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sabato samedi 26 juin 2010 24 photographie expo L’Afrique dans la peau «Je n’ai jamais eu autant de travail que depuis que les gens savent que je suis photographe!», affirme le grand avocat Benoît Feron, qui plaide des affaires bancaires extrêmement complexes. Mais, s’il pouvait choisir, il partirait 6 mois par an en Afrique, pour photographier les tribus rurales. Sa nouvelle exposition, à la Galerie Duqué & Pirson, est visible jusqu’à la mi-juillet. REPORTAGE: THIJS DEMEULEMEESTER PHOTOS: BENOIT FERON J ’ai eu beaucoup de mal à parler de ma passion», se souvient Benoît Feron (47), avocat associé au cabinet inter- national NautaDutilh et spécialiste en droit bancaire et droit des marchés boursiers. «Je me sentais gêné. Je pensais que mes confrères trouveraient ça ridicule, et j’avais peur de fusiller ruiner ma carrière si on venait à l’apprendre. Mes amis avocats ne savaient pas que j’étais photographe et mes amis pho- tographes ne savaient pas que j’étais avocat. Lors de ma première expo, j’ai prudemment in- vité quelques connaissances, qui toutes ont ac- cueilli mes photos avec beaucoup d’enthou- siasme. Depuis lors, j’ose en parler. Et, vous n’allez pas le croire, mais je n’ai jamais eu au- tant de travail en tant qu’avocat depuis que l’on sait que je suis aussi photographe! Pourquoi? Je dévoile mon côté humain, je montre que, derrière cette façade de toge et de textes de lois, se cache une deuxième personnalité. Lors des entretiens avec les clients, nous parlons souvent plus longtemps de photographie que de l’affaire proprement dite.» Alors, Benoît Feron se sent-il avocat ou pho- tographe? «J’ai toujours rêvé de faire de l’ar- chitecture ou de la photographie, mais j’ai fi- nalement étudié le droit. J’aime mon métier, mais il est très exact, analytique et compliqué. La photo, c’est ma soupape de sécurité, mon deuxième souffle. Elle me permet de garder un équilibre entre mon côté cartésien et mon côté émotionnel.» «

photographie expo · 2019-05-18 · ©Kristof Van Accom sabato samedi 26 juin 2010 26 photographie expo African dream Etonnamment, la passion de Feron pour l’Afrique a commencé

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L’Afriquedans lapeau

«Je n’ai jamais eu autant de travail que depuisque les gens savent que je suis photographe!»,affirme le grand avocat Benoît Feron, qui plaide

des affaires bancaires extrêmement complexes.Mais, s’il pouvait choisir, il partirait 6 mois par anen Afrique, pour photographier les tribus rurales.

Sa nouvelle exposition, à la Galerie Duqué &Pirson, est visible jusqu’à la mi-juillet.

REPORTAGE: THIJS DEMEULEMEESTER PHOTOS: BENOIT FERON

J’ai eu beaucoup de mal à parler de mapassion», se souvient Benoît Feron(47), avocat associé au cabinet inter-national NautaDutilh et spécialiste en

droit bancaire et droit des marchés boursiers.«Je me sentais gêné. Je pensais que mesconfrères trouveraient ça ridicule, et j’avaispeur de fusiller ruiner ma carrière si on venaità l’apprendre. Mes amis avocats ne savaientpas que j’étais photographe et mes amis pho-tographes ne savaient pas que j’étais avocat.Lors de ma première expo, j’ai prudemment in-vité quelques connaissances, qui toutes ont ac-cueilli mes photos avec beaucoup d’enthou-siasme. Depuis lors, j’ose en parler. Et, vousn’allez pas le croire, mais je n’ai jamais eu au-tant de travail en tant qu’avocat depuis que l’onsait que je suis aussi photographe! Pourquoi?Je dévoile mon côté humain, je montre que,derrière cette façade de toge et de textes delois, se cache une deuxième personnalité. Lorsdes entretiens avec les clients, nous parlonssouvent plus longtemps de photographie quede l’affaire proprement dite.»Alors, Benoît Feron se sent-il avocat ou pho-tographe? «J’ai toujours rêvé de faire de l’ar-chitecture ou de la photographie, mais j’ai fi-nalement étudié le droit. J’aime mon métier,mais il est très exact, analytique et compliqué.La photo, c’est ma soupape de sécurité, mondeuxième souffle. Elle me permet de garder unéquilibre entre mon côté cartésien et mon côtéémotionnel.»

