Philippe Monneret L’Approche Guillaumienne Du Système Verbo-temporel Français

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  • 7/24/2019 Philippe Monneret LApproche Guillaumienne Du Systme Verbo-temporel Franais

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    Lapproche guillaumiennedu systme verbo-temporel franais

    Philippe MonneretUniversit de Bourgogne

    GReLiSC / EA 4178 CPTC

    Le temps est la condition formelle a priori de tous les phnomnes en gnral . Bien que lalinguistique de Gustave Guillaume ne prsente aucune filiation kantienne apparente nirevendique et bien que le sujet parlant demeure irrductible au sujet transcendantal, laclbre formule de la Critique de la raison pure pourrait aussi bien sappliquer auxphnomnes linguistiques tels que la psychomcanique du langage1 les conoit, les dcrit etles explique. Peu de thories du langage ont en effet donn au temps une place aussi centraleque la psychomcanique guillaumienne. Linguistique fondamentalement gntique ouprocessuelle, qui sattache la reconstitution des oprations constructrices lorigine, enlangue, des faits de discours observables, la psychomcanique du langage introduit le tempspartout, dans chaque systme de la langue, dans chaque partie du discours, dans chaque actede pense qui soit aussi un vnement de langage. Le verbe, comme lieu privilgidexpression du temps, ne saurait videmment y chapper. Cest dailleurs partir dunerecherche sur la structure des systmes verbaux du grec, du latin et du franais que Guillaumetrouvera les premires formulations de sa thorie du temps opratif , comme temps sous-

    jacent toute opration linguistique, et cest galement cette occasion quil articulera pour

    la premire fois, et avec une clart remarquable, les concepts de temps, de mode et daspect. Ilest incontestable que dans le champ de la linguistique franaise, lapproche guillaumienne dela triade temps-aspect-mode constitue la thorie la plus complte, la plus profonde et la plusoriginale quon puisse trouver.

    Pour des raisons assez diverses sur lesquelles je ne mtendrai pas ici, le rayonnement de lalinguistique guillaumienne ne stend gure au del de la France, de lEspagne et du Canada hormis lexistence de quelques chercheurs spcialistes de la thorie dans de nombreux autrespays. Lhermtisme de certains textes de Guillaume et la relative complexit de la thorieexpliquent en partie cette situation. Cest pourquoi il semble opportun, dans le cadre dunepublication centre sur les questions du temps, de laspect et du mode, dvolue la circulation

    1Aujourdhui, la thorie guillaumienne peut tre indiffremment dnomme psychomcanique du langage , psychosystmatique du langage ou encore systmatique du langage .

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    des recherches linguistiques en Europe, et plus particulirement entre la France etlAllemagne, de proposer une prsentation aussi abordable que possible de la thorieguillaumienne du systme verbo-temporel. On espre ainsi contribuer la fois lclairagedes questions traites et la diffusion de la pense guillaumienne au-del de son primtre deprdilection.

    Par sa formation, Gustave Guillaume (1883-1960) est un hritier de la grammaire historiqueet compare. Il fait la connaissance d'Antoine Meillet en 1909 et suit son enseignement laSorbonne et au Collge de France de 1914 1918. Son premier livre, Le problme de l'articleet sa solution dans la langue franaise, est publi en 1919. Dix ans plus tard, en 1929, paratTemps et Verbe, ouvrage dans lequel est expose pour la premire fois la thorie du systmeverbo-temporel qui nous intressera ici. Guillaume enseigne partir de 1938 l'cole desHautes tudes o il a la charge d'une confrence libre quil assurera jusqu sa mort en 1960.Son troisime livre,L'Architectonique du temps dans les langues classiques, parat en 1945.Outre les quatre livres publis de son vivant, Guillaume laisse une uvre crite considrable :lenseignement dispens lEcole des Hautes Etudes a donn lieu vingt volumes publis

    sous le titre de Leons de linguistique de Gustave Guillaume ; un recueil dextraits de cesLeons intitul Principes de linguistique thorique (Guillaume, 1990) permet un accscommode une vue densemble de la thorie ; les articles publis par Guillaume dansdiverses revues sont rassembls dans Langage et science du langage (Guillaume, 1973) ;Ronald Lowe dirige une collection aux Presses de lUniversit Laval, intitule Essais etmmoires de Gustave Guillaume , qui comprend actuellement trois volumes : Prolgomnes la linguistique structurale I (2003) ; Prolgomnes la linguistique structurale II.

