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40 / AVRIL 2002 LA RECHERCHE 352 Savoirs Physique Les matériaux virtuels Depuis une quinzaine d’années, de plus en plus de nouveaux matériaux sont fabriqués virtuellement, dans des ordinateurs. Les programmes qui calculent les propriétés de ces matériaux sont si fiables que leur utilisation semble à la portée de non-spécialistes. Pourrait-on alors innover sans comprendre la physique sous-jacente ? Les calculs numériques concurrencent les expériences En août 1989, Amy Liu et Marvin Cohen, de l’univer- sité de Berkeley, annoncent dans la revue Science la découverte d’un matériau plus dur que le diamant (1) . La nouvelle est importante, car la quête de matériaux ultradurs a toujours revêtu un grand intérêt techno- logique, qu’il s’agisse de fabriquer des objets inusables ou des instruments de découpe. Mais le mot « décou- verte » prend ici un sens particulier puisque ce maté- riau… n’existe pas ! Il est purement virtuel, confiné dans l’ordinateur de ses inventeurs. Quelle confiance peut-on accorder à une telle pré- diction, une des premières du genre ? Apparemment les physiciens n’ont pas hésité, puisque ce résultat a stimulé un grand nombre de travaux pour fabri- quer le matériau, et qu’un réseau financé par l’Union européenne s’est même constitué autour de cet objectif. Découvertes empiriques. Cet exemple illustre un renversement complet des procédures traditionnelles de recherche de meilleurs matériaux. Depuis des siècles, potiers, métallurgistes, chercheurs et ingé- nieurs s’appuient sur leur « sens physique » pour, à partir d’un processus expérimental de synthèse déjà établi, changer légèrement les ingrédients et les conditions de préparation. En testant systématique- ment les résultats, ils s’aperçoivent parfois qu’ils ont réussi à améliorer leurs matériaux. La plupart des alliages métalliques utilisés dans notre vie quoti- dienne, des aciers des voitures aux alliages d’alu- minium des avions, ont été trouvés de cette façon. Parfois, les améliorations sont totalement involon- taires. Ainsi, le premier morceau d’acier inoxydable fut repêché du fond de la poubelle où il avait été jeté. Ce nouvel alliage ne semblait pas convenir à la fabri- cation d’armes, objectif initial de l’Anglais Harry Brearley en pleine préparation de la Première Guerre mondiale. Par bonheur, Brearley remarqua que ce rebut n’avait pas, contrairement aux autres bouts de ferraille, été détruit par la rouille, et en tira toutes les conséquences. Cette démarche pragmatique et largement empirique est aujourd’hui bousculée par le travail des théori- ciens. Ceux-ci prédisent en effet les propriétés d’un matériau en connaissant uniquement sa composi- tion atomique. Ils s’affranchissent ainsi de l’approche expérimentale. Les physiciens semblent avoir réa- lisé leur vieux rêve (2) : atteindre une connaissance suffisante de la matière pour pouvoir prédire ses caractéristiques, à l’image d’un Newton qui pouvait calculer les trajectoires des planètes à l’aide d’un crayon et d’un papier. Newton lui-même avait d’ailleurs proposé claire- ment d’étendre ses succès astronomiques à l’étude de la matière, dans sa préface de l’édition de 1726 des Principes mathématiques de la philosophie naturelle : « Il serait à désirer que les autres phénomènes que nous présente la Nature puissent se dériver aussi heureusement des principes méca- niques : car plusieurs raisons me portent à soupçonner qu’ils dépendent tous de quelques forces dont les causes sont incon- nues, et par lesquelles les particules des corps sont poussées les unes par les autres et s’unifient en figures régulières, ou sont repoussées et se fuient mutuellement ; et c’est l’ignorance où l’on a été jusqu’ici de ces forces qui a empêché les [physiciens] de tenter l’explication de la nature avec succès. » Pour mieux comprendre la matière, les physiciens doivent donc découvrir les forces qui s’exercent entre atomes, forces qui jouent le rôle de la gravi- tation entre les planètes. Au niveau le plus simple, nous savons que les atomes s’attirent lorsqu’ils sont assez proches (ce qui explique la cohésion de la matière), mais qu’ils se repoussent lorsqu’ils se trou- vent à de trop courtes distances (cela explique que Pablo Jensen etXavier Blase sont chargésderecherche au CNRS. Ils travaillent ensemble au département de physique des matériaux de l’université Claude-BernardLyon-I. [email protected] lyon1.fr [email protected] lyon1.fr En deux mots Traditionnellement, la mise au point de nouveaux matériaux était une démarche empirique, faite d’ajustements successifs et de hasards heureux. Le développement de la mécanique quantique et, surtout, depuis les années 1960, celui des méthodes de calcul en chimie théorique se conjuguent aujourd’hui à la puissance des ordinateurs : les physiciens calculent a priori les propriétés de matériaux qui n’existent pas encore. De nombreux succès ont validé cette démarche. Certains redoutent que sa diffusion hors des laboratoires spéciali- sés conduise à négliger la compréhension des phénomènes physiques au pro- fit des calculs de valeurs numériques. Bien utilisées, les simulations apportent toutefois un éclairage irremplaçable sur les propriétés de la matière.