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©Kristof Van Accom

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African dreamEtonnamment, la passion de Feron pourl’Afrique a commencé pendant des sports d’hi-ver, il y a six ans. «Je ne suis pas un grandsportif. Par comble de malchance, il faisait ex-trêmement mauvais. A l’hôtel, pour tuer letemps, je me suis mis à feuilleter le livre duphotographe italien Carlo Mari, Mon Rêved’Afrique, où j’ai lu cette citation: «L’Afriqueest le dernier continent qui offre encore unevue sur l’infini». J’ai regardé par la fenêtre del’hôtel: à cause du brouillard épais comme dela purée de pois, je voyais à deux mètres àpeine et j’ai éprouvé une sensation de claus-trophobie. Cette nuit-là, je n’ai pas fermél’œil. Le lendemain, j’ai dit à mon épouse queje voulais absolument aller en Afrique. Troissemaines plus tard, j’étais dans la plaine duSerengeti, en Tanzanie, le berceau de l’huma-nité. Le premier soir, j’assistais à un magni-fique coucher de soleil après avoir passé lajournée à photographier des animaux sau-vages. Inoubliable. Depuis lors, l’Afrique nem’a plus lâché. Au début, je ne faisais que desphotos du monde sauvage. Mais, lorsque je mesuis retrouvé au Kenya, dans un petit villageMassaï, j’ai été touché par leur culture et leurscoutumes. Depuis lors, je photographie sur-tout des gens.»Après son beau livre, Surma, Faces & Bodies,qui présente des portraits d’hommes et defemmes Surma peints, l’intérêt de Feron s’estorienté sur tout ce qui est lié à la peau et auxtextures. Depuis 2009, il s’est mis à photogra-phier des détails de corps, de vêtements etd’ornements au lieu des portraits tirés sur fondnoir dans son studio photo mobile qu’il faisait

MINIMES La peau et les textures fascinent Feron.En général, il n’y a que quelques détails minimes qui permet-tent de reconnaître la partie du corps qui est photographiée.

‘Je n’ai pas de mission

ethnographique, mon but n’est pas

de recenser les tribusprimitives. Ce qui

me motive, c’est labeauté pure

Benoît Feron

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auparavant. Contrairement à des photo-graphes comme Steve McCurry (connu pourson portrait de la nomade afghane au regardémeraude), Feron zoome sur les couleurs, lesmatières et les textures. Cela donne desimages graphiques très abstraites, nettesjusque dans les moindres détails. Ce ne sontsouvent que des micro détails, mais qui per-mettent de déduire la partie du corps repré-sentée.

Symbole tribalFeron nous conduit vers une photo de jupe encuir de chèvre. «Chez les Nyangatom, unetribu du sud-ouest de l’Éthiopie et du sud-estdu Soudan, c’est un vêtement destiné auxjeunes filles qui ne sont pas encore promises àun homme. Lorsque quelqu’un a déjà «prisune option» sur la jeune fille, ils suspendentun certain objet à la lanière de la jupe. En tantqu’étranger, on ne comprend pas cette symbo-lique. C’est pourquoi je pars toujours avec desguides locaux qui connaissent bien la langue,les coutumes et les traditions locales.»Un peu plus loin, une photo montre un torsemasculin couvert de mutilations. «C’est le dosdu plus courageux guerrier des Nyangatom.Chaque fois qu’il tue des guerriers d’autres tri-bus du Kenya ou du Soudan, on lui fait de nou-velles cicatrices sur son corps à son retour, enguise de trophée de chasse. Tout son corps enétait couvert: c’était particulièrement impres-sionnant à voir.»Chez les Surma, Feron a assisté à un Donga.«Ce sont des duels entre hommes de diffé-rentes tribus. Les guerriers sont nus, entière-ment peints, et se frappent avec d’énormes bâ-