    Discussion et continuation psychomcanique de la thorie saussurienne de la diachronie et de

    la synchronie (2004) ; Essai de mcanique intuitionnelle I. Espace et temps en pensecommune et dans les structures de langue (2007). Et il nest pas douteux que les trsnombreux manuscrits indits dposs au fonds Guillaume de lUniversit Laval donnerontprochainement lieu de nouvelles publications2.

    Lapproche guillaumienne du systme verbal, et en particulier du verbe franais, estdveloppe dans de trs nombreux textes. La synthse que je vais prsenter ici, comme unesorte de vulgate, correspond aux aspects les plus stables de la thorie, cest--dire ceux quiont le moins vari dans la pense de Guillaume et qui ont t le plus largement diffuss par leslinguistes guillaumiens. Puisquil est impossible, dans les limites de ce texte, dexposer lafois la thorie et ses applications, je me bornerai une description du modle dans sa logiquepropre3et ne donnerai que de trs brefs aperus des faits discursifs quil permet dexpliquer 4.

    La comprhension de ce quest une forme ou une catgorie verbale dans une langue reposedabord pour Guillaume sur une hypothse qui donne au temps une porte dpassant de trsloin ce que les linguistes envisagent usuellement sous cette dnomination. Lexpression dutemps (au plan du discours) est en effet pour lui conditionne par une reprsentationdu temps(au plan de la langue) qui est elle-mme non pas seulement un rsultat, mais avant tout unprocessus. Or, puisque tout processus implique un droulement temporel, au sens o il

    2Guillaume a lgu ses manuscrits lun de ses lves, Roch Valin, qui sest charg den assurer la conservation lUniversit Laval.3 Donc sans comparaison avec dautres thories ce qui ne signifie aucunement que ce type danalysecomparative soit considr comme dnu dintrt. Bien au contraire, la confrontation de la psychomcanique

    dautres modles me semble une tche de la plus haute importance pour les linguistes guillaumiens.4Par ailleurs, je me limiterai lapplication du modle au verbe franais, en laissant de ct les applications dautres langues, proposes par Guillaume et les linguistes guillaumiens.

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    possde minimalement un dbut, un milieu et une fin, la reprsentation linguistique du tempsprsuppose elle-mme un temps de dveloppement de cette reprsentation :

    J'ai brivement indiqu en terminant ma dernire leon le principe sur lequel je meproposais d'entreprendre l'tude descriptive du systme verbo-temporel franais. Ce principe

    est simple et, je tiens le faire remarquer, extrmement concret ; c'est qu'il faut du temps lapense, si peu que ce soit, pour engendrer en elle le temps. Ce temps indispensable la pensepour engendrer en elle le temps constitue ce que j'ai appel l'axe chronogntique.(Guillaume 1992 : 159).

    On peroit demble la dimension cognitive de cette linguistique. Le principe selon lequel unereprsentation du temps est un processus qui se droule lui-mme dans le temps suppose detoute vidence que les reprsentations linguistiques sont envisages comme des processusmentaux5. Car ce principe a une porte tout fait gnrale : sil le formule pour la premirefois dans Temps et verbe loccasion de sa premire grande laboration thorique sur lessystmes verbaux, parce que, pour ainsi dire, le sujet limposait, Guillaume ne cessera jamais,

    tout au long de sa carrire, den explorer la porte dans tous les catgories linguistiques surlesquelles il portera son attention. Laxe temporel chronogntique selon lequel sedveloppent les reprsentations verbales nest donc quun cas particulier dun temps qui estconsidr comme sous-jacent toutes les reprsentations linguistiques, et cest ce temps,conu comme une micro-dure pendant laquelle se droulent les oprations crbrales quiconstituent le substrat des reprsentations linguistiques, que les guillaumiens nomment le temps opratif . Avant de revenir la chronognse et au systme verbal, il est parconsquent ncessaire, pour saccoutumer au style thorique de Guillaume, dillustrer parquelques exemples la porte de cette notion de temps opratif.

    1. Le concept de temps opratif

    Selon le principe qui vient dtre voqu, le mot, dans toute sa gnralit, est conu enpsychomcanique du langage comme le rsultat dun processus qui comporte deux momentssuccessifs fondamentaux. Le premier moment, lidognse, consiste en llaboration de lamatire smantique du mot. En dautres termes, il correspond llaboration dun pens particulier partir de lensemble du pensable, cest--dire dun concept, lensemble dupensable tant lui-mme vu comme un universel. Il sagit l dune opration departicularisation, puisquelle prend son dpart luniversel pour aboutir au particulier. Lesecond moment, la morphognsecorrespond lassignation une catgorie grammaticale duconcept labor au terme de lidognse. Par exemple, le concept particulier courir estsusceptible, au terme de la morphognse, daboutir au verbe courir ou au substantif course.En tant que parties de langue6, le verbe courir et le substantif course appartiennent un autreuniversel, celui des catgories du pensable en langue autrement dit courirest un verbe aumme titre que nimporte quel autre verbe, course est un substantif comme nimporte quel

    5Sur ce point, voir Valette (2006).6

    Pour des raisons relatives sa conception de larticulation entre langue et discours, Guillaume considre quelexpression partie du discours est inapproprie. Il lui substitue lexpression partie de langue . Voir sur cepoint Guillaume (1995 : 245).