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40 / AVRIL 2002 LA RECHERCHE 352

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Physique

Les matériauxvirtuelsDepuis une quinzaine d’années, de plus en plus de nouveauxmatériaux sont fabriqués virtuellement, dans des ordinateurs. Les programmes qui calculent les propriétés de ces matériaux sont si fiables que leur utilisation semble à la portée de non-spécialistes.Pourrait-on alors innover sans comprendre la physique sous-jacente ?

Les calculs numériques concurrencent les expériences

En août 1989, Amy Liu et Marvin Cohen, de l’univer-sité de Berkeley, annoncent dans la revue Science ladécouverte d’un matériau plus dur que le diamant(1).La nouvelle est importante, car la quête de matériauxultradurs a toujours revêtu un grand intérêt techno-logique, qu’il s’agisse de fabriquer des objets inusablesou des instruments de découpe. Mais le mot « décou-verte » prend ici un sens particulier puisque ce maté-riau… n’existe pas ! Il est purement virtuel, confinédans l’ordinateur de ses inventeurs.Quelle confiance peut-on accorder à une telle pré-diction, une des premières du genre? Apparemmentles physiciens n’ont pas hésité, puisque ce résultata stimulé un grand nombre de travaux pour fabri-quer le matériau, et qu’un réseau financé parl’Union européenne s’est même constitué autour decet objectif.

Découvertes empiriques. Cet exemple illustre unrenversement complet des procédures traditionnellesde recherche de meilleurs matériaux. Depuis dessiècles, potiers, métallurgistes, chercheurs et ingé-nieurs s’appuient sur leur « sens physique » pour, àpartir d’un processus expérimental de synthèse déjàétabli, changer légèrement les ingrédients et lesconditions de préparation. En testant systématique-ment les résultats, ils s’aperçoivent parfois qu’ils ontréussi à améliorer leurs matériaux. La plupart desalliages métalliques utilisés dans notre vie quoti-dienne, des aciers des voitures aux alliages d’alu-minium des avions, ont été trouvés de cette façon.

Parfois, les améliorations sont totalement involon-taires. Ainsi, le premier morceau d’acier inoxydablefut repêché du fond de la poubelle où il avait été jeté.Ce nouvel alliage ne semblait pas convenir à la fabri-cation d’armes, objectif initial de l’Anglais HarryBrearley en pleine préparation de la Première Guerremondiale. Par bonheur, Brearley remarqua que cerebut n’avait pas, contrairement aux autres boutsde ferraille, été détruit par la rouille, et en tira toutesles conséquences.Cette démarche pragmatique et largement empiriqueest aujourd’hui bousculée par le travail des théori-ciens. Ceux-ci prédisent en effet les propriétés d’unmatériau en connaissant uniquement sa composi-tion atomique. Ils s’affranchissent ainsi de l’approcheexpérimentale. Les physiciens semblent avoir réa-lisé leur vieux rêve(2) : atteindre une connaissancesuffisante de la matière pour pouvoir prédire sescaractéristiques, à l’image d’un Newton qui pouvaitcalculer les trajectoires des planètes à l’aide d’uncrayon et d’un papier.Newton lui-même avait d’ailleurs proposé claire-ment d’étendre ses succès astronomiques à l’étudede la matière, dans sa préface de l’édition de 1726 desPrincipes mathématiques de la philosophie naturelle : « Il seraità désirer que les autres phénomènes que nous présente la Naturepuissent se dériver aussi heureusement des principes méca-niques : car plusieurs raisons me portent à soupçonner qu’ilsdépendent tous de quelques forces dont les causes sont incon-nues, et par lesquelles les particules des corps sont poussées lesunes par les autres et s’unifient en figures régulières, ou sontrepoussées et se fuient mutuellement ; et c’est l’ignorance oùl’on a été jusqu’ici de ces forces qui a empêché les [physiciens]de tenter l’explication de la nature avec succès. »Pour mieux comprendre la matière, les physiciensdoivent donc découvrir les forces qui s’exercententre atomes, forces qui jouent le rôle de la gravi-tation entre les planètes. Au niveau le plus simple,nous savons que les atomes s’attirent lorsqu’ils sontassez proches (ce qui explique la cohésion de lamatière), mais qu’ils se repoussent lorsqu’ils se trou-vent à de trop courtes distances (cela explique que

