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Philippe Soupault, Chansons, avertissementmultimedia.fnac.com/multimedia/editorial/pdf/9782332573704.pdf · A celles et ceux qui n’ont pas été jusqu’au bout ... le stade de

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« Au cours d’un voyage dans différentes parties du monde et dans des milieux très divers, j’ai pu suivre le sillage d’une chanson qui non seulement plaisait aux hommes et aux femmes de tous âges et de toutes conditions qui ne parlaient pas tous la même langue, mais aussi, manifestement, les fascinait. Sifflée, fredonnée, murmurée, chantée à pleine voix, La vie en rose s’épanouissait à tous les carrefours de l’univers. Il suffisait que soient prononcées les premières paroles du refrain pour qu’aussitôt les auditeurs se sentent complices. »

Philippe Soupault, Chansons, avertissement Paris, ed. Eynard, 1949.

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« Pas une carte au monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas »

Oscar Wilde

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A celles et ceux qui n’ont pas été jusqu’au bout…

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Première partie

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Lorsque Paul coucha les dernières notes de sa

guitare sur la voix de Ringo, le stade de France retenait son souffle. Personne n’osait applaudir. Pensez, Ringo Star chantant Nougaro, « Toulouse », dans l’arrangement original de Christian Chevalier, restitué par la grâce de Sir Paul Mac Cartney ! Dans la tribune présidentielle, quelqu’un se leva et dit simplement dans le micro un merci qui flotta longuement au-dessus des murmures de la foule. Mon voisin s’adressant à sa femme : « Tu disais que Ringo n’est pas un chanteur ? »

Allait-on réellement envoyer un karaoké dans l’espace ? En tous cas cette série de concerts à travers le monde atteignait son objectif. Aux heures d’alimentation électrique, on téléchargeait sur Internet les interprétations de cette folle nuit internationale de la chanson française et leur version originale. Les partitions, disponibles partout gratuitement, rempliraient sans doute les poches des sponsors mais le quidam n’avait rien à débourser en apparence.

Depuis la grande catastrophe évitée de justesse, le monde s’était repris, non sans séquelles. On avait moralisé le capitalisme pour un temps, en un temps record. Les immenses bouleversements qui secouaient

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la planète n’étaient que des prémices et bien des interrogations demeuraient, mais le cœur des gens avait changé. Les ponts aériens qui soulageaient l’urgence tout autour du globe transportaient même de la musique.

« Allons messieurs, d’autres tâches nous attendent », dit Nicolas à ses conseillers culturels. Jacques L. avait la banane sur toute la largeur de son visage fraîchement refait. L’effervescence touchait l’ensemble du monde et en moins d’une semaine, tout se réorganisait : emploi, production, échanges… Il n’était pas rare de croiser une célébrité accrochée à son téléphone, stylo en main : « Et pourquoi ne pas inviter Kim Jong Un ? Vous savez bien qu’il délègue tous ses pouvoirs à la Fondation Internationale de Réconciliation ! »

Comme c’est parfois le cas, mes démarches auprès de l’éditeur tombèrent pile au moment clé. Tout alors s’était précipité : le raz de marée sur l’ensemble de la façade atlantique des côtes américaines, l’arrêt en urgence de toutes les centrales nucléaires de la terre décidé par la nouvelle Fondation Internationale de Survie des Communautés. Bref, le monde avait eu très peur.

Douze équipes de par le monde s’attelèrent aussitôt à des versions brésilienne, russe, danoise, islandaise, turque, ivoirienne, italienne, allemande, colombienne, japonaise, espagnole et hongroise de mon travail. Toutes ces chansons devaient rapidement circuler sur les cinq continents où les écoles de musique tournaient à plein régime. Le désir des peuples de se connaître et de s’apprécier n’était plus une utopie mais le combat de l’humanité luttant pour

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sa survie, quitte à consacrer une part de ses ressources à l’éducation du monde par lui-même.

Saura-t-on un jour par quel trait de génie et profitant de sa situation privilégiée d’Agent Planétaire de Liaison, le président français lancerait bientôt le mea-culpa d’un système en faillite, rassemblant les peuples du monde entier dans un formidable élan d’introspection ?

Toujours est-il que la semaine internationale de la France, décidée dans l’urgence de ce gigantesque chantier, fut l’occasion de diffuser mon œuvre dans des stades et salles de concert éclairés à la bougie, avec utilisation exclusive d’instruments acoustiques.

Paris

« Personne ne contrôle le résultat de vos recherches ?

– Personne n’en a les moyens, pour l’instant, tous travaillent ensemble. J’ajouterai que nous réfléchissons continuellement à l’élaboration d’un contre-pouvoir.