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    autre substantif. Par consquent, la morphognse est une opration de gnralisation : elle vadu particulier du concept luniversel7des classes grammaticales. Schmatiquement8:

    Or ce schma, o se droulent successivement une opration de particularisation et uneopration de gnralisation le temps opratif tant reprsent par la flche horizontale nevaut pas seulement pour le systme9 du mot. On le retrouve dans de nombreux autressystmes, parce quil visualise ce que Guillaume considre comme un processus fondamentalde la cognition humaine et quil nomme aptitude contraster , cest--dire osciller entreluniversel et le singulier. Rduit sa structure essentielle, ce schma se prsente donc sous laforme suivante :

    Dans la thorie guillaumienne, ce schma est nomm tenseur binaire (radical) ; il estconsidr comme un oprateur de structure , cest--dire comme une sorte de structureminimale intgre dans de nombreux systmes de la langue. Lun des systmes o cetoprateur de structure se manifeste sous sa forme la plus pure est le systme de larticle10:

    7 On observe dans les textes de Guillaume une certaine fluctuation dans lemploi des termes singulier etparticulierdune part, universelet gnraldautre part. Sur cette question, on pourra consulter Monneret8

    Ce schma est extrait de Monneret (2003 : 37)9Sur la notion de systme, voir Guillaume (1973, 220-240)10Le schma qui suit est extrait de Monneret (2003 : 100)

    Universel 1 Universel 2

    Particulier

    gnralisationparticularisationTemps opratif

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    Sans chercher dvelopper lapproche guillaumienne de la dtermination nominale, je noteraitout de mme que cette question reprsente, outre le systme verbal, un autre grand secteurprivilgi de la psychomcanique du langage. Comme on la rappel plus haut, cest larticle

    en franais que Guillaume a consacr son premier livre, Le problme de larticle et sasolution dans la langue franaise. Par ailleurs, il convient tout de mme dexpliquerminimalement lintrt de ce schma, qui permet de comprendre lun des aspects cruciaux dela technique guillaumienne danalyse. Car le concept de temps opratif nest pas seulement unprincipe thorique gnral ; il prsente galement une porte mthodologique. Le premiergeste thorique de la psychomcanique du langage consiste, on la vu, poser que les entitslinguistiques sont le rsultat de constructions mentales qui ont-elles-mmes une dure. Lesecond geste consistera considrer que lopration mentale de construction dune entitlinguistique donne peut tre interrompue avant quelle ait atteint son terme, le contenusmantique obtenu in finetant conditionn par le moment dinterruption nomm saisie delopration constructrice. Ainsi, dans le systme de larticle, une interruption prcoce du

    mouvement de particularisation qui nest autre que le signifi en langue (ou signifi depuissance ) de larticle un livre un signifi de discours (ou signifi deffet) correspondantaux emplois gnriques de larticle indfini11, tandis quune interruption tardive du mmemouvement livre un signifi deffet correspondant aux emplois spcifiques du mme article12.Dune manire analogue, une saisie prcoce du mouvement de gnralisation qui donne sonsens larticle le livre un signifi deffet spcifique13 tandis quune saisie tardive de cemouvement de gnralisation livre un signifi deffet gnrique14. La polaritgnrique/spcifique observable dans les emplois discursifs des articles est donc rapporte une polarit universel/particulier qui est la manifestation en langue de cette proprit de lacognition humaine que Guillaume nomme aptitude contraster .