Pablo Jensen etXavier Blasesont chargés de rechercheau CNRS. Ils travaillentensemble au départementde physique des matériauxde l’université Claude-Bernard [email protected]@dpm.univ-lyon1.fr

En deux motsTraditionnellement, la mise au point de nouveaux matériaux était unedémarche empirique, faite d’ajustements successifs et de hasards heureux. Ledéveloppement de la mécanique quantique et, surtout, depuis les années 1960,celui des méthodes de calcul en chimie théorique se conjuguent aujourd’huià la puissance des ordinateurs : les physiciens calculent a priori les propriétésde matériaux qui n’existent pas encore. De nombreux succès ont validé cettedémarche. Certains redoutent que sa diffusion hors des laboratoires spéciali-sés conduise à négliger la compréhension des phénomènes physiques au pro-fit des calculs de valeurs numériques. Bien utilisées, les simulations apportenttoutefois un éclairage irremplaçable sur les propriétés de la matière.

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la matière ne s’effondre pas sur elle-même). Cescaractéristiques sont résumées dans des « poten-tiels » interatomiques qui rendent compte de l’évo-lution des forces en fonction de la distance quisépare le centre des atomes.En 1924, l’Anglais John Lennard-Jones proposa unpotentiel simple qui devint un grand classique. Cepotentiel contient deux paramètres qui reproduisentla distance d’équilibre entre les atomes étudiés et l’at-traction maximale qu’ils peuvent exercer. Il appar-tient à la grande famille des potentiels dits « empi-riques », car leurs paramètres sont ajustés pourreproduire certaines données expérimentales

connues du matériau étudié. Ces potentielsempiriques ont d’abord été utilisés, notammentpar Lennard-Jones, dans le cadre de calculs ana-lytiques, pour calculer les propriétés thermo-dynamiques moyennes (distances entre atomes,diagrammes de phases, etc.) de fluides modèles.A la fin des années 1950, les premières simula-

tions numériques, fondées sur de tels potentielssimples, ont permis une amélioration spectaculairede la compréhension qualitative du comportementde nombreux matériaux.Le caractère prédictif de ces simulations est toutefoisfortement limité par un handicap important despotentiels empiriques : leur manque de « transférabi-lité ». Les paramètres ayant été ajustés pour reproduireun petit nombre de propriétés du matériau étudié, rienne garantit en effet que ces mêmes paramètres ren-dent compte des autres propriétés du même maté-riau ou de celles d’un autre matériau composé desmêmes atomes mais de structure différente.

Par exemple, l’élément carbone existe sous plusieursformes, notamment le diamant, qui est ultradur, iso-lant et transparent, et le graphite des mines decrayon, qui est friable, conducteur et opaque. Nousne retrouvons bien sûr pas les propriétés du graphiteà partir d’un potentiel pour l’atome de carboneajusté pour reproduire certaines propriétés du dia-mant (fig. 1). Dans ce cas, puisque le graphite est bienconnu expérimentalement, nous modifions facile-ment les paramètres afin d’améliorer l’accord entrethéorie et expérience. En revanche, si nous étudionsun matériau difficilement accessible à l’expérience,comment nous départir de tout doute sur la qualitédes résultats obtenus?

