

que la conférence de la Jamaïque, dont le lieu annoncé est finalement aux États-Unis même, se

déroule dans un autre pays car, écrit-il à Irène :"Je ne désire pas connaître Ellis Island, même si le

lait est bon." Ce télégramme, parti le 19 mars, et adressé à Einstein contient ces quelques mots :

"Avais accepté participer conférence Emergency Committee - Les autorités américaines s'opposant

entrée Irène Joliot-Curie aux États-Unis je suggère que conférence se tienne dans un autre pays."

Pendant son voyage, Irène rencontre tous les organisateurs de cette conférence, en particulier Einstein

qu'elle a vu à Princeton. Elle cite aussi Oppenheimer, Marshak, Bohr, dans une lettre à Frédéric Joliot,

et annonce son arrivée sur la côte Ouest où elle verra d'autres scientifiques132. C'est dire l'importance

de ce séjour d'Irène Joliot-Curie aux États-Unis, car c'est le dernier qu'elle y fera, tandis que Joliot n'y

retournera jamais.

Comme l'écrit Bertrand Goldschmidt qui vit les dernières séances de l'UNAEC, "les détails de

l'agonie manquent d'intérêt."133 Par contre la Documentation française publie, à la date du 17 mars

1948, le texte d'une conférence qu'il a prononcée à une date indéterminée134. Il y dresse un tableau de

l'état du problème qu'on peut croire celui que l'ensemble du CEA partage avec lui, y compris Joliot. Il

laisse entendre qu'une grande négociation aura lieu au moment où l'URSS disposera à sa tour de la

bombe atomique, d'autant qu'à ce moment les grandes villes américaines seront beaucoup plus

vulnérables que l'espace soviétique.

Lorsque viendra l'heure, le contrôle étant inévitable, les travaux réalisés par l'UNAEC deviendront

utiles : "Les modalités d'un contrôle international efficace(...) apparaissent comme l'ébauche, dans

un domaine limité, d'un gouvernement mondial. Le problème de la création d'un Super État ou d'un

gouvernement mondial qui n'a jusqu'à présent constitué qu'un exercice d'école se pose pour le

première fois sous un aspect concret. L'énergie atomique forcera l'Amérique et la Russie, si elles

veulent éviter un conflit, à rapprocher leurs points de vue(...). Il paraît probable que d'ici un quart de

siècle, une solution devra probablement intervenir.(...) Devant ce terrible problème, la France

entend jouer résolument la carte de la paix."

130 Dans le WAT 7-48, daté du 7 avril 1948, Goldschmidt explique qu'un "dîner pour Condon" doit avoir lieu, et qu'il a

renoncé à y participer, "pensant qu'il faut les laisser laver leur lige sale en famille. Mais il y aura pas mal de scientifiques à

New York à cette occasion."

131 "Madame Joliot-Curie indésirable aux États-Unis", Le Monde, le 20 mars 1948, page 1.

132 Lettre d'Irène Joliot-Curie à F. Joliot, le 23 mars 1948, de Portland, États-Unis.

133 Lettre de B. Goldschmidt, de New York, le 7 avril 1948, WAT n° 7-48, A. BG.

134 Bertrand Goldschmidt, "Le problème de l'énergie atomique", Notes et Etudes Documentaires, n° 852, 17 mars 1948, La

Documentation française, déjà citée.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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CONCLUSION

La négociation sur l’énergie atomique de 1946-1948, à l’ONU a donc échoué non pour des raisons

techniques – il a été montré, par le travail des experts scientifiques qu’un contrôle international des

activités liées à l’énergie atomique était techniquement possible – mais parce que la volonté d’aboutir

n’existait pas de la part des gouvernements impliqués dans cette négociation, singulièrement ceux

des deux Grands : leur approche de la négociation a finalement été dominée par la volonté de

défendre, dans l’immédiat, ce qu’ils considéraient comme leurs intérêts nationaux.