    Cest en recourant la mme technique que Guillaume explique les variations smantiques deladjectif pithte en franais. Ladjectif antpos correspond une incidence de ladjectif aunom en cours didognse alors que ladjectif postpos correspond une incidenceadjectivale postrieure la morphognse du nom. Dans ce dernier cas, la combinatoiresmantique de ladjectif et du nom intervient aprs la construction complte du nom. Enconsquence, ladjectif ninterfre pas sur le contenu smantique du nom et lensemble [nom-adjectif] sinterprte, pour le dire simplement, comme une sorte d addition des contenussmantiques de base (p. ex. un homme grand : un homme de grande taille). En revanche, si

    11Par exemple : Un linguiste devrait sintresser la philosophie du langage .12

    Par exemple : Un linguiste participait ce congrs de philosophie 13Par exemple : Le linguiste qui participait ce congrs est un spcialiste de linguistique guillaumienne 14Par exemple : Le linguiste nest pas un philosophe du langage

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    ladjectif intervient en cours didognse, son sens est affect par le contenu smantique dunom (p. ex. un grand homme : un homme de valeur). Et si ladjectivation intervient trsprcocement dans lidognse, les sens de ladjectif et du nom fusionnent, ce qui signifie quelensemble [adjectif-nom] forme une lexie (p. ex. : grand-pre, grand-mre, etc.)

    On pourrait multiplier les illustrations du mme genre. Toutes confirmeraient que lalinguistique guillaumienne est une linguistique processuelle ou gntique : les observablessont de nature rsultative ; le linguiste doit donc chercher retrouver les processus dontdrivent les observables rsultatifs. Telle est la mthode privilgie par Guillaume dans sonanalyse du systme verbal, avec la thorie de la chronognse.

    2. Temps et mode : la chronognse

    Le terme de chronognse dsigne le processus temporel de construction de la reprsentation

    du temps :

    La chronognse, spatialisation interne du temps, cre le verbe : sans chronognseexplicitement discrimine, pas de verbe. Une remarque importante est que le verbe devientd'autant plus verbe que la chronognse avance davantage vers son terme, le mode indicatif.Le verbe est verbe au minimum dans le mode le plus loign du mode indicatif, le modequasi-nominal. Quand la chronognse est parvenue son terme final, sur l'axe qui lui estpropre l'axe chronogntique , l'image-temps obtenue est celle du temps in esse, dont lepropre est d'insrer en lui la coupure du prsent et de dvelopper ainsi, d'un ct du prsent, lepass, et de l'autre ct, le futur (Guillaume, 1992, 159).

    Conformment aux principes qui ont t exposs plus haut, le processus de construction de lareprsentation du temps est susceptible dtre interrompu diffrents moments de sondveloppement. Ce nest que lorsque ce processus est parvenu son terme quunereprsentation du temps (ou image-temps) complte et acheve est obtenue, reprsentationque Guillaume nomme parfois temps in esse15, et qui correspond en franais au modeindicatif. Trois moments fondamentaux de la chronognse sont distingus sous le nom dechronothses16:

    15Par opposition in esse et in fieri. Voir infra.16Le schma qui suit est extrait de laLeon du 13 dcembre 1946 (Guillaume, 1989 : 17-26)

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    Et chaque tape de la chronognse correspond un mode17:

    Un mode est donc conu comme une tape dans la construction de la reprsentation mentaledu temps. Le temps tel que nous comprenons usuellement, comme discrimination des troispoques du pass, du prsent et du futur, nest donc pas une donne immdiate mais unereprsentation construite, qui, en franais, peut tre exprim en recourant aux temps du modeindicatif. Autrement dit, le temps en ce sens au sens de temps des poques nexistequ lindicatif. Celui-ci se compose en effet de deux temps appartenant lpoque passe (lepass simple et limparfait), de deux temps appartenant lpoque future (le futur et leconditionnel) et dun temps appartenant lpoque prsente (le prsent). Seul un verbeemploy lun de ces cinq temps est susceptible18 dinscrire le procs auquel il rfre danslune des trois poques, cest--dire de le situer dans le temps. Dans les deux autres modes,qui correspondent des chronothses antrieures lachvement de la reprsentation dutemps, le procs nest absolument pas situ dans le temps des poques.

    Le mode quasi-nominal (infinitif, participe prsent, participe pass) livre une image indivisedu temps, une reprsentation du temps totalement indiffrencie qui sapparente une ternit un temps in posse. Par exemple, lindication Frapper avant dentrer , avec ses infinitifs,est inapte situer les procs dsigns dans quelque poque que ce soit. En effet, cette

    injonction tait valable hier, elle lest aujourdhui, elle le sera encore demain. Par consquent,si lon veut qualifier le genre de reprsentation du temps auquel correspondent les formes dumode quasi-nominal, lexpression de reprsentation indivise ou indiffrencie dutemps semble tout fait adapte. Mais il reste expliquer ce qui distingue linfinitif, leparticipe pass et le participe prsent. Compte tenu de la position initiale du mode quasi-nominal dans la chronognse, la distinction entre ces trois formes verbales ne saurait enaucun cas appartenir lordre du temps des poques. Pour Guillaume, ces formes sediffrencient selon un autre plan, qui spare, dans le procs, un niveau dincidence et unniveau de dcadence. Tout procs quil soit ou non situ dans une poque, et, sil lest,quelle que soit lpoque o il est situ est en effet susceptible dtre saisi dans un tatdaccomplissement nul (il appartient alors au niveau dincidence, ou niveau ), en tat