Modèles quantiques. Une compréhension plus sûre descaractéristiques des matériaux nécessite que nous« cassions » les atomes : nous devons rechercher lesvéritables forces interatomiques à partir des consti-tuants plus élémentaires que sont le noyau et les élec-trons. Le prix à payer est cependant lourd, puisquenous sommes alors contraints d’utiliser le formalismetrès complexe de la mécanique quantique qui, audébut du XXe siècle, a fourni un cadre rigoureux pourcomprendre la matière à l’échelle microscopique. Celapermet en principe de connaître les forces s’exerçantentre les atomes de manière exacte mais, malheu-reusement, la complexité de leur expression en inter-dit toute utilisation concrète (voir l’encadré :« L’explosion du temps de calcul », p. 43) !Les physiciens et les chimistes se sont alors attachésà simplifier l’expression de ces forces en introduisantdes approximations de « champ moyen ». Cette

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(1) A.Y. Liu et M.L. Cohen,Science, 245, 841, 1989.

(2) P. Jensen, Entrer en matière :les atomes expliquent-ils le monde ?,Seuil, 2001.

Les premières mises en équations de la matière utilisaient des grandeurs ajustables en fonctiondes expériences

Les calculs fondésuniquement sur lamécanique quantiqueépargnent aujourd’hui aux physiciens de longs tâtonnementsexpérimentaux. On a simulé ici lesinteractions entre une surface de silicium (en bas), des atomes du même matériauappariés (au milieu) et la pointe d’un microscope à effet tunnel (en haut).© Joannopoulos

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approche a mûri ces trente dernières années(3), grâceà la mise en place de différents outils, notamment,en 1964, de la « fonctionnelle de la densité(I) », quisimplifie la description des configurations électro-niques, et, au début des années 1970, des « pseudo-potentiels », qui permettent de négliger une partiedes électrons, les plus proches du noyau. Ces avan-cées ont permis le lancement, au début des années1980, des premiers tests de la méthode sur des maté-riaux simples. L’attribution à Walter Kohn et à JohnPople du prix Nobel de chimie en 1998 couronnaces avancées méthodologiques et consacra ledéveloppement spectaculaire des simulationsnumériques quantiques pour l’étude des moléculeset des matériaux.Le point important est que ces simplifications sontfondées sur des raisonnements mathématiques etphysiques généraux qui découlent directement desprincipes fondateurs de la mécanique quantique.

En particulier, elles ne font aucune hypothèse sur lanature chimique du système à étudier et ne contien-nent donc pas de paramètres ajustés pour reproduireles résultats expérimentaux, comme c’était le caspour les approches empiriques. En ce sens, cesméthodes quantiques sont dites ab initio, c’est-à-direqu’elles ne requièrent pas une connaissance préli-minaire des systèmes étudiés. La seule informationnécessaire est le nombre d’électrons des atomes com-posant le solide ou la molécule que l’on veut décrire.C’est cette absence de paramètres ajustables quidonne à ces techniques un caractère fortement« transférable », permettant d’explorer avec uneconfiance accrue des systèmes inaccessibles à lamesure expérimentale.

Explosion théorique. Ces dernières années, l’augmen-tation de la puissance des ordinateurs et le travailconstant des théoriciens ont fait exploser l’éventaildes domaines qui peuvent être abordés par les tech-niques ab initio. L’un des premiers exemples de « syn-thèse virtuelle » a été donné en introduction : enmélangeant, dans l’ordinateur, des atomes de car-bone et d’azote dans une proportion de trois pourquatre, A. Liu et M. Cohen ont calculé que le nitrurede carbone obtenu serait très stable et qu’il seraitmoins compressible que le diamant. Les approxi-mations effectuées au niveau des lois de la méca-nique quantique conduisent certes à des incertitudes,mais ces dernières sont inférieures à la différence descompressibilités entre le diamant et ce nitrure de car-bone. On peut donc conclure avec une certaineconfiance que ce dernier aurait des propriétés méca-

La Recherche a publié :

(I) Claude Reyraud, « Walter Kohn, prix Nobel de chimie 1998 », avril 1999.

(II) Pablo Jensen, « Fabriquerdes objets à l’échelleatomique », janvier 1996.

fullerène

diamantgraphite

nanotube de carbone

énergie potentielle

0

distanceentre atomeséquilibre

Figure 1. L’interactionentre deux atomes de carbone dans le graphite peut-êtremodélisée par une courbe dont la formeexacte est ajustée à l’aided’expériences (ci-contre).Cette courbe ne permettoutefois pas de prévoirles propriétés d’autresmatériaux constitués des mêmes atomes de carbone arrangésdifféremment, tels le diamant, le fullerèneou les nanotubes.