La virulence de la guerre froide, la gravité des crises internationales auxquelles elle a donné lieu,

ont terriblement relativisé la portée des négociations pour un contrôle international des activités liées

à l’énergie atomique de 1946-1948 et la gravité de l’échec sur lequel elles se sont conclues, les

réduisant à une péripétie quasi périphérique de l’histoire.

Par ailleurs, le fait que le monde ait échappé, pendant ces décennies, à l’Apocalypse nucléaire

annoncée tend à montrer que cet échec ne fut pas si grave que cela pour l’avenir de l’humanité.

On a oublié qu’avant le déclenchement de la guerre froide, une fenêtre a paru s’ouvrir, pendant un

bref moment, pendant quelques mois tout au plus, pour un avenir différent de la planète qui aurait vu

s’établir un autre type de relations internationales et, peut-être, réussir l’utopie que promettait la

création des Nations Unies. Dans les conditions de 1945, un autre après-guerre était sans doute

possible, dans l’esprit rooseveltien. Staline s’y serait-il prêté, il est possible que non, mais avec

l’orientation choisie par Truman, la question ne se posait plus. Comme le dit Pierre Bourdieu :

"l’histoire élimine les possibles, les fait oublier comme possibles et les rend impensables".

Pourtant, cet échec de l’UNAEC contre lequel la diplomatie française s’était tout particulièrement

mobilisée, a sans doute préparé les succès ultérieurs, comme la signature des traités de contrôle et de

limitation des armements nucléaires des années soixante.

Les scientifiques spécialistes de l’atome, préoccupés qu’ils étaient par les risques mortels que

représentait pour l’humanité l’entrée dans l’ère nucléaire, ont tenté de jouer un rôle nouveau en

alertant les politiques et en apportant à ceux-ci les éléments de réflexion et d’aide à la décision que

leur donnait leur expertise. C’est le sens qu’eut la participation cruciale de Oppenheimer à la

rédaction du Rapport Acheson-Lilienthal ou celle de Frédéric Joliot-Curie à la définition de la

position française dans la négociation. Ils se sont même souvent engagés dans un véritable combat

politique, tourné vers l’opinion, la presse et les milieux dirigeants, ont multiplié les déclarations, les

pétitions, ont créé des organisations, ont tenté des rapprochements et des coordinations

internationales. Ce fut un échec. L’engagement des scientifiques, fondé sur une prise de conscience

des enjeux sociaux de la recherche scientifique et sur une massive "sortie des laboratoires", s’est

avéré être une sorte de feu de paille, vite éteint.

Ne sont restés que des petits groupes minoritaires et marginalisés qui, souvent au péril de leurs

carrières sinon de leurs vies, ont fait l’expérience de l’impuissance. Pourtant, ils peut-être évité de

plus graves dérives, comme ce fut le cas lors des campagnes contre la bombe thermonucléaire, contre

les essais atomiques dans l’atmosphère, contre la dissémination des déchets radioactifs dans

l’environnement, et aussi, plus tard, contre les bombardements américains sur les digues du Nord-

Vietnam, contre l’utilisation des gaz défoliants sur les jungles du Sud-Vietnam…

Frédéric Joliot y eut sa part, considérable, comme président de la FMTS, président du Conseil

mondial de la paix et auteur de l’Appel de Stockholm pour l‘interdiction de l’arme nucléaire, en 1950.

C’est un rôle qu’il partage avec un certain nombre de grands savants, Einstein et Bohr, bien sûr,

Oppenheimer, Linus Pauling, titulaire de deux prix Nobel dont le prix Nobel de la Paix, Leopold

Infeld, Piotr Kapitza et Andreï Sakharov, Max Born, Otto Hahn, Hideki Yukawa, Josef Rotblat, et

d’autres.

Michel Pinault, La première négociation atomique à l’ONU, novembre 2013 michel-pinault.over-blog.com

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