    daccomplissement achev (niveau de dcadence, ou niveau ) ou encore en coursdaccomplissement (niveau dincidence et niveau de dcadence). Lessentiel de laconceptualisation guillaumienne du temps repose ainsi sur cette distinction entre le temps despoques et les niveaux temporels. Dans le cas du mode quasi-nominal, linfinitif appartient auniveau dincidence (dans marcher , la part daccompli est nulle), le participe prsentappartient aux deux niveaux dincidence et de dcadence (dans marchant , le procs estprsent en cours daccomplissement, donc en partie accompli et en partie inaccompli) tandis

    17Limpratif nest pas considr par Guillaume comme un vritable mode en langue, mais comme un mode allocutif notamment parce quil ne possde pas de morphologie propre. Ce point est encore aujourdhui

    discut. Voir p. ex. Moignet (1981 : 84-86).18 A condition quil ne sagisse pas dun emploi non-temporel (comme limparfait des subordonneshypothtiques par exemple)

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    que le participe pass appartient, lui, au niveau de dcadence (dans march , laction estentirement accomplie). Do le schma suivant19:

    Cette notion de niveau temporel permet galement dexpliquer, au mode indicatif, ladistinction entre les deux formes de pass (imparfait et pass simple) et les deux formes defutur (futur et conditionnel). En effet, le pass simple peut tre analys comme un tempsappartenant au niveau dincidence de lpoque passe tandis que limparfait peut treconsidr comme appartenant aux deux niveaux dincidence et de dcadence de la mmepoque. De mme, le futur est analys comme le temps de niveau dincidence de lpoquefuture et le conditionnel comme le temps de lpoque future appartenant la fois au niveaudincidence et au niveau de dcadence20. Le mode indicatif est donc reprsent de la faonsuivante21:

    Le prsent, non mentionn sur ce schma, occupe la position centrale et possde donc unedouble action sparative22 : sparation des poques pass / futur (prsent de position) etsparation des niveaux temporels incidence/dcadence (prsent de composition). Ce prsent,qui ontologiquement tend la plus grande troitesse, cest--dire se rduire une pure limiteentre pass et futur ou encore un simple point de conversion du futur en pass, se compose

    microscopiquement de deux entits, empruntes chacune aux temps quil spare : unchronotype , emprunt au futur et un chronotype , emprunt au pass. Les diffrentesvaleurs discursives du prsent du prsent trs large des emplois gnomiques aux emplois trstroits dans le cas des verbes performatifs peuvent sexpliquer par les variations de ladimension de ces chronotypes23.

    19Extrait de (Guillaume, 1973 : 267).20Il est impossible ici de donner lensemble des justifications de ces analyses. Je renvoie sur ce point Moignet(1981 : 74-84), Soutet (1989 : 45-55), Monneret (2003 : 71-84).21

    Guillaume (1973 : 255).22Guillaume (1973 : 208-219).23Sur ce point, voir par exemple Soutet (1989 : 46-48) ou Monneret (2003 : 71-73).

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    Reste la deuxime chronothse, correspondant au mode subjonctif (temps in fieri), oGuillaume distingue deux orientations, correspondant la distinction entre le subjonctifprsent et limparfait du subjonctif :

    Remonte en direction de sa source, la chronognse nous met en prsence du mode

    subjonctif, lequel signifie une image-temps non encore parvenue la compltude qu'elle adans le mode indicatif. L'incompltude consiste en ce que l'image-temps n'inscrit pas encoreen elle l'image troite du prsent, opratrice de la division du temps en deux poques latralesaussi extensives que l'on voudra : le pass et le futur. La ligne reprsentative de l'extensioninfinie du temps y spare les deux niveaux temporels sans porter en elle la coupure du prsent.Au lieu et place des poques qui, en l'absence du prsent sparateur, restent indtermines, ilest fait diffrence de deux parcours de la ligne du temps, l'un orient dans le sens descendant(en direction du temps qui s'en est all) et l'autre orient dans le sens ascendant (en directiondu temps arrivant, non encore venu).Le premier de ces deux mouvements s'approprie par affinit le niveau 2 de dcadence et lesecond, par la mme raison d'affinit, le niveau 1 d'incidence. La distinction des deux

    niveaux, lie celle des mouvements directionnellement opposs qu'ils localisent, a poursignifiant les deux temps du subjonctif : l'imparfait et le prsent. L'imparfait du subjonctifsignifie, au niveau 2 de dcadence, le mouvement descendant du temps ; le prsent dusubjonctif, au niveau 1 d'incidence, le mouvement ascendant 24.