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niques exceptionnelles. Malheureusement, unedizaine d’années après la première prédiction, per-sonne n’a encore réussi à le synthétiser (voir l’en-cadré : « Ce que l’on ne sait pas simuler », p. 44) !Heureusement, dans de nombreux autres exemples,les prédictions des simulations ab initio ont été véri-fiées expérimentalement. Citons le cas de cataly-seurs* plus efficaces(4), de meilleurs alliages pour lestockage magnéto-optique des données informa-tiques ou pour la fabrication de meilleures batte-ries(5). Les simulations ab initio permettent aussi d’étu-dier des matériaux bien connus mais placés dans desenvironnements extrêmes, difficilement accessiblesaux expérimentateurs, comme le noyau terrestre. Onétudie aujourd’hui les propriétés du fer (principalcomposant du noyau) dans ces conditions de pres-sion et de température sur un ordinateur de bureaude quelques milliers de francs. Ce type de calculs,ou ceux étudiant l’atmosphère de Vénus ou d’autresplanètes, sont publiés dans des revues renomméestelles que Nature ou Science, ce qui donne une mesure(parfois controversée) de la confiance que la com-

munauté scientifique accorde à de tels travaux(6).Confiance est bien l’un des termes clés à proposdes simulations ab initio, ainsi que l’illustrel’exemple suivant. Le lecteur assidu de LaRecherche se souvient peut-être d’un article dejanvier 1996 sur la croissance des couchesminces(II). Sur la figure 5 apparaissaient de

beaux îlots formés par des atomes de platine dépo-sés sur une surface du même matériau (fig. 2). Cesîlots étaient triangulaires ou hexagonaux, selon latempérature de la surface, et ces changements deforme avaient été expliqués par des calculs utilisantdes potentiels empiriques.

Expériences fausses. Lorsque, en 1999, Peter Feibelman,du laboratoire Sandia, aux Etats-Unis, grand apôtrede l’ab initio, a voulu prédire par sa méthode préféréeles géométries de ces îlots, il a découvert, à sa grandesurprise, que les calculs ne s’accordaient pas dutout avec les expériences. Quelque chose était-ilpourri au royaume de l’ab initio ? En fait, non ! Lesexpérimentateurs s’aperçurent que les formes des îlotsdépendaient principalement de la présence d’impu-retés qui se collaient sur certains atomes de platine.En contrôlant mieux les conditions de dépôt, ils abou-tirent aux îlots prédits par les simulations ab initio ! Enquelque sorte, les expériences étaient « fausses » etles simulations justes(7)… Cet exemple illustre bienl’un des principaux avantages des simulations parrapport aux expériences : la définition très précise

(très « propre ») du système étudié, ce qui est essen-tiel pour permettre une interprétation théoriqueconvenable.Nous l’avons écrit en introduction, et nous le voyonsà nouveau dans cet exemple, l’avènement des simu-lations ab initio a changé notre manière de faire dela physique des matériaux. Mais l’enrichissement dessimulations par les méthodes ab initio n’est pas seu-lement un exemple parmi d’autres des progrès scien-tifiques qui forment l’ordinaire des laboratoires derecherche. Ces simulations débordent aujourd’hui eneffet très largement des quelques laboratoires spé-cialistes du domaine et envahissent des laboratoiresuniversitaires ou industriels sans expérience préa-lable des simulations quantiques(8).Cette évolution, qui a marqué la fin des années 1990,a été rendue possible par l’absence de paramètres à

(3) W. Kohn, Rev. Mod. Phys., 71,1253, 1999 ; P. Hohenberg et W. Kohn, Phys. Rev., 136,B864, 1964.

(4) F. Besenbacher et al., Science,279, 1913, 1998.

(5) G. Ceder, Science, 280, 1099,1998.

(6) D. Alfè, M.J. Gillan et G.D. Price, Nature, 401, 462,1999 ; A. Laio et al., Science, 287,1027, 2000.

(7) P. Feibelman, Phys. Rev. B,60, 4972, 1999.

(8) J. Cailli, L’Usine nouvelle,14, octobre 1999.