– Quelles garanties vous a-t-on offertes ? – Celle de me maintenir à mon poste… et en vie je

suppose. Incrédule, Tanguy fouilla sa poche machinalement,

pour en sortir un paquet de cigarettes. – Vide ? – Je dois y aller ! » Il bondit, dévala l’escalier et atterrit dans le couloir

où on le laissa quitter l’immeuble. L’interview avait duré à peine une demi-heure. Un

fort relent de déjà-vu l’emportait sur son incrédulité

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pour finir de le convaincre. Le complot, si c’en était un, présageait une imposture d’envergure inédite. Chacun semblait convaincu être l’élu d’un nouvel ordre intérieur, personnel. Cette pensée insupportait Tanguy au plus haut point, mais que faire pour l’instant ?

« T’as du feu ? Le gamin, lui, n’avait pas dix ans. – Tu auras bien plus que du feu si tu me rends

service. » Ressortant de l’immeuble en flammes, l’enfant

arborait fièrement sa cigarette allumée au coin des lèvres.

Tanguy n’avait pas réfléchi. Comme dans la narration, les éléments s’enchaînent, échappant momentanément à toute logique. Le tout est de retomber sur ses pieds.

Paris grouillait de paparazzis, journalistes et reporters éclectiques, débarquant de partout dans l’espoir d’infos sensationnelles, de scoops, de reportages authentiques parfois. Hanté d’intuitions trop encore fugaces pour souffler aux médias son pressentiment, celui d’un niveau d’escroquerie jamais atteint, son instinct reprit le dessus :

« Vous travaillez sur quoi ? La jeune femme présentait un visage engageant.

Une longue chevelure brune remontée au-dessus du cou, un regard profond et dur, avec une façon de sonder l’âme de la moindre brise qui le séduit immédiatement. Elle se prénommait Graziella. Il la devinait espagnole, puis, y renonçant, s’exprima en anglais, ce qui déplut à la journaliste.

– Vous n’avez pas l’air préoccupée !

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Semblable aux nombreux touristes, hormis ses appareils en bandoulière, elle flânait, distraite, sur le boulevard, s’imprégnant de chaque instant, aussi ne répondit-elle pas tout de suite. Puis, tendant un micro comme l’on s’arrête lacer sa chaussure, elle enclencha son enregistreur numérique. Décontenancé, Tanguy s’apprêtait à dire : Peu de gens savent où chercher, mais…

« Acceptez-vous une interview ? Lui qui venait de se livrer à l’exercice une heure

plus tôt se laissa tenter. – Oui, bien sûr ! – Qu’est-ce qui a changé dans votre vie depuis un

mois ? Bien que bateau, la question le troubla tant il avait

à dire. Forçant un air enthousiaste, il se contenta de livrer un mélange d’anecdotes, d’optimisme et de vérités crues, ne pouvant contenir quelques réserves devant l’ampleur de la tâche.

– J’ajouterai qu’une seule personne ne s’est pas inquiétée de mon opinion et c’est ma femme.

– Peut-être que ces événements ne bouleversent pas seulement les peuples ! »

Il renouvela l’opération à deux reprises, avec un italien et une américaine, cela suffirait en cas d’urgence. Répertoriant téléphones et e-mails, Tanguy avait maintenant pour seuls contacts Graziella Lena, Frederico Belani et Suzan Crebs. Il lui semblait hors de question de faire un tant soit peu confiance à ses proches.

A peine plus de deux heures de télévision par jour et personne ne s’en plaignait, ne semblait en pâtir ni souffrir. Les journalistes travaillaient même avec plus

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de frénésie. Beaucoup de spectacles se jouaient en plein air ou dans des lieux abrités mais ouverts. Dans les aéroports, les artistes du monde entier se croisaient en un ballet orchestré depuis les QG culturels des grandes métropoles. Ils n’étaient pas les seuls. Enseignants, scientifiques, ouvriers, financiers, nurses… leur emboîtaient le pas. Cette interculturalité, instaurée pour deux mois dans l’attente des premiers résultats de la production mondiale et de sa répartition, rencontrait un écho formidable. Tanguy pensa que ce drame avait au moins le mérite de mettre le monde au diapason des besoins de mobilisation.

L’inspecteur Treize n’en revenait pas. Au milieu de toutes les tâches de liaison qui leur incombaient, à lui et ses subordonnés, on signalait un seul acte qui put s’apparenter à du vandalisme. Après évacuation, un immeuble officiel brûlait à la Madeleine. Aucun indice sérieux pour l’instant, mais toutes les archives des quatre dernières semaines partaient en fumée. La finalité d’un acte prémédité défiait la logique, puisque d’autres plates-formes de liaison à travers le monde, recoupaient les données détruites. Juste un peu plus de travail pour les réunir à nouveau !