    Cette description est schmatise ainsi :

    Jajouterai toutefois que lanalyse du subjonctif franais par Guillaume nest pas le point fortde la thorie. Cette analyse a donn lieu diverses critiques, au sein mme de lcolepsychomcanique, qui ont conduit amliorer considrablement le schma initial pouraboutir, notamment, des formulations plus prcises que ces deux mouvements ascendant etdescendant. Mais comme mon objectif est simplement de prsenter le modle conu parGuillaume, je ne dvelopperai pas ici les analyses critiques ultrieures25.

    Au total, lensemble de la chronognse franaise peut donc tre reprsent de la faonsuivante26:

    24Guillaume (1973 : 263-264). Autre formulation des deux mouvements du subjonctif : Ou bien, en effet, letemps est vu fuir en direction de ce qui n'est plus, emportant avec lui toute chose en lui contenue y compris lemoi pensant, ou bien il est pens comme un lieu dans lequel indfiniment s'additionnent les actes du sujetpensant et tous les vnements qui composent, au fur et mesure de leur apparition, la ralit de son univers.Dans un cas, le dernier, on assiste une monte dans le temps en direction du temps qui n'est pas encore; dans

    l'autre, on a l'image d'une descente en direction du temps qui n'est plus. (Ibid., p. 269)25Sur le dveloppement critique de la thorie guillaumienne du subjonctif, voir notamment Soutet (2000).26Schma emprunt la Leon du13 dcembre 1946 (Srie C) Guillaume (1989 : 26).

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    Dans ce schma, auquel jai ajout lindication explicite de la chronognse ( droite), lemode quasi-nominal est prsent comme un prsent large, parce que la reprsentationindiffrencie du temps qui caractrise ce mode peut aussi bien tre comprise comme unternel prsent. Mais je voudrais insister sur un autre point, qui apparat assez nettement danscette prsentation figure de la chronognse. Compte non tenu des temps composs, surlesquels je reviendrai dans un instant, lensemble du systme verbal du franais comporte dixformes de base : trois pour le mode quasi-nominal, deux pour le subjonctif et cinq pourlindicatif. Mais du point de vue morphologique, le nombre de formes disponibles augmentergulirement au fil du dveloppement de la chronognse : le mode quasi-nominal, qui nevarie pas selon personne, ne prsente que trois formes ; le subjonctif en a douze (six pour

    chaque temps, en raison de la variation en personne) et lindicatif se compose de trente formes(six pour chacun des cinq temps). Cette richesse morphologique croissante est considre parGuillaume comme un indice du dveloppement de la chronognse, car, dans le systmeexplicatif guillaumien, plus le temps de construction dune forme est long, plus elle aura eu letemps de dvelopper sa morphologie. Ce rapport entre la systmatique des temps et leurmorphologie est galement utilis pour justifier la structure symtrique du mode indicatif27.

    27Cest--dire la symtrie pass simple / imparfait : futur / conditionnel, visible dans la smiologie des verbes dupremier groupe : ai / ais : R-ai / R-ais (voir Monneret 2003 : 70).

    Chronothse 1Mode quasi-nominal

    Chronothse 2Mode subjonctif

    Chronothse 3Mode indicatif

    chrono

    nse

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    3. Le problme de laspect

    Il reste encore, pour achever cet expos de la conception guillaumienne du systme verbalfranais, expliquer la faon dont Guillaume envisage laspect. Lintroduction de la notiondaspect implique en premier lieu une distinction entre deux manifestations du temps dans les

    langues, le temps impliquet le temps expliqu:

    Le verbe est un smantme qui impliqueet expliquele temps.Le temps impliqu est celui que le verbe emporte avec soi, qui lui est inhrent, fait partieintgrante de sa substance et dont la notion est indissolublement lie celle de verbe. Il suffitde prononcer le nom d'un verbe comme marcher pour que s'veille dans l'esprit, avecl'ide d'un procs, celle du temps destin en porter la ralisation.Le temps expliqu est autre chose. Ce n'est pas le temps que le verbe retient en soi pardfinition, mais le temps divisible en moments distincts - pass, prsent, futur et leursinterprtations - que le discours lui attribue []Cette distinction du temps impliqu et du temps expliqu concide exactement avec la

    distinction de l'aspectet du temps :Est de la nature de l'aspecttoute diffrenciation qui a pour lieu le temps impliqu.Est de la nature du temps toute diffrenciation qui a pour lieu le temps expliqu. (Guillaume, 1983 : 47)