Pourquoi le calcul de l’énergie d’interaction desatomes est-il si long en mécanique quantique?Parce qu’il ne suffit pas de traiter les atomescomme des corps homogènes (en haut) : nousdevons prendre en compte toutes les interac-tions entre toutes les particules, électrons etnoyaux (en bas). Le problème essentiel provientdu calcul de l’énergie d’interaction entre les élec-trons. Si l’on connaissait leurs positions, on pour-rait facilement calculer l’énergie du systèmedans une configuration donnée, comme on le faitpour les planètes dans le système solaire, en addi-tionnant les interactions individuelles entre« particules ». Malheureusement, les électronsobéissent à la mécanique quantique et ne sontpas localisés en un point de l’espace, mais ontune probabilité de présence non nulle dans unegrande région autour des noyaux. Il faut donc cal-culer les énergies pour toutes les « positions »possibles de tous les électrons. Et le nombre deconfigurations augmente avec la taille du sys-tème. En effet, si l’on divise l’espace accessibleaux électrons en petits cubes (disons un millionpour une molécule d’un nanomètre), chaqueélectron peut se trouver dans l’un d’eux, et ilexiste donc un million puissance N manières deplacer N électrons dans cet espace. Ainsi, pourétudier un système comprenant 100 électrons,on doit calculer l’énergie de 1060 configurationsenviron, ce qui demande un temps plusieurs mil-liards de fois supérieur à l’âge de l’Univers, mêmepour un ordinateur qui calculerait un milliardde configurations par seconde.

* Un catalyseurest une molécule ou un matériau qui accélèreune réaction sans êtreconsommé par celle-ci.

* La moléculed’éthane est constituéede deux atomes de carbone reliés entre eux et liés chacun à troisatomes d’hydrogène.

La précision dessimulations est telle que leurs résultats sont parfois plus fiables que ceux des expériencescorrespondantes

L’explosion du tempsde calcul

Figure 2. La forme de dépôtsde platine sur une surface du même élément dépend de la température. Les simulations ab initione trouvant pas les mêmesvariations, les physiciens ontdécouvert que celles-ci étaient en fait dues à la présenced’impuretés, mal maîtrisées au cours des expériences.© G. Gomsa et al.

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ajuster : les programmes de simulation ab initio néces-sitent une intervention minimale de l’utilisateur. Deslogiciels commerciaux(9) offrent désormais à l’utili-sateur une interface graphique contenant une tablepériodique des éléments : un simple clic sur les élé-ments chimiques et sur une structure cristallogra-phique suffit à lancer le calcul des caractéristiques

des matériaux désirés. Toute la physique quantiquereste profondément enfouie dans la « boîte noire »que constitue le logiciel. De la même façon, nousconduisons quotidiennement notre voiture sans for-cément connaître le fonctionnement du moteur (tantqu’il n’y a pas de panne…).

Trouver et comprendre. Cette « démocratisation » del’usage de programmes réservés jusqu’à très récem-ment aux théoriciens de la mécanique quantiqueprovoque des débats sur notre approche scientifiquedu monde et sur le sens que nous donnons au verbe« comprendre ». La disparition du spécialiste dans leprocessus d’utilisation de ces « boîtes noires » peutfaire craindre que les simulations ab initio n’appor-tent pas grand-chose dans la compréhension ducomportement de la matière. Dans les exemples citésci-dessus, de telles simulations ont certainementcontribué de façon décisive à la prédiction despropriétés d’un grand nombre de systèmes. Cepen-dant, obtenir une valeur numérique pour l’énergieou la conductivité à la fin d’un calcul complexe

par l’ordinateur est bien différent de comprendrepourquoi et comment ces valeurs sont reliées auxspécificités du matériau(10). Ce type d’objections a enparticulier été soulevé en France, où une forte cul-ture mathématique pousse à préférer la résolutiond’équations manipulables « sur le papier » du débutjusqu’à la fin, quitte à simplifier parfois abruptementla description des phénomènes physiques mis en jeu.Pour certains, les simulations quantiques ne feraientqu’apporter quelques résultats numériques très pré-cis via des programmes tellement complexes que, sil’ordinateur a peut-être compris quelque chose, leschercheurs, eux, certainement pas.