tons. Le sang gicle, c’est vraiment épouvanta-ble. Des milliers de personnes viennent y as-sister. L’ambiance dans le public est très ten-due. J’avais vraiment peur, au beau milieu decette foule rugissante. J’ai fait profil bas. Enplus, je ne pouvais pas prendre de photos.Mais, deux jours plus tard, alors que je mepromenais dans un village, j’ai vu passer untype baraqué au corps peint. C’était l’un desguerriers qui avaient participé au Donga. Je luiai demandé de poser nu devant l’objectif. Surla photo, on voit très bien que la peinture esten train de s’écailler. La photo est très esthé-tique et graphique, mais le contexte est cho-quant. Je suis très fier de cette image: c’est undocument authentique.»

Coton puantFeron se situe-t-il dans la photo documen-taire, représentée par Steve McCurry etSebastião Salgado, ou bien se sent-il plus unartiste à la Peter Beard? «C’est amusant quevous me posiez la question. Salgado était éga-lement un économiste. Et McCurry et Beardsont mes deux grands modèles!», s’exclameFeron en riant.«Un jour, un photographe français m’a envoyéun mail: Benoît, c’est magnifique ce que tufais. Ton style me fait penser à Steve McCurry.A la différence que l’œuvre de McCurry de-vient routinière et que la tienne ne cesse de ga-gner en profondeur.» Ce compliment m’a faitextrêmement plaisir. Surtout parce queMcCurry peut partir en reportage pendant aumoins deux mois, alors que moi, je ne peux ypasser qu’une grosse semaine. En tant quephotographe, je n’ai pas de mission ethnogra-

phique, comme de répertorier les peuples pri-mitifs. Mon approche est différente: je re-cherche la beauté pure. Malheureuse ment, jeconstate que les anciennes traditions sont entrain de perdre du terrain. Lorsque j’étais chezles Surma, il y a trois ans, je pouvais encore fa-cilement trouver des gens parés des plus bellespeintures corporelles. Aujourd’hui, elles sontdevenues rares. L’influence du tourisme estconsidérable.C’est une évolution logique, sur laquelle je nesouhaite pas porter de jugement de valeur.Mais ce qui est triste, c’est que les tribusadoptent le mauvais côté de la civilisation oc-cidentale. Dans certains villages, beaucoup degens boivent ou passent de la musique à tue-tête (grâce à un groupe électrogène), au beaumilieu de la place du village. Quant aux vête-ments en peaux de chèvre ou de mouton, ilssont de plus en plus souvent remplacés par dela fringuasse, ce qui est un problème car laplupart des gens se lavent peu. Au bout detrois jours, ce coton médiocre est raide decrasse et effrayant de puanteur, au contrairedes peaux de bêtes, nettement plus hygié-niques. Dans les villages vraiment reculés, lesgens ont gardé le sens de la beauté pure et vi-vent toujours en harmonie avec la nature.D’une certaine manière, c’est un honneur qued’être l’un des derniers à pouvoir photogra-phier des tribus aussi authentiques. J’espèreque je pourrai encore y retourner quelquesfois, avant qu’elles n’aient disparu.» S

African Skins, photos de Benoît Feron, Galerie Duqué &Pirson, chaussée de Vleurgat 109, Bruxelles. Jusqu’au 17 juil-let. www.duque-pirson.com. www.regards-passion.comwww.nautadutilh.com.