    Le temps expliqu correspond donc ce qui a t nomm plus haut temps des poques ,cest--dire la situation du procs dans le pass, le prsent ou le futur, tandis que le tempsimpliqurenvoie la dure interne du procs. En franais, la variation aspectuelle sexprimemorphologiquement par les temps dits composs jy reviendrai28. Mais il convientpralablement de prciser quon ne saurait opposer trop radicalement ces catgories du tempset de laspect :

    Les diffrenciations d'aspect inscrites dans le temps impliqu et les diffrenciations detemps inscrites dans le temps expliqu ont une origine commune. C'est la diffrencequalitativedu temps qui s'en va et du temps qui vient. Cette diffrence a sa racine au plusprofond de l'esprit humain : le temps apparat l'homme, d'une part, comme le substrat de toutce qui se dtruit, de tout ce qui fuit, et d'autre part comme le substrat de tout ce qui se cre, detout ce qui se produit (ibid., p. 49).

    Cette nouvelle distinction est prise en charge par lopposition du temps immanentet du tempstranscendant:

    Le temps transcendant, en sa qualit de temps qui vient, a sa source dans le futur et secontinue, avec le caractre d'incidence qu'il doit cette origine dans le pass. Il apparatainsi, par comparaison avec la notion intgrale de temps, comme du temps complet, parfait,auquel ne manque aucune poque.Il n'en va pas de mme du temps immanent. Le temps immanent, en sa qualit de temps quis'en va, ne commence qu' partir du prsent et se continue, avec le caractre de dcadencequ'il doit cette origine, dans le pass. Toute quantit de temps qui se dveloppe au del duprsent, en direction du futur, chappe au temps immanent: c'est du temps qui vient.

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    Le franais connat aussi des formes surcomposes (du type Jai eu chant), que Guillaume rapporte unaspect nomm bi-transcendant . Je ne dvelopperai pas ce point de dtail, qui napporte rien dessentiel lamodlisation.

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    Le temps immanent apparat ainsi, par comparaison avec la notion intgrale de temps, commedu temps incomplet, imparfait, auquel il manque une poque: le futur. ( ibid., p. 49-50)

    Schmatiquement, le temps immanent et le temps transcendant peuvent tre reprsents ainsi :

    Le temps transcendant est donc dvolu, en raison du pass quil implique, lexpression delide daccomplissement. Il donne une reprsentation de la dure interne du procs danslaquelle lvnement apparat comme tant parvenu son achvement aprs streentirement droul. Comme lcrit Grard Moignet, Dire Pierre a chant, cest situerPierre, relativement lvnement chanter , dans ltat qui rsulte de lpuisement delaction en cause. Cest dire que, pour lui, cet vnement est dpass et quil est au-del delui (1981 : 98). En revanche, le temps immanent prsente le procs au sein de ses limitespropres. Il signifie le dedans, sans loutrepasser, de ce dont le verbe est la reprsentation (Guillaume 1973 : 252). Ainsi dans je chante,je chantais,je chanterai, etc., le procs, quelleque soit lpoque considre, naccde jamais son propre dpassement. Il faut un tempscompos pour y parvenir : jai chant, javais chant, jaurai chant, etc., cest--dire unaspect transcendant, qui vhicule une ide daccompli elle-mme susceptible dtreinterprte comme une antriorit do la concurrence, notamment, entre le pass simple etle pass compos29. Encore une fois, je nai pas la place ici de dcrire toutes les applicationsde ce modle. Je dirai seulement quil permet de rendre compte, dune manireparticulirement lgante, de la plupart des nuances smantiques parfois trs subtiles delusage en discours des verbes franais30, sans compter les clairages diachroniques quil estsusceptible de fournir31.