Microscope théorique. A notre avis, ces critiquessont trop réductrices. En effet, les simulations abinitio peuvent aussi se révéler de formidables « micro-scopes théoriques » qui font avancer notre com-préhension des propriétés de la matière. Par exemple,en juin 2001, V. Pophristic et L. Goodman, de l’uni-versité Rutgers, ont montré que l’explication que l’ontrouve dans tous les manuels de chimie pour rendrecompte de la géométrie de la molécule d’éthane* estfausse(11). Les effets d’encombrement géométrique,généralement invoqués, sont en effet négligeablesdevant un phénomène de stabilisation quantiquebien plus subtil (fig. 3). Cette étude est particulière-ment élégante et instructive car elle a utilisé à fondles ressources des simulations : leur puissance de cal-cul d’abord, pour rendre compte de la nature quan-tique des électrons, et leur flexibilité ensuite, pourétudier séparément les différents facteurs qui contri-buent à la stabilité, concepts qui permettent de com-prendre la physique mais qu’il est impossible dedistinguer expérimentalement. De manière plusgénérale, les simulations permettent d’une part decalculer séparément les différentes grandeurs quicaractérisent un système, mais également de suivreexplicitement la dynamique des électrons et desnoyaux lors d’une réaction chimique complexe oud’un changement de phase de la matière(12). Celaconduit à une compréhension plus fine des méca-nismes physiques mis en jeu.Les simulations, qu’elles soient ab initio ou empi-riques, sont en train de créer un nouveau sous-domaine de la physique, celui des « expérimenta-tions numériques », souvent plus flexibles que lesmanipulations du monde réel. Inexistants voicitrente ans, les articles comportant des simulationsreprésentent aujourd’hui environ 10 % des articlespubliés en physique de la matière. Leurs praticiens(faut-il les appeler des « simulateurs »?) trouvent peuà peu leur place entre théoriciens et expérimenta-teurs. Dans quelle mesure leur approche boulever-sera-t-elle la physique ? Perdrons-nous le contactavec la « réalité », comme le redoutent d’illustres phy-siciens, ou saurons-nous au contraire mieux appré-hender le réel grâce à l’ordinateur?

P. J. et X. B. ■

Pour en savoir plus

•Pablo Jensen, Entrer en matière, Seuil, 2001.

Figure 3. Dans la molécule d’éthane,deux groupementsconstitués d’un atomede carbone (en mauve)et de trois atomesd’hydrogène (en vert)tournent l’un parrapport à l’autre. Les calculs quantiquesconfirment que la position la plus stableest celle de droite, mais pas pour lesraisons invoquées dansles livres de chimie.

(9) www.accelrys.com;www.materialsdesign.com.

(10) « Un alliage révélateur »,in J.-M. Lévy-Leblond,Impasciences, Bayard, 2000.

(11) V. Pophristic et L. Goodman, Nature, 411,565, 2001.

(12) A. De Vita et al., Nature,379, 523, 1996 ; J.-C. Charlier et al., Science, 275, 646, 1997.

Outre la croissance rapide des temps de calcul avec la taille du système àétudier et la perte de précision entraînée par les approximations effec-tuées, les simulations numériques restent sous le joug de plusieurs limi-tations importantes. Par exemple, la plupart des propriétés mécaniquessimples des matériaux (plasticité, résistance à la cassure) sont reliées à ladynamique d’innombrables défauts en interaction, telles les dislocations.Cette dynamique concertée nécessite de considérer simultanément plu-sieurs millions d’atomes, ce qui rend impossible l’utilisation des approchesab initio (limitées aujourd’hui à quelques centaines d’atomes). Il faut doncétablir un lien entre l’échelle microscopique et le comportement globald’un matériau, ce qui implique un travail à la fois conceptuel et expéri-mental qui ne peut être mené à bien par les seules simulations quantiques.Enfin, les méthodes ab initio ne peuvent suivre l’évolution temporelle desmatériaux au-delà de quelques dizaines de picosecondes (un millième demilliardième de seconde), ce qui limite leur utilisation dans le domaine desphénomènes dynamiques (comme les réactions chimiques). Ces limitationsexpliquent en particulier qu’il est à ce jour très difficile d’explorer à l’aidede simulations quantiques des mécanismes de synthèse potentiels pourle nitrure de carbone cité en introduction. Dans ce domaine, les expériencesrestent sans rivales.

Ce que l’on ne sait pas simuler