Le temps pressait pour organiser les zones d’hébergement prioritaire, nécessaires au transit des hôtes étrangers, et finir d’établir le planning auprès des familles d’accueil. Les forces de police, structurées en unités indépendantes de quatre à cinquante femmes et hommes, menaient essentiellement des missions de protection civile, de communication et de circulation des biens et des personnes. Face à une délinquance sporadique, les

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unités mobiles qui en avaient la charge couvraient des zones de plus en plus étendues. Le cas de la Madeleine fut confié à l’unité Seine-Grand Couronne.

« Pardon inspecteur, pouvez-vous consacrer un peu de temps à ces jeunes ?

– Que se passe-t-il pour vous ? – M’sieur, on a plus d’taf. On a aidé les keufs

c’matin pour décharger du matos dans les bureaux, après on a vu un concert super class, mais là on sait plus quoi faire et on a pas envie d’traîner.

– Vous jouez d’un instrument ? – Moi non, mais lui y fait d’l’harmo. – Vous pouvez consulter l’harmonie des quais,

pour viser l’agenda. Sinon j’ai reçu un message d’Orly où il reste de la place sur les vols des missions Afrique.

– Cool, merci m’sieur ! »

Les banlieues se vidaient ces derniers temps. Jeunes et chômeurs voyageaient, guidés par différentes catégories d’accompagnateurs : éducateurs, ouvriers, artistes, enseignants, commerciaux… Les restrictions de consommation électrique y étaient pour beaucoup, mais nul ne s’en plaignait. Même les salles de cours affichaient complet entre deux concerts. Malgré les besoins tous azimuts, les structures éducatives, encore nationales, constituaient une priorité absolue pour le nouveau Potentat Intergouvernemental. L’état d’urgence planétaire ressemblait à un immense chantier de solidarité.

Des Conseil Quartier-Famille se réunissaient régulièrement, dans les endroits les plus divers, au gré de leur évolution et des citoyens disponibles. En retour, les instances législatives et exécutives

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échangeaient pour la première fois, directement et de façon permanente, avec chaque zone d’habitation, chaque cellule familiale qui le désirait, et celles-ci étaient de plus en plus nombreuses.

Sur son ordinateur portable, l’adjudant-chef Coulon, assisté de Béatrice et du jeune Mohamed, tous deux stagiaires au poste de Responsable Communication des Cellules Familiales, essayait de démêler les injonctions de Zina :

« Zina, vous dites qu’il faut décaler le ramassage des déchets ?

– Oui, parce que depuis que les jeunes ont organisé leur business, c’est la course aux ordures.

– Mais la société de ramassage passe le mardi et le vendredi.

– Ça suffit pas ! Avec tout le remue-ménage en ce moment, y’en a plus à ramasser qu’avant et si y passaient le lundi, le mercredi et le samedi, les jeunes pourraient bosser dès le lundi. Le temps d’amener tout ça au collectif de recyclage, ça leur laisserait deux jours pour faire autre chose, en plus de leurs cours.

– Bon je note : Décalage souhaité du ramassage des poubelles au lundi, mercredi et samedi, dans l’intérêt des jeunes du quartier, organisés en équipes de recyclage, pour ce qui concerne la musique.

– Non m’sieur, dit Mohamed, il faut préciser que c’est en liaison avec les écoles et les centres de loisirs.

– Pourquoi ne pas ajouter le lycée et les assos ? renchérit Béatrice.

– Bon alors, si à la place de, pour ce qui concerne la musique, je mets, pour collecter les matériaux

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sonores à destination des structures éducatives et associatives, ça va ?

– Ça c’est d’la phrase chef ! » Ces réunions se prolongeaient souvent autour d’un

barbecue où il n’était pas rare que l’on chante et que l’on danse.

Sur les côtes américaines, la situation se stabilisait, si l’on peut dire ce genre de choses. Aux trois millions cinq cent quatre-vingt-cinq mille morts, recensés depuis l’Argentine jusqu’au Canada, il fallait ajouter les disparus, les blessés, les infrastructures détruites ou endommagées, la nature dévastée et le désarroi des survivants. Au plan international, la mise en œuvre de moyens titanesques rendait espoir à l’humanité, mais c’est surtout l’information et la transparence autour de ces actions qui cristallisaient la sympathie et l’adhésion des populations. Dès le lendemain du cataclysme, les chefs d’états et de gouvernements, réunis au siège de l’ONU pour une commémoration du drame de Fukushima au Japon, lancèrent un appel. La toute-puissance des médias audiovisuels vivait alors son chant du cygne.

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