    Au fond, lapport essentiel de ce modle me semble rsider dans la clart de la dfinition et delarticulation des trois concepts descriptifs majeurs de la description des systmes verbaux

    que sont le temps, le mode et laspect. La thorie des modes repose sur une distinction entredes types de reprsentations du temps plus ou moins labores, la plus complte tant celleque livre lindicatif, seul mode apte situer un procs dans le temps des poques pass,prsent ou futur. Les niveaux temporels et laspect prennent en charge une autre dimension de

    29Le lecteur avis sinterrogera peut-tre sur ce qui distingue laspect, ainsi dfini par lopposition du tempsimmanent et du temps transcendant, des niveaux temporels caractriss par lopposition entre lincidence et ladcadence, puisquil sagit dans les deux cas de distinctions fondes sur la transition non-accompliaccompli.La question nest pas dfinitivement tranche : certains guillaumiens (par exemple Soutet 1989) considrent quenous avons dans les deux cas affaire au plan aspectuel ; dautres (comme Moignet 1981), prfrent maintenircomme le faisait Guillaume une frontire nette, au moins au plan thorique, entre dune part les niveauxtemporels, qui permettent de distinguer limparfait du pass simple, ou le participe pass du participe prsent, et

    dautre part laspect, rserv la distinction entre les formes simples et les formes surcomposes.30Parmi bien dautres, Moignet (1981) en donne de nombreux exemples.31Sur la dimension diachronique de la linguistique guillaumienne, on lira utilement Verjans (2011).

    Temps transcendantEx. :jai chant

    Pass Prsent Futur

    Temps immanentEx. :jechante

    Pass Prsent Futur

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    la temporalit, celle qui constitue le procs dans son droulement lui-mme, de son pointinitial son terme final, laspect signifi dans les langues tant une manifestation de deuxvisions possibles de lorientation du temps temps immanent de lhomme qui avance versson avenir en laissant derrire lui se refermer un pass laiss dans loubli, et tempstranscendant qui fait de lhomme un point de conversion du futur en pass, un futur qui

    avance vers lui et en quelque sorte le traverse. On conoit aisment que cette thorie dutemps, des modes et de laspect nest pas seulement une thorie linguistique. Outre sadimension technique, elle contient une vritable philosophie du temps, dont on cherchera envain un quivalent aussi profond chez dautres linguistes. Ayant commenc par Kant, qui estpeut-tre le moins linguiste des philosophes, je terminerai par ce propos dAndr Jacob, leplus philosophe des guillaumiens : Le temps, en devenant humain, cest--dire en semanifestant et en accdant la conscience de soi chez lhomme, sarticule sur le langage, quiest le lieu ou le creuset dune reprsentation en qute de cohrence 32. Sans le langage qui la fois lexprime et la constitue, notre exprience du temps serait en effet peu de chose. Lelecteur jugera si celle quil aura vcue en parcourant ce texte fut la hauteur de ses attentes,ou sil aura perdu son temps en essayant de le comprendre.

    Bibliographie

    Guillaume, Gustave.1919. Le problme de l'article et sa solution dans la langue franaise.Paris : Hachette.Guillaume, Gustave. 1929. Temps et Verbe. Thorie des aspects des modes et des temps.Paris : Champion.Guillaume, Gustave. 1973. Langage et science du langage. Paris : Librairie A.-G. Nizet /Qubec : Presses de l'Universit Laval.Guillaume, Gustave. 1983.Principes de linguistique thorique. Paris :Klincksieck.Guillaume, Gustave. 1989.Leons de linguistique de Gustave Guillaume, 1946-1947, srie C,Grammaire particulire du franais et grammaire gnrale II. Qubec : Presses del'Universit Laval / Lille : Presses universitaires de Lille.Guillaume, Gustave. 1992. Leons de linguistique de Gustave Guillaume, 1938-1939.Qubec : Presses de l'Universit Laval / Lille : Presses universitaires de Lille.Guillaume, Gustave. 1995.Leons de linguistique de Gustave Guillaume, 1958-1959 et 1959-1960. Qubec : Presses de l'Universit Laval / Lille : Presses universitaires de Lille.Guillaume, Gustave. 2003. Prolgomnes la linguistique structurale I. Essais et mmoiresde Gustave Guillaume. Qubec : PU Laval.Guillaume, Gustave. 2004. Prolgomnes la linguistique structurale II. Discussion etcontinuation psychomcanique de la thorie saussurienne de la diachronie et de la

    synchronie. Qubec : PU Laval.Guillaume, Gustave. 2007.Essai de mcanique intuitionnelle I. Espace et temps en pensecommune et dans les structures de langue.Qubec : PU Laval.Jaco, Andr. 1992. Temps et langage. Essai sur les structures du sujet parlant. Paris : ArmandColin.Moignet, Grard. 1981. Systmatique de la langue franaise. Paris : Klincksieck.Monneret, Philippe. 2003. Notions de neurolinguistique thorique. Dijon : EditionsUniversitaires de Dijon.Monneret, Philippe. 2010. Le singulier selon Gustave Guillaume. L'InformationGrammaticale126.51-56.Soutet, Olivier. 1989.La syntaxe du franais. Paris : PUF.

    32Jacob (1992 : 367).

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